Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/12/2021

Marelle, conte fantastique:

 

269825514_2058535550964634_2504440811158067879_n.jpg

Luc-Olivier d’Algange

Marelle

conte fantastique

 

« Le printemps est revenu de ses lointains voyages »

O.V. de L.Milosz

 

Sans doute le moment est-il venu de dire enfin ces vastes songes qui vinrent à m’envahir dans les premières journées de ce limpide et tournoyant printemps 1985… Songes immenses où sans cesse je me dédoublais en moi-même, me retrouvant et me perdant, de même que chaque seconde se divisait et se mirait infiniment dans son propre miroir, de telle sorte que l’aire du temps s’élargissait et prenait une allure fatidique et divine. Et je m’éveillais sous un ciel crépusculaire, un ciel majestueux et lent comme une cosmogonie sans mémoire. J’avais beau me révolter et user de stratégies diverses pour échapper à cette fatalité, je ne m’éveillais qu’au cœur de la dramaturgie du crépuscule, à l’apogée du spectacle pour ainsi dire, - où venant de franchir le rideau de l’heure bleue on se retrouve environné du prodige des couleurs réinventées, d’un luxe extrême, presque offensant si l’on songe aux circonstances humaines qui accompagnent cette hautaine fête flamboyante à laquelle, il faut bien le reconnaître, ne participent que les poètes, les amoureux et certains désespérés dans l’essor de leur philosophie la plus ardente, la plus alchimique.

Non, jamais de ma vie je n’avais autant dormi que durant ces premiers jours du printemps où tous les soleils, tous les nuages, toutes les pluies semblaient s’être donné rendez-vous pour m’offrir une sorte d’exhaustive anthologie météorologique dans laquelle j’étais voué à m’ensommeiller à perpétuité, n’émergeant qu’à la fin du jour comme pour une répétition théâtrale, une leçon du demi-jour précédant la leçon de ténèbres, tel un enseignement liturgique de ces orées où la conscience troublée hésite à se reconnaître, à se retrouver en elle-même et s’épanouit alors dans l’extériorité somptueuse des couchers de soleil.

Or, ces couchers de soleil, moi qui durant tout un Printemps renaquis en eux, je puis dire qu’ils brûlaient interminablement dans les profondeurs ultimes de la couleur turquoise, riche d’éblouissements secrets et comme retenus, des ors, des pourpres sur le point de défaillir amoureusement, de s’effondrer en des cités désertées, des civilisations oubliées, de s’engloutir, telles d’irrémédiables Atlantides.

Chaque soir ces couchers de soleil duraient des années. C’étaient des décennies versicolores où mon âme pouvait se métamorphoser, emprunter des masques, des personnalités étrangères et se retrouver intacte et différente comme après un long périple à travers des pays, des mers, des amours, des souffrances, des guerres, se retrouver soudain toute jeune, ingénue, frémissante ; et c’est à ce moment-là que j’ouvrais les yeux, que je me déprenais du Songe, mais n’était-ce pas pour entrer d’emblée dans une autre irréalité ?

Mais que nous font les prétendues réalités et les présumées illusions si nous ne reconnaissons que le souveraineté du Sens et de la Mémoire ? Et que serait, à dire vrai, une réalité insignifiante et dont on ne se souviendrait guère ? Jamais le sens de la vie, et de son au-delà, jamais le sens des silhouettes, des lumières, des mots, des souffles et des soupirs ne fut si orgueilleusement présent, si paonnant, que dans ces rêves dont je me souviens avec une exactitude presque terrifiante.

La pluie venait de cesser et le ciel s’éclaircissait à une vitesse presque miraculeuse, si bien que les gouttes d’eau qui ruisselaient encore sur la vitre furent soudain illuminées, vivantes d’une limpidité annonciatrice où je sus reconnaître ce temple d’Iris, microcosme du grand drame solaire de l’Occident. N’est-il point dit que toutes les épiphanies du monde sont contenues dans une seule goutte d’eau ? Soudain mes yeux captaient un éclat vert, vert comme l’herbe du Printemps après la pluie, suivi d’un éclair bleu et d’une luminescence qui me fit penser, j’ignore pourquoi, aux pupilles de ces chats albinos dont la fourrure est d’un blanc neigeux. Comment donc ma passion du déchiffrement, passion aussi ancienne que mes souvenirs, ne se fût-elle point saisie de ces couleurs afin d’y discerner une syntaxe occulte, un message à moi seul destiné, tant il est vrai que les messages de l’invisible appartiennent à ceux qui savent les déchiffrer au moment même. Ainsi étudiais-je de subtiles alternances… Rubis, saphir, émeraude, saphir, émeraude, rubis, et voici un éclat jaune, imprévisible, jaune comme les boutons d’or qui sauvèrent la vie de Wolf Solent. Par un jeu d’analogie et de correspondance numérale et sémantique dont le détail m’échappe, je parvins à force de calculs et de permutations à trouver pour ainsi dire la clef de voûte du discours scintillant qui m’était adressé au seuil de cette nuit de Printemps. C’était un mot sur lequel je retombais toujours, quels que fussent les modes opératoires de mes translations vertigineuses qui, d’un scintillement, induisaient un nombre, du nombre un symbole et du symbole une lettre, et d’une lettre une couleur, faisant au terme du processus l’office d’une sorte de preuve par neuf mystériosophique : un mot qui dans tous les sens et de toutes les façons me revenait, s’imposait avec une insistance énigmatique, le mot MARGELLE, évoquant quelque parc à l’abandon, et la nuit des eaux profondes, semblable aux pupilles de l’Aimée.

Chaque fois que j’étais sur le point de parvenir au terme d’un déchiffrement, ce mot commençait à frémir, à transparaître, avant, toutes démonstrations faites, résonner en moi comme un cri de victoire, comme un appel ! Mais, de même que toute soif spirituelle n’est jamais comblée que par une soif plus grande, cette victoire exigeait une autre victoire sur moi-même et sur le désordre et l’insignifiance du monde profane, et cet appel exigeait une réponse. Il était hors de question d’en rester là, de se contenter de ce mot, aussi évocateur qu’il fût et merveilleusement accordé à la nuit qui s’approchait et au Printemps qui s’éveillait.

Margelle n’était que le nom de la première épreuve surmontée, le don enfantin et ravissant qui m’était fait d’un mot, d’un vœu exaucé, d’un signe qui voulait dire : «  Tu es sur la bonne voie. Va à la recherche de cette Margelle dont le nom est le talisman qui te gardera des bassesses et des dangers. Va, car depuis que tu connais ce mot, il ne t’est plus permis de demeurer en ce monde comme si de rien n’était. Il n’est point de liberté nouvelle qui ne soit aussi une plus haute, une plus noble obéissance. »

C’est alors que la voix qui avait prononcé en moi le mot Margelle m’apparut dans son identité propre et je sus (avec quel déchirement du cœur et quelles larmes brûlantes !) à qui appartenait cette voix qui s’adressait à moi, fougueuse, jeune, lointaine et déchue en châtiment d’une faute que j’avais commise et que jamais je ne saurais me pardonner. Ainsi cet appel me venait de mon amante prédestinée. Elle que j’avais oubliée dans la honte extrême d’une trahison pire que la mort. Elle que j’avais reléguée dans les marges de l’oubli, dans les terrains vagues d’un mensonge accordé à la déréliction. Elle, dont je m’étais montré indigne en l’oubliant, pour vivre, mais tellement à côté de la vie que cela ne valait pas même la peine d‘en parler… Elle volait à travers moi, fulgurante anamnésis dans le mot Margelle que j’avais su déchiffrer grâce à la langue des oiseaux. Il était dit que le jeu de l’eau et de la lumière, cette divination baptismale et lustrale devait me reporter vers le Cœur, et des larmes inondaient mes yeux, brouillant toutes les couleurs au ressouvenir de l’incomparable beauté de cet amour ancien.

« Margelle… Margelle… » Sa voix se faisant de plus en plus pressante, comme pour m’enjoindre à dompter mon émotion et à mieux comprendre le sens de l’appel. Je compris qu’il me fallait agir et vite. C’était une question de vie et de mort, mais au sens orphique. Une ligne de passage m’était donnée en plein ciel par l’envol d’un mot, une ligne de passage vers cet autre côté, où, à n’en point douter se trouvait un jardin, et, au cœur de ce jardin, un puit, une margelle. Et je devais m’y rendre toutes affaires cessantes, à la faveur de cet immense crépuscule de Printemps qui me donnait, par bonheur, une avance sur l’Ennemi par excellence, Kronos, dont tous les autres ennemis qui pouvaient se trouver sur mon chemin ne seraient jamais que les incarnations subalternes et provisoires. Or, que cette avance me fût donnée, je savais, de science certaine, que je ne devais en rendre grâce à nul autre qu’à Apollon en personne, - je veux dire : non point à une quelconque métaphore littéraire, mais au dieu, dans son immédiate présence réelle que j’avais célébré, en ma jeunesse, par d’innombrables poèmes.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, je me retrouvais assis à l’arrière d’un taxi qui traversait à vive allure un paysage de chênes et de pommiers que noyait une lumière d’or. Au lieu de la veste de chasse que je portais tout à l’heure, j’étais revêtu maintenant de ma plus belle veste en laine de cachemire couleur bleu-nuit et d’une écharpe blanche, sans doute davantage à des fins conjuratoire que pour me prémunir du froid. La température, en effet, était douce si j’en jugeais par les tourbillons d’air chargés d’une senteur de pomme qui me venait des vitres baissées de la voiture, senteur douceâtre comme porteuse d’une nostalgie elle-même moribonde, abandonnée aux ténébreuses macérations de son propre abandon qui flottait, indécis, sans objet, dans la tiédeur de l’air vespéral.

Saisi d’une inquiétude soudaine je voulu dévisager le chauffeur mais ne voulant point paraître inconvenant en me penchant pour le regarder au visage, j’essayais inutilement de l’apercevoir dans la rétroviseur qui ne me laissait voir qu’une épaule des plus impersonnelle. Par ailleurs, ne gardant aucun souvenir de l’indication que j’avais pu lui donner, je me demandais s’il fallait l’interroger au risque de paraître fou, ou me laisser aller à cet enchantement de circonstances dont il était inévitable que la suite logique m’échappât ; mais peut-être devais-je m’assurer que cet enchaînement demeurât aux mains providentielles qui m’avaient sauvegardé jusqu’alors ? Telles étaient les confusions et mes incertitudes. Je ne craignais pas moins d’intervenir à mauvais-escient que de me laisser guider trop aveuglément. Pour finir, je choisis, sans en être autrement satisfait, une voie mitoyenne. Ma propre voix me sembla peu familière, étrangement grave : «  Croyez-vous que nous arriverons avant la nuit ? »

La réponse fut un éclat de rire, de cette sorte qui accompagne, de façon tonitruante et virile, une plaisanterie paillarde. « Avant la nuit ! me fut-il répondu, avant la nuit, je vous rassure… Nous y serons avant deux ou trois heures, avant la nuit ! » Mais à mener plus avant cette conversation énigmatique, je compris peu à peu qu’Apollon continuait à être à mes côtés et que je me trouvais là dans un monde où nul ne s’étonnait que n’existât rien d’autre, sur terre, qu’un crépuscule perpétuel. L’expression « avant la nuit » n’avait ici, je le compris bientôt, qu’un sens facétieux, absurde, comparable à la semaine des quatre jeudis et des trois dimanches. Le monde avait changé durant mon sommeil. Ici, la nuit ne tombait jamais. L’aube, le jour, le crépuscule et la nuit ne se succédaient point en une temporalité cyclique mais se répartissaient dans l’espace. De même qu’il y avait un Pays crépusculaire, à travers lequel nous roulions en ce moment, il y avait un Pays de l’Aube, un Pays du Grand Jour et un Pays de la Nuit. Des frontières farouches séparaient ces diverses contrées peuplées par des races, elles aussi différentes et hostiles. Les habitants de Pays du Crépuscule gardaient un souvenir horrifié de l’invasion des races du Pays de la Nuit qui eut lieu voici de nombreuses générations. Quant aux temps où la Nuit suivait inévitablement le Crépuscule, ils appartenaient à ces régions légendaires dont doutent les historiens sérieux.

Cependant, autant l’avouer, le terrible exil qu’impliquait cette situation m’effrayait moins que d’échouer dans ma recherche. Et que m’importait de devoir vivre dans une éternité vespérale si je pouvais ainsi répondre à l’appel et retrouver l’amante perdue près de la margelle ? Il me fallait aller de l’avant, servir l’ardeur et la ferveur, et « le jeune sang bondissant » comme l’eût dit Merwyn Peake, qui m’entraînait à travers ces monde singuliers dont l’importance pour moi était strictement assujettie à l’espoir qu’ils me donnaient d’y retrouver celle que j’avais trahi, et d’elle me faire pardonner. Pour cela, oui, il est certain que j’eusse franchi toutes les limites, m’aventurant dans les marges extrêmes de l’improbable, et au-delà encore, jusqu’au Pays de l’éternelle nuit, là où la domination sans partage de la Reine au sceptre de plomb obscurcit jusqu’aux nostalgies de la clarté.

A présent le taxi roulait à découvert. De part et d’autre de la route s’étendaient des champs, fleurs jeunes et blé en herbe, ou encore terre nues, sombres, dévalant jusqu’à la ligne éclatante de l’horizon, ligne qui résumait tout, vibrante, soutenue, impitoyable comme la trace d’une flèche meurtrière. Mon impatience d’arriver enfin à destination faisait presque trembler mes mains. Mais que signifiaient ces mots  « à destination » ? Cette expression était-elle aberrante ou judicieuse ? Arriverai-je là où le « destin » me devait conduire ? Le destin seul sans nulle intervention d’un quelconque « libre-arbitre » ? Etais-je guidé ?

Dans ce taxi qui roulait à tombeau ouvert sous la conduite d’un homme dont je ne discernais pas le visage mais qui répondait docilement à mes questions par des propos ahurissants, le terme de « libre-arbitre » me semblait non seulement peu euphonique mais encore d’un ridicule achevé ; c’était là l’exemple même d’une notion inepte exprimée avec maladresse et sans rapport aucun avec le monde que je traversais en ce moment avec une impatience et une soif éperdue, et cette émotion violente, ce lourd sanglot au fond de la gorge que j’avais oublié depuis mes premiers chagrins d’enfant, - ces chagrins qui sont plus grands que le monde, ces chagrins débordants qui ruissellent sur nos visage dans une ignorance éblouie.

Telles étaient mes pensées lorsque nous arrivâmes dans un village dont les maisons aux toitures d’ardoise étrangement pointues, les arbres encore dénudés, les avenues et les rues – qui paraissaient couvertes d’une fine couche de cendre – les cheveux et les yeux des femmes et des hommes, économes de leurs gestes et forts silencieux, étaient tous d’un même gris céleste, atténué, d’une inépuisable tristesse.

Je m’étonnais que mon chauffeur eût choisi pour prendre du repos et selon ses mots « une rapide collation » un lieu aussi peu attrayant. Je le suivis pourtant après qu’il eut garé son volumineux taxi près d’une écurie ( j’entendais le bruit caractéristique des chevaux piaffant et renâclant), ma docilité pouvant s’expliquer tout autant par une fidélité à l’égard de cette passivité prophétique qui semblait être devenue ma seule ligne de conduite que par une réelle curiosité pour ce village qui, dans l’ignorance absolue des fastes chromatiques du crépuscule – ou encore en contraste voulu avec ces fastes – hésitait minutieusement entre le gris perle et l’anthracite. Mais je cultivais également une curiosité à l’égard du chauffeur dont je m’impatientais de connaître le visage qui, jusqu’alors m’avait été caché par le haut dossier du siège et l’angle du rétroviseur. Il faut croire que ce visage devait être de la plus grande insignifiance car je ne me souviens ni du visage ni de l’instant où je le découvris. Il est vrai que, par la suite, nombreux furent les événements extraordinaires à requérir mon attention, chacun d’eux s’imposant avec sa dramaturgie propre comme pour défendre au mieux son droit à demeurer en bonne place dans ma mémoire.

Après un dîner de pain noir et de bière qui nous fut servi dans une auberge dont nous étions, à l’exception de quatre personnages taciturnes, les seuls clients, j’eus la surprise de voir notre hôtesse claquer des mains puis sortir de l’imposante armoire qui nous faisait face deux violons, un alto et un violoncelle, beaux instruments, anciens, luisants, aux boiseries chaudes, presque ardentes, comme pour l’accomplissement clandestin d’un rituel d’exception d’une spiritualité vermeille, ensoleillée, au cœur de ce village sinistre et gris.

Aussitôt nos quatre voisins se levèrent, s’installèrent dans l’espace libre entre notre table et l’armoire où étaient rangés les instruments et commencèrent de jouer. Je ne tardais pas à reconnaître le douzième Quatuor à corde en mi-bémol majeur de Beethoven. Que l’on nous jouât ainsi de la musique, et la plus bouleversante des musiques, que cette musique fût, par surcroît, admirablement interprétée, je renonçais à m’en étonner pour n’y voir qu’un présage heureux, un signe de reconnaissance.

Soudain, à la fin du Scherzando vivace, le premier violon interrompit son jeu, en me faisant comprendre qu’il me revenait, à moi et à nul autre de jouer le final. Surmontant la confusion qui m’envahissait, je pris le violon, je fermais les yeux et je me perdis dans l’enchantement des notes que je suscitais avec une virtuosité enivrante. J’étais en accord. J’étais en droit en proclamer que non seulement le don suprême ne m’avait pas été refusé mais qu’il m’avait été offert sans prières ni supplications aucunes de ma part, de façon impromptue, gracieuse, de telle sorte que je m’étais retrouvé dans cette auberge au cœur d’une secrète célébration du crépuscule, dans la crypte même du Temple aux couleurs détruites, abolies sur la terre tant elles régnaient despotiquement dans le ciel. Je sus de cette façon qu’une chance m’était donnée de retrouver ma Bien-Aimée et de changer avec elle l’ordre du monde.

Lorsque j’ouvris les yeux, je vis que mon chauffeur, déjà sur le seuil, me faisait signe que le moment était venu de repartir. Et, de nouveau, nous roulions à vive allure dans le Pays du Crépuscule, cette fois sur une route droite au point d’en paraître abstraite, et même d’une assez vertigineuse abstraction, bordée d’érables dont le feuillage, or verdoyant, frémissait comme une lumière vivante et folle, comme une calme et lumineuse perdition.

La ligne mathématique de la route, qui pouvait à chaque instant déboucher sur le néant, le scintillement affolant, l’ai-je assez dit, des feuilles des érables qui se suivaient à un rythme qui devançait les battements de mon cœur, tout cela contribuait, avec les circonstances tragiques et merveilleuses de ma fuite en avant, à me faire passer à d’autres états de l’être que je soupçonnais sans les avoir expérimentés jusqu’alors.

Mais comment dire ces passages qui ressortissent à coup sûr davantage de l’ontologie que de la psychologie ? Cela commençait par un sentiment d’arrachement, lui-même précédé par une clameur assourdissante, comme peut l’être parfois un silence abyssal ; et soudain un regard s’ouvrait dans le regard et je me voyais assister à cette violente résurrection où ma conscience se voyait hors d’elle-même s’exhausser, à la fois meurtrie et sereine. Et l’arrachement devenait un ravissement pur ; et ma pensée ailée consentait à l’envol, pensée d’une pensée, regard d’un regard devinait soudain les retrouvailles prodigieuses, à perte de vue, dans cette théorie d’érables scintillants, avec une évidence du bonheur qui ne connaît point de commencement ni de fin.

Tout à ces pensées exaltantes et périlleuses, je n’avais pas remarqué que la voiture avait quitté le route et s’engageait dans la cour de ce qui me parût tout d’abord être un somptueux hôtel particulier du dix-septième siècle.

Le soleil du soir avivait la belle suite des hautes fenêtres du premier étage derrière lesquelles je croyais discerner des miroirs, une sorte de galerie des glaces, mais sans doute m’illusionnais-je. D’éblouissants feux orange et turquoise s’allumaient sur les vitres ébauchant un dialogue avec le ciel, les nuages embrasés et le gigantesque soleil rouge qui reposait à la cime des arbres.

Je ne tardais pas à comprendre que ce dialogue vespéral et cosmique me concernait directement. Soit qu’il comprît mes raisons, soit qu’il jugeât inutile de me brusquer, le chauffeur gardait un silence et une immobilité respectueux. J’eus ainsi le loisir de m’absorber une nouvelle fois dans l’interprétation de cette secrète prosodie qu’échangent pour notre édification Apollon Soleil et l’Ame du monde.

L’esprit apaisé par le voyage et le cœur réconforté par la musique, je parvins sans peine à transcrire le message qui m’était destiné non sans tomber, toutefois, sur une difficulté mineure, mais lancinante. Toujours une lettre manquait, qui certes se laissait aisément deviner mais n’en faisait pas moins défaut comme si l’alphabet dont usaient mes divins interlocuteurs eût été privé d’une lettre qui, de ce fait, revêtait une importance particulière, voire la signification d’une mise-en-garde ou d’une mise-en-demeure.

Pouvait-il en être autrement ? L’absence de cette lettre s’ouvrait comme un puit vertigineux dans mes pensées, et j’en conçu un sentiment d’imminence et de peur. Il me fallait agir, retrouver la margelle de ce puit, de cette lettre manquante, clef du mystère. Je descendis enfin de la voiture, je jetais un regard sur le chauffeur, mais derrière le pare-brise que heurtaient les ardeurs du crépuscule, son visage était comme noyé de lumière et je ne pouvais discerner s’il avait ou non les yeux ouvert, et je me dirigeais d’un pas aussi ferme que possible vers l’entrée principale quoiqu’il me parût évident que cet hôtel était inhabité et probablement défendu contre toute intrusion étrangère. Mais étais-je moi-même vraiment étranger à ces lieux ?

Plus j’avançais vers les lignes claires et classiques de l’harmonieuse demeure et mieux j’y reconnaissais un havre de paix, une beauté qui m’étais familière, aussi juste et parfaite qu’une Idée platonicienne. Comment déchiffrer cette impression ? Ces lieux faisaient partie d’un ensemble ; entre le ciel, la terre, les dieux et les hommes, cette demeure s’était édifiée. Je veux dire qu’elle s’était construite plus qu’elle n’avait été construite dans la considérations subtile et déférente de toutes ces lois, célestes, telluriques, divines et humaines dont la légitimité supérieure réside sans nul doute dans l’exacte quadrature du cercle d’un recommencement, ici prohibé, en ces contrées immobilisées, mais dont la nostalgie, jusqu’à la démence, hantait le crépuscule éternel.

Qui d’entre nous ne fut un soir envahi par une impression de reconnaissance alors qu’il se trouvait en des lieux que sa raison et sa mémoire objectives lui désignaient pourtant comme parfaitement inconnus ? Cette paramnésie était l’accord de base du sentiment complexe qui, à mesure que je me rapprochais de l’hôtel, se construisait en moi, pierre après pierre, si bien qu’à l’instant même où j’allais toucher le heurtoir la certitude fulgurante me traversa que jamais je n’avais quitté cet hôtel !

C’était cela même : je vivais ici depuis toujours, la voiture qui m’attendais dans la cour n’était pas un taxi mais l’une de mes propriétés au même titre que la maison, la cour et sans doute une partie du paysage environnant. Tout le reste n’était qu’un songe qui avait pris possession de mon esprit à la faveur d’un affaiblissement de ma mémoire. J’étais ici chez moi et la promenade dans la cour de mon hôtel devait être l’une des premières d’une longue convalescence. Cette légèreté que je sentais en moi, qui battait des ailes dans ma pensée, n’était-ce point la merveilleuse légèreté de la convalescence ? Ah ! Combien j’eusse aimé en être certain ! Combien j’eusse aimé à ne plus avoir à me perdre dans cet enchevêtrement d’hypothèses ! Sans doute en étais-je là en expiation d’une faute ancienne, mais de cette faute il ne restait que la honte.

Il est notoire que la honte par une influence à la fois instinctive et symbolique, nous fait baisser la tête et sans doute est-ce de cette façon que mon attention fut retenue par une ligne tracée à la craie sur le perron. Cette ligne se prolongeait, formant des carrés de couleurs différentes qui s’élevaient les uns sur les autres jusqu’à une voûte où, d’une écriture enfantine, était inscrit le mot CIEL.

Quels enfants jouaient ici à la Marelle ? Le tracé de ces lignes était clair, nullement estompé, comme si la Marelle avait été dessinée dans l’heure. Une inexplicable émotion m’étreignait à contempler cette Marelle coloriée avec ses carrés bleus, rouges, vertes, blancs et jaunes. Jamais l’impression d’être sur le seuil ne fut aussi impérieuse. Je touchais là une limite. Or si cette limite n’était point le but de mes pérégrinations, elle en était à coup sûr, une étape capitale. Avec cette Marelle, une existence s’achevait et commençait une vie nouvelle. Qui donc peut juger de l’importance d’un dessin à la craie sur le perron d’un hôtel du dix-septième siècle ? Ne passons-nous point notre temps à méjuger, à sous-estimer les signes, les visages, les couleurs et les promesses ? Et que dire du Sens et de la beauté de tant de moments gracieux et fragiles que nous sacrifions à de prétendues nécessités ou de dérisoires ambitions ? L’essentiel presque toujours est dans l’inaperçu. Cette sagesse là, sans doute, ne m’était pas étrangère alors que la Marelle grandissait dans mon âme et retrouvait ses originelles prérogatives religieuses.

Cette Marelle était une cathédrale et cette cathédrale, un univers.

Toutes les questions concernant mon identité que je posais avec un empressement humiliant m’étaient devenues indifférentes. Certes, je venais de plus loin que ma mémoire profane et sans doute allais-je plus loin, - mais n’était-ce point là le sort de chaque homme ? Que les frontières de ma mémoire incertaine s’étendissent moins que celle de mes contemporains, cela valait-il que je m’affligeasse, alors même qu’en échange de cette ignorance une connaissance prophétique m’était donnée ? N’eussé-je point démontré un caractère d’une fatale ingratitude à m’inquiéter de quelques souvenirs particuliers alors même que mon âme s’embrasait en son aventure visionnaire d’une réverbération de la mémoire sacrée du monde ?

Dès lors on comprendra sans peine qu’il m’eût été impossible de ne pas entrer dans la Marelle, - et lorsque mes pieds franchirent la trace bleue, tout, autour de moi, se brisa comme si la réalité s’était étoilée, puis anéantie à partir du point de l’espace dont j’avais pris possession. Les Apparences, un peu à la ressemblance d’un miroir brisé, s’effondraient les unes dans les autres et j’en étais comme illuminé d’une joie inconnue. Non seulement la cour, l’hôtel, mais les arbres, les nuages, le soleil qui reposait en sa rouge torpeur à la cime des arbres, tout cela se détachait et tombait, laissant apparaître un paysage marin.

Il n’y avait plus rien autour de moi que la plage et la mer ; rien, sinon le sable blanc et l’eau bleue, - et cette blancheur et cet azur étaient aussi ingénus que les énigmatiques mains enfantines qui avaient tenues les craies de couleur.

21:34 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Les commentaires sont fermés.