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23/12/2021

Pour un pays, pour une solennité légère:

 

Résultat d’image pour Watteau peintre. Taille: 93 x 110. Source: arcus.centerblog.net

Luc-Olivier d'Algange

Pour une solennité légère

 

J’ai su, de longtemps, que je ne pouvais être individualiste, ni nationaliste, au sens moderne, oublieux du Royaume. Ayant le goût des œuvres, faites de mots, de sons, de couleurs ou de pierres et sachant fort bien que je devais aux morts, non moins qu’aux vivants, d’être ce que je suis, l’hypothèse individualiste m’apparut d’emblée comme une abstraction odieuse, une ingratitude. Qui étais-je pour prétendre me réduire à moi-même, pour refuser l’évidence magnifique de l’héritage, de la procession des événements sacrés ( du Sacre de Reims, si l’on veut, jusqu’à la libération de Paris), sans lesquels j’eusse été, à supposer que j’eusse été, radicalement différent de ce que je suis ?

Je n’ai point le goût du dénigrement. De mon passé, comme de celui de la tradition, ou des traditions, dont je suis issu, je n’ai point trop de mal à en dire. Je ne suis point chauvin de mon temps, à la manière de ces Modernes qui adulent leur modernité et ne trouvent qu’obscurités et abominations dans les époques révolues. De mon temps, pour aimable qu’il me soit parfois à titre personnel, je ne me dissimule point pour autant la part d’horreur, qui est immense. Ne pratiquant point le chauvinisme temporel, je ne suis guère plus enclin au nationalisme. Je ne crois pas en « la France seule ». Et cependant, je ne saurais m’imaginer être moi-même sans être de ce pays où je suis. Je peux voyager certes (encore que le goût m’en soit passé), et même m’installer ailleurs, rien ne saurait faire que ce que je suis me fut donné et qu’écrivant en français ces quelques notes hâtives, je ne cesse de me souvenir de ce don, d‘en témoigner dans une récitation sans fin. Quand bien même abandonnerais-je non seulement mon pays mais ma langue, pour parler ou écrire dans un autre idiome (hypothèse cruelle mais que je ne crois pas être au-dessus de mes forces), rien ne fera que mes toutes premières lectures furent emportées, enchantées par la rivière scintillante de la langue française, par son « mystère en pleine lumière », par ces jeux d’ombres et de lumières que suscitent les mouvements du sens entre l’étymologie héraldique des mots et leur sens acquis, entre le Symbole auguste et l’usage familier. Quand bien même je changerais de Pays et de langue, quand bien même je redeviendrais ce que furent certains de mes ancêtres d’Allemagne, quand bien même tout ce que l’on voudra, le poème de Nerval, les vers de Racine n’en continueront pas moins d’avoir été.

A ces évidences à la fois banales et mystérieuses quelque peu, ou, plus exactement mystiques ( et je reviendrai sur le sens à donner à ce mot hélas équivoque), il faut encore ajouter le sens du bonheur. De là où je me trouve, dans cette marginalité extrême qui est devenue, en France, et bien malgré eux, le propre des écrivains français, dans cette marginalité qui est le cœur secret d’un Pays gravement vaincu et en proie à un profond reniement de soi-même non moins qu’à une goujaterie despotique, ce nom, la France, demeure en moi pur de tout dépit, de tout ressentiment. Il faut, je l’accorde, avoir, en l’occurrence, le cœur bien accroché et une fidélité, selon la formule consacrée, « plus forte que le feu » : le spectacle s’offrant à nos yeux étant des plus sinistres.

Toutes les erreurs, tragiques, pitoyables ou ridicules furent commises ou presque (et ce « presque » est un défi à l’imagination) comme si, à chaque bifurcation de notre histoire récente, une force invincible nous avait poussés du mauvais côté, comme si le mépris que nous avions de nous-mêmes, contrariant notre intelligence légendaire, notre raison si fameuse, pour ne rien dire de notre cœur, devenu silencieux depuis longtemps, d’un silence hurlant, nous inclinait fatalement non seulement du côté de la facilité, mais encore de la facilité la plus humiliante, sans que nous renoncions, pour autant, aux rodomontades. Souvenons-nous. Jamais il ne fut autant question de Fidélité, de Patrie, d’Honneur (avec toutes les majuscules que l’on voudra) que durant ce lamentable épisode pétainiste où précisément nous abandonnions tout cela, les majuscules et les mots majusculisés, et leur sens, et la possibilité même de leur redonner du sens, de les faire servir à nouveau. Ce pli antiphrastique nous est resté, avec l’humiliation, la contrition, la repentance, une allure un peu louche, un peu traquée, un peu vaniteuse, une habitude à proclamer des vertus, des principes et des valeurs que nous consentons en réalité à voir bannis à la fois de l’espace public et de l’espace privé ( si cette distinction doit encore avoir un sens, ce dont je doute).

Après s’être décarcassée pour ôter d’elle le souvenir de la rébellion gaulliste, qui lui semblait être sans doute une trop lourde armure, la France est donc retombée dans l’antiphrase pétainiste, dans ce « réalisme » collaborationniste, dans la négation de toute surnature et de toute transcendance. Les politiques elles-mêmes ne s’affrontent plus que sur des modalités. Le « du passé faisons table rase » est devenu l’horizon indépassable aussi bien des nostalgiques du « progrès indéfini », des hégéliens de la « raison triomphante » que des « libéraux », voire des « post-modernes » qui, en proie à un relativisme relaxant sur fond de musique « new-age » proclament la fin des idéologies qui n’est autre, cette fin, que l’idéologie du « tout vaut n’importe quoi ».

Entre le totalitarisme chafouin des néo-gauchistes, le libéralisme réaliste-pétainiste rallié au culte de l’économie et le bobo « post-moderne » pour qui la « citoyenneté » est l’accomplissement de son « combat anti-autoritaire », les différences sont d’autant moins discernables que nous les voyons se dissoudre dans un assentiment général au monde comme il va, chacun ayant tout au plus quelque préférence pour tel ou tel aspect de ce monde « comme il va ». L’un se réjouit de la disparition de la Culture au profit « des » cultures, l’autre se félicite que désormais tout soit négociable ( et échappe de la sorte à l’honneur et au mystère et au Sacré), le troisième, le « post-moderne » s’exalte à la disparition de tous les principes, de toutes les vertus et de toutes les valeurs : « homo festivus », disait Philippe Muray, ou, plus exactement adepte de l’Indifférenciation : plus question pour lui d’appartenir à une race, une nation ou un sexe. Ce chantre de la multiplicité des cultures, du « multiculturalisme » n’aspire en réalité qu’à l’Equivalence, autrement dit, à l’adaptation la plus parfaite de l’individu à un monde sans Histoire. Son ambition n’est pas moins totalitaire que celle de ses prédécesseurs du totalitarisme héroïque : vaincre l’histoire sacrée et restituer l’humanitas à l’histoire naturelle , mais où la nature sera dominée par le « technocosme », confort oblige. Telle est la religion « post-moderne » : l’ultime adaptabilité à un milieu général indifférencié ; autrement dit, la Mort. Au nihilisme belliqueux et hargneux succède ainsi le nihilisme pacifiste et convivial ( dont on sait d’ailleurs quelles furent, ces derniers temps, les connivences).

Si je ne puis être nationaliste, au sens strictement républicain, et j’espère que le paradoxe ne paraîtra pas trop abrupt, c’est exactement pour les mêmes raisons qui m’interdisent de me satisfaire du rôle d’individu « post-moderne » que l’on veut nous voir jouer. La coïncidence temporelle de l’apparition du nationalisme et de l’individualisme de masse devrait déjà nous alerter. Ne seraient-ils point ces duettistes qui se servent l’un à l’autre leurs crimes complémentaires ? ces frères ennemis qui n’existent que l’un par l’autre ? Ce que la Nation moderne voulut indifférencier dans le cercle de sa définition restreinte, l’ « ordre mondial » veut l’indifférencier, et combien plus radicalement encore, dans un cercle plus vaste, - et n’est-ce point toujours la même soumission au plus petit dénominateur commun ? Rien ne saurait faire que je ne sois Français, mais la Nation suffit-elle à me définir en tant que Français ? L’appartenance nationale en tant que définition est insatisfaisante, et peut-être fallacieuse. La reconnaissance du don reçu, de la tradition, est précisément autre chose qu’une définition du sujet. Cette reconnaissance est aussi la reconnaissance de ce qui indéfinit, de ce qui advient, de cela même qui fait que nous ne sommes pas davantage nous-mêmes à titre individuel que la France n’est « la France seule » ou que la France n’est seulement une nation.

Le rôle d’individu dans une nation ou dans un « technocosme » mondialisé ne saurait donc satisfaire ce qui, en nous, réclame une fidélité au plus lointain, à l’archéon, non moins qu’à l’eschaton. Plus qu’un individu dans une nation, et quelque légitime nostalgie on puisse concevoir pour l’Europe des nations, désormais défunte, un écrivain français, définition minimale de l’auteur de ces lignes, est une personne dans un pays. Non point un individu, car ce qui nous fait être dans ce pays nous désindividualise, et non point une personne dans une nation, mais une personne dans un pays, mais non point dans un pays réduit à ce qu’il est ici et maintenant, mais un pays historique et légendaire, qui se nomme la France, qui fut, avant d’être une nation faisant partie d’un groupement économique « européen », un Royaume.

Rien de ce qui est ne cesse entièrement d’être ce qu’il fut. Ainsi que l’écrivait Nietzsche : «  Wesen ist gewesen ». Cet élément d’un groupement économique « européen », qui fut une nation, cette nation qui fut un Royaume, sont la France, et, à l’évidence, une France dont le devenir est d’être de moins en moins la France, - ou plutôt une France s’apâlissant, prenant des contours brumeux, indistincts, fantomatiques, et comme sur le point de s’évanouir au soleil d’une raison universelle triomphante. Qu’en est-il de la France mystique ? Je reviens à ce mot lourd, d’un usage équivoque et cependant nécessaire à dire ce qui ne peut apparaître que dans le demi-jour, aube ou crépuscule. La France n’est pas seulement un groupement économique car elle fut une nation, elle n’est pas seulement une nation, car elle fut un Royaume.

Force nous était de constater que les deux titanesques machines à persuader, la machine historiciste hégélienne comme la machine « post-moderne », avaient échoué, en ce qui nous concerne. La marche triomphale de la raison déifiée, de massacre en massacre, ou l’arrivée supposée dans le vacancier village planétaire de l’Equivalence idolâtrée n’avaient su nous emporter. Une sorte d’obstination, pour ne point user à l’excès le beau mot de résistance, nous tenait là où nous étions et nous portait à nous interroger sur ce que nous étions et sur les possibilités assez étonnantes qu’une telle interrogation recelait. Le dénigrement n’était pas notre fort ni celle inclination à réduire toute chose à des blagues de potache, qui sous le mot pompeux de  « dérision », semble être devenue la vue du monde officielle de la « post-modernité » ( appellation elle-même, il faut le reconnaître, assez blagueuse et dont nous usons avec un point d’ironie). La dérision obligatoire, contre la Religion, l’Armée ou tout autre vestige d’héroïsme ou d’autorité spirituelle, nous semblait d’autant plus suspecte que ces grands rieurs aux dépends d’institutions ou de croyances vaincues toléraient assez mal que l’on puisse se moquer d’eux-mêmes. Ces fameux adeptes de la transgression ne toléraient à dire vrai que la transgression officielle, en accord avec l’idéologie dominante. Sarcastique pour les vaincus, obséquieuse aux puissants, la bouffonnerie moderne allait son train avec un prévisible ennuyeux. Des émissions de radio, de télévision eurent ainsi un nouveau marronnier : «  Peut-on rire de tout ? », comme si la réponse n’était pas déjà donnée : de tout, sauf de ce qui domine vraiment ! Bien triste au demeurant devait être ce monde pour les hommes eussent à tel point perdus l’art de blaguer entre eux pour que le besoin se fît de payer pour assister à des spectacles de blagues, spectacles au demeurant étroitement surveillés par la presse bien-pensante, notifiant, au besoin par des procès, tout « dérapage ». Le rire surveillé tournait en grimaces. Les temps étaient venus, peut-être, de quelque solennité légère, de la recouvrance de certaines fidélités, d’une mystique qui ne serait point le contraire de l’humour, mais peut-être, sa plus haute flamme. La dédicace fameuse de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam redevenait d’actualité : «  Aux railleurs, aux rêveurs ».

Si « être français » ne suffit pas à me définir, si la langue ni le lieu ne peuvent à eux seuls dire le secret de l’être, si une même langue et un même lieu peuvent être habités de façons radicalement différentes, demeure cette part impondérable ( qui exige précisément la tournure légèrement autobiographique) et qu’il faut bien se résoudre à nommer une mystique. Je n’ignore pas les facilités immenses que, ce faisant, je donne à mes adversaires. Je leur donne, contre moi, leur argument majeur, je leur pose dans la bouche ce récri : «  Quoi maintenant ? Une mystique de la France? ». Chemin périlleux ! Encore est-ce ne rien comprendre à l’acception, ici, du mot mystique si on ne l’oppose, comme le fait Péguy, à la politique. La mystique de la Nation s’opposerait ainsi à la politique nationale, c’est-à-dire à une politique transposant dans la nation l’égoïsme individualiste, obéissant à ces lois purement naturelles, immanentes, anti-historiques, qui sont le propre du « gros animal ». Etre Français, selon une mystique, ce serait alors être Français non par ce qui nous détermine mais par cette vocation qui précisément nous offre la possibilité d’échapper à tout déterminisme, selon une certaine intuition du Juste et de l’Injuste. Etre Français, alors, ne serait plus un simple état de fait, une réalité statique, abstraite, une identité, mais un acte d’être, une mystique, un mouvement de l’âme et du cœur, un élan. Mais le mot « nation » s’accorde-t-il à cet élan ? N’est-il pas lui-même trop abstrait et trop moderne ? N’est-ce point la France implicite, secrète, qu’il importe de servir ? Celle-là même qui ne se représente pas elle-même mais scintille dans la plume et l’épée de Cyrano de Bergerac, qui s’ épanouit, s’irise, dans le grand songe de la promenade nervalienne ? La France implicite, ésotérique, au plus proche de ce qui, en nous, secrètement l’invente, et non point la France explicite, disposées aux moins honorables tractations « réalistes » ? De même que De Gaulle, à ma connaissance, ne parlait jamais d’identité française, pour les plus français des écrivains français, être français fut d’abord une certaine façon d’être libre, c’est-à-dire d’être librement ce que l’on est, et non point autre chose.

Rien ne s’oppose plus radicalement à cet implicite, à cette mystique que le culte de l’Equivalence et de l’Indifférencié qui sont le propre du « post-moderne » en passe de réaliser son atroce utopie de « transparence » dans le village planétaire. La France est moins notre drapeau que notre secret. Un secret qui, certes, peut et doit se dire, mais selon le mode poétique de la divulgation et non sur celui de la publicité et de la propagande. Cette transparence universellement désirée, cette volonté triomphale d’éteindre ce qui nous distingue sous l’éclairage accablant de la puissance calculante, est notre ennemie. Entendons-nous. Elle n’est point l’ennemie de nos « racines », de notre « francité », de notre « identité ». Elle n’est pas même l’ennemie de ce qui nous attache à d’autres ; elle est notre ennemie personnelle. Nous contraignant à l’abstraction de l’individualisme de masse, c’est à notre propre inquiétude qu’elle nous arrache (d’où ses succès), c’est à nos crépuscules et à nos aurores, à nos débats cornéliens ; elle nous arrache à ce qui n’est pas encore accompli, à cette difficulté d’être qui est notre tragédie et notre bien, notre trouble et notre bonheur.

Nous sommes nos pires ennemis. Cette seule certitude devrait suffire à frapper d’inconsistance toute xénophobie. Aimer la France, c’est aimer presque à l’égal les autres pays et les autres peuples comme autant de preuves de la diversité du monde. L’utopie abominable de la « post-modernité », le village planétaire en proie au commérage planétaire, aux querelles de clocher planétaire dominées par le technocosme de la communication généralisée, réalise, au-delà de leurs ambitions les plus folles, l’assujettissement de l’individu au collectif que préconisaient naguère les ultra-nationalistes. Elle réalise aussi le désir de la xénophobie la plus radicale puisqu’elle détruit la possibilité même d’être étranger et d’être hôte de l’étranger. Dans la « post-modernité » chacun est chez soi dans le nulle part, mais ce nulle part ne vague point, ni même ne divague : ce « nulle part » est terriblement ici et maintenant, terriblement clos, terriblement identitaire, - la seule différence avec les identitarismes d’antan, différence notable et cruciale, est qu’il s’étend désormais au tout. Après le totalitarisme localisé ( donc imparfait) limité à des peuples, des confédérations, voici le temps du totalitarisme parfait ; celui qui mérite vraiment son nom et dont la philosophie se laisse résumer par une formule : «  ce qui n’est nulle part est partout ». Ce « nulle part » qui pouvait avoir un certain charme divagant est devenu ce qu’il est : un « partout » dont Jacques Tati, bien mieux que nos sociologues sut décrire la structure externe dans son film Play Time. Le « post-moderne » se revendiquant du nomadisme ou du « multiculturalisme » est aussi antiphrastique que le pétainiste se réclamant de la France, dont il consentait à la défaite. Notre temps n’appartient plus aux nomades, il appartient aux touristes. Il n’appartient plus au concert des voix de la diversité mais à la planification de tout et de tous selon l’Equivalence et l’Indifférenciation.

Que disons-nous alors lorsque nous disons « la France » ? Nous disons un secret. Nous ne disons point le collectif contre le singulier ni l’inverse. Nous disons un monde que nous portons en nous et qui subsisterait quand bien même nous fussions le seul vivant sur une terre dévastée. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas ce qui est ici et maintenant mais ce qui fut et ce qui doit être, l’Origine et le Retour, la flèche qui vole et vibre dans l’air limpide. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas « Je », ni « Moi », mais une réalité frontalière où le Nous de majesté se tient dans son secret, qui est la majesté du « nous », c’est-à-dire de la polyphonie des voix, où celles qui se sont tues et celles qui chantent ici et maintenant ne se distinguent plus qu’en vertu d’une très-relative banalité chronologique. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas un temps mais des temps, in illo tempore ; nous n’évoquons pas quelque chose qui relèverait de l’état des lieux ou des faits, d’une réalité contractuelle ou négociable, ou locative, nous évoquons le songe des bâtisseurs. Tout ce qui dure en ce monde, tout ce qui n’est pas immédiatement dévoré par Kronos, tout ce qui tient fermement et sur quoi l’on peut s’appuyer, comme l’aile du migrateur sur l’onde de l’air, naît du plus impondérable de nos songes. Ces pierres romanes sont faites d’une clarté d’air et de rêve et ce Songe qui est au plus intime et au plus secret de nous-mêmes, nous le devons à d’autres que nous, qui nous précédèrent, à d’autres encore auxquels nous divulguons ce secret, à d’autres encore qui n’existent pas encore et dont nous ne savons rien, sinon dans cet ordre providentiel qui relève de la pure espérance.

Dire la France, c’est aussi ne point profaner l’espérance. Car s’il ne faut point pécher contre l’espérance, il importe aussi bien de ne point la profaner. Or sitôt cessons-nous de pécher contre elle, d’afficher le désabusement de celui qui est revenu de tout que nous voici en grand danger d’être entraîné par l’espérance profanée, par l’hybris prométhéenne, la dialectique hégélienne, la tartufferie progressiste ou « post-moderne ». Non, le monde ne va pas mieux, ni la France. La postérité est un leurre et nous ne sommes rien moins que rassuré de ce que la postérité fera de nous ; nous n’osons imaginer à quelle sauce elle nous mangera, à quelles idéologies obtuses, à quelles causes douteuses elle nous fera servir lorsque nous ne pourrons plus répondre, ni rectifier. C’est peu dire que nous n’avons pas une grande confiance en ceux qui viennent. Pour le dire exactement : nous n’avons aucune confiance, nous nous méfions terriblement. Cette pièce de monnaie que nous mettons dans leur main, il est presque aussi inquiétant de songer à ce qu’en feront ceux-là qui la voudront convertir que ceux qui la contempleront en purs numismates. Il y a un bonheur et un malheur, un honneur et un déshonneur de la Nation. La malheur et le déshonneur nous privent à la fois du particulier et de l’universel, nous arrachent de nos provinces et nous ferment à la perspective métaphysique. Le bonheur et l’honneur sauvent en même temps nos légendes et notre raison, nos terres et le Logos. Défions-nous de ceux qui nous donnent à choisir entre l’immanence chatoyante et le Verbe : ils ne tardent guère à nous engager dans la voie funeste où nous perdrons l’un et l’autre.

D’une France qui ne serait point cette diaprure de songes et de styles où l’on distingue avec la même exactitude enchantée la Geste de Brocéliande et les figures altières, quoique ruinées, des châteaux cathares (qui sont nos Alamût), je ne veux point. Et je ne veux pas davantage d’une France tombée dans l’ignorance de sa clef de voûte, de son Sacre, d’une France qui ne serait point, selon la formule de Péguy « la République, notre Royaume de France ». Nous ne voulons point d’une France oublieuse de sa provenance et dédaigneuse de sa destination. Nous ne voulons point d’une France inhospitalière à ceux qui y vivent comme à ceux qui y demeurent au point de s’y sentir étrangers en vertu même de leurs fidélités. Rien ne s’oppose si heureusement à l’uniformité que l’Unité, à condition que cette unité soit, qu’elle soit un « acte d’être », qu’elle soit l’unité de la polyphonie, ce qui tient ensemble les voix, qui se distinguent l’une de l’autre précisément car elles chantent ensemble, qu’elles ne sont point isolées dans la solitude ni couvertes par la brouhaha de la « post-modernité » où chacun, certes, a droit à son mot à dire, mais où personne n’écoute plus personne.

La diversité est un art qui ressemble à celui de la « bonne conversation » telle que la décrivent nos Moralistes. Or, il n’est point d’art sans règles de l’art. Cette diversité « post-moderne » dont on nous rebat les oreilles ressemble à une tablée de goujats où l’on ne parle que pour couvrir la parole d’autrui, dans une surenchère uniformément vacarmeuse. Le droit de dire s’y confond parfaitement avec le droit de ne pas entendre. La nuance n’y possède qu’un droit : celui de n’être jamais perçue. Tout y court vers le chaos, c’ est-à-dire vers le pire conformisme, le plus élémentaire, le moins discutable. Au-dessus flottent les goujats dominants, grenouilles-montgolfières bardées de publicité, coassant leurs mots d’ordre pour les masses éberluées : voici la laideur, avec le déshonneur et le malheur.

Je ne puis dissocier la politique du sentiment de la beauté, et le sentiment de la beauté de la vivacité des traditions, et celles-ci, de la vérité des humbles. Il y eut des temps où la richesse s’ordonnait à la beauté ; elle n’est plus maintenant que la propagation de la laideur, l’étalage de la muflerie. Si quelque beauté peut être sauvée, elle le sera humblement, à partir de ce qui subsiste, à partir d’une ingénuité à la fois humble et rare, ingénument populaire et résolument aristocratique. Que nous vaudrait une France, même puissante, en proie à la laideur ? Aussi désirons-nous pour elle, pour la France, les « mille roses trémières » des salutations épistolières de Paul Morand, les milles roses trémières d’une puissance légèrement entraînée vers la beauté des choses d’ici-bas qui, tant qu’elles demeurent, sont le miroir du ciel tournant.

 

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Contre la servitude volontaire:

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Luc-Olivier d’Algange

 Contre la servitude volontaire.

 

«  Quand le Diable mue, il perd jusqu'à son nom »

Nietzsche

 

Nous sommes hantés par le spectacle désormais sans nom d'une société de contrôle, à la fois cybernétique et puritaine en comparaison de laquelle les despotismes de naguère furent d'aimables pastorales. Les temps sont venus de comprendre que le fameux « progrès », adulé de la bourgeoisie, ne fut jamais rien d'autre que le progrès de l'esclavage universel; chaque théorie politique, chaque trouvaille technologique accélérant le processus qui nous prive de notre souveraineté, nous enchaîne à des mécanismes mieux rodés et des déterminismes moins déjouables.

La « liberté d'expression » qui serait, paraît-il, notre privilège d'homme moderne, se tient rigoureusement dans les limites de la dérision, car toute parole, payée selon la valeur médiatique et marchande, tombe en désuétude avant même de parvenir à l'entendement de celui à qui elle s'adresse. Seule nous reste (et pour combien de temps encore et à quel prix ?) l'audace de la pensée méditante, traduite en paroles secrètes, réprouvées, jusqu'à être jugées criminelles par les adeptes de la « communication » et de la « transparence ». Notre liberté n'est sauvée que dans le secret. Il faut se rendre insaisissable, incompréhensible, mystérieux si l'on veut sauvegarder une liberté essentielle. La liberté que l'on nous vante comme un acquis décisif de la Révolution française n'est rien d'autre que la liberté du consommateur à choisir sa marque, de même que l'égalité est une égalité de produit, et la fraternité, le pur mensonge qui fait consentir nos contemporains à être indéfiniment exploités alors qu'ils refusent avec horreur l'idée d'être dominés.

La Révolution française nous fit passer sans coup férir du règne des dominateurs au règne des exploiteurs. Issu de cette passation de pouvoir, l'homme moderne semble fort satisfait de son sort. Il est vrai que l'on n'a guère mesuré les efforts pour le convaincre de son bonheur. L'enseignement, la littérature, le cinéma n'ont cessé de peindre l'Ancien Régime sous les couleurs les plus noires. Certes, il serait malencontreux d'en disconvenir, les Maîtres ont disparu. La domination pure et simple n'existe plus et nous en faisons notre deuil. Dans son injustice et dans sa loyauté, la domination s'est, pour ainsi dire, retirée dans les limbes de l'histoire. Le bourgeois qui, beaucoup plus que l'anarchiste (encore tributaire d'un idéal héroïque) peut revendiquer la formule « Ni Dieu, ni Maître » ne renie Dieu et le Maître que pour pouvoir se soumettre éperdument, c'est à-dire sans le moindre esprit critique, à la morale des esclaves sans maîtres. La prise du pouvoir par la bourgeoisie conduit invariablement à la démocratie, mais cette démocratie n'est rien d'autre, selon l'excellente formule d'Oscar Wilde, que « l'abrutissement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple. » De toutes les morales qui eurent cours dans l'histoire de l'humanité, la morale des esclaves sans maîtres est par nature la plus hostile à toute liberté intérieure et à toute forme de rébellion et de résistance.

Le démocrate fondamentaliste se croit à tel point l'aboutissement providentiel de toute l'histoire de l'humanité qu'il ôte à quiconque le droit de démystifier cette croyance. La croyance au Progrès, forme dégradée et parodique de la causalité et de la Providence divine, s'impose comme le sceau final de toute pensée. Autour du mot « démocratie », qui devrait, comme tout autre vocable du langage théorique, pouvoir susciter la discussion, s'établit une doxa de l'unanimité obligatoire. Toute idée qui ne s'avance pas sous le couvert de la « démocratie » (et quoique l'on veuille entendre sous ce terme !) est d'avance jugée absurde, monstrueuse ou criminelle et celui qui la formule se trouve susceptible de faire l'objet d'un châtiment, d'une « rééducation », à tout le moins d'une mise à l'écart. La « démocratie » est ainsi invoquée d'une façon religieuse. Le seul mot « démocratie » suffit à nous tenir quitte de notre bêtise et de notre inconséquence et à nous placer dans les camps du Bien. Révélation ultime, sceau de la prophétie progressiste, la « démocratie » est considérée comme hors d'atteinte de toute réflexion démystificatrice.

Le vingtième siècle, qui restera dans l'histoire comme celui de la mise en place des dispositifs d'extermination, est universellement «démocratique». La démocratie, «pouvoir du peuple» fut l'unanime référence des factions les plus rivales. «Démocratique», le libéralisme, «démocratiques», le socialisme et le communisme, et plus «démocratique » encore le nazisme et l'intégrisme ! Il n'est pas un «Parti» du vingtième siècle qui ne se fût réclamé «du Peuple», attribuant à ce Peuple toutes sortes de vertus imaginaires. A cet égard, la démocratie libérale ne fut pas en reste d'attributions bouffonnes. Il semble que le monde tel qu'il va, loin de favoriser le respect et la liberté des individus, rend au contraire, quelle que soient les intentions, impraticables cette liberté et ce respect. Les politologues manquent à cet égard de la plus élémentaire objectivité. Jugeons, selon l'admirable précepte évangélique, l'arbre à ses fruits. Regardons quels furent les avatars de la dignité humaine en ce siècle qui feignit de la découvrir ! L'exploitation éhontée, l'extermination; et désormais, grâce aux progrès de la médecine, les trafics d'organes et bientôt les manipulations génétiques, si ardemment rêvées par l'Allemagne nazie,- voici quelques aperçus de la pratique de la dignité humaine dans le Règne de la Quantité. Il n'est pas difficile de voir que désormais les déclarations d'intention n'ont plus guère d'autre dessein que de marquer l'imperturbable indifférence à l'égard de tout et de tous.

La logique de l'échange marchand s'étant substituée à la logique méditative du Don, tout ce qui importe, ou mieux vaudrait dire désormais tout ce qui compte, est devenu interchangeable. La négation de l'absolu, du transcendant, loin de libérer l'être humain d'une autorité oppressante, eut pour effet que, plus rien n'ayant de valeur absolue, en soi, tout devint interchangeable et, par voie de conséquence, parfaitement contrôlable. Le contrôle absolu ne peut s'exercer que sur les objets relatifs. En d'autres termes, ce qui n'est pas quantifiable n'est pas contrôlable. Le monde ancien tournait autour des expériences donatrices de la religion et de l'art qui sont autant de façons de qualifier l'espace et le temps. L'idée même d'aristocratie, pour galvaudée qu'elle soit, gardait encore une référence à la distinction qualitative, et le jugement dépréciateur que l'on pouvait porter à l'endroit de certains aristocrates restait lui-même un jugement aristocratique. Dire d'un aristocrate qu'il est plus médiocre, pingre et idiot qu'un bourgeois (ce qui arrive bien souvent), c'est encore penser en termes aristocratiques, par référence à une excellence dont on déplore l'absence.

Il y eut peut-être dans l'imagination la plus incandescente de quelques révolutionnaires une telle idée d'un dépassement aristocratique de l'aristocratie. L'histoire, pour le malheur de tous, en jugea autrement puisque le pouvoir revint en fin de compte, - et ne cesse de revenir indéfiniment,- à ceux qui travaillent à l'exclusion de toute forme de pensée et d'expérience qualitative. Nous ne vivons pas dans un monde de maîtres sans esclaves, ou de maîtres cherchant à relever les esclaves, mais dans un monde d'esclaves sans maîtres,- et ces esclaves se sont organisés de telle sorte que chacun est « démocratiquement », l'esclave de tous les autres. A cet égard, il faut bien considérer les Révolutions de 1789 et de 1793, non point comme le fit Marx, comme une révolution avortée mais comme une contre-révolution réussie, et réussie au-delà de toutes les espérances.

Avec la Révolution française, s'est installé un ordre moral, fait de puritanisme et de mesquinerie dont l'intégrisme est l'aboutissement logique (culte de l'Etre Suprême et mœurs utiles). Tout ce qui, dans la Vieille France, s'esquissait dans les domaines de la prodigalité intellectuelle ou sensuelle, présageant des possibilités de vie magnifique sur la base d'un sens de la beauté et du défi, s'est brusquement trouvé confronté avec le rappel à l'ordre des puritains, des adorateurs du «Bien Public», justifiant à lui seul tous les sacrifices. Les sacrifices religieux et les sacrifices singuliers de la beauté, de l'amour, de l'ivresse que les individus accomplissent en eux furent bannis au profit du seul sacrifice à la République. La Terreur ne fut que la conséquence logique de ces prémisses. Le bourgeois, s'il y va de ses intérêts, est beaucoup plus impitoyable que l'aristocrate n'est cruel. La domination aristocratique est aléatoire, elle dépend, par définition du « bon plaisir », l'exploitation bourgeoise est systématique, elle s'accomplit dans l'irresponsabilité générale qui caractérise les sociétés égalitaires.

Lorsque règnent l'interchangeable, le quantitatif, l'utile, les sources du don sont obstruées, et la vie quotidienne devient d'une atroce aridité. L'ingéniosité du système consiste à tirer parti du malheur même qu'il suscite, de s'en nourrir, - car l'insatisfaction est le moteur de la consommation. Nous achetons des voitures qui nous donnent l'impression de nous mouvoir librement précisément car nous vivons des vies carcérales, assujetties à des mécanismes où notre valeur est purement quantitative. Nous nous endettons pour ces cercueils de métal, pour enrichir des industriels qui mènent une vie presque aussi misérable et besogneuse que la nôtre: tels sont les avantages de l'égalité, telle est la jubilation de l'esclave, son illusion vitale, sa raison d'être, son réconfort quotidien: nul n'est reconnu qualitativement supérieur. Certes, jamais les riches ne furent plus riches, ni les pauvres, plus pauvres, mais enfin, l'égalité persiste et le premier employé venu répugne (lui qui courbe l'échine toute la journée sous l'abus de pouvoir et l'ennui !) à dire « Maître » au grand artiste. Pour le démocrate fondamentaliste, la reconnaissance d'une qualité qui n'est pas ratifiée de quelque façon par le plus grand nombre, ou par un état de fait matériel est impossible. Le même homme qui accepte sans mot dire les pires humiliations dans sa vie quotidienne ne consentira pas, s'il peut l'éviter sans inconvénient, à témoigner du respect d'homme à homme,- fût-ce de façon informelle et amicale - à quelque individu supérieur. Le mépris qu'il se porte à lui-même est tel que le moindre signe de déférence l'anéantirait ! Sur cette voie, et pourvu que l'on ne lui demande pas de reconnaître l'exception, la grandeur ou le génie, on peut à peu près tout lui demander. Se lever aux aurores pour s'engouffrer dans le métro, obéir et obéir sans fin, surveiller et dénoncer ses semblables, vivre dans la laideur et dans l'ignorance et mourir pour des Causes indiscernables ou indifférentes (la Libre entreprise ou le Pétrole !) l'esclave est partant.

L'immense différence entre l'esclave antique et l'esclave moderne, c'est qu'il pouvait advenir que l'esclave antique brûlât d'être libre alors que l'esclave moderne ne rêve de sa « révolution » que pour généraliser l'esclavage. Ne sous-estimons pas les satisfactions à n'être pas libre: elles sont considérables, moins toutefois que les satisfactions à persécuter les libertés d'autrui. Cette persécution, ne nous y trompons pas, revêt les aspects les plus divers, et parfois les plus subtils. Le refus de la liberté d'autrui prend aussi bien la forme du coup de massue que du coup d'épingle. Nier la liberté d'autrui c'est d'abord, pour l'esclave moderne, pour le démocrate fondamentaliste, contraindre autrui au stéréotype. L'esclave moderne suppose, à juste titre, chez celui qu'il ne parvient pas à identifier, la possibilité d'une souveraineté subversive. Pour maintenir l'ordre, il faudra donc veiller à ce que rien ne vienne entraver les processus d'identification. La cybernétique y contribue grandement, mais elle n'est qu'une conséquence de cette tournure particulière de l'esprit servile qui consiste à réduire l'être humain à un rôle, à une identité particulière, soumise au déterminisme des sociologues et des généticiens, et par-dessus tout, aux jugements sommaires.

L'aventure fondamentale de la rencontre entre deux regards, d'où naît l'éclair issu des ténèbres des pupilles, de la souveraineté absolue, est ainsi devancée, désamorcée, par des procédures identificatrices. Ce que l'on nomme encore la « contestation » échappe moins que toute autre forme d'activité collective à cet assujettissement au stéréotype. Les slogans, les mots d'ordre, les bannières, les attitudes du «rappeur», du syndicaliste, sont le complément nécessaire des attitudes du clerc et du cadre dynamique. Tous ces comportements servent à trouver une identité, et toutes ces identités sont également serves dans un monde en passe de réaliser l'utopie de l'esclavage universel. L'identité est, dans le monde moderne, ce leurre auquel se raccrochent pathétiquement les individus trop lâches et trop timides pour tenter l'aventure de la souveraineté dans un monde incohérent. A cet égard, les leçons de courage de Nietzsche sont plus pertinentes que jamais. Le leurre de l'identité, loin d'être un retour aux logiques archaïques, comme se plaisent à l'affirmer les démocrates effarouchés, est au contraire le signe de l'évanouissement du sens de la Tradition. Lorsque l'influx poétique ne circule plus, ne se transmet plus, lorsque le devenir devient trop imperceptible pour des entendements trop rudimentaires, l'identité triomphe de la Tradition. L'intégrisme religieux à cet égard n'est qu'une phase transitoire vers le fondamentalisme informatique mondial qui sera, sous l'aspect cauchemardesque de la Parodie, l'aboutissement de la nouvelle théocratie des esclaves.

Corrigeons ce que ces considérations peuvent avoir d'abstrait par quelques remarques concernant la vie quotidienne. Le peu d'entrain, le peu de rêve et d'ivresse, qui ne fussent télévisuels, le peu de style, de légèreté, l'absence totale de perspectives métaphysiques font de la vie de l'esclave moderne, même dans les conditions matérielles les meilleures, l'une des plus sinistres de toute l'humanité. Nous en sommes venus au moment où le bien le plus précieux de l'être humain, sa parole, lui est ôté par toutes sortes de subterfuges, de substitutions. Perdue la nervosité qui naguère encore, entraînait les conversations vers l'art le plus haut, qui portait naturellement les idées, les sentiments, les intuitions à se dire ou à s'écrire dans une forme singulière ! Au sens étymologique du mot, l'esclave moderne est énervé, sans nerf, c'est à dire à la merci des excitations qui lui seront imposées de l'extérieur: publicité, propagande, idéologie, voire science et technique.

La difficulté à discerner des brèches, des lézardes dans ces illusions massivement imposées requiert à elle seule toutes nos forces de méditation, de spéculation, d'imagination et de stratégie. Par quelle chance, et serait-on tenté de dire, par quelle grâce, nous est-il donné de voir, de temps à autre, par delà les écrans de la représentation? L'impersonnalité du discours est souvent fallacieuse, et je ne puis, à cette étape de ma démonstration, me dispenser d'un rappel pour ainsi dire « autobiographique ». Certes, si j'entreprends la critique du culte de l'identité, ce n'est certes pas du haut d'une « supra-identité » que l'on pourrait faire passer pour de l'objectivité selon ce tour de passe-passe familier aux discoureurs des « sciences humaines », mais bien du cœur d'une aventure vécue, dont je suis le seul auteur, d'une aventure qui n'engage que moi, et qui ne s'adresse aux autres que par cette inadvertance dans la prodigalité qui est le caractère immémorial des écrivains français. Quoique nous en disions, toutes nos théories naissent d'un sentiment intime, d'une expérience intérieure qui nous paraît inexplicablement plus précieux que toutes les bonnes ou mauvaises intentions. Le désintéressement prend sa mesure à ce sentiment, ou mieux vaudrait dire, à cette expérience. Nous ne sommes pas intéressés, au sens vulgaire, car nous ne comprenons pas la logique de l'échange. Ce que nous sommes, ce que nous offrons, nous paraît trop précieux pour faire l'objet d'un marchandage. La Qualité d'un être ou d'une œuvre est irréductible et incommensurable. Mais nous ne sommes pas non plus désintéressés au sens où nous consentirions à sacrifier notre aventure à quelque intérêt général.

Ni intéressés, ni désintéressés, nous échappons à l'identification et nous y échappons d'autant mieux que, sitôt hors de cette lamentable alternative, c'est l'infini qui s'offre à nous comme une source inépuisable. La Qualité est l'inépuisable richesse du monde, la Quantité est la multiplication et le dénombrement de sa pauvreté. Le règne de la Quantité accumule la pauvreté, thésaurise la misère de ces « temps de manque » dont parlait Hölderlin. La Qualité nous révèle l'infinité qualitative de chaque seconde, ainsi rendue victorieuse du temps, et se prolongeant dans nos imaginations et nos mémoires en arborescences orphiques. Le pathos, la mauvaise conscience, le malheur informe et uniforme naissent des fausses alternatives que l'on ne cesse de nous imposer, faisant de chaque choix, c'est-à-dire de chaque exercice de notre libre arbitre, l'équivalent d'un sacrifice sur l'autel de l'égoïsme et du désintéressement, de l'utilité privée, ou publique. On comprend qu'en de pareilles conditions, les êtres humains soient hostiles à la pensée, si enclins aux abrutissements. La lucidité est insoutenable lorsqu'elle met en évidence notre misère, elle devient un prodige de hauteurs sans fins dès lors qu'échappant aux alternatives elle nous invite au déchiffrement des apparences.

Il n'y a pas d'équivalent ou de synonyme à la vérité ou à la beauté. Rémy de Gourmont, qui est de ces auteurs que nos contemporains gagneraient grandement à redécouvrir, préconise un exercice intellectuel qui, dans l'excellence de sa pratique, peut s'apparenter à un exercice spirituel. Il s'agit de « l'art de dissocier les idées ». Certaines idées, ou notions, nous dit Rémy de Gourmont, sont abusivement associées. La seule habitude, alliée à la foncière inertie de notre pensée nous fait reconnaître dans certaines idées les compagnes naturelles, invariables, d'autres idées. Pour peu que nous sachions nous dégager de l'habitude et de l'inertie, ces idées reprennent leur autonomie, leur force poétique et créatrice dont l'enchaînement arbitraire à d'autres idées, parfaitement étrangères, les privait. Ainsi en est-il de l'idée de liberté qu'une forme contemporaine de l'inertie associe à la démocratie en tant pouvoir fondamentaliste du plus grand nombre. Non seulement il n'y a aucune commune mesure entre la liberté et le pouvoir du plus grand nombre, mais il faut bien reconnaître que, fort souvent, le pouvoir du plus grand nombre est manifestement hostile à la liberté.

Il n'y a pas de conditions à la liberté. La liberté, par définition n'est pas conditionnée ou déterminée par un système ou un usage politique ou moral. Une liberté conditionnée ou déterminée est, à l'évidence, une liberté tuée. C'est, au contraire, la liberté qui, dans sa nature et dans son essence, détermine et conditionne le déploiement plus ou moins grand de nos possibilités d'existence. Comment imaginer une liberté qui serait la conséquence d'un conditionnement préalable ou d'une planification de la réalité ? Lorsque la liberté se présente comme la conséquence d'un conditionnement préalable, elle est illusoire. Tant d'individus, sans révérence ni fidélité, si obséquieusement livrés aux pouvoirs de l'état de fait et aux états de fait du pouvoir, se croient ou veulent se croire libres : le mot de « liberté » s'en est à tel point trouvé galvaudé que longtemps il fut presque impossible d'en faire usage sans s'exposer aux plus lamentables malentendus. Et pourtant, la liberté n'est autre que la liberté. La liberté ne prend sa source qu'en elle-même et il est impossible de lui trouver d'autre nom, de lui substituer d'autres notions, car chacune de ces substitutions est invariablement une falsification.

L'apogée de l'esclavage ne coïncide-t-elle pas avec le moment où les esclaves sont persuadés de leur liberté, lorsqu'ils sont aussi farouchement attachés à leur esclavage que les hommes libres le sont à leur liberté ? Comment donc parler de la liberté sans tomber dans la veulerie ou le mensonge ? Accroître l'exactitude de sa pensée, aiguiser son sens du défi, consentir à rassembler contre soi les factions adverses, telles seraient les prémisses d'une diététique libertaire destinée à nous rendre la puissance dont tout en ce monde, à commencer par le temps linéaire, nous dépossède. On a souvent fait grief à Nietzsche d'avoir envisagé d'intituler son grand-œuvre de la transvaluation de toutes les valeurs La Volonté de Puissance, sans voir que la puissance faisait partie des signes d'accomplissement de cette diététique de l'homme libre que toute l'œuvre de Nietzsche nous invite à exercer pour le plus bel accomplissement de la vie magnifique.

« La liberté ? Pour quoi faire ? » La question est d'une pertinence absolue car, en effet, une liberté qui se réalise en médiocrité s'abolit elle-même. La puissance dont parle Nietzsche est le « faire » de la liberté, son accomplissement poétique. Le pouvoir, cette fascination exclusive des esclaves, est de la puissance morte et fragmentée. Avoir du pouvoir, c'est renoncer à la puissance. Tout esclave dans le monde de la démocratie fondamentaliste, et c'est bien ce qui alimente son illusion, est aussi homme de pouvoir. Le rôle qu'on lui assigne, comme on marque un bétail, lui confère ce pouvoir, cette identité, cette fonction, sans laquelle il se sentirait perdu au milieu du tournoiement vertigineux de la puissance libre. Pouvoir faire et penser ce que l'on veut: cette simple définition de la liberté sur laquelle tout le monde s'accorde fait de la volonté de puissance la plus évidente expression poétique de la liberté. Or que fait le pouvoir à celui qui l'exerce comme à celui qui le subit, sinon le priver d'abord de la puissance. La puissance relative fait les cathédrales, le pouvoir relatif fait les «  grandes surfaces » commerciales. La puissance absolue fait l'Odyssée, le pouvoir absolu fait les camps de la mort.

Quoique veuillent les politiques, et ce fut l'erreur de Marx et de Maurras, (beaucoup plus proches l'un de l'autre que leurs adeptes respectifs, s'il en reste, ne seraient enclins à le reconnaître), il n'existe pas de « composé » entre le pouvoir et la puissance. La plus simple définition du pouvoir est de dire qu'il apparaît là où la puissance n'est plus. La puissance nous place, fût-ce dans la plus grande prodigalité, sous le signe de l'abondance, alors que le pouvoir nous place, fut-ce dans les plus grandes accumulations, sous le signe de la pénurie. Seule, avons-nous dit, la Qualité est inépuisable. L'esclavage organisé consistera donc à priver les hommes, autant que possible, de leur puissance, à les maintenir dans leur rôle, qui les soumettra à l'illusion du temps linéaire, c'est-à-dire du temps utilitaire, du temps de l'accumulation quantitative et industrielle.

Tout art poétique est aussi, en profondeur, un art de la résistance au règne de la Quantité. Et ne nous y trompons point: ce à quoi il faudra résister, ce n'est point aux ordres d'une élite. Les normalisations les plus brutales sont toujours faites par et pour les « gens normaux ». L'illusion démocratique est de toutes les illusions celle dont risque le plus de pâtir l'hérésiarque ou le dissident qui s'y adonnent. Le grand nombre, par définition, sera toujours contre lui, mais les minorités aussi seront contre lui, dans la mesure où elles se fomentent et s'organisent comme de petites majorités qui exigent une soumission. Dans un monde normalisé par le règne de la Quantité, les minorités ne sont pas un remède contre la majorité. La logique minoritaire, souvent réactive, cultivant une altérité de groupe, avec une tournure d'esprit encline à la persécution, est fort éloignée de la souveraineté et de la puissance des maîtres sans esclaves qui ne songent à leur propre gloire que par hommage à la grandeur et à la gloire de la Cité qui leur enseigna l'art de dire et de vivre.

Ce serait un fort malentendu que de croire ces propos inspirés par quelque individualisme exacerbé. L'individu moderne n'est que l'atome interchangeable du pire collectivisme. Garde-chiourme de lui-même et des autres, l'individu moderne, en réduisant son entendement à la seule considération de ses petites affaires personnelles, réalise l'idéal totalitaire comme aucun despote n'y parvint. Incurieux, ennuyé, futile, il circule dans le cercle étroit de ses seules préoccupations physiques. Rien ne l'intéresse que de savoir comment loger son corps, nourrir son corps ou mouvoir son corps. La Maison, la Nourriture, la Voiture sont les objets de toutes ses sollicitudes et même de tous ses fantasmes. L'esclave du règne de la Quantité ne voit rien au-delà du cercle qui l'enferme et qui le réduit à une passivité extrême. «Entrer dans la vie active»- cette formule m'a toujours semblé de la plus cruelle ironie, car, à l'évidence, il n'est pas de vie plus passive que celle de l'homme qui travaille.

Obéissant, laissant guider ses gestes et ses pensées par des mécanismes dans lesquels il n'entre qu'à titre de rouage, l'homme qui travaille réalise la passivité. Certes, la « vie active », cette formule doit s'entendre comme une antiphrase, car dans l'existence de l'homme devenu rouage, il n'est plus de vie ni d'activité d'aucune sorte. Sa vie est si peu active qu'elle prend les formes mêmes de la mort. L'histoire du vingtième siècle montre que les sociétés les plus acharnées à faire du travail une « valeur » surent avec non moins de détermination faire du meurtre de masse leur principal ressort politique. C'est, qu'en effet, le travail, dans ses formes modernes, n'est rien d'autre qu'un consentement à la mort. La vieille devise des jésuites, obéir comme un cadavre, « perinde ac cadaver », s'applique désormais, dans son sens le plus banal et le plus profané, aux guichetiers, aux caissiers, aux ingénieurs, toutes castes confondues, qui se proclament libres et égaux car ils disposent du « droit de vote ».

Ce droit de choisir entre des options préétablies est comparable à la liberté du consommateur: il peut en effet choisir entre deux marques d'un même produit insipide et frelaté; il peut aussi ne rien acheter: ce qui veut dire voter blanc, et son geste sera comptabilisé comme une erreur. Mis au chômage, l'esclave antique se fût réjoui dans son oisiveté reconquise, l'otium étant alors considéré comme une valeur. Mis au chômage, l'esclave moderne s'apitoie sur lui-même. Privé de son travail, il se trouve également privé de son identité. Pour l'esclave antique, le travail était son joug, son supplice et il aspirait à s'en délivrer, parfois au sacrifice de sa vie. L'esclave moderne, le « travailleur » ne rêve que de sécurité de l'emploi. S'il conteste et manifeste, ce n'est pas en faveur des pauvres mais pour s'assurer le léger surplus qui lui permettra, la retraite venue, de paraître un peu moins pauvre qu'il ne l'est. Il n'est rien dans le système d'asservissement du règne de la Quantité qui ne soit d'une extrême fragilité, rien qui ne repose sur une illusion soigneusement entretenue. Or, il n'est rien de plus despotique et de plus fragile qu'une illusion. Sans limite dans sa force hypnagogique lorsqu'elle règne. Un « presque rien » suffit pourtant à la frapper d'inconsistance. Quoiqu'en disent les matérialistes, qui ont inventé, et ne cessent de conforter, le monde où nous vivons, tout se joue, en dernière instance, dans l'esprit et par l'esprit. Toute la difficulté consiste à atteindre, d'une seule fulgurance, cette dernière instance, qui est aussi la première, sans se laisser dévier, en cours de route, par les arguties de l'esclave heureux qui pétrit indéfiniment son bonheur du ressentiment et de la crainte qu'il éprouve à l'égard de la liberté. Le mythe du travail ne résiste pas à l'analyse critique. Le travail qui transforme et qui « rend libre » selon la formule qui ornait les camps de concentration, n'est plus, s'il fut jamais autre chose (ce dont il est permis de douter), qu'une punition préventivement infligée à des êtres totalement irresponsables.

Que paie-t-on au juste dans le travail ? De quel échange notre salaire est-il le fruit ? Quelle est la nature de ce commerce, ou de cette expiation ? Est-ce notre savoir-faire, notre excellence, ce que nous pouvons apporter d'irremplaçable ou de durable à nos semblables ? Nullement ! Ce qui nous est payé est la quantité d'ennui, d'humiliation et de pesanteur que nous sommes capables de subir. Pour l'immense majorité de nos concitoyens, travailler c'est « faire ses heures » et non point faire quelque chose de ses heures. L'argent gagné correspond mathématiquement au temps que nous avons consenti à perdre, ou, plus exactement encore, à détruire. Le temps du travail est presque toujours un temps mort. La répétition favorise la léthargie, la mort progressivement s'installe dans une intelligence que les formes et les rapports nouveaux ne sollicitent plus. Pour vaincre la passivité de l'esclavage, il ne faudra donc point glisser dans la passivité plus grande encore de la distraction, mais hausser son activité à une intensité supérieure. L'abrutissement dans lequel nous laissent la plupart des travaux et des loisirs rend presque incompréhensible cette intensité supérieure dont témoignent à merveille les œuvres de poésie et d'art.

Dans nos jeunes années, nous soupçonnons qu'il existe une autre vie, plus étincelante, plus rapide, plus vaste, mais aussitôt avons-nous rejoint les troupes qui s'adonnent à « la vie active » que ce soupçon s'évanouit. Quelques uns cependant persistent dans leur discernement juvénile. De l'autre côté du voile, des lueurs parviennent, appels prodigieux des aurores et des crépuscules, auxquels ils ne renonceront plus. Leur existence, dès lors, fidèle aux premières visions, sera toute entière magnétisée par la magnificence possible de toute heure. Je n'ai jamais laissé d'être heurté par le contraste existant entre nos possibilités de faire de l'existence une aventure magnifique et la réalité de nos existences quotidiennes. Chaque heure recèle d'inépuisables richesses qui passent habituellement inaperçues tant l'habitude de l'esclavage, lors même que sa contrainte matérielle est moins sensible, nous tient éloigné de la beauté seigneuriale de la vie. Dans le règne de la Quantité, ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont également serfs de leur ignorance et de leur médiocrité. Ce ne sont point des « réformes » qui y changeront quoique ce soit. Les temps sont venus d'organiser des résistances, des clandestinités. Issue de la logique védantique du « ni ceci, ni cela », qui est l'élan même de la connaissance à la conquête de son propre dépassement, une troisième force précise ses puissances qui ne céderont en rien ni à l'intégrisme ni à la modernité, forces obtuses.

La troisième force quitte l'esprit de corps pour donner au corps le délié, la légèreté et la promptitude de l'esprit et de l'âme, car ce n'est pas l'âme qui est ou n'est pas dans le corps mais le corps qui est ou n'est pas dans l'âme. Il n'est point de retrouvailles heureuses qui ne fussent l'éveil d'une légèreté, d'une sainte ivresse dans l'Ame du monde. Toute fête nous éveille à la présence de l'Ame du monde. Alors nous frémissons d'impatience à nous reconnaître dans l'Ame du monde, dans ces rencontres avec la vie magnifique qui déferle en nous en vagues heureuses. La nullité des distinctions idéologiques est avérée, pour peu que nous approchions du pressentiment de la vie magnifique. Que les illusions fussent de droite ou de gauche, pour peu que l'on s'y tienne, et la vie magnifique nous échappe. Cette misère suscite une culture du ressentiment dont bénéficient toutes les démagogies, et, en dernière analyse, il n'est point de mouvement politique, qui n’ait pour moteur telle ou telle forme de démagogie. Si les choses vont aussi mal, nous entraîne-t-on à penser, c'est la faute des « autres », de l'adversaire qui usurpe un pouvoir dont nous ferions bon usage. La démagogie laisse les hommes dans leur veulerie et leur servilité originelle tout en leur faisant croire que la cause de leur misère est ailleurs qu'en eux-mêmes. On ne gagne jamais plus aisément des oreilles attentives que lorsque l'on attribue à d'autres que ceux à qui l'on s'adresse les tares universellement subies. La culture du ressentiment est l'une des plus prospères en cette fin de siècle. On ne cesse de persuader des gens qui sont incapables de donner un minimum de sens et de cohérence à leur vie quotidienne qu'ils valent mieux que les élites, objets de la vindicte populacière, où l'arrogance du médiocre le dispute à l'envie.

La haine du pouvoir dont s'honorent certains « contestataires » n'est rien d'autre qu'une révérence retournée du pouvoir. L'anarchiste qui vitupère est souvent dévoré par la même ambition que l'obséquieux affairiste. Rien n'est plus proche de l'idéologue révolutionnaire que l'arriviste. Les formes de la servitude sont variables. La fascination du pouvoir entrave également celui qui s'y confronte, en exerçant le pouvoir, que celui qui s'y affronte, en le contestant. La volonté même d'être libre peut asservir et le libérateur asservit à sa réussite ceux qui le suivent: «  Soyez libres avec moi ou esclave avec les autres ». Combien se sont laissé abuser par des alternatives de cette sorte ! Certes, à chaque instant, il faut choisir, et il n'a jamais été question de cesser, si peu que ce soit, de résister. Mais encore faut-il que cette résistance se fasse de façon rayonnante, à partir du site irrécusable de notre liberté. Entendez-moi bien, il faut s'exercer à résister de toutes parts.

Nous perdons notre liberté en nous abandonnant à une idéologie car l'espace que nous conquérons d'un côté nous est irrémédiablement repris de l'autre. Ma liberté ne peut faire celle des autres que si je ne l'abandonne pas à ce noble dessein. Savoir refuser les fausses alternatives jusque dans nos derniers retranchements fait de notre liberté cette troisième force, imprévue, scandaleuse, qui non seulement nous rend inexpugnables mais peut nous lancer à la conquête du monde ! Maître sans esclave, ma liberté est une flamme presque indiscernable, mais brûlante, dans le plus éclatant midi de l'été. Cette flamme passe des mains invisibles dans la lumière, et c'est ainsi que le monde sera transfiguré !

La dernière fausse alternative, la plus redoutable, dans laquelle les idéologues s'efforceront de nous immobiliser est celle de la croyance ou de l'incroyance. « Dieu ou l'athéisme », c'est en ces termes que les politiques, les idéologues ou certains prétendus philosophes ne cessent de recourir à notre crédulité et notre passivité. Et certes ! la crédulité athée n'est pas moins passive que la crédulité dévote. La prison intellectuelle et morale de l'athée est à l'image de la prison intellectuelle et morale du dévot moderne: seule change la terminologie. Il vient toujours un moment où le dévot de l'une ou de l'autre cause renonce à sa pensée pour se faire adorateur d'un mot. L'Humanité, le Progrès, la Science, la Tolérance, - ces mots recouvrent tout et n'importe quoi, y compris les pires intolérances et les fanatismes les plus obtus, mais dans l'usage qu'en fait la « société du spectacle », ils recouvrent avant tout le renoncement à la pensée, à l'esprit critique, à l'audace intellectuelle.

La « Cause » pour laquelle on se bat, en devenant abstraite, nous abstrait de nous-mêmes. Qu'est-ce donc à proprement parler qu'un homme moderne sinon un homme abstrait de lui-même, séparé de son « être-là », un homme insolite, séparé de sa tradition, de sa langue, c'est-à-dire de toutes les sources d'enchantement et d'émerveillement. Dans le monde moderne, la croyance et l'incroyance se partagent la tâche de séparer les hommes en deux, afin d'en faire des esclaves. Le dévot vit soumis à la doxa de la religion réduite à l'extériorité des rites et de la morale, l'athée est condamné à la doxa de sa mécréance qui se réduit aux rites et aux morales de la marchandise. En dernière analyse, cette séparation aura pour conséquence de parachever l'esclavage universel et il n'est pas même exclu de voir triompher, en fin de compte, par de là l'actuelle opposition du fondamentalisme « intégriste » et de la modernité « libérale », une sorte de fondamentalisme de la marchandise dont le but sera de détenir l'exclusivité absolue du langage symbolique. Chacun peut, d'ores et déjà, assister à la substitution progressive de l'image religieuse par l'image publicitaire. L'étape suivante est déjà donnée: l'image publicitaire, évacuant l'image religieuse, va elle-même devenir religieuse. L'intégrisme, de plus en plus, obéit aux lois du marché car celui-ci est lui-même devenu religion. Ayant pour fondement la séparation de l'homme avec lui-même, le monde moderne met en place une théocratie parodique dont le pouvoir s'accroît de toutes les divisions intérieures au bénéfice de la plus vaste et irrécusable uniformité extérieure. Le Diable, telle est sa ruse, cherche à nous diviser en nous-mêmes en feignant de nous unir aux autres, tout aussi scindés. Ainsi l'œuvre diabolique se répercute et se prolonge. Comment résister à l'uniformité extérieure, si ce n'est en luttant contre les divisions intérieures ? La place royale est la place du Cœur. Il faut s'y tenir, avec la mémoire et la fidélité, le sens de la chevalerie et de la résistance, car l'être et le devenir sont à ce prix. A renoncer nous ne serons plus rien et nous ne deviendrons plus rien. « Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre.»

 

(Toute ressemblance de ce texte, écrit il y a une vingtaine d'année, avec notre sinistre actualité est purement fortuite)

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22/12/2021

Propos réfractaires, première partie:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Propos réfractaires I



Il conviendrait de faire, dans cette époque hâtive, l'éloge de la procrastination. A voir les agissements des Modernes, tout ce qu'ils remettent au lendemain est autant de temps gagné pour l'intelligence. Les imbéciles qui ne procrastinent pas sont infiniment redoutables. Remettez au lendemain, je vous supplie, remettez indéfiniment: le monde en sera plus calme, plus limpide et plus heureux. L'instinct mauvais du Moderne le pousse à sortir toutes affaires cessantes d'une situation qu'il juge insupportable, pour en fabriquer une autre pire, pour lui-même et pour autrui. Il s'aide dans cette entreprise de la haine ou de la dépréciation de son passé individuel ou collectif, - autrement dit de la haine de lui-même, - car nous sommes notre passé et redeviendrons heureux sitôt que, de la présence de ce passé, nous ferons une promesse.

 

Le nihiliste vit dans une torve barbarie qui consiste à détruire ce qui s'édifie à son insu. Il veut y être pour quelque chose, mais y être, pour lui, c'est souiller, transformer en amas les architectures les plus subtiles et les plus fragiles. Cet émerveillement de savoir que les belles choses se font sans lui, en dépit de lui, contre lui, lui est refusé, comme lui est refusé le resplendissement de la contemplation.

 

L'excitation, l'agitation permanente du Moderne, son désir d'outrance et de kitch suffisent à montrer que son énervement lui interdit l'intensité et la plénitude, qui surgissent en rayonnement, du fond du calme.

 

Le Moderne vit dans la terreur de s'ennuyer, et, avec cette terreur, il terrorise le monde.

 

Arborer des marques, des montres chères, des signes extérieurs de richesse, ce n'est pas du luxe mais la misère de ceux qui sont persuadés ne rien valoir par eux-mêmes. Le vrai luxe consiste à se défaire de ce fatras clinquant pour passer de bons moments.

 

Le premier argument contre la pensée moderne, c'est qu'elle rend triste et envieux. Contre la morale moderne: en elle la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel sont exclusives l'une de l'autre, - pour ne rien dire de son terrifiant manque de nuance et de sa perversion puritaine. Le moralisateur moderne, ayant oublié que le bien est le reflet du beau, comme celui-ci la splendeur du vrai, tombe dans l'instinct de la meute, le lynchage. Sans hiérarchie métaphysique, la morale devient reptilienne.

 

Les Modernes vivent dans la religion de la mort, devant laquelle ils sont tous égaux. On commence par un égalitarisme meurtrier pour finir en dévot de l'être pour la mort. Or il me semble que les hommes sont à peu près égaux en tout sauf devant la mort. Est libre celui qui sait mourir. Sa mort est une renaissance immortalisante.

 

Il ne suffit pas de témoigner des principes, il faut aussi combattre la tyrannie des écorces mortes. La négation de la négation est nécessaire aux temps où nous sommes. S'en dispenser serait se livrer, pieds et poings liés, à la parodie.

 

D'où nous sommes, nous ne pouvons aller directement à la vérité et à l'unité. Ce fut l'illusion funeste des utopies. D'où, dans toutes les traditions, ces constants appels à l'humilité. Humus, la terre, empreinte visible d'un sceau invisible.

 

Le Moderne préfère toujours l'abstrait au concret, et cette abstraction s'interpose entre lui et le suprasensible concret, entre sa pensée et l'Intellect, "l'intelligence vraie" dont parle Dante.

 

Le monde la Tradition est infini et défini. Le monde moderne est indéfini et limité. L'un définit par la hiérarchie, qui est ascendante et infinie. L'autre s'indéfinit à l'intérieur des limites disputées en conflits âpres et veules où toute dignité humaine est bafouée. Ce qui vaut tout autant des conflits intérieurs néoromantiques. Pour celui qui hiérarchise le corps et l'esprit, ceux-ci ne sauraient s'opposer. Interpréter la distinction du corps et de l'esprit en termes de conflits est encore le propre du Moderne. D'où son idée absurde que dans la pensée de Platon le monde des idées s'oppose au monde sensible, alors que le second n'existe que par le premier (comme si l'on disait que la graine s'oppose à la plante !).

 

A la différence de Platon et des platoniciens, le Moderne ne peut concevoir une auctoritas que pour l'anéantir ou en être anéanti. Dualisme outré des Modernes, logique binaire. Ce qui se situe en-dessous, dans une hiérarchie traditionnelle, n'est pas "moins bien" que ce qui se situe au-dessus. Tout au plus, "plus loin". Evidences, - mais incomprises.

 

En niant la négation, nous nous donnons une latitude et une longitude nouvelles, et en évitant de faire comme si monde n'était pas "plein de bruit et de fureur".

 

Propagandistes et ingénieurs du Gros Animal, leurs masques sont divers, mais de même facture. Si nous disposons d'un minimum d'esprit critique nous nous apercevons aussitôt que tous les systèmes modernes sont également collectivistes et totalitaires, - et en des modes opératoires singulièrement peu variés.

 

Techniques du Gros Animal: effrayer, épuiser, distraire. Le cerveau lavé, nous agissons comme des somnambules. Nous oublions la grande et belle aventure, la quête de la Toison d'or. L'éternité sise dans chaque instant est empoisonnée.

 

Dangers de l'herméneutique mal engagée: délires d'interprétation, outrance du "ça veut dire" psychanalytique. Les être ou les choses disent ou ne disent pas. L'herméneutique va vers le cœur, qui est silence, dont procède ce qui est dit, vers l'infini qui cerne ce que le dire définit. L'herméneutique juste sauve la lettre du littéralisme, comme elle sauve le phénomène de sa représentation abstraite.

 

Quelquefois, la seule vue d'un oiseau marin aperçu dans un ciel clair, le matin, m'a sauvé la vie.

 

Les Modernes échangent des propos, des sucs, mais se dévouent rarement les uns aux autres. Rien ne leur vient de loin, point de ressac. Ils calculent en profits et pertes et bornent leur existence à cette piètre comptabilité. Créditeur, débiteur, ainsi va leur bonheur, - mais ils ne peuvent croire qu’ils seront éternellement débiteurs de l'être qui leur est donné.

 

Le travail a été inventé comme valeur par ceux qui veulent nous faire travailler pour eux. Il n'en demeure pas moins que ceux qui ne travaillent pas, soit se dissolvent, soit finissent, dans leurs activités choisies, par déployer une énergie et une résolution supérieure à celle que ceux qui travaillent. Nous sommes actifs par faiblesse. La véritable puissance ferait de nous des contemplateurs.

 

Les Modernes, rats traqués qui ricanent de tout par peur d'être redevables, par haine de la gratitude. Le Moderne se croit libre lorsqu'il dit "Je ne dois rien à personne", - alors même que sa vie est un enchaînement sans trêve de servitudes. C'est, au contraire, au sentiment de devoir à un nombre incalculable de vivants et de morts que je fonde et que j'exerce ma liberté réelle.

 

Conserver les choses du passé, projet ambigu. Je n'ai pas le goût des conserves. Mieux vaut être réactionnaire que conservateur, et à condition que la réaction ne soit qu'un moment de la "négation de la négation", - avant de consentir à ce qui est, c'est-à-dire à l'éternel recommencement de la Tradition.

 

Le Moderne est un homme lassé, - lassé de tout aussitôt. Il se croit à chaque instant habilité à "passer à autre chose", zappeur dans l'âme, mais à la vérité, il ne soutient pas le regard. Il croit avoir épuisé une partie de la réalité alors qu'il n'a pas même échangé un regard avec elle: touriste des mœurs, des sentiments, des paysages, des idées. Tout lui est long et ennuyeux, et s'il veut tant prolonger son existence biologique, ce n'est pas par révérence à la beauté du monde, qu'il ne perçoit pas, mais à la seule crainte de la mort, comme inconnue. Or la vie est elle-même pleine d'inconnu. On se réfugie alors derrière les écrans.

 

La Sophia perennis est aux antipodes de l'universalisme moderne en ce qu'elle voit l'Un dans le multiple et le multiple dans l'Un. Anandâ K. Coomaraswamy: " Nombreux sont les chemins qui mènent au faîte de la même et unique montagne; les différences entre ces chemins sont d'autant plus visibles qu'on se trouve plus bas, mais elles disparaissent en atteignant le sommet". Soit exactement à l'inverse de l'universalisme moderne qui nivelle par le bas. Le multiple, le divers sont nécessaires à l'Un comme l'Un est au principe du multiple, comme au chant sont nécessaires le souffle et les cordes vocales. Entre l'Un et le multiple: le chant des gradations infinies.

 

L'unité qui, par volition, se ferait de l'extérieur, à partir des écorces mortes, serait la pire tyrannie exotérique, le fondamentalisme le plus odieux: règne de la Quantité. Ce que les Modernes conspuent dans le fondamentalisme est ce qu'ils aspirent à être, ce à quoi ils travaillent: le triomphe du signe extérieur, de la représentation, au détriment de toute vérité intérieure et de la présence réelle.

 

L'unité transcendante, qui est au-delà de l'espace et du temps, dans "le pays du non-où", est mise en musique par la diversité versicolore des cultures et des individualités, par les accords de l'espace et du temps.

 

L'Un est ce qui rend possible le divers et en consacre la beauté et la vérité comme le sceau consacre la cire où s'inscrit le blason.

 

Le sacré et le profane ne sont pas dans les objets mais dans le regard.

 

L'espace et le temps dans leurs diversités sont des épiphanies de la toute-possibilité. Le multiforme témoigne du sans-forme. L'uniformité ne témoigne que pour elle-même, et pour sa volonté d'appauvrir le réel. Le sens providentiel et métaphysique de cet appauvrissement, en tant qu'épreuve, mise-en-demeure, reste à comprendre comme un espace vide laissé au ressac de l'éther. D'où l'acharnement des Modernes à verrouiller leurs représentations, à se séparer, à travailler pour le diaballein: société de contrôle où le moins d'espace possible est laissé en dehors des servitudes du travail et des distractions.

 

Modernes: dévots pleins de certitudes, dont celle, particulièrement absurde, d'incarner le Bien après des millénaires d'obscurantisme. Le démenti cinglant apporté par l'histoire du vingtième siècle qui se prolonge dans le nôtre, n'affecte aucunement leurs certitudes. Presque rien ne peut affecter une certitude infondée.

 

Le propre des moralisateurs modernes est de considérer comme exclusives l'une de l'autre la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel et, par surcroît de ne voir dans le monde que des victimes et des criminels, soit des êtres humaines dépossédés de leur souveraineté, - c'est-à-dire à leur image. De plus subtiles entrevoient les crimes des victimes et le caractère "victimaire" des criminels, - mais qu'en est-il de l'humanitas en ses plus hautes possibilités créatrices dans cette sinistre alternance ? Les œuvres elles-mêmes, une fois jetées sur la place publique, ne trouvent plus d'amateurs mais seulement des procureurs et des avocats.

 

La barbarie ancienne était coruscante, la nouvelle est planificatrice.

 

Le sentimentalisme est au principe de la cruauté.

 

La vanité moderne, son subjectivisme, ses sentiments (qui composent ce qu'il croit être lui-même) lui interdisent de se concevoir comme le véhicule d'une vérité ou d'une beauté qui le dépasse. Il reste ainsi sur place dans un immobilisme terrifiant et terrifié dont son "bougisme" est l'expression la plus immédiate. Mondialisation: règne du touriste dont le mouvement perpétuel équivaut à ne jamais sortir de lui-même. D'un "lui-même" amas sentimental auquel il est attaché sentimentalement, c'est-à-dire avec la cruauté infinie, subie et infligée, du supplice de Tantale

 

La réalité est profane, le Réel est épiphanique.

 

L'ultime joie des êtres trop lâches pour connaître la joie est de se réjouir du malheur d'autrui.

 

Un monde aristocratique au plein sens du terme n'est pas un monde où quelques-uns s'arrogent des privilèges ou s'évaluent selon des critères au demeurant flous et variables, mais un monde où la générosité domine le calcul, où le dispendieux et le pauvre ne sont pas honnis ou méprisés, où l'acte d'être, l'être à l'impératif (esto) est plus important que l'être au substantif (l'étant), où les valeurs cèdent le pas aux principes.

 

L'aristocratie comme projet et non comme muséologie. L'aristocratie, certes, comme nostalgie, car toute nostalgie est traversée de pressentiments. Aristéia: scintillement à la fine pointe du Temps, à la proue du Vaisseau dans le périple odysséen.

 

Unité transcendante, communion secrète, par-delà les espaces et les temps de toutes les âmes odysséennes, de toutes les herméneutiques sacrées. La Toison d'or nous ordonne. Récipiendaires, nous obéissons à notre plus haute liberté.

 

Certains écrivains croient se donner pour plus "authentiques" et plus "vrais" en relatant des détails sordides comme si le sordide et le misérable relevaient, par essence, davantage de la vérité que la beauté et la vertu (au sens antique). Ce préjugé donne des œuvres tout aussi monocordes que l'outrance romantique dans la "sublime" sentimental. Les unes sont l'envers des autres, en pliant le langage à des manies où les mots se veulent expressifs, au lieu de dire ce qu'ils ont à dire.

 

Réhabiliter la "rhétorique profonde" dont parlait Baudelaire, c'est comprendre que l'intelligible se manifeste à travers le sensible. Le monde est la rhétorique de Dieu. L'écrivain imite la nature, la Création, sans les représenter. Il reproduit, à suivre la logique de Saint Thomas d'Aquin, la nature dans ses intentions et ses procédés.

 

Le "Magnificisme" de Saint-Pol-Roux: voir le monde en grand; ce qui agace les esprits épris de petitesses. Pourquoi voir le monde autrement qu'en grand, puisqu'il l'est ? Mythologies, théologies, métaphysiques, ésotérisme, poésie (d'Homère à Ezra Pound): longitudes et latitudes, hauteurs et profondeurs, horizons lointains. Certains hommes renoncent moins que d'autres au Réel vaste et mystérieux.

 

Rhétorique de la lumière manifestée à travers l'ombre, du "sans-forme" à travers les formes. Le vent passant dans les harpes d'Eole.

 

En des temps individualistes, la profanation de sa propre existence tire davantage à conséquence que la profanation d'un symbole religieux. Un symbole: ce qui est à la fois en soi et en dehors de soi. Le diable est essentiellement, et étymologiquement, le négateur du Symbole. Sous le règne du diaballein, chacun est enfermé en soi, et l'extériorité est enfermée en elle-même, hors d'atteinte.

 

Symboliser est un acte amoureux. Noces du visible et de l'invisible. Embrassement de l'intérieur et de l'extérieur. L'ésotérisme est la véritable érotique de la pensée. L'herméneutique est caresse et baiser, savoir et saveur. D'où chez les Modernes, qui n'y comprennent rien, la réduction de l'éros à la sexualité puritaine ou pornographique, - deux modes de séparation.

 

Toute sagesse ne vaut qu'avec une pointe de désinvolture et de folie, sans quoi elle devient un programme, et ennuyeuse comme un conseil d'administration.

 

La grande logique n'est jamais méthodologique.

 

Les Modernes cherchent des recettes de sagesse, mais ils dédaignent d'apprendre à cuisiner, et plus encore à faire pousser ce dont ils voudraient se nourrir. Spiritualités en baguettes congelées. Les commerciaux du "new-âge" sont fournisseurs. Bouddhismes allégés pour les entendements susceptibles. Devenez Milarepa avec trois stages et un fascicule. Ne dites surtout pas qu'il faudrait au moins deux ou trois décennies pour approcher, ne fût-ce que d'un infime éclat, du Zen, vous gâcheriez le commerce et démoraliseriez les bonnes âmes.

 

Les traditions occidentales sont moins prisées par la force de vente du new-âge, l'usurpation y est plus visible. Aux sagesses lointaines, appartenant à d'autres espaces linguistiques, il est possible de faire dire à peu près n'importe quoi.

 

Je me libère en soi, et non pour moi.

 

Les Modernes considèrent que toute pensée anagogique, initiatique et traditionnelle est d'une insupportable prétention aristocratique en oubliant leur propre stupéfiante prétention à se considérer, en vertu de leurs préjugés démocratiques, comme plus avisés et meilleurs que tous leurs prédécesseurs.

 

C'est faire preuve d'humilité et rendre hommage à la vastitude et à profondeur de la Création que de considérer qu'il y a des secrets non seulement de convention mais aussi de nature.

 

Le choix ne se pose pas entre l'herméneutique et le littéralisme, mais entre des herméneutiques échouées et des herméneutiques navigantes. On ne retrouve la lettre qu'après la traversée, comme Ulysse de retour au pays natal.

 

Les Modernes se reconnaissent à leur indifférence ou à leur hostilité à la beauté. Même lorsqu'ils la perçoivent, leur attention se focalise sur le défaut. Ainsi de la beauté des heures, des êtres, des œuvres. Attention acharnée au petit défaut, exacerbation. Prélude à une alchimie à rebours qui saurait déprécier l'œuvre, l'être, l'heure à partir de la faille infime. Attitude inverse: dans la titanesque laideur, le ramas d'horreurs, discerner l'infime survivance de la beauté, l'exalter, l'accroître, en embraser l'ensemble. La pauvreté et la banalité de l'écrin révèle à qui sait voir et ne s'y arrête pas, le rare éclat, la gemme transfigurante, l'instant sauvé (avec l'éternité qu'il contient) de la durée profanatrice.

 

La solderie généralisée de tout, la dévaluation de toutes les expériences humaines, laisse à l'essentiel sa valeur inestimable. Le mal périt dans son triomphe.

 

Le Moderne est déçu avant d'avoir tenté. Scepticisme, sophisme, cynisme vulgaires qui s'arrogent indûment le droit de se revendiquer de philosophes qui furent des expérimentateurs de libertés nouvelles. Ce qui libère les uns asservit les autres.

 

L'intelligence classique française, de Montaigne jusqu'aux Moralistes, est une sauvegarde contre la bêtise, la confusion et la servitude, - dont on mesure, à lire par exemple la presse américaine (mais hélas aussi la française au goût du jour) l'importance qu'elles peuvent prendre en son absence.

 

La chance offerte ne se présente jamais deux fois à l'identique, et lorsqu'elle semble la seconde, elle n'est que la parodie funeste de la première.

 

Le monde moderne excelle dans l'ersatz. Le génie du kitch: Las Vegas, parodie monstrueuse des cités emblématiques, des dieux qui jouent, et même de la divine providence.

 

Toute œuvre est sacrifice. Celui qui ne sacrifie rien n'a rien. Le sacrifice est la mesure du réel. Il n'y a là rien de triste ou de pathétique. Les plus hauts sacrifices sont joyeux: la vie s'y hausse à une plus haute intensité.

 

Ne sacrifiant rien, le Moderne profane tout.

 

En passant des mythologies, des théologies et des gnoses à la psychologie et à la sociologie (digressions à propos de "moi par rapport à moi" ou "moi par rapport aux autres") les Modernes ont étrécis le monde, lui ont ôté des dimensions. Comment alors partir à l'aventure. Le Moderne se soucie de ce qu'il pense. L'homme de la Tradition pense qu'il est pensé, n'oubliant jamais qu'il est un prodigieux instrument de perception des réalités sensibles et intelligibles, sans oublier les intermédiaires et médiatrices, les cités d'émeraude du mundus imaginalis ( dont il importe de redire qu'il ne s'apparente nullement à l'inconscient ou au subconscient, mais à un suprasensible concret, objectif et universel auquel nous avons accès par une surconscience, elle-même graduées en "états" et en "stations".)

 

Cependant les Modernes souffrent de cette petitesse: d'où leurs fureurs, leurs transgressions, leurs exactions tératologique, leurs hybris technologique. Ils trépignent et se frappent la tête contre les murs de leur caverne; et oublient de regarder de l'autre côté, car leur doxa dit que, de l'autre côté, il n'y a rien.

 

Dire qu'il n'y a qu'un seul monde revêt un sens différent selon qui le dit. Saint-Thomas d'Aquin, Nasafî, ou bien Monsieur Homais.

 

Le voyage de la substance à l'essence n'est pas un destin, puisque la possibilité s'en renouvelle à chaque instant.

 

Le Moderne vit dans les décombres d'un passé tantôt honni, tantôt idolâtré. L'homme de la Tradition vit dans le premier jour de la Création, - qui vient en lui, par lui, d'un ressac primordial où la nostalgie et le pressentiment, l'archéen et l'es chaton se confondent en une même résolution, à la fine pointe du temps.

 

La psychologie ne m'intéresse pas car il me semble que je n'ai rien à apprendre de moi-même. Quant à apprendre des autres, je me contente de de ce qu'ils me disent ou me font.

 

L'herméneutique psychologisante pense que les mots et les actes veulent dire "autre chose". L'herméneutique métaphysique restitue au Dire et à l'acte le silence et la plénitude dont ils procèdent. L'une cherche le mensonge sous l'apparence, l'autre l'authentification du phénomène. L'une est tournée vers le moi, l'autre, vers le Soi, l'ensoleillement intérieur.

 

Les Modernes ne proclament tant leur "autonomie" morale que parce qu’ils en sont totalement dépourvus et attendent chaque jour les arrêts de l'Opinion pour penser quelque chose à propos de n'importe quoi. Je ne connais pas un intellectuel sur mille capable d'apprécier une œuvre sans s'être, auparavant renseigné auprès des "autorités" universitaires ou journalistiques.

 

Tout ce qui cesse d'être chevaleresque devient policier, au pire sens du terme. Maintenir l'ordre par temps de chaos, c'est maintenir les avantages de ceux qui profitent le mieux de ce chaos. On serait alors tenté d'être anarchiste, en moindre mal, sinon que le mot est malvenu. An-arché : sans principe. On ne se révolte bien que pour des Principes (et contre des "valeurs").

 

Ne jamais oublier l'extrême fragilité de la beauté. Fleurs de cerisier sitôt dispersées qu'apparues, alors que les bouteilles en plastique durent plusieurs siècles. Mais l'extrême puissance est le secret ésotérique de l'extrême fragilité: les fleurs de cerisiers reviennent à chaque printemps. Ainsi de la Tradition et du monde moderne. Pour lors les adeptes de la bouteille en plastique pavoisent. Attendons.

 

Le Moderne qui ne veut pas sacrifier son confort s'y sacrifie.

 

La haine de la beauté s'explique par la violence numineuse par laquelle elle nous arrache à notre certitude pour nous abîmer dans la vérité.

 

Ne pas confondre discipline et servitude du travail obligatoire. La discipline suppose un Maître (fût-t-il un Maître invisible et intérieur) dont on est le disciple. Le travail suppose un petit chef qui s'impatronise abusivement et dont toute bonne discipline consisterait à se libérer le plus vite possible.

 

Les objets de série accréditent le mensonge rassurant qu'il existerait des choses parfaitement identiques entre elles. Mensonge à partir duquel on en vient à croire que les êtres humains eux-aussi sont interchangeables. Et c'est ainsi que les hommes vivent en l'âge noir, au plus éloigné de leur essence, au plus proche de leur substance.

 

La diversité des formes est la condition de la manifestation de la Sophia perennis. L'unité des religions est précisément transcendante. Immanente, elle serait syncrétisme et confusion.

 

Le goût du changement préside à presque toutes les catastrophes individuelles ou collectives. L'insatisfaction du "bouliste" s'accroît à mesure qu'il bouge. Son destin n'est pas le déclin, mais le pire.

 

Je n'écris pas pour me venger d'une injustice. J'écris pour saluer ma chance.

 

Alchimie à rebours: d'un iota de plomb assombrir un cosmos d'or. Contamination du négatif, du pesant, désenchantement. Quand bien même dans une destinée les forces heureuses dominent encore, le Moderne récuse leur existence ou les peint des couleurs de l'horreur qui l'étreint, - et qui est celle du reniement. Renier ce que l'on a aimé, c'est se renier soi-même et s’offrir à l'Ennemi qui se nourrit de ces reniements et s'en délecte. Cela vaut tout autant pour l'individu que pour la civilisation. Fuyant ce qui honore, on se jette dans les bras de ce qui nous jalouse et veut nous détruire.

 

Certains actes, certaines idées, certaines intuitions nous firent honneur; par eux nous fut offert d'entrer dans une vérité plus large et plus profonde que nous-mêmes. Le Moderne est celui qui s'en lasse et laisse surgir le cri: " Et moi ?". Il se détourne alors de cette magnifique bonté offerte, s'en va revendiquant et plaintif, saccageant au passage les Symboles qui le reliait à la beauté des êtres et des choses. Calculateur, aigri, mesquin, traquant comme autant de crimes, partout où il s'en trouve encore, les ultimes manifestations de générosité, d'insouciance et de bonheur.

 

Ces gens, à fuir, qui pensent que seuls leurs "problèmes" domestiques ou de gestion sont dignes de la parole et d'un commentaire infini, et que tout le reste, poésie, métaphysique, cosmogonie, gnose, est bavardage !

 

La raison pour laquelle les Modernes voulus modernes iront en enfer, et pour les plus chanceux, au purgatoire, ce n'est point pour manquements coupables, mais qu'installés au Paradis, ils en désaccorderaient l'harmonie par leurs griefs, leurs plaintes et leurs revendications. On remarquera que plus les Modernes vivent dans ce qui pourrait être le bonheur et la paix et plus ils geignent et bavent sur la beauté offerte.

 

Le Moderne hait l'enchantement et le paradisiaque car ils lui ôtent le pouvoir du ressentiment en action.

 

L'aventurier au milieu de ses difficultés est plus heureux que le bourgeois dans son confort car il sait donner tout son prix au moment calme et qu'il se trouve moins enclin à oublier qu'il peut tout perdre à chaque moment.

 

Voici devant nous comme un royaume, un "royaume au bord de la mer", les scintillements de la lumière sur l'eau, épiphanies, la ligne bleu sombre de l'horizon, quelques heures sauvées, conquises, souveraines. Nous y régnons si nous oublions les menaces et les utilités. " Mais à quoi vous sert cette souveraineté ? " (Dixit Monsieur Homais). A " ce rien qui est le tout" dont parlait Pessoa. Elle est notre raison d'être, brise marine. J'existe car elle me caresse à ce moment-là.

 

La pensée occidentale moderne est une raison tournant au rationalisme et au nihilisme, comme le bon vin, en de mauvaises conditions, tourne en vinaigre. Pensée clivée, entre l'abstrait et le concret, l'intelligible et le sensible, le concept et le mythe. Une autre postérité de Platon, en "gradations infinies", eût été possible, et le demeure, à partir de l'œuvre de Sohravardî.

 

Toute existence humaine digne d'être vécue, même en dehors des formes religieuses, est rituelle. Toutes les activités humaines ont été, sont et seront rituelles. Veillons à la qualité du rituel.

 

Ceux qui nous approuvent dans nos plaintes, qui s'accordent avec ce qu'il y a de pire en nous, pour nous trouver bien malheureux, sont nos ennemis.

 

Les justiciers puritains se moquent des victimes. Ils aiment à la folie leur pouvoir de faire tomber ceux dont ils imaginent qu'ils eussent été méprisé ou dont ils se sentent les inférieurs. Dans cette hybris, ils sont capables d'écraser en même temps les victimes et les coupables, et même les victimes et les innocents.

 

Contre la justice pervertie en vengeance: le pardon sacré, irrécusable devant Dieu comme il devrait l'être devant les hommes. Celui qui persiste à vouloir exercer sa "justice" vengeresse contre le pardon de la victime, entend prendre la place de Dieu. Autant dire qu'il se place à la droite de diable. Autrement dit, le pardon appartient à celui qui pardonne, il est son bonheur. "Heureux ceux qui pardonnent". Nier ce pardon, en acte, c'est être du côté de "celui qui toujours nie".

 

Nul n'est plus arrogant de sa supériorité de classe que le petit et moyen bourgeois. Les grands bourgeois non dégénérés passent leur temps à prier qu'on veuille bien leur pardonner leurs privilèges. Quant aux aristocrates de bon aloi, s'il en reste, ils s'identifient avec le peuple.

 

La magie de l'écriture est de capter à notre insu le moment où nous écrivons, d'en sauvegarder l'essence, y compris dans le propos qui semble l'ignorer. La phrase s'imprègne de l'air du temps, de l'éther, et prolonge de son geste le vent qui fait bruire un feuillage au-dessus de nos têtes.

 

Laissons la psychologie et entrons dans le roman du cycle de l'initiation et de la renaissance immortalisante. Situons-nous là où le monde se précipite comme une solution chimique, alchimique, dans la conscience, et embrase toutes les apparences.

 

Incandescence de l'apparaître porté vers nous par l'ouragan de feu de l'Invisible.

 

Pour refuser d'être apeuré, soumis, affairés, ainsi que le monde nous veut, consentons au blâme. Nous sauverons au moins quelques heures de notre vie de l'inexistence et de l'ineptie. Il est bon d'avoir quelquefois dans sa résolution quelque chose de borné, c'est-à-dire de défini. L'indéfini nous déroute; l'infini nous oriente.

 

La phrase d'un écrivain prend forme et musique de tout ce qu'elle est résolue à ne pas dire, de même que l'honneur d'un homme se forme de sa déférence au secret.

 

Ceux qui nous veulent sans secrets, nous veulent morts, et que nos secrets soient emportés dans notre tombe comme s'ils n'avaient jamais existés en tant que secrets gardés. Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l'infamie.

 

Pensée calculante, regard estimateur. Face à eux, nous sommes des objets de série. Le Règne de la Quantité déshumanise ce qui s'était à peine hissé au rang humain. Regards reptiliens, bureaucratiques, commerciaux, policiers.

 

Rien n'est compris d'un combat poétique et métaphysique si l'on ne voit pas que c'est un combat contre ce qui veut nous tuer, corps, âme et esprit. Les hostilités sont engagées depuis longtemps, peut-être depuis la nuit des temps. Combat de la toute-possibilité contre la restriction, de la fleur de cerisier contre la bouteille en plastique.

 

Le combat est cruel lorsque nous voyons nos alliés tomber avant nous. Hélas nous les voyons tomber un à un, alliés humains ou inhumains, êtres ou choses, existences où nous puissions, et avions l'espérance folle de donner, le réconfort et la force, la fulgurante joie immédiate, le feu clair au pouvoir des transmutations ardentes.

 

L'arbre dont les ombres colorées méditaient sur le front de notre amie a été coupé. Nos plages sont bétonnées, les quartiers où nous divaguions sont embourgeoisés. Les mots avec lesquels nous échangions nos sensations et nos idées sont devenus généralement incompréhensibles: c'est comme si nous parlions, dans le pays natal, une langue étrangère. Les regards humains sont devenus torves, butés ou fuyants. Ce qui pourrait nous sauver, l'ingénuité, la légèreté, la générosité, est repoussé aux confins du monde.

 

Le pouvoir moderne n'a nul besoin de notre force, de notre intelligence ou de notre courage, pas même pour les exploiter et les faire servir à ses obscurs desseins. Il nous veut faible, crétinisé et apeuré, - et sous cette condition, nous promet la réussite.

 

Celui qui vient avec l'intention d'apporter de la grandeur ou de l'audace, ou seulement un peu d'air, un rafraîchissement, ou un peu de flamme, est renvoyé aux marges du monde, chez les parias. Dans le cauchemar climatisé tout doit être à la bonne température, - autrement dit à la tiédeur. Ni feu, ni glace, gestes calculés, le Logos réduit aux potins. L'intelligence se limite à sa fonction d'expliquer le supérieur, c'est à dire le distinct, par l'inférieur, l'indistinct. Haine des essences, idolâtrie de la substance. Siècle non des vaisseaux élégants allant vers leur tragédie ou leur bonheur dans la lumière et le vent, mais des trains de marchandise.

 

La vie humaine est toujours un véhicule. Choisir lequel.

 

Pour le Moderne, le juste milieu n'est pas la verticale, le point méridien, la transcendance à laquelle s'ordonne la pensée, mais la médiocrité, - qui est de toutes les outrecuidances la plus extrême.

 

Esotérisme et kaïros. A quel moment entrons-nous dans la "conscience secrète", dans l'ensoleillement intérieur ? Quel est le chemin parcouru jusqu'à ce point ?

 

Peu importe qui nous parle du chemin vers l'intérieur, puisque ce chemin, il nous appartient de le parcourir en propre, pour la première fois, de façon inaugurale et d'entrer ainsi dans le premier jour du monde, par notre propre résolution, et avec la Grâce de Dieu, la seule.

 

Opposer la connaissance (la gnose) et la foi montre que l'on ne sait plus ce que sont l'une et l'autre. Elles sont écorce et noyau d'un même fruit. Séparés, le fruit et inviable et stérile.

 

La foi, autrement dit la confiance, ne se revendique pas, elle se prouve; elle est ce scintillement à la pointe du temps vers quoi nous cheminons, qui nous délivre de la glue et des rets et dont notre cheminement est la preuve.

 

Mon impression que tous les moments vécus sont à égale distance du moment présent, - avec pour conséquence que j'aime toujours avec une égale intensité tout ce que j'ai aimé. Ce que l'on aime, à la différence de ce que l'on consomme, ne s'épuise jamais. Amour des sources, Tradition. Les êtres et les choses ne s'éloignent ni ne s'usent, causes perpétuelles de leur acte d'être.

 

Les Modernes adorent les voitures car ils ne sont plus le véhicule de rien.

 

Ceux qui savent, sans conditions, se réjouir de presque rien, sauveront le monde car ils seront les témoins de l'inconditionné.

 

Par effroi de la perdre ou de perdre, les Modernes en sont venus à haïr le bonheur et la victoire. Ainsi ils sont perdant en tout et pour tout sans avoir saisi l'occasion d'apprendre que les victoires et les bonheurs sont en soi, sauvés dans leur éternité propre, irrécusables à jamais, créateurs de mondes qui résistent à l'intérieur de l'immonde.

 

La chance est toute entière dans son saisissement, au point que l'on songerait que le saisissement invente la chance, ou, du moins lui est exactement contemporain ou coexistant.

 

Le juste moment: intersection des temps, là où un temps s'ouvre sur un autre temps ou bien bifurque à perte de vue. La durée sociale est l'interdiction, faite par avance au kaïros de se manifester.

 

Le Moderne étant dominé par l'impression de ne pas vivre vraiment, veut des prolongations, pour, peut-être, vivre plus tard. Il augmente la quantité du temps mesurable et dédaigne les incommensurables qualités des temps créés. Or, l'instant loge des éternités

 

Les Modernes luttent pour conquérir des espaces, mais se laissent voler ou détruire leur temps. Prendre son temps: acte de conquête. Ceci dit, l'espace privé lui aussi se restreint. Maison réduites, appartements subdivisés où il est impossible de loger un tapis, une armoire ancienne ou une bibliothèque. On ne peut se défendre de l'idée que les plafonds si bas des logements modernes, plus encore qu'à un dessein de rentabilité, obéissent à une volonté d'écrasement, tout comme, dans la rue, en bas, l'homme de sa pauvre hauteur d'homme se trouve écrasé par des tours titanesques. Le Moderne est bombardé par deux messages simultanés. Le premier est qu'il n'a ni Dieu ni maître et le second est qu'il est une quantité négligeable perdue au milieu d'une quantité insignifiante. Rien d'étonnant à ce que les moins résignés deviennent fous.

 

Reprendre tout au début, c'est-à-dire non pas en arrière, mais à l'éclosion du moment présent. Voir ce qui s'y déploie, la puissance de la toute-possibilité. Ne pas se laisser gagner par le dégoût ou l'indignation. Persister dans la discrétion et même dans le secret. L'axe du monde est maintenu par ceux qui vivent verticalement dans la présence.

 

L'esprit est ce qu'il y a de moins exotérique.

 

La beauté supérieure de l'improvisation, car plus proche du mouvement de la création et mystérieusement mieux ordonnée que nous le voulions, supérieure à nos plans et à nos représentations, ensemble plus vaste que les parties qui le composent, et même plus vaste que le plan d'ensemble. Les musiques traditionnelle, jusqu'au baroque, furent improvisées avant l'usage de faire des œuvres d'art et de rendre sa copie. L'improvisateur garde confiance en des forces qui le dépassent.

 

L'éternité, dans le temps, survient soudainement, à l'improviste.

 

Ne jamais se plaindre d'être incompris. C'est par ce qu'il y a en nous d'incompréhensible que nous échappons aux mains sales, aux manipulations infâmes. Ce qui valait pour les Apaches parisiens vaut pour les poètes: " pas vu, pas pris".

 

L'écrivain soucieux de sa tâche a parfois l'impression qu'il a parmi mille façons de dire une seule qui est juste et bonne, avant de comprendre qu'il y avait mille façons différentes de penser, et à chacune sa formulation juste. Le style est la pensée même. Il n'y a jamais deux façons de dire la même chose. On croit chercher ses mots alors qu'on va à la rencontre de sa pensée, et que sa pensée va à la rencontre de l'Esprit. D'où cet air vif, ce souffle de grand-large qui nous avive lorsque nous commençons à écrire. Nous savons moins que personne où nous allons. L'heure ressemble à ce moment en suspens, auroral, dans la solitude maritime. Chaque seconde nous seconde, signe tracé, ridule sur la surface lumineuse, infime écume.

 

Certains semblent fuir leurs responsabilités, - mais pour de plus hautes et plus farouches. La morale bourgeoise fait appel à notre sens des responsabilités ("citoyennes") surtout pour nous détourner des Appels, des vocations. L'homme responsable à petite échelle est souvent irresponsable à une plus haute. A titre individuel, nous sommes d'abord responsables de la confiance que l'on nous porte. Si nous tendons la main, ne pas lâcher. La confiance nous oblige.

 

Inutilité de la polémique intellectuelle, qui est un jeu secondaire, et d'autant plus vain que ceux qui nous invitent en refusent les règles, jouant aux dames avec des pièces d'échec, et croient vaincre enfin en balayant le plateau de la main. Les gens qui disent beaucoup de mal de nous nous idolâtrent. C'est leur punition d'attacher leur attention à un objet qu'ils jugent indigne. Par clémence, inutile d'y ajouter.

 

Je n'ai jamais été aussi heureux qu'à la lisière des moments où je croyais être désespéré de tout. Croyant être désespéré, alors que je n'étais que désabusé. Mais se désabuser, c'est entrer dans la verdoyante espérance qui nous délivre de la désespérance qui nous abusait.

 

Le Moderne n'arrive à concevoir l'hédonisme qu'en partant en guerre contre l'Esprit, ou l'inverse. Monothéisme abstrait, matérialisme totalitaire, puritanisme, porcs dans leurs auges de consommateurs, demi-hommes qui rendent sans le savoir leur culte au diaballein. Le Diable rit chaque fois qu'il parvient à opposer le corps et l'esprit et exulte chaque fois qu'il parvient à anéantir un esprit par un corps. Ne préjugeons pas du vingt et unième siècle mais constatons que le vingtième fut pour lui une grande période exultatrice comme il n'eut guère l'occasion d'en connaître depuis les commencements de l'histoire humaine.

 

Exiger de nous d'être enfermé toute la journée dans un bureau climatisé à résoudre des problèmes absurdes pour acquérir le simple droit à notre survie matérielle, c'est beaucoup. Fonction de la technologie: être la verroterie que l'on propose en échange des biens, infiniment plus précieux, que l'on convoite. Marché de dupes, fausses richesses, pillage, emprise. Dans le monde moderne, nous sommes tous des colonisés, nous vendons notre âme.

 

Derrière le pouvoir global, il n'y a rien d'humain. Masque sans visage. Les idéologies sont des distractions qui nous détournent du combat essentiel, soit en nous engageant contre de faux ennemis ou des forces subalternes, soit en nous persuadant que le combat est vain. Or, il y a combat, et il fait rage. Chaque instant est un champ de bataille entre des formes claires et des forces opaques. Le premier moment du combat: l'éveil du Javanmârd, le passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle, dont la vocation est de redéployer l'Imagination créatrice.

 

Ce monde qu'ils veulent sans métaphysique, les Modernes voudraient pourtant qu'il soit jugé, non sur sa réalité physique, ses travaux, son histoire, mais sur ses intentions morales. "D'accord, disent-ils, nous avons exterminé, enlaidi, bétonné, asservi, empoisonné, mais dans la pureté séraphique de nos bonnes intentions !".

 

Le politiquement correct, avec ses vigilants, ses dénonciateurs, n'est pas seulement un opportunisme et un conformisme, c'est un vice, une passion, une "addiction" comme diraient les journalistes épris davantage de psychologie que de la langue française. L'agent du politiquement correct ne peut s'en passer car en la circonstance il se voit, de façon magique, investi du Bien. Peu lui importe alors le caractère inopérant de ses discours, le ridicule de des diatribes, sa vilénie sautant aux yeux lorsqu'il s'acharne contre des hommes plus talentueux ou courageux que lui. Il lui faut sa dose sans laquelle il s'effondrerait dans la conscience de son insignifiance.

 

L'investi du politiquement correct, autrement dit, le démocrate fondamentaliste, définit son investiture morale comme une autorisation à ne jamais échanger ni disputer avec ceux qui ne sont pas d'accord avec lui, étant d'accord avec lui-même, ce qui lui suffit amplement, qu'ils n'ont aucun droit, sinon de se faire conspuer ou lyncher, au nom du Bien.

 

La force engendre le calme, comme l'avachissement engendre l'excitation. Les "investis", ne cherchent pas tant à convaincre qu'à s'exciter les uns les autres avant de s'avachir dans un lieu commun et dans la satisfaction d'avoir nui à quelque esprit supérieur. Pour le démocrate fondamentaliste tous les esprits supérieurs, ou ne fût-ce que légèrement au-dessus de la moyenne, sont des ennemis à abattre à la première occasion.

 

J'ai observé, en deux décennies, la disparition progressive des formes premières de l'agapé et la prolifération des petites têtes dures pour autrui autant qu'excessivement délicates pour elles-mêmes. Les pires malheurs d'autrui font ricaner, les plus petites blessures d'amour-propre jettent dans l'hystérie. Si un peuple entre en de pareilles dispositions, on ne peut rien en attendre de bon, ni pour lui-même, ni pour les autres peuples.

 

Certains, par ces temps hâtifs, veulent être assurés, avant de commencer à lire un livre, qu'ils vont tout comprendre tout de suite. Apparaît le nom d'un auteur ou d'une chose qu'il ne connaît pas, le Moderne s'offusque. Comment ose-t-on nommer au-delà de ce qu'il connaît ? L'idée ne lui vient pas que l'on nomme pour l'inviter à connaître.

 

Tout grand livre contient une grand part d'incompréhensible, y compris pour son auteur.

 

Cette manie du livre plat (sans plis, où rien n'est à expliquer, et où l'on ne peut s'impliquer) participe de la machine de guerre nivellatrice. Livres tout neufs, pastellisés, comme ces cités d'architectes stipendiés par des promoteurs sans scrupules, - sans recoins, sans mystères et sans âge.

 

Le "je veux tout comprendre tout de suite" veut dire "je ne veux rien apprendre jamais". Dès lors qu'un effort non rentable est requis, le Moderne détale comme un rat.

 

Le goût du prévisible, de l'étiquette: ne lire que pour s'assurer que l'étiquette est bien là où elle doit être collée. Université, journalisme, entreprises étiqueteuses.

 

Le Moderne veut se libérer des conditions de sa liberté. Il guerroie contre ce qui le rend libre concrètement au nom d'une liberté abstraite qu'il n'exerce jamais, mais qui s'exerce sur lui par un enchaînement de servitudes.

 

Se libérant du poids supposé de la civilisation, il se précipite vers la barbarie ou la société technologique sans voir que le legs de la civilisation est d'abord un ensemble d'instruments, de moyens d'exercer sa liberté dans la vie magnifique, dans la grandeur. Le Moderne se libère de la grandeur, pour mieux vivre incarcéré et à l'étroit. Il se "libère" de la rhétorique des voiles, des cordages, et du voilier lui-même, pour mieux rester sur place dans l'ignorance. Il se libère même de la nostalgie du voyage pour ne plus voir sur le quai, la mer. Enfin, il se libère du quai pour attacher son attention à une enfilade de boutiques pour touristes. 

 

La communion libère, la fascination enchaîne.

 

Toutes les prétendues révolutions, (la "française", comme la soviétique ou la nazie) furent en réalité des contre-révolutions, c'est à dire un retour au "tamasique". L'ésotérisme seul est révolutionnaire. De même que Saint-Pol-Roux, dans sa réponse à l'enquête de Jules Huret, se définissait "Symboliste comme Dante", proposons d'être révolutionnaires comme Pythagore.

 

Au lieu de s'indigner de tel ou tel mot (au demeurant détaché du contexte ou de sens infléchi pour les besoin de la cause), revenir humblement à la pensée. Mais sans doute est-ce trop demander à ces pantins hystériques, auto-proclamés procureur du Bien et dont la raison d'être est de déshonorer la pensée humaine, de l'avilir dans le ressentiment. Rarement, ni avec une telle évidence, les hommes se seront jugé en jugeant et n'auront montré leur véritable visage en crachant au visage d'hommes dont un des titres d'honneur sera d'avoir été insulté par eux.

 

Le monde moderne est l'extermination du divers, des essences, régression vers la substance, disions-nous. Disparition organisée, en même temps, des personnes et des peuples. Monde génocidaire et massifiant.

 

Le puritanisme est un narcissisme glacé.

 

Il advient, paradoxalement, que nous soyons sauvés, et pour longtemps, par ce qu'il y a de plus fugitif.

 

L'éternité se laisse comprendre non par un une durée mais par un instant. La durée aussi longue qu'on la puisse imaginer, relève de la quantité, l'éternité, de la qualité. Certains instants sont éternels par leur qualité. Aucun reniement, aucun déni ne peut les atteindre, l'apostériori est sans pouvoir sur eux; ils nous sauvent car ils sont sauvés de la faiblesse de nos jugements, de la cruauté et de la bêtise de nos reniements.

 

La qualité d'un homme se mesure à ce qu'il n'a pas renié. La sombre ivresse du reniement laisse la bouche en carton, le monde en carton-pâte, insipide et faux.

 

Etre renégat du bonheur donné, c'est accepter pour mesure de son âme l'ingratitude du consommateur qui dit "Je ne dois rien à ce que je consomme, j'ai payé". Avoir payé ne nous donne aucun droit métaphysique, - le seul imprescriptible et qui s'établit dans une reconnaissance réciproque et mystérieuse.

 

Ce qui est radicalement sans mystère finit par être sans réalité.

 

Les œuvres sont des pays que l'on croit résumer par certaines caractéristiques supposées de leurs auteurs. Or le propre d'une œuvre est d'être plus grand que son auteur (quand bien même elle n'est que la trace d'une infime partie de ses songes et de ses cogitations). L'infime loge l'immense.

 

Le renversement de perspective ou le changement d'ordre de grandeur définit l'art d'écrire, - qui n'est jamais que la forme la plus radicale de l'art de la traduction, voyage de la lettre vers l'esprit et de l'esprit vers la lettre. Ce qui est ici devient là-bas, ce qui est antérieur devient ultérieur. Le visible devient l'invisible qui devient visible. Nous cheminons vers ce que nous étions, in illo tempore, pour devenir pleinement ce que nous sommes.

 

Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qui qui devient ? "Je progresse, j'évolue": autant d'expressions pour dire que l'on renonce à l'essentiel, que l'on cède à l'Ennemi nos contrées les plus fertiles, nos plus somptueuses demeures, nos solennités les plus ardentes et les plus légères.

 

Le "progrès" fut d'abord, et en tout, la progression du lourd, du triste et du laid. Tout en plus grande quantité. Plus de gens électrifiés, voiturés et peut-être (vaguement) alphabétisés. Mais aussi, plus de gens exterminés et avilis.

 

Les cités construites par "le hasard" sont plus belles que les cités planifiées par une intention architecturale, même géniale, car le hasard n'existe pas: il n'est qu'un leurre dont les ignorants s'abusent pour nommer, sans la nommer, la divine providence.

 

L'idée de divine providence n'est oppressante que pour ceux qui ne veulent pas savoir que leur liberté est incluse en elle (ou qui répugnent à exercer cette liberté).Tout est écrit car tout sera écrit. Du point de vue surplombant de l'éternité tout est déjà écrit de ce que nous écrivons au jour le jour dans une parfaite et souveraine liberté.

 

§ Il me semble que certains lecteurs, dans leurs réserves à l'égard de René Guénon en oublient le prodigieux élargissement de l'entendement auxquels ils sont conviés, n'en font pas l'épreuve et s'attachent excessivement à quelques détails qu'ils croient discutables.

 

La finalité est dans la chose elle-même. La finalité de la contemplation est la contemplation. La finalité de l'action est l'action elle-même. La finalité de la société de contrôle est le contrôle. Tout le reste est prétexte, leurres à l'usage de ces arriérés mentaux qui se prévalent de l'utilité et métaphorisent dans le néant en niant l'être-là de l'acte d'être.

 

Le travail est une punition. Les idéologies du travail ont la passion de punir. On ne punit avec passion que ceux qui touchent à un bonheur que l'on n'ose atteindre. Travailler plus pour consommer davantage c'est être réduit au rang du colonisé sous le joug du maître.

 

La liberté d'expression fait partie de la société de contrôle qui aime à savoir ce que nous pensons. Cette liberté nous est exactement mesurée: liberté de dire mais non d'être entendus, - au-delà de certaines étroites limites, notre pensée étant relayée et répandue comme caricature et objet de ridicule ou d'horreur. Cette liberté d'expression, serve du contrôle, est un piège tendu autant qu'un faire-valoir. Elle peut même faire croire à certains, dans leurs quartiers de haute sécurité, qu'ils sont libres.

 

La finalité de la société de contrôle étant elle-même, elle est la néantisation de ce qui est, de la souveraineté en soi. Ce qui doit se soumettre au contrôle doit disparaître. La société de contrôle étant contrôle de tout, n'est, en soi, rien du tout, sinon dans sa propre fin, un pur néant.

 

La post-humanité, c'est à dire après la fin du cycle de l'humanitas, sera formée d'attributs sans essences, d'avoirs sans être: hommes sans visage reconnaissables seulement aux écorces de cendre de ce qu'ils auront consommé.

 

Notre mémoire collective est encombrée de milliers de noms propres parfaitement inutiles, alors même que notre vocabulaire est en perdition et que nous ne savons plus nommer, ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres, et moins encore les dieux, les héros et les saints.

 

S'attacher aux lieux, non se les approprier, mais en être approprié, leur appartenir, laisser en eux quelque chose de soi lorsque nous les quittons, nous abandonner à eux lorsque nous avons le bonheur d'y être, en recevoir des messages impondérables, des signes de passage. Le génie des lieux se tient à l'orée de l'intériorité et de l'extériorité, là où la dualité, nous et le monde, devient "dualitude", amphibologie, miroitement de secrets. Par réfraction, notre secret devient la transparence de l'air.

 

La limpidité est plus secrète que les ténèbres. Nous pouvons percer les ténèbres, mais le limpide infiniment s'approfondit en lui-même. De même la raison est plus mystérieuse et plus rare que l'irrationalité et la déraison. La raison est pure merveille, que rien n'escompte et qui, dans le développement techno-affectif du monde, s'avère superflue, c'est-à-dire, qu'elle coule au-dessus du fonctionnement, lui passe, littéralement, au-dessus de la tête, comme un flot de nuage ou une rivière sur des cailloux.

 

La rationalité nécessaire à la technique n'est pas la raison, toute soumise qu'elle se trouve à l'irrationalité de son usage. La comptabilité des pertes et profits est encore moins la raison. La raison, comme en témoignent des dialogues platoniciens, est une ivresse. Le flux de la raison, au-dessus des têtes et des cailloux, est captateur de son au-delà. La raison: miroir tourné vers son au-delà.

 

Le règne de l'opinion, allié à la communication de masse est une machine à faire disparaître à la fois la métaphysique, la raison et son exercice moral, - et cela, bien sûr, pour les meilleures "raisons" progressistes et démocratiques.

 

La raison, comme le fut l'épée, est d'un usage rigoureusement aristocratique. Elle demeure pouvoir de l'excellence lorsqu'elle ne se détache pas de la métaphysique et ne décline pas en ratiocinations psychologiques ou idéologiques. Le plus redoutable adversaire de la raison est celui qui fait d'elle une idole. A lui, toutes les folies, et les plus noires.

 

Le fort nous accorde le droit d'être faible par moment, le faible jamais, lui qui traque la faiblesse des forts pour s'en repaître ou les tuer, un peu comme les paysans du film de Kurosawa qui achevaient les samouraïs blessés pour les dépouiller de leurs métaux.

 

Le fort sait ce qu'il doit à sa fragilité et le demeure tant qu'il ne l'oublie pas. La délicatesse favorise l'audace. Nous pouvons, comme le savait Rimbaud, y perdre notre vie. La seule force du faible est la fragilité du fort.

 

Forme médiatique moderne de la chasse-à-courre. A la fin, la créature libre et sauvage, non rompue aux usages de la gamelle, est déchiquetée par la meute des bien-pensants. Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard ou du sanglier, - et comme celui-ci, ils vont seuls.

 

Considérant la brièveté de la vie humaine au regard des possibilités prodigieuses qui s'offrent dans le sensible et l'intelligible, et dans les mondes intermédiaires, l'acharnement de mes contemporains à perdre leur temps me demeure un étonnement, - comme si toutes les procédures de l'existence convenue avaient pour finalité de ne pas être au monde, de ne recevoir du monde que le strict nécessaire à la perpétuation d'une illusion sociale. Or, pour exister dans la société telle qu'elle se machinise, où il suffit d'être agent ou rouage, la presque totalité de nos facultés de perception ou d'intellection est inutile, et vouée à disparaître.

 

Il semblerait que nous eussions hérité de facultés dont l'usage s'est perdu et dont le ressouvenir est, ou sera dans un proche avenir, considéré comme une "nuisance" après avoir été tenu pour une complication inutile de vaines nuances ou de coupables prétentions.

 

Jadis l'Elite était protégée et sauvegardée par le peuple. Aujourd'hui elle est assassinée par les classes moyennes qui en fabriquent la parodie technocratique ou "people". Lorsque les maîtres du monde ne sont que les agents (de la technologie, de la finance ou de la publicité) le monde est désorbité et roule dans le chaos. Le chaos, c'est-à-dire la servitude à n'importe quoi, la servitude totale, sans gradations, échappées, suspens ou alternatives. L'Ordre, le cosmos, est exactement l'espace de notre liberté (d'ordonner, de nommer, d'être les Co-créateurs de la Création).

 

Moins nous exigeons de recevoir de nos semblables en particulier et plus nous recevons du monde en général. Ce que nous contemporains nous mesurent en douceur, en bienveillance, l'air d'une journée de printemps nous l'offre infiniment, avec une générosité vertigineuse.

 

Nos semblables jugent de nos bienfaits selon qu'ils s'imaginent qu'ils nous coûtent. Mais certains êtres sont bienfaisants sans qu'il semble leur en coûter et c'est d'eux que nous recevrions le plus si nous ôtions de nos pensées le calcul, la tractation, - ces mauvais plis.

 

Depuis des décennies, presque tous les gens que je rencontre croient que tout va bien pour moi et que tout va mal pour eux, et que je devrais, de la sorte leur être redevable de mon bonheur, sinon coupable. La politesse qui consiste à la faire bonne figure et à ne pas trop ennuyer ses voisins avec ses problèmes est désormais considéré comme un crime de lèse-victime.

 

Il importe de ne pas vivre seulement dans la réalité mais dans le Réel, non pas seulement dans la représentation, mais aussi dans la présence, non seulement dans le fruit de nos actes, mais dans l'action elle-même, à cet instant où elle rétablit, comme le rai de lumière d'une Annonciation, le lien entre la réalité et le Réel.

 

Le monde des "réseaux": un labyrinthe qui serait dépourvu de centre, la raison s'y use, s'y épuise et finit par être anéantie.

 

Les Modernes fabriquent du chaos et font le monde à sa ressemblance. Dé-création, dédire; suivent les destitutions de l'âme et de l'esprit et la destruction de " la divine loi des gradations" dont parlait Edgar Poe. Hors de "la science des justes dénomination" (Confucius), tout est chaos innommable. Le chaos terminal est pire que le chaos originel, dont il poursuit en vain la nostalgie trompeuse.

 

Hommes de convictions et d'opinions: hommes lourds, et qui considèrent leur lourdeur comme une évidente supériorité, ce qu'elle est, de fait, selon une mesure quantitative. Leur lourdeur est leur légitimité, leur pouvoir et leur fonction. Faire en sorte que tout reste fixé dans sa représentation, dans son identité, que rien ne s'envole, n'ascende vers les nuances ou les nuages. Juste étymologie: avoir la tête dans les nuages (grief que nous font les réalistes) c'est l'avoir exactement là où il faut, dans les nuances, entre le ciel et la terre.

 

Le Lourd cherche à accroître sa lourdeur, à être "blindé", à peser financièrement. Le Léger, lui, cherche à sauvegarder sa légèreté. L'un, éternel insatisfait, travaille au augmenter la part de la substance, de l'avoir; l'autre désire l'éclaircie de l'être que lui révèle sa fidélité à ce qui est.

 

Certains hommes s'identifient à leurs biens immobiliers, à leurs voitures, d'autres à leur souffle, inspir et expir. Où suis-je, en vérité, sinon dans mon souffle ?

 

Extrait d'un ouvrage à paraître



 

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21/12/2021

D'Annunzio, entre la lumière d'Homère et l'ombre de Dante:

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Luc-Olivier d'Algange

Entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante 

 

«  En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel. »

Friedrich Nietzsche

 

Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil paraît en 1878, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté, son premier roman, qu'il publie à l'âge de vingt-quatre ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.

Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.

Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche,- alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre,- que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.

On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des « méthodes critiques »: « Lorsque l'exemplaire d'Aurores vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».

L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est « nietzschéen » comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.

L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le « Sens de l'Histoire », les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.

Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne,- au sens ou la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.

De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.

Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale « chrétienne » - ou prétendue telle - n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La « liberté » qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».

Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de « l'anti-platonisme » nietzschéen,- lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition « scientifique » que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne... Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles et le grand nombre. »

Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros du Triomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice,- qui est une ivresse,- s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.

Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'or dont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Ether !

« Veut-on, écrit Nietzsche, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ?- L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... »

Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Ame est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Ame du monde ? « Il s'entend, écrit Nietzsche, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit. » Que nous importerait une Ame qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Evoquant Goethe, Nietzsche précise : «  Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute. »

La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Ame est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et des hommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte. »

Ecrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.

La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Ame elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative,- cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Ame fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus: ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.

L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Ame de l'interprétation infinie,- que nulle explication « totale » ne saurait jamais satisfaire car la finalité du « tout » est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae:

 

« Entre la lumière d'Homère

et l'ombre de Dante

semblaient vivre et rêver

en discordante concorde

ces jeunes héros de la pensée

balancés entre le certitude

et le mystère, entre l'acte présent

et l'acte futur... »

 

Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.

 

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques. Editions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

(A suivre: D'Annunzio et l'Equipée de Fiume) 

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20/12/2021

La Morale du Prince de Ligne:

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Luc-Olivier d'Algange

La Morale du Prince de Ligne

 

La fin du siècle dernier pouvait, aux regards distraits, laisser croire que le temps de la morale sévère était révolu et que, par un assentiment général, on allait pencher vers une sorte d'hédonisme démocratique et universel, ainsi que le laissaient à entendre les théoriciens de la «  fin de l'Histoire  » et les mœurs les plus ostentatoirement affichées. Force est de constater qu'il n'en fut rien; nous voici en des temps où la morale la plus âpre, la plus «  indignée  », souvent persécutrice, s'exerce sur tous les fronts.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que de prendre conseil d'un Maître plus ancien, et, peut-être, de tenter de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus. A cet exercice de dioptrique morale, nul ne nous invite mieux que le Prince de Ligne.

Un esprit hâtif, jugeant ses œuvres d'après ses titres et l'homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer, comme on classe un dossier, pour s'en défaire comme d'un legs obsolète, parmi les libertins du XVIIIe siècle, auquel, certes, il appartient mais dont il se dégage par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles surgissent de son propre mouvement, lequel est guidé par le goût, cette notion française par excellence.

Il faut lire l'auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d'alerter son intelligence et que celle-ci, si libre qu'elle soit dans ses exercices, demeure ancrée dans une idée du beau indissociable du bien; idée d'autant plus exigeante qu'elle ne s'abandonne jamais à la confusion ou à l'outrance. Une certaine longanimité est nécessaire afin que l'expression de ce que l'on croit être le bien ne soit pas une grimace. La formule bien connue du Prince de Ligne: «  Etre heureux et rendre heureux  » nous semblerait une morale minimale, sinon minimaliste, si l'on ne s'avisait aussitôt qu'elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, «  être malheureux et rendre les autres malheureux  », - ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains.

Réduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une «  réduction phénoménologique  », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.

Une morale décantée est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l'abstraction, par ces généralisations abusives, et fausses, qui seront, ultérieurement, au principe des contraintes les moins légitimes: «  J'ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu'il se levait un peu trop tard. »

La morale décantée par le bonheur, celle, enfin, qui sait qu'elle retrouve sa raison d'être en se délivrant du ressentiment, est d'abord délicatesse, - cette subtile science de ne point offenser: «  Je trouve horrible à un homme d'esprit d'attraper un sot. Qu'il attrape un autre homme d'esprit, s'il le peut. Celui des deux qui sera l'attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux  ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale et déclarative, non point présomptueuse ou fière mais humble à sa façon, parfois pyrrhonienne, pratiquant la «  suspension de jugement  », mais seulement jusqu'au point où ne défaille l'impératif premier de «  rendre heureux  ».

Notre temps est aux justiciers, c'est dire à l'outrecuidance fondée sur la méconnaissance de la nature humaine. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, - naïfs car ils s'imaginent accroître l'empire du Bien, alors qu'ils ne font que leur propre bien, au détriment d'autrui, et retors car l'usage excessif de la mauvaise foi, qui est le filigrane de leurs arguties, en fait des sophistes controuvés et perpétuellement menaçants. A l'inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. La juste formulation est pour lui, comme elle le fut pour Confucius, la garante de l'harmonie entre les hommes. Au juste, en tant qu'épithète plutôt qu'à la Justice, en tant qu'hypostase, va la préférence du Prince de Ligne: «  Il est souvent de la justice de ne pas faire justice  ».

Le Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: «  Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison  ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: «  Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit  ».

Encore que le ton donné à ses propos, à ses contes, soit porté par un résolu carpe diem, que sa sagesse soit enclose dans la célébration du moment présent et que ses regards soient orientés en avant, vers le bonheur attendu, vers l'un de ces «  commencements amoureux  » qu'il préfère à toutes les vanités mondaines, voire aux gloires de l'héroïsme, parfois lui pointe une nostalgie pour des temps plus nobles et d'une plus haute vigueur, mais cette nostalgie même lui est un encouragement à vivre pour en délivrer les sources empierrées.

S'il y eut jadis cette vigueur, eh bien, qu'elle soit ! Le Prince de Ligne, telle est son intelligence appliquée aux situations, n'avait nul besoin de connaître quelque philosophie existentialiste pour comprendre qu'il faut tout jeter dans le feu de l'acte d'être, dans «  l'être-là  », et avec ces quelques brins de folie qui font, selon la formule d'Héraclite, «  le feu mêlé d'aromates  ». L'ataraxie ne lui vaut guère. Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, qui fait «  danser la terre  », selon la formule antique, d'une danse où l'on s'oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous, le Prince de Ligne préfèrera la danse des Cosaques ou «  des jeunes femmes grecques et des beautés de Géorgie et de Circassie  » à «  la grâce stupide et importante d'un menuet, accompagné d'un sourire en donnant la main, avec un sot balancé  ».

Plus on le fréquente et mieux l'on comprend que le Prince de Ligne, tout immoraliste qu'il se donne, célèbre les vertus, au sens étymologique, non la vertu des ligues et des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales, de bonne venue, qui font les gens de bonne compagnie, les vertus qui sont générosité et vigueur: «  Je ne vois plus d'envie de s'amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n'a plus qu'une sourde ambition.  »

La force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: «  On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours  ».

L'exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L'intuition du Prince de Ligne précède la grande pensée morale de Nietzsche: le ressentiment est l'écueil affreux; sans la jalousie, il y aurait du paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des Moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l'importance que l'on se donne et que l'on se joue: «  C'est l'importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s'imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins.  »

S'il est une mauvaise dévotion et de sinistres dévots, - et celle-ci ne dira la grandeur de Dieu que pour affirmer ce que ceux-là pensent être la leur, et leur droit à méconnaitre la simple dignité des êtres et des choses, - il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu'il prend la peine de définir, «  la dévotion de bonne foi d'une âme tendre et un peu exaltée, d'un cœur juste et pur  ». Ce qu'il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: «  Ce dévot, tel que je l'entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d'affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde  ».

Mesurons, en passant, l'effroyable régression de la morale depuis l'heureux Prince de Ligne. Prenons à cœur de recevoir ce qu'il nous donne sans prétendre à nous édifier, sans nous livrer à ces rituels spectaculaires où la défense du «  Bien  » devient une forme d'hystérie; et songeons enfin, avec une «  bienveillance  » enfin non galvaudée, mais résolue à les défendre, à ces «  plus jolis petits péchés du monde  » qui désormais, ne seront, parfois, que de laisser ses cheveux au vent et ses regards aux couleurs de la vie.

Cet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas «  la folle du logis  », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.

Le Prince de Ligne, dont l'imagination n'est pas moins visuelle que musicale, nous entraîne en des tableaux vivants, comme le savent les véritables amateurs qui, plutôt que de gloser sur l'histoire de l'art, aiment à se promener dans les arrière-plans des peintures illustres et, dédaignant le motif principal, le sujet historique ou religieux représenté, préfèrent s'imaginer, promenant ou divagant, sous le soleil peint là-bas comme sous un vrai soleil, au milieu des cyprès, ou dans sa nuit, sous d'indiscernables feuillages, comme dans une nuit véritable. Au repos, un repos gagné par la vigueur dépensée, livré à sa songerie, le Prince de Ligne ne dédaigne pas, en homme de son temps, à imaginer quelque cité idéale, qui serait, non l'accomplissement d'une idéologie, toute idéologie étant la préméditation d'un massacre, mais un reflet de son âme, qui est une âme chromatique: «  Je voudrais qu'on s'attachât plus aux couleurs qu'on ne le fait  ». Dans cette cité, advenue, non par la vengeance des envieux mais par un rêve venu de loin, peut-être de quelque conque marine atlantidéenne, il y aurait, précise le Prince de Ligne un beau climat «  Astrakan, par exemple, ou Poltava, quelque part où l'été ne fût pas trop chaud, avec très-peu d'un hiver assez léger  ». On y verrait des «  brunes vêtues de bleu  » et des «  blondes, de rose cendré  ». «  La mort viendrait, je crois, plus tard qu'ailleurs descendre sur cette jolie ville  ».

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d'un livre à paraître



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19/12/2021

Henry Montaigu, un cavalier bleu:

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Luc-Olivier d'Algange

Un cavalier bleu

 

L'histoire littéraire, pas davantage que l'histoire politique, n'est sur le point de s'achever. Chaque génération apporte sa provende d'œuvres décisives qui sont marquées par leur temps et qui marquent leur temps, non sans l'habituel retard des reconnaissances de cette sorte. Les lecteurs de Baudelaire ou de Stendhal du siècle dernier appartiennent à la même race, audacieuse et fervente, qui se rassemble aujourd'hui autour de l'œuvre de Henry Montaigu. Les signes sont moins trompeurs d'autant qu'ils sont plus subtils. Il existe, autour du Cavalier bleu, une intense circulation d'esprits vifs. Cette œuvre romanesque, au sens le plus intérieur du terme, c'est-à-dire placée sous la voûte romane du Paraclet, est à l'origine d'un faisceau de sympathies spirituelles dont les œuvres sont encore à naître. Les lecteurs du Cavalier bleu appartiennent à cette phratrie rebelle à l'ordre du temps, et disposée, le cas échéant, à ourdir contre l'usure de la vie quotidienne quelque conjuration magnifique.

Œuvre de résistance aux normes profanes de la mondialisation, œuvre de fidélité à un esprit français qui tient à la fois de l'épée de Pardaillan et de la secrète égide philosophale de la Délie, l'œuvre de Henry Montaigu s'inscrit dans la tradition de la liberté conquise, - fort différente de la liberté seulement octroyée. Cette tradition va de Rabelais à Sasha Guitry, en passant par Montaigne, Molière, Gobineau, Villiers de l'Isle-Adam ou André Suarès. Sachons que la liberté conquise est le signe immémorial de la franchise, et qu'être français ne saurait avoir d'autre sens que celui d'un exercice particulier de la liberté.

«  ... Et rentrer dans cette liberté d'esprit dont les charmes sont dangereux, à ce qu'ils disent, mais dont le bon emploi est certainement ce qu'il y a de plus utile au monde". Cette citation de Joseph Joubert, en exergue de La Baronne prodigieuse, répond à cet autre fragment: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. »

Ces questions de légèreté et de liberté vont bien au-delà du traité de style; elles rejoignent la théologie, et plus profondément encore, ce que René Guénon (auquel Henry Montaigu a consacré un ouvrage décisif, René Guénon ou la mise-en-demeure) nommait la métaphysique. On se tromperait fort en voyant dans cette perspective métaphysique une inclination excessive vers l'abstraction. Rien, j'en porte témoignage, l'ayant un peu connu, n'ennuyait autant Henry Montaigu que ces « idées générales » qui sont, bien plus que les faits, le fonds de commerce du journalisme de mauvais aloi. La métaphysique, dont s'emparent les poèmes, les récits et les chroniques de Henry Montaigu, comment mieux la définir que par une formule bien connue de notre cher Alcofribas Nasier: « Rombre l'os et sucer la substantifique moelle ».

A l'évidence, le monde n'est pas exclusivement à l'image de ses représentations les plus banales. Le cheminement initiatique du Cavalier bleu consiste précisément à sortir des représentations et à tenter l'approche de la présence, ce buisson ardent. L'œuvre de Henry Montaigu est une quête du Graal, mais sans pathos et sans excès d'humeurs, la vertu chevaleresque y étant toute désinvolture et légèreté. On peut aller fort loin sans forcer la note, en demeurant en accord, selon l'auguste loi des correspondances, avec l'areté homérique. La phrase de Joubert sur la légèreté donne le diapason du Cavalier bleu. Son pas le conduit hors de la lourdeur, de l'épaisseur et de la laideur vers des contrées belles, fines et légères comme des feuillages dans la lumière où séjourne le « souverain bien », qui est tout autre chose que la morale des moralisateurs. Où trouver le lieu et la formule de cette morale ? Mais encore dans l'Abbaye de Thélème: « Fay ce que voudras » !

Défenseur de l'idée de la France en tant que royaume, Henry Montaigu s'est toujours tenu à l'écart des travers et des transes des idéologies modernes. La France est un royaume, c'est l'évidence; encore faut-il comprendre que ce royaume n'existe que par des frontières sacrées. Parmi les auteurs de la seconde moitié du vingtième siècle, Henry Montaigu est sans doute celui qui sut porter le plus loin et le plus haut la méditation sur le sacré. On peut imaginer sans peine l'obsolescence des formes religieuses, mais le sacré lui-même ne saurait disparaître.

Dans La Couronne de feu, lecture symbolique de l'histoire de France, Henry Montaigu ébauche une nouvelle historiographie désencombrée du fatras des « sciences humaines » qui jargonnent à en faire perdre de vue lignes et couleurs. Ces prétendues « sciences » sont à la fois étrangères à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Ajoutant des grilles d'interprétation les unes aux autres, elles brouillent la vision la mieux exercée. L'idée profonde, novatrice, qui jaillit de la lecture de La Couronne de feu est que l'histoire est trop sérieuse pour être laissée aux historiens; mieux vaut en laisser l'usage aux écrivains et aux poètes. L'histoire, en bien et en mal, est faite d'œuvres et de poésie, bien davantage que d'économie, de jurisprudence ou de traités; et d'autre part, l'histoire est un récit et le récit connaît ses lois musicales, son solfège et ses variations, comme l'âme humaine elle-même. « Certes, écrit Montaigne, c'est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l'homme », et c'est au chroniqueur d'exercer l'esprit de finesse; l'esprit de géométrie revenant à la considération des vastes orchestrations du symbole ou du mythe.

Les modernes ont reproché aux classiques d'avoir, selon le mot de Racine lui-même « pour seule règle de plaire au public ». Baudelaire fera l'éloge du plaisir aristocratique de déplaire. Remarquons seulement que ce n'est point tant l'auteur qui change de dessein que le public qui change de nature.

L'œuvre de Henry Montaigu se dégage, d'un fort mouvement, des querelles d'anciens et de modernes en montrant que la fidélité aux principes est l'inventrice des formes les plus libres. Classique par son refus de céder au culte morbide de la subjectivité, de l'outrance ou de la dictature de l'informe, et cependant au-delà de tout classicisme par son sens du mystère, son audacieuse plongée dans les hauteurs lumineuses du verbe, l'œuvre de Henry Montaigu mérite bien le titre d'œuvre par la diversité des forces qu'elle fédère, alors que tant d'ouvrages modernes ne sont que des travaux.

Poétique, théâtrale, narrative, doctrinale, historique, l'œuvre polyphonique de Henry Montaigu s'impose à nous, peu à peu, avec la même force que les œuvres de Fernando Pessoa, au Portugal, ou d'Ernst Jünger, en Allemagne. Cette force est celle des lecteurs. Le Cavalier bleu, comme Les Falaises de Marbre, sont des livres qui, selon le mot de Paul Morand, « ne sont aimés que de ceux qui les lisent ». Hasardons quelques réflexions mathématiques. Jusqu'à preuve du contraire, le nombre proportionnel de « jüngériens » ayant lu Les Falaises de marbre reste tout de même plus important que le nombre de "cartésiens" ayant lu Le Discours de la méthode ou Les passions de l'âme. L'œuvre de Henry Montaigu gagne son territoire par ses seules forces. Ainsi, la Sagesse du roi dormant nous est donnée comme un privilège que nous ne sommes pas encore obligés de partager avec les cuistres. Sagesse d'une élite, gnose romane des gradations et des justes hiérarchies vivantes dans la geste initiatique des héros comme dans la doctrine formulée par René Guénon - au grand scandale des bien-pensants, qui ne veulent pas comprendre que l'égalitarisme est la ruse du riche ! Sagesse du silence et de la contemplation, de la domination de soi-même dans le cœur des mondes qui est bien le seul recours de ceux qui n'ont que l'Etre, cet intime frémissement de la totalité, pour guerroyer contre le néant triomphant, contre l'usure dont parlait Ezra Pound dans ses Cantos, contre le mensonge de l'histoire linéaire.

« L'histoire est sphérique, écrit Henry Montaigu. La réalité la plus intérieure de l'histoire est sphérique. Elle ne devient linéaire, progressive, événementielle que par décadence, oubli des fondements et aboutit alors - davantage par le fait de la chute des temps que par l'effet des révolutions - aux diverses idéologies sociales et profanes du réalisme politique... Dans cette perspective, le rôle de la France doit être à la mesure de son histoire, de sa permanence à travers les temps et de son mystère. » Ce propos fut et demeure mal compris. L'histoire sphérique paraît contraire à la théologie de la Providence, alors qu'elle n'est qu'un refus du déterminisme et du progressisme. La linéarité est une croyance abusive en la loi de l'enchaînement des effets et des causes. Ce qui paraît déterminé, enchaîné, ne l'est jamais qu'après coup. Nous croyons voir une suite logique, alors que nous ne cédons qu'à la force de conviction de l'interprétation du déjà advenu. Reprendre sa liberté à l'égard du carcan de l'explication linéaire, fallacieuse car toujours postérieure à la preuve possible de sa pertinence, c'est retrouver les ressources profondes de la langue française, sa force ondoyante, son allure naturellement dégagée et prompte, par le fait, à s'affronter aux énigmes radicales de l'existence.

La triste habitude est déjà prise depuis quelque temps de déprécier systématiquement tous les écrivains français. A rebours de ce conformisme, l'œuvre de Henry Montaigu est pleine d'hommages, de signes d'intelligence adressés, par-delà les rets de l'espace-temps à ses semblables. Les auteurs qui, moins que d'autres, sont en proie aux affres de l'envie, entraînent leurs lecteurs dans l'excellente compagnie des fils de roi. Laissons les dénigrements aux « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Avec eux s'achèvent les heures du nihilisme. Aux pas du Cavalier bleu, franchissons la ligne qui sépare le nihilisme des retrouvailles avec les formes de nos songes, là où le Roi dormant s'éveille.

Le mythe du Roi dormant, qui court comme un filon d'or alchimique dans tous les livres de Henry Montaigu, n'est pas sans évoquer le mythe sébastianiste dans l'œuvre de Fernando Pessoa, magistralement éclairé par les études d'André Coyné, et ravivée par l'aventure politique et romanesque de Dominique de Roux. Le Cavalier bleu est, comme le recueil Messages de Pessoa, un livre héraldique et initiatique. Le roman, pour entrainant qu'il soit, avec ses courses, ses combats, ses paysages, est d'abord un moyen de connaissance; il donne de la réalité une vision stylisée, armoriée. L'œuvre comme armorial initiatique, comme palimpseste de la nature invisible et visible, rejoint, là encore, l'auteur d'Héliopolis, et plus en amont, les précis déchiffrements néoplatoniciens et pythagoriciens de Maurice Scève ou les grandioses méditations sur la Providence de Joseph de Maistre.

Le cœur de la Tradition est l'instant - ce qui se tient, immobile Thulée glorieuse, séjour du dieu dorique, dans l'immensité des eaux. Tout l'enjeu tient dans le défi: faire du sens de la Tradition la plus haute et la plus libre des exigences poétiques. A cet égard l'œuvre de Henry Montaigu témoigne de la précellence du poète sur le clerc. Tout est dit dans Opéra doré, procession liturgique du Logos-Roi qui donne son ultime chance à la spiritualité romane: « Rose héraldique /Voici le lys et le lotus / L'étang de jade et la royale Basilique/ Et la méditation devant le mont Mérou/ Et la source forestière de Notre-Dame-des-Aulnes ».

On pourrait appliquer à Opéra doré comme au Cavalier bleu, la définition que Paul Claudel donne du théâtre Nô: « Ce n'est pas quelque chose qui se passe, mais quelque chose qui arrive ». D'où la difficulté du lecteur moderne à entendre ce qui est dit. Habitué, dans l'extrême passivité du consommateur, à ne voir passer que des images et des mots qui renforcent l'illusion de la sécurité, le lecteur de ces dernières décennies vit dans un retard permanent, que soulignent les effets de la mode. Il n'aime que les choses passantes, car il est lui-même dépassé. Or tel est le mystère, la gloire des principes dont l'œuvre de Henry Montaigu témoigne, qu'ils arrivent comme l'éternité même. L'éternité ne passe pas, elle arrive. Elle est, dans l'inépuisable recommencement de l'Etre, ce qui revient sourdement, au rythme du cavalier, ou de façon fulgurante, comme dans le Traité de la foudre et du vent. Henry Montaigu n'est pas de ces prosateurs monocordes qui apparurent dans le sillage du « nouveau roman ». Son écriture obéit aux sollicitations diverses de la vision. La forme brève, aphoristique, du Prince d'Aquitaine, coexiste avec le chant. Après de brusques épiphanies, le poème devient cantate limpide: « Chevaliers du Saint Graal, je vous cède ma place/ Voici l'aube du jour/ D'Aquitaine le songe a déchiré l'espace / De l'étrange séjour... ».

Certes les monarchistes, s'ils étaient capable de le lire, auraient en Henry Montaigu leur plus grand auteur, avec de Maistre et Chateaubriand. Mais le Cavalier d'Aquitaine s'adresse aux hommes de poésie et de pensée, non aux hommes d'opinion, ce qui élargit singulièrement le champ de son œuvre tout en réduisant provisoirement le nombre de ses lecteurs. A dire vrai, Henry Montaigu n'est pas monarchiste, ni même royaliste (que vivent les nuances !) mais poète du Roi dormant. Son cœur suit le cours du temps. Chroniqueur, dans son Journal de Galère, écrivain prophétique, mais en commerce avec Sacha Guitry, Henry Montaigu se dégage des poncifs romantiques, gagne ses batailles dans cette « guerre du goût » qu'évoquait Philippe Sollers, et qui est sans doute, avant tout, une guerre française par-delà toute forme de nationalisme. La recouvrance métaphysique est recouvrance de la légèreté. Salubre comme un bon galop, roborative comme un vin d'Aquitaine, son œuvre est faite pour nous désembourber du pathos des idées aussi générales que fausses, de cette étrange et cruelle sentimentalité qui orne le monde le plus brutal qui soit.

Aux temps qui semblent annoncer le triomphe du libéralisme économique, des normalisations génétiques et du fondamentalisme, Henry Montaigu oppose résolument, et sans la moindre défaillance, l'esprit français qui, dans la tradition gaulliste mise en lumière par Dominique de Roux, souffle où il veut et comme il veut. L'esprit français, pour Henry Montaigu, est, à l'évidence, un esprit de fronde et de résistance, contraire au plat réalisme qui incite aux compromis et aux collaborations. L'esprit français, la tradition française, que l'œuvre de Henry Montaigu illustre de quelques-uns de ses plus beaux éclats, sont d'ordre héroïque et sacerdotal. Cet ordre n'est point d'un temps révolu, il est une possibilité permanente. Avant que la « nation » ne triomphe du Royaume et de l'Empire, avant que la soldatesque et la cléricature au service des bourgeoisies ne viennent éteindre les flammes chevaleresques et théologiques, il y eut une lignée de poètes dont l'œuvre de Henry Montaigu est le dernier (mais non l'ultime) surgeon. Car ce qui arrive, avec la force la poésie et ses symboles de feu, finit toujours, et contre toutes les apparences, par être victorieux de ce qui passe.

 

A propos de Henry Montaigu, voir aussi dans Fin Mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis, le chapitre intitulé Ce printemps d’Aquitaine. Et dans L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, le chapitre intitulé Digression toulousaine.

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18/12/2021

Du "Traité de la Foudre et du Vent" de Henry Montaigu:

 

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Luc-Olivier d'Algange

A propos du Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu.

 

«  L’avenir est à une chevalerie inconnue.

Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur.

Etoiles ensevelies, quel vent vous délivrera ?»

Henry Montaigu

 

De rendre à la parole humaine sa dignité, infiniment bafouée et profanée par les temps modernes, en éveillant la divine vertu des mots, leur sens qui toujours se situe au-delà des significations, dans une région aurorale et secrète, - l'œuvre de Henry Montaigu, dans sa magnifique solitude, fut aussi pour nous, attentifs au génie humain, non moins qu'à la vérité qui dépasse toute humanité, cette ardente promesse, cet orient, dont la seule existence suffit à donner au monde une plus grande légèreté.

Le style de Henry Montaigu était la légèreté même, non certes qu'il feignît la désinvolture, comme tant d'autres aujourd'hui, par l'usage immodéré de la litote; la vie fulgurante, la vie prophétique, tenait, pour lui, à la fidélité qui, de ses nuées, de ses éclairs, précède, en solennité légère, la chose dite. Sans la mémoire de cette solennité, tout rire n'est que ricanement, toute désinvolture n'est qu'impardonnable futilité.

Un titre résume à lui seul cette fidélité au silence qui précède et engendre toute manifestation: Traité de la Foudre et du Vent. La coïncidence des contraires, dont la vérité scintille dans les hautes œuvres rubescentes de l'Alchimie, s'anime dans ce titre, allusif, car il suscite la pensée sans forcer la conviction.

Alors que le terme de Traité implique l'ordonnance du Verbe selon une raison prévisible, voire selon une méthode, la Foudre, qui est la soudaineté même, et le Vent, qui souffle où il veut, sont des instances supérieures à tout enchaînement rationnel. Cette apparente contradiction est l'œuvre même, - flamboiement du heurt qui s'apaise et triomphe dans la clarté qui l'environne. Le Traité, entre des puissances que l'intelligence humaine juge contradictoires, unit, dans l'instant apocalyptique et la création d'une forme nouvelle, ce qui, de toute éternité, dans l'Intellect divin, n'a jamais été séparé.

Lorsque la parole rejoint, pour en témoigner, le silence qui la précède, comme la Foudre est précédé par le grondement du tonnerre, que le Vent devance, tout est dit. Et la prophétie du Vent, et la fulgurance qui stylise, peuvent, en effet, faire l'objet d'un Traité, - autrement dit d'une traduction, directement impliquée par ce registre de lumière dont la lecture nous est offerte comme un don à ce moment de notre existence où la présence des êtres et des choses frappe d'inconsistance le leurre du temps et l'illusion de la mort.

Nous comprenons alors que la Foudre et le Vent ont conclu, dans ce Traité, le pacte que la plume de Henry Montaigu paraphe, en nous laissant la responsabilité de répondre à l'appel de « l'amour du lointain » (selon la formule de Dostoïevski, reprise par Nietzsche). Car le plus lointain est aussi le plus proche et toute réponse juste à cette extrême et ardente proximité du lointain légitime le « répons » dont le vaste jeu est le loisir et l'infinie munificence de Dieu.

La verdoyante sagesse de la langue française est dans son étymologie. La réponse est de notre responsabilité, de même que la pensée est la juste pesée sur la balance d'or de l'Analogie qui laisse les choses correspondre les unes avec les autres dans la subtile harmonie des astres et des saisons. Car Henry Montaigu ne fut pas seulement poète et métaphysicien, il fut aussi romancier, dramaturge, historien, embrasant ainsi de poésie, le roman, le théâtre et l'Histoire, dans cette belle tradition de la littérature française qui sait dévouer à l'immanence une attention théologique, afin d'en élever le sens dans ses nuances et ses éclats.

L'Auteur du Traité de la Foudre et du Vent, fut ainsi le contraire d'un « spécialiste », c'est-à-dire un homme d'intelligence libre, avec ce sens du défi qui procède à la fois d'un tempérament audacieux et d'un détachement supérieur. Et par ce détachement, son œuvre fut, non point le panthéon d'une subjectivité despotique, mais le hiéroglyphe unique d'un discours plus vaste, celui de la France.

Lorsque les styles par trop se ressemblent, lorsque l'œuvre ne porte plus le sceau de l'Unique, ce discours devient bredouillement de syllabes mortes. Toujours l'uniformité fut, pour la France, une plus grande menace que le disparate. Or en ces temps journalistiques, l'œuvre de Henry Montaigu fut l'une des biens rares à manifester avec alacrité et ferveur, la persistance de la mémoire française, sans cesse insultée.

S'insurgeant contre la méconnaissance générale et systématique de ce que fut la France d'avant la Révolution, - c'est-à-dire non pas la « vieille France » mais la France juvénile et courtoise, amoureuse des fêtes et des Symboles, des amours et des combats, l'œuvre de Henry Montaigu eut ainsi pour mission de disposer l'âme de ses lecteurs à recevoir l'Héritage, non de dérisoires « valeurs » mais de Principes d'autant plus précieux qu'ils ne donnent aucune règle, aucune orthopraxie, mais nous exigent à la hauteur de ce « faire » et de ce « dire » qu'est la poésie, et que sans cesse il nous faut opposer au défaire et au dédire.

De même qu'il y a une façon d'affirmer son identité qui n'est que narcissisme collectif, impie, de même il existe une façon de s'appliquer à la coutume qui, dans l'oubli de la primordialité de la Tradition, est peut-être pire qu'une ostensible subversion. Dans cette guerre sainte pour la plus haute mémoire, s'inscrivent des œuvres telles que René Guénon ou la mise-en-demeure, et Culture d'Apocalypse:

« C'est parce que l'homme a le don de Voir qu'il a la possibilité de se régénérer. Le poète est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde.

Déserteurs: ceux qui feignent de tout comprendre pour n'avoir rien à faire, - et ceux qui feignent d'avoir tant à faire pour ne rien comprendre. »

Dans cette élévation du Chant, Henry Montaigu nous laisse un espoir de quitter les marges où vagabondent les déserteurs, activistes ou théoriciens, pour pénétrer au cœur d'une réalité dont la densité est celle du Symbole. Il n'est rien de plus réel qu'un Symbole. Le Symbole est, par lui-même, essence de la contemplation et de l'action, et l'œuvre qui sait le servir, loin d'être abstraite, se tient au cœur du réel en vertu d'une immémoriale maintenance des Principes.

Si, un matin, le bonheur nous était offert, d'assister à la fin du règne des Abstracteurs (dont le travail est d'abstraire la vie et de soustraire le monde à son principe), ce bonheur nous le devrions à l'élévation du Chant, comme une flamme issue de l'ardeur de l'être, et dont l'œuvre de Henry Montaigu sut nommer et servir l'unique souveraineté.

C'est ainsi que les réactionnaires ne s'y reconnaissent pas, et c'est heureux, car il n'est pas souhaitable de recueillir les suffrages de ceux qui rêvent de couronner l'imposture bourgeoise. C'est ainsi qu'il n'est point d'œuvre moins passéiste, toute attentive à ce qui advient, telle une révélation de l'être, jusque dans la nostalgie : « à travers ce qui demeure, afin de saisir ce qui est ». C'est pourquoi tout se joue dans l'immédiat, dans l'éveil de cette morale héroïque qui embrasse le plus vaste présent, car son présent, son don, est la présence même, telle qu'en l'imagerie médiévale se figure Notre-Dame, du haut du ciel.

Dans ses éditoriaux de La Place Royale, dans son Journal de Galère, Henry Montaigu n'aura cessé de lutter contre les forces qui réduisent la Tradition à la primauté du politique, étouffent l'amande vive sous les écorces mortes, débusquant l'esprit bourgeois, sous toutes ses formes, fussent-elles « royalistes » : « L'erreur répercute l'erreur jusqu'à la monstruosité », - de même que la Contre-révolution répercute la Révolution. D’où l’importance du détachement qui nous laisse entrevoir la duperie de l’Histoire profane, et l’importance du survol, sans quoi le travail de l’historien se réduirait à une compilation journalistique. Toute méditation sur le Royaume débute par le Chœur des Anges.

Mise-en-demeure à cette juste orée des ténèbres et des clartés, de l’Action et de la Connaissance, à cet instant précis dont nous tenons la certitude de l’Eclair, l’œuvre de Henry Montaigu convoque en nous ces vertus de promptitude et d’aventure qui donnent à la poésie la force d’échapper à son objet et au destin celui de se vaincre lui-même par la connaissance.

La connaissance requiert le caractère, dont le style témoigne. L’approche du Graal suppose le courage de rompre avec les conditions du monde, l’audace de n’en plus subir les lois. L’approche de la Coupe exige l’éloignement. Qui n’a connu, aux confins de son existence, cette brusque levée des intersignes, comme si le tissu de la réalité se resserrait pour mieux laisser voir entre les feuillages et les ombrages, les fées et les licornes ? Ces silhouettes légendaires qui préexistent à la réalité, y surgissent pour peu que la trame des apparences, rendue soudain visible par une plus grande acuité de l’entendement, nous consentions au Merveilleux, qui n’est autre que le réel le plus intense et le mieux ordonné.

 

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L'Ermitage aux buissons blancs, à propos des "Falaises de marbre" d'Ernst Jünger:

 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ermitage aux buissons blancs 

 

« Si l’on examine le monde avec assez d’attention et de persévérance, on sera nécessairement amené à conclure qu’il ne peut avoir d’autre nature ni d’autre origine que spirituelle. Toutes les autres explications mènent à l’absurde, aboutissent dans des culs-de-sac et se terminent par le meurtre »

Ernst Jünger

 

La question n'a pas encore été résolue, ni peut-être même exactement posée, de savoir si Sur les Falaises de Marbre était une parabole, un récit allégorique, une transposition historique, une pure affabulation ou un récit symbolique. Ernst Jünger qui ne cessa jamais d'être suspect au regard des diverses expressions du fondamentalisme démocratique qui se succédèrent au pouvoir depuis la première guerre mondiale jusqu'à sa mort, prit le parti, après la défaite du nazisme, de défendre l'idée du caractère universel et intemporel de son récit, alors même qu'il eût, sans aucun doute, pu tirer avantage à insister sur la condamnation précise, et à peine voilée, du nazisme, que n'importe quel lecteur, animé de la plus élémentaire bonne foi, est amené à reconnaître dans les transparentes paraboles de ce récit héraldique.

Quand bien même quelques folliculaires eurent l'indécence, à la mort d'Ernst Jünger, de jeter sur ses orientations politiques de cette époque une suspicion, non seulement infondée mais fallacieuse et insultante, le moindre doute est aussitôt révoqué à la première lecture de Sur les Falaises de Marbre. Il n'est guère besoin de faire preuve d'une sagacité exemplaire, ni d'un esprit de prospection particulièrement audacieux pour reconnaître non seulement dans la figure du Grand Forestier et de ses lémures, mais dans la situation elle-même, une image de l'abomination allemande de ces temps-là: « …une étroite frise ornant le pignon se refermait sur lui, qui semblait comme formée d'araignées brunes... »

Le règne des « araignées brunes » suppose l'abandon de toute éthique noble. Son propre sera la dureté extérieure et la mollesse intérieure. Une modernité se dessine, à la fois complaisante à l'égard d'elle-même et impitoyable pour les autres. Morale canine, cynisme vulgaire symbolisé par la meute mise au service de la profanation: « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. »

Ce n'est pas seulement la nature du Mal qui est décrite en tant que telle, c'est aussi son mode opératoire moderne, lié aux circonstances historiques, à la mentalité, aux styles et aux opportunités du temps. Si la leçon métapolitique de Sur les Falaises de Marbre est bien destinée à s'étendre au-delà de l'Allemagne qui lui est contemporaine, c'est tout de même à partir de ce point que la démonstration se fait, qu'elle trouve ses exemples, ses arguments, susceptibles d'être, par malheur, étendus. L'intemporalité du récit, son caractère exemplaire, paradigmatique, sont paradoxalement situés. Ce que Jünger nous suggère, c'est l'idée du point de départ d'une nouvelle manifestation du Mal. Ce Mal revient, il n'a, certes, jamais cessé d'être, mais certaines circonstances sont propres à le favoriser, à lui donner une ampleur et une puissance méconnues jusqu'alors. Ainsi l'exemplarité du récit a pour fonction moins de nous éclairer sur d'anciennes manifestations que sur de toutes nouvelles, qui sont encore en germe et qui appartiennent peut-être davantage à l’avenir qu'au présent.

La stratégie de prise de pouvoir du grand Forestier est, à cet égard, fort éclairante. Elle s'applique, avec une évidence aveuglante au nazisme, mais pas seulement : « C'était là un trait magistral du grand Forestier: il administrait la frayeur par doses légères, qu'il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu'il jouait dans ces troubles savamment préparés à l'abri de ses forêts était celui d'une puissance d'ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l'élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l'on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la population à la raison. Le Grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d'abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet. »

S'il y eut des Allemands, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, Ernst Jünger ne fut manifestement pas de ceux-là. Non seulement il voit, mais il discerne des signes précurseurs, ce dont nos contemporains spécialisés en courages et dénonciations rétrospectifs sont bien incapables: «  Aussi les signes précurseurs demeurèrent-ils inaperçus. Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campana, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombries de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'horreur barbare qui avait atténué la violence allait en se perdant; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues et les clans s'étaient glissé des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elle à des fins étrangères. Les anciennes formes perdaient ainsi tout sens. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber. Après la guerre d'Alta-plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté. »

Mais sommes-nous désormais assez avisés, avons l'esprit assez « précurseur » pour comprendre que nous sommes toujours « après la guerre d'Alta-plana » ? La gnose de Sur les Falaise de Marbre ne vaut pas seulement par le regard en arrière mais par un exercice de prospection qui nous inclinerait, si nous en avions l'audace, à déchiffrer certaines configurations présentes - ainsi que Jünger sut le faire, dès 1939, date de la parution de Sur les Falaises de Marbre : « Habituellement, une bande, conduite par des gens des forêts, se présentait alors devant les fermes, et quand on lui refusait l'entrée, faisait sauter les serrures. On nommait aussi cette engeance les Vers de Feu, car ils attaquaient les vantaux avec des poutres sur lesquelles brillaient de petites lumières. D'autres expliquaient ce nom par le fait que, leur assaut mené à bien, ils soumettaient les gens au supplice du feu pour apprendre où l'argent était caché. On racontait d'eux en tout cas les choses les plus viles et les plus basses dont l'homme soit capable. Il leur fallait encore, pour éveiller l'effroi, empaqueter les cadavres dans des caisses ou des barils; et cet épouvantable chargement était expédié, avec les transports qui venaient de la Campagna, à la parenté de la maison même. » De sorte que « l'on vit ainsi prospérer de sombres avocats qui protégeaient l'injustice devant les tribunaux et dans les petites tavernes des ports, les ligues eurent leurs libres repaires. On pouvait voir à présent à leurs tables les mêmes figures que là-bas autour des feux de la steppe; là s'asseyaient et semblaient sommeiller de vieux bergers, les jambes enveloppées de peaux de bêtes, à côtés d'officiers qui depuis la guerre d'Alta-plana étaient à la demi-solde; et tout ce qu'on trouvait de chaque côté des Falaises de marbre en fait de gens aigris ou avides de changement, avaient accoutumé de boire ici et se croisaient sur le seuil, comme à l'entrée de sombres quartiers généraux... » Et Jünger, non sans témérité, d'ajouter: «  Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait; ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissaient le cœur d'affliction.»

Sur les Falaises de Marbre, récit intemporel, fait l'exact portrait du temps; mais ce temps est aussi le nôtre. Le récit n'est pas réaliste mais, comme toute l'œuvre de Jünger, héraldique et initiatique. L'analogie, loin de devoir être circonscrite aux événements historiques qui la virent naître et dont elle témoigne avec courage, se prolonge jusqu'à nous. Il n'est pas dit que notre temps ne recelât point ses grands Forestiers, que notre « Marina » et notre « Ermitage aux buissons blancs », c'est-à-dire notre culture romane et nos havres de méditation et de prière, ne fussent point menacés, ni que les armes de la résistance spirituelle que nous propose Jünger eussent perdues de leur efficience: « Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l'homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eut bientôt l'impression qu'ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s'emplit d'expressions qui n'ont cours d'habitude que parmi cette engeance que l'on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu'ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l'adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d'être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l'ebernum et que l'aigle s'envole, qui s'élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants. »

Telle est la force du récit poétique de contenir à la fois le présent et l'avenir par l'exercice d'un passé légendaire. L'imparfait mythique du récit indique un « illo tempore » chargé de tous les possibles. L'imparfait désigne non seulement un moment du passé mais une temporalité illimitée. Lorsqu'il évoque l'existence avant que survienne le grand Forestier et ses lémures, Jünger accroît encore cette infinitude du passé par l'expression « maintes fois ». Ce « maintes fois » nomme l'inépuisable richesse du moment présent, éternisé, son retour, à chaque fois sur un point plus haut de la spirale qui s'élance vers l'Hors du Temps... Tout ce qui a un sens, tout ce qui porte en soi une plénitude, une nostalgie et une promesse est prédestiné à revenir. Sans doute est-ce précisément à ce grand ordre du retour, dont témoignent également les vignes et les livres (et dont Jünger souligne qu'ils font l'objet de la détestation du grand Forestier) que s'en prendront les forces néfastes qui régentent l'Age Noir: «  Plus doux est encore le souvenir des années que nous versa le ciel si ce fut une soudaine épouvante qui les termina. »

La terreur que décrit Sur les Falaises de Marbre n'en révèle que davantage la beauté des années versées par le ciel. Ce que le ciel donne au regard, c'est d'abord la possibilité de voir par-delà les apparences, de vaincre l'opacité, l'étrangeté et l'impénétrabilité du monde extérieur: «  Nous regardions comme avec des yeux auxquels il est accordé de voir l'or et les cristaux qui courent en veines brillantes dans la profondeur des terres vitreuses.» Le site de l'émerveillement est le bien-nommé « Ermitage aux buissons blanc ». Le merveilleux et la connaissance, loin d'être opposés, ou même distincts, s'unissent dans la méditation de l'ermitage. Pour voir l'or et les cristaux « qui courent en veines brillantes dans les profondeurs de la terre vitreuse » c'est à-dire pour voir au-delà des apparences profanes, il faut se retirer du monde, de ses entraînements vers l'accessoire et le superficiel. Un ermitage est nécessaire, et le feu blanc des buissons qui ardent autour de lui portent vers l'ermite, épris de mystère et de connaissance, l'esprit qui vivifie contre les tentations de la lettre morte auquel les savants ne succombent ni moins ni plus que les ignorants.

De même que le grand Forestier et ses lémures sont la figure paradigmatique de la barbarie, l'Ermitage aux buissons blancs est celle de la civilisation, ou, plus exactement d'une civilité encore vive de la sapience profonde des êtres et des choses sans laquelle toute culture n'est qu'un simulacre. Ce qui se trame dans cet ermitage, l'œuvre qui s'y accomplit appartient à cet ordre de pensée dont les rares heureux qui, par exemple, ne réduisirent point l'œuvre de Novalis à une apologie de l'irrationnel, furent les récipiendaires. Cette sapience tient à la fois de l'observation exacte de la nature et du déchiffrement des signes de la surnature. Le moins que nous puissions accorder à la nature, c'est que nous en faisons partie, - sans oublier que l'ensemble est mystérieusement supérieur à la somme des parties qui la compose.

Cette mystérieuse supériorité est l'objet de la quête du narrateur et de son frère Othon. La sapience de l'Ermitage aux buissons blancs se distingue du savoir moderne prométhéen ou faustien par le bonheur. L'irréfutable signe de l'approche de la sapience est l'allégresse: « Là-haut, je restais longtemps encore assis à la fenêtre ouverte, plein d'une immense allégresse et mon cœur sentait l'existence entière dérouler du fuseau ses fils d'or ». Le bonheur de la sapience est aussi une sapience du bonheur. A quoi bon une science malheureuse, dédaigneuse des dons prodigieux ? La vérité, ce point de haute pertinence où s'unit l'entrecroisement des fils d'or que la nature médite en secret, est désigné comme un instant magique, une pure joie déployée dans la considération attentive et rêveuse: «  Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée. »

Le cœur cesse de battre, le temps se suspend, et la semence et la fleur s'unissent en une même méditation. Cette contemplation méditative n'a rien d'abstrait; elle n'est pas sans pouvoir sur le monde. La contemplation, pour Jünger, n'est pas détachée de l'action, elle est la semence qui fleurit en actes. La sapience, au sens médiéval et jüngérien, n'est pas seulement une théorie qui peut être ou ne pas être suivie d'une praxis, elle accorde en un même pas la contemplation et l'action, ou, plus exactement, elle fait de la méditation active du poète, une puissance: « Je sentais croître en même temps que notre science les forces qui permettent d'affronter les puissances de la vie et de les dominer comme on conduit les chevaux par la bride.» Pour Jünger, la méditation est, en soi, une puissance. Elle ne précède, ni ne succède à la puissance mais la suscite et l'anime par sa capacité de saisir en un même regard la semence et la fleur, le principe et son épanouissement visible, la cause et l'effet: « L'acte authentique se reconnaît tout spécialement à ce qu'en lui le passé même trouve son accomplissement. » Parce qu'elle nous porte dans cet au-delà du temps qui est le cœur du temps, la sapience nous confère la puissance qui seule peut faire obstacle aux menées ténébreuses du grand Forestier et de ses serviteurs obséquieux et brutaux.

Sur les Falaises de marbre dépasse les circonstances particulières qui entourent leur écriture et s'y reflètent avec exactitude par cela même que la guerre qu'elles décrivent entre la puissance et le pouvoir est de tous les temps. L'autorité et la puissance de la sapience des buissons blancs s'opposent au pouvoir du grand Forestier de la même façon que la courtoisie s'oppose à la goujaterie. C'est bien à tort que l'on considère la goujaterie comme un mal mineur. Elle participe de la même logique que les massacres. L'autorité et la puissance que la sapience des buissons blancs confère à ses adeptes rend seule possible la condition élémentaire de la morale - de même que le Bien est rendu possible par le Vrai et le Beau - qui exige que nous ne considérions point autrui comme un objet ou un outil. Ainsi, à propos du frère Othon, esprit libre par excellence, Ernst Jünger écrit: « Il avait pour principe de traiter les hommes qui nous approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d'un long voyage. Il aimait aussi nommer les hommes les optimates, signifiant par-là que tous autant qu'ils sont, ils forment l'aristocratie naturelle de ce monde et que chacun d'eux peut nous apporter l'excellent. Ils les concevaient comme des réceptacles du merveilleux et, créatures suprêmes, il leur accordait des droits princiers. Et réellement, je voyais tous ceux qui l'approchaient s'épanouir comme des plantes qui s'éveillaient du sommeil hivernal, non point qu'ils devinssent meilleurs, mais parce qu'ils devenaient davantage eux-mêmes. »

 

Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages. 18 euros. 

Couverture Le déchiffrement du monde

Quatrième de couverture:

L'oeuvre d'Ernst Jünger, connue surtout pour ses récits et journaux de guerre, est loin de s'y réduire. Une pensée originale s'aventure à méditer sur le cours et la nature du Temps, les titans et les dieux, les nervures secrètes des songes, les analogies et les symboles.

Qu'en est-il des chasses subtiles, de la vision stéréoscopique, du regard panoramique, des synesthésies et de l'art de l'interprétations, des aruspices et du rapport des hommes avec le végétal et la pierre, avec le nuage, la vague ou la flamme ? Qu'en est-il de la rébellion contre l'uniformisation des êtres et des choses, du recours aux forêts, de cette forme supérieure de liberté dont témoigne l'Anarque envers et contre tous les totalitarismes ostensibles ou discrets ? Que nous dit l'entretien persistant et vivace d'Ernst Jünger avec les oeuvres de Novalis, Hölderlin, Nietzsche ou Heidegger ? Comment comprendre ce dessein, poétique et gnostique, qui va, à l'impourvue et par fragments, vers une victoire sur le nihilisme ? Comment s'approcher de cette initiation à la vie magnifique, voire à une nouvelle théodicée ?

Dans cet ouvrage qui, non moins qu'une suite d'essais, est le récit d'un long compagnonnage avec l'oeuvre, l'auteur nous apporte quelques réponse à ces questions, et d'autres, qui sont autant d'étapes d'une cheminement vers le Domaine Perdu, vers cet ermitage aux buissons blancs où il nous sera donné comprendre que le monde visible est l'empreinte d'un sceau invisible.  

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17/12/2021

Raymond Abellio, le roman du huitième jour:

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Luc-Olivier d’Algange

Raymond Abellio, le roman du huitième jour

 

« Je n'étais qu'une ombre parmi les ombres, mais je sentais bouger en moi ce monde ultime où la pensée devient acte et purifie le monde, sans geste ni parole, toute seule, par la seule vertu de sa rigueur, de sa claire magie. »

Raymond Abellio

 

Le roman « idéologique » de Raymond Abellio outrepasse l'idéologie au sens restreint d'une partialité humaine, liée à des appartenances ou des circonstances historiques. C'est un roman engagé dans le désengagement, décrivant les conditions de l'advenue de l'Inconditionné. En allant aux confins de la psychologie, il importe à l'auteur de passer de l'autre côté, là où toute psychologie devient métaphysique, toute politique, gnose. Le roman d'Abellio s'achemine vers la « conversion du regard », ou, mieux encore, il est le cheminement de la conversion du regard à travers les apparences d'un monde transfiguré, impassible et lumineux, où les ténèbres mêmes sont devenues les ressources profondes du jour. Qu'importe un récit qui n'a pas pour ambition ultime de dire le huitième jour ? Qu'importe un personnage dont l'auteur n'ôte point le masque humain ? Qu'importe une histoire qui n'est point le signe visible d'une hiéro-histoire ? Qu'importe le visible s'il n'est point l'empreinte de l'invisible ? Qu'importe l'instant qui ne tient pas au cœur de l'éternité ?

La vaste orchestration abellienne, dont l'ambition romanesque n'est pas sans analogie avec celle de Balzac, semble n'avoir d'autre dessein que ce basculement à la fois final et inaugural dans l'éternel. Mais pour abolir le Temps, pourquoi écrire romans et mémoires qui semblent être, au contraire, des modes d'accomplissement de la temporalité ? Pour quelles raisons Abellio, qui visait à une sorte de monadologie leibnizienne appliquée à l'épistémologie contemporaine, ne s'est-il point limité à l'exposé didactique de la structure absolue ? « Ma plus haute ambition écrit Raymond Abellio, c'est en effet d'écrire le roman de cette structure absolue, à travers les bouleversements qu'entraîna pour moi cette découverte, et d'écrire à ce sujet non pas un essai philosophique romancé, ou un roman bâtard, mais un vrai roman, celui de ma propre vie, replacée dans cette genèse, et, à cet égard, toute vie sachant reconnaître les signes est selon moi un sujet d'une valeur romanesque sans égale, le seul sujet. »

La structure absolue de Raymond Abellio se distingue d'abord du structuralisme universitaire en ce qu'elle est une structure mobile. La structure absolue n'est pas un schéma mais un tournoiement de relations qui s'impliquent les unes dans les autres, jusqu'à ce vertige que Raymond Abellio nomme « le vertige de l'abîme du Jour ». Or, qu'est-ce qu'un roman lorsqu'il se délivre du positivisme sommaire de la psychologie et de la sociologie, sinon la victoire de « l'abîme du jour » sur « l'abîme de la nuit » ? Les forces obscures, destructrices, qui hantent les personnages d'Abellio (et ne sont pas sans analogie, à cet égard, avec ceux de Dostoïevski) sont la « matière première » au sens alchimique, du Grand-Œuvre qui portera le roman idéologique jusqu'à l'incandescence du roman prophétique. Le paroxysme de l'événement est effacement de l'événement.

Drameille, dans La Fosse de Babel, précise que l'on ne peut décrire un effacement. En revanche, il est possible, à l'écrivain de l'extrême, de décrire un paroxysme, « cette floraison d'un Dieu si plein de lui-même que martyrs et criminels s'y confondent. » Avant la grande libération solaire, impériale, il faut passer par l'ascèse nocturne de l'action. «  Les hommes, écrit encore Abellio, ne retrouveront le sens du sacré qu'après avoir traversé tout le champ du tragique. » La passion encore invisible du « dernier Occident » s'accomplira dans « la montée nocturne du roman où s'efface sans cesse et se renouvelle le pouvoir des mots. »

L'œuvre de Raymond Abellio rejoint ainsi l'ambition continue de la philosophie grecque, des présocratiques jusqu'aux néoplatoniciens, qui est de changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante: « Les hommes les plus torturés par l'impossible peuvent passer pour des êtres en repos, mais leur passivité met en action, dans l'invisible, les forces les plus puissantes ». Le parcours de Raymond Abellio, de la politique à la gnose, relate ce passage de l'Eris néfaste à l'Eris faste. L'ascèse personnelle de Raymond Abellio consistera pour une grande part à juguler en lui la violence tragique et dostoïevskienne de l'ultime Occident et à dépasser, par le haut, le nihilisme des idéologies antagonistes: « Il fallait alors regrouper secrètement, au-delà de toutes les idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future prêtrise. ». Le premier chapitre du roman significativement intitulé Heureux les Pacifiques débute précisément par un meurtre inaccompli. L'ennemi véritable n'est pas celui que paraissent désigner, au demeurant de façon toujours obscure ou aléatoire, les circonstances historiques. L'Ennemi véritable est le Moi. Pour atteindre le Soi, il faut tuer le Moi. Les romans d'Abellio décrivent l'élévation transfigurante, avec ses dangers, ses écueils et ses échecs, de la « petite guerre sainte » à la « grande guerre sainte ».

L'œuvre de Raymond Abellio est de celles pour qui le monde existe. Là où le romancier du singulier ratiocine en exacerbant son recours à l'analyse psychologique ou en se perdant en volutes formalistes, le romancier de l'extrême vit son œuvre comme « la triple passion de l'éthique, de l'esthétique et de la métaphysique. »Le singulier enferme l'individu en lui-même. L'extrême le conduit à ses propres limites qui non seulement le révèlent à lui-même mais changent le miroir du Moi en une vitre murmurante, voire en un vitrail dont les couleurs sont clairement délimitées mais dont les accords sont infiniment variés par le mouvement de la lumière. Les rosaces des cathédrales sont les figures versicolores de la Structure Absolue. A la fois dans le temps et en dehors du temps, révélant l'éternité par la mobilité de ses dialectiques entrecroisées, la structure absolue circonscrit « l'abîme du jour » de la conscience dans sa rotation solaire, dans son ensoleillement génésique. Tout pour le romancier, comme pour le gnostique (et la phénoménologie husserlienne dont se revendiquera Abellio se définit elle-même comme une « communauté gnostique ») se joue dans la conscience, qui est « le plus haut produit de l'être ».

Le roman digne de ce nom, qui entretient encore quelque rapport avec une spiritualité romane, sera donc le roman d'une ou de plusieurs « consciences en action ». A la ressemblance des romans de Stevenson, de Conrad ou de John Buchan, les romans d'Abellio inventent des personnages qui se mesurent aux évidences et aux ténèbres du monde. Ces personnages « lucifériens » ne croient point abuser de leurs forces en allant « au cœur des ténèbres », voire au cœur du « typhon ». Leur quête de l'immobilité centrale passe par l'expérimentation des tumultes et des tourbillons les plus périlleux. N'est-il point dit dans les récits du Graal que le château périlleux « tourne sur lui-même »? Pour n'être point rejeté dans les ténèbres extérieures, il importe de saisir au vif de l'instant l'opportunité excellente. C'est bien cette prémisse qui donne à la gnose abellienne le pouvoir de subjuguer le récit et de susciter un romancier qui, en toute conscience, domine son genre, sans nuire à l'impondérable vivacité: « Chaque fois j'ai vécu d'abord, réfléchi ensuite, écrit enfin. J'ai même parfois revécu assez vite pour être obligé de détruire ce que j'avais écrit. Mais qui me comprendra ? Un seul roman dans toute ma vie, ce devrait être assez, quand la vie est finie en tant que récit et qu'en tant que réalité, elle commence. »

Alors que Les Chemins de la liberté de Sartre ou les Déracinés de Barrès s'alourdissent de l'insistance avec laquelle leurs auteurs défendent leur thèse, la trilogie abellienne (ou la tétralogie, selon que l'on y intègre ou non son premier roman Heureux les Pacifiques) fait jouer la Structure Absolue dans tous les sens et se refuse aux vues édifiantes, laissant au lecteur la possibilité d'une lecture périlleuse, où la conscience ne peut compter que sur ses propres pouvoirs pour discerner le Bien et le Mal, autrement dit, la Grâce et la pesanteur. Si Abellio est bien le contraire d'un donneur de leçon, il est fort loin de se complaire dans un immoralisme qui ne serait que la floraison parasitaire de la morale qu'il condamne. Il peut ainsi fonder une éthique, directement reliée à l'esthétique et à la métaphysique. La morale abellienne est cette fine pointe où la pensée de Nietzsche rejoint la théologie de Maître Eckhart.

Dans leurs fidélités et dans leurs transgressions, c'est bien à la recherche d'une morale que s'en vont les personnages de Raymond Abellio et à travers eux, Raymond Abellio lui-même. Mais cette morale n'est pas une morale utilitaire, une morale de la récompense ou du marchandage, mais une morale héroïque et sacerdotale. Pour Raymond Abellio, le péché, c'est l'erreur. A ce titre, le péché ne doit point conduire à la culpabilité mais à un repentir, au sens artistique. Le penseur est un archer: il doit apprendre à ajuster son tir. Pécher, c'est rater le cible. La méditation du repentir favorise une plus grande exactitude. Le moralisateur se trouve en état de péché continuel, lui qui à force de s'occuper des archets d'autrui, ne cesse de manquer, dans sa propre relation au monde, la cible du Bien, du Beau et du Vrai. A cet égard, l'œuvre de Raymond Abellio relève bien d'une ascèse pascalienne.

Les romans de Raymond Abellio sont pascaliens par leur dramaturgie qui décrit la rencontre, à travers les personnages, de l'esprit de finesse, qui saisit les nuances du moment, et de l'esprit de géométrie, qui entrevoit les vastes configurations où s'inscrivent les destinées humaines, collectives ou individuelles. L'œuvre de Raymond Abellio n'est pas moins novatrice lorsqu'elle délivre le sens du destin, le fatum des tragédies et des romans de Balzac, du déterminisme purement naturaliste où l'entraînent les intelligences rudimentaires. Dans La Fosse de Babel ou Visages immobiles, le destin individuel n'a pas une moindre signification que le destin collectif. L'individuel et le collectif s'entretissent si bien qu'il n'est aucune complexité, ni aucune puissance, qui ne dussent être saisies et dominées par l'entendement. Loin de soumettre l'individu, de lui ôter son libre-arbitre, l'interdépendance universelle, qui est l'apriori théorique de la Structure Absolue, restitue la personne à sa souveraineté bafouée par l'individualisme de masse des sociétés occidentales modernes. Si les mouvements majestueux des astres influent sur nos destinées, Abellio ne manquera pas de rappeler qu'un homme qui étend ses bras change l'ordre des constellations, fût-ce de manière infime. Mais qui est juge de l'importance de l'infime ou du grandiose ? Lorsque l'esprit de finesse coïncide avec l'esprit de géométrie, l'infime et le grandiose s'impliquent l'un dans l'autre dans un ordre de grandeur où la qualité entre en concordance avec la quantité sans plus être écrasée par elle, comme par sa base, la pointe d'une pyramide inversée. Tout auteur, qui n'entend pas être réduit au rôle de pourvoyeur de distractions ou d'homélies à conforter la bonne conscience du médiocre, ne peut témoigner en faveur de son art sans avoir entrepris, au préalable, une critique radicale des morales, des valeurs et des savoirs qui prétendent au gouvernement absolu des hommes par l'exclusion de toute métaphysique et de toute transcendance. Conjoignant la finesse du romancier et la géométrie du métaphysicien, s'inscrivant ainsi dans la voie royale de la haute-littérature (qui, de la Délie de Scève jusqu'aux Nouvelles Révélations de l'Etre d'Antonin Artaud, n'a jamais cessé de relever le défi que le prophétisme adresse à la raison non pour détruire la raison mais pour en exaucer le vœu secret dans les arcanes du Logos-Roi) l'œuvre de Raymond Abellio définit l'espace nécessaire aux nouvelles advenues de l'Intellect.

Ces advenues seront transdisciplinaires, impériales, européennes, tiers-incluantes et gnostiques. « Si aujourd'hui, en Europe, écrit Raymond Abellio, la politique n'est plus qu'affairisme ou futilité, une supra-politique est train de naître, qui n'est encore que pressentiment et reste au stade de la non-politique. Le grand drame intérieur de Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Husserl, qui s'est dilué chez les épigones en scolastiques de minuties incapables de rapprocher les signes, devient le drame même de l'histoire. Sur la sous-humanité, par une juste compensation, une surhumanité tente de naître. Dans un monde où toute relation véritable est rompue, elle seule vit, dans sa solitude, la triple et unique passion de l'éthique de l'esthétique et du religieux, d'où sortira un comble de relation: une religion nouvelle. »

Est-il même nécessaire de préciser que cette « surhumanité » n'a rien de darwinien, qu'elle ne se rapporte nullement à quelque évolution biologique mais demeure, tout comme la « religion nouvelle » essentiellement christique, comme une éternelle possibilité de la Sophia perennis ?

 

 

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16/12/2021

"Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie":

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Luc-Olivier d'Algange

Le Ciel de Cambridge

 

Mieux qu'une biographie, ou un essai, l'ouvrage de Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, est un récit. Au lecteur sera ainsi épargné cet amas de détails oiseux dont les biographes laborieux alourdissent leurs livres ainsi que la prétention exégétique qui considère, au point de s'en laisser hypnotiser, les contextes, les paratextes et les intertextes, en oubliant ce dont l'œuvre témoigne et ce qu'elle nous dit.

Le livre Philippe Barthelet lève cet énigmatique interdit, par amitié; il devient soudain possible d'entendre une œuvre, hors du brouillage des sciences humaines, c'est-à-dire le plus simplement du monde, - accordée à toutes les nuances et toutes les profondeurs. A quoi bon écrire à propos d'un poète si ce n'est pour donner à comprendre la poésie même, si le propos n'est pas lui-même écume dans l'écume du sillage rapide qui précède le poète et le voue à se souvenir de ce qui apparaît et de ce qui disparaît ? Etre vivant pleinement, c'est comprendre que nous sommes des apparences, - fugaces. Les Grecs nommaient les dieux « Ceux qui apparaissent », comme le sont aussi, tel Rupert Brooke, et par excellence, « ceux qui sont aimés des dieux ».

De la mort qui couronne la vie la plus loyale et la moins morbide qui soit, la plus entière, - avec le regard de Janus, ce double-regard platonicien, - accordée, comme le sont les fleurs qu'il sut nommer, au Ciel très-haut qu'elles reçoivent, et dont elles disent, en corolles, le vrai secret, - Rupert Brooke de s'y savoir, en soldat, tôt destiné, nous apporte la sapience, fière et légère: nous apparaissons pour disparaître et faire apparaître de l'invisible. Ainsi se divulgue le secret d'exil de ceux qui, éperdument, aimèrent la forme belle, et qu'à tort on accusa d'être des esthètes. « La poésie, écrit Philippe Barthelet, est mémoire de la réalité et l'on ne peut voir, l'on ne peut sentir que si l'on se souvient, - si l'on se "recorde" en reprenant ce vieux verbe indispensable que l'anglais nous a gardé, indispensable, puisque l'organe de la mémoire est le cœur. »

Ainsi en est-il de notre pays et de notre âme. La paresse humaine incline trop à penser que tout va de soi. S'il n'est un poète pour réaccorder, tout n'est que discordance et confusion. Notre pays est toujours celui qui est le plus loin de nous. Les paysages sous nos yeux exigent le plus grand voyage, et notre langue une attention toujours neuve et ressouvenue. Plus on s'attarde dans le temps devenu espace « à contempler tout le jour le ciel de Cambridge » et mieux ce temps devient une réverbération de l'éternité, où nous sommes déjà, sans exactement le savoir, sauf par exception: « I only now that you may lie/ Day-long et watch the Cambridge sky... ». Savoir seulement qu'à être là, toujours là et ailleurs, - nous sommes d'un ailleurs qui dit l'ici-même.

La vie ne suffit pas, mais encore faut-il y consentir, s'en élever, par l'honneur, sans quoi l'on sombre dans le ressentiment. Le poète est là pour nous rappeler qu'à ce monde nous n'appartenons pas et que la beauté n'est que la splendeur de notre ressouvenir à ne pas lui appartenir. « Le poète, écrit Philippe Barthelet, apprend au monde qu'il chante qu'il est digne d'être chant, et le chant du poète ajoute au monde son éclat, il en augmente la réalité. Palladium contre la flétrissure de l'âge moderne, en ces jours si éloignés des piétés heureuses... »

Les temps ne sont plus, et Rupert Brooke le savait; mais s'ils ne sont plus, ils sont en attente, en attention, dans le temps pur, car purifié des représentations qui le hantent, de ces spectres qui ne sont plus des dieux, comme le savait Novalis; - le temps d'attente ardente est silence: « Faire silence, écrit Philippe Barthelet, dans son esprit et plus encore dans son cœur, pour que les mots ne fassent pas d'ombre à l'épiphanie du réel, - ce que Rupert Brooke appelle poésie, dont on ne peut dire qu'il y revient toujours – parce que jamais il ne s'en éloigne. »

Que la vie et la poésie soient un combat, nul ne le sut mieux que Rupert Brooke, - mais un combat non seulement contre des ennemis extérieurs, ou contre l'Ennemi en soi, mais un combat contre le monde qui ne serait qu'une moitié de monde où les « half-men» voudraient nous enfermer, comme on enferme la mort dans la vie ou la vie dans la mort, l'idée dans l'abstraction ou l'immanence dans la matière. Faire honneur au monde entier, c'est alors vouloir que survive le chant: « A la noblesse du chant, à la sagesse sacrée, qui vivent, nous morts ».

Où demeure la générosité ? Dans quelles âmes, quelles cités, quelles civilisations ? La générosité appartient à cet ordre du réel qui n'a pas besoin de s'expliquer: elle se manifeste partout où nous recevons plus que nous ne pouvons donner. L'avare dévalue ce qu'il reçoit par crainte de devoir le rendre. Pour lui tout est petit, jusqu'aux pensées d'autrui où il ne peut discerner que calculs et basses raisons. Le noble élan du cœur simple lui échappe. Il reste à l'affût pour s'enrichir, par ruse, des négligences des âmes mieux nées que lui et tombe dans une fatale mésestime. L'honneur ne peut le mouvoir ni l'émouvoir.

Le Ciel de Cambridge nous rappelle que cet honneur est possible, finalement, qu'il nous gouverne, et que la fin dernière est à l'instant même où le regard ouvre le ciel, à jamais, lorsque nous partons. « Pour que nous quittions », écrit Rupert Brooke, « les cœurs malades que l'honneur n'émeut pas ». Il nous reste ainsi à remercier et à aimer la providence qui nous a fait naître aux temps du ravage de toute idée, de toute forme et de toute beauté, nous obligeant ainsi à en relever le défi et à ressaisir, seuls, le silence et l'invisible dont elles proviennent: « Alone above the Night, above the dust of the dead gods, alone ». C'est bien seul que l'on devance, dans la poussière des dieux morts, l'Appel de ceux que l'on doit honorer: « Ne les couronnerai-je pas d'une louange immortelle/Ceux que j'ai aimé/ qui m'ont donné, qui ont affronté avec moi/ De grands secrets ? »

Il n'est pas si fréquent qu'un poète trouve son juste intercesseur, - celui qui, nécessairement, nous conduit à lui. Le Ciel de Cambridge prouve qu'il n'est de transmission que d'une parole vive à une autre, par-delà les cercles ouverts de la mort. Les cordes alors se réaccordent dans le vibrato de cette divine anamnésis qui est, loin des « réalistes », le réel même, c'est- à-dire le monde qui est, comme le savait Hugo von Hofmannstahl « un poème éternel » (« Was ist die Welt ? Ein ewiges Gedicht. ») Nous comprenons ainsi, d'intercesseurs en intercesseurs, la fonction théurgique du poème, toujours hors de portée et cependant immédiat, dans la sagesse intime des mots, dont Philippe Barthelet nous dit qu'ils ne sont pas « symboliques » précisément parce qu'ils sont eux-mêmes Symboles, - choses réelles, visibles pour une part et pour une autre invisibles, ici-même et "là-bas, là-bas", comme les nuages de l'étranger baudelairien, - ces nuances qui nous manquent, et plus encore auxquelles nous manquons, et qui, dans nos défaillances, nos enivrements et nos songes, nous appellent.

 

Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Hoffmann, une intellectualité musicale:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Intellectualité musicale

 

L'importance de la musique dans l'œuvre de Hoffmann n'est pas seulement d'ordre thématique ou anecdotique. Les Contes, et Le Vase d'Or, en particulier, s'ordonnent à des lois subtiles et mobiles qui requièrent du lecteur une attention que l'on pourrait dire « musicienne ». Etre attentif aux phrases, à l'enchaînement des circonstances du récit et à la pensée même de l'auteur, c'est, en la circonstance, changer en musique les mots écrits, élever les signes typographiques à la hauteur idéale du chant. Par cette exigence à l'égard d'elle-même et à l'égard du lecteur, l'œuvre de Hoffmann s'inscrit dans la tradition du Romantisme allemand tel que Novalis en sut formuler les idées majeures et le dessein. Albert Béguin écrit, à propos de Hoffmann: « Tard venu, il héritait d'une tradition qui remonte à Herder, dont Goethe avait été tributaire et dont Novalis avait élaboré la théorie. »

D'ordre prophétique, plutôt que systématique, les théories de Novalis éclairent la pensée qui, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, risque de paraître allusive ou incertaine. Or, l'idée d'une intellectualité musicale, c'est-à-dire d'une intellectualité en mouvement suppose, dans la pensée de Novalis, que l'esthétique et la métaphysique soient indubitablement liées, unies, dans les variations infinies et les configurations sans cesse nouvelles de la musique. L'Intellect n'est point séparé des sens; il est, pour ainsi dire, le moyeu immobile de cette circularité synesthésique où, selon l'expression de Baudelaire, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

« Il est étrange, écrit Novalis, que l'intérieur de l'homme ait été jusqu'à présent exploré de façon aussi indigente et qu'on en ait traité avec tant d'insipidité, un tel manque d'esprit. La prétendue psychologie est encore une de ces larves qui ont pris, dans le sanctuaire, la place que devaient tenir d'authentiques images divines... Intelligence, imagination, raison, ce sont là des compartiments misérables de l'univers qui est en nous. De leurs merveilleuses compénétrations, des configurations qu'elles forment, de leurs transitions infinies, pas un mot. Il n'est venu à l'idée de personne de chercher en nous des forces nouvelles encore, et qui n'ont pas reçu de nom, d'enquêter sur leurs rapports de compagnonnage. Qui sait à quelles merveilleuses unions, à quelles générations prodigieuses nous pouvons encore nous attendre au-dedans de nous-mêmes. » La musique étant l'art des variations et des transitions infinies, l'intellectualité musicale, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, sera le principe de passages entre des domaines, des règnes et des états habituellement séparés par des frontières rigoureuses. La réalité et le rêve, la nature inanimée et animée, les figures humaines et mythiques se confondent pour susciter ces « générations prodigieuses » que pressent Novalis. De cette mise-en-miroir d'aspects ordinairement distincts naît un vertige de reflets et de spéculations infinies où la réalité mystérieusement s'avive et s'agrandit.

Sous le sureau où s'est réfugié l'étudiant Anselme, soudain s'accroît l'intensité des couleurs. Les « vagues dorées du beau fleuve », les « clochers lumineux sur le fond vaporeux du ciel », les « prés fleuris et les forêts d'un vert tendre » annoncent les brillantes nuances des « serpents verts » et les teintes de la bibliothèque secrète de l'Archiviste Lindhorst. Les couleurs sont les accords magnifiques qui annoncent le passage de la réalité quotidienne, banale, à une réalité visionnaire et prodigieuse. Les images du conte sont annonciatrices. L'imprévisible est contenu dans le déjà advenu. La vastitude et la complexité du monde auquel l'expérience visionnaire convie l'étudiant Anselme, évoque un opéra féerique. La « folie » d'Anselme est le prélude d'une sagesse verdoyante. Développée à partir d'un thème unique, l'intellectualité musicale favorise l'arborescence logique des métamorphoses.

Les bruissements deviennent parole. L'inintelligible, le bruit sont gagnés par le Sens et par la musique: « Ici l'étudiant Anselme fut interrompu dans son soliloque par un étrange bruit de frôlements et de froufrous qui s'éleva dans l'herbe tout près de lui, pour glisser et monter bientôt après jusqu'aux branches et aux feuilles du sureau qui s'étalaient en voûte au-dessus de sa tête. On eût dit tantôt que le vent du soir secouait le feuillage, tantôt que les oiselets folâtraient dans les branches, agitant de-ci de-là leurs petites ailes en leurs capricieux ébats. Puis ce furent des chuchotements, des zézaiements, et il sembla que les fleurs tintaient comme autant de clochettes cristallines suspendues aux branches. Anselme ne se laissait pas de prêter l'oreille. Tout à coup, sans qu'il sut lui-même comment, ces zézaiements, ces chuchotements et ces tintements se changèrent en paroles à peine perceptibles, à moitié emportées par le vent... » La musicalité des mots coïncide avec leur ressaisissement par le sens: « Zwischen durch - zwischen ein - zwischen Zweigen, zwischen swellenden Bluten... » Le texte allemand, mieux que ses traductions françaises, restitue ce saisissement des rumeurs par la musicalité naissante du Sens dont la souveraineté soudaine tinte « comme un accord parfait de claires cloches cristallines » précédant l'apparition de Serpentina.

La pensée qui amoureusement s'unit à cette musique, mieux que la pensée profane, s'accorde aux secrètes concordances du monde. Les choses ne sont point ce qu'elles paraissent être. L'Invisible résonne dans le visible et les échos du visible se prolongent et se répercutent dans l'Invisible. Le monde, dans tous ses aspects est ainsi doué de parole: « Le vent du soir passa dans un frôlement et dit: « je me jouais autour de ton front mais tu ne m'as pas compris; le souffle est mon langage, quand l'amour l'enflamme ». Les rayons du soleil percèrent les nuées, et la lueur éclatait comme en paroles: « Je t'inondais de mon or embrasé, mais tu ne m'as pas compris; l'embrasement est mon langage quand l'amour l'enflamme. Et, plongeant toujours plus au fond des deux yeux magnifiques, la nostalgie se faisait plus ardente, le désir s'embrasait. Alors tout s'agita et s'anima, tout sembla s'éveiller à la vie et au plaisir. Les plantes et les fleurs embaumaient autour de lui et leur parfum était comme un chant magnifique de mille voix de flûtes; et les nuages du soir qui passaient en fuyant emportaient l'écho de leurs chansons vers les pays lointains. » En l'apogée de l'intellectualité musicale, la nature irradie. Le présent rayonne des hautes puissances d'un passé légendaire ou mythique. L'archiviste Lindhorst peut défier la clientèle bourgeoise car il est en vérité Prince des Esprits: « Il se peut que ce que je viens de vous raconter, en traits bien insuffisants, il est vrai, vous paraisse absurde et extravagant, mais ce n'en est pas moins extrêmement cohérent et nullement à prendre au sens allégorique, mais littéralement vrai »

« Nullement allégoriques et littéralement vraies » sont, dans le Conte de Hoffmann, les métamorphoses. Les véritables « identités » ne sont pas détenues dans le monde profane mais elles sont les reflets des plus hautes et immémoriales identités des « seigneuries d'Atlantis ». De même que, selon Platon, le temps est l'image mobile de l'éternité, les identités des personnages sont les images mobiles d'une vérité provisoirement lointaine, mais source d'une lancinante nostalgie. Les objets eux-mêmes, menacés dans leur statut,- et par cela même menaçants,- ne sont pas exempts de ces métamorphoses. Ainsi en est-il du heurtoir de la porte de Lindhorst: « La figure de métal s'embrasant dans une hideuse fantasmagorie de lueurs bleues, se contracta en un grimaçant rictus...» Plus loin, c'est le cordon de la sonnette qui se change en reptile: « Le cordon de sonnette s'abaissant devint un serpent géant, blanc et diaphane qui l'enveloppa, l'étreignit; laçant ses anneaux de plus en plus serrés, si bien que les os flasques et broyés s'effritèrent en craquant et que le sang gicla de ses veines pénétrant le corps diaphane du serpent et le colorant de rouge. » Entre l'angoisse et l'extase, l'intellectualité musicale entraîne la pensée dans une imagerie mouvante où chaque thème et chaque image est en proie à l'exigence qui doit les changer en d'autres thèmes et d'autres images. Les métamorphoses angoissantes annoncent les métamorphoses extatiques. Le resserrement de l'angoisse va jusqu'à la pétrification. Face à l'archiviste Lindhorst, Anselme sent « un torrent de glace parcourir ses veines gelées » comme s'il était en train de se changer en statue de pierre. Par contraste, les métamorphoses extatiques n'en sont que plus ouraniennes et plus immatérielles. Sous le baiser de Phosphorus, la fleur de lys se défait de toute pesanteur et de toute compacité et s'embrase dans les hauteurs: « Et comme rayonnante de lumière, elle s'embrasa en hautes flammes, d'où fit irruption un être étranger, qui, laissant la vallée bien loi au-dessous de lui, erra en tous sens dans l'espace infini.»

Rien n'échappe à ces variations, transitions et métamorphoses qui, par leurs enchantements, entraînent la pensée en des contrées surnaturelles. La nostalgie romantique qui s'empare de l'étudiant Anselme, recèle des pouvoirs extrêmes car elle est le principe d'embrasement du pressentiment lui-même. La nostalgie romantique, « sehnsucht », est une nostalgie prophétique, impérieuse, qui oeuvre à une véritable transmutation de l'entendement. Mais cette transmutation n'est pas sans dangers: « Je vois et je sens parfaitement désormais que toutes sortes de formes étrangères, venues d'un monde lointain et prodigieux que je ne contemplais jadis qu'en certains rêves singuliers, et bien particuliers, ont envahis à présent mes états de veille et ma vie active, et se jouent de moi. » Fidèle au dessein de Novalis, qui consiste à se saisir des configurations et des transitions nouvelles de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, Le Vase d'Or de Hoffmann va proposer dans une adresse au lecteur, qui se situe à peu près au milieu du récit, une interprétation métaphysique des épreuves que traverse la pensée lorsqu'elle est vouée à l'aventure des métamorphoses: « Essaie, ami lecteur, dans le royaume féerique plein de sublimes prodiges, qui provoquent sous leur choc formidable les suprêmes délices aussi bien que la plus profonde épouvante,- dans ce royaume où l'austère déesse lève un coin de son voile, si bien que nous nous figurons contempler son visage,- ( mais un sourire brille souvent sous son regard austère, et c'est le caprice taquin qui se joue de nous et nous trouble et nous ensorcelle de mille façons, comme une mère aime à badiner avec ses enfants préférés),- dans ce royaume disais-je, dont l'esprit, du moins en rêve, nous ouvre si souvent les portes, essaie, ami lecteur, de reconnaître les silhouettes bien connues que tu coudoies journellement, suivant l'expression consacrée, dans la vie ordinaire. Tu seras alors d'avis que ce sublime royaume est beaucoup plus près de nous que, peut-être, tu ne l'estimais ordinairement... et c'est ce que je souhaite de tout mon coeur, et m'efforce de te faire comprendre dans l'étrange histoire de l'étudiant Anselme. »

La « vie ordinaire » qui nous sépare des « suprêmes délices » et des « profondes épouvantes » est plus ténue qu'il n'y paraît. La proximité du « sublime royaume » est attestée par les pouvoirs de notre conscience à se concevoir elle-même comme changeante, soumise à cette hiérarchie infinie des états dont la veille, le rêve, le sommeil, l'extase offrent quelques exemples rudimentaires. Ce qui importe est plus subtil: cette orée miroitante qui unit et sépare la veille et le rêve, où tout, soudainement, devient possible. La nostalgie de l'étudiant Anselme n'est pas le regret d'un passé situé à un quelconque point antérieur de l'histoire humaine, c'est, au sens propre, une nostalgie de l'inconnu et de l'inouï. Hanté par la nostalgie, Anselme va à la conquête de formes nouvelles et de neuves harmonies: telle est l'inquiétude de l'intellectualité musicale qui, semblable au désir amoureux, ne connaît qu'une soif que seule comble une soif nouvelle.

Il n'est pas indifférent de constater que, distribuée en "veilles",- qui sont autant de défis à l'ensommeillement de la pensée dans l'illusion de la vie ordinaire,- la poursuite initiatique et amoureuse que relate Le Vase d'Or, débute sous un arbre, en l'occurrence un sureau, dont la moelle légère fut évoquée, par André Breton, dans un poème de Clair de terre. Ainsi que le soulignent les études de René Guénon et de Mircéa Eliade, l'Arbre fut souvent identifié à l'axe du monde, lieu par excellence du passage entre les différents états de la conscience et de l'être. Or, l'expérience visionnaire d'Anselme sous le sureau rejoint, dans son illumination arborescente, ce symbolisme du passage et de l'axe du monde. Le caractère impérieux et fulgurant de la vision et l'embrasement de la conscience qui en résulte, montrent que l'arbre est habité par une puissance électrique, annoncée par les bruissements lumineux, dont le surgissement va littéralement transmuter la conscience de l'étudiant. « Cependant, écrit René Guénon, on pourrait se demander si le rapprochement ainsi établi entre l'arbre et le symbole de la foudre, qui peuvent sembler à première vue être deux choses fort distinctes, est susceptible d'aller encore plus loin que le seul fait de cette signification axiale qui leur est manifestement commune; la réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons dit de la nature ignée de l'Arbre du monde, auquel Agni lui-même est identifié dans le symbolisme védique, et dont, par suite, la colonne de feu est un exact équivalent comme représentation de l'axe. Il est évident que la foudre est également de nature ignée et lumineuse; l'éclair est d'ailleurs un des symboles les plus habituels de l'illumination au sens intellectuel ou spirituel. L'Arbre de Lumière dont nous avons parlé traverse et illumine tous les mondes; d'après le passage du Zohar, cité à ce propos par A. Coomaraswamy, l'illumination commence au sommet et s'étend en ligne droite à travers le tronc tout entier; et cette propagation de la lumière peut facilement évoquer l'idée de l'éclair. Du reste, d'une façon générale, l'Axe du monde est toujours regardé plus ou moins explicitement comme lumineux... »

Illuminateur, le passage donne accès à un monde dont les configurations mobiles évoquent une partition symbolique. Les symboles, dans le récit, se répondent les uns aux autres. Chaque chose est le répons musical et mythique d'une autre. Hoffmann ne cite pas en vain Swedenborg, théoricien et visionnaire d'un univers de correspondances où les mondes se superposent infiniment dans l'Invisible. La responsabilité qui incombe aux personnages est de répondre à ces configurations imprévisiblement nouvelles qui naissent de l'identité mythique des personnages.  « La précision mythique, écrit Ernst Jünger, est autre que celle de l'histoire. Elle lui est opposée pour autant qu'elle ne se fonde pas sur l'univocité mais sur la pluralité d'interprétations des faits. La personnalité historique est déterminée par une origine, une biographie, une fin. La figure mythique, au contraire, peut avoir plusieurs pères; plusieurs biographies, peut être tout à la fois dieu et homme, être à la fois morte et vivante, et toute contradiction, pour autant qu'elle soit réelle, ne fera qu'en accroître la netteté. Elle est amoindrie, enchaînée par le repérage historique. Son signe distinctif est qu'elle revient du fond de l'intemporel. »

Loin de contredire à cette dimension mythique, l'ironie, que Novalis tenait pour l'une des précellentes vertus romantiques, en réaffirme le pouvoir d'incertitude créatrice. L'ironie romantique, en effet, ne se réduit pas au ricanement. Elle se rapporte à la nature amphibolique de la réalité. L'euphorie du poète, son allégresse, sa légèreté riante,- qui entraînent le récit au-delà de la tragédie et du malheur,- proviennent de cette ironie essentielle selon laquelle ce qui est dit énonce autre chose qu'il n'y paraît. L'ironie romantique n'est pas l'expression d'un scepticisme ordinaire; elle est, au vrai, un moyen de connaissance accordé à l'intellectualité musicale que l'ambiguïté des choses, leur dualitude, exalte. Loin d'être mise en échec par l'amphibolie du réel, l'intellectualité musicale y trouve le principe de ses développements. Le ton de l'ironie, qui parcourt le récit du Vase d'Or, confirme la vérité mythique et symbolique car, dans le Mythe, le personnage est autre qu'il n'y paraît et le symbole toujours renvoie à son autre part, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. Ainsi les choses peuvent se changer les unes en les autres car elles sont déjà les unes dans les autres; le répons de l'autre est dans l'une, toujours la même et autre ironiquement, dans la plus entraînante joie musicale.

 

Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis. 

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15/12/2021

Avant-propos au "Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger":

 

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Luc-Olivier d'Algange

Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du Travailleur. Le Traité du Rebelle, Eumeswil, et sa figure de l'Anarque, allaient prendre, ensuite, la mesure de la distance nécessaire, par une morale dévouée bien davantage aux principes qu'aux valeurs, au sens bourgeois du terme. Ce qui distingue une morale bourgeoise d'une morale aristocratique n'est autre que le sens du sacré ; la morale bourgeoise est gestionnaire, soucieuse de règles à imposer aux autres, lors que la morale aristocratique est dispendieuse, plus soucieuse de l'accord avec le vrai et le beau que d’une conformité sociale.

L'essentiel, à cet égard, est dit aux premiers chapitres des enchanteresses Pléiades de Gobineau. Le Fils de Roi, c'est à lui-même qu'il impose des règles comme autant de politesses adressées aux êtres et aux choses qui peuplent le monde. Tel est le sens du sacré qui émane de l'œuvre de Jünger, bien loin de la morale des moralisateurs que l'on a bien raison, lorsque l'occasion s'en présente, de renvoyer à leurs affaires. L'approche du Sacré est approche de l'être. Dans la douce éclaircie du Don, l'être se donne à nous, et le sacré est l'éclat de notre gratitude.

Reprenant, là où elle nous fut laissée, la grande lumière de l'interrogation hölderlinienne, Jünger devance presque toutes les analyses politiques et morales. Alors que tant d'autres passent leur vie à se désencombrer de systèmes qu'ils ont adoptés et reniés successivement pour s'adapter aux déroutes de l'Histoire, Jünger, lui, s'en tient à la « méditation des oracles ».

L'Oracle d’Hölderlin approfondit l'Oracle de Delphes. Tout s’éprouve dans le Mystère dont le délié s'accorde à la musique des âmes et des sphères. Il faut entendre que le Mystère n'est pas confusion, ni aléas. Le Mystère est un Ordre. Seule nous échappe la possession de la clef de voûte. Or, le Mystère de l'Oracle poétique est le Mystère de la non-possession. La connaissance ultime nous délivre de toute chronologie. Elle caducise l'effort antérieur pour ne plus laisser subsister que la plénitude du Don sans mesure de l'être à lui-même. Ce que l'œuvre de Jünger, dans la lignée des Grands Hymnes de Hölderlin, nous dit des dieux et des titans éclaire magistralement notre temps. Nous vivons un temps d'intérim, un interrègne, et ce ne serait que pure pénurie si nous n'étions capables d'envisager avec une sorte de lucidité prophétique, d'où nous venons et où nous allons.

« Le naufrage du Titanic, écrit Jünger, qui échoua sur un iceberg, est un signe prophétique comme il n'en est donné que dans les mythes. Il faut en conclure, entre autres choses, que pour le progrès il s'agit en fait d'un intérim,- d'un phénomène avec un début et une fin. Que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, à vrai dire on l'avait toujours su. Désormais se pose la question de savoir à quoi va ressembler la terre, ou bien ce qu'elle voudra, c'est selon. Des visions apocalyptiques semblent se répéter à la fin de chaque millénaire,- elles s'accordent aujourd'hui avec le contexte mondial, qui est essentiellement de nature technique. En revanche, les astrologues prédisent une extraordinaire spiritualisation. Cela s'harmonise avec l'attente chrétienne d'une ère du Saint-Esprit, la troisième après celle du Père et du Fils. »

Ernst Jünger demande encore à être lu. Cette vision paraclétique indique l’approche. Le principe titanique triomphe mais il périt dans son triomphe. Quelle lenteur à l'échelle humaine que ce désastre auquel tout le monde assiste mais auquel presque personne ne comprend rien : « Le prochain siècle, appartient aux titans; les dieux vont perdre encore de leur crédit. Attendu qu'ils reviendront, comme ils l'ont toujours fait, le vingt-et-unième siècle, vu sous l'angle religieux, sera donc un entre deux, donc un intérim. Dieu se retire. Que l'Islam semble faire exception ne doit pas nous tromper; cela ne tient pas au fait qu'il est supérieur au temps mais au contraire, d'un point de vue titanique, qu'il lui est accordé. »

Là encore le regard de Jünger est d'une acuité et d'une actualité extrême. Les différents ordres moraux, totalitaires et vains, qui s'installent ici et là, en Orient et en Occident, loin de témoigner d'un « retour du religieux », marquent au contraire leur accord profond avec la modernité titanique. Le fondamentalisme est essentiellement moderne car la modernité est essentiellement fondamentaliste. L'idéologie du ressentiment, de l'uniformisation, qu'elle fût de prétention religieuse ou matérialiste, considère toujours comme ennemies la connaissance, la sapience, la philocalie, les fastes de l'âme miroitante et enfin, la vie elle-même, qui est toujours « plus que la vie ».

L'homme moderne dévoué au principe titanique est puritain car la technique est puritaine, toute entière conditionnée par l'utilité. Le règne des titans est le règne du déterminisme. Le principe divin s'oppose au principe titanique, non selon un principe dialectique, mais bien davantage comme deux styles. Le monde des dieux qu'évoque Jünger est ce monde dispendieux où l'immanence se fait offrande. Le monde des titans est notre monde, « Règne de la Quantité », et du contrôle.

On ne saurait esquisser un hommage à Jünger, comme se veut être ce bref ouvrage, sans évoquer l'idéogramme clair et léger de la cicindèle. La cicindèle, dont on ne sait tout d'abord si elle est un éclat de lumière ou un insecte est sans doute le signe le plus immédiatement perceptible de l'éveil du Logos, - la nature, pour ce disciple de Novalis, se laissant déchiffrer comme un livre. Le monde étant l’enluminure d’une écriture divine. Les chasses subtiles, qu'elles relèvent de l'attention entomologique portée au monde extérieur ou bien de l'audace des « psychonautes » à la conquête du monde intérieur, que Jünger évoque dans La Visite à Godenholm, sont une herméneutique à l’exemple de celle dont Porphyre honora le poème d’Homère dans son Antre des Nymphes .

Alors que tant d'autres s'en tiennent à une théorie du signe arbitraire et de l'évolution des espèces, Jünger bouleverse ces certitudes scientistes par la considération de l'infime et du subtil. La cicindèle est aussi un symbole. Mais entendons-nous, elle est un symbole dans le monde, un symbole issu de la trame du monde, un signe, délivré par la terre, d'un message dont la complétude n'est jamais que devinée, induite par reflets, par miroitements, par éclats. La splendeur du monde n'emprisonne pas le sens du monde mais le délivre dans la multiplicité des signes, des hiéroglyphes dont est composée la nature. Le tout est davantage que la somme des parties. L'immanence n'est point close sur elle même. La solaire cicindèle scinde de son aile l'emprise de la nature sur elle-même qui est l'illusion foncière des matérialistes.

Pour Jünger, comme pour Novalis, la matière n'existe pas. Le monde est blasonné, et les créatures qui le peuplent, les configurations de lumière et de nuit qui rendent discernables nos approches, participent d'une grammaire que l'on ne peut comprendre que par la contemplation, par-delà les logiques chronologiques ou linéaires. Le monde est constitué comme un langage. Tous les arbres, toutes les pierres, tous les papillons, tous les paysages et toutes les circonstances de notre vie sont hiéroglyphiques : « Les hiéroglyphes, écrit Jünger, font plus qu'égratigner la surface des choses, les époques et les conjonctions d'astres, ils ne décrivent pas seulement la vêture mais ce qui, en elle, se métamorphose avec elle. » La cicindèle est la pointe virevoltante dans la tapisserie du monde qui montre, au-delà de l'entrecroisement des fils, l'espace libre.

Nous qui sommes des amis des livres, des contemplations et des songes, nous éprouvons à l'égard de Jünger de la gratitude pour tant d'invitations faites à la rencontre et au passage entre les mondes. Le chasseur subtil, nous dit Jünger, est « un hôte du pays des merveilles ». Le merveilleux surgit à l'improviste. Apparition-disparition où la conscience atteint soudain à l'incandescence métaphysique : « …la rencontre ne dura qu'un instant, mais l'étincelle avait mis le feu. Cette vision disparut de façon aussi surprenante qu'elle était apparue; dans ces deux mouvements la légèreté s'unissait à la force... » Force et légèreté, vitesse qui révèle le secret de l'intemporel, explosion de couleurs qui délivrent le secret alchimique du noyau de toutes les teintes, l'œuvre de Jünger fut toute entière en cette quête ardente. L'attention portée aux créatures infimes et scintillantes qui s'échappent de la fixité de la nature, est bien une attention métaphysique, car ces créatures, visibles et mesurables, écrit Jünger « nous pouvons aussi les prendre pour exemple de forces qui croisent nos voies, qui même nous traversent sans que nous ayons conscience d'elles, un peu à la manière des ondes qui, de très loin, projettent une image sur un écran. » Dans ces « ondes », qui sont l'écriture du monde depuis la Genèse, Ernst Jünger nous initie à la vie magnifique.

Luc-Olivier d'Algange

Couverture Le déchiffrement du monde

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaquePour saluer Pierre BoutangDe la promenade: traitéLe Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou. 

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini !

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués, et dont nous sommes, convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

Rémi Soulié

 

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André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre:

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Luc-Olivier d’Algange

André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre.

 

« Sous les amandiers, l'ombre de la terre est du bleu le plus fin »

André Suarès

 

On se souvient de l'article de Montherlant: « Barrès s'éloigne ». De même que les auteurs grandement célébrés de leur vivant basculent parfois à leur mort dans un purgatoire durable, il arrive que certains méconnus, sitôt passés de l'autre côté des apparences, enflamment une génération à peine trop jeune pour leur avoir été contemporaine. Les œuvres de ces jeunes morts sont ainsi cueillies par de jeunes gens. La littérature fut longtemps le propre de la juvénilité. Dans le meilleur des cas, cette juvénilité de prolonge dans la nuit des temps du grand âge qui devient alors semblable à la harpe des vents d’une origine oubliée. Ce qui demeure souffle et prophétise, éveillant un chant sur les cordes du temps.

Quant à ceux qui naissent cacochymes, ils le demeurent et les grandeurs mythiques ou légendaires, le sens épique, le goût de la grandeur et de la fidélité leur sont à jamais étrangers. Les Modernes sont « jeunistes » car ils naissent vieux. Ce qu'il y a de jeune dans le monde, Homère, Dante ou Shakespeare, ne leur parle plus. Comptables avaricieux de leur vie domestique, ne s'intéressant qu'à ce qu'ils peuvent acheter ou vendre, ils seront, par définition, les ennemis jurés d'André Suarès.

André Suarès demeura méconnu après sa mort comme durant sa vie, qui fut un combat. Il ne fut d'aucun purgatoire mais vécu dans un enfer paradisiaque; c'est dire qu'il ne fut d'aucune chapelle. Physiologiquement inapte à toute flagornerie, il ne fut point « homme de Lettres », à la manière du dix-neuvième siècle, ni certes « intellectuel » à la façon, antiphrastique, des inlassables ratiocineurs du vingtième, pour ne rien dire de ceux du vingt et unième, qui sont incapables de dire du bien d'un contemporain, tant ils sont dévorés de jalousie, mais ne cessent de flatter les « minorités » les mieux aptes à se rendre utiles à leur carrière.

Or, il n'est point de grand style pour le flagorneur tout embourbé qu'il se trouve de prudences mesquines et d'atermoiements. Pour écrire juste, selon la beauté, il faut écrire libre, selon la vérité. Le caractère est pour beaucoup dans l'allure des grands prosateurs; libre de laisser leur plume suivre le mouvement de leur pensée réelle, ils gagnent en désinvolture, en clarté et en feu. Joseph de Maistre, Baudelaire, Nietzsche ne seraient point des maîtres si la crainte de déplaire les subjuguait. L'écriture minimaliste de nos actuels sous-écrivains tient autant à leur ignorance narcissique qu'à leur navrant manque de caractère.

Le style d'André Suarès, prophétique et chevaleresque, l'apparente à des formes d'humanité plus anciennes où l'on reconnaît tout à tour les figures de l'Aède, du Condottière et de l'Ascète. Rien ne lui répugne davantage que cet office dérisoire, dont se contentent certains « hommes de Lettres », qui est de distraire, ou de flatter la vanité du public. Le succès d'une œuvre lui semble le signe de sa bassesse, plus encore que d'un malentendu. Sa solitude ardente dans son temps, Suarès la désire, non tant par orgueil ombrageux, comme on le redit, mais par cette déférence plus profonde à l'égard des hommes d'autres temps dont le jugement lui paraît plus sûr et plus digne.

Suarès, ce vivant prodigieux, mobile, s'intéressant à tout, entretient avec les ombres, avec les morts (qui lui semblent plus vivants que les vivants-morts qui l'entourent) ce commerce passionné, presque chamanique, qui est à l'origine de toute culture. Nous sommes au monde, nous sommes humains, et point seulement en tant qu'espèce, lorsque la parole de ceux qui ne sont plus demeure en nous, lorsque nous consentons à recevoir d'eux le plus profond de nos lumières et de nos ténèbres.

Avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Léon Bloy, Suarès est l'auteur qui s'est le plus directement affronté à l'horreur de la vulgarité bourgeoise, au réalisme des lâches. Le sens de la grandeur le hante à mesure que s'installe la petitesse: mieux que quiconque il chante les grandeurs épiques, religieuses, la force et la gloire, et les songes plus vastes que les Songeurs eux-mêmes. A ce titre, l'œuvre d'André Suarès est belliqueuse. Suarès est un Cyrano qui défie cent ennemis à la fois sans désemparer. Les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément ses amis. Proche de Maurras par ses préférences latines, son dédain du « barbare », il n'en sera pas moins dreyfusard, à la manière de Péguy, et n'épargnera pas les « ligues » dont le « nationalisme » lui semble n'être que l'extension de l'égolâtrie impuissante de ceux qui les composent.

Ses amis seront des Egaux, des élus, des « fils de Roi ». Il n'est donc point solitaire: ses frères d'armes sont morts, mais, comme dans la chanson, ils cheminent à ses côtés. Il se bat en leur nom, pour leur honneur, qui est le sien. L'honneur d'autrui est pour André Suarès son propre honneur.

Poète quirite, comme il le dit de D'Annunzio, réalisant la coïncidence de l'éloignement ascétique et du sens de l'appartenance à la Cité inspiratrice, Suarès dépasse, comme en se jouant, l'opposition, que certains vivent de façon tragique, de l'individualisme et de la tradition. Si André Suarès fait sienne l'idée de Maurras, selon laquelle nous recevons toujours davantage de notre Pays que nous ne pouvons lui offrir, il n'oublie pas que l'hôte de la Cité, celui qui reçoit, pour être redevable, est aussi, lorsqu'il est poète, celui qui renouvelle la légitimité du bien, du beau et du vrai. Point de populisme chez André Suarès, ni de flagornerie, ni d'optimisme: ainsi les trois conditions nécessaires à l'exercice de la liberté sont honorées.  « Les flagorneurs du peuple pullulent, mortels à toute beauté, mortels au peuple même. Après tout le peuple n'est pas bon, non plus que le reste des hommes. La bonté est fille de la force. La faiblesse n'est qu'une servante à gage sujette à se vendre et à varier. Il y a trop de lâcheté, décidément, dans la bonté des faibles. On le connaît à ceux qui la flagornent » écrit André Suarès dans Voici l'homme.

Ce livre singulièrement nietzschéen précède la parution d'Ecce homo. Par une de ces coïncidences magistrales qu'ourdissent à leur insu les grands esprits, l'un des premiers ouvrages d'André Suarès, à peine sorti de l'adolescence, porte le même titre que l'ultime ouvrage de Nietzsche. « Flatter les faibles qui font nombre, et l'opinion rampante: voilà encore un emploi des optimistes. » Cet aphorisme, comme tant d'autre, chez André Suarès, semble une feuille détachée du grand arbre flamboyant et automnal du Zarathoustra. Comme celle de Nietzsche, l'œuvre de Suarès ne cèle point le dessein qu'elle se propose et qui claque comme un défi. Il s'agit de donner aux grandes âmes, à la bonté des forts et aux esprits supérieurs une chance de survivre dans un monde gouverné par la bassesse et la laideur.

Le projet demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Fortifiée par le pessimiste, exaltée par la générosité, l'œuvre de Suarès retrouve le trait antique sans méconnaître le génie du catholicisme: génie tout d'abord artistique, l'art se faisant religion et la religion se faisant art dans une révolte ardente contre l'état de nature et une certaine forme de rousseauisme dont il faut bien reconnaître que Rousseau est à peine plus coupable que Descartes l'est du cartésianisme, devenu l’inepte idéologie de ceux qui ne doutent de rien: « L'âme forte est catholique de préférence. Je suis catholique comme je suis païen: deux effets de la même force. Et tout ce que j'ai de vivant comme païen, c'est ma force catholique qui l'anime. »

Comme Valéry, Suarès savait que les civilisations sont mortelles, mais cette croyance ne s'accordait nullement en lui à quelque fatalisme oriental. L'Europe, dont il n'ignorait pas ce qu'elle devait à l'Orient, lui était chère: il y voyait l'expression du goût qui est « l'esprit des sens ». Quant à ceux qu'il appelait les Yankees, le moins que l'on puisse dire est que son jugement s'éloigne de celui de Monsieur Revel: « Entre les deux mondes, ils sont la borne brute, la pyramide de vanité, la lumière qui n'illumine ni ne chauffe, le miroir sans réflexion (...) Ils sont l'inhumaine puissance de la matière sans âme, et si automate que l'âme y étant matière, poids et mesure, la matière compacte s'y donne pour l'esprit. »

Nul mieux que Suarès n'eut à cœur de défendre les grandes âmes que menace l'oubli. Le monde dans lequel nous vivons lui eût fait horreur plus encore que le sien; ces grandes âmes revivent dans la polyphonie de son art où les grands événements de la culture européenne se répondent et se relient. Musicologue averti, il reconnaît, comme Glenn Gould, ce que Wagner doit à Bach et ce qui dans Bach annonce Wagner, cette spirale ascendante conquise dans son élan par le point le plus haut.

Ce wagnérien rétif au romantisme, comme au néoclassicisme, ce classique inclassable, le plus européen des écrivains français, ne se voile point ce qui doit advenir, et nous advient aujourd'hui en pleine face: la disparition programmée de la culture européenne et l'extinction progressive de la langue française. La fiction fiduciaire s'étant substituée à la réalité symbolique et au Logos lui-même, le mot « Europe » semble destiné aujourd'hui à n'être plus qu'une coquille vide susceptible d'être remplie par n'importe quoi. Suarès, hélas, n'est plus là pour nous dire, par exemple, ce qu'il eût pensé de la Turquie en Europe. Beau sujet pour qui admirait Byron et osa célébrer l'aventure de Fiume de son cher D'Annunzio ! « L'Italie lui doit beaucoup de son honneur présent et peut-être même ses frontières. Il l'a rendue à l'Europe, d'où elle était absente: il l'a ravie à cette secte de politiques usuriers et de vieillards rabougris qui la gouvernait comme un municipe de province. Nul n'a fait plus pour son peuple que ce Gabriel aux brûlants messages: il a trempé l'amère Adriatique dans le miel de la possession; et si Fiume est italienne c'est à cause de lui et de lui seulement. »

Contrairement à un préjugé tenace, Suarès n'est point cet esthète livré aux seules injonctions de sa subjectivité, ce libertaire acariâtre qui vitupère le monde dans son esseulement. Cet esprit, qui ne transige point sur la grande liberté qu'il s'accorde souverainement, est le contraire d'un anarchiste; cet esprit chevaleresque qui s'engage sans parcimonie ni calcul contre les despotes est aussi aux antipodes de l'humanitariste et de la veulerie sentimentale. L'ordre est son beau souci et ses parodies l'insupportent: sa sévérité à l'égard de « l'ordre moral », mesquin et envieux, n'est que l'envers de son horreur de l'esprit bourgeois qui s'y trouva des repères, des sécurités, et non point une haine de l'ordre et de la grandeur qui serait plus bourgeoise encore. « Les héros de l'art, écrit Suarès, sont les hérauts de l'ordre. Dans le rythme, le poète crée un ordre. Les plus artistes, parce qu'ils aiment l'ordre comme l'hermine aime la pureté, passent toujours pour préférer l'ordre à la vérité et à la justice. Rien de si faux: qu'est-ce que la vérité et qu'est-ce que la justice sinon des formes éminentes de l'ordre ? Les poètes ont bien le droit de se faire mal juger: Hommes d'un autre temps, dit-on, sans dire lequel. En fait ils sont hommes de tous les temps, dictateurs avec César et régicides avec Brutus. Ils sont les seuls hommes libres: car ils sont les seuls qui obéissent par amour au rythme suprême, qui est de l'ordre de la beauté; les seuls dont la révolte est infinie contre toute laideur et contre toute bassesse. Tel est aussi le sens de la joie qui se cache au fond de leur humeur pessimiste: le triomphe de la vie sur la vie. »

Ce triomphe de la vie sur la vie, n'est autre que le triomphe de l'ordre sur le désordre, de l'harmonie sur le chaos, de la Mesure sur la démesure, de la forme de l'informe (qui est la cause des pires conformismes): « Immonde anarchie des éléments déchaînés: la marmite des sorcières bout: mais quelqu'un sera roi. Le voleur se donne pour un percepteur d'impôts, l'assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l'anarchie ne peut durer: le roi, c'est celui qui vient: l'ordre. »

Rien n'inclina jamais ce catholique païen au péché contre l'espérance. L'ignominie triomphante précise ses forces, exalte son talent, ensoleille ses phrases. Les écrits de ce bretteur impossible à décourager sont une permanente leçon de courage. Les imbéciles parlent de l'échec d'André Suarès, comme ils parlent aussi au demeurant de l'échec de Joyce, de Musil ou de Proust ! De quel échec parlent-ils lorsque chaque page est un communiqué de victoire, lorsque chaque phrase vibre du triomphe sourd de la vie sur la vie, de l'idée éternelle sur la réalité transitoire, du Logos-Roi sur le babil informe des barbares !

Au fond des livres de Suarès bruisse une joie terrible; ses écrits les plus âpres nous annoncent d'écumantes vagues de bonheur, qui inquiètent car elles emportent. Lorsque vous sentez vos forces défaillir, qu'un doute pernicieux en vous s'installe, il suffit de lire quelques pages de Suarès pour en être délivré. Comme seuls savent le faire les grands pessimistes, les esprits sarcastiques et lyriques, les « railleurs et les rêveurs », auxquels Villiers de L'Isle-Adam dédia son Eve Future, André Suarès nous donne les clefs d'un héroïque et tumultueux art du bonheur que les optimistes et les progressistes, ces perpétuels déçus, ne pourront qu'ignorer.

Suarès ne se laisse pas décevoir par le monde; ses admirations sont des pactes et des serments; il revient sur ses inimitiés et ses incompréhensions plus souvent que sur ses ferveurs. Il ne devient pas de plus en plus amer ou sceptique à mesure que les années passent. Chaque nouveau livre qu'il écrit lui ôte un poids, et plus il s'avance vers l'ultime frontière humaine et plus sa grande âme devient réceptive et sensible. A chaque phrase écrite par Suarès, Ariel triomphe de Caliban. Il ne s'enrage pas contre le monde mais s'encolère contre les obstacles qui s'opposent entre l'homme libre et la splendeur du monde. La vie étroite, calculatrice et d'intensité réduite que les grégaires s'imposent entre eux lui paraît une intolérable offense faite à la Création. Les ratiocinations qui prétendent à justifier cette offense, en expliquant le plus par le moins, ce qui est en haut par ce qui est en bas et qui veulent ainsi réduire les nobles desseins à de mesquines raisons ne résiste pas à la fougue pascalienne de Suarès.

Le Colloque avec Pascal est un des grands moments de l'anthologie présentée par Robert Parienté. De même que Nietzsche entretint toute sa vie une conversation intérieure, souvent tumultueuse avec Socrate, Spinoza, Schopenhauer et Wagner, André Suarès s'entretient magistralement avec Pascal et Nietzsche dont il perçoit les affinités. Si l'intelligence est l'art de choisir, elle peut être aussi quelquefois l'art de ne pas choisir, c'est-à-dire de ne point croire aux fausses alternatives qu'on nous propose. Cet écrivain pour qui le monde existe, qui laisse tournoyer autour de lui les inépuisables richesses des sens, cet amoureux des formes, cet artiste-philosophe (plus encore que philosophe-artiste) qui jette un œil soupçonneux sur les austères et les puritains ne s'interdit pas, pour autant, de se reconnaître dans les exigences métaphysiques de Port-Royal.

L'amour du monde sensible ne l'engage pas à un désamour du monde métaphysique, bien au contraire: « Je ris d'un homme qui se rit de la métaphysique. L'homme sans Dieu ni métaphysique n'est qu'un animal. » Avec Pascal, Suarès dialogue en païen, avec Nietzsche, en catholique: chaque raison invoquée est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. On reproche souvent à Suarès de faire son propre portrait en portraitisant les autres: il n'en est rien. Son parti pris est celui du ravissement. S'il y a beaucoup de lui-même dans ce qu'il dit des autres, c'est qu'il consent à être sculpté par les œuvres, comme par les paysages et les cités, dont il nous parle.

Les engagements de Suarès sont d'ailleurs moins contradictoires qu'on ne se plaît en général à le souligner: il change, certes, la disposition de ses escadres, mais en fonction des mouvements de l'adversaire. Son ennemi est toujours le même, sous des costumes point si divers: le Médiocre. La médiocrité du dévot qui selon la formule de Maître Eckhart, « trafique avec Notre-Seigneur » pour « être encore payé de ses vertus » (Nietzsche), ne lui paraît ni plus ni moins odieuse que celle de l'athée qui se défend de la grandeur et du mystère. Un excessif relativisme des valeurs pourrait arguer que l'on est toujours le Médiocre de quelqu'un d'autre, comme on en est le barbare, à cette réserve près que si nul ne se définit, sinon par provocation, comme barbare, le Médiocre, et c'est là son propre, se définit comme tel, et tire précisément sa force de l'approbation du grand nombre de ses semblables qui ne prétendent à rien de particulier, sinon à être la norme du monde, le "pareil au même" triomphant sur tous les fronts de la diversité des peuples et des personnes, et clouant au pilori toute distinction.

Toute politique grande ou petite se définit par son rapport avec la Médiocrité. Au pire, elle confond la médiocrité et la Norme, au mieux, elle jugule le pouvoir du Médiocre par l'Autorité légitime; entre les deux s'offrent toutes sortes de possibilités, aristocratiques, oligarchiques, féodales, corporatistes, qui valent ce que valent les hommes qui en usent. Toute politique digne de ce nom tient de la métaphysique par la recherche d'une Norme, qui n'est point détenue, partisane, mais surplombante. Si la Médiocrité s'impose comme Norme nous sommes alors sous le règne des esclaves sans Maîtres, si la Norme s'impose à la médiocrité et parvient à la délivrer d'elle-même, en lui donnant une forme et un style, alors nous disposons un monde de Maîtres sans esclaves. Pour lors, reconnaissons que nous en sommes loin.

A la fois prophétique et rétrospective, l'œuvre de Suarès récapitule ce qui fit notre grandeur, nos raisons d'être. Son sentiment de gratitude, sa magnanimité, nous l'avons vu, l'apparentent à Nietzsche, contre lequel il exerça sa verve de pamphlétaire avant de lui présenter les plus belles excuses qui soient : « Etre européen: Nietzsche l'a toujours voulu et peut-être n'est-il pas un dessein où il soit demeuré plus fidèle: c'est sa plus grande vertu. Autant que faire se peut, elle le mène de la culture à la civilisation: elle lui montre la voie où l'on passe de l'éthique à l'œuvre d'art. Car il faut bien entendre que l'art est une morale suprême. » S'il évoque Dostoïevski, Baudelaire, Wagner, Debussy, c'est en généalogiste d'un passé et en héraut d'un futur qui tiennent ensemble dans le poing serré sur la garde de l'épée. Il n'est pas question de tergiverser sur le « travail du texte », de couper en quatre la beauté avec les ciseaux de coiffeur du narratologue, ni de gominer les chevelures rebelles avec la pommade du politiquement correct: il importe seulement de ne pas lâcher la prise sur l'essentiel qui est l'expérience paraclétique de l'Art.

Le temps d'André Suarès est venu, comme celui du règne de l'Esprit après le règne de Père et le règne du Fils, non sans doute car il fut, comme on le dit banalement, « en avance sur son temps » mais, au contraire, par exacerbation de ce qui, en lui, s'y oppose et s'y refuse. S'il y eut des époques où la littérature s'accorda avec l'esprit du temps (celle de Racine et de Molière, par exemple, ou, plus en amont celle de Virgile), l'époque moderne voit naître la littérature d'opposition ou de résistance. La survie d'une œuvre, la ferveur qui l'entoure dépendent alors de la force avec laquelle elle se refuse à la réalité du temps pour mieux servir, et mieux honorer, ce qui lui échappe, ce qui demeure hors de son emprise et qui est à la fois de l'ordre de l'être et de l'Idée.

Non, l'œuvre d'André Suarès ne connut point de purgatoire: elle se réfugia directement au Paradis. Et ce Paradis n'est point si loin de nous que notre désabusement nous le présente: il se trouve en Italie, par exemple, que Suarès parcourt en Condottière désargenté dont la pauvreté révèle la richesse du monde et lui confère sur elle l'imprescriptible droit de la justesse du regard, nous donnant le plus beau récit de voyage qui soit. Paradisiaque est la lumière de Sienne, et les belles épaules des jeunes filles anadyomènes ! Suarès ne voyage pas par goût de l'exotisme, il ne cultive point le leurre de se quitter en parcourant des contrées étrangères: il voyage pour accroître sa présence à ce qui est, à ce qui devrait être en nous mais dont il sait que nous le fuyons; par touches successives, comme le peintre magistral qu'il est, et ce n’est pas peu dire, plus rapide que Gautier, plus précis que Chateaubriand, plus fervent que Stendhal, plus métaphysique que Morand, mais non sans analogies avec chacun d'entre eux, Suarès nous rapproche d'une « essence » de la culture européenne magnifiquement distribuée en formes précises; il nous invite à des retrouvailles avec des temps mieux accordés à la grandeur et à la joie. L'œuvre de Suarès est de celle qui s'en vont, mais avec leurs lecteurs. En partance, mais vers un ici plus éclatant. La Juste Mesure, l'art d'habiter en poète sa civilisation et son temps paraîtront aux imbéciles, qui sont légion, le pire extrémisme.

Nous perdons en même temps le sens de la Mesure et celui de la grandeur. Les Modernes adorent les « Titans agenouillés qui raidissent le buste », selon la formule de Drieu, mais ne parviennent pas même à hauteur d'homme. La véritable grandeur est magnanimité: elle consent à la diversité du monde sans faillir à la préférence et à la nuance. Le poète quirite, celui qui médite la « civité » ne saurait méconnaître l'interdépendance de la politique et de la poésie qui se rejoignent dans le style. La question sur laquelle Suarès dispute Nietzsche: « L'ennoblissement est-il possible » (Ist Verherung möglich) cède désormais la place au constat de l'esclavage universel, à l'évidence de l’avilissement de tout être et de toute chose. Une humanité étrange paraît où les seuls types humains visibles et représentatifs relèvent de la banalité extrême ou de la monstruosité. Entre l'Occidental moyen débilité dans ses soucis domestiques et le « serial killer » cinématographique, il semblerait qu'il n'y eût plus aucune latitude pour des formes d'humanitas plus profondes et plus complexes, plus hédonistes, plus métaphysiques ou plus savantes. Nous en sommes à ce moment qui précède exactement l'avènement du « dernier des hommes » prophétisé par Nietzsche et qui sera, lui, monstrueusement banal.

Autant dire que le moment est bien choisi pour se promener, une dernière fois peut-être, avant que leur langage ne nous devienne incompréhensible, dans les temples lumineux que sont les livres d'André Suarès, de songer entre ses phrases, belles comme des colonnes qui soutiennent le ciel et ordonnent la terre: « Tout est fini nous dit André Suarès dans ses belles pages sur Agrigente. Les Puniques, les Romains, les Sarrazins, les Barbares, tous les peuples de la mer antique ont conquis tour à tour Agrigente et la Sicile; ils sont passés par là. Vous seules êtes encore vivantes pour rendre à l'homme abusé la présence des dieux, colonnes roses et dorées, rouges et fauves, toutes chaudes de soleil, frémissantes dans la lumière, et qui vous dressez sur les dalles violettes, formes de chair où fleurit le sang de la terre. »

Demeurons, vaille que vaille, et dans l'attente du Roi, dans nos Agrigentes intérieures !

(Un chapitre de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, est également consacré à André Suarès).

 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

FIGARO 17/07/2020 Stéphane Barsacq

Au seuil du tricentenaire de la publication des Lettres persanes de Montesquieu, et alors que la basilique Sainte-Sophie, berceau du christianisme byzantin, doit être transformée en mosquée, plus que jamais il importe de se demander: «comment peut-on être Européen?» Européen qui ne signifie pas être assujetti à l’Union européenne, mais être solidaire d’une forme d’esprit née avec la civilisation grecque qui a essaimé en Méditerranée, et qui unit les terres du Septentrion et celles de l’Est – c’est-à-dire autant de réalités différentes qui traversent aujourd’hui des pays hors de l’Union européenne, puisque ni la Turquie ni la Russie n’en font partie, et qu’on peine toujours à définir, sur le plan pratique, ce qui unit la France et la Hongrie, ou l’Angleterre et la Pologne.

C’est dire, à l’heure où l’Europe n’est pas encore effacée des cartes, mais pourrait l’être, tout l’intérêt du livre de Luc-Olivier d’Algange et son ambition que résume son titre: L’Âme secrète de l’Europe. Derrière l’Europe, fût-elle galante pour reprendre le titre de Campra dont Morand s’est souvenu, une autre figure se tient: plus profonde, venue de plus loin, allant plus avant, réservant ses sortilèges, et répandant ses pollens, comme le voulait Novalis. Qu’on le veuille ou non, cette Europe «aux anciens parapets», partagée, sinon divisée entre l’ivresse dionysiaque et l’angélisme rilkéen, entre le théâtre d’Epidaure et la cathédrale de Chartres, demeure un chiffre ascendant.

Celui-ci réunit la philosophie, la mathématique et la pensée du droit dans un dialogue avec les Dieux, c’est-à-dire cette confrontation reprise d’âge en âge, et souvent miraculeusement accordée, qui tient Athènes et Jérusalem dans une même quête, celle qui découvre une vie nouvelle à l’horizon.
Si on devait le définir, Luc-Olivier d’Algange, quant à lui, évoque assez un de ces sages en exil à la façon de Léon Chestov ou Nicolas Berdiaev qui prospéraient sur le porche de l’Université. Retiré de toute agitation, il cultive ses plus belles fleurs sur les terres du Prince de Conti et observe, sans grande illusion, mais avec acuité, le spectacle moliéresque de notre modernité tantôt triste, tantôt risible.

Mais pareil au sage antique qui interroge volontiers les ombres, voire les fantômes, il promène son intelligence altière sur les hauts lieux en devenir de la mémoire: celle de Platon et de Nietzsche, de Guillaume de Machaut et Villiers de l’Isle Adam, de Maître Eckhart et d’André Suarès, sans oublier les Présocratiques ou les penseurs à la marge, comme Henry Corbin. Une liste à laquelle il faut ajouter les noms de Hildegarde de Bingen, d’Angelus Silésius ou de William Butler Yeats.

Rien de moins administratif. Rien de plus enthousiasmant. Luc-Olivier d’Algange fait le pari joyeux que les uns et les autres, même s’ils ne prient pas de concert, vont à l’essentiel par les mêmes voies, qui restent des ressources pour chacun de nous, qu’on croie ou non dans Athéna ou dans la Vierge, dans la foi du Psalmiste ou celle de Virgile. Tous sont unis par le rapport proprement «européen», qui est celui de la lumière quand elle vient à se confronter avec son crépuscule et que ses feux sont les plus puissants.

Quand l’Asie, si lointaine et si différente, reçoit la lumière en sens inverse du nôtre, l’Europe, pour elle, est ce monde où le soir tombe, et découvre son aspiration à un renouveau, à une réinvention perpétuelle du sens de l’Amour, qu’il soit dans le sacrifice des héros, dans celui de Jésus sur la Croix ou dans le chant des troubadours sur la route. Achille est le frère du Christ Pantocrator, comme il est l’objet du chant du poète qui pose le sens des combats.

Au fil des chapitres, Luc-Olivier d’Algange nous fait encore converser avec le penseur orthodoxe russe Paul Evdokimov ou avec le Condottière italien Gabriele D’Annunzio, voire avec quelques dandys reprouvés à des titres divers comme Oscar Wilde ou Ernst Jünger. De leurs contrastes, de leurs différences naissent les étincelles. Celles-ci convergent pour désigner une même flamme et les raisons de ne pas désespérer, de résister à l’ à-quoi-bon. Son livre si dense, si riche, se veut une approche de cette ère qui n’est plus géographique, et dont on veut nous convaincre que l’histoire est non seulement du passé, mais périmée, à «déboulonner», puisque même Jules César a fait les frais du terrorisme des nouveaux imbéciles, comme la Petite Sirène d’Andersen.

Douce illusion à qui sait que la Grèce a près de 3 000 ans, et qu’elle continue à nous bouleverser grâce aux héros homériques, aux figures de la Tragédie ou à Parménide ; que Rome continue à être le centre du monde, unissant Romulus et Rémus et les papes et qu’une certaine France reste la «terre des armes, des arts et des lois» dans le cœur des plus humbles.

Parmi tant de prophètes de malheurs, Luc-Olivier d’Algange reste une exception: il combat joyeusement. Ce que Guy Dupré avait écrit d’un de ses devanciers vaut pour lui: parmi les rares écrivains de son âge qui réellement nous parlent, il en est peu qui aient eu, pour nous rejoindre, à venir de si loin. L’âme secrète de l’Europe, de l’Irlande à la Grèce, de Moscou à Lisbonne – entre l’Elbe et l’Océan -, c’est l’amour de la vie elle-même qui fixe le cœur et l’esprit. Ou l’Europe est appelée à le retrouver et à le féconder, ou les Barbares l’achèveront.

Stéphane Barsacq

Luc-Olivier d’Algange, L’Âme secrète de l’Europe: Œuvres, mythologies, cités emblématiques (Éd. L’Harmattan, coll.Théôria)

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Luc-Olivier d'Algange, Chant de l'orage lumineux:

 

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Luc-Olivier d'Algange

Le Chant de l'orage lumineux

 

Cesserai-je un jour de désirer

cette transparence de la mémoire, cette nuit en laquelle

telle une douce joie,

s'assombrit la beauté jusqu'à l'extase ? Et telle une fragile

silhouette qui s'éloigne dans les entrelacs de l'air,

flamme légère, à peine rêvée,

solitaire et pure et fière

sans nul abri en ce monde

exposée au bonheur d'être, elle revenait vers moi

Divine Anamnésis. Il n'est point de mérite ni de gloire

à demeurer fidèle. Le jour qui se brise dans la nuit

d'un autre été magnifique annonce

la venue. Nous savons que nos errances nous conduisent.

Vive nostalgie,

Jardins inventés dans cette pâleur d'écume

lorsque la pluie tombe du chant du ciel ,de sa hauteur

qui si passionnément refuse la mort

Ainsi venaient à nous

au-dessus de nos têtes,

les palmes brillantes de la tristesse de l'été...

Ainsi les jardins, l'ombre, les racines, les fleurs

qui semblaient appartenir à d'autres siècles,

d'autres mondes

comme les hiéroglyphes de civilisations futures,

évoquant d'autres pierres, d'autres lumières...

Et tout cela cependant si proche

dans les bannières de la pluie et du vent...

Encore et toujours.

Comment être vivant

dans cette solitude de toute chose,

cette solitude à peine troublée

par le pressentiment d'une soumission à l'ordre

injuste des étoiles ? Et nous devinions soudain

que nos jours sont perdus dans ces demeures

perdus,

sous les voiles tendues

entre l'air et l'éther...

Nous devinions

et de cette divination âpre comme le suc

des fruits immatures, une grande

passion nous venait,

une grande divagation

inaccessible nous venait,

épée unie à l'éternité de son rêve miroitant,

soudaine volonté d'être,

ardente et légère volonté

tombée de l'ombre haute comme une immobilité

depuis longtemps

attendue, désirée

et nous demeurions nous aussi immobiles,

impassibles,

face à cet automne maritime qui rendit nos demeures

à la fois si capiteuses et si désolantes...

Quelle douce nuit s'inclinait

sur la terre brillante ! Quelle douce Apparence

devant laquelle notre orgueil enfin

pouvait capituler car enfin le ciel immense

traversait notre pauvreté, notre attente

et déchirait ces nuages et ces ombres. Enfin.

Je recueillais en moi cette miséricordieuse lumière,

cette transparence

de la mémoire

que je désirais.

 

Encore et toujours survenue,

mémoire de nos rêves et de nos rives,

cieux vivants dans l'altération des couleurs

jusqu'à ce jour de ton visage d'une parfaite pureté.

Jamais mon âme ne fut lasse,

jamais

dans ces branches embrasées du vent côtoyant l'éther,

jamais mon âme ne fut lasse de cette douceur.

La mémoire déployait ses paroles,

ses pluies,

de telle sorte qu'un recueillement de l'âme

encore toujours survenue

donnait à l'immense abandon

cette fraîcheur du sommeil dont les frondaisons

logent des oiseaux

au cœur battant...

Encore et toujours, grande beauté mienne

à jamais dans toute mémoire profuse ou déserte

quand l'antique malheur et les larmes

cèdent devant le découragement

du bonheur embelli par sa défaite:

c'est la grâce du retour

dont toute nostalgie nous hante et nous délivre

de toute hantise...

Brillante

et sûre,

aimée de toute chose qui ne consent point,

brillante

à la pointe de cette virtuosité native de l'être

qui ne consent point

mais désire...

Brillante et pure

dans les méandres majestueux d'autres siècles et d'autres mondes...

 

Il s'en fallut de peu qu'ensembles le lointain

et le proche

ne s'abolissent

dans cette couronne de mélancolie

que ce très-haut ciel d'automne fit tomber sur nos fronts...

Sur nos fronts

et sur les horizons mêmes de notre parole

comme un silence ,couronne d'un grand silence

d'une royauté muette. Il s'en fallut

d'une coque d'amande, d'un murmure,- ô joie

secrète,- ou mémorable tonalité d'oubli,

chose infime,

seconde d'or

honneur de l'imperceptible

beauté soudaine

qui nous sauve !

 

Cesserai-je un jour de désirer cette splendeur ?

Ce soir

la mer et le ciel

et cette joie mémorable

dont la nuit de l'âme nous illumine !

Quel oubli divin

à la pointe de cette allégresse impérieuse

plus haute que le don plus haute que l'espoir

de toute ramure dans le vent,

plus haute

et plus légère,

hôte des nues,

prophétesse !

La nostalgie fut cette lucide destruction du possible, niant l'hélas,

la vertu cachée de l'obscurcissement,

son ombre renégate,

afin qu'élue,

colombe vive dans le matin elle surgisse et nous sauve !

Cesserai-je un jour d'attendre cet instant ?

 

Les voiles s'éloignaient,

les tempes étaient bruissantes, j'entendais

d'autres êtres et d'autres mondes, l'esprit ailleurs...

J'entendais ces couleurs

qui sont notre patrie,

profondes couleurs du Sud

qui disparaissent au crépuscule

dans la pureté de leurs méandres,

l'esprit ailleurs... Et ces ombres teintes d'oubli,-

selon la mystérieuse alchimie, se balançaient dans le vent

jusqu'au front de la mer

Iles dans le ciel !

Promontoires ! Ma mémoire embellie !

Les clartés recueillies dans les feuilles

d'autres siècles et d'autres mondes...

Comment douter de ce plus grand abandon du lointain

de ces jardins qui renoncent ? Ce soir, en vérité,

la mer et le ciel...

Ce Soir en vérité

comme les voix adoucies

alors que l'ardente soif en nous demeure

et la nostalgie comme une promesse intense

au cœur de tout sommeil

et de toute mémoire épargnée, avec ce désir

d'être sauvé ! Me voici

devant toi, mes souvenirs

sont des terrasses ouvertes sur le lointain.

Eclate la fanfare du ciel nu ! le lilas universel du Soir

dont je reconnais enfin la sensation et la beauté,

mais presque avec désinvolture,

- ainsi qu'il convient à l'apogée du bonheur -,

car le pouvoir du Chant est cette folie de l'air

qui tournoie

au plus proche

tournoie et m'entraîne devant toi,

où je désire demeurer.

 

Et quelles nuits pour la gloire nous traversâmes ! Ce verbe

qui fleurissait dans le combat

des siècles et des mondes

ce verbe à la source

de mon propre commencement comme une hésitation vertigineuse

n'allait-il point me faire défaut, soudain,

telle une réponse oubliée ? O nudité de l'âme,

ma gloire et ma détresse.

Ces nuits furent vastes et d'or

dans l'esprit comme un manteau flottant

derrière les coursiers furibonds, sauvages

allant au-devant du battement du silence

et du souvenir d'une toute puissance aimée,

d'une toute-puissance

aimée

et légitime

dans cette nuit profonde et légère que nous traversions

légère et nue

toute-puissance,

sous les frontons de la nuit notre refuge !

Ailleurs

les frivoles pensées ! Ailleurs

dans d'autres rêves et d'autres mondes !

Je t'aimais uniquement.

Et la nuit était ce visage paisible,

cette harmonie, ce parfum

que nous apportions au sacre de la pensée légère.

Belles furent ces pensées, nos sœurs

comme de légères oliveraies bruissantes dans la nuit.

 

Il fut un jour où je feignis

ne point comprendre la terrestre raison.

J'aimais l'arche des couleurs,

l'alchimie des songes

Mon âme fut l'instant,

vif épicentre d'un cyclone régnant sur les cendres

d'autres mondes. L'esprit ailleurs

je prenais pour guide des visages

d'une insoutenable beauté.

Les apparences trompeuses ne m'effrayaient point. Ma colère

était angélique...

Paraître fut le roi de sa propre légende

dans la fureur construite des ubiquités.

Ma science figurait une fresque oublieuse sur les rives

d'un fleuve d'oubli...

Tels furent les artifices pour traverser

cette nuit hautaine et tardive,

et sainte

pour des raisons que je ne pouvais comprendre

et qui pourtant m'envahissaient, m'enivraient

comme un orage lumineux, une Annonciation !

J'évoquais, pour comprendre, les secrets

et les rites de mon enfance. J'évoquais

les Anges et les Dieux. La beauté religieuse de l'Instant

éclipsait les paradis perdus.

 

J'attendais en vérité,

dans la fragilité d'autres êtres et d'autres mondes

j'attendais une Muse qui daignât m'apprendre

l'extrême ultra-marine de l'hiéroglyphe croisé !

Muse attentive

dont la science est l'oracle des règnes de l'espérance,

Muse connue d'autres êtres et d'autres mondes,

qui naviguent

l'esprit ailleurs

épris de la science de l'Oracle ! Tout

ce que nous attendons en vérité

est ici

dans cette chambre aux volets clos où l'Ange de la présence

déploie

la grâce d'un Orient éclaboussé de couleurs et de rires...

Tout ce que nous aimons est au plus proche

( avec son plus vaste Ailleurs ) dans cette chambre

opaline et profonde

où le sommeil est le prodige des libellules

où la lumière

est semblable aux colonnes de la fin du monde...

Et l'énigme de cette image architecturale résonnait en moi...

Telle ce jour où je feignis ne point comprendre

la terrestre raison ! Ce jour

en d'autres lieux et d'autres temps,- et comment dire

l'ici-même ? -

dans cette chambre immobile corbeille des clartés

qui, au-dehors resplendissent

telles une énigme dont on se souvient

une vibrante image qui surgit,

s'inscrit

mais que la terrestre raison feint de ne point comprendre.

Un grand bonheur grandissait en moi,

un bonheur ancien et nouveau,

à la ressemblance de cette énigme qui nous saisit.

Cesserai-je, un jour

d'en désirer le juste triomphe ? Et cette jeunesse

perdue et retrouvée

dans la demeure suspendue des corps ardents, glorieux

dont le même néant est soleil d'adversité ?

Cesserai-je un jour

d'en dire le lointain fugitif,

l'insaisissable éloge de sa beauté grandissante, sa violente et cruelle

et mélancolique tendresse dont d'autres mondes et d'autres êtres

dans le ciel très-haut

gardent la mémoire et l'énigme ?

Cesserai-je ( un jour ) d'en désirer

l'étendue verte sous les plumes de la nuit et du jour ?

D'en convoiter l'essence ?

Et mon âme,

de quelles régions issues

de quels repos, âges, absences

reviendrait-elle nous dire

qu'il ne reste à la pauvreté et à l'exil

que le reproche étourdissant des nues...

Cesserai-je un jour

de m'éveiller

dans l'éveil

avec ce cœur battant ?

Le grand honneur sera de n'y point consentir.

 

(Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.) 

Un article d'Anna Calosso:

Luc-Olivier d'Algange écrit "d'une encre bleue comme le sang" des pensées, des hommages, des dialogues, des essais, des poèmes, tantôt désinvoltes, tantôt savants, mais toujours à l'usage des rares heureux, - ceux que Gobineau nommait les Calenders, les fils de Roi.

La plus expédiente façon de définir une œuvre est de dire ce qui ne s'y trouve pas. Ici donc, pas de psychologie de comptoir, pas de sociologie, de calculs, de drames domestiques, de grief, de nihilisme, de pathos, d'idéologie, d'actualité, de tourisme, d'art contemporain. Que reste-t-il alors, se demande le lecteur des "pages culturelles" ?

Eh bien tout le reste: l'impondérable, les variations des états de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissants d'accords, les mots eux-mêmes, comme le scintillement épiphanique de la lumière sur la table des eaux.

Et puis encore, la Tradition, fraîcheur venue de la nuit des temps, symboles qui unissent les mondes visibles et invisibles, divinités des mers et des forêts et quelque chose de l'esprit de Maurice Scève, qu'il se plaît à citer, en se souvenant de Roger Nimier, "en ses blasons et cosmogonies"

Les livres de Luc-Olivier d'Algange dispersent, grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, des paysages: sans eux le monde serait plus triste, plus sombre et plus lourd. Des passerelles sont lancées vers d'autres temps, d'autres œuvres qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Les grandes œuvres, nous dit Luc-Olivier d'Algange, à la suite de Heidegger, demeurent "en réserve", graines sous le sol gelé. L'herméneutique créatrice sera le printemps, le "vent du dégel" selon la formule de Nietzsche, - philosophe que d'Algange affectionne particulièrement.

Une catena aurea, une chaîne d'or, court, en filigrane, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique, jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George... Contre le clerc, et les cléricatures moralisatrices, Luc-Olivier d'Algange évoque l'Aède antique, la salutation angélique de Dante à Béatrice, la possibilité toujours recommencée de la Vita Nova, - jusqu'aux Cantos d'Ezra Pound.

L'Orient affleure cependant dans ses essais comme l'aurore sur les toits occidentaux d'une cité endormie. Orient métaphysique plus encore que géographique, aurora consurgens. Voici les poètes et les visionnaires de la Perse médiévale: Sohravardî, Ruzbehân de Shîraz, Nasafî, Fadid-Ud-Dîn 'Attar, - la langue des Oiseaux, l'alchimie de l'image et du verbe. L'espace est murmurant de conversations inouïes. Il suffit de les entendre. La France baroque s'entretient avec les "Ishrakyuns", les philosophes de l'aube levante, les héritiers de Zoroastre et du Védantâ. Ecoutons.

Des poèmes en surgissent: chant de l'heure la plus claire, chant de l'orage lumineux, chant de l'Ame du monde.

L'entretien, en profonde logique, se poursuit avec Nietzsche et Hölderlin. Nietzsche par lequel nous savons que "les plus grandes pensées sont les événements les plus grands". Et voici encore d'autres mondes dans le monde, dionysies de l'âme, efflorescences, labyrinthes... Une sapience, nous dit Luc-Olivier d'Algange a été perdue, mais dans sa nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne.

Anna Calosso

Luc-Olivier d'Algange, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de l'Harmattan, Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.

 

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14/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, Intempestiva sapientia:

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Luc-Olivier d’Algange

Intempestiva sapientia

pour se déprendre du nihilisme

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

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Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

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Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

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« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

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Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

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Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

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« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

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Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

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Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

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Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

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Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

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Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

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C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

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Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

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On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

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Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

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Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

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Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

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Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

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L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

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Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

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Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

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Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

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Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

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Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

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Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

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Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

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Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

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Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. «  Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.

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Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.

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Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

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Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.

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Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.

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La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.

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Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.

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L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.

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Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.

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Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.

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Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.

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Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.

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Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.

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Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».

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Chez les "libres penseurs" associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.

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L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.

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Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?

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Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.

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Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !

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L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.

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Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?

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L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.

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La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.

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« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.

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Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).

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Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?

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L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?

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Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, antiphrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.

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Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.

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La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.

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Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !

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Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.

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Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.

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L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.

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Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.

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Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.

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Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.

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La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.

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Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.

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Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.

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En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.

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Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.

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L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.

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Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.

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Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.

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Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.

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A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.

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On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.

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Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. ( Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Nabokov parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).

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L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : «  Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.

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Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.

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Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquidifiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.

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Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.

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L'érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?

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Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.

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On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.

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La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.

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Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».

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Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?

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La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.

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Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.

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Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.

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Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.

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L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.

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La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.

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Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.

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Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».

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La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.

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Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.

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Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.

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Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.

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Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).

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Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.

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Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.

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Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.

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L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.

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On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.

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Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.

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Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.

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Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.

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Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.

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La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.

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Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.

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Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.

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L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.

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Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.

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Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.

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La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.

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La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.

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Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.

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Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.

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Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.

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Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.

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Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.

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Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.

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Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.

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S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.

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Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.

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«  Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.

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Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.

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L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.

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La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.

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D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.

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Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.

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Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.

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Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.

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Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.

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L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.

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Je n’écris pas pour mon compte.

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Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.

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Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-t-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?

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Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.

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L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.

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Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.

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Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.

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Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.

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Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.

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Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.

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Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.

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Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.

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A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.

*

La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).

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Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.

*

Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.

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Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.

*

Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.

*

Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.

*

Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.

*

Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.

*

La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.

 

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Luc-Olivier d'Algange, Chant du Serment:

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Luc-Olivier d’Algange

Chant du Serment

 

Jamais, non jamais, nous ne renoncerons à dire

ce qui nous enchante, à nommer

les Anges et les dieux

et cette jeunesse perpétuelle

qui se dit en nous- même avec la jeunesse du monde...

Les censeurs,

les puritains, je leur laisse leurs abstractions mesquines

leurs médisances, leurs travaux

pour aimer les paroles belles dites

pour le Songe et l'Extase et le Désir... Les paroles

belles et grandes,

les paroles anadyomènes

car elles viennent du Grand-Large

sur ce rivage,
élite fervente et rêveuse,

elles viennent,

de cette césure de l'horizon, entre le paradis et l'enfer,

elles viennent de cette source du temps...

 

Nulles jamais ne furent plus désirables

dans ce cercle du ciel qui écarte la multitude

Nulles jamais

ne furent plus emportées

que ces paroles dites dans le Songe, il m'en souvient;

j'errais dans ces richesses inconnues,

orchestres, arômes, torrents... J'errais

dans cette fastueuse incertitude, ces conjonctions imprévues,

cette mémoire à la tombée de la nuit;

et ces belles paroles s'attardaient dans l'admiration de leurs ombres

dans le ruisselant miroir de leurs chevelures dénouées, paroles

vivantes, belles

et légères

dont il m'appartient aujourd'hui de porter témoignage...

 

Il était dit que nous traverserions cette terre en Aède !

Ce fut la seule morale à notre goût !

La source du temps était ce silence

au-delà du bien et du mal,

et nous rêvions d'en divulguer le secret par nos chants, gloire promise...

Nous rêvions d'atteindre le secret de la source du temps, silence d'or

source de tous les chants,

aube des paroles grandes et belles dites dans le Songe

du Soleil, sous le feuillage étonné

et le battement du cœur qui ne renonce pas !

 

Soir qui ne s'achève pas,

autel où se pose l'oiseau du serment,

j'aimais cette couronne,

cet éternel destin de la lumière. La nuit

s'inclinait sur le frémissement d'ailes de mon anxiété,

enseignement d'une solitude donnée,

d'un égarement des maximes

et autres saintes prophéties,

elles s'obscurcissaient à mes yeux, s'éloignaient, funèbres dans l'exil,

les vents adverses, les plaintes...

Et l'amertume desséchait ces feuilles ardentes,

ces feuilles dolentes...

Que la belle parole des dieux

me fut alors cette impétueuse transparence

cette compagne aux confins des cieux,

cette ardente fidélité,

cette blancheur embrasée

dans la lumière du sens de toute chose, cette caresse...

Que la haute parole me fut cette aube inconnue,

cette promesse, que rien jamais

ne viendra dédire/

Est-il âme assez basse pour ne point oser nommer ces dieux qui nous sauvèrent ?

Est-il âme assez basse

pour dédire la hauteur du Soleil et de l'Azur... Ame assez basse

pour ne point célébrer avec les noms anciens

les dieux et les anges

qui vivent dans les secrets du désir et de la miséricorde ?

O noms anciens, météores

dans notre ciel,

météores

dans ce sommeil de la présence oublieuse de la brûlure immémoriale,

dieux

que nomme en moi

la splendeur naissante,

l'eau rieuse de la lumière qui l'éveille,

dieux que je nomme

avec une très-subversive ingénuité, avec une connaissance

des rythmes intérieurs de la vie des arbres, des pierres

avec une science ondoyante, dieux que je nomme par éclair,

messagers de ma vertu aurorale,-

ce fut mon grand dessein que de garder cette distance,

mon grand dessein

d'aimer ce vent de sel et d'allégresse

contre toutes les apparences et pour toute la vie,

dieux nommés

par moi éveillés,

race furibonde et sereine.

 

Divers est de monde que nous aimons,

excellentes ses lois,

treilles, femmes très-douces,

feu clair, sang qui chante sous les paupières...

Solitude sacrée d'un été sur la mer,

certitude adamantine...

Les dieux furent en moi

cette grandeur de la gratitude, cette ampleur de l'âme,

cette volonté pure comme un regard sur la mer,

cette vie universelle,

ce face-à-face !

J'aimais ce resplendissement dont ils fécondent la diversité du monde

j'aimais, éperdument cette immense roue des saisons,

des éléments,- et comment la dire

sans nommer les dieux ?

Au-delà de l'extrême des hauts

glaciers énigmatiques, ces clartés transversales,

l'air du pôle

l'Ether limpide et sauvage du premier jour

de notre sainte conjuration

furent nommés dans le secret de notre cœur

avec les nombres occultes des dieux,

leurs noms invisibles

neige et flamme,

leurs noms,

rythmes fondamentaux

battant dans notre veine jugulaire

s'épanouissant dans notre poitrine,

leurs noms

que nomment dans le secret du secret

les Sept Silences majestueux du Dire

dont la transparence est un torrent dans nos âmes...

Au-delà de ce froid, de cette blancheur

de ce silence,

nous entendîmes,

au-delà: cette strophe incendiée de soleil, cette scintillante mémoire à l'infini,

le chœur des mondes, l'immensité qui s'immobilise

dans la bataille sonore,

l'immensité saisie sous l'ouragan,

coursier d'une ivresse

plus rapide que la mort,

ainsi furent dans notre poème

les dieux,

ainsi furent

comme une espérance plus ancienne

les dieux

dont la ténacité nous sauve de n'être pas

dont la transparence merveilleusement nous éloigne

du monde qui n'est pas,-

les dieux aimés, chantés, loués, oubliés, présents,-

ainsi furent brûlants dans l'invisible citadelle de notre amour,

ainsi furent frisson, ainsi furent sommeil,

ainsi furent cadence

car nous savions entendre dans nos cœurs

les concordances mathématiques et musicales de leurs noms

nous savions ces infaillibles architectures,

hauteur et profondeur de l'Instant,

véritable demeure des dieux,

nous savions et nous acceptions l'empire que ces noms

- nombres et chants, couleurs et clartés,-

sur le destin exercent, et sur les jours, ces beaux jours

qui tournoient comme un ciel

sous le maillet de l'Etre et de la Puissance...

Nous consentions à cette grandeur

où nous nous perdions en nous- mêmes

car notre âme était ample de ces noms qui la nommaient,

notre âme était vive

de ces appels,

ces invocations

ces batailles, notre âme était ardente de ces attentes,

compagne fleurie de l'immensité des ciels,

compagne légère, notre âme s'enchantait à se dire

dans le sable sans fin des dieux,

écume, sel de l'enfance

âme fluente

âme qui regarde les dieux.

 

En ses Yeux s'ouvrait le mystère d'une aube profonde

un jardin profond, comme l'orgueil d'être

et de n'être pas, une promesse,

j'en rêvais comme d'une fortune sans espoir,

une hymne belle comme la voile carrée,

détachée

sur l'abîme bleu,

détachée, sur la victoire du bleu profond,

sur le triomphe des yeux de l'âme...

Et d'être ainsi contemplée

comme un mystère véridique et sans fin, les dieux

s'envolaient,

les dieux hantaient le ciel, et toute chose

en ce monde

palpitait de joie,

toute chose était saisie à la nuque, et nos mains suscitaient d'invisibles trésors.

Les heures devenaient spacieuses et royales,

les heures s'accordaient à cette neuve mythologie

des regards,

- car l'âme regardait les dieux !-

et notre joie sise dans l'Instant fut l'essor

notre joie d'être ou de n'être pas dans l'âme,

ce Silence; la joie

déployait ses ailes dans la spacieuse et royale présence de notre âme, notre âme qui regardait les dieux...

A grandes gorgées

nous buvions la saveur secrète du ciel,

nous saisissions

les lyres de la pluie et du soleil,

et l'ombre lavande d'un dieu rare sur notre front

bénissait notre audace, bénissait notre peur

et notre audace,

comme une pure pensée, une corolle fraîche sur notre front

encore brûlant de la guerre sainte qui nous sauva...

Sainte paix, sérénité d'azur et de feuilles, vous êtes notre mérite.

- Car ici il n'est point de hasard et les couronnes sont conquises

sur l'orée tremblante du Jour

- l'ai-je assez dit ?-

Point de hasard mais en toute chose aimée le retour

de l'unité de l'Etre

car tout se tient,

le haut

et le bas.

Tout se tient dans le rêve premier,

dans la belle philosophie lyrique d'Hermès-Thoth,

tout

se tient et tout s'éveille selon nos intentions les mieux accordées à la joie

au plaisir qui donne

aux portes éblouissantes de l'été nocturne

tout se tient,

la ténèbre et la clarté,

dans cette aube divine de l'âme où les regards se perdent et se retrouvent

en l'impétueuse douceur de l'empire du monde !

 

La promptitude fut notre triomphe, notre puissance.

Des cendres d'une vie profanée

notre âme ressuscita

cette fleur, cette flamme

création d'une aube d'orgueil brûlant

d'une aube sonore et profonde et lointaine

dans le Songe du Chœur !

Rougeoyante dans la poitrine de l'espace que disperse la beauté de temps,

bleuïssante dans le temple de l'Ode

que dissémine

la mélancolie de l'heure

toute chose en vérité divine,

toute chose me fut prière.

Ma prière fut cette alliance entre le monde et moi,

cet échange tournoyant, et je répondais à l'appel du monde en le nommant,

dans le visible et dans l'invisible,

nommant

le Sens qu'à mesure j'y devinais

en devenant transparent à moi-même

Ainsi m'éveillais-je

au cœur du sommeil

et rêvais-je dans la plus haute lucidité conquise.

J'étais paisible dans ma violence

et ardent, vif, joyeux dans l'ensommeillement délicieux

dans les bras de l'amante prédestinée

dont les yeux s'ouvraient sur le clair abîme...

Sagesse du jour, temple de saphir,

le monde se transfigurait en moi dans le silence des mots,

le monde, j'en devinais le Sens,

dans la lumière que rien ne saisit

mais que toute chose

voile et révèle,

j'en devinais le Sens

dans ce clair abîme de tes Yeux

les prunelles divulguaient le secret de la nuit la plus noire en moi,

ténèbres désespérantes...

Toutes ces choses éparses, objets, idées, actes, décrets, peuples, renaissaient dans une plus pure essence,

s'enchantaient soudain

d'être en proie d'une telle légèreté

et d'une telle densité

que nous pouvions soudain rire de cette divine transfiguration...

Esprit qui sauve, rire d'or, rire des dieux,

science olympienne formée dans le cristal des cieux,-

et c'est un rire cristallin que je cueillais sur tes lèvres, mon amante...

Ainsi les dieux résonnaient infiniment en moi dans l'immémoriale perfection de ma prière.

Ainsi les dieux, dans l'abîme, dans la prunelle,

dans l'aube, dans le saphir, dans l'amante,

les dieux naissaient de ma prière

et ce paysage du monde devient un paysage de notre âme.

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

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Jean-René Huguenin:

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Luc-Olivier d'Algange

Le Journal de Jean-René Huguenin

 

Ces alentours, au jour le jour, de la vingtième année d'un jeune homme français valent mieux qu'un témoignage sur l'air du temps qui, à beaucoup d'égards, était déjà presque aussi irrespirable qu'aujourd'hui. Peu importe même que ces pages eussent été écrites à la fin des années cinquante et au tout début des années soixante. Leur prestige à nos yeux est dans leur intemporalité même.

S'il existe une vertu de l'extrême juvénilité, elle réside dans la passion de côtoyer ce qui échappe au temps. Ce que désormais on veut nous vendre comme étant "la jeunesse", n'est rien d'autre qu'une décrépitude accélérée, comparable aux effets spéciaux des films d'épouvante. Qui n'a été frappé de voir des enfants, en quelques mois, se transformer en soudards, c'est-à-dire en adolescent "modernes" ? La bêtise, la vulgarité leur tombe dessus d'un seul coup. Je tiens que ce n'est point là une fatalité de l'âge. Cette misère est une misère imposée. Tout, en ces temps "démocratiques", conspire à tuer les qualités les plus nobles et les plus fragiles de l'enfance. La "jeunesse" telle que nous la sert la "communication" est le nom de cet assassinat. Pour demeurer soi-même, il faut une discipline de fer. Tel est exactement le sens de la déclaration inaugurale du Journal de Jean René Huguenin: "Je veux être la Force, la Résolution et la Foi".

Résister à la vulgarité des occupations laborieuses, ou, pire encore, en proie à quelque distraction programmée, est la chose la plus difficile qui soit. A l'aube d'une vie, il importe de rassembler ses forces, si l'on veut disposer de quelque chance d'échapper à la navrante normalisation. De nos forces de caractère, d'intelligence ou d'imagination, rien, à ce moment crucial, ne doit être distrait du noble dessein. "Etre aventureux, écrit Jean-René Huguenin, ce n'est pas aller loin, c'est aller profond". Cette exigence détermine certaines aptitudes chevaleresques. Ne pas consentir à l'informe qui est le point de départ des pires conformismes, s'en tenir à l'essentiel, librement choisi, mais farouchement servi: "Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conservent pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N'y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d'une sueur où ils baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l'espace d'un instant, mais qu'ils ne savent reconnaître ni conserver ?"

De belle venue et de grande lucidité métaphysique, ces phrases s'inscrivent dans cette morale héroïque qui récuse l'abominable soumission de l'homme à la vie qui n'est que la vie, c'est-à-dire une triste survie: "Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d'écrivain et d'homme m'interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s'évanouissent et laissent place à d'autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège. Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l'amour des choses qui demeurent".

Il n'est point de vie humaine digne d'être vécue qui ne débute par une révolte de cette sorte. Révolte non contre l'Autorité, mais bien révolte contre la veulerie, contre l'abandon à la médiocrité. Cette morale de l'individu est le contraire d'une certaine forme d'individualisme qui prévaut actuellement, avec les conséquences que l'on voit. Selon Jean-René Huguenin, l'individu se forge pour inventer quelque idée plus libre et plus haute de la civilisation à laquelle il appartient. La nécessaire ascèse se précise dans un souci politique. Or, c'est précisément ce qu'il y a en nous grégaire qui nous interdit de servir notre tradition et d'être à la hauteur d'une véritable morale politique.

Certes, le bien et le mal sont indissociables dans le monde tel que nous nous y trouvons, mais cela ne nous interdit pas de choisir le bien, toujours plus subtil, plus léger et plus fragile, contre les pesanteurs titaniques du mal. "Dans les rapports humains, écrit Jean-René Huguenin, le mal croît avec le nombre. Le diable, oui, je crois que le diable a fait de la foule son lieu d'élection; qu'il se cache dans les replis de la multitude; qu'il n'ose s'attaquer aux âmes solitaires, mais qu'il parvient à ronger ces mêmes âmes lorsque le bruit, les voix et de nombreuses présences les étourdissent. Et qu'alors il infuse en elles son venin, qui n'est jamais que la médiocrité".

La guerre contre la médiocrité sera toujours et en toute circonstance une guerre contre le mal. Cette certitude suffit à ranger ceux qui la comprennent, du côté de Léon Bloy, de Villiers de l'Isle-Adam, de Bernanos; de tous ceux qui dénoncent le leurre abominable selon quoi la médiocrité nous protègerait du mal. La juste intuition de Jean-René Huguenin d'emblée lui désigne le véritable visage de l'Ennemi: le Tiède, dont la ruse consiste à nous faire croire que la commune-mesure, que despotiquement il exalte, aurait quelque ressemblance avec la Juste Mesure qui témoigne de l'équilibre des mondes. Il n'est rien de moins juste que la commune-mesure car elle n'est rien d'autre que l'établissement, par l'usage, de la force de pesanteur du plus  grand nombre. Force de l'état de fait, brutalité sans égale des Masses asservies et jalouses de leur servitude. Que nous reste-t-il alors, sinon la passion du témoignage et la prière ? " Contre le péché, contre la pauvreté d'âme, il n'y a que la prière, il n'y a nul autre recours que l'éternellement victorieuse prière".                                                                                

 

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Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste:

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Luc-Olivier d’Algange

Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste

 

L'œuvre d'Ernst Jünger s'étend sur une période exceptionnellement longue. Entre les premiers écrits tels qu’Orages d'Acier, ou Le Cœur aventureux, « version 1929 », jusqu'aux ultimes, ce sont plus de sept décennies d'écriture, de lectures, de voyages, de contemplations, de rêves qui s'offrent à notre regard panoramique. Par exception, la formule consacrée peut être utilisée à bon-escient: l'œuvre de Jünger « domine le siècle ». Elle le domine non seulement par sa hauteur, et les critiques ne manquèrent point de lui reprocher d'être hautaine, elle le domine aussi, et le plus simplement du monde par sa durée et par la profondeur que l'expérience du temps suscite dans l'entendement de l'auteur. Ernst Jünger fut, comme presque tous les grands écrivains du siècle, hanté par la question du temps.

L'expérience du temps retentit dans la profondeur du mythe. L'œuvre de Jünger poursuit, par ses propres voies, ce récitatif de l'expérience du temps. La réminiscence dans l’œuvre de Marcel Proust, la dilatation temporelle aux dimensions odysséennes d'une seule journée qu’opère James Joyce dans Ulysses, ou encore la récapitulation du monde à la fois joyeuse et apocalyptique des Cantos d’Ezra Pound ravivent dans la littérature moderne ce questionnement immémorial. Comme ceux-là, Jünger n'a cessé d'éprouver la nécessité d'aller au cœur de l'être et du temps et de trouver son propre lieu et sa propre formule pour déchiffrer le monde. Plus que d'autres, Jünger s'est tourné vers le monde pour en déchiffrer les énigmes intérieures.

Si Jünger fut dandy, comme certains persistent à l'en accuser, il faut bien reconnaître que son œuvre est la moins narcissique qui soit. Chaque page de Jünger nous apporte, comme les poèmes de Cendrars, des « nouvelles du monde ». Les paysages les plus grandioses et les aventures les plus extrêmes comme les détails les plus infimes et les circonstances en apparence les moins décisives sont portés à notre attention avec la même déférence, pour peu qu'ils soient les instruments d'une connaissance qualitative, sensible, propice aux aventures de la pensée.

Ruskin définit le véritable artiste à la fois comme « déchiffreur, chanteur et mémorialiste ». Si la part à proprement parler « lyrique » de l'œuvre de Jünger est plus sous-jacente qu'apparente (mais le lyrisme alors n'en touche que les cordes plus profondes, comme dans les dernières pages de Visite à Godenholm,) l'appellation de « déchiffreur » non moins que celle de « mémorialiste » donne immédiatement l'idée la plus juste du propos et du style de ses livres, qui paraissent, par ailleurs, échapper à tous les genres ainsi qu'à toutes les certitudes thématiques ou idéologiques.

Etre à fois déchiffreur et mémorialiste, c'est comprendre que l'œuvre saisit dans les nuances du devenir l'éclat de l'être. Le mémorialiste suit le cours du temps, la nuance du jour, la beauté et la tristesse passagère des instants livrés à l'oubli. Le mémorialiste, servant humble et déférent de Mnémosyme, recueille cette « matière première », au sens alchimique, dont le déchiffreur lui, se saisira avec cet esprit d'aventure qui caractérise les métaphysiciens et les hommes de cœur. Le mémorialiste investit le devenir de la puissance d'être de la mémoire, de la transmission, alors que le déchiffreur redonnera à la chose transmise, recueillie, sa chance de refleurir en d'autres contrées, plus subtiles et plus lumineuses. En d'autres termes, on pourrait dire que le mémorialiste construit un édifice de pensées, de réflexions, de savoirs qui permettront au déchiffreur de préfigurer le temple intérieur de la connaissance, que nous nommerons la « gnose poétique » et dont nous approchons par une connaissance de plus en plus précise, et précise jusqu'à l'éblouissement, de l'interdépendance universelle.

De livres en livres, Jünger poursuit cette œuvre de déchiffreur et de mémorialiste car loin de se soumettre à la lettre morte de ceux qui ne croient qu'au « travail du texte », sa pensée, toujours à la pointe de « l'esprit qui vivifie », cherche en toute chose, selon la formule de Nietzsche, « l'éternelle vivacité ». A celui qui voudra rendre justice à la pensée, toujours en mouvement, mais toujours exactement orientée, d'Ernst Jünger, l'occasion se présentera souvent de citer en une même phrase des auteurs, des théories, des méthodes que notre esprit compartimenteur, hérité d'une méconnaissance et d'une idolâtrie de la philosophie cartésienne, répugne à associer. Ainsi le Nouveau Testament et les « évangiles » subversifs du Solitaire d'Engadine, ou encore les références aux mondes bibliques ou païens, les méthodes scientifiques et les songeries hermétiques, la poésie et la guerre, l'aventure et l'immobilité contemplative.

Les historiographes de l'œuvre jüngérienne insistent, par exemple, sur les ruptures ou les revirements d'ordre idéologique ou politique. Certes, le nationalisme exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Arminius cédera la place au Contemplateur solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa « Figure » par la technique, deviendra le critique avisé du monde moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes, l'intérêt pour les anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite qu'elle voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos.

L'œuvre de Jünger, disions-nous, est l'une des moins narcissiques du vingtième siècle. Rarement tournée vers le « moi », elle est une invitation à découvrir le monde, « ce vaisseau cosmique » à bord duquel nous traversons le temps. L'aventure sociale ou psychologique tient une place infime dans cette œuvre qui est sans doute la première du vingtième siècle, au sens hiérarchique autant que chronologique, à s'être radicalement dégagée des méthodes et des théories du Naturalisme du dix-neuvième siècle, si abondamment relayé par la littérature des sciences humaines. Les groupes sociaux, la psychologie individuelle ou collective n'intéressent guère l'auteur des Falaises de Marbre ou d'Eumeswil. Bien davantage son attention est-elle requise par les rêves lorsque les rêves révèlent la nature héraldique et sacrée du monde.

Maintes fois mis en accusation, Jünger n'a jamais cherché aucune caution de « bonne moralité » politique, son œuvre se situant résolument, dans sa part la plus importante, du côté de l'intemporel. On risque fort de ne rien comprendre à son Journal si l'on ne voit pas que le temps, son temps, est toujours considéré du point de vue de l'intemporel. L'observation exacte prend place dans une vue-du-monde qui dénie au hasard et à la nécessité l'empire que la pensée moderne leur accorde.

« L'existence des choses, écrit Jünger, est donc préfigurée comme dans un sceau dont la figure imprimée dans la cire apparaît plus ou moins distinctement. » Il ne semble pas que, sur ce point, la pensée de Jünger ait varié. On songe irrésistiblement au début fameux des Disciples à Saïs de Novalis: « Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout: sur les ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche: dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard.. »

Les Figures, les Types, les Formes témoignent d'une pensée pour laquelle la création littéraire est un moyen de connaissance, une gnose. L'engagement héroïque des premiers temps n'est point contraire à l'engagement, plus radical encore, de l'Anarque et du Contemplateur, si l'on comprend, comme l'enseigne la Bhagavât-Gîta que la contemplation est une forme supérieure de l'action. La forme supérieure ne renie point la forme dépassée, elle la couronne, tout comme l'ontologie dont nous parle Heidegger couronne la métaphysique qu'elle dépasse. Bien plus que des ruptures, le lecteur qui entrevoit dans l'œuvre de Jünger un moyen de connaissance, sera enclin à voir des changements d'états, comme dans les « œuvres » des Alchimistes. Car si l'œuvre de Jünger est éloignée du Naturalisme de Zola, elle est, en revanche, fort proche des « philosophes de la nature » tels que Franz von Baader, qui eurent une influence non négligeable sur les Romantiques allemands d'Iéna.

Alchimistes et théosophes dans la lignée de Paracelse et de Jacob Böhme, les philosophes de la nature s'avancent dans la connaissance comme sur un chemin où se lèvent les intersignes, légers comme des cicindèles. A chaque signe, le voyageur est convié à un changement d'état de conscience qui renvoie à un changement d'état d'être. Les Figures du monde visible sont l'empreinte d'un sceau invisible et les circonstances de notre existence, en ce qu'elles ont de resplendissant, témoignent, elles aussi, de cette concordance entre les mondes qui justifie l'existence des symboles.

Dans un monde où les symboles accomplissent leur fonction pontificale, ni le hasard ni le déterminisme n'ont cours; le monde s'ordonne selon des principes qui, pour être hors d'atteinte de l'entendement humain, n'en sont pas moins à l'origine des plus pertinentes interprétations humaines. Alors que le déterministe explique l'homme et le monde comme des mécanismes, obéissant ainsi, plus ou moins à son insu, à une morale utilitaire, Jünger appartient à la tradition, largement menacée mais cependant persistante, du romantisme « roman » de Novalis qui s'adonne à l'interprétation infinie, au « buisson ardent » de l'herméneutique permanente. Dans la vue du monde esthétique et métaphysique de Jünger, le monde n'étant point soumis à l'utilité, sa valeur ne dépendant point de son usage, de même que selon une éthique chevaleresque, la fin ne justifie jamais les moyens, la finalité n'est jamais que dans le cœur secret des êtres et des choses, dans cette plus incandescente limpidité que nous laissent deviner les approches et les dialogues avec l'invisible.

La danse de la cicindèle est l'idéogramme clair de la pure présence de l'être à lui-même. Tel est le sacré, le numineux, pour reprendre le mot de Walter Otto, dont l'approche exige la plus grande délicatesse. La connaissance du monde, la gnose poétique, est avant tout une philocalie. Le sacré, le divin se révèlent dans la beauté car la beauté est l'approche du sens. Là où les choses prennent sens, la beauté transparaît. L'accusation d'esthétisme contre l'œuvre de Jünger traduit la courte vue de ceux qui la portent car la beauté est toujours, dans l'œuvre de Jünger, le signe d'une présence, d'une profondeur métaphysique, d'un autre monde, principe de profusion et de splendeur. Le monde des dieux, comme celui des fleurs et des papillons, est un monde dispendieux et imprévisible. L'homme de connaissance qui succède, dans la chronologie jüngérienne, à l'homme de puissance, s'avance dans l'assentiment à la beauté du monde comme « sceau héraldique » et dans le non moindre consentement à l'imprévisible. L'homme de connaissance est chasseur subtil. A l'affût sur l'orée, le chasseur subtil reçoit les signes qui, dans le visible, sont la marque de l'invisible, et ses rêves ont leur part, qui n'est rien moins que négligeable, dans la connaissance effective du monde.

La rupture inaugurale avec le monde bourgeois va d'emblée orienter l'œuvre de Jünger vers des régions extrêmes qui échappent à la fois à l'attention et au contrôle du monde moderne. L'exploration du monde intérieur n'est pas, chez Jünger, la complaisance narcissique de la subjectivité pour elle-même mais une traversée aussi exacte et impersonnelle qu'un voyage entomologique dans le monde extérieur. La psychologie jüngérienne ne relève pas de la « psyché » profane, larvaire, mais de la « psyché », en tant qu'âme, au sens néoplatonicien. Notre âme, dans la gnose jüngérienne, n'est pas disjointe de l'Ame du monde. L'Ame du monde et ses symboles augustes transparaissent dans l'âme humaine, sous la forme des songes, des visions, des pressentiments. Le poète est familier de l'augure qui surprend sa pensée dans l'exercice de la plus grande exactitude. La gnose jüngérienne s'exerce avec une virtuosité rare, aussi bien sur le mode de l'ampleur: les mythes, les légendes, les vastes herméneutiques de l'histoire humaine et des textes sacrés, que dans celui de l'intensité: la minuscule mais exaltante trouvaille du chasseur de papillons qui concentre dans l'infime toutes les énergies explosives de sa quête.

Dans le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Les Falaises de Rügen, l'immensité du site, sa solennité, donnent au mode de l'ampleur l'une de ses représentations picturales les plus achevées, parce que devant la vastitude, le vide, l'espace qui s'encastrent avec violence dans le paysage, un personnage vu de dos paraît ignorer l'infini de l'ampleur qui s'offre à lui pour s'attacher à l'infini de l'intensité de sa recherche d'herboriste ou de chasseur d'insecte. L'ampleur du vaste prend sa mesure par l'intensité de l'infime. La science des lettres, la science naturaliste ou historique devient métaphysique aussitôt qu'elle parvient à unir en elle le mode d'intensité et le mode d'ampleur, la dimension horizontale et la dimension verticale, l'empreinte, dont les marques sont plus ou moins visibles, et le sceau.

La logique de la gnose est différente de la logique de la science profane, en ce qu'elle ignore la finalité effective, utile, quantifiable. La gnose est à elle-même sa propre finalité, et le monde dont elle traite est un monde de qualités. La gnose ne dénombre pas seulement le réel, elle s'avance dans le déchiffrement. Déchiffrer le monde, c'est traverser le temps dans le vaisseau cosmique, et c'est œuvrer à la révélation du sens à travers les apparitions successives du monde. Le déterminisme philosophique, autant que la théorie du hasard, détournent notre entendement de la beauté et du mystère, de telle sorte à faire de nous les dociles serviteurs du monde moderne, et de ses morales utilitaires et puritaines. La gnose poétique de Jünger est la reconquête de la puissance et de l'immortalité dont la société, placée sous le signe de l'uniformité, nous dépossède. La gnose suppose une « transvaluation de toutes les valeurs », pour reprendre la formule Nietzsche que l'on pourrait aussi caractériser comme une  subversion de la subversion établie par le tiers-état, dans la mesure où la reconquête de la « vie magnifique », de la puissance est le propre de la Figure, telle que la conçoit Jünger.

Jünger distingue deux conceptions de l'individu, par les mots allemands, Einzelne et individuum. Le mot individuum désignant l'individu à la fois égocentrique et interchangeable des sociétés de masse, alors que le mot  Einzelne se rapporte à l'individu en tant que singularité et originalité irréductible, en tant que Figure. A l'individu perdu dans la masse et, par cela même farouchement attaché à ce qu'il croit être ses « biens » correspond une science calculante (pour reprendre le mot de Heidegger), alors que pour l'individu en tant que Figure, la science est méditative, et, par cela, accroissement de puissance. Pour Jünger, la connaissance accroît la Figure dans sa distinction et son intensité. Les lignes deviennent plus précises et les couleurs plus rayonnantes. La gnose est poétique, au sens de l'étymologie grecque, du « faire » qui laisse l'empreinte la plus précise possible. Par la gnose jüngérienne, nous entrons dans une perspective hiérarchique, où la logique de cause et d'effet, et avec elle toutes les formes de progressisme, de déterminisme ou d'évolutionnisme sont dépassées: « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause à effet mais d'une loi tout à fait autre, celle du sceau et de l'empreinte ». Dans cette logique, nouvelle par rapport aux deux siècles précédents mais, nous y reviendrons, dans un sens plus profond, traditionnelle, ce qui importe n'est pas seulement ce qui nous précède et ce qui s'annonce mais, plus décisivement, ce qui nous surplombe, le sceau dont nous sommes l'empreinte.

Cette logique gnostique, et héraldique, pour célébratrice qu'elle soit de la splendeur du monde, pour approbatrice qu'elle soit de la puissance, et du rayonnement de la Figure, n'en témoigne pas moins d'une forme d'humilité essentielle. Le moderne, qui affiche partout sa modestie et son profil bas, tient pourtant farouchement à être le producteur de tout, et à cette fin, il renie Dieu et les dieux, les Muses et les messagers célestes, de sorte à n'être qu'à lui-même redevable de ses « travaux ». Cette étrange démesure, au sens exact outrecuidante, enferme l'individu en lui-même et laisse ses œuvres comme les objets aléatoires de son narcissisme navrant. Le nihilisme moderne n'est autre que la considération pathétique de cette impuissance vaniteuse à connaître le monde. Dans la perspective métaphysique propre à la théorie des signatures et des empreintes dont nous constatons la fécondité dans l'œuvre de Jünger, l'humilité consiste à reconnaître que nos idées et nos visions ne nous appartiennent pas en propre, qu'elles proviennent de l'intemporel, auquel nous donnent accès notre grandeur d'âme et notre acuité intellectuelle. La gnose poétique considère dans le singulier et dans le multiple les Figures d'éternité dont ils procèdent. Elle est dépassement du nihilisme car elle est recouvrance de la possibilité magnifique qui nous fut donnée in illo tempore, puis ôtée, d'atteindre poétiquement à la connaissance, non par projection ou reflet, mais par des actes de puissance et de beauté tels qu'ils adviennent dans Virgile, dans l'ivresse du songe de la « race d'or ». Dépasser le nihilisme, c'est aller, au pas qui ré-enchante les apparences, vers les contrées éclatantes où l'individu s'accorde à la Figure, où les pressentiments s'accomplissent, dans des œuvres qui seront la preuve de notre humilité.

Alors que le moderne se veut sans Dieu ni Maître, proclame la relativité du Vrai et du Beau non sans faire de sa médiocrité la mesure universelle, jugeant toute création superflue et toute connaissance impossible, la Figure trouve sa mesure par la création et sa connaissance par l'oubli de l'individualité, au sens quantitatif et profane. Aussitôt qu'il est question de connaissance et de poésie, il faut s'interroger sur la provenance et le destinataire de cette poésie et de cette connaissance. Tout ne s'adresse pas à n'importe qui. L'angle d'approche détermine la destination du message diplomatique, car toute métaphysique est diplomatie et les auteurs, au sens latin et étymologique, d'auctor qui se réfère à l'auctoritas, - la « vertu qui accroît », comme le rappelle Philippe Barthelet, - sont ambassadeurs entre les suavités immanentes des corolles et des parfums du jardin sous la pluie d'été au crépuscule et les contrées transcendantes où les dieux apparaissent.

Le grief le plus persistant que les modernes cultivent à l'égard de la gnose est d'être « élitiste », de ne s'adresser, selon la formule stendhalienne, qu'aux « rares heureux », de dédaigner les laborieuses et méritantes majorités. Grief inepte car il n'est rien de plus généreux, de plus disponible, de plus accueillant que le livre qui s'offre à chacun, sans jamais prétendre à contraindre le plus grand nombre. La gnose requiert des dispositions particulières, ou, disons, une orientation de l'Intellect, mais elle confère cette orientation autant qu'elle l'exige. Alors que la société, aussi « démocratique » qu'elle se veuille ne cesse de nous imposer des limites et des conditions auxquelles nous ne pouvons-nous soustraire, la gnose, et surtout la gnose dont l'humilité consiste à se traduire en œuvres, offre à qui le désire avec ardeur, l'aventure du Sans-Limite, c'est-à-dire la traversée odysséenne de la Figure à travers les ordres du monde jusqu'à sa perception la plus lumineuse, éclat d'éternité sur la surface des eaux.

La gnose, dans son exercice le plus accompli, est un privilège mais c'est un privilège offert à qui voudra bien s'en saisir, alors que nous vivons dans un monde constitué d'avantages qui sont la récompense de la cupidité et de la vilenie. Il n'est pas impossible, et nous y reviendrons, qu'il y eût aussi quelque rapport entre la gnose poétique et la philosophie politique. Les Figures du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, qui se succèdent dans l'œuvre de Jünger, approfondissent, si l'on prend la peine de les considérer en perspective, une méditation sur le siècle mais aussi une méditation sur l'art de vivre, non plus de l'individu de l'ère bourgeoise mais de l'individu (Einzelne) qui cherche à conserver sa Figure au sein du monde de la technique qui, loin de s'affirmer comme l'expression de la puissance, au sens nietzschéen, comme on pouvait encore le croire au début du siècle, paraît au contraire avoir pour objectif le contrôle et l'annihilation de toute puissance libre.

Face à la technique d'une « mondialisation » dont chacun sait bien qu'elle n'est qu'une américanisation cybernétique, l'œuvre de Jünger, dans son exigence poétique et gnostique peut se lire comme un traité de résistance au nihilisme. Le Travailleur oeuvrait à vaincre le mal par le mal, selon le principe de Paracelse, et à porter contre le nihilisme les armes les mieux trempées du nihilisme lui-même. Il « travaillait » ainsi selon les périlleuses procédures de l'oeuvre-au-noir, à l'implosion d'une situation intenable, et à ouvrir la voie de la contemplation. Les sentes forestières qu'ouvrent les audaces du Rebelle et de l'Anarque seront, elles, l'initiation à d'autres couleurs. Au « noir et blanc » de l'intensité expressionniste des premières œuvres, si mal comprises, succédera le versicolore armorial des Songes et des Visions des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm. Le combat par le fer et le feu du guerrier cède la place aux guerres plus subtiles dont les conquêtes sont des états de conscience. L'intensité, et telle est bien la clef de voûte de la gnose poétique d'Ernst Jünger, s'accroît d'œuvre et œuvre comme une réalisation, au sens initiatique, d'une exactitude herméneutique qui perçoit, à l'apogée de la vitesse et du mouvement, le grand silence et la grande immobilité.

 

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13/12/2021

Vidéo: Causerie autour d'Ernst Jünger, organisée par le "Cercle Aristote" et l'Association "Exil H" présidée par Jacqueline de Roux:


à l'occasion de la parution de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan. 170 pages. 18 euros.  

Couverture Le déchiffrement du monde

 

Extrait:  

 

Martin Heidegger, Ernst Jünger, sur la ligne

Rien ne sera admis, reconnu, dépassé, rédimé, des temps d'abominable servitude que nous vivons tant que nous n'aurons pas médité sur la ligne qui sépare le monde ancien du monde nouveau. Sur la ligne, c'est-à-dire, selon la réponse de Heidegger à Jünger, non seulement par-delà la ligne, au-dessus de la ligne, mais aussi, plus immédiatement à propos de la ligne. Faire de la ligne même le site de notre pensée et de son déploiement, c'est déjà s'assurer de ne point céder à quelque illusoire franchissement. Il s'en faut de beaucoup que l'au-delà soit déjà ici-même. L'ici-même où nous nous retrouvons, en ce partage des millénaires, a ceci de particulier qu'il n'est plus même un espace, une temporalité mais une pure démarcation. Là où nous sommes, l'être s'est évanouit et jamais peut-être dans toute l'histoire humaine nous ne fûmes aussi dépossédés des prérogatives normales de l'être et ne fûmes aussi radicalement requis par la toute-possibilité.

Cette situation est à la fois extrêmement périlleuse et chanceuse. Le pari qui nous incombe n'est plus seulement de l'ordre de la Foi, - selon l'interprétation habituellement quelque peu limitative que l'on donne du pari pascalien, mais d'ordre onto-théologique. Certes, il existe un monde ancien et un monde nouveau. « Le domaine du nihilisme accompli, écrit Heidegger, trace la frontière entre deux âges du monde ». Le monde ancien fut un monde où la puissance n'étant point encore entièrement dévouée à la destruction et au contrôle, s'épanouissait en œuvres de beauté et de vérité. Le monde nouveau est un monde où la « splendeur du vrai », étant jugée inane, la morale, strictement utilitaire, soumise à une rationalisation outrancière, c'est-à-dire devenue folle, s'accomplit en œuvres de destruction.

La radicalité même de la différence entre ces deux âges du monde nous interdit généralement d'en percevoir la nature. Le plus grand nombre de nos contemporains, lorsqu'ils ne cultivent plus le mythe d'une modernité libératrice, en viennent à croire que le cours du temps n'a pas affecté considérablement les données fondamentales de l'existence humaine. Ils se trouvent si bien imprégnés par la vulgarité et les préjugés de leur temps qu'ils n'en perçoivent plus le caractère odieux ou dérisoire ou s'imaginent que ce caractère fut également répandu dans le cours des siècles. La simple raison s'avère ici insuffisante. Une autre expérience est requise qui appartient en propre au domaine de la beauté et de la poésie. L'accusation d'esthétisme régulièrement proférée à l'encontre de l'œuvre de Jünger provient de cette approche plus subtile des phénomènes propres au nihilisme. Certes, un esthétisme qui n'aurait aucun souci du vrai et du bien serait lui-même une forme de nihilisme accompli. Mais ce qui est à l'œuvre dans le cheminement de Jünger est d'une autre nature. Loin de substituer la considération du Beau à toute autre, il l'ajoute, comme un instrument de détection plus subtil aux considérations issues de l'approche rationnelle. La vertu de l'approche esthétique jüngérienne se révèle ainsi dans la confrontation avec le nihilisme. Pour distinguer les caractères propres aux deux âges du monde dont il est question, encore faut-il rendre son entendement sensible aussi bien à la beauté familière qu'à l'étrangeté.

Sur la ligne, les soufis diraient « sur le fil du rasoir », le moindre risque est bien d'être coupé en deux, ou d'être comme Janus, une créature à deux faces, contemplant à la fois le monde révolu et le monde futur. Que l'on veuille alors aveugler l'une ou l'autre face, en tenir pour la nostalgie pure du passé ou pour la croyance éperdue en l'avenir meilleur, cela ne change rien à l'emprise sur nous du nihilisme. Penser le nihilisme trans lineam exige ce préalable: penser le nihilisme de linea. Le réactionnaire et le progressiste succombent à la même erreur: ils sont également tranchés en deux. La fuite en avant comme la fuite en arrière interdit de penser la ligne elle-même. Toute l'attention du penseur-poète, c'est-à-dire du Cœur aventureux consistera à se tenir sur le méridien zéro afin d'interroger l'essence même du nihilisme, au lieu de se précipiter dans quelque échappatoire. En l'occurrence, Jünger, comme Heidegger nous dit que toute échappatoire, aussi pompeuse qu'elle soit (et comment ne pas voir que notre XXème siècle fut saturé jusqu'à l'écœurement par la pomposité progressiste et réactionnaire ?) n'est jamais qu'une impardonnable futilité.

Sur la ligne, nous dit Jünger, « c'est le tout qui est en jeu ». Sur la ligne, nous le sommes au moment où le nihilisme passif et le nihilisme actif ont laissé place au nihilisme accompli. Le site du nihilisme accompli est celui à partir duquel nous pouvons interroger l'essence du nihilisme. Après la destruction des formes, les temps ne sont plus à séparer le bon grain de l'ivraie. Le nihilisme, écrit Nietzsche est « l'hôte le plus étrange », et Heidegger précise, « « le plus étrange parce que ce qu'il veut, en tant que volonté inconditionnée de vouloir, c'est l'étrangeté, l'apatridité comme telle. C'est pourquoi il est vain de vouloir le mettre à la porte, puisqu'il est déjà partout depuis longtemps, invisible et hantant la maison. »

L'illusion du réactionnaire est de croire pouvoir « assainir », alors que l'illusion du progressiste est de croire pouvoir fonder cette étrangeté en une nouvelle et heureuse familiarité planétaire. Or, précise Heidegger: « L'essence du nihilisme n'est ni ce qu'on pourrait assainir, ni ce qu'on pourrait ne pas assainir. Elle est l'in-sane, mais en tant que telle elle est une indication vers l'in-demne. La pensée doit-elle se rapprocher du domaine de l'essence du nihilisme, alors elle se risque nécessairement en précurseur, et donc elle change. »

La destruction, qui est le signe du nihilisme moderne, serait donc à la fois l'instauration généralisée de l'insane et une indication vers l'indemne. Si le poète et le penseur doivent parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, il n'est pas exclu que par l'accomplissement du nihilisme, c'est-à- dire la destruction de la lettre morte, une chance ne nous soit pas offerte de ressaisir dans son resplendissement essentiel l'esprit qui vivifie. Le précurseur sera ainsi celui qui ose et qui change et dont la pensée, à ceux qui se tiennent encore dans le nihilisme passif ou le nihilisme actif, paraîtra réactionnaire ou subversive alors qu'elle est déjà au-delà, ou plus exactement au-dessus.

Comment ne point aveugler l'un des visages de Janus, comment tenir en soi, en une même exigence et une même attention, la crainte, l'espérance, la déréliction et la sérénité ? Il n'est pas vain de recourir à la raison, sous condition que l'on en vienne à s'interroger ensuite sur la raison même de la raison. Que nous dit cette raison agissante et audacieuse ? Elle nous révèle pour commencer qu'il ne suffit pas de reconnaître dans tel ou tel aspect du monde moderne l'essence du nihilisme. La définition et la description du nihilisme, pour satisfaisantes qu’elles paraissent au premier regard, nous entraînent pourtant dans le cercle vicieux du nihilisme lui-même, avec son cortège de remèdes pires que les maux et de solutions fallacieuses. Vouloir localiser le nihilisme serait ainsi lui succomber à notre insu. Cependant l'intelligence humaine répugne à renoncer à définir, à discriminer: elle garde en elle cette arme mais dépourvue de Maître d'arme et d'une légitimité conséquente, elle en use à mauvais escient. Telle est exactement la raison moderne, détachée de sa pertinence onto-théologique. Etre sur la ligne, penser l'essence du nihilisme accompli, c'est ainsi reconnaître le moment de la défaillance de la raison. Cette reconnaissance, pour autant qu'elle pense l'essence du nihilisme accompli ne sera pas davantage une concession l'irrationalité. « Le renoncement à toute définition qui s'exprime ici, écrit Heidegger, semble faire bon marché de la rigueur de la pensée. Mais il pourrait se faire aussi que seule cette renonciation mette la pensée sur le chemin d'une certaine astreinte, qui lui permette d'éprouver de quelle nature est la rigueur requise d'elle par la chose même ».

Le Cœur aventureux jüngérien est appelé à se faire précurseur et à suivre « le chemin d'une certaine astreinte ». La raison n'est pas congédiée mais interrogée; elle n'est point récusée, en faveur de son en-deçà mais requise à une astreinte nouvelle qui rend caduque les définitions, les descriptions, les discriminations dont elle se contentait jusqu'alors. « Que l'hégémonie de la raison s'établisse comme la rationalisation de tous les ordres, comme la normalisation, comme le nivellement, et cela dans le sillage du nihilisme européen, c'est là quelque chose qui donne autant à penser que la tentative de fuite vers l'irrationnel qui lui correspond. » A celui qui se tient sur la ligne, en précurseur et soumis à une astreinte nouvelle, il est donné de voir le rationnel et l'irrationnel comme deux formes concomitantes de superstition.

Qu'est-ce qu'une superstition? Rien d'autre qu'un signe qui survit à la disparition du sens. La superstition rationaliste emprisonne la raison dans l'ignorance de sa provenance et de sa destination, et dans sa propre folie planificatrice, de même que la superstition religieuse emprisonne la Théologie dans l'ignorance de la vertu d'intercession de ses propres symboles. L'insane au comble de sa puissance généralise cette idolâtrie de la lettre morte, de la fonction détachée de l'essence qui la manifeste. Aux temps du nihilisme accompli le dire ayant perdu toute vertu d'intercession se réduit à son seul pouvoir de fascination, comme en témoignent les mots d'ordre des idéologies et les slogans de la publicité. Dans sa nouvelle astreinte, le précurseur ne doit pas être davantage enclin à céder à la superstition de l'irrationnel qu'à la superstition de la raison. En effet, souligne Heidegger, « le plus inquiétant c'est encore le processus selon lequel le rationalisme et l'irrationalisme s'empêtrent identiquement dans une convertibilité réciproque, dont non seulement ils ne trouvent pas l'issue, mais dont ils ne veulent plus l'issue. C'est pourquoi l'on dénie à la pensée toute possibilité de parvenir à une vocation qui se tiennent en dehors du ou bien ou bien du rationnel et de l'irrationnel. »

La nouvelle astreinte du précurseur consistera précisément à rassembler en soi les signes et les intersignes infimes qui échappent à la fois au rationalisme planificateur et à l'irrationalisme. La difficulté féconde surgit au moment où l'exigence la plus haute de la pensée, sa requête la plus radicale devient un refus de l'alternative en même temps qu'un refus du compromis. Ne point choisir entre le rationnel et l'irrationnel, et encore moins mélanger ce qu'il y aurait « de mieux » dans l'un et dans l'autre, telle est l'astreinte nouvelle de celui qui consent héroïquement à se tenir sur le méridien zéro du nihilisme accompli. Conscient de l'installation planétaire de l'insane, son attention vers l'indemne doit le porter non vers une logique thérapeutique, qui traiterait les symptômes ou les causes, mais au cœur même de cette attention et de cette attente pour lesquels nous n'avons pas trouvé jusqu'à présent d'autre mots que ceux de méditation et de prière, quand bien même il faudrait désormais charger ces mots d'une signification nouvelle et inattendue.

L'entretien sur la ligne d’Ernst Jünger et de Martin Heidegger ouvre ainsi à la raison qui s'interroge sur ses propres ressources des perspectives qui n'ont rien de passéistes et dont on est même en droit de penser désormais qu'elles seules n'apparaissent pas comme touchées dans leur être même par le passéisme, étant entendu que le passéisme progressiste est peut-être, par son refus de retour critique sur lui-même, et par la méconnaissance de sa propre généalogie, plus réactionnaire encore dans son essence que le passéisme nostalgique ou néoromantique.

L'attention du précurseur, sa théorie, au sens retrouvé de contemplation, sera d'abord un art de ne pas refuser de voir. Quant à l'astreinte nouvelle, elle éveillera la possibilité d'une autre hiérarchie des importances où le vol de l'infime cicindèle n'aura pas moins de sens que les désastres colossaux du monde moderne. " De même, écrit Jünger, les dangers et la sécurité changent de sens". Comment ne pas voir que les modernes doivent précisément à leur goût de la sécurité les pires dangers auxquels ils se trouvent exposés ? Et qu'à l'inverse l'audace, voire la témérité de quelques uns furent toujours les prémisses d'un établissement dans ces grandes et sereines sécurités que sont les civilisations dignes de ce nom ?

L'homme moderne, ne croyant qu'à son individualité et à son corps, désirant d'abord la sécurité de son corps, ne désirant, en vérité, rien d'autre, est l'inventeur du monde où la vie humaine est si dévaluée qu'il n'y a presque plus aucune différence entre les vivants et les morts. C'est bien pourquoi le massacre de millions d'êtres humains dans son siècle "rationnel, démocratique et progressiste" le choque moins que la violence d'un combat antique ou d'une échauffourée médiévale, pour autant que sa sécurité, son individualité ou, dans une plus faible mesure, celles des siens, ont été épargnées. Le nihilisme de sa propre sécurité s'établit dans le refus de voir le nihilisme du péril auquel il n'a cessé de consentir que d'autre que lui fussent livrés, et se livrant ainsi lui-même à leur vindicte. Les Empereurs chinois savaient ce que nous avons oublié, eux qui considéraient leurs armes défensives comme les pires dangers pour eux-mêmes. Les Cœurs aventureux, ou selon la terminologie heideggérienne, les précurseurs, trouveront la plus grande sécurité dans leur consentement même à se reconnaître dans le site du plus grand danger. De même qu'au cœur de l'insane est l'incitation vers l'indemne, au cœur du danger se trouve le site de la plus grande sécurité possible. Comment sortir indemne de l'insane péril (qui prétend par surcroît avoir inventé la sécurité comme Monsieur Jourdain la prose !) où nous a précipité le nihilisme ? Quelle est la ligne de risque ?

Certes, le méridien zéro n'est nullement ce « compteur remis à zéro » dont rêve la sentimentalité révolutionnaire. Ce méridien, s'il faut préciser, n'est point une métaphore de la table rase, ou le site d'un oubli redimant. Le méridien zéro est exactement le lieu où rien ne peut être oublié, où toute sollicitation extérieure répond d'une réminiscence, comme le son répond à la corde que l'on touche, où l'empreinte ne prétend point à sa précellence sur le sceau. Ce qui advient, pas davantage que ce qui fut, ne peut prétendre à un autre titre que celui d'empreinte, le sceau étant l'hors-d'atteinte lui-même: l'indemne qui gît au secret du cœur du plus grand danger. La ligne de risque de la vie et de l'œuvre jüngériennes répond de cette certitude acquise sur la ligne.

Toute interrogation fondamentale concernant la liberté est liée à la Forme. Si le supra-formel, en langage métaphysique, bien l'absolu de la liberté, le propre de ceux que l'hindouisme nomme les libérés vivants, l'informe, quant à lui, est le comble de la soumission. La question de la Forme se tient sur cette ligne critique, sur ce méridien zéro qui ouvre à la fois sur le comble de l'esclavage et sur la souveraineté la plus libre qui se puisse imaginer. Dès Le Travailleur, et ensuite à travers toute son œuvre, Jünger poursuivit, comme nous l'avons vu, une méditation sur la Forme. Or, cette méditation, platonicienne à maints égards, est aussi inaugurale si l'on ose la situer non plus dans l'histoire de la philosophie, comme un moment révolu de celle-ci mais sur la ligne, comme une promesse de franchissement de la ligne. Ce qu'il importe désormais de savoir, c'est en quoi la Forme contient en elle à la fois la possibilité du déclin dans le nihilisme (dont l'étape d'accomplissement serait la confusion de toutes les formes: l'uniformité) et la possibilité d'une recréation de la Forme, voire d'un dépassement de la Forme dans une souveraineté jusqu'ici encore impressentie. Par les figures successivement interrogées du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, Jünger s'achemine vers cette souveraineté. Pour qu'il y eût une Forme, au sens grec d'Idéa, et non seulement au sens moderne de « représentation », il importe que la réalité du sceau ne soit pas oubliée.

Une lecture extrêmement sommaire des œuvres de Jünger et de Heidegger donnerait à penser que lorsque Heidegger tenterait un dépassement, voire un renversement ou une « déconstruction » du platonisme, Jünger, lui s'en tiendrait à une philosophie strictement néo-platonicienne. Le dépassement heideggérien de la métaphysique, qui tant séduisit ses disciples français « déconstructivistes » (et surtout acharnés, sous l'influence de Marx, à détacher toute philosophie de ses origines théologiques) laissa, et laisse encore, d'immenses carrières à l'erreur. Les modernes qui instrumentalisent l'œuvre de Heidegger en vue d'un renversement du platonisme et de la métaphysique méconnaissent que, pour Heidegger, dépassement de la métaphysique signifie non point destruction de la métaphysique mais bien couronnement de la métaphysique. Il s'agit moins, en l'occurrence, de se libérer de la métaphysique que de libérer la métaphysique.

Il n'est pas question de déconstruire la métaphysique, pour en faire table rase, mais d'en établir la souveraineté en la dépassant par le haut, c'est à dire par la question de l'être. Pour un grand nombre d'exégètes français la différence essentielle entre une antimétaphysique et une métaphysique couronnée demeure obscure. Heidegger ne reproche point à la métaphysique de s'interroger sur l'essence, il lui impose au contraire, comme une astreinte nouvelle, de s'interroger plus essentiellement encore sur l'essence de son propre déploiement dans le Logos. A la métaphysique déclinante des théologies exotériques, des sciences humaines, de la didactique, de la Technique et du matérialisme, Heidegger oppose une interrogation essentielle sur le déclin lui-même.

En établissant clairement son dépassement de la métaphysique comme un couronnement de la métaphysique, Heidegger suggère qu'il y a bien deux façons de dépasser, l'une par le bas (qui serait le matérialisme) l'autre par le haut, et qui est de l'ordre du couronnement. Loin de vouloir « en finir », au sens vulgaire, avec la métaphysique, Heidegger entend en rétablir sa royauté. Par l'interrogation incessante sur les fins et sur la finalité de la métaphysique, Heidegger œuvre à la recouvrance de la métaphysique et non à sa solidification. Qu'est-ce qu'une métaphysique couronnée ? De quelle nature est ce dépassement par le haut ? Que le déclin de la métaphysique eût conduit celle-ci de la didactique à la superstition de la technique, du nihilisme passif jusqu'au nihilisme accompli, en témoignent les théories modernes du langage et l'humanisme qui ne voit en l'homme qu'un animal « amélioré » par le langage. Ce que Heidegger reproche à ces théories du langage et de l'homme est d'ignorer la question de l'essence de l'homme et de l'essence du langage, et d'être en somme, des métaphysiques oublieuses de leurs propres ressources.

Le dialogue entre Jünger et Heidegger, que le bon lecteur ne doit pas circonscrire à l'échange hommagial et épistolaire sur le passage de la ligne mais étendre aussi aux autres œuvres, prend tout son sens à partir des méditations jüngériennes sur le langage et l'herméneutique. En effet, loin de rompre avec la source théologique, Heidegger en fut le revivificateur éminent par l'art herméneutique qu'il ne cessa d'exercer au contact des œuvres anciennes, les présocratiques, Aristote, ou modernes, Hölderlin, Trakl, ou Stefan George. De même Jünger, en amont des gloses, des analyses et des explications poursuivit le dessein de retrouver, dans les signes et les intersignes, la trace des dieux enfuis. Entre les noms des dieux et leurs puissances, entre l'empreinte et le sceau, entre le langage et la langue, entre ce que doit être dit et ce qui est dit, l'Auteur s'établit avec une inquiétude créatrice. Ce serait se méprendre grandement sur la méditation sur la Forme qui est à l'œuvre dans les essais de Jünger que de n'y voir qu'une reproduction d'un néoplatonisme acquis et défini une fois pour toute, et réduit, pour ainsi dire à des schémas purement scolaires ou didactiques. Se tenir sur la ligne, c'est déjà refuser d'être dans la pure représentation. Entre la présence et son miroitement se joue toute véritable et féconde inquiétude spéculative.

Luc-Olivier d’Algange

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12/12/2021

Moralistes et moralisateurs:

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Luc-Olivier d’Algange

Moralistes et moralisateurs

 

Rien n’incline davantage à la passion que les questions morales. Ce glissement du principe vers la passion n’est pas sans dangers : tous les fanatismes naissent de cette conviction ardente en la justesse universelle de nos principes. Il semblerait que nous devenions dévastateurs et cruels à mesure que nous nous persuadons de l’excellence de nos bons sentiments et du bon droit que des bons sentiments nous confèrent à juger du Bien et du Mal. Le mal que nous infligeons à autrui est d’autant plus terrible qu’il s’inflige au nom du Bien. Il y a dans la morale des moralisateurs, dans la « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche, un élan à la fois vil et prédateur que la volonté de puissance la plus soutenue n’atteint que rarement.

La déchéance de la morale, loin d’être ce « déclin de la moralité » que déplorent les prudes et les tartuffes, loin de se caractériser par un étiolement des questions morales, par une sorte de quiétisme de l’amoralité, ou par un laxisme plus ou moins « décadent », semble au contraire s’exprimer désormais par une hybris de la morale, une démesure du Bien qui confère à ceux qui en sont possédés un extraordinaire sentiment de puissance.

Gagnée par l’ivresse de cette hybris puritaine qui s’étend à des domaines politiques, esthétiques ou métaphysique où elle n’a que faire, cette morale débordante, cette griserie narcissique du  Bien abstrait, envahit et subjugue les consciences et les entendements humains au point de les aveugler sur le beau et sur le vrai qui, par essence, ne sont jamais acquis mais toujours à conquérir et appartiennent tout autant aux réalités sensibles, au frémissement de l’immanence, qu’aux réalités intelligibles.

Il n’est pas un débat littéraire, artistique, politique ou scientifique qui ne soit d’emblée tenu sous le joug d’un jugement moral d’autant plus arbitraire qu’il se fonde sur le refus symétrique des faits et des raisonnements. Ce qui s’oppose au moralisateur, ce n’est point l’immoralité (qui, par la mode de la « transgression » subventionnée, est devenue elle-même moralisatrice) mais bien la morale des Moralistes dont la tradition, pour être devenue plus ou moins clandestine, perdure jusqu’à nous. Cioran dans l’ensemble de son œuvre, Montherlant dans ses « solstices » et dans ses « cahiers », Philippe Muray, avec ses « exorcismes spirituels », qui tiennent à la fois de Pascal et de Voltaire, et plus en amont, le génial Joseph Joubert, contemporain et ami de Chateaubriand, furent les héritiers et les continuateurs, parfois même plus profonds que leurs maîtres, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de Saint-Cyran, de Madame de Sablé, de La Bruyère ou d’Etienne-François de Vernage.

En ces temps qu’il faut bien qualifier d’obscurantistes, en ces temps aveuglés et déprimés, pontifiants et moroses, relire les Moralistes est une façon de se désembourber l’âme, de lui donner, avec le surcroît de la lucidité, cette allégresse, cette joie printanière qui ne s’en laisse pas conter, ces vertus discrètes mais persistantes qui élaguent, allègent et disposent heureusement au combat contre le nihilisme, autrement dit au combat contre la mauvaise-foi. Car tel fut bien le souci majeur des Moralistes : cheminer droit en évitant le mensonge et cette mauvaise foi qui veut élever au rang de vertu sacrée et universelle les données simples de notre amour-propre individuel ou de notre vanité collective.

Ce qui distingue les Moralistes des moralisateurs est à la fois d’une grande évidence et d’une infinie subtilité. Le Moraliste pense avec et selon ses semblables, à l’intérieur d’une société, par l’affinement du goût et de l’intelligence, par le perfectionnement d’une politesse qui n’est pas seulement la crainte de la susceptibilité d’autrui. La morale, pour lui, n’est pas détachée des mœurs, des coutumes, des habitudes, elle s’exerce à l’intérieur d’un faisceau de conditions, d’influences et de savoirs tout en laissant à l’individu le pouvoir de juger par lui-même. On pourrait dire que le Moraliste est un individu libre qui ne croit pas outre mesure en la réalité de l’individu, alors que le moralisateur est un grégaire qui croit absolument en l’individu, - d’où l’individualisme de masse dont sa morale est l’illustration. Le moralisateur ne peut penser qu’en accord préalable avec son groupe : il ne pense pas ce qu’il pense, il pense ce qu’il faut penser, en obéissant à l’argument d’autorité des spécialistes. Un journal comme Le Monde exerça ces dernières années avec diligence, puis avec maladresse, cet office particulier de substituer à la pensée tâtonnante du moralisateur un discours en apparence étayé. Le moralisateur cherche le réconfort, le « développement personnel », l’approbation générale alors que le Moraliste cherche le combat, et d’abord le combat avec lui-même, fût-ce au détriment de ses propres valeurs ou certitudes.

Le Moraliste fait profession de courage et d’esprit critique contre le « bien » lui-même. Sa suspicion ne disperse point les forces mais les décante et les rassemble en une énergie nouvelle, plus claire, plus affûtée, mieux résolue à se déprendre des trop promptes autosatisfactions. Souvent excellent écrivain, le Moraliste n’est pas moins sourcilleux à l’égard de sa propre bonté qu’à l’endroit de son style. Il ne lui suffit pas d’être lui-même, il veut être au mieux, par estime pour ceux qu’il fréquente. S’il ne veut point être dupe des « bons sentiments », ce n’est point pour s’abandonner à un relativisme où tout vaudrait n’importe quoi mais pour ressaisir la fine pointe de l’intelligence lorsque celle-ci se confond avec une certaine idée de l’équité et de la justesse.

Savoir, avec La Rochefoucauld, que «  le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que le vice », c’est aussi ne pas oublier « qu’il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». Les Moralistes interrogent ainsi leur propre morale à l’épreuve de leur commerce avec leurs égaux : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver ». Toute la logique d’Humain, trop humain, et du Voyageur et son ombre de Nietzsche s’ensuit, ainsi que La généalogie de la morale : «  Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » A la différence de la morale du moralisateur, la morale du Moraliste est une morale expérimentale, une morale vérifiée ; elle ne dissipe point l’exigence du bien, mais la précise en l’éloignant : être bon n’est point si facile que l’on croit. «  Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons ». Ce qui, sans doute, eût fait horreur aux Moralistes du dix-septième siècle, si par quelque paradoxe temporel ils eussent être confrontés à nos modernes moralisateurs, c’est précisément cette indécente et perpétuelle flatterie que le moralisateur s’adresse à lui-même et dont il se gonfle pour imposer aux autres ses propres abandons, son propre dédain pour les êtres et les choses que désirent des natures plus fortes et moins lasses. « L’homme qui se méprise se prise encore de se mépriser » écrivait Nietzsche. Moraliste, Sade le fut aussi à sa façon, en cette phrase admirablement resserrée : «  Le passé m’encourage, le présent me galvanise, je crains peu l’avenir ». Véritable devise et cri de guerre contre le nihilisme moderne qui déprécie le passé, s’ennuie dans le présent et se laisse terroriser par l’avenir.

 

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Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents:

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Luc-Olivier d’Algange

 

Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents

 

Que sont les temps présents ? Sommes-nous encore assez naïfs pour croire que notre situation chronologique, le seul fait d'y être, nous donne un quelconque privilège, un apanage particulier de discernement ? Tout porte à croire, au contraire, que nous ne pouvons pas davantage voir la forme de notre temps que le génie des Mille et une nuits enfermé dans sa lampe à huile, ne peut voir, avant d'en être délivré, l'objet qui l'emprisonne. Etre vraiment présent aux « temps présents » exige que nous éprouvions le désir de nous en évader. Celui qui n'éprouve pas la nostalgie de quelque liberté plus grande, celui qui se contente des limites qui lui sont assignées demeure dans une obscurité rassurante. Si nous passons du monde des Mille et une nuits à celui du dialogue platonicien, nous sommes amenés à comprendre qu' à l'intérieur des temps présents, ce n'est pas seulement la réalité de ces temps qui nous échappe mais notre propre réalité qui s'avère ombreuse. La question « que sont les temps présents ? » devient alors une mise en demeure à ne point nous satisfaire des seules ombres qui bougent sur les murs de la Caverne. Ces temps ne sont point ce qu'ils paraissent être. Pour les considérer avec quelque pertinence, il nous faudra accomplir un renversement herméneutique, c'est-à-dire un acte de compréhension surnaturel. Quand bien même, au comble du scepticisme, nous ne considérerions la divine Providence que comme une hypothèse, celle-ci ne s'avère pas moins nécessaire à cet « ex-haussement » qui est la condition nécessaire à tout regard sur les temps présents.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous apportent non seulement des lumières sur ce que René Guénon nommait les « signes des temps » qui nous demeurent en général indéchiffrables, elles nous invitent également à comprendre les temps présents dans la perspective de la divine Providence. Otons la Providence et toute considération des temps présents devient non seulement impraticable mais absurde car ces « temps » cessent alors d'exister en tant que tels. La notion même d'époque, que certains historiens modernes (ayant le mérite d'être logiques avec eux-mêmes) récusent, ne se laisse comprendre que par la possibilité d'une vision surplombante, très-exactement providentielle. On peut, certes, nier la notion d'époque, ne considérer que des rapports de force sociologiques ou économiques, la plus superficielle observation de l'architecture et des styles suffit à nous convaincre de la réalité sans conteste des « époques ». Le style gothique diffère du style roman, comme le style classique diffère du style gothique. Le seul fait de leur éloignement dans ce qu'il est convenu de nommer le passé nous donne la possibilité de les considérer du regard même de la divine Providence. Les temps présents seuls semblent, en nous, se refuser à ce regard alors que du point de vue de la Providence ils sont, eux aussi, déjà accomplis, achevés et dépassés. L'aveuglement du Moderne consiste à ne pas voir son temps comme un temps, son époque comme une époque. Une singulière et persistante vanité lui prescrit de voir son temps (qu'il refuse de considérer en tant qu'époque) comme l'espace indéfini du meilleur des mondes possibles. A la perspective surplombante de la Providence, il substitue le déterminisme qui est à la Providence ce que la « lettre morte » est à « l'Esprit qui vivifie ». Faute de pouvoir lire providentiellement notre époque d'un point de vue ultérieur qui en fera une époque passée, il demeure cependant possible d'apprendre à la lire du point de vue des Soirées de Joseph de Maistre, ce qui reviendra sans doute au même. Certaines œuvres n'appartiennent au passé que par la profonde méprise des Modernes sur les œuvres en général et sur le passé en particulier.

Nous ne sommes plus aux temps des mésinterprétations, qui sollicitent la rectification, mais aux temps de la méprise qui interdisent toute interprétation bonne ou mauvaise. L'œuvre de Joseph de Maistre non seulement n'appartient pas au passé mais il nous apparaît comme fort probable que ce qu'elle avait à nous dire n'a pas encore été entendu. L'œuvre de Joseph de Maistre n'est si étrangère aux Modernes que parce qu'elle les informe avec exactitude sur ce qu'ils sont: expérience désagréable dont on se dispense, c'est humain, aisément ! Les œuvres que les Modernes s'efforcent de tenir à distance, en les reléguant dans un passé qu'ils inventent à leur image, sont précisément celles qui s'adressent à eux et dont, par un paradoxe admirable, le déchiffrement, la lecture, ne peut être faits que par eux. Certaines œuvres, ainsi que Heidegger l'écrivait à propos des Grands Hymnes d'Hölderlin, demeurent « en réserve », leur sens exigeant, pour se déployer, l'advenue d'une autre époque. Heidegger nous dit aussi que certaines vérités aurorales ne peuvent être véritablement comprises qu'à la tombée du soir. Tel est précisément le sens de l'interprétation « providentialiste » de Joseph de Maistre: le soir, le déclin, voire la destruction des formes trouvent leur sens dans la possibilité d'une compréhension plus haute et plus vaste des heurts et des malheurs historiques que nous subissons. Si, ainsi que l'écrivait Raymond Abellio, en une perspective husserlienne, « la conscience est le plus haut produit de l'être », le désastre historique, s'il élève notre conscience dans son propre dépassement, se trouve justifié. Ainsi la catastrophique Révolution française trouve son sens dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Que si Joseph de Maistre n'eût rien écrit, le sens des événements, en demeurant celé, se fût détruit pour le plus grand triomphe du Mal.

Quiconque garde les yeux ouverts, sait bien que lorsque le soir tombe, les couleurs, un moment, s'avivent d'une ferveur plus intense. Nous ne discernons bien le don de la lumière, les couleurs, qu'à ce moment où elles sont sur le point de s'effacer. Le sens culmine dans le déclin de toutes les significations, les Principes s'exaltent à l'époque du déclin et de la destruction de toutes les valeurs. Les Soirées, quoiqu'on en veuille, sont bien nos soirées, et c'est à notre déclin français et européen qu'elles s'adressent. Les Soirées ne sont pas tant « en avance sur leur temps » que sur le temps lui-même: ce qu'elles tentent en interprétant les œuvres de la divine Providence n'est rien moins que de nous soustraire à notre ignorance déterminée.

A mesure que nous nous éloignons de l'interprétation de la divine Providence, à mesure que nous nous emprisonnons dans notre refus d'être nous-mêmes interprétés par la Providence et plus nous nous soustrayons du sens, plus nous renonçons au pèlerinage pour vagabonder ; plus encore nous nous trouvons soumis, enchaînés, dépossédés, ombreux, somnambuliques. Il y a une allure propre à l'homme moderne, lente et lourde, hypnotisée et harassée. Le propre du somnambule est d'ignorer qu'il somnambulise. Quiconque s'avise de le réveiller suscitera sa rage meurtrière. Dans ce faux-sommeil nos songes sont téléguidés et nous conduisent. La difficulté à faire entrer nos contemporains dans la perspective métaphysique de Joseph de Maistre, leur antipathie instinctive pour toute considération  de cette sorte tient sans doute à cette étrange addiction léthéenne. L'acte de pensée exige un effort, et de cet effort, il semble bien que les idéologies modernes soient les éminentes ennemies. Elles pourvoient inépuisablement à notre désir de ne pas penser, d'échapper à la perplexité, à l'inquiétude que suscite en nous l'idée d'une Providence. L'écrivain japonais Yasunari Kawabata définit le propre de son art comme l'exercice de ce qu'il nomme « le regard ultime »: « Si la nature est belle, c'est parce qu'elle se reflète dans mon regard ultime. »

Qu'est-ce qu'un regard ultime ? Est-ce voir le monde comme pour une dernière fois ou bien voir le monde comme s'il était sur le point de disparaître ? L'imminence de la catastrophe ou de la disparition aiguise le regard. La mise en demeure faite à l'entendement humain de considérer le sens du monde dans l'ultime regard que nous posons sur lui, loin de nous assourdir de terreur, de nous enfermer en nous-mêmes dans le pathos désastreux du refus de cesser d'être, avive au contraire les sens eux-mêmes: « Dans l'univers transparent et limpide comme un bloc de glace, écrit Kawabata, d'un moine qui médite, le bâton d'encens qui se consume peut faire retentir le bruit d'une maison qui s'embrase dans un incendie, et le bruissement de la cendre qui tombe peut résonner comme un tonnerre. Il s'agit là d'une pure vérité. Le regard ultime fournit la réponse à bien des mystères dans le domaine de la création artistique. » Pour échapper au déterminisme qui nous exile de la compréhension du moment présent, pour œuvrer à la recouvrance des sens et du sens, à leur exaltation dans l'imminence de la beauté absolue, il faut méditer et trouver au cœur de sa méditation le secret limpide du « regard ultime ».

Les Soirées de Saint-Pétersbourg me semblent une méditation de cette envergure à nos usages français. Les voix qui s'entrecroisent au-dessus du cours du fleuve qui s'abandonne dans le soir édifient doucement, songeusement, une impondérable demeure de sérénité au-dessus des malheurs du temps. La conversation (et l'on ne saurait assez redire à quel point toute civilité, toute politique digne de ce nom, tout bonheur humain dépendent avant tout de l'art de converser) éveille, par touches successives, ce qui, dans l'entendement humain, s'est ensommeillé. Ces échanges poursuivent avec délicatesse le dessein de nous éveiller peu à peu de nos torpeurs. Sans doute a-t-il échappé aux quelques bons auteurs qui crurent voir dans les Soirées l'expression d'une pensée « fanatique » ou « totalitaire » que l'auteur désire à peine nous convaincre, à nous établir dans une conviction. On chercherait en vain, chez Joseph de Maistre, homme de bonne compagnie, cette compulsion à subordonner l'interlocuteur à ses avis par l'usage du chantage moral. Si quelques certitudes magnifiques fleurissent de ces entretiens, c'est dans l'entrelacs des voix humaines. Le lecteur auquel s'adresse Joseph de Maistre n'est point obligé à changer en mot d'ordre ou de propagande ces corolles de l'Intellect. Ce qui est exigé de lui, en revanche, c'est bien de se tenir attentif entre les échanges, d'être à l'affût entre les questions et les réponses qui ne sont elles-mêmes que de nouvelles questions. C'est à ce titre seulement qu'il pourra être au diapason de sa lecture, non par une adhésion, mais comme un quatrième interlocuteur.

S'il n'y a point à proprement parler de « système » dans les Soirées, il y a bien une logique et cette logique suppose que le lecteur comble, par ses propres inspirations, la place laissée vacante aux côtés du Chevalier, du Comte et du Sénateur qui s'entretiennent courtoisement à la tombée du jour. Faute d'avoir compris cela, la logique maistrienne nous demeure celée. Que par une disposition particulièrement heureuse de la Providence le quatrième interlocuteur soit d'un autre temps que les trois autres, c'est là une chance particulière qui nous est offerte de « justifier les voies de la Providence même dans l'ordre du temporel. »

Telle est bien l'heureuse, l'opportune inquiétude dans laquelle nous jettent les Soirées. Le regard ultime nous somme de douter de notre identité. Qui sommes-nous, qui pouvons nous être ? Sommes-nous encore à la hauteur de l'entretien ? De quelle nature est notre invisible présence à ces considérations qui s'échangent harmonieusement ? La force des oeuvres philosophiques dialoguées tient ainsi, par-delà la résistance aux systèmes, à cette précipitation chimique d'une identité que l'auteur ne pouvait que deviner, suggérer ou prédire mais dont la présence rend nécessaire le dispositif intellectuel qui la circonscrit. Aussitôt sommes-nous délivrés de la prison de glace qui est le rôle du spectateur, aussitôt notre pensée s'est-elle emparée de la pensée qui court et se ramifie, qui chante et bruisse comme les feuillages du Soir que nous voici sollicités de faire exister, par notre entretien avec eux, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Nous existons par eux, notre pensée est requise à l'effort de spéculation et de remémoration par leur existence inventée mais, en même temps, nous savons qu'ils n'existent point sans nous, sans notre lecture attentive. Les Soirées, en tant qu'œuvre philosophique dialoguée, nous initient à cet abîme théorique du quatrième interlocuteur qui demeure non pas un pur néant mais une place vacante, une pure possibilité tant que nous ne sommes pas encore intervenus dans l'entretien.

Cet abîme, certes, n'est point l'abîme de l'inconscient, cher aux psychanalystes; il faudrait plutôt évoquer l'image d'un « abîme d'en-haut », d'un abîme lumineux. Toute oeuvre véritablement philosophique en vient ainsi à nous persuader de trouver une raison à ce que nous sommes, une raison d'être à être là où nous sommes et non point ailleurs. L'idée même de divine Providence pourvoit magnifiquement à cette exigence philosophique. Nous sommes là, et pourquoi pas ailleurs ? Nous sommes là exactement pour voir ce qui ne peut être vu que de ce point de vue particulier, et de nul autre.

Le providentialisme de Joseph de Maistre n'est pas un simple quiétisme; il garde du dix-huitième siècle dont il est l'héritier la volonté de savoir et d'agir. Il ne s'agit pas seulement consentir mais de connaître, de discerner et d'agir. Si de grands désastres nous ont conduits là où nous sommes, si, plus singulièrement encore, nous nous trouvons à telle intersection inquiétante des temps, ce n'est que pour mieux exercer notre intelligence. L'instrument exige la musique qui l'inventa. Notre intellect se dévoue providentiellement à comprendre ce qui s'offre à notre entendement et le temps et le lieu où nous nous trouvons ne sont pas hasardeux ou gratuits. Ils sont, au sens propre, un privilège. Que ce privilège fût terrible quelquefois n'ôte rien à la faveur singulière où la divine Providence nous tient.

Seule l'outrecuidance humaine la plus grotesque peut croire détenir la vérité comme un « tout ». La vérité n'est pas un tout, elle n'est qu'apparitions, intersections, éclats ! La pensée, le sens, ne sortent point de la bouche des hommes, ils surgissent de la rencontre. Où se trouve la pensée sinon entre les pensées ? Toute véritable philosophie est essentiellement dialogue car elle reconnaît que la pensée naît de cet espace intermédiaire qui mystérieusement unit et sépare les interlocuteurs. Que la Providence offrît à nos regards tel pays, tel temps parmi une infinité d'autres, loin d'être le seul fait du hasard ou de la nécessité (notions bâtardes et tautologiques inventées pour ne point nommer la Providence) ne serait-ce point la formulation d'une exigence ? Vous êtes , et ce site exige d'être connu. Tel éclat de la gemme s'adresse particulièrement à vous, elle sollicite votre attention et votre réponse dans l'énigme qui vous est dédiée.

Les hommes de bonne compagnie qui s'entretiennent à Saint-Pétersbourg nous donnent, à nous lecteurs, la chance de douter de notre habituelle outrecuidance en faisant de nous leur hôte. Or, l'hôte est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Pour être digne de l'hospitalité que nous font le Comte, le Chevalier et le Sénateur, la moindre des choses est de les recevoir à notre tour dans notre temps. Comment ne pas voir que ce fleuve du temps où débute leur entretien est bien là pour les conduire jusqu'à nous ? Qu'auront-ils à dire de notre temps ? Tout autre chose que qu'ils dirent du leur mais, entendons-nous, un « autre chose » qui confirmera au plus haut point la pertinence de leurs considérations antérieures. Le propre des penseurs que l'on qualifie un peu promptement de « réactionnaires » est en général de gagner en pertinence à mesure que s'écoule le fleuve du Temps. Observons l'œuvre de cette croissante pertinence.

Le propre des temps modernes est de nous enlever ce qu'ils se vantent de nous offrir. Les maîtresses de ce temps furent, sous le signe de la communication de masse, la propagande et la publicité. L'une et l'autre sont, par nature, mensongères. « L’Etat français » du Maréchal nous vendit et nous vanta l'Etat, la France, la Nation, alors même qu'il consentait tout de même à ce que nous en fussions dépossédés. De même, nos démocraties libérales nous vantent, et nous vendent, la liberté individuelle alors même que triomphent le grégarisme et une société de contrôle dont le puritanisme et les rigueurs outrepassent, dans les faits, les despotismes les plus sourcilleux. La liberté et l'individualité nous sont vendues, mais cette transaction même nous prive de notre liberté et de notre individualité. L'échange opéré nous laisse l'ersatz en place de l'authentique. S'il est quelque honte à s'avouer floué, le Moderne y cède outrancièrement et rien n'est plus difficile que de lui faire admettre sa méprise. Sa liberté vendue, décrétée et vantée lui est aussi douce que l'esclavage. Pourquoi voudrait-il rendre cette fausse monnaie, puisqu'elle fait usage et qu'elle lui épargne d'avoir à exercer une liberté dont la vérité consiste en une épreuve ?

La liberté est une épreuve, elle s'éprouve, elle brille et brûle. La facilité nous incline à lui préférer sa représentation abstraite, sans conséquences, sans périls ni enchantements. Le génie du monde moderne est d'avoir inventé une race d'esclaves qui proclame et chante, dans l'hébétude généralisée, la liberté et la raison auxquelles elle renonce. « Mais les fausses opinions, écrit Joseph de Maistre, ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d'abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d'honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu'ils font. » Les mille atteintes constantes dont furent l'objet toutes les autorités de la religion, de l'intelligence, du droit ou du style depuis plus de deux siècles font que l'ignorance, la bêtise, la vulgarité non seulement ne sont plus réprimées, ni même contenues, mais qu'elles s'affichent, règnent, font leurs lois et vont jusqu'à établir une sorte d'étrange religion où les superstitions les plus ineptes se mêlent au pouvoir le plus vain, le plus clinquant et le plus hystérique. « Qu'un monarque indolent cesse de punir, écrit Joseph de Maistre, et le plus fort finira par faire rôtir le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l'ordre par le châtiment, car l'innocence ne se trouve guère et c'est la crainte des peines qui permet à l'univers de jouir du bonheur qui lui est destiné. »

A chaque défaillance de l'Autorité correspond un abus de pouvoir. Ces temps « où le plus fort fait rôtir le plus faible », comment nier que le vingtième siècle nous y a fait entrer en grande pompe révolutionnaire, nationale, romantique et même « humanitaire ». L'abstraction des « Droits de l'Homme » nous est vendue contre la possibilité effective de sauvegarder la simple dignité des êtres et des choses. Que la proclamation même de ces Droits eût été immédiatement suivie par la Terreur, qui en démentit chaque ligne, que cette Terreur fût l'expression de ces « Droits » antiphrastiques, une lecture maistrienne des temps présents permettrait de nous en aviser. Il est vrai que bien avant Joseph de Maistre, Démosthène avait tout compris: « Or, cette force des lois, en quoi consiste-telle ? Est-ce à dire qu'elles accourront pour assister celui d'entre vous qui, victime d'une injustice criera à l'aide ? Non: elle ne sont qu'un texte écrit, qui ne saurait posséder un tel pouvoir... » Le faible, c'est-à-dire, en nos temps démocratiques, le Pauvre, lorsque s'étiolent les autorités, voit moins que jamais les lois accourir à son secours, et encore moins au secours de la liberté et de la grandeur d'âme. D'où la tentation de l'esclavage consenti qui donne l'illusion d'être protégé par la masse de ses semblables, non certes que ceux-ci eussent des générosités ou des solidarités notables; mais tant que dure l'illusion, ce qu'il y a en nous de moins inquiet et de moins audacieux s'en satisfait.

L'individualisme de masse du monde moderne a ceci d'odieux à tout esprit formé par la Tradition qu'il transforme les individus en insectes. Chacun semble aller à sa guise, mais tous ne forment qu'un organisme, un « Gros Animal » comme disaient Platon et Simone Weil, où la part la plus lumineuse et la plus ténébreuse de l'inquiétude humaine se trouve réduite à presque rien. Or, cette inquiétude une fois éteinte, plus rien n'avertit l'homme de ce qu'il est. L'esclave satisfait de son esclavage, inconscient de sa dégradation, « tranquille à la place qu'il occupe », renonce aux ressources mêmes de l'humanitas. Ce qui se nomma « humanisme », ne fut rien d'autre, bien souvent, que l'expression de ce renoncement.

Quel est, pour Joseph de Maistre, le propre de l'être humain, dont il fait dire au Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg, qu'il « gravite vers les régions de la lumière » ? Quels sont les lois de pesanteur et d'apesanteur qui déterminent cette gravitation ? Quel est ce défi, que l'être humain ne peut omettre de relever sans déchoir dans l'en deçà de l'humanitas et rejoindre l'état de brute, dont la seule occupation est de se rendre plus fort contre le plus faible ? De quelle théorie, de quelle contemplation de ses propres destinées faut-il se rendre maître, non certes pour les écraser, mais pour en déployer les splendeurs ? Quelle outrecuidance devons-nous vaincre ? « Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés mais ils l'ignorent; l'homme seul a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer: il faut qu'il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir; sa grandeur même l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. »

Toute la thématique baudelairienne se trouve inscrite dans ce passage. Etre humain, ce n'est pas être un esclave satisfait, ce n'est point déchoir en castor (ou en blaireau) mais s'évertuer entre les hauteurs désirées et les bassesses fatales. Or, la propagande du monde moderne ne cesse de nous redire sur tous les tons qu'il n'est point de bassesse dont le démos n'eût interdit l'accès ni de hauteur qui ne fût déjà atteinte. Tout conjure de la sorte à nous faire oublier que notre nature est de nous tenir entre l'au-delà et l'en deçà, et qu'il n'est rien de moins stable que cet entre-deux.

Ce philosophe que même un esprit affiné comme Cioran se laisse aller à qualifier de « dogmatique » ou « fanatique », notre privilège de quatrième interlocuteur nous donnera ainsi à le comprendre, au contraire, comme un professeur d'instabilité et d'inquiétude. Entre l'au-delà et l'en deçà se jouent nos carrières incertaines. Le sens hiérarchique que supposent de telles spéculations offusque nos égalitaristes qui, à refuser de penser la hiérarchie, succombent aux plus viles iniquités. Cette hiérarchie, qu'ils se sauraient voir, il consentent à s'y plier aveuglement lorsqu'elle n'est plus que parodie et pure brutalité. De même, ces prétendus « individus libres » dont les bouches débordent de sarcasmes et de haine pour notre Royaume de France s'enfermeront dans leurs appartenances biologiques, sexuelles ou raciales, à triple tour, avec la bonne conscience des « minorités opprimées »; ces prétendus parangons d'universalisme s'acharneront sans relâche à la désagrégation du Pays, à sa décomposition en communautés d'intérêts ou de nature plus ou moins incertaines pour détruire toute trace de cette disposition providentielle que fut le Royaume de France et dont la nation fut l'héritière ingrate et quelque peu acariâtre. Les déterminismes les plus obtus, que la science consacre et qui les réduisent au rang de termites leur sembleront infiniment préférables aux libertés providentielles pourvu qu'ils en détinssent le pouvoir de cracher au visage de toute autorité, c'est-à-dire, de toute générosité. La tournure avaricieuse, cupide, égolâtrique de l'homme moderne tient là son origine, funeste à la fois pour la gloire et la grandeur de toute civilisation et pour la beauté des moments fugitifs qui nous étreignent et nous ravissent.

Il y a un mystère limpide de la générosité, comme il y a une énigme ténébreuse de l'ingratitude. En toute civilisation se heurtent et se combattent ce mystère et cette énigme. Les Modernes ont instauré l'habitude de traiter de « réactionnaires » les hommes de gratitude et d'orner du titre « d’amis du progrès » les tenants de l'ingratitude érigée en système. De tous les auteurs qualifiés abusivement de réactionnaires, Joseph de Maistre est incontestablement celui qui porte le sentiment et la pensée de la gratitude à son point le plus haut, allant jusqu'à remercier la Providence des obstacles qu'elle oppose à ce sentiment et à cette pensée.

Avant même d'être une philosophie spéculative dont les points de haute pertinence touchent à la prophétie, la pensée de la gratitude est un tour de caractère. De même que les beaux objets portent la marque de la main qui les conçu, les êtres humains, lorsqu'ils témoignent par leurs gestes et leurs songes de la beauté, lorsqu'ils sont à la fois beaux et bons, portent dans leur caractère le signe qui les inclinera immanquablement à trouver dans ce monde dont ils héritent d'innombrables raisons de remercier. Bien des différends peuvent s'aplanir, et il n'est point de discords d'ordre personnel ou impersonnel dont la bonne foi, la courtoisie, la sincérité, la politesse, l'intelligence, la bonne grâce, enfin, ne peuvent venir à bout. Le monde n'en demeure pas moins le théâtre d'un combat farouche entre la gratitude et l'ingratitude. C'est bien que celle-ci n'a d'autre passion que d'en finir avec celle-là. L'ingratitude ne veut point de la gratitude; sa seule raison d'être est de travailler sans relâche à la détruire, à ruiner dans nos cœurs tout élan vers elle, à en arracher les plus infimes surgeons, voire à en brûler toute semence.

Le monde moderne fut la scène de cette propagande immense et inlassable visant à nous persuader que nous ne devons rien à personne, et lorsqu'il arrive que, par évidence criante, nous nous révélions redevables, cette propagande nous exhorte à détruire ce bien qui nous fut offert par les arborescentes lignées de nos prédécesseurs. L'ingratitude n'est pas seulement une faiblesse de l'âme, une mesquinerie, un péché, elle est un culte qui exige une soumission absolue. L'ingrat adule son ingratitude mieux que l'idolâtre son veau d'or. La destruction programmée de la langue française, tant dans son amplitude historique et géographique que dans son intensité poétique et prophétique, témoigne des travaux de l'ingratitude. Cette langue, si riche de nuances et de splendeurs, les ingrats n'en supportent ni la musique, ni les raisons, et s'évertuent ainsi à en profaner l'usage.

L'énigme noire de l'ingratitude réside dans la dégradation même de celui qui la professe. Le mauvais amour de soi-même prive celui qui s'y adonne des biens dont il n'est que le légataire ou l'hôte. Ces biens étant tout ce que nous sommes, à les nier il ne reste que l'écorce morte. La grande célébration de la mort, l'adoration éperdue de la mort, que le vingtième siècle porta à des apogées inconnues jusqu'à lui, ne s'explique pas autrement : à refuser tous les bienfaits qui exalteraient en eux un sentiment de gratitude, les Modernes s'en furent adorer la mort.

A la noire énigme de l'ingratitude, répond le clair mystère de la générosité. Si l'ingratitude est l'en deçà de la raison, la générosité est son au-delà. L'ingratitude est déraisonnable. La générosité est une divine folie. Lorsque ces deux forces s'équilibrent, la raison humaine dispose de quelque chance d'affirmer ses prérogatives mesurées. Or jamais, dans l'histoire du monde, cet équilibre en fut aussi tragiquement rompu. Jamais ne fut plus nécessaire l'implosion dans nos âmes de la divine folie de la générosité. La générosité est un ensoleillement intérieur. Elle défie à la fois la pensée calculante et l'imprévoyance médiocre. Naguère, on nommait les généreux des précurseurs. Ils furent de ceux qui se sacrifient pour la beauté reçue. L'humilité et l'amour-propre trouvent en la générosité leur point de haute pertinence. Ce point, qui est la pointe de la spirale ascendante, peut seul nous délivrer du cercle du Mal.

Le monde moderne n'est pas exactement un monde où le Mal domine le Bien; il est un monde encerclé par le Mal. Non certes que le Bien y fût absent, mais rendu inopérant, confondu devant les obstacles innombrables, enfermé en lui-même, son rayonnement natif est devenu le principal, sinon l'unique objet de vindicte de l'immense foule des ingrats. Le Mal n'est pas moins gradué que le Bien dont parlent les néoplatoniciens. Ainsi, il existe une ingratitude banale, et pour ainsi dire sommaire ou vénielle, qui se contente de prendre sans remercier. Plus bas, et plus proche de l'opacité, il est une ingratitude nihiliste, qui refuse de prendre, qui se refuse au Don, quand bien même elle en serait l'exclusive bénéficiaire, sans aucune contrepartie imaginable. Plus proche encore des ténèbres, il est une ingratitude qui veut la mort de celui qui donne. A cette profondeur ténébreuse, la divine Providence elle-même devient inopérante. Le cercle s'est refermé étroitement sur le Bien et cet exil de l'exil, cet oubli de l'oubli ne laisse plus passer le moindre rai de lumière. Le mépris, l'opprobre, l'indifférence, la persécution qui furent et demeurent l'apanage sacrificiel des grands auteurs, tiennent à cette réalité abyssale de l'ingratitude. Réalité abyssale, métaphysique du Mal, énigme noire,- ces expressions sont encore faibles pour désigner l'étrange scandale que constitue, - chaque auteur en aura fait l'expérience, - la non-réponse, ou la réponse déloyale, procédurière, mesquine qui est donnée aux œuvres.

Les œuvres du passé, comme celles du présent, sont « mal-pensantes », sujettes à d'interminables et vétilleuses suspicions. On exerce contre elles non seulement le sarcasme, la vilenie, mais encore une fin de non-recevoir stratégique et généralisée. Or qu'est-ce qu'une œuvre ? De quelle nature est cette manifestation de l'intelligence et du cœur humain pour être si unanimement refusée, vilipendée, proscrite ? Quel est son « propre », sa « nature », son « essence » ? Par quelle voie parvient-elle à se heurter à « la bêtise au front de taureau » ? Quelle puissance délivre-t-elle pour être tant crainte et si fermement refusée dans une époque au demeurant « tolérante »,  « ouverte », pour ne pas dire laxiste ? Quel est ce point d'irradiation dont elle procède ? Je ne trouve d'autre mot pour nommer ce mystère que le mot générosité. L'œuvre est une preuve de la générosité humaine. Lorsque toute activité humaine se réduit au lucre, à la vénalité, au calcul, au traitement fanatique des affaires personnelles, l'œuvre apparaît comme un démenti insoutenable. Elle prouve la transcendance. Cette preuve, c'est peu dire qu'elle est mal-reçue. Preuve inadmissible de la possibilité d'une vie magnifique au milieu de la répétition et de la représentation sans fin de la petitesse, preuve irréfutable de la souveraineté du Logos, de la persistance de l'image de Dieu en l'homme, l'œuvre, en ces temps d'autoproclamée tolérance ne saurait être tolérée. Il n'y va pas seulement des sentiments humains, trop humains, de vanité blessée ou de jalousie: le Moderne sait, lui aussi se créer ses idoles, ses demi-dieux, pourvu qu'ils fussent du stade, de la variété, de la mode ou de la publicité. Au demeurant qui s'aviserait de jalouser l'activité catacombale de l'écrivain ? Ce qui justifie le refus, ce qui excite l'animosité, c'est la mémoire non vaincue d'une autre vie, d'une vie plus haute, plus ardente, plus noble et plus libre dont tout auteur, et particulièrement tout auteur qualifié de « réactionnaire » témoigne avec ce mélange de droiture et de désinvolture qui signe le caractère sur lequel la fascination du monde moderne demeure sans pouvoir.

De Joseph de Maistre, le génie et la générosité (termes au demeurant interchangeables, de part leur étymologie même, pour autant que nous soustrayons le mot « génie » de ses connotations impliquant une exacerbation morbide de la singularité humaine) seront de nous offrir, comme un espérance prodigieuse d'échapper au nivellement et à l'uniformité, une Norme sacrée. Que cette Norme dût être réinterprétée, que ses aspects fussent ici-bas changeants comme les scintillements de la lumière sur un fleuve, cela ne modifie pas davantage la Vérité que les reflets de la clarté sur l'eau ne changent le soleil. Il ne s'agit point de se laisser hypnotiser par l'éclat ou le reflet, mais d'en saisir l'essence voyageuse et lumineuse. L'œil est à la lumière ce que le visible est à l'invisible. Cette auguste présence, non seulement de l'invisible dans le visible mais du visible dans l'invisible, de la nature dans la Surnature, voilà bien, pour le Moderne, l'inacceptable. Ce que l'on nomma la « nouvelle critique » et dont l'apport à l'intelligence des formes littéraires paraît désormais négligeable, n'eut sans doute d'autre raison d'être que d'enfermer les œuvres littéraire dans un « jeu » sans portée aucune sur nos destinées et nos âmes. Ce qui importait avant tout à ces épigones ultimes d'un « matérialisme » récusé par les sciences elles-mêmes fut de nier par avance, sans même avoir à la contester ou la discuter, la « vérité » des œuvres.

Or, pour Joseph de Maistre, comme pour Balzac ou Baudelaire, le Beau n'est que la preuve extrême du Vrai. La forme heureuse, la suprême élégance du dire n'est qu'un effet du Vrai. Les oeuvres littéraires, lorsqu'elles participent d'une interrogation sur la divine Providence, sont des pérégrinations vers le Vrai, leur provenance. Toute œuvre digne de ce nom retourne en amont, vers la source providentielle qui la rend possible. «  Le beau caractère de la vérité ! S'agit-il de l'établir ? Les témoins viennent de tous côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlés, jamais ils ne se contredisent, tandis que les témoins de l'erreur se contredisent, même lorsqu'ils mentent. » nous dit le Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg.

L'idée étrange que le Beau puisse être étranger au Vrai témoigne d'une dégradation du sentiment et du caractère du Vrai. Si l'on ne considère plus le Vrai qu'en terme statistique, et non plus essentiels, alors, certes, le Beau ne peut poursuivre sa carrière qu'en dehors du Vrai; mais ce Vrai n'est lui-même, alors, qu'une parodie. « Si l'homme, dit encore le Comte, pouvait connaître la cause d'un seul phénomène physique, il comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus difficiles à découvrir sont très aisées à comprendre. » Il en va de même des œuvres dignes de ce nom. Leur vérité est si belle, leur beauté si vraie qu'il faut résolument s'aveugler pour n'en rien voir, pour n'être point gagné par la générosité de leurs émanations lumineuses. Le Vrai est le déploiement du Beau. Le Vrai est l'espace incandescent de la manifestation du Beau. Il faut un vrai ciel pour l'envol de la trans-ascendance du Beau:  « L'aigle enchaîné demande-t-il une montgolfière pour s'élever dans les airs ? Non, il demande seulement que ses liens soient rompus. »

Ainsi exactement en est-il du Vrai en littérature. Ce Vrai n'étant pas d'ordre statistique, ne prétendant point à une planification quantitative de l'Universel, exige ce que George Steiner nomme « la présence réelle ». Rompre les liens de la « présence réelle » dans les œuvres, c'est restituer à la Beauté l'espace de vérité où elle peut se manifester. Alors que la vérité statistique ne cesse d'outrecuider, en dépit des démentis incessants qu'elle s'impose à elle-même, la vérité des œuvres, inspirée par la Tradition, se corrobore de qualités en qualités. Loin d'outrepasser ses prérogatives, elle est recouvrance de la vertu intellectuelle en laquelle s'unissent l'analogie et la déduction, la poésie et la métaphysique. Ainsi Joseph de Maistre, à ce titre prédécesseur de Nietzsche, et sur un autre plan, de René Guénon, oppose à bon droit l'esprit de pesanteur et l'esprit de légèreté: « Quoiqu'il en soit, observez, je vous prie, qu'il est impossible de songer à la science moderne sans la voir constamment environnée de toutes les machines de l'esprit et de toutes les méthodes de l'art. Sous l'habit étriqué du Nord, la tête perdue dans les volutes d'une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d'instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d'encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu'il nous est possible d'apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu'elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d'aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale; l'ephod couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde que le ciel; et son pied dédaigneux ne semble toucher la terre que pour la quitter... »

Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous initient à une exactitude légère, une Sapience débarrassée de ses instrumentations techniques, une science noble et profonde dont le souci est d'alléger la vie, de la désentraver des déterminismes aussi fastidieux que faux qui nous emprisonnent dans l'immanence, dans la nature, dans la pesanteur. Ce qu'il importe d'aviver ou de raviver dans l'entendement humain n'est autre que la faculté d'intuition. A quoi bon une science qui nous rend plus sourd, plus lourd, plus soumis? De quelle vérité peut-elle bien se targuer si, par elle, la laideur nous entraîne vers le bas ? Il ne s'agit point de renoncer à la raison mais d'en susciter l'envol. D'une lecture maistrienne des temps présents, nous pourrons induire une attention nouvelle, une exactitude désentravée, vive pour tout dire. Alors que la critique moderne, comme l'eût dit Kierkegaard, n'aime les papillons que lorsqu'ils sont épinglés et les aigles qu'après leur passage chez le taxidermiste, la perspective maistrienne nous enseigne cette rayonnante humilité qui, pour éprise éperdument qu'elle soit du Vrai, n'en consent pas moins à le perdre de vue dans les envols de la beauté, sans en conclure pour autant que ce qui est perdu de vue n'existe pas.

S'il n'y a pas d'explication définitive, exhaustive et parfaitement rationnelle de la divine Providence, si la vérité est hors d'atteinte, - c'est-à-dire qu'elle ne peut être atteinte par le Mal d'aucune mésinterprétation, demeurant toujours identique à elle-même dans le mystère limpide de la munificence de Dieu, la preuve en est dans l'entretien. Sans doute pouvons nous lire, à cette hauteur, une certaine philosophie hégélienne de l'Histoire comme un refus de l'entretien. Le maître de la dialectique de l'Histoire veut rendre toute interprétation après lui impossible, il désire, autrement dit, la fin de l'entretien infini de l'homme et de la divine Providence. Où se tiennent alors les gages de la liberté pérenne, et des libertés perpétuées ? Est-ce dans l'arrogance scientiste qui nie la vérité tout en imposant comme des dogmes à durée limitée ses « vérités » statistiques ou ne serait-ce point dans l'humilité lumineuse de la révérence à une Vérité hors d'atteinte, une vérité lointaine, transparue dans les oeuvres des poètes et des prophètes comme à travers de mouvantes nuées ?

On connaît la haine du Moderne pour le Dogme, l'Autorité, la Hiérarchie, la Vérité et l'Ecclésialité sous toutes leurs formes. Toute maîtrise qui n'est point purement technique, brutale ou lucrative est, de nos jours, indéfiniment insultée. Le refus massif opposé aux songes et aux raisons de Joseph de Maistre provient de cette antipathie que rien ne désarme. Or, comment ne pas voir qu'à mesure que les Eglises et les autorités traditionnelles se vident de leur substance, c'est la société toute entière qui devient dogmatique. Au Dogme dont la fine pointe se perdait dans l'ineffable, le Moderne a substitué la planification dogmatique de tous les aspects de la vie et de la pensée profanes. A la fidélité traditionnelle, dont témoignent les oeuvres de Joseph de Maistre et de René Guénon, par leur référence à la Tradition primordiale, le Moderne a substitué l'archaïsme futuriste. Les informaticiens ne sont pas rares à faire « maraboutiser » leurs entreprises et recrutent en se fiant aux conseils fortement stipendiés des astrologues et des numérologues. De l'archaïsme dont il fait grief aux auteurs fidèles, le Moderne est l'exemple le plus caricatural. Seulement ses châteaux sont en carton-pâte « made in Disneyworld », avec toute l'infrastructure moderne, ce ne sont plus les châteaux de l'âme, ou les « châteaux tournoyants »! L'entrée n'est plus « l'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi » du Philalèthe, illustre alchimiste, elle n'est pas davantage à la ressemblance de la porte fameuse de Marcel Duchamp, qui ne se ferme que lorsqu'elle s'ouvre: l'entrée, ici, est un guichet.

Les Modernes se sont si bien révoltés, rétrospectivement, contre le seigneur qui faisait payer le passage de sa terre qu'ils en ont acquis une indulgence sans fin pour la « guichétisation », non seulement des autoroutes mais de la société toute entière, dans ses moindres rouages. Le parcours du combattant de l'homme moderne est d'aller de guichet en guichet, et de se heurter à des gueules de guichet. Il faudrait un jour écrire une « éthologie » du guichetier et de sa victime, mais on peut craindre qu'un ouvrage de cette sorte soit d'une tristesse propre à tuer son auteur avant qu'il ne l'eût achevé. Une lecture maistrienne des temps présent, coupant court aux détails horrifiques, nous donnera déjà à comprendre que tout continue à se jouer selon la logique de la paille et de la poutre. Jamais la raison ne fut aussi bafouée qu'en ces temps rationalistes, jamais la liberté ne fut aussi honnie qu'en ces temps de « libertés », jamais les cléricatures ne furent aussi pesantes qu'en ces périodes anticléricales. Jamais on ne fut aussi assuré de détenir le Vrai et le Bien qu'aux temps des idéologies de la relativité générale du Bien et du Vrai. Jamais les hommes ne furent aussi uniformisés en ces temps d'apologie de « l'individu » et de la « différence ». La commercialisation des gènes humain, le clonage et autre abominations « à faire hurler les constellations » comme l'eût dit Léon Bloy sont déjà réalisés. Les clones sont parmi nous. En casquette et tenue de sport griffée, ou en costume-cravate, peu importe: ils se ressemblent à se méprendre.

« Les témoins de la vérité viennent de tous les côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlé, jamais ils ne se contredisent... » La vérité de la Tradition n'est point dans la reproduction des formes mais dans l'instant qui les suscite. Dans le très beau récit du retour à Beauregard, face à la déchéance des formes, de la tradition au sens historique, Joseph de Maistre fera intervenir la divine Providence. L'Idiot qui, par pure ingratitude a pris la place du Maître, est peut-être aussi la voix de Dieu. « Ce que Dieu fait n'est point sans raison pour votre bien. Levez-vous, c'est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines. Regardez en face le spectacle, car il est digne de vous, et redites le à vos enfants. » Faire face à la destruction des formes, sans s'illusionner, peut-être est-ce en effet une chance d'atteindre au « sans-forme » dont parlent les métaphysiques les plus exigeantes d'Orient et d'Occident. Le Dieu apophatique de Maître Eckhart et de Jean Tauler, le « neti neti » du Védantâ, le « tao » de Lao-Tzeu et de Lie-Tzeu, « l'Inconditionné » dont parle René Guénon, sont peut-être la chance éblouissante à saisir dans la considération objective, à la fois distante et miséricordieuse, de la destruction des formes.

Il ne s'agit certes pas, pour Joseph de Maistre de revenir à une quelconque étape antérieure de la destruction, et c'est bien pourquoi Joseph de Maistre est tout le contraire d'un « réactionnaire » ; il s'agit de faire face à l'ampleur de la destruction et à la vastitude plus grande encore de la déréliction qui entoure, comme les ondes de l'eau la pierre qui vient de tomber, cette destruction des formes. Ne point faillir à l'attente, à l'attention, à l'éveil, c'est ne plus croire que l'on puisse sauver les ruines et s'y réinstaller comme si de rien n'était. Cette faillite, paradoxalement, est devenue désormais, non plus le propre des « contre-révolutionnaire » (« ces révolutionnaires de complément ») mais des « progressistes », des « Modernes », car après les guerres mondiales, la massification, les sociétés de contrôle que Joseph de Maistre n'a point connu, c'est bien le monde moderne qui s'effondre, et il se trouve toujours aussi peu d'homme qui ont le cœur assez bien accroché pour considérer sans terreur cet effondrement. Le progressiste d'aujourd'hui devant la faillite du Progrès voudrait en revenir à un « humanisme » bienveillant, antérieur à ses propres conséquences funestes, et il n'entend pas, à la différence du marquis du retour à Beauregard, la mise en garde et la mise en demeure de Joseph de Maistre.

Ce que l'on nomme la « modernité » n'est sans doute rien d'autre que le mythe, sans cesse remis sur le métier, d'un retour possible à l'étape antérieure. Marx lui-même voulut, bien vainement, mettre en garde ses contemporains révolutionnaires contre leur irrésistible et fatale inclination à singer la révolution précédente. A leur simiesque exemple, et en ces temps où ce sont les hommes qui imitent les singes, qu'ils vénèrent pour leurs ancêtres, nos bonnes âmes babouinesques luttent contre les oppressions qui n'ont plus cours et des dictateurs abattus. Sans doute le monde moderne n'est-il si discordant, si peu musical, si étranger aux accords et aux correspondances que par ce temps de retard qui est sa marque. Les mêmes professeurs de bien-pensance qui, lorsque les Allemands envahissaient le France, jugeaient bon d'être pacifistes et de lutter contre l'oppression de l'Idée patriotique française collaborent aujourd'hui avec Big Brother au nom de l'anti-fascisme ou de l'anti-stalinisme. Leur méthode n'a pas variée: il s'agit toujours d'empierrer la source du Logos, tout en vénérant la forme antérieure, déjà à moitié détruite. Alors que le devenir imperceptiblement modifie les êtres et les choses (« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite), le monde moderne s'adonne à son nihilisme réactionnaire en pratiquant ses commémorations, ses réitérations cauchemardesques, ses « fêtes » pseudo-dionysiaques, comme un disque rayé.

Qu'en est-il alors de la mise en demeure maistrienne ? Quel « Idiot » prophétique devrons nous écouter comme étant la voix de Dieu, lorsque l'idiotie s'est généralisée et que la voix du Sage apparaît comme celle du fou? Quelle forme reste-t-il à détruire lorsque tout est déjà réduit à l'informe, de quelle condition se libérer lorsque nous en sommes à une reddition sans conditions ? A quelle défaite humblement consentir, lorsque le souvenir de toute victoire et de toute défaite nous a quitté ? Quelle anamnésis évoquer lorsque nous avons oublié notre oubli ? Dans quel exil puiser la force du retour, lorsque nous sommes exilés de l'exil ? Ce à quoi nous devons faire face est au-delà, désormais, de la situation maistrienne décrite par Charles-Albert de Costa de Beauregard: « Ainsi ballotté entre l'exil et une patrie plus inhospitalière encore, le pauvre esquif indécis ne savait où se rendre... » La patrie et l'exil sont oubliés et c'est au cœur de cet oubli que nous devons prendre source, établir notre règne en esprit, mais par quelle grâce ? L'enseignement du « regard ultime » abolit le temps, frappe d'inconsistance les religions elles-mêmes pour nous initier à la pure Sapience de la prière. Il n'y a plus même de formes à détruire, puisque nous sommes déjà dans l'informe et que l'informe est indestructible. Tel est bien le paradoxe admirable, ce paradoxe auquel il faut faire face, qu'il faut voir et regarder sans défaillir. Si la forme détruite peut nous donner accès au Sans-Forme, à la transcendance pure du « Sans Nom », l'informe, qui ne peut être détruit, car il est lui-même destruction permanente de toute forme émergeante, ne donne accès à rien, sinon qu'à lui-même. De ce comble de ténèbres, il importe cependant de faire, à partir du plus infime iota de la lumière incréée, un embrasement de lumière.

 

Extrait de LUX UMBRA DEI, éditions Arma Artis.

 Et de vive voix, sur France Culture, dans cette émission de Philippe Barthelet:


 

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