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31/12/2021

Novalis, l'espace des météores:

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Novalis

 

A la mémoire de Henry Corbin, Commandeur de l'Ile Verte.

L'apparition de la monnaie unique européenne, en substituant le néant de la représentation fiduciaire à la réalité symbolique, semble marquer ce moment fatidique, cette éclipse où l'Europe s'est rendue absente à elle-même et étrangère au monde. Ce que l'on nomme le « mondialisme » n'est sans doute que la disparition du cosmopolitisme, signe de reconnaissance de ceux que Nietzsche nommait « les grands européens », Dante, Goethe ou Novalis qui surent entretenir avec l'Orient des âmes comme avec l'orient géographique, à travers la tradition des Fidèles d'Amour et une certaine Idée impériale étrangère à l'uniformisation, qui va de l'Empereur Julien jusqu'à Frédéric II de Hohenstaufen, une mythologie créatrice des formes artistiques et morales du meilleur aloi. L'oubli de la « conscience européenne de l'être » cependant ne date pas d'aujourd'hui, ni d'hier. Elle débute avec l'occultation de l'Encyclopédie de Novalis et le triomphe de la « volonté rationnelle » hégélienne. L'œuvre de Novalis, comme celle de Hölderlin demeure, comme l'écrivait Heidegger « en réserve ». Elle nous est cette possibilité, encore inaccomplie, de retrouvailles avec les arborescences hermétiques, orphiques, pythagoriciennes ou néoplatoniciennes qui accomplirent le génie européen à travers le génie des nations. Ce n'est certes point en étant moins Français ou moins Allemands que nous deviendrons davantage européens mais bien en cherchant au plus profond de nos traditions la vox cordis qui nous ouvrira sur l'universel.

La salutation angélique

Que nos entendements puissent être transfigurés par une gnose aurorale, par une herméneutique générale dont la transdisciplinarité serait le sel alchimique réconciliant le Mythe et le Logos, nous l'avons oublié et cet oubli nous asservit aux fondamentalismes démocratiques ou religieux, à l'obscurantisme du « progrès », au totalitarisme de la « vertu et de la terreur » chères à Robespierre. La division funeste du Logos du poème et du Logos de la logique nous laisse subjugués par les ombres de la Caverne. En fermant une à une les hypothèses ouvertes par Novalis dans son Encyclopédie, nous nous sommes exclus des œuvres philosophales de la nature naturante, de l'accord resplendissant de notre âme avec l'Ame du monde, de même que nous nous sommes interdit les fulgurations verticales de l'Intellect. Les politiques du XXe siècle furent à l'image de ces sinistres restrictions où il n'est point difficile de discerner le travail, sans cesse remis sur le métier, de la haine du Logos et du Verbe. « Tout était, jadis, apparition d'esprits. Maintenant nous ne voyons plus qu'une répétition morte, que nous ne comprenons pas. La signification des hiéroglyphes fait défaut ». Rien cependant n'est perdu. Nul, moins que Novalis ne nous incline à pécher contre l'espérance. Ce que nous sommes n'est « presque rien » selon la formule de Fénelon, mais ce presque rien est le germe de possibilités prodigieuses. « La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale... La poésie se joue et dispose à son gré du déprimant et du tonique, du plaisir et de la douleur, du vrai et du faux, de la santé et de la maladie. Elle mélange tout pour ce qui est son but suprême: l'élévation de l'homme au-dessus de lui-même. » Ces fragments amphictyoniques pour Novalis et pour une poésie à hauteur d'Ange seront à la fois de l'ordre de la réminiscence et du pressentiment. Avant tout il importe de reconquérir cet espace que Henry Corbin a nommé l'Imaginal, qui n'est autre que l'imagination vraie de la Théologie, espace des météores, des signes du Ciel et salutation angélique !

Jadis nous vivions dans un monde orienté; chaque aube et chaque crépuscule étaient des événements digne de célébration; et l'Ange auroral ou vespéral, dont une aile est blanche et l'autre noire, transparaissait dans le visible, silhouette belle comme une promesse exaucée. La surface de la mer, semblable à une étendue mercurielle, divisait et recomposait fastueusement les vocables et les nombres des temples de la lumière. De même que le Temps, ainsi que l'écrit Platon, est l'image mobile de l'éternité, les nombres et les couleurs sont la diffraction lumineuse de l'Un. Toutes les saisons ont une infante qu'une réminiscence divulgue à nos regards. L'or du Temps n'est point dans le Temps. Le sens de l'Exil n'est point dans l'exil. Le véritable désir, soif que seule comble une soif nouvelle, ne s'achève pas dans l'assouvissement. Un seul instant gracié de l'usure du devenir suffit à iriser le monde et ré-enchanter les apparences. La science des correspondances n'est point un artifice de l'intelligence ni une extrapolation de l'irréel mais bien ce pressentiment d'Ange qui transfigure toute nostalgie et lève les chevaleries de l'Aurore pour la reconquête du Graal miroitant qui réunit le ciel et la terre.

La crypte cosmique

L'Ange, la beauté, le miroir... Notre désir sera de montrer leur connivence dans le Mystère. L'Ange se manifeste dans la splendeur qui est le nom de lumière de la Beauté. La Beauté qui n'appartient pas seulement à ce monde est, en vérité, comme une image apparue sur le miroir de l'âme, une miroitante théophanie dont le mystère chatoyant nous divulgue l'unité de l'amour humain et de l'amour divin par la confrontation en miroir, infinie, du sujet et de l'objet, l'un et l'autre s'abolissant dans l'incommensurable. Ainsi s'accomplit l'identité de l'amour, de l'amant et de l'aimée. L'épreuve du voile est surmontée. La Voie qui commence avec Dieu s'achève dans le Sans-Limite; et nous voyons par Ses Yeux comme Il voit par notre regard. A ce Mystère furent dévoués Dante et les Fidèles d'Amour, Maître Eckhart et la mystique rhénane, et plus proche de nous Novalis et Gérard de Nerval, nous montrant ainsi qu'au sens le plus profond et le plus étymologique, la vision participe d'un mouvement de spéculation. Dans la poétique hermésienne ce mouvement est orienté par l'Imagination active qui n'est plus une représentation ou une déformation du monde visible mais l'instance qui en éprouve le Sens dans la présence même d'une souveraineté aurorale.

Gnose matutinale, la poétique d’Hermès nous arrache des complaisances du savoir empirique et nous porte vers une connaissance non plus repliée sur les apparences mais ouverte comme les ailes de colombe de l'Esprit-Saint. Le monde visible redevient alors la crypte cosmique du Temple dont l'Ange qui nous éveille de la torpeur sublunaire est le messager clair et bruissant. Toute poésie use de symboles. Loin d'être des signes arbitraires ou des images gratuites, les Symboles sont des silhouettes de l'Intelligible apparues sur le miroir des sens. Le symbolisme s'avère impossible dès lors dans un système de pensée qui se voudrait en rupture radicale avec l'idéalisme. Comme le rappelle Henry Corbin symbole vient de symbolon. Le verbe symballein, en grec, veut dire joindre ensemble. Novalis nous disant que le visible est relié à l'invisible éclaire cette vertu cognitive du Symbole, qui est envol. Toute pensée symbolique est ailée et universelle car, ainsi que l'écrit Platon, « il est de la nature de l'aile d'être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l'élevant du côté où habite la race des dieux ». Age de l'aile brisée et de l'impossible verticalité, la modernité ne peut qu'ignorer cette vertu mystique et unifiante du Symbole qui est comme une passerelle entre les mondes.

Une sophiologie du désir

De tous temps les poètes hermétiques forment une communauté de Veilleurs. Contemporains de l'éternité, ils se rencontrent par-delà les contingences historiques et les géographies profanes. Ainsi Le Bateau ivre de Rimbaud répond aux Visions hermétiques de Clovis-Hesteau de Nuysement, l'Idée mallarméenne répond à la Délie de Scève et René Magritte trouve dans les récits visionnaire d'Avicenne une résonance à son image peinte intitulée « La Fée ignorante » qui « renverse le rapport lumière-vie et obscurité mort ». De même les Romantiques allemands sont contemporains, du point de vue ésotérique, de Franciscus Kieser, auteur d'une Kabbale chimique ou de Gernhard Dorn, auteur de L'Aurore des philosophes. Semblables aux Justes Secrets de la tradition hébraïque, les poètes hermétiques sont les Yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde. Si ces yeux venaient à se fermer le monde s'effondrerait sur lui-même car il n'y aurait plus de lien entre le Ciel et la terre.

Ainsi pouvons-nous affirmer la nécessité d'une nouvelle chevalerie dont la fonction est de veiller sur l'unique souveraineté de l'Esprit, au-delà des formes et des préceptes des religions réduites à leurs aspects purement légalitaires. A l'encontre des utopies totalitaires, le mot d'espérance retrouve son sens en fondant la demeure de ce Graal qui « plane entre le ciel et la terre invisiblement soutenu par les Anges » comme il est dit dans le Nouveau Titurel d'Alberecht von Scharfenberg. Ainsi les poètes qui dans l'aire pénombreuse de la modernité furent au mieux des « obsédés textuels » ou des « machines désirantes » redeviendront des herméneutes du Secret, des Hommes de Désir, amants mystiques de Sophie dont Serge Boulgakov évoque admirablement le Temple à Constantinople: « dôme céleste qui s'incline vers la terre pour l'embrasser figurant par ses formes finies, l'infini, l'unité multiple du tout, l'éternité immuable dans l'image de la création ». Certains intellectuels, épigones tardifs du Monsieur Homais de Flaubert, fascinés comme lui, mais d'une manière moins excusable, par les prestiges douteux du Progrès, nous reprocheront d'évoquer ici des « idées anciennes ». Notre propos n'étant point de montrer l'inanité de cette outrecuidance moderne qui consiste à ne voir dans le passé que des « précurseurs » ou des « approximations », nous nous contenterons de faire valoir que ce n'est pas l'âge présumé des idées qui nous importe mais la vérité et l'intensité transfiguratrice dont elles sont l'écrin.

Les idées « modernes » sont d'ailleurs moins récentes qu'on ne le croit généralement. Déjà dans le Phédon, Simmias défendait, sans grand succès, l'idée que l'âme n'est qu'un épiphénomène du corps et qu'elle est destinée comme telle, à s'abolir avec la mort de celui-ci. S'il y eut, surtout sous l'influence de la théologie rationnelle, un puritanisme s'offusquant des mots de la chair et de l'amour sensible, il existe aujourd'hui un puritanisme philosophique (tout entier voué au concept problématique de « matière ») qui s'offusque de mots tels que Ame, Idée, ou transfiguration. Ces puritanismes ne sont que l'avers et l'envers d'une forclusion du Même sur le Même qui refuse l'ouverture au secret et la sophiologie du Désir.

Dire que la beauté du monde n'est pas dans ce monde, qu'elle n'est qu'une irradiation de la transcendance, dire que toute beauté divulgue une présence divine, que toute beauté est médiatrice entre la Nature et la Surnature, cela n'est point du panthéisme mais le fait d'une religion de la Présence. Toute beauté apparue est une théophanie qui nous ouvre les portes du « château de l'Ame ». Le ravissement que suscite la Beauté nous déracine de ce monde, mais ce monde n'est point renié ni dévalorisé. Ses apparences nous sont un diadème prestigieux et les saisons, les visages, toute la splendeur du monde nous sont d'autant plus précieux qu'ils ne se réduisent point à eux-mêmes, qu'ils ne peuvent se clore sur leur fugacité mais s'ouvrent sur les immensités subtiles. Lorsque l'homme se ferme sur lui-même et refuse tout commerce avec les dieux et les démons, plus rien ne l'éprouve et l'humanisme devient un simulacre qui menace l'essence de l'homme; alors la psychologie remplace la théosophie, mais cette connaissance nouvelle est un repli. Antonin Artaud: « Plus l'homme se préoccupe de lui, plus ses préoccupations échappent en réalité à l'homme ».

Contrairement à certains préjugés historicistes, l'humanisme de la Renaissance et l'humanisme du dix-huitième siècle sont incommensurables l'un à l'autre. Pic de la Mirandole et Voltaire ne parlent pas du même homme. Pour l'humanisme néoplatonicien de Pic de la Mirandole, l'homme est par définition médiateur entre la Nature et la Surnature, entre le Sensible et l'Intelligible entre le monde et Dieu. L'humanisme rationaliste niant la Surnature considère l'homme comme achevé et forclos dans ce monde, d'où l'importance qui fut donnée par la suite à l'évolutionnisme et aux théories du déterminisme économique (dont la version libérale ne diffère que médiocrement de la version marxiste). La conséquence la plus sensible de ce déplacement, de cette subversion de l'image de l'homme fut la négation du monde pluriel et foisonnant de l'âme, négation déjà annoncée par la théologie rationnelle et par une certaine scolastique. C'est donc bien contre la théologie matérialiste qui en est la caricature que nous évoquerons la nécessité d'une rébellion gnostique et les éclats traversiers d'une nouvelle poétique à hauteur d'Ange.

L'herméneutique du Livre et du monde

Or, cette poétique, loin de se replier dans un arrière-monde de définitions occultistes, se déploie dans la considération des visages de beauté. « La Beauté, écrit Henry Corbin, est la lumière qui transfigure les êtres et les choses sans s'y incorporer ou s'y incarner; elle est en eux à la façon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. » A Ruzbehân de Shîraz qui discernait la présence divine dans l'éclat fulgurant d'une rose rouge et dont Henry Corbin souligne « l'aptitude visionnaire à transfigurer les êtres et les choses en visage de beauté », nul ne sut mieux répondre, par-delà huit siècles que Saint-Pol-Roux dans le liminaire aux Reposoirs de la Procession: « Les curieux regards de l'universelle beauté convergeant vers tout miroir vivant, il résulte que chaque être est, durant sa vie, le centre de l'Eternité ». Il montrait ainsi qu'au-delà des fictions mortifères du sens de l'Histoire, il importe aux amants gnostiques de la beauté de trouver la clef anagogique d'une herméneutique du Livre et du Monde qui, du fugitif, leur permette d'ascendre à l'éternité de la Beauté en soi, fondatrice de toutes les beautés particulières.

Deux dangers menacent cette beauté et l'image de l'homme: celui de l'idolâtrie métaphysique qui suppose la séparation radicale (et sans intermédiaires) de Dieu et du monde et celui du naturalisme (ou du matérialisme) qui, en niant la réalité du monde divin, détruit toute hiérarchie ontologique et réduit l'Homme à son appartenance à l'espèce humaine et son "destin" à un déterminisme biologique ou économique. Dans l'idolâtrie métaphysique comme dans le naturalisme, la Présence divine (la Shekhina) est repoussée, le Désir est renié, le Même se disjoint de l'Autre. L'homme privé de sa ressemblance avec l'Ange qui l'enseigne et le guide tombe dans la pénombre de l'exil occidental. Prisonnier de l'Histoire à laquelle il s'efforce absurdement de donner un sens, tout entier voué aux simulacres du monde social, l'Atelier de l'Araignée (c’est ainsi que Sohravardî nomme le devenir) se referme sur lui et les lumières toute-victoriales disparaissent de son horizon.

Que pouvons-nous opposer aux partisans du Retrait, aux défenseurs fanatiques des murailles du Même et aux milices d'Armagedon si ce n'est le flamboiement augural de l'Imagination créatrice ? Celle-ci est l'Ame du monde dont parle le Timée, et, dans la théosophie chrétienne, l'espace des météores où l'Invisible et le visible se confondent en des signes surnaturels tels ceux que voit apparaître le narrateur d'Aurélia ou la Sage-Dame et l'ermite du Roman de Perceforest. Elle est aussi dans nos rêves qui se détachent des contingences empiriques, dont on se réveille fourbu et émerveillés et qui nous laissent deviner que c'est au plus profond de nous-mêmes que s'ouvre le chemin du grand large et des seigneuries de la Mer. Mais la présence la plus intense et la plus riche en ravissement de cette Ame du monde est, pour moi, dans le demi-sommeil, au confluent des deux mers, lorsque la lumière qui transparaît sous les paupières n'est pas encore celle de l'Aube visible mais un pressentiment d'infini, une plénitude musicale. Les poèmes de Milosz sont riches de ces présences qui surviennent entre le sommeil et l'éveil, et Sohravardî écrit dans son Evocation de la Simorgh, cet oiseau qui se nourrit de feu: « Dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, le mystique entend des voix terrifiantes et des appels extraordinaires. Au moment où l'enveloppe la Sâkina, il contemple des lumières prodigieuses... ». Pour les hommes qui ne connaissent qu'un seul état de l'être, ce ne sont que des mots. Quiconque n'éprouve pas, ne comprend pas.

Sans vouloir offenser gratuitement nos contemporains, ne doutons point qu'à la fatalité de l'incompréhension vienne surenchérir la volonté délibérée de ne pas comprendre: le désordre sinistre qui règne dans ce monde est à ce prix. Tout Ange est terrible écrit Rainer Maria Rilke, tout Ange implique pour celui qui le voit une menace ou une promesse d'arrachement. Les strophes liturgiques sohravardiennes précisent encore cette pensée: « Lorsque l'Eternel se manifeste à un être, il le déracine ». Or jamais le prestige de la sécurité, ce misérable substitut d'éternité, ne fut si grand; jamais l'homme ne fut aussi craintivement attaché aux normes profanes, jamais l'on ne fut si acharné à « démythologiser » et à « désenchanter » le monde. Ouvrir le cercle du Même sur les hauteurs célestes et les profondeurs telluriques, c'est non seulement renoncer aux évidences rassurantes du monde profané et sans mystère mais comprendre sa vie tout entière comme une aventureuse traversée orientée par des épreuves qui exigent des vertus singulièrement dissemblables de celles qui déterminent les « réussites » dérisoires du Moderne.

La couronne ceinte en la séphira Kether

La Poésie, à laquelle nous restituons bien volontiers sa majuscule, ne saurait donc en aucune manière se réduire à une banale combinaison de significations. La Poésie redevient quête du Sens par l'Analogie qui exhausse la parole à sa hauteur initiatique, là où se manifestent musicalement la correspondance du macrocosme et du microcosme et la sympathie du signe et du signifié, l'un étant l'image vivante de l'autre ainsi qu'un feuillage se reflétant sur la surface des eaux. Le dessein des théories mécanistes ou matérialistes fut toujours d'occulter cette vue-du-monde tri-une et organique dans laquelle, entre le Corps et l'esprit, l'âme apparaît comme le miroir des archétypes, l'Androgyne mercuriel qui marie le souffre et le sel, de même que le feu secret, sublime théophanie, se reflète et chatoie en sa parure d'eau. Pour nous, le Soleil qui se lève n'est pas une masse d'hydrogène mais le diadème de la Lumière Une, le rédempteur du ciel, l'ourouboros alchimique ou encore, dans la Kabbale, la couronne ceinte en la sephira Kether. Loin de nier la Transcendance, l'Ame du monde en accroît le caractère intransgressible. Saint-François d'Assise évoquant son frère le Soleil et sa sœur la Pluie montre que la transcendance fonde le sacré. La transcendance du Tout-Autre, loin de renier la terre fonde ainsi la célébration de la beauté sacrale du monde sensible. L'Ame du monde révèle le deus absconditus car elle est à la fois sa manifestation et son voile, sa transparition et son retranchement. Entre le Même et l'Autre qui ne se disjoignent que pour susciter respectivement le totalitarisme et la perdition, l'Ame déploie un monde d'images et de reflets qui est celui de l'Imagination créatrice, médiatrice entre le sensible et l'intelligible et irréductible à toute catégorie psychologique.

Au lyrisme ordinaire d'une poésie à hauteur d'homme, la poésie hermétique opposera donc le chant transfigurateur d'une Poésie à hauteur d'Ange. Trop longtemps l'écriture poétique ne fut que la servante docile d'une « philosophie » dont le seul but semblait être de traquer et d'exterminer inquisitorialement toutes les survivances idéalistes ou platoniciennes. Le prométhéisme originel ayant dégénéré en progressisme et en positivisme, le vocabulaire et l'imagerie religieuse furent prohibés. Les poètes surpris à parler aux dieux furent déclarés ineptes car présumés n'être pas dans le « sens de l'Histoire ». La gnose poétique ne précède la Poésie que pour lever des interdits, pour briser le cercle des définitions totalitaires par la poussée vers une totalisation inexhaustible dont l'Encyclopédie de Novalis nous offre la première tentative moderne. Disloquant le cercle du Même, cette poétique s'affirme comme le pressentiment d'un désir immense; et les couleurs diverses qu'inventent la lumière et la pluie en sont l'emblème vivant. L'Ange qui paraît dans l'arc-en-ciel (où l'invisible devient visible) rassemble dans un même désir la nostalgie romantique de Novalis, la théosophie sohravardienne et le Magnificisme de Saint-Pol-Roux. Le dessein s'accomplit dans l'Instant lumineux, l'avers devenant envers comme sur un ruban de Moebius, où l'Aleph ténébreux, pupille de l'invisible Perséphone, se transfigure en Aleph lumineux, icône de la lumière émanée. Cet instant est celui de l'Ange. Le vent se lève et avec lui, l'insensible devient sensible et les nuages sont les tabernacles voilant l'éclat de l'Ange de la Face, celui de la plus haute sephira qui couronne l'être et le monde.

Encyclopédie et transdisciplinarité

L'Œuvre philosophale, en échappant aux catégories qui assujettissent les différents modes opératoires de la pensée à des fins utiles « trop humaines », retrouve ainsi la transdisciplinarité propre aux œuvres les plus anciennes de l'histoire de notre culture. Mais sans doute faut-il, en ce qui concerne l'œuvre de Novalis, porter à une plus grande exactitude, voire à une plus grande incandescence le mot « philosophal ». En quoi le « philosophal » diffère-t-il de ce qui est communément nommé « philosophique» ? Les mots eux-mêmes portent par l'étymologie la même signification: il y est également question de Sagesse. Mais ce que l'on nomme habituellement philosophie dans le cadre d'une culture universitaire moderne n'en diffère pas moins radicalement des œuvres alchimiques de Paracelse, de Böhme ou de Novalis. En ces domaines subtils, il importe avant tout de se garder des approximations et des confusions. La « philosophie » éprise de modernité se contente souvent de déprécier tout ce qui n'est pas elle en arguant de sa plus grande « rigueur », - mais ce n'est là qu'une profession de foi parmi d'autres. La véritable différence entre la Quête philosophale et la recherche philosophique réside sans doute en ce que la première ignore le système, qui est la raison d'être de la seconde.

Les méditations concernant l'être, le principe, la matière, l'espace, le temps sont commun aux spéculations philosophiques et philosophales, mais alors que les philosophes universitaires aiment à organiser leurs notions en des systèmes cohérents et clos, les Quêteurs de sagesse et de beauté philosophale seront enclins, quant-à-eux, à dévouer leurs efforts à l'interprétation infinie des aspects d'une vérité qui n'est jamais définitivement atteinte. A cet égard, la logique philosophale apparaît plus proche d'une certaine logique scientifique, à condition de ne pas limiter le terme de "science" aux activités offensives de la modernité contre le monde la Tradition. La science telle que l'illustre l'œuvre de Novalis, est d'abord un moyen de connaissance. Elle consent à se servir du savoir encyclopédique de son temps, mais à des fins de connaissance et de transfiguration de l'entendement. Une science qui n'est pas soumise à la technique, qui n'est pas serve de la volonté de puissance et de destruction de la modernité, tel fut exactement le rêve de l'Encyclopédie de Novalis. Encyclopédie inachevée mais dont les fragments qui nous sont parvenus laissent une carrière presque infinie à nos conjectures, spéculations, méditations et rêveries. Il nous semble qu'en ce Romantisme "roman" d'Iéna dominé par la figure archangélique de Novalis, une chance, non saisie hélas, avait été offerte à l'Occident de ne pas céder au pouvoir exclusif des Titans. Non saisie, non accomplie, mais demeurée intacte dans ses possibilités prodigieuses d'intelligence du monde, cette chance demeure pour nous de l'ordre de l'espérance. Il suffit de relire aujourd'hui l'œuvre philosophale de Novalis pour se retrouver, hors du Temps, à la croisée des chemins. Ainsi que l'écrit Ernst Jünger: « Chacun se trouve un beau jour à la croisée des chemins mais il y a peu d'Héraclès. D'un côté, la voie mène au monde de l'économie, avec ses fonctions et ses tâches, ses devoirs et son utilité; de l'autre au monde des jeux avec leur rayonnement et leur beauté, leurs épouvantes et leurs périls. »

Rien n'est jamais définitivement perdu. Chaque instant récapitule dans le feu central de la présence de l'être, toutes les possibilités de victoire et de défaite. La philosophie alchimique de Novalis n'appartient pas au passé, et il serait un peu vain de dire qu'elle appartient à l'avenir. La philosophie alchimique appartient à la présence qui est au cœur du présent. Nous sommes dans cette méditative présence ou nous n'y sommes pas. Le génie de Novalis qui sait unir, à l'exemple des pré-socratiques, la science déductive et la science analogique dans un même dessein créateur, il nous appartient de le faire nôtre ou d'y renoncer. Parler, en intelligence philosophale, de l'œuvre de Novalis, exige que nous ne nous en tenions pas seulement à la simple considération historique ou « culturelle » de son œuvre mais que nous tentions l'aventure de cette connaissance dont elle nous donne l'exemple à travers son "Encyclopédie", ses récits et ses poèmes. Il faut parler alchimiquement de l'Alchimie ou se taire. La véritable objectivité poétique cesse de faire de la poésie un objet car nous devenons alors nous-mêmes objets de la poésie.

L'Idéalisme magique et le « mystérieux sanscrit de l'âme ».

Tel est exactement l'Idéalisme magique, si mal compris, propre au Romantisme allemand en général et à l'œuvre de Novalis en particulier. L'Idéalisme magique est tout autre chose que le culte de la subjectivité où certains ont voulu reconnaître la caractéristique romantique. Le « romantique » Novalis n'est pas reclus dans sa subjectivité, il est en contact direct avec l'infini du monde réel. Les visions qu'il aperçoit dans ses rêves, loin de croire qu'elles lui appartiennent en propre, il s'aventure à y déchiffrer des significations universelles. L'idée que Novalis se fait de l'être humain, l'importance qu'il attache au « moi » et à la définition qu'il lui donne, se situent dans une perspective infiniment plus large que celle de l'humanisme ou de l'anthropologie modernes. Le « Je » qui parle dans le récit romantique n'est pas une identité définie par quelque science humaine déterministe mais le site d'une rencontre entre l'infini intérieur et l'infini extérieur.

Tout, pour Novalis, se joue sur l'orée. L'être humain n'est pas le composé des caractéristiques attribuées à l'espèce humaine mais l'espace de la rencontre. Ce qui est dit n'est pas l'expression de la subjectivité mais la transmission d'une connaissance dont l'être humain n'est que l'hôte provisoire. Toute la théorie romantique de l'inspiration provient originellement de cette conception de l'être humain comme intersection du visible et de l'Invisible. Dès lors la connaissance poétique, au-delà des malentendus auxquels donne carrière le mot de subjectivité, sera, par excellence, la connaissance objective car elle n'ignore point les profondeurs sans fin de toute connaissance méditative. Ce qui est « vrai » n'est ni le monde intérieur, ni le monde extérieur mais le cœur, centre de tous les espaces et de tous les temps, et peu importe alors qu'on les veuille dire « subjectifs » ou « objectifs ». L’Idéalisme magique désigne cette approche alchimique du réel où l'idée devient le principe même de la création de la Forme.

Le monde est objectivement et subjectivement formé par la vision poétique de l'Idée. L'Idéalisme de Novalis est dit « magique » car il s'agit, selon l'immémoriale logique alchimique, d'un idéalisme à l'œuvre dans l'immanence, non pour en modifier les lois mais pour en révéler les splendeurs et les gloires dont l'être humain attend la transfiguration et le salut. L'Idéalisme magique de Novalis, loin d'être cette pensée crépusculaire et passive, obscurantiste, que certains dénoncent, est une pensée héroïque, conquérante, qui donne à l'être humain les pleins pouvoirs pour exercer la liberté la plus grande qui se puisse imaginer. Comment être libre si nous demeurons asservis aux prérogatives et aux vanités de l'identité humaine ? Nous avons la possibilité, nous dit Novalis, d'être beaucoup plus ou beaucoup moins que des êtres humains. La formation de l'Idée, l'accomplissement magique du « faire » de la poésie, nous hausse en des dimensions qui excèdent de toutes parts ce leurre que nous croyons être notre identité, ce leurre auquel, si nous désirons atteindre à la connaissance, les traditions védantiques et bouddhiques nous prescrivent de renoncer. Le mystérieux sanscrit de l'Ame qu'évoque Novalis est cette diction essentielle qui est la trame auguste du Cosmos.

En tous les arts, sciences, observations de la Nature ou de l'entendement humain, Novalis voit une confirmation de son intuition fondamentale: le monde est constitué comme un langage, et le langage est un monde. « La langue, écrit Novalis dans son roman "Heinrich von Ofterdingen", est vraiment un petit univers de signes et de sons. De même que l'homme en est le maître, il voudrait être le maître du grand univers et faire de celui-ci la libre expression de lui-même. Et c'est dans cette joie d'exprimer dans le monde ce qui est hors de lui, de réaliser l'aspiration essentielle et primitive de notre être que se trouve l'origine de la poésie. » La puissance des mots dans l'Idéalisme magique dépasse la simple force de représentation. Le mot est magique, il évoque, certes, mais aussi, il invoque. La similitude de la trame du langage et de la trame du monde justifie la puissance magique du mot lorsqu'en use le poète. Le génie de Novalis s'empare simultanément des perspectives scientifiques de son temps et des anciennes sagesses des bardes et des magiciens, pour accéder à la connaissance. Les termes ultimes de la connaissance sont l'ivresse et l'extase, - et cette pétition de principe n'a pas manqué de susciter de nombreux malentendus. L'esprit positiviste du dix-neuvième siècle s'est hâté de réduire les aperçus de l'œuvre de Novalis à des visions d'exalté. L'ivresse et l'extase, ces formes ultimes de la connaissance pressenties par Novalis n'infirment en rien la démarche initiale et le parcours qu'elle entreprend, et qui nous mène assez loin, bien au-delà des fausses alternatives qui rendirent inopérantes, jusqu'à ces derniers temps, toutes les tentatives d'épistémologie et d'herméneutique. Les hypothèses sur lesquelles se fonde la démarche de Novalis, et que le dix-neuvième siècle positiviste croyait caduques, connaissent aujourd'hui, de par les avancées de la physique et de la chimie, un regain de faveur. Le refus de la logique aristotélicienne, la méditation sur la logique du tiers-inclus, la prise en considération de l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, l'idée, enfin, à la fois très-ancienne et novatrice du monde constitué comme un langage (et peut-être, par voie de conséquence, comme une conscience) tout cela donne à l'œuvre de Novalis une actualité et une pertinence que le XIXème, embarrassé dans la morale et la science utilitaire, ne pouvait que méconnaître.

Schemhamphorasch: le Nom des noms

Novalis, découvreur des coïncidences, des analogies, des dualitudes, Novalis, poète et observateur des analogies, Novalis ennemi des systèmes et chantre des métamorphoses et des changements d'états, nous parle désormais d'une voix claire et compréhensible, ce qui n'est pas toujours le cas des encyclopédistes français du siècle dit « des Lumières ». Certes, l'esprit scientiste du dix-neuvième siècle persiste encore, son ultime argument pouvant se résumer ainsi: le monde nous apparaît comme un langage car c'est par notre langage que nous connaissons le monde. Cette connaissance serait donc une illusion, ou encore, pour utiliser le langage des psychanalystes, une « projection ». L'argument paraît fallacieux car il suppose a-priori, sans l'expliquer le moins du monde, l'hétérogénéité radicale de l'homme et du monde, la séparation arbitraire de celui qui connaît et de la chose connue, - l'homme dès lors ne pouvant jamais connaître que ses propres moyens de connaissance. Certes, nous connaissons le monde par le langage, mais comment ne pas voir que le langage se révèle à nous au fur et à mesure que nous connaissons le monde ? Notre langage est en réalité le langage du monde qui se révèle à nous-mêmes et par lequel nous nous révélons au monde. Le lien entre notre langage et notre monde, sensible dans les langues hiéroglyphiques ou idéogrammatiques, n'est pas moins évident dans nos langues alphabétiques car l'essence de la connivence et de la similitude se révèle dans l'unité foncière de la trame.

La trame du langage humain, sa texture, son tissage ne sont pas seulement semblables à la trame du monde, ils en font partie. Il n'y a pas à proprement parler de projection d'une trame sur une autre mais osmose et consubstantialité. Le monde parle à travers nous. Les Symboles dont nous usons ne nous appartiennent pas en propre. Le positiviste, obnubilé par l'illusion de son identité croit que les Symboles sont des productions de notre cerveau dont nous ornons le monde comme si nos productions mentales pouvaient être autre chose que des impressions du monde. Les signes, les Symboles par lesquels nous cherchons à atteindre à la connaissance, comment croire qu'ils puissent être autre chose que l'impression reçue par notre entendement de réalités qui nous sont extérieures ?

Il est légitime de vouloir comprendre le monde par le langage et les Symboles car c'est le monde qui a déposé en nous ce langage et ces Symboles. Par l'entremise de notre entendement, le monde se comprend lui-même. "Chaque descente du regard en soi-même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable" nous dit Novalis. En nous-mêmes nous trouvons les Symboles du monde car sans le monde nous ne serions pas dans cette forme et dans ce langage qui sont nôtres. Le monde est Symbole et c'est pourquoi nous le comprenons symboliquement. Toute connaissance est une montée sur l'échelle de la compréhension symbolique du langage, d'où son intérêt pour l'herméneutique et la Kabbale: « Une définition, écrit Novalis, est un nom réel ou générateur. Un nom ordinaire n'est qu'une note. Schemhamphorasch, le Nom des noms. La définition réelle est un mot magique, chaque idée a une échelle de noms; le nom supérieur est absolu et inconnaissable. Vers le milieu, les noms deviennent plus communs et descendent enfin dans l'anti-thétique dont le dernier degré est anonyme aussi. »

La lumière réfléchie du Symbole

La gnose de Novalis suppose donc une ascension qui, du degré le plus inférieur, l'uniformité de l'anonymat, va nous porter jusqu'au Nom des noms, qui est le Symbole par excellence. Alors l'entendement humain se transfigure et devient lui-même la Pierre philosophale. Tout débute par la conscience du Nom et le pressentiment de sa vertu anagogique. Le nom ne représente pas seulement, il invoque par la vertu du sens qui lui-même n'est autre que la lumière réfléchie du Symbole: « La désignation par les sons et les traits, écrit Novalis, est une remarquable abstraction. Cinq lettres m'évoquent Dieu, quelques traits un million de choses. Combien devient facile le maniement de l'univers, combien devient visible la concentricité du monde spirituel ! « 

Le point le plus haut dans la gnose alchimique est aussi le point le plus central. L'intériorité dont il est question dans la gnose chrétienne n'est pas le monde psychique mais le lieu central qui est à la fois intérieur à l'homme et au monde. Le Symbole du monde et le Symbole de l'homme sont un seul et même Symbole. Le pouvoir de nommer sauve la réalité de la chose nommée car il en révèle l'essence immortelle. Le romantisme de Novalis, certes, est ainsi qu'il a été dit souvent, la révélation de l'"homme intérieur" mais cette intériorité, il importe de la préciser est sans commune mesure avec l'inconscient des psychologues. « Il est étrange, écrit Novalis, que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable, et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disante psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... L'idée n'est venue à personne de rechercher de nouvelles forces innommées et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ».

Ce qui est dit dans un tel fragment demeure extraordinairement pertinent. Comment ne pas songer aux théories freudiennes, lorsque Novalis parle de « ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. » A la psychologie larvaire, qui se fond dans l'anonymat, Novalis oppose la psychologie divine qui s'exerce par l'auguste méditation des Symboles qui délivrera les « étonnantes générations qui sont encore enfermées en nous-mêmes », cet ensoleillement de l'être qui nous changera pour autrui et pour nous-mêmes en Pierre philosophale. Les belles songeries minières de Novalis préfigurent ses méditations métaphysiques concernant les noms et les Symboles. Un livre d'Albert Beguin évoque L'Ame romantique et le rêve, et certes, c'est par le rêve des arbres, des fleurs, des pierres et des ciels que nous atteignons à leurs réalités ultimes, non-dites, comme des promesses de salut et d'extase.

La définition de l'Ame selon Novalis donne lieu non seulement à une approche mystique mais aussi, et dans le même temps, à une exacte définition gnostique. La différence entre la mystique et la Gnose est moins une différence de nature que de degré. La mystique serait pour ainsi dire la formulation intuitive de réalités gnostiques apparues en visions ou, pour ainsi dire, en éclairage indirect. Ainsi la connivence du monde intérieur et du monde extérieur qui apparaît dans les contes et les légendes sous les atours du Merveilleux, évoque la présence de l'Ame sans en préciser véritablement la nature. Pour Novalis, cependant, l'Ame n'est rien de vague ou de sentimental; l'Ame ne relève pas davantage de la croyance; - l'Ame aussi étrange que cela puisse paraître, se définit dans les choses mêmes qui la définissent, et ne sont pas pour autant de l'ordre de l'abstraction.

Revenons aux beaux éclats des Fragments: « Le siège de l'Ame est là où le monde intérieur et le monde extérieur se touchent. Là où ils se pénètrent, il se trouve en chaque point de pénétration. » Pour parler de l'Ame, Novalis ne va donc pas partir d'un a-priori religieux mais de l'idée d'un siège, d'un site de l'Ame circonscrit par des réalités qui définissent l'Ame et, nous l'avons vu, se laissent définir par elle. L'Ame, pour Novalis, n'est pas quelque chose, ceci ou cela, l'Ame est là. Démontrer l'existence de l'Ame ou, au contraire, la récuser, n'a pour Novalis, aucun sens car l'Ame n'est pas un attribut repérable de l'être humain, une propriété, mais le site d'une rencontre. L'Ame est immortelle car elle est cette présence dans le présent qui "signe" la rencontre du visible et de l'Invisible. Comment imaginer que cette rencontre puisse être mortelle, puisqu'elle est le signe de tout commencement et de tout recommencement. L'Ame n'est pas notre propriété et cette simple évidence donne lieu cependant à un renversement herméneutique non-négligeable. Avec Novalis, nous quittons l'anthropocentrisme narcissique que nous a légué le positivisme du stupide vingtième siècle, pour retrouver une image de l'homme non pas inférieure à celle que proclame l'outrecuidance humaniste « démocratique », mais tout autre. L'image de l'homme dans la Gnose romane de Novalis, est ouverte, en métamorphose, livrée à des variations musicales. Ce n'est plus cette entité biologiquement caractérisée, aboutissement d'une évolution que vient sanctionner une « identité », liée à une espèce ou une sous-espèce. L'homme peut comprendre le Ciel, la terre, le monde divin car il fait partie de cette quaternité. Son âme n'est pas une propriété car son corps n'est pas une identité. Son humanité n'est pas un statut biologique mais une aventure et une rencontre avec ce qui, précisément, n'a rien d'humain. Les Symboles qui gisent en nous et que nous découvrons dans nos rêves et nos visions ne sont pas nos propriétés. Toute la philosophie de l'Alchimie se laisse comprendre à partir de là: « Le siège de l'Ame est tantôt ici, tantôt là, tantôt en plusieurs endroits à la fois; il est variable, de même que le signe de ses parties principales, que l'on apprend à connaître par les passions principales. » Ainsi, nous apprenons que nos humaines passions sont des moyens de connaissance de réalités que ne leur appartiennent plus en propre. Toute la mythologie témoigne de cette intelligence particulière des forces qui se révèlent à nous par nos sentiments et nos perceptions. Ces forces existent et se reflètent en nous. Il faudra donc l'invraisemblable narcissisme moderne pour croire que les Symboles sont originaires de nos passagères individualités ou collectivités humaines. Toute la science hermétique se fonde sur l'idée géniale que la nature est elle-même le Symbole d'une réalité invisible dont l'intelligence humaine peut entrevoir le sens et les arcanes en certaines circonstances favorables.

La méditation mercurielle

Notre entendement humain est le reflet de la nature, certes, car la nature est elle-même le reflet du monde divin. Ces jeux de reflets voyagent sans fin à travers les mondes et les états multiples de l'être, relevant, à chaque éclat, la présence variable de l'Ame. « L'Ame, écrit Novalis, est en rapport avec l'esprit comme le corps avec l'univers. Les deux lignes partent de l'homme et finissent en Dieu. Les deux circum-navigateurs se rencontrent sur les points de leur route qui correspondent. Il faut que tous deux songent au moyen de demeurer ensemble malgré l'éloignement, et de faire les deux voyages en commun. » Par ces prémisses, l'observation de la Nature, propre à Novalis et à la tradition alchimique acquiert une signification très différente de celle qu'elle revêt dans la science profane. Les objets observés sont les mêmes, mais le rapport de l'homme avec le monde ayant changé, les choses se mettent à parler. La Gnose romane est d'abord dans l'écoute. L'oreille fine, l'œil aiguisé, l'intelligence précise marquent la naissance ou la renaissance en nous de cette Gnose. « Si Dieu a pu devenir un Homme, il peut aussi devenir pierre, plante, animal, élément et peut-être, de cette façon y a-t-il une continuelle libération dans la nature. »

Pour celui qui sait écouter, la plante, la pierre, l'animal, l'élément parlent un langage divin. Toutes les procédures opératives du Grand-Œuvre sont dictées par le Dire impondérable que les choses révèlent à travers l'air, l'eau, le feu, la terre et leurs créatures. Ce que les alchimistes nomment le « Mercure philosophique » apparaîtra comme une excellente métaphore de l'Ame. « Dans toute la nature corporelle, écrit Barent Coender von Helpen, il n'y a pas de sujet plus digne d'admiration que le Mercure. Etant vif, il se laisse tuer; étant volatil, il se laisse fixer; étant opaque, il se laisse rendre transparent comme le cristal; et étant transparent, il redevient, si l'on veut, obscur comme une terre; il se rend soluble comme un sel et puis indissoluble comme une cendre d'os; il se laisse noircir et puis reblanchir; et il reçoit même toutes les couleurs de la nature. »

La méditation mercurielle de l'Alchimiste rejoint essentiellement l'herméneutique car il n'est point d'art de l'interprétation sans une mobilité de l'attention. Toute herméneutique naît d'une méditation mercurielle, car l'insaisissable préside aux métaphores et aux métamorphoses de l'Art de l'interprétation tel qu'il se pratique depuis les premiers commentaires de l'Odyssée. Et l'œuvre d’Homère elle-même, avec son périple et ses batailles n'est-elle point l'image magnifique d'une herméneutique générale du monde ? Le dieu Mercure, qui n'est autre qu'Hermès-Thoth, nous apprend, dans sa dénomination et sa fonction alchimique, à reconnaître la dualitude des phénomènes, leur aptitude à changer de signe, à être à la fois ceci et cela, au-delà d'un principe d'identité qui n'a de valeur que dans l'abstraction. L'Alchimie est une initiation au monde immanent. Aux œuvres lumineuses et chromatiques de l'Alchimiste, le monde immanent cesse d'être opaque et impénétrable; passant au-delà du leurre attribué aux choses, il en révèle l'essence, la resplendissante vérité intérieure.

La méditation mercurielle de Novalis le délivre de l'idée, absurdement matérialiste, d'une âme comme objet repérable, identifiable ou dont on pourrait ou non démontrer l'existence. L'âme est ceci et cela, ni ceci ni cela, elle échappe à la logique du tiers exclu comme aux réfutations péremptoires car, ubique, impondérable, elle est ce qui fait apparaître le sens comme un scintillement des profondeurs. La méditation mercurielle seule peut reconnaître ce qui anime, la source irrésistible de l'Ame. La grande difficulté que les intelligences modernes ont à entrer dans le monde alchimique et dans l'œuvre de Novalis, n'est sans doute pas étrangère au moralisme excessif qui empreint tous les thèmes de la modernité. Pour un esprit lent et puritain, la méditation mercurielle est inacceptable car elle entraîne l'esprit dans une liberté d'association où la Quantité et la planification n'ont plus aucune part. Tout, dans la méditation mercurielle, est dans la Qualité, l'Exception et la Divine Providence.

Pour l'Alchimiste qui œuvre sur le Mercure philosophique, l'identité des choses est un mensonge car tout est susceptible d'être vivifié, fixé, coagulé, précipité, sublimé etc... La grande inertie mentale du moderne veut que les choses soient simplement ce qu'elles paraissent être au premier abord. Novalis, au contraire, lance aventureusement sa pensée à la rencontre de toutes les métamorphoses. Rien, en ce monde n'est simple et immobile. L'imperturbable immobilité des pierres cèle un esprit volatil. Rien n'est donné une fois pour toute. L'intuition, valide dans le domaine même des sciences chimiques, l'est encore davantage dans le domaine métaphysique. La manie moderne de l'étiquetage, du culte identitaire, de la focalisation générique, cède alors devant l'amplification prodigieuse de la métaphysique des états multiples de l'être.

L'Ame étymologise

«  Lorsque nous parlons des états multiples de l'être, écrit René Guénon, il s'agit non pas d'une simple multiplicité numérique ou même généralement quantitative, mais bien d'une multiplicité d'ordre transcendantal, ou véritablement universel, applicable à tous les domaines constituant les différents mondes ou degrés de l'Existence, considérés séparément ou dans leur ensemble, donc, en dehors et au-delà du domaine spécial du nombre et même de la Quantité sous tous ses modes ». La précision est d'importance, car, non-numérale et applicable à tous les domaines, cette multiplicité renvoie, non à des identités mathématiques mais aux vertus transfiguratrices des Symboles. Les états d'être sont multiples, mais ils ne sont pas pour autant dénombrables, ni démontrables. L'Ame, dont parle Novalis, témoigne de ce transcendantal qui n'est ni dénombrable ni démontrable. Ainsi en va-t-il également de notre connaissance du langage du monde. Ce qui est dit témoigne d'un Dire qui n'est pas davantage dénombrable ni démontrable.

Le Dire de la poésie déchiffre et voit, là où la communication profane dénombre et démontre. Par-delà toutes les démonstrations, la Gnose amoureuse et romane de Novalis est vision. L'Ame est l'instrument de la connaissance. L'idée abstraite, le concept, se laissent ainsi traiter selon des procédures alchimiques. « A chaque concept, écrit Novalis, l'âme cherche un mot génétique-intuitif, c'est ainsi qu'elle étymologise. Elle comprend un concept quand elle peut le dominer, le manier de toutes façons, en faire à son gré de l'esprit ou de la matière. L'universalisation ou la philosophalisation d'un concept ou d'une image particulière n'est rien d'autre qu'une éthérisation, une décorporisation, une spiritualisation d'un spécifique ou d'un individu. »

Toute alchimie spirituelle va donc livrer à l'Ame cette mission de connaissance qui consistera à rechercher, en chaque concept, le mot génétique-intuitif. La formule, de prime abord, paraît énigmatique et l'idée suivante, selon laquelle, l'Ame étymologise peut paraître encore plus déroutante. Qu'est-ce donc qu'étymologiser, pour une âme ? Novalis suggère que le mouvement naturel de l'Ame est d'aller à la source, à l'origine. L'Ame étymologise car au-delà du concept elle reconnaît le mot par lequel s'accomplit intuitivement la genèse du concept, et par-delà le mot lui-même, l'Ame reconnaît l'image mercurielle dont les scintillations mobiles sont la vertu symbolique. L'Ame étymologise lorsqu'elle va vers ce tréfonds du mot où se révèlent les hauteurs et les profondeurs du Sens. L'Ame étymologise car elle connaît les arcanes de la Science philosophale. Or, celle-ci n'est pas soumission, quiétude, abdication mais une forme supérieure de l'action. « Chaque œuvre d'art, écrit Novalis, est un idéal a priori; une nécessité en soi, d'être là. »

L'étymologie des êtres et des choses révèle leur secrète nécessité d'être là. L'être-là, - ce « Dasein » de la philosophie allemande que certaines traductions nomment plus ou moins improprement « l'existence », - se rapporte avant tout à la présence. Etymologiser, c'est approfondir la présence du présent, comprendre l'être-là des pierres, des couleurs, des eaux, des ciels et des feux, par l'exercice d'une sympathie active. La lecture alchimique de l'œuvre de Novalis nous donne ainsi à comprendre en quoi l'idéalisme magique s'apparente à une gnose amoureuse. Pour Novalis, aimer et connaître sont Un. La magie est d'abord une magie amoureuse. Nous connaissons amoureusement le monde. La beauté versicolore des apparences se diffracte dans notre entendement par la vertu du désir.

Alors que le moderne, imbu de son identité, de son "Moi" caractérisé par l'inné ou par l'acquis, ne cesse de s'abstraire du monde, de poser entre lui-même et le monde une multiplicité d'écrans et de représentations, l'Idéalisme magique de Novalis est d'abord une façon d'aller au-devant du monde, d'apporter un monde dans un monde, d'être-là avec toute sa sensibilité et son intelligence: « Un rayon de lumière se brise encore en quelque chose de tout autre que des couleurs. Tout au moins le rayon de lumière est-il susceptible d'une animation, où l'âme se brise en couleurs de l'âme. Qui ne songe à ce moment au regard de l'Aimée ? »

« Le clavier des clartés »

Les couleurs du monde entrent en concordance avec les couleurs de l'Ame. L'Ame et le monde se colorent amoureusement. L'Alchimie est l'œuvre de ces chromatismes échangés, de cette circulation d'irradiations et de teintes frémissantes. La gnose propre à l'Idéalisme magique est semblable au regard de l'Aimée. Le regard est, par excellence, l'herméneutique du monde: « Le regard permet des expressions extraordinairement variées, les autres traits du visage ou les autres sens ne sont que des consonnes aux voyelles oculaires. La physionomie est ainsi le langage mimique du visage. Dire de quelqu'un: il a de la physionomie, c'est dire que son visage est un organe d'expression frappant, habile et idéalisateur... C'est par un long usage que l'on apprend à comprendre le langage du visage... On pourrait appeler les yeux un clavier de clartés. L'œil s'exprime comme la gorge produit des sons hauts et bas (les voyelles) par des illuminations plus fortes ou plus faibles. Les couleurs ne seraient-elles pas les consonnes de la lumière ? »

L'Idéalisme magique de Novalis acquiert ainsi sa souveraineté d'art de l'interprétation. Les yeux clavier de clartés font naître de visuelles et visionnaires partitions et les couleurs s'inscrivent dans le langage du monde comme les consonnes d'un alphabet. Mais l'Idéalisme magique ne se limite pas à une simple herméneutique, il est herméneutique créatrice. Le rapport que le lecteur établit avec l'œuvre du poète ou le rapport que le contemplatif établit avec le paysage qu'il contemple, sont magiques dès lors que l'art de l'interprétation devient art poétique. Alors, les limites ordinairement imparties aux sens volent en éclats, adviennent les synesthésies, les correspondances, qui seront pour le poète-alchimiste, autant d'échelles vers l'Ether glorieux de l'intelligence pure. « Tout contact spirituel ressemble au contact d'une baguette de magicien. Tout peut devenir instrument magique. » Si l'âme étymologise, chaque heure que nous vivons peut devenir une prière et même une prière exaucée. La grandeur, la beauté, l'intensité sont offertes. Il suffit de déjouer les forces néfastes qui cherchent à nous séparer de la beauté du monde : « Que celui à qui les effets d'un tel contact, les effets d'une baguette magique, semblent fabuleux et prodigieux, se souvienne simplement du premier attouchement de la main de l'aimée, de son premier regard significatif, de ce regard où la baguette magique est un rayon de lumière brisée. »

Le contact spirituel instaure entre ce que nous sommes et les êtres et les choses qui viennent à notre rencontre, une intelligence nuptiale, un couronnement de l'être, que symbolise le Rebis des Alchimistes. Il est possible d'être ici-bas, vains, séparés de tout, insignifiants, indéfiniment utiles et interchangeables, ainsi que nous veut le règne des Titans et de la technique, mais il est possible également ici-bas, à la faveur d'un contact spirituel, d'avoir soudain accès aux merveilles du monde, de s'y mouvoir comme en une Patrie bien-aimée. Pour Novalis, le monde d'enchantements et de mystères que l'enfance entrevoit est un monde vrai, duquel il n'est pas fatal que nous fussions éloignés par le temps. La reconquête est possible et elle est le propre du génie. « Il est des êtres, écrit Armel Guerne dans sa préface aux Disciples à Saïs, qui ont le don d'exister, presque de la sainteté dans l'art de reconnaître et de suivre leur vie au voisinage le plus proche de l'essentiel: une religion en eux, qui leur permet d'entrer et d'habiter à tout jamais dans l'une fois pour toutes un génie du génie qui leur révèle et leur enseigne le véritable sens des choses. »

Ce génie du génie est la vertu sainte qui nous est déléguée par les hautes puissances qui échappent au déterminisme. Nous vivons, nous apprenons à exister, à rayonner dans le site de la présence qui nous est imparti par un génie propre qui est à la fois le génie du lieu et le génie de l'Ame. Savoir lire les partitions secrètes du monde, c'est cela qu'Armel Guerne nomme le « génie du génie ». Novalis n'est pas seulement mystique et poète: il est aussi, comme nous l'avons établi, gnostique. Il connaît le « génie du génie », la source de toutes les sources, il sait nommer et décrire les étapes de l'Ame humaine au-delà du miroir. Au monde subtil, Novalis attache la même attention qu'au monde sensible. La Gnose relève à la fois de la vision et de l'interprétation. La connaissance couronne l'intuition.

Les Nobles Voyageurs

Le propos de Novalis dans son récit Les Disciples à Saïs s'avère résolument initiatique. L'intuition poétique que couronne l'interprétation métaphysique devient passage vers d'autres états de l'être. Ainsi qu'il advient souvent des œuvres de quelque profondeur, l'œuvre de Novalis n'a cessé de susciter des mésinterprétations philosophiques. L’obscurantisme romantique est une pure calomnie. Toute la ferveur de Novalis est orientée par une foi en l'intelligence active: « L'inintelligibilité n'est que la conséquence de l'inintelligence ». Cependant, ajoute Novalis: « On ne comprend pas le langage parce que le langage ne se comprend pas lui-même... Le vrai Sanscrit parlait pour parler, parce que la parole était son plaisir et son essence. »

Avoir l'intelligence du langage ce n'est pas se résigner à l'incompréhensibilité du monde, mais faire sienne la beauté dispendieuse, infiniment renouvelée par elle-même, du langage qui trouve dans la parole la source du génie de la parole. La parole se parlant à elle-même révèle le génie du génie, cette gratuité, cette dépense pure, inévaluable, que les mentalités utilitaires et gestionnaires ne peuvent comprendre. S'interroger sur le sens de la parole, consentir au libre déploiement de la parole du monde, exiger de soi-même la connaissance artistique des Symboles et s'en faire le messager ou le musicien, n'est-ce point d'emblée, entrer en résistance à l'égard des Normes qui imposent en tout une logique de l'identité et de la catégorie. Les Normes profanes obéissent à cette logique excessivement classificatoire qui dénie aux êtres et aux choses les ressources de l'infinité. Selon les Normes profanes de nos sociétés modernes, ou en voie de modernisation, les êtres et les choses sont explicables par les déterminismes prétendument « mis-à-jour » par les sciences biologiques ou sociales. Or, ce que l'on croit pouvoir interpréter, on croit aussi devoir le « gérer » pour utiliser le maître-mot des idéologies modernes. Le poète-alchimiste, au contraire, croit aux vertus infinies des choses divines. L'Alchimiste croit que les métaux peuvent, en certaines circonstances favorables, se changer les uns en les autres. L'Alchimiste ne croit pas en la logique de l'identité et de la catégorie qui caractérise le positivisme du dix-neuvième siècle. Il se trouve que la Physique et la Chimie du vingtième lui donnent raison, mais ces sciences s'avèrent, par le fait même, en contradiction avec le « sens commun ».

Le poète-alchimiste devra apprendre à résister aux tyrannies et aux pesanteurs du sens commun, c'est-à-dire aux opinions, aux croyances mécanisées par les explications et les gestions, afin de tenter l'aventure de l'interprétation. La sagesse dont il est question dans le texte initiatique Les Disciples à Saïs n'est pas une doxa mais une gnosis, non une croyance mais une connaissance. Les philosophes occidentaux modernes cultivent à cet égard la plus grande confusion. Le Maître de Sagesse dans le récit de Novalis n'est pas un dispensateur de réponses toutes faites apportant, à bon compte, la paix de l'âme. La pensée de Novalis est tout entière une pensée de l'inquiétude, de la promptitude. Tout se joue dans le questionnement permanent. De même l'Alchimiste interroge sans cesse les secrets de la nature sans jamais en proposer une explication définitive: c'est pourquoi les opérations de l'Alchimiste lui sont propres et ne sont pas reproductibles par n'importe qui. Ainsi en va-t-il précisément de la Sagesse que désirent les Nobles Voyageurs des récits romantiques. A la différence des sciences humaines modernes, l'usage des instruments intellectuels qui peuvent conduire à la sagesse et à la "vérité" ne prend sens que pour l'homme qui en use et à l'instant précis où il en use. La logique identitaire qui confère le vrai, l'indubitable, de façon systématique ou quantitative, est ici hors de propos. L'Alchimiste, le Noble voyageur des récits de Novalis n'anticipe point sa réponse dans la question qu'il pose, il veille, il aiguise son attention, il s'efforce de rendre plus limpide son entendement afin d'assister à la révélation progressive de la réponse qui s'ébauche à sa vision et qui, bien qu'universellement vraie, car métaphysique, ne vaudra sans doute jamais que pour lui-même.

Cette logique qui privilégie l'exception au détriment de la règle, la Qualité au détriment de la Quantité, pour étrange qu'elle puisse paraître au moderne n'en fut pas moins le principe de toutes les créations métaphysiques, théologiques et artistiques de l'humanité jusqu'à la Renaissance et souvent bien au-delà. Œuvrer aux retrouvailles avec ce Principe: tel sera le sens de notre méditation philosophale. Traité et récit initiatique, Les Disciples à Saïs ressaisissent la pensée européenne au moment où elle n'est pas encore solidifiée. Observons l'étroitesse des comportements, des pensées, du langage, des expériences de la vie quotidienne et des sensations d'un Occidental moyen en cette fin de siècle et mesurons, à l'aune des Disciples à Saïs et des Fragments de Novalis, ce qui a été perdu !

L'oraison

La méditation alchimique, qui reconnaît dans les pierres, les arbres, les hommes et les dieux des manifestations de la Possibilité universelle, nous donne, en tant que personnes, des frontières qui se perdent dans l'indéfini. L'être-là, le "dasein" s'exerce, en Alchimie, avec une plénitude oubliée depuis lors. La gnose de Novalis est l'effort héroïque, - mais animé par une confiance immense dans le génie humain et dans la bienveillance de la nature, de reconquérir la vastitude sacrée entrevue dans l'enfance et dont les affaires adultes nous séparent par toutes sortes de ruses de subterfuges et de brutalités. Cette gnose alchimique, il va sans dire qu'elle convoque les pouvoirs de l'intelligence là où la modernité spectaculaire ne cesse de les assoupir. Qu'est-ce en effet que l'intelligence, sinon, en premier lieu, la vertu d'analogie ? « De bonne heure » est-il dit dans Les Disciples à Saïs, à propos du Maître de Sagesse, « il remarquait les combinaisons, les rencontres, les coïncidences. Il finit par ne plus rien voir isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses: il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler des choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les hommes, des étoiles, les pierres, des animaux, les nuages, des plantes; il jouait avec les forces et les phénomènes; il savait où et comment trouver ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître; et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes »

Art poétique, vue du monde, ce passage des Disciples à Saïs va encore au-delà: c'est un véritable traité de la souveraineté. La Quête de la souveraineté qui est au cœur du Grand-Œuvre ne se confond en aucune façon avec une recherche des pouvoirs, une inflation du Moi mais, au contraire, par une extinction du Moi dans les vastitudes lumineuses et colorées de l'Analogie. Les êtres et les choses mystérieusement correspondent. Les catégories, les identités sont frappées d'inconsistance. La pensée vole au-devant des images que lui révèle sa profondeur, miroir des hauteurs et des abîmes de l'Ame du monde. Avoir l'intelligence du monde, c'est associer le plus étroitement possible, jusqu'à les fondre en une seule gnose, la perception et la compréhension. La vision du Maître embrasse amoureusement le visible et l'invisible en un seul faisceau de connaissance. La séparation de la perception et de la connaissance est sans doute à l'origine de l'absurde spécialisation des sciences, et, plus en amont, de notre incapacité à nous livrer au ravissement du Sens qui naît de l'herméneutique créatrice. Or, comment ne pas voir que, dans leur essence, percevoir et comprendre sont un seul et même acte créateur ? La spécialisation de l'entendement, sa division en perception et compréhension, n'a de sens que dans une démarche purement utilitaire et technique. Dès lors que la connaissance se hausse au désir d'une rencontre avec le monde et non d'une simple utilisation de tel ou tel de ses pouvoirs, la perception s'approche de la compréhension, la perception rejoint la compréhension en une seule attente.

Cette attente, cette disponibilité, n'est autre que l'intelligence même, et la définition qu'en propose Novalis n'est rien moins qu'obscurantiste. Cette intelligence du monde qui joue simultanément des registres du sensible et de l'intelligible témoigne de cette souveraineté où le Moi n'est plus le centre de la pensée mais un élément parmi d'autres car, par l'expérimentation des états multiples de l'être, les choses cessent d'être asservies à un seul état, une seule identité pour entrer en concordance avec la bruissante et chatoyante souveraineté du monde. L'Art, le génie poétique naissent de cette rencontre de la perception et de la compréhension. L'Alchimiste voit la couleur et cette couleur lui porte le sens de la métamorphose en cours où le Léger, le Subtil, le Lumineux se libèrent progressivement du lourd, de l'épais et du l'obscur. « Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps... ». La Pensée est, au sens étymologique la pesée. La juste pondération est le propre de l'Art de la Balance, Symbole de l'Analogie qui révèle la vertu transfiguratrice des rencontres et des coïncidences. Ne rien voir isolément, n'est-ce point rendre hommage aux subtils tissages du cosmos, à ces orchestrations prodigieuses qui se révèlent à la perception lorsque la perception est elle-même compréhension ? Comment comprendre sans percevoir et comment percevoir sans comprendre ? La perception gnostique est cela-même qui nous délivre de notre identité humaine. En comprenant ce que nous percevons, nous entrons dans le langage secret des astres, des pierres, des plantes; et le Grand-Œuvre, dans sa patience et sa solennité n'est autre que l'interprétation de ce langage et son oraison: « - et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes... »

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

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