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26/12/2021

Propos réfractaire, troisième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires III



Ce temps peu aventureux prive les hommes de la plénitude de leur âge, leur invente des soucis subalternes qui leur font oublier où ils sont, - dans le Grand Midi, - gnose méridienne.

 

La gnose, dans l'acception première et étymologique du mot, n'est pas le gnosticisme qui répudie le monde comme étant la création d'un dieu mauvais, - mais un approfondissement du sens, un Eros de l'intellect qui ne se contente pas des seules représentations mais désire le plus profond, le plus haut, le plus libre, le plus grand, le plus intense et le plus léger. Le monde visible est pour lui le signe du monde invisible, d'une lumière au-delà de celle que l'œil peut percevoir et dont elle ne serait que l'ombre.

 

Le monde nous est hostile surtout lorsque nous nous crispons contre lui. Une pointe de désinvolture est nécessaire aux entreprises audacieuses et aux buts lointains.

 

Les Modernes qui ne parlent que de sexe ont en réalité désérotisé le monde. Ce n'est plus que pour une infime minorité, les rares heureux, qu'Eros resplendit dans le cosmos. Suavité des couchers de soleil s'inclinant en chromatismes prodigieux vers une étreinte d'eau et de lumière... Les poètes eux-mêmes n'en parlent plus. Les grandes inspirations de Hugo, de Shelley, de Saint-John Perse s'éloignent devant les poètes de laboratoire ou de la banalité, ces adversaires du lyrisme qui ne chantent plus car plus rien ne les enchante. Poésie non d'aventuriers mais de fonctionnaires, ou, pire encore, de cadres moyens, voire de comptables ou d'huissiers. Poètes faisant partie de "comités" déterminant l'attribution des subventions publiques. L'indignation, comme toujours, serait de trop. Relisons simplement, pour que le cœur et l'âme ne défaillent au bord des lèvres, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, ou les Cantos d'Ezra Pound. Œuvres en recouvrance de civilisations.

 

On s'exagère grandement la nocivité crétinisante de la télévision, des magazines, des chansons de variété, - que des "intellectuels" responsables et citoyens dénoncent (souvent à la télévision ou dans des magazines). Le pouvoir crétinisant et garde-chiourme de nos semblables non-médiatisés demeure sans rival. Nous sommes tous entourés d'une cohorte de conformistes, à l'affût, qui cherchent la moindre brèche pour nous rendre semblables à eux.

 

A un certain âge, de plus en plus jeune dans cette époque "jeuniste", il semble que les êtres humains ferment le couvercle. Leur vie devient réglée, les sollicitations du visible et l'invisible sont inaperçues, les appels inaudibles: c'est la fin des vocations.

 

Ceux qui ont renoncé à toute forme de gloire (fût-t-elle secrète ou posthume), sauf à conquérir la gloire suprême de la divine humilité, vivent dans un amour-propre perpétuellement blessé et jaloux.

 

Mégalomanie dictatoriale des gens ordinaires dans leur vie ordinaire. Ils ne vous laissent pas le moindre souffle à respirer, tels qu'ils sont en auto-affirmation permanente, agressive, pesante, hystérique, maniaque ou pathétique.

 

L'assentiment des peuples à leurs tyrans dure aussi longtemps que les individus qui les composent se reconnaissent en eux, sans être frappés par des fautes de goût outre mesure. On échappe aux tyrannies non en contestant les idées qu'elles avancent (qui sont floues et interchangeables) mais par le goût. Le goût alerte notre intelligence.

 

Lorsque les tristes veulent mener la danse, ils nous obligent à nous traîner avec eux après nous avoir chaussés de leurs semelles de plomb.

 

Les activités sexuelles, que je souhaite pour ma part aussi libres que l'on voudra, font l'objet, chez les Modernes, d'une surestimation, en bien comme en mal. Elles ne sont ni le remède à tous les maux, ni la cause. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque nostalgie pour les temps qui en parlaient avec légèreté, sans l'outrance de l'obligation ni l'hystérie de l'interdit.

 

Sans prêcher la soumission, ne pas se dissimuler la bêtise de la plupart des révoltes. Les Modernes se sont révoltés contre la beauté du monde. Il resterait alors à se révolter contre ces révoltes massifiées, contre ces ingratitudes vindicatives, mais en évitant, autant que possible, le pathos de la révolte. Inventons, selon la logique taoïste, la "révolte sans révolte" dont le symbole pourrait être l'éventail blanc des samouraïs.

 

Le monde est vaste et riche, là où un chemin se ferme, un autre s'ouvre.

 

La révolte des Modernes n'est pas une "révolte logique" (selon la forme de Rimbaud). Autant dire que le Logos n'y est pour rien. Révolte d'individus interchangeables, incapables de concevoir une communauté de destin, fût-ce à petite échelle, ils se contentent de saccager autour d'eux les conditions offertes du bonheur et de la beauté.

 

Emeutes, pillages de magasins, les classes moyennes frémissent d'indignation que l'on puisse ainsi accélérer le processus de la consommation. Les pilleurs de banque, eux, auraient toutes les raisons d'être sympathiques, mais demeurent, à les comparer aux banques elles-mêmes, les pilleurs de petite envergure.

 

Commençons, et dans le secret, à nous révolter contre notre propre insatisfaction, contre ce vide que le monde moderne creuse en nous à mesure que nous croyons le combler.

 

Pour le Moderne, tout ce qui est sans prix, magnifiquement offert, est sans valeur, il le dédaigne. Le front couvert par le plus beau coucher de soleil du monde, il persistera à se chagriner de ne pouvoir s'offrir une babiole, une montre, n'importe quoi qu'une sorte de stupeur collective, intruse, lui désigne comme un objet de convoitise. Cette visible aberration se transpose en mode sentimental. Ainsi les Modernes sacrifient la mémoire de leurs amantes et de leurs amants, répudient ou trahissent leurs amours, renient leur temps, le palimpseste du temps qu'ils vécurent avec eux ou elles, et médisent ainsi de l'être, qui est temps, en supputant la valeur du "changement" et de "l'évolution", ces réalités spectrales. Apostats de leurs heures heureuses, ils consomment les êtres humains pareillement aux objets. Celui qui ne change ni n'évolue cesse de se précipiter vers la mort, il va "de commencements en commencements sans fins".

 

L'homme conscient de son talent ou de son génie (en lesquels la part impersonnelle est, comme la part immergée des glaciers, plus importante que l'apparence individuelle) est plus humble toujours que l'homme fier et fort de sa médiocrité. Il s'est quitté lui-même, pour apprendre à écrire, à composer, à peindre, il est entré dans l'étude et la méditation de figures qui lui sont extérieures, qui le précédèrent et lui succèderont. Par l'œuvre, il ne se défend pas lui-même; il se fait défenseur de vertus, de rythmes, de qualités, de figures qui ne lui appartiennent pas et que sa propre existence nuance dans son passage.

 

Plus les êtres sont superficiels et plus leurs réactions émotives sont immédiates et violentes.

 

Les manipulateurs finissent, fût-ce après quelques succès à moyen terme, par être victimes de leurs propres ruses. Le diable qu'ils servent se moque d'eux.

 

Celui qui va du côté du plus fort en sera méprisé, et toujours en situation de faiblesse et d'humiliation. Ainsi tombent les tyrannies, sous le poids des faibles qui s'y rallient croyant trouver la force. Ainsi tombera le monde moderne et son chantage sentimental.

 

Plus répugnants que tous, les petits Rastignac dont l'arme principale est la bien-pensance, qui n'avancent leurs pions qu'à grand renfort d'antiracisme, de progressisme, de bienfaisance spectaculaire, chanteurs de variété, romanciers serviles. Le plus futile, le plus narcissique, le plus cynique des arrivistes, s'il avance à découvert, semble, par contraste, d'une pureté et d'une ingénuité angélique.

 

Souvent l'argument raisonnable qui vient contredire notre intuition première nous fait lâcher la proie pour l'ombre: chuchoté par le sens commun pour nous détourner de notre voie ou la rendre plus difficultueuse. L'intuition analyse mieux et plus vite une situation que la raison, - laquelle, à la traîne, reste en-deçà de la bonne décision: celle qui vole comme la flèche vibre dans l'air avant de bourdonner au cœur de la cible.

 

Les feux d'artifices sont une métaphore (et une redondance) de la puissance explosive des cieux nocturnes. Chaque étoile darde, explosante, au cœur de nos prunelles, ses amies.

 

Reposons-nous auprès des vagues (dont le mouvement ternaire dit le présent, porte vers l'avenir dans le ressac du passé) de l'humanité triste et absurde parfois qui déserte la présence en monde, en reniant le passé et en saccageant l'avenir.

 

Je n'aime pas la nature en tant que nature; je ne l'oppose pas à l'artifice ou à la civilisation. Ce que j'aime, ce sont les pierres, le sable, la mer, les forêts, les montagnes, les lacs, les champs, les pommiers, les hirondelles, les chats, le vent, l'alternance du jour et de la nuit, - le cosmos, auquel toute civilisation bien née s'accorde au demeurant.

 

Les artifices les plus subtils des verriers, du travail des émaux, de la porcelaine etc... sont des prolongements de la nature. Ceux qui opposent la nature et la civilisation n'entendent rien ni à l'une ni à l'autre.

 

Faire monter l'intensité de la nature à travers la civilisation, comme une lumière à travers un prisme, un resplendissant jardin. Fleurs de feu qui éclairent, nées du feu qui brûle. En nous, semblablement, changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante. Transfiguration, Alchimie, Salut.

 

Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde. S'appauvrir pour comprendre, prendre en soi, toute richesse. La propriété nous sépare et limite notre royaume. Défendre sa propriété, ou vouloir l'accroître, est une forme disgracieuse de la pauvreté (avide), autrement dit, de la pauvreté spirituelle.

 

Il ne devrait être nul besoin de partager avec la gauche politicienne son fatras de mensonges sentimentaux et de mauvaise foi pour constater simplement que la richesse matérielle des uns est le fruit de l'appauvrissement des autres, et que si le "libéralisme" tenait ses promesses concernant le bien commun, "l'élévation du niveau de vie", il se ruinerait aussitôt. Le mensonge du "libéral" est tout simple, il veut faire croire que les riches seront utiles aux pauvres de quelque façon alors que ce sont les pauvres, ne cessant de payer (loyers, crédits etc...) qui sont absolument nécessaires aux riches, dont la richesse est elle-même une démultiplication de la pauvreté spirituelle. Ne point s'étonner alors que l'appauvrissement, partie constituante du système, soit planifié.

 

Toutes les activités modernes ayant leur vanité inscrite sur le front, vaines, veules, grotesques, absurdes, tous les efforts se résolvant dans la seule nécessité de gagner de l'argent, le moment est revenu de faire l'apologie de la paresse, de l'inaction. C'est à partir d'elles que s'inventeront de nouvelles actions, libres, souveraines, - comme à partir du silence, la musique, pour nous sortir de la cacophonie.

 

Enseigner aux hommes à se livrer à des activités déshéritées de toute réalité poétique et aux seules fins lucratives, contraindre leur pensée à des opérations intellectuellement stériles, c'est les prédisposer à perdre toute morale et à vivre en bêtes traquées pour lesquelles la fin justifie les moyens. Cette contrainte, hélas, est souvent consentie, sinon voulue. La vilénie la plus généralement partagée possède pour les hommes grégaires un fort attrait.

 

Sortir du brouhaha pour savoir une seconde ce que nous désirons vraiment: cette jeune fille, ce ciel d'été, ce scintillement de la lumière sur l'eau, les rues et les terrasses de cette ville aimée, ces heures de lecture à l'ombre bleue des feuillages, ces combats fraternels quand bien même l'issue semble désespérée. " Les armes au matin sont belles et la mer..."

 

Monde moderne: processus de corruption par l'avidité, par la sentimentalité, par l'ennui, par l'excès, par la peur et par le mépris. Le temps peut être l'allié de la corruption ou son adversaire. Tout se joue dans l'œuvre de la mémoire, dépréciatrice ou célébratrice. Les vertus des hommes et des civilisations se corrompent ou se purifient selon cette loi.

 

Plutôt que "d'évoluer" vers on ne sait quoi (et qui a de grandes chances d'être pire que ce que nous sommes) apprenons les secrets immanents et transcendants du tissage, serrons la maille du temps avec le fil de trame de l'éternité. Les Modernes, qui sont absurdement rigoristes dans les domaines futiles, rigoristes de l'interdit, rigoristes de la consommation, et d'une âpreté farouche, sont incroyablement relâchés pour tout ce qui importe au destin, à l'âme. Les tissus se défont, tout se défile.

 

L'écriture tente de renouer les fils. Allons voir aussi du côté de la symbolique des tapisseries médiévales, solfège des couleurs et des lignes, entrelacs du visible et de l'invisible.

 

Ceux qui ne peuvent entrer en relation qu'avec des êtres humains qui leur ont été présentés par des tiers resteront toujours en-deçà de la vérité et de la beauté fulgurante de la rencontre.

 

A noter nos pensées, nous accomplissons une œuvre plus profondément autobiographique qu'à raconter les circonstances de notre vie, et moins mensongère qu'en nous livrant à des digressions introspectives. De même la fleur témoigne davantage de sa singularité que la tige ou la racine.

 

Rien n'est aussi démoralisant qu'un catalogue ou qu'un magasin d'ameublement moderne. S'imaginer là donne envie de sauter par la fenêtre. N'importe quel bric-à-brac dépareillé est préférable à ces esthétiques lisses et mortifères, conçues de la sorte que la réalité ressemble à une photographie.

 

Tous les actes que nous accomplissons, lorsqu'ils ne sont pas guidés par la peur, sont une victoire sur le sentiment de la vanité de toute action, c'est-à-dire un amusement. Nous agissons parce que la contemplation n'est pas toujours possible.

 

Les grands malheurs sont des rideaux de ténèbres sur lesquels dansent, en silhouettes de flammes, des joies inaltérées. Les êtres et les choses, si nous savons qu'ils peuvent nous être ôté, resplendissent du mystère de la fugacité, - qui est une voie vers la connaissance de l'éternité, de même que le sentiment tragique de la vie purifie nos bonheurs.

 

"Trouver un sens à sa vie". L'expression insatisfait. Il faut du sens, mais point trop, le chercher peut-être, mais ne le trouver qu'à demi, un peu vague. Le sens est dans sa recherche, évitons les recettes, improvisons dans un ordre plus vaste que nous.

 

Nous voyons dans ce qui nous requiert chaque jour, au-delà de certaines tâches, le miroitement d'un sens que nous ne pouvons donner entièrement, que nous recevons. Les adeptes de l'absurde comme ceux de la certitude restreignent et fatiguent.

 

Nous devinons le sens d'un acte lorsque nous nous apercevons qu'il pourrait être parfaitement inutile ou indiscernable.

 

Ceux qui nous reprochent de vivre "hors du monde" voudraient que nous vivions dans le leur, pour les servir. S'éloigner du monde social, ce n'est pas sortir du monde mais aller au cœur du monde.

 

L'idéologue est celui qui tient l'absence d'opinion pour immorale.

 

Le propre de ce qui est et de ce qui fut est de pouvoir recommencer. Ce qui naît de l'être, son éclosion, demeure en toute chose sa toute-possibilité. Ce qui fut recommencera, idée effrayante pour les Modernes qui se veulent modernes. Ce qui recommence, ce n'est pas la défaillance, le nihilisme, le mal mais l'essence de ce qui fut.

 

Le combat est de chaque seconde pour un temps qui ne soit pas détruit mais fécondé. Qui dans ce combat nous affaiblit, qui nous affermit. On aide souvent magnifiquement autrui en lui fichant la paix.

 

La valeur d'une civilisation se mesure aux espaces de paix, de contemplation et de beauté qu'elle préserve et à la générosité de son aristocratie. L'aristocrate cupide mérite d'avoir la tête coupée: il est déjà le bourgeois qui lui succèdera.

 

Pour combattre l'usure du temps, entrer à l'intérieur du temps, et donc de l'être, subvertir la linéarité, aller dans l'envers ésotérique des heures et des jours.

 

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25/12/2021

Propos réfractaires, deuxième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires II

 

 

La consommation moderne infléchit le psychisme humain vers l'ingratitude. A celui qui sans cesse exige, rien n'est jamais donné de façon inattendue, non-escomptée, gratuite. Ou, plus exactement, tout est donné, comme à n'importe qui, mais rien n'est reçu. Le moi réclame, le Soi reçoit.

 

Je crois à la presque entière égalité des dons reçus mais à la cruelle inégalité de leur exercice, de leur poien. Avant d'être cruels envers les autres, les hommes sont cruels envers eux-mêmes et se privent atrocement des possibilités qui leur sont offertes, avant d'en priver les autres. " Qu'as-tu fait de tes talents ?". Le Jugement dernier n'a pas d'autre sens. Et bien sûr, n'excluons pas des talents, les saveurs et les plaisirs.

 

Le monde ne devient insipide, austère, triste, que par volonté humaine. Volontarisme et puritanisme se confondent. Opposer à cette volonté une "contre-volonté" serait un piège, sinon à opérer une transmutation alchimique de la volonté de pouvoir en souveraineté.

 

Plus les âmes sont profondes et plus elles sont calmes. Nos ennemis: ceux qui veulent nous faire perdre notre calme, nous faire à la ressemblance de la bille du billard électrique. Pour l'esprit agité, la calme, la grandeur et la beauté sont effrayants et même insoutenables. La sensation ravissante de n'être presque rien dans l'immensité leur sera refusée ainsi que le ravissement de la vérité.

 

Il y a quelque chose de moralement épuisant à être sans cesse, par les autres ou par soi-même, ramené à son moi. C'est un manque, une détresse, un malheur dont on finit par dépendre et qui s'augmente de la force acquise. Le grégarisme favorise une société de "moi" ulcérés, tristes et vindicatifs. Chacun trouve toujours qu'on lui a manqué. Ce qui est vrai, mais n'a, en vérité, aucune importance.

 

Trouver de temps à autre des êtres humains qui ne soient pas exténuants au bout d'une heure relève de nos jours du miracle ou de la merveille.

 

Qu'ont fait nos victimaires perpétuels du simple plaisir d'être ensemble? Un prétexte à leurs enragements, et l'étalage de leurs manies, l'officine de leur arrivisme, l'administration de leur habileté à utiliser autrui à des fins qu'il ignore. La foire à la vanité des mondanités de naguère était, à la comparer, d'une exquise ingénuité.

 

Etre ensemble, mystère perdu avec l'intelligence du génie des lieux. , nous étions ensemble, dans cette cité aux murs couleur de Sienne, à l'ombre des tourelles ou des feuillages, non loin du bruissement de la mer, dans une histoire qui était une légende et qui nous environnait, nous embrassait, à laquelle nous étions poreux; et peu de mots suffisaient à faire rayonner le silence majestueux qui régnait sur nous et sur la vérité légère qui circulait entre nos intelligences et nos corps, heureux d'être ensemble, et particulièrement au matin et au crépuscule.

 

Rien n'est perdu de ce qui peut être dit. Ce qui est dit révèle l'essence de ce qui est perdu et ne le fut que pour que nous le retrouvions à la pointe du Calame, pour que nous élevions à un plus haut degré la beauté offerte, l'approchions de sa source, de son torrent de vérité belle.

 

Le monde moderne est punisseur et procédurier, - non par goût de la justice mais par compulsion à faire payer, et nullement dans un sens métaphorique. Justice comme négociation financière. Ou négociation financière comme expression radicale de la justice avec l'argent pour mesure absolue. Quelque abîme s'offre où le Diable rit.

 

Comme tétanisés par le spectre du sublime romantique, les poètes n'osent plus le lyrisme et, par voie de conséquence, ne savent plus distinguer le lyrisme morbide de la subjectivité outrée et le lyrisme respiratoire, musculaire, de l'accord du Verbe avec le monde qu'il reçoit et qu'il invente.

 

Anti-lyrique, sauf à exceller dans le génie lapidaire, aphoristique, héraclitéen, le poète s'amenuise en trucs et attrapes, voire en une certaine paresse. Le poète doit poser son poème sur l'horizon du temps, s'y perdre et non pas se contempler, en Narcisse déchu, dans son petit diagramme de mots. S'il est de bon aloi pour un prosateur d'être civilisé, la poésie requiert une sauvage ingénuité, qui, aussi riche et savante qu'elle puisse être, ne s'en écarte pas moins, en vague de fond, de l'idéologie du "travail du texte". Au demeurant, toute la grande poésie du vingtième siècle fut lyrique: Apollinaire, Cendrars, Pound, Saint-John Perse, Claudel, Pessoa, Aragon, parmi d'autres.

 

Les textes de Borges: blasons qui seraient en même des cadrans solaires, où nous déchiffrons, selon l'heure, de variables généalogies fabuleuses.

 

Les architectures modernes aux alentours des villes sont non seulement disparates, désorientées, mais inintelligibles, et donc, d'une certaine façon, irregardables, invisibles, - car, écrit Borges, "pour voir, il faut comprendre". Nous perdons, ou nous gagnons, en même temps le sensible et l'intelligible. Comment voir ce qui n'a pas de forme ? Que regardons-nous lorsque nous regardons l'informe ? Dans la désorientation du monde moderne, le regard est réduit à s'attacher à des détails de plus en plus infimes où subsistent encore des traces ou des intentions de forme. D'où le caractère souvent pointilleux des intelligences qui persistent en contradiction (et peut-être en complémentarité) de la bêtise étalée, généralisatrice.

 

Dans certaines banlieues, tout est si désorienté que l'impression de triste banalité qui nous saisissait d'abord fait place au sentiment d'un fantastique effrayant. Ces symétries désorientées sont faites pour attirer les démons, pour loger les créatures de Chtulhu, portes ouvertes sur on ne sait quel "chaos rampant" Lovecraft en, antérieur à l'humanité, ou devant lui succéder.

 

Tout être dont nous ne sommes pas privilégiés nous est absent.

 

Vanité des critiques qui se croient avisés en soulignant, en reproche, les défauts d'une œuvre, ce qui ne s'y trouve pas, alors qu'elle n'existe précisément que sculptée par ces absences, que ce qu'elle n'est pas lui donne la puissance et la vérité d'être ce qu'elle est.

 

Ce qui donne la juste formulation provient de la juste dénomination, comme l'algèbre vient après l'arithmétique, et la sphère après le cercle, la métaphysique après la physique, mais cet "après" est un chemin vers l'antérieur.

 

La beauté d'un paysage, que l'on peut juger ou jauger par des critères esthétiques, n'est qu'une dimension de sa présence réelle, de son emprise sur nous, de l'exaltation ou de la ferveur qu'il suscite en nous. L'aspect, justement, n'est qu'un aspect, un reflet. Or, un paysage que nous aimons est un miroir tournant. Ce que nous en voyons est un symbole. L'esthétique est une métaphysique en mineur.

 

Tel paysage forestier ou océanique n'est pas seulement la somme de ce qui le compose, mais une somme transfigurée par la puissance symbolique de la Forêt ou de l'Océan, dans leur vérité platonicienne et leurs variations infinies.

 

La moindre pierre, le moindre végétal revêt, s'il se trouve sous le règne d'une puissance océanique, une signification et une nature radicalement différente que s'il se trouvait, par exemple, dans un jardin de banlieue. Il en va de même pour nous, hommes aux yeux ouvertes et aux âmes poreuses. Selon les paysages que nous habitons changent nos atomes et nos molécules subtiles. L'alchimie s'opère entre le souffre ardent de notre esprit et le mercure du paysage par entremise du sel, autrement dit, du savoir, de la saveur.

 

Un véritable écrivain n'a nul besoin de n'être pas paresseux. Il est entraîné par sa monture au-delà de sa discipline et même de ses forces. Cette activité-là est aussi éloignée d'un travail qu'un cheval au galop l'est du cheval de bois d'un manège.

 

Les idéologies modernes qu'elles soient ostensiblement horrifiques ou discrètement contraignantes sont toutes des idéologies du travail, pour lesquelles la contemplation est méprisable, sinon délictueuse.

 

Pour l'idéologue du travail, celui-ci n'est pas une nécessité dont il conviendrait de partager équitablement le poids, mais, sans doute, une punition, et plus encore, un moyen de détourner l'attention de l'essentiel, - lequel, considéré, ferait tomber promptement les fausses hiérarchies et ramèneraient à leur juste mesure les petits chefs.

 

Dans leur rapport au travail, certains idéologues "de droite" sont plus soviétiques que d'autres, supposés "de gauche". Mais ces façons n'ont plus guère de sens dès lors que l'on ne sait plus à gauche ou à droite de quelle ligne on se place. Il ne suffit pas pour qu'une définition soit justifiée que la gauche se définisse par rapport à la droite, ou inversement. Si l'une et l'autre n'ont de repères que leur respective absence de repères, tout peut se résumer à la fameuse formule placée dans la bouche de Bernard Blier dans le film Le grand blond avec une chaussure noire: "Merde, on tourne en rond !".

 

La sérénité est, dans un monde agité, la proposition réfractaire par excellence.

 

Le propre de l'homme sans autorité est de multiplier les abus d'autorité. L'abus d'autorité est l'autorité abusée, sortie de son lit, échouée, morte, un ersatz.

 

La pensée humaine ne peut se défendre de raisonner en causes et en effets quand bien même les phénomènes qu'elle doit traiter sont inscrits dans des relations infiniment plus complexes. La Théologie posait la Cause causatrice. Les Modernes, privé de cette causalité suprême, ont tendance à outrer les causes, c'est dire à concevoir à une variété immense de phénomènes des causes abusivement limitées. D'où les sciences humaines réductionnistes, et, plus bas encore, les délires conspirationnistes.

 

Clef de voûte, libératrice, qui allège.

 

Le Moderne défend la démocratie comme "espace de la contradiction", de la discussion, - sinon que rien ne s'y discute sur les limites plus ou moins étroites de cet espace sans clef de voûte. Or, sans clef de voûte, nous finissons écrasés sous les décombres, nos illusions momentanées tenant à la lenteur, à l'échelle humaine, de l'effondrement. Les démocrates fondamentalistes se prévalent ainsi, au bénéfice de leur idéologie, de survivances de civilisations et de mondes qu'ils détruisirent, de même que les fondamentalistes religieux le font des religions qu'ils ruinent de leurs inconséquences et de leur bêtise. Toute démocratie tend au travail forcé.

 

Pire que le pouvoir de l'argent, la vulgarité avec laquelle il s'exerce. Paradoxalement, cette vulgarité, par temps démocratiques, le protège mieux que ne le faisaient naguère les bons usages et le bon goût.

 

Certains nous parlent d'une société de droits et de devoirs. Certes, ne nous perdons pas en arguties à en disconvenir. Il n'en demeure pas moins qu'il faut en oublier l'importance quelque peu, faire, de temps à autre, un pas de côté, s'éloigner pour s'apercevoir qu'en dehors des droits et des devoir, il y a les vastes régions de ce qu'il nous reste à conquérir, et qui ne se mesure point de cette façon-là.

 

Les hommes, s'ils entendent le mystère où ils sont jetés, ne se mesurent pas seulement les uns aux autres, en joutes, en fraternités et, pour finir en droits et devoirs mais au cosmos, au divin, à l'être, à l'absolu. Ne nous voulons pas plus petits que nous ne sommes !

 

Les Modernes veulent la domination par le contrôle et dans le contrôle, si bien qu'ils ne règnent que dans les espaces contrôlables, c'est-à-dire restreints. Despotes du petit, incarcéré dans la petitesse.

 

Il y a, certes, quelque chose de terrible à être jeté dans la volte de la vague, élevé vers le haut, menacé de se fracasser, - mais aussi de merveilleux dans ces instants de hauts ravissements et de périls où nous sommes exactement sans droits ni devoirs tels que les conçoivent les Modernes, mais poussés, toutes voiles dehors vers la plus haute responsabilité.

 

Tous les grands romans d'aventure, à commencer, bien sûr, par ceux de Melville, sont métaphysiques. Un psychologue peut donner une interprétation psychologique à un roman métaphysique mais un métaphysicien ne saurait donner une interprétation métaphysique à un roman psychologique, de même que l'on peut ôter une dimension au réel qui existe dans la représentation que l'on s'en fait mais qu'on ne peut lui en ajouter une qui existe déjà. On peut représenter un cube comme un carré, par convention, mais on ne peut faire d'un carré un cube.

 

Le libéralisme, fût-t-il "ultra", usurpe les mots de risque et d'aventure, puisque tout y débute, et s'y achève, par de la comptabilité (et, qu'accessoirement, tout y finit par être payé par le contribuable).

 

L'aventure ressemble à qui s'aventure: ce que lui dit ce jour en partance vers la nuit, ce qu'il saura faire des repos qui lui seront accordés, des accalmies survenues. Les véritables aventuriers ne sont pas activistes mais contemplatifs. Aller vers la contemplation, la rendre possible, en sauvegarder la vérité ésotérique, disponible à chaque instant, cet exercice exige des qualités d'audace et de maîtrise de soi, qui sont précisément le propre de l'aventurier et la condition de sa survie.

 

Ce que la Machine veut de nous, comme Dieu: que nous soyons à sa ressemblance. Nous ressemblons à nos pensées, à ce qui les requiert et les oriente. Nous faisons notre ressemblance.

 

Si les êtres humains ne sont plus ensemble, ce n'est pas faute d'occasions ou par la ruine ou la décadence de plus anciennes institutions organiques, tribales ou claniques, mais par un retournement du regard, une perte métaphysique qui offre aux yeux des êtres humains leurs semblables comme des objets, au mieux, des expériences. Le sens de la relation à autrui s'est perdu en même temps que la relation au monde, la présence intuitive en nous du cosmos, l'acte de création dans la créature.

 

Les Modernes se réunissent de préférence dans un ouragan de vacarme où nul ne peut entendre personne.

 

Avers et revers de la compassion. Elle peut être dans l'espoir d'alléger, en la partageant, la souffrance d'autrui. Ou bien faire en sorte que les autres souffrent autant que nous, et de préférence davantage. Que reste-il, en ces temps sinistres à ceux qui voudraient partager des joies, voire en prodiguer plus encore qu'ils n'en éprouvent. Que reste-t-il aux inventeurs ? Cette alchimie, par temps moroses, est suspectée. Pour s'exercer, elle devrait, mais c'est contraire à son génie, plaider et se justifier. (En passant: l'Alchimie n'est pas rendue obsolète par la chimie, car elle s'exerce, par d'autres moyens, à d'autres fins).

 

Mutabilité. Excepté quelques traits invariables, qui seraient la portée ou la clef sur lesquelles s'inscrivent les musiques, je ne suis pas le même selon les lieux où je me trouve. Les villes, plus particulièrement, selon l'histoire ou la légende qui m'y attachent, changent mes perceptions, et, surtout, leurs échos et leurs résonances (qui sont un voyage). La ville se meut en moi, brûle dans son Œuvre alchimique, se métamorphose, éveille et transfigure chaque photon à une vie nouvelle. Ce qui demeure de moi dans cette extase est peu de chose, quelques traits disais-je, quelques fidélités essentielles, elles-mêmes, si j'y songe, des plus impersonnelles.

 

A quel point le moi est un piège, sous l'apparence du miroir déformant que nous tend la malveillance d'autrui, nous ne le mesurons qu'à partir de l'instant sacré qui dissipe cette illusion, cette écorce morte et laisse apparaître le Soi, qui est l'en-soi du monde et de toutes les choses particulières dans l'unificence de leur acte d'être. L'éloge et le blâme sont également redoutables, qui nous renvoient à l'illusion que nous croyons être dans le regard d'autrui.

 

Un livre qui naît véritablement de la pensée est le plus beau des accomplissements humains. Il y avait là, dans l'air, quelques songes, quelques spéculations, des conversations réelles ou imaginées, puis la résolution d'en faire des phrases, des pages et enfin un livre qui tient à la disposition de chacun l'une des parts les plus ardentes et secrètes de notre existence.

 

En l'écrivant, nous conférons à notre pensée le premier de pouvoirs magiques, celui de l'ubiquité (pouvoir valant tout autant dans l'espace que dans le temps). Ecrire change aussi la nature de l'espace-temps en nous donnant le pouvoir de ressaisir au commencement (ce qui est la véritable finalité), la pensée, l'épreuve humaine fondamentale, en abîme, de l'archéon et de l'eschaton.

 

Ambiguïté du mot "romantique", qui semble se rapporter également à l'hybris de la sentimentalité ou d'utopies un peu vaines, qu'à la juste, imparable, confrontation à des profondeurs qui sont dans la nature même du Réel.

 

Insupportable arrogance des gens installés. Laideur morale qui vaut interdiction de jamais s'approcher du château tournoyant de la métaphysique.

 

Toute relation avec le visible est ressource de l'invisible, - sans quoi nous ne faisons qu'expérimenter, au mieux. Le visible nous est donné lorsque nous puisons, comme d'une eau castalienne, à sa source invisible. Le visible qui n'est que visible ne se laisse pas regarder, et ne nous regarde pas. L'invisible, ce qui traverse les mondes, regarde l'âme.

 

Il est bien certain que le monde moderne se veut sans âme. Par stupidité homaisienne ou arguties savantes, les Modernes s'acharnent contre l'âme dont le règne se situe hors de l'usure et de la rentabilité.

 

La répugnance que l'on éprouve à entrer dans une banque, même pour y déposer un chèque: ces lieux sont sans âme. Certains banques vont jusqu'à orner cet absence d'œuvres d'art (qui ainsi crient dans le vide et demandent pourquoi elles ont été ainsi abandonnées).

 

La Gauche politique n'a de sens que révolutionnaire et radicale, sans quoi elle tourne à la vanité moralisatrice ou au ressassement humiliant de la revendication qui n'est que trop visiblement le masque de l'envie. Abattre les banques, car elles nuisent, mais ne pas envier les banquiers. La révolte radicale est d'autant plus justifiée que les "dominants" sont plus ineptes et chafouins. Il était de tradition, autrefois, chez les riches, de tenter une sorte de transmutation de l'or matériel en or spirituel: créations de beautés, faste, art de vivre, civilités exquises, - comme un pardon demandé ou un remerciement à la bonne fortune dont ils furent les obligés. Désormais, rien de tel, l'argent fait l'argent qui se transforme en néant, c'est-à-dire en ce qu'il était au départ: une confiance trahie.

 

Les Modernes n'éprouvent de gratitude et d'admiration qu'à l'égard de ceux qui les grugent et ne témoignent que dédain, haine ou mépris envers ceux que Stefan George nommait les donateurs. Rien d'étonnant, le mesquin vénère la mesquinerie, et le généreux, la générosité. Evidence de la "participation" platonicienne.

 

Un bien-pensant m'accuse d'être un antimoderne misanthrope, mais avec un sourire, c'est une vague relation. Comment lui expliquer qu'il se trompe du tout au tout, sinon en constatant que je passe mon temps sur les terrasses, les plages, les cafés, au milieu des humains et en permanente conversation avec eux, y compris en écrivant, alors que lui, ce brave homme qui aime son temps, est nerveusement incapable de supporter ses semblables, vit devant son écran et entre en panique à la moindre affluence. L'idéologie cède devant la vérité de l'éthos.

 

Si l'on mesurait à quel point les individualistes trahissent les individus, les démocrates, le démos, l'esquisse d'une philosophie politique, en rapport avec le Réel, deviendrait possible.

 

La titanesque domination de l'argent sur les hommes fait que, paradoxalement, il n'y a plus non seulement de castes mais plus même de classes. Toutes sont écrasées, plus ou moins arrogantes, plus ou moins humiliées. Un homme dont le pouvoir tient à l'argent se méprise toujours un peu secrètement lui-même, et lorsqu'il cesse de se mépriser et se croit méritant, devient un monstre grotesque, c'est-à-dire un monstre au carré.

 

La plus noble entreprise humaine est de chercher des heures heureuses à partager, d'en susciter ou d'en inventer les conditions.

 

Cynisme vulgaire, ricaneurs invétérés, qu'en réalité tout terrorise. L'argent, qu'ils vénèrent est un remède à la peur qui exsude de toutes leurs pores, dont ils grimacent. Une fois riches, après de longs exercices de démagogie et d'obséquiosité vile, ils deviennent dépressifs. Celui dont l'action est déterminé par la peur la retrouve au détour de toutes ses actions. L'éloge traditionnel du courage est une pragmatique du bonheur et de la sagesse. L'éthique du Bushidô est juste qui nous enseigne que celui qui sait qu'il peut mourir à chaque instant connaît l'extase de la délicatesse des fleurs de cerisiers.

 

J'écris mieux dans la rumeur de la ville, du vent, de la mer que dans un bureau ou dans une bibliothèque. Le cosmos ne me dérange pas. Aux bons moments, je me laisse dicter par lui des phrases auxquelles seul je n'aurais pas songé.

 

Le propre des forces du néant est de vouloir nous appauvrir, y compris en nous enrichissant matériellement, en nous encombrant. Une vie encombrée, comme un poumon, respire mal. Les Modernes ne savent pas respirer. A chaque expiration, ils se plaignent, oubliant qu'il faut vider ses poumons pour les remplir. Au moment où nous expirons, pressentons l'inspir !

 

Il faut n'avoir jamais fréquenté la grande bourgeoisie pour s'imaginer qu'on y trouve encore de ces "héritiers" au sens culturel tels que les imaginent les bourdieusiens. De nos jours, le fils à papa rêve de devenir chanteur de variété, ou rappeur, et s'il n'y parvient, exerce quelque office subalterne dans les innombrables rayons de la sous-culture contemporaine, à vocation subventionnée ou populaire. Le "dominant" social et économique s'accorde au "dominant" culturel, - qui s'étale à la télévision et dans les magazines, et où la culture classique, devenue parfaitement marginale, n'a plus aucune place. Rabelais, Montaigne, Corneille, Valéry sont les véritables auteurs "underground", les viatiques des nouveaux parias.

 

Les apologistes du "métissage" humilient les métis, de même que les nazis faisaient honte aux aryens. Selon la même logique, l'adepte de la mondialisation uniformisatrice est le pire ennemi du cosmopolitisme, cette magnifique invention de la culture européenne. La mondialisation, c'est le même soda pour tout le monde, les musique sans style, les œuvres sans génie, le plus petit dénominateur commun devenu tyrannique. Le cosmopolitisme, c'est Goethe, Borges, Eliade, Jünger, Morand, Nabokov, et ce magnifique éditeur, Vladimir Dimitri, qui vient de disparaître et dont je salue la mémoire.

 

Vivre "dans son trou" (reproche adressé aux enracinés) nul ne le fait mieux que le Moderne mondialisé, dans sa caverne technologique, au milieu de ces ombres que sont les réalités virtuelles.

 

Certes, pour le pire ou le meilleur les hommes se ressemblent, mais à la ressemblance extérieure, exotérique, la ressemblance intérieure, ésotérique, ne cède point. Son unificence refonde, réinvente la diversité des formes qui la manifeste. Les diversités se rejoignent, précisément car elles viennent de points différents. Le cercle extérieur semble lancer vers l'intérieur ses rayons de feu alors qu'il en émane. D'où la vanité humaine et l'inclination à "faire l'Un trop vite", selon la juste formule de Gustave Thibon.

 

Les fidélités que le monde moderne veut arracher de nos cœurs sont, par définition, les plus précieuses. Tout ce que ce monde offense et bafoue est digne, et adorable.

 

Une heure de conversation avec un bien-pensant suffit à nous édifier sur les valeurs du monde moderne, et sur son absence de principe, - comme une boussole qui indiquerait successivement toutes les directions, sauf le Nord. Cette boussole folle peut faire un peu tourner la tête, mais, par son exclusive, elle nous indique cependant, la bonne direction. Il est utile de savoir ce qui se dit, pour comprendre ce qui ne se pense pas.

 

Le "on dit", par définition ignoble. Et doublement, s'en prévaloir pour insinuer.

 

Les "réactionnaires" que fâchent le laisser-aller, le débridement des mœurs, la paresse sont des progressistes qui s'ignorent, - auxquels ces "vices", par nature immémoriaux, sont autant d'obstacles à la planification du monde. Ne pas oublier que la modernité est un activisme modificateur, une manie de déraciner les êtres et les choses, une vaste entreprise de désherbage. Lorsque l'activisme est général et que l'illusion nous porte dans son courant, ne rien faire exige une force d'âme d'autant plus admirable qu'elle est honnie.

 

L'ennui: ne pas savoir quoi faire, et donc faire n'importe quoi. C'est ainsi que l'on s'exclut du paradis. Le non-agir, loin d'être une simple passivité est, par la résistance qu'il oppose à la masse du mouvement, l'invention de la fine pointe annonciatrice, qui passe à travers le temps, vers l'éternité. Le Christ commande à ce que la femme ne soit pas lapidée, que le temple ne soit pas la proie du marchandage, que la violence ne réponde pas à la violence. Actions suspendues. Exactement au contraire de l'idéologue. Tao. Le non-agir est au principe du poien, comme le silence est principe du Logos. Il y a davantage de mauvaises actions que de mauvaises non-actions.

 

La puissance est l'amont, le pouvoir, l'aval.

 

La sagesse nous vient d'abord comme un frémissement lumineux, une heure élue à l'ombre des peupliers, une reconnaissance, un abandon à l'aventure. Toute crispation et toute excessive réglementation lui est étrangère. Il est plus sage de divaguer que de planifier. Les planificateurs obstinés sont les plus fous d'entre les fous. Et j'ajouterais, les plus funestes et plus impies car voulant détruire le possible, par avance, en le recouvrant de l'ombre opaque de la plus fausse des représentations du présent.

 

Aux planificateurs, nous devons ce monde plat, c'est-à-dire irréel. Il est sage de laisser le microcosme à l'image du macrocosme, et louables sont alors les actions ponctuelles, soudaines, voire foudroyantes qui seront un rappel de la sympathie du visible et de l'invisible. Ces actions diffèrent profondément de celles des planificateurs en ce qu'elles ne s'enclenchent pas les unes les autres comme une mécanique, mais naissent et meurent d'elles-mêmes, anéanties dans l'éclat de leur brève floraison. Actions dont on se souvient. Chansons de Geste.

 

De celui qui ôte son chapeau devant le réprouvé qui s'avance sous les huées, on peut attendre beaucoup.

 

Le grégarisme dans la vilénie, même à la plus petite échelle. Si quatre individus se réunissent et que trois disent du mal d'un cinquième, le quatrième, en général hésitera à le défendre pour ne pas gâcher cette belle unanimité.

 

Il faut plus de force pour résister à la meute que pour en manger les restes: le politiquement correct s'explique ainsi. Attitude mentale. Les contenus n'y sont pour rien. Celui qui s'écrabouille devant l'idéologie dominante le ferait devant n'importe quelle idéologie dominante, y compris celles qui semblent le plus hostiles aux "valeurs" qu’il proclame pompeusement aujourd'hui. Ceux qui adoptent, par dégoût de ces limaces, des idéologies réprouvées, oublient que si elles revenaient à triompher, ils y retrouveraient, aussi diserts en leur bonne conscience, les mêmes gastéropodes pour leur faire la leçon.

 

L'antiraciste en vogue consent à ce que toutes les races se chantent elles-mêmes à l'exclusion des européennes. Vanité dans la contrition, insupportable prétention, condescendance odieuse, racisme au carré.

 

La poésie et la métaphysique sont les conditions premières de l'homme quelles que soient ses conditions matérielles. Ce sont les repus qui tiennent pour vaine la poésie car ils entendent maintenir l'humanité dans les rets de la nécessité matérielle par laquelle on domine et gouverne aisément. Mais si l'on peut gloser sur la duplicité et les ruses des politiciens, au demeurant vite éventées, et laissant place à d'autres, tout aussi lamentables, il n'en demeure pas moins que ces "chefs" sont à l'image de ceux qu'ils gouvernent. Chacun cherche à tirer profit d'autrui dans sa petite politique domestique ou financière. Ainsi la vie, en son intensité et sa beauté baisse de plusieurs crans.

 

Les manipulateurs réussissent toujours plus ou moins, mais ce qu'ils réussissent parfaitement, c'est leur déshonneur. Ils existent pour faire contraste avec les hommes honorables.

 

En l'absence du sens de l'honneur et de la fidélité, les hommes deviennent du bétail.

 

Celui qui calcule pour son seul intérêt travaille pour le néant.

 

Ce qui rend odieux le pouvoir, c'est l'outrance avec laquelle en usent ceux qui craignent de le perdre, au point que leur pouvoir n'est rien d'autre que la manifestation de la peur d'en être dépossédé. Sagesse du principe dynastique qui, s'il ne l'abolit pas, réduit cet effroi et donne la latitude de créer quelques belles choses.

 

Il est notoire, et chacun le voit à toute échelle et partout, que celui qui veut conquérir le pouvoir, et y parvient, est prêt à faire n'importe quoi. D'où ce côté horrifiant, grotesque et loufoque des hommes de pouvoir. Je ne crois guère à une restauration mais j'aimerais assez, enfin, que les adversaires du principe d'autorité traditionnelle, envisagent, un peu, par instants, ce que signifie son abandon: ce par quoi les rois de notre histoire glorieuse et tragique furent remplacés.

 

La constance acharnée avec laquelle le monde médiatique juge bon de laver les cerveaux en détruisant la langue française est une raison d'espérer. De tels efforts ne seraient pas fournis si la menace d'une recouvrance ne demeurait.

 

Partout où le monde moderne triomphe règne une effroyable tristesse. Grands ensembles, grandes surfaces, zones industrielles ou commerciales. Mondes dévastés par des titans idiots.

 

Les dieux reviendront du fond indiscernable de notre cœur lorsque notre cœur redeviendra le cœur du monde.

 

On peut reconnaître toutes sortes d'avantages et de vertus aux Etats-Unis, sans oublier que ce pays outrancièrement moralisateur existe sur l'extermination de ses indigènes et la crevaison de ses pauvres, et le tout dans une atmosphère d'ultra-violence où l'outrance du crime le dispute à l'outrance puritaine. La limite du concept d'Occident tient à ce que, nous autres de la vieille Europe, sommes de goût, de style, d'intelligence et de morale infiniment plus proches des orientaux proches et lointains que de nos contemporains états-uniens, - lesquels sont d'ailleurs les premiers à en convenir.

 

Ces gens qui exigent notre compassion, c'est-à-dire que nous souffrions pour eux, pour n'importe quelle raison, même si elle nous paraît injustifiée ou absurde, mais ne nous en accordent aucune, du fait que nous partageons plus volontiers nos joies que nos peines, et que nous trouvons dans la vie davantage à chanter et à méditer qu'à nous plaindre. Tyrannie des émotions funestes; certains s'y précipitent, d'autres y résistent; il en va comme de toutes les tyrannies.

 

N'accusons pas les êtres, les paysages, les œuvres de notre incapacité à les goûter.

 

Les idéologies de l'enracinement, dont la misère est souvent de n'être que des réactions aux idéologies du déracinement, n'ôtent rien, ni n'ajoutent, à cette réalité humaine: les espaces modernes sont créés de la sorte, et à cette seule fin, que l'on ne peut, en aucune façon, s'y enraciner. Lisse anonyme, indifférencié, répétitif, désorienté, l'espace moderne refuse de toutes ses surfaces d'être habité au sens hölderlinien. Inlassablement, il nous répète ceci: "Vous êtes ici mais vous pourriez être ailleurs, dans cet ailleurs qui serait parfaitement identique à cet ici. Là-bas vous ne seriez pas différents que vous êtes ici." Et le Moderne, qui tant veut être "lui-même" dans sa subjectivité outrancée, s'en satisfait. Rien ne viendra l'influencer, nulle porosité menaçante, point de vases communicants. Son moi claquemuré est assuré de ne rien donner ni de ne rien recevoir. Ce déracinement est exactement le contraire de la légèreté du voyageur qui passe d'influences en influences, et les recevant avec bienveillance, se trouvant métamorphosé par les lieux qu'il traverse et dont son âme opère une alchimie avec les variations géographiques et météorologiques de l'Ame du monde. Tout écrivain qui ne borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du "travail du texte" sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L'Astrée d'Honoré d'Urfé ressemble à sa rivière et aux constellations.

 

Singulièrement les hommes qui n'ont à peu près aucune relation avec les êtres et les choses, et qui éprouvent tout par le biais de représentations, proclament leur "absence de préjugés" comme une vertu éminente, sinon suprême. Autrement dit, ils n'ont de préjugés que les plus largement partagés, qui leur apparaissent ainsi comme des évidences. En réalité, les Modernes préjugent de tout: ce qui est la définition même du progressisme.

 

Le Moderne vante le sexe comme hygiène et le réprime comme vice. Son érotique en devient problématique et malaisée.

 

Le désir porte dans la vie une intensité plus haute que la satisfaction immédiate, mais l'absence de désir qui serait une omniscience du désir, nous porterait peut-être à une plus haute intensité encore. Alors nous serions embrassé non par un être, ou plusieurs, mais par la création toute entière. Eros cosmique que nous ne faisons qu'entrevoir et que suggèrent les béatitudes de l'ataraxie. Les philosophes de l'ataraxie se trouvent ainsi aux antipodes des puritains. Les uns dépassent l'Eros en le couronnant, les autres tombent en-deçà. La distinction de l'au-delà et de l'en deçà est la clef qui manque aux Modernes pour se déprendre des dualismes où ils s'enferment à double tour (alors que le Réel reste à l'extérieur)

 

Le pire ennemi du Réel n'est pas le rêve (qui est une partie du Réel) mais la réalité (ou ce que ceux qui croient en détenir, ou pouvoir imposer les règles, nomment ainsi).

 

Ce n'est pas parce que bon nombre se font une représentation stupide ou caricaturale de l'honneur, de l'héroïsme et de la fidélité que ces vertus cessent d'être un rayonnement profond de la vie.

 

Les Modernes, pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d'eau et ascenseur, avec pour seule distraction l'ordinateur et la télévision. Un regard sur les grands ensembles conçus par des architectes honorés, et l'on hésite à disputer à leurs habitants la modeste distraction de brûler des voitures, - quand bien même ils se trouvent être, ainsi, de parfaits serviteurs de la société de consommation. Ces petites mains devraient être, si elles ne sont déjà, rétribuées par les concessionnaires automobiles.

 

Les dysfonctionnements de la société moderne font parties de son fonctionnement, et l'on pourrait même dire qu'ils en sont la part dynamique et mobilisatrice, - de même que le totalitarisme fait partie de la démocratie, partie constitutive, plus encore que constituante (et loin d'être seulement, comme le songent les optimistes, un "effet pervers"). L'ensemble offre cependant, dans ses fausses alternances, le même spectacle navrant, spectral, absurde et inhumain.

 

La "démocratie" actuelle est le monde du népotisme chafouin, et pas seulement dans les mondes ostentatoires de la politique ou du spectacle (s'il faut encore faire la différence), mais partout.

 

Ouvrir par des mots le chemin de joies secrètes.

 

Dans le monde moderne, ce n'est plus l'esclavage qui est au service du travail, mais le travail et la "production économique", qui sont au service de l'esclavage. Dans le monde moderne, l'esclavage n'est pas un moyen mais une fin. D'où la théorique "abolition" de l'esclavage, c'est-à-dire son changement de forme ou de modalité. L'abolition ne fait disparaître l'esclavage mais le généralise. Il passe ainsi d'un état circonscrit et pour ainsi dire minéral à un état gazeux. Partout se respire la servitude délétère. Nous n'avons pas libéré les hommes de la servitude, nous avons libéré la servitude de ses limites. Tour de force: les esclaves vantent, promeuvent et défendent leur propre servitude. Spartakus relégué aux limbes.

 

Chaque esclave, chien de garde de son propre troupeau de chiens. Meutes de chiens se surveillant les uns, les autres. Cynisme vulgaire.

 

L'impudeur qui montre sa peau est plus aimable que celle qui exhibe ses émotions, - surtout lorsque la peau est jolie à voir et que les émotions sont des affres et des plaintes. Impudiques généreuses: elles se dévoilent, avec une pointe de narcissisme, par bonté. Il y a une bonté des sens que les pervers puritains tiennent pour un vice alors qu'elle est l'innocence par excellence. L'innocence, la bonté et la générosité des sens offusquent le calcul prostitutionnel et bourgeois. Le don, la gratuité, ennemis irréductibles des marchandages.

 

Plus la femme est "vertueuse", au sens bourgeois, et plus sa mise-à-prix est élevée. Certaines feront payer toute une vie l'emprunt comme le plus cauchemardesque des usuriers. Elles se débarrassent ensuite du mari usé une fois la progéniture poussée. Il y a chez beaucoup d'hommes une ingénuité qui les rend sans défenses devant ces calculs à moyen terme.

 

Je dois mon savoir littéraire et métaphysique à mon incapacité à apprendre des choses qui ne m'intéressent pas.

 

Tout ce qui n'est pas échange avec les Muses est du temps détruit, et non pas perdu, - car les choses et les causes perdues sont l'objet d'une infinie quête créatrice. C'est, bien sûr, en cherchant le temps perdu que s'invente la littérature de l'avenir; en cherchant la parole perdue que la quête initiatique trouve son sens; en défendant les causes perdues que s'invente la morale chevaleresque et que des victoires imprévisibles nous sont données.

 

Nous sommes des archéologues mourant de soif, cherchant un puit dans les vestiges d'une cité disparue, - et moins chimérique qu'il ne semble.

 

Le monde moderne est une traversée du désert, mais sans la splendeur.

 

Tout ce dont les Modernes disposent pour en faire quelque chose d'utile nous fait mourir de chagrin et de laideur. L'ordre tel que le conçoivent les Modernes est le pire désordre. C'est ainsi, qu'en bonne logique, les hommes de la Tradition penchent à être libertaires, ou apparaissent tels, encore que leur pensée soit, dans l'essentiel, une pensée du centre et de la Norme.

 

Les Modernes ne sont ni de feu, ni de glace, ils ont la tiédeur et l'imperméabilité des matières plastiques. Hommes sans influences données ni reçues. Ils ne légueront rien car ils auront refusé l'héritage.

 

L'effort du Moderne consiste à échapper aux influences, humaines, traditionnelles, météorologiques, ce faisant, il reste dans son monde et dans son destin d'objet de série.

 

Certains hommes dit "de gauche" font l'économie d'un acte de charité, qui semblerait pourtant nécessaire, sous prétexte que "ce serait à l'Etat de s'en occuper". Certes. Mais en attendant l'estomac du pauvre se creuse.

 

La société moderne a pour horizon idéal la prison, - celle-ci étant subdivisée en prison pour malchanceux et en résidences sécurisées pour chanceux.

 

Le prédateur moderne a le muscle mou, le souffle court et l'intelligence limitée.

 

Quelques-uns s'étonnent que nous n'écrivions pas pour de l'argent, sans comprendre que l'argent est un moyen et l'œuvre, une fin. La finalité de l'œuvre est en elle-même, exercice de la vie elle-même, qui la résume et la porte au-delà.

 

Le médisant, même lorsque dit vrai, a une tête de crapaud.

 

Le travail dont la seule fin est la rémunération est un apprentissage à l'insignifiance, au non-sens, un chemin vers le néant. "Travailler plus pour gagner plus": degré zéro de la politique et de la morale, méconnaissance de cette donnée fondamentale de l'activité humaine qui est la recherche du sens, celui-ci se trouvant non dans une finalité évaluable ou quantifiable, mais au cœur de l'instant.

 

L'homme heureux est celui dont le geste s'accorde au temps qui fleurit et même au temps qui se fane.

 

Dans un monde fourvoyé, seules les actions "inutiles" cheminent, orientées par une splendeur qui témoigne de l'invisible. Paradoxe moderne: toutes les actions "utiles" précipitent vers l'insignifiance, la banalité et la mort. Seul recours, le non-agir, ou bien l'action déplacée, haussée vers ce qui semble ne servir à rien, la beauté du geste où vibrent les forces qui n'ont pas été dilapidées en "travaux". Le travail forcé auquel tendent toutes les sociétés modernes a pour raison d'être, moins un intérêt général mal compris qu'une décision de nous écarter du monde métaphysique qui règne au-dessus de nous, hors d'atteinte et proche infiniment.

 

Un minimum d'intelligence critique est nécessaire à la survie de l'âme lorsque celle-ci n'est plus naturellement accordée à l'Ame du monde. Tous les combats essentiels sont des combats pour l'âme, des combats pour la grande et profonde paix retrouvée entre l'âme humaine et l'Ame du monde.

 

Lorsque l'âme humaine et l'Ame du monde s'accordent, l'ataraxie se change en sérénité ardente, les moindres aspects de la vie s'animent et s'enchantent. La Sophia immémoriale scintille dans chaque geste. Toutes les apparences et toutes les surfaces laissent apparaître, venue de l'intérieur ou de l'extérieur, des enluminures de l'écriture divine.

 

Celui qui croit que les êtres et les choses ne sont que ce qu'ils paraissent être, butte contre eux.

 

Les Modernes, qu’ils soient excités ou avachis semblent toujours intoxiqués par de mauvaises drogues. On croise rarement un homme en pleine possession de ses moyens, calme. L'ennui est que la dysharmonie est contagieuse. Une misanthropie mesurée devient nécessaire.

 

Le prosélytisme du malheur et de la peur est au plus haut. Les sectes en vivent, mais pas seulement elles: la société toute entière est devenue une secte morbide.

 

Les Modernes sont emprisonnés dans l'alternative du rationalisme étroit et de l'affabulation démente; et passent selon les circonstances, de l'un à l'autre, s'en faisant prétexte à nous donner des leçons, et faisant servir leurs ratiocinations à leurs affabulations et l'inverse. Au demeurant, les sectes les plus loufoques ne perdent pas davantage de vue leurs intérêts financiers. Les sectaires se reconnaissent à leur sérieux effroyable, qui est la forme la plus déplaisante de la superficialité.

 

Le technocosme est une fabrique d'émotions mécaniques, avec pour conséquence des hommes qui éprouvent ce qu'ils croient devoir éprouver, et spéculent à l'envie à partir de ces représentations, et s'en faisant pouvoir de chantage. De la morale de midinette dont parlait Montherlant, nous sommes passés à la morale des harpies. Cela continue, s'accroît, sous l'infinie patience des dieux.

 

Le réactionnaire est souvent un homme qui veut rejouer la musique de l'histoire, mais sans l'art instrumental. Le progressiste, lui, veut remplacer la musique par de la cacophonie. L'homme de la Tradition seul porte l'essence de la musique et la transmission du secret de fabrication des instruments, pressentiment de beautés encore inouïes.

 

Nous assistons à la permanente débâcle de l'essentiel devant l'accessoire. Ah ! Trouver les chemins d'air vers les hautes corniches lumineuses !

 

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24/12/2021

Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange, Premier entretien sur les météores et les Signes des Temps:

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Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange

Entretiens sur les météores et les signes des temps 

 

 

 

PREMIER ENTRETIEN :

 

C’était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne empilées dans la glace d’une vasque d’argent sur le comptoir, faisaient chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant son œuf à la coque et ses mouillettes ou  bien le rire bedonnant de Léon Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille d’anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau couvert de buée.

            L’un des commensaux, sans doute parce qu’il était en retard, n’en finissait pas de s’émerveiller de la relativité du temps :

- Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une illusion de professeur, c’est-à-dire une imbécillité d’étudiant monté en graine… Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences intemporelles…

- Cher ami, repartit son compagnon, encore un effort, comme dirait le divin marquis… Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d’un siècle… Imaginez-vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la République », pendant cet été où l’on rêvait encore à l’invasion de l’Angleterre… Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n’existait pas encore : on l’avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des Victoires. Tout le monde n’avait pas encore eu le temps de lire le Génie du christianisme

- Ces propos sur la comète, repartit le retardataire, d’autres que nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme modèles, le temps d’une conversation. Nous laisserons le troisième siège, que l’on n’espère pas trop périlleux, à l’ami de passage qui voudra bien tenir sa partie dans notre conversation, s’il vient ; à défaut de la Néva, la Seine n’est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.

- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du Czar, n’a pas besoin d’un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le serpent d’airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne pas l’avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du serpent…

- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Et partons donc de Joseph de Maistre, et de ce qui est sans doute le schibboleth de toute son œuvre - comme sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps nouveaux nés de 1789 - : que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire de la même façon, en transposant à peine, que ce qu’il faut écrire c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature ?

 

Philippe Barthelet :     

  -  Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte, ce qu’ils étaient. L’étymologie du mot est bifide, et cumule les disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une coupure, une rupture (une roture, c’est le même mot) d’avec ce qui nourrit et vivifie – d’avec l’origine. D’où ce gigantesque oubli de l’âme du monde pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience individuelle. On passe ainsi d’Homère à Henry James, lequel est sans aucun doute un horloger d’une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien convenir que c’est une minutie stérile… (les biographes d’Henry James supposent d’ailleurs qu’il n’avait aucune expérience de la chair, ce qui, eu égard à son œuvre et, comment dire, à l’intention de celle-ci, n’est peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis belle – ou laide – lurette dans les limbes de l’infra-psychologie. Julien Gracq, pour l’opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands, déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française : la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices, et d’un ennui accablant…

 

Luc-Olivier d’Algange :      

 -   L’oubli de l’âme du monde, de la source vive, nous condamne à vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et je rejoins ici ce que vous nous disiez à propos de l’identité foncière du sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel. Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d’expropriation. C’est avec des mots que l’on nous chasse et que l’on nous tue. Nous étions là, entre la courbe du ciel et celle de la terre, entre l’angélus et les rumeurs du vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne sont point les nôtres : il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés – à la façon dont Paracelse recommande l’usage du venin.

 Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la « reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l’adoration moderne pour l’antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs d’attraction » (mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui honore autant qu’il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au lieu d’être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au point que l’on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à la critique universitaire qui ne fut jamais rien d’autre qu’une ruse consistant à traiter les œuvres de telle sorte à n’en rien recevoir ; autrement dit à changer l’or en plomb, dans une alchimie à rebours, l’œuvre en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les rhétoriques. D’où l’importance d’opposer l’œuvre au travail, l’otium à toute activité utile, c’est-à-dire asservie.

 Si l’œuvre est une relation avec tout ce qui est, le texte est une expérience à l’intérieur de ce qui n’est pas, du néant. À cet égard, le mérite d’Henry James est d’avoir fait, en matière de psychologie, le tour de la question, si bien qu’il rend par avance obsolètes les romans « psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de trottinettes après l’invention de la Bentley ! Raison de plus pour se désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par l’amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire ! Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu’ils explorent. L’instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de détailler ce qui est semblable pour s’intéresser au dissemblable, où gît le véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce qui les rend aimables n’a rien d’individuel : ce sont les langues, les religions, les civilisations. L’œcuménisme est à la mode mais c’est aux disputes théologiques que l’humanité (mais j’ose à peine employer le mot !) doit d’avoir été moins bête qu’elle ne l’eût été ou qu’elle ne l’est actuellement. L’universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis, infranchissable, sinon au péril d’outrecuider. C’est en ce sens que l’on peut dire que le contraire de la littérature, qui est l’ésotérique, le chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le cœur, dans son possible, est plus vaste que la périphérie, que toute intériorité est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».

 

Philippe Barthelet :          

- Novalis nous a rappelé que le chemin véritable conduit vers l’intérieur. C’est une évidence à la fois topologique et physiologique ; une autre de ces évidences enfantines (au sens où Novalis définissait les enfants comme « des êtres antiques », où l’antiquité est tout ce qu’il y a d’intemporel nourricier dans le temps) a été proférée quelques années plus tard par Victor Hugo, dans la préface de ses Odes et Ballades : « La poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Ayant dit cela il avait tout dit, il ne lui restait plus qu’à épiloguer pendant soixante ans. Je hasarderais, pour user d’une opposition facile mais tout de même significative, que la  « littérature » est au rebours tout ce qu’il y a d’extime en tout (si l’on me passe ce latinisme en l’occurrence bien utile). La « littérature » caresse cette utopie délirante, tentatrice à beaucoup d’égards, d’une vérité de l’homme objective (pour reprendre un adjectif qui fit fureur au temps de la tyrannie intellectuelle du marxisme) ; autrement dit, elle postule cette idée folle (et certes reposante, follement reposante) que la vérité de l’homme est extérieure à l’homme… Que si « le royaume des cieux est au-dedans de vous », le royaume de la terre est au-dehors de l’homme… c’est-à-dire nulle part, comme la Pologne du Père Ubu. À dire vrai il n’y a pas de psychologie, ou plutôt la psychologie devient un mensonge dès lors qu’elle s’érige en science séparée… Prenez par exemple les romans de Johan Bojer, que l’on a présenté comme le « Zola norvégien » : absurdité de l’étiquette, puisqu’il est précisément tout le contraire de Zola : s’il décrit minutieusement, comme lui, la vie quotidienne des petites gens, il échappe absolument à tout « naturalisme » : il ne farde rien des étroitesses, des petitesses, des noirceurs de ceux qu’il dépeint, mais il les présente de  telle façon qu’il leur confère une grandeur cosmique : il ne connaît d’autre psychologie que celle de l’âme du monde, et tous ces pauvres hères qui ne sont chez Zola que des pantins répugnants, jouets des phantasmes et des obsessions de l’écrivain – du « littérateur » - acquièrent chez lui une dignité, une noblesse  - c’est-à-dire une réalité non seulement « littéraire », on s’en moque bien, mais une réalité humaine - une réalité tout court. On sent que Bojer ne ment pas, et que Platon n’aurait pas à le mettre à la porte de sa République… Au rebours des paysans de Zola, qui sont des monstres – et les doubles ténébreux de l’écrivain – ses « Gens de la côte » sont naturellement nobles, instinctivement accordés au temps qu’il fait ; ils sont nobles par ce qu’ils sont, tout simplement, et que leur être est indiscutable, comme le soleil, l’arbre, la nuit. Sans remonter en Norvège – mais c’est la France qui découvrit Bojer – on pourrait dire cela aussi de Ramuz. Comme par hasard, les héros de l’un comme de l’autre sont pour la plupart des taciturnes ; or la psychologie moderne parle, et fait parler ; elle prétend que la vérité de l’homme est dans ce qu’il dit – toujours ce mouvement vers l’extérieur…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  - Il est parfaitement dans l’ordre des choses que le « naturalisme », en tant que mouvement littéraire, soit le plus éloigné de la nature, le plus  « extérieur », comme le réalisme est éloigné de la réalité, comme la création  l’est des « créatifs ». Éloigné, extérieur – et l’on pourrait dire hostile, comme l’individualisme de masse est hostile à cet « unique intime en chacun » que cherchaient Novalis et ses amis. Être libre extrêmement et sans illusions, sans idées générales, sur la liberté, telle fut sans doute la belle gageure des premiers romantiques allemands qui donnèrent de la nature une tout autre image que celle qui devait prévaloir avec les naturalistes : image enfantine et antique, mythologique et pythagoricienne, ingénue et savante.

 C’est, je crois Jean Renoir qui disait qu’il ne fallait pas filmer la vie mais faire des films vivants ; la vie n’étant jamais en face, mais toujours à l’intérieur.

 Pour odieux que soit le culte moderne de la nature, qui aboutit à une conception zoologique de l’espèce humaine, qui se voue à une conception non plus naturante, ni même naturée, mais représentée, telle un ombre parmi les ombres mouvantes au fond de notre caverne technologique ; et pour aimable que soit, par contraste, l’artifice des jardins à la française et de la bonne éducation, il n’en demeure pas moins que l’écrivain qui ne s’illusionne pas sur la réalité de l’extime, si épris qu’il soit du baroque ou du trompe-l’œil (et aussi « wildien » ou « nabokovien » qu’il se veuille), demeure, par la qualité et l’orientation de son attention non moins que par ce qui l’anime, en étroite relation avec la nature, avec les mystères et les fastes légendaires de la nature.

 Je repense à ce que vous nous disiez, à propos de Cocteau et de ce fond de chasse sauvage qui frémit dans la France classique, cette proximité avec ce qui brille et ce qui brûle. Là encore la beauté et la plénitude sont données de surcroît, la nature étant offerte à l’art et l’art à la nature, comme dans l’entrelacs des figures scythes ou persanes. De même, le Bernin, ce comble d’artifice, rejoint, par ses excès mêmes, les efflorescences surabondantes de la nature. La métaphore, qui stylise ce que les critiques nomment, souvent péjorativement, l’écriture artiste, est au principe même des phénomènes naturels, où les plantes se déguisent en animaux et inversement, où les tournesols empruntent au soleil vers lequel ils se tournent sa forme rayonnante.

Au naturalisme de Zola s’oppose le naturalisme de Fabre et de Linné qui enchanta Jünger que l’on persiste à nous présenter comme un « esthète ». La nature métaphorise et se métamorphose par nature. Et elle écrit. Novalis parle de l’écriture des pierres, des branches, des feuilles, des cristaux de neige. Sitôt que l’on cesse de se laisser abuser par l’illusion de l’extériorité, écrire devient comme un prolongement du geste silencieux de la création. Nous lisons, nous déchiffrons le nuage et la pierre. En écrivant, nous continuons la lecture du monde à partir de son âme. Nous inventons des dieux qui sont les métaphores d’une réalité qui est en même intérieure et extérieure, nous suivons le bon vouloir du dieu tisserand qui entrecroise le fil de trame et le fil rapporté.  De tous les objets qui sortent des mains humaines, les livres sont les plus proches de la nature, avec leurs feuilles et leurs signes, leur mémoire inscrite, feuilletée, leur temporalité devenue concrète. Nous écrivons dans le temps qui passe, et parfois pour passer le temps ; et ce temps demeure, comme dans la nature, en traces visibles et plus ou moins déchiffrables. L’art de l’écrivain entre alors en concordance avec la botanique, la géologie. Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites ou deviennent des livres. En écrivant nous perpétuons la nature, mais encore faut-il être assez naturellement métaphysiciens, c’est-à-dire orientés (comme la chenille l’est par son devenir-papillon, pour reprendre une métaphore de Rozanov) vers cet autre-monde qui n’est pas séparé de ce monde-ci mais distinct, mais relié par des gradations infinies. Le supra-sensible n’est jamais que la plus haute branche du sensible. Dès lors que l’âme du monde les unit, comme le sel des alchimistes unit le soufre et le mercure, le sensible et l’intelligible cessent d’être ces mondes séparés, hostiles. Le surnaturel est naturellement le cœur de la nature, la métaphysique couronne la physique. Ce qui apparaît d’évidence dans la littérature antique ou médiévale.

 La psychologie moderne feint d’oublier tout ce qui nous apparente au monde. Elle feint de croire (ou croit, ce qui est pire) que nous pouvons être un objet d’étude. Moralement, cela ne vaut pas mieux que la vivisection ou les expériences des médecins fous dans les camps de concentration. Quiconque vous aborde en psychologue est un ennemi, et l’on peut être aussi, à soi-même, son pire ennemi. La psychologie, en littérature, c’est une façon de se voir déjà mort, mais sans renaissance immortalisante. Le dard du scorpion se retourne contre lui-même. L’écriture, disait Cocteau est du dessin dénoué et renoué. Ainsi l’écriture peut délier ; elle peut être aussi le collet qui nous étrangle. Si elle nous délie, elle délie notre âme de la croyance absurde de n’être pas un éclat (aussi insaisissable que la lumière qui bouge entre les feuillages) de l’âme du monde.

           

Philippe Barthelet :

  - Vos remarques me rappellent la sinistre définition de Bichat, sur quoi repose toute la médecine moderne : “La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Aveu terrible : c’est la mort qui définit la vie, qui est première - et dernière ; et la vie n’est que ce qui lui oppose une résistance par nature provisoire. Le provisoirement vivant est du mort par destination, du mort anticipé - et d’ailleurs l’examen médical par excellence n’est-il pas l’autopsie ? Quand Léon Daudet, qui savait de quoi il retournait pour avoir étudié lui-même la médecine, appelait les médecins des “morticoles”, la vérité qu’il énonce en un mot va bien au-delà de la simple satire. La mort (de l’homme) est sans doute le vrai nom de l’objectivité dont la science moderne s’est fait un palladium (et, après elle, les idéologies qui se donnaient pour des sciences, comme le marxisme). Les fameuses questions que pose Kant (“Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?”), c’est par un coup de force à la fois métaphysique et grammatical qu’il en fait les annonciatrices de sa question fondamentale : “Qu’est-ce que l’homme ?” où tout à coup il passe de la première à la troisième personne du singulier, comme si cette substitution de personne était légitime, comme si elle était même possible... Cette simple petite question qui semble si pédagogique, pour tout dire si ennuyeusement anodine, en vérité ouvre la boîte de Pandore des temps modernes : elle résonne comme un écho inversé, sur le mode interrogatif, ironique (mais d’une ironie archangélique, plus luciférienne que kantienne...) de la réponse, de la seule définition qui tienne et qui a été donnée une fois pour toutes et pour tous les temps par le dernier prophète du Christ, le procurateur Pilate : Ecce Homo, “Voici l’Homme”. L’Homme, la seule fois d’ailleurs où la majuscule est admissible, est devenu depuis le jour de sa Passion l’un des noms du Christ. C’est Dieu Lui-même et Lui seul qui se charge de la définition de l’homme. Chercher l’homme en dehors de Lui, c’est-à-dire en Lui tournant le dos par présupposé de méthode, c’est ouvrir la porte au néant. Le fameux “humanisme” des Lumières aboutit à toutes les atrocités possibles dont les deux derniers siècles ont été saturés : Maurice Clavel avait très bien vu que le prétendu “pouvoir de l’homme” que l’on exalte se révèle très vite et fatalement pouvoir de l’homme sur l’homme... L’homme définissable, l’homme objectif c’est l’homme mort, le cadavre posé sur le marbre devant le docteur Tulp, qui le lacère pour les besoins de sa leçon d’anatomie... Encore une fois, curieuse perspective méthodologique : l’anatomie du vivant s’apprend par la dissection des cadavres... Je songe encore à cet adage de l’ancien droit, qui pour la science moderne doit s’entendre à la lettre : le mort saisit le vif...

L’automne où nous entrons est singulièrement triste et gris ; on a justement l’impression que c’est l’âme du monde qui est souffrante, décolorée, atteinte de mille façons invisibles et que tous, sans le comprendre le plus souvent, nous en souffrons… « Saison mentale », ô Apollinaire, pour le pire, comme si le ciel des météores devenait fou à proportion de la folie intime que l’on veut à toutes forces nous imposer…

Permettez-moi de revenir à cette remarque capitale que vous venez de faire : sur le supra-sensible qui est la plus haute branche du sensible. Il me souvient des diatribes de Zarathoustra contre les prédicateurs d’arrière-mondes, diatribes, au reste, plus antiprotestantes que véritablement antichrétiennes ; et à mon étonnement d’adolescent encore tout imbibé de nietzschéisme, découvrant dans la Somme contre les Gentils l’affirmation de cette tranquille évidence : Præter hunc mundum non est aliud, au-delà de ce monde il n’y en a pas d’autre. Voilà, par la plume du Docteur Angélique, la simple et véritable doctrine de l’Église…

 Le grand secret de toute poésie, qui peut enivrer les poètes jusqu’à l’enthousiasme – la possession par un dieu - , lequel ne va pas sans un péril immense, et toute la poésie des temps modernes en est le martyrologe – le grand secret de toute poésie, retrouvé aussi bien par Novalis que par Hölderlin, comme s’il appartenait à l’Allemagne de nous sauver de la « littérature », avant d’ailleurs de nous perdre avec la « philosophie »… - ce grand secret, qui a l’enfantine simplicité de l’évidence, c’est que « l’autre monde » et ce monde-ci ne sont qu’un, reliés par les gradations infinies qu’évoque Edgar Poe dans son Colloque de Monos et Una ; c’est l’échelle de Jacob, ou encore l’arc-en-ciel, « arche d’alliance » ou écharpe d’Iris, la messagère des dieux…

 C’est l’intuition cardinale de Baudelaire : les correspondances, clef de la réalité, qui fondent aussi bien la lecture (avec ses différents degrés d’intellection, telle qu’on la pratiquait au moyen-âge) que la science héraldique : chaque chose est au-delà de soi, le signe et la figure de quelque chose d’un autre ordre, et c’est cette annonciation d’un autre ordre – d’un plus hault sens – qui donne à chaque chose l’essentiel de sa réalité ; sans quoi les choses, comme dirait Rostand, « ne seraient que ce qu’elles sont » : ne seraient plus que leur écorce ; leur abstraction, leur prose : ce qui est précisément le cas des choses modernes, lesquelles, comme par hasard, ne peuvent trouver place dans le blason. L’annonciation d’un autre ordre, c’est tout bonnement la définition du symbole, et pour bien comprendre l’enjeu, comme diraient nos contemporains, de cette question, il faut redire cette définition en quelque sorte physiologique de Léon Bloy que « c’est dans l’exacte mesure où un être est symbolique qu’il est vivant ».

Sur la plus haute branche, un rossignol chantait…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  -   Si nous perdons l’âme du monde, ou, plus exactement, si l’âme du monde est perdue pour nous (« Aurélia était perdue pour moi » écrit Gérard de Nerval), nous perdons en même temps notre âme, et le monde. Un monde sans âme, définition la plus laconique et peut-être la plus juste du monde moderne, est un monde qui n’est pas. Si l’âme du monde est perdue pour nous, nous perdons tout : le sensible et l’intelligible, le royaume de la nature et le royaume plus vaste de Dieu, ce qui nous distingue et ce qui nous unit, l’immobilité  et le mouvement.

Évoquant l’Âme du monde, Platon parle d’une « sorte de substance intermédiaire comprenant la nature du Même et celle de l’Autre » et dépasse ainsi ce que nous percevons ordinairement des Éléates et des « héraclitéens ». En perdant l’Âme du monde, nous perdons à la fois l’être et le devenir. Ceux qui veulent, nietzschéens improvisés tels M. Onfray, « renverser le platonisme », non sans prétendre se mesurer avec saint Thomas d’Aquin, ne renversent que leurs propres constructions et semblent avoir oublié de lire Platon : « S’il n’y a qu’immobilité, écrit Platon, il n’y a d’intellect nulle part, en aucun sujet, pour aucun sujet (…) Par contre, si nous acceptons de mettre en tout, la translation et le mouvement, ce sera encore pour supprimer ce même intellect au rang des êtres. » L’âme, ce qui anime, est ce mouvement qui sans cesse renouvelle la parenté du Même et de l’Autre, de l’être et du devenir. La « déconstruction » de l’Âme du monde coïncide avec le triomphe de l’explication mécaniste, elle–même principe de « l’homme-machine », désacralisé et « démystifié », dont tous les actes se trouvent alors explicables par la sociologie, la biochimie ou la génétique. Le sens commun le plus élémentaire, « l’enfantine simplicité de l’évidence », nous instruit déjà de la différence entre l’animé et l’inanimé ; différence qui n’a peut-être jamais été aussi perceptible qu’aujourd’hui ; car si, pour Hugo, « tout a une âme », si, pour Nerval « un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres », en revanche, entre l’homme et le robot demeure cette distinction décisive, métaphysique, que le monde moderne tend à abolir, et qu’il nous révèle précisément en voulant l’abolir. Ces hybridations cauchemardesques que les Tribulat Bonhomet modernes expérimentent, par les nanotechnologies, entre la cybernétique et la vie confirment aussi cet autre trait de génie de Platon qui affirme, contre Parménide, qu’il y a bien un « être du non-être ». Or, nous y voici : l’homme-machine dans un monde-machine ; ce qui prouve assez que tout ce que l’homme conçoit, il le réalise, fût-ce à l’intérieur de « l’être du non-être ». M. de La Mettrie voyait l’homme comme une machine, prédisposant ainsi la machine à se substituer à l’homme. Il ne restait plus à Mary Shelley, douée d’une belle intuition, qu’à décrire le Prométhée moderne sous les aspects du docteur Frankenstein, qui est le véritable mythe de notre temps, son « idéal », son aspiration fondamentale à fabriquer de la vie avec de la mort, c’est-à-dire à inventer une vie morte, atroce caricature de la renaissance immortalisante.

 À tant vouloir se « libérer » de Platon et de la Théologie médiévale, les modernes ne semblent plus disposer des instruments intellectuels qui leur permettraient de comprendre ce qu’il en est du « non-être » où ils s’agitent et s’évertuent, si bien que les uns demeurent « parménidiens » ( mais de caricature, il va sans dire), enfermés qu’ils sont dans leurs « identités » et que d’autres, les « festifs » dont se moque Philippe Muray, se veulent « héraclitéens », dans un individualisme de masse, un relativisme dogmatique (« rien n’est vrai, tout est relatif ») qui tendent au pire grégarisme. Les « réactionnaires » et les « post-modernes » s’opposent dans un théâtre où le divin brille par son absence. Mais qu’en est-il de ce qui brille dans l’absence ?

On en vient à croire que ceux qui nous annoncent la fin du monde sont d’incurables optimistes. La fin du monde, et non seulement la fin d’un monde, est derrière nous. Nous n’existons plus que dans la rémanence de ce qui fut ; et celle-ci commence à s’évaporer. Derrière ces décors, ces silhouettes, ces fantômes scintille le beau néant, l’éblouissement de la fin qui annule tout commencement. Le monde s’est entièrement dédit ; et ce dédire est « défaire », défaite et défection. Nous sommes vaincus, les fils ne tiennent plus à la trame mais virevoltent au hasard. Cette fin du monde, au demeurant, n’est pas un mal. La conséquence du mal échappe au Mal. Ce monde, emprisonné à l’intérieur de « l’être du non-être » n’est qu’un immense « faire-semblant » inconscient, pas même une supercherie ou une usurpation : un théâtre d’ombres. Cette fin du monde, on pourrait presque la dater, si donner une date à l’intérieur d’un temps aboli pouvait avoir un sens. Il y eut bien ce moment où le monde existait encore dans une haute dimension tragique et ce moment où il n’existe plus. Notre cas de figure est des plus étranges, car presque tous nos contemporains sont nés dans ce monde qui n’existait plus, autrement dit dans le néant, qui est, pour citer une de vos expressions, « la parodie du vide, lequel est un autre nom de Dieu ».

           

Philippe Barthelet :

 - L’optimisme que vous nous offrez, le seul recevable qui est ontologique (Deo optimo maximo, et comment l’essence du Bien pourrait-elle être autre chose que le meilleur ?) tient tout dans votre remarque  capitale : « la conséquence du mal échappe au Mal ». Autrement dit, le Prince de ce monde, qui comme tout prince appelle un surnom, pourrait être surnommé l’Inconséquent…  (Définition là encore purement ontologique, Dieu nous garde de conjecturer sur la psychologie satanique…) Il est fatalement inconséquent, par définition même, et cette impuissance finale l’enrage… D’où tant de proverbes (« le diable porte pierre ») et de contes où le diable se révèle, bien contre son gré, l’ouvrier et l’auxiliaire de Dieu…

 Tribulat Bonhomet, disciple rationaliste (et français) du Dr Frankenstein, siège aujourd’hui en tant que « sage » dans les divers « comités d’éthique » qui ont remplacé, sur le mode collectif, nos anciens directeurs de conscience. C’est un lointain neveu du Dr Faust, dont, faut-il le dire, les exaltations et rêveries préscientifiques l’impatientent un peu. Son postulat, qu’il a fait passé pour une évidence, laquelle est aujourd’hui la mieux reçue, aussi bien dans les académies que dans les magazines, est que le vivant n’est que l’étape préparatoire au technologique, qu’il n’existe qu’en fonction des prothèses dont on le perfectionnera pour donner enfin naissance au véritable homme-machine, selon une assomption mécanique de l’humain dont n’aurait osé rêver M. de La Mettrie. L’homme biologique n’est que le brouillon de cette merveille déjà dans les cornues. Il s’agit bien de « fabriquer de la vie avec de la mort », comme vous le dites ; ce qui nous ramène curieusement à la définition de Bichat – la vie comme mort anticipée, la vie étalonnée à la mort. Philippe Muray nous rappellerait peut-être que Bichat et Frankenstein étaient condisciples à la faculté…

Des générations d’apprentis bacheliers ont ânonné comme une évidence – encore une - , comme un requisit de la démarche scientifique, c’est-à-dire comme une condition du Progrès, l’allégation de Max Weber sur la science moderne qui doit « désenchanter le monde ». On n’a pas pris garde que ce parti-pris de désenchantement n’était rien d’autre que la négation – en pensée et en acte – de l’âme du monde ; autrement dit un suicide, ce que les plus lucides parmi les écologistes commencent à entrapercevoir. Le 4 juillet dernier, jour comme on sait de leur fête nationale, les Américains ont percuté une comète avec un de leurs engins. On en a énormément parlé, pour s’en réjouir presque toujours. Voilà un bon indice pour mesurer le degré d’irréalité où nous sommes parvenus : combien d’hommes ont ressenti cette prétendue « prouesse technologique » pour ce qu’elle était : un attentat misérable, non tant contre le cosmos que contre l’intelligence du cosmos, un enfantillage odieux et la preuve la plus atterrante de notre aveuglement et de notre débilité ? Et combien, parmi ceux qui l’auront ressenti, auront eu le courage de le dire – sauf à passer pour d’aimables excentriques ?

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  « Enfantillage odieux », - l’expression recouvre parfaitement tout ce que le monde moderne tient pour important et pour sérieux, tout ce qui exalte son lyrisme et son ingéniosité. Parmi ces enfantillages, l’un des plus récents a été de fabriquer un robot sur le modèle du cafard ! L’article de Science et Vie qui relate cette glorieuse incongruité précise que ce cafard-robot  possède, je cite, « la faculté d’interagir avec les cafards vivants et même de devenir leur leader ». Nous ne nous offusquerons pas, pour cette fois, de l’anglicisme…

Le génie de Villiers de L’Isle-Adam est d’avoir pressenti, par d’infimes détails, non seulement la logique moderne mais encore son style, sa bouffonnerie sinistre, son mélange de comique accablant et d’horreur latérale. Ce robot-cafard est, en soi, une métaphore admirable de notre temps ; il me fait penser à cette autre invention bonhomesque : le poulet génétiquement modifié pour être sans plumes et nous épargner par conséquent l’effort d’avoir à le plumer. On songe bien sûr au « bipède sans plumes » des philosophes et à l’avenir possible d’un humanisme au service d’une humanité déjà plumée. Ce que René Guénon, en métaphysicien, nomma le Règne de la Quantité, nous pourrons, en poètes, le nommer le Règne du cafard-robot et du poulet sans plumes. Notre avenir est bien tracé dans le néant, à moins de partager l’optimisme des punks qui vociféraient des « no future » sur leurs comptines électrifiées. Tout y conjure : nous serons dirigés par un cafard géant, maître d’une armée de cafards contrôlant et surveillant tout, le propre du cafard étant de cafarder.

Le plus terrible, comme vous le remarquez, n’est pas la chose en soi mais l’inconsciente inconséquence avec laquelle elle est accueillie. Tout se passe comme si de rien n’était, par inadvertance comme dans un mauvais rêve.  L’ouvrier de l’homme-machine est le trafiquant d’organes, on ne fabrique de la vie avec de la mort que parce que l’on sait fabriquer de la mort avec de la vie de façon industrielle. La modernité activiste débute avec les tanneries de peaux de Vendéens sous la Révolution française et ne laissa point, de décennies en décennies, d’être plus abominablement inventive. Et il reste des Modernes pour tenter de nous effrayer avec le Moyen-Âge… Vous avez remarqué l’insistance des ordinateurs à nous souhaiter la bienvenue. Il y a quelque chose d’effrayant dans la politesse des machines, surtout en des temps où les humains rivalisent entre eux en goujaterie. Bienvenue donc, dans ce monde qui « bouge », qui évolue, qui se modifie sans entraves…

Donc le contraire de la littérature, comme un appel à un « contre-monde » à ce monde. Un contre-monde non comme une batterie d’artillerie face à une autre mais comme « l’ombre bleue des amandiers » dont parlait André Suarès, cette ombre bleue qui nous éveille du mauvais rêve, en tombant, par les interstices de la terre, dans la crypte du Temple détruit.

Le « contre » cesserait ainsi de sembler en appeler à je ne sais quelle vaine dialectique mais indiquerait un « retrait », un recours au « Logos intérieur », une architecture souterraine, alors qu’en surface, il n’y a plus rien. Comment dédire ce qui déjà s’est dédit ? Comment défaire la défaite ? L’ontologie de ce contraire de la littérature expérimenterait ainsi par son « retrait » ce que Heidegger nommait « l’ expulsion-répulsante du néant ». Elle redonnerait à ce qui n’est pas l’éclat aveuglant de ce qui n’est pas et à ce qui est la ténèbre douce où pointe l’étincelle incréée, le « iota » de lumière qui demeure en nous alors que nous n’existons plus.

 

Philippe Barthelet :

 - Ce cafard-robot mérite d’être notre totem. Je songeais d’ailleurs, en feuilletant les « grands écrivains » qu’on propose maintenant à notre admiration, que nous étions passés de la « littérature pour mulots » - celle que Dominique de Roux trouvait chez Maurice Genevoix ­ à la littérature pour cafards ; ne manquait, pour être très exact, que la touche technocybernétique que vous ajoutez. Cafard-robot, donc, prouesse et enseigne des fameuses « nanotechnologies », dont on n’attend rien de moins que le salut solitaire du nouvel homme ; « nanotechnologies » qu’il faut sans doute entendre, avec l’aphérèse de  l’o initial, comme un perfectionnement de l’onanisme. Sous le totem de l’insecte, le cafard est à la fois celui qui rapporte, qui dénonce - qui cafarde ; celui qui prend les apparences de la religion pour mieux duper ses victimes et enfin, le climat psychologique d’affaissement, de lâcheté, de veulerie qui est la forme ordinaire de la « déprime » dont nos contemporains ne sortent pas - et peut-être dont ils ne veulent pas sortir. Selon les grimoires, le mot vient de l’arabe « kafir », traître à la vraie foi, lui-même emprunté à l’hébreu « cafar », renier. Les cafards, ou cafres, sont les infidèles. Comme les mots disent tout, si l’on prend la peine de les écouter, on notera que dans l’ancienne langue « cafarder » se disait pour parler beaucoup, et à tort et à travers. Assez bonne définition de la littérature parvenue à son stade terminal.

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  L’enfant qui pleure dans les ruines est l’âme qui nous sauve : elle qui nous appelle à la sauver est notre salut, notre âme. Cette âme est séparée de nous par des éons, par des siècles de siècles, par la nuit des temps, par des déluges infinis… Et cependant cet « hors d’atteinte » scintille dans la proximité extrême, sur le duvet d’une feuille ou dans l’onde lumineuse d’une pupille : cette ténèbre voyante ! La crypte du temple détruit est partout où la prière se recueille pour se déployer, - et à chaque instant. Telle est la sapience, qui affleure, la sagesse à fleur de peau, non l’abstraction mais la sainteté qui possède le don d’ubiquité, à la fois absente et présente, cachée et révélée, qui, selon la formule d’Héraclite, « nous fait signe ».

Je repense souvent à ce qu’écrivait Léon Bloy, lui aussi en révolte contre les « binaires » : «  Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles ». On peut ainsi espérer qu’une prière viendra pour nous aussi, dans deux siècles ou dans deux millénaires ; on peut croire que cette prière déjà nous sauve, que sans elle nous serions réduits au silence. Maistre nous apprend que l’injustice n’est jamais que provisoire et ne se perpétue que par notre ignorance. Il n’est point question ici de bons sentiments, mais seulement de bonne foi et de réalité. L’injustice est impossible : le repons surgit là où notre intelligence seule ne peut l’attendre. En témoigne l’œuvre et le destin impondérable de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit, si haute dans la douceur de son sacrifice que l’espace et le temps furent pour elle, et par elle, et pour de nobles causes, frappés d’inconsistance. C’est ne rien comprendre au sens des mots que de ne pas voir que la nature n’est qu’une dimension de la surnature, de même que l’espace et le temps ne sont que des éléments de la grammaire de Dieu, que Dieu  peut joindre et disjoindre à sa guise.

 Il est à craindre que ces dernières décennies ne furent pas sans contribuer grandement à nous faire oublier que le christianisme n’est pas seulement une morale vaguement « conviviale » ou « humaniste » mais aussi, mais surtout, une métaphysique et une poétique. Les gnosimaques modernes ne haïssent tant ce qu’ils nomment la « gnose » (où ils confondent tout et son contraire, Marcion, le New-Age, René Guénon et Henry Montaigu) que parce qu’ils ont abandonné la sapience chrétienne au milieu des ruines, et leur haine n’est autre que le masque de leur mauvaise conscience à l’égard de cette sapience, de cette âme enfantine perdue et délaissée.

 Si, pour Umberto Eco, la « gnose » est, je cite, « le fascisme éternel », si, pour les nostalgiques du maréchal Pétain, elle est une variation du « complot judéo-maçonnique », pourquoi ne pas tenter de la comprendre, à rebours de ces « binaires », tout simplement comme la Parole Perdue ?  Non certes la parole de Marcion, qui tente vainement d’arracher le Christ à la royauté davidique, ou celle des puritains de toutes obédiences, qui méprisent l’héritage grec, mais bien la parole perdue (car elle est perdue hélas !) de saint Augustin, de Jean Scot Érigène, de saint Bernard de Clairvaux, d’Hugues de Saint-Victor, de Jean de Salisbury, d’Angèle de Foligno ou de Maître Eckhart…La véritable gnose n’est pas outrecuidance, mais humilité. Ce n’est pas le savoir péremptoire du chrétien qui parle « en tant que » chrétien, du chrétien soucieux de sa « spécificité » chrétienne, mais l’humble sapience du Bien et du Vrai qui, je cite Scot Érigène, « surpasse la perception de tout esprit et de toute raison ».

Les moralisateurs modernes, eux, rivalisent à parler de « l’Autre ». C’est à qui sera le plus fort dans « le respect de l’Autre ». Concours d’« altérophiles » ! Mais qu’en est-il de leur propre cœur ? Qu’est-ce que le respect de l’Autre sans la connaissance qui nous rend identiques à lui, sans l’amour qui de cet Autre fait un Même ? Ce « respect » est une grimaçante caricature d’amour à quoi il faut opposer non une contre-caricature, comme le font certains intégristes, perdus en des combats subalternes, mais le contraire d’une caricature. Ce contraire-là donne tout son poids, toute sa vérité, à la voix seule, et même esseulée. Les Évangiles sont le récit d’une révolte contre l’esprit grégaire.  Quel est le sens de la Passion du Christ si une seule voix ne peut contredire toutes les voix et tous les silences ?

 

 Philippe Barthelet :

 -  Le point commun de la droite et de la gauche intellectuelle, c’est cette complicité objective et à beaucoup d’égards, spéculative, au sens étymologique : c’est un double miroir, et l’une renvoie à l’autre sans fin, puisque chacune ne se justifie que par son opposition à son opposée. Cette complicité de fait est beaucoup plus importante que leurs très contingentes divergences d’opinion. Elles s’entendent sur le fond pour exclure, et pis : décréter d’inexistence tout ce qui ne se passe pas entre elles : le théâtre de leur mascarade est le théâtre du monde, c’est même le monde tout court, rien n’existe en dehors du champ clos de leur parade d’affrontement. Il suffit de voir avec quelle unanimité instinctive la droite et la gauche se retrouvent pour condamner, par exemple, « la gnose » : il me souvient à ce propos d’un livre d’entretiens avec divers auteurs catholiques, venant de tous les points de l’éventail, de la gauche la plus conciliaire à la droite la plus intégriste. Tout en apparence les opposait, sauf un point, sur lequel ils se retrouvaient tacitement comme un seul homme : la dénonciation de l’entreprise « gnostique » de René Guénon. Guénon est à cet égard une pierre de touche merveilleuse qui, en abolissant les fausses querelles et les débats en trompe-l’œil, nous fait gagner beaucoup de temps…

Si je puis ajouter mon expérience toute chaude : un journal catholique m’a censuré au motif que je voulais parler des Saints de l’Islam d’Émile Dermenghem : j’aurais dû savoir qu’il n’y a pas de saints en dehors de l’Église – et que l’Islam est la cité du diable… On pense avec soulagement au vers de Péguy : « Moi qui ne suis pas un saint, dit Dieu »…

 Quant au « respect de l’Autre », qui pour nos grandes consciences est le dernier mot de la morale sociale, il n’éveille en moi qu’un souvenir, plutôt fâcheux : l’Autre, pour les auteurs ascétiques de jadis, c’était le nom de l’Adversaire, celui qu’on ne voulait pas nommer. Nos grandes consciences ne croient donc pas si bien dire. Le langage est toujours étymologique : il dit toujours la vérité, même à notre insu – surtout, peut-être, à notre insu. Nos moindres paroles sont des aveux ; des paroles manquées, l’équivalent des « actes manqués », c’est-à-dire comme on sait parfaitement réussis, du Dr Freud…

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -   Le comique (de répétition) est à l’œuvre dans les débats entre la Droite et la Gauche. On songe aux « petiboutistes » et aux « groboutistes » des voyages de Gulliver, qui disputaient de la façon d’attaquer l’œuf à la coque. Faut-il diminuer le chômage pour augmenter la consommation ou augmenter la consommation pour diminuer le chômage ? Le dilemme est peu cornélien et possède la tristesse qui caractérise le fond du comique.

 Il faut croire que la « folie » d’Artaud se confond avec la plus brûlante lucidité lorsqu’il nous parle d’envoûtements. Comment expliquer sinon que cette merveilleuse disposition de la rencontre du monde avec l’entendement humain, avec ses preuves innombrables et étincelantes d’amour humain et divin, soit réduite à ces tristes mascarades ? Qu’en est-il de ce monde de forêts, de sources, de cathédrales, ce monde où la beauté s’enchevêtre à la beauté sur la terre et dans le ciel ? Notre monde, divisé en une Droite et une Gauche, qui n’ont plus rien à voir avec les colonnes de Rigueur et de Clémence de l’arbre séphirotique, apparaît de plus en plus comme un traquenard. Et la Droite et la Gauche sont également adroites (en usant de leurs extrêmes réciproques comme repoussoirs) à s’associer en une tenaille propre à broyer toute pensée. Toute pensée débute là où les opinions se déprennent. Mais elles s’accrochent, comme des pièges à loups.

 Cioran, dans cette préface fameuse où il passe à côté de Joseph de Maistre, veut nous donner un « plaidoyer pour l’hérésie ». Mais c’est faute d’avoir compris la nuance maistrienne dont procède notre entretien. Or, j’y reviens, cette nuance, jugée spécieuse par certains, est avant tout logique. «  Non une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution ». Si donc, dans cette proposition on substitue le mot « négation », ou le mot « caricature » au mot « révolution », la logique de la phrase de Maistre éclaire la notion même d’hérésie. À la négation s’oppose non une négation contraire mais le contraire d’une négation, autrement dit une affirmation. De même nous faut-il opposer à la caricature du religieux non une caricature contraire (comme le fait par exemple Michel Onfray) mais le contraire d’une caricature. L’hérésie est moins une « déviance » qu’une caricature.

Les « gnosimaques », littéralement les « ennemis des connaissances », sont hérétiques en ce qu’ils caricaturent, dans un ordre inférieur, la nature inconnaissable de la Vérité. Ils ne consentent pas à la docte ignorance ; ils déclarent d’emblée ne pas vouloir savoir. On pourrait ainsi dire, non sans pertinence étymologique, que les gnosimaques sont des agnostiques péremptoires. L’hérésie gnosimaque, « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, suppose un asservissement de la métaphysique, une instrumentalisation de la Théologie, une subjugation de l’autorité par le pouvoir qui veut interdire l’accès à la perspective intérieure, ésotérique, « bâtinienne ».

Le combat n’est pas d’aujourd’hui. Les hérétiques dominants imposent leur hérésie en se prévalant du nombre, de la quantité, de la force brute. De même, les spiritualistes « new-age » veulent faire servir leur « spiritualité » au mieux-être de la société ou de l’individu, comme si l’Esprit devait être à notre service, et non le contraire ! Lorsque la métaphysique n’est plus que la valeur ajoutée, la plus-value de l’économie générale du monde, elle n’est plus rien. Les Modernes sont perpétuellement à la recherche de recettes pour mieux « fonctionner », comme ils disent. Mais c’est la navigation qui est nécessaire, et non la vie, comme semble répondre le proverbe latin. Nous ne naviguons pas pour mieux vivre, mais nous vivons pour naviguer. La sainteté est universelle ou elle n’est pas. Ne la concevoir que reliée à une appartenance spécifiante, c’est précisément nier sa catholicité, au sens premier d’universalité. Les Saints de l’Islam, qui furent grandement persécutés par leurs gnosimaniaques, témoignèrent, en toute connaissance de cause, de la sainteté universelle qui sait distinguer l’eau de l’aiguière, pour reprendre la métaphore de Rumî. Ne confondons pas la transparence de l’eau avec la couleur du flacon ! On se souviendra aussi d’Héraclite parlant du « feu mêlé d’aromates ». C’est toujours le même feu, qui seul importe !

 

Philippe Barthelet :

- Qu’est-ce qu’un auteur ? Je songe à ce que disait un de nos amis perdus : un auteur est celui qui fait des volumes. On me passera ce jeu de mots fondé non seulement en raison, mais, j’oserais le dire, en grâce (après tout, ou plutôt avant tout, Dieu Lui-même nous a montré l’exemple de ces calembours qui ne sont en réalité que le déguisement de vérités profondes - que l’on songe au suprême : « Tu es Pierre… »). L’auteur est voué par nature aux trois dimensions créées, et surtout à la plus mystérieuse, telle que saint Paul la spécifie : la profondeur. C’est précisément la profondeur qui distingue le volume du plan. Dans sa Vie de Proudhon, Daniel Halévy rapporte une conversation qu’il avait eue à la fin du XIXe siècle avec un ébéniste du faubourg Saint-Antoine. Il lui demandait pourquoi eux, les ébénistes, étaient anarchistes quand les tailleurs du faubourg Saint-Marcel étaient communistes. L’ébéniste lui a répondu : « À cause du volume ; les tailleurs travaillent dans le plan, qui n’a que deux dimensions, alors que nous autres travaillons dans les trois dimensions, ce qui change tout ». Ce qui change tout, en effet.

On notera en passant que le plan, surface plane, appelle le plan, programme économique ou politique : c’est la même logique géométrique, les planificateurs sont des tailleurs… On retrouve ici « l’exotérisme dominateur » dont vous rappeliez les ravages en tous domaines. Les tailleurs ont pour patron Procuste… L’exotérisme est en définitive une illusion d’optique.

 … Et quand on y songe, la « littérature » aussi… Car enfin, une grande œuvre est un accès immédiat à…, je ne sais comment dire, à une certaine dimension originelle qui s’impose comme une évidence (c’est d’ailleurs le seul sens précis de « génie », dont la littérature abuse tant : le génie est le sens de l’origine, l’évidence de son immédiateté : la caractéristique du génie est d’annuler a priori les scoliastes. À quelqu’un qui lui demandait un jour je ne sais quelle annotation qui « renouvellerait » l’œuvre de Simone Weil, Gustave Thibon avait répondu : « Depuis quand faut-il rafraîchir les sources ? »). Donc une grande œuvre (Sophocle, Dante, Shakespeare…) est une porte. On ne voit pas pourquoi il faudrait afficher dessus : « Ceci est une porte »… Comme disait Péguy qui à un examen avait dû expliquer Molière, et qui était resté sec, « c’est l’explication qu’il faudrait expliquer »… La porte, donc : me hante je ne sais pourquoi ce vers de Simone Weil, puisque nous parlions d’elle : « Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers ». Toute grande œuvre est une porte, je ne sais pas, Don Quichotte, Moby Dick, elle nous ouvre les vergers. Arrivent un jour les spécialistes des portes : ils ne s’intéressent pas aux vergers (au début, par politesse ; puis très vite ils mettent en doute leur accessibilité, puis leur existence) ; en revanche ils n’en finissent pas de mesurer les portes sous toutes les coutures, de les comparer entre elles, etc. Ils pensent ou feignent de penser (pensent-ils encore ?) que les portes servent à cela… et ils appellent « littérature » la connaissance précise, documentée, de toutes les portes qu’ils recensent. Vous me pardonnerez cet apologue un peu grossier, mais il n’est tout de même pas très loin de la définition quasi canonique que donne de la littérature l’excellent Marmontel : « la littérature est la connaissance des belles lettres ; (…), lorsque, aidé de ses lumières, (l’homme qui cultive les lettres) a acquis la connaissance des grands modèles en poésie, en éloquence, en histoire, en philosophie morale et politique, soit des siècles passés, soit des temps plus modernes, il est profond littérateur ». Sans doute Marmontel prend-il soin de distinguer le littérateur de l’érudit : « Il ne sait pas ce que les scoliastes ont dit d’Homère, mais il sait ce qu’a dit Homère ». Sur le fond et à plus de deux siècles de distance (cette définition originelle date des Éléments de littérature de 1787, où Marmontel reprend l’essentiel de ses articles pour l’Encyclopédie), sur le fond, disais-je, il n’est pas sûr qu’il y ait aujourd’hui grand-chose à distinguer : il ne s’agit pas de préférer la connaissance des grandes œuvres à celle de leurs scoliastes, il s’agit de constater que l’on ramène tout à la même aune esthétique (dans le meilleur des cas), avec plus ou moins de science. Une grande œuvre est un véhicule, au sens à la fois religieux et… mécanique ; un véhicule est ce qui permet un transport, c’est sa raison d’être ; pour la « littérature », le véhicule est un objet, dont la fonction est simplement d’être là – d’être un objet d’étude… Imaginez une automobile ou un carrosse sans roue, un bateau sans rame et sans voile ou mieux, un oiseau empaillé…

La littérature, j’en reviens à ma première image, ou l’étude des portes qui ne s’ouvrent pas : puisque s’ouvrir est la dernière des choses que l’on demande à une porte, on peut même se suffire de fausses portes, de portes en trompe-l’œil – et l’on pourra même soutenir qu’elles ont plus de qualités – de qualités littéraires – que les portes véritables, qui n’ont d’autre raison d’être que de se faire oublier au bénéfice de ce dont elles gardent l’accès. Le souvenir des vergers – et que les portes ne sont que des portes, que diable ! (si je puis dire…) - et ici, le mot de souvenir redevient le parfait synonyme le réminiscence – le souvenir des vergers, donc, quand il vient poindre et ardre les cœurs vivants, et bien cela donne le meilleur de la « littérature » qui précisément, n’a rien de la littérature au sens marmontélien dégradé : cela donne Rozanov, ses « Feuilles tombées » contre toutes les feuilles mortes « littéraires », ou Dominique de Roux, ou qui vous voulez de lisible qui soit pour son lecteur un accès, un passage – et non une porte close, ou pis,  une porte peinte sur un mur. La « littérature » ne mérite une heure de peine – et il en a toujours été ainsi – qu’à cause de ce qu’elle contenait de véridique ; qu’à cause, si vous voulez, de ce « contraire de la littérature » dont elle est l’écorce, ou l’excipient… C’est exactement ce que veut dire Villiers de l’Isle-Adam, quand il s’écrie : « Je me fous de la littérature, je ne crois qu’à la vie éternelle ». Eh bien précisément, la littérature, si elle n’est pas un moyen de vie éternelle - ce qu’elle n’est presque plus depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même comme connaissance médiate, sous ce nom dangereux – devient, et je pèse mes mots, un moyen de perdition. Il ne s’agit pas, bien entendu, de recomposer les listes de l’abbé Bethléem le si mal nommé : là encore, contresens évident : ce n’est pas par son contenu que la « littérature » est pernicieuse, mais par cette perspective spirituelle qu’elle nous dérobe ; elle est « intrinsèquement perverse », et dans cet ordre, Chateaubriand est peut-être bien pire que Sade…

C’est quand la littérature retrouve la vie éternelle, ou plutôt le service de la vie éternelle, quand elle n’usurpe plus l’attention, c’est alors qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Mais alors les critères qui seront les nôtres ne seront pas forcément ceux que manipulent les spécialistes des portes : c’est au nom de ce « contraire de la littérature » qu’Henry Montaigu soutenait que « Zévaco est plus important que Proust »…

Ce qui brouille évidemment un peu les pistes et les habitudes des auteurs de manuels… À mesure que les choses devenaient plus littéraires, c’est-à-dire plus desséchées, plus extérieures – les klippoth ou écorces mortes de la Kabbale, qui nous étouffent – cette voie du contraire de la littérature s’offrait plus escarpée, plus âpre, plus polémique (au sens littéral de la lutte pour la vie). Et les spécialistes des portes de stigmatiser benoîtement ces affreux « polémistes », qui se disqualifiaient eux-mêmes en haussant le ton : là encore, la définition du genre (où l’on enferme celui qu’on a ainsi défini) permet de ne pas se prononcer sur le fond : démarche éminemment littéraire. Encore un mot, et j’en aurai fini, je suis terrifié par cette inondation de paroles dont je vous prie de m’excuser : un mot de Drieu La Rochelle. Il dit un jour que sa génération était la dernière génération littéraire (et quelle ! songeons à tous les écrivains français nés entre 1885 et le début du siècle, entre Mauriac et Malraux) : « Après nous, il n’y aura plus le choix qu’entre la métaphysique et le bavardage ». Nous y sommes…

 

 Luc-Olivier d’Algange :

- La métaphysique et les jeux de mots sont des instruments de connaissance. Toute métaphysique tient ses pouvoirs et ses vertus éclairantes des mots et des choses qu’elle fait parler. Ce que vous dites de la porte en trompe-l’œil, qui pourrait servir de définition à la littérature bien-pensante, « citoyenne » (plus fallacieuse, sinon plus opaque, que la porte simplement close du « travail du texte », de ce formalisme pur qui fut à la mode vers le milieu du siècle passé) nous donne à comprendre la nature de notre « post-modernité » qui n’est sans doute rien d’autre qu’un peinturlurage du nihilisme. Certains eurent ainsi l’idée de repeindre, en banlieue, les immeubles couleur de sorbet, sans pour autant en rendre l’architecture plus rafraîchissante. Nous sommes au comble de l’opacité lorsque les apparences précisément ne sont plus des apparences, lorsqu’elles ne laissent plus rien apparaître ni transparaître. Sans doute l’ésotérisme n’est-il rien d’autre que la restitution de l’apparence à son essence, à sa liberté d’apparaître, ce mouvement d’apparition (« tout fut jadis apparition d’esprits », dit Novalis), que la véritable théologie honore par l’herméneutique et dont le sens est tout entier dans le mot révélation.

Ce qui me fait penser à cette trouvaille de Marcel Duchamp qui dissimule peut-être une intuition : la porte angulaire qui s’ouvre lorsqu’elle se ferme, et inversement. Cette intuition serait alors alchimique, en référence au traité d’Eyrénée Philalèthe, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Il n’est pas exclu, au demeurant, que Duchamp s’en soit inspiré. Celui qui vise le contraire de la littérature serait ainsi celui qui franchit le pas, mais il peut aussi, et c’est la principale et peut-être la seule vertu de la polémique, claquer la porte derrière lui. Alors, il disparaît. Il me semble que les auteurs que nous aimons écrivent en quelque sorte pour disparaître dans ces paysages qui apparaissent quand ils écrivent, dans ces vergers soleilleux, ou, s’ils inclinent au taoïsme, dans ces « montagnes vides »…

La porte qui ne donne sur rien sinon sur elle-même est à l’image de notre temps de fausses promesses : la liberté, par exemple, n’est plus qu’un argument publicitaire pour la servilité rigoureusement planifiée. Les scoliastes des portes cultivent une ingéniosité frivole à quoi il faut opposer, selon l’étymologie que vous rappelez du mot génie, l’ingénuité profonde des vergers.

L’exotérisme dominateur, le littéralisme morose, au demeurant, ne sont nullement « fanatiques » ou « médiévaux » comme feignent de le croire nos journalistes : ils sont frivoles, principalement occupés de modes vestimentaires, de foulards, et d’activités sexuelles. « Morale de midinette » disait Montherlant, les midinettes réduisant pareillement leurs curiosités. Et le littérateur est au diapason lorsqu’il devient sa propre commère ou celle des autres, non sans prétendre conférer à ses potins narcissiques ou fureteurs une « portée » psychologique ou sociologique. Mais à quoi se réduit cette portée ? À la désillusion érigée en fin mot de tout. La flèche tombe à ses pieds et voici le littérateur de s’enorgueillir de sa perspicacité : tout se peut réduire à une sacro-sainte banalité, le supérieur toujours s’explique par l’inférieur, le hasard et la nécessité régentent nos destinées et la Providence est un leurre. Ce qui manque à ces Messieurs, ce n’est plus la dialectique, c’est l’archée, autrement dit le sens de la profondeur qui naît de la vitesse de la flèche.

Il nous reste à nous désillusionner des spécialistes de la désillusion, à démystifier les démystificateurs qui sont les grands marabouts de notre temps. Que cache leur jubilation dépréciatrice, ce cri de victoire : « Ce n’est que cela ! » Quelle ruse du pouvoir s’exerce dans ce ricanement qui veut être le dernier mot ? Que nous veulent ces ingénieux de la dérision ? D’où procède, et vers quelles fins, cette méthode procustéenne ? Rien ne semble autant réjouir le Moderne que de savoir que nous ne serons bientôt qu’une carcasse vermineuse selon le hasard et la nécessité. Toute générosité est donc bien inutile et vaines la grandeur d’âme, la beauté sise dans l’instant. Le moindre signe de ferveur est considéré par nos « sceptiques » comme un ridicule ou un danger, mais c’est la vie même, pour ces censeurs, qui est ridicule et dangereuse. Si la littérature contraire n’est rien d’autre que le protocole de la désillusion, il revient au contraire de la littérature, qui n’est autre que la littérature hauturière, de retrouver les ingénuités magnifiques de la poésie et de la métaphysique, en précisant que la métaphysique inclut la physique, de même que l’âme inclut le corps. Il nous faudra donc pousser le pessimisme jusqu’au bout, traverser, comme le préconisait Nietzsche, tous les champs du nihilisme pour retrouver ce qui jamais ne cessa d’être là, le Royaume. 

Or le Royaume, à la différence de la nation, invention littéraire qui ne concerne que les hommes, s’ouvre sur les volumes de la terre, du ciel, et de Dieu. Ce qui insatisfait dans la nation, qu’il faut pourtant parfois défendre bec et ongles, c’est bien cette absence de volume, cette subjectivité abstraite que l’on nomme « identité » mais où le « culte du nous », de la nation, n’est jamais que la transposition du « culte du moi ». Celui qui appartient au Royaume n’a pas besoin d’identité : il appartient au Royaume, la question ne se pose plus. Et le Royaume lui-même n’a pas besoin d’identité, étant l’empreinte d’un sceau invisible, d’un plus haut Royaume dont l’autorité nous désillusionne du hasard et de la nécessité.

 

Philippe Barthelet :

- Oui, il faut en finir avec le nationalisme, où s’est fourvoyée la pensée royaliste au XXe siècle. Nous a-t-on assez répété que « nation » voulait dire naissance ! Eh bien précisément ce n’est pas naître qui nous intéresse, mais renaître ; non pas le corps de chair passible et mortel mais le corps glorieux, ne soyons pas si modestes… Que la pensée royaliste s’achève dans la cuisine de M. Renan m’a toujours révulsé… « Qu’est-qu’une nation ? » Je vous répondrai comme aurait peut-être répondu un homme du XIIe siècle : je n’en sais rien – et moi qui suis du XXIe j’ajouterai que je n’en veux plus rien savoir. Bien sûr je n’oublie pas, comme vous le rappelez, que la nation est une réalité première, immédiate qu’il faut parfois défendre bec et ongles, comme il l’a fallu au début du dernier siècle, quand Maurras et quelques autres ont fondé « l’Action française ». Mais au fait s’agit-il tellement de « nation », en l’occurrence ? Un autre supposé « nationaliste » (voire « maurrassien », selon la vulgate médiatique), le général de Gaulle, n’emploie presque jamais ce mot : ce fut une surprise pour quelques politologues qui avaient passé ses discours à la moulinette informatique. Le mot « nation » n’apparaît presque jamais ; de Gaulle parle de « France », naturellement, et de  « patrie ». Rappelez-vous l’appel du 18 juin : « Notre patrie est en péril de mort : luttons tous pour la sauver ! » Au lieu que la « nation » est une invention révolutionnaire, la réduction biologique et pour tout dire la perte du Royaume. Allez donc voir dans une vitrine du métropolitain, sur le quai de la station Odéon et à côté du buste de Danton l’un de ses signataires, le décret n° 222 (pourquoi pas 666 ?) en date du 21 septembre 1792, « an quatrième de la liberté » : « La convention nationale décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France ». Le décret a pour en-tête un blason aux trois fleurs de lys entre lesquelles court en capitales le nom du nouveau souverain, « LA NATION FRANçAISE » et en dessous le millésime, « 1789 ». Pierre Boutang, qui a fait de ce nom le titre de son journal, n’a pas dû prendre souvent le métro à Odéon…

Vous me permettrez ici de vous citer en rappelant l’opposition capitale que vous faite (capitale, j’insiste, et s’il y a un jeu de mots, eh bien c’est qu’il a peut-être un sens) entre les deux titulatures à quoi les historiens et les politologues prennent d’ordinaire si peu garde : entre “roi de France” et “roi des Français”. C’est Louis XVI le premier, rappelons-le, qui a accepté de n’être plus que le “roi des Français”, c’est-à-dire le roi de ses contemporains, des hommes actuels vivant au même moment que lui, à l’exclusion des morts et des hommes à naître, à l’exclusion des bêtes, des fées, des anges et des démons, à l’exclusion des arbres, des pierres, des rivières, de la terre et du ciel, en un mot de tout ce qui fait que la France excède infiniment sa réduction nationale… La “nation” est ici la réduction du “royaume” aux deux dimensions du plan… Louis XVI avait parjuré, je sais qu’il n’est pas bien vu de critiquer le roi-martyr, mais enfin, être “roi des Français”, ce n’est pas ce qu’il avait promis à son sacre… Il fallait bien qu’il meure pour expier, rétablir un équilibre mystérieux qu’il avait perturbé – et le vrai roi-martyr est le petit Louis XVII, véritable dernier roi de France, mort Dieu sait quand…La disparition de la royauté en France est le secret de Dieu – et j’entends “disparition” comme mouvement inverse à l’apparition, au sens où l’emploie Novalis.

Après, il y eut les rois restaurés, “de France” (et même “… et de Navarre”) pour rire, car enfin, la royauté ne se restaure pas plus que les têtes ne se recollent (on prétend que les saints de la cathédrale de Reims, décapités par les révolutionnaires et que l’on avait replâtrés en hâte pour le sacre de Charles X, ont reperdu leur tête au moment de la canonnade…) Enfin Louis-Philippe a cru pouvoir assumer la révolution en reprenant la titulature de 1791 : “roi des Français”, où le baiser de La Fayette remplaçait l’onction de Reims. Sans doute son petit-fils, au moment de devenir, à la mort du comte de Chambord, le chef de la maison de France, a-t-il voulu prendre en charge tout l’héritage capétien – c’est pourquoi il a tenu à s’appeler Philippe VII et non Louis-Philippe II. Il n’en reste pas moins que la cause royale a été dévoyée, au XXe siècle, par le nationalisme… C’est si vrai que Maurras a fini par se brouiller avec son prince et lui préférer un quelconque Franco ou Pétain – un régent qui préparerait les voies à la restauration, mais qui les préparerait à n’en plus finir (on réédite Mac-Mahon). La moindre ganache étoilée fait l’affaire mieux qu’un prince : on croit dire “vive le Roi !” quand on a dit “à bas la république !”. Les monarchistes (si peu royalistes, au fond) de 1870 à 1950 auront tout perdu à cause de leur nature profondément timorée – à cause de leur nationalisme. Quand Pierre Boutang (pourtant l’un des plus fols – l’un des moins à l’abri de la sagesse calculatrice de M. Renan qui compte ses hommes, ses rois (“les quarante rois qui ont fait la France” !) ses sous et ses abattis – quand Pierre Boutang, donc, appelle son journal, par quoi il veut refaire l’Action française, la Nation française, il dit tout : il manifeste aussi que tout est dit, que le cycle du nationalisme français (et de la confusion nationalisme-royalisme) se referme. Il a cru que le général de Gaulle serait un Monk possible – encore un, et cette fois-ci le bon ; et puisqu’il y avait un prince, qui s’apprêtait nous disait-on à “remonter à cheval”… On sait comment tout cela a fini, de catastrophe en catastrophe jusqu’à la faillite personnelle… Aujourd’hui, Dieu merci sans doute, la confusion politique n’est plus permise : la cause royale n’a même plus d’apparence…

Je ne veux pas m’acharner contre Maurras, mais enfin est-ce qu’il est absolument nécessaire que les royalistes partagent le goût des nationalistes pour les uniformes ? Ce n’est certes pas Joseph de Maistre qui aurait soutenu Mac-Mahon, ou Boulanger, ou Pétain, lui qui disait que le pire des gouvernements est le gouvernement militaire… Le fond du problème est que ces monarchistes des deux derniers siècles n’étaient que très peu royalistes…Aujourd’hui, le malheur des temps est comme toujours simplificateur : nous ne pouvons plus nous leurrer avec je ne sais quel “pays réel”, qui attendrait que l’on remette en place le trône renversé, une fois liquidé le malentendu de la République. La république n’est pas un malentendu : c’est l’écorce morte de la royauté, la chair méhaignée du Royaume, qui attend la question de Perceval…

 

Luc-Olivier d’Algange :

- La liberté, mot infiniment galvaudé, ne vaut que lorsqu’elle est, non une abstraction, une généralité, mais un envol qualifié. Sinon elle est ce “partout”, exact équivalent de “nulle part”, autrement dit un “sur-place” désespérant. Il nous faut des libertés qui soient autant de qualités. Or, la seule expérience est un leurre publicitaire. La liberté ne s’expérimente pas en laboratoire, elle se vit, elle s’établit comme on établit une relation. Ainsi on ne tarde pas à s’apercevoir que les expériences de la liberté qu’on nous propose sont autant de chausses-trapes, de faux-semblants qui s’apparentent plus ou moins au tourisme organisé, cette utopie réalisée du moi qui perdure “tel quel” mais ailleurs…

Ce qui importe, c’est de passer de l’autre côté du miroir, avec les gants, comme dans le film de Jean Cocteau, de l’autre côté de cette onde sombre et frémissante… Dans ce franchissement du miroir, je vois la définition même du mot “relation”. La relation haussée au mystère devient translation orphique. Et l’on voit bien, alors, à quel point le monde où nous sommes ne veut rien savoir de la liberté, à aucun prix ! Ce monde modernisé est un monde où chaque individu est l’ennemi personnel de l’homme libre. D’où ce terrifiant grégarisme, cette socialisation extrême (toujours au seuil du lynchage ou de la lapidation) qui est le propre de la démocratie fondamentaliste dont la devise demeure : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”.

Mais revenons à Cocteau, et à ce que l’on pourrait nommer son hypnosophie et distinguons d’emblée cette hypnosophie, en tant que science orphique, de cette sorte de culte de l’inconscient où se complurent parfois les Surréalistes. J’y reviens précisément en écho à ce que vous disiez de l’Incarnation. Ce qui s’incarne, ce qui prend chair, est semblable à ce sommeil qui nous prend. L’incarnation est un ensommeillement de l’âme, mais il faut distinguer le sommeil léthéen, le sommeil des vagues noires de la surface du sommeil lumineux des tréfonds où retentit la clarté de l’incréé (de l’En-Sof, pour user du langage des kabbalistes). Il y aurait donc deux sommeils, l’un n’étant que la houle ténébreuse de notre état de veille ordinaire, - qui n’est lui-même qu’un état somnambulique ; l’autre étant le sommeil bruissant de clartés, le sommeil d’enfance, le sommeil enchanté qui s’ouvre sur l’éveil véritable, sur ce matin philosophal dont la rosée rafraîchit les mains et les joues. La chair alors n’est plus ce qui sépare de l’âme, mais le sommeil et l’éveil de l’âme. Le somnambule moderne livré à son activisme technomorphe ou lucratif ne peut ni dormir ni s’éveiller, ni s’incarner. Il est cette abstraction, cette virtualité errante, insomniaque et jamais éveillée, cette réalité spectrale manipulée par les logiciels, ce déni absolu de la réalité douce ou tragique, de cette “tache bleue du Pacifique” que vous évoquiez, et qu’il appartient aux hypnosophes, autrement dit aux poètes, de nous restituer.

Toute chose ne cesse de s’endormir et de s’éveiller ; nous avons oublié cette inspiration et cette expiration. On mesure les vertus de l’hypnosophie, dont Nerval et Jünger furent les intercesseurs, dès lors que l’on considère la littérature née de son absence. Nous évoquions, dans une conversation à la fin du précédent millénaire, s’il m’en souvient, cette héraldique du songe à propos de Jünger… Toute œuvre digne de ce nom est un armorial, - dont elle possède aussi les lignes fermes et les couleurs éclatantes et profondes. Toute œuvre est un éloge de la lumière qu’elle capte et qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur.

Les œuvres héraldiques sont les œuvres où l’on se perd, et parfois une seule phrase y suffit, mais l’on s’y perd comme on se perd dans le Grand Ordre, dans une cathédrale, dans une forêt. On s’y perd pour s’y retrouver dans la clairière, comme l’éveil au sommeil succède. Le progressisme, qui favorise la pire régression, n’est autre que la méconnaissance des contrées du sommeil, de cet “au-delà des portes de corne et d’ivoire” qu’évoque Nerval aux premières lignes d’Aurélia (qui est sans doute le texte fondateur de ce que nous nommons ici le “contraire de la littérature”.) Ne jamais se recueillir, ne jamais s’abandonner, être dans le faux-jour perpétuel de la technique, abolir toutes les distances dans une omniprésence somnambulique… - rien d’étonnant alors à ce que les Modernes veuillent éperdument le “changement”, et même la mort : leur monde est invivable. Observons qu’à l’inverse les hommes des sociétés dites traditionnelles craignaient et même détestaient le changement : signe, peut-être, qu’ils se trouvaient dans un monde heureux ?

Nietzsche ne dit rien d’autre dans son chant des Douze Coups de Minuit : “D’un rêve profond je me suis éveillé / Le monde est profond / Et plus profond que ne le pensait le jour / Profonde est sa douleur / La joie plus profonde que l’affliction / La douleur dit: Passe et finit / Mais toute joie veut l’éternité / Veut la profonde éternité.”

 

Philippe Barthelet :

- Mutantur non in melius, sed in aliud… Sénèque le remarquait déjà à propos ses contemporains, « modernes » avant la lettre, qu’ils voulaient changer non pas en mieux, mais en autre chose… Les modernes sont mal assis, « mal perchés », comme disait Baudelaire de son éditeur, et ce prurit de changement sans fin ni cesse et à tout prix est, en effet, à la fin des fins et même s’il se méconnaît comme tel, une aspiration à la mort… (D’ailleurs il serait facile – et lugubre – d’énumérer tout ce que notre monde a de thanatocratique… L’enfer du décor, pour reprendre une autre de vos expressions qui a la concision – et la complétude – d’une devise héraldique…)

L’héraldique me fait songer à un autre vieux mot, du vocabulaire d’avant le déluge, et qui connaît aujourd’hui une vogue singulière, celui de « médiatisation ». C’est l’office des “médiateurs” : on désigne sous ce nom tous ceux, journalistes, intellectuels, oracles divers, qui parlent ou écrivent dans « les médias » pour nous, c’est-à-dire à la fois pour notre gouverne et à notre place. Le mot est révélateur. On ne pourrait donc avoir accès à la réalité que par la médiation des medias… On parlait autrefois, en droit germanique, des princes « médiatisés » : c’était ceux qui, relevant directement de l’Empereur, voyaient leurs États incorporés dans un autre État vassal. Nous voilà tous, désormais, médiatisés – privés d’une relation directe avec l’empire de nous-mêmes et soumis à la tutelle pédagogique de tous ceux qui pensent et qui parlent pour nous…

« Vous avez mis les peuples au collège », ô Bernanos, qui aviez flairé l’imposture d’instituteur de la démocratie… La pédagogie universelle, panacée à tous les maux de l’homme et de la société, thérapeutique efficace du péché originel… On devrait s’interroger un peu sur le cousinage de « pédagogie » et de « démagogie »… On devrait rappeler aussi, en passant, qui est l’inventeur de l’expression « éducation nationale », cette formule de la démocratie comme pédagogie perpétuelle : le marquis de Sade, dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, un intermède théorique de la Philosophie dans le boudoir… Eh oui, le texte fondateur de la République française est un chef-d’œuvre de la pornographie. On peut d’ailleurs tout reprocher à Sade, sauf de manquer de conséquence ; « l’éducation nationale » est pour lui le combat contre la religion des « imposteurs chrétiens » et la propagation de l’athéisme : « Français, vous frapperez les premiers coups ; votre éducation nationale fera le reste ». Il réclame donc d’enlever au plus tôt les enfants à leurs parents : « N’imaginez pas de faire de bons républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la république ». D’ailleurs, pour lui, la communauté des enfants répond de la communauté des femmes. « L’amour » doit être une passion commune, et c’est faire injure à ses semblables que d’aimer quelqu’un en particulier, puisque c’est leur retirer un objet de jouissance possible… Les enfants naîtront sans père, tous fils de la « patrie » : on reconnaît là la théorie des Lebensborn hitlériens. Hitler, en bon Allemand, a pris au sérieux la « grande Révolution française », dont il avait annoncé dès son arrivée au pouvoir que « la révolution nationale-socialiste » serait l’accomplissement (mais on s’est bien gardé de le répéter, surtout en France…)

Autre point sur lequel le divin marquis est un précurseur du nazisme : l’élimination des « enfants difformes » : il explique que la dépense des hôpitaux, asiles et maisons de charité, « richement dotés pour conserver cette vile écume de la nature humaine (sic) » doit être « réformée par la nation » ; en effet, « tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où il la reçoit ». Voilà qui est clair, et surtout qui est logique ; encore une fois, au contraire des « républicains » à qui il s’adresse, Sade à l’éminent mérite de la cohérence. Il ne recule devant aucune conséquence des principes qu’il défend. Son culte de la nature – la « loi de la nature » qui est pour lui la loi suprême n’est rien d’autre que la loi du plus fort, au sens de Hobbes – le pousse à conclure en souhaitant la mort de l’homme : en effet, la nature est sainte, rien n’est crime à ses yeux et la seule fausse note du concert universel est apporté par l’homme et toutes les chimères, « impostures » et « superstitions » qu’il enfante sans cesse. Que si la nature nous enseigne la Raison, elle nous désigne fatalement le seul obstacle au règne incontesté de celle-ci – et cet obstacle, c’est l’homme lui-même. Quand Sade dit que le triomphe de la nature serait la mort de l’homme, il ne fait que pousser le sophisme « humaniste » jusqu’à ses dernières conséquences. Je ne vous cache pas que j’ai pour le marquis de Sade une inavouable tendresse ; et que je donnerais pour son œuvre – y compris tout ce fatras ergastulaire qui est à peine fait pour être lu – tout Voltaire, tout Diderot et même tout Jean-Jacques, sans compter tous les petits maîtres… il n’a manqué à tous ceux-là que de vivre quinze ou vingt ans de plus, pour connaître – et croyez que ça n’aurait pas manqué ! – le sort de ce pauvre Condorcet : celui-là, la conséquence qu’il n’avait pas dans l’esprit, les événements se seront chargés de la lui enseigner… Ce que j’aime par dessus tout chez M. de Sade, c’est ce « plaisir aristocratique de déplaire » qu’il manifeste quasi à son insu. Ce n’est pas un fils de notaire ou de marchand de couteaux, il n’a rien de ce pharisaïsme chafouin, de cette prudence petite bourgeoise des « philosophes » : lui s’expose, « se mouille », joint le geste à la parole et soutient les conséquences de ce qu’il dit, même si ce qu’il dit est délirant – même, ou surtout, peut-être. Pierre Klossowski observait que deux hommes seulement auront compris la Révolution pour ce qu’elle était : une « communauté caïnite », et il les place de part et d’autre de son allégorie, comme deux soutiens héraldiques : le marquis de Sade et le comte de Maistre.

 

Le soleil de l’après-midi faisait briller les vitrines ; les deux causeurs étaient les derniers convives, et les serveurs échangeaient entre eux des regards appuyés. Ils ouvrirent soudain de grands yeux quand le dernier qui avait parlé, un cigare à la main qu’il humait, les interpella : “Garçon ! la guillotine !”.

 

L'ouvrage entier, naguère publié par les éditions Arma Artis, est réédité aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria

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23/12/2021

Marelle, conte fantastique:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Marelle

conte fantastique

 

« Le printemps est revenu de ses lointains voyages »

O.V. de L.Milosz

 

Sans doute le moment est-il venu de dire enfin ces vastes songes qui vinrent à m’envahir dans les premières journées de ce limpide et tournoyant printemps 1985… Songes immenses où sans cesse je me dédoublais en moi-même, me retrouvant et me perdant, de même que chaque seconde se divisait et se mirait infiniment dans son propre miroir, de telle sorte que l’aire du temps s’élargissait et prenait une allure fatidique et divine. Et je m’éveillais sous un ciel crépusculaire, un ciel majestueux et lent comme une cosmogonie sans mémoire. J’avais beau me révolter et user de stratégies diverses pour échapper à cette fatalité, je ne m’éveillais qu’au cœur de la dramaturgie du crépuscule, à l’apogée du spectacle pour ainsi dire, - où venant de franchir le rideau de l’heure bleue on se retrouve environné du prodige des couleurs réinventées, d’un luxe extrême, presque offensant si l’on songe aux circonstances humaines qui accompagnent cette hautaine fête flamboyante à laquelle, il faut bien le reconnaître, ne participent que les poètes, les amoureux et certains désespérés dans l’essor de leur philosophie la plus ardente, la plus alchimique.

Non, jamais de ma vie je n’avais autant dormi que durant ces premiers jours du printemps où tous les soleils, tous les nuages, toutes les pluies semblaient s’être donné rendez-vous pour m’offrir une sorte d’exhaustive anthologie météorologique dans laquelle j’étais voué à m’ensommeiller à perpétuité, n’émergeant qu’à la fin du jour comme pour une répétition théâtrale, une leçon du demi-jour précédant la leçon de ténèbres, tel un enseignement liturgique de ces orées où la conscience troublée hésite à se reconnaître, à se retrouver en elle-même et s’épanouit alors dans l’extériorité somptueuse des couchers de soleil.

Or, ces couchers de soleil, moi qui durant tout un Printemps renaquis en eux, je puis dire qu’ils brûlaient interminablement dans les profondeurs ultimes de la couleur turquoise, riche d’éblouissements secrets et comme retenus, des ors, des pourpres sur le point de défaillir amoureusement, de s’effondrer en des cités désertées, des civilisations oubliées, de s’engloutir, telles d’irrémédiables Atlantides.

Chaque soir ces couchers de soleil duraient des années. C’étaient des décennies versicolores où mon âme pouvait se métamorphoser, emprunter des masques, des personnalités étrangères et se retrouver intacte et différente comme après un long périple à travers des pays, des mers, des amours, des souffrances, des guerres, se retrouver soudain toute jeune, ingénue, frémissante ; et c’est à ce moment-là que j’ouvrais les yeux, que je me déprenais du Songe, mais n’était-ce pas pour entrer d’emblée dans une autre irréalité ?

Mais que nous font les prétendues réalités et les présumées illusions si nous ne reconnaissons que le souveraineté du Sens et de la Mémoire ? Et que serait, à dire vrai, une réalité insignifiante et dont on ne se souviendrait guère ? Jamais le sens de la vie, et de son au-delà, jamais le sens des silhouettes, des lumières, des mots, des souffles et des soupirs ne fut si orgueilleusement présent, si paonnant, que dans ces rêves dont je me souviens avec une exactitude presque terrifiante.

La pluie venait de cesser et le ciel s’éclaircissait à une vitesse presque miraculeuse, si bien que les gouttes d’eau qui ruisselaient encore sur la vitre furent soudain illuminées, vivantes d’une limpidité annonciatrice où je sus reconnaître ce temple d’Iris, microcosme du grand drame solaire de l’Occident. N’est-il point dit que toutes les épiphanies du monde sont contenues dans une seule goutte d’eau ? Soudain mes yeux captaient un éclat vert, vert comme l’herbe du Printemps après la pluie, suivi d’un éclair bleu et d’une luminescence qui me fit penser, j’ignore pourquoi, aux pupilles de ces chats albinos dont la fourrure est d’un blanc neigeux. Comment donc ma passion du déchiffrement, passion aussi ancienne que mes souvenirs, ne se fût-elle point saisie de ces couleurs afin d’y discerner une syntaxe occulte, un message à moi seul destiné, tant il est vrai que les messages de l’invisible appartiennent à ceux qui savent les déchiffrer au moment même. Ainsi étudiais-je de subtiles alternances… Rubis, saphir, émeraude, saphir, émeraude, rubis, et voici un éclat jaune, imprévisible, jaune comme les boutons d’or qui sauvèrent la vie de Wolf Solent. Par un jeu d’analogie et de correspondance numérale et sémantique dont le détail m’échappe, je parvins à force de calculs et de permutations à trouver pour ainsi dire la clef de voûte du discours scintillant qui m’était adressé au seuil de cette nuit de Printemps. C’était un mot sur lequel je retombais toujours, quels que fussent les modes opératoires de mes translations vertigineuses qui, d’un scintillement, induisaient un nombre, du nombre un symbole et du symbole une lettre, et d’une lettre une couleur, faisant au terme du processus l’office d’une sorte de preuve par neuf mystériosophique : un mot qui dans tous les sens et de toutes les façons me revenait, s’imposait avec une insistance énigmatique, le mot MARGELLE, évoquant quelque parc à l’abandon, et la nuit des eaux profondes, semblable aux pupilles de l’Aimée.

Chaque fois que j’étais sur le point de parvenir au terme d’un déchiffrement, ce mot commençait à frémir, à transparaître, avant, toutes démonstrations faites, résonner en moi comme un cri de victoire, comme un appel ! Mais, de même que toute soif spirituelle n’est jamais comblée que par une soif plus grande, cette victoire exigeait une autre victoire sur moi-même et sur le désordre et l’insignifiance du monde profane, et cet appel exigeait une réponse. Il était hors de question d’en rester là, de se contenter de ce mot, aussi évocateur qu’il fût et merveilleusement accordé à la nuit qui s’approchait et au Printemps qui s’éveillait.

Margelle n’était que le nom de la première épreuve surmontée, le don enfantin et ravissant qui m’était fait d’un mot, d’un vœu exaucé, d’un signe qui voulait dire : «  Tu es sur la bonne voie. Va à la recherche de cette Margelle dont le nom est le talisman qui te gardera des bassesses et des dangers. Va, car depuis que tu connais ce mot, il ne t’est plus permis de demeurer en ce monde comme si de rien n’était. Il n’est point de liberté nouvelle qui ne soit aussi une plus haute, une plus noble obéissance. »

C’est alors que la voix qui avait prononcé en moi le mot Margelle m’apparut dans son identité propre et je sus (avec quel déchirement du cœur et quelles larmes brûlantes !) à qui appartenait cette voix qui s’adressait à moi, fougueuse, jeune, lointaine et déchue en châtiment d’une faute que j’avais commise et que jamais je ne saurais me pardonner. Ainsi cet appel me venait de mon amante prédestinée. Elle que j’avais oubliée dans la honte extrême d’une trahison pire que la mort. Elle que j’avais reléguée dans les marges de l’oubli, dans les terrains vagues d’un mensonge accordé à la déréliction. Elle, dont je m’étais montré indigne en l’oubliant, pour vivre, mais tellement à côté de la vie que cela ne valait pas même la peine d‘en parler… Elle volait à travers moi, fulgurante anamnésis dans le mot Margelle que j’avais su déchiffrer grâce à la langue des oiseaux. Il était dit que le jeu de l’eau et de la lumière, cette divination baptismale et lustrale devait me reporter vers le Cœur, et des larmes inondaient mes yeux, brouillant toutes les couleurs au ressouvenir de l’incomparable beauté de cet amour ancien.

« Margelle… Margelle… » Sa voix se faisant de plus en plus pressante, comme pour m’enjoindre à dompter mon émotion et à mieux comprendre le sens de l’appel. Je compris qu’il me fallait agir et vite. C’était une question de vie et de mort, mais au sens orphique. Une ligne de passage m’était donnée en plein ciel par l’envol d’un mot, une ligne de passage vers cet autre côté, où, à n’en point douter se trouvait un jardin, et, au cœur de ce jardin, un puit, une margelle. Et je devais m’y rendre toutes affaires cessantes, à la faveur de cet immense crépuscule de Printemps qui me donnait, par bonheur, une avance sur l’Ennemi par excellence, Kronos, dont tous les autres ennemis qui pouvaient se trouver sur mon chemin ne seraient jamais que les incarnations subalternes et provisoires. Or, que cette avance me fût donnée, je savais, de science certaine, que je ne devais en rendre grâce à nul autre qu’à Apollon en personne, - je veux dire : non point à une quelconque métaphore littéraire, mais au dieu, dans son immédiate présence réelle que j’avais célébré, en ma jeunesse, par d’innombrables poèmes.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, je me retrouvais assis à l’arrière d’un taxi qui traversait à vive allure un paysage de chênes et de pommiers que noyait une lumière d’or. Au lieu de la veste de chasse que je portais tout à l’heure, j’étais revêtu maintenant de ma plus belle veste en laine de cachemire couleur bleu-nuit et d’une écharpe blanche, sans doute davantage à des fins conjuratoire que pour me prémunir du froid. La température, en effet, était douce si j’en jugeais par les tourbillons d’air chargés d’une senteur de pomme qui me venait des vitres baissées de la voiture, senteur douceâtre comme porteuse d’une nostalgie elle-même moribonde, abandonnée aux ténébreuses macérations de son propre abandon qui flottait, indécis, sans objet, dans la tiédeur de l’air vespéral.

Saisi d’une inquiétude soudaine je voulu dévisager le chauffeur mais ne voulant point paraître inconvenant en me penchant pour le regarder au visage, j’essayais inutilement de l’apercevoir dans la rétroviseur qui ne me laissait voir qu’une épaule des plus impersonnelle. Par ailleurs, ne gardant aucun souvenir de l’indication que j’avais pu lui donner, je me demandais s’il fallait l’interroger au risque de paraître fou, ou me laisser aller à cet enchantement de circonstances dont il était inévitable que la suite logique m’échappât ; mais peut-être devais-je m’assurer que cet enchaînement demeurât aux mains providentielles qui m’avaient sauvegardé jusqu’alors ? Telles étaient les confusions et mes incertitudes. Je ne craignais pas moins d’intervenir à mauvais-escient que de me laisser guider trop aveuglément. Pour finir, je choisis, sans en être autrement satisfait, une voie mitoyenne. Ma propre voix me sembla peu familière, étrangement grave : «  Croyez-vous que nous arriverons avant la nuit ? »

La réponse fut un éclat de rire, de cette sorte qui accompagne, de façon tonitruante et virile, une plaisanterie paillarde. « Avant la nuit ! me fut-il répondu, avant la nuit, je vous rassure… Nous y serons avant deux ou trois heures, avant la nuit ! » Mais à mener plus avant cette conversation énigmatique, je compris peu à peu qu’Apollon continuait à être à mes côtés et que je me trouvais là dans un monde où nul ne s’étonnait que n’existât rien d’autre, sur terre, qu’un crépuscule perpétuel. L’expression « avant la nuit » n’avait ici, je le compris bientôt, qu’un sens facétieux, absurde, comparable à la semaine des quatre jeudis et des trois dimanches. Le monde avait changé durant mon sommeil. Ici, la nuit ne tombait jamais. L’aube, le jour, le crépuscule et la nuit ne se succédaient point en une temporalité cyclique mais se répartissaient dans l’espace. De même qu’il y avait un Pays crépusculaire, à travers lequel nous roulions en ce moment, il y avait un Pays de l’Aube, un Pays du Grand Jour et un Pays de la Nuit. Des frontières farouches séparaient ces diverses contrées peuplées par des races, elles aussi différentes et hostiles. Les habitants de Pays du Crépuscule gardaient un souvenir horrifié de l’invasion des races du Pays de la Nuit qui eut lieu voici de nombreuses générations. Quant aux temps où la Nuit suivait inévitablement le Crépuscule, ils appartenaient à ces régions légendaires dont doutent les historiens sérieux.

Cependant, autant l’avouer, le terrible exil qu’impliquait cette situation m’effrayait moins que d’échouer dans ma recherche. Et que m’importait de devoir vivre dans une éternité vespérale si je pouvais ainsi répondre à l’appel et retrouver l’amante perdue près de la margelle ? Il me fallait aller de l’avant, servir l’ardeur et la ferveur, et « le jeune sang bondissant » comme l’eût dit Merwyn Peake, qui m’entraînait à travers ces monde singuliers dont l’importance pour moi était strictement assujettie à l’espoir qu’ils me donnaient d’y retrouver celle que j’avais trahi, et d’elle me faire pardonner. Pour cela, oui, il est certain que j’eusse franchi toutes les limites, m’aventurant dans les marges extrêmes de l’improbable, et au-delà encore, jusqu’au Pays de l’éternelle nuit, là où la domination sans partage de la Reine au sceptre de plomb obscurcit jusqu’aux nostalgies de la clarté.

A présent le taxi roulait à découvert. De part et d’autre de la route s’étendaient des champs, fleurs jeunes et blé en herbe, ou encore terre nues, sombres, dévalant jusqu’à la ligne éclatante de l’horizon, ligne qui résumait tout, vibrante, soutenue, impitoyable comme la trace d’une flèche meurtrière. Mon impatience d’arriver enfin à destination faisait presque trembler mes mains. Mais que signifiaient ces mots  « à destination » ? Cette expression était-elle aberrante ou judicieuse ? Arriverai-je là où le « destin » me devait conduire ? Le destin seul sans nulle intervention d’un quelconque « libre-arbitre » ? Etais-je guidé ?

Dans ce taxi qui roulait à tombeau ouvert sous la conduite d’un homme dont je ne discernais pas le visage mais qui répondait docilement à mes questions par des propos ahurissants, le terme de « libre-arbitre » me semblait non seulement peu euphonique mais encore d’un ridicule achevé ; c’était là l’exemple même d’une notion inepte exprimée avec maladresse et sans rapport aucun avec le monde que je traversais en ce moment avec une impatience et une soif éperdue, et cette émotion violente, ce lourd sanglot au fond de la gorge que j’avais oublié depuis mes premiers chagrins d’enfant, - ces chagrins qui sont plus grands que le monde, ces chagrins débordants qui ruissellent sur nos visage dans une ignorance éblouie.

Telles étaient mes pensées lorsque nous arrivâmes dans un village dont les maisons aux toitures d’ardoise étrangement pointues, les arbres encore dénudés, les avenues et les rues – qui paraissaient couvertes d’une fine couche de cendre – les cheveux et les yeux des femmes et des hommes, économes de leurs gestes et forts silencieux, étaient tous d’un même gris céleste, atténué, d’une inépuisable tristesse.

Je m’étonnais que mon chauffeur eût choisi pour prendre du repos et selon ses mots « une rapide collation » un lieu aussi peu attrayant. Je le suivis pourtant après qu’il eut garé son volumineux taxi près d’une écurie ( j’entendais le bruit caractéristique des chevaux piaffant et renâclant), ma docilité pouvant s’expliquer tout autant par une fidélité à l’égard de cette passivité prophétique qui semblait être devenue ma seule ligne de conduite que par une réelle curiosité pour ce village qui, dans l’ignorance absolue des fastes chromatiques du crépuscule – ou encore en contraste voulu avec ces fastes – hésitait minutieusement entre le gris perle et l’anthracite. Mais je cultivais également une curiosité à l’égard du chauffeur dont je m’impatientais de connaître le visage qui, jusqu’alors m’avait été caché par le haut dossier du siège et l’angle du rétroviseur. Il faut croire que ce visage devait être de la plus grande insignifiance car je ne me souviens ni du visage ni de l’instant où je le découvris. Il est vrai que, par la suite, nombreux furent les événements extraordinaires à requérir mon attention, chacun d’eux s’imposant avec sa dramaturgie propre comme pour défendre au mieux son droit à demeurer en bonne place dans ma mémoire.

Après un dîner de pain noir et de bière qui nous fut servi dans une auberge dont nous étions, à l’exception de quatre personnages taciturnes, les seuls clients, j’eus la surprise de voir notre hôtesse claquer des mains puis sortir de l’imposante armoire qui nous faisait face deux violons, un alto et un violoncelle, beaux instruments, anciens, luisants, aux boiseries chaudes, presque ardentes, comme pour l’accomplissement clandestin d’un rituel d’exception d’une spiritualité vermeille, ensoleillée, au cœur de ce village sinistre et gris.

Aussitôt nos quatre voisins se levèrent, s’installèrent dans l’espace libre entre notre table et l’armoire où étaient rangés les instruments et commencèrent de jouer. Je ne tardais pas à reconnaître le douzième Quatuor à corde en mi-bémol majeur de Beethoven. Que l’on nous jouât ainsi de la musique, et la plus bouleversante des musiques, que cette musique fût, par surcroît, admirablement interprétée, je renonçais à m’en étonner pour n’y voir qu’un présage heureux, un signe de reconnaissance.

Soudain, à la fin du Scherzando vivace, le premier violon interrompit son jeu, en me faisant comprendre qu’il me revenait, à moi et à nul autre de jouer le final. Surmontant la confusion qui m’envahissait, je pris le violon, je fermais les yeux et je me perdis dans l’enchantement des notes que je suscitais avec une virtuosité enivrante. J’étais en accord. J’étais en droit en proclamer que non seulement le don suprême ne m’avait pas été refusé mais qu’il m’avait été offert sans prières ni supplications aucunes de ma part, de façon impromptue, gracieuse, de telle sorte que je m’étais retrouvé dans cette auberge au cœur d’une secrète célébration du crépuscule, dans la crypte même du Temple aux couleurs détruites, abolies sur la terre tant elles régnaient despotiquement dans le ciel. Je sus de cette façon qu’une chance m’était donnée de retrouver ma Bien-Aimée et de changer avec elle l’ordre du monde.

Lorsque j’ouvris les yeux, je vis que mon chauffeur, déjà sur le seuil, me faisait signe que le moment était venu de repartir. Et, de nouveau, nous roulions à vive allure dans le Pays du Crépuscule, cette fois sur une route droite au point d’en paraître abstraite, et même d’une assez vertigineuse abstraction, bordée d’érables dont le feuillage, or verdoyant, frémissait comme une lumière vivante et folle, comme une calme et lumineuse perdition.

La ligne mathématique de la route, qui pouvait à chaque instant déboucher sur le néant, le scintillement affolant, l’ai-je assez dit, des feuilles des érables qui se suivaient à un rythme qui devançait les battements de mon cœur, tout cela contribuait, avec les circonstances tragiques et merveilleuses de ma fuite en avant, à me faire passer à d’autres états de l’être que je soupçonnais sans les avoir expérimentés jusqu’alors.

Mais comment dire ces passages qui ressortissent à coup sûr davantage de l’ontologie que de la psychologie ? Cela commençait par un sentiment d’arrachement, lui-même précédé par une clameur assourdissante, comme peut l’être parfois un silence abyssal ; et soudain un regard s’ouvrait dans le regard et je me voyais assister à cette violente résurrection où ma conscience se voyait hors d’elle-même s’exhausser, à la fois meurtrie et sereine. Et l’arrachement devenait un ravissement pur ; et ma pensée ailée consentait à l’envol, pensée d’une pensée, regard d’un regard devinait soudain les retrouvailles prodigieuses, à perte de vue, dans cette théorie d’érables scintillants, avec une évidence du bonheur qui ne connaît point de commencement ni de fin.

Tout à ces pensées exaltantes et périlleuses, je n’avais pas remarqué que la voiture avait quitté le route et s’engageait dans la cour de ce qui me parût tout d’abord être un somptueux hôtel particulier du dix-septième siècle.

Le soleil du soir avivait la belle suite des hautes fenêtres du premier étage derrière lesquelles je croyais discerner des miroirs, une sorte de galerie des glaces, mais sans doute m’illusionnais-je. D’éblouissants feux orange et turquoise s’allumaient sur les vitres ébauchant un dialogue avec le ciel, les nuages embrasés et le gigantesque soleil rouge qui reposait à la cime des arbres.

Je ne tardais pas à comprendre que ce dialogue vespéral et cosmique me concernait directement. Soit qu’il comprît mes raisons, soit qu’il jugeât inutile de me brusquer, le chauffeur gardait un silence et une immobilité respectueux. J’eus ainsi le loisir de m’absorber une nouvelle fois dans l’interprétation de cette secrète prosodie qu’échangent pour notre édification Apollon Soleil et l’Ame du monde.

L’esprit apaisé par le voyage et le cœur réconforté par la musique, je parvins sans peine à transcrire le message qui m’était destiné non sans tomber, toutefois, sur une difficulté mineure, mais lancinante. Toujours une lettre manquait, qui certes se laissait aisément deviner mais n’en faisait pas moins défaut comme si l’alphabet dont usaient mes divins interlocuteurs eût été privé d’une lettre qui, de ce fait, revêtait une importance particulière, voire la signification d’une mise-en-garde ou d’une mise-en-demeure.

Pouvait-il en être autrement ? L’absence de cette lettre s’ouvrait comme un puit vertigineux dans mes pensées, et j’en conçu un sentiment d’imminence et de peur. Il me fallait agir, retrouver la margelle de ce puit, de cette lettre manquante, clef du mystère. Je descendis enfin de la voiture, je jetais un regard sur le chauffeur, mais derrière le pare-brise que heurtaient les ardeurs du crépuscule, son visage était comme noyé de lumière et je ne pouvais discerner s’il avait ou non les yeux ouvert, et je me dirigeais d’un pas aussi ferme que possible vers l’entrée principale quoiqu’il me parût évident que cet hôtel était inhabité et probablement défendu contre toute intrusion étrangère. Mais étais-je moi-même vraiment étranger à ces lieux ?

Plus j’avançais vers les lignes claires et classiques de l’harmonieuse demeure et mieux j’y reconnaissais un havre de paix, une beauté qui m’étais familière, aussi juste et parfaite qu’une Idée platonicienne. Comment déchiffrer cette impression ? Ces lieux faisaient partie d’un ensemble ; entre le ciel, la terre, les dieux et les hommes, cette demeure s’était édifiée. Je veux dire qu’elle s’était construite plus qu’elle n’avait été construite dans la considérations subtile et déférente de toutes ces lois, célestes, telluriques, divines et humaines dont la légitimité supérieure réside sans nul doute dans l’exacte quadrature du cercle d’un recommencement, ici prohibé, en ces contrées immobilisées, mais dont la nostalgie, jusqu’à la démence, hantait le crépuscule éternel.

Qui d’entre nous ne fut un soir envahi par une impression de reconnaissance alors qu’il se trouvait en des lieux que sa raison et sa mémoire objectives lui désignaient pourtant comme parfaitement inconnus ? Cette paramnésie était l’accord de base du sentiment complexe qui, à mesure que je me rapprochais de l’hôtel, se construisait en moi, pierre après pierre, si bien qu’à l’instant même où j’allais toucher le heurtoir la certitude fulgurante me traversa que jamais je n’avais quitté cet hôtel !

C’était cela même : je vivais ici depuis toujours, la voiture qui m’attendais dans la cour n’était pas un taxi mais l’une de mes propriétés au même titre que la maison, la cour et sans doute une partie du paysage environnant. Tout le reste n’était qu’un songe qui avait pris possession de mon esprit à la faveur d’un affaiblissement de ma mémoire. J’étais ici chez moi et la promenade dans la cour de mon hôtel devait être l’une des premières d’une longue convalescence. Cette légèreté que je sentais en moi, qui battait des ailes dans ma pensée, n’était-ce point la merveilleuse légèreté de la convalescence ? Ah ! Combien j’eusse aimé en être certain ! Combien j’eusse aimé à ne plus avoir à me perdre dans cet enchevêtrement d’hypothèses ! Sans doute en étais-je là en expiation d’une faute ancienne, mais de cette faute il ne restait que la honte.

Il est notoire que la honte par une influence à la fois instinctive et symbolique, nous fait baisser la tête et sans doute est-ce de cette façon que mon attention fut retenue par une ligne tracée à la craie sur le perron. Cette ligne se prolongeait, formant des carrés de couleurs différentes qui s’élevaient les uns sur les autres jusqu’à une voûte où, d’une écriture enfantine, était inscrit le mot CIEL.

Quels enfants jouaient ici à la Marelle ? Le tracé de ces lignes était clair, nullement estompé, comme si la Marelle avait été dessinée dans l’heure. Une inexplicable émotion m’étreignait à contempler cette Marelle coloriée avec ses carrés bleus, rouges, vertes, blancs et jaunes. Jamais l’impression d’être sur le seuil ne fut aussi impérieuse. Je touchais là une limite. Or si cette limite n’était point le but de mes pérégrinations, elle en était à coup sûr, une étape capitale. Avec cette Marelle, une existence s’achevait et commençait une vie nouvelle. Qui donc peut juger de l’importance d’un dessin à la craie sur le perron d’un hôtel du dix-septième siècle ? Ne passons-nous point notre temps à méjuger, à sous-estimer les signes, les visages, les couleurs et les promesses ? Et que dire du Sens et de la beauté de tant de moments gracieux et fragiles que nous sacrifions à de prétendues nécessités ou de dérisoires ambitions ? L’essentiel presque toujours est dans l’inaperçu. Cette sagesse là, sans doute, ne m’était pas étrangère alors que la Marelle grandissait dans mon âme et retrouvait ses originelles prérogatives religieuses.

Cette Marelle était une cathédrale et cette cathédrale, un univers.

Toutes les questions concernant mon identité que je posais avec un empressement humiliant m’étaient devenues indifférentes. Certes, je venais de plus loin que ma mémoire profane et sans doute allais-je plus loin, - mais n’était-ce point là le sort de chaque homme ? Que les frontières de ma mémoire incertaine s’étendissent moins que celle de mes contemporains, cela valait-il que je m’affligeasse, alors même qu’en échange de cette ignorance une connaissance prophétique m’était donnée ? N’eussé-je point démontré un caractère d’une fatale ingratitude à m’inquiéter de quelques souvenirs particuliers alors même que mon âme s’embrasait en son aventure visionnaire d’une réverbération de la mémoire sacrée du monde ?

Dès lors on comprendra sans peine qu’il m’eût été impossible de ne pas entrer dans la Marelle, - et lorsque mes pieds franchirent la trace bleue, tout, autour de moi, se brisa comme si la réalité s’était étoilée, puis anéantie à partir du point de l’espace dont j’avais pris possession. Les Apparences, un peu à la ressemblance d’un miroir brisé, s’effondraient les unes dans les autres et j’en étais comme illuminé d’une joie inconnue. Non seulement la cour, l’hôtel, mais les arbres, les nuages, le soleil qui reposait en sa rouge torpeur à la cime des arbres, tout cela se détachait et tombait, laissant apparaître un paysage marin.

Il n’y avait plus rien autour de moi que la plage et la mer ; rien, sinon le sable blanc et l’eau bleue, - et cette blancheur et cet azur étaient aussi ingénus que les énigmatiques mains enfantines qui avaient tenues les craies de couleur.

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Pour un pays, pour une solennité légère:

 

Résultat d’image pour Watteau peintre. Taille: 93 x 110. Source: arcus.centerblog.net

Luc-Olivier d'Algange

Pour une solennité légère

 

J’ai su, de longtemps, que je ne pouvais être individualiste, ni nationaliste, au sens moderne, oublieux du Royaume. Ayant le goût des œuvres, faites de mots, de sons, de couleurs ou de pierres et sachant fort bien que je devais aux morts, non moins qu’aux vivants, d’être ce que je suis, l’hypothèse individualiste m’apparut d’emblée comme une abstraction odieuse, une ingratitude. Qui étais-je pour prétendre me réduire à moi-même, pour refuser l’évidence magnifique de l’héritage, de la procession des événements sacrés ( du Sacre de Reims, si l’on veut, jusqu’à la libération de Paris), sans lesquels j’eusse été, à supposer que j’eusse été, radicalement différent de ce que je suis ?

Je n’ai point le goût du dénigrement. De mon passé, comme de celui de la tradition, ou des traditions, dont je suis issu, je n’ai point trop de mal à en dire. Je ne suis point chauvin de mon temps, à la manière de ces Modernes qui adulent leur modernité et ne trouvent qu’obscurités et abominations dans les époques révolues. De mon temps, pour aimable qu’il me soit parfois à titre personnel, je ne me dissimule point pour autant la part d’horreur, qui est immense. Ne pratiquant point le chauvinisme temporel, je ne suis guère plus enclin au nationalisme. Je ne crois pas en « la France seule ». Et cependant, je ne saurais m’imaginer être moi-même sans être de ce pays où je suis. Je peux voyager certes (encore que le goût m’en soit passé), et même m’installer ailleurs, rien ne saurait faire que ce que je suis me fut donné et qu’écrivant en français ces quelques notes hâtives, je ne cesse de me souvenir de ce don, d‘en témoigner dans une récitation sans fin. Quand bien même abandonnerais-je non seulement mon pays mais ma langue, pour parler ou écrire dans un autre idiome (hypothèse cruelle mais que je ne crois pas être au-dessus de mes forces), rien ne fera que mes toutes premières lectures furent emportées, enchantées par la rivière scintillante de la langue française, par son « mystère en pleine lumière », par ces jeux d’ombres et de lumières que suscitent les mouvements du sens entre l’étymologie héraldique des mots et leur sens acquis, entre le Symbole auguste et l’usage familier. Quand bien même je changerais de Pays et de langue, quand bien même je redeviendrais ce que furent certains de mes ancêtres d’Allemagne, quand bien même tout ce que l’on voudra, le poème de Nerval, les vers de Racine n’en continueront pas moins d’avoir été.

A ces évidences à la fois banales et mystérieuses quelque peu, ou, plus exactement mystiques ( et je reviendrai sur le sens à donner à ce mot hélas équivoque), il faut encore ajouter le sens du bonheur. De là où je me trouve, dans cette marginalité extrême qui est devenue, en France, et bien malgré eux, le propre des écrivains français, dans cette marginalité qui est le cœur secret d’un Pays gravement vaincu et en proie à un profond reniement de soi-même non moins qu’à une goujaterie despotique, ce nom, la France, demeure en moi pur de tout dépit, de tout ressentiment. Il faut, je l’accorde, avoir, en l’occurrence, le cœur bien accroché et une fidélité, selon la formule consacrée, « plus forte que le feu » : le spectacle s’offrant à nos yeux étant des plus sinistres.

Toutes les erreurs, tragiques, pitoyables ou ridicules furent commises ou presque (et ce « presque » est un défi à l’imagination) comme si, à chaque bifurcation de notre histoire récente, une force invincible nous avait poussés du mauvais côté, comme si le mépris que nous avions de nous-mêmes, contrariant notre intelligence légendaire, notre raison si fameuse, pour ne rien dire de notre cœur, devenu silencieux depuis longtemps, d’un silence hurlant, nous inclinait fatalement non seulement du côté de la facilité, mais encore de la facilité la plus humiliante, sans que nous renoncions, pour autant, aux rodomontades. Souvenons-nous. Jamais il ne fut autant question de Fidélité, de Patrie, d’Honneur (avec toutes les majuscules que l’on voudra) que durant ce lamentable épisode pétainiste où précisément nous abandonnions tout cela, les majuscules et les mots majusculisés, et leur sens, et la possibilité même de leur redonner du sens, de les faire servir à nouveau. Ce pli antiphrastique nous est resté, avec l’humiliation, la contrition, la repentance, une allure un peu louche, un peu traquée, un peu vaniteuse, une habitude à proclamer des vertus, des principes et des valeurs que nous consentons en réalité à voir bannis à la fois de l’espace public et de l’espace privé ( si cette distinction doit encore avoir un sens, ce dont je doute).

Après s’être décarcassée pour ôter d’elle le souvenir de la rébellion gaulliste, qui lui semblait être sans doute une trop lourde armure, la France est donc retombée dans l’antiphrase pétainiste, dans ce « réalisme » collaborationniste, dans la négation de toute surnature et de toute transcendance. Les politiques elles-mêmes ne s’affrontent plus que sur des modalités. Le « du passé faisons table rase » est devenu l’horizon indépassable aussi bien des nostalgiques du « progrès indéfini », des hégéliens de la « raison triomphante » que des « libéraux », voire des « post-modernes » qui, en proie à un relativisme relaxant sur fond de musique « new-age » proclament la fin des idéologies qui n’est autre, cette fin, que l’idéologie du « tout vaut n’importe quoi ».

Entre le totalitarisme chafouin des néo-gauchistes, le libéralisme réaliste-pétainiste rallié au culte de l’économie et le bobo « post-moderne » pour qui la « citoyenneté » est l’accomplissement de son « combat anti-autoritaire », les différences sont d’autant moins discernables que nous les voyons se dissoudre dans un assentiment général au monde comme il va, chacun ayant tout au plus quelque préférence pour tel ou tel aspect de ce monde « comme il va ». L’un se réjouit de la disparition de la Culture au profit « des » cultures, l’autre se félicite que désormais tout soit négociable ( et échappe de la sorte à l’honneur et au mystère et au Sacré), le troisième, le « post-moderne » s’exalte à la disparition de tous les principes, de toutes les vertus et de toutes les valeurs : « homo festivus », disait Philippe Muray, ou, plus exactement adepte de l’Indifférenciation : plus question pour lui d’appartenir à une race, une nation ou un sexe. Ce chantre de la multiplicité des cultures, du « multiculturalisme » n’aspire en réalité qu’à l’Equivalence, autrement dit, à l’adaptation la plus parfaite de l’individu à un monde sans Histoire. Son ambition n’est pas moins totalitaire que celle de ses prédécesseurs du totalitarisme héroïque : vaincre l’histoire sacrée et restituer l’humanitas à l’histoire naturelle , mais où la nature sera dominée par le « technocosme », confort oblige. Telle est la religion « post-moderne » : l’ultime adaptabilité à un milieu général indifférencié ; autrement dit, la Mort. Au nihilisme belliqueux et hargneux succède ainsi le nihilisme pacifiste et convivial ( dont on sait d’ailleurs quelles furent, ces derniers temps, les connivences).

Si je ne puis être nationaliste, au sens strictement républicain, et j’espère que le paradoxe ne paraîtra pas trop abrupt, c’est exactement pour les mêmes raisons qui m’interdisent de me satisfaire du rôle d’individu « post-moderne » que l’on veut nous voir jouer. La coïncidence temporelle de l’apparition du nationalisme et de l’individualisme de masse devrait déjà nous alerter. Ne seraient-ils point ces duettistes qui se servent l’un à l’autre leurs crimes complémentaires ? ces frères ennemis qui n’existent que l’un par l’autre ? Ce que la Nation moderne voulut indifférencier dans le cercle de sa définition restreinte, l’ « ordre mondial » veut l’indifférencier, et combien plus radicalement encore, dans un cercle plus vaste, - et n’est-ce point toujours la même soumission au plus petit dénominateur commun ? Rien ne saurait faire que je ne sois Français, mais la Nation suffit-elle à me définir en tant que Français ? L’appartenance nationale en tant que définition est insatisfaisante, et peut-être fallacieuse. La reconnaissance du don reçu, de la tradition, est précisément autre chose qu’une définition du sujet. Cette reconnaissance est aussi la reconnaissance de ce qui indéfinit, de ce qui advient, de cela même qui fait que nous ne sommes pas davantage nous-mêmes à titre individuel que la France n’est « la France seule » ou que la France n’est seulement une nation.

Le rôle d’individu dans une nation ou dans un « technocosme » mondialisé ne saurait donc satisfaire ce qui, en nous, réclame une fidélité au plus lointain, à l’archéon, non moins qu’à l’eschaton. Plus qu’un individu dans une nation, et quelque légitime nostalgie on puisse concevoir pour l’Europe des nations, désormais défunte, un écrivain français, définition minimale de l’auteur de ces lignes, est une personne dans un pays. Non point un individu, car ce qui nous fait être dans ce pays nous désindividualise, et non point une personne dans une nation, mais une personne dans un pays, mais non point dans un pays réduit à ce qu’il est ici et maintenant, mais un pays historique et légendaire, qui se nomme la France, qui fut, avant d’être une nation faisant partie d’un groupement économique « européen », un Royaume.

Rien de ce qui est ne cesse entièrement d’être ce qu’il fut. Ainsi que l’écrivait Nietzsche : «  Wesen ist gewesen ». Cet élément d’un groupement économique « européen », qui fut une nation, cette nation qui fut un Royaume, sont la France, et, à l’évidence, une France dont le devenir est d’être de moins en moins la France, - ou plutôt une France s’apâlissant, prenant des contours brumeux, indistincts, fantomatiques, et comme sur le point de s’évanouir au soleil d’une raison universelle triomphante. Qu’en est-il de la France mystique ? Je reviens à ce mot lourd, d’un usage équivoque et cependant nécessaire à dire ce qui ne peut apparaître que dans le demi-jour, aube ou crépuscule. La France n’est pas seulement un groupement économique car elle fut une nation, elle n’est pas seulement une nation, car elle fut un Royaume.

Force nous était de constater que les deux titanesques machines à persuader, la machine historiciste hégélienne comme la machine « post-moderne », avaient échoué, en ce qui nous concerne. La marche triomphale de la raison déifiée, de massacre en massacre, ou l’arrivée supposée dans le vacancier village planétaire de l’Equivalence idolâtrée n’avaient su nous emporter. Une sorte d’obstination, pour ne point user à l’excès le beau mot de résistance, nous tenait là où nous étions et nous portait à nous interroger sur ce que nous étions et sur les possibilités assez étonnantes qu’une telle interrogation recelait. Le dénigrement n’était pas notre fort ni celle inclination à réduire toute chose à des blagues de potache, qui sous le mot pompeux de  « dérision », semble être devenue la vue du monde officielle de la « post-modernité » ( appellation elle-même, il faut le reconnaître, assez blagueuse et dont nous usons avec un point d’ironie). La dérision obligatoire, contre la Religion, l’Armée ou tout autre vestige d’héroïsme ou d’autorité spirituelle, nous semblait d’autant plus suspecte que ces grands rieurs aux dépends d’institutions ou de croyances vaincues toléraient assez mal que l’on puisse se moquer d’eux-mêmes. Ces fameux adeptes de la transgression ne toléraient à dire vrai que la transgression officielle, en accord avec l’idéologie dominante. Sarcastique pour les vaincus, obséquieuse aux puissants, la bouffonnerie moderne allait son train avec un prévisible ennuyeux. Des émissions de radio, de télévision eurent ainsi un nouveau marronnier : «  Peut-on rire de tout ? », comme si la réponse n’était pas déjà donnée : de tout, sauf de ce qui domine vraiment ! Bien triste au demeurant devait être ce monde pour les hommes eussent à tel point perdus l’art de blaguer entre eux pour que le besoin se fît de payer pour assister à des spectacles de blagues, spectacles au demeurant étroitement surveillés par la presse bien-pensante, notifiant, au besoin par des procès, tout « dérapage ». Le rire surveillé tournait en grimaces. Les temps étaient venus, peut-être, de quelque solennité légère, de la recouvrance de certaines fidélités, d’une mystique qui ne serait point le contraire de l’humour, mais peut-être, sa plus haute flamme. La dédicace fameuse de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam redevenait d’actualité : «  Aux railleurs, aux rêveurs ».

Si « être français » ne suffit pas à me définir, si la langue ni le lieu ne peuvent à eux seuls dire le secret de l’être, si une même langue et un même lieu peuvent être habités de façons radicalement différentes, demeure cette part impondérable ( qui exige précisément la tournure légèrement autobiographique) et qu’il faut bien se résoudre à nommer une mystique. Je n’ignore pas les facilités immenses que, ce faisant, je donne à mes adversaires. Je leur donne, contre moi, leur argument majeur, je leur pose dans la bouche ce récri : «  Quoi maintenant ? Une mystique de la France? ». Chemin périlleux ! Encore est-ce ne rien comprendre à l’acception, ici, du mot mystique si on ne l’oppose, comme le fait Péguy, à la politique. La mystique de la Nation s’opposerait ainsi à la politique nationale, c’est-à-dire à une politique transposant dans la nation l’égoïsme individualiste, obéissant à ces lois purement naturelles, immanentes, anti-historiques, qui sont le propre du « gros animal ». Etre Français, selon une mystique, ce serait alors être Français non par ce qui nous détermine mais par cette vocation qui précisément nous offre la possibilité d’échapper à tout déterminisme, selon une certaine intuition du Juste et de l’Injuste. Etre Français, alors, ne serait plus un simple état de fait, une réalité statique, abstraite, une identité, mais un acte d’être, une mystique, un mouvement de l’âme et du cœur, un élan. Mais le mot « nation » s’accorde-t-il à cet élan ? N’est-il pas lui-même trop abstrait et trop moderne ? N’est-ce point la France implicite, secrète, qu’il importe de servir ? Celle-là même qui ne se représente pas elle-même mais scintille dans la plume et l’épée de Cyrano de Bergerac, qui s’ épanouit, s’irise, dans le grand songe de la promenade nervalienne ? La France implicite, ésotérique, au plus proche de ce qui, en nous, secrètement l’invente, et non point la France explicite, disposées aux moins honorables tractations « réalistes » ? De même que De Gaulle, à ma connaissance, ne parlait jamais d’identité française, pour les plus français des écrivains français, être français fut d’abord une certaine façon d’être libre, c’est-à-dire d’être librement ce que l’on est, et non point autre chose.

Rien ne s’oppose plus radicalement à cet implicite, à cette mystique que le culte de l’Equivalence et de l’Indifférencié qui sont le propre du « post-moderne » en passe de réaliser son atroce utopie de « transparence » dans le village planétaire. La France est moins notre drapeau que notre secret. Un secret qui, certes, peut et doit se dire, mais selon le mode poétique de la divulgation et non sur celui de la publicité et de la propagande. Cette transparence universellement désirée, cette volonté triomphale d’éteindre ce qui nous distingue sous l’éclairage accablant de la puissance calculante, est notre ennemie. Entendons-nous. Elle n’est point l’ennemie de nos « racines », de notre « francité », de notre « identité ». Elle n’est pas même l’ennemie de ce qui nous attache à d’autres ; elle est notre ennemie personnelle. Nous contraignant à l’abstraction de l’individualisme de masse, c’est à notre propre inquiétude qu’elle nous arrache (d’où ses succès), c’est à nos crépuscules et à nos aurores, à nos débats cornéliens ; elle nous arrache à ce qui n’est pas encore accompli, à cette difficulté d’être qui est notre tragédie et notre bien, notre trouble et notre bonheur.

Nous sommes nos pires ennemis. Cette seule certitude devrait suffire à frapper d’inconsistance toute xénophobie. Aimer la France, c’est aimer presque à l’égal les autres pays et les autres peuples comme autant de preuves de la diversité du monde. L’utopie abominable de la « post-modernité », le village planétaire en proie au commérage planétaire, aux querelles de clocher planétaire dominées par le technocosme de la communication généralisée, réalise, au-delà de leurs ambitions les plus folles, l’assujettissement de l’individu au collectif que préconisaient naguère les ultra-nationalistes. Elle réalise aussi le désir de la xénophobie la plus radicale puisqu’elle détruit la possibilité même d’être étranger et d’être hôte de l’étranger. Dans la « post-modernité » chacun est chez soi dans le nulle part, mais ce nulle part ne vague point, ni même ne divague : ce « nulle part » est terriblement ici et maintenant, terriblement clos, terriblement identitaire, - la seule différence avec les identitarismes d’antan, différence notable et cruciale, est qu’il s’étend désormais au tout. Après le totalitarisme localisé ( donc imparfait) limité à des peuples, des confédérations, voici le temps du totalitarisme parfait ; celui qui mérite vraiment son nom et dont la philosophie se laisse résumer par une formule : «  ce qui n’est nulle part est partout ». Ce « nulle part » qui pouvait avoir un certain charme divagant est devenu ce qu’il est : un « partout » dont Jacques Tati, bien mieux que nos sociologues sut décrire la structure externe dans son film Play Time. Le « post-moderne » se revendiquant du nomadisme ou du « multiculturalisme » est aussi antiphrastique que le pétainiste se réclamant de la France, dont il consentait à la défaite. Notre temps n’appartient plus aux nomades, il appartient aux touristes. Il n’appartient plus au concert des voix de la diversité mais à la planification de tout et de tous selon l’Equivalence et l’Indifférenciation.

Que disons-nous alors lorsque nous disons « la France » ? Nous disons un secret. Nous ne disons point le collectif contre le singulier ni l’inverse. Nous disons un monde que nous portons en nous et qui subsisterait quand bien même nous fussions le seul vivant sur une terre dévastée. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas ce qui est ici et maintenant mais ce qui fut et ce qui doit être, l’Origine et le Retour, la flèche qui vole et vibre dans l’air limpide. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas « Je », ni « Moi », mais une réalité frontalière où le Nous de majesté se tient dans son secret, qui est la majesté du « nous », c’est-à-dire de la polyphonie des voix, où celles qui se sont tues et celles qui chantent ici et maintenant ne se distinguent plus qu’en vertu d’une très-relative banalité chronologique. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas un temps mais des temps, in illo tempore ; nous n’évoquons pas quelque chose qui relèverait de l’état des lieux ou des faits, d’une réalité contractuelle ou négociable, ou locative, nous évoquons le songe des bâtisseurs. Tout ce qui dure en ce monde, tout ce qui n’est pas immédiatement dévoré par Kronos, tout ce qui tient fermement et sur quoi l’on peut s’appuyer, comme l’aile du migrateur sur l’onde de l’air, naît du plus impondérable de nos songes. Ces pierres romanes sont faites d’une clarté d’air et de rêve et ce Songe qui est au plus intime et au plus secret de nous-mêmes, nous le devons à d’autres que nous, qui nous précédèrent, à d’autres encore auxquels nous divulguons ce secret, à d’autres encore qui n’existent pas encore et dont nous ne savons rien, sinon dans cet ordre providentiel qui relève de la pure espérance.

Dire la France, c’est aussi ne point profaner l’espérance. Car s’il ne faut point pécher contre l’espérance, il importe aussi bien de ne point la profaner. Or sitôt cessons-nous de pécher contre elle, d’afficher le désabusement de celui qui est revenu de tout que nous voici en grand danger d’être entraîné par l’espérance profanée, par l’hybris prométhéenne, la dialectique hégélienne, la tartufferie progressiste ou « post-moderne ». Non, le monde ne va pas mieux, ni la France. La postérité est un leurre et nous ne sommes rien moins que rassuré de ce que la postérité fera de nous ; nous n’osons imaginer à quelle sauce elle nous mangera, à quelles idéologies obtuses, à quelles causes douteuses elle nous fera servir lorsque nous ne pourrons plus répondre, ni rectifier. C’est peu dire que nous n’avons pas une grande confiance en ceux qui viennent. Pour le dire exactement : nous n’avons aucune confiance, nous nous méfions terriblement. Cette pièce de monnaie que nous mettons dans leur main, il est presque aussi inquiétant de songer à ce qu’en feront ceux-là qui la voudront convertir que ceux qui la contempleront en purs numismates. Il y a un bonheur et un malheur, un honneur et un déshonneur de la Nation. La malheur et le déshonneur nous privent à la fois du particulier et de l’universel, nous arrachent de nos provinces et nous ferment à la perspective métaphysique. Le bonheur et l’honneur sauvent en même temps nos légendes et notre raison, nos terres et le Logos. Défions-nous de ceux qui nous donnent à choisir entre l’immanence chatoyante et le Verbe : ils ne tardent guère à nous engager dans la voie funeste où nous perdrons l’un et l’autre.

D’une France qui ne serait point cette diaprure de songes et de styles où l’on distingue avec la même exactitude enchantée la Geste de Brocéliande et les figures altières, quoique ruinées, des châteaux cathares (qui sont nos Alamût), je ne veux point. Et je ne veux pas davantage d’une France tombée dans l’ignorance de sa clef de voûte, de son Sacre, d’une France qui ne serait point, selon la formule de Péguy « la République, notre Royaume de France ». Nous ne voulons point d’une France oublieuse de sa provenance et dédaigneuse de sa destination. Nous ne voulons point d’une France inhospitalière à ceux qui y vivent comme à ceux qui y demeurent au point de s’y sentir étrangers en vertu même de leurs fidélités. Rien ne s’oppose si heureusement à l’uniformité que l’Unité, à condition que cette unité soit, qu’elle soit un « acte d’être », qu’elle soit l’unité de la polyphonie, ce qui tient ensemble les voix, qui se distinguent l’une de l’autre précisément car elles chantent ensemble, qu’elles ne sont point isolées dans la solitude ni couvertes par la brouhaha de la « post-modernité » où chacun, certes, a droit à son mot à dire, mais où personne n’écoute plus personne.

La diversité est un art qui ressemble à celui de la « bonne conversation » telle que la décrivent nos Moralistes. Or, il n’est point d’art sans règles de l’art. Cette diversité « post-moderne » dont on nous rebat les oreilles ressemble à une tablée de goujats où l’on ne parle que pour couvrir la parole d’autrui, dans une surenchère uniformément vacarmeuse. Le droit de dire s’y confond parfaitement avec le droit de ne pas entendre. La nuance n’y possède qu’un droit : celui de n’être jamais perçue. Tout y court vers le chaos, c’ est-à-dire vers le pire conformisme, le plus élémentaire, le moins discutable. Au-dessus flottent les goujats dominants, grenouilles-montgolfières bardées de publicité, coassant leurs mots d’ordre pour les masses éberluées : voici la laideur, avec le déshonneur et le malheur.

Je ne puis dissocier la politique du sentiment de la beauté, et le sentiment de la beauté de la vivacité des traditions, et celles-ci, de la vérité des humbles. Il y eut des temps où la richesse s’ordonnait à la beauté ; elle n’est plus maintenant que la propagation de la laideur, l’étalage de la muflerie. Si quelque beauté peut être sauvée, elle le sera humblement, à partir de ce qui subsiste, à partir d’une ingénuité à la fois humble et rare, ingénument populaire et résolument aristocratique. Que nous vaudrait une France, même puissante, en proie à la laideur ? Aussi désirons-nous pour elle, pour la France, les « mille roses trémières » des salutations épistolières de Paul Morand, les milles roses trémières d’une puissance légèrement entraînée vers la beauté des choses d’ici-bas qui, tant qu’elles demeurent, sont le miroir du ciel tournant.

 

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Contre la servitude volontaire:

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Luc-Olivier d’Algange

 Contre la servitude volontaire.

 

«  Quand le Diable mue, il perd jusqu'à son nom »

Nietzsche

 

Nous sommes hantés par le spectacle désormais sans nom d'une société de contrôle, à la fois cybernétique et puritaine en comparaison de laquelle les despotismes de naguère furent d'aimables pastorales. Les temps sont venus de comprendre que le fameux « progrès », adulé de la bourgeoisie, ne fut jamais rien d'autre que le progrès de l'esclavage universel; chaque théorie politique, chaque trouvaille technologique accélérant le processus qui nous prive de notre souveraineté, nous enchaîne à des mécanismes mieux rodés et des déterminismes moins déjouables.

La « liberté d'expression » qui serait, paraît-il, notre privilège d'homme moderne, se tient rigoureusement dans les limites de la dérision, car toute parole, payée selon la valeur médiatique et marchande, tombe en désuétude avant même de parvenir à l'entendement de celui à qui elle s'adresse. Seule nous reste (et pour combien de temps encore et à quel prix ?) l'audace de la pensée méditante, traduite en paroles secrètes, réprouvées, jusqu'à être jugées criminelles par les adeptes de la « communication » et de la « transparence ». Notre liberté n'est sauvée que dans le secret. Il faut se rendre insaisissable, incompréhensible, mystérieux si l'on veut sauvegarder une liberté essentielle. La liberté que l'on nous vante comme un acquis décisif de la Révolution française n'est rien d'autre que la liberté du consommateur à choisir sa marque, de même que l'égalité est une égalité de produit, et la fraternité, le pur mensonge qui fait consentir nos contemporains à être indéfiniment exploités alors qu'ils refusent avec horreur l'idée d'être dominés.

La Révolution française nous fit passer sans coup férir du règne des dominateurs au règne des exploiteurs. Issu de cette passation de pouvoir, l'homme moderne semble fort satisfait de son sort. Il est vrai que l'on n'a guère mesuré les efforts pour le convaincre de son bonheur. L'enseignement, la littérature, le cinéma n'ont cessé de peindre l'Ancien Régime sous les couleurs les plus noires. Certes, il serait malencontreux d'en disconvenir, les Maîtres ont disparu. La domination pure et simple n'existe plus et nous en faisons notre deuil. Dans son injustice et dans sa loyauté, la domination s'est, pour ainsi dire, retirée dans les limbes de l'histoire. Le bourgeois qui, beaucoup plus que l'anarchiste (encore tributaire d'un idéal héroïque) peut revendiquer la formule « Ni Dieu, ni Maître » ne renie Dieu et le Maître que pour pouvoir se soumettre éperdument, c'est à-dire sans le moindre esprit critique, à la morale des esclaves sans maîtres. La prise du pouvoir par la bourgeoisie conduit invariablement à la démocratie, mais cette démocratie n'est rien d'autre, selon l'excellente formule d'Oscar Wilde, que « l'abrutissement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple. » De toutes les morales qui eurent cours dans l'histoire de l'humanité, la morale des esclaves sans maîtres est par nature la plus hostile à toute liberté intérieure et à toute forme de rébellion et de résistance.

Le démocrate fondamentaliste se croit à tel point l'aboutissement providentiel de toute l'histoire de l'humanité qu'il ôte à quiconque le droit de démystifier cette croyance. La croyance au Progrès, forme dégradée et parodique de la causalité et de la Providence divine, s'impose comme le sceau final de toute pensée. Autour du mot « démocratie », qui devrait, comme tout autre vocable du langage théorique, pouvoir susciter la discussion, s'établit une doxa de l'unanimité obligatoire. Toute idée qui ne s'avance pas sous le couvert de la « démocratie » (et quoique l'on veuille entendre sous ce terme !) est d'avance jugée absurde, monstrueuse ou criminelle et celui qui la formule se trouve susceptible de faire l'objet d'un châtiment, d'une « rééducation », à tout le moins d'une mise à l'écart. La « démocratie » est ainsi invoquée d'une façon religieuse. Le seul mot « démocratie » suffit à nous tenir quitte de notre bêtise et de notre inconséquence et à nous placer dans les camps du Bien. Révélation ultime, sceau de la prophétie progressiste, la « démocratie » est considérée comme hors d'atteinte de toute réflexion démystificatrice.

Le vingtième siècle, qui restera dans l'histoire comme celui de la mise en place des dispositifs d'extermination, est universellement «démocratique». La démocratie, «pouvoir du peuple» fut l'unanime référence des factions les plus rivales. «Démocratique», le libéralisme, «démocratiques», le socialisme et le communisme, et plus «démocratique » encore le nazisme et l'intégrisme ! Il n'est pas un «Parti» du vingtième siècle qui ne se fût réclamé «du Peuple», attribuant à ce Peuple toutes sortes de vertus imaginaires. A cet égard, la démocratie libérale ne fut pas en reste d'attributions bouffonnes. Il semble que le monde tel qu'il va, loin de favoriser le respect et la liberté des individus, rend au contraire, quelle que soient les intentions, impraticables cette liberté et ce respect. Les politologues manquent à cet égard de la plus élémentaire objectivité. Jugeons, selon l'admirable précepte évangélique, l'arbre à ses fruits. Regardons quels furent les avatars de la dignité humaine en ce siècle qui feignit de la découvrir ! L'exploitation éhontée, l'extermination; et désormais, grâce aux progrès de la médecine, les trafics d'organes et bientôt les manipulations génétiques, si ardemment rêvées par l'Allemagne nazie,- voici quelques aperçus de la pratique de la dignité humaine dans le Règne de la Quantité. Il n'est pas difficile de voir que désormais les déclarations d'intention n'ont plus guère d'autre dessein que de marquer l'imperturbable indifférence à l'égard de tout et de tous.

La logique de l'échange marchand s'étant substituée à la logique méditative du Don, tout ce qui importe, ou mieux vaudrait dire désormais tout ce qui compte, est devenu interchangeable. La négation de l'absolu, du transcendant, loin de libérer l'être humain d'une autorité oppressante, eut pour effet que, plus rien n'ayant de valeur absolue, en soi, tout devint interchangeable et, par voie de conséquence, parfaitement contrôlable. Le contrôle absolu ne peut s'exercer que sur les objets relatifs. En d'autres termes, ce qui n'est pas quantifiable n'est pas contrôlable. Le monde ancien tournait autour des expériences donatrices de la religion et de l'art qui sont autant de façons de qualifier l'espace et le temps. L'idée même d'aristocratie, pour galvaudée qu'elle soit, gardait encore une référence à la distinction qualitative, et le jugement dépréciateur que l'on pouvait porter à l'endroit de certains aristocrates restait lui-même un jugement aristocratique. Dire d'un aristocrate qu'il est plus médiocre, pingre et idiot qu'un bourgeois (ce qui arrive bien souvent), c'est encore penser en termes aristocratiques, par référence à une excellence dont on déplore l'absence.

Il y eut peut-être dans l'imagination la plus incandescente de quelques révolutionnaires une telle idée d'un dépassement aristocratique de l'aristocratie. L'histoire, pour le malheur de tous, en jugea autrement puisque le pouvoir revint en fin de compte, - et ne cesse de revenir indéfiniment,- à ceux qui travaillent à l'exclusion de toute forme de pensée et d'expérience qualitative. Nous ne vivons pas dans un monde de maîtres sans esclaves, ou de maîtres cherchant à relever les esclaves, mais dans un monde d'esclaves sans maîtres,- et ces esclaves se sont organisés de telle sorte que chacun est « démocratiquement », l'esclave de tous les autres. A cet égard, il faut bien considérer les Révolutions de 1789 et de 1793, non point comme le fit Marx, comme une révolution avortée mais comme une contre-révolution réussie, et réussie au-delà de toutes les espérances.

Avec la Révolution française, s'est installé un ordre moral, fait de puritanisme et de mesquinerie dont l'intégrisme est l'aboutissement logique (culte de l'Etre Suprême et mœurs utiles). Tout ce qui, dans la Vieille France, s'esquissait dans les domaines de la prodigalité intellectuelle ou sensuelle, présageant des possibilités de vie magnifique sur la base d'un sens de la beauté et du défi, s'est brusquement trouvé confronté avec le rappel à l'ordre des puritains, des adorateurs du «Bien Public», justifiant à lui seul tous les sacrifices. Les sacrifices religieux et les sacrifices singuliers de la beauté, de l'amour, de l'ivresse que les individus accomplissent en eux furent bannis au profit du seul sacrifice à la République. La Terreur ne fut que la conséquence logique de ces prémisses. Le bourgeois, s'il y va de ses intérêts, est beaucoup plus impitoyable que l'aristocrate n'est cruel. La domination aristocratique est aléatoire, elle dépend, par définition du « bon plaisir », l'exploitation bourgeoise est systématique, elle s'accomplit dans l'irresponsabilité générale qui caractérise les sociétés égalitaires.

Lorsque règnent l'interchangeable, le quantitatif, l'utile, les sources du don sont obstruées, et la vie quotidienne devient d'une atroce aridité. L'ingéniosité du système consiste à tirer parti du malheur même qu'il suscite, de s'en nourrir, - car l'insatisfaction est le moteur de la consommation. Nous achetons des voitures qui nous donnent l'impression de nous mouvoir librement précisément car nous vivons des vies carcérales, assujetties à des mécanismes où notre valeur est purement quantitative. Nous nous endettons pour ces cercueils de métal, pour enrichir des industriels qui mènent une vie presque aussi misérable et besogneuse que la nôtre: tels sont les avantages de l'égalité, telle est la jubilation de l'esclave, son illusion vitale, sa raison d'être, son réconfort quotidien: nul n'est reconnu qualitativement supérieur. Certes, jamais les riches ne furent plus riches, ni les pauvres, plus pauvres, mais enfin, l'égalité persiste et le premier employé venu répugne (lui qui courbe l'échine toute la journée sous l'abus de pouvoir et l'ennui !) à dire « Maître » au grand artiste. Pour le démocrate fondamentaliste, la reconnaissance d'une qualité qui n'est pas ratifiée de quelque façon par le plus grand nombre, ou par un état de fait matériel est impossible. Le même homme qui accepte sans mot dire les pires humiliations dans sa vie quotidienne ne consentira pas, s'il peut l'éviter sans inconvénient, à témoigner du respect d'homme à homme,- fût-ce de façon informelle et amicale - à quelque individu supérieur. Le mépris qu'il se porte à lui-même est tel que le moindre signe de déférence l'anéantirait ! Sur cette voie, et pourvu que l'on ne lui demande pas de reconnaître l'exception, la grandeur ou le génie, on peut à peu près tout lui demander. Se lever aux aurores pour s'engouffrer dans le métro, obéir et obéir sans fin, surveiller et dénoncer ses semblables, vivre dans la laideur et dans l'ignorance et mourir pour des Causes indiscernables ou indifférentes (la Libre entreprise ou le Pétrole !) l'esclave est partant.

L'immense différence entre l'esclave antique et l'esclave moderne, c'est qu'il pouvait advenir que l'esclave antique brûlât d'être libre alors que l'esclave moderne ne rêve de sa « révolution » que pour généraliser l'esclavage. Ne sous-estimons pas les satisfactions à n'être pas libre: elles sont considérables, moins toutefois que les satisfactions à persécuter les libertés d'autrui. Cette persécution, ne nous y trompons pas, revêt les aspects les plus divers, et parfois les plus subtils. Le refus de la liberté d'autrui prend aussi bien la forme du coup de massue que du coup d'épingle. Nier la liberté d'autrui c'est d'abord, pour l'esclave moderne, pour le démocrate fondamentaliste, contraindre autrui au stéréotype. L'esclave moderne suppose, à juste titre, chez celui qu'il ne parvient pas à identifier, la possibilité d'une souveraineté subversive. Pour maintenir l'ordre, il faudra donc veiller à ce que rien ne vienne entraver les processus d'identification. La cybernétique y contribue grandement, mais elle n'est qu'une conséquence de cette tournure particulière de l'esprit servile qui consiste à réduire l'être humain à un rôle, à une identité particulière, soumise au déterminisme des sociologues et des généticiens, et par-dessus tout, aux jugements sommaires.

L'aventure fondamentale de la rencontre entre deux regards, d'où naît l'éclair issu des ténèbres des pupilles, de la souveraineté absolue, est ainsi devancée, désamorcée, par des procédures identificatrices. Ce que l'on nomme encore la « contestation » échappe moins que toute autre forme d'activité collective à cet assujettissement au stéréotype. Les slogans, les mots d'ordre, les bannières, les attitudes du «rappeur», du syndicaliste, sont le complément nécessaire des attitudes du clerc et du cadre dynamique. Tous ces comportements servent à trouver une identité, et toutes ces identités sont également serves dans un monde en passe de réaliser l'utopie de l'esclavage universel. L'identité est, dans le monde moderne, ce leurre auquel se raccrochent pathétiquement les individus trop lâches et trop timides pour tenter l'aventure de la souveraineté dans un monde incohérent. A cet égard, les leçons de courage de Nietzsche sont plus pertinentes que jamais. Le leurre de l'identité, loin d'être un retour aux logiques archaïques, comme se plaisent à l'affirmer les démocrates effarouchés, est au contraire le signe de l'évanouissement du sens de la Tradition. Lorsque l'influx poétique ne circule plus, ne se transmet plus, lorsque le devenir devient trop imperceptible pour des entendements trop rudimentaires, l'identité triomphe de la Tradition. L'intégrisme religieux à cet égard n'est qu'une phase transitoire vers le fondamentalisme informatique mondial qui sera, sous l'aspect cauchemardesque de la Parodie, l'aboutissement de la nouvelle théocratie des esclaves.

Corrigeons ce que ces considérations peuvent avoir d'abstrait par quelques remarques concernant la vie quotidienne. Le peu d'entrain, le peu de rêve et d'ivresse, qui ne fussent télévisuels, le peu de style, de légèreté, l'absence totale de perspectives métaphysiques font de la vie de l'esclave moderne, même dans les conditions matérielles les meilleures, l'une des plus sinistres de toute l'humanité. Nous en sommes venus au moment où le bien le plus précieux de l'être humain, sa parole, lui est ôté par toutes sortes de subterfuges, de substitutions. Perdue la nervosité qui naguère encore, entraînait les conversations vers l'art le plus haut, qui portait naturellement les idées, les sentiments, les intuitions à se dire ou à s'écrire dans une forme singulière ! Au sens étymologique du mot, l'esclave moderne est énervé, sans nerf, c'est à dire à la merci des excitations qui lui seront imposées de l'extérieur: publicité, propagande, idéologie, voire science et technique.

La difficulté à discerner des brèches, des lézardes dans ces illusions massivement imposées requiert à elle seule toutes nos forces de méditation, de spéculation, d'imagination et de stratégie. Par quelle chance, et serait-on tenté de dire, par quelle grâce, nous est-il donné de voir, de temps à autre, par delà les écrans de la représentation? L'impersonnalité du discours est souvent fallacieuse, et je ne puis, à cette étape de ma démonstration, me dispenser d'un rappel pour ainsi dire « autobiographique ». Certes, si j'entreprends la critique du culte de l'identité, ce n'est certes pas du haut d'une « supra-identité » que l'on pourrait faire passer pour de l'objectivité selon ce tour de passe-passe familier aux discoureurs des « sciences humaines », mais bien du cœur d'une aventure vécue, dont je suis le seul auteur, d'une aventure qui n'engage que moi, et qui ne s'adresse aux autres que par cette inadvertance dans la prodigalité qui est le caractère immémorial des écrivains français. Quoique nous en disions, toutes nos théories naissent d'un sentiment intime, d'une expérience intérieure qui nous paraît inexplicablement plus précieux que toutes les bonnes ou mauvaises intentions. Le désintéressement prend sa mesure à ce sentiment, ou mieux vaudrait dire, à cette expérience. Nous ne sommes pas intéressés, au sens vulgaire, car nous ne comprenons pas la logique de l'échange. Ce que nous sommes, ce que nous offrons, nous paraît trop précieux pour faire l'objet d'un marchandage. La Qualité d'un être ou d'une œuvre est irréductible et incommensurable. Mais nous ne sommes pas non plus désintéressés au sens où nous consentirions à sacrifier notre aventure à quelque intérêt général.

Ni intéressés, ni désintéressés, nous échappons à l'identification et nous y échappons d'autant mieux que, sitôt hors de cette lamentable alternative, c'est l'infini qui s'offre à nous comme une source inépuisable. La Qualité est l'inépuisable richesse du monde, la Quantité est la multiplication et le dénombrement de sa pauvreté. Le règne de la Quantité accumule la pauvreté, thésaurise la misère de ces « temps de manque » dont parlait Hölderlin. La Qualité nous révèle l'infinité qualitative de chaque seconde, ainsi rendue victorieuse du temps, et se prolongeant dans nos imaginations et nos mémoires en arborescences orphiques. Le pathos, la mauvaise conscience, le malheur informe et uniforme naissent des fausses alternatives que l'on ne cesse de nous imposer, faisant de chaque choix, c'est-à-dire de chaque exercice de notre libre arbitre, l'équivalent d'un sacrifice sur l'autel de l'égoïsme et du désintéressement, de l'utilité privée, ou publique. On comprend qu'en de pareilles conditions, les êtres humains soient hostiles à la pensée, si enclins aux abrutissements. La lucidité est insoutenable lorsqu'elle met en évidence notre misère, elle devient un prodige de hauteurs sans fins dès lors qu'échappant aux alternatives elle nous invite au déchiffrement des apparences.

Il n'y a pas d'équivalent ou de synonyme à la vérité ou à la beauté. Rémy de Gourmont, qui est de ces auteurs que nos contemporains gagneraient grandement à redécouvrir, préconise un exercice intellectuel qui, dans l'excellence de sa pratique, peut s'apparenter à un exercice spirituel. Il s'agit de « l'art de dissocier les idées ». Certaines idées, ou notions, nous dit Rémy de Gourmont, sont abusivement associées. La seule habitude, alliée à la foncière inertie de notre pensée nous fait reconnaître dans certaines idées les compagnes naturelles, invariables, d'autres idées. Pour peu que nous sachions nous dégager de l'habitude et de l'inertie, ces idées reprennent leur autonomie, leur force poétique et créatrice dont l'enchaînement arbitraire à d'autres idées, parfaitement étrangères, les privait. Ainsi en est-il de l'idée de liberté qu'une forme contemporaine de l'inertie associe à la démocratie en tant pouvoir fondamentaliste du plus grand nombre. Non seulement il n'y a aucune commune mesure entre la liberté et le pouvoir du plus grand nombre, mais il faut bien reconnaître que, fort souvent, le pouvoir du plus grand nombre est manifestement hostile à la liberté.

Il n'y a pas de conditions à la liberté. La liberté, par définition n'est pas conditionnée ou déterminée par un système ou un usage politique ou moral. Une liberté conditionnée ou déterminée est, à l'évidence, une liberté tuée. C'est, au contraire, la liberté qui, dans sa nature et dans son essence, détermine et conditionne le déploiement plus ou moins grand de nos possibilités d'existence. Comment imaginer une liberté qui serait la conséquence d'un conditionnement préalable ou d'une planification de la réalité ? Lorsque la liberté se présente comme la conséquence d'un conditionnement préalable, elle est illusoire. Tant d'individus, sans révérence ni fidélité, si obséquieusement livrés aux pouvoirs de l'état de fait et aux états de fait du pouvoir, se croient ou veulent se croire libres : le mot de « liberté » s'en est à tel point trouvé galvaudé que longtemps il fut presque impossible d'en faire usage sans s'exposer aux plus lamentables malentendus. Et pourtant, la liberté n'est autre que la liberté. La liberté ne prend sa source qu'en elle-même et il est impossible de lui trouver d'autre nom, de lui substituer d'autres notions, car chacune de ces substitutions est invariablement une falsification.

L'apogée de l'esclavage ne coïncide-t-elle pas avec le moment où les esclaves sont persuadés de leur liberté, lorsqu'ils sont aussi farouchement attachés à leur esclavage que les hommes libres le sont à leur liberté ? Comment donc parler de la liberté sans tomber dans la veulerie ou le mensonge ? Accroître l'exactitude de sa pensée, aiguiser son sens du défi, consentir à rassembler contre soi les factions adverses, telles seraient les prémisses d'une diététique libertaire destinée à nous rendre la puissance dont tout en ce monde, à commencer par le temps linéaire, nous dépossède. On a souvent fait grief à Nietzsche d'avoir envisagé d'intituler son grand-œuvre de la transvaluation de toutes les valeurs La Volonté de Puissance, sans voir que la puissance faisait partie des signes d'accomplissement de cette diététique de l'homme libre que toute l'œuvre de Nietzsche nous invite à exercer pour le plus bel accomplissement de la vie magnifique.

« La liberté ? Pour quoi faire ? » La question est d'une pertinence absolue car, en effet, une liberté qui se réalise en médiocrité s'abolit elle-même. La puissance dont parle Nietzsche est le « faire » de la liberté, son accomplissement poétique. Le pouvoir, cette fascination exclusive des esclaves, est de la puissance morte et fragmentée. Avoir du pouvoir, c'est renoncer à la puissance. Tout esclave dans le monde de la démocratie fondamentaliste, et c'est bien ce qui alimente son illusion, est aussi homme de pouvoir. Le rôle qu'on lui assigne, comme on marque un bétail, lui confère ce pouvoir, cette identité, cette fonction, sans laquelle il se sentirait perdu au milieu du tournoiement vertigineux de la puissance libre. Pouvoir faire et penser ce que l'on veut: cette simple définition de la liberté sur laquelle tout le monde s'accorde fait de la volonté de puissance la plus évidente expression poétique de la liberté. Or que fait le pouvoir à celui qui l'exerce comme à celui qui le subit, sinon le priver d'abord de la puissance. La puissance relative fait les cathédrales, le pouvoir relatif fait les «  grandes surfaces » commerciales. La puissance absolue fait l'Odyssée, le pouvoir absolu fait les camps de la mort.

Quoique veuillent les politiques, et ce fut l'erreur de Marx et de Maurras, (beaucoup plus proches l'un de l'autre que leurs adeptes respectifs, s'il en reste, ne seraient enclins à le reconnaître), il n'existe pas de « composé » entre le pouvoir et la puissance. La plus simple définition du pouvoir est de dire qu'il apparaît là où la puissance n'est plus. La puissance nous place, fût-ce dans la plus grande prodigalité, sous le signe de l'abondance, alors que le pouvoir nous place, fut-ce dans les plus grandes accumulations, sous le signe de la pénurie. Seule, avons-nous dit, la Qualité est inépuisable. L'esclavage organisé consistera donc à priver les hommes, autant que possible, de leur puissance, à les maintenir dans leur rôle, qui les soumettra à l'illusion du temps linéaire, c'est-à-dire du temps utilitaire, du temps de l'accumulation quantitative et industrielle.

Tout art poétique est aussi, en profondeur, un art de la résistance au règne de la Quantité. Et ne nous y trompons point: ce à quoi il faudra résister, ce n'est point aux ordres d'une élite. Les normalisations les plus brutales sont toujours faites par et pour les « gens normaux ». L'illusion démocratique est de toutes les illusions celle dont risque le plus de pâtir l'hérésiarque ou le dissident qui s'y adonnent. Le grand nombre, par définition, sera toujours contre lui, mais les minorités aussi seront contre lui, dans la mesure où elles se fomentent et s'organisent comme de petites majorités qui exigent une soumission. Dans un monde normalisé par le règne de la Quantité, les minorités ne sont pas un remède contre la majorité. La logique minoritaire, souvent réactive, cultivant une altérité de groupe, avec une tournure d'esprit encline à la persécution, est fort éloignée de la souveraineté et de la puissance des maîtres sans esclaves qui ne songent à leur propre gloire que par hommage à la grandeur et à la gloire de la Cité qui leur enseigna l'art de dire et de vivre.

Ce serait un fort malentendu que de croire ces propos inspirés par quelque individualisme exacerbé. L'individu moderne n'est que l'atome interchangeable du pire collectivisme. Garde-chiourme de lui-même et des autres, l'individu moderne, en réduisant son entendement à la seule considération de ses petites affaires personnelles, réalise l'idéal totalitaire comme aucun despote n'y parvint. Incurieux, ennuyé, futile, il circule dans le cercle étroit de ses seules préoccupations physiques. Rien ne l'intéresse que de savoir comment loger son corps, nourrir son corps ou mouvoir son corps. La Maison, la Nourriture, la Voiture sont les objets de toutes ses sollicitudes et même de tous ses fantasmes. L'esclave du règne de la Quantité ne voit rien au-delà du cercle qui l'enferme et qui le réduit à une passivité extrême. «Entrer dans la vie active»- cette formule m'a toujours semblé de la plus cruelle ironie, car, à l'évidence, il n'est pas de vie plus passive que celle de l'homme qui travaille.

Obéissant, laissant guider ses gestes et ses pensées par des mécanismes dans lesquels il n'entre qu'à titre de rouage, l'homme qui travaille réalise la passivité. Certes, la « vie active », cette formule doit s'entendre comme une antiphrase, car dans l'existence de l'homme devenu rouage, il n'est plus de vie ni d'activité d'aucune sorte. Sa vie est si peu active qu'elle prend les formes mêmes de la mort. L'histoire du vingtième siècle montre que les sociétés les plus acharnées à faire du travail une « valeur » surent avec non moins de détermination faire du meurtre de masse leur principal ressort politique. C'est, qu'en effet, le travail, dans ses formes modernes, n'est rien d'autre qu'un consentement à la mort. La vieille devise des jésuites, obéir comme un cadavre, « perinde ac cadaver », s'applique désormais, dans son sens le plus banal et le plus profané, aux guichetiers, aux caissiers, aux ingénieurs, toutes castes confondues, qui se proclament libres et égaux car ils disposent du « droit de vote ».

Ce droit de choisir entre des options préétablies est comparable à la liberté du consommateur: il peut en effet choisir entre deux marques d'un même produit insipide et frelaté; il peut aussi ne rien acheter: ce qui veut dire voter blanc, et son geste sera comptabilisé comme une erreur. Mis au chômage, l'esclave antique se fût réjoui dans son oisiveté reconquise, l'otium étant alors considéré comme une valeur. Mis au chômage, l'esclave moderne s'apitoie sur lui-même. Privé de son travail, il se trouve également privé de son identité. Pour l'esclave antique, le travail était son joug, son supplice et il aspirait à s'en délivrer, parfois au sacrifice de sa vie. L'esclave moderne, le « travailleur » ne rêve que de sécurité de l'emploi. S'il conteste et manifeste, ce n'est pas en faveur des pauvres mais pour s'assurer le léger surplus qui lui permettra, la retraite venue, de paraître un peu moins pauvre qu'il ne l'est. Il n'est rien dans le système d'asservissement du règne de la Quantité qui ne soit d'une extrême fragilité, rien qui ne repose sur une illusion soigneusement entretenue. Or, il n'est rien de plus despotique et de plus fragile qu'une illusion. Sans limite dans sa force hypnagogique lorsqu'elle règne. Un « presque rien » suffit pourtant à la frapper d'inconsistance. Quoiqu'en disent les matérialistes, qui ont inventé, et ne cessent de conforter, le monde où nous vivons, tout se joue, en dernière instance, dans l'esprit et par l'esprit. Toute la difficulté consiste à atteindre, d'une seule fulgurance, cette dernière instance, qui est aussi la première, sans se laisser dévier, en cours de route, par les arguties de l'esclave heureux qui pétrit indéfiniment son bonheur du ressentiment et de la crainte qu'il éprouve à l'égard de la liberté. Le mythe du travail ne résiste pas à l'analyse critique. Le travail qui transforme et qui « rend libre » selon la formule qui ornait les camps de concentration, n'est plus, s'il fut jamais autre chose (ce dont il est permis de douter), qu'une punition préventivement infligée à des êtres totalement irresponsables.

Que paie-t-on au juste dans le travail ? De quel échange notre salaire est-il le fruit ? Quelle est la nature de ce commerce, ou de cette expiation ? Est-ce notre savoir-faire, notre excellence, ce que nous pouvons apporter d'irremplaçable ou de durable à nos semblables ? Nullement ! Ce qui nous est payé est la quantité d'ennui, d'humiliation et de pesanteur que nous sommes capables de subir. Pour l'immense majorité de nos concitoyens, travailler c'est « faire ses heures » et non point faire quelque chose de ses heures. L'argent gagné correspond mathématiquement au temps que nous avons consenti à perdre, ou, plus exactement encore, à détruire. Le temps du travail est presque toujours un temps mort. La répétition favorise la léthargie, la mort progressivement s'installe dans une intelligence que les formes et les rapports nouveaux ne sollicitent plus. Pour vaincre la passivité de l'esclavage, il ne faudra donc point glisser dans la passivité plus grande encore de la distraction, mais hausser son activité à une intensité supérieure. L'abrutissement dans lequel nous laissent la plupart des travaux et des loisirs rend presque incompréhensible cette intensité supérieure dont témoignent à merveille les œuvres de poésie et d'art.

Dans nos jeunes années, nous soupçonnons qu'il existe une autre vie, plus étincelante, plus rapide, plus vaste, mais aussitôt avons-nous rejoint les troupes qui s'adonnent à « la vie active » que ce soupçon s'évanouit. Quelques uns cependant persistent dans leur discernement juvénile. De l'autre côté du voile, des lueurs parviennent, appels prodigieux des aurores et des crépuscules, auxquels ils ne renonceront plus. Leur existence, dès lors, fidèle aux premières visions, sera toute entière magnétisée par la magnificence possible de toute heure. Je n'ai jamais laissé d'être heurté par le contraste existant entre nos possibilités de faire de l'existence une aventure magnifique et la réalité de nos existences quotidiennes. Chaque heure recèle d'inépuisables richesses qui passent habituellement inaperçues tant l'habitude de l'esclavage, lors même que sa contrainte matérielle est moins sensible, nous tient éloigné de la beauté seigneuriale de la vie. Dans le règne de la Quantité, ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont également serfs de leur ignorance et de leur médiocrité. Ce ne sont point des « réformes » qui y changeront quoique ce soit. Les temps sont venus d'organiser des résistances, des clandestinités. Issue de la logique védantique du « ni ceci, ni cela », qui est l'élan même de la connaissance à la conquête de son propre dépassement, une troisième force précise ses puissances qui ne céderont en rien ni à l'intégrisme ni à la modernité, forces obtuses.

La troisième force quitte l'esprit de corps pour donner au corps le délié, la légèreté et la promptitude de l'esprit et de l'âme, car ce n'est pas l'âme qui est ou n'est pas dans le corps mais le corps qui est ou n'est pas dans l'âme. Il n'est point de retrouvailles heureuses qui ne fussent l'éveil d'une légèreté, d'une sainte ivresse dans l'Ame du monde. Toute fête nous éveille à la présence de l'Ame du monde. Alors nous frémissons d'impatience à nous reconnaître dans l'Ame du monde, dans ces rencontres avec la vie magnifique qui déferle en nous en vagues heureuses. La nullité des distinctions idéologiques est avérée, pour peu que nous approchions du pressentiment de la vie magnifique. Que les illusions fussent de droite ou de gauche, pour peu que l'on s'y tienne, et la vie magnifique nous échappe. Cette misère suscite une culture du ressentiment dont bénéficient toutes les démagogies, et, en dernière analyse, il n'est point de mouvement politique, qui n’ait pour moteur telle ou telle forme de démagogie. Si les choses vont aussi mal, nous entraîne-t-on à penser, c'est la faute des « autres », de l'adversaire qui usurpe un pouvoir dont nous ferions bon usage. La démagogie laisse les hommes dans leur veulerie et leur servilité originelle tout en leur faisant croire que la cause de leur misère est ailleurs qu'en eux-mêmes. On ne gagne jamais plus aisément des oreilles attentives que lorsque l'on attribue à d'autres que ceux à qui l'on s'adresse les tares universellement subies. La culture du ressentiment est l'une des plus prospères en cette fin de siècle. On ne cesse de persuader des gens qui sont incapables de donner un minimum de sens et de cohérence à leur vie quotidienne qu'ils valent mieux que les élites, objets de la vindicte populacière, où l'arrogance du médiocre le dispute à l'envie.

La haine du pouvoir dont s'honorent certains « contestataires » n'est rien d'autre qu'une révérence retournée du pouvoir. L'anarchiste qui vitupère est souvent dévoré par la même ambition que l'obséquieux affairiste. Rien n'est plus proche de l'idéologue révolutionnaire que l'arriviste. Les formes de la servitude sont variables. La fascination du pouvoir entrave également celui qui s'y confronte, en exerçant le pouvoir, que celui qui s'y affronte, en le contestant. La volonté même d'être libre peut asservir et le libérateur asservit à sa réussite ceux qui le suivent: «  Soyez libres avec moi ou esclave avec les autres ». Combien se sont laissé abuser par des alternatives de cette sorte ! Certes, à chaque instant, il faut choisir, et il n'a jamais été question de cesser, si peu que ce soit, de résister. Mais encore faut-il que cette résistance se fasse de façon rayonnante, à partir du site irrécusable de notre liberté. Entendez-moi bien, il faut s'exercer à résister de toutes parts.

Nous perdons notre liberté en nous abandonnant à une idéologie car l'espace que nous conquérons d'un côté nous est irrémédiablement repris de l'autre. Ma liberté ne peut faire celle des autres que si je ne l'abandonne pas à ce noble dessein. Savoir refuser les fausses alternatives jusque dans nos derniers retranchements fait de notre liberté cette troisième force, imprévue, scandaleuse, qui non seulement nous rend inexpugnables mais peut nous lancer à la conquête du monde ! Maître sans esclave, ma liberté est une flamme presque indiscernable, mais brûlante, dans le plus éclatant midi de l'été. Cette flamme passe des mains invisibles dans la lumière, et c'est ainsi que le monde sera transfiguré !

La dernière fausse alternative, la plus redoutable, dans laquelle les idéologues s'efforceront de nous immobiliser est celle de la croyance ou de l'incroyance. « Dieu ou l'athéisme », c'est en ces termes que les politiques, les idéologues ou certains prétendus philosophes ne cessent de recourir à notre crédulité et notre passivité. Et certes ! la crédulité athée n'est pas moins passive que la crédulité dévote. La prison intellectuelle et morale de l'athée est à l'image de la prison intellectuelle et morale du dévot moderne: seule change la terminologie. Il vient toujours un moment où le dévot de l'une ou de l'autre cause renonce à sa pensée pour se faire adorateur d'un mot. L'Humanité, le Progrès, la Science, la Tolérance, - ces mots recouvrent tout et n'importe quoi, y compris les pires intolérances et les fanatismes les plus obtus, mais dans l'usage qu'en fait la « société du spectacle », ils recouvrent avant tout le renoncement à la pensée, à l'esprit critique, à l'audace intellectuelle.

La « Cause » pour laquelle on se bat, en devenant abstraite, nous abstrait de nous-mêmes. Qu'est-ce donc à proprement parler qu'un homme moderne sinon un homme abstrait de lui-même, séparé de son « être-là », un homme insolite, séparé de sa tradition, de sa langue, c'est-à-dire de toutes les sources d'enchantement et d'émerveillement. Dans le monde moderne, la croyance et l'incroyance se partagent la tâche de séparer les hommes en deux, afin d'en faire des esclaves. Le dévot vit soumis à la doxa de la religion réduite à l'extériorité des rites et de la morale, l'athée est condamné à la doxa de sa mécréance qui se réduit aux rites et aux morales de la marchandise. En dernière analyse, cette séparation aura pour conséquence de parachever l'esclavage universel et il n'est pas même exclu de voir triompher, en fin de compte, par de là l'actuelle opposition du fondamentalisme « intégriste » et de la modernité « libérale », une sorte de fondamentalisme de la marchandise dont le but sera de détenir l'exclusivité absolue du langage symbolique. Chacun peut, d'ores et déjà, assister à la substitution progressive de l'image religieuse par l'image publicitaire. L'étape suivante est déjà donnée: l'image publicitaire, évacuant l'image religieuse, va elle-même devenir religieuse. L'intégrisme, de plus en plus, obéit aux lois du marché car celui-ci est lui-même devenu religion. Ayant pour fondement la séparation de l'homme avec lui-même, le monde moderne met en place une théocratie parodique dont le pouvoir s'accroît de toutes les divisions intérieures au bénéfice de la plus vaste et irrécusable uniformité extérieure. Le Diable, telle est sa ruse, cherche à nous diviser en nous-mêmes en feignant de nous unir aux autres, tout aussi scindés. Ainsi l'œuvre diabolique se répercute et se prolonge. Comment résister à l'uniformité extérieure, si ce n'est en luttant contre les divisions intérieures ? La place royale est la place du Cœur. Il faut s'y tenir, avec la mémoire et la fidélité, le sens de la chevalerie et de la résistance, car l'être et le devenir sont à ce prix. A renoncer nous ne serons plus rien et nous ne deviendrons plus rien. « Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre.»

 

(Toute ressemblance de ce texte, écrit il y a une vingtaine d'année, avec notre sinistre actualité est purement fortuite)

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22/12/2021

Propos réfractaires, première partie:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Propos réfractaires I



Il conviendrait de faire, dans cette époque hâtive, l'éloge de la procrastination. A voir les agissements des Modernes, tout ce qu'ils remettent au lendemain est autant de temps gagné pour l'intelligence. Les imbéciles qui ne procrastinent pas sont infiniment redoutables. Remettez au lendemain, je vous supplie, remettez indéfiniment: le monde en sera plus calme, plus limpide et plus heureux. L'instinct mauvais du Moderne le pousse à sortir toutes affaires cessantes d'une situation qu'il juge insupportable, pour en fabriquer une autre pire, pour lui-même et pour autrui. Il s'aide dans cette entreprise de la haine ou de la dépréciation de son passé individuel ou collectif, - autrement dit de la haine de lui-même, - car nous sommes notre passé et redeviendrons heureux sitôt que, de la présence de ce passé, nous ferons une promesse.

 

Le nihiliste vit dans une torve barbarie qui consiste à détruire ce qui s'édifie à son insu. Il veut y être pour quelque chose, mais y être, pour lui, c'est souiller, transformer en amas les architectures les plus subtiles et les plus fragiles. Cet émerveillement de savoir que les belles choses se font sans lui, en dépit de lui, contre lui, lui est refusé, comme lui est refusé le resplendissement de la contemplation.

 

L'excitation, l'agitation permanente du Moderne, son désir d'outrance et de kitch suffisent à montrer que son énervement lui interdit l'intensité et la plénitude, qui surgissent en rayonnement, du fond du calme.

 

Le Moderne vit dans la terreur de s'ennuyer, et, avec cette terreur, il terrorise le monde.

 

Arborer des marques, des montres chères, des signes extérieurs de richesse, ce n'est pas du luxe mais la misère de ceux qui sont persuadés ne rien valoir par eux-mêmes. Le vrai luxe consiste à se défaire de ce fatras clinquant pour passer de bons moments.

 

Le premier argument contre la pensée moderne, c'est qu'elle rend triste et envieux. Contre la morale moderne: en elle la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel sont exclusives l'une de l'autre, - pour ne rien dire de son terrifiant manque de nuance et de sa perversion puritaine. Le moralisateur moderne, ayant oublié que le bien est le reflet du beau, comme celui-ci la splendeur du vrai, tombe dans l'instinct de la meute, le lynchage. Sans hiérarchie métaphysique, la morale devient reptilienne.

 

Les Modernes vivent dans la religion de la mort, devant laquelle ils sont tous égaux. On commence par un égalitarisme meurtrier pour finir en dévot de l'être pour la mort. Or il me semble que les hommes sont à peu près égaux en tout sauf devant la mort. Est libre celui qui sait mourir. Sa mort est une renaissance immortalisante.

 

Il ne suffit pas de témoigner des principes, il faut aussi combattre la tyrannie des écorces mortes. La négation de la négation est nécessaire aux temps où nous sommes. S'en dispenser serait se livrer, pieds et poings liés, à la parodie.

 

D'où nous sommes, nous ne pouvons aller directement à la vérité et à l'unité. Ce fut l'illusion funeste des utopies. D'où, dans toutes les traditions, ces constants appels à l'humilité. Humus, la terre, empreinte visible d'un sceau invisible.

 

Le Moderne préfère toujours l'abstrait au concret, et cette abstraction s'interpose entre lui et le suprasensible concret, entre sa pensée et l'Intellect, "l'intelligence vraie" dont parle Dante.

 

Le monde la Tradition est infini et défini. Le monde moderne est indéfini et limité. L'un définit par la hiérarchie, qui est ascendante et infinie. L'autre s'indéfinit à l'intérieur des limites disputées en conflits âpres et veules où toute dignité humaine est bafouée. Ce qui vaut tout autant des conflits intérieurs néoromantiques. Pour celui qui hiérarchise le corps et l'esprit, ceux-ci ne sauraient s'opposer. Interpréter la distinction du corps et de l'esprit en termes de conflits est encore le propre du Moderne. D'où son idée absurde que dans la pensée de Platon le monde des idées s'oppose au monde sensible, alors que le second n'existe que par le premier (comme si l'on disait que la graine s'oppose à la plante !).

 

A la différence de Platon et des platoniciens, le Moderne ne peut concevoir une auctoritas que pour l'anéantir ou en être anéanti. Dualisme outré des Modernes, logique binaire. Ce qui se situe en-dessous, dans une hiérarchie traditionnelle, n'est pas "moins bien" que ce qui se situe au-dessus. Tout au plus, "plus loin". Evidences, - mais incomprises.

 

En niant la négation, nous nous donnons une latitude et une longitude nouvelles, et en évitant de faire comme si monde n'était pas "plein de bruit et de fureur".

 

Propagandistes et ingénieurs du Gros Animal, leurs masques sont divers, mais de même facture. Si nous disposons d'un minimum d'esprit critique nous nous apercevons aussitôt que tous les systèmes modernes sont également collectivistes et totalitaires, - et en des modes opératoires singulièrement peu variés.

 

Techniques du Gros Animal: effrayer, épuiser, distraire. Le cerveau lavé, nous agissons comme des somnambules. Nous oublions la grande et belle aventure, la quête de la Toison d'or. L'éternité sise dans chaque instant est empoisonnée.

 

Dangers de l'herméneutique mal engagée: délires d'interprétation, outrance du "ça veut dire" psychanalytique. Les être ou les choses disent ou ne disent pas. L'herméneutique va vers le cœur, qui est silence, dont procède ce qui est dit, vers l'infini qui cerne ce que le dire définit. L'herméneutique juste sauve la lettre du littéralisme, comme elle sauve le phénomène de sa représentation abstraite.

 

Quelquefois, la seule vue d'un oiseau marin aperçu dans un ciel clair, le matin, m'a sauvé la vie.

 

Les Modernes échangent des propos, des sucs, mais se dévouent rarement les uns aux autres. Rien ne leur vient de loin, point de ressac. Ils calculent en profits et pertes et bornent leur existence à cette piètre comptabilité. Créditeur, débiteur, ainsi va leur bonheur, - mais ils ne peuvent croire qu’ils seront éternellement débiteurs de l'être qui leur est donné.

 

Le travail a été inventé comme valeur par ceux qui veulent nous faire travailler pour eux. Il n'en demeure pas moins que ceux qui ne travaillent pas, soit se dissolvent, soit finissent, dans leurs activités choisies, par déployer une énergie et une résolution supérieure à celle que ceux qui travaillent. Nous sommes actifs par faiblesse. La véritable puissance ferait de nous des contemplateurs.

 

Les Modernes, rats traqués qui ricanent de tout par peur d'être redevables, par haine de la gratitude. Le Moderne se croit libre lorsqu'il dit "Je ne dois rien à personne", - alors même que sa vie est un enchaînement sans trêve de servitudes. C'est, au contraire, au sentiment de devoir à un nombre incalculable de vivants et de morts que je fonde et que j'exerce ma liberté réelle.

 

Conserver les choses du passé, projet ambigu. Je n'ai pas le goût des conserves. Mieux vaut être réactionnaire que conservateur, et à condition que la réaction ne soit qu'un moment de la "négation de la négation", - avant de consentir à ce qui est, c'est-à-dire à l'éternel recommencement de la Tradition.

 

Le Moderne est un homme lassé, - lassé de tout aussitôt. Il se croit à chaque instant habilité à "passer à autre chose", zappeur dans l'âme, mais à la vérité, il ne soutient pas le regard. Il croit avoir épuisé une partie de la réalité alors qu'il n'a pas même échangé un regard avec elle: touriste des mœurs, des sentiments, des paysages, des idées. Tout lui est long et ennuyeux, et s'il veut tant prolonger son existence biologique, ce n'est pas par révérence à la beauté du monde, qu'il ne perçoit pas, mais à la seule crainte de la mort, comme inconnue. Or la vie est elle-même pleine d'inconnu. On se réfugie alors derrière les écrans.

 

La Sophia perennis est aux antipodes de l'universalisme moderne en ce qu'elle voit l'Un dans le multiple et le multiple dans l'Un. Anandâ K. Coomaraswamy: " Nombreux sont les chemins qui mènent au faîte de la même et unique montagne; les différences entre ces chemins sont d'autant plus visibles qu'on se trouve plus bas, mais elles disparaissent en atteignant le sommet". Soit exactement à l'inverse de l'universalisme moderne qui nivelle par le bas. Le multiple, le divers sont nécessaires à l'Un comme l'Un est au principe du multiple, comme au chant sont nécessaires le souffle et les cordes vocales. Entre l'Un et le multiple: le chant des gradations infinies.

 

L'unité qui, par volition, se ferait de l'extérieur, à partir des écorces mortes, serait la pire tyrannie exotérique, le fondamentalisme le plus odieux: règne de la Quantité. Ce que les Modernes conspuent dans le fondamentalisme est ce qu'ils aspirent à être, ce à quoi ils travaillent: le triomphe du signe extérieur, de la représentation, au détriment de toute vérité intérieure et de la présence réelle.

 

L'unité transcendante, qui est au-delà de l'espace et du temps, dans "le pays du non-où", est mise en musique par la diversité versicolore des cultures et des individualités, par les accords de l'espace et du temps.

 

L'Un est ce qui rend possible le divers et en consacre la beauté et la vérité comme le sceau consacre la cire où s'inscrit le blason.

 

Le sacré et le profane ne sont pas dans les objets mais dans le regard.

 

L'espace et le temps dans leurs diversités sont des épiphanies de la toute-possibilité. Le multiforme témoigne du sans-forme. L'uniformité ne témoigne que pour elle-même, et pour sa volonté d'appauvrir le réel. Le sens providentiel et métaphysique de cet appauvrissement, en tant qu'épreuve, mise-en-demeure, reste à comprendre comme un espace vide laissé au ressac de l'éther. D'où l'acharnement des Modernes à verrouiller leurs représentations, à se séparer, à travailler pour le diaballein: société de contrôle où le moins d'espace possible est laissé en dehors des servitudes du travail et des distractions.

 

Modernes: dévots pleins de certitudes, dont celle, particulièrement absurde, d'incarner le Bien après des millénaires d'obscurantisme. Le démenti cinglant apporté par l'histoire du vingtième siècle qui se prolonge dans le nôtre, n'affecte aucunement leurs certitudes. Presque rien ne peut affecter une certitude infondée.

 

Le propre des moralisateurs modernes est de considérer comme exclusives l'une de l'autre la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel et, par surcroît de ne voir dans le monde que des victimes et des criminels, soit des êtres humaines dépossédés de leur souveraineté, - c'est-à-dire à leur image. De plus subtiles entrevoient les crimes des victimes et le caractère "victimaire" des criminels, - mais qu'en est-il de l'humanitas en ses plus hautes possibilités créatrices dans cette sinistre alternance ? Les œuvres elles-mêmes, une fois jetées sur la place publique, ne trouvent plus d'amateurs mais seulement des procureurs et des avocats.

 

La barbarie ancienne était coruscante, la nouvelle est planificatrice.

 

Le sentimentalisme est au principe de la cruauté.

 

La vanité moderne, son subjectivisme, ses sentiments (qui composent ce qu'il croit être lui-même) lui interdisent de se concevoir comme le véhicule d'une vérité ou d'une beauté qui le dépasse. Il reste ainsi sur place dans un immobilisme terrifiant et terrifié dont son "bougisme" est l'expression la plus immédiate. Mondialisation: règne du touriste dont le mouvement perpétuel équivaut à ne jamais sortir de lui-même. D'un "lui-même" amas sentimental auquel il est attaché sentimentalement, c'est-à-dire avec la cruauté infinie, subie et infligée, du supplice de Tantale

 

La réalité est profane, le Réel est épiphanique.

 

L'ultime joie des êtres trop lâches pour connaître la joie est de se réjouir du malheur d'autrui.

 

Un monde aristocratique au plein sens du terme n'est pas un monde où quelques-uns s'arrogent des privilèges ou s'évaluent selon des critères au demeurant flous et variables, mais un monde où la générosité domine le calcul, où le dispendieux et le pauvre ne sont pas honnis ou méprisés, où l'acte d'être, l'être à l'impératif (esto) est plus important que l'être au substantif (l'étant), où les valeurs cèdent le pas aux principes.

 

L'aristocratie comme projet et non comme muséologie. L'aristocratie, certes, comme nostalgie, car toute nostalgie est traversée de pressentiments. Aristéia: scintillement à la fine pointe du Temps, à la proue du Vaisseau dans le périple odysséen.

 

Unité transcendante, communion secrète, par-delà les espaces et les temps de toutes les âmes odysséennes, de toutes les herméneutiques sacrées. La Toison d'or nous ordonne. Récipiendaires, nous obéissons à notre plus haute liberté.

 

Certains écrivains croient se donner pour plus "authentiques" et plus "vrais" en relatant des détails sordides comme si le sordide et le misérable relevaient, par essence, davantage de la vérité que la beauté et la vertu (au sens antique). Ce préjugé donne des œuvres tout aussi monocordes que l'outrance romantique dans la "sublime" sentimental. Les unes sont l'envers des autres, en pliant le langage à des manies où les mots se veulent expressifs, au lieu de dire ce qu'ils ont à dire.

 

Réhabiliter la "rhétorique profonde" dont parlait Baudelaire, c'est comprendre que l'intelligible se manifeste à travers le sensible. Le monde est la rhétorique de Dieu. L'écrivain imite la nature, la Création, sans les représenter. Il reproduit, à suivre la logique de Saint Thomas d'Aquin, la nature dans ses intentions et ses procédés.

 

Le "Magnificisme" de Saint-Pol-Roux: voir le monde en grand; ce qui agace les esprits épris de petitesses. Pourquoi voir le monde autrement qu'en grand, puisqu'il l'est ? Mythologies, théologies, métaphysiques, ésotérisme, poésie (d'Homère à Ezra Pound): longitudes et latitudes, hauteurs et profondeurs, horizons lointains. Certains hommes renoncent moins que d'autres au Réel vaste et mystérieux.

 

Rhétorique de la lumière manifestée à travers l'ombre, du "sans-forme" à travers les formes. Le vent passant dans les harpes d'Eole.

 

En des temps individualistes, la profanation de sa propre existence tire davantage à conséquence que la profanation d'un symbole religieux. Un symbole: ce qui est à la fois en soi et en dehors de soi. Le diable est essentiellement, et étymologiquement, le négateur du Symbole. Sous le règne du diaballein, chacun est enfermé en soi, et l'extériorité est enfermée en elle-même, hors d'atteinte.

 

Symboliser est un acte amoureux. Noces du visible et de l'invisible. Embrassement de l'intérieur et de l'extérieur. L'ésotérisme est la véritable érotique de la pensée. L'herméneutique est caresse et baiser, savoir et saveur. D'où chez les Modernes, qui n'y comprennent rien, la réduction de l'éros à la sexualité puritaine ou pornographique, - deux modes de séparation.

 

Toute sagesse ne vaut qu'avec une pointe de désinvolture et de folie, sans quoi elle devient un programme, et ennuyeuse comme un conseil d'administration.

 

La grande logique n'est jamais méthodologique.

 

Les Modernes cherchent des recettes de sagesse, mais ils dédaignent d'apprendre à cuisiner, et plus encore à faire pousser ce dont ils voudraient se nourrir. Spiritualités en baguettes congelées. Les commerciaux du "new-âge" sont fournisseurs. Bouddhismes allégés pour les entendements susceptibles. Devenez Milarepa avec trois stages et un fascicule. Ne dites surtout pas qu'il faudrait au moins deux ou trois décennies pour approcher, ne fût-ce que d'un infime éclat, du Zen, vous gâcheriez le commerce et démoraliseriez les bonnes âmes.

 

Les traditions occidentales sont moins prisées par la force de vente du new-âge, l'usurpation y est plus visible. Aux sagesses lointaines, appartenant à d'autres espaces linguistiques, il est possible de faire dire à peu près n'importe quoi.

 

Je me libère en soi, et non pour moi.

 

Les Modernes considèrent que toute pensée anagogique, initiatique et traditionnelle est d'une insupportable prétention aristocratique en oubliant leur propre stupéfiante prétention à se considérer, en vertu de leurs préjugés démocratiques, comme plus avisés et meilleurs que tous leurs prédécesseurs.

 

C'est faire preuve d'humilité et rendre hommage à la vastitude et à profondeur de la Création que de considérer qu'il y a des secrets non seulement de convention mais aussi de nature.

 

Le choix ne se pose pas entre l'herméneutique et le littéralisme, mais entre des herméneutiques échouées et des herméneutiques navigantes. On ne retrouve la lettre qu'après la traversée, comme Ulysse de retour au pays natal.

 

Les Modernes se reconnaissent à leur indifférence ou à leur hostilité à la beauté. Même lorsqu'ils la perçoivent, leur attention se focalise sur le défaut. Ainsi de la beauté des heures, des êtres, des œuvres. Attention acharnée au petit défaut, exacerbation. Prélude à une alchimie à rebours qui saurait déprécier l'œuvre, l'être, l'heure à partir de la faille infime. Attitude inverse: dans la titanesque laideur, le ramas d'horreurs, discerner l'infime survivance de la beauté, l'exalter, l'accroître, en embraser l'ensemble. La pauvreté et la banalité de l'écrin révèle à qui sait voir et ne s'y arrête pas, le rare éclat, la gemme transfigurante, l'instant sauvé (avec l'éternité qu'il contient) de la durée profanatrice.

 

La solderie généralisée de tout, la dévaluation de toutes les expériences humaines, laisse à l'essentiel sa valeur inestimable. Le mal périt dans son triomphe.

 

Le Moderne est déçu avant d'avoir tenté. Scepticisme, sophisme, cynisme vulgaires qui s'arrogent indûment le droit de se revendiquer de philosophes qui furent des expérimentateurs de libertés nouvelles. Ce qui libère les uns asservit les autres.

 

L'intelligence classique française, de Montaigne jusqu'aux Moralistes, est une sauvegarde contre la bêtise, la confusion et la servitude, - dont on mesure, à lire par exemple la presse américaine (mais hélas aussi la française au goût du jour) l'importance qu'elles peuvent prendre en son absence.

 

La chance offerte ne se présente jamais deux fois à l'identique, et lorsqu'elle semble la seconde, elle n'est que la parodie funeste de la première.

 

Le monde moderne excelle dans l'ersatz. Le génie du kitch: Las Vegas, parodie monstrueuse des cités emblématiques, des dieux qui jouent, et même de la divine providence.

 

Toute œuvre est sacrifice. Celui qui ne sacrifie rien n'a rien. Le sacrifice est la mesure du réel. Il n'y a là rien de triste ou de pathétique. Les plus hauts sacrifices sont joyeux: la vie s'y hausse à une plus haute intensité.

 

Ne sacrifiant rien, le Moderne profane tout.

 

En passant des mythologies, des théologies et des gnoses à la psychologie et à la sociologie (digressions à propos de "moi par rapport à moi" ou "moi par rapport aux autres") les Modernes ont étrécis le monde, lui ont ôté des dimensions. Comment alors partir à l'aventure. Le Moderne se soucie de ce qu'il pense. L'homme de la Tradition pense qu'il est pensé, n'oubliant jamais qu'il est un prodigieux instrument de perception des réalités sensibles et intelligibles, sans oublier les intermédiaires et médiatrices, les cités d'émeraude du mundus imaginalis ( dont il importe de redire qu'il ne s'apparente nullement à l'inconscient ou au subconscient, mais à un suprasensible concret, objectif et universel auquel nous avons accès par une surconscience, elle-même graduées en "états" et en "stations".)

 

Cependant les Modernes souffrent de cette petitesse: d'où leurs fureurs, leurs transgressions, leurs exactions tératologique, leurs hybris technologique. Ils trépignent et se frappent la tête contre les murs de leur caverne; et oublient de regarder de l'autre côté, car leur doxa dit que, de l'autre côté, il n'y a rien.

 

Dire qu'il n'y a qu'un seul monde revêt un sens différent selon qui le dit. Saint-Thomas d'Aquin, Nasafî, ou bien Monsieur Homais.

 

Le voyage de la substance à l'essence n'est pas un destin, puisque la possibilité s'en renouvelle à chaque instant.

 

Le Moderne vit dans les décombres d'un passé tantôt honni, tantôt idolâtré. L'homme de la Tradition vit dans le premier jour de la Création, - qui vient en lui, par lui, d'un ressac primordial où la nostalgie et le pressentiment, l'archéen et l'es chaton se confondent en une même résolution, à la fine pointe du temps.

 

La psychologie ne m'intéresse pas car il me semble que je n'ai rien à apprendre de moi-même. Quant à apprendre des autres, je me contente de de ce qu'ils me disent ou me font.

 

L'herméneutique psychologisante pense que les mots et les actes veulent dire "autre chose". L'herméneutique métaphysique restitue au Dire et à l'acte le silence et la plénitude dont ils procèdent. L'une cherche le mensonge sous l'apparence, l'autre l'authentification du phénomène. L'une est tournée vers le moi, l'autre, vers le Soi, l'ensoleillement intérieur.

 

Les Modernes ne proclament tant leur "autonomie" morale que parce qu’ils en sont totalement dépourvus et attendent chaque jour les arrêts de l'Opinion pour penser quelque chose à propos de n'importe quoi. Je ne connais pas un intellectuel sur mille capable d'apprécier une œuvre sans s'être, auparavant renseigné auprès des "autorités" universitaires ou journalistiques.

 

Tout ce qui cesse d'être chevaleresque devient policier, au pire sens du terme. Maintenir l'ordre par temps de chaos, c'est maintenir les avantages de ceux qui profitent le mieux de ce chaos. On serait alors tenté d'être anarchiste, en moindre mal, sinon que le mot est malvenu. An-arché : sans principe. On ne se révolte bien que pour des Principes (et contre des "valeurs").

 

Ne jamais oublier l'extrême fragilité de la beauté. Fleurs de cerisier sitôt dispersées qu'apparues, alors que les bouteilles en plastique durent plusieurs siècles. Mais l'extrême puissance est le secret ésotérique de l'extrême fragilité: les fleurs de cerisiers reviennent à chaque printemps. Ainsi de la Tradition et du monde moderne. Pour lors les adeptes de la bouteille en plastique pavoisent. Attendons.

 

Le Moderne qui ne veut pas sacrifier son confort s'y sacrifie.

 

La haine de la beauté s'explique par la violence numineuse par laquelle elle nous arrache à notre certitude pour nous abîmer dans la vérité.

 

Ne pas confondre discipline et servitude du travail obligatoire. La discipline suppose un Maître (fût-t-il un Maître invisible et intérieur) dont on est le disciple. Le travail suppose un petit chef qui s'impatronise abusivement et dont toute bonne discipline consisterait à se libérer le plus vite possible.

 

Les objets de série accréditent le mensonge rassurant qu'il existerait des choses parfaitement identiques entre elles. Mensonge à partir duquel on en vient à croire que les êtres humains eux-aussi sont interchangeables. Et c'est ainsi que les hommes vivent en l'âge noir, au plus éloigné de leur essence, au plus proche de leur substance.

 

La diversité des formes est la condition de la manifestation de la Sophia perennis. L'unité des religions est précisément transcendante. Immanente, elle serait syncrétisme et confusion.

 

Le goût du changement préside à presque toutes les catastrophes individuelles ou collectives. L'insatisfaction du "bouliste" s'accroît à mesure qu'il bouge. Son destin n'est pas le déclin, mais le pire.

 

Je n'écris pas pour me venger d'une injustice. J'écris pour saluer ma chance.

 

Alchimie à rebours: d'un iota de plomb assombrir un cosmos d'or. Contamination du négatif, du pesant, désenchantement. Quand bien même dans une destinée les forces heureuses dominent encore, le Moderne récuse leur existence ou les peint des couleurs de l'horreur qui l'étreint, - et qui est celle du reniement. Renier ce que l'on a aimé, c'est se renier soi-même et s’offrir à l'Ennemi qui se nourrit de ces reniements et s'en délecte. Cela vaut tout autant pour l'individu que pour la civilisation. Fuyant ce qui honore, on se jette dans les bras de ce qui nous jalouse et veut nous détruire.

 

Certains actes, certaines idées, certaines intuitions nous firent honneur; par eux nous fut offert d'entrer dans une vérité plus large et plus profonde que nous-mêmes. Le Moderne est celui qui s'en lasse et laisse surgir le cri: " Et moi ?". Il se détourne alors de cette magnifique bonté offerte, s'en va revendiquant et plaintif, saccageant au passage les Symboles qui le reliait à la beauté des êtres et des choses. Calculateur, aigri, mesquin, traquant comme autant de crimes, partout où il s'en trouve encore, les ultimes manifestations de générosité, d'insouciance et de bonheur.

 

Ces gens, à fuir, qui pensent que seuls leurs "problèmes" domestiques ou de gestion sont dignes de la parole et d'un commentaire infini, et que tout le reste, poésie, métaphysique, cosmogonie, gnose, est bavardage !

 

La raison pour laquelle les Modernes voulus modernes iront en enfer, et pour les plus chanceux, au purgatoire, ce n'est point pour manquements coupables, mais qu'installés au Paradis, ils en désaccorderaient l'harmonie par leurs griefs, leurs plaintes et leurs revendications. On remarquera que plus les Modernes vivent dans ce qui pourrait être le bonheur et la paix et plus ils geignent et bavent sur la beauté offerte.

 

Le Moderne hait l'enchantement et le paradisiaque car ils lui ôtent le pouvoir du ressentiment en action.

 

L'aventurier au milieu de ses difficultés est plus heureux que le bourgeois dans son confort car il sait donner tout son prix au moment calme et qu'il se trouve moins enclin à oublier qu'il peut tout perdre à chaque moment.

 

Voici devant nous comme un royaume, un "royaume au bord de la mer", les scintillements de la lumière sur l'eau, épiphanies, la ligne bleu sombre de l'horizon, quelques heures sauvées, conquises, souveraines. Nous y régnons si nous oublions les menaces et les utilités. " Mais à quoi vous sert cette souveraineté ? " (Dixit Monsieur Homais). A " ce rien qui est le tout" dont parlait Pessoa. Elle est notre raison d'être, brise marine. J'existe car elle me caresse à ce moment-là.

 

La pensée occidentale moderne est une raison tournant au rationalisme et au nihilisme, comme le bon vin, en de mauvaises conditions, tourne en vinaigre. Pensée clivée, entre l'abstrait et le concret, l'intelligible et le sensible, le concept et le mythe. Une autre postérité de Platon, en "gradations infinies", eût été possible, et le demeure, à partir de l'œuvre de Sohravardî.

 

Toute existence humaine digne d'être vécue, même en dehors des formes religieuses, est rituelle. Toutes les activités humaines ont été, sont et seront rituelles. Veillons à la qualité du rituel.

 

Ceux qui nous approuvent dans nos plaintes, qui s'accordent avec ce qu'il y a de pire en nous, pour nous trouver bien malheureux, sont nos ennemis.

 

Les justiciers puritains se moquent des victimes. Ils aiment à la folie leur pouvoir de faire tomber ceux dont ils imaginent qu'ils eussent été méprisé ou dont ils se sentent les inférieurs. Dans cette hybris, ils sont capables d'écraser en même temps les victimes et les coupables, et même les victimes et les innocents.

 

Contre la justice pervertie en vengeance: le pardon sacré, irrécusable devant Dieu comme il devrait l'être devant les hommes. Celui qui persiste à vouloir exercer sa "justice" vengeresse contre le pardon de la victime, entend prendre la place de Dieu. Autant dire qu'il se place à la droite de diable. Autrement dit, le pardon appartient à celui qui pardonne, il est son bonheur. "Heureux ceux qui pardonnent". Nier ce pardon, en acte, c'est être du côté de "celui qui toujours nie".

 

Nul n'est plus arrogant de sa supériorité de classe que le petit et moyen bourgeois. Les grands bourgeois non dégénérés passent leur temps à prier qu'on veuille bien leur pardonner leurs privilèges. Quant aux aristocrates de bon aloi, s'il en reste, ils s'identifient avec le peuple.

 

La magie de l'écriture est de capter à notre insu le moment où nous écrivons, d'en sauvegarder l'essence, y compris dans le propos qui semble l'ignorer. La phrase s'imprègne de l'air du temps, de l'éther, et prolonge de son geste le vent qui fait bruire un feuillage au-dessus de nos têtes.

 

Laissons la psychologie et entrons dans le roman du cycle de l'initiation et de la renaissance immortalisante. Situons-nous là où le monde se précipite comme une solution chimique, alchimique, dans la conscience, et embrase toutes les apparences.

 

Incandescence de l'apparaître porté vers nous par l'ouragan de feu de l'Invisible.

 

Pour refuser d'être apeuré, soumis, affairés, ainsi que le monde nous veut, consentons au blâme. Nous sauverons au moins quelques heures de notre vie de l'inexistence et de l'ineptie. Il est bon d'avoir quelquefois dans sa résolution quelque chose de borné, c'est-à-dire de défini. L'indéfini nous déroute; l'infini nous oriente.

 

La phrase d'un écrivain prend forme et musique de tout ce qu'elle est résolue à ne pas dire, de même que l'honneur d'un homme se forme de sa déférence au secret.

 

Ceux qui nous veulent sans secrets, nous veulent morts, et que nos secrets soient emportés dans notre tombe comme s'ils n'avaient jamais existés en tant que secrets gardés. Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l'infamie.

 

Pensée calculante, regard estimateur. Face à eux, nous sommes des objets de série. Le Règne de la Quantité déshumanise ce qui s'était à peine hissé au rang humain. Regards reptiliens, bureaucratiques, commerciaux, policiers.

 

Rien n'est compris d'un combat poétique et métaphysique si l'on ne voit pas que c'est un combat contre ce qui veut nous tuer, corps, âme et esprit. Les hostilités sont engagées depuis longtemps, peut-être depuis la nuit des temps. Combat de la toute-possibilité contre la restriction, de la fleur de cerisier contre la bouteille en plastique.

 

Le combat est cruel lorsque nous voyons nos alliés tomber avant nous. Hélas nous les voyons tomber un à un, alliés humains ou inhumains, êtres ou choses, existences où nous puissions, et avions l'espérance folle de donner, le réconfort et la force, la fulgurante joie immédiate, le feu clair au pouvoir des transmutations ardentes.

 

L'arbre dont les ombres colorées méditaient sur le front de notre amie a été coupé. Nos plages sont bétonnées, les quartiers où nous divaguions sont embourgeoisés. Les mots avec lesquels nous échangions nos sensations et nos idées sont devenus généralement incompréhensibles: c'est comme si nous parlions, dans le pays natal, une langue étrangère. Les regards humains sont devenus torves, butés ou fuyants. Ce qui pourrait nous sauver, l'ingénuité, la légèreté, la générosité, est repoussé aux confins du monde.

 

Le pouvoir moderne n'a nul besoin de notre force, de notre intelligence ou de notre courage, pas même pour les exploiter et les faire servir à ses obscurs desseins. Il nous veut faible, crétinisé et apeuré, - et sous cette condition, nous promet la réussite.

 

Celui qui vient avec l'intention d'apporter de la grandeur ou de l'audace, ou seulement un peu d'air, un rafraîchissement, ou un peu de flamme, est renvoyé aux marges du monde, chez les parias. Dans le cauchemar climatisé tout doit être à la bonne température, - autrement dit à la tiédeur. Ni feu, ni glace, gestes calculés, le Logos réduit aux potins. L'intelligence se limite à sa fonction d'expliquer le supérieur, c'est à dire le distinct, par l'inférieur, l'indistinct. Haine des essences, idolâtrie de la substance. Siècle non des vaisseaux élégants allant vers leur tragédie ou leur bonheur dans la lumière et le vent, mais des trains de marchandise.

 

La vie humaine est toujours un véhicule. Choisir lequel.

 

Pour le Moderne, le juste milieu n'est pas la verticale, le point méridien, la transcendance à laquelle s'ordonne la pensée, mais la médiocrité, - qui est de toutes les outrecuidances la plus extrême.

 

Esotérisme et kaïros. A quel moment entrons-nous dans la "conscience secrète", dans l'ensoleillement intérieur ? Quel est le chemin parcouru jusqu'à ce point ?

 

Peu importe qui nous parle du chemin vers l'intérieur, puisque ce chemin, il nous appartient de le parcourir en propre, pour la première fois, de façon inaugurale et d'entrer ainsi dans le premier jour du monde, par notre propre résolution, et avec la Grâce de Dieu, la seule.

 

Opposer la connaissance (la gnose) et la foi montre que l'on ne sait plus ce que sont l'une et l'autre. Elles sont écorce et noyau d'un même fruit. Séparés, le fruit et inviable et stérile.

 

La foi, autrement dit la confiance, ne se revendique pas, elle se prouve; elle est ce scintillement à la pointe du temps vers quoi nous cheminons, qui nous délivre de la glue et des rets et dont notre cheminement est la preuve.

 

Mon impression que tous les moments vécus sont à égale distance du moment présent, - avec pour conséquence que j'aime toujours avec une égale intensité tout ce que j'ai aimé. Ce que l'on aime, à la différence de ce que l'on consomme, ne s'épuise jamais. Amour des sources, Tradition. Les êtres et les choses ne s'éloignent ni ne s'usent, causes perpétuelles de leur acte d'être.

 

Les Modernes adorent les voitures car ils ne sont plus le véhicule de rien.

 

Ceux qui savent, sans conditions, se réjouir de presque rien, sauveront le monde car ils seront les témoins de l'inconditionné.

 

Par effroi de la perdre ou de perdre, les Modernes en sont venus à haïr le bonheur et la victoire. Ainsi ils sont perdant en tout et pour tout sans avoir saisi l'occasion d'apprendre que les victoires et les bonheurs sont en soi, sauvés dans leur éternité propre, irrécusables à jamais, créateurs de mondes qui résistent à l'intérieur de l'immonde.

 

La chance est toute entière dans son saisissement, au point que l'on songerait que le saisissement invente la chance, ou, du moins lui est exactement contemporain ou coexistant.

 

Le juste moment: intersection des temps, là où un temps s'ouvre sur un autre temps ou bien bifurque à perte de vue. La durée sociale est l'interdiction, faite par avance au kaïros de se manifester.

 

Le Moderne étant dominé par l'impression de ne pas vivre vraiment, veut des prolongations, pour, peut-être, vivre plus tard. Il augmente la quantité du temps mesurable et dédaigne les incommensurables qualités des temps créés. Or, l'instant loge des éternités

 

Les Modernes luttent pour conquérir des espaces, mais se laissent voler ou détruire leur temps. Prendre son temps: acte de conquête. Ceci dit, l'espace privé lui aussi se restreint. Maison réduites, appartements subdivisés où il est impossible de loger un tapis, une armoire ancienne ou une bibliothèque. On ne peut se défendre de l'idée que les plafonds si bas des logements modernes, plus encore qu'à un dessein de rentabilité, obéissent à une volonté d'écrasement, tout comme, dans la rue, en bas, l'homme de sa pauvre hauteur d'homme se trouve écrasé par des tours titanesques. Le Moderne est bombardé par deux messages simultanés. Le premier est qu'il n'a ni Dieu ni maître et le second est qu'il est une quantité négligeable perdue au milieu d'une quantité insignifiante. Rien d'étonnant à ce que les moins résignés deviennent fous.

 

Reprendre tout au début, c'est-à-dire non pas en arrière, mais à l'éclosion du moment présent. Voir ce qui s'y déploie, la puissance de la toute-possibilité. Ne pas se laisser gagner par le dégoût ou l'indignation. Persister dans la discrétion et même dans le secret. L'axe du monde est maintenu par ceux qui vivent verticalement dans la présence.

 

L'esprit est ce qu'il y a de moins exotérique.

 

La beauté supérieure de l'improvisation, car plus proche du mouvement de la création et mystérieusement mieux ordonnée que nous le voulions, supérieure à nos plans et à nos représentations, ensemble plus vaste que les parties qui le composent, et même plus vaste que le plan d'ensemble. Les musiques traditionnelle, jusqu'au baroque, furent improvisées avant l'usage de faire des œuvres d'art et de rendre sa copie. L'improvisateur garde confiance en des forces qui le dépassent.

 

L'éternité, dans le temps, survient soudainement, à l'improviste.

 

Ne jamais se plaindre d'être incompris. C'est par ce qu'il y a en nous d'incompréhensible que nous échappons aux mains sales, aux manipulations infâmes. Ce qui valait pour les Apaches parisiens vaut pour les poètes: " pas vu, pas pris".

 

L'écrivain soucieux de sa tâche a parfois l'impression qu'il a parmi mille façons de dire une seule qui est juste et bonne, avant de comprendre qu'il y avait mille façons différentes de penser, et à chacune sa formulation juste. Le style est la pensée même. Il n'y a jamais deux façons de dire la même chose. On croit chercher ses mots alors qu'on va à la rencontre de sa pensée, et que sa pensée va à la rencontre de l'Esprit. D'où cet air vif, ce souffle de grand-large qui nous avive lorsque nous commençons à écrire. Nous savons moins que personne où nous allons. L'heure ressemble à ce moment en suspens, auroral, dans la solitude maritime. Chaque seconde nous seconde, signe tracé, ridule sur la surface lumineuse, infime écume.

 

Certains semblent fuir leurs responsabilités, - mais pour de plus hautes et plus farouches. La morale bourgeoise fait appel à notre sens des responsabilités ("citoyennes") surtout pour nous détourner des Appels, des vocations. L'homme responsable à petite échelle est souvent irresponsable à une plus haute. A titre individuel, nous sommes d'abord responsables de la confiance que l'on nous porte. Si nous tendons la main, ne pas lâcher. La confiance nous oblige.

 

Inutilité de la polémique intellectuelle, qui est un jeu secondaire, et d'autant plus vain que ceux qui nous invitent en refusent les règles, jouant aux dames avec des pièces d'échec, et croient vaincre enfin en balayant le plateau de la main. Les gens qui disent beaucoup de mal de nous nous idolâtrent. C'est leur punition d'attacher leur attention à un objet qu'ils jugent indigne. Par clémence, inutile d'y ajouter.

 

Je n'ai jamais été aussi heureux qu'à la lisière des moments où je croyais être désespéré de tout. Croyant être désespéré, alors que je n'étais que désabusé. Mais se désabuser, c'est entrer dans la verdoyante espérance qui nous délivre de la désespérance qui nous abusait.

 

Le Moderne n'arrive à concevoir l'hédonisme qu'en partant en guerre contre l'Esprit, ou l'inverse. Monothéisme abstrait, matérialisme totalitaire, puritanisme, porcs dans leurs auges de consommateurs, demi-hommes qui rendent sans le savoir leur culte au diaballein. Le Diable rit chaque fois qu'il parvient à opposer le corps et l'esprit et exulte chaque fois qu'il parvient à anéantir un esprit par un corps. Ne préjugeons pas du vingt et unième siècle mais constatons que le vingtième fut pour lui une grande période exultatrice comme il n'eut guère l'occasion d'en connaître depuis les commencements de l'histoire humaine.

 

Exiger de nous d'être enfermé toute la journée dans un bureau climatisé à résoudre des problèmes absurdes pour acquérir le simple droit à notre survie matérielle, c'est beaucoup. Fonction de la technologie: être la verroterie que l'on propose en échange des biens, infiniment plus précieux, que l'on convoite. Marché de dupes, fausses richesses, pillage, emprise. Dans le monde moderne, nous sommes tous des colonisés, nous vendons notre âme.

 

Derrière le pouvoir global, il n'y a rien d'humain. Masque sans visage. Les idéologies sont des distractions qui nous détournent du combat essentiel, soit en nous engageant contre de faux ennemis ou des forces subalternes, soit en nous persuadant que le combat est vain. Or, il y a combat, et il fait rage. Chaque instant est un champ de bataille entre des formes claires et des forces opaques. Le premier moment du combat: l'éveil du Javanmârd, le passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle, dont la vocation est de redéployer l'Imagination créatrice.

 

Ce monde qu'ils veulent sans métaphysique, les Modernes voudraient pourtant qu'il soit jugé, non sur sa réalité physique, ses travaux, son histoire, mais sur ses intentions morales. "D'accord, disent-ils, nous avons exterminé, enlaidi, bétonné, asservi, empoisonné, mais dans la pureté séraphique de nos bonnes intentions !".

 

Le politiquement correct, avec ses vigilants, ses dénonciateurs, n'est pas seulement un opportunisme et un conformisme, c'est un vice, une passion, une "addiction" comme diraient les journalistes épris davantage de psychologie que de la langue française. L'agent du politiquement correct ne peut s'en passer car en la circonstance il se voit, de façon magique, investi du Bien. Peu lui importe alors le caractère inopérant de ses discours, le ridicule de des diatribes, sa vilénie sautant aux yeux lorsqu'il s'acharne contre des hommes plus talentueux ou courageux que lui. Il lui faut sa dose sans laquelle il s'effondrerait dans la conscience de son insignifiance.

 

L'investi du politiquement correct, autrement dit, le démocrate fondamentaliste, définit son investiture morale comme une autorisation à ne jamais échanger ni disputer avec ceux qui ne sont pas d'accord avec lui, étant d'accord avec lui-même, ce qui lui suffit amplement, qu'ils n'ont aucun droit, sinon de se faire conspuer ou lyncher, au nom du Bien.

 

La force engendre le calme, comme l'avachissement engendre l'excitation. Les "investis", ne cherchent pas tant à convaincre qu'à s'exciter les uns les autres avant de s'avachir dans un lieu commun et dans la satisfaction d'avoir nui à quelque esprit supérieur. Pour le démocrate fondamentaliste tous les esprits supérieurs, ou ne fût-ce que légèrement au-dessus de la moyenne, sont des ennemis à abattre à la première occasion.

 

J'ai observé, en deux décennies, la disparition progressive des formes premières de l'agapé et la prolifération des petites têtes dures pour autrui autant qu'excessivement délicates pour elles-mêmes. Les pires malheurs d'autrui font ricaner, les plus petites blessures d'amour-propre jettent dans l'hystérie. Si un peuple entre en de pareilles dispositions, on ne peut rien en attendre de bon, ni pour lui-même, ni pour les autres peuples.

 

Certains, par ces temps hâtifs, veulent être assurés, avant de commencer à lire un livre, qu'ils vont tout comprendre tout de suite. Apparaît le nom d'un auteur ou d'une chose qu'il ne connaît pas, le Moderne s'offusque. Comment ose-t-on nommer au-delà de ce qu'il connaît ? L'idée ne lui vient pas que l'on nomme pour l'inviter à connaître.

 

Tout grand livre contient une grand part d'incompréhensible, y compris pour son auteur.

 

Cette manie du livre plat (sans plis, où rien n'est à expliquer, et où l'on ne peut s'impliquer) participe de la machine de guerre nivellatrice. Livres tout neufs, pastellisés, comme ces cités d'architectes stipendiés par des promoteurs sans scrupules, - sans recoins, sans mystères et sans âge.

 

Le "je veux tout comprendre tout de suite" veut dire "je ne veux rien apprendre jamais". Dès lors qu'un effort non rentable est requis, le Moderne détale comme un rat.

 

Le goût du prévisible, de l'étiquette: ne lire que pour s'assurer que l'étiquette est bien là où elle doit être collée. Université, journalisme, entreprises étiqueteuses.

 

Le Moderne veut se libérer des conditions de sa liberté. Il guerroie contre ce qui le rend libre concrètement au nom d'une liberté abstraite qu'il n'exerce jamais, mais qui s'exerce sur lui par un enchaînement de servitudes.

 

Se libérant du poids supposé de la civilisation, il se précipite vers la barbarie ou la société technologique sans voir que le legs de la civilisation est d'abord un ensemble d'instruments, de moyens d'exercer sa liberté dans la vie magnifique, dans la grandeur. Le Moderne se libère de la grandeur, pour mieux vivre incarcéré et à l'étroit. Il se "libère" de la rhétorique des voiles, des cordages, et du voilier lui-même, pour mieux rester sur place dans l'ignorance. Il se libère même de la nostalgie du voyage pour ne plus voir sur le quai, la mer. Enfin, il se libère du quai pour attacher son attention à une enfilade de boutiques pour touristes. 

 

La communion libère, la fascination enchaîne.

 

Toutes les prétendues révolutions, (la "française", comme la soviétique ou la nazie) furent en réalité des contre-révolutions, c'est à dire un retour au "tamasique". L'ésotérisme seul est révolutionnaire. De même que Saint-Pol-Roux, dans sa réponse à l'enquête de Jules Huret, se définissait "Symboliste comme Dante", proposons d'être révolutionnaires comme Pythagore.

 

Au lieu de s'indigner de tel ou tel mot (au demeurant détaché du contexte ou de sens infléchi pour les besoin de la cause), revenir humblement à la pensée. Mais sans doute est-ce trop demander à ces pantins hystériques, auto-proclamés procureur du Bien et dont la raison d'être est de déshonorer la pensée humaine, de l'avilir dans le ressentiment. Rarement, ni avec une telle évidence, les hommes se seront jugé en jugeant et n'auront montré leur véritable visage en crachant au visage d'hommes dont un des titres d'honneur sera d'avoir été insulté par eux.

 

Le monde moderne est l'extermination du divers, des essences, régression vers la substance, disions-nous. Disparition organisée, en même temps, des personnes et des peuples. Monde génocidaire et massifiant.

 

Le puritanisme est un narcissisme glacé.

 

Il advient, paradoxalement, que nous soyons sauvés, et pour longtemps, par ce qu'il y a de plus fugitif.

 

L'éternité se laisse comprendre non par un une durée mais par un instant. La durée aussi longue qu'on la puisse imaginer, relève de la quantité, l'éternité, de la qualité. Certains instants sont éternels par leur qualité. Aucun reniement, aucun déni ne peut les atteindre, l'apostériori est sans pouvoir sur eux; ils nous sauvent car ils sont sauvés de la faiblesse de nos jugements, de la cruauté et de la bêtise de nos reniements.

 

La qualité d'un homme se mesure à ce qu'il n'a pas renié. La sombre ivresse du reniement laisse la bouche en carton, le monde en carton-pâte, insipide et faux.

 

Etre renégat du bonheur donné, c'est accepter pour mesure de son âme l'ingratitude du consommateur qui dit "Je ne dois rien à ce que je consomme, j'ai payé". Avoir payé ne nous donne aucun droit métaphysique, - le seul imprescriptible et qui s'établit dans une reconnaissance réciproque et mystérieuse.

 

Ce qui est radicalement sans mystère finit par être sans réalité.

 

Les œuvres sont des pays que l'on croit résumer par certaines caractéristiques supposées de leurs auteurs. Or le propre d'une œuvre est d'être plus grand que son auteur (quand bien même elle n'est que la trace d'une infime partie de ses songes et de ses cogitations). L'infime loge l'immense.

 

Le renversement de perspective ou le changement d'ordre de grandeur définit l'art d'écrire, - qui n'est jamais que la forme la plus radicale de l'art de la traduction, voyage de la lettre vers l'esprit et de l'esprit vers la lettre. Ce qui est ici devient là-bas, ce qui est antérieur devient ultérieur. Le visible devient l'invisible qui devient visible. Nous cheminons vers ce que nous étions, in illo tempore, pour devenir pleinement ce que nous sommes.

 

Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qui qui devient ? "Je progresse, j'évolue": autant d'expressions pour dire que l'on renonce à l'essentiel, que l'on cède à l'Ennemi nos contrées les plus fertiles, nos plus somptueuses demeures, nos solennités les plus ardentes et les plus légères.

 

Le "progrès" fut d'abord, et en tout, la progression du lourd, du triste et du laid. Tout en plus grande quantité. Plus de gens électrifiés, voiturés et peut-être (vaguement) alphabétisés. Mais aussi, plus de gens exterminés et avilis.

 

Les cités construites par "le hasard" sont plus belles que les cités planifiées par une intention architecturale, même géniale, car le hasard n'existe pas: il n'est qu'un leurre dont les ignorants s'abusent pour nommer, sans la nommer, la divine providence.

 

L'idée de divine providence n'est oppressante que pour ceux qui ne veulent pas savoir que leur liberté est incluse en elle (ou qui répugnent à exercer cette liberté).Tout est écrit car tout sera écrit. Du point de vue surplombant de l'éternité tout est déjà écrit de ce que nous écrivons au jour le jour dans une parfaite et souveraine liberté.

 

§ Il me semble que certains lecteurs, dans leurs réserves à l'égard de René Guénon en oublient le prodigieux élargissement de l'entendement auxquels ils sont conviés, n'en font pas l'épreuve et s'attachent excessivement à quelques détails qu'ils croient discutables.

 

La finalité est dans la chose elle-même. La finalité de la contemplation est la contemplation. La finalité de l'action est l'action elle-même. La finalité de la société de contrôle est le contrôle. Tout le reste est prétexte, leurres à l'usage de ces arriérés mentaux qui se prévalent de l'utilité et métaphorisent dans le néant en niant l'être-là de l'acte d'être.

 

Le travail est une punition. Les idéologies du travail ont la passion de punir. On ne punit avec passion que ceux qui touchent à un bonheur que l'on n'ose atteindre. Travailler plus pour consommer davantage c'est être réduit au rang du colonisé sous le joug du maître.

 

La liberté d'expression fait partie de la société de contrôle qui aime à savoir ce que nous pensons. Cette liberté nous est exactement mesurée: liberté de dire mais non d'être entendus, - au-delà de certaines étroites limites, notre pensée étant relayée et répandue comme caricature et objet de ridicule ou d'horreur. Cette liberté d'expression, serve du contrôle, est un piège tendu autant qu'un faire-valoir. Elle peut même faire croire à certains, dans leurs quartiers de haute sécurité, qu'ils sont libres.

 

La finalité de la société de contrôle étant elle-même, elle est la néantisation de ce qui est, de la souveraineté en soi. Ce qui doit se soumettre au contrôle doit disparaître. La société de contrôle étant contrôle de tout, n'est, en soi, rien du tout, sinon dans sa propre fin, un pur néant.

 

La post-humanité, c'est à dire après la fin du cycle de l'humanitas, sera formée d'attributs sans essences, d'avoirs sans être: hommes sans visage reconnaissables seulement aux écorces de cendre de ce qu'ils auront consommé.

 

Notre mémoire collective est encombrée de milliers de noms propres parfaitement inutiles, alors même que notre vocabulaire est en perdition et que nous ne savons plus nommer, ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres, et moins encore les dieux, les héros et les saints.

 

S'attacher aux lieux, non se les approprier, mais en être approprié, leur appartenir, laisser en eux quelque chose de soi lorsque nous les quittons, nous abandonner à eux lorsque nous avons le bonheur d'y être, en recevoir des messages impondérables, des signes de passage. Le génie des lieux se tient à l'orée de l'intériorité et de l'extériorité, là où la dualité, nous et le monde, devient "dualitude", amphibologie, miroitement de secrets. Par réfraction, notre secret devient la transparence de l'air.

 

La limpidité est plus secrète que les ténèbres. Nous pouvons percer les ténèbres, mais le limpide infiniment s'approfondit en lui-même. De même la raison est plus mystérieuse et plus rare que l'irrationalité et la déraison. La raison est pure merveille, que rien n'escompte et qui, dans le développement techno-affectif du monde, s'avère superflue, c'est-à-dire, qu'elle coule au-dessus du fonctionnement, lui passe, littéralement, au-dessus de la tête, comme un flot de nuage ou une rivière sur des cailloux.

 

La rationalité nécessaire à la technique n'est pas la raison, toute soumise qu'elle se trouve à l'irrationalité de son usage. La comptabilité des pertes et profits est encore moins la raison. La raison, comme en témoignent des dialogues platoniciens, est une ivresse. Le flux de la raison, au-dessus des têtes et des cailloux, est captateur de son au-delà. La raison: miroir tourné vers son au-delà.

 

Le règne de l'opinion, allié à la communication de masse est une machine à faire disparaître à la fois la métaphysique, la raison et son exercice moral, - et cela, bien sûr, pour les meilleures "raisons" progressistes et démocratiques.

 

La raison, comme le fut l'épée, est d'un usage rigoureusement aristocratique. Elle demeure pouvoir de l'excellence lorsqu'elle ne se détache pas de la métaphysique et ne décline pas en ratiocinations psychologiques ou idéologiques. Le plus redoutable adversaire de la raison est celui qui fait d'elle une idole. A lui, toutes les folies, et les plus noires.

 

Le fort nous accorde le droit d'être faible par moment, le faible jamais, lui qui traque la faiblesse des forts pour s'en repaître ou les tuer, un peu comme les paysans du film de Kurosawa qui achevaient les samouraïs blessés pour les dépouiller de leurs métaux.

 

Le fort sait ce qu'il doit à sa fragilité et le demeure tant qu'il ne l'oublie pas. La délicatesse favorise l'audace. Nous pouvons, comme le savait Rimbaud, y perdre notre vie. La seule force du faible est la fragilité du fort.

 

Forme médiatique moderne de la chasse-à-courre. A la fin, la créature libre et sauvage, non rompue aux usages de la gamelle, est déchiquetée par la meute des bien-pensants. Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard ou du sanglier, - et comme celui-ci, ils vont seuls.

 

Considérant la brièveté de la vie humaine au regard des possibilités prodigieuses qui s'offrent dans le sensible et l'intelligible, et dans les mondes intermédiaires, l'acharnement de mes contemporains à perdre leur temps me demeure un étonnement, - comme si toutes les procédures de l'existence convenue avaient pour finalité de ne pas être au monde, de ne recevoir du monde que le strict nécessaire à la perpétuation d'une illusion sociale. Or, pour exister dans la société telle qu'elle se machinise, où il suffit d'être agent ou rouage, la presque totalité de nos facultés de perception ou d'intellection est inutile, et vouée à disparaître.

 

Il semblerait que nous eussions hérité de facultés dont l'usage s'est perdu et dont le ressouvenir est, ou sera dans un proche avenir, considéré comme une "nuisance" après avoir été tenu pour une complication inutile de vaines nuances ou de coupables prétentions.

 

Jadis l'Elite était protégée et sauvegardée par le peuple. Aujourd'hui elle est assassinée par les classes moyennes qui en fabriquent la parodie technocratique ou "people". Lorsque les maîtres du monde ne sont que les agents (de la technologie, de la finance ou de la publicité) le monde est désorbité et roule dans le chaos. Le chaos, c'est-à-dire la servitude à n'importe quoi, la servitude totale, sans gradations, échappées, suspens ou alternatives. L'Ordre, le cosmos, est exactement l'espace de notre liberté (d'ordonner, de nommer, d'être les Co-créateurs de la Création).

 

Moins nous exigeons de recevoir de nos semblables en particulier et plus nous recevons du monde en général. Ce que nous contemporains nous mesurent en douceur, en bienveillance, l'air d'une journée de printemps nous l'offre infiniment, avec une générosité vertigineuse.

 

Nos semblables jugent de nos bienfaits selon qu'ils s'imaginent qu'ils nous coûtent. Mais certains êtres sont bienfaisants sans qu'il semble leur en coûter et c'est d'eux que nous recevrions le plus si nous ôtions de nos pensées le calcul, la tractation, - ces mauvais plis.

 

Depuis des décennies, presque tous les gens que je rencontre croient que tout va bien pour moi et que tout va mal pour eux, et que je devrais, de la sorte leur être redevable de mon bonheur, sinon coupable. La politesse qui consiste à la faire bonne figure et à ne pas trop ennuyer ses voisins avec ses problèmes est désormais considéré comme un crime de lèse-victime.

 

Il importe de ne pas vivre seulement dans la réalité mais dans le Réel, non pas seulement dans la représentation, mais aussi dans la présence, non seulement dans le fruit de nos actes, mais dans l'action elle-même, à cet instant où elle rétablit, comme le rai de lumière d'une Annonciation, le lien entre la réalité et le Réel.

 

Le monde des "réseaux": un labyrinthe qui serait dépourvu de centre, la raison s'y use, s'y épuise et finit par être anéantie.

 

Les Modernes fabriquent du chaos et font le monde à sa ressemblance. Dé-création, dédire; suivent les destitutions de l'âme et de l'esprit et la destruction de " la divine loi des gradations" dont parlait Edgar Poe. Hors de "la science des justes dénomination" (Confucius), tout est chaos innommable. Le chaos terminal est pire que le chaos originel, dont il poursuit en vain la nostalgie trompeuse.

 

Hommes de convictions et d'opinions: hommes lourds, et qui considèrent leur lourdeur comme une évidente supériorité, ce qu'elle est, de fait, selon une mesure quantitative. Leur lourdeur est leur légitimité, leur pouvoir et leur fonction. Faire en sorte que tout reste fixé dans sa représentation, dans son identité, que rien ne s'envole, n'ascende vers les nuances ou les nuages. Juste étymologie: avoir la tête dans les nuages (grief que nous font les réalistes) c'est l'avoir exactement là où il faut, dans les nuances, entre le ciel et la terre.

 

Le Lourd cherche à accroître sa lourdeur, à être "blindé", à peser financièrement. Le Léger, lui, cherche à sauvegarder sa légèreté. L'un, éternel insatisfait, travaille au augmenter la part de la substance, de l'avoir; l'autre désire l'éclaircie de l'être que lui révèle sa fidélité à ce qui est.

 

Certains hommes s'identifient à leurs biens immobiliers, à leurs voitures, d'autres à leur souffle, inspir et expir. Où suis-je, en vérité, sinon dans mon souffle ?

 

Extrait d'un ouvrage à paraître



 

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21/12/2021

D'Annunzio, entre la lumière d'Homère et l'ombre de Dante:

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Luc-Olivier d'Algange

Entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante 

 

«  En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel. »

Friedrich Nietzsche

 

Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil paraît en 1878, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté, son premier roman, qu'il publie à l'âge de vingt-quatre ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.

Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.

Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche,- alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre,- que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.

On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des « méthodes critiques »: « Lorsque l'exemplaire d'Aurores vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».

L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est « nietzschéen » comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.

L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le « Sens de l'Histoire », les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.

Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne,- au sens ou la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.

De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.

Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale « chrétienne » - ou prétendue telle - n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La « liberté » qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».

Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de « l'anti-platonisme » nietzschéen,- lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition « scientifique » que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne... Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles et le grand nombre. »

Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros du Triomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice,- qui est une ivresse,- s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.

Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'or dont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Ether !

« Veut-on, écrit Nietzsche, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ?- L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... »

Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Ame est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Ame du monde ? « Il s'entend, écrit Nietzsche, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit. » Que nous importerait une Ame qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Evoquant Goethe, Nietzsche précise : «  Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute. »

La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Ame est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et des hommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte. »

Ecrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.

La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Ame elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative,- cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Ame fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus: ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.

L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Ame de l'interprétation infinie,- que nulle explication « totale » ne saurait jamais satisfaire car la finalité du « tout » est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae:

 

« Entre la lumière d'Homère

et l'ombre de Dante

semblaient vivre et rêver

en discordante concorde

ces jeunes héros de la pensée

balancés entre le certitude

et le mystère, entre l'acte présent

et l'acte futur... »

 

Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.

 

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques. Editions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

(A suivre: D'Annunzio et l'Equipée de Fiume) 

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20/12/2021

La Morale du Prince de Ligne:

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Luc-Olivier d'Algange

La Morale du Prince de Ligne

 

La fin du siècle dernier pouvait, aux regards distraits, laisser croire que le temps de la morale sévère était révolu et que, par un assentiment général, on allait pencher vers une sorte d'hédonisme démocratique et universel, ainsi que le laissaient à entendre les théoriciens de la «  fin de l'Histoire  » et les mœurs les plus ostentatoirement affichées. Force est de constater qu'il n'en fut rien; nous voici en des temps où la morale la plus âpre, la plus «  indignée  », souvent persécutrice, s'exerce sur tous les fronts.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que de prendre conseil d'un Maître plus ancien, et, peut-être, de tenter de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus. A cet exercice de dioptrique morale, nul ne nous invite mieux que le Prince de Ligne.

Un esprit hâtif, jugeant ses œuvres d'après ses titres et l'homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer, comme on classe un dossier, pour s'en défaire comme d'un legs obsolète, parmi les libertins du XVIIIe siècle, auquel, certes, il appartient mais dont il se dégage par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles surgissent de son propre mouvement, lequel est guidé par le goût, cette notion française par excellence.

Il faut lire l'auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d'alerter son intelligence et que celle-ci, si libre qu'elle soit dans ses exercices, demeure ancrée dans une idée du beau indissociable du bien; idée d'autant plus exigeante qu'elle ne s'abandonne jamais à la confusion ou à l'outrance. Une certaine longanimité est nécessaire afin que l'expression de ce que l'on croit être le bien ne soit pas une grimace. La formule bien connue du Prince de Ligne: «  Etre heureux et rendre heureux  » nous semblerait une morale minimale, sinon minimaliste, si l'on ne s'avisait aussitôt qu'elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, «  être malheureux et rendre les autres malheureux  », - ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains.

Réduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une «  réduction phénoménologique  », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.

Une morale décantée est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l'abstraction, par ces généralisations abusives, et fausses, qui seront, ultérieurement, au principe des contraintes les moins légitimes: «  J'ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu'il se levait un peu trop tard. »

La morale décantée par le bonheur, celle, enfin, qui sait qu'elle retrouve sa raison d'être en se délivrant du ressentiment, est d'abord délicatesse, - cette subtile science de ne point offenser: «  Je trouve horrible à un homme d'esprit d'attraper un sot. Qu'il attrape un autre homme d'esprit, s'il le peut. Celui des deux qui sera l'attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux  ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale et déclarative, non point présomptueuse ou fière mais humble à sa façon, parfois pyrrhonienne, pratiquant la «  suspension de jugement  », mais seulement jusqu'au point où ne défaille l'impératif premier de «  rendre heureux  ».

Notre temps est aux justiciers, c'est dire à l'outrecuidance fondée sur la méconnaissance de la nature humaine. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, - naïfs car ils s'imaginent accroître l'empire du Bien, alors qu'ils ne font que leur propre bien, au détriment d'autrui, et retors car l'usage excessif de la mauvaise foi, qui est le filigrane de leurs arguties, en fait des sophistes controuvés et perpétuellement menaçants. A l'inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. La juste formulation est pour lui, comme elle le fut pour Confucius, la garante de l'harmonie entre les hommes. Au juste, en tant qu'épithète plutôt qu'à la Justice, en tant qu'hypostase, va la préférence du Prince de Ligne: «  Il est souvent de la justice de ne pas faire justice  ».

Le Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: «  Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison  ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: «  Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit  ».

Encore que le ton donné à ses propos, à ses contes, soit porté par un résolu carpe diem, que sa sagesse soit enclose dans la célébration du moment présent et que ses regards soient orientés en avant, vers le bonheur attendu, vers l'un de ces «  commencements amoureux  » qu'il préfère à toutes les vanités mondaines, voire aux gloires de l'héroïsme, parfois lui pointe une nostalgie pour des temps plus nobles et d'une plus haute vigueur, mais cette nostalgie même lui est un encouragement à vivre pour en délivrer les sources empierrées.

S'il y eut jadis cette vigueur, eh bien, qu'elle soit ! Le Prince de Ligne, telle est son intelligence appliquée aux situations, n'avait nul besoin de connaître quelque philosophie existentialiste pour comprendre qu'il faut tout jeter dans le feu de l'acte d'être, dans «  l'être-là  », et avec ces quelques brins de folie qui font, selon la formule d'Héraclite, «  le feu mêlé d'aromates  ». L'ataraxie ne lui vaut guère. Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, qui fait «  danser la terre  », selon la formule antique, d'une danse où l'on s'oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous, le Prince de Ligne préfèrera la danse des Cosaques ou «  des jeunes femmes grecques et des beautés de Géorgie et de Circassie  » à «  la grâce stupide et importante d'un menuet, accompagné d'un sourire en donnant la main, avec un sot balancé  ».

Plus on le fréquente et mieux l'on comprend que le Prince de Ligne, tout immoraliste qu'il se donne, célèbre les vertus, au sens étymologique, non la vertu des ligues et des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales, de bonne venue, qui font les gens de bonne compagnie, les vertus qui sont générosité et vigueur: «  Je ne vois plus d'envie de s'amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n'a plus qu'une sourde ambition.  »

La force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: «  On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours  ».

L'exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L'intuition du Prince de Ligne précède la grande pensée morale de Nietzsche: le ressentiment est l'écueil affreux; sans la jalousie, il y aurait du paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des Moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l'importance que l'on se donne et que l'on se joue: «  C'est l'importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s'imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins.  »

S'il est une mauvaise dévotion et de sinistres dévots, - et celle-ci ne dira la grandeur de Dieu que pour affirmer ce que ceux-là pensent être la leur, et leur droit à méconnaitre la simple dignité des êtres et des choses, - il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu'il prend la peine de définir, «  la dévotion de bonne foi d'une âme tendre et un peu exaltée, d'un cœur juste et pur  ». Ce qu'il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: «  Ce dévot, tel que je l'entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d'affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde  ».

Mesurons, en passant, l'effroyable régression de la morale depuis l'heureux Prince de Ligne. Prenons à cœur de recevoir ce qu'il nous donne sans prétendre à nous édifier, sans nous livrer à ces rituels spectaculaires où la défense du «  Bien  » devient une forme d'hystérie; et songeons enfin, avec une «  bienveillance  » enfin non galvaudée, mais résolue à les défendre, à ces «  plus jolis petits péchés du monde  » qui désormais, ne seront, parfois, que de laisser ses cheveux au vent et ses regards aux couleurs de la vie.

Cet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas «  la folle du logis  », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.

Le Prince de Ligne, dont l'imagination n'est pas moins visuelle que musicale, nous entraîne en des tableaux vivants, comme le savent les véritables amateurs qui, plutôt que de gloser sur l'histoire de l'art, aiment à se promener dans les arrière-plans des peintures illustres et, dédaignant le motif principal, le sujet historique ou religieux représenté, préfèrent s'imaginer, promenant ou divagant, sous le soleil peint là-bas comme sous un vrai soleil, au milieu des cyprès, ou dans sa nuit, sous d'indiscernables feuillages, comme dans une nuit véritable. Au repos, un repos gagné par la vigueur dépensée, livré à sa songerie, le Prince de Ligne ne dédaigne pas, en homme de son temps, à imaginer quelque cité idéale, qui serait, non l'accomplissement d'une idéologie, toute idéologie étant la préméditation d'un massacre, mais un reflet de son âme, qui est une âme chromatique: «  Je voudrais qu'on s'attachât plus aux couleurs qu'on ne le fait  ». Dans cette cité, advenue, non par la vengeance des envieux mais par un rêve venu de loin, peut-être de quelque conque marine atlantidéenne, il y aurait, précise le Prince de Ligne un beau climat «  Astrakan, par exemple, ou Poltava, quelque part où l'été ne fût pas trop chaud, avec très-peu d'un hiver assez léger  ». On y verrait des «  brunes vêtues de bleu  » et des «  blondes, de rose cendré  ». «  La mort viendrait, je crois, plus tard qu'ailleurs descendre sur cette jolie ville  ».

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d'un livre à paraître



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19/12/2021

Henry Montaigu, un cavalier bleu:

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Luc-Olivier d'Algange

Un cavalier bleu

 

L'histoire littéraire, pas davantage que l'histoire politique, n'est sur le point de s'achever. Chaque génération apporte sa provende d'œuvres décisives qui sont marquées par leur temps et qui marquent leur temps, non sans l'habituel retard des reconnaissances de cette sorte. Les lecteurs de Baudelaire ou de Stendhal du siècle dernier appartiennent à la même race, audacieuse et fervente, qui se rassemble aujourd'hui autour de l'œuvre de Henry Montaigu. Les signes sont moins trompeurs d'autant qu'ils sont plus subtils. Il existe, autour du Cavalier bleu, une intense circulation d'esprits vifs. Cette œuvre romanesque, au sens le plus intérieur du terme, c'est-à-dire placée sous la voûte romane du Paraclet, est à l'origine d'un faisceau de sympathies spirituelles dont les œuvres sont encore à naître. Les lecteurs du Cavalier bleu appartiennent à cette phratrie rebelle à l'ordre du temps, et disposée, le cas échéant, à ourdir contre l'usure de la vie quotidienne quelque conjuration magnifique.

Œuvre de résistance aux normes profanes de la mondialisation, œuvre de fidélité à un esprit français qui tient à la fois de l'épée de Pardaillan et de la secrète égide philosophale de la Délie, l'œuvre de Henry Montaigu s'inscrit dans la tradition de la liberté conquise, - fort différente de la liberté seulement octroyée. Cette tradition va de Rabelais à Sasha Guitry, en passant par Montaigne, Molière, Gobineau, Villiers de l'Isle-Adam ou André Suarès. Sachons que la liberté conquise est le signe immémorial de la franchise, et qu'être français ne saurait avoir d'autre sens que celui d'un exercice particulier de la liberté.

«  ... Et rentrer dans cette liberté d'esprit dont les charmes sont dangereux, à ce qu'ils disent, mais dont le bon emploi est certainement ce qu'il y a de plus utile au monde". Cette citation de Joseph Joubert, en exergue de La Baronne prodigieuse, répond à cet autre fragment: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. »

Ces questions de légèreté et de liberté vont bien au-delà du traité de style; elles rejoignent la théologie, et plus profondément encore, ce que René Guénon (auquel Henry Montaigu a consacré un ouvrage décisif, René Guénon ou la mise-en-demeure) nommait la métaphysique. On se tromperait fort en voyant dans cette perspective métaphysique une inclination excessive vers l'abstraction. Rien, j'en porte témoignage, l'ayant un peu connu, n'ennuyait autant Henry Montaigu que ces « idées générales » qui sont, bien plus que les faits, le fonds de commerce du journalisme de mauvais aloi. La métaphysique, dont s'emparent les poèmes, les récits et les chroniques de Henry Montaigu, comment mieux la définir que par une formule bien connue de notre cher Alcofribas Nasier: « Rombre l'os et sucer la substantifique moelle ».

A l'évidence, le monde n'est pas exclusivement à l'image de ses représentations les plus banales. Le cheminement initiatique du Cavalier bleu consiste précisément à sortir des représentations et à tenter l'approche de la présence, ce buisson ardent. L'œuvre de Henry Montaigu est une quête du Graal, mais sans pathos et sans excès d'humeurs, la vertu chevaleresque y étant toute désinvolture et légèreté. On peut aller fort loin sans forcer la note, en demeurant en accord, selon l'auguste loi des correspondances, avec l'areté homérique. La phrase de Joubert sur la légèreté donne le diapason du Cavalier bleu. Son pas le conduit hors de la lourdeur, de l'épaisseur et de la laideur vers des contrées belles, fines et légères comme des feuillages dans la lumière où séjourne le « souverain bien », qui est tout autre chose que la morale des moralisateurs. Où trouver le lieu et la formule de cette morale ? Mais encore dans l'Abbaye de Thélème: « Fay ce que voudras » !

Défenseur de l'idée de la France en tant que royaume, Henry Montaigu s'est toujours tenu à l'écart des travers et des transes des idéologies modernes. La France est un royaume, c'est l'évidence; encore faut-il comprendre que ce royaume n'existe que par des frontières sacrées. Parmi les auteurs de la seconde moitié du vingtième siècle, Henry Montaigu est sans doute celui qui sut porter le plus loin et le plus haut la méditation sur le sacré. On peut imaginer sans peine l'obsolescence des formes religieuses, mais le sacré lui-même ne saurait disparaître.

Dans La Couronne de feu, lecture symbolique de l'histoire de France, Henry Montaigu ébauche une nouvelle historiographie désencombrée du fatras des « sciences humaines » qui jargonnent à en faire perdre de vue lignes et couleurs. Ces prétendues « sciences » sont à la fois étrangères à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Ajoutant des grilles d'interprétation les unes aux autres, elles brouillent la vision la mieux exercée. L'idée profonde, novatrice, qui jaillit de la lecture de La Couronne de feu est que l'histoire est trop sérieuse pour être laissée aux historiens; mieux vaut en laisser l'usage aux écrivains et aux poètes. L'histoire, en bien et en mal, est faite d'œuvres et de poésie, bien davantage que d'économie, de jurisprudence ou de traités; et d'autre part, l'histoire est un récit et le récit connaît ses lois musicales, son solfège et ses variations, comme l'âme humaine elle-même. « Certes, écrit Montaigne, c'est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l'homme », et c'est au chroniqueur d'exercer l'esprit de finesse; l'esprit de géométrie revenant à la considération des vastes orchestrations du symbole ou du mythe.

Les modernes ont reproché aux classiques d'avoir, selon le mot de Racine lui-même « pour seule règle de plaire au public ». Baudelaire fera l'éloge du plaisir aristocratique de déplaire. Remarquons seulement que ce n'est point tant l'auteur qui change de dessein que le public qui change de nature.

L'œuvre de Henry Montaigu se dégage, d'un fort mouvement, des querelles d'anciens et de modernes en montrant que la fidélité aux principes est l'inventrice des formes les plus libres. Classique par son refus de céder au culte morbide de la subjectivité, de l'outrance ou de la dictature de l'informe, et cependant au-delà de tout classicisme par son sens du mystère, son audacieuse plongée dans les hauteurs lumineuses du verbe, l'œuvre de Henry Montaigu mérite bien le titre d'œuvre par la diversité des forces qu'elle fédère, alors que tant d'ouvrages modernes ne sont que des travaux.

Poétique, théâtrale, narrative, doctrinale, historique, l'œuvre polyphonique de Henry Montaigu s'impose à nous, peu à peu, avec la même force que les œuvres de Fernando Pessoa, au Portugal, ou d'Ernst Jünger, en Allemagne. Cette force est celle des lecteurs. Le Cavalier bleu, comme Les Falaises de Marbre, sont des livres qui, selon le mot de Paul Morand, « ne sont aimés que de ceux qui les lisent ». Hasardons quelques réflexions mathématiques. Jusqu'à preuve du contraire, le nombre proportionnel de « jüngériens » ayant lu Les Falaises de marbre reste tout de même plus important que le nombre de "cartésiens" ayant lu Le Discours de la méthode ou Les passions de l'âme. L'œuvre de Henry Montaigu gagne son territoire par ses seules forces. Ainsi, la Sagesse du roi dormant nous est donnée comme un privilège que nous ne sommes pas encore obligés de partager avec les cuistres. Sagesse d'une élite, gnose romane des gradations et des justes hiérarchies vivantes dans la geste initiatique des héros comme dans la doctrine formulée par René Guénon - au grand scandale des bien-pensants, qui ne veulent pas comprendre que l'égalitarisme est la ruse du riche ! Sagesse du silence et de la contemplation, de la domination de soi-même dans le cœur des mondes qui est bien le seul recours de ceux qui n'ont que l'Etre, cet intime frémissement de la totalité, pour guerroyer contre le néant triomphant, contre l'usure dont parlait Ezra Pound dans ses Cantos, contre le mensonge de l'histoire linéaire.

« L'histoire est sphérique, écrit Henry Montaigu. La réalité la plus intérieure de l'histoire est sphérique. Elle ne devient linéaire, progressive, événementielle que par décadence, oubli des fondements et aboutit alors - davantage par le fait de la chute des temps que par l'effet des révolutions - aux diverses idéologies sociales et profanes du réalisme politique... Dans cette perspective, le rôle de la France doit être à la mesure de son histoire, de sa permanence à travers les temps et de son mystère. » Ce propos fut et demeure mal compris. L'histoire sphérique paraît contraire à la théologie de la Providence, alors qu'elle n'est qu'un refus du déterminisme et du progressisme. La linéarité est une croyance abusive en la loi de l'enchaînement des effets et des causes. Ce qui paraît déterminé, enchaîné, ne l'est jamais qu'après coup. Nous croyons voir une suite logique, alors que nous ne cédons qu'à la force de conviction de l'interprétation du déjà advenu. Reprendre sa liberté à l'égard du carcan de l'explication linéaire, fallacieuse car toujours postérieure à la preuve possible de sa pertinence, c'est retrouver les ressources profondes de la langue française, sa force ondoyante, son allure naturellement dégagée et prompte, par le fait, à s'affronter aux énigmes radicales de l'existence.

La triste habitude est déjà prise depuis quelque temps de déprécier systématiquement tous les écrivains français. A rebours de ce conformisme, l'œuvre de Henry Montaigu est pleine d'hommages, de signes d'intelligence adressés, par-delà les rets de l'espace-temps à ses semblables. Les auteurs qui, moins que d'autres, sont en proie aux affres de l'envie, entraînent leurs lecteurs dans l'excellente compagnie des fils de roi. Laissons les dénigrements aux « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Avec eux s'achèvent les heures du nihilisme. Aux pas du Cavalier bleu, franchissons la ligne qui sépare le nihilisme des retrouvailles avec les formes de nos songes, là où le Roi dormant s'éveille.

Le mythe du Roi dormant, qui court comme un filon d'or alchimique dans tous les livres de Henry Montaigu, n'est pas sans évoquer le mythe sébastianiste dans l'œuvre de Fernando Pessoa, magistralement éclairé par les études d'André Coyné, et ravivée par l'aventure politique et romanesque de Dominique de Roux. Le Cavalier bleu est, comme le recueil Messages de Pessoa, un livre héraldique et initiatique. Le roman, pour entrainant qu'il soit, avec ses courses, ses combats, ses paysages, est d'abord un moyen de connaissance; il donne de la réalité une vision stylisée, armoriée. L'œuvre comme armorial initiatique, comme palimpseste de la nature invisible et visible, rejoint, là encore, l'auteur d'Héliopolis, et plus en amont, les précis déchiffrements néoplatoniciens et pythagoriciens de Maurice Scève ou les grandioses méditations sur la Providence de Joseph de Maistre.

Le cœur de la Tradition est l'instant - ce qui se tient, immobile Thulée glorieuse, séjour du dieu dorique, dans l'immensité des eaux. Tout l'enjeu tient dans le défi: faire du sens de la Tradition la plus haute et la plus libre des exigences poétiques. A cet égard l'œuvre de Henry Montaigu témoigne de la précellence du poète sur le clerc. Tout est dit dans Opéra doré, procession liturgique du Logos-Roi qui donne son ultime chance à la spiritualité romane: « Rose héraldique /Voici le lys et le lotus / L'étang de jade et la royale Basilique/ Et la méditation devant le mont Mérou/ Et la source forestière de Notre-Dame-des-Aulnes ».

On pourrait appliquer à Opéra doré comme au Cavalier bleu, la définition que Paul Claudel donne du théâtre Nô: « Ce n'est pas quelque chose qui se passe, mais quelque chose qui arrive ». D'où la difficulté du lecteur moderne à entendre ce qui est dit. Habitué, dans l'extrême passivité du consommateur, à ne voir passer que des images et des mots qui renforcent l'illusion de la sécurité, le lecteur de ces dernières décennies vit dans un retard permanent, que soulignent les effets de la mode. Il n'aime que les choses passantes, car il est lui-même dépassé. Or tel est le mystère, la gloire des principes dont l'œuvre de Henry Montaigu témoigne, qu'ils arrivent comme l'éternité même. L'éternité ne passe pas, elle arrive. Elle est, dans l'inépuisable recommencement de l'Etre, ce qui revient sourdement, au rythme du cavalier, ou de façon fulgurante, comme dans le Traité de la foudre et du vent. Henry Montaigu n'est pas de ces prosateurs monocordes qui apparurent dans le sillage du « nouveau roman ». Son écriture obéit aux sollicitations diverses de la vision. La forme brève, aphoristique, du Prince d'Aquitaine, coexiste avec le chant. Après de brusques épiphanies, le poème devient cantate limpide: « Chevaliers du Saint Graal, je vous cède ma place/ Voici l'aube du jour/ D'Aquitaine le songe a déchiré l'espace / De l'étrange séjour... ».

Certes les monarchistes, s'ils étaient capable de le lire, auraient en Henry Montaigu leur plus grand auteur, avec de Maistre et Chateaubriand. Mais le Cavalier d'Aquitaine s'adresse aux hommes de poésie et de pensée, non aux hommes d'opinion, ce qui élargit singulièrement le champ de son œuvre tout en réduisant provisoirement le nombre de ses lecteurs. A dire vrai, Henry Montaigu n'est pas monarchiste, ni même royaliste (que vivent les nuances !) mais poète du Roi dormant. Son cœur suit le cours du temps. Chroniqueur, dans son Journal de Galère, écrivain prophétique, mais en commerce avec Sacha Guitry, Henry Montaigu se dégage des poncifs romantiques, gagne ses batailles dans cette « guerre du goût » qu'évoquait Philippe Sollers, et qui est sans doute, avant tout, une guerre française par-delà toute forme de nationalisme. La recouvrance métaphysique est recouvrance de la légèreté. Salubre comme un bon galop, roborative comme un vin d'Aquitaine, son œuvre est faite pour nous désembourber du pathos des idées aussi générales que fausses, de cette étrange et cruelle sentimentalité qui orne le monde le plus brutal qui soit.

Aux temps qui semblent annoncer le triomphe du libéralisme économique, des normalisations génétiques et du fondamentalisme, Henry Montaigu oppose résolument, et sans la moindre défaillance, l'esprit français qui, dans la tradition gaulliste mise en lumière par Dominique de Roux, souffle où il veut et comme il veut. L'esprit français, pour Henry Montaigu, est, à l'évidence, un esprit de fronde et de résistance, contraire au plat réalisme qui incite aux compromis et aux collaborations. L'esprit français, la tradition française, que l'œuvre de Henry Montaigu illustre de quelques-uns de ses plus beaux éclats, sont d'ordre héroïque et sacerdotal. Cet ordre n'est point d'un temps révolu, il est une possibilité permanente. Avant que la « nation » ne triomphe du Royaume et de l'Empire, avant que la soldatesque et la cléricature au service des bourgeoisies ne viennent éteindre les flammes chevaleresques et théologiques, il y eut une lignée de poètes dont l'œuvre de Henry Montaigu est le dernier (mais non l'ultime) surgeon. Car ce qui arrive, avec la force la poésie et ses symboles de feu, finit toujours, et contre toutes les apparences, par être victorieux de ce qui passe.

 

A propos de Henry Montaigu, voir aussi dans Fin Mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis, le chapitre intitulé Ce printemps d’Aquitaine. Et dans L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, le chapitre intitulé Digression toulousaine.

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18/12/2021

Du "Traité de la Foudre et du Vent" de Henry Montaigu:

 

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Luc-Olivier d'Algange

A propos du Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu.

 

«  L’avenir est à une chevalerie inconnue.

Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur.

Etoiles ensevelies, quel vent vous délivrera ?»

Henry Montaigu

 

De rendre à la parole humaine sa dignité, infiniment bafouée et profanée par les temps modernes, en éveillant la divine vertu des mots, leur sens qui toujours se situe au-delà des significations, dans une région aurorale et secrète, - l'œuvre de Henry Montaigu, dans sa magnifique solitude, fut aussi pour nous, attentifs au génie humain, non moins qu'à la vérité qui dépasse toute humanité, cette ardente promesse, cet orient, dont la seule existence suffit à donner au monde une plus grande légèreté.

Le style de Henry Montaigu était la légèreté même, non certes qu'il feignît la désinvolture, comme tant d'autres aujourd'hui, par l'usage immodéré de la litote; la vie fulgurante, la vie prophétique, tenait, pour lui, à la fidélité qui, de ses nuées, de ses éclairs, précède, en solennité légère, la chose dite. Sans la mémoire de cette solennité, tout rire n'est que ricanement, toute désinvolture n'est qu'impardonnable futilité.

Un titre résume à lui seul cette fidélité au silence qui précède et engendre toute manifestation: Traité de la Foudre et du Vent. La coïncidence des contraires, dont la vérité scintille dans les hautes œuvres rubescentes de l'Alchimie, s'anime dans ce titre, allusif, car il suscite la pensée sans forcer la conviction.

Alors que le terme de Traité implique l'ordonnance du Verbe selon une raison prévisible, voire selon une méthode, la Foudre, qui est la soudaineté même, et le Vent, qui souffle où il veut, sont des instances supérieures à tout enchaînement rationnel. Cette apparente contradiction est l'œuvre même, - flamboiement du heurt qui s'apaise et triomphe dans la clarté qui l'environne. Le Traité, entre des puissances que l'intelligence humaine juge contradictoires, unit, dans l'instant apocalyptique et la création d'une forme nouvelle, ce qui, de toute éternité, dans l'Intellect divin, n'a jamais été séparé.

Lorsque la parole rejoint, pour en témoigner, le silence qui la précède, comme la Foudre est précédé par le grondement du tonnerre, que le Vent devance, tout est dit. Et la prophétie du Vent, et la fulgurance qui stylise, peuvent, en effet, faire l'objet d'un Traité, - autrement dit d'une traduction, directement impliquée par ce registre de lumière dont la lecture nous est offerte comme un don à ce moment de notre existence où la présence des êtres et des choses frappe d'inconsistance le leurre du temps et l'illusion de la mort.

Nous comprenons alors que la Foudre et le Vent ont conclu, dans ce Traité, le pacte que la plume de Henry Montaigu paraphe, en nous laissant la responsabilité de répondre à l'appel de « l'amour du lointain » (selon la formule de Dostoïevski, reprise par Nietzsche). Car le plus lointain est aussi le plus proche et toute réponse juste à cette extrême et ardente proximité du lointain légitime le « répons » dont le vaste jeu est le loisir et l'infinie munificence de Dieu.

La verdoyante sagesse de la langue française est dans son étymologie. La réponse est de notre responsabilité, de même que la pensée est la juste pesée sur la balance d'or de l'Analogie qui laisse les choses correspondre les unes avec les autres dans la subtile harmonie des astres et des saisons. Car Henry Montaigu ne fut pas seulement poète et métaphysicien, il fut aussi romancier, dramaturge, historien, embrasant ainsi de poésie, le roman, le théâtre et l'Histoire, dans cette belle tradition de la littérature française qui sait dévouer à l'immanence une attention théologique, afin d'en élever le sens dans ses nuances et ses éclats.

L'Auteur du Traité de la Foudre et du Vent, fut ainsi le contraire d'un « spécialiste », c'est-à-dire un homme d'intelligence libre, avec ce sens du défi qui procède à la fois d'un tempérament audacieux et d'un détachement supérieur. Et par ce détachement, son œuvre fut, non point le panthéon d'une subjectivité despotique, mais le hiéroglyphe unique d'un discours plus vaste, celui de la France.

Lorsque les styles par trop se ressemblent, lorsque l'œuvre ne porte plus le sceau de l'Unique, ce discours devient bredouillement de syllabes mortes. Toujours l'uniformité fut, pour la France, une plus grande menace que le disparate. Or en ces temps journalistiques, l'œuvre de Henry Montaigu fut l'une des biens rares à manifester avec alacrité et ferveur, la persistance de la mémoire française, sans cesse insultée.

S'insurgeant contre la méconnaissance générale et systématique de ce que fut la France d'avant la Révolution, - c'est-à-dire non pas la « vieille France » mais la France juvénile et courtoise, amoureuse des fêtes et des Symboles, des amours et des combats, l'œuvre de Henry Montaigu eut ainsi pour mission de disposer l'âme de ses lecteurs à recevoir l'Héritage, non de dérisoires « valeurs » mais de Principes d'autant plus précieux qu'ils ne donnent aucune règle, aucune orthopraxie, mais nous exigent à la hauteur de ce « faire » et de ce « dire » qu'est la poésie, et que sans cesse il nous faut opposer au défaire et au dédire.

De même qu'il y a une façon d'affirmer son identité qui n'est que narcissisme collectif, impie, de même il existe une façon de s'appliquer à la coutume qui, dans l'oubli de la primordialité de la Tradition, est peut-être pire qu'une ostensible subversion. Dans cette guerre sainte pour la plus haute mémoire, s'inscrivent des œuvres telles que René Guénon ou la mise-en-demeure, et Culture d'Apocalypse:

« C'est parce que l'homme a le don de Voir qu'il a la possibilité de se régénérer. Le poète est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde.

Déserteurs: ceux qui feignent de tout comprendre pour n'avoir rien à faire, - et ceux qui feignent d'avoir tant à faire pour ne rien comprendre. »

Dans cette élévation du Chant, Henry Montaigu nous laisse un espoir de quitter les marges où vagabondent les déserteurs, activistes ou théoriciens, pour pénétrer au cœur d'une réalité dont la densité est celle du Symbole. Il n'est rien de plus réel qu'un Symbole. Le Symbole est, par lui-même, essence de la contemplation et de l'action, et l'œuvre qui sait le servir, loin d'être abstraite, se tient au cœur du réel en vertu d'une immémoriale maintenance des Principes.

Si, un matin, le bonheur nous était offert, d'assister à la fin du règne des Abstracteurs (dont le travail est d'abstraire la vie et de soustraire le monde à son principe), ce bonheur nous le devrions à l'élévation du Chant, comme une flamme issue de l'ardeur de l'être, et dont l'œuvre de Henry Montaigu sut nommer et servir l'unique souveraineté.

C'est ainsi que les réactionnaires ne s'y reconnaissent pas, et c'est heureux, car il n'est pas souhaitable de recueillir les suffrages de ceux qui rêvent de couronner l'imposture bourgeoise. C'est ainsi qu'il n'est point d'œuvre moins passéiste, toute attentive à ce qui advient, telle une révélation de l'être, jusque dans la nostalgie : « à travers ce qui demeure, afin de saisir ce qui est ». C'est pourquoi tout se joue dans l'immédiat, dans l'éveil de cette morale héroïque qui embrasse le plus vaste présent, car son présent, son don, est la présence même, telle qu'en l'imagerie médiévale se figure Notre-Dame, du haut du ciel.

Dans ses éditoriaux de La Place Royale, dans son Journal de Galère, Henry Montaigu n'aura cessé de lutter contre les forces qui réduisent la Tradition à la primauté du politique, étouffent l'amande vive sous les écorces mortes, débusquant l'esprit bourgeois, sous toutes ses formes, fussent-elles « royalistes » : « L'erreur répercute l'erreur jusqu'à la monstruosité », - de même que la Contre-révolution répercute la Révolution. D’où l’importance du détachement qui nous laisse entrevoir la duperie de l’Histoire profane, et l’importance du survol, sans quoi le travail de l’historien se réduirait à une compilation journalistique. Toute méditation sur le Royaume débute par le Chœur des Anges.

Mise-en-demeure à cette juste orée des ténèbres et des clartés, de l’Action et de la Connaissance, à cet instant précis dont nous tenons la certitude de l’Eclair, l’œuvre de Henry Montaigu convoque en nous ces vertus de promptitude et d’aventure qui donnent à la poésie la force d’échapper à son objet et au destin celui de se vaincre lui-même par la connaissance.

La connaissance requiert le caractère, dont le style témoigne. L’approche du Graal suppose le courage de rompre avec les conditions du monde, l’audace de n’en plus subir les lois. L’approche de la Coupe exige l’éloignement. Qui n’a connu, aux confins de son existence, cette brusque levée des intersignes, comme si le tissu de la réalité se resserrait pour mieux laisser voir entre les feuillages et les ombrages, les fées et les licornes ? Ces silhouettes légendaires qui préexistent à la réalité, y surgissent pour peu que la trame des apparences, rendue soudain visible par une plus grande acuité de l’entendement, nous consentions au Merveilleux, qui n’est autre que le réel le plus intense et le mieux ordonné.

 

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L'Ermitage aux buissons blancs, à propos des "Falaises de marbre" d'Ernst Jünger:

 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ermitage aux buissons blancs 

 

« Si l’on examine le monde avec assez d’attention et de persévérance, on sera nécessairement amené à conclure qu’il ne peut avoir d’autre nature ni d’autre origine que spirituelle. Toutes les autres explications mènent à l’absurde, aboutissent dans des culs-de-sac et se terminent par le meurtre »

Ernst Jünger

 

La question n'a pas encore été résolue, ni peut-être même exactement posée, de savoir si Sur les Falaises de Marbre était une parabole, un récit allégorique, une transposition historique, une pure affabulation ou un récit symbolique. Ernst Jünger qui ne cessa jamais d'être suspect au regard des diverses expressions du fondamentalisme démocratique qui se succédèrent au pouvoir depuis la première guerre mondiale jusqu'à sa mort, prit le parti, après la défaite du nazisme, de défendre l'idée du caractère universel et intemporel de son récit, alors même qu'il eût, sans aucun doute, pu tirer avantage à insister sur la condamnation précise, et à peine voilée, du nazisme, que n'importe quel lecteur, animé de la plus élémentaire bonne foi, est amené à reconnaître dans les transparentes paraboles de ce récit héraldique.

Quand bien même quelques folliculaires eurent l'indécence, à la mort d'Ernst Jünger, de jeter sur ses orientations politiques de cette époque une suspicion, non seulement infondée mais fallacieuse et insultante, le moindre doute est aussitôt révoqué à la première lecture de Sur les Falaises de Marbre. Il n'est guère besoin de faire preuve d'une sagacité exemplaire, ni d'un esprit de prospection particulièrement audacieux pour reconnaître non seulement dans la figure du Grand Forestier et de ses lémures, mais dans la situation elle-même, une image de l'abomination allemande de ces temps-là: « …une étroite frise ornant le pignon se refermait sur lui, qui semblait comme formée d'araignées brunes... »

Le règne des « araignées brunes » suppose l'abandon de toute éthique noble. Son propre sera la dureté extérieure et la mollesse intérieure. Une modernité se dessine, à la fois complaisante à l'égard d'elle-même et impitoyable pour les autres. Morale canine, cynisme vulgaire symbolisé par la meute mise au service de la profanation: « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. »

Ce n'est pas seulement la nature du Mal qui est décrite en tant que telle, c'est aussi son mode opératoire moderne, lié aux circonstances historiques, à la mentalité, aux styles et aux opportunités du temps. Si la leçon métapolitique de Sur les Falaises de Marbre est bien destinée à s'étendre au-delà de l'Allemagne qui lui est contemporaine, c'est tout de même à partir de ce point que la démonstration se fait, qu'elle trouve ses exemples, ses arguments, susceptibles d'être, par malheur, étendus. L'intemporalité du récit, son caractère exemplaire, paradigmatique, sont paradoxalement situés. Ce que Jünger nous suggère, c'est l'idée du point de départ d'une nouvelle manifestation du Mal. Ce Mal revient, il n'a, certes, jamais cessé d'être, mais certaines circonstances sont propres à le favoriser, à lui donner une ampleur et une puissance méconnues jusqu'alors. Ainsi l'exemplarité du récit a pour fonction moins de nous éclairer sur d'anciennes manifestations que sur de toutes nouvelles, qui sont encore en germe et qui appartiennent peut-être davantage à l’avenir qu'au présent.

La stratégie de prise de pouvoir du grand Forestier est, à cet égard, fort éclairante. Elle s'applique, avec une évidence aveuglante au nazisme, mais pas seulement : « C'était là un trait magistral du grand Forestier: il administrait la frayeur par doses légères, qu'il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu'il jouait dans ces troubles savamment préparés à l'abri de ses forêts était celui d'une puissance d'ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l'élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l'on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la population à la raison. Le Grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d'abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet. »

S'il y eut des Allemands, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, Ernst Jünger ne fut manifestement pas de ceux-là. Non seulement il voit, mais il discerne des signes précurseurs, ce dont nos contemporains spécialisés en courages et dénonciations rétrospectifs sont bien incapables: «  Aussi les signes précurseurs demeurèrent-ils inaperçus. Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campana, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombries de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'horreur barbare qui avait atténué la violence allait en se perdant; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues et les clans s'étaient glissé des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elle à des fins étrangères. Les anciennes formes perdaient ainsi tout sens. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber. Après la guerre d'Alta-plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté. »

Mais sommes-nous désormais assez avisés, avons l'esprit assez « précurseur » pour comprendre que nous sommes toujours « après la guerre d'Alta-plana » ? La gnose de Sur les Falaise de Marbre ne vaut pas seulement par le regard en arrière mais par un exercice de prospection qui nous inclinerait, si nous en avions l'audace, à déchiffrer certaines configurations présentes - ainsi que Jünger sut le faire, dès 1939, date de la parution de Sur les Falaises de Marbre : « Habituellement, une bande, conduite par des gens des forêts, se présentait alors devant les fermes, et quand on lui refusait l'entrée, faisait sauter les serrures. On nommait aussi cette engeance les Vers de Feu, car ils attaquaient les vantaux avec des poutres sur lesquelles brillaient de petites lumières. D'autres expliquaient ce nom par le fait que, leur assaut mené à bien, ils soumettaient les gens au supplice du feu pour apprendre où l'argent était caché. On racontait d'eux en tout cas les choses les plus viles et les plus basses dont l'homme soit capable. Il leur fallait encore, pour éveiller l'effroi, empaqueter les cadavres dans des caisses ou des barils; et cet épouvantable chargement était expédié, avec les transports qui venaient de la Campagna, à la parenté de la maison même. » De sorte que « l'on vit ainsi prospérer de sombres avocats qui protégeaient l'injustice devant les tribunaux et dans les petites tavernes des ports, les ligues eurent leurs libres repaires. On pouvait voir à présent à leurs tables les mêmes figures que là-bas autour des feux de la steppe; là s'asseyaient et semblaient sommeiller de vieux bergers, les jambes enveloppées de peaux de bêtes, à côtés d'officiers qui depuis la guerre d'Alta-plana étaient à la demi-solde; et tout ce qu'on trouvait de chaque côté des Falaises de marbre en fait de gens aigris ou avides de changement, avaient accoutumé de boire ici et se croisaient sur le seuil, comme à l'entrée de sombres quartiers généraux... » Et Jünger, non sans témérité, d'ajouter: «  Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait; ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissaient le cœur d'affliction.»

Sur les Falaises de Marbre, récit intemporel, fait l'exact portrait du temps; mais ce temps est aussi le nôtre. Le récit n'est pas réaliste mais, comme toute l'œuvre de Jünger, héraldique et initiatique. L'analogie, loin de devoir être circonscrite aux événements historiques qui la virent naître et dont elle témoigne avec courage, se prolonge jusqu'à nous. Il n'est pas dit que notre temps ne recelât point ses grands Forestiers, que notre « Marina » et notre « Ermitage aux buissons blancs », c'est-à-dire notre culture romane et nos havres de méditation et de prière, ne fussent point menacés, ni que les armes de la résistance spirituelle que nous propose Jünger eussent perdues de leur efficience: « Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l'homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eut bientôt l'impression qu'ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s'emplit d'expressions qui n'ont cours d'habitude que parmi cette engeance que l'on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu'ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l'adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d'être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l'ebernum et que l'aigle s'envole, qui s'élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants. »

Telle est la force du récit poétique de contenir à la fois le présent et l'avenir par l'exercice d'un passé légendaire. L'imparfait mythique du récit indique un « illo tempore » chargé de tous les possibles. L'imparfait désigne non seulement un moment du passé mais une temporalité illimitée. Lorsqu'il évoque l'existence avant que survienne le grand Forestier et ses lémures, Jünger accroît encore cette infinitude du passé par l'expression « maintes fois ». Ce « maintes fois » nomme l'inépuisable richesse du moment présent, éternisé, son retour, à chaque fois sur un point plus haut de la spirale qui s'élance vers l'Hors du Temps... Tout ce qui a un sens, tout ce qui porte en soi une plénitude, une nostalgie et une promesse est prédestiné à revenir. Sans doute est-ce précisément à ce grand ordre du retour, dont témoignent également les vignes et les livres (et dont Jünger souligne qu'ils font l'objet de la détestation du grand Forestier) que s'en prendront les forces néfastes qui régentent l'Age Noir: «  Plus doux est encore le souvenir des années que nous versa le ciel si ce fut une soudaine épouvante qui les termina. »

La terreur que décrit Sur les Falaises de Marbre n'en révèle que davantage la beauté des années versées par le ciel. Ce que le ciel donne au regard, c'est d'abord la possibilité de voir par-delà les apparences, de vaincre l'opacité, l'étrangeté et l'impénétrabilité du monde extérieur: «  Nous regardions comme avec des yeux auxquels il est accordé de voir l'or et les cristaux qui courent en veines brillantes dans la profondeur des terres vitreuses.» Le site de l'émerveillement est le bien-nommé « Ermitage aux buissons blanc ». Le merveilleux et la connaissance, loin d'être opposés, ou même distincts, s'unissent dans la méditation de l'ermitage. Pour voir l'or et les cristaux « qui courent en veines brillantes dans les profondeurs de la terre vitreuse » c'est à-dire pour voir au-delà des apparences profanes, il faut se retirer du monde, de ses entraînements vers l'accessoire et le superficiel. Un ermitage est nécessaire, et le feu blanc des buissons qui ardent autour de lui portent vers l'ermite, épris de mystère et de connaissance, l'esprit qui vivifie contre les tentations de la lettre morte auquel les savants ne succombent ni moins ni plus que les ignorants.

De même que le grand Forestier et ses lémures sont la figure paradigmatique de la barbarie, l'Ermitage aux buissons blancs est celle de la civilisation, ou, plus exactement d'une civilité encore vive de la sapience profonde des êtres et des choses sans laquelle toute culture n'est qu'un simulacre. Ce qui se trame dans cet ermitage, l'œuvre qui s'y accomplit appartient à cet ordre de pensée dont les rares heureux qui, par exemple, ne réduisirent point l'œuvre de Novalis à une apologie de l'irrationnel, furent les récipiendaires. Cette sapience tient à la fois de l'observation exacte de la nature et du déchiffrement des signes de la surnature. Le moins que nous puissions accorder à la nature, c'est que nous en faisons partie, - sans oublier que l'ensemble est mystérieusement supérieur à la somme des parties qui la compose.

Cette mystérieuse supériorité est l'objet de la quête du narrateur et de son frère Othon. La sapience de l'Ermitage aux buissons blancs se distingue du savoir moderne prométhéen ou faustien par le bonheur. L'irréfutable signe de l'approche de la sapience est l'allégresse: « Là-haut, je restais longtemps encore assis à la fenêtre ouverte, plein d'une immense allégresse et mon cœur sentait l'existence entière dérouler du fuseau ses fils d'or ». Le bonheur de la sapience est aussi une sapience du bonheur. A quoi bon une science malheureuse, dédaigneuse des dons prodigieux ? La vérité, ce point de haute pertinence où s'unit l'entrecroisement des fils d'or que la nature médite en secret, est désigné comme un instant magique, une pure joie déployée dans la considération attentive et rêveuse: «  Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée. »

Le cœur cesse de battre, le temps se suspend, et la semence et la fleur s'unissent en une même méditation. Cette contemplation méditative n'a rien d'abstrait; elle n'est pas sans pouvoir sur le monde. La contemplation, pour Jünger, n'est pas détachée de l'action, elle est la semence qui fleurit en actes. La sapience, au sens médiéval et jüngérien, n'est pas seulement une théorie qui peut être ou ne pas être suivie d'une praxis, elle accorde en un même pas la contemplation et l'action, ou, plus exactement, elle fait de la méditation active du poète, une puissance: « Je sentais croître en même temps que notre science les forces qui permettent d'affronter les puissances de la vie et de les dominer comme on conduit les chevaux par la bride.» Pour Jünger, la méditation est, en soi, une puissance. Elle ne précède, ni ne succède à la puissance mais la suscite et l'anime par sa capacité de saisir en un même regard la semence et la fleur, le principe et son épanouissement visible, la cause et l'effet: « L'acte authentique se reconnaît tout spécialement à ce qu'en lui le passé même trouve son accomplissement. » Parce qu'elle nous porte dans cet au-delà du temps qui est le cœur du temps, la sapience nous confère la puissance qui seule peut faire obstacle aux menées ténébreuses du grand Forestier et de ses serviteurs obséquieux et brutaux.

Sur les Falaises de marbre dépasse les circonstances particulières qui entourent leur écriture et s'y reflètent avec exactitude par cela même que la guerre qu'elles décrivent entre la puissance et le pouvoir est de tous les temps. L'autorité et la puissance de la sapience des buissons blancs s'opposent au pouvoir du grand Forestier de la même façon que la courtoisie s'oppose à la goujaterie. C'est bien à tort que l'on considère la goujaterie comme un mal mineur. Elle participe de la même logique que les massacres. L'autorité et la puissance que la sapience des buissons blancs confère à ses adeptes rend seule possible la condition élémentaire de la morale - de même que le Bien est rendu possible par le Vrai et le Beau - qui exige que nous ne considérions point autrui comme un objet ou un outil. Ainsi, à propos du frère Othon, esprit libre par excellence, Ernst Jünger écrit: « Il avait pour principe de traiter les hommes qui nous approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d'un long voyage. Il aimait aussi nommer les hommes les optimates, signifiant par-là que tous autant qu'ils sont, ils forment l'aristocratie naturelle de ce monde et que chacun d'eux peut nous apporter l'excellent. Ils les concevaient comme des réceptacles du merveilleux et, créatures suprêmes, il leur accordait des droits princiers. Et réellement, je voyais tous ceux qui l'approchaient s'épanouir comme des plantes qui s'éveillaient du sommeil hivernal, non point qu'ils devinssent meilleurs, mais parce qu'ils devenaient davantage eux-mêmes. »

 

Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages. 18 euros. 

Couverture Le déchiffrement du monde

Quatrième de couverture:

L'oeuvre d'Ernst Jünger, connue surtout pour ses récits et journaux de guerre, est loin de s'y réduire. Une pensée originale s'aventure à méditer sur le cours et la nature du Temps, les titans et les dieux, les nervures secrètes des songes, les analogies et les symboles.

Qu'en est-il des chasses subtiles, de la vision stéréoscopique, du regard panoramique, des synesthésies et de l'art de l'interprétations, des aruspices et du rapport des hommes avec le végétal et la pierre, avec le nuage, la vague ou la flamme ? Qu'en est-il de la rébellion contre l'uniformisation des êtres et des choses, du recours aux forêts, de cette forme supérieure de liberté dont témoigne l'Anarque envers et contre tous les totalitarismes ostensibles ou discrets ? Que nous dit l'entretien persistant et vivace d'Ernst Jünger avec les oeuvres de Novalis, Hölderlin, Nietzsche ou Heidegger ? Comment comprendre ce dessein, poétique et gnostique, qui va, à l'impourvue et par fragments, vers une victoire sur le nihilisme ? Comment s'approcher de cette initiation à la vie magnifique, voire à une nouvelle théodicée ?

Dans cet ouvrage qui, non moins qu'une suite d'essais, est le récit d'un long compagnonnage avec l'oeuvre, l'auteur nous apporte quelques réponse à ces questions, et d'autres, qui sont autant d'étapes d'une cheminement vers le Domaine Perdu, vers cet ermitage aux buissons blancs où il nous sera donné comprendre que le monde visible est l'empreinte d'un sceau invisible.  

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17/12/2021

Raymond Abellio, le roman du huitième jour:

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Luc-Olivier d’Algange

Raymond Abellio, le roman du huitième jour

 

« Je n'étais qu'une ombre parmi les ombres, mais je sentais bouger en moi ce monde ultime où la pensée devient acte et purifie le monde, sans geste ni parole, toute seule, par la seule vertu de sa rigueur, de sa claire magie. »

Raymond Abellio

 

Le roman « idéologique » de Raymond Abellio outrepasse l'idéologie au sens restreint d'une partialité humaine, liée à des appartenances ou des circonstances historiques. C'est un roman engagé dans le désengagement, décrivant les conditions de l'advenue de l'Inconditionné. En allant aux confins de la psychologie, il importe à l'auteur de passer de l'autre côté, là où toute psychologie devient métaphysique, toute politique, gnose. Le roman d'Abellio s'achemine vers la « conversion du regard », ou, mieux encore, il est le cheminement de la conversion du regard à travers les apparences d'un monde transfiguré, impassible et lumineux, où les ténèbres mêmes sont devenues les ressources profondes du jour. Qu'importe un récit qui n'a pas pour ambition ultime de dire le huitième jour ? Qu'importe un personnage dont l'auteur n'ôte point le masque humain ? Qu'importe une histoire qui n'est point le signe visible d'une hiéro-histoire ? Qu'importe le visible s'il n'est point l'empreinte de l'invisible ? Qu'importe l'instant qui ne tient pas au cœur de l'éternité ?

La vaste orchestration abellienne, dont l'ambition romanesque n'est pas sans analogie avec celle de Balzac, semble n'avoir d'autre dessein que ce basculement à la fois final et inaugural dans l'éternel. Mais pour abolir le Temps, pourquoi écrire romans et mémoires qui semblent être, au contraire, des modes d'accomplissement de la temporalité ? Pour quelles raisons Abellio, qui visait à une sorte de monadologie leibnizienne appliquée à l'épistémologie contemporaine, ne s'est-il point limité à l'exposé didactique de la structure absolue ? « Ma plus haute ambition écrit Raymond Abellio, c'est en effet d'écrire le roman de cette structure absolue, à travers les bouleversements qu'entraîna pour moi cette découverte, et d'écrire à ce sujet non pas un essai philosophique romancé, ou un roman bâtard, mais un vrai roman, celui de ma propre vie, replacée dans cette genèse, et, à cet égard, toute vie sachant reconnaître les signes est selon moi un sujet d'une valeur romanesque sans égale, le seul sujet. »

La structure absolue de Raymond Abellio se distingue d'abord du structuralisme universitaire en ce qu'elle est une structure mobile. La structure absolue n'est pas un schéma mais un tournoiement de relations qui s'impliquent les unes dans les autres, jusqu'à ce vertige que Raymond Abellio nomme « le vertige de l'abîme du Jour ». Or, qu'est-ce qu'un roman lorsqu'il se délivre du positivisme sommaire de la psychologie et de la sociologie, sinon la victoire de « l'abîme du jour » sur « l'abîme de la nuit » ? Les forces obscures, destructrices, qui hantent les personnages d'Abellio (et ne sont pas sans analogie, à cet égard, avec ceux de Dostoïevski) sont la « matière première » au sens alchimique, du Grand-Œuvre qui portera le roman idéologique jusqu'à l'incandescence du roman prophétique. Le paroxysme de l'événement est effacement de l'événement.

Drameille, dans La Fosse de Babel, précise que l'on ne peut décrire un effacement. En revanche, il est possible, à l'écrivain de l'extrême, de décrire un paroxysme, « cette floraison d'un Dieu si plein de lui-même que martyrs et criminels s'y confondent. » Avant la grande libération solaire, impériale, il faut passer par l'ascèse nocturne de l'action. «  Les hommes, écrit encore Abellio, ne retrouveront le sens du sacré qu'après avoir traversé tout le champ du tragique. » La passion encore invisible du « dernier Occident » s'accomplira dans « la montée nocturne du roman où s'efface sans cesse et se renouvelle le pouvoir des mots. »

L'œuvre de Raymond Abellio rejoint ainsi l'ambition continue de la philosophie grecque, des présocratiques jusqu'aux néoplatoniciens, qui est de changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante: « Les hommes les plus torturés par l'impossible peuvent passer pour des êtres en repos, mais leur passivité met en action, dans l'invisible, les forces les plus puissantes ». Le parcours de Raymond Abellio, de la politique à la gnose, relate ce passage de l'Eris néfaste à l'Eris faste. L'ascèse personnelle de Raymond Abellio consistera pour une grande part à juguler en lui la violence tragique et dostoïevskienne de l'ultime Occident et à dépasser, par le haut, le nihilisme des idéologies antagonistes: « Il fallait alors regrouper secrètement, au-delà de toutes les idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future prêtrise. ». Le premier chapitre du roman significativement intitulé Heureux les Pacifiques débute précisément par un meurtre inaccompli. L'ennemi véritable n'est pas celui que paraissent désigner, au demeurant de façon toujours obscure ou aléatoire, les circonstances historiques. L'Ennemi véritable est le Moi. Pour atteindre le Soi, il faut tuer le Moi. Les romans d'Abellio décrivent l'élévation transfigurante, avec ses dangers, ses écueils et ses échecs, de la « petite guerre sainte » à la « grande guerre sainte ».

L'œuvre de Raymond Abellio est de celles pour qui le monde existe. Là où le romancier du singulier ratiocine en exacerbant son recours à l'analyse psychologique ou en se perdant en volutes formalistes, le romancier de l'extrême vit son œuvre comme « la triple passion de l'éthique, de l'esthétique et de la métaphysique. »Le singulier enferme l'individu en lui-même. L'extrême le conduit à ses propres limites qui non seulement le révèlent à lui-même mais changent le miroir du Moi en une vitre murmurante, voire en un vitrail dont les couleurs sont clairement délimitées mais dont les accords sont infiniment variés par le mouvement de la lumière. Les rosaces des cathédrales sont les figures versicolores de la Structure Absolue. A la fois dans le temps et en dehors du temps, révélant l'éternité par la mobilité de ses dialectiques entrecroisées, la structure absolue circonscrit « l'abîme du jour » de la conscience dans sa rotation solaire, dans son ensoleillement génésique. Tout pour le romancier, comme pour le gnostique (et la phénoménologie husserlienne dont se revendiquera Abellio se définit elle-même comme une « communauté gnostique ») se joue dans la conscience, qui est « le plus haut produit de l'être ».

Le roman digne de ce nom, qui entretient encore quelque rapport avec une spiritualité romane, sera donc le roman d'une ou de plusieurs « consciences en action ». A la ressemblance des romans de Stevenson, de Conrad ou de John Buchan, les romans d'Abellio inventent des personnages qui se mesurent aux évidences et aux ténèbres du monde. Ces personnages « lucifériens » ne croient point abuser de leurs forces en allant « au cœur des ténèbres », voire au cœur du « typhon ». Leur quête de l'immobilité centrale passe par l'expérimentation des tumultes et des tourbillons les plus périlleux. N'est-il point dit dans les récits du Graal que le château périlleux « tourne sur lui-même »? Pour n'être point rejeté dans les ténèbres extérieures, il importe de saisir au vif de l'instant l'opportunité excellente. C'est bien cette prémisse qui donne à la gnose abellienne le pouvoir de subjuguer le récit et de susciter un romancier qui, en toute conscience, domine son genre, sans nuire à l'impondérable vivacité: « Chaque fois j'ai vécu d'abord, réfléchi ensuite, écrit enfin. J'ai même parfois revécu assez vite pour être obligé de détruire ce que j'avais écrit. Mais qui me comprendra ? Un seul roman dans toute ma vie, ce devrait être assez, quand la vie est finie en tant que récit et qu'en tant que réalité, elle commence. »

Alors que Les Chemins de la liberté de Sartre ou les Déracinés de Barrès s'alourdissent de l'insistance avec laquelle leurs auteurs défendent leur thèse, la trilogie abellienne (ou la tétralogie, selon que l'on y intègre ou non son premier roman Heureux les Pacifiques) fait jouer la Structure Absolue dans tous les sens et se refuse aux vues édifiantes, laissant au lecteur la possibilité d'une lecture périlleuse, où la conscience ne peut compter que sur ses propres pouvoirs pour discerner le Bien et le Mal, autrement dit, la Grâce et la pesanteur. Si Abellio est bien le contraire d'un donneur de leçon, il est fort loin de se complaire dans un immoralisme qui ne serait que la floraison parasitaire de la morale qu'il condamne. Il peut ainsi fonder une éthique, directement reliée à l'esthétique et à la métaphysique. La morale abellienne est cette fine pointe où la pensée de Nietzsche rejoint la théologie de Maître Eckhart.

Dans leurs fidélités et dans leurs transgressions, c'est bien à la recherche d'une morale que s'en vont les personnages de Raymond Abellio et à travers eux, Raymond Abellio lui-même. Mais cette morale n'est pas une morale utilitaire, une morale de la récompense ou du marchandage, mais une morale héroïque et sacerdotale. Pour Raymond Abellio, le péché, c'est l'erreur. A ce titre, le péché ne doit point conduire à la culpabilité mais à un repentir, au sens artistique. Le penseur est un archer: il doit apprendre à ajuster son tir. Pécher, c'est rater le cible. La méditation du repentir favorise une plus grande exactitude. Le moralisateur se trouve en état de péché continuel, lui qui à force de s'occuper des archets d'autrui, ne cesse de manquer, dans sa propre relation au monde, la cible du Bien, du Beau et du Vrai. A cet égard, l'œuvre de Raymond Abellio relève bien d'une ascèse pascalienne.

Les romans de Raymond Abellio sont pascaliens par leur dramaturgie qui décrit la rencontre, à travers les personnages, de l'esprit de finesse, qui saisit les nuances du moment, et de l'esprit de géométrie, qui entrevoit les vastes configurations où s'inscrivent les destinées humaines, collectives ou individuelles. L'œuvre de Raymond Abellio n'est pas moins novatrice lorsqu'elle délivre le sens du destin, le fatum des tragédies et des romans de Balzac, du déterminisme purement naturaliste où l'entraînent les intelligences rudimentaires. Dans La Fosse de Babel ou Visages immobiles, le destin individuel n'a pas une moindre signification que le destin collectif. L'individuel et le collectif s'entretissent si bien qu'il n'est aucune complexité, ni aucune puissance, qui ne dussent être saisies et dominées par l'entendement. Loin de soumettre l'individu, de lui ôter son libre-arbitre, l'interdépendance universelle, qui est l'apriori théorique de la Structure Absolue, restitue la personne à sa souveraineté bafouée par l'individualisme de masse des sociétés occidentales modernes. Si les mouvements majestueux des astres influent sur nos destinées, Abellio ne manquera pas de rappeler qu'un homme qui étend ses bras change l'ordre des constellations, fût-ce de manière infime. Mais qui est juge de l'importance de l'infime ou du grandiose ? Lorsque l'esprit de finesse coïncide avec l'esprit de géométrie, l'infime et le grandiose s'impliquent l'un dans l'autre dans un ordre de grandeur où la qualité entre en concordance avec la quantité sans plus être écrasée par elle, comme par sa base, la pointe d'une pyramide inversée. Tout auteur, qui n'entend pas être réduit au rôle de pourvoyeur de distractions ou d'homélies à conforter la bonne conscience du médiocre, ne peut témoigner en faveur de son art sans avoir entrepris, au préalable, une critique radicale des morales, des valeurs et des savoirs qui prétendent au gouvernement absolu des hommes par l'exclusion de toute métaphysique et de toute transcendance. Conjoignant la finesse du romancier et la géométrie du métaphysicien, s'inscrivant ainsi dans la voie royale de la haute-littérature (qui, de la Délie de Scève jusqu'aux Nouvelles Révélations de l'Etre d'Antonin Artaud, n'a jamais cessé de relever le défi que le prophétisme adresse à la raison non pour détruire la raison mais pour en exaucer le vœu secret dans les arcanes du Logos-Roi) l'œuvre de Raymond Abellio définit l'espace nécessaire aux nouvelles advenues de l'Intellect.

Ces advenues seront transdisciplinaires, impériales, européennes, tiers-incluantes et gnostiques. « Si aujourd'hui, en Europe, écrit Raymond Abellio, la politique n'est plus qu'affairisme ou futilité, une supra-politique est train de naître, qui n'est encore que pressentiment et reste au stade de la non-politique. Le grand drame intérieur de Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Husserl, qui s'est dilué chez les épigones en scolastiques de minuties incapables de rapprocher les signes, devient le drame même de l'histoire. Sur la sous-humanité, par une juste compensation, une surhumanité tente de naître. Dans un monde où toute relation véritable est rompue, elle seule vit, dans sa solitude, la triple et unique passion de l'éthique de l'esthétique et du religieux, d'où sortira un comble de relation: une religion nouvelle. »

Est-il même nécessaire de préciser que cette « surhumanité » n'a rien de darwinien, qu'elle ne se rapporte nullement à quelque évolution biologique mais demeure, tout comme la « religion nouvelle » essentiellement christique, comme une éternelle possibilité de la Sophia perennis ?

 

 

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16/12/2021

"Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie":

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Luc-Olivier d'Algange

Le Ciel de Cambridge

 

Mieux qu'une biographie, ou un essai, l'ouvrage de Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, est un récit. Au lecteur sera ainsi épargné cet amas de détails oiseux dont les biographes laborieux alourdissent leurs livres ainsi que la prétention exégétique qui considère, au point de s'en laisser hypnotiser, les contextes, les paratextes et les intertextes, en oubliant ce dont l'œuvre témoigne et ce qu'elle nous dit.

Le livre Philippe Barthelet lève cet énigmatique interdit, par amitié; il devient soudain possible d'entendre une œuvre, hors du brouillage des sciences humaines, c'est-à-dire le plus simplement du monde, - accordée à toutes les nuances et toutes les profondeurs. A quoi bon écrire à propos d'un poète si ce n'est pour donner à comprendre la poésie même, si le propos n'est pas lui-même écume dans l'écume du sillage rapide qui précède le poète et le voue à se souvenir de ce qui apparaît et de ce qui disparaît ? Etre vivant pleinement, c'est comprendre que nous sommes des apparences, - fugaces. Les Grecs nommaient les dieux « Ceux qui apparaissent », comme le sont aussi, tel Rupert Brooke, et par excellence, « ceux qui sont aimés des dieux ».

De la mort qui couronne la vie la plus loyale et la moins morbide qui soit, la plus entière, - avec le regard de Janus, ce double-regard platonicien, - accordée, comme le sont les fleurs qu'il sut nommer, au Ciel très-haut qu'elles reçoivent, et dont elles disent, en corolles, le vrai secret, - Rupert Brooke de s'y savoir, en soldat, tôt destiné, nous apporte la sapience, fière et légère: nous apparaissons pour disparaître et faire apparaître de l'invisible. Ainsi se divulgue le secret d'exil de ceux qui, éperdument, aimèrent la forme belle, et qu'à tort on accusa d'être des esthètes. « La poésie, écrit Philippe Barthelet, est mémoire de la réalité et l'on ne peut voir, l'on ne peut sentir que si l'on se souvient, - si l'on se "recorde" en reprenant ce vieux verbe indispensable que l'anglais nous a gardé, indispensable, puisque l'organe de la mémoire est le cœur. »

Ainsi en est-il de notre pays et de notre âme. La paresse humaine incline trop à penser que tout va de soi. S'il n'est un poète pour réaccorder, tout n'est que discordance et confusion. Notre pays est toujours celui qui est le plus loin de nous. Les paysages sous nos yeux exigent le plus grand voyage, et notre langue une attention toujours neuve et ressouvenue. Plus on s'attarde dans le temps devenu espace « à contempler tout le jour le ciel de Cambridge » et mieux ce temps devient une réverbération de l'éternité, où nous sommes déjà, sans exactement le savoir, sauf par exception: « I only now that you may lie/ Day-long et watch the Cambridge sky... ». Savoir seulement qu'à être là, toujours là et ailleurs, - nous sommes d'un ailleurs qui dit l'ici-même.

La vie ne suffit pas, mais encore faut-il y consentir, s'en élever, par l'honneur, sans quoi l'on sombre dans le ressentiment. Le poète est là pour nous rappeler qu'à ce monde nous n'appartenons pas et que la beauté n'est que la splendeur de notre ressouvenir à ne pas lui appartenir. « Le poète, écrit Philippe Barthelet, apprend au monde qu'il chante qu'il est digne d'être chant, et le chant du poète ajoute au monde son éclat, il en augmente la réalité. Palladium contre la flétrissure de l'âge moderne, en ces jours si éloignés des piétés heureuses... »

Les temps ne sont plus, et Rupert Brooke le savait; mais s'ils ne sont plus, ils sont en attente, en attention, dans le temps pur, car purifié des représentations qui le hantent, de ces spectres qui ne sont plus des dieux, comme le savait Novalis; - le temps d'attente ardente est silence: « Faire silence, écrit Philippe Barthelet, dans son esprit et plus encore dans son cœur, pour que les mots ne fassent pas d'ombre à l'épiphanie du réel, - ce que Rupert Brooke appelle poésie, dont on ne peut dire qu'il y revient toujours – parce que jamais il ne s'en éloigne. »

Que la vie et la poésie soient un combat, nul ne le sut mieux que Rupert Brooke, - mais un combat non seulement contre des ennemis extérieurs, ou contre l'Ennemi en soi, mais un combat contre le monde qui ne serait qu'une moitié de monde où les « half-men» voudraient nous enfermer, comme on enferme la mort dans la vie ou la vie dans la mort, l'idée dans l'abstraction ou l'immanence dans la matière. Faire honneur au monde entier, c'est alors vouloir que survive le chant: « A la noblesse du chant, à la sagesse sacrée, qui vivent, nous morts ».

Où demeure la générosité ? Dans quelles âmes, quelles cités, quelles civilisations ? La générosité appartient à cet ordre du réel qui n'a pas besoin de s'expliquer: elle se manifeste partout où nous recevons plus que nous ne pouvons donner. L'avare dévalue ce qu'il reçoit par crainte de devoir le rendre. Pour lui tout est petit, jusqu'aux pensées d'autrui où il ne peut discerner que calculs et basses raisons. Le noble élan du cœur simple lui échappe. Il reste à l'affût pour s'enrichir, par ruse, des négligences des âmes mieux nées que lui et tombe dans une fatale mésestime. L'honneur ne peut le mouvoir ni l'émouvoir.

Le Ciel de Cambridge nous rappelle que cet honneur est possible, finalement, qu'il nous gouverne, et que la fin dernière est à l'instant même où le regard ouvre le ciel, à jamais, lorsque nous partons. « Pour que nous quittions », écrit Rupert Brooke, « les cœurs malades que l'honneur n'émeut pas ». Il nous reste ainsi à remercier et à aimer la providence qui nous a fait naître aux temps du ravage de toute idée, de toute forme et de toute beauté, nous obligeant ainsi à en relever le défi et à ressaisir, seuls, le silence et l'invisible dont elles proviennent: « Alone above the Night, above the dust of the dead gods, alone ». C'est bien seul que l'on devance, dans la poussière des dieux morts, l'Appel de ceux que l'on doit honorer: « Ne les couronnerai-je pas d'une louange immortelle/Ceux que j'ai aimé/ qui m'ont donné, qui ont affronté avec moi/ De grands secrets ? »

Il n'est pas si fréquent qu'un poète trouve son juste intercesseur, - celui qui, nécessairement, nous conduit à lui. Le Ciel de Cambridge prouve qu'il n'est de transmission que d'une parole vive à une autre, par-delà les cercles ouverts de la mort. Les cordes alors se réaccordent dans le vibrato de cette divine anamnésis qui est, loin des « réalistes », le réel même, c'est- à-dire le monde qui est, comme le savait Hugo von Hofmannstahl « un poème éternel » (« Was ist die Welt ? Ein ewiges Gedicht. ») Nous comprenons ainsi, d'intercesseurs en intercesseurs, la fonction théurgique du poème, toujours hors de portée et cependant immédiat, dans la sagesse intime des mots, dont Philippe Barthelet nous dit qu'ils ne sont pas « symboliques » précisément parce qu'ils sont eux-mêmes Symboles, - choses réelles, visibles pour une part et pour une autre invisibles, ici-même et "là-bas, là-bas", comme les nuages de l'étranger baudelairien, - ces nuances qui nous manquent, et plus encore auxquelles nous manquons, et qui, dans nos défaillances, nos enivrements et nos songes, nous appellent.

 

Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Hoffmann, une intellectualité musicale:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Intellectualité musicale

 

L'importance de la musique dans l'œuvre de Hoffmann n'est pas seulement d'ordre thématique ou anecdotique. Les Contes, et Le Vase d'Or, en particulier, s'ordonnent à des lois subtiles et mobiles qui requièrent du lecteur une attention que l'on pourrait dire « musicienne ». Etre attentif aux phrases, à l'enchaînement des circonstances du récit et à la pensée même de l'auteur, c'est, en la circonstance, changer en musique les mots écrits, élever les signes typographiques à la hauteur idéale du chant. Par cette exigence à l'égard d'elle-même et à l'égard du lecteur, l'œuvre de Hoffmann s'inscrit dans la tradition du Romantisme allemand tel que Novalis en sut formuler les idées majeures et le dessein. Albert Béguin écrit, à propos de Hoffmann: « Tard venu, il héritait d'une tradition qui remonte à Herder, dont Goethe avait été tributaire et dont Novalis avait élaboré la théorie. »

D'ordre prophétique, plutôt que systématique, les théories de Novalis éclairent la pensée qui, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, risque de paraître allusive ou incertaine. Or, l'idée d'une intellectualité musicale, c'est-à-dire d'une intellectualité en mouvement suppose, dans la pensée de Novalis, que l'esthétique et la métaphysique soient indubitablement liées, unies, dans les variations infinies et les configurations sans cesse nouvelles de la musique. L'Intellect n'est point séparé des sens; il est, pour ainsi dire, le moyeu immobile de cette circularité synesthésique où, selon l'expression de Baudelaire, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

« Il est étrange, écrit Novalis, que l'intérieur de l'homme ait été jusqu'à présent exploré de façon aussi indigente et qu'on en ait traité avec tant d'insipidité, un tel manque d'esprit. La prétendue psychologie est encore une de ces larves qui ont pris, dans le sanctuaire, la place que devaient tenir d'authentiques images divines... Intelligence, imagination, raison, ce sont là des compartiments misérables de l'univers qui est en nous. De leurs merveilleuses compénétrations, des configurations qu'elles forment, de leurs transitions infinies, pas un mot. Il n'est venu à l'idée de personne de chercher en nous des forces nouvelles encore, et qui n'ont pas reçu de nom, d'enquêter sur leurs rapports de compagnonnage. Qui sait à quelles merveilleuses unions, à quelles générations prodigieuses nous pouvons encore nous attendre au-dedans de nous-mêmes. » La musique étant l'art des variations et des transitions infinies, l'intellectualité musicale, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, sera le principe de passages entre des domaines, des règnes et des états habituellement séparés par des frontières rigoureuses. La réalité et le rêve, la nature inanimée et animée, les figures humaines et mythiques se confondent pour susciter ces « générations prodigieuses » que pressent Novalis. De cette mise-en-miroir d'aspects ordinairement distincts naît un vertige de reflets et de spéculations infinies où la réalité mystérieusement s'avive et s'agrandit.

Sous le sureau où s'est réfugié l'étudiant Anselme, soudain s'accroît l'intensité des couleurs. Les « vagues dorées du beau fleuve », les « clochers lumineux sur le fond vaporeux du ciel », les « prés fleuris et les forêts d'un vert tendre » annoncent les brillantes nuances des « serpents verts » et les teintes de la bibliothèque secrète de l'Archiviste Lindhorst. Les couleurs sont les accords magnifiques qui annoncent le passage de la réalité quotidienne, banale, à une réalité visionnaire et prodigieuse. Les images du conte sont annonciatrices. L'imprévisible est contenu dans le déjà advenu. La vastitude et la complexité du monde auquel l'expérience visionnaire convie l'étudiant Anselme, évoque un opéra féerique. La « folie » d'Anselme est le prélude d'une sagesse verdoyante. Développée à partir d'un thème unique, l'intellectualité musicale favorise l'arborescence logique des métamorphoses.

Les bruissements deviennent parole. L'inintelligible, le bruit sont gagnés par le Sens et par la musique: « Ici l'étudiant Anselme fut interrompu dans son soliloque par un étrange bruit de frôlements et de froufrous qui s'éleva dans l'herbe tout près de lui, pour glisser et monter bientôt après jusqu'aux branches et aux feuilles du sureau qui s'étalaient en voûte au-dessus de sa tête. On eût dit tantôt que le vent du soir secouait le feuillage, tantôt que les oiselets folâtraient dans les branches, agitant de-ci de-là leurs petites ailes en leurs capricieux ébats. Puis ce furent des chuchotements, des zézaiements, et il sembla que les fleurs tintaient comme autant de clochettes cristallines suspendues aux branches. Anselme ne se laissait pas de prêter l'oreille. Tout à coup, sans qu'il sut lui-même comment, ces zézaiements, ces chuchotements et ces tintements se changèrent en paroles à peine perceptibles, à moitié emportées par le vent... » La musicalité des mots coïncide avec leur ressaisissement par le sens: « Zwischen durch - zwischen ein - zwischen Zweigen, zwischen swellenden Bluten... » Le texte allemand, mieux que ses traductions françaises, restitue ce saisissement des rumeurs par la musicalité naissante du Sens dont la souveraineté soudaine tinte « comme un accord parfait de claires cloches cristallines » précédant l'apparition de Serpentina.

La pensée qui amoureusement s'unit à cette musique, mieux que la pensée profane, s'accorde aux secrètes concordances du monde. Les choses ne sont point ce qu'elles paraissent être. L'Invisible résonne dans le visible et les échos du visible se prolongent et se répercutent dans l'Invisible. Le monde, dans tous ses aspects est ainsi doué de parole: « Le vent du soir passa dans un frôlement et dit: « je me jouais autour de ton front mais tu ne m'as pas compris; le souffle est mon langage, quand l'amour l'enflamme ». Les rayons du soleil percèrent les nuées, et la lueur éclatait comme en paroles: « Je t'inondais de mon or embrasé, mais tu ne m'as pas compris; l'embrasement est mon langage quand l'amour l'enflamme. Et, plongeant toujours plus au fond des deux yeux magnifiques, la nostalgie se faisait plus ardente, le désir s'embrasait. Alors tout s'agita et s'anima, tout sembla s'éveiller à la vie et au plaisir. Les plantes et les fleurs embaumaient autour de lui et leur parfum était comme un chant magnifique de mille voix de flûtes; et les nuages du soir qui passaient en fuyant emportaient l'écho de leurs chansons vers les pays lointains. » En l'apogée de l'intellectualité musicale, la nature irradie. Le présent rayonne des hautes puissances d'un passé légendaire ou mythique. L'archiviste Lindhorst peut défier la clientèle bourgeoise car il est en vérité Prince des Esprits: « Il se peut que ce que je viens de vous raconter, en traits bien insuffisants, il est vrai, vous paraisse absurde et extravagant, mais ce n'en est pas moins extrêmement cohérent et nullement à prendre au sens allégorique, mais littéralement vrai »

« Nullement allégoriques et littéralement vraies » sont, dans le Conte de Hoffmann, les métamorphoses. Les véritables « identités » ne sont pas détenues dans le monde profane mais elles sont les reflets des plus hautes et immémoriales identités des « seigneuries d'Atlantis ». De même que, selon Platon, le temps est l'image mobile de l'éternité, les identités des personnages sont les images mobiles d'une vérité provisoirement lointaine, mais source d'une lancinante nostalgie. Les objets eux-mêmes, menacés dans leur statut,- et par cela même menaçants,- ne sont pas exempts de ces métamorphoses. Ainsi en est-il du heurtoir de la porte de Lindhorst: « La figure de métal s'embrasant dans une hideuse fantasmagorie de lueurs bleues, se contracta en un grimaçant rictus...» Plus loin, c'est le cordon de la sonnette qui se change en reptile: « Le cordon de sonnette s'abaissant devint un serpent géant, blanc et diaphane qui l'enveloppa, l'étreignit; laçant ses anneaux de plus en plus serrés, si bien que les os flasques et broyés s'effritèrent en craquant et que le sang gicla de ses veines pénétrant le corps diaphane du serpent et le colorant de rouge. » Entre l'angoisse et l'extase, l'intellectualité musicale entraîne la pensée dans une imagerie mouvante où chaque thème et chaque image est en proie à l'exigence qui doit les changer en d'autres thèmes et d'autres images. Les métamorphoses angoissantes annoncent les métamorphoses extatiques. Le resserrement de l'angoisse va jusqu'à la pétrification. Face à l'archiviste Lindhorst, Anselme sent « un torrent de glace parcourir ses veines gelées » comme s'il était en train de se changer en statue de pierre. Par contraste, les métamorphoses extatiques n'en sont que plus ouraniennes et plus immatérielles. Sous le baiser de Phosphorus, la fleur de lys se défait de toute pesanteur et de toute compacité et s'embrase dans les hauteurs: « Et comme rayonnante de lumière, elle s'embrasa en hautes flammes, d'où fit irruption un être étranger, qui, laissant la vallée bien loi au-dessous de lui, erra en tous sens dans l'espace infini.»

Rien n'échappe à ces variations, transitions et métamorphoses qui, par leurs enchantements, entraînent la pensée en des contrées surnaturelles. La nostalgie romantique qui s'empare de l'étudiant Anselme, recèle des pouvoirs extrêmes car elle est le principe d'embrasement du pressentiment lui-même. La nostalgie romantique, « sehnsucht », est une nostalgie prophétique, impérieuse, qui oeuvre à une véritable transmutation de l'entendement. Mais cette transmutation n'est pas sans dangers: « Je vois et je sens parfaitement désormais que toutes sortes de formes étrangères, venues d'un monde lointain et prodigieux que je ne contemplais jadis qu'en certains rêves singuliers, et bien particuliers, ont envahis à présent mes états de veille et ma vie active, et se jouent de moi. » Fidèle au dessein de Novalis, qui consiste à se saisir des configurations et des transitions nouvelles de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, Le Vase d'Or de Hoffmann va proposer dans une adresse au lecteur, qui se situe à peu près au milieu du récit, une interprétation métaphysique des épreuves que traverse la pensée lorsqu'elle est vouée à l'aventure des métamorphoses: « Essaie, ami lecteur, dans le royaume féerique plein de sublimes prodiges, qui provoquent sous leur choc formidable les suprêmes délices aussi bien que la plus profonde épouvante,- dans ce royaume où l'austère déesse lève un coin de son voile, si bien que nous nous figurons contempler son visage,- ( mais un sourire brille souvent sous son regard austère, et c'est le caprice taquin qui se joue de nous et nous trouble et nous ensorcelle de mille façons, comme une mère aime à badiner avec ses enfants préférés),- dans ce royaume disais-je, dont l'esprit, du moins en rêve, nous ouvre si souvent les portes, essaie, ami lecteur, de reconnaître les silhouettes bien connues que tu coudoies journellement, suivant l'expression consacrée, dans la vie ordinaire. Tu seras alors d'avis que ce sublime royaume est beaucoup plus près de nous que, peut-être, tu ne l'estimais ordinairement... et c'est ce que je souhaite de tout mon coeur, et m'efforce de te faire comprendre dans l'étrange histoire de l'étudiant Anselme. »

La « vie ordinaire » qui nous sépare des « suprêmes délices » et des « profondes épouvantes » est plus ténue qu'il n'y paraît. La proximité du « sublime royaume » est attestée par les pouvoirs de notre conscience à se concevoir elle-même comme changeante, soumise à cette hiérarchie infinie des états dont la veille, le rêve, le sommeil, l'extase offrent quelques exemples rudimentaires. Ce qui importe est plus subtil: cette orée miroitante qui unit et sépare la veille et le rêve, où tout, soudainement, devient possible. La nostalgie de l'étudiant Anselme n'est pas le regret d'un passé situé à un quelconque point antérieur de l'histoire humaine, c'est, au sens propre, une nostalgie de l'inconnu et de l'inouï. Hanté par la nostalgie, Anselme va à la conquête de formes nouvelles et de neuves harmonies: telle est l'inquiétude de l'intellectualité musicale qui, semblable au désir amoureux, ne connaît qu'une soif que seule comble une soif nouvelle.

Il n'est pas indifférent de constater que, distribuée en "veilles",- qui sont autant de défis à l'ensommeillement de la pensée dans l'illusion de la vie ordinaire,- la poursuite initiatique et amoureuse que relate Le Vase d'Or, débute sous un arbre, en l'occurrence un sureau, dont la moelle légère fut évoquée, par André Breton, dans un poème de Clair de terre. Ainsi que le soulignent les études de René Guénon et de Mircéa Eliade, l'Arbre fut souvent identifié à l'axe du monde, lieu par excellence du passage entre les différents états de la conscience et de l'être. Or, l'expérience visionnaire d'Anselme sous le sureau rejoint, dans son illumination arborescente, ce symbolisme du passage et de l'axe du monde. Le caractère impérieux et fulgurant de la vision et l'embrasement de la conscience qui en résulte, montrent que l'arbre est habité par une puissance électrique, annoncée par les bruissements lumineux, dont le surgissement va littéralement transmuter la conscience de l'étudiant. « Cependant, écrit René Guénon, on pourrait se demander si le rapprochement ainsi établi entre l'arbre et le symbole de la foudre, qui peuvent sembler à première vue être deux choses fort distinctes, est susceptible d'aller encore plus loin que le seul fait de cette signification axiale qui leur est manifestement commune; la réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons dit de la nature ignée de l'Arbre du monde, auquel Agni lui-même est identifié dans le symbolisme védique, et dont, par suite, la colonne de feu est un exact équivalent comme représentation de l'axe. Il est évident que la foudre est également de nature ignée et lumineuse; l'éclair est d'ailleurs un des symboles les plus habituels de l'illumination au sens intellectuel ou spirituel. L'Arbre de Lumière dont nous avons parlé traverse et illumine tous les mondes; d'après le passage du Zohar, cité à ce propos par A. Coomaraswamy, l'illumination commence au sommet et s'étend en ligne droite à travers le tronc tout entier; et cette propagation de la lumière peut facilement évoquer l'idée de l'éclair. Du reste, d'une façon générale, l'Axe du monde est toujours regardé plus ou moins explicitement comme lumineux... »

Illuminateur, le passage donne accès à un monde dont les configurations mobiles évoquent une partition symbolique. Les symboles, dans le récit, se répondent les uns aux autres. Chaque chose est le répons musical et mythique d'une autre. Hoffmann ne cite pas en vain Swedenborg, théoricien et visionnaire d'un univers de correspondances où les mondes se superposent infiniment dans l'Invisible. La responsabilité qui incombe aux personnages est de répondre à ces configurations imprévisiblement nouvelles qui naissent de l'identité mythique des personnages.  « La précision mythique, écrit Ernst Jünger, est autre que celle de l'histoire. Elle lui est opposée pour autant qu'elle ne se fonde pas sur l'univocité mais sur la pluralité d'interprétations des faits. La personnalité historique est déterminée par une origine, une biographie, une fin. La figure mythique, au contraire, peut avoir plusieurs pères; plusieurs biographies, peut être tout à la fois dieu et homme, être à la fois morte et vivante, et toute contradiction, pour autant qu'elle soit réelle, ne fera qu'en accroître la netteté. Elle est amoindrie, enchaînée par le repérage historique. Son signe distinctif est qu'elle revient du fond de l'intemporel. »

Loin de contredire à cette dimension mythique, l'ironie, que Novalis tenait pour l'une des précellentes vertus romantiques, en réaffirme le pouvoir d'incertitude créatrice. L'ironie romantique, en effet, ne se réduit pas au ricanement. Elle se rapporte à la nature amphibolique de la réalité. L'euphorie du poète, son allégresse, sa légèreté riante,- qui entraînent le récit au-delà de la tragédie et du malheur,- proviennent de cette ironie essentielle selon laquelle ce qui est dit énonce autre chose qu'il n'y paraît. L'ironie romantique n'est pas l'expression d'un scepticisme ordinaire; elle est, au vrai, un moyen de connaissance accordé à l'intellectualité musicale que l'ambiguïté des choses, leur dualitude, exalte. Loin d'être mise en échec par l'amphibolie du réel, l'intellectualité musicale y trouve le principe de ses développements. Le ton de l'ironie, qui parcourt le récit du Vase d'Or, confirme la vérité mythique et symbolique car, dans le Mythe, le personnage est autre qu'il n'y paraît et le symbole toujours renvoie à son autre part, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. Ainsi les choses peuvent se changer les unes en les autres car elles sont déjà les unes dans les autres; le répons de l'autre est dans l'une, toujours la même et autre ironiquement, dans la plus entraînante joie musicale.

 

Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis. 

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15/12/2021

Avant-propos au "Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger":

 

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Luc-Olivier d'Algange

Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du Travailleur. Le Traité du Rebelle, Eumeswil, et sa figure de l'Anarque, allaient prendre, ensuite, la mesure de la distance nécessaire, par une morale dévouée bien davantage aux principes qu'aux valeurs, au sens bourgeois du terme. Ce qui distingue une morale bourgeoise d'une morale aristocratique n'est autre que le sens du sacré ; la morale bourgeoise est gestionnaire, soucieuse de règles à imposer aux autres, lors que la morale aristocratique est dispendieuse, plus soucieuse de l'accord avec le vrai et le beau que d’une conformité sociale.

L'essentiel, à cet égard, est dit aux premiers chapitres des enchanteresses Pléiades de Gobineau. Le Fils de Roi, c'est à lui-même qu'il impose des règles comme autant de politesses adressées aux êtres et aux choses qui peuplent le monde. Tel est le sens du sacré qui émane de l'œuvre de Jünger, bien loin de la morale des moralisateurs que l'on a bien raison, lorsque l'occasion s'en présente, de renvoyer à leurs affaires. L'approche du Sacré est approche de l'être. Dans la douce éclaircie du Don, l'être se donne à nous, et le sacré est l'éclat de notre gratitude.

Reprenant, là où elle nous fut laissée, la grande lumière de l'interrogation hölderlinienne, Jünger devance presque toutes les analyses politiques et morales. Alors que tant d'autres passent leur vie à se désencombrer de systèmes qu'ils ont adoptés et reniés successivement pour s'adapter aux déroutes de l'Histoire, Jünger, lui, s'en tient à la « méditation des oracles ».

L'Oracle d’Hölderlin approfondit l'Oracle de Delphes. Tout s’éprouve dans le Mystère dont le délié s'accorde à la musique des âmes et des sphères. Il faut entendre que le Mystère n'est pas confusion, ni aléas. Le Mystère est un Ordre. Seule nous échappe la possession de la clef de voûte. Or, le Mystère de l'Oracle poétique est le Mystère de la non-possession. La connaissance ultime nous délivre de toute chronologie. Elle caducise l'effort antérieur pour ne plus laisser subsister que la plénitude du Don sans mesure de l'être à lui-même. Ce que l'œuvre de Jünger, dans la lignée des Grands Hymnes de Hölderlin, nous dit des dieux et des titans éclaire magistralement notre temps. Nous vivons un temps d'intérim, un interrègne, et ce ne serait que pure pénurie si nous n'étions capables d'envisager avec une sorte de lucidité prophétique, d'où nous venons et où nous allons.

« Le naufrage du Titanic, écrit Jünger, qui échoua sur un iceberg, est un signe prophétique comme il n'en est donné que dans les mythes. Il faut en conclure, entre autres choses, que pour le progrès il s'agit en fait d'un intérim,- d'un phénomène avec un début et une fin. Que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, à vrai dire on l'avait toujours su. Désormais se pose la question de savoir à quoi va ressembler la terre, ou bien ce qu'elle voudra, c'est selon. Des visions apocalyptiques semblent se répéter à la fin de chaque millénaire,- elles s'accordent aujourd'hui avec le contexte mondial, qui est essentiellement de nature technique. En revanche, les astrologues prédisent une extraordinaire spiritualisation. Cela s'harmonise avec l'attente chrétienne d'une ère du Saint-Esprit, la troisième après celle du Père et du Fils. »

Ernst Jünger demande encore à être lu. Cette vision paraclétique indique l’approche. Le principe titanique triomphe mais il périt dans son triomphe. Quelle lenteur à l'échelle humaine que ce désastre auquel tout le monde assiste mais auquel presque personne ne comprend rien : « Le prochain siècle, appartient aux titans; les dieux vont perdre encore de leur crédit. Attendu qu'ils reviendront, comme ils l'ont toujours fait, le vingt-et-unième siècle, vu sous l'angle religieux, sera donc un entre deux, donc un intérim. Dieu se retire. Que l'Islam semble faire exception ne doit pas nous tromper; cela ne tient pas au fait qu'il est supérieur au temps mais au contraire, d'un point de vue titanique, qu'il lui est accordé. »

Là encore le regard de Jünger est d'une acuité et d'une actualité extrême. Les différents ordres moraux, totalitaires et vains, qui s'installent ici et là, en Orient et en Occident, loin de témoigner d'un « retour du religieux », marquent au contraire leur accord profond avec la modernité titanique. Le fondamentalisme est essentiellement moderne car la modernité est essentiellement fondamentaliste. L'idéologie du ressentiment, de l'uniformisation, qu'elle fût de prétention religieuse ou matérialiste, considère toujours comme ennemies la connaissance, la sapience, la philocalie, les fastes de l'âme miroitante et enfin, la vie elle-même, qui est toujours « plus que la vie ».

L'homme moderne dévoué au principe titanique est puritain car la technique est puritaine, toute entière conditionnée par l'utilité. Le règne des titans est le règne du déterminisme. Le principe divin s'oppose au principe titanique, non selon un principe dialectique, mais bien davantage comme deux styles. Le monde des dieux qu'évoque Jünger est ce monde dispendieux où l'immanence se fait offrande. Le monde des titans est notre monde, « Règne de la Quantité », et du contrôle.

On ne saurait esquisser un hommage à Jünger, comme se veut être ce bref ouvrage, sans évoquer l'idéogramme clair et léger de la cicindèle. La cicindèle, dont on ne sait tout d'abord si elle est un éclat de lumière ou un insecte est sans doute le signe le plus immédiatement perceptible de l'éveil du Logos, - la nature, pour ce disciple de Novalis, se laissant déchiffrer comme un livre. Le monde étant l’enluminure d’une écriture divine. Les chasses subtiles, qu'elles relèvent de l'attention entomologique portée au monde extérieur ou bien de l'audace des « psychonautes » à la conquête du monde intérieur, que Jünger évoque dans La Visite à Godenholm, sont une herméneutique à l’exemple de celle dont Porphyre honora le poème d’Homère dans son Antre des Nymphes .

Alors que tant d'autres s'en tiennent à une théorie du signe arbitraire et de l'évolution des espèces, Jünger bouleverse ces certitudes scientistes par la considération de l'infime et du subtil. La cicindèle est aussi un symbole. Mais entendons-nous, elle est un symbole dans le monde, un symbole issu de la trame du monde, un signe, délivré par la terre, d'un message dont la complétude n'est jamais que devinée, induite par reflets, par miroitements, par éclats. La splendeur du monde n'emprisonne pas le sens du monde mais le délivre dans la multiplicité des signes, des hiéroglyphes dont est composée la nature. Le tout est davantage que la somme des parties. L'immanence n'est point close sur elle même. La solaire cicindèle scinde de son aile l'emprise de la nature sur elle-même qui est l'illusion foncière des matérialistes.

Pour Jünger, comme pour Novalis, la matière n'existe pas. Le monde est blasonné, et les créatures qui le peuplent, les configurations de lumière et de nuit qui rendent discernables nos approches, participent d'une grammaire que l'on ne peut comprendre que par la contemplation, par-delà les logiques chronologiques ou linéaires. Le monde est constitué comme un langage. Tous les arbres, toutes les pierres, tous les papillons, tous les paysages et toutes les circonstances de notre vie sont hiéroglyphiques : « Les hiéroglyphes, écrit Jünger, font plus qu'égratigner la surface des choses, les époques et les conjonctions d'astres, ils ne décrivent pas seulement la vêture mais ce qui, en elle, se métamorphose avec elle. » La cicindèle est la pointe virevoltante dans la tapisserie du monde qui montre, au-delà de l'entrecroisement des fils, l'espace libre.

Nous qui sommes des amis des livres, des contemplations et des songes, nous éprouvons à l'égard de Jünger de la gratitude pour tant d'invitations faites à la rencontre et au passage entre les mondes. Le chasseur subtil, nous dit Jünger, est « un hôte du pays des merveilles ». Le merveilleux surgit à l'improviste. Apparition-disparition où la conscience atteint soudain à l'incandescence métaphysique : « …la rencontre ne dura qu'un instant, mais l'étincelle avait mis le feu. Cette vision disparut de façon aussi surprenante qu'elle était apparue; dans ces deux mouvements la légèreté s'unissait à la force... » Force et légèreté, vitesse qui révèle le secret de l'intemporel, explosion de couleurs qui délivrent le secret alchimique du noyau de toutes les teintes, l'œuvre de Jünger fut toute entière en cette quête ardente. L'attention portée aux créatures infimes et scintillantes qui s'échappent de la fixité de la nature, est bien une attention métaphysique, car ces créatures, visibles et mesurables, écrit Jünger « nous pouvons aussi les prendre pour exemple de forces qui croisent nos voies, qui même nous traversent sans que nous ayons conscience d'elles, un peu à la manière des ondes qui, de très loin, projettent une image sur un écran. » Dans ces « ondes », qui sont l'écriture du monde depuis la Genèse, Ernst Jünger nous initie à la vie magnifique.

Luc-Olivier d'Algange

Couverture Le déchiffrement du monde

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaquePour saluer Pierre BoutangDe la promenade: traitéLe Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou. 

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini !

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués, et dont nous sommes, convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

Rémi Soulié

 

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André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre:

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Luc-Olivier d’Algange

André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre.

 

« Sous les amandiers, l'ombre de la terre est du bleu le plus fin »

André Suarès

 

On se souvient de l'article de Montherlant: « Barrès s'éloigne ». De même que les auteurs grandement célébrés de leur vivant basculent parfois à leur mort dans un purgatoire durable, il arrive que certains méconnus, sitôt passés de l'autre côté des apparences, enflamment une génération à peine trop jeune pour leur avoir été contemporaine. Les œuvres de ces jeunes morts sont ainsi cueillies par de jeunes gens. La littérature fut longtemps le propre de la juvénilité. Dans le meilleur des cas, cette juvénilité de prolonge dans la nuit des temps du grand âge qui devient alors semblable à la harpe des vents d’une origine oubliée. Ce qui demeure souffle et prophétise, éveillant un chant sur les cordes du temps.

Quant à ceux qui naissent cacochymes, ils le demeurent et les grandeurs mythiques ou légendaires, le sens épique, le goût de la grandeur et de la fidélité leur sont à jamais étrangers. Les Modernes sont « jeunistes » car ils naissent vieux. Ce qu'il y a de jeune dans le monde, Homère, Dante ou Shakespeare, ne leur parle plus. Comptables avaricieux de leur vie domestique, ne s'intéressant qu'à ce qu'ils peuvent acheter ou vendre, ils seront, par définition, les ennemis jurés d'André Suarès.

André Suarès demeura méconnu après sa mort comme durant sa vie, qui fut un combat. Il ne fut d'aucun purgatoire mais vécu dans un enfer paradisiaque; c'est dire qu'il ne fut d'aucune chapelle. Physiologiquement inapte à toute flagornerie, il ne fut point « homme de Lettres », à la manière du dix-neuvième siècle, ni certes « intellectuel » à la façon, antiphrastique, des inlassables ratiocineurs du vingtième, pour ne rien dire de ceux du vingt et unième, qui sont incapables de dire du bien d'un contemporain, tant ils sont dévorés de jalousie, mais ne cessent de flatter les « minorités » les mieux aptes à se rendre utiles à leur carrière.

Or, il n'est point de grand style pour le flagorneur tout embourbé qu'il se trouve de prudences mesquines et d'atermoiements. Pour écrire juste, selon la beauté, il faut écrire libre, selon la vérité. Le caractère est pour beaucoup dans l'allure des grands prosateurs; libre de laisser leur plume suivre le mouvement de leur pensée réelle, ils gagnent en désinvolture, en clarté et en feu. Joseph de Maistre, Baudelaire, Nietzsche ne seraient point des maîtres si la crainte de déplaire les subjuguait. L'écriture minimaliste de nos actuels sous-écrivains tient autant à leur ignorance narcissique qu'à leur navrant manque de caractère.

Le style d'André Suarès, prophétique et chevaleresque, l'apparente à des formes d'humanité plus anciennes où l'on reconnaît tout à tour les figures de l'Aède, du Condottière et de l'Ascète. Rien ne lui répugne davantage que cet office dérisoire, dont se contentent certains « hommes de Lettres », qui est de distraire, ou de flatter la vanité du public. Le succès d'une œuvre lui semble le signe de sa bassesse, plus encore que d'un malentendu. Sa solitude ardente dans son temps, Suarès la désire, non tant par orgueil ombrageux, comme on le redit, mais par cette déférence plus profonde à l'égard des hommes d'autres temps dont le jugement lui paraît plus sûr et plus digne.

Suarès, ce vivant prodigieux, mobile, s'intéressant à tout, entretient avec les ombres, avec les morts (qui lui semblent plus vivants que les vivants-morts qui l'entourent) ce commerce passionné, presque chamanique, qui est à l'origine de toute culture. Nous sommes au monde, nous sommes humains, et point seulement en tant qu'espèce, lorsque la parole de ceux qui ne sont plus demeure en nous, lorsque nous consentons à recevoir d'eux le plus profond de nos lumières et de nos ténèbres.

Avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Léon Bloy, Suarès est l'auteur qui s'est le plus directement affronté à l'horreur de la vulgarité bourgeoise, au réalisme des lâches. Le sens de la grandeur le hante à mesure que s'installe la petitesse: mieux que quiconque il chante les grandeurs épiques, religieuses, la force et la gloire, et les songes plus vastes que les Songeurs eux-mêmes. A ce titre, l'œuvre d'André Suarès est belliqueuse. Suarès est un Cyrano qui défie cent ennemis à la fois sans désemparer. Les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément ses amis. Proche de Maurras par ses préférences latines, son dédain du « barbare », il n'en sera pas moins dreyfusard, à la manière de Péguy, et n'épargnera pas les « ligues » dont le « nationalisme » lui semble n'être que l'extension de l'égolâtrie impuissante de ceux qui les composent.

Ses amis seront des Egaux, des élus, des « fils de Roi ». Il n'est donc point solitaire: ses frères d'armes sont morts, mais, comme dans la chanson, ils cheminent à ses côtés. Il se bat en leur nom, pour leur honneur, qui est le sien. L'honneur d'autrui est pour André Suarès son propre honneur.

Poète quirite, comme il le dit de D'Annunzio, réalisant la coïncidence de l'éloignement ascétique et du sens de l'appartenance à la Cité inspiratrice, Suarès dépasse, comme en se jouant, l'opposition, que certains vivent de façon tragique, de l'individualisme et de la tradition. Si André Suarès fait sienne l'idée de Maurras, selon laquelle nous recevons toujours davantage de notre Pays que nous ne pouvons lui offrir, il n'oublie pas que l'hôte de la Cité, celui qui reçoit, pour être redevable, est aussi, lorsqu'il est poète, celui qui renouvelle la légitimité du bien, du beau et du vrai. Point de populisme chez André Suarès, ni de flagornerie, ni d'optimisme: ainsi les trois conditions nécessaires à l'exercice de la liberté sont honorées.  « Les flagorneurs du peuple pullulent, mortels à toute beauté, mortels au peuple même. Après tout le peuple n'est pas bon, non plus que le reste des hommes. La bonté est fille de la force. La faiblesse n'est qu'une servante à gage sujette à se vendre et à varier. Il y a trop de lâcheté, décidément, dans la bonté des faibles. On le connaît à ceux qui la flagornent » écrit André Suarès dans Voici l'homme.

Ce livre singulièrement nietzschéen précède la parution d'Ecce homo. Par une de ces coïncidences magistrales qu'ourdissent à leur insu les grands esprits, l'un des premiers ouvrages d'André Suarès, à peine sorti de l'adolescence, porte le même titre que l'ultime ouvrage de Nietzsche. « Flatter les faibles qui font nombre, et l'opinion rampante: voilà encore un emploi des optimistes. » Cet aphorisme, comme tant d'autre, chez André Suarès, semble une feuille détachée du grand arbre flamboyant et automnal du Zarathoustra. Comme celle de Nietzsche, l'œuvre de Suarès ne cèle point le dessein qu'elle se propose et qui claque comme un défi. Il s'agit de donner aux grandes âmes, à la bonté des forts et aux esprits supérieurs une chance de survivre dans un monde gouverné par la bassesse et la laideur.

Le projet demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Fortifiée par le pessimiste, exaltée par la générosité, l'œuvre de Suarès retrouve le trait antique sans méconnaître le génie du catholicisme: génie tout d'abord artistique, l'art se faisant religion et la religion se faisant art dans une révolte ardente contre l'état de nature et une certaine forme de rousseauisme dont il faut bien reconnaître que Rousseau est à peine plus coupable que Descartes l'est du cartésianisme, devenu l’inepte idéologie de ceux qui ne doutent de rien: « L'âme forte est catholique de préférence. Je suis catholique comme je suis païen: deux effets de la même force. Et tout ce que j'ai de vivant comme païen, c'est ma force catholique qui l'anime. »

Comme Valéry, Suarès savait que les civilisations sont mortelles, mais cette croyance ne s'accordait nullement en lui à quelque fatalisme oriental. L'Europe, dont il n'ignorait pas ce qu'elle devait à l'Orient, lui était chère: il y voyait l'expression du goût qui est « l'esprit des sens ». Quant à ceux qu'il appelait les Yankees, le moins que l'on puisse dire est que son jugement s'éloigne de celui de Monsieur Revel: « Entre les deux mondes, ils sont la borne brute, la pyramide de vanité, la lumière qui n'illumine ni ne chauffe, le miroir sans réflexion (...) Ils sont l'inhumaine puissance de la matière sans âme, et si automate que l'âme y étant matière, poids et mesure, la matière compacte s'y donne pour l'esprit. »

Nul mieux que Suarès n'eut à cœur de défendre les grandes âmes que menace l'oubli. Le monde dans lequel nous vivons lui eût fait horreur plus encore que le sien; ces grandes âmes revivent dans la polyphonie de son art où les grands événements de la culture européenne se répondent et se relient. Musicologue averti, il reconnaît, comme Glenn Gould, ce que Wagner doit à Bach et ce qui dans Bach annonce Wagner, cette spirale ascendante conquise dans son élan par le point le plus haut.

Ce wagnérien rétif au romantisme, comme au néoclassicisme, ce classique inclassable, le plus européen des écrivains français, ne se voile point ce qui doit advenir, et nous advient aujourd'hui en pleine face: la disparition programmée de la culture européenne et l'extinction progressive de la langue française. La fiction fiduciaire s'étant substituée à la réalité symbolique et au Logos lui-même, le mot « Europe » semble destiné aujourd'hui à n'être plus qu'une coquille vide susceptible d'être remplie par n'importe quoi. Suarès, hélas, n'est plus là pour nous dire, par exemple, ce qu'il eût pensé de la Turquie en Europe. Beau sujet pour qui admirait Byron et osa célébrer l'aventure de Fiume de son cher D'Annunzio ! « L'Italie lui doit beaucoup de son honneur présent et peut-être même ses frontières. Il l'a rendue à l'Europe, d'où elle était absente: il l'a ravie à cette secte de politiques usuriers et de vieillards rabougris qui la gouvernait comme un municipe de province. Nul n'a fait plus pour son peuple que ce Gabriel aux brûlants messages: il a trempé l'amère Adriatique dans le miel de la possession; et si Fiume est italienne c'est à cause de lui et de lui seulement. »

Contrairement à un préjugé tenace, Suarès n'est point cet esthète livré aux seules injonctions de sa subjectivité, ce libertaire acariâtre qui vitupère le monde dans son esseulement. Cet esprit, qui ne transige point sur la grande liberté qu'il s'accorde souverainement, est le contraire d'un anarchiste; cet esprit chevaleresque qui s'engage sans parcimonie ni calcul contre les despotes est aussi aux antipodes de l'humanitariste et de la veulerie sentimentale. L'ordre est son beau souci et ses parodies l'insupportent: sa sévérité à l'égard de « l'ordre moral », mesquin et envieux, n'est que l'envers de son horreur de l'esprit bourgeois qui s'y trouva des repères, des sécurités, et non point une haine de l'ordre et de la grandeur qui serait plus bourgeoise encore. « Les héros de l'art, écrit Suarès, sont les hérauts de l'ordre. Dans le rythme, le poète crée un ordre. Les plus artistes, parce qu'ils aiment l'ordre comme l'hermine aime la pureté, passent toujours pour préférer l'ordre à la vérité et à la justice. Rien de si faux: qu'est-ce que la vérité et qu'est-ce que la justice sinon des formes éminentes de l'ordre ? Les poètes ont bien le droit de se faire mal juger: Hommes d'un autre temps, dit-on, sans dire lequel. En fait ils sont hommes de tous les temps, dictateurs avec César et régicides avec Brutus. Ils sont les seuls hommes libres: car ils sont les seuls qui obéissent par amour au rythme suprême, qui est de l'ordre de la beauté; les seuls dont la révolte est infinie contre toute laideur et contre toute bassesse. Tel est aussi le sens de la joie qui se cache au fond de leur humeur pessimiste: le triomphe de la vie sur la vie. »

Ce triomphe de la vie sur la vie, n'est autre que le triomphe de l'ordre sur le désordre, de l'harmonie sur le chaos, de la Mesure sur la démesure, de la forme de l'informe (qui est la cause des pires conformismes): « Immonde anarchie des éléments déchaînés: la marmite des sorcières bout: mais quelqu'un sera roi. Le voleur se donne pour un percepteur d'impôts, l'assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l'anarchie ne peut durer: le roi, c'est celui qui vient: l'ordre. »

Rien n'inclina jamais ce catholique païen au péché contre l'espérance. L'ignominie triomphante précise ses forces, exalte son talent, ensoleille ses phrases. Les écrits de ce bretteur impossible à décourager sont une permanente leçon de courage. Les imbéciles parlent de l'échec d'André Suarès, comme ils parlent aussi au demeurant de l'échec de Joyce, de Musil ou de Proust ! De quel échec parlent-ils lorsque chaque page est un communiqué de victoire, lorsque chaque phrase vibre du triomphe sourd de la vie sur la vie, de l'idée éternelle sur la réalité transitoire, du Logos-Roi sur le babil informe des barbares !

Au fond des livres de Suarès bruisse une joie terrible; ses écrits les plus âpres nous annoncent d'écumantes vagues de bonheur, qui inquiètent car elles emportent. Lorsque vous sentez vos forces défaillir, qu'un doute pernicieux en vous s'installe, il suffit de lire quelques pages de Suarès pour en être délivré. Comme seuls savent le faire les grands pessimistes, les esprits sarcastiques et lyriques, les « railleurs et les rêveurs », auxquels Villiers de L'Isle-Adam dédia son Eve Future, André Suarès nous donne les clefs d'un héroïque et tumultueux art du bonheur que les optimistes et les progressistes, ces perpétuels déçus, ne pourront qu'ignorer.

Suarès ne se laisse pas décevoir par le monde; ses admirations sont des pactes et des serments; il revient sur ses inimitiés et ses incompréhensions plus souvent que sur ses ferveurs. Il ne devient pas de plus en plus amer ou sceptique à mesure que les années passent. Chaque nouveau livre qu'il écrit lui ôte un poids, et plus il s'avance vers l'ultime frontière humaine et plus sa grande âme devient réceptive et sensible. A chaque phrase écrite par Suarès, Ariel triomphe de Caliban. Il ne s'enrage pas contre le monde mais s'encolère contre les obstacles qui s'opposent entre l'homme libre et la splendeur du monde. La vie étroite, calculatrice et d'intensité réduite que les grégaires s'imposent entre eux lui paraît une intolérable offense faite à la Création. Les ratiocinations qui prétendent à justifier cette offense, en expliquant le plus par le moins, ce qui est en haut par ce qui est en bas et qui veulent ainsi réduire les nobles desseins à de mesquines raisons ne résiste pas à la fougue pascalienne de Suarès.

Le Colloque avec Pascal est un des grands moments de l'anthologie présentée par Robert Parienté. De même que Nietzsche entretint toute sa vie une conversation intérieure, souvent tumultueuse avec Socrate, Spinoza, Schopenhauer et Wagner, André Suarès s'entretient magistralement avec Pascal et Nietzsche dont il perçoit les affinités. Si l'intelligence est l'art de choisir, elle peut être aussi quelquefois l'art de ne pas choisir, c'est-à-dire de ne point croire aux fausses alternatives qu'on nous propose. Cet écrivain pour qui le monde existe, qui laisse tournoyer autour de lui les inépuisables richesses des sens, cet amoureux des formes, cet artiste-philosophe (plus encore que philosophe-artiste) qui jette un œil soupçonneux sur les austères et les puritains ne s'interdit pas, pour autant, de se reconnaître dans les exigences métaphysiques de Port-Royal.

L'amour du monde sensible ne l'engage pas à un désamour du monde métaphysique, bien au contraire: « Je ris d'un homme qui se rit de la métaphysique. L'homme sans Dieu ni métaphysique n'est qu'un animal. » Avec Pascal, Suarès dialogue en païen, avec Nietzsche, en catholique: chaque raison invoquée est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. On reproche souvent à Suarès de faire son propre portrait en portraitisant les autres: il n'en est rien. Son parti pris est celui du ravissement. S'il y a beaucoup de lui-même dans ce qu'il dit des autres, c'est qu'il consent à être sculpté par les œuvres, comme par les paysages et les cités, dont il nous parle.

Les engagements de Suarès sont d'ailleurs moins contradictoires qu'on ne se plaît en général à le souligner: il change, certes, la disposition de ses escadres, mais en fonction des mouvements de l'adversaire. Son ennemi est toujours le même, sous des costumes point si divers: le Médiocre. La médiocrité du dévot qui selon la formule de Maître Eckhart, « trafique avec Notre-Seigneur » pour « être encore payé de ses vertus » (Nietzsche), ne lui paraît ni plus ni moins odieuse que celle de l'athée qui se défend de la grandeur et du mystère. Un excessif relativisme des valeurs pourrait arguer que l'on est toujours le Médiocre de quelqu'un d'autre, comme on en est le barbare, à cette réserve près que si nul ne se définit, sinon par provocation, comme barbare, le Médiocre, et c'est là son propre, se définit comme tel, et tire précisément sa force de l'approbation du grand nombre de ses semblables qui ne prétendent à rien de particulier, sinon à être la norme du monde, le "pareil au même" triomphant sur tous les fronts de la diversité des peuples et des personnes, et clouant au pilori toute distinction.

Toute politique grande ou petite se définit par son rapport avec la Médiocrité. Au pire, elle confond la médiocrité et la Norme, au mieux, elle jugule le pouvoir du Médiocre par l'Autorité légitime; entre les deux s'offrent toutes sortes de possibilités, aristocratiques, oligarchiques, féodales, corporatistes, qui valent ce que valent les hommes qui en usent. Toute politique digne de ce nom tient de la métaphysique par la recherche d'une Norme, qui n'est point détenue, partisane, mais surplombante. Si la Médiocrité s'impose comme Norme nous sommes alors sous le règne des esclaves sans Maîtres, si la Norme s'impose à la médiocrité et parvient à la délivrer d'elle-même, en lui donnant une forme et un style, alors nous disposons un monde de Maîtres sans esclaves. Pour lors, reconnaissons que nous en sommes loin.

A la fois prophétique et rétrospective, l'œuvre de Suarès récapitule ce qui fit notre grandeur, nos raisons d'être. Son sentiment de gratitude, sa magnanimité, nous l'avons vu, l'apparentent à Nietzsche, contre lequel il exerça sa verve de pamphlétaire avant de lui présenter les plus belles excuses qui soient : « Etre européen: Nietzsche l'a toujours voulu et peut-être n'est-il pas un dessein où il soit demeuré plus fidèle: c'est sa plus grande vertu. Autant que faire se peut, elle le mène de la culture à la civilisation: elle lui montre la voie où l'on passe de l'éthique à l'œuvre d'art. Car il faut bien entendre que l'art est une morale suprême. » S'il évoque Dostoïevski, Baudelaire, Wagner, Debussy, c'est en généalogiste d'un passé et en héraut d'un futur qui tiennent ensemble dans le poing serré sur la garde de l'épée. Il n'est pas question de tergiverser sur le « travail du texte », de couper en quatre la beauté avec les ciseaux de coiffeur du narratologue, ni de gominer les chevelures rebelles avec la pommade du politiquement correct: il importe seulement de ne pas lâcher la prise sur l'essentiel qui est l'expérience paraclétique de l'Art.

Le temps d'André Suarès est venu, comme celui du règne de l'Esprit après le règne de Père et le règne du Fils, non sans doute car il fut, comme on le dit banalement, « en avance sur son temps » mais, au contraire, par exacerbation de ce qui, en lui, s'y oppose et s'y refuse. S'il y eut des époques où la littérature s'accorda avec l'esprit du temps (celle de Racine et de Molière, par exemple, ou, plus en amont celle de Virgile), l'époque moderne voit naître la littérature d'opposition ou de résistance. La survie d'une œuvre, la ferveur qui l'entoure dépendent alors de la force avec laquelle elle se refuse à la réalité du temps pour mieux servir, et mieux honorer, ce qui lui échappe, ce qui demeure hors de son emprise et qui est à la fois de l'ordre de l'être et de l'Idée.

Non, l'œuvre d'André Suarès ne connut point de purgatoire: elle se réfugia directement au Paradis. Et ce Paradis n'est point si loin de nous que notre désabusement nous le présente: il se trouve en Italie, par exemple, que Suarès parcourt en Condottière désargenté dont la pauvreté révèle la richesse du monde et lui confère sur elle l'imprescriptible droit de la justesse du regard, nous donnant le plus beau récit de voyage qui soit. Paradisiaque est la lumière de Sienne, et les belles épaules des jeunes filles anadyomènes ! Suarès ne voyage pas par goût de l'exotisme, il ne cultive point le leurre de se quitter en parcourant des contrées étrangères: il voyage pour accroître sa présence à ce qui est, à ce qui devrait être en nous mais dont il sait que nous le fuyons; par touches successives, comme le peintre magistral qu'il est, et ce n’est pas peu dire, plus rapide que Gautier, plus précis que Chateaubriand, plus fervent que Stendhal, plus métaphysique que Morand, mais non sans analogies avec chacun d'entre eux, Suarès nous rapproche d'une « essence » de la culture européenne magnifiquement distribuée en formes précises; il nous invite à des retrouvailles avec des temps mieux accordés à la grandeur et à la joie. L'œuvre de Suarès est de celle qui s'en vont, mais avec leurs lecteurs. En partance, mais vers un ici plus éclatant. La Juste Mesure, l'art d'habiter en poète sa civilisation et son temps paraîtront aux imbéciles, qui sont légion, le pire extrémisme.

Nous perdons en même temps le sens de la Mesure et celui de la grandeur. Les Modernes adorent les « Titans agenouillés qui raidissent le buste », selon la formule de Drieu, mais ne parviennent pas même à hauteur d'homme. La véritable grandeur est magnanimité: elle consent à la diversité du monde sans faillir à la préférence et à la nuance. Le poète quirite, celui qui médite la « civité » ne saurait méconnaître l'interdépendance de la politique et de la poésie qui se rejoignent dans le style. La question sur laquelle Suarès dispute Nietzsche: « L'ennoblissement est-il possible » (Ist Verherung möglich) cède désormais la place au constat de l'esclavage universel, à l'évidence de l’avilissement de tout être et de toute chose. Une humanité étrange paraît où les seuls types humains visibles et représentatifs relèvent de la banalité extrême ou de la monstruosité. Entre l'Occidental moyen débilité dans ses soucis domestiques et le « serial killer » cinématographique, il semblerait qu'il n'y eût plus aucune latitude pour des formes d'humanitas plus profondes et plus complexes, plus hédonistes, plus métaphysiques ou plus savantes. Nous en sommes à ce moment qui précède exactement l'avènement du « dernier des hommes » prophétisé par Nietzsche et qui sera, lui, monstrueusement banal.

Autant dire que le moment est bien choisi pour se promener, une dernière fois peut-être, avant que leur langage ne nous devienne incompréhensible, dans les temples lumineux que sont les livres d'André Suarès, de songer entre ses phrases, belles comme des colonnes qui soutiennent le ciel et ordonnent la terre: « Tout est fini nous dit André Suarès dans ses belles pages sur Agrigente. Les Puniques, les Romains, les Sarrazins, les Barbares, tous les peuples de la mer antique ont conquis tour à tour Agrigente et la Sicile; ils sont passés par là. Vous seules êtes encore vivantes pour rendre à l'homme abusé la présence des dieux, colonnes roses et dorées, rouges et fauves, toutes chaudes de soleil, frémissantes dans la lumière, et qui vous dressez sur les dalles violettes, formes de chair où fleurit le sang de la terre. »

Demeurons, vaille que vaille, et dans l'attente du Roi, dans nos Agrigentes intérieures !

(Un chapitre de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, est également consacré à André Suarès).

 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

FIGARO 17/07/2020 Stéphane Barsacq

Au seuil du tricentenaire de la publication des Lettres persanes de Montesquieu, et alors que la basilique Sainte-Sophie, berceau du christianisme byzantin, doit être transformée en mosquée, plus que jamais il importe de se demander: «comment peut-on être Européen?» Européen qui ne signifie pas être assujetti à l’Union européenne, mais être solidaire d’une forme d’esprit née avec la civilisation grecque qui a essaimé en Méditerranée, et qui unit les terres du Septentrion et celles de l’Est – c’est-à-dire autant de réalités différentes qui traversent aujourd’hui des pays hors de l’Union européenne, puisque ni la Turquie ni la Russie n’en font partie, et qu’on peine toujours à définir, sur le plan pratique, ce qui unit la France et la Hongrie, ou l’Angleterre et la Pologne.

C’est dire, à l’heure où l’Europe n’est pas encore effacée des cartes, mais pourrait l’être, tout l’intérêt du livre de Luc-Olivier d’Algange et son ambition que résume son titre: L’Âme secrète de l’Europe. Derrière l’Europe, fût-elle galante pour reprendre le titre de Campra dont Morand s’est souvenu, une autre figure se tient: plus profonde, venue de plus loin, allant plus avant, réservant ses sortilèges, et répandant ses pollens, comme le voulait Novalis. Qu’on le veuille ou non, cette Europe «aux anciens parapets», partagée, sinon divisée entre l’ivresse dionysiaque et l’angélisme rilkéen, entre le théâtre d’Epidaure et la cathédrale de Chartres, demeure un chiffre ascendant.

Celui-ci réunit la philosophie, la mathématique et la pensée du droit dans un dialogue avec les Dieux, c’est-à-dire cette confrontation reprise d’âge en âge, et souvent miraculeusement accordée, qui tient Athènes et Jérusalem dans une même quête, celle qui découvre une vie nouvelle à l’horizon.
Si on devait le définir, Luc-Olivier d’Algange, quant à lui, évoque assez un de ces sages en exil à la façon de Léon Chestov ou Nicolas Berdiaev qui prospéraient sur le porche de l’Université. Retiré de toute agitation, il cultive ses plus belles fleurs sur les terres du Prince de Conti et observe, sans grande illusion, mais avec acuité, le spectacle moliéresque de notre modernité tantôt triste, tantôt risible.

Mais pareil au sage antique qui interroge volontiers les ombres, voire les fantômes, il promène son intelligence altière sur les hauts lieux en devenir de la mémoire: celle de Platon et de Nietzsche, de Guillaume de Machaut et Villiers de l’Isle Adam, de Maître Eckhart et d’André Suarès, sans oublier les Présocratiques ou les penseurs à la marge, comme Henry Corbin. Une liste à laquelle il faut ajouter les noms de Hildegarde de Bingen, d’Angelus Silésius ou de William Butler Yeats.

Rien de moins administratif. Rien de plus enthousiasmant. Luc-Olivier d’Algange fait le pari joyeux que les uns et les autres, même s’ils ne prient pas de concert, vont à l’essentiel par les mêmes voies, qui restent des ressources pour chacun de nous, qu’on croie ou non dans Athéna ou dans la Vierge, dans la foi du Psalmiste ou celle de Virgile. Tous sont unis par le rapport proprement «européen», qui est celui de la lumière quand elle vient à se confronter avec son crépuscule et que ses feux sont les plus puissants.

Quand l’Asie, si lointaine et si différente, reçoit la lumière en sens inverse du nôtre, l’Europe, pour elle, est ce monde où le soir tombe, et découvre son aspiration à un renouveau, à une réinvention perpétuelle du sens de l’Amour, qu’il soit dans le sacrifice des héros, dans celui de Jésus sur la Croix ou dans le chant des troubadours sur la route. Achille est le frère du Christ Pantocrator, comme il est l’objet du chant du poète qui pose le sens des combats.

Au fil des chapitres, Luc-Olivier d’Algange nous fait encore converser avec le penseur orthodoxe russe Paul Evdokimov ou avec le Condottière italien Gabriele D’Annunzio, voire avec quelques dandys reprouvés à des titres divers comme Oscar Wilde ou Ernst Jünger. De leurs contrastes, de leurs différences naissent les étincelles. Celles-ci convergent pour désigner une même flamme et les raisons de ne pas désespérer, de résister à l’ à-quoi-bon. Son livre si dense, si riche, se veut une approche de cette ère qui n’est plus géographique, et dont on veut nous convaincre que l’histoire est non seulement du passé, mais périmée, à «déboulonner», puisque même Jules César a fait les frais du terrorisme des nouveaux imbéciles, comme la Petite Sirène d’Andersen.

Douce illusion à qui sait que la Grèce a près de 3 000 ans, et qu’elle continue à nous bouleverser grâce aux héros homériques, aux figures de la Tragédie ou à Parménide ; que Rome continue à être le centre du monde, unissant Romulus et Rémus et les papes et qu’une certaine France reste la «terre des armes, des arts et des lois» dans le cœur des plus humbles.

Parmi tant de prophètes de malheurs, Luc-Olivier d’Algange reste une exception: il combat joyeusement. Ce que Guy Dupré avait écrit d’un de ses devanciers vaut pour lui: parmi les rares écrivains de son âge qui réellement nous parlent, il en est peu qui aient eu, pour nous rejoindre, à venir de si loin. L’âme secrète de l’Europe, de l’Irlande à la Grèce, de Moscou à Lisbonne – entre l’Elbe et l’Océan -, c’est l’amour de la vie elle-même qui fixe le cœur et l’esprit. Ou l’Europe est appelée à le retrouver et à le féconder, ou les Barbares l’achèveront.

Stéphane Barsacq

Luc-Olivier d’Algange, L’Âme secrète de l’Europe: Œuvres, mythologies, cités emblématiques (Éd. L’Harmattan, coll.Théôria)

19:06 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Luc-Olivier d'Algange, Chant de l'orage lumineux:

 

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Luc-Olivier d'Algange

Le Chant de l'orage lumineux

 

Cesserai-je un jour de désirer

cette transparence de la mémoire, cette nuit en laquelle

telle une douce joie,

s'assombrit la beauté jusqu'à l'extase ? Et telle une fragile

silhouette qui s'éloigne dans les entrelacs de l'air,

flamme légère, à peine rêvée,

solitaire et pure et fière

sans nul abri en ce monde

exposée au bonheur d'être, elle revenait vers moi

Divine Anamnésis. Il n'est point de mérite ni de gloire

à demeurer fidèle. Le jour qui se brise dans la nuit

d'un autre été magnifique annonce

la venue. Nous savons que nos errances nous conduisent.

Vive nostalgie,

Jardins inventés dans cette pâleur d'écume

lorsque la pluie tombe du chant du ciel ,de sa hauteur

qui si passionnément refuse la mort

Ainsi venaient à nous

au-dessus de nos têtes,

les palmes brillantes de la tristesse de l'été...

Ainsi les jardins, l'ombre, les racines, les fleurs

qui semblaient appartenir à d'autres siècles,

d'autres mondes

comme les hiéroglyphes de civilisations futures,

évoquant d'autres pierres, d'autres lumières...

Et tout cela cependant si proche

dans les bannières de la pluie et du vent...

Encore et toujours.

Comment être vivant

dans cette solitude de toute chose,

cette solitude à peine troublée

par le pressentiment d'une soumission à l'ordre

injuste des étoiles ? Et nous devinions soudain

que nos jours sont perdus dans ces demeures

perdus,

sous les voiles tendues

entre l'air et l'éther...

Nous devinions

et de cette divination âpre comme le suc

des fruits immatures, une grande

passion nous venait,

une grande divagation

inaccessible nous venait,

épée unie à l'éternité de son rêve miroitant,

soudaine volonté d'être,

ardente et légère volonté

tombée de l'ombre haute comme une immobilité

depuis longtemps

attendue, désirée

et nous demeurions nous aussi immobiles,

impassibles,

face à cet automne maritime qui rendit nos demeures

à la fois si capiteuses et si désolantes...

Quelle douce nuit s'inclinait

sur la terre brillante ! Quelle douce Apparence

devant laquelle notre orgueil enfin

pouvait capituler car enfin le ciel immense

traversait notre pauvreté, notre attente

et déchirait ces nuages et ces ombres. Enfin.

Je recueillais en moi cette miséricordieuse lumière,

cette transparence

de la mémoire

que je désirais.

 

Encore et toujours survenue,

mémoire de nos rêves et de nos rives,

cieux vivants dans l'altération des couleurs

jusqu'à ce jour de ton visage d'une parfaite pureté.

Jamais mon âme ne fut lasse,

jamais

dans ces branches embrasées du vent côtoyant l'éther,

jamais mon âme ne fut lasse de cette douceur.

La mémoire déployait ses paroles,

ses pluies,

de telle sorte qu'un recueillement de l'âme

encore toujours survenue

donnait à l'immense abandon

cette fraîcheur du sommeil dont les frondaisons

logent des oiseaux

au cœur battant...

Encore et toujours, grande beauté mienne

à jamais dans toute mémoire profuse ou déserte

quand l'antique malheur et les larmes

cèdent devant le découragement

du bonheur embelli par sa défaite:

c'est la grâce du retour

dont toute nostalgie nous hante et nous délivre

de toute hantise...

Brillante

et sûre,

aimée de toute chose qui ne consent point,

brillante

à la pointe de cette virtuosité native de l'être

qui ne consent point

mais désire...

Brillante et pure

dans les méandres majestueux d'autres siècles et d'autres mondes...

 

Il s'en fallut de peu qu'ensembles le lointain

et le proche

ne s'abolissent

dans cette couronne de mélancolie

que ce très-haut ciel d'automne fit tomber sur nos fronts...

Sur nos fronts

et sur les horizons mêmes de notre parole

comme un silence ,couronne d'un grand silence

d'une royauté muette. Il s'en fallut

d'une coque d'amande, d'un murmure,- ô joie

secrète,- ou mémorable tonalité d'oubli,

chose infime,

seconde d'or

honneur de l'imperceptible

beauté soudaine

qui nous sauve !

 

Cesserai-je un jour de désirer cette splendeur ?

Ce soir

la mer et le ciel

et cette joie mémorable

dont la nuit de l'âme nous illumine !

Quel oubli divin

à la pointe de cette allégresse impérieuse

plus haute que le don plus haute que l'espoir

de toute ramure dans le vent,

plus haute

et plus légère,

hôte des nues,

prophétesse !

La nostalgie fut cette lucide destruction du possible, niant l'hélas,

la vertu cachée de l'obscurcissement,

son ombre renégate,

afin qu'élue,

colombe vive dans le matin elle surgisse et nous sauve !

Cesserai-je un jour d'attendre cet instant ?

 

Les voiles s'éloignaient,

les tempes étaient bruissantes, j'entendais

d'autres êtres et d'autres mondes, l'esprit ailleurs...

J'entendais ces couleurs

qui sont notre patrie,

profondes couleurs du Sud

qui disparaissent au crépuscule

dans la pureté de leurs méandres,

l'esprit ailleurs... Et ces ombres teintes d'oubli,-

selon la mystérieuse alchimie, se balançaient dans le vent

jusqu'au front de la mer

Iles dans le ciel !

Promontoires ! Ma mémoire embellie !

Les clartés recueillies dans les feuilles

d'autres siècles et d'autres mondes...

Comment douter de ce plus grand abandon du lointain

de ces jardins qui renoncent ? Ce soir, en vérité,

la mer et le ciel...

Ce Soir en vérité

comme les voix adoucies

alors que l'ardente soif en nous demeure

et la nostalgie comme une promesse intense

au cœur de tout sommeil

et de toute mémoire épargnée, avec ce désir

d'être sauvé ! Me voici

devant toi, mes souvenirs

sont des terrasses ouvertes sur le lointain.

Eclate la fanfare du ciel nu ! le lilas universel du Soir

dont je reconnais enfin la sensation et la beauté,

mais presque avec désinvolture,

- ainsi qu'il convient à l'apogée du bonheur -,

car le pouvoir du Chant est cette folie de l'air

qui tournoie

au plus proche

tournoie et m'entraîne devant toi,

où je désire demeurer.

 

Et quelles nuits pour la gloire nous traversâmes ! Ce verbe

qui fleurissait dans le combat

des siècles et des mondes

ce verbe à la source

de mon propre commencement comme une hésitation vertigineuse

n'allait-il point me faire défaut, soudain,

telle une réponse oubliée ? O nudité de l'âme,

ma gloire et ma détresse.

Ces nuits furent vastes et d'or

dans l'esprit comme un manteau flottant

derrière les coursiers furibonds, sauvages

allant au-devant du battement du silence

et du souvenir d'une toute puissance aimée,

d'une toute-puissance

aimée

et légitime

dans cette nuit profonde et légère que nous traversions

légère et nue

toute-puissance,

sous les frontons de la nuit notre refuge !

Ailleurs

les frivoles pensées ! Ailleurs

dans d'autres rêves et d'autres mondes !

Je t'aimais uniquement.

Et la nuit était ce visage paisible,

cette harmonie, ce parfum

que nous apportions au sacre de la pensée légère.

Belles furent ces pensées, nos sœurs

comme de légères oliveraies bruissantes dans la nuit.

 

Il fut un jour où je feignis

ne point comprendre la terrestre raison.

J'aimais l'arche des couleurs,

l'alchimie des songes

Mon âme fut l'instant,

vif épicentre d'un cyclone régnant sur les cendres

d'autres mondes. L'esprit ailleurs

je prenais pour guide des visages

d'une insoutenable beauté.

Les apparences trompeuses ne m'effrayaient point. Ma colère

était angélique...

Paraître fut le roi de sa propre légende

dans la fureur construite des ubiquités.

Ma science figurait une fresque oublieuse sur les rives

d'un fleuve d'oubli...

Tels furent les artifices pour traverser

cette nuit hautaine et tardive,

et sainte

pour des raisons que je ne pouvais comprendre

et qui pourtant m'envahissaient, m'enivraient

comme un orage lumineux, une Annonciation !

J'évoquais, pour comprendre, les secrets

et les rites de mon enfance. J'évoquais

les Anges et les Dieux. La beauté religieuse de l'Instant

éclipsait les paradis perdus.

 

J'attendais en vérité,

dans la fragilité d'autres êtres et d'autres mondes

j'attendais une Muse qui daignât m'apprendre

l'extrême ultra-marine de l'hiéroglyphe croisé !

Muse attentive

dont la science est l'oracle des règnes de l'espérance,

Muse connue d'autres êtres et d'autres mondes,

qui naviguent

l'esprit ailleurs

épris de la science de l'Oracle ! Tout

ce que nous attendons en vérité

est ici

dans cette chambre aux volets clos où l'Ange de la présence

déploie

la grâce d'un Orient éclaboussé de couleurs et de rires...

Tout ce que nous aimons est au plus proche

( avec son plus vaste Ailleurs ) dans cette chambre

opaline et profonde

où le sommeil est le prodige des libellules

où la lumière

est semblable aux colonnes de la fin du monde...

Et l'énigme de cette image architecturale résonnait en moi...

Telle ce jour où je feignis ne point comprendre

la terrestre raison ! Ce jour

en d'autres lieux et d'autres temps,- et comment dire

l'ici-même ? -

dans cette chambre immobile corbeille des clartés

qui, au-dehors resplendissent

telles une énigme dont on se souvient

une vibrante image qui surgit,

s'inscrit

mais que la terrestre raison feint de ne point comprendre.

Un grand bonheur grandissait en moi,

un bonheur ancien et nouveau,

à la ressemblance de cette énigme qui nous saisit.

Cesserai-je, un jour

d'en désirer le juste triomphe ? Et cette jeunesse

perdue et retrouvée

dans la demeure suspendue des corps ardents, glorieux

dont le même néant est soleil d'adversité ?

Cesserai-je un jour

d'en dire le lointain fugitif,

l'insaisissable éloge de sa beauté grandissante, sa violente et cruelle

et mélancolique tendresse dont d'autres mondes et d'autres êtres

dans le ciel très-haut

gardent la mémoire et l'énigme ?

Cesserai-je ( un jour ) d'en désirer

l'étendue verte sous les plumes de la nuit et du jour ?

D'en convoiter l'essence ?

Et mon âme,

de quelles régions issues

de quels repos, âges, absences

reviendrait-elle nous dire

qu'il ne reste à la pauvreté et à l'exil

que le reproche étourdissant des nues...

Cesserai-je un jour

de m'éveiller

dans l'éveil

avec ce cœur battant ?

Le grand honneur sera de n'y point consentir.

 

(Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.) 

Un article d'Anna Calosso:

Luc-Olivier d'Algange écrit "d'une encre bleue comme le sang" des pensées, des hommages, des dialogues, des essais, des poèmes, tantôt désinvoltes, tantôt savants, mais toujours à l'usage des rares heureux, - ceux que Gobineau nommait les Calenders, les fils de Roi.

La plus expédiente façon de définir une œuvre est de dire ce qui ne s'y trouve pas. Ici donc, pas de psychologie de comptoir, pas de sociologie, de calculs, de drames domestiques, de grief, de nihilisme, de pathos, d'idéologie, d'actualité, de tourisme, d'art contemporain. Que reste-t-il alors, se demande le lecteur des "pages culturelles" ?

Eh bien tout le reste: l'impondérable, les variations des états de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissants d'accords, les mots eux-mêmes, comme le scintillement épiphanique de la lumière sur la table des eaux.

Et puis encore, la Tradition, fraîcheur venue de la nuit des temps, symboles qui unissent les mondes visibles et invisibles, divinités des mers et des forêts et quelque chose de l'esprit de Maurice Scève, qu'il se plaît à citer, en se souvenant de Roger Nimier, "en ses blasons et cosmogonies"

Les livres de Luc-Olivier d'Algange dispersent, grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, des paysages: sans eux le monde serait plus triste, plus sombre et plus lourd. Des passerelles sont lancées vers d'autres temps, d'autres œuvres qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Les grandes œuvres, nous dit Luc-Olivier d'Algange, à la suite de Heidegger, demeurent "en réserve", graines sous le sol gelé. L'herméneutique créatrice sera le printemps, le "vent du dégel" selon la formule de Nietzsche, - philosophe que d'Algange affectionne particulièrement.

Une catena aurea, une chaîne d'or, court, en filigrane, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique, jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George... Contre le clerc, et les cléricatures moralisatrices, Luc-Olivier d'Algange évoque l'Aède antique, la salutation angélique de Dante à Béatrice, la possibilité toujours recommencée de la Vita Nova, - jusqu'aux Cantos d'Ezra Pound.

L'Orient affleure cependant dans ses essais comme l'aurore sur les toits occidentaux d'une cité endormie. Orient métaphysique plus encore que géographique, aurora consurgens. Voici les poètes et les visionnaires de la Perse médiévale: Sohravardî, Ruzbehân de Shîraz, Nasafî, Fadid-Ud-Dîn 'Attar, - la langue des Oiseaux, l'alchimie de l'image et du verbe. L'espace est murmurant de conversations inouïes. Il suffit de les entendre. La France baroque s'entretient avec les "Ishrakyuns", les philosophes de l'aube levante, les héritiers de Zoroastre et du Védantâ. Ecoutons.

Des poèmes en surgissent: chant de l'heure la plus claire, chant de l'orage lumineux, chant de l'Ame du monde.

L'entretien, en profonde logique, se poursuit avec Nietzsche et Hölderlin. Nietzsche par lequel nous savons que "les plus grandes pensées sont les événements les plus grands". Et voici encore d'autres mondes dans le monde, dionysies de l'âme, efflorescences, labyrinthes... Une sapience, nous dit Luc-Olivier d'Algange a été perdue, mais dans sa nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne.

Anna Calosso

Luc-Olivier d'Algange, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de l'Harmattan, Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.

 

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14/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, Intempestiva sapientia:

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Luc-Olivier d’Algange

Intempestiva sapientia

pour se déprendre du nihilisme

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

*

Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

*

Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

*

« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

*

Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

*

Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

*

« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

*

Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

*

Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

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Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

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Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

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Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

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C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

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Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

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On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

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Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

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Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

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Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

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Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

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L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

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Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

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Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

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Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

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Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

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Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

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Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

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Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

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Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

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Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. «  Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.

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Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.

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Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

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Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.

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Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.

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La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.

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Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.

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L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.

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Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.

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Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.

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Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.

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Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.

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Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.

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Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».

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Chez les "libres penseurs" associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.

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L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.

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Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?

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Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.

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Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !

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L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.

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Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?

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L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.

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La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.

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« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.

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Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).

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Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?

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L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?

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Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, antiphrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.

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Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.

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La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.

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Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !

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Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.

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Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.

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L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.

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Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.

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Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.

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Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.

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La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.

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Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.

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Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.

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En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.

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Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.

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L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.

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Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.

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Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.

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Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.

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A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.

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On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.

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Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. ( Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Nabokov parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).

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L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : «  Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.

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Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.

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Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquidifiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.

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Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.

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L'érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?

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Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.

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On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.

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La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.

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Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».

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Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?

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La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.

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Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.

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Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.

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Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.

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L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.

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La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.

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Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.

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Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».

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La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.

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Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.

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Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.

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Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.

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Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).

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Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.

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Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.

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Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.

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L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.

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On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.

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Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.

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Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.

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Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.

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Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.

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La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.

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Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.

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Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.

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L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.

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Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.

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Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.

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La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.

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La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.

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Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.

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Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.

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Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.

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Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.

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Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.

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Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.

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Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.

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S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.

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Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.

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«  Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.

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Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.

*

L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.

*

La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.

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D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.

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Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.

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Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.

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Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.

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Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.

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L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.

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Je n’écris pas pour mon compte.

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Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.

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Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-t-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?

*

Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.

*

L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.

*

Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.

*

Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.

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Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.

*

Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.

*

Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.

*

Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.

*

Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.

*

A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.

*

La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).

*

Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.

*

Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.

*

Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.

*

Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.

*

Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.

*

Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.

*

Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.

*

La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.

 

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Luc-Olivier d'Algange, Chant du Serment:

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Luc-Olivier d’Algange

Chant du Serment

 

Jamais, non jamais, nous ne renoncerons à dire

ce qui nous enchante, à nommer

les Anges et les dieux

et cette jeunesse perpétuelle

qui se dit en nous- même avec la jeunesse du monde...

Les censeurs,

les puritains, je leur laisse leurs abstractions mesquines

leurs médisances, leurs travaux

pour aimer les paroles belles dites

pour le Songe et l'Extase et le Désir... Les paroles

belles et grandes,

les paroles anadyomènes

car elles viennent du Grand-Large

sur ce rivage,
élite fervente et rêveuse,

elles viennent,

de cette césure de l'horizon, entre le paradis et l'enfer,

elles viennent de cette source du temps...

 

Nulles jamais ne furent plus désirables

dans ce cercle du ciel qui écarte la multitude

Nulles jamais

ne furent plus emportées

que ces paroles dites dans le Songe, il m'en souvient;

j'errais dans ces richesses inconnues,

orchestres, arômes, torrents... J'errais

dans cette fastueuse incertitude, ces conjonctions imprévues,

cette mémoire à la tombée de la nuit;

et ces belles paroles s'attardaient dans l'admiration de leurs ombres

dans le ruisselant miroir de leurs chevelures dénouées, paroles

vivantes, belles

et légères

dont il m'appartient aujourd'hui de porter témoignage...

 

Il était dit que nous traverserions cette terre en Aède !

Ce fut la seule morale à notre goût !

La source du temps était ce silence

au-delà du bien et du mal,

et nous rêvions d'en divulguer le secret par nos chants, gloire promise...

Nous rêvions d'atteindre le secret de la source du temps, silence d'or

source de tous les chants,

aube des paroles grandes et belles dites dans le Songe

du Soleil, sous le feuillage étonné

et le battement du cœur qui ne renonce pas !

 

Soir qui ne s'achève pas,

autel où se pose l'oiseau du serment,

j'aimais cette couronne,

cet éternel destin de la lumière. La nuit

s'inclinait sur le frémissement d'ailes de mon anxiété,

enseignement d'une solitude donnée,

d'un égarement des maximes

et autres saintes prophéties,

elles s'obscurcissaient à mes yeux, s'éloignaient, funèbres dans l'exil,

les vents adverses, les plaintes...

Et l'amertume desséchait ces feuilles ardentes,

ces feuilles dolentes...

Que la belle parole des dieux

me fut alors cette impétueuse transparence

cette compagne aux confins des cieux,

cette ardente fidélité,

cette blancheur embrasée

dans la lumière du sens de toute chose, cette caresse...

Que la haute parole me fut cette aube inconnue,

cette promesse, que rien jamais

ne viendra dédire/

Est-il âme assez basse pour ne point oser nommer ces dieux qui nous sauvèrent ?

Est-il âme assez basse

pour dédire la hauteur du Soleil et de l'Azur... Ame assez basse

pour ne point célébrer avec les noms anciens

les dieux et les anges

qui vivent dans les secrets du désir et de la miséricorde ?

O noms anciens, météores

dans notre ciel,

météores

dans ce sommeil de la présence oublieuse de la brûlure immémoriale,

dieux

que nomme en moi

la splendeur naissante,

l'eau rieuse de la lumière qui l'éveille,

dieux que je nomme

avec une très-subversive ingénuité, avec une connaissance

des rythmes intérieurs de la vie des arbres, des pierres

avec une science ondoyante, dieux que je nomme par éclair,

messagers de ma vertu aurorale,-

ce fut mon grand dessein que de garder cette distance,

mon grand dessein

d'aimer ce vent de sel et d'allégresse

contre toutes les apparences et pour toute la vie,

dieux nommés

par moi éveillés,

race furibonde et sereine.

 

Divers est de monde que nous aimons,

excellentes ses lois,

treilles, femmes très-douces,

feu clair, sang qui chante sous les paupières...

Solitude sacrée d'un été sur la mer,

certitude adamantine...

Les dieux furent en moi

cette grandeur de la gratitude, cette ampleur de l'âme,

cette volonté pure comme un regard sur la mer,

cette vie universelle,

ce face-à-face !

J'aimais ce resplendissement dont ils fécondent la diversité du monde

j'aimais, éperdument cette immense roue des saisons,

des éléments,- et comment la dire

sans nommer les dieux ?

Au-delà de l'extrême des hauts

glaciers énigmatiques, ces clartés transversales,

l'air du pôle

l'Ether limpide et sauvage du premier jour

de notre sainte conjuration

furent nommés dans le secret de notre cœur

avec les nombres occultes des dieux,

leurs noms invisibles

neige et flamme,

leurs noms,

rythmes fondamentaux

battant dans notre veine jugulaire

s'épanouissant dans notre poitrine,

leurs noms

que nomment dans le secret du secret

les Sept Silences majestueux du Dire

dont la transparence est un torrent dans nos âmes...

Au-delà de ce froid, de cette blancheur

de ce silence,

nous entendîmes,

au-delà: cette strophe incendiée de soleil, cette scintillante mémoire à l'infini,

le chœur des mondes, l'immensité qui s'immobilise

dans la bataille sonore,

l'immensité saisie sous l'ouragan,

coursier d'une ivresse

plus rapide que la mort,

ainsi furent dans notre poème

les dieux,

ainsi furent

comme une espérance plus ancienne

les dieux

dont la ténacité nous sauve de n'être pas

dont la transparence merveilleusement nous éloigne

du monde qui n'est pas,-

les dieux aimés, chantés, loués, oubliés, présents,-

ainsi furent brûlants dans l'invisible citadelle de notre amour,

ainsi furent frisson, ainsi furent sommeil,

ainsi furent cadence

car nous savions entendre dans nos cœurs

les concordances mathématiques et musicales de leurs noms

nous savions ces infaillibles architectures,

hauteur et profondeur de l'Instant,

véritable demeure des dieux,

nous savions et nous acceptions l'empire que ces noms

- nombres et chants, couleurs et clartés,-

sur le destin exercent, et sur les jours, ces beaux jours

qui tournoient comme un ciel

sous le maillet de l'Etre et de la Puissance...

Nous consentions à cette grandeur

où nous nous perdions en nous- mêmes

car notre âme était ample de ces noms qui la nommaient,

notre âme était vive

de ces appels,

ces invocations

ces batailles, notre âme était ardente de ces attentes,

compagne fleurie de l'immensité des ciels,

compagne légère, notre âme s'enchantait à se dire

dans le sable sans fin des dieux,

écume, sel de l'enfance

âme fluente

âme qui regarde les dieux.

 

En ses Yeux s'ouvrait le mystère d'une aube profonde

un jardin profond, comme l'orgueil d'être

et de n'être pas, une promesse,

j'en rêvais comme d'une fortune sans espoir,

une hymne belle comme la voile carrée,

détachée

sur l'abîme bleu,

détachée, sur la victoire du bleu profond,

sur le triomphe des yeux de l'âme...

Et d'être ainsi contemplée

comme un mystère véridique et sans fin, les dieux

s'envolaient,

les dieux hantaient le ciel, et toute chose

en ce monde

palpitait de joie,

toute chose était saisie à la nuque, et nos mains suscitaient d'invisibles trésors.

Les heures devenaient spacieuses et royales,

les heures s'accordaient à cette neuve mythologie

des regards,

- car l'âme regardait les dieux !-

et notre joie sise dans l'Instant fut l'essor

notre joie d'être ou de n'être pas dans l'âme,

ce Silence; la joie

déployait ses ailes dans la spacieuse et royale présence de notre âme, notre âme qui regardait les dieux...

A grandes gorgées

nous buvions la saveur secrète du ciel,

nous saisissions

les lyres de la pluie et du soleil,

et l'ombre lavande d'un dieu rare sur notre front

bénissait notre audace, bénissait notre peur

et notre audace,

comme une pure pensée, une corolle fraîche sur notre front

encore brûlant de la guerre sainte qui nous sauva...

Sainte paix, sérénité d'azur et de feuilles, vous êtes notre mérite.

- Car ici il n'est point de hasard et les couronnes sont conquises

sur l'orée tremblante du Jour

- l'ai-je assez dit ?-

Point de hasard mais en toute chose aimée le retour

de l'unité de l'Etre

car tout se tient,

le haut

et le bas.

Tout se tient dans le rêve premier,

dans la belle philosophie lyrique d'Hermès-Thoth,

tout

se tient et tout s'éveille selon nos intentions les mieux accordées à la joie

au plaisir qui donne

aux portes éblouissantes de l'été nocturne

tout se tient,

la ténèbre et la clarté,

dans cette aube divine de l'âme où les regards se perdent et se retrouvent

en l'impétueuse douceur de l'empire du monde !

 

La promptitude fut notre triomphe, notre puissance.

Des cendres d'une vie profanée

notre âme ressuscita

cette fleur, cette flamme

création d'une aube d'orgueil brûlant

d'une aube sonore et profonde et lointaine

dans le Songe du Chœur !

Rougeoyante dans la poitrine de l'espace que disperse la beauté de temps,

bleuïssante dans le temple de l'Ode

que dissémine

la mélancolie de l'heure

toute chose en vérité divine,

toute chose me fut prière.

Ma prière fut cette alliance entre le monde et moi,

cet échange tournoyant, et je répondais à l'appel du monde en le nommant,

dans le visible et dans l'invisible,

nommant

le Sens qu'à mesure j'y devinais

en devenant transparent à moi-même

Ainsi m'éveillais-je

au cœur du sommeil

et rêvais-je dans la plus haute lucidité conquise.

J'étais paisible dans ma violence

et ardent, vif, joyeux dans l'ensommeillement délicieux

dans les bras de l'amante prédestinée

dont les yeux s'ouvraient sur le clair abîme...

Sagesse du jour, temple de saphir,

le monde se transfigurait en moi dans le silence des mots,

le monde, j'en devinais le Sens,

dans la lumière que rien ne saisit

mais que toute chose

voile et révèle,

j'en devinais le Sens

dans ce clair abîme de tes Yeux

les prunelles divulguaient le secret de la nuit la plus noire en moi,

ténèbres désespérantes...

Toutes ces choses éparses, objets, idées, actes, décrets, peuples, renaissaient dans une plus pure essence,

s'enchantaient soudain

d'être en proie d'une telle légèreté

et d'une telle densité

que nous pouvions soudain rire de cette divine transfiguration...

Esprit qui sauve, rire d'or, rire des dieux,

science olympienne formée dans le cristal des cieux,-

et c'est un rire cristallin que je cueillais sur tes lèvres, mon amante...

Ainsi les dieux résonnaient infiniment en moi dans l'immémoriale perfection de ma prière.

Ainsi les dieux, dans l'abîme, dans la prunelle,

dans l'aube, dans le saphir, dans l'amante,

les dieux naissaient de ma prière

et ce paysage du monde devient un paysage de notre âme.

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

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Jean-René Huguenin:

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Luc-Olivier d'Algange

Le Journal de Jean-René Huguenin

 

Ces alentours, au jour le jour, de la vingtième année d'un jeune homme français valent mieux qu'un témoignage sur l'air du temps qui, à beaucoup d'égards, était déjà presque aussi irrespirable qu'aujourd'hui. Peu importe même que ces pages eussent été écrites à la fin des années cinquante et au tout début des années soixante. Leur prestige à nos yeux est dans leur intemporalité même.

S'il existe une vertu de l'extrême juvénilité, elle réside dans la passion de côtoyer ce qui échappe au temps. Ce que désormais on veut nous vendre comme étant "la jeunesse", n'est rien d'autre qu'une décrépitude accélérée, comparable aux effets spéciaux des films d'épouvante. Qui n'a été frappé de voir des enfants, en quelques mois, se transformer en soudards, c'est-à-dire en adolescent "modernes" ? La bêtise, la vulgarité leur tombe dessus d'un seul coup. Je tiens que ce n'est point là une fatalité de l'âge. Cette misère est une misère imposée. Tout, en ces temps "démocratiques", conspire à tuer les qualités les plus nobles et les plus fragiles de l'enfance. La "jeunesse" telle que nous la sert la "communication" est le nom de cet assassinat. Pour demeurer soi-même, il faut une discipline de fer. Tel est exactement le sens de la déclaration inaugurale du Journal de Jean René Huguenin: "Je veux être la Force, la Résolution et la Foi".

Résister à la vulgarité des occupations laborieuses, ou, pire encore, en proie à quelque distraction programmée, est la chose la plus difficile qui soit. A l'aube d'une vie, il importe de rassembler ses forces, si l'on veut disposer de quelque chance d'échapper à la navrante normalisation. De nos forces de caractère, d'intelligence ou d'imagination, rien, à ce moment crucial, ne doit être distrait du noble dessein. "Etre aventureux, écrit Jean-René Huguenin, ce n'est pas aller loin, c'est aller profond". Cette exigence détermine certaines aptitudes chevaleresques. Ne pas consentir à l'informe qui est le point de départ des pires conformismes, s'en tenir à l'essentiel, librement choisi, mais farouchement servi: "Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conservent pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N'y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d'une sueur où ils baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l'espace d'un instant, mais qu'ils ne savent reconnaître ni conserver ?"

De belle venue et de grande lucidité métaphysique, ces phrases s'inscrivent dans cette morale héroïque qui récuse l'abominable soumission de l'homme à la vie qui n'est que la vie, c'est-à-dire une triste survie: "Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d'écrivain et d'homme m'interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s'évanouissent et laissent place à d'autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège. Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l'amour des choses qui demeurent".

Il n'est point de vie humaine digne d'être vécue qui ne débute par une révolte de cette sorte. Révolte non contre l'Autorité, mais bien révolte contre la veulerie, contre l'abandon à la médiocrité. Cette morale de l'individu est le contraire d'une certaine forme d'individualisme qui prévaut actuellement, avec les conséquences que l'on voit. Selon Jean-René Huguenin, l'individu se forge pour inventer quelque idée plus libre et plus haute de la civilisation à laquelle il appartient. La nécessaire ascèse se précise dans un souci politique. Or, c'est précisément ce qu'il y a en nous grégaire qui nous interdit de servir notre tradition et d'être à la hauteur d'une véritable morale politique.

Certes, le bien et le mal sont indissociables dans le monde tel que nous nous y trouvons, mais cela ne nous interdit pas de choisir le bien, toujours plus subtil, plus léger et plus fragile, contre les pesanteurs titaniques du mal. "Dans les rapports humains, écrit Jean-René Huguenin, le mal croît avec le nombre. Le diable, oui, je crois que le diable a fait de la foule son lieu d'élection; qu'il se cache dans les replis de la multitude; qu'il n'ose s'attaquer aux âmes solitaires, mais qu'il parvient à ronger ces mêmes âmes lorsque le bruit, les voix et de nombreuses présences les étourdissent. Et qu'alors il infuse en elles son venin, qui n'est jamais que la médiocrité".

La guerre contre la médiocrité sera toujours et en toute circonstance une guerre contre le mal. Cette certitude suffit à ranger ceux qui la comprennent, du côté de Léon Bloy, de Villiers de l'Isle-Adam, de Bernanos; de tous ceux qui dénoncent le leurre abominable selon quoi la médiocrité nous protègerait du mal. La juste intuition de Jean-René Huguenin d'emblée lui désigne le véritable visage de l'Ennemi: le Tiède, dont la ruse consiste à nous faire croire que la commune-mesure, que despotiquement il exalte, aurait quelque ressemblance avec la Juste Mesure qui témoigne de l'équilibre des mondes. Il n'est rien de moins juste que la commune-mesure car elle n'est rien d'autre que l'établissement, par l'usage, de la force de pesanteur du plus  grand nombre. Force de l'état de fait, brutalité sans égale des Masses asservies et jalouses de leur servitude. Que nous reste-t-il alors, sinon la passion du témoignage et la prière ? " Contre le péché, contre la pauvreté d'âme, il n'y a que la prière, il n'y a nul autre recours que l'éternellement victorieuse prière".                                                                                

 

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