02/01/2022
Notes sur l'oeuvre de Friedrich Nietzsche:
Luc-Olivier d’Algange
Notes sur l’œuvre de Friedrich Nietzsche
Nietzsche fut d'abord un homme de goût. Ce qu'il saisit d'emblée dans les idées, les paysages, les oeuvres, c'est une saveur. Son traité Le Gai Savoir ne dit rien d'autre que la précellence de ce qui peut se goûter, se savourer et faire ainsi l'objet, non d'une évaluation morale ou « scientifique », mais d'un jugement esthétique, un jugement d'homme de goût en accord avec la beauté, la profondeur et « les aspects problématiques de la vie ». Ce caractère constant de l'œuvre de Nietzsche est ce qui l'éloigne le plus du Moderne qui érige l'utilitarisme et la goujaterie en principes universels. Ce caractère fait de Nietzsche l'égal et pour ainsi dire le « contemporain spirituel » de nos Moralistes du Grand siècle qui furent pour lui des modèles et qu'il jugea même, quelquefois, supérieurs aux Grecs. Nietzsche fut indubitablement le plus français des écrivains allemands.
Sa notion du « bon Européen » se précise dans le compagnonnage des oeuvres de Spinoza, de Montaigne, de Pascal. Il y a différentes façons d'être « Européen ». L'Europe allemande n'eut guère la faveur de Nietzsche qui cultivait à l'égard de ses compatriotes cette saine méfiance qui fut également celle de Goethe, d'Hölderlin et de Schopenhauer. L'Europe que Nietzsche pressent, qu'il désire, dont il entrevoit les signes distinctifs à travers les nuées assez sombres qui annoncent les catastrophes du début du vingtième siècle, est bien une Europe française, ou plus exactement une Europe romane, où la grâce des gestes et l'audace et la profondeur des pensées s'accordent en une même puissance. Ces préférences, ces puissances, la philosophie de Nietzsche consiste précisément à ne pas les justifier et encore moins à chercher à se les faire pardonner. Entrer dans l'œuvre de Nietzsche, c'est entrer dans une sapience où la légèreté et la gravité s'accordent dans une beauté dont on ne sait exactement, tout d'abord, si elle désigne un commencement ou une fin.
Telle est la première question qui se pose au lecteur attentif: la légèreté et la gravité unies en ces phrases à la fois désinvoltes, aristocratiques et obscurément pressantes, tragiques et confidentielles sont-elles l'hymne ultime d'un savoir-vivre et d'un savoir-être irrémédiablement perdus, d'une profondeur légère destinée à disparaître avec ce « Progrès » que l'on n'arrête pas davantage que la peste ? Ou bien cette conjugaison de vertus contradictoires est-elle l'ébauche d'un chant nouveau, d'un monde nouveau ? Sont-elles crépusculaires ou aurorales ? Sans doute l'un et l'autre, et ce serait une clef à l'énigme que demeure pour beaucoup d'exégètes, l'Eternel Retour. Heidegger dans ses approches si lumineuses des Présocratiques nous montre en quoi c'est au Couchant que se divulguent les secrets du Levant. Il fallait attendre l'assombrissement du monde avant la nuit pour que fussent entendues, enfin, et comprises, les paroles aurorales et l'ontologie des premiers d'entre les philosophes européens.
La première vertu de l'œuvre de Nietzsche est d'éveiller notre entendement, d'en accroître la sensibilité, d'en fourbir les armes, voire de lui inventer de nouveaux instruments de perception. De même que Goethe inventa, à partir de ses observations, une « Théorie des couleurs » qui est loin d'être devenue obsolète, Nietzsche invente une nouvelle façon de percevoir les « valeurs » qui fondent les cultures et les civilisations. Cette perception, on pourrait la dire à la fois musicale et diététique. Les valeurs morales de son temps, Nietzsche les écoute, il en perçoit les dissonances, voire la vulgarité, en musicien. Confondre l'utilité sociale et le Bien moral, comme le font les valeurs bourgeoises de son temps, et du nôtre, c'est là un discord qui heurte toute sensibilité musicale un peu raffinée, c'est une incontestable faute de goût, et donc une offense au Vrai et au Beau. Ce que produit cette morale, c'est pire que de la mauvaise musique, c'est une abominable cacophonie qui rend la vie à tel point insupportable qu'elle en favorise le nihilisme.
« Sans la musique, la vie serait une erreur » écrit Nietzsche. Or, cette a-musicalité, ou cette anti-musicalité des « valeurs » dominantes a précisément pour conséquence, sinon comme but, de léser la vie, de la rendre impossible, d'en favoriser la négation systématique, autrement dit d'instaurer la tyrannie du nihilisme, comme « horizon indépassable ». Face au Progrès, aux philosophies politiques utilitaristes, aux morales puritaines, à l'idolâtrie de la science, Nietzsche s'oppose comme critique musical. Restituer au monde sa musique, réapprendre à jouer, revenir dans le courant scintillant du devenir, dans l'innocence de la variation, que connurent toutes les civilisations traditionnelles; se délivrer du schéma, de l'abstraction, tel sera le remède préconisé par la diététique nietzschéenne.
La morbidité générale de l'époque, l'affadissement des mœurs, la morosité et la mauvaise humeur, tous ces symptômes déplorables qui rendent ordinairement si pénible la fréquentation de nos semblables et nous inclineraient à devenir anachorètes, Nietzsche diététicien y voit à la fois les causes et les conséquences de mauvaises interprétations philosophiques et de mauvais traitements. Par méconnaissance de son corps et de son âme, par manque d'hygiène morale, par de fallacieuses analyses, l'homme moderne se rend inapte à user de son entendement; il se prive de la puissance magnifique d'exercer sa vie et de la hausser à la beauté et à la dignité d'une oeuvre d'art. Le propre de l'homme moderne est de se mortifier par bêtise et par mesquinerie, ou, pire encore, par paresse, par négligence. L'admirable « intempestive » sur Schopenhauer, qui contient en germe toute l'œuvre future, commence par cette observation: « Les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le secret de la mauvaise conscience de chacun, en affirmant que tout homme est un mystère unique ».
Sans doute Nietzsche n'était-il point l'absolu pessimiste que voient en lui les spécialistes informés de sa loyauté persistante, quoique critique, à l'égard de l'œuvre de Schopenhauer: le Solitaire d'Engadine croyait être compris en l'an 2000. A lire les âneries et les disertes approximations qui s'accumulent à une vitesse grandissante, tout au plus peut-on croire, qu'à défaut de la compréhension de l'œuvre elle-même, est offerte à nos contemporains la possibilité d'être confrontés à la croissante pertinence de ses analyses: « Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent indifférents, indignes qu'on les fréquente et qu'on les éduque ». Cette humanité indifférente, en tant que « marchandise fabriquée », cet individualisme de masse, véritablement industriel, alors que l'art de l'éducation traditionnel équivalait à un artisanat, cette humanité des « derniers hommes », il faudrait désormais être bien naïf pour ne pas voir son triomphe. Or, ce triomphe est une offense faite au génie, à l'éclat unique, au frémissement de la vie; ce triomphe est un reniement, un abandon, un en-deçà: « Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne, plus répugnante, que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut même plus attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf, et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné... » Emprisonné dans un monde de représentations industrielles, réduit à un état de plus en plus spectral, virtuel, l'homme moderne, devenu objet de série n'en parade pas moins, au milieu de ses jouets technologiques comme un « fantôme galonné. » Il tient à son rang dans l'inexistence avec un fanatisme étrange, lui qui a renoncé à toute aventure et toute chance d'atteindre à la vie magnifique. L'intellectuel moderne n'échappe guère à l'emprise de ce monde spectral, à ce consentement à la médiocrité, soit par manque d'imagination, soit par mauvaise conscience. Se dénigrant lui-même, échappant à son propre génie, louchant à droite et à gauche, vers les pouvoirs du Démos ou de l'Argent, l'intellectuel qui renie la souveraineté de l'Intellect, et se met par exemple à idolâtrer l'Economie ou la Race, devient cette créature honteuse, morne et répugnante qui n'use de son talent d'écrivain que pour insulter le Logos, de sa mémoire que pour offenser la tradition. Il sera un nihiliste complaisant, trouvant dans son rien son confort et sa dignité de « fantôme galonné ».
Surmonter le nihilisme, vaincre la mauvaise conscience, c'est d'abord retrouver la beauté du geste, et le sens de sa profondeur. Pour un écrivain, ce sera retrouver la saveur des mots, et le gai savoir d'un art d'écrire, non plus honteux, mais simple et loyal. Victorieux du nihilisme passif, le philosophe-artiste, autrement dit l'homme de goût, retrouve la sérénité, mais cette sérénité n'est point la sérénité de l'homme qui renonce ou qui abdique, mais la sérénité qu'apporte une décisive victoire sur soi-même: « Car il existe, précise Nietzsche, deux façons très-différentes de sérénité. Le penseur véritable rassérène et réconforte toujours quoiqu'il exprime, sa gravité ou sa plaisanterie, son entendement humain ou son indulgence divine; il le fait sans gestes moroses, sans mains tremblantes ni yeux mouillés, mais avec assurance et simplicité, avec force et courage, peut-être d'une façon chevaleresque et dure, en tous cas comme quelqu'un qui est victorieux. »
Nietzsche est indubitablement de ces penseurs qui donnent du courage. L'étymologie ne ment pas: son oeuvre est un cordial. Ceux qui ne peuvent entendre son nom sans imaginer un prophète allemand furibond apologiste effréné de la brutalité de l'Histoire ne percevront point ce qu'il y a de simple, de loyal, de bienveillant et de débonnaire dans la prose de Nietzsche. Nietzsche est avant tout un écrivain amical, il s'adresse à des amis connus ou inconnus avec cette honnêteté qui, interdisant les illusions optimistes, autorise de peindre une réalité sous des traits un peu sombres. La critique de Nietzsche n'est jamais malveillante. Son « pessimisme » est une incitation à la joie. Au demeurant ceux d'entre nous qui ont quelque expérience de leurs semblables le savent: les pessimistes, qui s'attendent toujours au pire ne cessent de renouveler leur joie d'avoir cette fois encore échappé aux désastres prévus; les optimistes et les progressistes, eux, passent de désillusions en désillusions et leur tendance générale est à l'acariâtre.
Un mot a pu surprendre, dont nous qualifions l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal, c'est celui de débonnaire. Mais, là encore, il faut entendre, sous le sens acquis, et parfois peu profitable car mal acquis, le sens originel. Le débonnaire, celui qui a bon air, n'est autre que l'aristocrate. L'une des constantes de l'œuvre de Nietzsche est précisément la recherche et la défense d'un idéal aristocratique, d'un type humain délivré du ressentiment. Rien n'a été aussi mal compris dans l'œuvre de Nietzsche que ce songe stendhalien des « rares heureux », cette méditation proche des « Pléiades » de Gobineau, ce goût réaffirmé pour les fils de rois. Les interprètes les moins bien avisés n'ont cru voir dans cette préférence qu'une apologie de la loi du plus fort, alors qu'il s'agit exactement du contraire. Pour Nietzsche l'aristocratie trouve précisément sa raison d'être comme sauvegarde du plus fragile, du plus menacé. L'aristocratie, qui est au principe de toutes les hautes cultures, est un combat contre l'état de fait. : « Les hommes les plus semblables entre eux, les plus ordinaires, avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins facile à comprendre ont grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus in simile naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »
L'aristocratie n'est donc point, dans l'acception particulière que Nietzsche donne à ce mot, un produit naturel de l'état de fait, de l'évolution, mais au contraire l'effet, toujours menacé, fragile, rare, et d'autant plus précieux, des « forces adverses » : « L'âme inférieure est mieux armée que l'âme aristocratique. » Cette simple observation suffit à légitimer l'aristocratie, en tant que notion décisive de la philosophie politique, en tant que nécessité d'une gradation et d'une hiérarchisation des droits et des devoirs, en tant que sens supérieur de l'équité. Si l'âme aristocratique est réduite à n'être que l'égale de l'âme inférieure, cette dernière triomphera et ne laissera pas la moindre place à la première. Toute la difficulté de l'interprétation des notions nietzschéennes tient à ce qu'elles demeurent ouvertes. L'aristocrate, pour Nietzsche, n'est pas le hobereau qui va à la Messe et élève des marmailles par cohortes dans de grandes maisons mal chauffées. L'aristocratie, pour Nietzsche est un style, fait de désinvolture, de loyauté et de bienveillance mais elle est aussi, et surtout une possibilité. Nietzsche songe à une possibilité humaine qui, tout en demeurant fidèle aux oeuvres et aux exemples du passé, n'est pas encore advenue.
La critique sans la moindre concession que Nietzsche fait du monde moderne, du monde des « derniers des hommes », n'est pas le moins du monde réactionnaire. Le réactionnaire, pour Nietzsche, c'est l'homme qui trahit son propre génie, l'utilitaire, l'homme du ressentiment, emprisonné dans la pensée calculante et qui ignore ou dédaigne, avec une inconcevable prétention, l'Art et l'ivresse, Apollon et Dionysos. L'aristocratie, non en tant que classe, mais en tant que possibilité supérieure d'exercer son humanitas, sera d'abord le pouvoir de l'excellence, de la force généreuse, principe de grandeur et de véracité. Seule une vertu donatrice fonde le grand et le vrai. Telle est la puissance, cette autre notion si radicalement incomprise. La puissance est le secret du Don et de la possibilité offerte, et que la paresse ordinaire de l'homme dédaigne, de la vie magnifique.
Toute l'œuvre de Nietzsche apparaît comme mise en mouvement par l'étonnement et la révolte que suscite en lui le spectacle d'une vie amoindrie, d'un consentement à une vie inférieure, mesquine. Des possibilités immenses s'offrent à l'entendement humain, des chances prodigieuses, des mondes de rêve et d'ivresse, de volonté et de joie, et personne ne semble s'en apercevoir. L'impatience, le sens du tragique et du rire, le sarcasme, le lyrisme, et même la folie sont les réponses de Nietzsche à cet incroyable aveuglement. Le tempérament éminemment chevaleresque de Nietzsche lui interdit de se résigner à ce que la beauté fût à tel point méconnue. Il se fait humoriste, danseur, érudit, poète pour trouver le moyen d'atteindre à la conscience obscurcie de ses contemporains, mais en vain. La facilité du malheur triomphe sans peine de la joie ingénue, de la fontaine jaillissante, dont il veut nous abreuver.
Ce monde est bas, médiocre, vulgaire, il est une insulte faite à nos sens et au sens lui-même, ce monde est sans goût, insipide ou saumâtre, c'est un monde dominé par les brutes, les fanatiques et les goujats, mais c'est aussi, et c'est là le prodigieux espoir qui anime envers et contre tout la volonté de puissance nietzschéenne, un monde fondé sur de fausses représentations, sur des ombres, un monde virtuel, fantomatique. L'idéal de la « bête de troupeau »peut dominer le monde, « avec cet amour du prochain qui n'est que le mauvais amour de vous-mêmes », le « plus froid des montres froids » peut bien devenir planétaire et partager son pouvoir entre le fondamentalisme et la marchandise, tout cela peut bien se réaliser au-delà de nos craintes, il demeure une irréductible souveraineté: « La première question n'est nullement de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais s'il y a quelque chose de quoi nous soyons satisfaits. En admettant que nous disions oui à un seul moment, nous avons par là dit oui non seulement à nous-mêmes mais à l'existence toute entière. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes ni dans les choses: et si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d'une lyre, ne fût-ce qu'une seule fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul évènement, et dans ce seul moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée. »
Cette affirmation de l'être, de la bonté de l'être et de la gratitude humaine sera à l'origine de ce que Nietzsche nomme le « grand style ». Comprendre l'être à partir du style n'est point un détour: c'est le chemin le plus court, sinon celui du moindre risque. Il ne s'agit point seulement d'encourir le ressentiment du médiocre ou d'être mal compris: le danger, le danger apollinien, est d'être frappé par la foudre. La menace de la foudre d'Apollon à laquelle Nietzsche s'expose, que le vulgaire nommera « folie », rien ne peut en être dit qui ne soit mensonger si l'on oublie que le goût de Nietzsche, sa science, sont dévoués et unis dans un même combat contre la démesure, contre l'hybris. La promesse de Nietzsche, son vœu le plus généreux, son exemple le plus courageux, résident dans une pensée ayant retrouvé ses limites, d'une pensée délivrée du pathos romantique ou, plus exactement moderne (le mot « romantisme » si on l'associe à Novalis désignant une tout autre exigence harmonie romane). Le choix de Bizet contre Wagner est avant tout une métaphore pour dire la préférence nietzschéenne pour le fini, la limite claire et la défiance à l'égard de l'infini et de l'indéfini. L'ontologie nietzschéenne célèbre la forme, car la forme est la révélatrice de l'être, son don le moins récusable. Que Nietzsche ait entraîné dans son sillage tant d'esprits fumeux et outrecuidants nous donne la mesure de la non-lecture en ce siècle de « communication ».
Un grand auteur, de nos jours, est un auteur que l'on se dispense grandement de lire. Entre l'ignorance pure et simple et l'écrasement sous l'exégèse savante qui interdit tout recours intime et personnel à l'œuvre, il existe une heure fugace, matinale, périlleuse et belle où la possibilité immense d'une oeuvre offerte jaillit dans l'âme de quelques lecteurs assez magnanimes pour aller à l'essentiel et ne pas se laisser heurter par des divergences d'opinions. Or, ce qui permet d'accéder à l'essentiel, ce ne sont point les thèmes, les références, les méthodes, mais le style, ce que Nietzsche nomme « le grand style ». C'est par le style que s'opère le partage. C'est par le style que le lecteur devient l'hôte de l'auteur, de même que l'auteur devient l'hôte du lecteur. Cela seul suffirait à montrer que le style, en termes platoniciens, ne relève point de la superficielle « doxa » mais de la « gnosis ». Le style est à la fois l'instrument de la connaissance et la connaissance elle-même dans son mouvement de retour sur elle-même.
Comprendre ce que Nietzsche nomme le « grand style », c'est déjà être passé de l'autre côté de l'alternative sommaire du fond et de la forme. Le style n'est point seulement le bien écrire, le bon usage, le respect de certaines règles, le goût inné de la correction, c'est aussi, et au-delà, le respect d'une Norme, dont la sauvegarde revêt un aspect un peu mystérieux. Haute et abyssale, cette Norme définit le style comme une victoire, mais une victoire en dehors des convenances, sur la confusion, l'aléatoire, le hasard, l'éphémère et quelques autres idoles modernes: « Le grand style consiste dans le mépris de la mesquine et courte beauté, en vertu d'un sens pour ce qui est durable avec peu de moyens. »
L'art d'écrire rejoint l'éthique. Loin de la mauvaise conscience des folliculaires qui ne rêvèrent que de se délester du poids de leur nullité sur une classe « rédemptrice », Nietzsche honore l'art du scribe en lui conférant une dignité morale. Ce peu de moyens avec lesquels il nous faut servir ce qui demeure, ce sont nos phrases; et qu'une seule entre toutes fût belle suffit à justifier tous nos efforts. Le grand style nous dit Nietzsche est « une maîtrise exercée sur l'abondance du vivant, où la mesure règne, fondée sur le calme de la grande âme laquelle est lente à s'émouvoir et garde une aversion pour l'excessivement vivant... » Une pensée en acte est une victoire sur la démesure, autrement dit sur la titanesque modernité. « Qu'importe, écrit Nietzsche, tout le développement des moyens d'expression, si cela même qui exprime, si l'art a perdu la loi propre ? »
Retrouver la loi propre de l'art, retrouver le principe du grand style, c'est s'établir avec honneur, être à nouveau fondateur, c'est-à-dire libre du ressentiment qui dénigre, profane et bafoue. Retrouver la loi propre de l'art, c'est comprendre que l'art peut être un moyen de connaissance, et non pas seulement une beauté mesquine, accidentelle, passagère. Ainsi le Goût, la science des saveurs, le Gai Savoir loin d'être les prétextes à la manifestation d'une subjectivité « sans entraves », sont au contraire l'approche, non dépourvue d'humilité d'une Norme qui pour être ignorée de toute une époque mais n'en demeure pas moins pertinente pour quelques uns. « C'est à nous autres penseurs qu'appartient le droit de fixer le bon goût en toutes choses ». L'irréductible souveraineté du philosophe-artiste, tient en cette contradiction vécue entre l'art et la vérité, contradiction vécue et surmontée. « Le Goût, c'est à la fois, le poids, la balance et le peseur » est-il écrit dans le Zarathoustra. Nous sommes fort loin de l'interprétation banale qui ne voit dans la souveraineté du Goût rien d'autre que le pouvoir subjectif de décider de ce qui nous plaît ou nous déplaît et d'en faire une sorte de morale autonome. C'est oublier la balance et le poids. Or, cette interdépendance du peseur, du poids et de la balance, cette recherche de la juste pesée, comment ne pas lui reconnaître une valeur autre que subjective, et même autre qu'individuelle ?
N'oublions pas que la pensée est étymologiquement la juste pesée, que dans sa définition du Goût, Nietzsche revient à la définition la plus originelle de la pensée, la plus normative, et s'affirme de la sorte en rupture radicale avec la doxa du Moderne, qui pose ses opinions, en niant à la fois le peseur, la poids et la balance. « Le sens du Goût est le vrai sens médiateur ». Cette coalescence sans cesse recherchée entre l'art et la vérité, c'est le Goût en tant que science qui en réalise les oeuvres, à travers le grand style et cette liberté essentielle qui n'est pas la liberté du « n'importe quoi » ou de l'insolite, mais la liberté sauvegardée par la Mesure et par la grandeur du fini. Nietzsche, certes, est « un philosophe de la liberté », mais la liberté pour laquelle il lutte, comme pour ses goûts et ses couleurs, n'est pas une liberté abstraite, ou une liberté informe, c'est une liberté qui s'accorde à la forme et à la beauté, ou, plus exactement c'est une liberté préservée par la forme et par la beauté. « Tel qui perd sa dernière servitude perd aussi sa dernière raison d'être », ce propos va au-delà de l'éthique des "fils de rois" que nous évoquions plus haut. Si la forme et la beauté sont l'ultime raison d'être de la liberté, si nous perdons cette raison, nous perdons tout et notre seule « liberté » serait alors d'être universellement soumis à la laideur et à l'informe.
Ce qu'il y a de plus difficile à comprendre pour le Moderne, et que l'œuvre de Nietzsche, avec une patience et une bienveillance constantes, propose à notre attention, est cette énigmatique alliance entre la Mesure et la liberté, entre la beauté sauvegardée et réaffirmée et l'accomplissement de la personne. Le Moderne qui veut s'accomplir, être lui-même, n'être redevable à rien ni à personne, s'en trouve possédé, esclave, et uniformisé comme il ne fut jamais dans les siècles antérieurs, même sous les despotismes les moins aimables. Affirmant sans cesse ce dont il se dépossède lui-même, créant les conditions de sa servitude par l'affirmation démesurée de sa liberté, l'homme moderne ne peut lire Nietzsche, et s'il le lit, il n'y peut rien comprendre, car à chaque détour de sa pensée, Nietzsche nous rappelle qu'il n'est de liberté que créatrice. « Libre, pour quoi faire ? » Ce n'est point là le propos d'un ami des tyrans mais celui d'un poète. La liberté doit être traduite en actes, et ces actes seront des actes de poètes s'ils entrent en concordance avec ces hautes raisons d'être que sont la beauté et l'être lui-même dont la beauté resplendit.
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