27/12/2021
Propos réfractaires, quatrième partie:
Luc-Olivier d'Algange
Propos réfractaires IV
S'il fallait caractériser le monde moderne autrement que nous ne l'avons déjà fait, par la laideur et le despotisme de ses normes profanes et profanatrices, la servitude qu'il promeut, on pourrait dire qu'il est d'abord un monde encombré de tout, un monde embarrassé et embouteillé, et non seulement de machines, d'objets, de déchets, mais encore de représentations. Gide notait "cette maladie de vouloir ce que nous n'avons pas", - d'où l'encombrement. Ne vouloir que la liberté d'être dans le temps qui révèle l'être, c'est être si radicalement antimoderne que la modernité se consume sous notre regard, les horizons se libèrent et revirent dans le monde de l'âme. Nous devenons alors co-créateurs de la Création divine, et sans nulle hybris, car il n'est que deux façons d'être au monde: l'arrogance du consommateur, l'humilité du créateur.
Etre réfractaire, ce n'est pas être révolté avec le pathos moderne, mais rompre là, avec calme, et le plus simplement du monde, afin de demeurer fidèle à l'essentiel.
Profondeur de la phrase d'Oscar Wilde: "Je résiste à tout sauf à la tentation", - qui va bien au-delà du paradoxe ou de la boutade. Résister à l'adversité, à la vilénie, aux diverses oppressions, mais céder aux tentations délicieuses (et résister encore aux puritains et aux prophètes du malheur). Eloge de la force d'âme, alliée au discernement.
Avis aux amateurs de systèmes et d'explications globales: une seule clef n'ouvre pas toutes les portes.
Les propagateurs du malheur ou du grief auront exactement l'importance qu'on leur accorde; même s'il est difficile de les ignorer tout à fait tant ils s'acharnent à occuper l'espace et à nous reléguer dans les marges incertaines de la vie.
La langue que l'on voudrait nous faire parler, idiome nouveau, allégé, métissé, publicitaire et "citoyen" a pour objectif de nous empêcher de penser. La langue est l'instrument de la pensée, et s'en trouve parfois instrumentalisée au point d'être détruite.
Entendu à la radio: être élogieux du silence et de la retraite serait "fasciste" et considérer que notre appartenance nationale se définit par notre langue serait une façon de voir "d'extrême-droite". Ces nouvelles définitions sont intéressantes, d'autant que l'on considérait naguère encore, et non sans raison, que le fascisme était une fusion sociale brutale et bruyante (précisément le contraire du silence et de la retraite), et que le propre de l'extrême-droite était de définir l’identité nationale par d'autres facteurs de la langue. Faudrait-il croire que les «antifascistes » nouveaux, si dédaigneux du Logos et enclins aux rassemblements, aux mots d'ordre simplistes, eussent une inquiétude à se reconnaître dans les définitions antérieures du "fascisme" et de l'extrême-droite, et qu'ils se trouvent ainsi obligés d'en chercher de nouvelles ? Ou, plus simplement, poursuivant la liquidation générale des principes et des usages du "vieux monde", la langue et le silence s'en trouvant les ultimes refuges, il est, pour eux, de bonne stratégie, de les grimer en démons. Si la parole est maudite en même temps que le silence, tout appartiendra enfin à leur propagande.
Le monde "neuf" des Modernes est une affreuse reproduction.
Les Modernes ne savent pas lire parce qu’ils ne savent pas voir. Sitôt blasés, sitôt persuadés de déjà connaître, - touristes. Ils veulent de l'exotique et sont incapables de déchiffrer les astres au-dessus de leurs têtes, l'ombre bleue, oisive, du printemps qui vient, le langage des oiseaux et des rivières, le prodigieux palimpseste de secrets de n'importe ville française point trop saccagée par les éventreurs modernes. Ils n'entendent pas le bruissement du sommeil, ni de l'éveil. Ils ne regardent pas les nuages, ni personne dans les yeux. Ils voudraient bien être ailleurs alors qu'ils ne sont nulle part, qu'ils se traînent, en retard sur le moment présent qui est l'éternité toute vive au cœur du temps.
En retard sur le moment présent, c'est-à-dire dans le relent, dans la négation de la toute-possibilité. Etre réfractaire, c'est nier cette négation.
L'allongement de la durée de vie, voici le fin du fin de l'argumentaire progressiste. Vivre plus, pour travailler plus, pour gagner plus. Mais ce "plus" n'est pas en intensité, en qualité, mais en en quantité. Qui n'a fait l'expérience de laisser passer trois mois sans que rien n'y advienne d'ivresse, de songe, spéculation, d'aventure, de contemplation ou d'extase; ces trois mois sont passés comme un envol de cendre. A l'inverse, il est des heures intenses où il semble que l'éternité vienne se loger, - mais c'est encore une erreur de perspective: l'éternité s'y trouvait déjà sans que nous eussions encore la clef qui en ouvre le royaume. L'éternité n'est pas en dehors du temps, mais à l'intérieur, cœur secret, qui contient tout l'en-dehors car il en est la source.
La réduction à la quantité, la statistique anéantissent l'être du temps, son chatoiement d'étoffe impondérable, son voile révélateur.
La quantité est sans saveur. L'accroissement d'une durée sans saveur est un amoindrissement de l'être. Dans la perspective la plus immédiate que nous avons, le monde moderne est d'abord insipide.
La civilisation et particulièrement celle à laquelle nous appartenons, exige, pour être perpétuée, que nous portions des limites à la collectivisation, et surtout à la pire: l'individualisme du masse. Hors de ce "nous" insignifiant, reprendre vie par des corrélations, des correspondances, des filiations spirituelles, des enracinements telluriques et célestes.
Fastidieuses "identités", en boucle dans leurs messages publicitaires, idéologiques et plaintifs. Ces vantardises, ces complaisances, ces glorifications sont navrantes. Notons qu'elles ne sont licites et approuvées que pour certaines d'entre elles, et fortement réprouvées pour d'autres: ce qui sera peut-être leur chance, si elles ne versent pas dans un autodénigrement complaisant qui n'est jamais que l'envers d'une insupportable arrogance.
Les Modernes aiment les "identités" car ils n'aiment rien tant qu'identifier, mais ils haïssent la Tradition qui est immanente et transcendante (l’identité n'étant qu'abstraite).
Etre français, ce n'est pas une question d'identité ou de définition administrative, c'est recevoir de légers messages du Royaume, beaux comme des pressentiments.
Je n'ai aucune nostalgie du temps de mon adolescence (le Moderne y régnait déjà avec toutes ses horreurs, moins quelques techniques) sinon des bistrots où l'on m'offrait un charriot d'hors-d’œuvre à volonté, un steak au poivre de deux cent grammes, au moins, avec des frites, un plateau de fromages, une crème brulée, un pichet de vin, une fine et un café, - sans pour autant me ruiner pour la semaine.
Lire, voir, entendre, goûter, c'est tout un. Les mots sont enclos dans la synesthésie.
Désormais la langue de certains rappeurs est plus châtiée que celle des ministres de notre république. Nous pensons à la mesure de notre langue. C'est elle encore qui nous accès à l'ineffable, de même que notre raison nous donne accès, par son bon usage, au supra-rationnel, que le sensible nous donne accès au suprasensible.
Certaines choses ne peuvent être pensées, justement pesées, que dans la langue française du dix-septième siècle.
Lorsque les hommes regardent davantage leurs écrans que le ciel, le monde est perdu pour eux, et ils sont perdus pour le monde.
Feignant d'oublier les grandes tragédies de la condition humaine, et ne se concevant que dans un monde sécurisé, les Modernes appliquent leurs jours à la fabrication de "malheurs" fictifs pour éloigner d'eux les vertigineux délices de la "terre céleste".
Chaque seconde contient son abîme de terreur et de merveille, sa goutte de poison qui tue ou qui enivre.
Justice immanente accélérée: le ressentiment est à lui-même sa propre, et immédiate, punition. D'autres péchés attendront le jugement dernier, peut-être.
Il y a plus de paysages vivants dans une page de Nietzsche que dans toutes les cartes postales ou descriptions "réalistes". Préférons, selon la formule de Massignon, les "allusions instigatrices". Balzac lui-même n'en use pas autrement, chaque détail chez lui étant signe, intersigne, symbole, couloir du visible vers l'invisible.
Certaines écritures (Nerval, Nietzsche, Rimbaud, Hamsun, Bosco) s'assimilent les lieux où elles naissent et en restituent, ensuite, les essences et les horizons intérieurs. Etre non pas en face du paysage, pour le décrire, mais à l'intérieur du temps où il se déploie, pour le dire en disant autre chose de plus lointain. Lorsque l'on sait infuser un paysage dans sa phrase, il est inutile de la décrire
Ecrivain d'extérieur. Tenter de plagier la lumière sur l'eau et le vol des oiseaux marins.
Pour percevoir le secret, l'essence du mouvement, il faut tendre à être immobile et s'apercevoir qu'on ne l'est pas.
On croit voir un amuseur arriviste, un cupide rigolo, un Rastignac de la calembredaine, mais passé l'exercice strictement professionnel, le masque tombe et nous apercevons le visage grimaçant du moralisateur officiel.
Il est étrange que, pour nommer la misère sociale, largement entretenue comme mise-en-garde à l'attention des audacieux, les Modernes usent du mot de "précarité", - mot cache-misère et d'usage fallacieux. Tout ce qui est merveilleux, en ce monde, est précaire.
Dans les sociétés à prétention égalitaire, ce qui est le cas des systèmes d'exploitation les plus industriels, la guerre de tous contre tous dissimule une guerre plus essentielle: celle des hyliques contre les pneumatiques. En sa phase ultime les hyliques détruisent la matière elle-même. Nous y sommes. Quant aux pneumatiques, ils caressent la terre de leurs ailes d'air. La terre sera sauvée par les Légers.
La lumière sculpte dans la vitesse comme l'eau et le vent dans la lenteur.
Cruauté de l'idéal démocratique: mettre les chevaux de course à la charrue.
Bien des gens ne lisent, ne voyagent que pour confirmer leurs représentations préalables, déçus si le paysage ne ressemble pas à la carte postale et furieux si l'auteur est indocile à confirmer leurs préjugés. D'où la pertinence à distribuer ses écrits sous quelques hétéronymes, et l'amusement à en observer les conséquences.
Les hommes sont contraints à l'uniformité les uns par les autres, dans l'horizontalité démocratique, bien plus que par n'importe quelle norme hiérarchique, sacrée, ou même despotique. La société de contrôle, parfaitement réalisée exige que les contrôlés et les contrôleurs soient en nombre égal, - et, si possible, qu'ils soient les mêmes.
Que les ficelles fussent tirées par quelques manipulateurs de grande envergure: idée absurdement optimiste. Les manipulateurs sont des épiphénomènes (constitués d'individus parfaitement interchangeables) d’une servitude volontaire généralisée.
On entend parfois vanter les caractères qui seraient aussi durs à l'égard d'eux-mêmes qu'à l'égard d'autrui. Préférons les magnanimes. La véritable force se dit avec douceur. Les Modernes, faibles arrogants, méprisent en tout la bonhomie. La moindre conversation tourne chez eux en polémiques pathétiques. Le problème est mineur; il suffit de prendre la tangente.
La beauté-en-soi est en moi comme l'âme dans le corps. L'inverse est tout aussi vrai, le corps peut être dans l'âme, environné d'âme, "vêtu d'air" (ainsi se nommaient certains ascètes de l'Inde qui allaient nus).
Difficulté, chez les Modernes, à voir la beauté d'un visage sinon par l'entremise d'une photographie. La beauté ne les regarde pas.
Certaines vertus exigent, à l'usage, autant de discernement, que les vices. Ainsi de la compassion.
Gens de gauche, cossus, qui ont, en privé, tous les préjugés de classe et de race de la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent, mais y ajoutent le côté moralisateur du "politiquement correct". Rien de vraiment paradoxal dans cette engeance qui aime avant tout être bardée de convictions. Le bourgeois chafouin peut ainsi en remontrer moralement, sinon par le génie ou le talent, à Knut Hamsun, Ezra Pound, et plus en amont, à Barbey d'Aurevilly, Joseph de Maistre, Flaubert, Gobineau ou Villiers de l'Isle-Adam.
La lumière parle. Le Logos-Roi, héliaque, de la philosophie antique n'est pas une métaphore ou une allégorie mais, pour celui qui l'approche, une expérience directe, qu'il fera ou non, sachant qu'expérience veut dire, traversée d'un péril.
La lumière fait apparaître ce qui est; dans ce qui est, la matière dont la lumière définit la forme, est elle-même de la lumière solidifiée, ou, pour ainsi dire fossilisée. Le Logos n'œuvre pas autrement dans ce monde intérieur qui contient le monde extérieur.
Civilisation: monde de dissemblables dialoguant. Société: monde de semblables monologuant. Supposer que quelqu'un puisse être notre égal en tout (ou, ce qui revient au même, que nous puissions être son égal) est une folie, un anéantissement de nos qualités et des siennes, une course à l'abîme. L'enfer de l'entendement est de croire que nous n'avons rien à apprendre de personne.
Les médiocres eux aussi sont "missionnés" et peut-être plus encore que les esprits illuminés ou saisis par quelque folie des grandeurs. Leur mission est de nous engluer, nous attrister, nous ramener à "l'à quoi bon", - ou, comme disait Céline, "se servir de nous comme fronton à faire rebondir leur connerie", au point de nous étourdir et nous faire perdre la tête.
La société nous fait entrer dans la case d'un formulaire administratif, la civilisation nous en fait sortir en nous reliant à la diversité des influences. La société nous fait vivre dans un hic et nunc abstrait et carcéral, la civilisation dans une présence qui est un armorial, un vitrail. La société nous identifie; la civilisation nous éveille à nos filiations spirituelles et nos appartenances métaphysiques. La société nous établit dans une singularité où nous sommes interchangeables, la civilisation nous différencie, nous distingue, nous hiérarchise dans le secret du temps et donne à la réalité transitoire les éclats de la légende.
La façon dont les Modernes auront gâché tout ce qui leur a été légué pour exercer magnifiquement la vie, quand bien même on peut lui trouver maintes explications relatives, demeure une énigme que l'on ne peut interpréter qu'en termes théologiques et métaphysiques. Partout où s'offrait le symballein, le Moderne a choisi le diaballein, et cela dans les moindres aspects de son existence. Et c'est encore dans ces infimes secondes que le mauvais choix s'avère le plus désastreux, - dans ce reniement des intersignes heureux qui s'offraient à nous.
Il y a chez les savants commentateurs persans, par exemple, outre le génie herméneutique, ce qui est l'essence: l'érudition ingénue, la fraîcheur, l'égalité d'âme. La subversion moderne, dans sa propagande inlassable, consiste à faire passer la faiblesse pour de la force et la force (c’est-à-dire la bonté, la douceur, la bonhomie, la gentillesse, vertus aristocratiques) pour de la faiblesse. S'ensuivent des cohortes d'arrogants avec à la bouche l'insulte, le mépris, et dans le cœur, l'indifférence de l'ignorance.
Les gens se rencontrent, parlent de leurs "problèmes", et chacun est heureux des problèmes des autres qui le soulagent des siens. On se demande parfois s'il est encore permis de donner d'autres élans à la conversation, sans passer aussitôt pour quelqu'un de prodigieusement superficiel ou d'éthéré.
Le reniement en admiration, en amitié, en amour consiste non à trouver des défauts jusqu'alors inaperçus dans l'objet de notre ancienne ferveur mais de percevoir les qualités mêmes que nous aimions comme des vices irréparables. Ce ne sont pas les qualités qui ont changé, c'est notre aptitude à les percevoir, notre alliance avec elles, notre sympathie essentielle. Le renégat tombe en-deçà de lui-même, de ce qu'il était au diapason des bontés, des beautés et des vérités naguère vénérées, et qui lui passent, désormais, au-dessus de la tête. Alors s'ouvrent pour lui des sentes vers l'enfer.
La tentation du diaballein, de la division: on croit être davantage soi-même alors que l'on se conforme à l'image que l'Ennemi se fait de nous. Il ne faut rompre qu'avec l'impiété. Les grandes âmes sont fidèles à tout, aux êtres et aux choses; leur monde s'agrandit et s'approfondit avec le temps; de nouvelles ferveurs avivent les plus anciennes (loin de l'absurde attrait à détruire les fondations dans la prétention de construire). Ainsi ces âmes grandes suscitent une jalousie féroce et doivent compter sur la vilénie, la ruse, les pièges variés. Un art de la guerre leur est nécessaire, et de savoir que les plus misérables esclaves chercheront, par tous les moyens, à nous convaincre d'envier leur sort et de renier notre liberté. A cet effet, relire Sun Tzu, certes, mais aussi la fable du chien et du loup, et le Traité du Rebelle d'Ernst Jünger.
Ces gens déjà battus mille fois, soumis, nous prédisent que nous finirons vaincus et qu'ils s'y emploient ! Leur seule victoire serait notre défaite, sauf que rien de ce que nous avons conquis ne leur sera légué, et notre défaite même sera leur honte éternelle.
Les hommes sans génie aucun sont des traitres. Les traitres étant majoritaires, il leur est facile de faire passer notre fidélité pour une folie, ou pour une traitrise. Comment vivre au milieu des traitres ? Clandestinité, secret, ombrages, bonheurs, exils changés en promenades, - mais aussi codes d'honneur, discipline, "retour à l'Essentiel" selon la formule parfaite de Jean Biès.
Chaque phrase écrite par un homme de cœur et d'esprit est une victoire contre la sottise, la vulgarité et la barbarie (qui s'éloignent alors de notre entendement et du monde qui se reflète en lui).
La hiérarchie qui importe est avant tout intérieure. L'homme qui ne hiérarchise pas en lui ce qui appartient à l'Intellect, à l'âme et au corps sera livré à une confusion tyrannique.
La volonté de pouvoir est une distraction que l'on s'invente pour se détourner de la crainte de la mort. La volonté de puissance, elle, traverse la mort. La puissance est donatrice, généreuse, ingénue; le pouvoir est vengeur et cherche d'abord à se venger de la puissance dont il est le renoncement, non certes par magnanimité (qui est la puissance suprême) mais par calcul.
Ils auront échoué à nous clouer le bec, obligés à l'effort du dénigrement et de la dissimulation, peine inutile car les œuvres, aussitôt échappées de la tête de l'auteur suivent leur cours, vont naturellement à la rencontre des âmes fraternelles, bondissent au-dessus des obstacles et des temps comme des dauphins. Publiée, une œuvre rejoint un bien commun dont l'horizon est la seule frontière, mare nostrum où elle vague et divague à sa guise, l'expérience qui conduisit à l'écrire devenant une relation universelle, cosmique, où les signes écrits rejoignent leur source lumineuse.
Ecrire en poète, c'est combattre l'indéfini avec les armes de l'infini.
Il y a deux sortes d'écrivains: ceux qui se souviennent de l'éclat sacré du signe, du hiéroglyphe, de la rune, et qui savent qu'ils se livrent à un cérémonial magique dont l'écriture proprement dite n'est qu'un moment, - et les autres qui écrivent n'importe quoi, n'importe comment. Ceux qui savent que tracer un mot avec de l'encre sur du papier est un acte prodigieux et ceux qui l'ignorent.
Ceux qui veulent nous décourager d'écrire ont peur de ce que nous allons écrire. Ceux, qui, en fausse compassion, nous trouvent de bonnes raison d'être malheureux, ont peur de ce que nous serions si nous étions heureux,- à commencer hors de leur joug. Cet effroi, ce recul devant le bonheur, comme devant une menace.
Le Moderne, hostile aux promenades poétiques et métaphysiques, voudrait nous ramener au concret, - mais ce "concret", il ne peut nous y attacher que parce qu'il le fige dans une abstraction. Ce concret vanté n'a rien de sensible, ni même de réel, et puisqu'il faut nommer cet unique objet de la sollicitude "concrète" des Moderne, l'argent, nommons ainsi la chose la plus évanescente qui soit.
Dans nos moments de faiblesse, nous aimerions bien participer au jeu de la société, travail, consommation, idéologie, publicité, ce n'est pas la bonne volonté qui nous manque, mais persiste l'instinct de conservation. Ce jeu ressemble à une roulette russe à barillet plein. Une société est vile lorsqu'elle nous contraint à des activités insignifiantes ou insensées et récompense la servitude et la vulgarité. Contre elle, toutes les armes sont requises et légitimes.
La mauvaise volonté, ce n'est pas marquer le pas sur place mais bien la volonté mauvaise, tournée vers le mal, l'acharnement à détruire les belles heures qui ne nous obligent à rien et n'appellent que notre consentement. Mais tels nous sommes faits dans notre individualisme grégaire, que nous préférons, d'une préférence vindicative et acharnée, la prison de notre subjectivité souffrante aux sollicitations, enchantées, infinies, qui nous entourent et nous traversent. Modernes, nous préférons le malheur car le bonheur est une négation de notre Moi.
L'impression qu'il faudrait des milliers de pages d'une extrême concision ciselée pour dire une heure qui vient de passer, et ce qu'il en reste dans la pensée, en réfractions sensibles et intelligibles, serait propre à décourager d'écrire si, par un pari un peu fou, nous ne faisions confiance au lecteur pour, à partir de signes infimes, réinventer le monde qui nous fut offert, et nous échappe.
L'initiation est toujours secrète. Les rattachements et les affiliations ostensiblement déclarées ou vantées inspirent à juste titre une certaine méfiance, surtout lorsque les "initiés" disputent sur la place publique de la valeur ou de l'authenticité de leur initiation. Le secret est, certes, de convention (la discipline de l'arcane) mais aussi, et surtout de nature. Certaines vérités, des plus profondes, sont proposées sous une apparence frivole ou paradoxale.
Seul un absurde relativisme, corrélatif de notre conception linéaire du temps (que réfutent au demeurant la spéculation métaphysique et l'intuition scientifique) nous fait identifier les mythes et les dieux avec le passé. La vision, hors du temps, des mythologies nous parle tout autant de l'avenir que du passé.
Ceux qui nous trouvent hautains, n'est-ce pas d'abord qu'ils se situent, de leur plein gré au-dessous de nous ? Que viennent-ils ensuite nous en faire grief ! Bien des gens traitent leurs problèmes "d'estime de soi", pour user du jargon des "psychologues", à travers nous, comme si nous étions de quelque façon responsable de la mésestime qu'ils ont d'eux-mêmes. Et ceux-là récitent la doxa du moment avec la véhémence de la conviction la plus enracinée, la plus vindicative. Aux antipodes, les dandies, - Oscar Wilde récitant, avec grâce, son De Profundis.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais parlé à quiconque autrement qu'en Egal. (La portée "démocratique" du propos étant bien sûr limitée par la foule de ceux auxquels je ne parle pas).
Ceux qui ne croient pas au diable, - j'entends au diable qu’ils ont en eux, - me semblent d'une bonne conscience si uniforme qu'elle équivaut à une absence de conscience. Le diable aime les hommes et les femmes vexés qui sont poussés à agir selon ses desseins. Le Pardon sauve celui qui pardonne bien plus que celui qui est pardonné. Le Pardon est diététique: se purifier des humeurs et les poisons du ressentiment.
Au bonheur offert, au don, à la bonne volonté, le diable répond en nous: "Ce n'est pas assez, ce n'est pas ce que je voulais", et nous entraîne ainsi à perdre ce qui nous était donné. Au "tout le reste vous sera donné par surcroît, il oppose, mais en dissimulateur, " tout le reste vous sera ôté de surcroît". Société de consommateurs, idéal de vie des Modernes, la moindre défaillance à leur programme les jette dans des rages meurtrières dont ils sont fiers. Ils confondent perdre leurs nerfs avec avoir du caractère. On ne saurait cependant reprocher à chacun cette inclination fatale car elle est le mouvement général du temps, sa trame, sa propagande essentielle dont il est extrêmement difficile de se déprendre.
A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre force de résistance contre ce qui nous est vendu. Le dénigrement de ce qui nous est donné, le cosmos, les anges et les dieux, l'amitié, l'amour, est à l'appui de l'apologie et de la publicité de ce qui nous est vendu. Ce que nous n'avons pas acheté nous semble sans valeur. D'où notre pauvreté: l'homme le plus riche ne peut acheter (qui ne veut dire qu'usurper un pouvoir illusoire et fugitif) qu'une infime partie du réel.
Lâcheté démocratique privée : il est rare dans un dîner de voir un convive, contre la majorité des autres, prendre clairement la défense d'un absent dont on médit. Ce qui s'en révèle de la nature humaine suffit à expliquer la facilité avec laquelle s'accomplissent à peu près toutes les vilénies politiques, et leur longue impunité. Longue, - c'est-à-dire jusqu'au moment où le châtiment est devenu à tel point dépourvu de sens qu'il "ajoute le mal au mal" comme il est dit dans le Coran. Punir le corrupteur bien après qu'il a perdu tout pouvoir de corrompre est une de ces facilités qui se pare aisément du prestige de la justice absolue, et laisse aux corrupteurs en action toute latitude d'exercer leur métier. La soi-disant justice contre les puissants s'exerce surtout lorsque ces "puissants" ne le sont plus, qu'ils sont devenus solitaires et faibles et que les risques de riposte ont été diminués, principalement par le temps.
Les Modernes ne peuvent voir le beau qu'en photographie, - à une part infinitésimale de ce qu'il est. Dans ses attraits exotiques, il n'échappe à la déception que s'il voit, un moment, un panorama à la ressemblance d'une photographie. Or, le merveilleux est l'imphotographiable.
Ce que l'on nomme l'invisible est, en réalité, visible à certains moments et aux pointes extrêmes.
Certains, et certaines, voudraient résolument nous punir de notre bonne humeur, de notre désinvolture heureuse, - sans voir qu'elles furent aussi des politesses à leur égard. Ne pas se plaindre, saisir les moments heureux, être de bonne compagnie, autant de crimes que le ressentiment voudra nous faire payer, jusqu'à ce que nous lui ressemblions.
Plus le bonheur est fragile (ou plus nous avons conscience de sa fragilité) et plus il est précieux et intense. C'est le moment que le ressentiment choisit pour en dissoudre les cristaux enchantés dans ses flots de fiel. Il faudrait s'armer contre, mais j'y répugne car ce serait obéir de quelque façon à son instance. Le ressentiment nous harcèle car il voudrait faire naître en nous le désir de le punir. Ruse proprement diabolique pour nous vaincre et nous rendre à sa ressemblance. La seule riposte est d'être insouciant, léger. Entrer dans le monde flottant.
Le ressentiment n'a strictement aucune limite. Certains êtres peuvent nous en vouloir de tout, c'est-à-dire d'être eux-mêmes au lieu d'être nous, - au point que plus aucune notion de morale, de logique, ni même de goût ne peut plus retenir leur rage d'anéantir ce qui fut dans ce qui est, et dans ce qui est, ce qui devrait être. Leur vie devient ce travail atroce. Insinuants ou brutaux leur rôle est de nous chasser des contrées aurorales, de nous asseoir dans leur cauchemar climatisé. Deux races qui pourront difficile s'entendre: les climatisés et les hommes du grand air.
Ce besoin d'être en permanente relation avec ses semblables, dans une "socialité" continue (mais suffocante) pour garder le sentiment que l'on existe. Compulsion, manie, erreur, car c'est alors précisément que l'on existe de moins en moins dans la présence réelle. Le ciel et la terre attestent notre présence. Le besoin de la preuve sans cesse réitérée de la preuve de notre existence dans le regard indifférent d'autrui nous rend peu à peu absents à nous-mêmes, au monde et à Dieu.
Le racisme ordinaire, dans ce qu'il a de plus inepte, n'est qu'un, parmi d'autres, des jugements par catégorie qui sont au principe de toute sociologie et de toute approche statistique des phénomènes humains. L'antiracisme est une dissimulation de cette évidence.
L'hygiéniste nous met en garde contre le tabac, l'alcool, les drogues, et, nouvelle mode, "l'addiction sexuelle" (invention comique des puritains d'outre-Atlantique et qui arrive chez nous) mais évoque rarement le travail, l'uniformité des jours sans espoir ni la triste austérité qui sont tout aussi nocives et mortelles.
Notons dans le discours moderne bêtifiant une ferme réprobation du snobisme et de l'hypocrisie. Je ne serai pas en chœur avec les contempteurs de ces faiblesses civilisées, parfois amusantes. Les snobs ont le mérite de diversifier la hiérarchie sociale, les snobismes étant divers, l'un s'amourachant d'une duchesse, l'autre d'un conseiller municipal, tel autre d'un cinéaste ou d'un chanteur de variété, ou d'un boxeur, ou de n'importe quoi. Au demeurant, le snob est un rêveur; il croit aux influences, aux effluves, aux sympathies magiques. Quant à l'obligation de dire toujours le fond de sa pensée, j'y vois un orgueil épouvantable et dément (qui débute par l'outrecuidance à croire que l'on peut être à volonté en contact avec le fond de sa pensée, et que celle-ci mérite d'être dite toujours et à tout prix).
Pauvreté des idéologies du vingtième siècle, qui se prolongent comme des traînées spectrales dans le vingt et unième, - condamnées par répulsion les unes à l'égard des autres (répulsion où cependant gît leur lucidité) à tourner comme l'âne attaché à son piquet entre le capitalisme, le communisme et le fascisme, trois formes préalables de la société de contrôle en voie de perfectionnement, avant l'étranglement ultime.
Toutes les idéologies modernes sont fondées sur le culte de la force, mais d'une force fondée sur la faiblesse, étayée par elle, d'où leurs effondrements. La fragilité de la sagesse et de la beauté est destinée à être victorieuse de ces forces moroses.
Gradation des volontés de puissance. Au plus bas, celles qui s'exercent sur les proches et l'environnement immédiat, les tyrans domestiques. Au plus haut, celles qui s'exercent sur le temps, pour y rejoindre l'éternité dont il émane. Dans le monde moderne, les volontés de puissance sont d'autant plus âpres dans le petit qu'elles sont défaillantes, ou simplement absentes, dans le grand et dans le haut. Il importe encore de distinguer les volontés de puissance vastes de celles qui, se dégageant peu à peu des écorces mortes, s'élèvent, quittent les illusions du pouvoir et de la puissance elle-même pour s'ordonner à l'infini de la toute-possibilité.
Dès que l'on s'éloigne des lieux-communs, et quand bien même notre langue serait la plus limpide qui soit, on devient incompréhensible à la plupart de nos contemporains (qui ne comprennent que ce qu’ils croient déjà avoir compris). Plus notre langue est claire et plus le malentendu est grand. Rien de tel pour s'imposer à l'époque que de formuler des lieux-communs en jargons obscurs à prétentions "scientifiques".
L'horreur du monde moderne est si difficile à envisager et à dévisager que même les esprits réactionnaires ou nostalgiques s'y refusent et ne consentent à déplorer qu'en son accessoire et ses aspects mineurs un désastre qui outrepasse l'entendement. Ils constateront la dégradation des mœurs et des goûts, l'enlaidissement des paysages, l'insipidité des aliments, conséquences pénibles certes, mais lointaines, d’un reniement fondamental, d'une profanation, d'un asservissement dont la mesure ne peut être prise que par des esprits profondément poétiques et métaphysiques. L'atteinte est portée au Verbe, au principe même de la création.
Première règle: refuser de laisser transformer sa commanderie en H.L.M. Ils y arriveront, certes, comme arrivera aussi leur mort, mais chaque heure sauvée nous remercie, en attendant.
Les fous veulent nous rendre fou, les sages nous rendent sages sans le vouloir.
Dire que Dieu n'existe pas, qu'il est pure inexistence, ne suffirait pas à rendre vaine la théologie. Celle-ci n'en ordonnerait pas moins l'existence à l'inexistence, le plein au vide, l'être au néant, - ce qui est le processus même de toute pensée, la musique sur laquelle elle s'exerce, dans un sens ou l'autre. Seule la Foi pleine et entière, en feu, en toute chose paraclétique, contemporaine éternelle de ses actes, rendrait inutile la théologie, en la fondant.
Luc-Olivier d'Algange
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Un article de Pierre Le Vigan:
A être doctrinaire, la critique des modernes serait vite aussi ennuyeuse que la modernité elle-même. Mais le contraire de l'ennuyeux n'est pas le superficiel, c'est le vif, c'est ce qui est allègre. Ce sont les qualités que l'on trouvera aux Propos réfractaires de Luc-Olivier d'Algange. Il y défend l'aristocratie comme projet et non comme pièce de musée, le droit à la désinvolture et à une pointe de folie. Il y critique la grande solderie de tout, le Progrès comme progression du lourd, du triste et du laid. Le règne de la quantité du moche. Ce qui est moderne a exterminé la diversité, note-il. "Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qu'il devient ?"
On a fait de la raison une idole, explique encore L.O. d'Algange, et c'est une folie. On a immergé l'homme dans le culte de la réalité du moment, en oubliant que l'important est d'être présent au monde et à soi. On a fait un impératif de "vivre avec son temps", en oubliant que les hommes les plus vrais sont de tous les temps. On a cru que les paysages de banlieues étaient une banalité qui devait être contrebalancée par de l'imaginatif et du ludique, alors que leurs formes relèvent bien souvent du hideux et du démoniaque, et doivent trouver remède dans un classicisme.
On a oublié que tout grand roman est métaphysique, que toute esthétique est une métaphysique en mineur. On a oublié que le libéralisme est une caricature de l'exaltation du risque et de la liberté, que la Mégamachine veut des êtres qui lui ressemblent, et que les vrais écrivains ne peuvent écrire que dans le bruissement du monde, qui est la forme supérieure du silence. Nous avons oublié que la puissance est en amont du pouvoir, et qu'il n'y a que des pouvoirs impuissants s'ils ne sont pas inspirés par une puissance qui relève des forces de l'esprit.
D'Algange délivre une leçon de jeunesse contre le jeunisme de notre époque. La plupart des êtres ferment tôt le couvercle de leur vocation ultime. Ils demeurent désespérément raisonnables. Or, nous ne sommes pas la somme des moments de notre carrière professionnelle, ni la somme de nos actes d'achats. Nous nous devons d'être ouvert à un plus essentiel des choses, à un plus essentiel dans le monde. " Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde". Nous devons être attentifs à ce qui se transmet, à ce qui n'a pas de prix car il n'est que gratuité. " A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre résistance contre ce qui nous est vendu (...)".
Pierre Le Vigan
Propos réfractaires, éditions Arma Artis.
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