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11/12/2022

Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:

Un article de Philippe Barthelet:
 

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Le Seigneur des Formes
 
Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.
 
« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…
 
Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs. « Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ».
 
C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ».
 
C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entre-maudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».
 
L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.
 
Philippe Barthelet
 
Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne", Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.
(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)

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04/12/2022

Hommage à Stefan George:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Stefan George

 

 

 

La poésie est un combat. Aussi sereine, désinvolte ou légère qu’on la veuille, si éprise de songes vagues ou du halo des mots qui surgissent, comme l’écume, de l’immensité houleuse de ce qui n’est pas encore dit, la poésie n’existe en ce monde que par le dévouement, le courage, l’oblation martiale de ses Serviteurs. A ce titre, toute poésie est militante, non en ce qu’elle se voudrait au service d’une idéologie mais par la mise en demeure qu’elle fait à ceux qui la servent de ne servir qu’elle. Nul plus que Stefan George ne fut conscient de cette exigence à la fois héroïque et sacerdotale qui pose la destinée humaine dans sa relation avec la totalité de l’être, entre le tout et le rien, entre le noble et l’ignoble, entre l’aurore et le crépuscule, entre la dureté du métal et « l’onde du printemps » :

 

« Toi, toujours début et fin et milieu pour nous

Nos louanges de ta trajectoire ici-bas

S’élèvent Seigneur du Tournant vers ton étoile… »(1)

 

Le cours ordinaire des jours tend à nous faire oublier que nous vivons brièvement entre deux vastitudes incertaines qui n’appartiennent point à ce que l’homme peut concevoir en terme de vie personnelle, et qu’à chaque instant une chance nous est offerte d’atteindre à la beauté et à la grandeur en même temps que nous sommes exposés au risque d’être subjugués par la laideur et la petitesse. Depuis que nous ne prions plus guère et que nos combats ne sont plus que des luttes intestines pour le confort ou la vanité sociale, ce qu’il y a de terrible ou d’enchanteur dans notre condition nous fait défaut. Nous voici au règne des « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Pour Stefan George, la poésie est un combat car le monde, tel qu’il se configure, n’en veut pas. La poésie n’est pas seulement le combat de l’artiste avec la matière première de son art, elle est aussi un combat contre le monde, un « contre-monde » selon la formule de Ludwig Lehnen, qui est, pour des raisons précises, le contraire d’une utopie. Pour Stefan George, ce n’est pas la poésie qui est l’utopie, le nulle part, mais ce monde tel qu’il va, ce monde du dernier des hommes auquel la poésie résiste :

 

« Ainsi le cri dolent vers le noyau vivant

Retentit dans notre conjuration fervente » (2)

 

On peut, certes, et ce sera la première tentation du Moderne, considérer cette majestueuse, hiératique et solennelle construction georgéenne comme une illusion et, de la sorte, croire la récuser. Il n’en demeure pas moins que cette illusion est belle, que cette illusion, si illusion il y a, entraîne en elle, pour exercer les pouvoirs du langage humain, le sens de la grandeur et du sacrifice, l’exaltation réciproque du sensible et de l’intelligible. Force est de reconnaître que cette « illusion » si l’on tient à ainsi la nommer, est à la fois la cause et la conséquence d’une façon d’être et de penser plus intense et plus riche que celles que nous proposent ces autres illusions, ces illusions subalternes dispensées par les sociétés techniciennes ou mercantiles, voire par les idéologies dont les griseries sont monotones et fugaces :

 

« Et renferme bien en ta mémoire que sur cette terre

Aucun duc aucun sauveur ne le devient sans avoir respiré

Avec son premier souffle l’air rempli de la musique des prophètes

Sans qu’autour de son berceau n’eût tremblé un chant héroïque. » (3)

 

L’éthique s’ordonne à des Symboles et à une discipline qui resserre l’exigence autour du poïen. Ascèse de la centralité, du retour à l’essentiel, de l’épure, cette éthique rétablit la précellence d’une vérité qui se laisse prouver par la beauté en toute connaissance de cause. Pour Stefan George, rien n’est moins fortuit que la poésie. Loin d’être le règne des significations aléatoires ou de vagues divagations de l’inconscient, la poésie est l’expression de la conscience ardente, de la lucidité extrême. L’Intellect n’est point l’ennemi de la vision, bien au contraire. L’Image n’advient à la conscience humaine que par le miroir de la spéculation. Toute poésie est métaphysique et toute métaphysique, poésie. On peut considérer cette poésie métaphysique comme une illusion, Stefan George se refusant à en faire un dogme, mais cette illusion demeure une illusion supérieure dont la supériorité se prouve par la ferveur et la discipline qu’elle suscite :

 

« Seul peut d’aider ce qu’avec toi tu as fait naître –

Ne gronde pas ton mal tu es ton mal lui-même

Fais retour dans l’image retour dans le son ! » (4)

 

Notons, par ailleurs, que ceux-là mêmes qui « déconstruisent » et « démystifient » avec le plus d’entrain les métaphysiques sont aussi ceux qui s’interrogent le moins sur les constructions et les illusions banales comme si, du seul fait d’être majoritaires à tel moment de l’Histoire, elles échappaient à toute critique, voire à toute analyse. La pensée de Stefan George se refuse à cette complaisance. Peu lui importe le jugement ou les habitudes de la majorité. Plus humaniste, au vrai sens du terme que des détracteurs, Stefan George prend sa propre conscience comme point de référence à la conscience humaine. Il éprouve la conscience, la valeur, la volonté, la possibilité et la création à partir de son propre exemple et de sa propre expérience : méthode singulière où l’on peut voir aussi bien un immense orgueil qu’une humilité pragmatique qui consisterait à ne juger qu’à partir de ce que l’on peut connaître directement, soi-même, et non par ouïe dire, précisément à partir d’un « soi-même » dont l’exemplarité vaut bien toutes les représentations et tous les stéréotypes du temps :

 

« Seuls ceux qui ont fui vers le domaine

Sacré sur des trirèmes d’or qui jouent

Mes harpes et font les sacrifices au temple..

Et qui cherchent encore le chemin tendant

Des bras fervent dans le soir – d’eux seuls

Je suis encore le pas avec bienveillance

Et tout le reste est nuit et néant. » (5)

 

Pour Stefan George, croire que sa propre conscience ne puisse nullement être exemplaire de la conscience humaine, ce serait consentir à une démission fondamentale, saper le fondement même du « connais-toi toi-même » c’est-à-dire le fondement de la pensée grecque du Logos qui tient en elle le secret de la liberté humaine. Si un seul homme ne peut, en toute légitimité, donner tort à ses contemporains, fussent-ils en majorité absolue, toute pensée s’effondre dans un établissement automatique et général de la barbarie, voire dans une régression zoologique : le triomphe de l’homme-insecte. Toutefois, à la différence de Stirner, George ne s’appuie pas exclusivement sur l’unique. Sa propre expérience de la valeur, il consent à la confronter à l’Histoire, ou, plus exactement à la tradition. Son « contre-monde » se fonde à la fois sur l’expérimentation du « connais-toi toi-même » et sur la tradition qui nous juge autant que nous la jugeons. L’humanitas, en effet, ne se réduit pas aux derniers venus quand bien même ils s’en prétendent être l’accomplissement ultime et merveilleux. Ce que le dépassement de sa propre conscience exige de lui, ce qu’exige son sens de la beauté et de la grandeur, son refus des valeurs des « derniers des hommes », Stefan George le confronte à ce que furent, dans leurs œuvres, les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, les Prophètes, les Aèdes, les moines guerriers ou contemplatifs, non pour être strictement à leur ressemblance mais pour consentir à leur regard, pour mesurer à l’aune de leurs œuvres et de leurs styles, ce que sa solitude en son temps lui inspire, ce que sa liberté exige, ce que son pressentiment lui laisse entrevoir :

 

« Nommez-le foudre qui frappa signe et guida :

Ce qui à mon heure venait en moi…

Nommez-le étincelle jaillie du néant

Nommez-le retour de la pensée circulaire :

Les sentences ne le saisissent : force et flamme

Remplissez-en images et mondes et dieux !

Je ne viens annoncer un nouvel Une-fois :

De l’ère de la volonté droite comme une flèche

J’emmène vers la ronde j’entraîne vers l’anneau » (6)

 

Si la joie de Stefan George n’était que nostalgie, elle ne serait point ce salubre péril pour notre temps. La nostalgie n’est que le frémissement du pressentiment, semblable à ces ridules marines qui, sous le souffle prophétique, précèdent la haute vague. Il ne s’agit pas, pour George, de plaindre son temps ou de s’en plaindre mais de le réveiller ou de s’en réveiller, par une décision résolue, comme d’un mauvais rêve. La décision georgéenne n’est nullement une outrecuidance ; elle a pour contraire non point une indécision, qui pourrait se targuer de laisser les hommes et le monde à eux-mêmes, mais une décision inverse, également résolue :

 

« Possédant tout sachant tout ils gémissent :

‘’Vie avare ! Détresse et faim partout !

La plénitude manque !’’

Je sais des greniers en haut de chaque maison

Remplis de blé qui vole et de nouveau s’amoncelle –

Personne ne prend… » (7)

 

De même que l’on ne peut nuire à la sottise que par l’intelligence, on ne peut nuire à la laideur que par la beauté. Les promoteurs du laid sous toutes ses formes sont si intimement persuadés que la beauté leur nuit qu’ils n’ont de cesse d’en médire. La beauté, selon eux, serait archaïque ou élitiste et, quoiqu’il en soit, une odieuse offense faite à la morale démocratique et aux vertus grégaires. Le plus expédient est de dire qu’elle n’existe pas : fiction aristocratique et platonicienne dépassée par le relativisme moderne. Sans entrer dans la dispute fameuse concernant l’existence ou l’inexistence de la beauté en soi (et devrait-elle même exister pour être la cause de ce qui existe ?) les démonstrations en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse tiennent sans doute plus à ce que l’on éprouve qu’à ce que l’on raisonne. La beauté telle que la célèbrent Platon ou Plotin est moins une catégorie abstraite qu’une ascension, une montée, une ivresse. Cette beauté particulière, sensible, lorsqu’elle nous émeut, lorsque nous en éprouvons le retentissement à la fois dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit, nous la voulons éternelle. La pensée platonicienne, surtout lorsque s’en emparent les poètes, autrement dit le platonisme qui n’est laissé pas exclusivement à l’usage didactique, est une ivresse, une extase dionysienne qui, par gradations infinies, entraîne l’âme du sensible vers l’intelligible qui est un sensible plus intense et plus subtil. Entre le Sens et les sens, Stefan George refuse le divorce. Sa théorie de la beauté, et le mot « théorie » renvoie ici à son étymologie de contemplation, dépend de ce qu’elle donne ou non à éprouver à travers ses diverses manifestations. Eprouvée jusqu’à la pointe exquise de l’ivresse, la beauté devient éternelle. On peut certes discuter de la relativité des critères esthétiques, selon les temps et les lieux, il n’en demeure pas moins que par l’expérience que nous en faisons, la beauté nous arrache à la temporalité linéaire pour nous précipiter dans un autre temps, un temps rayonnant, sphérique, harmonique, qui n’est plus le temps de l’usure, ni celui de la finalité. Confrontée à cette expérience, la pensée platonicienne édifie la théorie de la beauté comme splendeur du vrai qui n’exclut nullement l’exclamation rimbaldienne : «  O mon bien, ô mon beau ! » car cette beauté en soi n’est « en soi » que parce qu’elle se manifeste en nous. Elle nous doit autant que nous lui devons et réalise ce que les métaphysiciens nomment une « unité supérieure à la somme des parties » :

 

« … Instant intemporel

Où le paysage devient spirituel et le rêve présence.

Un frisson nous enveloppa… Instant du plus grand heur

Qui couronnait toute une vie terrestre en la résumant

Et ne laissait plus de place à l’envie de la splendeur

De la mer parsemée d’îles de la mer divine. »(8)

 

La beauté n’appartient ni à l’Esprit, ni à la chair mais à leur fusion ardente. Sauver la cohésion du monde, son unité supérieure pour garder en soi la multiplicité, la richesse des contradictions, la polyphonie des passions, ce vœu exactement contraire à celui des Modernes, Stefan George en appellera pour le réaliser « aux Forts, aux Sereins aux Légers », qu’il veut armer contre les faibles, les excités et les lourds, autrement dit les hommes grégaires, acharnés à peupler le monde de leurs abominations sonores non sans, par surcroît, être de pompeux moralisateurs et les infatigables publicistes de leur excellence, au point de considérer tous les génies antérieurs comme leurs précurseurs. Tout Moderne imbu de sa modernité est un dictateur en puissance éperdu d’auto-adulation mais en même temps extraordinairement soumis, soucieux de conformité sociale, « bien-pensant », zélé, esclave heureux jamais lassé de s’orner des signes distinctifs de son esclavage. Le Moderne « croit en l’homme », c’est-à-dire en lui-même, mais ce « lui-même », il consent à ce qu’il soit bien peu, sinon rien ! Rien ne lui importe que d’être, à ses propres yeux, supérieur à ses ancêtres. La belle affaire ! Ceux-ci étant morts, il s’en persuade plus aisément.

 

« Ne me parlez d’un Bien suprême : avant d’expier

Vous le ravalez à vos existences basses…

Dieu est une ombre si vous-mêmes pourrissez !

(…) Ne parlez pas du peuple : aucun de vous ne soupçonne

Le joint de la glèbe avec l’aire pavée de pierres

La juste co-extension montée et descente –

Le filet renoué des fils d’or fissurés. »(9)

 

L’œuvre est ainsi un rituel de résistance à l’indifférenciation, c’est-à-dire à la mort : rituel magique, exorcisme au sens artaldien où la sorcellerie évocatoire et l’intelligence aiguë s’associent en un même combat contre Caliban. Pour Stefan George, rien n’est dû et tout est à conquérir, ce qui relève tout autant d’une haute morale que d’une juste pragmatique. Chaque espace de véritable liberté contemplative ou créatrice est conquis de haute lutte contre les autres et contre soi-même. Il n’est d’autre guerre sainte, pour Stefan George, que celle qui sauve, qui sanctifie la beauté de l’instant.

A l’heure où l’Europe fourvoyée se désagrège, on peut voir en Stefan George l’œuvre ultime de la culture européenne. Cet Allemand nostalgique de la France, disciple de Shakespeare et de Dante, ce poète demeuré fidèle dans ses plus radicales audaces formelles aux exigences et aux libertés de la pensée grecque nous donne à penser que l’Europe existe en poésie. Une idée, une forme européenne serait ainsi possible mais qui ne saurait se réaliser en dehors ou contre les nations. Pour Stefan George, l’Idée européenne jaillit des profondeurs de l’Allemagne secrète, autrement dit de ces puissances cachées, étymologique, ésotériques qui gisent dans le palimpseste de la langue nationale. Evitons un malentendu. Certes, la poésie, comme nous en informe Mallarmé, est composée non avec des sentiments ou des significations mais avec des mots, mais ces mots participent d’une poétique qui engage la totalité de l’homme et du monde. La poésie qui n’est point confrontation avec la totalité de l’être n’est que babil, « inanité sonore ». Toute chose possède son double hideux ; celui de la poésie est la publicité.

La poésie de Stefan George est militante, mais en faveur d’elle-même, où, plus exactement, en faveur de la souveraineté du Symbole dont elle témoigne, du dessein dont elle est l’accomplissement. La poésie est au service de son propre dessein qui, loin de se réduire aux mots, s’abandonne aux resplendissements de l’Esprit dont les mots procèdent et qu’ils tentent de rejoindre sur ces frêles embarcations que sont les destinées humaines. Stefan George dissipe ainsi le malentendu post-mallarméen. Son œuvre restitue aux vocables leur souveraineté. On distingue d’ordinaire dans l’œuvre de Stefan George deux époques, l’une serait vouée à « l’art pour l’art », dans l’influence de Villiers de l’Isle-Adam et de Mallarmé, l’autre, qui lui succède, serait militante, au service de l’Idée et de l’Allemagne secrète. L’une n’en est pas moins la condition de l’autre. Mallarmé et Villiers sont pour Stefan George, « les soldats sanglants de l’Idée ». Villiers est un écrivain engagé contre le « progrès » et contre l’embourgeoisement du monde. Mallarmé poursuit une « explication orphique de la terre ». C’est en accomplissant l’exigence de la poésie, en amont, que la poésie et la politique se rejoignent. Toute politique procède de la poésie. Rétablir la souveraineté de la poésie, c’est aussi rétablir celle de la politique contre le monde des insectes, contre le triomphe du subalterne sur l’essentiel.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

  1. L’Etoile de l’Alliance, éditions de la Différence, page 9

  2. Ibid., page 19

  3. Ibid., page 29

  4. Ibid., page 37

  5. Ibid., page 49

  6. Ibid., page 43

  7. Ibid., page 51

  8. Ibid., page 139

  9. Ibid., page 59

 

Stefan George, L’Etoile de l’Alliance, Traduit de l’allemand et postfacé par Ludwig Lehnen (éditions de la Différence)

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Un article de Romaric Sangars sur "Terre Lucide" , L'INCORRECT, décembre 2022:

 

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DUEL AU SOMMET

 

TERRE LUCIDE, LUC-OLIVIER D'ALGANGE et PHILIPPE BARTHELET , L'Harmattan, collection Théôria.

 

«  Ce qui manque le plus à notre temps, c'est une aristocratie de l'esprit » déclarait le grand Bernanos comme le rappelle Philippe Barthelet au cours de l'un de ces onze entretiens avec Luc-Olivier d'Algange placés sous le signe des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre dont ils reprennent le protocole, ce qui est audacieux, mais non pas présomptueux tant le résultat se révèle édifiant et comble à merveille ce vide désigné par le prophète de La France contre les robots.

 

Réédition d'un livre publié en 2010, Terre Lucide n'a rien perdu de son urgente actualité puisque les deux écrivains s'y attaquent à l'époque en tant qu'ère métaphysique, autant dire que les années qui passent ne cessent d'en révéler davantage la nature profonde ; une ère qui fait du vivant avec du mort, dont la perspective est mécanique, déliée, absurde, et l'humeur dépressive et grimaçante. Se référant aux grands mystiques, à la théologie médiévale, à Novalis, Hölderlin et Jünger, Maistre ou Bloy, nos contemplatifs armés lui opposent un symbolisme supérieur où la vie, l'art et le surnaturel retrouvent leurs connexions, leurs vibrations et leur puissance. Une cure d'altitude, le temps d'une promenade au bord de la Seine ou de quelques verres devant le Louvre, tandis que tout s'effondre. Salutaire, voire salvifique.

 

Romaric SANGARS, L'INCORRECT, décembre 2022.

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03/12/2022

Paul Ducay, La conversation comme révolte littéraire, Revue Philitt. novembre 2022:

 

Paul Ducay 

La conversation comme révolte littéraire

Dans Terre Lucide. Entretiens sur les météores et les signes des temps, réédité chez L’Harmattan (coll. Théôria), les écrivains Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet s’abandonnent au fleuve créateur de la conversation autour d’une question fondamentale : quelle forme peut prendre une écriture rebelle qui ne soit pas une littérature contraire, mettant en péril le geste créateur de l’écrivain, mais le contraire de la littérature, où la création, libérée de la vanité prolifique de l’industrie littéraire et communicante, serait restituée aux sources authentiques de l’inspiration ?

Le fleuve de cette série de onze entretiens littéraires sourd de la fameuse sentence de Joseph de Maistre : « que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution ». S'il est vrai que Luc-Olivier d'Algange n'est pas insensible à la mystique royale de Henry Montaigu, nos deux écrivains ne se donnent pas pour ambition de dialoguer sur l’idéal monarchique du Comte. Ils prennent pour base cette formule pour la regarder, plutôt, comme l’équation de toute entreprise d’opposition véritable, positive et féconde : on ne supprime pas une négation en affirmant quelque chose contre elle, mais en niant sa négativité. Negatio negationis : la négation d’une négation produit une affirmation. Si, par ses offenses répétées au goût et à la puissance édifiante des mots, la littérature est devenue négatrice, comme la Révolution le fut, selon l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, non par ce qu’elle accomplissait de providentiel dans la marche du monde, mais par son ferment de désordre et de mort, alors « ce qu’il faut écrire, c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature. » Au-delà même du devoir, Luc-Olivier d’Algange nous fait pressentir la nécessité de cette entreprise : « il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés ». La littérature, poison et remède de la littérature : l’écriture est ce pharmakon indispensable à la réouverture des mots à l’être, dont l’accès est obstrué par leur vaine prolifération. Dénoncer l’absence cacophonique de sens et en transmettre un nouveau ne peut se tenter que par une confiance retrouvée dans la signification des mots, ne fût-ce que pour nous inviter au silence.

Écouter en silence le récit du monde

L’écrivain Julien Gracq (1910-2007)

« Ce monde mondialisé est exactement un monde décomposé ; plus rien ne s’y distingue, et, par voie de conséquence, plus rien ne tient ensemble ». L’harmonie du monde nous est dérobée par la saturation des signifiants dont la prolifération en altère jusqu’à la perception même des signifiés : témoin, comme doit l’être à sa manière tout bon écrivain, Julien Gracq, qui « faisait remarquer à quel point le monde d’un lycéen d’avant-guerre était silencieux, à côté de celui d’un lycéen de maintenant ». Nous vivons en effet à l’heure du « vacarme organisé comme norme acoustique », véritable industrie de « dépravation psychique » où le Dernier Homme vient remplir de bruit le tonneau percé de son existence désorientée. Ainsi fuient ce silence où l’on se confronte à notre humaine condition, ces cadres et ces entrepreneurs qui festoient « dans une boîte de nuit – où une oreille normalement constituée ne peut tenir plus de trois minutes ». Pareillement vont ces artistes, étudiants ou citadins abîmer leur précieuse légèreté dans « les rave parties encadrées par la force publique, [ces] messes noires de masse proposées comme divertissements à la jeunesse, sous le contrôle de l’État ». Ainsi vont enfin les consommateurs de tout horizon, ravager leur attention dans « le zapping perpétuel et la distraction en chaîne ». Dans un tel monde où tout conspire contre les révélations du silence, le livre semble représenter le seul sanctuaire où l’âme peut fixer son attention hors des bruits addictifs. 

Le péché propre de la littérature est pourtant l’introduction du bruit dans le silence des pages. Le miracle du livre n’est-il pas de nous parler un langage qui n’interrompt pas le silence mais se marie avec lui, s’y unit comme le divin s’unissant à l’humain, comme une duplication discrète du mystère hypostatique ? « Un livre, note Luc-Olivier d’Algange, qui n’est pas n’importe quel livre, un livre choisi, qui échappe à la rumeur médiatique ou à l’obligation universitaire, ou “citoyenne”, reste ce beau bloc de silence, cette temporalité repliée, enroulée, qui ne parle que si on l’ouvre. Et souvent même, par ce qu’il requiert d’attention, par ce qu’il brûle d’écorces mortes, il rétablit le silence autour de nous. Cet objet silencieux, qui se feuillette comme le temps lui-même, comme les oignons, comme la plupart des phénomènes naturels, possède cette politesse exquise de ne pas s’imposer. » Pourtant, la critique littéraire abolit ce miracle lorsque, inversant l’ordre du sujet et de l’attribut, devenant littérature critique, idolâtre les mots et tombe dans « la superstition du texte » : « il y aurait, commente à ce propos Philippe Barthelet, une science amusante à fonder, qu’on pourrait appeler “paratextologie”, qui rassemblerait leurs plus belles perles pour la désopilation des jeunes esprits : ainsi de Gazier, l’éditeur de La Fontaine (…), qui se croit obligé de mettre une note au Chêne et le roseau : “Cependant que mon front, au Caucase pareil…” : “Exagération manifeste”, souligne ce professeur à la Sorbonne et éminent philologue : “Le mont Elbrouz, au Caucase, a 6341 mètres”… »

De silencieux qu’il est censé être pour être sensé, le livre devient assourdissant quand une « débauche d’érudition », moins excessive que mal-à-propos, vient autopsier le livre pour voir un texte à la place d’une œuvre : « les œuvres, remarque Luc-Olivier d’Algange, comme toute chose qui existe, sont uniques et parfaites, toujours ; elles sont un rayonnement, un frémir, comme l’eût dit Aragon avec sa façon de donner à tous les mots du poème la force du verbe et aux verbes la réalité tangible des noms ». Or, que vaut une critique qui, objectivant ce qui est le lieu même de la parole d’un sujet inspiré, le lieu même d’une lyrophanie, d’une manifestation poétique, empêche au contraire son destinataire de frémir à sa lecture ? « Les œuvres (n’en déplaisent aux critiques dont les gloses ne sont que les phases préparatoires à leur mise au rebut) demeurent des appels. Elles sont des vocations. Et comme le dit le Coran, elles s’adressent “aux frémissants”. » En nous introduisant à ce qui, dans l’existence, échappe à la perception obtuse de notre vie ordinaire, l’œuvre doit nous faire frémir dedans l’être, comme frémit le feu dedans l’âtre.

Nominalismes

Le critique littéraire Roland Barthes (1915-1980)

La littérature dont nos écrivains recherchent le contraire n’est donc pas l’héritage des œuvres qui interpellent le lecteur au détour inattendu d’une librairie ou dans le gracieux égarement d’un regard sur le rayon d’une bibliothèque. La littérature à combattre, c’est la somme des textes : la parole déchue en abstraction, le symbole déchu en métaphore ou, en résumé, toute tentative de faire divorcer le verbe et l’être. « Il y a chez les critiques une extrême compulsion à ramener la chose vue à celui qui voit alors que pour celui qui voit seule importe la chose vue », note Luc-Olivier d’Algange. Ainsi Roland Barthes accomplit-il dans la littérature le projet nominaliste déjà parvenu avant lui, dans la modernité, à vaincre la réalité désignée par les mots. Dans « l’article “Léon Bloy” du Tableau de la littérature française, tome troisième, apparu aux éditions Gallimard en 1974 », le célèbre critique littéraire excuse son admiration très bourgeoise pour le plus anti-bourgeois des écrivains, Léon Bloy, en désamorçant le contenu polémique des saillies de l’auteur catholique. Pour ce faire, il décrète comme étant des « “illusions” ses “contenus” (“choix, croyances, etc.” – et tant pis si lui-même semblait y tenir un peu) pour ne retenir comme “réalité” que ses “mots” », ce qui, nous en conviendrons avec Philippe Barthelet, fait déchoir l’appréciation de la parole auctoriale dans un « vague onanisme cérébral » qui n’est finalement qu’un « aveu d’impuissance assez pathétique ». Et Luc-Olivier d’Algange d’ironiser : « Imaginons l’Appel du 18 juin traité par les adeptes du “travail du texte”, ils se fussent attardés, sans doute, sur la syntaxe, pour dénoncer l’irréalisme du propos ! »

Le nominalisme, qui théorise la séparation des mots d’avec les choses, représente ainsi une décadence littéraire autant qu'une décadence philosophique en organisant le vain théâtre des discours creux, des belles figures séparées des formes vraies, le divorce de l’esthétique et de l’eidétique. Seulement, la contre-littérature ne peut pas être le redoublement de la querelle philosophique du nominalisme et du réalisme, car la littérature, ce n’est pas la diction (vraie) du monde, mais la création des mondes : « la querelle [en question] n’a rigoureusement pas de sens pour un créateur […] : j’oserais dire que pour lui, le mot et la chose, c’est la même chose… C’est parce qu’il est exclusivement réaliste, qu’il n’a en vue que la seule réalité, que l’écrivain sera évidemment nominaliste, puisque cette réalité, il ne l’atteint que par les mots. » Une littérature contraire serait une littérature jouant le réalisme contre le nominalisme, tandis que la contre-littérature ne peut être qu’une œuvre ou une parole susceptible de dépasser les clivages explicatifs du sens des choses en atteignant leur cime créative

Dans la création, l’alternative entre le faux et le vrai est abolie dans une réalité nouvelle. Il n’y a pas de sens à dire d’un récit qu’il est vrai ou qu’il est faux : il est. Que nous importe que Gulliver ait rencontré ou non des Struldbruggs à Luggnagg ? L’important n’est-il pas ailleurs, dans cette révélation merveilleuse que la tragédie de l’existence, ce n’est pas la mort, mais l’impossibilité de passer, dont la mort – la bonne mort –, heureusement, nous garde ? Luc-Olivier d’Algange raconte ainsi : « Une dame à l’esprit implacablement acéré […] m’avait dit que mon attitude à l’égard des œuvres littéraires lui faisait songer à celle d’un petit garçon qui, après avoir entendu raconter le Petit Chaperon rouge, décrocherait son fusil en demandant quand on partirait à la chasse au loup… Je vous avoue que je ne saurais mieux dire : toute œuvre qui ne donne pas envie de partir à la chasse au loup ne mérite pas d’avoir été écrite. » 

Converser dans la lumière 

Philippe Barthelet conversant avec Gustave Thibon

Si contre-littérature il doit y avoir, elle ne peut pas être un discours, théorie ou mouvement, qui viendrait de nouveau s’interposer entre notre conscience et le monde : « le “contraire de la littérature” n’est nullement un discours théorique […] mais “théorie” peut-être au sens étymologique de contemplation (théôria en grec), c’est-à-dire le contraire d’une “théorie” ». « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre, le “contraire de la littérature”, il me semble, de même qu’il n’y a pas d’un côté l’ordre et de l’autre l’insurrection », car la rébellion dont il s’agit est une recouvrance, « et la recouvrance se fait, non à partir de ruines et de vestiges », celles-ci étant mortes et passées (et il faut, avons-nous dit, consentir à passer), « mais à partir de rien », condition sine qua non d’une création, qui n’ajoute pas une forme sur un espace qui en est déjà saturé, qui ne moissonne pas ce qui fut déjà moissonné, mais qui sème une floraison nouvelle.

Ce « rien qui n’est pas le néant » mais qui est tout, ce « rien du tout », comment le rencontrer ? Par la conversation, cet art très français qui est le propos de tout le « Troisième entretien » du livre qui en donne le tempo. « L’entretien suggère un sujet », remarque Luc-Olivier d’Algange, entretien qui ne va pas sans rappeler « la banalité dialectique-journalistique [qui] nous a blasé des mots ». Au contraire, « la conversation naît d’un mouvement, d’une émotion ; son charme est d’ignorer où elle va, elle divague, sans sujet, ni objet précis ; c’est une sorte de transhumance sans sujet et sans objet, une “randonnée céleste” pour reprendre l’image taoïste où nous oublions d’être seulement nous-mêmes, tournés vers ce qui advient, avec exactitude ». La conversation, en faisant éclore par son propre cheminement imprévisible ses sujets d’élection, que les interlocuteurs rencontrent comme l’on rencontrerait un ange ou un sourire, représente ainsi le modèle de la contre-littérature. Un modèle sans thème, qui restitue au verbe, aux mots, à la parole, selon Philippe Barthelet, leur liberté féconde : « la grande leçon de la conversation, c’est qu’on ne sait jamais à qui l’on parle […] ; au lieu que faire la classe, c’est s’adresser à un public captif, [à] des interlocuteurs d’élevage. […] Nous aurons peut-être compris que notre baleine blanche, cette “littérature” qui serait le contraire de la littérature, n’est sans doute rien autre chose que la tentative d’être fidèle, par écrit, à l’esprit de la conversation ». La contre-littérature est par conséquent le projet d’une écriture de l’indétermination qui, à l’instar de la conversation, n’impose pas vainement à la page blanche un sujet pour servir une entreprise d’écrivain lucratif, mais laisse place à l’inspiration. La contre-littérature ne prête pas le flanc au kitsch, cet « esthétisme qui ne s’inquiète plus » ni du goût ni du bon, selon Philippe Barthelet. Attentive ésotériquement aux secrets murmures de l’existence, derrière les illusions de la vie ordinaire, la contre-littérature est le désir de rétablir le silence au cœur de l’écriture pour rendre possible le silence de la lecture. Ne cherchant pas à « faire sens » dans un monde qui en serait privé, elle acquiesce au contraire à son ordre, à son agencement divin, à son sens religieux et théophanique, aux messages des météores et aux signes des temps, pour capter « la lumière qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur. » La contre-littérature n’est autre que l’espérance du poète contre l’illisibilité d’un monde sans Dieu et sans présages, rendu virtuel à force de transparence et d’uniformité.

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24/11/2022

D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent:

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D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent

 

Il était inévitable que le poète qui tant laissa transparaître dans ses œuvres la vision d'un paradis terrestre, - l'absolu non dans l'indéfini, mais dans une finitude resplendissante, incarnée, dans une âme qui fait frémir le corps et porte l'esprit à l'aventure et à la gloire,- sorte enfin du purgatoire où des esprits mesquins prétendirent l'enfermer à jamais.

D'Annunzio fut magnifiquement tout ce que notre temps nous prescrit de n'être plus. Il n'est pas une de ses vertus, ou de ses vices, qui ne soient mises au ban, - et surtout ses vertus, qu'il faut prendre ici au sens originel , comme on parlait jadis de la virtu du condottière.

Sa gloire en son temps fut immense, mais peu lui demeurèrent fidèles, excepté Montherlant, et cet autre condottière, auteur du plus beau voyage en Italie qui soit, André Suarès qui, mieux que quiconque, pouvait le comprendre, jusque dans son équipée de Fiume.

On a beaucoup glosé sur le « Comandante » et le « Comediante », sur ses audaces et sur ses éclats, sur son italianité qui ne l'éloigne pas tant de notre francité, telle qu'elle fut incarnée par Cyrano de Bergerac, qui fut non seulement le personnage coruscant de la pièce d'Edmond Rostand, mais aussi, on l'oublie parfois, l'auteur génial du Voyage aux pays de la Lune et du Soleil, qui hausse la prose française à l'un de ses plus ardents zéniths.

Sous ces belles augures, - où figurent aussi, d'entre les contemporaines, la magistrale biographie de Mauricio Serra et la fidélité active, au coeur du Vittoriale degli Italiani, l'ultime demeure de d'Annunzio, de Giordano Bruno Gueri, auteur de plusieurs livres livres consacrés au Vate - D'Annunzio revient et le moment est venu de se souvenir du poète qu'il fut avant tout. Les rabats joie, les Lugubres et les puritains ont ricané, amers, mais leur nature est de ne rien comprendre à rien, et de se tenir, bien serrés, sur la ligne défensive de leur médiocrité; les idéologues nous ont mis en garde contre l'esprit libre, mais c'est leur fonction que de trier administrativement les bons et les mauvais sujets. Ces dénigrements cependant suintent l'envie, qui est de tous les péchés le plus stupide car aucune joie, même fugace ou coupable, ne l'accompagne.

Les gloires, le luxe, avec cependant les soucis de l'endetté perpétuel, mais dans la désinvolture et le panache, la plus grande gloire littéraire de son temps, un foisonnement de présences féminines, tout cela jeté dans la balance du risque et de l'audace, - D'Annunzio reprenant à son compte la fameuse phrase Pompée citée par Plutarque, Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre- il y avait là sans doute de quoi tordre les entrailles de ceux qui ont, avant l'heure, étranglés leurs songes !

Qu'une telle vie eût été possible, et aimée, devrait cependant nous donner à nous interroger sur les pouvoirs de la poésie même, - pouvoirs magiques qui remontent haut dans le temps, jusqu'aux Mystères de Delphes et d'Epidaure, jusqu'à Empédocle et jusqu'aux premiers songes orphiques, et plus haut encore, dans la communion immémoriale des hommes avec la terre des Abruzze, avec le ciel, avec la mer.Pour D'Annunzio, la poésie n'est pas une représentation mais une présence réelle, qui prolonge la nature et le monde, qui en émane et témoigne de son secret, de ce feu central de l'être, lequel, sans l'intercession du poète, demeurerait méconnu, - « un pays sans légendes condamné à mourir de froid »  disait Patrice de la Tour du Pin.

Il a été beaucoup reproché à D'Annunzio de n'avoir été que le poète des sensations, et, de préférence, des sensations fortes, mais c'est méconnaître que la sensation, lorsqu'un poème s'en saisit et la chante n'est pas seulement la sensation, de même que la vie n'est pas seulement la vie, mais un signe, une annonciation, - celle de son propre nom: «  la vie était belle par ce que je vivais et parce qu'elle m'avait créé semblable à l'image voilée de l'Ange de mon nom ».

Pour D'Annunzio, la vie est signe et intersigne, analogie créatrice; la rumeur qu'elle laisse en nous est semblable à celle dont elle naquit, ses objets les plus précis, les plus familiers viennent de la nuit des temps, telle la cigale talismanique aimée des Félibres, qui, à tant d'égards, furent proches de D'Annunzio, la cigale « noire mais couverte d'un duvet cendré qui luisait comme un vêtement de soie ».

Le refus de l'existence plate, soumise, utilitaire n'est pas seulement pour D'Annunzio une pose, ni même une éthique, - ce qui serait déjà honorable, mais, plus profondément, une métaphysique expérimentale. Celui qui envisage de sacrifier sa vie dans un combat juge une idée plus haute que la vie, non comme une abstraction, mais comme sa fine pointe.

Pour D'Annunzio, la vie n'est pas seulement la vie, la raison n'est pas seulement la raison, la patrie n'est pas seulement la patrie mais ils sont les empreintes d'une vérité plus haute, - divine, - qu'il appartient au poète d'éprouver et de louer. Cet idéalisme n'a rien d'anémique ou de falot, il est puissance en acte, non dépourvu de ce pragmatisme supérieur qui caractérise le héros homérique, - et puis, toute vie n'est-elle pas un sacrifice, ce « feu mêlé d'aromates » dont parlait Héraclite ? Mieux valent les flammes hautes, crépitantes de parfums que le feu crapoteux et puant de la sécurité et du confort. Le don reçu à la naissance est immense, indiciblement immense. Le dessein de D'Annunzio fut, durant toute sa vie fervente et inquiète, de n'en pas démériter.

L'équipée de Fiume qui succéda au Nocturne n'est pas sans faire songer au voyage des Argonautes. Avant cette aventure, qui évoque la conquête de la Toison d'Or, le Nocturne, dans son paradoxe temporel, est préfiguration. Pour reconquérir, et hausser la beauté conquise par delà la beauté perdue, il faut avoir été laissé, abandonné sur des rivages de nuit; il faut avoir été presque vaincu, trahi; il faut qu'une légitimité ait été bafouée et niée.

Dans certaines circonstances, qui appartiennent alors au Mythe, le destin individuel rejoint le destin collectif. Le ressouvenir devient alors pressentiment. L'honneur rendu aux héros passés dans le Nocturne annonce, par « l'Ange du nom » ceux qui se dresseront contre la « victoire mutilée ».

Toute vie pleinement vécue est mythologique. Pour D'Annunzio, les mythes ne sont pas les témoins d'une civilisation antique disparue mais les clefs de déchiffrement de son propre destin, exactement comme ils le furent pour un Grec contemporain d'Homère ou d'Empédocle. Loin, très loin, de n'être que les ornements métaphoriques d'un homme de Lettres, ils sont la substance vive de ses actes et de ses pensées.

Il est une façon mythologique de voir le monde, de s'y inscrire et une façon ratiocinante, bourgeoise, au sens flaubertien de « celui qui pense bas ». D'Annunzio qui est à la fois paysan des Abruzzes et esthète à la manière d'un Des Esseintes, ne laissera pas la pensée calculante et planifiante ordonner sa vie; il rejoindra les dieux, leurs légendes et leurs mystères.

On pourrait y voir simplement le panache d'un artifice majeur, d'un défi à l'époque, si par exemple l'oeuvre de Jung ne nous avait appris que les mythes sont notre trame secrète, le filigrane de la plage blanche sur laquelle nous écrivons nos jours et nos nuits, les racines de notre conscience  que les abstractions du monde moderne voudraient trancher.

Tout ce qu'il y eut d'aventureux dans l'existence de D'Annunzio apparaît ainsi comme une suite d'actes rituels destinés à délivrer la part mythologique, orphique, et à lui donner ce resplendissement, cette vérité dont la beauté miroite, comme au matin, le soleil sur la surface des eaux.

Le grand péril n'est pas celui que l'on croit, mais, comme disait Ernst Jünger celui de « laisser la vie nous devenir quotidienne », - non que les choses les plus simples ne suffisent à notre joie, mais précisément parce que dans l'abstraction moderne, elles risquent de devenir hors d'atteinte. C'est ainsi que D'Annunzio ne se lassera pas de chanter les feuillages, la pluie, les animaux ,les saveurs, les saisons, les labeurs et les combats de ses semblables, « le miel que la bouche arrache à la cire tenace », la diversité heureuse des apparences, et bien sûr, les femmes étreintes ou seulement désirées.

Son inquiétude naît d'un constat auquel il ne se résignera jamais: les hommes, et surtout ceux de son temps, passent à côté de la vie magnifique. Tout est offert et rien n'est pris. Par quelque noir ensorcellement, - qui pose à la rationalité, - le don magnifique du dieu est sans cesse refusé dans les circonstances les plus infimes comme les plus grandioses.

Son immense poème Laus Vitae, - d'une hauteur, d'une vigueur et d'une inspiration comparables aux Cinq grandes odes de Claudel ou aux Amers de Saint-John Perse,- est ce contre-sort, cette opération théurgique dont la vocation est, par l'éloge, de délivrer la vie de la triste incarcération où elle se trouve, de la hausser à la hauteur idéale du chant et de faire ainsi de son lecteur le contemporain de Virgile, De Dante et du plus grand avenir, celui « des aurores védiques » selon la citation que Nietzsche porta en exergue à son Gai Savoir.

Ce contre-sort n'est pas sans évoquer le « contre-monde » de Stephan George qui, au demeurant, traduisit D'Annunzio et le publia dans son anthologie des poètes emblématiques de son temps. Ce contre-sort et ce contre-monde par ces temps d'uniformisation globale sont plus nécessaires encore qu'ils ne le furent aux temps de Stefan George et de D'Annunzio. Ce que ces poètes altiers craignirent nous advient avec une force d'arasement sans pareilles. D'où l'importance de prendre leur conseil et de passer outre aux jugements partiaux de ceux qui les jugent obsolètes ou dangereux.

Dangereux, certes, ils le sont, mais pour les gardes-chiourmes, les hommes sans visages, les Lugubres. Dangereux, certes, pour les discours qui nous enjoignent à la servitude volontaire, pour l'humanité satisfaite d'être « QR codée » ou réduite au rôle de rats de laboratoire, avec pour toute ambition, dans un labyrinthe absurde, de trouver la manette qui active la distribution de nourriture, le fameux « pouvoir d'achat ».

Dans la nuit, D'Annunzio se souvient de l'axe, de l'arcane de tous les soleils. Cette nuit n'est pas une pure et simple absence de lumière. Elle est peuplée de phosphènes, de réminiscences et d'annonciations. Cette plongée dans le globe oculaire, dans un réseau des nerfs, dans un cerveau, un corps, est d'une précision extraordinaire: elle réalise exactement ce que tout écrivain devrait faire: écrire à partir de l'être-là physique et métaphysique.

Ce fut la règle d'or des plus grands, Proust, Faulkner, Conrad, Artaud, Jünger, et bien sûr, en amont, Nietzsche, que D'Annunzio considéra à juste titre non comme comme un guide ( « Il me répugne de suivre autant que de guider » est-il dit dans le Zarathoustra) mais comme un frère blessé. On peut considérer, après tant d'études savantes qui, depuis, furent consacrée au Solitaire d'Engadine que D'Annunzio fut un nietzschéen approximatif; il n'en demeure pas moins que sa vie fut sans doute de celles que Nietzsche eût aimées : méditerranéenne, solaire, guerrière, mue par une volonté de puissance qu'il ne confondit jamais avec les atermoiements et les servitudes du pouvoir.

Lorsqu'il fut le maître de Fiume, ce fut en Vate bien plus qu'en dictateur, sinon pour relever, chez chacun l'exercice de la liberté. La Constitution de Fiume, au demeurant, rédigée par Alceste de Ambris fut proche de l'idéal libertaire, et, en Europe, à l'avant-garde de toutes les libertés conquises sur le puritanisme et l'esprit bourgeois.

Dans la vie, et la vie politique en particulier, il faut choisir ce que l'on sert, l'individualisme absolu étant un leurre, où du moins un horizon hors d'atteinte, sinon dans une œuvre de jeunesse de Julius Evola. Les plus grandes querelles idéologiques se jouent autour de la notion d'individu, les uns tenant pour un individualisme abstrait, interchangeable, et les autres pour diverses formes de collectivisme. Or le génie de D'Annunzio échappe d'emblée à cette alternative qui ressemble fort à un traquenard.

Fiume fut, mais dans la logique de l'oeuvre toute entière, - une tentative de desserrer la tenaille, d'ouvrir à une possibilité d'être qui ne soit pas exclusivement soumise à l'intérêt des notables ou d'un Etat hypertrophié sous le seul règne de l'économie et de la technique. Cette possibilité d'être définit une notion de l'individu étrangère au règne de la quantité qui nous soumet à la statistique.

L'individu pour D'Annunzio est incarné; il est, dans un esprit, une âme et un corps, une chose irremplaçable, indivise, forgée ou sculptée par ces influences que sont sa langue, son paysage de prédilection, ses amours, son imagination en mouvement, sa fidélité aux heures profondes et heureuses, son oraison la plus secrète. Chaque individu diffère de l'autre précisément par l'organisation variable de ses influences, par lesquelles cependant il est relié aux autres, relié mais non agrégé.

Le génie de D'Annunzio fut ainsi d'inventer un un élan commun à partir du refus du grégarisme. Les grandes libertés que la Constitution de Fiume accorde aux individus sont destinées non à un hédonisme de masse mais à libérer des puissances, - celles -là même qui gisent, en ressouvenirs, en pressentiments, en mythologies vivantes aux tréfonds du Nocturne.

Fiume, certes, fut écrasée par la force mécanique des gens sérieux, mais son exemplarité demeure. Les hommes ont d'autres destins possibles que d'être des insectes, des rouages d'une mécanique sociale. Tout ce qui vibre et chante, la singularité irréductible de chacun où s'accorde la multiplicité de ses influences, demeure face à nous-même et face au néant, à la fois tragique et joyeuse. Tragique précisément car irremplaçable, et joyeuse car sa flamme irremplaçable éclaire nos dissemblables et nos amis, et notre ferveur commune. Contre la société anonyme, D'Annunzio nous donne celle du « nom qui annonce » Contre la pensée calculante, celle du Don, - « J'ai ce que j'ai donné ». Contre la servitude volontaire, un horizon homérique et virgilien: la poésie première servie.

On se souvient de la bibliographie de Cocteau qui répartissait ses oeuvres en poésie de roman, poésie de théâtre, poésie d'essais etc... La méthode eût été tout aussi pertinente pour D'Annunzio, sinon qu'il eût été nécessaire d'y ajouter la poésie de l'action. Nocturne est une méditation sur l'action, fondée, certes sur le ressouvenir mais aussi, nous l'avons vu, sur la préfiguration, l'annonce. « La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant » écrivait Rimbaud. Le poème précède l'action, celle-ci n'est plus ce qui est chanté après, mais le chant dont l'action sera la fine pointe, - et cette action elle-même ne vaudra que par l'intensité de la poésie qu'elle éveille, à jamais, comme une flamme que rien, pas même la défaite historique, ne pourra éteindre.

Sur le papier où D'Annunzio écrivait ses éloges, ses joies, ss mélancolies, son courage, figurait ce filigrane: « Per non dormir», pour ne pas dormir, même et surtout dans la nuit phosphorescente, même et surtout au coeur du Songe. Comment expliquer que celui qui passait pour un poète décadent, un Des Esseintes pris de vertige par les synesthésies, sut avec un tel bonheur conquérir le cœur des Arditi, - qui n'étaient pas particulièrement de délicats érudits en chambres ou en salons ? C'est qu'il apportait la preuve, (selon la formule de Cocteau  «la preuve par neuf des neufs Muses »), que la poésie, comme le savait Hamann est bien la langue originelle de l'humanité.

De ce rappel, en dépit de l'échec apparent de Fiume,demeure la réjuvénation de l'âme, sa possibilité inaltérée. Ce grain, couleur de cinabre qui, au contact du plomb, transmute, par un effet d'ensoleillement intérieur, la matière opaque. Le secret du soleil est dans la nuit, et le secret de la nuit dans le soleil noir alchimique.

Nulle mieux que l'oeuvre de D'Annunzio ne montre que le recours au passé, à la plus lointaine mémoire, est au principe de l'élan, de la force qui va, de la conquête. La nostalgie est chose mal comprise. On la croit une déperdition de la puissance, elle en est la ressource, le viatique. On présume que le nostalgique s'abandonne à des images révolues, alors qu'il les invente. Tel ces philosophes, peintres et sculpteurs de la Renaissance qui se tournent vers le monde antique pour mieux fonder leur pensée et leur art et leur donner des audaces non pressenties, D'Annunzio oeuvre avec ce double regard, cette virtuosité de Janus.

Pour faire de son langage la proue du vaisseau qui avance dans le futur, D'Annunzio sait qu'il faut revenir à la vérité du Logos, sa vérité héliaque, impériale, virgilienne, - celle dont il nous dira qu'elle vole, qu'elle dépasse le Grand Cap, « au-delà de toute misère, au-delà de cette vie, au-delà de nous nous-mêmes ».

Et remotissima prope. Par le Logos, les choses les plus lointaines nous deviendront au plus proche. Dans le soleil noir du Nocturne D'Annunzio retrouve, nous dit-il, la sapience de l'Indien, du l'Egyptien, du Chaldéen, du Perse, de l'Etrusque, du Grec, et l'oeil de Moïse lui-même qui croyait lire dans dans les signes de l'univers l'origine du monde,- mais tout cela dans un corps, tout cela dans son oeil aveuglé, dans le fleuve noir de sa souffrance physique, avant qu'elle ne s'ouvre sur son au-delà: « la vision des Alpes transfigurées, une nuit d'astre mort venue du fond de la mémoire millénaire, nous dira-t-il, d'on ne sait quel dieu extatique ».

Le passé est bien cette présence que viendront conronner les faveurs du poème qui réveille ce qu'il nomme: «  L'odeur des livres, était peu à peu vaincue par l'odeur des fleurs » écrit D'Annunzio dans Le Triomphe de la mort : « Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs. De ces choses montait le choeur léger et murmurant qui l'enveloppait. De toutes part s'élevait les émanations du passé. On aurait dit que les choses émettaient des effluves d'une substance spirituelle qui les eût imprégnées (...) Est-ce que je m'exalte se demanda-t-il à l'aspect des images qui se succédaient en lui avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non pas obscurcies par une ombre funèbre, mais vivants d'une vie supérieure ».

Rien ne passe, tout revient. Chaque heure, là où elle se trouve est intacte, pure de son propre feu, dans une dimension révolue, mais toujours présente, de même que le sillon d'un disque, même lorsque l'aiguille de saphir y est passée, demeure avec sa musique gravée; de même la révolte annonciatrice de D'Annunzio nous fait signe, comme toute la beauté qui, dans son cours vif, est passée dans notre vie, comme tous les paysages qui nous accueillirent, cités emblématiques, pierres qui gardent la mémoire des pluies et des soleils, refuge de feuillages, jardins de la mer. Ce qui nous en sépare est un leurre, une sinistre fiction inventée par des esprits moroses qui se sont emparés du réel pour en faire une réalité profanée, réduite à l'abstraction et à la statistique, - autrement dit, à la restriction. A cette « science de la pénurie », D'Annunzio, comme Jünger opposera la « science de l'abondance », l'immémoriale sapience, la théodicée.

Lorsque tout conjure à nous contraindre à une vie inférieure, hypnotique, devant des écrans, où l'on ne sait plus guère si la distraction est travail où le travail parfaite distraction de l'essentiel, de la vraie vie sensible et intelligible, le songe d'Annunzien de la vie supérieure, qui fait échos à la vie magnifique qu'évoquait Ernst Jünger, redevient d'une lancinante actualité. Elle est exactement ce qui nous est ôté, mais dans ce manque, du cœur même de cet exil, brille, - comme l'iota de la lumière incréée au fonds de la pupille, l'appel du monde qui a été, arbitrairement, abstraitement, despotiquement, éloigné de nous, mais que la poésie, l'usage magique du Logos rapproche infiniment: « sous le ciel prié avec une foi sauvage, sur la terre labourée avec une patience séculaire ».

Faire chanter la vie, la faire vibrer, frémir, bourdonner comme les abeilles d'Aristée, la jeter toute entière dans la flamme qu'elle suscite, dans le volcan empédocléen ou sur la plage de Fiume, sous les tirs de ceux dont l'honneur eût eté de n'être pas des ennemis; être nietzschéen, mais avec le bon conseil de L'Arétin et de Catulle, et la sagesse natale, et la fidélité aux morts avec lesquels toute âme généreuse poursuit la conversation par-delà l'apparaître et le disparaître, - telle fut la vocation, l'appel de celui que nous allons lire et relire, sa raison d'être à laquelle nous nous rendrons, sans rendre les armes, pour un « paradis à l'ombre des épées », pour la grande paix du cœur retrouvée des hommes qui agissent et qui rêvent, sachant la fugacité de tout et qui n'obéissent qu'à la seule devise: « Penser comme si nous étions éternels et vivre comme à notre dernier jour ».

L'éternité pour D'Annunzio, comme pour Nietzsche, n'est pas ailleurs que dans l'instant, et la pensée est la juste pesée de cet instant qui oscille doucement, amoureusement, entre le passé et l'avenir. Toute vie est toujours au bord de l'abîme. De le méconnaître ne nous empêche guère d'y tomber mais ternit, avilit les heures infiniment précieuses qui nous en séparent.

D'Annunzio nous parle en ami, et dans la gloire, l'enthousiasme, comme dans l'épreuve et le désarroi, ses phrases résistent à ces forces qui voudraient nous déposséder, et mieux encore, elles sont contre-attaques afin de reprendre l'estuaire d'où reviendront à nous, selon la formule de Rimbaud, « notre bien et notre beau », si loin qu'ils paraissent être, en quelque lointaine Atlantide où ils semblent d'être perdus, scintillantes îles englouties et revenues au-dessus de l'horizon à la faveur des mots qui les évoquent, là où nous sommes, dans les ténèbres de la nuit extrême ou dans les blondeurs du soleil du matin, hommes de désir, fragiles et fervents, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent.

Luc-Olivier d'Algange

 

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24/09/2022

Perles de culture, avec Anne Brassié, à propos de "Terre Lucide, entretiens sur les météores" de Luc-Olivier d'Algange et Philippe Barthelet


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21/09/2022

Vient de paraitre: Luc-Olivier d'Algange, Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores,

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21/07/2022

Luc-Olivier d'Algange, Chant de le voile latine:

 

 

 

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Luc-Olivier d’Algange

 

Le Chant de la voile latine

 

 

L'automne flambe, sa légende douce nous éblouit.

De quel songe ce silence d'être?

Nous sommes dans l'attente comme sur une mer. Nos compagnons

nomment ces lueurs, ces désastres avec la patience des tragiques.

L'aube

se devine dans notre sillage rapide... La gloire s'embrase dans la défaite !

Rien n'est dit. La mémoire est plus grande. Ce destin futur est vertigineux

et cependant nous gagne la paix de l'âme. Tout s'apaise dans cette flambée d'automne,

dans ces arcanes où s'indiquent une omniscience, un oubli identiques.

Toute chose s'accroît dans notre sérénité comme s'inclinent les feuilles sur des fleuves orientaux,

comme les Mystères d'Eleusis fondent à la dernière ardeur

cette mélancolie de l'âme qui se renie et trouve sur l'envers de la feuille

la lueur de l'Orient et la forme précise de l'être !

 

Rien n'importe que cette puissance qui chante l'être à sa naissance !

Rien n'importe que ces traits de bonheur et d'ivresse… L'air frissonne

de ces étoiles et rochers muets. Les lointains scintillent.

La nuit redit

avec le murmure de l'eau la douce flambée de l'automne et l'exemption.

Ce qui nous sauve nous porte au-delà (et l'heure ancienne brille sur la courbe

de l'aile du souvenir de l'hirondelle que l'automne engloutit mais garde

dans la mémoire, flambe et bruit dans sa mémoire, comme un âtre d'éternité.)

J'en témoigne: ce furent des jours de beauté.

 

La gratitude me domine. C'est à peine si elle me laisse dire le combat

dont resplendissent les arts, les épreuves que la terre oppose aux esprits de l'air.

La strophe parfaite me domine. Des Anges se nomment

dans les feuillages de mes mots. Les étymologies bruissent comme d'inviolables forêts. Ce monde est grand. Ce monde est la rhétorique de Dieu.

Dans le mot qui achève une pensée, c'est tout l'azur attique

qui se verse dans mon âme en récompense ! Je souris à l'immense frondaison.

Je devine ce qui revient, ce qui chante sous le joug de l'immanence,

ce qui me délivre dans une douceur lointaine !

Je devine ce qui s'écrit avec reconnaissance. Un dialogue s'ébauche.

Les Anges et les dieux répondent.

Le répons flambe jusqu'au royaume des cieux !

L'automne flambe dans les feuilles, s'adonne aux teintes de feu, à l'infaillible

et vermeille teinte de la puissance que l'ombre d'un Aède conjugue

d'enseignements sacrés, de forces généreuses, héroïques, lorsque le monde défaille

et qu'il nous faut retrouver par un pacte fraternel ce ciel, cette mer et ces dieux,

enfin accordés à notre gratitude,

à notre reconnaissance qui presse sur nos lèvres l'aurore !

 

Que nous importe que règnent alentour un vacarme d'insignifiance.

Notre silence rayonne, il annonce, c'est à lui que l'offrande revient.

Le silence est au cœur de l'automne comme une flamme, le silence

fonde l'éminente confession des flammes où s'éveille l'étendue, les trônes

de blancheur d'un Temps que l'âme reconnaît.

Honneur à cette reconnaissance !

Car l'aurore est un fruit que le silence de l'attente mûrit pour nos lèvres.

Sa saveur flambe en nous, science auguste, vérité bruissante. Elle tient

sa sagesse de l'or oriental qu'un fleuve élève entre la lumière et la nuit.

 

La pierre supporte le poids le plus léger. Son âme est crucifiée sous la pluie.

Elle chante l'horizon de ses branches de cendre.

La pierre est une aérienne rosée.

Toi seule, avec l'innocence des sources qui labourent la nuit

reviendras comme l'ordre le plus vaste dans l'âme de la pierre.

Toi seule, d'aurore en aurore portant le secret fleuri de la pierre

tourneras dans le jour comme l'horizon. Nous sommes dans la mémoire

et le ciel sur nous pèse comme un rêve... La pierre ne s'offense point

de la légèreté infinie de l'air, ni des mille édifices immenses

qui, du haut de la profondeur des cieux, accablent nos cœurs. La pierre

nous laisse à nos méditations, nos tragédies; nos ombres sur la neige

la dissimulent.

Telle fut aussi notre nuit, notre œuvre de feu. Les forces

De l'Idée conquièrent des empires, et notre bonheur taciturne demeure

à cette ressemblance. Nous qui sommes légers

supportons le poids le plus lourd, nous qui sommes libres sommes

blessés par le joug le plus dur. Légère est la nostalgie inépuisable.

Léger est le doute lorsqu'il se dépossède de son ombre. Légères

ces journées hautes et bleues que la forme de la coupe nomme

dans l'illusion des heures, des prières: miroir de nature. Légère

est cette parole saisie sur les lèvres par le silence plus grand, son effleurement...

 

La pierre supporte le poids le plus léger, non par contraste mais par essence,

alors que le ciel si haut nous courbe vers la terre avec le temps. Nos

lampes s'allument dans l'encolure du Soleil. Paisible est le moment.

Il brûle une ode perpétuelle où apparaît l'immense. Et l'immobilité

nous donne à croire et à songer que cette ample ordonnance,

qui nous environne, est peut-être une pierre transparente ! Qui sait ?

Se peut-il que nos batailles soient immobiles et toutes tracées les voies

de nos aventures ? Et nos sillages sur les mers seraient telles les volutes de l'agathe prises dans cette éternité qui supporte le poids le plus léger ?

Etranges rivages de la pensée !

Dans quel métal attentif le tonnerre est-il emprisonné ?

Au cœur de quelle perle infaillible nos voix énoncent-elles une vérité ?

Tout concorde à cette limite... Nos philosophies polissent les roches.

Nos entendements sont les âges légers où se reposent les courants profonds.

Rien n'égale cette vie ruineuse, ce chœur infini, ce passage de la terre.

La pierre supporte le poids le plus léger et nous attendons l'assentiment divin.

 

Que soit aussi légère notre gratitude. L'amphithéâtre rougeoyant de l'automne

Sera l'âtre de la pierre mélodieuse.

Plus lointaine que nos regards, notre vision !

Du cœur du monde tout se déploie, nos pensées ardent à la pointe angélique:

ce foyer du monde est sans pourquoi, notre science prime le soleil

qui tourne dans nos pensées comme des jours périlleux. Quels autres mondes

seront dits dont je ne sais rien ? Qui revient dans cette inquiétude du matin

avec cet aujourd'hui en miroir de nous-mêmes dont nous aurons tout oublié ?

 

Fraîcheur sur notre front est notre légère gratitude ! Le jour est enclos

dans cette pierre. Son signe de feu est crucifié sur le ciel. L'éther flambe

dans sa rosée tel un hommage silencieux de la grandeur. J'en témoigne.

Dans la beauté, dans la résonance d'aurore en aurore de cette flambée douce

à s'évanouir dans les bras de la puissance du monde comme une suprême

volonté d'harmonie ! Ces temples, ces cathédrales, ces palais, ces jardins

devancent l'orgueil humain d'une gratitude légère... La vision est plus lointaine.

Les regards s'attardent sur la pierre, s'abandonnent aux feuillages, aux nervures

si vertes sur la feuille déjà rougissante, mais la vision est au-delà.

Ce que je vois précède et laisse à mon regard les fastes du chemin parcouru.

Son sillage est le monde. Ce monde que mes regards édifient dans la limpidité

de ce jour d'automne est un sillage qui bouge, scintille et retombe

dans l'éloignement de l'invisible vaisseau de ma vision.

 

Légère sur le front, en vérité, car toute vérité est réminiscence !

Ai-je aimé ce mouvement, cette matière ! Ces souffles qui peuplent mon sang

d'une force nouvelle ! Ai-je bien dit la merveille des mers, des pâturages

et l'apparition diurne de la voile des astres, des volontés surhumaines ?

Je n'aime que les passions qui resplendissent, les sérénités violentes, les ferveurs

sèches et claires ! Ai-je nommé la ductilité, l'embrun, le sel, et l'or du fruit

qui s'épanouit sur la langue ? Ai-je dit l'hédonisme et la tempête ? Tout

cela n'est rien sans l'être immobile, sans l'éclat vertical du Principe foudroyant.

La nécessité et le hasard, pauvres mensonges de l'inscience… Ai-je dit

ce qui emporte pour ne point aimer ce qui demeure ? Quelle vanité ce serait !

Ce jour d'automne est un promontoire. Les jours anciens protègent

leurs régions d'équinoxe, les ciels s'approfondissent et se transfigurent

de grondements et d'éclairs, les accalmies elles-mêmes sont frissonnantes !

Comment l'âme ne s'allégerait-elle pas ! Ce qui ondoie me révèle

la mathématique des voiles: mes regards. Ai-je nommé ce qui précise

pour bêtement haïr ce qui vague ? La voile est latine et le chant

pythagoricien à la plus haute seconde du tumulte.

Sa pointe est le cœur de l'Ode qui tournoie.

 

Illicites nos phrases dans l'impétuosité !

Que nous haïssent les adeptes du rabougrissement !

La grandeur est notre amie, jusque dans l'infime nervure !

L'arc-en-ciel qu'emprisonne la goutte de rosée suffit à notre ciel

comme un pont entre les mondes ! La nature et la Surnature

ruissellent l'une dans l'autre ... Illicites nos visions ! Elles devancent

le cours d'un fleuve invisible qui recueille dans sa mémoire (car il n'est rien

de moins oublieux qu'un fleuve) l'image exacte de tous les feuillages

Qui se penchèrent ! Illicites nos joies et nos songes ! Accordés aux saisons divines.

Nous puisons le sens de l'obéissance aux profondeurs et aux hauteurs.

Qu'elles sourdent, les profondeurs ! Et les Hauteurs, qu'elles brillent

d'un Septentrion rayonnant de structures ! J'accompagne le sens

de cette sagesse furibonde avec la rapidité

des hirondelles

qui tranchent l'espace en gemmes prophétiques !

Quel dieu nomme cette justice ?

Quel dieu se nomme à travers cette disposition exacte ?

Quel dieu, en nous, se résout comme une ultime démonstration ?

La tempête s'ordonne à la mathématique d'un songe sans rivage !

Nous parviendrons à l'infini, non comme au sentiment de ce qui nous outrepasse

mais par l'exactitude mathématique d'un entendement tourné vers le Haut !

 

Qu'elles brillent, hautes dans les nues superposées, qu'elles chantent

jusqu'à l'inaudible accomplissement de l'art ! Elles témoigneront du Profond

comme d'un triomphe en nous de l'inlassable. Ces roches furent nos autels

et nos paupières fermées l'ampleur du crépuscule de l'aurore ! Tout se tient

dans une louange secrète ! Ce monde je le déploie dans mon refus

comme un silence grandissant, ce monde, je le hausse dans la gloire

de mon refus avec la persistance d'un repentir sans objet.

Ces prairies en fleurs

dans le soir qui tombe, qu'elles soient en-deçà ou au-delà de mes paupières,

je les aime. D'un égal amour du voyage et de l'immobilité, d'un égal

amour de la hauteur et de la profondeur, je consacre cette seconde où

je ferme les yeux pour attendre le monde.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

 

Extrait de Le Chant de l’Ame du monde, éditions Arma Artis

 

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18/03/2022

La langue française est un roman:

 

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Luc-Olivier d'Algange
 
La langue française est un roman
 
 
Les grands livres poursuivent généralement un dessein autre que celui qui apparait de prime abord, laissant ainsi carrière à la surprise et à l'aventure. Là où l'on serait tenté de ne voir que des chroniques concernant l'usage de la langue française, se loge, comme dans un « logis alchimique », une poétique et une métaphysique. Loin de n'être que le gardien du « bon usage », tel que le conçoivent les professeurs et les académiciens, Philippe Barthelet veille sur le seuil, car la langue n'est pas seulement un instrument de communication (et l'on ne sait que trop à quoi elle se réduit souvent) mais une manifestation du Logos. Reprendre nos contemporains lorsqu’ils parlent et écrivent n'importe comment, en sabir pédant ou en traduidu, n'est pas seulement une question de forme, - ou bien elle l'est au sens le plus profond, la forme n'étant autre, par étymologie, que l'Idée, ainsi que le savaient les platoniciens, et après eux, nos théologiens du Moyen-Age.
 
Le roman de la langue, dont Tulipes d'orage est le huitième tome, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, n'est pas un addenda au dictionnaire, mais bien, comme son titre l'indique, une tentative romanesque et romane, de raviver la puissance des mots français et de contrebattre leur avilissement. Traité contre le ternissement, l'usure, la tristesse des vocables abandonnés à l'idéologie et à la publicité. Nous apprenons ainsi que la langue française, vivace, est de nature à traverser le pire hiver, celui où nous sommes, avec ses "auteures" et son "écriture inclusive".
 
Chaque livre a son usage. Les uns nous distraient de ce que nous ne pouvons ou ne voulons voir, les autres nous "informent", avec l'inconvénient, précisément, de porter souvent atteinte à la forme la plus heureuse de la pensée, qui, pour être, n'a besoin que de peu d'aliments, frugale par nature, et de pratique épicurienne. D'autres livres nous laissent songeurs, invitations au voyage. Plus rares encore ceux qui répondent à une attente essentielle et qui tiennent leur place, royale, aussi bien contre le temps qu'en faveur de ce qui, dans le temps, demeure et se perpétue, - disons la Tradition, qui vaut bien une majuscule, et dont nous apprenons, par ce roman de la langue, qu'elle n'est pas un conservatisme jaloux, une réaction morose, mais le cours même de la rivière, celle qui féconde les paysages qu'elle traverse, et dont les œuvres françaises sont les scintillements, les épiphanies, sous l'irrécusable et catholique soleil du Verbe.
 
Au temps des "identités" abstraites, fabriquées et vindicatives, qui menacent de faire disparaître, de façon impure et compliquée, par décomposition, cette disposition providentielle que fut la France, il importe, plus que jamais, de ne pas se tromper de combat, et de fonder notre souveraineté, non dans ces mouvantes et fragiles institutions que les politiciens ravagent à loisir, mais dans la seule évidence qui peut encore en témoigner: notre langue, laquelle tient à distance le pathos, la lourdeur et la système, et nous donne ainsi la chance d'être moralistes, en évitant d'être moralisateurs.
 
La langue se dégrade à mesure que l'idéologie des moralisateurs l'imprègne. La fausseté, à la différence des mauvaises pensées, qui se donnent et apparaissent comme telles, ne peut se dire dans une langue juste. C'est une bien funeste illusion que de croire que "notre bien, notre beau" sont ailleurs que dans notre langue, d'imaginer la reconquête ailleurs que dans une Matinée d'ivresse, de vouloir une souveraineté qui ne fût "dans une âme et un corps". C'est assez dire que dans le roman de la langue française, que prolongent ces "Tulipes d'orage", nous sommes plus proches de Rimbaud ou de Scève que du Bescherelle ou même du Littré, - c'est dire que nous sommes loin, comme le cerisier en fleur l'est de la folie des hommes dans le poème qui figure en exergue du Hagakuré.
 
Loin de ce monde, c'est bien dire au cœur du silence qui règne sur toute formule heureuse, à la façon d'un ciel sur le feuillage. Le roman de la langue guerroie contre la langue défigurée et appauvrie, non par un goût vétilleux de la « correction », mais en appel à d'impondérables et indéfectibles richesses nues, - les plus hautes fidélités étant légères, comme le vent qui souffle où il veut.

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13/03/2022

Entretien sur l'Ame secrète de l'Europe:

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Photographie de Ingalill Snit 

 

Luc-Olivier d'Algange

Entretien sur L'Ame secrète de l'Europe 



Anna Calosso: On discerne dans presque toutes les pages que vous écrivez une sorte de filigrane sacré, tantôt chrétien, dans Lux Umbra Dei, et tantôt païen, dans Le Songe de Pallas, ou dans vos poèmes du Chant de l'Ame du monde, et parfois l'un et l'autre, comme dans L'Ombre de Venise, qui vient d'être republié, avec de nombreux inédits, dans L'Ame secrète de l'Europe (éditions de L'Harmattan, collection Theôria).

Luc-Olivier d'Algange: Allons en amont... Nous vivons dans un Purgatoire mais le Paradis s'entrevoit par éclats. Dans ces éclats le temps se rassemble puis vole au-dessus de lui-même, dans l'éther où vivent les dieux. Dans la tradition européenne le paganisme et le christianisme s'enchevêtrent, moins en théorie qu'en pratique, dans les rites, les légendes et les œuvres qu'elles soient poétiques, picturales ou architecturales. Est-il même possible, depuis le Moyen-Age, pour ne rien dire de la Renaissance, d'être chrétien sans être quelque peu païen, et à l'inverse ? Souvenons-nous simplement que le Versailles du « Roi Très-Chrétien » fut un temple apollinien.

Les « monothéistes » purs et durs le savent qui considèrent le catholicisme comme « associationniste », autrement dit comme un paganisme, voire comme une mécréance. Allons plus loin... Il me semble qu'il est même possible d'être catholique, ou païen, sans croire, en laissant simplement s'éprouver en nous le sens du surnaturel, du Temps au-delà du temps. Ce qui s'éprouve n'est-il pas plus profond que ce que l'on croit ?

Au demeurant, la croyance, comme l'opinion, sont affaires subjectives, souvent superficielles et étroites. On se demande pourquoi les hommes sont si attachés à leurs croyances: ils aiment l'étroitesse, ils s'y croient à l'abri, - grave illusion. Ils croient pour n'avoir pas à éprouver. La citerne croupissante leur semble préférable à la source vive... Et moins ils éprouvent et plus ils veulent faire croire, imposer leurs croyances qui ne reposent alors que sur leur incommensurable vanité.

La « gnôsis », qui dépasse la « doxa », ne se réduit pas au « gnosticisme », qui serait une autre croyance, mais une nouvelle profondeur, la profondeur de l'immédiat, la profondeur du sensible: telle couleur qui nous vient en transparence, tel silence entre les notes de Debussy ou de Ravel. La pensée ne vaut qu'anagogique, en vol d'oiseau. Certes la pensée s'exerce, mais elle se saisit au vol. Elle est un commerce avec l'impondérable qui nous vient de loin... Ce beau, ce vaste lointain est la profondeur de la présence.

A force de s'identifier à une croyance, la croyance elle-même se perd, devient écorce morte, revendication hargneuse. Cela se voit, hélas, tous les jours. Le ressentiment s'ensuit contre tout ce que nous aimons, la liberté d'allure et de propos, Villon, Rabelais, Musset, la musique, les cheveux au vent... Un grand défi se pose à l'honnête homme: ne pas être gagné lui-même par le ressentiment contre le ressentiment. Pour cela, cependant, il faut bien connaître ses ennemis, et plus encore, ses amis. Honorer ce qui nous est amical. L'air du matin qui nous délivre des songes moroses, les amants heureux de Valery Larbaud, les grains de pollen de Novalis, la bienveillance pleine de courage de Nietzsche, les rameaux, les rameaux d'or...

Toujours garder en mémoire : se garder du pathos et de l'outrance, et de ceux qui les propagent, et être, à cet égard, d'une intransigeance parfaite et limpide... Ne pas céder, tant qu'il est possible, sur nos vertus, nos légendes héritées, d'autant qu'européennes, elles sont arborescente, pleines de rumeurs et légères. Réciter en soi, de temps à autres, quelques noms, Homère, Pindare, Villon, Dante, Rabelais, Montaigne, Hölderlin, Shelley, Nerval…

Ce qui nous en vient n'est pas un dogme, un système, un goût peut-être, un savoir qui est saveur, une possibilité de traverser la vie, moins chagrine, moins vengeresse, moins stupide. Ces noms, comprenons bien, désignent des œuvres, et ces œuvres sont des évènements d'une bien plus grande importance, Horace le savait déjà, que les événements dits historiques ou politiques. Chacun de ces événements de l'âme est un avènement, l'entrée dans un Temps secret qui a tout à nous dire, à chaque instant. Si nous devions formuler un vœu, ou une prière, ce serait: Que chaque instant soit l'éclat de son Paradis !

Anna Calosso: Vos ouvrages récemment parus sont de préoccupations et de tons forts divers. Notes sur l'Eclaircie de l'être est consacré à Heidegger, Intempestiva Sapientia sont des propos, des formes brèves, proches de Joseph Joubert, Apocalypse de la beauté est une méditation sur la philocalie et la lumière émanée des icônes. Quel unité fonde ces diverses approches, s'il en est une ?

Luc-Olivier d'Algange: La réponse la plus simple, ce serait l'auteur. Mais sans doute ne suffit-elle pas pour un auteur auquel il semble assez souvent avoir pratiqué, comme une diététique, voire comme un exercice spirituel, une certaine « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola, elle-même issue de la philosophie stoïcienne. Au demeurant, je serais enclin à penser que, d'une certaine façon, toute activité créatrice nous impersonnalise dès lors que l'art n'est plus seulement, pour nous, l'expression de notre « moi » mais un véhicule, un vaisseau, un instrument de connaissance.

Enfin, les thèmes que vous indiquez ne sont pas si éloignés qu'il semblerait aux spécialistes de l'un ou de l'autre. C'est bien dans une éclaircie de l'être que surgissent et scintillent les formes brèves de Joseph Joubert. Les épiphanies qu'évoque la Philocalie orthodoxe, sont, elles aussi, surgissement. La beauté, enfin, est notre Haut Désir.

Anna Calosso: Si l'on vous en croit, la beauté mène un combat contre la laideur, la laideur de ce monde, la laideur moderne....

Luc-Olivier d'Algange: Ou peut-être, serait, dans l'autre sens, la laideur qui mène un combat contre la beauté... Il me semble parfois assister au spectacle d'une volonté planificatrice de la laideur, avec ses stratégies, ses machines de guerre, la télévision, l'architecture de masse etc... Il y a dans la beauté comme une ingénue, une inconsciente présence de l'être. La beauté est-elle combative ? Elle est une victoire à chaque fois qu'elle advient. Elle se suffit à elle-même, d'où le sentiment de plénitude qu'elle nous apporte, elle est, comme la rose d'Angélus Silésius, « sans pourquoi ». La laideur, elle, est un mouvement de destruction concerté, elle est le « quoi » du pourquoi, un ressentiment, une représentation; c'est la grimace de la jalousie à laquelle cependant toujours échappe ce qui est.

Le vaste enlaidissement de tout ne doit pas nous dissimuler que la beauté demeure, et l'enlaidissement même, dans sa planification, dans sa volonté, témoigne de la souveraineté de la beauté qui sera humiliée, recouverte, insultée mais jamais défaite. Le brin d'herbe perce le goudron.

On accuse souvent les amants de la beauté d'être des esthètes, et « l'esthète », il va sans dire, dans la bouche de ces moralisateurs, est un méchant homme. Mais est-il un plus généreux acte de bonté que de vouloir répandre la beauté, l'honorer et tenter de faire vivre nos semblables en sa compagnie ? Que serait une bonté qui serait laide ? Nous le savons par les meurtrières utopies, ces maîtresses du kitch. On voudrait alors pouvoir respirer, repousser les fanatiques, les « arriérés de toutes sortes », selon la formule de Rimbaud, les obtus, les puritains, pour élargir l'espace et le temps, laisser venir à nous des confins d'or et d'azur. C'est ainsi que l'idée d'une défense de la beauté redevient pertinente. Elle se fera par touches exquises, par intransigeances transparentes, par nuances, « sur des pattes de colombe », autant dire de la façon la plus aristocratique possible, - ce qui ne veut pas dire que chacun n’y soit pas convié. La beauté est ce qui ne passe pas. Au contraire des mœurs, elle demeure elle-même dans ses manifestations. Le temple de Delphes, les fresques de Piero de la Francesca sont aussi beaux pour nous qu'ils le furent pour leurs contemporains. Voici bien l'approche du Temps au-delà du temps, l'effleurement de son aile...

Anna Calosso: Tel pourrait bien être le cœur de vos écrits, dire le Temps au-delà du temps, dire le cœur du temps, l'éternité de l'Instant, et je songe, en particulier à ce poème, Le Sacre de l'Instant.

Luc-Olivier d'Algange: L'activisme planificateur nous assigne à une temporalité, laquelle nous pousse en avant à toutes fins utiles, mais n'oublions pas qu'en avant, c'est la mort, et non la mort toute nue, vouée aux vautours ou au feu, mais la mort profitable. Cette mort profitable, c'est la vie, toute la vie assignée au temps du travail et de l'usure... Je ne vois guère d'autre objet à la pensée, et précisément à une pensée qui résiste et se rebelle, que d'œuvrer à la révélation, à la réactivation d'autres temporalités secrètes, transversales ou latérales. J'en dis quelques mots dans un essai récent, Les dieux, ceux qui adviennent... Au discours du temps utilitariste, profane et profanateur, du discours qui nous sépare de nous-mêmes et du monde, opposons la fidélité à un autre cours, une rivière enchantée, un Lignon, dont Honoré d'Urfé savait qu'il traverse une géographie sacrée.

Toute géographie, au demeurant, est sacrée, mais nous l'avons oublié. Qui n'a observé que selon les lieux où nous nous trouvons, nos pensées changent de cours ? Une qualité particulière à tel lieu nous imprègne. ce que nous sommes est dans cet accord, dans cet échange magnétique, à la fois intime et impersonnel, par notre façon de nous y mouvoir, de même que la musique, à chaque note, désigne le silence pur où elle se pose, le révélant par ses interstices.

Anna Calosso: Il semblerait que dans votre éloge de l'accord entre l'homme et son paysage, il y eût une implicite critique du « cosmopolitisme », tel, du moins qu'il se revendique parfois aujourd'hui.

Luc-Olivier d'Algange: Votre précision est importante : tel qu'il se revendique aujourd'hui. La critique, implicite ou explicite, en l'occurrence, porte bien davantage sur la globalisation, et la mondialisation, qui ont pour conséquences les communautarismes les plus obtus, les plus incarcérés, que sur le « cosmopolitisme », mot grec qui désigne une pratique spécifiquement européenne. On doute fort que ces grands cosmopolites à leur façon, que furent Fernando Pessoa, Valery Larbaud, Paul Morand, Mircea Eliade, et, plus en amont, Goethe ou Frédéric II de Hohenstaufen, eussent éprouvés la moindre sympathie pour l'actuelle globalisation. Le cosmopolite, l’habitant du cosmos, de l’ordre, est enraciné et peut s'enraciner, et il peut aussi éprouver le sens de l'exil, qu'évoquaient Hölderlin ou, plus proche de nous dans le temps, Dominique de Roux... Le cosmopolite goûte le charme de la découverte, de la mission de reconnaissance. Le globalisé, lui, est partout chez lui dans le nulle part. Le cosmopolitisme appartient, dans son ambiguïté même, à la tradition européenne. Le globalisé n'appartient à rien, sinon aux outrances de sa subjectivité. Dans ce monde déchu, qui est celui de la séparation, du diaballein, la pire séparation est celle qui règne dans le monde globalisé; chacun y étant le geôlier de soi-même. Autant le cosmopolitisme était le luxe de ceux qui s'inscrivent dans un tradere, autant la globalisation est la misère, fût-t-elle cossue et bancaire, des renégats.

Anna Calosso: L'adversaire, si je vous suis, est donc l'uniformisation...

Luc-Olivier d'Algange: oui, elle, et la schématisation, la simplification, la généralité et l'abstraction, choses plus ou moins équivalentes en la circonstance. La liberté n'est possible que dans un monde complexe et même profus, mais d'une profusion, non point numérique mais concrète. Si tout est plat, on nous tire à vue. Il faut, pour être libre, des espaces secrets, des labyrinthes, des passages vers d'autres mondes et d'autres temps. Tanizaki écrivit un Eloge de l'ombre, dont je conseille la lecture. Ceux auxquels on colle volontiers l'étiquette « anarchistes de droite » aiment le secret, les abbayes de Thélème, les Ermitages aux buissons blanc, les « mondes flottants », comme on dit au Japon. Le monde ante-moderne excellait à ces désordres féconds qui obéissaient à un ordre supérieur, invisible. Voyez une cité médiévale, ses recoins, ses surprises, son harmonie qui semble improvisée, voyez encore Venise et comparez les aux productions des architectes et urbanistes modernes conçues rigoureusement pour travailler, vendre et surveiller. Quelques architectes modernes eurent même l'idée de supprimer les rues, où l'on se promène, et de créer un dispositif où les hommes, parqués selon leurs catégories professionnelles, iraient directement de leur appartement à leur lieu de travail, avec pour seules stations intermédiaires le garage collectif et le supermarché. Nous sommes là aux antipodes de ce que Pasolini nommait la société des arcades où les castes se mêlaient dans la recherche des conversations, des saveurs et des plaisirs, dans le goût de l'otium. L'étymologie dit bien que c'est le negotium qui est la négation de l'otium. On voit aussitôt de quel côté est le nihilisme.

Anna Calosso: Le nihilisme est quelque chose qui doit être surmonté nous dit Nietzsche...

Luc-Olivier d'Algange: Surmonté est le mot juste. Tout homme de ce temps est contraint à la traversée du nihilisme. Que voit-il dans ce parcours ? Les murs qui l'enserrent de plus en plus ou la lueur au loin, celle des « aurores » védiques ? La critique de la modernité est souvent perçue comme le fait de « réactionnaires », - mais nombre de ceux que l'on nomme ainsi ne le sont guère. Ce ne sont pas les formes anciennes qu'ils veulent restaurer mais perpétuer les forces, l'imagination créatrice qui les firent naître. Ce qui est tout autre chose.

Anna Calosso: J'hésite enfin à vous poser cette question, un peu trop courue: êtes-vous optimiste ou pessimiste ?

Luc-Olivier d'Algange: La grande espérance, la plus lumineuse, nous vient lorsque tout est à désespérer. Peut-être même y a-t-il quelque chose de providentiel dans le détachement auquel nous sommes obligés, et dont nous serons peut-être les obligés. Une réduction à l'essentiel s'opère, un feu de roue alchimique. Les œuvres qui ne sont plus enseignées publiquement deviennent un secret, dont naît une discipline de l'arcane. La beauté perdue au milieu de la laideur devient éperdue. La destruction des formes visibles nous livre au « séjour auprès de l'invisible invulnérable » pour reprendre la formule de Heidegger. L'hostilité du monde renforce l'amour entre quelques-uns. Les temps prochains seront aux Calenders.

 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

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12/03/2022

Le courage d'être heureux selon Joseph Joubert:

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Luc-Olivier d'Algange

 

Le courage d'être heureux selon Joseph Joubert

 

 

Nos temps sont à l'outrance. Les moralisateurs univoques sévissent. En guise de contre-poison, les éditions des Instants nous offrent, sous le titre Le courage d'être heureux, les Carnets 1774-1824 de Joseph Joubert, avec une très-belle préface de Christiane Rancé, - laquelle est la descendante de l'Abbé dont Chateaubriand, qui fut l'ami et le divulgateur de Joseph Joubert, fit un livre.

« La littérature respire mal » disait Julien Gracq de celle de son temps. Dans le nôtre, elle s'essouffle parfois d'indignations, feintes plus ou moins, et de complaisances en de réelles tristesses. Le courage d'être heureux n'est plus guère la chose du monde la mieux partagée.

Ce courage, Joseph Joubert nous l'enseigne, non par des propos édifiants ou des recettes, à la façon navrante du « développement personnel », mais par des exemples, des signes d'intelligence, saisis au vif de l'instant. « Il faut, écrit Joseph Joubert, plusieurs voix ensembles dans une voix pour qu'elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu'il soit beau ». D'une seule phrase, il nous donne ainsi un art de vivre et un art poétique. Rien, en effet, n'est si monocorde que la tristesse ; et se connaître, se reconnaître, c'est entendre la choeur des voix qui se sont tues mêlé de voix vivantes. Nous connaissons mieux un homme par les inflexions de sa voix que par son visage et mieux encore une œuvre par ses secrets, par ce qu'elle se dispense de nous dire, que par les convictions qu'elle affirme.

La lucidité, pour Joseph Joubert, est une forme supérieure de la bienveillance ; si matinale, si heureuse nous apparaît-t-elle en ces temps fuligineux traversés de cris de vindicte : «  Porter en soi et avec soi cette indulgence qui fait fleurir les pensées d'autrui ». Quelles étendues anonymes nous séparent désormais du monde de Joseph Joubert, et par quelles passerelles le rejoindre ? La réponse est toute donnée dans ses pensées cueillies au fil des jours : par la langue française dans son usage le plus précis, le plus nuancé, le plus naturellement élégant.

Dans ces carnets Joseph Joubert nous donne à visiter ses jardins, qui sont de ceux «  où le Maître peut se montrer ou se cacher à sa guise ». Son ambition est humble et immense : nous parler comme à des amis, passer les étapes intermédiaires d'un propos pour en éviter le tour didactique qui ferait insulte à notre intelligence, et enfin, laisser vivre dans sa faveur le repos de notre âme, le calme qui est la clef des mystères et des merveilles : «  Les âmes en repos sont toutes en harmonie entre elles ».

Ce n'est point sans doute de cette façon, en nos temps spectaculaires, que l'on comprend la gloire («  Néant de la Gloire, dit Joubert, Dieu même est inconnu ») mais plutôt que le resplendissement péremptoire, et parfois accablant, sinon aveuglant, le lecteur trouvera dans ces pensées une autre lumière, une lumière filtrée par les feuillages des peupliers de France, une lumière qui joue au bord des rivières, une lumière spirituelle que l'on ne voit pas, mais qui révèle tout ce qu'elle touche.

Aux antipodes des manuels de « pensées positives», comme aux antipodes du nihilisme qui joue sa partition pour les déçus et les craintifs, et plus loin encore de tous les donneurs de leçon, Joseph Joubert ravive le goût, lequel, par excellence, alerte l'intelligence. Sans goût, l'intelligence - qui veut tant avoir raison qu'elle la perd - est insipide ou monstrueuse, de même que « l'esprit », s'il est malveillant, est le ridicule de celui qui croit en user au dépend des autres.

Joseph Joubert ne veut rien démontrer. Il veille à la fine pointe de la pensée qui vient d'éclore. Le bien lui est léger, et quant à lui marquer sa préférence, il lui convient de ne le faire que légèrement, et d'éviter «  la fureur d'endoctriner, et de mêler la bave de son propre esprit à tout ce qu'il enseigne ». Mélancolique à ses heures Joseph Joubert sut, mieux que d'autres , se défendre contre l'aigreur, qui est une faute de goût. S'il faut choisir dans quelque difficile discord, prenons alors pour guide, sans comédie ni tartarinade, la meilleure de nos inclinations naturelles: «  Il n'y a de bon dans l'homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées ».

Philosophe, et même métaphysicien, Joseph Joubert l'est au suprême  - mais non de cette façon discursive héritée des épigones de la philosophie allemande qui veulent faire des pensées « novatrices » avec de vieux sentiments. Joseph Joubert ne se veut point novateur, ou révolutionnaire, mais juste, si possible, de façon immémoriale. Son ambition est plus grande que de soulever le monde par l'abstraction, et son souci est plus humble : il ne veut point séparer le sensible de l'intelligible.

Souvent comparé aux Moralistes du dix-septième siècle, il se distingue d'eux par la métaphysique. S'il désabuse, comme eux, les hommes de leurs fausses vertus, c'est pour mieux nous inviter à quelque méditation. Frontalier entre deux mondes, comme son ami Chateaubriand, sa nostalgie est discrète et ses pressentiments sans drame. Sur l'orée, il exerce sa vertu majeure, dont il n'attend pas d'être sauvé ni perdu : l'attention.

«  Ne confondez pas ce qui est spirituel et ce qui est abstrait » Et ceci encore : «  Je n'aime la philosophie (et surtout la métaphysique) ni quadrupède, ni bipède, je la veux ailée et chantante ». L'étymologie est bonne conseillère. Chez Joseph Joubert, tout est pur, c'est à dire feu. Que nous faut-il ? «  Du sang dans les veines, mieux du feu, et du feu divin. »

 

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11/03/2022

Note à propos d'un livre de Philippe Barthelet, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Luc-Olivier d'Algange

Fou forêt de Philippe Barthelet

(éditions Pierre-Guillaume de Roux)

 

Ce qui est ennuyeux dans le monde de la culture tel qu'il se présente actuellement à nos yeux, et à nos oreilles, - pour ne pas dire à notre intelligence, - faculté oubliée ou reléguée de longtemps par les ratiocineurs et les moralisateurs de toute espèce qui ont usurpé le beau nom d'intellectuels que leur attribuaient des adversaires mal avisés, - c'est qu'on y cherche en vain quoique ce soit d'amusant ou de vraiment profond.

Ni la virtuosité joueuse, ni l'aperçu métaphysique ne trouvent grâce chez ces puritains austères. La beauté à fleur de peau comme les beautés intelligibles semblent exclues de ces activités moroses (dites "culturelles") et souvent vindicatives où le moindre semi-cultivé est requis à endosser contre des confrères plus doués et plus libres, l'habit du procureur. L'ensemble répugne et ne manque d'incliner l'homme de goût à n'importe quelles autres fréquentations.

Si bien qu'il est bel et bon de savoir, de temps à autres, et de recevoir cette bonne nouvelle comme un hôte tout autant désiré qu'attendu, que cette zone médiocre où l'on s'ennuie et où l'on travaille, où l'on croit se "cultiver", où l'on traite des "problèmes de l'époque", où l'on est, enfin, si effroyablement sérieux, certains auteurs s'en passent aisément: la nuit et le soleil sont dans leurs phrases, et de folles forêts en surgissent à l'euphonique faveur d'un feu follet.

Fou Forêt de Philippe Barthelet est un de ces livres rares inventés par la désinvolture supérieure qui consiste à parler de l'essentiel.

"Parler du langage, écrit Philippe Barthelet, c'est parler du monde". Voici donc un livre avec lequel le lecteur qui a décidé de ne pas s'ennuyer peut entrer en conversation, comme il entrerait en conversation avec le monde, le cosmos et ses étymologies secrètes que sont les fées et les Muses.

Si pour d'autres, qui sont désormais légion, le monde est un écran, pour Philippe Barthelet, le monde demeure le monde, avec ses rivières, ses arbres, ses oiseaux, et les oeuvres des hommes qui savent les blasonner avec bonheur. La langue française garde cette mémoire seconde, et vivace. Au lieu d'enseigner, ou pire encore, de "communiquer" par elle, l'auteur la prend comme maîtresse, qui enseigne et qui ravit.

La romance de la langue française est un chant continu, comme d'une rivière, que l'on entend mieux loin du bavardage des machines et des hommes. Les Muses sont devenues discrètes, dissimulées, farouches devant les fracassantes convictions des "musophobes", pour reprendre le mot de Milan Kundera, qui arpentent notre terre pour en chasser les merveilles.

Les chapitres dont se composent cet ouvrage nous adviennent comme des rituels légers pour mériter à nouveau, de ces belles Impondérables, une confiance jamais lassée depuis la nuit des temps, et leur intimité profonde, qui nous oblige.

Si nos temps sont infidèles et absurdes, ce n'est point tant par de mauvais penchants gouvernés par des forces drues que par faiblesse grammaticale et pauvreté des mots. La pureté n'est point puriste, encore moins puritaine, elle est, comme le diamant, ce qui laisse voir, dans sa taille, le secret des couleurs de la lumière.

Les Modernes ne semblent tenir à rien, sinon à quelques généralités tyranniques, - mais, à la vérité, c'est que rien ne tient à eux, pas même l'instant où ils se tiennent. Leurs divagations sont tristes et leurs conflits sans honneur. Il s'acharnent avec une âpreté démentielle à fausser les instruments dont ils héritent, pour, égotistes achevés, être sûr de ne rien laisser qui ne soit défaillant ou funeste. Leur temps n'est plus le Temps mais une durée tout amenuisée à quelque finalité précaire, laborieuse ou distractive. Pour combattre ces "musophobes", il ne suffit pas d'emprunter telles convictions, qui leur sont habituellement les plus étrangères ou les plus contraires, à quoi s'emploient, avec une persistance digne d'éloge, les écrivains "réactionnaires". Une physique et une métaphysique sont requises, - à l'oeuvre précisément dans l'ouvrage dont nous parlons.

La plus commune erreur du sérieux est de croire que la fin justifie les moyens; il ne cesse ainsi, par des moyens divers, de nous distraire de ce qui pourrait être une fin adorable si elle n'était éloignée, rendue hors d'atteinte par les moyens qui prétendent y conduire. Ce qui distingue le livre de Philippe Barthelet de ces ouvrages édifiants, qu'ils soient progressistes ou réactionnaires, se tient en la simple raison qu'il est ce qu'il dit.

Ontologique, le moyen, la langue, y est sa fin, dévoilant peu à peu les arcane de l'être et du monde. Nous sommes déjà ce vers quoi nous volons comme les Oiseaux de Farid-Ud-Dîn Attar. La langue française est le Simorgh vers lequel volent ces chroniques françaises.

La sapience n'est pas un but lointain, dont on planifie l'atteinte, mais ce qui est déjà là et que, dans nos agitations, nous troublons ou méconnaissons. L'exercice s'apparente à une oraison de l'attention. Que disons-nous et quelle connaissance nous est donnée par le dire de la chose dite dans ce cheminement amoureux qui va du sens acquis et profane au sens intérieur, étymologique et secret, - là où gisent les images immémoriales et les ressources les plus limpides.

Philippe Barthelet traque, en chasseur subtil ceux qui défigurent la langue française, qui restreignent son usage ou l'ahurissent en réduisant le monde nommé, le seul qui existe pour nous, à des stéréotypes ou des schémas. Confucius plaçait au plus haut, ce qu'il nomme "la science des justes dénominations". Nous apprenons, avec Philippe Barthelet que les dénominations sont justes par ce qu'elles sont fertiles. Elles se refusent à nous laisser dans la représentation que nous avons d'elles. Muses, elles nous ravissent vers des contrées lointaines qui soudain se révèlent être, distantes seulement par l'oubli que nous avions d'elle, notre humble et sainte Patrie.

 

 

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02/03/2022

Les dieux, ceux qui adviennent:

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Luc-Olivier d'Algange

Les dieux, ceux qui adviennent



Définir le paganisme sans se fonder sur le point de vue de ses principaux adversaires n'est pas chose aisée. Depuis un peu plus de deux millénaires, le « païen » existe d'abord comme appellation réprobatrice dans le discours de ses ennemis, de ceux-là même qui se sont évertué à éradiquer ses rites, ses coutumes et ses symboles et à rendre impensables ses idées, sauf à les plier à leurs propres théologies.

Ce qui oppose le païen au monothéiste n'est pas tant ce qui oppose le multiple à l'un, sinon peut-être dans le culte rendu. Sans Aristote ou Platon, la théologie chrétienne eût été une coquille vide (ce qui n’exclut pas le souffle de l’esprit, entendons bien, ces pages ne sont pas d'un “néopaïen” ou d'un adorateur de l'immanence). Toutefois si, par une de ces chances impondérables de l'intelligence qui sont au principe de toutes les œuvres vives, nous parvenions à penser l'Un et le Multiple non comme une opposition, un dualisme, mais comme une diffraction (le Multiple diffracté de l'Un) nous nous approcherions déjà de ce que put être une métaphysique païenne fondée sur le consentement poétique à la multiplicité des aspects du monde.

Ce consentement exige une force d'âme qui semble s'être perdue. La faiblesse, nous le savons depuis Nietzsche, emprunte les voies du ressentiment, de la vengeance et de la technique elle-même, « arraisonnement du monde », selon la formule de Heidegger, qui est la première des formes de l'esprit de vengeance contre la diversité diffractée du monde.

Dans ses formes les plus récentes, le monothéisme le plus agressif, par la terreur, issue de la vengeance, et par l'argent uniformisateur, montre assez qu'il n'est plus du tout une théologie, et moins encore une métaphysique, mais la simple application d'une Loi du ressentiment, contre tout ce qui, pour un esprit libre, est aimable: les cheveux au vent, la musique, l'intelligence librement exercée, et contre l'âme elle-même des individus et des peuples.

En politique internationale, nous assistons à la mise-en-place d'un dispositif où de faux ennemis s'avèrent être de véritables alliés dans la fabrication d'une machine de guerre destinée à faire disparaître la profondeur du temps. Les massacres, les statues détruites, les manuscrits brûlés ne sont que la part visible d'un projet d'aplatissement du réel qui suppose la destruction ou l'oubli du palimpseste du temps.

Dans quel temps vivons-nous ? La question se pose à chacun, et à chaque peuple. Est-ce le temps de l'abolition des temps antérieurs ou le temps de la reconnaissance, avec la décisive nuance de gratitude qui s'attache à ce mot ? Ce que l'on nomme, faute de mieux, le paganisme, renait dans la reconnaissance, qui est à la fois gratitude, mission de reconnaissance, initiation à ces temporalités qui échappent à l'usure et nous donnent la chance, selon la formule d'Hölderlin, d'habiter en poètes un monde dont, ainsi que le rappelle Heidegger, nous ne sommes qu'une part, - avec le ciel, la terre et les dieux.

Le paganisme, s'il fut banni, parfois non sans brutalité, des campagnes et des cités, ne s'en est pas moins perpétué dans le cœur des poètes, c'est dire dans les langues européennes elles-mêmes, lorsqu'elles ne se sont point asservies aux seuls jargons utilitaristes, et nous relient, du seul fait de la grammaire et de l'étymologie, à notre plus lointain passé.

Loin de n'être qu'un folklorisme, une néo-attitude, une déférence muséale, le ressouvenir des dieux fut, en poésie, un rappel de cet autre temps, ce temps sacré, ce temps historial par lequel nous échappons au temps des banques, au temps numérique, au temps administratif.

La parole revient au poème, c'est-à-dire au cœur du réel, hors des abstractions despotiques. Le soleil et le vent, les forêts et la mer, l'amour et l'ivresse sont des déesses et des dieux. Dans ce temps-là, dans ce temps spacieux et ondoyant, l'intériorité ne se distingue pas de l'extériorité, une circulation s'établit, en forme de ruban de Moebius, entre nous et le monde, - circulation, orbe nocturne et solaire, qui interdit que nous puissions vouloir planifier ce qui nous entoure et le soumettre à la seule vision narcissique que nous nous faisons de nous-mêmes.

Le paganisme, à cet égard, est une humilité, un « sens de la terre » pour reprendre la formule de Nietzsche, et cette terre est sous un ciel, qui n'a rien d'abstrait, un ciel qui approfondit nos yeux et nos poumons. Le païen se rend à cette évidence: nous avons des poumons parce qu'il y a de l'air, des yeux parce qu'il y a de la lumière. Notre corps, notre peau, notre cerveau, sont des instruments de perception. Notre subjectivité n'est qu'une réalité seconde, une représentation, un relent.

Demeurer fidèles aux bonheurs qui nous advinrent quand bien même il n'en subsiste que des traces presque indiscernables, runes couvertes de mousse dans la profondeur des forêts; sauvegarder le souvenir, dans le ciel vide, d'une escadre d'oiseaux qu'aruspices de la minute heureuse nous déchiffrâmes; voir les crépuscules, comme dans les tableaux de Caspar David Friedrich, détenir de secret de l'aurore, - telle est, par la longue mémoire qui fait du présent une présence, l'égide protectrice que nous offre la profondeur du temps.

Da-sein, être là, c'est refuser de se laisser chasser de là où nous sommes, physiquement et métaphysiquement, au nom d'une universalité qui est la plus radicale négation de l'Un diffracté. L'atteinte portée à la langue française par les forces conjointes des politiques, du pédagogisme, des animateurs et publicistes divers, est l'essence même, vengeresse, du projet d'aplatissement qui n'a d'autre fin que la disparition même du réel. Cependant, quand bien même uniformiserait-t-on tous les aspects de notre environnement et de nos styles de vie, les dieux demeurent, en puissance, tant que nous pouvons les nommer.

Notre langue irrigue nos pensées, la porte plus loin, gardant le souvenir de la source, lumineuse fraîcheur, jusqu'à l'estuaire où elles s'abandonnent à l'océan du monde et des autres hommes. On chercherait en vain, dans ce monde devenu abstrait, enracinement plus profond ailleurs que dans le cours des phrases, - et mieux encore qu'un enracinement, une source, une ressource de notre intelligence, - de cette intelligence que nous avons avec ce qui nous environne, et qui nous regarde et nous reconnaît.

Nommer les dieux, c'est être d'intelligence, non pas avec l'ennemi, mais dans l'amitié des aspects divers du monde. Ce vent, Eole, ce soleil, Hélios, cet Océan nous parlent, nous regardent, et nous pouvons leur adresser nos louanges, nos imprécations ou nos prières. Les dieux disent, en existant, la relation qui opère entre le monde et nous, entre l'immense et l'infime, entre le mortel et l'immortel. Ainsi, la vision que nous avons du temps ne se réduit pas à la seule temporalité des mortels que nous sommes, et nous pouvons ainsi servir ce qui est plus haut et plus grand que nous; condition nécessaire à toute fondation, à toute civilisation.

Le grand souci politique de toutes les épopées et Chansons de Geste, tient en une définition de la noblesse. Qu'est-ce qu'être noble ? De quelle nature est l'areté homérique ou la vertu héroïque ou chevaleresque des romans arthuriens ? Sa nature est d'être, précisément, la réverbération d'une surnature et l'approche d'une Merveille. Elle est d'être de ce monde sans lui appartenir entièrement; elle est de fonder, en mortel, ce qui doit nous survivre.

Nous, modernes, méconnaissons la chance de recevoir. Nous préférons rompre avec ce qui exigerait de nous une reconnaissance ou une gratitude, une admiration, sans savoir à quel point ces beaux sentiments peuvent être, lorsqu'on s'y abandonne, légers, - légers comme d'une ivresse légère, une dansante dionysie. Sans doute la plus triste, la plus morose des souffrances humaines est-elle cette illusion funeste de n'avoir rien, ni personne, à remercier. Le nihilisme se fonde sur cette arrogante illusion que meut, comme l'automate d'un cauchemar expressionniste, cette volonté de puissance retournée, inversée, et rendue infirme, qu'est la volonté de vengeance, non plus contre des ennemis, ou, comme dans l'Odyssée, d'abusifs prétendants, mais contre la simple dignité des êtres et des choses.

Proches et lointains sont les dieux. Ce lointain si proche, cette proximité si lointaine sont la nature surnaturelle des dieux. Dans la vastitude qui nous surplombe comme dans l'interstice que nous devinons, leur secret est d'advenir, d'être, selon la formule grecque, « ceux qui adviennent », et qui adviennent par notre art et notre ferveur à les nommer.

A écouter Hésiode et Pindare, Homère et Virgile, les dieux qu'ils évoquent et dont ils disent les advenues, les dieux qu'ils invoquent et qu'ils racontent, nous nous apercevons soudain que ces dieux, depuis la nuit des temps de notre mémoire, nous accompagnent, et que nos destinées s'accomplissent sous leurs égides menaçantes ou protectrices.

Intercesseurs du tragique et de la joie, ils sont, approfondissant l'espace et le temps, ombres et lumières entretissées, frontières frémissantes, orées impondérables, et rien, sinon une interdiction que nous faisons à nous-mêmes, valant ignorance, ne nous interdit d'en recevoir, hic et nunc, les messages.

Cette proximité lointaine, ce lointain si proche, cette distance immanente et transcendante, tendue comme un arc entre le temps et l'éternité, définit un rapport au monde où les contraires s'avivent, ourdissent ensemble un grand dessein, lors que les dualismes sont frappés d'inconsistance.

Il est une façon « païenne » d'approcher du vrai, du beau et du bien, ni scolastique, ni systématique. Dans un monde où les dieux sont les résonances du possible, le réel ne se donne point à administrer, à diviser, ou à planifier. On remarquera à quel point, chez les philosophes grecs, qu'ils soient ante ou post- socratiques, ce mode la pensée, l'Opinion, la doxa, si despotique de nos jours, est, sinon absent, du moins immédiatement mis en perspective. L'esprit critique, - qui naît de la philosophie grecque et de nulle autre, fonde, dans le raisonnement, la précellence de l'objectivité.

La doxa corrigée par la gnosis de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne, de Plotin, jusqu'à Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole succède à la doxa livrée et éprouvée par le paradoxe d'Héraclite ou de Zénon. La pensée grecque, mesurée à l'objectivité des dieux qui nous délivrent de la subjectivité outrancière de la croyance réduite à une monologie, demeure cette flèche paradoxale qui ne devrait jamais toucher sa cible alors même qu'elle la frappe. Les dieux et cette façon grecque de s'entretenir avec les dieux, ne sont pas étrangers à cette pensée spéculative toute d'audace, d'élans et de surprises.

Pour les Grecs, les théophanies ne sont pas des causes ou des conséquences d'une croyance mais une expérience que l'on éprouve, - sauvegardant ainsi le sens étymologique du mot expérience, ex-perii, traversée d'un péril. Ce qui s'éprouve n'est pas affaire d'opinion, de croyance, mais de connaissance. Ces dieux qui nous regardent sans nous juger, qui interviennent de façon contradictoire ou paradoxale dans nos destinées, ces dieux qui nous guident et nous déroutent, nous enchantent ou nous terrifient, prédisposent nos pensées à des vigueurs qui font paraître ineptes ces dualismes si reposants, quel que soit le côté vers lequel ils nous inclinent, pour mieux nous déchoir.

Entourés d'Aphrodite, de Dionysos, d'Apollon, ou d'Athéna, comment pourrions-nous reposer notre pensée dans une représentation, comment pourrions-nous administrer cette représentation et, par elle, vouloir planifier la réalité des hommes et du monde ?

L'opposition de la croyance et du scepticisme, de la nature et de la surnature, du corps et de l'esprit, du sensible et de l'intelligible ( que l'on accuse à tort Platon d'avoir promue, alors qu'il nous dit, entre les deux, non la rupture mais « la gradation infinie »); l'opposition entre le singulier et le collectif, entre le destin individuel et la communauté de destin, - ces oppositions scolastiques, universitaires, puis, hélas, journalistiques, sont devenues si familières aux esprits formés par la dualisme qu'elles sont devenues comme intrinsèques à presque tous les discours idéologiques de notre temps, - alors qu'elles n'eurent, sans doute, pour les Grecs, entourés de la polyphonie concordante des dieux, aucun sens.

Entre l'individualisme de masse et le collectivisme planificateur, une tierce voie demeure possible qu'illustre le voyage odysséen. Cette voie, encore que généralement oubliée, n'a jamais cessé d'être fréquentée. Fénelon, dans son Voyage de Télémaque, y invita celui qui devait devenir notre Roi-Soleil, et Versailles, ce temple apollinien du Roi Très-Chrétien, en témoigne.

Si arrogantes qu'eussent été les prétentions des sectateurs, de ceux qui coupent et qui divisent le temps, de ceux qui eussent voulu nous séparer de notre passé, celui-ci, précisément parce qu’il fut déplacé hors de la temporalité qu'on voulut nous imposer, nous revient, si l'on ose dire, quand il lui plaît.

La formule des physiciens présocratiques, « rien ne se crée, rien ne se perd » se transpose aisément dans l'ordre des idées, au sens où les idées ne sont pas des abstractions, mais des formes, et des formes formatrices. Qu'elles soient hors de la doxa, proscrites, dénigrées, exclues du monde social, voire jugées illégales, ces formes qui nous forment et forment le monde demeurent, fussent-elles inapparentes, car clandestines, et ressurgissent dans l'advenue des dieux qui les figurent.

Là où l'abstraction ne règne plus adviennent les dieux; là où la nature n'est plus un spectacle ou une zone d'exploitation, les épiphanies surgissent, et point n'est nécessaire d'y croire pour les éprouver. Dans un monde peuplé de dieux, la dissociation entre ce qui serait de l'esprit et ce qui serait du corps n'a aucun sens, car c'est de l'âme que nous viennent les dieux, âme humaine dans l'éclat de la prunelle et Ame du monde, - celle qui figure, dans Virgile, sur le bouclier de Vulcain.

Entre le sensible et l'intelligible, entre l'extériorité énigmatique et l'intériorité mystérieuse, les dieux sont intercesseurs. Le propre de leurs messages est qu'ils ne sont jamais entièrement délivrés; ils demeurent en suspens, et attendent de nous un déchiffrement sans fin à la ressemblance de l'attente amoureuse ou du voyage en haute-mer.

La haine du paganisme fut peut-être avant tout une haine de l'Eros, un ressentiment contre la joie. Dans son cours puissant, dévastateur, cette haine de l'Eros est devenue aussi une haine du Logos. Dans la mythologie grecque, il n'est point rare que les déesses se laissent étreindre par des hommes. Mais l'étreinte la plus ardent, la plus nuptiale, est celle qui unit l'Eros et le Logos, et dont naissent les Epopées et les chants. L'inimitié du Mythe et du Logos, sur laquelle insistent parfois Messieurs les professeurs, est des plus relatives: il n'est que de voir l'importance des Mythes platoniciens.

Dans les Hymnes homériques, dans la Théogonie d'Hésiode, dans la poésie de Pindare, le Logos embrasse et s'embrase d'Eros. Au consentement tragique répond le consentement à la joie, à la jouissance. Etre aimé d'une déesse donne une haute idée de l'amour, fort éloigné du puritanisme et de son envers pornographique, - qui ne sont l'un et l'autre que deux aspects de cet utilitarisme moralisateur dans lequel Théophile Gautier, dans son admirable préface à Mademoiselle de Maupin, voyait la pire menace contre l'art, le plaisir, le goût et la civilisation elle-même.

Entre la maussaderie et la dérision hargneuse, les Modernes semblent mal disposés au combat allègre, savant et léger auquel Théophile Gautier nous convie, - où furent cependant engagés, dans un magnifique « tous pour un » des écrivains puisant aux sources les plus hautes, tels que Gérard de Nerval, Marcel Schwob, Pierre Louÿs ou Paul Valéry, - dont la traduction des Géorgiques de Virgile donne à la langue française un autre texte sacré.

Or ce puritanisme, ce moralisme, cette complaisance, voire cette obédience, à l'égard de ce qui veut nous détruire, que sont-ils sinon les écorces mortes d'une détestable fatigue ? Tout en ce monde moderne conjure à nous épuiser, à nous distraire, à nous culpabiliser, à nous anémier, à nous uniformiser et à nous faire oublier l'Aphrodite aux mille parfums.

Repoussé hors du réel, exproprié de nos terres et de nos traditions, chassé de nos paysages et rendus sourds à l'esprit des lieux, au palimpseste des légendes, aux bruissement des sources sacrées, nous sommes devenus ce troupeau aveugle dirigé vers les lotissements de l'abstraction, là où, en place vivre dans la tragédie et dans la joie, nous serons figés en statues de sel devant des écrans auxquels nous servirons d'intercesseurs lucratifs. Ainsi, avec le réel, disparaissent le Mythe et le Logos, et par eux, la voie d'accès avec ce qu'il y a de réel en nous, c'est-à-dire, de souverain et de différencié.

Plus encore que par les religions qui s'y substituèrent (et gardèrent souvent de secrètes révérences à l'égard des symboles plus anciens), la vue-du-monde portée par les dieux antérieurs est niée par le règne de l'abstraction pour lequel il n'est plus de rites opératoires ni de symboles qui relient le visible à l'invisible: abstraction par laquelle le monde est vide de toute présence et de toute puissance qui ne soit humaine et utilisable par l'humain.

Lorsque l'action se réduit à être strictement utilitaire dans un temps linéaire qui est le temps de l'usure, elle cesse d'être en corrélation avec la contemplation. Or ce qui ne se donne pas à contempler disparaît tôt ou tard de notre regard et de la vie elle-même, cette polyphonie de forces concordantes et contradictoires.

Les dieux peuplent les mers, les forêts, les prairies, les clairières, les glaciers, l'abord des rivières, car il y eut des regards d'homme pour s'y attarder, pour les considérer d'un autre œil que celui de la rentabilité. Pour qu'un dieu advienne, il faut que le regard approfondisse en lui le paysage qui sera son voile et son dévoilement. Le dieu, ou la déesse, surgit là où nous l'attendons.

La grande erreur morose, la grande erreur de la lassitude, la grande erreur du renoncement, est de croire que tout a déjà été vécu. Mille nuances sont en attente. Nous ne reviendrons pas aux dieux comme vers un passé, ou pire encore, un Musée; ce sont les dieux qui reviendront en nous, à l'impourvue, - dès lors qu'abandonnant comme de trop humaines vénités, nos trajectoires scolastiques, didactiques, discursives ou linéaires, nous consentirons à laisser nos pensées emprunter la forme des constellations, des concrétions minérales, des fleurs de givre, du vol des hirondelles, de l'étoilement.

Les formes, les dieux, les idées, - au sens étymologique, - sont à la fois une liberté conquise et une limite. Rien cependant n'est pire prison que l'informe, dont nul ne peut s'évader car il n'a pas de frontières. Perdus dans le nulle part, nous sommes livrés sans défenses et sans contredits possible à la servitude et au déterminisme le plus immédiat. Toute liberté exercée suppose la protection d'une forme, d'une idée ou d'un dieu qui libère et définit l'aire où nous pouvons agir. L'utopie de la liberté absolue conduit à la dictature absolue. Défions-nous des « libérateurs » dont le premier projet est de nos inventer, et surtout de nous vendre, de nouvelles servitudes. Ainsi chaque innovation technique se présente comme une liberté nouvelle, de se déplacer, de « communiquer », alors même qu'elle nous ôte une aptitude, nous soumet à son véhicule et nous fait dépendre de son objet.

La limite de la forme est une frontière que nous gardons la liberté de franchir, en toute connaissance de cause, et qui nous garde aussi de nous dissoudre, de nous évanouir, et de perdre ainsi, dans l'indélimité, le sens même de notre souveraineté.

Ces dieux qui demeurent et que, parfois, notre attention ravive dans la profondeur du temps, veillent sur notre civilisation dont ils disent les puissances, les paradoxes et les détours, - et ce Dit, cette Dichtung, nous protège de la société qui travaille à la liquidation, à la table rase, à la solderie de tout et de tous. L'apparence de vérité de la théorie du « choc des civilisations » cède devant l'évidence de cette guerre plus profonde, plus radicale et plus impitoyable qui oppose désormais la société, régie par l'argent, suprême liquidité, et le palimpseste des civilisations.

Qu'attendons-nous ? Dans quels temps attendons-nous ? De quelles attentions honorons-nous le monde, et dans quelles attentions divines, à l'exemple d'Ulysse, sommes-nous ? Lorsque les hommes sont attentifs aux dieux et les dieux attentifs aux hommes, cet autre temps, qui n'est plus le temps de l'usure, se déploie et devient un espace de réminiscences et de pressentiments. Les signes deviennent symboles et rappels. On songe à ce poème platonicien de Théophile de Viau: « Au seul ressouvenir d'avoir couru les eaux/ Nos rapides pensers volent dans les étoiles/Et le moindre instrument qui sert à des vaisseaux/ Nous fait ressouvenir des cordages et des voiles. »

La profondeur n'est pas dans la seule direction du passé; elle environne l'instant d'un beau cosmos miroitant, dans toutes les directions. Lorsque les dieux apparaissent ou interviennent, le temps n'est plus seulement une ligne, qui va du passé vers un futur en abolissant le présent, mais une roue solaire, un feu de roue comme disent les alchimistes, qui changera en or, en ensoleillement intérieur, en épiphanie héliaque du Logos, le plomb du temps accumulé.

La théophanie est l'instant qui fait éclore le cœur du temps. Au temps passé, au temps futur s'ajoutent d'autres temps, latéraux ou transversaux, selon des modalités non plus discursives mais rayonnantes. « La musique creuse le ciel » disait Baudelaire. Les dieux et leurs légendes creusent le temps, - et ce n'est point vers un passé momifié que nous allons mais vers l'eau la plus fraîche, qui sourd des profondeurs, la claire fontaine du temps perdu qui est l'éternité même ainsi que nous le disent la Feuille d'Or d’Hipponion :

« Ceci est l’œuvre de la mémoire, quand tu seras sur le point de mourir.

Tu iras dans la maison bien construite d’Hadès. Il y a une source à droite, et dressée à côté d’elle un blanc cyprès : descendue de là les âmes des morts se rafraîchissent. De cette source ne t’approche surtout pas ! Mais plus avant tu trouveras une eau qui coule du lac de Mnémosyne ; devant elle il y des gardes. Ils te demanderont, en sûr discernement, ce que tu viens chercher dans les ténèbres de l’Hadès obscur : Dis : Je suis fils de Terre et de Ciel étoilé. »

De tels écrits situent ce que nous sommes, le cœur secret de nos songes et de nos actions, dans un présent qui est présence parfaite à ce qu'il y a de plus archaïque, de plus originel. Ces phrases ne se donnent pas à entendre comme un témoignage anthropologique ou historique, mais s'offrent au déchiffrement, à l'herméneutique ardente, amoureuse, comme la trame sur laquelle s'incurvent, ici et maintenant, la conscience de notre finitude et notre espérance d'immortalité. En ce qu'elles sont un péristyle de l'au-delà, et peut-être par cela même, elles peuvent aussi se comprendre comme une vue-du-monde, une légende de nos œuvres ici-bas, de nos songes et de nos combats.

L'autre monde, l'autre temps, dans la vision antique du monde, n'est pas donné, il est conquis. L'éternité est conquise par l'attention, ainsi que la vie elle-même qui ne resplendit jamais aussi bien que lorsque nous savons, avec Platon, que « temps est l'image mobile de l'éternité », et qu'il nous vient ainsi, naturellement et surnaturellement, à servir plus grand que soi.

Chacun perçoit plus ou moins obscurément que deux mondes s'opposent, celui de la réglementation abstraite et celui des libertés réelles. Ces deux mondes s'opposent, au demeurant, en nous tout autant qu'autour de nous. A cet égard, nous sommes, que nous le voulions ou non, doublement impliqués dans leur discord. Le comble de l'abstraction est l'Argent. De même qu'il y a une nature naturante, une idée idéatrice, une forme formatrice ou génétique, il y a cette abstraction abstractive, si l'on ose dire, en ce qu'elle tend à faire de toute chose une quantité abstraite.

Quiconque a vu mourir l'un des siens a vu aussitôt s'affairer autour du défunt un grouillement de banquiers, de notaires et de parasites divers, dont l'Etat. Dans le monde moderne, le disparu n'est pas « fils du Ciel étoilé » selon la formule orphique mais une chose immédiatement monnayable. Rien de bien surprenant, puisque selon l'atroce devise en vigueur, « time is money », la vie elle-même est destinée à être soumise à cette réduction de la qualité à la quantité. Le temps quantifié n'est plus ce « temps perdu », ce temps qui précisément nous reviendra en reconnaissances, en réminiscences, comme le Graal de Wolfram von Eschenbach qui nous enseigne que le Graal perdu est le Graal trouvé, mais un temps détruit.

Au temps détruit, le temps des dieux oppose le temps fécond, printemps de l'âme, temps des advenues, des surgissements ravissants ou terribles, le temps de la tragédie et de la joie.

Cette titanesque machine uniformisatrice que nous voyons à l'œuvre, outre l'esprit de vengeance et de ressentiment, a pour moteur la peur du tragique et le dédain de la joie qui lui est corrélative. Le sentiment tragique de la vie naît de cette certitude que rien, aucune situation, aucune personne, aucun peuple, aucun paysage, aucune œuvre, aucun combat ne sont interchangeables. Leur essence et leur génie fleurissent et meurent avec eux. Rien ne peut les remplacer. Les œuvres peuvent en prolonger la mémoire, en perpétuer les gloires mais rien, à jamais, ne pourra s'y substituer. La joie la plus intense brûle ainsi de la flamme tragique: elle sera à jamais sans ressemblances. Ce constat est si cruel que, pour le fuir, les hommes en vinrent à se vouloir interchangeables dans un monde uniformisé et désirer être ces « derniers des hommes » qu'évoquait Nietzsche.

Or cette utopie funeste, quand bien même la société du contrôle lui donne quelque apparence de succès, n'en demeure pas moins, comme les sociétés disciplinaires du début du siècle précédent, vouée à l'échec (mais après quels ravages !) et d'un échec qui sera plus cruel que la cruauté qu'elle voulut fuir, car le tragique alors lui retombera dessus alors même que toute joie sera éteinte.

Les dieux viennent de la profondeur du temps, ils nous adviennent afin de nous détacher des écorces mortes, des représentations, des ombres sur les murs de la caverne. Une plus haute et plus impondérable fidélité est requise dans leur advenue. Les dieux nous reviennent, intacts, comme au premier matin du monde, lorsque tout est dévasté. Ils nous reviennent afin que nous apprenions à distinguer ce qui passe de ce qui demeure, les formes vides, les écorces mortes et les formes formatrices, les attachements qui asservissent et les fidélités qui libèrent, les choses mortes et les causes créatrices, la source du Léthé et la source de Mnémosyne.

Mnémosyne n'est pas la source de la remémoration morose, du ressassement, des commémorations, de la repentance, ces frelatées friandises modernes. Mnémosyne nous abreuve du souvenir de ce que nous n'avons jamais appris, elle nous relie non à une identité administrative mais à un tradere qui est ressource venue de la nuit des temps.

Ce monde dans lequel nous vivons et qui n'exige rien de nous, sinon la répétition psittaciste de l'opinion dominante et le paiement des factures, est la platitude même, et le « réalisme », dont parfois il se vante, est le plus grand déni possible du réel, en latitudes et longitudes, en hauteur et en profondeur. Là seulement où il y a une hauteur et une profondeur adviennent les dieux qui sont les noms des hauteurs et des profondeurs qui nous regardent.

Il n'est rien qui soit moins « du passé » qu'une épiphanie ou une théophanie puisqu'en elles se rassemblent, en un point d'incandescence, toutes les puissances présentes du présent. Ces forêts, où nous nous égarons, sont pleines de dieux, ce fleuve que nous avons longé en repensant cruellement ou tendrement toute notre vie, certes, est un dieu; toutefois ces dieux ne sont pas seulement, comme le pensaient certains anthropologues, des « représentations des forces de la nature » mais la nature elle-même en tant qu'elle est une réverbération du Logos, un miroir de l’âme et des puissances sympathiques, magnétiques, qui se manifestent, en même temps, en nous et dans le monde.

Qu'ils soient généralement oubliés n'ôte rien à la présence des dieux, lesquels, - contemporains perpétuels d'une philosophie qui pense le monde sans commencement et sans fin, - ne meurent jamais, mais s'éloignent et se rapprochent, et ne s'absentent qu'aux regards de ceux qui vivent dans un temps sans profondeur et dans un espace purement quantitatif. Les dieux, ceux qui adviennent ; rien n'advient jamais que dans le présent. Les dieux sont ce qui soulève, ce qui fait advenir dans le présent (que notre inattention eût distrait) une présence attentive, une présence qui exige d'être dite et chantée, à notre façon, française et européenne, afin qu'elle devienne ou redevienne, une présence au monde, un ensoleillement de l'être.



Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.

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01/03/2022

Lettre sur la pauvreté et l'honneur:

Publiée il y a une vingtaine d’années dans la revue Alexandre, mais toujours, hélas, d’actualité :

 

Luc-Olivier d'Algange

Lettre sur la pauvreté et l'honneur.

 

Le Printemps arrive, avec ses arbres en fleurs dont les couleurs tranchent sur le ciel gris, et d'autres contrastes, moins aimables. Certains partent en villégiature, d'autres sont expulsés... Nous vécûmes donc ces temps étranges où la Gauche, devenue la défenderesse exclusive des classes moyennes laissa aux bons soins d'un abbé maurrassien, la mission de revendiquer en faveur des pauvres et de réclamer, d'ailleurs en vain, l'application d'un décret gaulliste concernant la mise à disposition de certains habitations inemployées pour les sans-abri ! Autant l'avouer sans ambages, les récriminations des employés de la S.NC.F, soucieux de mettre leur longue retraite à l'abri du besoin d'une voiture nouveau-modèle, me laissent assez froid. Je pense, avec une compassion qui n'est point exempte d' une conscience politique plus aiguë, à ces hommes et ces femmes qui marchent du matin au soir dans la ville, hagards d'épuisement et de désespoir et qui se trouvent dans cette situation non pour avoir commis des crimes abominables mais par malchance, faiblesse, insouciance, ou éloignement de ces tribus qui dans chaque ville et chaque village font dépendre les sinécures, ou des emplois plus ou moins utiles, de la servilité politicienne ou du népotisme le plus éhonté.

L'honneur politique eût été de prendre parti pour les misérables au lieu de s'empresser à se hausser d'une bourgeoisie moyenne à quelque autre supposée plus « grande ». Mais que pouvions-nous attendre de ces hommes et de ces femmes « de Gauche », oublieux de Péguy, de Proudhon et de Bernanos, mais qui n'en persistaient pas moins à traquer l'intellectuel supposé « de droite », l'antidémocrate affreux, le dandy coupable d'hostilité au progrès et au triomphe de l'homme moyen. L'honneur eût été d'être moins sourcilleux envers les esprits libres et plus exigeant envers soi-même et plus généreux envers les pauvres. Il est vrai que les pauvres, les vrais pauvres n'ont guère le sens de l'histoire. Et lorsque je parle des pauvres, je ne parle point de ceux qui ne sont « pas riches », catégorie vaste et pour ainsi dire universelle, les moins nécessiteux n'étant pas les moins plaintifs et les moins cupides, - mais de ceux qui sont pauvres au point que les « pas riches » en viennent à les considérer comme une race à part, marquée par une sorte de malédiction. L'attitude d'un « pas riche » à l'égard d'un vrai pauvre est quelque chose de terrible ! J'en vois chaque jour de ces hommes (que le travail de leurs parents a sortis de la misère et qui sont assurés d'un emploi et d'une retraite) témoigner d'attitudes infiniment offensantes pour les vrais pauvres.

Dans ce monde « démocratique », dans ce monde saisi par le « progrès », la vénalité est devenue la véritable norme morale. De la sorte, il est naturel que le pauvre soit jugé plus ou moins coupable et que la pauvreté soit considérée comme un châtiment. Etrange focalisation d'un sentiment religieux qui paraît s'être évanoui partout ailleurs ! Désormais, le Bien, le Beau et le Vrai sont mesurables, c'est l'Economie qui nous le dit. Observons le mépris avec lequel sont considérées toutes les activités non-vénales. Entre la condescendance et la haine, la réprobation morale module son adoration de l'Argent-Dieu. Celui qui n'est pas payé, celui qui ne parvient pas à réduire son activité en argent est infâme: telle est la morale moderne, beaucoup plus simple et déterministe que les morales anciennes où intervenaient le Ciel, l'Enfer, le Libre-arbitre, l'Esprit Saint, la Grâce en des entrecroisements complexes que seuls pouvaient désenchevêtrer le Pardon, le souverain Pardon qui restitue aux êtres et aux choses leur simple dignité de créature de Dieu.

Pour le Moderne, tout est simple immédiatement. Le vil est celui qui ne se vend pas et la justice immanente est là pour le châtier, pour faire de lui un « pauvre » avec, s'il le faut le concours objectif d'une société particulièrement habile à faire de la bienfaisance un spectacle. Car l'utilitarisme du moderne ne désarme jamais. Ces pauvres, châtiés par leur incurie, encore faut-t-ils qu'ils servent au spectacle de la bonne conscience que les « pas riches » se donnent à grands frais !

Loin de nous Péguy, et Proudhon, et Bakounine ! Et plus loin de nous encore Villiers de l'Isle-Adam qui eut l'audace magnifique d'opposer aux potentats égalitaires l'aristocratie ultime de celui qui n'a rien. Or, ce qui importe alors, ce qui s'élève dans l'âme comme une promesse immense, ce n'est point de ne rien avoir mais d'être, à la pointe de l'exigence la moins réductible, dans cette excellence du cœur que rien, ni personne ne peut sérieusement contester.

Sans doute faut-il pour pouvoir juger de ces questions de philosophie politique, et sans être suspect de partialité, s'être trouvé alternativement du côté de ceux que jalousent les médiocres et du côté de ceux qu'ils méprisent. On est alors en mesure de comprendre ce qu'est une véritable rébellion contre l'iniquité. Où sont les hommes de Gauche qui se soucient davantage des plus pauvres qu'eux qu'ils ne passent de temps à envier les plus riches ? Sans doute faut-il savoir ne pas s'offusquer du luxe pour être à même de comprendre que la pauvreté n'est pas infâme. L'égalité abstraite n'a aucun sens. Les Droits de l'Homme sont un leurre. Seules importent les jurisprudences. Démosthène la savait déjà: « Or cette force des lois, en quoi consiste-t-elle ? Est-ce à dire qu'elles accourront pour assister celui d'entre vous qui, victime d'une injustice, criera à l'aide ? » Le pauvre dans sa famine et dans sa froidure se soucie bien de savoir qu'il est, en théorie, l'égal du Médiocre qui est assuré de vivre toute sa vie dans le même confort et la même ignorance comme d'une jouissance toute naturelle, de tous ces biens élémentaires dont le pauvre est privé. L'écart entre un simple employé et un homme à la rue est infiniment plus grand que l'écart entre ce même employé et le milliardaire le plus faramineux, car pour la beauté et l'intensité de la vie, la fortune y est pour peu de chose: tout se joue dans la luminosité de l'entendement. C'est l'Intellect, quoiqu'on en dise, qui préside à ces merveilles. Celui qui riche ou médiocre se traîne dans la vie comme un esclave sans cœur et sans colère trouve fort juste qu'il y ait des plus malheureux que lui, surtout s'ils eussent été, ces plus malheureux, en des circonstances moins défavorables, des rares heureux, à faire pâlir de jalousie !

Pour la majorité de nos contemporains, le bonheur d'autrui ne brille point, le bonheur d'autrui n'est pas une lumière désirée. La profondeur du bonheur de l'élu comme la profondeur du malheur du misérable se joignent et s'offrent à la même réprobation, mais le ressentiment prescrit d'œuvrer plus promptement à la disparition de la profondeur du bonheur qu'à celle de la profondeur du malheur. Certes, lorsque l'on voit à quoi s'occupent les hommes et les femmes qui ont échappé, parfois de peu, à la misère, avec quel soin jaloux ils s'en tiennent au moindre effort et à la moindre générosité, avec quel dédain et quelle suspicion ils accueillent les expressions de la beauté et de l'intelligence, il faut bien reconnaître que certains beaux combats sociaux paraissent comme frappés d'inanité. Ainsi serait-ce pour que de tels gens vivent comme ils vivent que d'autres naguère ont haussé parfois leur militantisme jusqu'au sacrifice chevaleresque ? L'ignominie « libérale » n'en demeure pas moins patente et persistante, dans le cœur de quelques-uns, l'Idée qu'une morale purement dispendieuse nous fait une vie plus belle que la morale utilitaire.

La pauvreté et l'honneur, pas davantage que la richesse et l'honneur ne sont exclusives l'une de l'autre. Tous les états sont honorables, mais il existe une façon d'être, à la fois veule et revendicative qui chasse devant soi l'honneur comme pour faire place nette à l'ignominie. Cette ignominie ne cesse de nous enjoindre, par séductions et menaces, à cesser d'être. Ainsi parle l'Ignominie: « Vous qui êtes français, qui entretenez quelque subtil commerce avec les dieux anciens, avec les métaphysiques d'Aristote ou de Platon, avec la Symbolique romane, avec, Dante, avec Baudelaire, avec Valery Larbaud, cessez d'être ! Conformez-vous, c'est-à-dire renoncez à votre forme, à votre ingénuité et à votre science, à vos façons d'êtres rares ou singulières, à vos fêtes et à vos oisivetés. » L'antienne est captée par toute les antennes et reproduite à l'envi. Vos voisins et vos proches s'évertueront à vous faire entendre qu'il fait bon vivre dans un monde sans honneur.

 

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28/02/2022

Raymond Abellio, entre Avant-Garde et Tradition

 

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Luc-Olivier d'Algange 

Raymond Abellio, entre Avant-garde et Tradition

 

 

Pour Raymond Abellio, l’ésotérisme n’est pas seulement l’objet d’une étude érudite ou un sujet de roman mais le principe même de sa création littéraire. Le dessein de l’auteur se confond avec le dessein de l’ésotérisme. L’écriture du roman est elle-même un acte créateur identique, dans son intention et ses conséquences, au Grand-Oeuvre des alchimistes. L’œuvre d’art en général et le roman en particulier ne sont pas seulement des objets destinés à l’appréciation admirative des lecteurs mais des instruments de transfiguration et d’édification de l’homme intérieur.

Au-delà de la diversité de leurs expressions théoriques et de leurs symboles, toutes les oeuvres relevant de l’ésotérisme se fondent sur l’idée que la « Connaissance absolue » est possible et que tout se tient selon les lois de l’interdépendance universelle. Le monde, pour l’ésotériste, est constitué comme un langage et l’homme dispose du pouvoir d’entrer en communion avec le Sens que ce langage prodigue et dont toutes les apparences du monde témoignent, étant elles-même symboles d’une réalité intellectuelle qui les dépasse. Le roman abellien, - dont les personnages éclairent en s’y mouvant les aspects immanents et subtils du monde de même que l’auteur nous éclaire sur l’intériorité des personnages, - procède de cette vision « interdépendante » proche, à certains égards, de celle de Balzac.

Selon Raymond Abellio, par la conscience réflexive que le romancier prend de son art: « les contradictions intimement vécues par lui entre la vérité et la beauté sont prises dans une dialectique ascendante qui est, au double sens du mot, l’édification de l’homme intérieur »1. La définition que Raymond Abellio propose de l’ésotérisme confirme l’unité du dessein de l’auteur: « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? C’est l’étude et l’expérimentation des ténèbres intérieures. En quoi ces ténèbres intérieures se posent-elles comme transcendantales, irréductibles aux ténèbres extérieures bien qu’elles soient la condensation lumineuse et paroxystique de celle-ci ? C’est qu’elles ne procèdent pas de la dualitude du monde et de la conscience, relation toute externe, mais d’une corrélation, relation interne, entre ce même monde et une autre conscience dans laquelle ce monde est enfermé et même produit, non seulement figuré mais transfiguré, et qui n’est plus la conscience ordinaire simplement réceptrice des choses et des autruis mais la conscience, en outre, réceptrice de soi, la conscience de la conscience. »2

Une fois établie et comprise, cette interdépendance de l’ésotérisme et de l’art romanesque tel que le conçoit Raymond Abellio, on aperçoit toute la richesse des possibilités ainsi offertes à l’écrivain qui se propose à la fois de « voir de toutes parts » par l’intermédiaire des personnages et de saisir les variations des métamorphoses et des transfigurations de la conscience. Ce dessein de saisir l’ensemble du réel tel qu’il s’entrecroise entre la conscience et le monde confère à l’écrivain le statut d’Auteur,- et à ses écrits le statut d’Oeuvre,- l’auteur oeuvrant à l’accroissement et à l’intensification du Sens, selon l’étymologie même du mot auctoritas : « la vertu qui accroît ». La notion de « travail du texte » ou celle, plus ancienne de « l’art pour l’art » laissent place à l’idée d’une écriture dont le dessein est de transfigurer la conscience et le monde par la vertu nuptiale du Sens qui les unit, semblable au Sel qui, dans l’alchimie, est l’officiant des noces du souffre et du mercure.

Pour Raymond Abellio, l’œuvre digne de ce nom est celle où le pouvoir des mots et la fascination qu’ils peuvent exercer, s’assujettissent à l’autorité du Sens et à la communion qu’elle annonce dans la « conscience de la conscience » enfin délivrée de toutes les représentations subalternes. A propos de cette expression: « conscience de la conscience » inspirée de la phénoménologie de Husserl, Abellio note: « Ce génitif enferme tout le secret de l’ésotérisme. Il faut le considérer dans sa fonction génétique immédiate: par lui une autre conscience est générée. D’où le sens profond de ce que l’on nomme l’initiation. L’initiation est l’éveil de la conscience à sa propre conscience de soi transcendantale. Elle est intériorisation des ténèbres et transmutation radicale de celles-ci en même temps que de l’être tout entier. Elle est récréation du monde par la conscience et en elle. Nous ne tarderons pas à voir que cette définition est singulièrement restrictive et disqualifie les ésotéristes de simple érudition qui font de la science soi-disant secrète le champ d’un divertissement et non d’une expérience vitale. »3

 

Une gnose romanesque

L’expérience vitale de la création littéraire,- l’écriture étant pour Abellio, avec l’amour, la seule expérience véritablement originelle et ultime,- sera donc le moyen par excellence d’atteindre à cette surconscience, véritable pierre philosophale de l’entendement, dont les couleurs prophétiques se dérobent à toute traduction en langage didactique. Alors que le traité de philosophie montre le chemin parcouru, l’œuvre littéraire, le roman, montrent le chemin lui-même, dont la vertu est davantage de susciter l’expérience spirituelle que de la relater. Le traité didactique représente l’idée ou la vision de l’auteur alors que le roman établit le lecteur dans la pure présence de l’Idée, telle qu’elle advient, à l’état naissant , et comme hors du temps, dans ce geste inaugural qui est le recommencement perpétuel de la conscience: « Tout ce qui est essentiel, n’apparaît que dans la suspension du temps: les états d’intuition, d’inspiration, d’illumination... La littérature serait ainsi une sublimation du langage qui se proposerait de réconcilier noblement les mots et la vie et même de célébrer leurs noces. Le style serait ainsi la fonction amoureuse de l’écriture. »4 Seules ces noces des mots et de la vie, dans l’Hors du Temps, qui est le véritable « or du temps », peuvent nous donner accès à cette innocence de l’entendement où la conscience se révèle à sa propre splendeur, dans cette filiation du reflet au miroir qu’indique le génitif.

La conscience est donnée à la conscience, offerte, advenue, semblable à l’embrasement de l’éternité qui est selon Rimbaud « la mer allée au soleil ». Le reflet bouge dans le temps mais le miroir est éternel. Le temps, selon l’expression platonicienne est « l’image mobile de l’éternité ». Ainsi en est-il de la temporalité dans les romans d’Abellio où l’histoire des personnages et du monde, dans leurs aspects psychologiques ou politiques, s’ordonne à des lois et à des principes éternels dont Abellio va décrire les rapports dans son ouvrage La Structure Absolue, essai de phénoménologie génétique. Toutefois, c’est au roman qu’il appartient de montrer ce que l’essai ne peut que démontrer. En amont du reflet est le miroir et en amont du miroir, et de toute spéculation, est la pure lumière où la conscience advient à la conscience dans un paroxysme de sérénité : « Je pense qu’un auteur n’entreprend d’écrire un essai que lorsque la pensée directrice de celui-ci est déjà toute formée en lui. Il s’agit pour lui d’exposer ce qu’il sait déjà. Au contraire, pour un romancier - tout au moins dans l’expérience que j’en ai, - il s’agit surtout d’éclairer l’avancement, l’évolution philosophique des personnages, et par conséquent, ceux-ci restent problématiques jusqu’au bout: le romancier avance en même temps qu’eux dans leur connaissance - et dans sa propre connaissance de soi. D’où que l’essai soit démonstratif, le roman au contraire « monstratif ». Tout roman philosophique est alors une mise à l’épreuve de la philosophie de l’auteur comme de celle du lecteur. Son intérêt et sa difficulté sont de saisir la vie à l’état naissant, et de proposer au lecteur de renaître à chaque instant avec l’auteur. Dans un essai, la pédagogie de la démonstration ne doit pour ainsi dire rien au vécu réel qui fut celui de l’auteur lorsque l’idée centrale de son livre le visita pour la première fois. Il en est de cette démonstration comme de celle d’un théorème de géométrie qu’un professeur présente au tableau noir à ses élèves: l’enchaînement de cette démonstration a été trouvé après coup, il n’a rien à voir avec cette démarche intellectuelle qui permit un jour, dans un passé plus ou moins lointain, la découverte de ce théorème. Ce n’est même pas du vécu reconstitué (Husserl dirait apprésenté), mais un autre vécu, et tant mieux si le bon élève, retrouvant l’inspiration instantanée de l’inventeur s’écrie: » J’ai compris ! » avant la fin de la démonstration. Le véritable roman métaphysique doit donc essayer de replacer le lecteur dans une situation telle que la conscience de ce dernier y devienne, à tout instant, comme celle du bon élève, aussi opérante que celle de l’auteur ».5

 

L’esprit indestructible et la Tradition Primordiale

L’ésotérisme,- ce « chemin vers l’intérieur »,- sera donc la science destinée à intensifier jusqu’au paroxysme les données fondamentales de l’art romanesque. A cet égard, Raymond Abellio fait sienne et prolonge l’exigence du Surréalisme, dévoué à la conquête du « point suprême ». Dans un article décisif, intitulé La lampe dans l’Horloge, André Breton précisera le sens d’un engagement ésotérique de la poésie et de la littérature en se référant à Saint-Yves d’Alveydre et à Fulcanelli. A cet occasion, il évoquera, et invoquera, l’existence d’un « esprit indestructible » dont il revendiquera, de surcroît, « les fonctions immémoriales »: « Un rai de lumière subsistait, écrit André Breton, glissant d’un couvercle de sarcophage à une poterie péruvienne, à une tablette de l’île de Pâques, entretenant l’idée que l’esprit qui anima tour à tour ces civilisations échappe en quelque mesure au processus de destruction qui accumule derrière nous ses ruines matérielles ».6 Ce « rai de lumière » n’est autre que la primordialité de la Tradition, point suprême de toutes les civilisations, transcendante unité des religions et de leurs symboles, que l’ésotérisme révèle à l’adepte assez vigilant pour défier les formes et les représentations accoutumées. « Or, écrit Raymond Abellio, dans sa préface à La Structure Absolue: « C’est ce même point idéal où tous les couples d’oppositions cessent d’être perçus contradictoirement que voulaient atteindre les Surréalistes, qui furent les seuls révolutionnaires intégraux de ce siècle. L’activité onirique ou poétique à laquelle ils se confiaient ne pouvaient les y conduire , pour de courts moments, que par une extrême tension de ses puissances. Le moment est venu pour la conscience claire de se tenir en ce point sans effort et sans artifice et d’y transfigurer le rêve et la poésie mêmes. »7

Loin d’entrer en contradiction avec l’ambition poétique du Surréalisme, l’ambition philosophique et romanesque de Raymond Abellio va en précipiter les exigences les plus audacieuses par une ascèse de l’Intellect, faisant l’épreuve de « l’abîme des ténèbres » pour atteindre à « l’abîme de la lumière ». Mais alors que les Surréalistes insistaient sur le rêve, l’écriture automatique et le rimbaldien « dérèglement de tous les sens », Raymond Abellio, sans rien renier de la liberté ainsi acquise à l’égard du rationalisme, va user d’une raison héroïque, pour reprendre le mot de Husserl, c’est-à-dire d’une raison s’interrogeant sur « la raison de la raison ». Pour Raymond Abellio, le rationalisme hérité du XIXe siècle positiviste, que pourfendent les Surréalistes, n’est pas seulement a-poétique, il est aussi le sépulcre de la raison elle-même. Alors que la raison du rationaliste est un carcan d’habitudes et de préjugés, la raison héroïque est une raison prophétique. Loin de s’exclure, l’analogie et la déduction s’entrecroisent en une sagesse annonciatrice qui tient à la fois de la « Nouvelle Kabbale » dont Franz Kafka appelait la venue, et d’un nouveau « Discours de la Méthode ».

En vertu du principe d’interdépendance universelle auquel elle obéit, la logique de l’ésotérisme intègre ainsi dans un même cheminement vers la Connaissance Absolue, les Méditations cartésiennes de Husserl et la numérologie biblique. L’éclectisme n’est qu’apparent. Outre que, selon la formule même de Husserl, souvent citée par Raymond Abellio, « la phénoménologie est une communauté gnostique », le dépassement de la nature et du naturalisme, dans la recherche d’une Connaissance absolue caractérisent également la philosophie de Husserl et l’ésotérisme. Dans Les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl écrit: « Puisque la phénoménologie devra être établie, comme une science de l’essence, une science a priori, ou comme nous le disons aussi, une science eidétique, il sera utile de faire précéder tous nos efforts consacré à la phénoménologie elle-même d’une série de discussions fondamentales sur les essences et la science des essences; nous y défendrons contre le naturalisme, les prérogatives originelles de la connaissance des essences »8.De même que le Surréalisme visait à s’établir au-dessus du réalisme, le roman métaphysique, tel que le conçois Raymond Abellio, va se déployer dans cet au-delà de la raison et de la nature où les explications psychologiques et sociologiques sont subordonnées à d’autres données, métaphysiques et cosmiques. Le cours des astres, et la concordance des nombres exerceront sur les personnages une action dont l’importance ne le cède en rien aux déterminismes profanes qui entraînent le destin des personnages des romans naturalistes. A la « connaissance des essences », que Husserl défend contre le naturalisme philosophique, Raymond Abellio ajoute une gnose romanesque, pour une défense de la métaphysique des personnages contre le naturalisme littéraire.

La première vertu romanesque de l’ésotérisme dans l’œuvre de Raymond Abellio, est ainsi de libérer le récit des contraintes des « sciences humaines » dont les a priori et la logique formelle interdisent au roman d’atteindre à l’intensité et à la plénitude d’une véritable création poétique. La notion de responsabilité des personnages, d’une importance capitale, s’en trouve bouleversée. Dans  « la triple et unique passion de l’éthique, de l’esthétique et de la métaphysique », qui anime l’auteur, c’est l’univers dans son ensemble qui répond aux actes et aux pensées des personnages. L’univers est le répons de l’homme et l’homme est le répons de l’univers. Il suffit, dit Raymond Abellio, qu’un homme lève son bras pour changer, fût-ce de façon infime, l’ordre des constellations. L’éthique de la responsabilité personnelle s’ouvre ainsi sur des perspectives esthétiques et morales ouvertes à perte de vue.

L’usage romanesque de ces perspectives ouvertes se laissera d’autant mieux comprendre que nous serons plus familier des théories et des pratiques de l’ésotérisme. L’ésotérisme n’est pas un aspect de l’œuvre d’Abellio mais le tournoyant jeu de reflets qui conditionne tous les aspects de l’œuvre. Ce n’est pas davantage un ésotérisme au sens métaphorique ou dans une acception vague, mais l’ésotérisme dans la pleine et précise acception du terme, avec les arts et les sciences qui le caractérisent: astrologie, alchimie, numérologie, kabbale etc... Si l’ambition de Raymond Abellio est d’apporter une vision neuve, celle-ci toutefois confirme les données fondamentales de la Tradition ésotérique, dite aussi Tradition Primordiale, - cette primordialité se situant hors du temps, au point crucial de la rencontre de l’intelligence humaine et de l’intelligence divine, pôle de la conscience et de l’être.

 

Une oeuvre traditionnelle et prospective.

L’œuvre de Raymond Abellio, à cet égard, est à la fois traditionnelle et prospective, ainsi que le révèle cette définition de la Tradition primordiale: « La Tradition Primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup tout entière mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue, ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires. »9 Une étude de l’ésotérisme dans l’œuvre de Raymond Abellio devra donc prendre en compte cette double fidélité de l’auteur à la primordialité de la Tradition et aux moyens intellectuels, aux instruments qui permettront de traduire cette Tradition, d’en révéler, en notions claires, le sens obscur et profond. Loin de se limiter aux ouvrages strictement « ésotériques », ou communément reconnus comme tels, une bibliographie concernant Raymond Abellio et l’ésotérisme devrait s’élargir aux ouvrages que Raymond Abellio utilise comme instruments dans ce processus de révélation progressive. L’ésotérisme pour Raymond Abellio n’est pas un mode de pensée dépassé ou rendu caduque par l’histoire et les « progrès de la science », ni l’expression d’une mentalité « pré-logique », comme disaient naguère les anthropologues, mais une pensée effectivement archaïque, mais au sens d’une pensée originelle, ou « principielle », prédestinée à d’infini renouvellements. Loin de se conformer à une doctrine ou à un système, Raymond Abellio, va faire sienne l’exigence poétique d’une pensée faisant l’épreuve de son origine, afin de mieux comprendre ses fins dernières. Nous retrouvons là cette idée d’Heidegger selon laquelle le secret de l’aube se divulgue dans les fastes du crépuscule.

La dialectique de l’originel et de l’ultime sera, au demeurant, d’une grande importance dans l’œuvre romanesque de Raymond Abellio. L’origine ne peut-être connue que dans l’ultime. Dans La Fosse de Babel ou Visages Immobiles, les personnages féminins que le narrateur nomme les femmes ultimes, et qu’il oppose aux femmes originelles, confèrent seules à leurs amants la vision des origines de l’amour et du désir. De même, les sciences modernes et la phénoménologie husserlienne seront pour Abellio, ces états ultimes de la pensée occidentale où la conscience et la connaissance de l’origine sont encloses comme une inaltérable couleur alchimique. Ce qui, dans l’ordre des civilisations s’achève, par cela même inaugure. La fin descelle le principe.

Tel est exactement le sens du titre et le propos de l’ouvrage La fin de l’ésotérisme. Toute finalité présage un recommencement sur un point, situé encore plus haut, de la spirale prophétique qui est le mouvement même de l’esprit allant à la conquête du secret de ses propres pouvoirs: « C’est à nous, hommes d’aujourd’hui qu’il incombe d’expliciter la tradition en passant d’une simple participation à une vraie connaissance. Ce passage de la mystique à la gnose n’est d’ailleurs pas linéaire mais dialectique. En ce sens, s’il implique une première distinction essentielle entre l’âme et l’esprit, (le premier Adam, selon Saint-Paul, était l’âme vivante, et le dernier sera esprit vivifiant) il en appelle aussitôt une seconde, entre la raison naturelle et la raison transcendantale ou, si l’on veut, entre l’intellect et l’intelligence, le mental et le supra-mental, l’intelligence de la tête et l’intelligence du cœur, pour réunifier les anciens pouvoirs de l’âme et les nouveaux pouvoirs de l’esprit. »10

A la mystique de l’homme intérieur, vivification de l’âme et avivement des symboles qui traduisent son cheminement vers le Soi, succède, selon la dialectique abellienne, la vie en esprit. De même que Platon suppose une Idée des idées, Abellio présume un Symbole des symboles, véritable clef de voûte dont la connaissance, par définition, n’est plus du ressort de la mystique. A la participation mystique à la vie des symboles, que décrivent par exemple les ouvrages de Jung sur l’alchimie ou dont témoignent les proses du Poisson soluble d’André Breton, l’ambition de Raymond Abellio est d’adjoindre ces « nouveaux pouvoirs de l’esprit » qu’instrumente une gnose non moins nouvelle car elle trouve dans la Tradition non point l’a-priori mais la confirmation des théories et des visions conçues par l’auteur, en une expérience intérieure, vivifiée par l’intelligence du cœur.

 

Un Grand Oeuvre encyclopédique

Au-delà de l’opposition de l’objet et du sujet, du monde et de la conscience, l’ésotérisme, tel qu’en use Raymond Abellio, rejoint l’œuvre de Novalis, qui, elle aussi, fut à la fois traditionnelle et prospective dans sa complexité, où l’ambition encyclopédique et l’exigence poétique s’entrecroisent. Se voulant la plus « intégrante » possible, la pensée, dont l’œuvre est l’aboutissement nécessaire, demeure ouverte à toutes les hypothèses. Les sciences modernes et les sciences traditionnelles, loin de s’exclure, se confrontent et cette confrontation suscite la pensée nouvelle, la « Nouvelle Gnose » dont Raymond Abellio écrit le manifeste. Cette pensée du plus vaste accord est non seulement favorable, comme nous l’avons vu, à l’art romanesque, dont la diversité des motifs et l’ampleur des vues autorisent les créations les moins prévisibles, mais elle est de surcroît fidèle à ce qui fut, de tous temps, le problème central de la philosophie.

Dans son article intitulé, Le Postulat de l’interdépendance universelle, Raymond Abellio propose « l’esquisse d’un programme de méditation »: « Le problème central de la philosophie est-il celui de l’être ou celui de la conscience ou bien encore celui de leurs rapports. C’est la philosophie elle-même qui doit répondre à cette question, et tout ce que l’on peut dire c’est qu’elle doit commencer sans y avoir répondu. De quelque façon qu’elle s’y prenne, la philosophie emprunte forcément trois angles d’attaque:

  • elle doit déterminer ce qui est

  • elle doit dire comment ce qui est vient à la pensée

elle doit chercher enfin pourquoi la pensée donne de la valeur à ce qui est »11.

Loin de croire que les sciences humaines dussent, d’une façon ou d’une autre, se substituer à la philosophie ou à la pensée de l’auteur, en caducisant certaines de ces questions fondamentales, Raymond Abellio s’est au contraire appliqué à faire de son oeuvre, dans tous ses aspects, un moyen de connaissance.

L’Art est l’instrument par excellence de cette conquête héroïque de la connaissance. Yves Albert Dauge, écrit dans un article intitulé, La voie héroïque et gnostique vers le Soi : « Les buts poursuivis par le gnostique sont essentiellement la déification de l’homme, la toute puissance du Je Artifex, la transfiguration du monde et des corps12. » Deux voies s’offrent à l’homme selon qu’il participe d’une mentalité tellurique ou d’une mentalité héroïque: « La Première, écrit Raymond Abellio, fond en effet l’homme dans l’universel et dépossède l’homme de lui-même, la seconde fonde au contraire l’universel dans l’homme et restitue à l’homme toute possession: l’une conduit à l’abîme de la dissolution, l’autre à l’abîme de la communion13. A la mystique de la fusion, Abellio oppose une gnose de la fondation. L’ésotérisme, tel que le conçoit Raymond Abellio, loin de nous perdre, de nous dissoudre dans les fantasmagories de l’inconscient collectif, nous exhorte à la conquête d’une sur-conscience. Détaché de toute mentalité tellurique ou communautaire, l’adepte devient alors, selon le mot de Al-Hallaj, «  Un unique pour un Unique ». « Il ne s’agit pas de voir Dieu, il s’agit de l’être »14 écrit Raymond Abellio dans son Journal, rejoignant ainsi Angélus Silésius: « Je dois m’approfondir en Dieu et Dieu en moi, et devenir ce qu’il est: je dois être clarté dans la clarté, je dois être Verbe dans le verbe, Dieu en Dieu ».

Nous mesurons ainsi la distance qui sépare l’ésotérisme selon Abellio, des idées para-religieuses ou des courants de pensées irrationalistes qui n’ont d’ésotériques que les noms dont ils s’affublent et dont les ambitions se limitent à des projets communautaires plus ou moins explicites. Des phénomènes culturels modernes, tels que l’écologisme ou le « New-Age », par la fusion avec la nature qu’ils préconisent et le mépris de l’intelligence abstraite dont ils témoignent, participent de cette mentalité « tellurique » contre laquelle, Raymond Abellio définit précisément le véritable dessein de l’ésotérisme.

La véritable contemplation, pour Raymond Abellio, n’est pas l’abandon de soi mais la conquête du Soi par la connaissance des «  essences »,- connaissance qui nous arrache aux apparences et à l’immanence et nous déracine. La Loi de l’esprit est prophétique, et se situe, par cela même, dans un tout autre domaine que les lois de la nature ou de la société. Dans l’introduction au Manifeste de la Nouvelle Gnose, Raymond Abellio écrit : « Un fantôme hante depuis vingt-cinq siècles l’esprit des hommes, le fantôme de la connaissance. En tous temps et en tous lieux, depuis vingt  cinq siècles, les diverses communautés humaines, Eglises, nations et mêmes sectes et tribus ont tenté de l’exorciser par les rites ou les codes de leurs gouvernement : philosophies, sciences, religions, mythologies, pour en faire l’instrument zombique de leur pouvoir, et elles ont ainsi prétendus imposer du dehors à tous, indistinctement leurs images de cette connaissance même alors que celle-ci ne peut naître, s’enrichir et survivre qu’au-dedans de l’homme seul »15.

L’œuvre de Raymond Abellio se propose à la fois comme le récit, l’expérimentation et le témoignage de cette Gnose, seul véritable chemin vers l’intérieur. Voie héroïque de l’ésotérisme, que les alchimistes nomment la « voie sèche », par opposition à la « voie humide » des mystiques, la Gnose réalise cette transfiguration réciproque de la conscience et du monde dont l’interdépendance projette l’intelligence au-delà de l’enchaînement des causes et des effets.

La dialectique que propose Abellio est non seulement croisée, mais simultanée. Tout ce qui importe est, pour ainsi dire, « en même temps ». A chaque instant l’homme est le contemporain de la création du monde et du jugement dernier. S’il est possible, en effet, comme l’écrit Raymond Abellio, dans La fin de l’ésotérisme, de « faire de notre pratique de la transfiguration et de la transsubstantiation notre action et notre pensée de tous les instants »16, c’est qu’en effet l’instant est l’éternité même. L’instant est ce qui se tient, stat, immobile, comme une Thulée hyperboréenne, au milieu des flots mouvants qui sans cesse dédisent la réalité, démentent son apparence précédente..

 

La contemplation du Sens.

« Aeternitas non est temporis successio sine fine, sed nunc stans. L’éternité n’est pas la succession du temps sans fin mais l’instant d’à présent, immobile. D’à présent! Le Temps suspendu ! Toute la question est là. Vivre l’instant et s’y tenir debout » écrit Raymond Abellio dans Visages Immobiles17.

Le temps linéaire est le règne du dédire qui sans cesse défait, déconstruit et dévore ses propres enfants. La Gnose sera ce cheminement de la pensée par lequel il devient possible d’échapper à la perpétuelle déroute pour se recueillir et rassembler ses forces éparses dans la « structure absolue » d’une éternité gemmée. Tel est exactement le sens du Grand Oeuvre alchimique et de la Pierre Philosophale, ce « rubis des Sages » qui dispose non seulement du pouvoir de changer le plomb en or mais encore de transfigurer la conscience humaine et de rédimer le monde.

« Il faut admettre, écrit Raymond Abellio , que l’esprit est toujours originaire, que la matière sort de l’esprit et non l’inverse »18 Ce pourquoi, en effet, l’esprit pouvant connaître l’esprit, rien n’échappe à la saisie du Sens. Le grand-Oeuvre encyclopédique et prophétique de Raymond Abellio se fonde sur une pensée « selon laquelle tout ce qui existe à un sens et la conquête de ce sens. Une sagesse selon laquelle il n’y a au monde aucune absurdité, et, sous les pires discordes apparentes, simplement des complémentarités, ces dernières étant d’ailleurs prises dans une dialectique ascendante vers ce qu’on appelle l’Etre absolu ou encore le Sens, avec des majuscules. Au sens le plus élevé, la connaissance est alors l’intuition, la contemplation du Sens. »19

Nous retrouvons là le principe même de cette herméneutique générale qui caractérise les modes opératoires de toutes les sciences et arts ésotériques. L’intérêt de Raymond Abellio pour l’astrologie, la kabbale ou le Yi-King ne relève en aucune façon d’un quelconque attrait pour l’étrange ou l’obsolète mais, tout au contraire, de cette approche herméneutique qui confère un Sens à toute chose. L’astrologie, la kabbale et le Yi-King sont, avant tout, arts de l’interprétation. Pour l’astrologue, le kabbaliste ou l’homme qui interroge les hexagrammes du Yi-King, rien, en ce monde, n’est disposé selon le hasard. Les vertus divinatoires de ces sciences tiennent moins à d’insolites facultés qu’à la texture même du réel, composé, dans son omniprésence, comme un langage, dont l’interprétation est possible, quoique toujours ouverte et jamais définitive.

Les kabbalistes définissent leur art comme celui de l’interprétation infinie car infinie est la Sagesse de Dieu. De même, la Structure Absolue de la Gnose abellienne ne représente point un savoir total mais une connaissance absolue, ce qui est tout autre chose car l’absolu est le point de départ du Sans-Limite,- l’En-Soph, qui surplombe l’Arbre séphirotique. Les schémas que l’on trouve ici et là dans les ouvrages d’Abellio peuvent, à cet égard, prêter à confusion si l’on y voit la représentation statique d’un système de pensée. La caractéristique majeure de la structure abellienne est d’être en mouvement et de dépasser ainsi l’opposition ordinaire entre structure et genèse.

Structure génétique, tournoyante, la Structure Absolue situe la pensée au cœur d’une infinité de paramètres en mouvement. Il s’agit là, on ne saurait trop y insister, de tout autre chose que d’un système qui s’affirmerait dans l’outrecuidante prétention à détenir la totalité des éléments nécessaires au savoir qu’il se propose. Loin d’être un système destiné à chercher des solutions, la Structure Absolue est, pour l’auteur, et le lecteur, un instrument dont la fonction est de trouver une infinité de situations nouvelles. Ces situations, romanesques, philosophiques, poétiques, seront autant de nouveaux aperçus sur le Sens dont la contemplation est la véritable fin de l’ésotérisme.



Luc-Olivier d’Algange

 

1. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, p.36.

2. Raymond ABELLIO, préface à l'ouvrage de P.SERANT, éd. Grasset, pp.17-18.

3. Raymond ABELLIO, préface à l'ouvrage de P.SERANT, éd. Grasset, pp.17-18.

4. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, pp.12-13.

5. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, pp.22-23.

6. André BRETON, La Lampe dans l'Horloge, réédité dans le recueil La Clef des Champs, éd. 10/18.

7. Raymond ABELLIO, La Structure Absolue, éd. Gallimard, p.33.

8. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, éd. Gallimard, p.9.

9. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.12.

10. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.13.

11. Raymond ABELLIO, Le Postulat de l'Interdépendance Universelle, Article reproduit dans le Cahier de l'Herne-Raymond Abellio,p.23.

12. Yves-Albert Dauge, La Voie héroïque et gnostique vers le Soi, Article publié dans le Cahier de l'Herne-Raymond Abellio,p.48.

13. Raymond ABELLIO, La Structure Absolue, éd. Gallimard, p.42.

14. Raymond ABELLIO, Dans une âme et un corps,éd. Gallimard,p.83

15. Raymond ABELLIO, Manifeste de la Nouvelle Gnose, éd. Gallimard, p.27

16. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.195.

17. Raymond ABELLIO, Visages Immobiles, éd. Gallimard, p.75.

18. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.77.

19. Raymond ABELLIO, cité par Y.A Dauge dans le Cahier de l'Herne Raymond Abellio,p.63

 

Extrait d'un hommage de Jean Parvulesco à Raymond Abellio

 

"Aussi doit-on finir par accepter que l'oeuvre de Raymond Abellio romancier d'une certaine fin de l'Occident, d'une certaine clôture du cycle occidental actuellement en train d'entrer dans la nuit de son achèvement final, ne vaut surtout pas d'être lue, approchée à la lumière des événements dont elle prétend s'être fait l'écho en consignation, mais à la seule lumière secrète d'une âme dans sa procession cosmologique finale. Et nous comprendrons ainsi que ce ne sont guère la traversée cathare, et quelque peu métapsychique, des entrismes trotskistes surexités, affolés par la montée spectrale de la nouvelle guerre civile européenne en 1934, ni les ventilations parisiennes d'on ne se souvient même plus quel Pacte Synarchique, ni même la mise-à-mort rituelle de notre grand et cher Eugène Deloncle, qui peuvent donner une réponse à la démarche la plus intérieure de l'oeuvre de Raymond Abellio, mais les Ennéades de Plotin, les songeries astrales, aussi nocturnes que lumineuses, d'un Jamblique, d'un Porphyre. Et que, tous comptes faits, de n'est pas même moi, trop retenu comme je me trouve sur les barricades d'autres grandes batailles en cours, qui eus dû être chargé d'instruire la dernière légitimation occidentale de cette oeuvre si grande en son secret cosmologique, mais sans doute un Luc-Olivier d'Algange, responsable, lui, de l'actuel renouvellement de néo-platonicianisme européen, de l'émergence de la nouvelle lumière gnostique renaissante aujourd'hui en Occident. Et tout ceci dit, il me souvient de la lettre que le jeune Pascal Jardin envoyait en 1978, à Raymond Abellio, pour lui dire que sur vos hauteurs vous n'attendez plus la caution de personne."

Jean Parvulesco, 1986.

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27/02/2022

Deux lettres de Raymond Abellio:

 

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Vence, le 5 février 1986

Cher Luc-Olivier d'Algange,

La revue Pictura et votre lettre m'ont été retransmises à Vence, où je passe durant l'hiver, la majeure partie de mon temps. Merci pour l'une et l'autre et tous mes compliments pour votre article sur les néoplatoniciens: vous y abordez de grands et multiples sujets, dans une parfaite clarté, ce qui n'est pas si simple, et j'y ai retrouvé avec bonheur nombre de thèmes qui me passionnent et dont je serais heureux de parler avec vous. Car nous pouvons, si vous le désirez, nous rencontrer, soit ici, soit à Paris, soit à Toulouse où je serai, en principe, au début du mois de mai.

N'ayant reçu Pictura qu'hier soir, je n'ai pu lire que votre article dont je ne vois pas encore comment il s'intègre au reste de la revue, mais peut-être cet éclectisme est-il voulu. Dites-moi ce qu'est Pictura.

Vous donner un texte m'est plus difficile que vous rencontrer; je travaille en ce moment à un essai qui me prend tout mon temps et me fatigue beaucoup. A mon âge, il est à peu près impossible de mener deux choses de front. Mais j'ai avec moi un petit groupe d'amis bien plus compétent en matière de Kabbale et de Yi-king, par exemple. Je pourrais les mettre en rapport avec vous.

Soyez assuré en tous cas du vif plaisir que j'ai à vous lire, et, en attendant de faire votre connaissance, croyez-moi, je vous prie, bien sympathiquement vôtre.

Raymond Abellio.

*

Vence, le 27 février 1986

Cher Luc-Olivier d'Algange

Un grand merci pour votre envoi (lettre et article destiné à Question de). Question de est une revue que je connais bien et qui, en gros, m'a toujours soutenu. Robert Amadou, qui y écrit, est mon ami. Je n'en dirai pas autant de l'Université en général, à l'exception de non-conformistes comme François George, qui dirige la revue Liberté de l'Esprit, fort éclectique, il est vrai, - mais il faut être agrégé de philosophie pour être admis dans le milieu professoral, et le groupe d'influence qui s'est créé autour de Foucault, Barthes, Derrida, Lyotard, est encore tout puissant, et l'accès à la collection La Bibliothèque des Idées, chez Gallimard, est devenu impossible, je pense, à qui n'est pas "du métier". La parution de la "Structure Absolue" n'y fut possible que grâce aux efforts d'un ami politique, Robert Carlier, qui sut convaincre Michel Deguy. Il y fallut quand même des mois de palabres.

Je serai à Toulouse le 29 avril pour une conférence à l'Hôtel d'Assezat, sous l'égide de l'Académie des Jeux Floraux et resterai dans ma bonne ville natale (qui m'a remarquablement ignorée jusqu'ici) jusqu'au 3 mai. Nous pouvons nous rencontrer avant, à Paris ou à Vence, si vous le désirez, mais ce séjour à Toulouse nous donnera toute liberté.

A bientôt donc, et toujours bien sympathiquement vôtre

Raymond Abellio.

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26/02/2022

Les Alchimistes:

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Luc-Olivier d'Algange

Les Alchimistes de Jean Biès

 

Jean Biès est de ces écrivains français qui, le cas n'est pas si fréquent, sont les auteurs d'une œuvre. Poète, romancier, essayiste, Jean Biès est aussi l'auteur d'un ouvrage décisif intitulé Les Alchimistes. D'emblée son livre se distingue par l'exactitude des références, la rigueur doctrinale et la beauté du style. Si le monde est bien, comme nous l'enseignent les Théologiens du Moyen-Age, la « rhétorique de Dieu », on ne saurait trop se réjouir de voir la beauté, par l'exactitude grammaticale, répondre à la vérité de la doctrine. A ce titre l'œuvre de Jean Biès est éminemment platonicienne: elle démontre, par son existence, que le Beau est la splendeur du Vrai.

L'ouvrage est un des rares à prendre en compte tous les aspects de l'Alchimie, tant dans sa réalité historique que constitutive ou structurale. L'Alchimie est un art, un jeu, une science, une poétique et une gnose. Elle est également une médecine, magistralement illustrée, entre autre, par Paracelse, une cosmologie, fondée sur la correspondance du microcosme et du macrocosme (dont témoigne la fameuse Table d'Emeraude) et une science héraldique des « signatures ».

A travers la métamorphose des éléments, dont la splendeur se multiplie en images d'une grande richesse poétique et iconographique, l'alchimiste déchiffre les apparences où il retrouve l'empreinte visible d'un sceau invisible. La méditation alchimique n'oppose pas l'intelligible et le sensible, l'invisible et le visible, l'esprit et la matière, l'être et le devenir. Elle ne perçoit point dans ces contraires des ennemis irréductibles. Le monde, qui se déploie dans la diversité des apparences, lui apparaît comme un don du Verbe. Dans les détails les plus infimes et les plus grandioses du monde sensible, son art lui enseigne à reconnaître les signes et les intersignes. Dans les métamorphoses du devenir, l'alchimiste perçoit la permanence des cycles ; dans l'immobilité désirée et attendue de l'Inconditionné, qui n'est autre que la Pierre philosophale, elle devine la possibilité universelle et les variations infinies dont est faite la trame du monde.

L'Alchimie mérite bien cette appellation de Philosophie, que certains universitaires imbus de « modernité » lui refusent, ne serait-ce que par les transitions qu'elle favorise entre les pensées habituellement considérées comme rivales, ou antagonistes, de Pythagore, d'Empédocle, d’Héraclite, de Parménide et de Platon. Dans la perspective alchimique, en effet, le sens héraclitéen du devenir loin d'infirmer la théorie parménidienne de l'être, la corrobore. De même que la vision poétique et dramatique d'Empédocle, loin d'exclure la mathématique de Pythagore s'accorde en elle comme s'accorde, dans la flambée de l'athanor, le Mercure et le Souffre, par l'ambassade du Sel. Pour qui retient la leçon des alchimistes, ces « philosophes par le feu », pour celui qui n'oppose point péremptoirement au Mystère ses certitudes et ses convictions, toutes les joutes philosophiques sont nuptiales et la dissociation des éléments n'est que le prélude à leur harmonie.

Alchimiste lui-même dans son enquête sur l'Alchimie, Jean Biès se tient exactement sur l'orée qui distingue et unit la nature et la Surnature. Le symbolisme alchimique, en récusant la notion moderne d'une séparation radicale du monde matériel et du monde spirituel, révèle les vertus paradoxales du monde. « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu », cette formule de la liturgie orthodoxe convient parfaitement à l'alchimiste dont l'audace est le principe même d'une humilité essentielle. Bien davantage qu'à Prométhée, qui tant fascina les philosophes de la modernité, c'est à Hermès et au Christ que vont les fidélités philosophales. Prométhée, comme Icare, se rend coupable de démesure. Or l'hybris est le premier péril et la première tentation dont l'alchimiste doit se défendre. Son œuvre n'est point subversive, ni titanesque, mais harmonieuse et miséricordieuse.

Cette harmonie et cette miséricorde se manifesteront dans la beauté versicolore du voyage. Les couleurs et les symboles sont à la fois intérieurs et extérieurs. Entre le monde et l'entendement humain, l'art hermétique présume une synchronicité possible.

Science des qualités et des nuances, des variations et de l'interprétation, l'Alchimie, loin d'être l'ancêtre balbutiante de la chimie telle qu'elle se précisa au dix-neuvième siècle, fut une connaissance (pour une part perdue, et pour une autre, non encore advenue) de l'interdépendance de l'expérimentateur, de la chose expérimentée et de l'expérience elle-même. Le couronnement de l'œuvre est la transfiguration de l'Adepte. L'instrument de la connaissance a pour dessein de modifier, en même temps, et de façon essentielle, la matière et l'entendement humain qui œuvre sur elle. A ce titre, les alchimistes devancent l'exigence de la phénoménologie et de l'épistémologie et l'on s'étonne, en effet, que leurs œuvres soient exclues du « corpus » des actuelles pensées prospectives. Il est vrai que l'Alchimie inquiète, que ses œuvres paraissent insaisissables et qu'elle exige de ses chercheurs comme de ses adeptes, et même de ses simples historiographes, certaines des vertus éminentes du navigateur.

Pour consentir à s'aventurer dans ce monde de métaphores scintillantes et houleuses, il faut avoir l'âme odysséenne. « L'erreur enseigne ce qu'il ne faut pas faire, écrit Jean Biès, l'errance apprend ce qui est à faire: il est bon d'aller s'informer auprès des Maîtres. L'alchimiste apparaît alors dans son manteau de voyage, coiffé d'un grand chapeau souvent orné de la coquille de monseigneur saint Jacques de Galice, muni d'un bâton de marche, accompagné d'un chien. Dans le décor sauvage qui l'entoure on le devine étranger à toute société. » La pérégrination alchimique est, là aussi, à la fois en-dedans et au-dehors de l'entendement humain. Les alchimistes furent de grands voyageurs. Ils eurent l'audace, en des temps où les distances étaient plus éprouvantes et plus réelles, le monde n'ayant pas encore été rabougri par les techniques de déplacement, d'affronter les incertitudes de toute véritable tribulation, - mais ils furent aussi, et surtout, des voyageurs intérieurs, à la ressemblance du Heinrich von Ofterdigen de Novalis.

Quête initiatique, découverte du monde imaginal, approche de l'Ame du monde, telle est l'Alchimie à laquelle nous invite l'ouvrage de Jean Biès. L'Ame du monde se révèle dans les métamorphoses de la matière ordonnée aux Symboles visibles-invisibles qui s'y déploient comme la roue solaire du Paon. Rien n'importe que ce moment, où l'entendement humain enfin délivré du Règne de la Quantité, de la pensée calculante et des normes profanes de l'indéfiniment reproductible, reconquiert la plénitude intérieure. Or, - et c'est bien là le sens de l'humilité que tous les traités d'alchimie prescrivent aux adeptes, - cette plénitude n'est point notre propriété humaine. Elle nous est, quoiqu'infiniment proche et offerte, étrangère. Elle n'est point dans l'outrecuidance de la subjectivité livrée à la démesure, mais dans la subtilité de ce qui advient, de ce qui transparaît précisément pour nous enseigner le secret de la transparence. Elle est, cette présence cachée, dans l'extinction du moi.

La rouge aurore du rubis philosophal flamboie à l'instant précis de cette extinction. L'Œuvre est réalisée lorsque tout ce qui fait notre moi est frappé d'inconsistance, littéralement brûlé comme par le Miroir de Nigromontanus qu'évoque Ernst Jünger dans Les Falaises de Marbre.

« Ce démembrement du moi, cette mort du moi, écrit Jean Biès, c'est ce que signifie déjà le travail devant l'athanor, exigeant une vigilance épuisante ». L'âme emprisonnée exige d'être désincarcérée, comme un « iota » de la lumière incréée, dissimulé sous la compacité des apparences ou dans l'illusion des fausses lumières. L'ouvrage de Jean Biès, qui est à la fois histoire (au sens d'enquête), légende, au sens de ce qui doit être lu, et herméneutique créatrice, au sens de ce qui doit être interprété et non seulement expliqué, s'inscrit, on l'aura compris, dans une tradition pour laquelle, selon de mot de Villiers de L'Isle-Adam, la lumière des siècles est plus profonde que le prétendu « siècle des Lumières ».

Se développant selon les lois de l'arborescence, le discours alchimique exige l'attention à la plus infime radicelle, en même temps que la vue d'ensemble. le propre du moderne est d'avoir perdu cette vertu d'attention. Sa fascination pour la quantité, le calculable, a pour origine et pour complice cette inattention qui, dans son ignorance du monde des qualités, sépare l'âme humaine de l'Ame du monde, si bien que l'une s'étiole et se durcit et que l'autre devient lointaine et indiscernable. Ce livre de Jean Biès vient, à la suite de ses précédents ouvrages, raviver notre attention, et, si nous en sommes dignes, nous ouvrir la voie à la connaissance de l'esprit de l'Alchimie qui viendra couronner nos retrouvailles tant attendues avec l'Ame du monde, sophia pérenne et divine présence: « Se faufilant à pas feutrés, écrit Jean Biès, entre désastres et dérisions, effondrements et massacres, traversées du déserts et marées équinoxiales de la barbarie, l'esprit de l'alchimie, sous les traits joyeux d'Hermès, est bien de retour parmi nous, même si peu d'entre nous le savent. Descendant à travers les airs qui avaient oublié de lui l'empreinte de ses ailes, le dieu rieur parvient sur une terre exténuée, s'aventure au clair-obscur des recompositions incertaines d'aurores s'essayant à naître, et danse par avance dans le secret des cœurs l'ivresse rutilante de l'Or ».

 

Les Alchimistes, Jean Biès, éditions Philippe Lebaud

 

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19/02/2022

Heures de syrtes et de feu, poème:

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Luc-Olivier d'Algange

Heures de syrtes et de feu...

 

Heures de syrtes et de feu, heures aimées…

Des univers y battent leurs feuilles sous la pluie si claire,

Laudes écrites contre la brume et dans le marbre de l’air.

Quelle enfance en poussière dans le sommeil léger ? Les regards

Mystérieusement se rencontrèrent dans l’intimité du monde,

Et cet être du vent sur le dos des tempêtes nous emporte

Vers l’exquise incertitude qui nous laisse dans l’abandon

Comme une barque tardive, vaguement oscillante

Sous la blancheur du ciel, nous laisse être

Avec le seul souvenir des temps où nous n’étions rien,

Sinon cette ombre du chant qui nous précède, cette ombre

D’un temps où fleurissent les patries des terres dorées

Dites, de degré en degré, jusqu’aux fortins paradisiaque !

 

La nostalgie change les proportions du monde.

Depuis des temps immémoriaux, la nuit est mauve.

Les nuages se sont habitués aux cadrans des Jardins.

Notre tourment s’achève avec les grands vaisseaux du siècle

Qui pavoisent… La sagesse n’est point jalouse, mais éblouie.

Elle est l’hôte de l’heure déployée, de l’heure ardente,

De l’heure frémissante sous le joug des anciennes nuées…

Nous serons en elle, à jamais, et pour elle, et contre le monde !

Six feuilles entrelacées en épine dans l’incohérence des mots

Suffisent à notre bonheur, à notre gloire ! Six feuilles nervurées

D’un sang qui déchiffre les clartés de l’ombre

Lorsque nous marchons sur le profil de l’aube …

Ce furent ces aventures dites, où le double du firmament

S’abolit dans la nuit de l’azur, dans la ténèbre qui sauve la raison,

La seule qui nous dise la courbe claire de la musique, des navires…

Ainsi j’éveille doucement ce sommeil, je l’éveille de lui-même

Comme une lueur, comme un combat de pierres noires sur les rives nues.

Cela demeure, et ne nous quitte jamais. Cela demeure

Dans le passage du soleil comme l’apocalypse joyeuse

Des chants d’oiseaux au matin, dans l’entrelacs des six feuilles

Brodées d’absolutions et de chimères, mais seules vraies

Dans le bien qui nous est offert, dans la beauté de l’œuvre

Qui tient en elle la beauté du monde, tenue comme six feuilles

Du sommeil polaire entre les doigts, six feuilles insondables

Qui tressaillent des battements de la terre, où nous étions

De passage.

 

L’âme endure ces roseraies de tonnerre ! L’âme ne se lasse

D’être au seuil de l’effroi et de l’extase. Il n’y a que la bassesse qui se lasse,

L’infidèle à toute beauté, l’incessante traitresse aux oracles obscurs :

Les seuls qui vaillent. L’âme endure le sel de Typhon et la transparence

Qui brûle. Elle endure les abysses du bonheur, et les lentes processions

Vers la Somme incompréhensible des hauteurs. Elle endure,

Infaillible, et se forge, se gemme, sous le feu sifflant de la Sapience.

L’âme endure les désastres, mais devant l’âme, les désastres se courbent

Comme l’orgueil du vent sur la mer. De tant de siècles stellaires

Nous gardons mémoire, de tant de siècles de ravages : ils se courberont

Sur notre sein comme un jour se love dans le regard, comme une treille

Promise à d’autres ivresses inconnues s’établit dans le règne

D’un palais rouge crétois, comme encore ce qui passe dans ce qui demeure,

A l’infime : là où ce jour qui est nuit traverse le temps comme une vague ;

Nous y serons, à jamais, dans cette présence-là, sable fin et grandes aurores…

L’âme endure et l’espace des formes, et le soleil tournant

Qui démantèle le monde et le déploie comme une corolle

Eclose sous la caresse. Tant de violences l’âme endure,

Et tant de douceurs : comment y survivre, sinon dans l’Eclat ?

 

Luisent six feuilles entrelacées dans la pénombre qu’elles animent

Pointent six feuilles : le monde s’y tient.

Six feuilles de Sybilles. De quel idiome, leurs nervures ? Il y eut

Ce mot comme une croix dans le ciel, cette marche vers la puissance

Que nomment les Parques, ce monologue sans fin dans la nuit

Qu’interroge le regard. Il y eut ces mots que ne disent ni la ruse

Ni le chancellement de l’existence dans la seconde aimée, rougeoyante

Comme d’elle-même devenue ce chiffre ordonné à la victoire !

 

Et cette bienheureuse doctrine des fougères, cette beauté infligée

Au théâtre sombre des heures, ce moment noir aux atours scintillants

De l’espace et du temps que nos prunelles, lumières gisantes ajournent

Pour de chant qu’il nous reste à dire… Six feuilles disparues, mais unies ;

Six feuilles dessinées sur l’arrière-pays où conduisent les routes colorées…

Six feuilles de vallées et d’étoiles. La terre vibrante comme un rubis

S’effondrait dans le vent du coucher comme un incendie, une ombre

Neuve à l’abordage du Soir où le sommeil dessine ses nervures, où l’attente

Dresse ses chapiteaux d’orage, où viennent se heurter les jardins et les guerres.

 

Cette folie était royale. Elle inondait nos larmes de lumière jaune. Elle élevait

Jusqu’au centre du monde ces routes, ces armées, ces noces prodigieuses.

Six feuilles d’or, six feuilles gravées par le feu dans l’air immobile,

Six feuilles, et voici que le jeu céleste obéit à nos cils, rumeurs donnée

Aux gorges vertes des aruspices. Les derniers empires vivent de cette clarté,

De cette sagesse claire. Les derniers empires appareillent au levant

Que détruisent les souvenir d’avoir aimé. Les derniers empires, les premiers,

Tombés sous la coupe transversale des règnes, en proie à leurs incertitudes,

Telles des strophes, des prairies renoncées au dieu inconnu…

 

Ces empires, sous l’aile double qui porte le mystère des vignes

Et des peuples affligés au nom des choses dernières ; ces empires

Qu’aucune trace sur les vagues à travers le temps, qu’aucune grandeur

Dans la genèse muette ne saurait dire, comme dans la gorge

Emprisonnée de ténèbres, le pôle de la voix s’exténue… Ces empires

Qui tiennent dans l’irisation de la goutte de rosée,

Mais que le monde, machine perpétuelle, ne contient ;

Ces empires de métamorphose et d’automne sans lune ; ces empires

Tropicaux et hyperboréens ; ces empires de baies rougissantes

Sur les mains ; ces empires qui passent doucement comme des songes,

Qui attendent avec des signes incertains ce point du jour suspendu

Au-dessus des forêts ; ces empires où l’obscur repos se mêle aux crinières

Foisonnantes des dionysies ; ces empires construits et détruits ; ces empires

Harassés, où des lumières siciliennes consentent à leurs dernières chances,

Il n’est pas un seul de leurs signes, un seul de leurs cris

Qui ne tiennent sur le Finistère de l’une des six feuilles que je dis.

 

L’intensité allège l’esprit. Point de fardeau qu’elle n’élève

Jusqu’à la plus haute branche du frêne du monde, où six feuilles frémissent.

Le vol prophétique clôt le crépuscule, et les ailes frôlent les feuilles ;

Les dieux irréversibles sont loin. Flèches ou flammes ? Qui devine ?

Encore d’autres violences, d’autres terreurs. Ne cesse le monde

Dans cette eau trouée par la bataille du jour : une colonne de gloire

Vers la profondeur ! Les dieux sont loin, mais je les nomme.

Quelque liturgie sabéenne cours dans la rumeur de mon sang.

Astarté fige le noir de ses roses d’ombre dans le détail de son tombeau.

Vive et tardive ! Des formes dansent sur les flots : elles se nomment Idées.

Le deuil ne trahit point la légende. L’intensité ne se dédit point :

Elle succombe à son propre bonheur et nous n’avons nul mal à en dire !

La première feuille fait signe dans l’orage. Proche, si proche, de son propre feu.

Le dieu de ses nervures hante la tristesse et le silence du serment :

Chaque fidélité dite témoigne de l’infidélité du monde.

La seconde feuille n’est point l’inconsolable : le Chœur est avec elle,

Et les voyages sur la mer calmée. Cette lueur de l’envers qui redime

La douceur de l’avers, et la protège comme le bouclier de Vulcain,

Garde son blé en herbe. Mais la troisième feuille est comblée.

Sur elle la pluie ruisselle. La quatrième n’est point apostrophée par l’abîme.

La cinquième se tient entre une fille nue et l’étourdissante mémoire du monde.

La sixième, enfin, serait un mirage si le mirage n’était le monde.

Six feuilles mes Amis, pour ce long voyage… Six feuilles incorruptibles,

Six feuilles entrelacées sur les genoux, nouées

Dans la nuit turbulente, six feuilles vides comme le chagrin,

Et coupantes, six feuilles comme six flammes. L’une tient en elle

La mer qui va, l’autre le ciel qui tourne, l’autre encore la pensée qui domine,

L’autre une voix d’enfant, et l’autre encore ne tient que la brûlure de l’Ether…

De longtemps j’imaginais que la vie magnifique était écrite sur la sixième.

Funeste erreur : tout reste à dire. Soldat mérovingien, je tombe

Aux genoux d’Isis, s’il me plaît de nommer, comme en songe,

Cette présence immense. A la plus légère, mon destin ! Qu’il vague !

Elle se reconnaîtra, la rebelle au règne de Caliban, la jamais lasse

Pour bien et le vrai ; et que la beauté couronne

Comme un hiver d’Orient, le pâle azur !

Pour elle, ces feuilles de mon poème, ces ailes sixtes sises

Entre la perfection de l’aube et le sommeil de la terre.

 

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17/02/2022

Revue Liber:

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Sommaire:
NUMÉRO 7
Automne 2021
FORMAT 16 X 22 – 152 pages
Au sommaire de ce numéro:
Avant propos
Baptiste Rappin, Les déconstructeurs à l’assaut des analogies de l’être
Luc-Olivier d’Algange, André Suarès, une vision paraclétique
Laurence Fritsch,  Le retable du Buissons ardent de Nicolas Froment "Dardant désir" d'Amour 
Aurélie Vertu, Les marques typographiques d’imprimeurs et de libraires XVème – XIXème siècle
Jean Artero, Fulcanelli avant Fulcanelli
Michel Thoronet, Limite et réalisation
Eric Unger, Aspects symboliques de l’androgyne
 
Expédition France métropolitaine 22€

Editions Alcor, 1, rue Ramatuelle - 13OO7 Marseille 

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14/02/2022

Entre la Mort et le Diable:

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Luc-Olivier d'Algange

Entre la Mort et le Diable

 

Les temps hélas ne sont plus à la maïeutique ou à l'aporie mais au slogan et au mot d'ordre. Les conquêtes de la modernité se confondent de plus en plus avec celles de la publicité. Le propre du règne de la quantité est d'interdire toute nuance. A l'heureuse diversité humaine, à l'enchanteresse complexité des êtres et des choses entre-tissées, aux variations musicales des astres, des sentiments et des songes, le monde moderne substitue l'uniformité, le schéma dictatorial, les simplifications démesurées. Les idéologues de la modernité se targuent d'être les inventeurs ou les parangons de la liberté individuelle, alors même qu'ils empierrent à sa source toute possibilité d'être libre et assujettissent la personne au rôle d'unité interchangeable au sein du collectivisme le plus radical et le plus intransigeant de toute l'histoire humaine.

Parler d'un fondamentalisme moderne relèverait ainsi non d'une contradiction mais d'un pléonasme. Le fondamentalisme est moderne, par définition historique, et la modernité est fondamentaliste par nature. Par son refus de l'interprétation, de la traduction et de la transmission, par son acharnement à absolutiser le relatif et à vouloir universaliser le particulier, par son souci exclusif de la forme et de l'apparence, la modernité se confond avec le fondamentalisme religieux qu'elle prétend combattre. Il n'y a rien espérer du heurt des fondamentalismes qui s'engendrent les uns les autres, sinon un plus grand assombrissement de l'âme humaine. Celui qui divise, le Diable, triomphe dans ces prétendus combats entre le Bien et le Mal.

Le fondamentalisme est-il le fils de la modernité ou bien est-ce la modernité qui serait fille du fondamentalisme ? Les deux phénomènes apparaissent si inextricables qu'il est presque impossible de les distinguer en tant que cause ou effet. Ce dont ils témoignent également, c'est du refus, ou de la parodie, de la Tradition. Le refus de la Tradition se traduit immédiatement par le refus de l'art de l'interprétation, de l'herméneutique. Là où l'art de l'interprétation se retire, la place est laissée à la modernité et aux fondamentalismes, aux opinions et aux convictions sommaires, à l'idolâtrie des mots, à la précellence de l'activisme sur la contemplation et à cette futilité foncière qui attache plus d'importance à l'apparence, au signe extérieur, au vêtement, qu'à l'âme et à l'esprit. Observons que les prétendues oppositions entre le fondamentalisme et la modernité se jouent autour de questions corporelles et vestimentaires. La nature des couvre-chefs, la longueur des poils, les activités biologiques du corps humain deviennent le centre de toutes les préoccupations, avec la notion d'appartenance qui enchaîne les pensées de celui qu'elles subjuguent à des limites, des conditions dont il ignore qu'elles ne sont que les empreintes d'un sceau invisible.

Lorsque l'empreinte usurpe le rôle du sceau, lorsque l'apparence se veut l'essence de l'apparaître, lorsque l'appartenance veut prendre la place de ce à quoi elle appartient et qui dépasse toute condition ; lors qu'enfin l'existence humaine n'est plus qu'une fuite en avant vers la Mort, la subversion est établie et peu importe alors qu'elle prenne le visage parodique du fondamentalisme ou celui, caricatural, de la modernité. Notre époque nous a réservé le piège particulièrement perfide de la fausse alternative dont les mâchoires sont désormais prêtes à se refermer. Entre la modernité fondamentaliste et le fondamentalisme moderne, la marge de manœuvre, pour le moins, est étroite. Cette étroitesse est notre destin, comme le chemin escarpé qui conduit le Chevalier de Dürer vers la Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable.

*

Entre une littérature pompeuse et hystérique dans la bien-pensance et une autre laborieusement primesautière, je ne trouve plus guère parmi les auteurs récents cette quête ardente et légère à contredire l'idée reçue: «  le bonheur ne laisse pas de traces ». Les Modernes ont le culte du malheur, et lorsqu'ils y dérogent, ils se dévouent aux narcotiques. Notre temps est un temps d'angoissés fastidieux et d'endormis. Le discernement et le bon goût s'y font rares autant que la vivacité et la grandeur. Je garde, non la nostalgie, mais le souvenir de grandeurs heureuses. Ce souvenir des vastitudes légères, au seul nom d’une déesse phénicienne, est en lui-même un grand bonheur qui rend plus précieux encore l'instant présent. Quelques philosophes voulurent désenchanter le monde pour l'établir dans la raison comme si les rimes et les raisons ne participaient point essentiellement de l'enchantement du monde. D'une chose dépourvue de sens, on dit qu'elle est « sans rimes ni raison ». La raison elle-même n'est point sans rimes. La prosodie ordonne l'entendement. C'est ainsi que le désenchantement du monde prédispose non à la précellence de la raison sur « la folle du logis » mais à un nihilisme irrationnel et déraisonnable dont les œuvres triomphent dans les pouvoirs de destruction de la modernité titanesque; un monde désenchanté est, certes, un monde sans dieux (ou, si l'on y tient, un monde « libéré » des dieux), il n'est pas un monde libéré des Titans. Le rationalisme utilitaire est désormais dans ses conséquences chimiques, nucléaires, cybernétiques, génétiques et économiques si riche de déraisons qu'il faut apprendre à distinguer le rationaliste de l'homme raisonnable.

La prose du rationaliste apparaît de plus en plus comme un discours courant au néant, alors que la prosodie de l'homme raisonnable nous ramène à ce qui revient, garde mémoire de l'intelligence classique, du rythme et de la rime; et ne conçoit point de projet sans un art de la remémoration. «  L'homme de l'avenir est celui qui garde la mémoire la plus longue » écrivait Nietzsche. L'homme raisonnable est celui que l'on peut raisonner, au contraire du rationaliste qui croit être lui-même le mouvement en marche de la Raison. La distinction du fondamentalisme et de la Tradition se trouve en cette occurrence. Le rationaliste est le fondamentaliste de la raison et il est à l'homme raisonnable, à l'homme qui entend raison ce que le fanatique est à l'homme de la Tradition. Une raison sans rime ne vaut pas mieux qu'une rime sans raison. La pure fascination des images et des phonèmes, ce que les cuistres naguère nommaient les « signifiances », et qu'ils prétendirent dans leurs avant-gardes, promouvoir au détriment des significations jugées par eux trop « platoniciennes », le monde de la « communication de masse » nous y précipita avant même que ces prétendues avant-gardes eussent l'heur de formuler théoriquement ce désastre.

De même que le fanatique exacerbe l'expression de sa foi, car, au fond, il n'y croit plus, le rationaliste se fait militant de la raison à défaut de l'exercer. Ce que sa raison pourrait lui faire comprendre, et dont il s'effraye, sa pusillanimité le recouvre d'une pétition de principe. Sa plaidoirie incessante en faveur de la raison le dispense d'en user (comme le fanatique, son ennemi et son frère, se dispense d'interpréter et de comprendre la Loi qu'il proclame). Tout au service de la démesure, le monde qu'il dispose pour nous, sous les atours pompeux de l'Histoire se faisant et se défaisant, ne rime strictement à rien et rien ne lui convient mieux que la formule shakespearienne: « une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et à laquelle on ne comprend rien. »

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Il est de bon ton parmi ceux qui écrivent de dénigrer les mots, de s'en prendre, par impuissance ou dépit, au langage lui-même. Les uns se lamentent de n'être point peintres ou musiciens, les autres disent préférer le « langage du corps » à celui des mots, jugé trompeur. Sauf à y voir les affres d'un amour malheureux, comment ne pas douter de la sincérité de ces récriminations ? Si ces auteurs désabusés préfèrent tant et si bien la peinture ou la musique, que ne se font-ils peintres et musiciens ? La liberté la plus absolue nous est laissée de choisir pour matière première de nos œuvres, les sons, les lignes, les couleurs ou les mots. Il n'est pas même interdit de varier les approches.

L'écriture est d'essence silencieuse. Autant doit-on ne pas croire, ou tenir pour de simples imbéciles, les écrivains qui disent préférer la musique ou la peinture (le propos vaut également pour les hommes politiques qui nous vantent qu'ils eussent préféré être des écrivains) autant il faut croire sur parole les écrivains qui disent aimer par-dessus tout le silence. Non seulement parce qu'il est bon d'aimer le silence (l'amour du silence n'étant point un amour sans retour), non seulement car le silence est un havre de paix et de bonheur dans les bruitages et jacasseries permanents du monde moderne, non seulement car une page écrite ne fait pas de bruit, qu'elle attend dans son silence le silence du lecteur, l'écrivain est prédestiné à être l'ami du silence comme furent Amis de Dieu les mystiques rhénans, par des affinités premières souvent reconnues entre le signe écrit et le silence.

Rien ne fait mieux silence que le signe écrit. On peut se taire autant qu'on veut, demeure la rumeur du souffle où la parole est retenue. Le monde est un immense bruissement. Il bruit heureusement dans les feuillages, dans la mer, les voix amies. Il bruit odieusement sur les routes encombrées de voitures, dans les foules et les musiques d'ambiance des supermarchés. L'écrivain connaît le silence. Il entretient avec lui une amitié intense et durable dont son œuvre témoigne. Faire silence, c'est bien le contraire de cesser d'écrire. L'écriture atteste le silence. S'il n'y avait point d'écriture, le silence serait un leurre, un mensonge, une utopie, un impossible vœu de l'esprit. Les premières runes gravées sur la pierre inventèrent le silence en des temps où le silence n'était pas encore nécessaire à la survie de notre âme et de notre esprit. Lorsque le vacarme triomphe sur tous les fronts, l'écriture devient l'ultime place-forte du silence. En écrivant, je fais ce silence qui se rebelle et résiste.

Il arrive souvent que les écrivains soient, lorsqu'ils sont en confiance, de brillants causeurs, mais le bavard ne se fait que rarement écrivain: il éprouve trop la dépendance pour l'oreille attentive et l’œil appréciateur. La page écrite est le légitime chant du silence. Célébrer le silence en écrivant n'est pas un paradoxe comme le croient les esprits confus mais le mouvement le plus naturel qui soit, le plus vrai, le mieux en accord avec sa forme et son objet. Ecrire le silence, j'oserai dire que cela coule de source. La source de l'écriture est le silence, et cette mer où elle va se perdre est le silence que les lecteurs feront en eux-mêmes pour s'ouvrir à ce plus vaste silence que l'écriture fonde et sauvegarde.

Les journalistes disent de certains livres qu'ils font du bruit, voulant sans doute suggérer par là qu'ils vont à la rencontre d'un large public ou suscitent des controverses. Sans doute veulent-ils ainsi ramener l'activité de l'auteur dans l'ordre subalterne de leurs propres agissements. Non ! Les livres ne font pas de bruits. Ils font du silence. Il se peut que l'on fasse du bruit autour d'eux. Mais une ligne de partage infranchissable demeure entre l’œuvre, qui est silence, et la rumeur circonstancielle. Le bruit ne peut rien à l'encontre, ni en faveur, de l'essentiel silence.

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Quelques-uns m'accusent de « nier le progrès »: belle absurdité ! A prendre le « progrès » en bloc, à le constater, à l'affirmer, comment ne pas voir que le « progrès » technologique accompagne le progrès du meurtre de masse tout comme le progrès de la médecine accompagne le progrès des armes bactériologiques ? Sans oublier le progrès des techniques de communication, corollaire des progrès des techniques de contrôle et de surveillance. Ma diatribe contre ces tenants du « bilan globalement positif » que sont les progressistes qui ne veulent voir dans les changements du monde que les aspects qui leur conviennent, ou peuvent décemment être revendiqués, et demeurent aveugles à tout le reste, est un exercice de lucidité. L'objet de ma critique est moins la technique en soi que cette énorme, ubuesque et désastreuse faculté d'aveuglement. Je vois les progressistes luttant contre le fanatisme et le fondamentalisme comme la peste luttant contre la variole. Ceux-ci ne veulent pas interpréter ni comprendre les textes dont ils se réclament, ceux-là ne veulent pas voir le monde qu'ils nous font. La symétrie est parfaite. Ces frères ennemis sont destinés à dominer le siècle qui vient pour le plus grand malheur des esprits libres. Il ne suffit pas de vouloir être libre, il faut être conscient de sa liberté spirituelle. Cette conscience, toutes les traditions nous l'enseignent, est un exercice.

La défaite programmée de l'enseignement, par exemple, est inscrite dans le vocabulaire. Ce qui aura été fait par les professeurs, intercesseurs des styles et des savoirs, sera défait par les enseignants, techniciens en pédagogies. Le terme d'enseignant venu remplacer celui de professeur et, pire encore, (Léon Bloy ou Villiers de L'Isle-Adam n'eussent osé l'imaginer à titre satyrique !) l'expression faramineuse de « public scolaire » prétendant à désigner ce que l'on nommait naguère encore les élèves, les plus grandes latitudes sont laissées désormais à la démagogie et à la soumission. L'acharnement des « pédagogistes » contre le cours magistral, autrement dit contre le discours de la maîtrise et de la compétence qui requiert le silence de la part de ceux qui écoutent, au profit d'une « interaction » entre l'enseignant et son « public », la volonté obsessionnelle de « connecter » ce public (ou peut-être vaudrait-il mieux dire cette clientèle) à la Toile informatique avant même qu'il eût acquis les moindres facultés de critique et de discernement, le dédain affiché pour la culture de son pays, furent autant de procédés, à peine inavoués, pour défaire le style et la pensée. Nous en sommes là, avec les conséquences désastreuses que l'on connaît. Les jeunes gens invités à exprimer leurs « opinions », pour « inter-réagir » avec les ex-professeurs devenus enseignants, sorte de techniciens de surface des entendements gourds, n'ayant d'autre référence que la télévision et pour seul adage moral: « Je suis ce que j'achète », déchus du rôle d'élève, que l'on dresse, que l'on élève, à celui de public, que l'on méprise et trompe, ne cessent de réclamer des « savoirs utiles », - le monde les ayant convaincu que le latin et le grec, la langue française, les œuvres, les philosophies sont éminemment inutiles. Ne tardant pas à s'apercevoir que les pauvres bribes de langues « vivantes », de science, d'histoire et de géographie qu'ils apprennent ne leur serviront guère davantage, leur croissante désaffection pour l'enseignement en général accompagne en toute logique la lassitude et la désespérance des « enseignants ».

Ce qui se joue entre un professeur et un élève est d'une toute autre nature que celle qui s'établit entre un enseignant et son public. L' « enseignant », au sens strict, est un homme en train d'enseigner: définition pour le moins minimaliste. Ceux à qui il enseigne sont un « public », définition non moins minimaliste d'un ensemble d' « écoutants » ! Qu'il y eût quelque chose à enseigner, qu'il y eût un dessein à cette pratique fort ancienne, rien ne saurait être plus étranger à ces définitions minimalistes. Comment ne pas voir, au demeurant, que le rapport enseignant- « public scolaire » n'est que le prélude à la conformation au seul rapport licite dans le monde de la Marchandise: vendeur-client ? Je n'en veux pour preuve que ces terrifiants « stages de pédagogie » où de jeunes enseignants sont livrés à des « autoscopies » selon les recettes du « marketing ». Il ne s'agit plus d'apprendre pour enseigner, il s'agit d'apprendre à enseigner dans un pédagogisme autarcique, pour ne pas dire autiste, où la méthode prime sur la connaissance. Le but est clairement avoué: il s'agit d'abord de convaincre les enseignants qu'ils ne doivent plus professer, et encore moins cultiver l'ambition d'être les serviteurs ou les ambassadeurs d’une haute culture française et européenne, mais de se vendre, en usant des stratagèmes et du bagou commercial à mesure que leur sera ôtée toute autorité.

L'école « ouverte sur la vie » est d'abord l'école ouverte sur le commerce, obéissant à la logique du commerce, avec mallettes pédagogiques, logiciels d'éducation civique au service des industriels du dentifrice ou du yaourt. Croit-on que l'on jugera encore bon au rapport fructueux enseignant-client l'étude des œuvres d’Homère, de Sénèque, de Rabelais, de Montaigne ou de Pascal ? La stratégie mise en œuvre contre l'existence même du professeur, contre la relation professeur-élève, survivance de la relation traditionnelle du Maître et du disciple, a précisément pour objet de faire disparaître de la conscience commune ces auteurs et ces œuvres. Contre les corrupteurs de la jeunesse, la modernité propose la dose fatale de ciguë cybernétique. Les nouveaux programmes seront purifiés de toute archaïsme, tels que les lettres classiques, l'histoire nationale, les œuvres littéraires et philosophiques, ils devront, selon la providentielle « Loi du Progrès » céder la place à des matières énigmatiques que l'on pourra jauger également n'importe où. Il ne sera plus question pour un jeune Français de recevoir un enseignement de jeune Français mais de passer des épreuves prouvant sa performance dans un monde planétairement unifié, c'est-à-dire dans un monde inexistant.

A quelles étranges convictions nous préparent ces mentalités forgées dans le « devoir de mémoire » et dans l'ignorance de l'Histoire et le dédain de la philosophie politique, les fondamentalistes que l'on voit surgir ici et là en donnent quelque idée. Les journalistes se lamentent de l'échec de l'intégration: ils devraient, plus en amont, s'interroger sur l'échec de cela même en quoi il faudrait s'intégrer. Les clones à casquette qui propagent leurs incivilités en banlieue, et sur les plateaux de télévision, sont en réalité éminemment « intégrés », non à la tradition du pays dont ils profitent mais à sa dernière mouture moderne. Ils ne sont pas d'un autre monde, ou d'un autre temps mais le pur reflet de ce monde et de ce temps. Les plus violents semblent, par leurs provocations, appeler la contrainte salvatrice, le Maître en style et en dignité, qui les dressera. Le paradoxe de l'idéologie démocratique est d'avoir supprimé toute hiérarchie dans la seule institution où celle-ci est non seulement nécessaire mais légitime. La hiérarchie que tout bon démocrate tolère dans une entreprise de restauration rapide ou de publicité, la hiérarchie que l'on adule dans les Stades et dans le Marché du Spectacle, le seul lieu où chacun s'acharne à la combattre est l'Enseignement, dont le propre, en vertu du principe de l'inégalité protectrice, est précisément d'être hiérarchique. On tolère la soumission à des fins de production économique mais on récuse l'inégalité protectrice, la hiérarchie donatrice et la supériorité généreuse qui sont les conditions même de l'éducation. Tant que cette contradiction ne sera pas méditée, je crains fort que l'Education nationale ne s'étiole, de désastre et désastre, dans l'indifférence générale. Or, qu’opposer à ce fondamentalisme moderne ? Quelques livres, le plus simplement du monde, de Léon Bloy !

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Après tant de récits tournés vers la physiologie et les humeurs de leurs auteurs ou « auteures » (selon l'orthographe ahurissante en vigueur dans certains magazines féminins), après tant d'essais de sociologues (dont le propre est d'être toujours d'une génération en retard sur les événements), voici bien un livre d'actualité, un livre écrit au vif de nos peines et de nos espérances ! On pourrait penser que Les Funérailles du Naturalisme, de Léon Bloy, s'inscrivent dans une époque révolue et ne sont destinées qu'à l'attention vacillante de spécialistes en histoire littéraire. Il n'en est rien: la véhémence coruscante de l'essai de Léon Bloy, son faste coléreux, ses fulgurations tantôt meurtries, tantôt miséricordieuses nous semblent, à les lire aujourd'hui, beaucoup plus pertinentes qu'elles ne le furent à l'heure de leur publication. Quelques auteurs disposent de ce privilège, on pourrait presque dire de cette grâce, de gagner en justesse avec le temps. La vérité qui gît au cœur de leur secrète et jalouse pratique de l'écriture, pour user de la formule de Mallarmé, se révèle par le passage du temps, comme si les années étaient des voiles, une à une ôtées, jusqu'à l'instant crucial où la vérité brille enfin de tous ses feux.

La vérité, la vérité resplendissante et glorieuse, est l'objet de la grande sollicitude de Léon Bloy. Au Pauvre, qui ne brigue aucune situation sociale, il ne reste rien que la vérité et le style. Ce vrai et ce beau, apanages du Pauvre, le désignent à une fonction héroïque et sacerdotale. «  Il importe écrit Léon Bloy dans son Journal, que la vérité soit dans la Gloire ». La bataille de Léon Bloy contre le Naturalisme est d'autant plus d'actualité que le Naturalisme, qui n'était qu'un mouvement littéraire prépondérant, a désormais triomphé sur tous les fronts. La philosophie, les sciences humaines et politiques, l'éthique elle-même (notion vague au demeurant qui se rapporte aujourd'hui à des comités plus ou moins fantômes défendant, fort mal, des principes inconsistants) se sont toutes vendues, en leurs formulations majoritaires, aux douteuses raisons du Naturalisme. Quand bien même ils s'opposent, pour une galerie de plus en plus indifférente, les partisans de l'inné et de l'acquis, du déterminisme héréditaire ou du « behaviourisme » obéissent à une même logique naturaliste où le sens de la Surnature, l'éclat de la transcendance et la simple liberté de l'imagination n'ont plus aucune place. La « télé-réalité », ce comble abominable du Naturalisme, eut au moins l'avantage de mettre en évidence que la mise en scène de l'observation directe de la réalité nous éloigne à l'extrême du vrai. En lançant au visage de ses contemporains la vérité contre l'idolâtrie de la nature, la métaphysique et la théologie contre l'adulation de la « physis » et du « corps », Léon Bloy nous adresse son impérieuse mise en demeure au fondamentalisme moderne

A la lecture des Funérailles du Naturalisme, ce ne sont point tant les auteurs des Soirées de Meudon qui sont taillés en pièce, que notre temps, que Léon Bloy pressentit, avec ses parodies de valeurs: le « progrès » comme erzatz de la divine Providence, le corps à survie prolongée comme substitut au Mystère de l'Incarnation et l'Economie comme intérimaire durant cette période pénombreuse où le Verbe s'absente et se retire pour ainsi dire dans l'hors d'atteinte, - que les kabbalistes nomment le Tsimtsum.

A l'absente communion correspond ainsi la « Communication de Masse », de même qu'au disparu libre-arbitre théologique, le libre choix du consommateur. Dans l'univers de la parodie l'ordre règne avec la plus extrême rigueur. Ce qui pouvait ainsi paraître en son temps comme une querelle strictement littéraire, une tempête dans un verre d'eau, est devenu une orageuse revanche. La somptuosité du verbe de Léon Bloy, son rire d'ami, rédiment nos désabusements en les ordonnant à la noblesse de l'intelligence et au dénuement de la beauté. Léon Bloy ne veut point seulement nous amuser ou nous convaincre: il nous fait l'insigne honneur de nous vouloir récipiendaires d'une chevalerie de résistance à l'ignominie. Léon Bloy n'était pas exactement un « démocrate » au sens moderne: il n'en persiste pas moins, et par cela même, à faire de ses lecteurs les Egaux de ces rares heureux qui se nomment Barbey d'Aurevilly ou Villiers de L'Isle-Adam. Léon Bloy nous parle comme au-dessus des gouffres, - d'où les résonances étranges de sa voix, mais sa vérité bat en nous comme notre propre veine jugulaire.

Dans la critique littéraire telle qu'elle va, rien ne vaut une mauvaise critique pour nous inciter à lire un livre. Certains éreintages valent de prestigieuses recommandations. C'est en lisant des critiques envieux, ou faisant étalage de leur ignorance que j'ai découvert les meilleurs d'entre mes contemporains et les plus profonds d’entre les anciens, dont Léon Bloy. Une mauvaise bonne critique nuit plus sûrement à la destinée d'un ouvrage qu'une bonne mauvaise critique. Les éloges et les compliments d'un imbécile accablent un auteur plus lourdement que la mauvaise foi dépréciatrice d'un homme intelligent. L'éloge laisse croire que celui qui nous le tresse est plus ou moins notre égal, à tout le moins qu'il appartient à notre famille d'esprits. On présume, dans l'éloge, ce que Proust nommait une « consanguinité des esprits » et l'on se trouve parfois en droit de craindre que la niaiserie du loué soit proportionnelle à celle du laudateur. Cette prévention, souvent injuste, nous est épargnée par l'éreinteur que l'on peut déjà espérer dissemblable de celui qu'il éreinte. Quoique cet espoir soit parfois déçu, il est raisonnable de s'y attacher et la discipline qui consiste à lire les critiques a contrario, comme une image en creux des qualités de l'ouvrage exécuté donne, surtout de nos jours, d'assez bons résultats. Les livres jugés élitistes, littéraires, incompréhensibles, immoraux, réactionnaires, baroques ou hermétiques, ou d'avoir pour auteur des dandies ou des mal-pensants ont ainsi toutes les chances d'être lisibles. La platitude du critique, sa démagogie, nous renseignent sur la profondeur et la loyauté de l'auteur mieux que ne le ferait une évidente hagiographie. Dans la confusion et le mensonge du temps, nous trouvons notre chemin par des signes retournés. Ce phénomène est à ajouter à la typologie du monde moderne comme antiphrase.

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Parmi les innombrables lieux-communs que les Français répètent à l'envi (selon une propension constante qui donna déjà à Flaubert et Léon Bloy l'occasion de prouver leurs talents d'analystes) l'un des plus courus est de dire qu'il n'y a plus d'écrivains français. Ceux qui vont répétant ce lieu-commun dans leurs colonnes, sur leurs ondes ou leurs dîners eussent-ils été des deux ou trois milles lecteurs de Stendhal ou de Flaubert, de Montherlant, de Valéry ou d'Aragon aux temps où leurs livres furent publiés pour la première fois ? Il est permis d'en douter. De ceux-là qui ne sont toujours pas des lecteurs de Léon Paul Fargue, de Valery Larbaud, d'André Suarès ou d'Albert Caraco, on peut suspecter que des auteurs d'égal talent, écrivant leurs œuvres aujourd'hui se situeront également hors du champ restreint de leur attention, - à moins qu'ils ne les accueillissent avec le même dédain ou la même hostilité qui saluèrent autrefois l'apparition de La Chartreuse de Parme ou de Salambô ! S'ajoute à cela le formatage de la critique aux critères du roman néo-naturaliste américain. Toute création littéraire échappant aux sacro-saintes règles du personnage crédible, du lieu attractif et de l'intrigue ficelée (selon des normes empruntées au cinématographe) leur apparaît désormais incongrue ou incompréhensible. Ce que les critiques de nos journaux nomment un « bon roman » est presque toujours une matière lourde, « scénarisable » et appartenant à un genre étranger à la tradition française qui préfère, pour tout dire, les formes plus incertaines, plus aventureuses de la chronique ou des mémoires dans le style de Saint-Simon, de la fantaisie à la Cyrano de Bergerac, des formes brèves pascaliennes, de l'essai au sens de Montaigne ou de Valéry, du récit poétique et métaphysique, à l'exemple de Nerval ou d'Antonin Artaud. Aux laborieuses ficelles romanesques le génie français préfère la fulguration de la phrase.

Au contraire de la littérature qui emprunte au cinéma et s'évertue à reconstituer l'illusion d'une représentation objective, la littérature française cultive ce goût de la promptitude qui veut saisir d'un trait une vérité et une beauté qui n'appartiennent ni à la subjectivité psychanalytique, ni à l'objectivité sociologique. Le mépris affiché par Valéry et André Breton pour « la marquise sortit à cinq heures » est à peu près universellement partagé par les écrivains français qu'ennuie la construction laborieuse d'une histoire et qui attendent du langage de plus subtiles et de plus intenses merveilles. Si l'écrivain français consent à inventer des personnages, à les inscrire dans un lieu et dans un temps, il ne se contentera point d'en décrire les parcours, les joies et les drames, il voudra, comme Balzac, qu'ils soient les clefs d'une réalité cachée, d'une métaphysique. Baudelaire rappelle que l’œuvre de Balzac fut bien davantage visionnaire que réaliste. Stendhal lui-même, si vif et si délié, passe les deux tiers de ses romans en digressions et en méditations auxquelles un éditeur moderne, (de cette race d'illettrés teigneux qui sévissent aujourd'hui en lieu et place des sympathiques vieux dandies aux lunettes cerclés d'or) n'eût manqué de lui demander de renoncer.

Pour tout dire, les écrivains français ne sont pas des écrivains de « genres ». Leur vérité ne vaut que si elle est portée immédiatement sur chaque phrase, comme un éclat sur l'écume. Nous sommes trop impatients pour essayer de faire croire à ce qui n'existe pas ! Ce qui existe suffit à notre vertige. L'horizon que circonscrit notre regard se diapre de tant de prodiges, les intersignes entre les mondes intérieurs et extérieurs nous semblent si clairs et si pressants que nous ne pouvons mieux faire que d'en célébrer les touches et les timbres. Chaque phrase est un royaume et doit porter en elle, comme une clarté assagie ou coléreuse, le sens absolu de la parole, l'irrécusable témoignage de la présence de l'auteur à sa propre pensée et au monde qui la suscite. Ni les idées générales, ni les observations menues ne nous satisfont. Nous laissons aux sociologues et aux écrivains réalistes ces pauvres représentations du réel. C'est le heurt entre notre réalité et l'irréalité du monde qui nous requiert, c'est encore le combat nuptial entre la nature et la surnature... Notre hâte à nous saisir du vif de l'instant et du Verbe est trop grande pour que nous acceptions de nous distraire de l'essentiel, de nous dissiper en constructions qui n'auront d'autres ambitions que de faire passer le temps ou donner, à piètre prix, une bonne conscience à nos contemporains. Le temps qui passe et les consciences bonnes ou mauvaises n'ont nul besoin de nos efforts de scribe. Les phrases qui s'inscrivent dans nos cœurs, qui éveillent notre mémoire accomplissent leurs destinées dans cet au-delà qui est le véritable cœur du monde. Elles ne sont point des outils, elles sont des talismans. La résistance, pour métaphysique qu'elle soit dans ses origines et dans ses fins, n'en emprunte pas moins à la magie quelques-unes de ses ressources indubitables.

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Il ne convient pas d'en vouloir excessivement à la société, au « Système » comme on dit. Nous sommes les artisans, sinon de notre bonheur, à tout le moins de notre résistance au malheur. Pour être heureux, il faut prendre de grands risques d'être malheureux. Le bonheur est la conquête d'une audace. L'infortune grimace à ceux dont l'audace défaille: ils quittent le cercle des fidélités juvéniles et vont se perdre dans les pénombres de la vie domestique et de la carrière. Ce furent de jeunes gens avec lesquels nous aimions traverser de capiteuses nuits d'été sur les terrasses et quelques années ont suffi à les rendre lourds, méfiants, égoïstes. Ce qu'ils eurent de léger, de gracieux et de fantasque a laissé place au ressassement du quotidien. Le pire est qu'ils ne peuvent s'empêcher d'en vouloir à ceux que l'esprit d'enfance continue à porter au-devant des idées, des charmes, des songes et des principes. Ayant perdus toute éloquence admirative, ils ne s'animent plus que par ressentiment ou par médisance. Leur individualisme bourgeois les incline à se jalouser et se haïr entre eux avec une prévisibilité qui serait comique si elle n'était si fastidieuse. En moins de temps qu'il ne m'en fallut pour écrire quelques essais, ils se sont repliés dans les prérogatives jalouses de la médiocrité, au point de ne plus valoir, ni être, à leurs propres yeux que par leur pouvoir d'achat. Ne croyant plus en l'être, en l'ensoleillement intérieur de l'être, ils ne sont plus que ce qu'ils achètent. Pour eux, l'habit est le moine. Tous leurs efforts, parfois considérables, consisteront à acquérir les signes extérieurs de richesse qui rédimeront leur pauvreté intérieure. Ces adversaires bourgeois de l'autorité spirituelle subiront le dictat de la mode, de la voiture et du gadget avec une docilité qui n'aura d'égale que leur vanité à se dire égaux entre eux, tout en cherchant ridiculement à se surpasser par l'avoir. Leur antipathie pour l'autorité, leur prétention à s'en être affranchi est exactement proportionnelle à leur servitude effective. Ils adopteront sans même s'en apercevoir, et par un réflexe pour ainsi dire pavlovien, le fanatisme en vigueur dans leur contrée et dans leur temps, tout en continuant à se dire héritiers des « Lumières » !

On oublie trop que les Encyclopédistes, dont se réclame abusivement une bourgeoisie défaite et puritaine, furent des hommes de l'Ancien Régime. Formé par l'enseignement catholique et le style aristocratique, sans doute eussent-ils considéré avec un certain déplaisir leurs lointains émules ignares, bornés et vulgaires, - bourgeois, au sens flaubertien. L'enténèbrement de ces dernières décennies aura au moins l'avantage de nous rendre plus proches des clartés anciennes. Lorsque les barbares déferlent, nous comprenons mieux la parenté essentielle des civilisations; à travers la diversité des styles, nous reconnaissons l'unité du principe. Nous comprenons alors que nos querelles étaient superficielles. Face au néant dévorant du monde moderne: « Voltaire et Maistre, même combat ! ». L'occasion nous serait ainsi donnée de corriger à notre usage actuel Maistre par Voltaire et Voltaire par Maistre. D'autres inscriptions au pochoir me tentent, tels que « René Guénon, Cézanne même combat ! » ou encore, pour les happy few: « Nabokov, Proclus même combat ! ». La résistance métaphysique contre le monde moderne se fera non par opposition frontale mais selon la logique des guérillas. Il en fut question déjà en 1978, dans la revue Cée. Les squadristes eckhartiens et nietzschéens viendront à brûle-pourpoint au renfort des sections spéciales John Coltrane, elles-même inspirées par les méditations héraldiques ourdies dans nos jüngériens ermitages aux buissons blancs.

 

 Journal Mai 2014 (extrait)

 

Derniers livres parus:

Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 2017

L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de l'Harmattan, collection Théôria, 2020. 

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12/02/2022

Fernando Pessoa, un cartulaire héraldique:

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Luc-Olivier d’Algange

 Un cartulaire héraldique

 

A André Coyné

L'idée d'Empire domine l'œuvre diverse de Fernando Pessoa. Le désir d'embrasser la multiplicité, de ressaisir les innombrables aspects de l'âme, d'être, enfin soi-même, le masque de toute vie et de toute chose, de s'en approprier l'essence par les communions et les ruses du personnage,- tout cela témoigne d'un dessein littéraire qui commence avant la page écrite et s'achève après elle, en des oeuvres vives, ardentes et impressenties, que l'on peut dire philosophales. De l'Alchimie et, d'une manière plus générale, de la tradition hermétique et néoplatonicienne occultée par le triomphe des théories matérialistes, les poètes demeurent, en Europe, les ultimes ambassadeurs. L'œuvre de Pessoa ne fait pas exception à cette règle méconnue qui associe la grandeur poétique, l'audace visionnaire et la fidélité à la plus lointaine tradition.

Alors que la science profane travaille par déductions sur le mécanisme et les quantités du monde sensible, la science hermétique œuvre, par l'analogie, au sacrement des qualités et des essences. L'une s'interroge sur le comment, l'autre donne réponse au pourquoi. La différence est capitale, et ce n'est pas le hasard si tant de poètes modernes, enclins à la spéculation, retrouvèrent, dans la tradition hermétique, les grandes lignes de leur dessein poétique.

« Avec l'aide et l'assistance de Dieu, écrivit Pic de la Mirandole, l'Alchimie met en lumière toutes les énergies cachées de par le vaste monde. Comme le vigneron greffe le cep sur l'orme et sur l'espalier, le mage, l'Alchimiste sait unir et pour ainsi dire marier terre et ciel, énergies inférieures et énergies supérieures ». Cette coïncidence des contraires, qui dépasse également l'opposition philosophique du réalisme et du nominalisme, il est facile de comprendre en quoi elle séduisit Fernando Pessoa. La hiérogamie cosmique, le dépassement du dualisme en des noces miroitantes, impériales, apparente ici la nostalgie de la conquête et le pressentiment des retrouvailles, la poésie et l'Empire. Par le Grand-Oeuvre solaire, le regret de l'Age d'Or devient l'annonce du Retour, l'adepte se substituant au temps, et disposant du pouvoir de transfigurer la nature :« L'eau céleste et indestructible, écrit Bernard Gorceix, le feu intangible de l'empyrée, se trouvent finalement unis, par le ciel cristallin, par la sphère des astres, par la flore, la faune, par les pierres et les mines, à l'eau corporelle, lentement distillée et volatilisée, pour l'édification de ces cieux nouveaux et de cette terre nouvelle dont rêve l'Alchimiste. » Il ne s'agit donc pas seulement de repérer dans les poèmes de Pessoa des images alchimiques mais bien de montrer que le principe de l'œuvre, en ses ramifications hétéronymiques, s'identifie à la genèse et à l'accomplissement d'un secret d'or impérial, « identique à l'or de la nature, non seulement comme effet mais aussi comme cause ».

« De même, écrit Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même, l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance ésotérique. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué, dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps. » Le Grand-Œuvre consiste alors à trouver, dans le temps, par la science analogique des astres et de la lumière, l'angle prophétique s'ouvrant sur l'au-delà du temps, qui est le cœur du temps, tel l'instant, île de cristal se tenant immobile dans la déroute universelle, sous la voûte ordonnatrice du ciel, graal-miroir.

Ainsi, par fidélité au dieu dorique de la lumière, l'alchimiste défie le règne de Kronos, afin de vaincre la durée profane et l'histoire elle-même, par le sens semblable à une lance de feu qui l'interrompt et la transcende pour la très-grande gloire de l'Esprit dont il est dit dans L'Apocalypse d'Hermès (traité anonyme du dix-septième siècle) : « Il vole vers le ciel par le monde intermédiaire. Nuage qui monte vers l'aurore, il introduit dans l'eau son feu qui brûle, dans le ciel il a sa terre clarifiée. »

Sans doute sommes nous fondés à voir dans l'intelligence analogique qui, précise Pessoa, « n'a aucun nom particulier » une exigence de la poésie en tant que moyen de connaissance et imagination créatrice, pour reprendre l'expression rendue célèbre par les magistrales études de Henry Corbin sur Ibn'Arabi, Sohravardî ou Ruzbehân de Shîraz. L'imagination créatrice, on le sait, est cet espace médiateur entre le sensible et l'intelligible, entre la multiple splendeur du monde sensible et l'unificente clarté des Idées, où s'inscrivent les signes, les symboles, les silhouettes ou les icônes de la sagesse divine. Car l'Idée est avant tout une chose vue dans le matin profond et les promesses de l'intelligence « qui n'a encore aucun nom particulier »; elle advient comme un scintillement sur la surface des eaux, comme une vision que l'on reconnaît, l'expérience visionnaire n'étant rien d'autre que le moment de la plus haute intensité, dans l'épopée de la réminiscence.

A l'exemple des poète-philosophes néoplatoniciens, tels que Jamblique ou l'Empereur Julien, Fernando Pessoa ne juge pas exclusives l'une de l'autre la réflexion philosophique et l'expérience visionnaire. Tout au contraire, il entreprend d'éclairer l'une par l'autre afin de retrouver, en amont, l'expérience originelle de la pensée, l'ingénuité primitive de l'accord parfait, d'une sagesse qui, dans sa plénitude, renonce à s'affirmer pour telle : « Lorsque viendra le Printemps, écrit Alberto Caiero, si je suis déjà mort, les fleurs fleuriront de la même façon, et les arbres ne seront pas moins verts qu'au Printemps passé. »

De l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, Alberto Caiero serait en quelque sorte le tronc. De lui se réclament l'érudit et subtil Ricardo Reis et le sauvage et futuriste Alvaro de Campos. D'Alberto Caeiro à Alvaro de Campos, la distance est la même que celle qui sépare Héraclite et Proclus, le présocratique et le néoplatonicien,- le « découvreur de la nature » et le chantre de la violence « ultimiste », gnostique païen aspirant sans doute à la même « innocence des sens », pour reprendre l'expression de Nietzsche, mais devant, pour l'atteindre, passer par toutes les outrances de la révolte, de l'imprécation et de l'apostasie. En ce sens Alvaro de Campos est plus proche de nous. Son inquiétude et son tumulte sont davantage à notre ressemblance que la sérénité de Caiero, infiniment désirée mais perdue comme sont perdus pour nous, « affreusement perdus », l'Age d'Or dont parlait Hésiode et la silencieuse enfance, et l'Empire, cet idéal androgyne.

L'Idée d'Empire, en ouvrant une troisième voie entre l'isolement égotiste et le nivellement collectif, ressuscite aussi une certaine forme d'espoir « métapolitique ». Diversité ordonnée, hiérarchie au sens étymologique du terme, fondant le principe de l'Autorité sur le sacré et non plus sur le pouvoir temporel, l'Empire dont rêve Pessoa est à la ressemblance du beau cosmos miroitant, de cette « terre clarifiée ». Obscurcie par ses parodies successives, l'Idée d'Empire est devenue aujourd'hui presque incompréhensible. « Tout Empire qui n'est pas fondé sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une mort sur un trône » écrit Fernando Pessoa. Il importe ici de retrouver le sens du discernement et ne plus confondre totalité et totalitarisme, unité et uniformité, autorité et pouvoir, gloire et réussite, métaphysique et idéologie, intransigeance et fanatisme, principes et valeurs.

Alors que les valeurs et les idéologies concernent, selon la formule de Raymond Abellio « l'espèce humaine en tant qu'espèce, dans son ensemble ou ses sous-ensembles », les principes concernent l'être humain dans sa solitude et dans sa communion. Les valeurs relèvent d'une appartenance grégaire et utilitaire. Les principes obéissent à l'unique souveraineté de l'Esprit et témoignent d'une vocation héroïque, ascétique ou contemplative : « En créant notre propre civilisation spirituelle, écrit Pessoa, nous subjuguerons tous les peuples; car il n'y a pas de résistance possible contre les forces de l'Esprit et des arts, surtout lorsqu'ils sont organisés, fortifiés par des âmes de généraux de l'Esprit. »

Comment définir exactement cet impérialisme ? Pessoa propose la formule: « Un impérialisme de poètes ». En effet, écrit-il, « l'impérialisme des poètes dure et domine; celui des politiciens passe et s'oublie s'il n'est rappelé par le chant des poètes. » L'avenir du Portugal, et, par voie de conséquence, de l'Europe, sortie enfin de la pénombre de son activisme somnambulique, est déjà écrit pour qui sait lire dans les strophes de Bandarra. Cet avenir, explique Pessoa, c'est d'être tout: « Ne tolérons pas qu'un seul dieu reste à l'extérieur de nous-mêmes. Absorbons tous les dieux ! Nous avons déjà conquis la Mer; il ne nous reste qu'à conquérir le Ciel en laissant la Terre aux autres... Etre tout, de toutes les manières, parce que la vérité ne peut exister dans la carence. Créons ainsi le Paganisme Supérieur, le Polythéïsme Suprême ! »

La rimbaldienne « alchimie du Verbe » la quête de « l'étincelle d'or de la lumière nature » s'anime ainsi d'une impérieuse exigence d'étendre le domaine du sens. Vasco de Gamma des mers et des cieux intérieur, Pessoa ne cherche point à se perdre dans les abysses de l'indéterminé ou de l'absurde, mais de conquérir. En son dessein cosmogonique et impérial, il suit l'orientation du Soleil-Logos. De même que Sohravardî voulut réactualiser la sagesse zoroastrienne de l'ancienne Perse tout en demeurant fidèle à la plus subtile herméneutique abrahamique, Pessoa nous promet le retour de Dom Sébastien, un matin de brouillard, précédant le triomphe du Cinquième Empire : « Par matin, précise Pessoa, il faut entendre le commencement de quelque chose de nouveau,- époque, phase ou quelque chose de similaire. Par brouillard, il faut entendre que le Désiré reviendra caché et que personne ne s'apercevra de son arrivée et de sa présence. »

Le retour au « paganisme » que suggérait Alvaro de Campos pour en finir avec le matérialisme « qui exprime une sensibilité étroite, une conception esthétique réduite, puisqu'il ne vit pas la vie des choses sur le plan supérieur » n'est en rien un refus de la transcendance mais un appel aux vastes polyphonies de l'Ame du monde, écharpe d'Iris et messagère des dieux : « Inventons, écrit Pessoa, un Impérialisme Androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. Réalisons Apollon spirituellement. Non pas une fusion du christianisme et du paganisme, mais une évasion du christianisme, une simple et stricte transcendantalisation du paganisme, une reconstruction transcendantale de l'esprit païen." 

« Une reconstruction transcendantale de l'esprit païen ». La formule qui n'est paradoxale qu'en apparence mérite d'être méditée. Elle nous reporte directement à cette période faste du néoplatonisme païen qui, de Plotin à Damascius, œuvre comme l'écrit Antoine Faivre « à poser une procession intégrale, une transcendance intransigeante, alliée à une immanence mystique ». Et cela tout en opérant la convergence des Arts sacrés et des religions du Mystère. Il ne s'agit donc nullement ici d'une régression vers une religiosité naturaliste, ou panthéïste, mais, tout au contraire, de l'édification, selon les hiérarchies platoniciennes d'une véritable métaphysique établissant clairement la distinction entre la nature et la Surnature. Mais là encore distinction ne signifie point séparation. La dualitude est nuptiale; et si le soleil que l'on célèbre n'est point le soleil physique mais, à travers lui le soleil métaphysique du sens, du Logos, alors l'ascendance matutinale de l'astre est l'image de l'exhaussement de la conscience humaine hors de sa gangue naturelle, son élévation glorieuse, impériale. Le projet de reconstruction de Fernando Pessoa s'éclaire ainsi des subtiles couleurs du monde antérieur.

Messages, cartulaire héraldique du drapeau portugais, égrène, pour reprendre l'expression de Armand Guibert « un rosaire où s'enchaînent les grains du Merveilleux: le roi Jean Premier, fondateur de la dynastie des Aviz y est adoubé Maître du Temple; Dona Filipa de Lancastre, son épouse, saluée Princesse du Saint-Graal; apostrophant le Saint-Connétable Nun'Alvarès, le poète évoque Excalibur, épée à l'onction sainte, que le roi Arthur te donna. » L'anamnésis, le ressouvenir de la Parole Délaissée est la seule promesse.

 

Dernier ouvrage paru: L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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