09/03/2025
Luc-Olivier d'Algange, Paulina Dalmayer, "Les Héroïques", suivi de "Les Utopistes", Le Livre de poche, 2025:
A ceux que lassent les romans minimalistes qui poussent l'économie des moyens jusqu'à la pingrerie, les tristes opuscules victimaires, accusateurs et monochromes de ces romancières néo-féministes qui confondent l'art romanesque avec un laborieux acte d'accusation, - voici, aux antipodes, enfin rééditée en livre de poche, la fabuleuse trilogie de Paulina Dalmayer, solaire, tragique, humoristique, voyageuse.
Les Héroïques
Voici un livre tout en muscles et en nerfs qui nous change de la flaccidité ordinaire du nihilisme confortable, de ces romans qui semblent écrits du bout des lèvres. Dans ces Héroïques, c'est tout un corps qui écrit, avec ses tendons, ses articulations, ses terminaisons nerveuses, l'électricité qui passe entre les neurones, le crépitement des phosphènes, la circulation du sang dans les veines et les battements du cœur - sans oublier la peau, qui est le suprême organe de perception.
Wanda, qui est le personnage principal de ce roman, sait qu'elle va mourir, que ses jours sont comptés et que son corps, avant de se défaire, est le siège d'une âme qui persiste. Que faire pendant ces jours qui restent? Et surtout comment faire? Que se passe-t-il alors? Dotée de cette certitude terrible, qui est la limite proche que l'on ne peut désormais dissimuler sous des nuées incertaines plus ou moins aimables, Wanda ne va pas théoriser un ars moriendi, elle va, au contraire, vivre et revivre, tuer et ressusciter, par la réminiscence et le désir, un ars amandi, un art d'aimer.
Nous apprendrons ainsi, dans ce voyage, que l'amour ne vaut que délié et divers, et qu'il faut dire, comme naguère, les amours, non seulement pour désigner par ce pluriel un nombre plus ou moins grand d'êtres aimés, mais aussi pour comprendre qu'il y a de nombreuses façons d'aimer, à l'impourvue, avec esprit, avec loyauté ou amitié profonde, dont aucune ne se laisse réduire en cette compacité sentimentale qui tasse en un même composé artificieux - qui aura le charme des amalgames dentaires - le sexe, le sentiment, la possession, la raison sociale, la soumission familiale, et autres occurrences du «gros animal», pour reprendre la formule platonicienne chère à Simone Weil, autrement dit de cette société, de ce collectivisme forcé, qui sont devenus les ennemis de la civilisation et de la civilité. L'héroïsme sera de s'en déprendre.
Ce roman cruel, comme le théâtre d'Artaud ou de Grotowski - qui est l'un des personnages du roman, mais nous n'en divulguerons pas davantage - ne se laisse pas lire comme une antienne morose ou déprimante: il nous regarde et nous déchiffre. Ce n'est pas un objet, mais une méthexis, une participation, vérifiant ainsi cette évidence: plus le propos est subjectif et personnel, plus il se tient dans la trame de son propre monde et mieux il opère à une sorte d'impersonnalité active où nous pourrons retrouver nos propres vérités et nos propres tentations, ainsi que le fait précisément Grotowski lorsqu'il s'interroge sur le passage du «rôle» à «l'essence» des personnages.
Le roman de Paulina Dalmayer nous force à garder en mémoire cette frontière frémissante qui sépare, et unit, notre «rôle» joué dans le monde de «l'essence» mystérieuse, hors d'atteinte, qui seule demeure, telle, derrière le défilement des images d'un film, la lumière du projecteur.
Wanda est polonaise, c'est dire qu'elle nous vient de la Mitteleuropa, et ce qu'elle nous dit, en se souvenant, et en agissant, vient de cette civilisation, prodigieusement complexe et vivante, qui elle aussi, est, à ce moment de l'Histoire, au voisinage de la mort. Autant dire qu'il ne faut pas s'attendre à ces préciosités éthiques, ces plaintes bien gérées, ces mondanités moroses qui font, hélas, le fond le plus commun des romans français actuels. Nous sommes, avec Les Héroïques, du côté de Witkacy ou du Döblin du Voyage babylonien. L'ironie, qui traverse de part en part le roman comme un fluide salvateur, n'est point celle de l'intelligence énervée - c'est-à-dire, par étymologie, privée de nerf - mais celle du «double regard», qui saisit le jour et la nuit des personnages, d'un seul trait sûr, dans sa ductilité sensible immédiate et dans sa fin dernière.
Nous comprenons, en lisant ce roman de Paulina Dalmayer - dont la suite est annoncée et attendue - que le temps est un flux, un flot, voire sur quelque rivage ultime, une vague qui se retourne elle-même dans l'immémorial. Dans son échappée belle, les pieds nus dans la neige, Wanda se souvient, certes, de sa jeunesse polonaise, de la collective incarcération communiste, de sa malédiction familiale, de ses aventures théâtrales, mais le souvenir l'emporte, la soulève dans un présent qui n'appartiendra qu'à elle, pour le ressaisir et se laisser saisir, dans le roulement de la vague, par d'impondérables puissances dans l'extrême fragilité.
Tel est l'héroïsme, qui est un génie de l'intuition: sentir ce qui soulève dans ce qui défaille, vérifier l'existence de l'âme dans l'extinction du corps. Ce beau roman, cependant échappe à chaque phrase à la tristesse. Sa drôlerie se donne à nous les larmes aux yeux ; sans plaintes il va vers son recours, à vif, pour mieux nous laisser entrevoir la sagesse éperdue de vivre.
Les Utopistes
A se fier à ce que l'on nous laisse entrevoir, dans la presse, des « rentrées littéraires », on serait tenté de croire que l'art romanesque en France, se réduit, depuis des décennies, à la culture du ressentiment domestique ou à quelque morose sociologie circonvenue par les épigones de Bourdieu, - le tout se disant dans une prose peu encline, pour le moins, à user des ressources de la langue française. Paulina Dalmayer nous détrompe de nos désabusements et nous prouve en cinq cents pages que le romanesque vif, de langue française, n'a pas été perdu ou, mieux, qu'il a été
retrouvé. Nous voici de côté du côté de Céline, Cendrars ou Calaferte. Le lecteur, sans ambages, est jeté dans le cours. Voici le temps et le fleuve, où la vie voisine avec la mort, le fleuve roule sur les pierres, sous un ciel où alternent clémences et inclémences.
Paulina Dalmayer tient sa phrase, son rythme , sa « rhétorique profonde » et n'a, pour avancer dans le beau et terrible chaos du monde, nul besoin de ficeler une « intrigue » ou de poser une «problématique ». Bref, elle ne prend pas son lecteur pour un demeuré. Il lui suffit d'être là, dans sa voix, de ne renoncer à rien, ni au sarcasme, ni à la crudité ingénue, ni au baroque. S'il fallait à tout prix trouver là une morale ce serait celle du dégagement des restrictions, soit une contre-morale, accordée à ce que fut, naguère encore, la littérature : zone farouche échappant aux édits et aux prescriptions édifiantes.
Paulina Dalmayer va à sa guise vers « le pays du non-où », l'Utopie au sens étymologique, mais pour y aller, il faut bien traverser des pays réels, une histoire vécue dans l'Histoire, la Provence, Paris, la Pologne, les Indes, traverser des états de conscience, variés ou modifiés, ne pas oublier que « le corps écrit », comme le savait Henry Michaux. C'est dire que dans le roman, il sera question d'amour, non point cette horrible chose agrégée et jalouse, égout des griefs posthumes, mais l'amour redéployé dans ses possibles, que les Grecs, jadis, nommaient de noms divers : philia, agape, éros, porneia, - qui peuvent aller de concert ou séparément, se diviser ou s'associer,selon l'heure, en compositions inédites. Dans la belle tradition française, de Vivant Denon à Proust, Paulina nous déniaise, ce dont on ne saurait se fâcher.
En regardant ses personnages, non d'un bloc, comme des entités déjà pourvues et dessinées, mais simultanément tels qu'ils sont et tels qu'il se rêvent d'être, dans leurs actes non moins que dans leurs intentions, avec entre les deux, un espace frémissant, ils nous viennent, non comme des portraits mais comme, dans le cours de la vie, des hommes et des femmes que l'on rencontre et
dont, s'il nous demeure une once d'attention et d'humanité, nous ne prétendrons jamais tout savoir et encore moins tout juger. D'où ce sentiment rare qui saisit le lecteur, d'être, au fil des pages, non dans une représentation prévue mais en présence de l'imprévisible, qui advient. Tout est là maintenant, au fur et à mesure, pas à pas, l'ironie sans dédain, l'humour qui sauve de tout, la nostalgie poignante qui nous jette en avant, : « D'ailleurs, ce n'est pas le bonheur absolu qu'il faut chercher, c'est l'absolu lui-même, ce quelque chose qui ne change pas, qui ne se trouve pas en dehors mais en dedans, au fond de nous . Rien nous viendra des autres ni de nulle part ! Rien ne nous viendra jamais parce que tout est là ! »
Tout est là, et garde son mystère, n'en disons rien de plus, ce qui donnerait au lecteur un prétexte pour croire déjà pouvoir cerner le livre sans l'avoir lu, ne laissons entrevoir que par quelques interstices : ainsi la confrontation à Cracovie, entre Gaspard, le provençal apollinien lecteur de Bosco et le Ulhan, le Sarmate, perdu dans ses réminiscences équestres et héroïques ; ainsi les Indes, traversées dans les rires et les larmes, à la recherche de la mère de la narratrice, échappée de l'hôpital, et dont la vie imprévue se révèle peu à peu. N'attendez pas : lisez, il sera question de théâtre d'avant-garde, d'art, de sexe, de Dieu, en dialogues dostoïevskiens, vous aurez la langue, comme un cheval monté à cru, le temps qui entre en vibration, les hallucinations et l'ivresse et « les calligraphies incompréhensibles des hirondelles ».
Luc-Olivier d'Algange.
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