23/12/2021
Pour un pays, pour une solennité légère:
Luc-Olivier d'Algange
Pour une solennité légère
J’ai su, de longtemps, que je ne pouvais être individualiste, ni nationaliste, au sens moderne, oublieux du Royaume. Ayant le goût des œuvres, faites de mots, de sons, de couleurs ou de pierres et sachant fort bien que je devais aux morts, non moins qu’aux vivants, d’être ce que je suis, l’hypothèse individualiste m’apparut d’emblée comme une abstraction odieuse, une ingratitude. Qui étais-je pour prétendre me réduire à moi-même, pour refuser l’évidence magnifique de l’héritage, de la procession des événements sacrés ( du Sacre de Reims, si l’on veut, jusqu’à la libération de Paris), sans lesquels j’eusse été, à supposer que j’eusse été, radicalement différent de ce que je suis ?
Je n’ai point le goût du dénigrement. De mon passé, comme de celui de la tradition, ou des traditions, dont je suis issu, je n’ai point trop de mal à en dire. Je ne suis point chauvin de mon temps, à la manière de ces Modernes qui adulent leur modernité et ne trouvent qu’obscurités et abominations dans les époques révolues. De mon temps, pour aimable qu’il me soit parfois à titre personnel, je ne me dissimule point pour autant la part d’horreur, qui est immense. Ne pratiquant point le chauvinisme temporel, je ne suis guère plus enclin au nationalisme. Je ne crois pas en « la France seule ». Et cependant, je ne saurais m’imaginer être moi-même sans être de ce pays où je suis. Je peux voyager certes (encore que le goût m’en soit passé), et même m’installer ailleurs, rien ne saurait faire que ce que je suis me fut donné et qu’écrivant en français ces quelques notes hâtives, je ne cesse de me souvenir de ce don, d‘en témoigner dans une récitation sans fin. Quand bien même abandonnerais-je non seulement mon pays mais ma langue, pour parler ou écrire dans un autre idiome (hypothèse cruelle mais que je ne crois pas être au-dessus de mes forces), rien ne fera que mes toutes premières lectures furent emportées, enchantées par la rivière scintillante de la langue française, par son « mystère en pleine lumière », par ces jeux d’ombres et de lumières que suscitent les mouvements du sens entre l’étymologie héraldique des mots et leur sens acquis, entre le Symbole auguste et l’usage familier. Quand bien même je changerais de Pays et de langue, quand bien même je redeviendrais ce que furent certains de mes ancêtres d’Allemagne, quand bien même tout ce que l’on voudra, le poème de Nerval, les vers de Racine n’en continueront pas moins d’avoir été.
A ces évidences à la fois banales et mystérieuses quelque peu, ou, plus exactement mystiques ( et je reviendrai sur le sens à donner à ce mot hélas équivoque), il faut encore ajouter le sens du bonheur. De là où je me trouve, dans cette marginalité extrême qui est devenue, en France, et bien malgré eux, le propre des écrivains français, dans cette marginalité qui est le cœur secret d’un Pays gravement vaincu et en proie à un profond reniement de soi-même non moins qu’à une goujaterie despotique, ce nom, la France, demeure en moi pur de tout dépit, de tout ressentiment. Il faut, je l’accorde, avoir, en l’occurrence, le cœur bien accroché et une fidélité, selon la formule consacrée, « plus forte que le feu » : le spectacle s’offrant à nos yeux étant des plus sinistres.
Toutes les erreurs, tragiques, pitoyables ou ridicules furent commises ou presque (et ce « presque » est un défi à l’imagination) comme si, à chaque bifurcation de notre histoire récente, une force invincible nous avait poussés du mauvais côté, comme si le mépris que nous avions de nous-mêmes, contrariant notre intelligence légendaire, notre raison si fameuse, pour ne rien dire de notre cœur, devenu silencieux depuis longtemps, d’un silence hurlant, nous inclinait fatalement non seulement du côté de la facilité, mais encore de la facilité la plus humiliante, sans que nous renoncions, pour autant, aux rodomontades. Souvenons-nous. Jamais il ne fut autant question de Fidélité, de Patrie, d’Honneur (avec toutes les majuscules que l’on voudra) que durant ce lamentable épisode pétainiste où précisément nous abandonnions tout cela, les majuscules et les mots majusculisés, et leur sens, et la possibilité même de leur redonner du sens, de les faire servir à nouveau. Ce pli antiphrastique nous est resté, avec l’humiliation, la contrition, la repentance, une allure un peu louche, un peu traquée, un peu vaniteuse, une habitude à proclamer des vertus, des principes et des valeurs que nous consentons en réalité à voir bannis à la fois de l’espace public et de l’espace privé ( si cette distinction doit encore avoir un sens, ce dont je doute).
Après s’être décarcassée pour ôter d’elle le souvenir de la rébellion gaulliste, qui lui semblait être sans doute une trop lourde armure, la France est donc retombée dans l’antiphrase pétainiste, dans ce « réalisme » collaborationniste, dans la négation de toute surnature et de toute transcendance. Les politiques elles-mêmes ne s’affrontent plus que sur des modalités. Le « du passé faisons table rase » est devenu l’horizon indépassable aussi bien des nostalgiques du « progrès indéfini », des hégéliens de la « raison triomphante » que des « libéraux », voire des « post-modernes » qui, en proie à un relativisme relaxant sur fond de musique « new-age » proclament la fin des idéologies qui n’est autre, cette fin, que l’idéologie du « tout vaut n’importe quoi ».
Entre le totalitarisme chafouin des néo-gauchistes, le libéralisme réaliste-pétainiste rallié au culte de l’économie et le bobo « post-moderne » pour qui la « citoyenneté » est l’accomplissement de son « combat anti-autoritaire », les différences sont d’autant moins discernables que nous les voyons se dissoudre dans un assentiment général au monde comme il va, chacun ayant tout au plus quelque préférence pour tel ou tel aspect de ce monde « comme il va ». L’un se réjouit de la disparition de la Culture au profit « des » cultures, l’autre se félicite que désormais tout soit négociable ( et échappe de la sorte à l’honneur et au mystère et au Sacré), le troisième, le « post-moderne » s’exalte à la disparition de tous les principes, de toutes les vertus et de toutes les valeurs : « homo festivus », disait Philippe Muray, ou, plus exactement adepte de l’Indifférenciation : plus question pour lui d’appartenir à une race, une nation ou un sexe. Ce chantre de la multiplicité des cultures, du « multiculturalisme » n’aspire en réalité qu’à l’Equivalence, autrement dit, à l’adaptation la plus parfaite de l’individu à un monde sans Histoire. Son ambition n’est pas moins totalitaire que celle de ses prédécesseurs du totalitarisme héroïque : vaincre l’histoire sacrée et restituer l’humanitas à l’histoire naturelle , mais où la nature sera dominée par le « technocosme », confort oblige. Telle est la religion « post-moderne » : l’ultime adaptabilité à un milieu général indifférencié ; autrement dit, la Mort. Au nihilisme belliqueux et hargneux succède ainsi le nihilisme pacifiste et convivial ( dont on sait d’ailleurs quelles furent, ces derniers temps, les connivences).
Si je ne puis être nationaliste, au sens strictement républicain, et j’espère que le paradoxe ne paraîtra pas trop abrupt, c’est exactement pour les mêmes raisons qui m’interdisent de me satisfaire du rôle d’individu « post-moderne » que l’on veut nous voir jouer. La coïncidence temporelle de l’apparition du nationalisme et de l’individualisme de masse devrait déjà nous alerter. Ne seraient-ils point ces duettistes qui se servent l’un à l’autre leurs crimes complémentaires ? ces frères ennemis qui n’existent que l’un par l’autre ? Ce que la Nation moderne voulut indifférencier dans le cercle de sa définition restreinte, l’ « ordre mondial » veut l’indifférencier, et combien plus radicalement encore, dans un cercle plus vaste, - et n’est-ce point toujours la même soumission au plus petit dénominateur commun ? Rien ne saurait faire que je ne sois Français, mais la Nation suffit-elle à me définir en tant que Français ? L’appartenance nationale en tant que définition est insatisfaisante, et peut-être fallacieuse. La reconnaissance du don reçu, de la tradition, est précisément autre chose qu’une définition du sujet. Cette reconnaissance est aussi la reconnaissance de ce qui indéfinit, de ce qui advient, de cela même qui fait que nous ne sommes pas davantage nous-mêmes à titre individuel que la France n’est « la France seule » ou que la France n’est seulement une nation.
Le rôle d’individu dans une nation ou dans un « technocosme » mondialisé ne saurait donc satisfaire ce qui, en nous, réclame une fidélité au plus lointain, à l’archéon, non moins qu’à l’eschaton. Plus qu’un individu dans une nation, et quelque légitime nostalgie on puisse concevoir pour l’Europe des nations, désormais défunte, un écrivain français, définition minimale de l’auteur de ces lignes, est une personne dans un pays. Non point un individu, car ce qui nous fait être dans ce pays nous désindividualise, et non point une personne dans une nation, mais une personne dans un pays, mais non point dans un pays réduit à ce qu’il est ici et maintenant, mais un pays historique et légendaire, qui se nomme la France, qui fut, avant d’être une nation faisant partie d’un groupement économique « européen », un Royaume.
Rien de ce qui est ne cesse entièrement d’être ce qu’il fut. Ainsi que l’écrivait Nietzsche : « Wesen ist gewesen ». Cet élément d’un groupement économique « européen », qui fut une nation, cette nation qui fut un Royaume, sont la France, et, à l’évidence, une France dont le devenir est d’être de moins en moins la France, - ou plutôt une France s’apâlissant, prenant des contours brumeux, indistincts, fantomatiques, et comme sur le point de s’évanouir au soleil d’une raison universelle triomphante. Qu’en est-il de la France mystique ? Je reviens à ce mot lourd, d’un usage équivoque et cependant nécessaire à dire ce qui ne peut apparaître que dans le demi-jour, aube ou crépuscule. La France n’est pas seulement un groupement économique car elle fut une nation, elle n’est pas seulement une nation, car elle fut un Royaume.
Force nous était de constater que les deux titanesques machines à persuader, la machine historiciste hégélienne comme la machine « post-moderne », avaient échoué, en ce qui nous concerne. La marche triomphale de la raison déifiée, de massacre en massacre, ou l’arrivée supposée dans le vacancier village planétaire de l’Equivalence idolâtrée n’avaient su nous emporter. Une sorte d’obstination, pour ne point user à l’excès le beau mot de résistance, nous tenait là où nous étions et nous portait à nous interroger sur ce que nous étions et sur les possibilités assez étonnantes qu’une telle interrogation recelait. Le dénigrement n’était pas notre fort ni celle inclination à réduire toute chose à des blagues de potache, qui sous le mot pompeux de « dérision », semble être devenue la vue du monde officielle de la « post-modernité » ( appellation elle-même, il faut le reconnaître, assez blagueuse et dont nous usons avec un point d’ironie). La dérision obligatoire, contre la Religion, l’Armée ou tout autre vestige d’héroïsme ou d’autorité spirituelle, nous semblait d’autant plus suspecte que ces grands rieurs aux dépends d’institutions ou de croyances vaincues toléraient assez mal que l’on puisse se moquer d’eux-mêmes. Ces fameux adeptes de la transgression ne toléraient à dire vrai que la transgression officielle, en accord avec l’idéologie dominante. Sarcastique pour les vaincus, obséquieuse aux puissants, la bouffonnerie moderne allait son train avec un prévisible ennuyeux. Des émissions de radio, de télévision eurent ainsi un nouveau marronnier : « Peut-on rire de tout ? », comme si la réponse n’était pas déjà donnée : de tout, sauf de ce qui domine vraiment ! Bien triste au demeurant devait être ce monde pour les hommes eussent à tel point perdus l’art de blaguer entre eux pour que le besoin se fît de payer pour assister à des spectacles de blagues, spectacles au demeurant étroitement surveillés par la presse bien-pensante, notifiant, au besoin par des procès, tout « dérapage ». Le rire surveillé tournait en grimaces. Les temps étaient venus, peut-être, de quelque solennité légère, de la recouvrance de certaines fidélités, d’une mystique qui ne serait point le contraire de l’humour, mais peut-être, sa plus haute flamme. La dédicace fameuse de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam redevenait d’actualité : « Aux railleurs, aux rêveurs ».
Si « être français » ne suffit pas à me définir, si la langue ni le lieu ne peuvent à eux seuls dire le secret de l’être, si une même langue et un même lieu peuvent être habités de façons radicalement différentes, demeure cette part impondérable ( qui exige précisément la tournure légèrement autobiographique) et qu’il faut bien se résoudre à nommer une mystique. Je n’ignore pas les facilités immenses que, ce faisant, je donne à mes adversaires. Je leur donne, contre moi, leur argument majeur, je leur pose dans la bouche ce récri : « Quoi maintenant ? Une mystique de la France? ». Chemin périlleux ! Encore est-ce ne rien comprendre à l’acception, ici, du mot mystique si on ne l’oppose, comme le fait Péguy, à la politique. La mystique de la Nation s’opposerait ainsi à la politique nationale, c’est-à-dire à une politique transposant dans la nation l’égoïsme individualiste, obéissant à ces lois purement naturelles, immanentes, anti-historiques, qui sont le propre du « gros animal ». Etre Français, selon une mystique, ce serait alors être Français non par ce qui nous détermine mais par cette vocation qui précisément nous offre la possibilité d’échapper à tout déterminisme, selon une certaine intuition du Juste et de l’Injuste. Etre Français, alors, ne serait plus un simple état de fait, une réalité statique, abstraite, une identité, mais un acte d’être, une mystique, un mouvement de l’âme et du cœur, un élan. Mais le mot « nation » s’accorde-t-il à cet élan ? N’est-il pas lui-même trop abstrait et trop moderne ? N’est-ce point la France implicite, secrète, qu’il importe de servir ? Celle-là même qui ne se représente pas elle-même mais scintille dans la plume et l’épée de Cyrano de Bergerac, qui s’ épanouit, s’irise, dans le grand songe de la promenade nervalienne ? La France implicite, ésotérique, au plus proche de ce qui, en nous, secrètement l’invente, et non point la France explicite, disposées aux moins honorables tractations « réalistes » ? De même que De Gaulle, à ma connaissance, ne parlait jamais d’identité française, pour les plus français des écrivains français, être français fut d’abord une certaine façon d’être libre, c’est-à-dire d’être librement ce que l’on est, et non point autre chose.
Rien ne s’oppose plus radicalement à cet implicite, à cette mystique que le culte de l’Equivalence et de l’Indifférencié qui sont le propre du « post-moderne » en passe de réaliser son atroce utopie de « transparence » dans le village planétaire. La France est moins notre drapeau que notre secret. Un secret qui, certes, peut et doit se dire, mais selon le mode poétique de la divulgation et non sur celui de la publicité et de la propagande. Cette transparence universellement désirée, cette volonté triomphale d’éteindre ce qui nous distingue sous l’éclairage accablant de la puissance calculante, est notre ennemie. Entendons-nous. Elle n’est point l’ennemie de nos « racines », de notre « francité », de notre « identité ». Elle n’est pas même l’ennemie de ce qui nous attache à d’autres ; elle est notre ennemie personnelle. Nous contraignant à l’abstraction de l’individualisme de masse, c’est à notre propre inquiétude qu’elle nous arrache (d’où ses succès), c’est à nos crépuscules et à nos aurores, à nos débats cornéliens ; elle nous arrache à ce qui n’est pas encore accompli, à cette difficulté d’être qui est notre tragédie et notre bien, notre trouble et notre bonheur.
Nous sommes nos pires ennemis. Cette seule certitude devrait suffire à frapper d’inconsistance toute xénophobie. Aimer la France, c’est aimer presque à l’égal les autres pays et les autres peuples comme autant de preuves de la diversité du monde. L’utopie abominable de la « post-modernité », le village planétaire en proie au commérage planétaire, aux querelles de clocher planétaire dominées par le technocosme de la communication généralisée, réalise, au-delà de leurs ambitions les plus folles, l’assujettissement de l’individu au collectif que préconisaient naguère les ultra-nationalistes. Elle réalise aussi le désir de la xénophobie la plus radicale puisqu’elle détruit la possibilité même d’être étranger et d’être hôte de l’étranger. Dans la « post-modernité » chacun est chez soi dans le nulle part, mais ce nulle part ne vague point, ni même ne divague : ce « nulle part » est terriblement ici et maintenant, terriblement clos, terriblement identitaire, - la seule différence avec les identitarismes d’antan, différence notable et cruciale, est qu’il s’étend désormais au tout. Après le totalitarisme localisé ( donc imparfait) limité à des peuples, des confédérations, voici le temps du totalitarisme parfait ; celui qui mérite vraiment son nom et dont la philosophie se laisse résumer par une formule : « ce qui n’est nulle part est partout ». Ce « nulle part » qui pouvait avoir un certain charme divagant est devenu ce qu’il est : un « partout » dont Jacques Tati, bien mieux que nos sociologues sut décrire la structure externe dans son film Play Time. Le « post-moderne » se revendiquant du nomadisme ou du « multiculturalisme » est aussi antiphrastique que le pétainiste se réclamant de la France, dont il consentait à la défaite. Notre temps n’appartient plus aux nomades, il appartient aux touristes. Il n’appartient plus au concert des voix de la diversité mais à la planification de tout et de tous selon l’Equivalence et l’Indifférenciation.
Que disons-nous alors lorsque nous disons « la France » ? Nous disons un secret. Nous ne disons point le collectif contre le singulier ni l’inverse. Nous disons un monde que nous portons en nous et qui subsisterait quand bien même nous fussions le seul vivant sur une terre dévastée. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas ce qui est ici et maintenant mais ce qui fut et ce qui doit être, l’Origine et le Retour, la flèche qui vole et vibre dans l’air limpide. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas « Je », ni « Moi », mais une réalité frontalière où le Nous de majesté se tient dans son secret, qui est la majesté du « nous », c’est-à-dire de la polyphonie des voix, où celles qui se sont tues et celles qui chantent ici et maintenant ne se distinguent plus qu’en vertu d’une très-relative banalité chronologique. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas un temps mais des temps, in illo tempore ; nous n’évoquons pas quelque chose qui relèverait de l’état des lieux ou des faits, d’une réalité contractuelle ou négociable, ou locative, nous évoquons le songe des bâtisseurs. Tout ce qui dure en ce monde, tout ce qui n’est pas immédiatement dévoré par Kronos, tout ce qui tient fermement et sur quoi l’on peut s’appuyer, comme l’aile du migrateur sur l’onde de l’air, naît du plus impondérable de nos songes. Ces pierres romanes sont faites d’une clarté d’air et de rêve et ce Songe qui est au plus intime et au plus secret de nous-mêmes, nous le devons à d’autres que nous, qui nous précédèrent, à d’autres encore auxquels nous divulguons ce secret, à d’autres encore qui n’existent pas encore et dont nous ne savons rien, sinon dans cet ordre providentiel qui relève de la pure espérance.
Dire la France, c’est aussi ne point profaner l’espérance. Car s’il ne faut point pécher contre l’espérance, il importe aussi bien de ne point la profaner. Or sitôt cessons-nous de pécher contre elle, d’afficher le désabusement de celui qui est revenu de tout que nous voici en grand danger d’être entraîné par l’espérance profanée, par l’hybris prométhéenne, la dialectique hégélienne, la tartufferie progressiste ou « post-moderne ». Non, le monde ne va pas mieux, ni la France. La postérité est un leurre et nous ne sommes rien moins que rassuré de ce que la postérité fera de nous ; nous n’osons imaginer à quelle sauce elle nous mangera, à quelles idéologies obtuses, à quelles causes douteuses elle nous fera servir lorsque nous ne pourrons plus répondre, ni rectifier. C’est peu dire que nous n’avons pas une grande confiance en ceux qui viennent. Pour le dire exactement : nous n’avons aucune confiance, nous nous méfions terriblement. Cette pièce de monnaie que nous mettons dans leur main, il est presque aussi inquiétant de songer à ce qu’en feront ceux-là qui la voudront convertir que ceux qui la contempleront en purs numismates. Il y a un bonheur et un malheur, un honneur et un déshonneur de la Nation. La malheur et le déshonneur nous privent à la fois du particulier et de l’universel, nous arrachent de nos provinces et nous ferment à la perspective métaphysique. Le bonheur et l’honneur sauvent en même temps nos légendes et notre raison, nos terres et le Logos. Défions-nous de ceux qui nous donnent à choisir entre l’immanence chatoyante et le Verbe : ils ne tardent guère à nous engager dans la voie funeste où nous perdrons l’un et l’autre.
D’une France qui ne serait point cette diaprure de songes et de styles où l’on distingue avec la même exactitude enchantée la Geste de Brocéliande et les figures altières, quoique ruinées, des châteaux cathares (qui sont nos Alamût), je ne veux point. Et je ne veux pas davantage d’une France tombée dans l’ignorance de sa clef de voûte, de son Sacre, d’une France qui ne serait point, selon la formule de Péguy « la République, notre Royaume de France ». Nous ne voulons point d’une France oublieuse de sa provenance et dédaigneuse de sa destination. Nous ne voulons point d’une France inhospitalière à ceux qui y vivent comme à ceux qui y demeurent au point de s’y sentir étrangers en vertu même de leurs fidélités. Rien ne s’oppose si heureusement à l’uniformité que l’Unité, à condition que cette unité soit, qu’elle soit un « acte d’être », qu’elle soit l’unité de la polyphonie, ce qui tient ensemble les voix, qui se distinguent l’une de l’autre précisément car elles chantent ensemble, qu’elles ne sont point isolées dans la solitude ni couvertes par la brouhaha de la « post-modernité » où chacun, certes, a droit à son mot à dire, mais où personne n’écoute plus personne.
La diversité est un art qui ressemble à celui de la « bonne conversation » telle que la décrivent nos Moralistes. Or, il n’est point d’art sans règles de l’art. Cette diversité « post-moderne » dont on nous rebat les oreilles ressemble à une tablée de goujats où l’on ne parle que pour couvrir la parole d’autrui, dans une surenchère uniformément vacarmeuse. Le droit de dire s’y confond parfaitement avec le droit de ne pas entendre. La nuance n’y possède qu’un droit : celui de n’être jamais perçue. Tout y court vers le chaos, c’ est-à-dire vers le pire conformisme, le plus élémentaire, le moins discutable. Au-dessus flottent les goujats dominants, grenouilles-montgolfières bardées de publicité, coassant leurs mots d’ordre pour les masses éberluées : voici la laideur, avec le déshonneur et le malheur.
Je ne puis dissocier la politique du sentiment de la beauté, et le sentiment de la beauté de la vivacité des traditions, et celles-ci, de la vérité des humbles. Il y eut des temps où la richesse s’ordonnait à la beauté ; elle n’est plus maintenant que la propagation de la laideur, l’étalage de la muflerie. Si quelque beauté peut être sauvée, elle le sera humblement, à partir de ce qui subsiste, à partir d’une ingénuité à la fois humble et rare, ingénument populaire et résolument aristocratique. Que nous vaudrait une France, même puissante, en proie à la laideur ? Aussi désirons-nous pour elle, pour la France, les « mille roses trémières » des salutations épistolières de Paul Morand, les milles roses trémières d’une puissance légèrement entraînée vers la beauté des choses d’ici-bas qui, tant qu’elles demeurent, sont le miroir du ciel tournant.
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