Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

10/01/2022

L'Ombre de Venise, quatrième partie:

271649671_685356925961289_2211484194997674814_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise

 Quatrième entretien,

sur le paysage intérieur et le paysage extérieur, Heidegger et les poètes chinois, le regard de diamant, l'attention

 

 

Le voyageur: (pour lui-même: Serait-il difficile de faire comprendre à cette ombre que je n'ai guère le goût de l'abstraction ?) En vérité, Chère Ombre, les pensées naissent de paysages. Les paysages portent en eux des pensées. C'est un mystère et une évidence, tour à tour. Nos pensées naissent de paysages... elles adviennent à nous en des circonstances particulières d'aube ou de soir, dans des éclairages propres, des rumeurs de vent dans les arbres ou sur la mer, au coeur des senteurs végétales ou maritimes. Les pensées ne naissent pas de rien, ni de nulle part, même lorsqu'elles vont au-delà du monde. Les pensées sont les douces balances où viennent se reposer des sensations intelligentes.

Nous autres poètes-métaphysiciens, comprenons de façon sensitive. Nous n'écartons point d'un geste de mépris ce monde qui nous recueille et nous embrasse. Dans sa transparence la plus ardente, la métaphysique garde souvenance de l'été brûlant où elle miroita entre le ciel et la mer ! C'est pourquoi les métaphores du paysage sont si prenantes dans nos textes métaphysiques ! La transcendance qui dépasse toute sensation porte en elle le renouvellement de toute sensation. La métaphysique est l'espace où la poésie recommence. Elle renaît dans le cercle magique. Le recommencement est cette vertu divine où s'unissent, dans un même dessein la poésie et la métaphysique. Il n'est point si facile de séparer ce qui naît d'un seul geste. Ce geste est d'offrande. L'offrande rassemble en elle le mystère du poème et la transparence de la métaphysique. Ce qui importe est donné, offert, à ce qui est par-delà les sens, mais ce par-delà porte en lui la mémoire et la révérence du paysage. Telle est la grande et belle bénédiction qui rend notre vie digne d'être vécue !

Nos pensées naissent de paysages, elles révèlent des paysages. Dans la concentration la plus grande de la spéculation métaphysique, le paysage ne disparaît point (comme il le fait dans le ressassement de nos préoccupations banales) mais se révèle. Dans l'intense prospection métaphysique, le paysage se revêt de réalité. Nous sentons, nous humons, nous voyons avec une intensité et une fraîcheur nouvelle aussitôt que notre pensée quitte les routes balisées de la pensée utilitaire pour entrer dans la voie royale de la métaphysique.

La métaphysique n'est point ce qui nous "abstrait" du paysage où nous sommes, elle est ce qui nous y intègre. La métaphysique nous intègre dans l'être où nous sommes. L'horizon du monde se rapproche de nos sens, et ce qui était loin de nous, ou qui nous était indistinct ou indifférent, fait sens avec nos sens. Tel est le recommencement, telle est l'intégration. Telle fut toujours, au demeurant, la fonction de la métaphysique: nous réintégrer dans ce que nous sommes et dont maintes instances du monde moderne ne cessent de nous expulser.

Nos pensées naissent de paysages et dans les pensées d'autrui nous retrouvons des paysages vivants, subtils, immortalisés: palmes et rumeurs d'étoiles, ombres de Venise, déserts ardents, forêts et mousses d'émeraude, nous pressentons et retrouvons tout cela dans les proses métaphysiques en apparence les plus austères. Mais rien, à dire, vrai, n'est moins austère que la métaphysique. Tout grand métaphysicien opère à une restitution. Il nous restitue au monde et il nous restitue le monde. Nous étions éloignés, séparés, indifférents, et nous voici proches, amoureusement unis, attentifs. La pensée me fait retrouver le paysage et le paysage me fait retrouver la pensée. Qui précède l'autre ? Qui s'intègre à l'autre? Est-il encore une distinction possible entre l'intériorité et l'extériorité? Cette intériorité n'est-elle point la vraie extériorité ? Et cette extériorité n'est-elle point la vraie intériorité ?

Qu'est-ce que la vérité métaphysique sinon ce point de pertinence où l’intériorité est ce monde qui s'ouvre, se déploie, se révèle et se revêt de réalité et de vérité lorsque la plus humble corolle de pensée s'y retrouve ? Ce que je pense et ce que je songe, comment aurais-je l'outrecuidance de croire que ce ciel et cette terre où je pense et je songe n'y sont pour rien ? Et comment aurais-je une idée si basse de ma pensée et de mes songes pour ne point imaginer qu'ils portent en eux comme un rêve et comme une vérité magnifique, cette terre et ce ciel ?

L'ombre: Il faut donc reconquérir à la fois la fierté et l'humilité ?

Le voyageur: Il faut tout reconquérir. Il est probable que nous méconnaissions nos récentes défaites. La destruction des paysages est d'abord une défaite métaphysique. Pour ces hommes auxquels importe-le devenir de l'Esprit (au point qu'ils n'hésitent point à parler de la sainteté de l'Esprit), l'enlaidissement, la profanation d'un paysage est d'abord un enlaidissement de l'âme et un péché contre l'Esprit. Il y eut des paysages où les âmes reconnurent d'autres cieux. Ces âmes sont inscrites dans ces paysages. Elles y demeurent en signes et en sceaux que les regards attentifs reconnaissent et savent déchiffrer. Si le monde moderne, après avoir entrepris la destruction de toute forme de pensée métaphysique ou sapientielle, en est venue à détruire, en grand, les paysages dits "naturels", ce n'est point par hasard. Tout se tient: nos paysages et nos pensées, de même que se tiennent l'irrévérence et la barbarie.

Le monde moderne cultive une inimitié farouche pour toute forme de recueillement. Or, les paysages nous recueillent. Nous nous recueillons dans les paysages et nous recueillons en nous, pour les porter dans le secret des âmes et du Dire poétique, les paysages. Ce lien, cette concordance simple, le monde moderne en a horreur. Toute l'énergie qu'il met à constituer une réalité virtuelle tient en cette horreur. Comment comprendre cette horreur ? Mais comme elle fut toujours comprise, comme l'œuvre du Diable, du Diviseur ! De cette force qui divise, le monde moderne a démultiplié les pouvoirs. Nous en sommes là, où cette simple évidence: les pensées naissent de paysages, apparaîtra bientôt comme une chose étrange ou incongrue. Il faut tout reconquérir ! A commencer par l'unisson. Tournons-nous vers la Sapience musicale du Moyen Age. Ecoutons Guillaume de Machaut ou Hildegarde de Bingen, laissons résonner en nous cette prodigieuse méditation sur le son, sur la mathématique et sur vibration matérielle du son et nous aurons quelque chance de comprendre comment naissent nos pensées, et comment il advient que l'Esprit accomplisse ses oeuvres à travers elles.

Au contraire des modernes qui ne cessent de se laisser manoeuvrer par des abstractions, les savants du Moyen Age ne perdaient point de vue, ni d'oreille cette évidence pragmatique du rapport et de la proportion. Rien d'abstrait dans cette mathématique théologique, contrairement à ce que peuvent prétendre les esprits faibles. Le sens des rapports et des proportions, et la méditation pythagoricienne, romane qui en recompose les lignes et les masses dans l'âme humaine, en lui conférant une part de la force et de la sérénité divine, n'est point abstraite car elle fait tenir des édifices de pierre pendant des siècles et qu'elle se constate à l'oreille: point n'étant nécessaire de connaître les notations musicales pour constater, et même pour souffrir d'une dissonance.

S'il faut donc reconquérir une fierté et une humilité de la connaissance, ce sera l'humilité d'un hommage au monde, à l'extériorité, au paysage (auquel toutes les architectures traditionnelles se faisaient une loi première de s'harmoniser) et la fierté d'une connaissance opérative, édificatrice, poétique, sachant accorder la prosodie du monde aux prosodies humaines.

Il s'agit là d'une toute autre chose que d'une simple idolâtrie de la vie, du terroir, de la nature. Le paysage dont nous parlons appartient à la nature mais il est aussi, et surtout, la nature rendue transparente, devineresse. C'est de cette nature-là dont parle Novalis: ouverte sur la transparence de son au-delà. Les ennemis idéologiques du réenchantement du monde, les contempteurs du Sacré, feignent de croire que l'évocation du paysage, de la nature hiéroglyphique et sacrée, se réduit à une simple idolâtrie de la biologie, de l'espèce naturelle, à un simple enfermement dans l'immanence. C'est ainsi que certains journalistes ou universitaires voient la ferveur "païenne". Ce dont nous parlons est tout autre chose: c'est l'ouverture de la nature sur une dimension qui la dépasse et où elle s'inscrit. Certes, les Romantiques allemands tels que Novalis ou Hölderlin n'eussent point été du côté des saccageurs de la nature; il s'en faut de beaucoup que l'on en puisse faire des écologistes ! Il ne s'agit point seulement de constater une interdépendance à l'intérieur du visible et du sensible mais d'une correspondance entre le visible et l'invisible, le sensible et le suprasensible.

Le paysage que le poète honore et chante est un point de jonction. Il est à la fois paysage de l'âme et du monde. Se reconnaître dans ce paysage, y célébrer sa présence, y attendre l'épiphanie, c'est bien reconnaître que le site, et par voie de conséquence, l'âme humaine, ne sont pas réductibles au genre ou à l'espèce. Dans les Légendes celtes, les héros sont beaucoup plus sensibles à l'individualité des arbres, des pierres, qu'à leur genre ou leur classification naturaliste. Le paysage honoré et chanté par le poète témoigne d'une réalité constitué non seulement de la vie, au sens strictement biologique, mais aussi d'un au-delà de la vie, qui peut donner sens à la vie, d'un Autre Monde qui rayonne du coeur jusqu'à la périphérie, et qui est comme un abîme de transparence au centre du cercle.

C'est ainsi que le paysage honoré et chanté acquiert une réalité que l'on pourrait dire "trans-géographique". Le paysage acquiert une autonomie enchanteresse. Nous entrons là dans l'Enchantement et dans le Merveilleux honnis par les contempteurs du paganisme ! On pourrait dire que le paysage s'allège, qu'il s'envole. Ce n'est plus un terroir que le héros foule à ses pieds, c'est une terre céleste sur laquelle il inscrit ses pas, comme une écriture sacrée. Ce paysage léger, ce paysage aérien, ces "montagnes vides" sont au coeur de l'esthétique et de la pensée taoïste. Les poètes chinois sont d'abord les chantres de paysages immobiles, légers. Les plus anciens et les plus fameux des poètes chinois furent aussi des dessinateurs. Ils déploient un paysage dans sa verticalité, sa profondeur, sa fraîcheur, et la clef de l'idéogramme en signe l'apesanteur. Le scintillement de la cascade, son mouvement, entrainent les constellations. Ce qui tombe reste suspendu, mais l'immobilité des cieux s'engouffre dans le mouvement scintillant qui témoigne de la magnifique impermanence:

"Au soleil, le Brûle-Parfum

Exhale ses nuées mauves.

Je vois au loin la cascade,

Comme un fleuve suspendu

Le vol de ses flots s'engouffre -

Chute de trois mille pieds !

On dirait la voie lactée

Tombée du neuvième ciel !"

Etre dans un paysage, connaître l'éclaircie, c'est tout un art. La connaissance de la nature est un art suprême. Le secret de cette connaissance tient dans la perception du Temps. Tout paysage recèle en lui une apogée d'immobilité et un extrême du mouvement. Or, l'attention ordinaire ne saisit que par saccade. Elle oublie la douceur de la courbe. Elle méconnait le génie de l'essor comme celui de l'infléchissement. Elle vit dans des schémas - qui ont leur utilité pour l'administration de la vie banale, mais laissent hors d'atteinte ce que Nietzsche nommait "l'innocence du devenir".

Que la science du mouvement et la science de l'immobilité fussent une seule et même science, c'est ce que nous dit l'Eternel Retour de Nietzsche. C'est aussi ce que nous révèle ce conte de Borgès qui révèle, qu'en dernier recours l'adepte de l'éternel retour et celui de l'instant éternel sont, pour Dieu, un seul et même homme. C'est parce que l'instant est éternel que tout revient éternellement. Par force, nous reviendront éternellement à cette expérience qui côtoie l'indicible tout en demeurant peut-être la seule chose qui, non seulement mérité d'être dite, mais qui nous fasse dire, qui rende possible la parole humaine. Si l'instant n'était point éternel, s'il n'y avait point d'éternel retour, la parole humaine n'existerait pas. C'est à partir du fleurissement de la parole humaine que nous comprendrons le paysage qui nous entoure, que nous seront dignes de cette beauté, de cette tristesse, de cette immobilité et de ce mouvement, de ces montagnes et de ces torrents que chantent, parfois d'une voix si proche qu'elle paraît se confondre les Romantiques Allemands et les poètes chinois...

Tout recommence dans ce recueillement, dans cette attention, vertu suprême. Il faut attendre le paysage en gardant les yeux fermés. Tout commence par un son, nous dit Wei Ying-Wou (737-835):

"De lui-même, le monde est sonore,

Et le Vide à jamais silence.

Ce qui se lève au coeur du Calme

Au coeur du calme se dissout."

Le bruissement du vent et de la pluie, les trilles des oiseaux, les pétales emportés, les bruissements des insectes, les feux follets sont autant de signes d'éveil. A leurs signes, le monde devient présence, par cette présence il nous fait don d'une présence qui est le secret même de la pensée. L'admirable texte de Martin Heidegger, intitulé L'Expérience d e la pensée laisse au lecteur la possibilité de retrouver le site de la pensée, le moment et l'éclairage de la naissance de la pensée. Car les pensées ne naissent point de l'abstraction: elles naissent de la lumière, de la pluie, de l'instant. " Quand, dans un ciel de pluie déchiré, un rayon de soleil passe tout à coup sur les prairies sombres..." Que se passe-t’il alors ? Cette vérité naissante: " Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous".

Les pensées viennent à nous portées par la pluie, le vent, les astres et les fleuves. C'est alors, nous du Heidegger, l'heure marquée pour le dialogue. Tout paysage est un dialogue avec lui-même dont nous ne sommes aux moments heureux que les intercesseurs. Il faut être attentif pour entrer entre ce paysage et lui-même, entre sa vérité intérieure et sa vérité extérieur.

"La campagne d'automne est lumière

Blancheur, le vent d'automne.

Près du bassin d'eau pure

Les insectes bruissent"

Ces quelques lignes de Li Ho (790-816) décrivent le moment où la pensée se requiert d'elle-même d'atteindre à la transparence du sans-fond. A cette limite fragile où elle s'abolit, elle devient manifeste, et c'est le paysage qui la dit. Les poètes et les penseurs ont à coeur de se tenir au coeur. Ils luttent pour n'être point relégués dans l'inframonde, dans ces représentations fallacieuses dont se contentent la majorité de leurs contemporains. Les poètes et les penseurs sont ingénus: c'est leur honneur et leur faiblesse. Ils s'imaginent volontiers que l'on peut faire partager une joie. Mais lorsque cette joie demande de l'attention personne n'en veut ! Le monde moderne est peuplés d'être inattentifs qui préfèrent commettre des crimes abominables plutôt que de se réformer sur ce point. L'Inattention est la maîtresse abominable du temps. Elle ne couvre pas seulement les crimes, elle ne méconnaît pas seulement la beauté, elle suscite les crimes et milite en faveur de la laideur ! Pour lire un poème, écrit Wei K'ing-Tche, il faut un regard de diamant.

Que notre entendement soit transparent, pur et facetté, c'est ainsi l'Attention le désire !

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan. 

17:39 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

09/01/2022

L'Ombre de Venise, troisième partie:

271647649_141276974948077_4145928736910703227_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise, troisième entretien

sur la métaphysique, l'individu, l'orage mallarméen, Fernando Pessoa, la hiérarchie, la rhétorique de Dieu, les pays de Dante et de Novalis, l'abîme de Dionysos et l'abîme du Christ, le Lointain.

 

L'heure qui précède le scintillement matutinal est passée dans le silence. La conversation reprend avec le jour qui recommence sur la terrasse accueillante au voyageur. L'ombre humaine, dont la silhouette se précise comme le soleil s'élève, s'ajoute aux ombres des feuillages dont la mouvante légèreté éveille un sentiment de reconnaissance.

 

L'ombre: Notre précédent entretien où vous esquissiez un fervent hommage à Nietzsche, s'achevait sur l'évocation de la Figure du poète-métaphysicien; mais Nietzsche n'est-il pas considéré par des légions de spécialistes comme l'ennemi de toute métaphysique, l'anti-métaphysicien par excellence ?

Le voyageur: Certes. Mais vous aurez compris que l'art du poète-métaphysicien consiste précisément à trouver l'angle de vision où l'oeuvre cesse d'être réductible à des idées générales,- l'angle, ou la perspective, qui désigne un point de haute pertinence qui échappe aux catégories scolaires. La découverte de ce point dans tel ou tel écrit, je le redis, ne fait pas de moi un "nietzschéen". De même, la découverte dans les oeuvres de Platon, de Plotin ou de Proclus d'autres points de haute pertinence ne fait pas davantage de moi un "platonicien" au sens banal d'un adorateur des "Idées" doublé d'un dépréciateur du monde sensible. A ce titre, il me semble que l'oeuvre de Platon est moins "platonicienne", et l'oeuvre de Nietzsche moins "nietzschéenne" qu'il n'y paraît.

Le poète-métaphysicien est celui qui refuse de sacrifier la moitié de sa pensée au nom d'une alternative qui lui apparaît comme artificieuse. Les esprits dogmatiques, qu'ils soient matérialistes ou spiritualistes sont enclins à vouloir nous faire renoncer soit à l'esprit, soit à la matière. Si je suis frappé par la pertinence de la "généalogie de la morale" chez Nietzsche, devrais-je tout aussitôt renoncer à l'expérience visionnaire des Idées, à la procession ascendante, glorieuse, vers le Soleil-Logos que décrit Plotin, sous prétexte qu'une critique du platonisme serait implicite à la "généalogie de la morale"? Quelle absurdité ! Ce rigorisme universitaire ne vaut pas mieux que le moralisme religieux qui veut nous faire renoncer aux plaisirs de la chair pour peu que nous prétendions à la célébration de l'Esprit-Saint ! Le poète-métaphysicien ne veut point renoncer à la poésie au nom de la métaphysique, il ne veut pas davantage renoncer à la métaphysique au nom d'une poésie qui serait pure immanence.

Le principe de la reconquête de la souveraineté intérieure guide le poète-métaphysicien à travers le refus des alternatives, l'expérience de la coïncidence des contraires, le refus d'être mutilé de certaines de ses plus hautes possibilités de connaissance ou d'ivresse, la recherche de l'équilibre entre le masculin et le féminin, les forces de l'âme et les puissances de l'esprit.

L'idéalisme et le christianisme qui tombent sous les traits de Nietzsche n'ont pas notre faveur, et de grands philosophes chrétiens avant moi, tels que Berdiaev ou Unamuno furent à l'écoute du Solitaire d'Engadine et partagèrent sa répugnance pour les morales du ressentiment et la fuite dans les "arrière-mondes". Ce qui a changé depuis Berdiaev et Unamuno, c'est que "l'arrière-monde", en cette phase de l'Age Noir est devenu notre "avant-monde" et qu'en matière de "réalité" nous vivons entièrement dans ce mensonge spectaculaire ! Le monde, le monde "vrai", le monde lumineux, le monde immédiat, le monde de l'immédiate vérité a été déserté. Ce monde est vide. L'arrière-monde a si totalement triomphé qu'il faut renverser les terminologies et ce qui apparaît comme réalités positives doit être traité, par le poète-métaphysicien, comme des ombres sur le mur de la Caverne ! Désormais l'arrière-monde que dénonçait Nietzsche et le monde des ombres dont parle Platon dans le Mythe de la Caverne sont un seul et même monde totalitaire. Echapper à ce monde c'est retrouver en même temps le "vrai" et l'immédiat, le sensible et l'intelligible, l'immanent et le transcendant !

La stratégie machiavélique et, au sens étymologique, "diabolique" qui consiste à dresser l'admirateur de l'immanence contre le fervent de la transcendance se solde par la dépossession simultanée de la transcendance et de l'immanence. Lorsque l'admiration du monde sensible nous échappe, le Sens lui-même nous fait défaut ! Les lecteurs de Nietzsche n'ont pas assez remarqué à quel point le combat philosophique de Nietzsche était une joute nuptiale et que ses contradictions étaient avant tout des contradictions créatrices. Il ne s'agit point d'user les termes de la contradiction, il s'agit de les faire resplendir en soi ! Telle est la devise du poète-métaphysicien: ni l'alternative, ni le compromis ! "Socrate, écrit Nietzsche, m'est, il me faut l'avouer, si proche que je suis constamment en lutte avec lui". L'art poétique et métaphysique consiste ainsi à rester au plus proche de ses contradictions. " La pensée abstraite, dit encore Nietzsche est pour beaucoup un effort pénible,- pour moi, dans mes bons jours, elle est fête et ivresse."

Faire de la pensée abstraite une fête et une ivresse et hausser la fête et l'ivresse jusqu'à être des instruments de connaissance, d'une connaissance plus subtile et plus complexe, plus nuancée et plus structurale, plus fluante et plus mathématique, plus harmonieuse et plus abyssale que celle de nos "savoirs modernes" si misérablement soumis à l'utilitaire, si domestiqués ! La pensée et la poésie dans leur intensité la plus grande et leur plus haut envol sont préfiguratrices de la vie magnifique.

Je n'ai jamais cessé d'être frappé par l'extraordinaire écart existant entre les possibilités de la vie et la pratique ordinaire de la vie de l'homme moderne. Les possibilités d'expérimentation et de connaissance que nous offrent nos sens et notre intelligence sont grandioses et je ne cesse d'être surpris, heurté et affligé par l'étroitesse, la misère de la vie quotidienne, y compris celle des nombreux "privilégiés" de nos "sociétés avancées" ! C'est une énigme: pourquoi disposons-nous d'instruments sensibles et intellectuels si subtils alors que plus rien dans le monde ne nous invite à en user ? Quelle est la nature de cet exil, de ce terrible manque d'imagination qui tient la majorité de nos contemporains dans l'inaptitude à concevoir autre chose que leur vie misérable ? Pourquoi nous tenons-nous si loin de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons ? C'est à cette aune-là qu'il convient de reconsidérer ce que Nietzsche nommait la "volonté de puissance". Je vois d'abord dans cette volonté une volonté de recouvrance. Nous sommes en exil, nous avons été dépossédés, notre existence est un leurre, une opulence factice nous maintient dans la méconnaissance de notre pauvreté réelle... Je comprends la "volonté de puissance" comme une volonté de recouvrance des pouvoirs sensibles et prophétiques de l'entendement humain. Un leurre affreux nous maintient en-deçà de nous-mêmes. J'imagine des retrouvailles fabuleuses sous le signe de la puissance reconquise !

Pour la bien-pensance propre au totalitarisme moderne, qui fait de nous des individus interchangeables et massifiés, la puissance c'est le mal. Le totalitarisme ne peut s'établir que sur l'impuissance généralisée des individus. Toute la propagande moderne consiste à convaincre les individus de leur impuissance, au point que la notion d'individualisme se confond désormais avec celle d'une impuissance acceptée. L'individualisme de masse réalise les projets les plus radicaux du collectivisme disciplinaire.

L'ombre: Les mouvements de pensée que l'on qualifie de "contestataires", qu'ils soient de gauche ou de droite, se fondent sur une critique de l'individualisme bourgeois, sur un appel à de nouvelles réalités communautaires. Est-il légitime de vous associer à ces mouvements ? Êtes-vous de ces auteurs que l'on peut dire "compagnon de route" ?

Le voyageur: Je ne déteste pas l'impression d'être à l'origine de mes propres mouvements. Les compagnonnages m'agréent lorsqu'ils ne sont point moutonniers, lorsqu'ils témoignent d'un ordre éclairé par l'être et par la transcendance. Certes, la critique de l'individualisme est pertinente. L'individu insolite n'a pas de réalité. Il est un pur atome que l'on peut d'autant plus facilement asservir à un mouvement général. Ma critique de l'individualisme repose surtout sur le fait qu'il ruine la possibilité de réalisation de la personne humaine. C'est entendu, nous naissons héritiers d'une langue et, ce qui n'est pas négligeable, d'oeuvres architecturales et littéraires qui sont véritablement comme l'écrivait un philosophe allemand, "la demeure de l'être". Quoique nous fassions, nous recevons davantage que nous ne pourrons donner. Toutefois la communauté à laquelle nous sommes tout d'abord redevables n'est pas ce que l'on nomme une communauté "naturelle", mais une communauté spirituelle et poétique. Et plutôt que de faire dépendre l'individu d'une communauté, je serais tenté de le relier à la Tradition. La critique évolienne du "naturalisme" me paraît particulièrement pertinente. Il n'est pas à exclure que certains ennemis acharnés de l'individualisme ne soient finalement que des adeptes déguisés de la Magna Mater, des adorateurs de la nature, hostiles aux puissances différenciatrices et viriles du Logos. C'est là une tendance typiquement moderne, illustrée par le nazisme et l'hystérie des foules dont il semble bien que la "démocratie" ne nous prémunisse guère !

C'est ainsi que je fais mienne la critique de l'individualisme avec cette réserve que je m'interroge sur la provenance et la destination de cette critique. Il y a dans l'"homme des foules" moderne un fond de haine contre sa propre liberté qui a quelque chose d'effrayant ! Le goût de la fusion, de la promiscuité, de l'abandon de soi, du conformisme de masse, toutes ces variations de la mentalité grégaire ne laissent point de m'inquiéter car elles présagent une culture domestiquée, puritaine, ennuyeuse et laide. Je crois que le moment est venu au contraire de réapprendre le sens de la distance avec Marc Aurèle ou Senèque ou avec Montherlant et Saint-John Perse... " Les individus les plus forts, écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance, sont ceux qui résistent aux lois de l'espèce sans en périr, les isolés. C'est parmi eux que se forme l'aristocratie nouvelle."

Le sens de la distance aristocratique, la méfiance à l'égard de la fusion et de confusion, la constitution de la personnalité par les vertus différenciatrices du Logos, le sens aigu de sa propre unificence se distinguent radicalement, il faut le souligner, de l'amnésie de l'individu massifié. Tout, dans ces vertus stoïciennes, antiques, impériales se fonde au contraire sur la mémoire, sur la fidélité, sur le sens du respect et de la hiérarchie. Je suis unique, irréductible, souverain de moi-même précisément car je garde mémoire, car je m'établis avec mes prérogatives particulières dans une tradition.

Un malentendu, entretenu par la bien-pensance moderne, consiste à opposer de façon horizontale, plate, l'individualisme et le communautarisme, alors que l'Individu, au sens de la personne souveraine, que Jünger nomme "Einzelne", et dont il projettera la réalisation métapolitique dans la figure de l'Anarque, n'est pensable que par le lien, la fidélité essentielle "aux mots de la tribu", dans cette perspective strictement mallarméenne ou "symboliste" qui fonde l'appartenance sur des réalités que les "naturalistes", tout embarrassés qu'ils sont dans leurs "déterminismes" variés, ne peuvent entrevoir. En ce sens l'Individu est le "Coup de dés", le "cas", la circonstance unique, qui roule dans la tourmente et en saisit les tumultes et les éclats. Vous avouerais-je que cet orage mallarméen hante ma mémoire comme une expérience vécue et qu'il me donne une lumière sur ce que peut être l'Indivis, bien plus précise et plus forte que les théories des sociologues ! Cet orage me hante autant que la double page de Mallarmé me fut vertige, à la lisière où " veillant, doutant, roulant, brillant et méditant, avant de s'arrêter à quelque point dernier qui la sacre, toute pensée émet un Coup de Dés."

L'ombre: L'individu serait-il un "Coup de Dés" ?

Le voyageur: L'Individu, au sens que donne au mot la citation de Nietzsche, l'Individu non-massifié est un Coup de Dés qui n'abolit point le hasard. De l'individu non réductible à une norme, on dit que c'est un "cas". Le cas, c'est, étymologiquement, le résultat du Coup de Dés. Chaque individu a sa façon, son moment pour tomber juste. Nous tombons sur nos vérités, lorsqu'elles ne nous font point trébucher !

L'Individu est un cas, mais le monde est la grammaire de Dieu et ce cas prend place indubitablement dans une déclinaison. L'individu est un cas dans une déclinaison; il n'est point toute la déclinaison. Si je poursuis la métaphore, je dirai que ce cas, n'est point le nominatif, ni l'accusatif, ni le génitif, mais peut-être l'ablatif absolu. Ce qui est absolument ôté à toute emprise, mais qui s'inscrit cependant dans la grammaire. Ce que les écoliers peinent à apprendre ! L'Individu est un cas, il prend sa place dans un ordre mais nul ne peut lui prendre sa place. Sa place: sa vérité et sa puissance ! Prendre sa place, c'est accorder entre elles la vérité et la puissance. Certes, la puissance, semble t'il, vague entre la vérité et l'erreur, comme les couleurs dans la "Théorie" de Goethe naissent du côtoiement de la lumière et de l'obscurité. Là où la vérité s'approche au plus près de l'erreur, où l'erreur s'approche le plus près de la vérité, naissent les puissances. Mais de même qu'il existe des couleurs chaudes et des couleurs froides, des couleurs suscitées par la proximité de la lumière et des couleurs suscitées par l'approche des ténèbres, des couleurs proches et des couleurs lointaines, il existe des puissances chaudes et éclairantes et des puissances froides et obscurcissantes !

Je n'ai tant parlé d'art et de poésie que parce que l'art et la poésie sont dans la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes. L'art inconscient est une invention d'intellectuels modernes. L'art, comme nous savons, assez bien depuis Schopenhauer, et mieux encore depuis Nietzsche, naît de la conscience que la volonté aveugle prend d'elle-même. L'art naît aussitôt sommes nous conscients des fatalités obscures qui gouvernent notre existence. La conscience est l'espace même de l'art y compris de l'art le plus dionysiaque et le plus "sublime".

S'approcher de la vérité, ce sera donc manifester une puissance lumineuse, bienveillante, dispendieuse... Consentir à être un "cas" dans la déclinaison auguste des possibilités universelles, c'est rendre apte à évaluer le site propice à la réalisation, c'est faire de sa conscience, une puissance... C'est le propre de la recherche, ou, plus exactement, de la Quête du poète-métaphysicien. Les récits médiévaux de la Quête du Graal ne parlent de rien d'autre que de cette quête de la puissance et de la vérité. Le Graal est puissance et vérité. Unies, la puissance et la vérité sont le Graal.

Je vous assure qu'il n'y a rien d'obsolète dans cette quête car le monde moderne est précisément une gigantesque conjuration pour priver les individus de leur puissance et de leur vérité. Infime, interchangeable, noyé dans les masses bientôt mondiales soumises aux mêmes appétits de consommation, l'individu se voit dénigré dans sa puissance. Quant à la "vérité" il ne manque pas d'intellectuels pour lui dire qu'elle n'existe pas. " Tout est relatif", soit; mais cette proposition " tout est relatif", pas moins que les autres ! Ce monde que l'on veut sans clef de voûte, ce monde que l'on veut "déconstruit", c'est avant tout un monde planifiable. Un monde sans vérité, c'est à dire un monde où le pouvoir est sans contredit, est aussi un monde où le faux, le parodique, l'ersatz, le "spectaculaire" comme le disait Guy Debord, ont pris la place de l'expérience véritable.

Le monde moderne poursuit inlassablement son projet qui est de nous faire survivre, impuissants, dans un monde faux.

C'est à ce titre, il me semble que la quête de la puissance et de la vérité gardent toute leur pertinence. A relire aujourd'hui ce que des critiques aussi divers et avisés que Villiers de L'lsle-Adam, Léon Bloy, Nietzsche, René Guénon, Julius Evola, Bernanos ou Henry Montaigu ont écrit du monde moderne, il est impossible de ne pas être frappé par ce fait étrange: leurs critiques gagnent, de jour en jour, en pertinence. Ce qui exigeait naguère, pour être perçu dans toute son ampleur, une sensibilité et une intelligence aiguisées, est désormais devenu tellement évident que nous en sommes comme assommés ! Les preuves de la crise du monde moderne éclatent de toutes parts mais les contemporains en restent comme aveuglés et assourdis. Et ils continuent de vaquer dans leurs représentations fallacieuses comme si de rien n'était. Plus les démentis au cours du "progrès"' sont flagrants et moins ils sont sujets à commentaires. La crise est telle que tout esprit critique s'y est englouti. A ce degré, la persistance dans l'erreur devient une énigme.

L'ombre: Ne peut-on envisager de percer cette énigme ?

Le voyageur: Peut-être n'est-il pas même nécessaire de percer l'énigme d'une erreur pour lutter contre elle. Ce qui importe tout d'abord c'est d'en mesurer l'ampleur. Cette tache noire ne cesse de grandir. Les événements récents en Roumanie, en Irak et en Serbie montrent à quel point l'esprit critique (dont le moderne prétend avoir fait une vertu cardinale) fait défaut. Le moderne est aussi passivement consommateur d'opinions rapportées ou suggérées qu'il l'est d'automobiles ou de jeux vidéo. Il ne sera pas même nécessaire comme l'ont imaginé des écrivains d'anticipation, de substituer une réalité virtuelle à la réalité, puisque dans cette bonne vieille réalité, il est déjà possible de le manipuler à sa guise. Plus le totalitarisme progresse, plus il devient sûr de sa méthode (après les tentatives partiellement ratées du début du siècle) et moins il est ouvertement coercitif. L'homme qui tourne en rond dans un cercle très-étroit, il se peut fort bien qu'il ne rencontre jamais les murs de sa prison: il se proclamera libre ! Grand bien lui fasse ! Son entendement est une énigme pour l'homme qui n'a pas détruit en lui-même le sens des possibilités infinies et du Grand Large !

J'espère faire comprendre peu à peu que les alternatives où les soi-disantes "libertés" modernes nous enferment sont des prisons. Ces alternatives étant de fausses alternatives, les prisons sont aussi, et voici la bonne nouvelle, des prisons illusoires. Mais que ces prisons fussent illusoires n'empêche point qu'elles soient causes de souffrance pour ceux qui se laissent convaincre de leur réalité. L'homme profondément persuadé que telle ligne est infranchissable vivra comme si elle l'était effectivement. Parmi les fausses alternatives, celle qui tient à tout prix à nous faire choisir entre l'innovation et la tradition n'est pas la moins absurde. Car aussitôt la tradition est-elle niée que nous sommes condamnés au ressassement. Il faut être tout de même dépourvu de sens philosophique pour ne pas voir que le sens de la tradition porte en lui, et pour ainsi dire par définition, le sens du devenir. L'Etre est ce qui devient. La primordialité de la Tradition est la source de son devenir. Si nous sommes privés de l'art de la transmission, de la fidélité au primordial, c'est bien l'Oubli qui triomphe. Or l'oubli, c'est précisément ce qui, pour les peuples comme pour les individus, nous condamne à répéter les mêmes gestes, les mêmes paroles. Lorsque le sens de la Tradition fait défaut, lorsque l'oubli triomphe, l'innovation est impossible. Il n'est point d'innovation qui ne soit profondément innervée par la tradition. Il n'est point de fidélité à l'être, à la primordialité, qui ne soit aussi une fervente célébration du devenir. Défions-nous de ceux, qui sont légions, qui nous pressent de choisir entre la tradition et l'innovation car ils nous préparent un monde où nous serons privés de l'une et de l'autre ! Quiconque se trouve, à un moment ou un autre dans la situation de l'auteur, c'est-à-dire face à cette mise-en-demeure de la création, sait par expérience que la liberté conquise n'est rien sans l'autorité consentie. A pousser cette réflexion dans les régions périlleuses de la philosophie politique, je dirai que l'égalité même est aberrante sans l'acceptation profonde de la hiérarchie. Les hommes ne peuvent être égaux qu'en fonction d'une instance plus haute et si nous considérons que cette instance doit être métaphysique, c'est précisément car l'égalité n'est supportable que si elle n'implique point la disparition pure et simple de la diversité. L'égalité et l'équité n'ont quelque chance de subsister que par la diversification hiérarchique.

L'ombre: Qu'entendez-vous précisément par "hiérarchie" ? Le mot de hiérarchie, le moins que l'on en puisse dire, n'a guère la faveur de nos contemporains.

Le voyageur: Nos contemporains se vantent. Ils vivent dans un monde où la pauvreté est devenue une infériorité radicale et la richesse une supériorité radicale dont rien ne vient nuancer ou contredire la nature. La Sagesse, le courage, le talent ne sont rien. Le sens de la hiérarchie est précisément ce qui peut contrebalancer quelque peu l'écrasement de la pauvreté par la richesse. Il faut bien qu'un pauvre puisse être reconnu supérieur à un riche, par le talent, l'intelligence, le courage etc... pour que l'égalité et l'équité ne soient pas simplement de vains mots ! Mais redéfinissons plus précisément le mot hiérarchie, et donnons lui aussi ce sens particulier que tout auteur donne aux mots dont il use selon leur contexte, et selon sa musique et sa métaphysique propres. Le mot hiérarchie, si l'on interroge l'étymologie, excellente conseillère, nous dit le sacré et le pouvoir. Ces réalités, il faut d'abord les considérer comme des réalités intérieures. Le sacré et le pouvoir sont en nous. Certes, le mot de hiérarchie implique incontestablement la notion de gradation, mais ces gradations ne sont pas moins intérieures qu'extérieures. Nous retrouvons là le sens de la déclinaison grammaticale et musicale. L'ordre du monde, l'ordre sacré des préséances est grammatical et musical. Pour avoir une idée précise des réalités "politiques" d'une époque, de la philosophie politique propre à un temps, sans doute faut-il se tourner vers la musicologie. La Cité est à l'image de sa musique. Les Chinois en étaient particulièrement conscients autrefois et réglementaient la composition musicale selon d'immuables lois de correspondances destinées à maintenir dans son ordre propre, et presque sans intervention humaine, l'ordre de l'Empire. Les pythagoriciens eurent une perception également pertinente de ces correspondances. Or, le monde moderne qui massacre allègrement tout cela nous laisse pourtant le sens de la hiérarchie intérieure. Certes, au point où en est le monde, l'homme de la Tradition ne peut qu'être du côté des anarchistes car il n'est point de hiérarchie extérieure à laquelle il ne fût point pernicieux de se rallier. Mais ce refus de collaborer trouve précisément sa racine dans le sens de la hiérarchie intérieure. Le communautarisme, dont les idéologues de droite et de gauche ont la nostalgie, en subdivisant sans cesse davantage les pays en "appartenances", le plus souvent dépourvues de profondeur historique, travaille dans le même sens que l'individualisme de masse.

L'ombre: Si toutefois l'individualisme de masse et le communautarisme vous paraissent identiques quant à leurs effets, que leur opposer ?

Le voyageur: Pessoa ! L'oeuvre de Pessoa commence enfin à être sinon connue du moins accessible. Or Pessoa se montre, par l'arborescence de ses hétéronymes, par la vigueur polyphonique de son oeuvre, par sa radicale liberté de ton, de style, de pensée (qui le livrerait, comme d'ailleurs Baudelaire, Flaubert et tous les autres à un permanent lynchage médiatique s’il n’était devenus, par chance, et d'une courte tête, des classiques avant l'établissement planétaire du "politiquement correct") l'Auteur par excellence du dépassement de l'individualisme et du collectivisme.

Pessoa ne cherche point à s'agréger, par manque d'être à une communauté plus ou moins vaste qui lui conférerait la réalité ontologique qui lui fait défaut (comme ce fut le cas de bon nombre d'écrivains tentés par le fascisme ou le communisme). Pessoa décide souverainement de porter en lui la communauté des poètes et des aventuriers, des métaphysiciens, des pâtres et des conquérants, des prêtres et des guerriers qu'embrasse sa tradition poétique et impériale !

Pessoa réinvente l'impérialisme des poètes, qui est un impérialisme maritime et céleste. Il n'a nul besoin de se fondre dans une communauté car cette communauté vit en lui. Le poète-métaphysicien est l'hôte de la Tradition, au double sens du mot hôte: à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Le poète-métaphysicien est récipiendaire d'un Ordre où son individualité se décline selon la loi des correspondances et des gradations. Etre homme de la Tradition, c'est porter en soi non seulement la mémoire, les actes et les oeuvres des prédécesseurs, c'est faire de cette remémoration déférente un acte de création. Si nous ne sommes pas seulement ce "moi" circonscrit par le déterminisme biologique et sociologique, si d'autres possibilités subsistent, d'autres aventures, d'autres gloires, alors le poète ne témoignera pas seulement pour sa subjectivité, ni même seulement pour sa tribu ou pour son clan mais il pourra être, le cas échéant, si les neufs Muses le considèrent avec une égale attention bienveillante, une littérature à lui-seul ! Ce fut l'ambition de Pessoa: être à lui seul une littérature nationale, et mieux encore, une littérature impériale !

Ce processus, j'aimerais faire comprendre qu'il n'a rien d'extravaguant et que tout devrait nous porter désormais à le considérer comme exemplaire ! Au moment où notre civilisation et notre culture se désagrègent, où le repli de chacun dans son clan exacerbe l'individualisme de masse en feignant de s'y opposer, il n'est peut-être d'autre recours que de porter en soi la Tradition, que de rassembler en soi les mémoires de plus en plus disparates et divergentes de notre culture. Le processus hétéronymique mis en oeuvre par Pessoa n'a vraiment rien du banal jeu "oulipiste". Ce n'est pas la notion de texte qui domine l'oeuvre de Pessoa mais la notion de pensée. Aussi divergentes que soient les croyances et les réponses métaphysiques ou anti-métaphysiques des hétéronymes de Pessoa, le point d'appui n'en demeure pas moins celui d'un questionnement unique. Qu'il s'agisse de Ricardo Reis, d'Alvaro de Campos, de Bernardo Soarès ou de Pessoa lui-même, ce sont toujours des méditations où l'entendement s'interroge lui-même sur l'être, le néant, le possible. A cette interrogation lancinante, toujours identique à elle-même, les hétéronymes apportent des réponses différentes, mais cette diversité même renvoie au coeur de l'interrogation centrale, invariable, abyssale... Le lecteur doué d'une oreille fine ne tarde pas à entendre par-delà l'éclectisme apparent une musique unique, persistante. Les hétéronymes sont nombreux, les réponses philosophiques qu'ils proposent sont variées mais le questionnement est le même et c'est ce questionnement qui donne leur saveur propre aux poèmes et aux essais.

Faisons du mot "saveur" un mot-clef ! Faisons de notre goût un moyen de connaissance. L'ésotérisme ne fut jamais pour nous que le désir d'atteindre, comme le disait Rabelais, à la "substantifique moelle", à cette savoureuse Sapience du monde qui unit la poésie et la métaphysique. Certes, les oeuvres dignes de ce nom ont une saveur, et cette saveur est elle-même une déclinaison de parfums. Tout se tient: la connaissance est synesthésique. Il faut apprendre à lire l'oeuvre de Fernando Pessoa comme une synesthésie. Toutes ses oeuvres se tiennent entrelacées dans l'élévation d'une même interrogation. Ce n'est point l'individu qui doit rechercher refuge dans une communauté, mais la communauté qui trouve refuge dans l'individu. Que dit Ricardo Reis ?

" Pour être grand, sois entier: rien

En toi n'exagère ou n'exclut.

Sois tout en toute chose. Mets tout ce que tu es

Dans le moindre de tes actes..."

Celui qui n'est rien, celui à qui l'être fait défaut, quand bien même s'agrégerait-il à des millions de ses semblables, il ne participera qu'à un grand néant. Inutile d'insister, le monde moderne nous en donne des exemples. Reis nous dit " Sois en toute chose": et c'est la victoire sur le nihilisme. C'est à ce titre que j'entre dans une conversation particulièrement fructueuse avec l'oeuvre de Pessoa, au même titre qu'avec celle de Nietzsche ou d'Evola: il s'agit là encore de traverser le nihilisme et de s'en rendre victorieux; ce qui me semble être le propre de notre époque en tout point extrême et frontalière. Nos collectivités et nos communautés ne sont à tel point privées de substance que pour une raison: les individus qui les composent ne portent plus en eux la mémoire, la polyphonie ni la déclinaison poétique autant que métaphysique nécessaire à la "conjugaison". Pour conjuguer, pour établir les liens, pour relier entre eux des êtres humains encore faut-il qu'ils soient des cas ! Encore faut-il qu'il se conjuguent eux-mêmes aux choses du passé et du présent, aux oeuvres des poètes morts depuis des siècles ou des millénaires, comme il faut qu'ils se conjuguent à la présence de la lumière sur le feuillage des arbres. " Vivre l'instant, en vibrant, sur des eaux éternelles..." nous dit Alvaro de Campos.

Je ne puis m'empêcher de retrouver là cette idée centrale de la théologie médiévale qui nous dit que "le monde est la rhétorique de Dieu." La Loi grammaticale, prosodique où l'individu advient comme un "cas" destiné à être décliné avec les réalités visibles et invisibles n'est nullement relative, elle révèle un axiome. C'est ainsi que Pessoa explique que le rythme ternaire de l'ode grecque (strophe, anti-strophe, épode) retrouvé par Milton "n'est pas une invention mais une découverte, non un postulat propre à l'esprit grec mais un axiome de l'esprit humain que les grecs ont eu l'art de découvrir." L'axiome, c'est l'Axe, la dimension verticale qui unit l'intérieur et l'extérieur, qui fait de la vérité extérieure, de la Loi, le secret de la vérité la plus méditative, la plus rêveuse, la plus intérieure. Alvaro de Campos encore:

"Lorsque je mourrai...

Que ce soit en cette heure mystique, spirituelle et très ancienne

En cette heure où peut-être

Platon, en rêve, a vu l'idée de Dieu

Sculpter un corps, une existence nettement plausible

Au coeur de sa pensée à l'intérieur de lui comme un champ..."

Le plus universel est ce qui est au coeur de la pensée. De ce point central, les vastitudes se déploient. En ce point central les multiplicités se résorbent et d'autres chants naissent comme des paysages innocents. De ces pays qui abritent la promenade et la contemplation ingénue de Ricardo Reis ! Qu'est-ce qu'un Pays ? L'oeuvre de Pessoa nous permet de mieux poser cette question. Peut-être est-ce, selon la formule d'Heidegger, une quaternité: "La terre, le ciel, l'homme et le divin"...Ou plus exactement, en ce qui concerne notre auteur: la Mer, le Ciel, Pessoa et les dieux ! Le poète est toujours au coeur de son Pays qui porte en son coeur son Pays ! Il y va de tout autre chose que de l'assez sinistre idéologie de la glèbe et du terroir, invention de déracinés et de fanatiques. Il s'agit d'être, dans le moindre de ses actes, de témoigner dans le moindre de ses actes d'un être qui est le Chant. Le Chant du Pays demeure par-delà la disparition immanente du Pays lui-même. Tel est le beau mystère: nous portons en notre coeur les Pays de Virgile et de Nerval, les Pays de Dante et de Novalis alors qu'il n'en reste rien.

Et que de nos propres contrées déjà presque "mondialisées" il ne restât finalement rien ou presque rien, ce serait bien une éminente raison de croire notre fidélité irréductible à toute superstition ! Ce qui importe n'est pas un signe qui subsiste, ce qui importe n'est pas une écorce morte, mais l'existence "nettement plausible" de l'Idée.

Appliquant à l'Idée platonicienne la pertinente observation de Pessoa sur la prosodie grecque, c'est l'axiome qui nous intéresse. De même Eliade, après des recherches extrêmement méticuleuses en vint à conclure que les Chamanes étaient tous "platoniciens" ! L'oeuvre de Pessoa requiert d'autant plus l'attention de l'homme épris de Tradition qu'il témoigne dans l'expression de sa propre réalité d'auteur de ces ramifications complexes que les modernes, tout appliqués qu'ils sont à classer les "cultures" dans des bocaux hermétiquement clos, comme des préparations d'apothicaires, méconnaissent jusqu'au ridicule. L'intellectuel moderne est vraiment ce bourgeois gentilhomme qui s'en laisse remontrer par les catégories étanches des "spécialistes". On le berne à loisir, si bien que devenu mauvais il lynchera le premier Molière venu pour le dessiller !

A considérer les remèdes empaquetés dans des sachets différents, il considérera comme un affreux hérétique l'homme qui se hasarderait à lui montrer que ces herbes poussent dans les mêmes forêts ! Le spécialiste abonde dans cette superstition. Il divise le monde, pour complaire au Diable et pour régner.

Etre homme de la Tradition, c'est consentir aux ramifications lointaines. Etre moderne, c'est croire aux séparations radicales, ce qui aboutit à la Terreur et aux exterminations et non seulement à quelque raideur philologique ! Si le moderne devient si promptement totalitaire, et même au nom de la "tolérance", c'est bien parce qu'il s'est rendu inapte à considérer les lignages lointains, leurs enchevêtrements. La beauté de la complexité ne lui apparaît pas. Il affectionne ce qu'il nomme le "sobre" et qui n'est que le schématique, en architecture comme dans la pensée.

L'ombre: Qu'en est-il alors du christianisme. Est-il selon vous du côté de la Tradition ou de la modernité ?

Le voyageur: Il est du côté de la Tradition ou de la modernité selon celui qui l'envisage et le sert. Il existe des façons traditionnelles d'être chrétien, il en est de modernes. Le Christ des Evangiles ne propose rien de moins qu'un dépassement de la condition humaine. " Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu" dit la liturgie orthodoxe. Le Christ est celui qui arrache l'homme à son appartenance zoologique, à cette pure immanence, qui n'est, en dernière analyse, rien d'autre qu'une abstraction explicative, une hybris de la raison qui oublie de s'interroger sur sa propre raison d'être. Le Christ dont je me sens proche est celui dont parle Berdiaev, qui s'oppose au Grand Inquisiteur ! Le Christ non moralisateur, puritain, bourgeois, mais le Christ cosmique. Dans cette perspective, fort étranger aux religiosités modernes, le Christ est cosmogonique, sa venue annonce une nouvelle création. Tout se joue dans cette idée, centrale dans la patristique orientale, d'une "théosis", c'est à dire d'une divinisation de l'homme et de l'univers. La Pierre philosophale des alchimistes n'est autre que ce Christ.

Cette vision est traditionnelle, au sens où nous l'entendons, dans la stricte mesure où elle est aussi supra-confessionnelle. La gloire de la Vérité, c'est de n'être pas une écorce morte, ou ce psittacisme hagard et vindicatif propre aux "intégristes". Une autre voie est possible qui est celle, nous dit Berdiaev, " de la vie du présent, la vie dans la profondeur de l'instant, où s'effectue précisément la rupture du temps." La Théosis n'est pas une simple allégorie, elle est une praxis. Ce qui s'accomplit n'est pas abstrait. " L'esprit, dit encore Berdiaev, appartient à une qualité d'existence différente, supérieure à celle de l'âme et du corps". Cet esprit n'est pas une abstraction, ce n'est pas non plus une de ces "idées générales" qui peuplent l'arrière-monde de nos lieux communs moralisateurs. Cet esprit est l'Esprit-Saint, l'esprit de feu, embrasé et embrasant qui rétablit la verticalité limpide entre ce monde et l'autre monde. "Cela signifie, nous dit Berdiaev, que l'âme et le corps de l'homme peuvent accéder à un autre plan, à un plan supérieur."

Que nous dit encore Berdiaev: " Les plus hautes ascensions de ma vie sont liées à une flamme sèche." Or, le semblable n'étant connu que par le semblable, le feu qui se révèle dans le feu, la lumière qui s'épanouit dans la lumière, suscitent un vertige. Berdiaev ne l'ignore pas lorsqu'il écrit, je cite encore: " La foi dans la réalité invisible et mystérieuse comporte un risque, il faut qu'on accepte de se jeter dans l'abîme mystérieux."

Seuls des esprits excessivement scolaires verront dans ces considérations inscrites dans la logique d'une certaine théologie chrétienne une contradiction avec nos antérieures propositions inscrites dans une perspective nietzschéenne. Rien n'est aussi simple. L'abîme de Dionysos et l'abîme du Christ ne sont point radicalement étrangers l'un à l'autre. L'opposition, puis le rapprochement, que Nietzsche établit entre Dionysos et le Christ ne se fonde pas seulement sur des analogies que les historiens des religions n'ont pas manqué de remarquer, mais sur une expérience intérieure qui, avant même de trouver son nom, puis d'hésiter sur ce nom, Dionysos ou le Christ, témoigne d'une mise-en-péril, d'un supplice, d'une descente dans les ténèbres et de l'attente d'une renaissance. Cette translation de Dionysos au Christ et du Christ à Dionysos, se laisse mieux comprendre par la figure d'Orphée, dont le culte jadis, se confondit souvent avec celui de Dionysos et dont le destin semble marqué par les mêmes épreuves.

Je trouve quelque peu facile le recours, propre à une certaine apologétique chrétienne, à cette opposition entre un "Nietzsche dionysiaque" et un "christianisme humaniste", celui-ci, bien sûr étant paré de toutes les vertus et celui-là accusé de toutes les horreurs. Cette facilité, pour tout dire, me paraît indigne d'un esprit libre. Qu'est-ce qu'un esprit libre ? C'est un esprit qui, avant de prêcher pour sa paroisse, cherche à comprendre. Dionysos est, dans l'oeuvre de Nietzsche le nom d'une expérience intérieure, vertigineuse, effrayante qui porte l'auteur à s'interroger sur la raison d'être même de la raison. Aussitôt que l'on aborde l'oeuvre d'un auteur véritable, le préchi-précha anti-dionysiaque ou anti-chrétien perd tout son sens. Les convictions mêmes auxquelles semble aboutir un auteur sont moins importantes que sa démarche. Et dans le cas de Nietzsche, ses convictions sont pour le moins difficiles à établir. L'homme auquel "il est odieux de suivre autant que de guider", ce serait lui faire injure que de le voir en propagateur satisfait d'une conviction. " Je ne suis pas disposé à mourir pour mes idées, disait Nietzsche, mais je suis prêt à mourir pour pouvoir en changer." Il est difficile de faire de Nietzsche un fanatique ou le partisan d'une pensée grégaire quelle qu'elle soit sans être fort ignorant ou d'une extrême mauvaise foi.

Le rapport de Nietzsche au Christ, et non pas au christianisme en tant que phénomène historique, n'a été que très rarement pris en compte par ces innombrables commentateurs hâtifs qui persistent à offrir de l'auteur du Gai Savoir une image caricaturale. Je cite encore: " Il ne faut pas confondre le christianisme en tant que réalité historique avec cette racine unique que rappelle son nom. Les autres racines dont il est issu ont été beaucoup plus puissantes. C'est par un abus inouï que ces formes décadentes et ces malformations qui s'appellent l'Eglise chrétienne, la foi chrétienne et la vie chrétienne se parent de ce nom sacré. Qu'est-ce que le Christ a nié ? Tout ce qui porte à présent le nom de chrétien."

Ces quelques lignes, issues des fragments posthumes, suffisent à frapper d'inconsistance les gloses aventurées, ignares, simplificatrices. Il suffit de lire, mais, ainsi que le soulignait avec pertinence Georges Steiner, nos contemporains ne lisent plus, ils se contentent de "commentaires de commentaires". Et lorsque l'on sait que ces commentaires n'ont pas pour fonction d'inquiéter, de susciter la connaissance, d'approcher avec déférence et probité des oeuvres difficiles mais que leur mission est de rassurer et de conforter dans des opinions préalables, "politiquement et moralement correctes", il est facile de deviner ce qu'il en advient des oeuvres: elles sombrent dans l'obscurité croissante d'un oubli qui s'ignore lui-même. Dans une large mesure, le commentaire tel que le conçoivent les modernes, n'est pas une façon d'inviter à lire les oeuvres, comme nous le faisons, en toute liberté, dans ces entretiens désinvoltes sur la puissance et la vérité, mais une façon d'éviter tout contact direct avec l'oeuvre, contact jugé, à juste titre, périlleux. Le travail universitaire est, pour une bonne part, une prophylaxie contre les oeuvres, contre la contamination possible des pensées inquiétantes. La devise est "restons entre nous." Or, les auteurs ne font jamais partie de ce "nous". Il est déjà fastidieux de tolérer qu'ils eussent existé avec une telle intensité pour supporter, par surcroît, d'être confrontés avec ces preuves que sont leurs oeuvres. Ces preuves sont les meilleures que je connaisse de l'existence du divin. Ces oeuvres qui sont des preuves ne peuvent exister sans Dieu mais Dieu non plus ne peut être sans elles.

Si, pour Nietzsche, en dernière analyse, seul le Christ peut comprendre son Antéchrist, selon une logique profonde, dont témoigne également la Structure Absolue de Raymond Abellio ( "L'abîme du jour contient l'abîme de la nuit mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du Jour"), il ne nous est pas interdit de considérer, en préalable à toute réflexion théologique ou philosophique "à l'Ombre de Venise", dans l'éclat et la légèreté d'un Gai Savoir retrouvé, que la critique souvent acerbe du christianisme, ou, plus exactement d'une "certaine morale chrétienne" pourrait bien être désormais le préalable d'une profonde méditation sur le Christ Glorieux, sur l'abîme du jour où le Christ glorieux contient l'abîme de la nuit de Dionysos. Que nos spécialistes en philosophie eussent délibérément ignoré ce questionnement, qu'ils se fussent contentés, parfois même d'une assez misérable logique dualiste, opposant un Nietzsche, incarnation du Mal, et un christianisme qui n'aurait jamais rien eu que d'aimable, de tolérant, d'humaniste etc... nous laisse, stupéfaits, à cette responsabilité immense qui consiste en désincarcérant les pensées de leurs bocaux d'apothicaires, à en libérer les vertus de rêve et d'ivresse.

Si Nietzsche n'est pas l'obscurantiste teuton voulu par les folliculaires ou les universitaires de second ordre, il n'est pas davantage comme le suggèrent d'autres obscurantistes ( les obscurantistes "progressistes") le fondateur de la modernité avec Marx et Freud. Nietzsche se défiait extrêmement de cette "hybris" scientifique, déterministe, qui croit pouvoir expliquer ce que nous sommes par des chaînes causales. Dans cette "science" qui fait la vanité du Moderne, Nietzsche ne voyait qu'une laïcisation et une caricature de la Providence divine. A quoi bon se libérer de l'original pour tomber sous le joug de sa caricature ? Nietzsche voit dans la pensée moderne, une sorte de théologie pétrifiée, "solidifiée" selon le mot de René Guénon, dont il importe de se libérer à grands coups de marteau. S'il importe de se libérer de la religion, pour atteindre à la source vive de la gnose, - ce qui est notre point de vue, - il faut, à fortiori, se libérer de la religion solidifiée, thésaurisée, accumulative, systématisée, puritaine, vindicative et planifiante qui triomphe actuellement sous les atours de la "science" et de la technique modernes.

Nietzsche apporte la démonstration qu'il s'est, contrairement à Freud ou Marx, libéré de la superstition "scientifique" et positiviste du XIXème siècle. Il n'abandonne point une théologie ouverte sur la transcendance pour s'adonner à un dogme fermé sur l'immanence, il ne substitue point une religion de la nature à une religion de la surnature, un collectivisme à un grégarisme, il va, et c'est le propre poétique et philosophique de son oeuvre, il va en amont. Bachelard a montré les métaphores propres à ce "psychisme ascensionnel" en des pages lumineuses. Nietzsche désire le Haut , l'amont du temps et de l'espace. Son Zarathoustra parle de l'Amont. Sa parole vient de ce site originel où la pensée s'entretient librement avec le Grand Astre, où la songerie tient pour compagne naturelle l'Aigle, qui détient le secret des profondeurs ouraniennes et le serpent, qui détient le secret des profondeurs telluriques. Nietzsche cherche une connaissance directe, une illumination souveraine. Je le comparerais ainsi plus volontiers à Maître Eckhart et à Jean Tauler. Je vous cite encore ces quelques lignes qui sembleraient écrites par un maître de la mystique rhénane et qui sont bel et bien de Nietzsche: " Jésus s'adresse directement à la réalité intérieure, au royaume des cieux qui est dans le coeur; il ne croit pas à l'efficacité de l'observance orthodoxe juive... Il est purement intérieur. De même, il ne s'attache pas à toutes ces grossières formules qui règlent le commerce avec Dieu; il se défend contre toute la doctrine de l'expiation et de la rédemption; il montre comment il faut vivre pour se sentir uni à Dieu, et comment on n'y parvient pas par la pénitence et la contrition au sujet de ses péchés. Le péché est sans importance, c'est là son principal jugement."

L'ombre: Peut-on établir une filiation entre Nietzsche et la mystique rhénane ?

Le voyageur: La question des filiations, des influences reste une question d'érudits, et les questions d'érudition, avec leurs controverses, leurs gloses, leurs preuves, leurs documentations, leurs nécessaires notes infrapaginales ne sont pas de circonstance à l'Ombre de Venise. Au demeurant, toute recherche érudite obéit à une intuition. Avant d'être parfaitement informé sur une analogie, une influence ou une confluence, l'érudit pose son pas sur le pas d'une intuition poétique. Avant la recherche est le songe du Pays à découvrir. Un songe qui est cependant fondé sur des aperçus. A l'ombre de Venise s'aiguisent les aperçus. Nous voyons mieux les couleurs, lorsque le soir commence à tomber, à cette heure transitoire, à exacte distance de la lumière et des ténèbres.

En ce qui concerne Nietzsche et la mystique rhénane, ce qui ne laisse point de doute, et ce qui, le cas échéant peut légitimer une recherche érudite, c'est que les textes se répondent. Ainsi, le passage de Ainsi parlait Zarathoustra où Nietzsche se gausse de ceux qui veulent encore être payés de leur vertu répond parfaitement au Sermon de Maître Eckhart sur les marchands du temple où il est dit "On ne trafique point avec Notre Seigneur". " Voyez, dit Maître Eckhart, ce sont tous des marchands, ceux qui se gardent de péchés grossiers, qui aimeraient être des gens de bien et qui accomplissent leurs bonnes oeuvres pour l'honneur de Dieu, telles que jeûner, veiller, prier, et autres choses semblables, toutes sortes de bonnes oeuvres, et ils les accomplissent pourtant afin que Notre-Seigneur leur donne quelque chose en échange ou que Dieu fasse en échange quelque chose qui leur soit agréable: ce sont tous des marchands. Il faut l'entendre dans ce sens grossier, car ils veulent donner une chose en échange de l'autre et de cette manière trafiquer avec Notre-Seigneur."

La concordance, dans un même anti-utilitarisme, de Nietzsche et de Maître Eckhart sonne comme une promesse aux oreilles les mieux averties: il redevient possible de dépasser les fausses alternatives en un même "amour du Lointain". Vous vous souvenez peut-être que ce thème de l'amour du Lointain que Nietzsche décline admirablement, se trouve déjà dans la méditation centrale de L'Idiot de Dostoïevski; et dans ce cas il s'agit bien d'une influence directe, car nous savons l'importance de l'œuvre de Dostoïevski pour Nietzsche... Qu'est-ce qui est Lointain, de ce Lointain que seule capte la proximité extrême, inaperçue, comme la lettre volée d'Edgar Poe ? Ce Lointain que la pensée désire, dont elle s'émeut, qu'elle convoite et qu'elle craint, dont elle devine le ravissement possible, le double-abîme, la beauté périlleuse et redimante n'est autre que la source vive de la pensée, ce point lumineux dont elle naît, dont elle jaillit avant d'être enfermée dans des citernes et devenir eau croupissante.

La recherche de Nietzsche, comme celle de Maître Eckhart ou de Tauler, est celle de l'eau vive de la pensée, de son jaillissement pur, non récupéré ni thésaurisé: non la vie éternelle, mais l'éternelle vivacité. La philosophie à coups de marteau de Nietzsche vise à détruire les citernes où l'eau croupit, comme en des arrière- mondes pleins de ressentiment et à retrouver la source vive. " Ce qui a été apporté dans ces citernes, dit Jean Tauler dans un de ses Sermons, se corrompt et devient nauséabond; cela sèche... Et il ne reste alors dans le fond qu'orgueil, esprit propre, opiniâtreté, dureté de jugement." Que les cléricatures modernes s'y reconnaissent !

Méditons sur le si proche Lointain pour ne pas devenir secs, ni dominés par la dureté du jugement. Ce Lointain brille à l'ombre de la présence; il est la couleur éveillée, prise dans l'éclat, sur l'orée, dans la translation vertigineuse, dionysienne et christique, qui change, de façon radicale notre conception du Temps.

" Si je prends un fragment du Temps, écrit Maître Eckhart, il n'est ni aujourd'hui, ni hier. Mais si je prends "maintenant «, il contient en soi tout le temps. Le "maintenant" où Dieu créa le monde est aussi proche de ce temps que le "maintenant" pendant lequel je parle actuellement, et le dernier Jour est aussi proche de ce "maintenant" que le jour qui fut hier." Telle est la source vive, l'éternelle vivacité. Délivrés de l'eau croupissante des citernes, de l'accumulation, de la gestion du temps linéaire, utilitaire, productif, industriel, nous retrouvons l'éternité du "maintenant", sa gloire secrète, sa fluidité scintillante.

 

(Le très-haut soleil aux approches de ce Midi d'automne rapproche l'ombre dans le silence du voyageur. Le voyageur est délivré de son angoisse. Il s'établit avec honneur dans ce jour sans nuages.)

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 

 

22:53 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

L'Ombre de Venise, deuxième partie:

canaletto-antonio-canal-grand-canal-palazzo-balbi-rialto-venise-02.jpg

 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise, deuxième entretien

sur l'Autorité et la liberté, la morale et le style, l'incomprise générosité, Nietzsche et « l'éternelle vivacité », le poète-métaphysicien.

 

 

La nuit est venue; elle enveloppe le monde d'un manteau de solennité joyeuse. L'ombre, devenue indiscernable, est une voix insistante mais amicale, qui ne laisse point la pensée en repos, sous le ciel foisonnant d'étoiles.

L'ombre: A vous suivre, et quelquefois à vous précéder, selon l'heure, ou à m'évanouir après la « leçon de ténèbres », il semble, à mon jugement d'ombre qui ignore tout des mystères de l'Incarnation, que s'opposent et se confrontent en vous l'exigence d'une liberté inconditionnée et celle de l'Autorité. Vous aimez l'intelligence libre et rare, et sans renier cet amour vous évoquez une Autorité théologique...N'est-ce point côtoyer sans cesse le paradoxe comme un abîme, avec un certain goût du péril ?

Le voyageur: Selon la définition que j'en donne, ou pour mieux dire selon l'expérience que j'en ai (car l'expérience précède la définition) la liberté et l'autorité sont, pour ainsi dire, du même bord. La liberté est d'abord la liberté de faire. Non point une liberté abstraite, proclamée, mais une liberté exercée, jurisprudentielle, opératoire. L'essence de la liberté est dans l'agir. Je doute d'une liberté qui ne serait point agissante. D'où mon impression, alors même que la liberté abstraite est devenue une « valeur » dont tout le monde se réclame, que la liberté effective s'amenuise. Une réflexion épistémologique ne manquera pas de faire apparaître que les théories scientifiques qui sont à l'origine de la modernité se caractérisent par leur logique déterministe. Le Moderne, au fond, ne croit point en la liberté. Il croit au déterminisme économique, social, génétique, il croit religieusement en la Loi du Marché, mais il ne croit point en la liberté humaine. Je serais enclin à penser que la notion même de liberté effective s'est évanouie avec la disparition de l'éthique chevaleresque. Les ultimes libertaires sont Don Quichotte et Falstaff. Ils sont ces personnages frontaliers entre un monde dont ils incarnent les ultimes possibilités libertaires et un monde planifié, bien-pensant. L'admirable film d'Orson Welles Les Carillons de Minuit illustre à merveille cette intuition. Etre un homme libre: rien ne va moins de soi. L'homme moderne ne proclame la liberté que pour ne pas avoir à la vivre. Je crois qu'il existe une antipathie foncière de l'homme à l'égard de sa liberté possible. Sa ruse est de se dire libre tout en bénéficiant de tous les répugnants avantages de l'esclavage.

L'autorité et la liberté sont du même bord, d'abord car nul n'est libre s'il n'exerce une rigoureuse autorité sur lui-même. Etre libre, c'est être fidèle à sa propre autorité. Mais cette autorité qui nous fait libre, nous en sommes redevables à d'autres autorités. Ce sont les Maîtres ! Non les Maîtres qui nous font esclaves mais les Maîtres qui nous font disciples. La liberté n'est point innée, elle s'apprend. Elle est même la chose la plus difficile qui soit à enseigner. Pour être libre, pour exercer librement son autorité sur soi-même, encore faut-il que nous eussions été entourés d'exemples, environnés d'autorités qui nous eussent donné le goût de cette liberté et de cette autorité.

L'autorité et la liberté sont indissolublement liées. L'autorité et la liberté créent réciproquement l'espace de leur possible manifestation. Sans autorité, la liberté ne s'impose point face au pouvoir, et sans liberté, l'autorité est sans objet. L'autorité suppose l'existence même de la liberté. Dans un monde sans liberté, dans un monde rigoureusement déterministe, l'autorité n'a aucun sens. Raison d'être de la liberté dont elle assure l'emprise sur le monde face au pouvoir, l'autorité disparaît peu à peu. Les historiens du politique méconnaissent cette concomitance de la montée du déterminisme et de l'extinction des autorités.

La conception de l'art et de la littérature en est profondément changée. Les théories du travail du texte, la réduction des oeuvres à l'immanence de leurs structures formelles en sont les conséquences les plus visibles. A l'extinction progressive de l'autorité et de la liberté correspond aussi la valorisation de l'éphémère, du transitoire, de l'accidentel, du hasard etc... qui dissimulent à peine, sous une aura de lyrisme d'emprunt, la froideur du calcul ! Car là où disparaissent l'autorité et la liberté, triomphe le pouvoir planificateur ! Si je nomme Auteur l'écrivain qui use de l'écriture à des fins poétiques et métaphysiques, c'est en effet pour redire ce lien indissoluble, dans la création littéraire, de la liberté et de l'autorité. L'auteur est d'autant plus libre que plus autoritaire et d'autant plus autoritaire que plus libre. Mais comprendre l'autorité, j'y reviens, c'est aussi reconnaître l'Autorité.

Le rapport entre autorité et liberté, pour un auteur, rejoint celui de la lecture et de l'écriture. Alors que le Moderne ne sait plus lire que vaniteusement, en se posant d'emblée dans une situation de supériorité sur ce qu'il lit, profanant les écrits par son inattention et son outrecuidance, surtout lorsqu'il s'agit d'écrits appartenant à des époques passées, l'auteur, qui fait siennes les notions d'autorité et de liberté, n'aborde point les oeuvres sans une certaine solennité. Ce qui est dit dans une oeuvre ne demande pas d'abord à être critiqué, mis en fiches, évalué dans le sens d’une instrumentalisation idéologique ou marchande, mais entendu dans l'aire d'un silence intérieur.

Faire silence en lui-même, telle est l'autorité de l'auteur lorsqu'il s'approche de l'œuvre d'autrui. Que le moderne haïsse le silence, c'est encore un signe de sa haine de l'autorité. La première liberté humaine, le premier « droit de l'homme » devrait être le droit au silence, qui inclut le droit de se taire et la liberté d'écouter comme la liberté de parler et le droit d'entendre le silence. Le bon lecteur est celui qui commence par entendre le silence. Le silence n'est pas seulement l'absence de bruits désagréables. Il existe différentes qualités de silence. Il existe des hiérarchies du silence. Il existe aussi, selon la formule de Nietzsche, « un vacarme silencieux comme la mort ». La vie, elle, est musicale et légère. Je le sais d'autorité et je ferai de la liberté un instrument pour la jouer avec la désinvolture et la virtuosité qui conviennent !

L'ombre: A bien vous entendre, il semblerait que la fonction de l'Auteur dépassât le domaine strictement littéraire…

Le voyageur: Il en va de même du lecteur. L'acte de lire dépasse la simple transposition des lettres en pensées. De même que le livre n'est que le moment apparent d'une courbe qui débute avant lui et s'achève après lui, la lecture engage une aventure qui débute avant la découverte du livre et s'achève bien après elle. La mentalité moderne tient à tout prix à circonscrire la lecture et l'écriture comme si elle craignait qu'elles n'émanent, ou ne s'expandent au-delà. La critique moderne veut réduire l'œuvre au texte. Mais le texte n'est que le signe de la présence de l'oeuvre. Et l'oeuvre elle-même est opératoire. Les théories du texte comme les théories de la réception méconnaissent cette vertu opératoire, qui cependant apparaît évidente à tout historien. L'oeuvre de Homère fut opérative. Il ne tient qu'à nous que redeviennent également opératives, les oeuvres de Dante ou d'Hölderlin, ou de Pessoa.

J'y reviens, ce qui est écrit, n'est que le signe apparent d'une aventure antérieure ou ultérieure. Toute grande poésie connaît sa preuve par neuf (les neuf Muses !). Toute poésie est une preuve par neuf. Elle retranscrit l'ultérieur à partir de l'antérieur. La vision qui nous guide, qui nous entraîne, comme des voiles frémissantes, vers le Grand Large périlleux et limpide, il appartiendra à la « preuve par neuf » de la poésie d'en démontrer la justesse et la pertinence. Contrairement à ce que ressasse le préjugé le plus vulgaire, la poésie, la véritable poésie débute là où cesse l'arbitraire. La poésie est la démonstration à rebours de la pertinence de la vision qui l'impose à notre entendement comme une Providence. Le n'importe quoi, le confus, le mal-pensé sont les ennemis absolus de la poésie. Ce qui se publie actuellement sous l'appellation de poésie n'est bien souvent que la profanation de la poésie. La poésie exige la même précision que les mathématiques, précision non seulement philologique mais gnostique et métaphysique. La justesse grammaticale est dépassée et couronnée par une autre justesse qui est la justesse métaphysique. Tout grand poème, fût-t-il le plus heurté, le plus ténébreux, le plus désespérant, porte en lui l'Epée de Justice et l'ensoleillement intérieur de l'être.

Nous retrouverons un Art poétique digne de ce nom lorsque nous retrouverons un art de lire. Le monde culturel, hélas, paraît dominé de plus en plus par les barbares et les outrecuidants. Ces gens-là sont tout autant dépourvus de courtoisie à l'égard de leurs semblables qu'à l'égard des livres. Pour eux les lectures sont hâtives, prétentieuses ou sans objet. Tel est le monde de la « culture »: une vague idolâtrie qui s'évanouit, une pieuse obsolescence. Or, ce monde terrible porte dans son propre vide les poèmes qui le combleraient. Ce qui n'est point dit est déjà dit mais physiquement refusé à la parole. Il s'agit pour les poètes d'opérer à cette transposition du métaphysique au physique, de la Surnature à la nature: c'est là tout le mystère de l'Incarnation. Etre auteur, c'est réactualiser ce Mystère. Lire, c'est en célébrer les vertus. C'est pourquoi il me semble urgent de retrouver, du moins par une heureuse disposition intérieure, un cérémonial de la lecture. Il faut, et je me réfère ici à une lettre de Nietzsche à Peter Gast, cesser de lire les livre « en pillards, qui prennent ici et là ce qui leur semble utilisable et souillent et confondent le reste sous leurs outrages ». Il faut retrouver, à travers l'acte de la lecture, la bonne foi. Je suis fort loin de croire, dans ce domaine, comme en bien d'autres que la profanation soit une « libération ». La fonction de l'auteur, me semble-t-il serait au contraire de retrouver le Sacré à sa racine: ce moment mystérieux où la flamme du Sens danse derrière l'apparence des signes, et nous fait signe par-delà les signes...

L'ombre: Autrement dit: « l'esprit qui vivifie » par-delà toutes les « lettres mortes »!

Le voyageur: C'est vérité d'Evangile ! Le monde moderne, et vous constatez que je fais mienne la définition qu'en donne René Guénon, n'est autre que le monde de la lettre morte. Or, la lettre morte, c'est aussi la lettre qui tue. Ce qui est mort, en l'occurrence, est meurtrier. La lettre morte prétend à la régence du monde, rien de moins ! Là encore je réclame le regard de l'historien. Nul ne peut ignorer que le monde moderne est un monde où les mots ont la faculté de tuer, d'asservir, d'user de l'homme et de la réalité avec une efficience d'autant plus grande qu'ils sont des mots écrits. Les idéologies du vingtième siècle, dont il paraît difficile de nier le caractère obscurantiste et barbare, furent des constructions de mots, de lettres mortes et mortifères. Ce que Jean Tourniac nommait « l'exotérisme dominateur », loin de demeurer la particularité des religions, se généralisa à tous les domaines du politique. Ce furent des définitions en tant que lettres mortes qui furent les arrêts de mort de millions de nos semblables dans ce siècle abominable.

A ce titre, le combat de l'auteur contre la lettre morte est bien un combat politique, et sa recherche de la vérité dépasse le simple sentiment esthétique, quand bien même ce sentiment serait aussi une arme contre la lettre morte. L'autorité et la liberté dont nous venons de parler sont également des résistances possibles au pouvoir meurtrier de la lettre morte. Il s'agit bien de l'autorité du Sens et de la liberté de l'interprétation. Toute herméneutique traditionnelle repose sur cette double reconnaissance. L'autorité du sens, qui est le rayonnement du Logos, du Verbe, et la liberté de l'interprétation, qui explique et justifie la diversité des formes traditionnelles. Interpréter, c'est traduire sans trahir, c'est-à-dire demeurer dans l'écoute de la bonne foi comme le musicien face à la partition. Etre libre d'interpréter, ce n'est certes pas être libre de changer les notes, c'est leur donner la résonance la plus pertinente. Cette recherche de la justesse, de la pertinence musicale est infinie. Je dirai même que l'infini n'est rien d'autre que cette recherche. Sans cette Quête, la notion même de l'infini nous serait incompréhensible. Cependant cet infini s'ordonne à l'absolu et à l'invariable qu'est la partition. Ce qui paraît tout d'abord contradictoire (autorité du sens et liberté de l'interprétation) si on le considère seulement selon la logique formelle, devient si on le confronte à une expérience réelle (par exemple l'interprétation musicale) interdépendant. L'infini de l'interprétation désigne le point de l'autorité du Sens. C'est en se confrontant à cette expérience que l'écrivain devient un auteur. L'écrivain, quel que soit son talent, peut encore se laisser subjuguer par la lettre morte, l'auteur lui, dans l'acception particulière que nous donnons à ce mot, est l'écrivain délivré de la lettre morte, l'écrivain qui est passé de l'autre côté du pont et qui a vaincu les fantômes qui venaient à sa rencontre...

L'ombre: De quelle nature sont ces fantômes qu'il faut vaincre ? Cette question éveillant en moi un intérêt singulier, et comment dire, « idiosyncrasique », si je puis me permettre cet anglicisme...

Le voyageur: Plus on se rapproche du vrai, et plus les erreurs tournent autour de nous avec véhémence ! C'est, au sens strict, une épreuve initiatique. Comment n'être point dérouté par ce vrombissement d'erreurs, ces acharnements trompeurs, telle est la question morale fondamentale. Le péché, c'est céder à l'erreur, se laisser dérouter par elle. La morale n'a de sens que dans une Quête du vrai. Elle est, pour ainsi dire la méthodologie et la stratégie de cette Quête. Toute stratégie connaît des règles, et c'est à ce titre que l'on peut parler de « règles » de morale. Mais ce serait ne rien comprendre à la morale que de croire qu'elle se réduit à cette régulation. La régulation n'est qu'une partie de la morale, de même que les règles de stratégie ne sont pas toute la stratégie. Et la stratégie elle-même prend place dans un ensemble plus vaste...

L'auteur, s'il prend soin, parfois jusqu'à la provocation, de se distinguer des moralisateurs, qui confondent la morale et la régulation, n'en demeure pas moins de tous nos contemporains celui qui cultive le plus quotidiennement un souci moral. André Breton avouait que les questions morales étaient de celles qui l'exaltaient au plus haut point. A chaque étape de l'œuvre, une nouvelle étude du comportement s'avère nécessaire. A mesure de notre progression dans l'inconnu, les configurations de la réalité changent et appellent de nouvelles considérations morales (ou éthiques, s'il l'on préfère relier ce souci à son étymologie grecque). Si les règles morales changent, il n'en faudrait pas pour autant se hâter d'en conclure que la morale est relative ou inexistante et qu'il existe autant de morales que de subjectivités. Ce serait profondément méconnaître le caractère impérieux du réel. Les règles peuvent changer, c'est précisément car elles ne sont pas la morale elle-même, ni son essence. On ne peut comprendre la nécessité des règles, leur nature non-arbitraire que si l'on s'interroge sur le Sens de la morale. Le Sens, c'est à dire son orientation. La morale ne se suffit point à elle-même, elle est ce qui rend possible un cheminement vers la métaphysique. L'auteur se constitue une éthique par nécessité dans sa recherche du vrai. La vérité métaphysique, qui est le sens de la morale, révèle, par voie de conséquence la vérité de la morale. La vérité de la morale est d'être orientée vers la recherche du vrai...

Ces considérations cessent d'être abstraites aussitôt que l'on s'aperçoit que, par exemple, pour l'auteur, la fin ne justifie jamais les moyens. La formule «  la fin justifie les moyens » est la formule de base de l'amoralisme vulgaire. Dire que la fin justifie les moyens, c'est s'autoriser n'importe quoi. Ce fut le propre des idéologies de la lettre morte triomphante. Si la fin justifie les moyens, les pires horreurs sont permises, à commencer par l'absence de style.

Dans une perspective éthique on peut définir l'auteur comme l'être pour qui la fin ne justifie pas les moyens car, en art, ce qui doit être dit exige la manière. Pour l'auteur, les moyens sont tout aussi importants que la fin, la fin est contenue dans les moyens, de même que les moyens peuvent être considérés, en quelque sorte, comme une preuve de la pertinence de la fin recherchée. C'est la preuve par les Neuf Muses dont nous parlions précédemment. Sacrifier les moyens à la fin, aussi noble soit-elle, c'est, pour l'auteur une pure impossibilité. A ce titre déjà, le fondement de la morale (qui est de ne pas croire que la fin justifie les moyens) lui est déjà acquis. Il est intéressant de voir que ce fondement de la morale est aussi le fondement de l'esthétique. Croire au caractère indissociable des moyens et de la fin, c'est aussi le propre de l'esthète... Celui qui chemine vers le vrai, comme le Chevalier de Dürer, entre la Mort et le Diable, la morale lui est aussi nécessaire que sa monture. Celui qui chemine vers le vrai constitue une morale par son cheminement. Il se distingue radicalement de celui qui ayant appris quelques règles croit détenir le vrai et le bien. Le vrai et le bien ne se détiennent point, ils se délivrent du carcan de la lettre morte. En avançant d'intersignes en intersignes, comme les héros des épopées et des Chansons de Geste, l'auteur délivre la flamme des écorces de cendre qui l'emprisonnent, il délivre la flamme, et cette flamme flambe dans l'espace reconquis de la rencontre de la terre et du ciel !

Les fantômes qu'il faut vaincre sont les ombres des signes des flammes délivrées ! Dans ce chemin où les moyens brillent de la fin qu'ils annoncent, chacune de vos victoires suscite un ressentiment. Rien n'est moins compris que la générosité.

L'ombre: Que voulez-vous dire ?

Le voyageur: Simplement que s'il est une chose qui est mal comprise, c'est bien la générosité. Le propre de l'esprit mesquin, calculateur, est de ne pas pouvoir imaginer la générosité. Le faible peut imaginer ce qu'est la force, le sédentaire peut imaginer le voyage, mais le mesquin ne peut pas imaginer la générosité. La générosité, le don gratuit sont au sens propre inimaginables. Ce sont des réalités. Le mesquin ne pouvant imaginer la générosité mais qui doit bien en constater quelquefois les manifestations, se trouve obligé par sa tournure d'esprit à supputer des motifs intéressés, sous-jacents aux actes généreux qu'il ne comprend pas. Ainsi la création poétique et littéraire se voit accusée de servir la vanité des auteurs, comme si la vanité pouvait exiger un sacrifice aussi grand ! Le sens de la gratuité, de la dépense pure, dionysienne qui caractérise les plus grands d'entre les auteurs se heurte à une hostilité foncière. L'esprit calculateur non seulement ne comprend pas l'acte poétique, il lui est viscéralement hostile. Pour lui, tout ce qui n'est point vénal est immoral; l'acte qui ne s'inscrit point dans l'économie est un acte impur, coupable; la générosité est un crime, une perversion...Telle est la morale du moralisateur. Elle s'établit sur la conformité de l'acte à l'utilité. A rebours de la morale de l'auteur, elle est une morale pour laquelle la fin justifie les moyens. Pour elle tout auteur est par définition immoral.

Ce serait être extraordinairement schématique que de faire de cette variabilité de la notion morale, une relativité de toute morale. Non, il n'y a pas autant de morales que d'individus ou même de peuples, il y a autant de morales que d'orientations fondamentales de l'être humain. La morale domestique, utilitaire, calculatrice, bourgeoise ne se distingue pas seulement de la morale héroïco-sacerdotale de l'Auteur, elle s'y oppose, elle vise à son éviction totale. L'être qui est orienté par le profit, par la conformité sociale s'oppose à celui qui est orienté par la quête de la beauté et de la connaissance. Ce sont ces appartenances secrètes qui déterminent le destin des individus, bien davantage que les appartenances aux classes sociales, aux peuples, aux cultures.

C'est en ce sens que les réalités humaines sont infiniment plus diverses et plus universelles qu'il n'y paraît. Les êtres mêmes qui devraient, selon la logique déterministe, nous être proches par toutes les évidences de l'inné et de l'acquis s'avèrent parfois infiniment lointains car leur orientation intérieure, leur « caste » au sens métaphysique, est tout autre que la nôtre. A l'inverse, il nous arrive de comprendre comme la parole de notre propre cœur des écrits chinois dont nous sommes séparés par deux ou trois millénaires. René Guénon explique cette expérience par ce qu'il nomme la Tradition Primordiale. Cette belle idée me paraît être une réalité profonde que les Modernes ont d'autant plus de difficulté à saisir qu'elle n'est point d'ordre strictement historique. A ce propos, il est absurde de se livrer à des polémiques. Celui qui ne perçoit point l'unité transcendante n'entendra rien à ces questions. C'est moins une intelligence dogmatique ou rationnelle qui est ici exigée qu'une bonne oreille. Il faut entendre le La. Toutes les interprétations pertinentes s'en suivent. Il en va de même de la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, du métaphysique et du religieux, de l'initiatique et du rituel. Cette distinction se perçoit, elle ordonne à sa façon l'entendement et nous délivre de l'emprise de la confusion ordinaire, de l'utilitarisme banal qui revient là encore à s'emparer de ce qui est par-delà l'histoire et le temps pour le faire servir à l'histoire et l'emprisonner dans le temps. S'il existe encore de nos jours un combat chevaleresque digne de ce nom, il sera à la pointe de l'audace, de la ferveur, de la générosité qui délivrera la poésie et la métaphysique des morales du ressentiment.

L'ombre: Vous parlez de l'art de la lecture, de cette Sapience de l'empreinte et du sceau qui est le propre du bon lecteur, et par exemple de l'œuvre de René Guénon, dont un auteur dont le nom échappe à ma mémoire ombrageuse, disait qu'elle était « une fenêtre clairement dessinée.. ». Quelles sont les oeuvres qui eurent sur vous une influence décisive ?

Le voyageur: Je reconnais des influences innombrables. Et peut-être celles que j'oublie sont-elles les plus importantes. La composition de mes poèmes doit beaucoup aux musiciens et celle de mes essais aux peintres. Les poètes et les penseurs dont les œuvres me sont le plus proches ne sont pas forcément ceux qui m'ont influencé. Je crois que la vision précède l'œuvre et que les oeuvres vers lesquelles nous allons vont, elles aussi, à notre rencontre. Il n'y a point de rencontre fortuite. Les oeuvres déterminantes nous sont offertes au moment voulu. Ce qui nous rapproche de certaines oeuvres, ce qui établit une proximité entre certaines oeuvres, c'est moins une influence formelle que la fréquentation des mêmes espaces visionnaires. Les êtres qui parcourent les mêmes contrées sont destinés à se rencontrer. La passion avec laquelle nous lisons nos auteurs préférés témoigne que leurs oeuvres éveillent en nous le ressouvenir d'expériences communes. Les œuvres dont je suis aujourd'hui le plus proche sont d'une découverte trop tardive pour m'avoir influencé. Mais au premier titre des influences, je citerai Nietzsche,- dont semblent m'éloigner les propos néoplatoniciens et théologiques que je viens de vous tenir.

La question est: qu'est-ce qu'une influence ? Qu'en est-il du Maître ? De quelle nature est notre reconnaissance à son égard ? La répétition des formules et des anathèmes suffit-elle à faire de nous de bons disciples ? Nietzsche réclamait-il seulement que l'on fût d'accord avec lui ? Ne serait-ce point d'une certaine façon absurde et ridicule que de se dire « d'accord avec Nietzsche » ? Ce grand pourfendeur de toutes les « valeurs » de son temps n'eût-il point éprouvé quelque répugnance à l'endroit de disciples qui se contentent de faire de son oeuvre une « doxa » matérialiste, darwinienne ou « post-moderne » ?

Ce qui me requit dans l'œuvre de Nietzsche, ce fut tout d'abord le mouvement de sa pensée, sa liberté altière. «  Il m'est odieux de suivre autant que de guider » est-il écrit dans Le Gai savoir. Les malentendus sur Nietzsche sont nombreux. Les ennemis de Nietzsche colportent sur l'auteur du Gai savoir les mêmes imbécillités que ses prétendus adeptes nazis, en particulier l'idée d'une surhumanité obéissant à des lois biologiques, évolutionnistes et darwiniennes. Nietzsche fut au contraire le premier contempteur de ce positivisme grossier, de cette vision zoologique de l'être humain. Mais les « nietzschéens » et les « anti-nietzschéens » ne lisent guère l'auteur dont ils se revendiquent ou dont ils usent comme épouvantail ! Au demeurant les « cartésiens » ne lisent pas davantage Descartes, ni les « voltairiens » Voltaire ! C'est une habitude. Les noms des auteurs deviennent le titre d'un vague lieu commun, d'une opinion banale. Les oeuvres, les pensées sont radicalement ignorées. Ainsi, il est de coutume de faire dire à Nietzsche toute autre chose ou le contraire de ce qu'il dit. Là où la vulgate associe le nom de Nietzsche au culte de la Loi du plus fort, à une sorte de darwinisme brutal, Nietzsche dans ses fragments posthumes qui furent quelque peu abusivement rassemblés sous le titre La Volonté de puissance dit exactement le contraire. Je me permets de vous lire un passage: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres les plus forts, les mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne...Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles ou le grand nombre. »

De même, dans les œuvres de Nietzsche, les exégètes ordinaires ne voient ou ne veulent voir que ce qui ne s'y trouve en aucune façon. A cela, rien de bien surprenant, l'instinct du troupeau consistant précisément à ramener à de mortels lieux-communs les pensées vivantes, à réduire l'audace herméneutique à des « opinions » partageables avec n'importe qui, ou réprouvables par n'importe qui. La pusillanimité des faibles et le grand nombre excellent à ces travaux. Il s'agit toujours de réduire l'exception à la norme de l'inférieur. C'est aussi la tâche de ces études biographiques qui vont chercher dans la vie des auteurs ces anecdotes, ces bassesses, ces banalités, ces engagements politiques qui en font des hommes comme des millions d'autres. Que nous importe ce que ces hommes ont de commun puisque c'est justement l'exception de leur oeuvre qui suscite notre intérêt pour eux. Valery Larbaud s'agaçait que ses biographes considérassent comme une trouvaille digne d'intérêt qu'il eût le même tailleur que Marcel Proust. Je partage cet agacement. Les mœurs, les opinions, les fréquentations que les auteurs ont en commun avec un nombre considérable d'insignifiants ne méritent guère que l'on s'y attarde. Ce qui importe ce sont les moments, les circonstances qui favorisèrent l'émergence de l'œuvre. Les livres que lit un auteur, les pays qu'il découvre sont plus intéressants que la marque de ses chemises...

L'ombre: Oui, revenons à vos lectures, à vos belles humilités, à ces influences qui peuvent n'être pas seulement des influences sur vos oeuvres, mais aussi des influences sur votre vie.

Le voyageur: C'est un point crucial. Les œuvres influencent bien davantage la vie qu'elles n'influencent d'autres œuvres. Des cuistres modernes ont inventé la notion « d'intertextualité » pour dire que le texte est produit par d'autres textes. Mais avant de produire d'autres écrits les œuvres influencent la sensibilité, la vision, elles constituent notre entendement en tant qu'instrument de connaissance, elles nuancent, elles enrichissent les teintes du monde, elles approfondissent les perspectives...La notion d'influence dit le flux, la « fluence ». Ce sont des courants qui entraînent. Nous aimons ces pensées fougueuses. Et s'il est quelque chose que l'on ne saurait ôter à Nietzsche, c'est la fougue. L'œuvre de Nietzsche est une oeuvre de jeune homme mu par une grande hâte à se défaire des préjugés, des carcans, des habitudes. Subir cette influence-là, c'est se rendre insaisissable. Nietzsche écrivit qu'il désirait non la vie éternelle mais l'éternelle vivacité. J'écrirai un jour un livre sur cette préférence...

Nous ne prêtons jamais assez attention à ce que disent les auteurs. Non la vie éternelle mais l'éternelle vivacité... Ce n'est point la vie éternisée qui est notre désir mais l'éternité vivace ! La vive éternité ! Désirer la vie éternelle ou bien la vive éternité ? La vie éternelle pourrait bien n'être que le prolongement indéfini des conditions biologiques, ce ne serait alors qu'une vie, au sens naturel et biologique, que l'on voudrait sans fin: rien que d'immanent et de profane dans ce désir. Désirer l'éternelle vivacité, c'est tout autre chose. Le point d'appui est l'éternité et non la vie et ce qui est nommé de la vie est alors une qualité particulière de la vie: sa vivacité. Ce que nous désirons, c'est une éternité qui eût cette qualité particulière de la vie. Ce que nous désirons, c'est une éternité vive.

Il faut apprendre à écouter, à lire, à interpréter. Il règne en ce moment dans les milieux « culturels » une affreuse habitude d'outrecuidance, mi-universitaire, mi-journalistique, qui se targue de pouvoir résumer les oeuvres en quelques formules. Des ouvrages de vulgarisation se multiplient qui prétendent à donner les « grandes lignes » des oeuvres, des pensées, des religions. Ces « grandes lignes » n'existent que dans la pensée des vulgarisateurs. Loin de moi l'idée de dénigrer ce genre exquis: l'essai ! Mais encore faut-il partir de ce qui est dit. D'entendre simplement, sans excessif encombrement d'érudition et sans outrancière schématisation, ce qui est dit. Certes, le secret du poète gît dans la profondeur limpide de son Dire, et il n'est point de commentaire qui s'en puisse prévaloir. Mais il existe une tradition herméneutique qui est une tradition d'affinement de l'entendement, un art de l'approche, selon le mot de Jünger, une science des chasses subtiles qui nous porte au seuil du mystère... Il me semblerait particulièrement intéressant aujourd'hui de proposer une relecture de Nietzsche, beaucoup plus précise et beaucoup plus libre que celles, universitaires et journalistiques, qui prévalent encore aujourd'hui. Lecture beaucoup plus précise, car débutant avec ce que Nietzsche écrit, et plus libre car refusant de s'assujettir à l'idée préalable que l'on se fait d'une « philosophie nietzschéenne ». Il y eut, il y a quelque temps, un ouvrage collectif intitulé « Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens » qui est l'exemple de ce qu'il faut éviter. Pour un esprit épris d'exactitude et de liberté « ne pas être nietzschéen » n'a aucun sens puisque « être nietzschéen » déjà n'a aucun sens. Si l'on situe sa pensée dans la perspective de l'auteur qui écrivit: « Il m'est odieux de suivre autant que de guider », « ne pas être nietzschéen », c'est littéralement redoubler d'insignifiance. Mieux que d'établir pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, ou pourquoi Nietzsche lui-même n'est pas nietzschéen, il serait important de comprendre pourquoi, lisant Nietzsche, nous pouvons être nous-mêmes, c'est-à-dire faire l'épreuve d'une pensée souveraine...

La souveraineté est le coeur de ma méditation. La pensée souveraine est une pensée de la « vive éternité », c'est dire une pensée musicale. Celui qui ne lit point Nietzsche pour éprouver sa propre souveraineté dédaignera ce qui est dit effectivement dans les livres de Nietzsche pour se contenter de quelques idées générales rapportées. Si l'oeuvre de Nietzsche, aux premiers paragraphes, nous apprend déjà quelque chose, c'est bien à nous défier des idées générales. Dès le Voyageur et son ombre, Humain, trop humain, Opinions et sentences mêlées, Nietzsche nous initie à une pensée du particulier et de la nuance. Ce qui est dit ne vaut point en général dans sa perspective propre. Telle est la voie de la souveraineté: elle n'est point une règle générale, elle est l'exception. Ce qui intéresse Nietzsche, ce n'est pas ce qui peut être généralement compris ou appliqué mais l'exception. Toute règle suppose une exception. Cette exception est la fine pointe. C'est d'elle que naissent les nouvelles règles, qui devront elles aussi être combattues. La quête de la souveraineté est chez Nietzsche une quête du centre. Pour voir l'éternel retour, pour être embrassé par l'éternité, comme il est dit dans Ainsi parlait Zarathoustra, il faut être au centre de l'exception.

Nous sommes là forts loin de la vulgate darwiniste, idéologique ou matérialiste qui s'est ornée naguère de quelques citations choisies de Nietzsche pour dissimuler le néant de sa pensée. Chaque fois que l'occasion s'en présente, il faut arracher les auteurs des mains de ceux qui en usent à des fins de propagande, de crétinisation. « Les hommes, les plus semblables entre eux, écrit Nietzsche, les plus ordinaires avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins faciles à comprendre ont une grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus "in simile" naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »

Tel est me semble-t-il le sens politique de l'oeuvre de Nietzsche: contrecarrer le processus d'uniformisation « naturel, trop naturel ». Il ne s'agit nullement, pour Nietzsche d'aller dans le sens de la nature, de la sélection de l'espèce, mais bien de « contrecarrer » ces forces. Etre auteur, aller audacieusement à la rencontre de sa propre souveraineté, c'est "faire appel à de prodigieuses forces adverses". Il y a bien chez Nietzsche une vision aristocratique du monde, mais cette aristocratie est celle des hommes les plus complexes, les plus profonds et les plus fragiles, ceux qui ont la connaissance intime de l'art et de l'ivresse, les initiés aux mystères dionysiens de la vénération. Cette aristocratie se caractérise par une fidélité au passé. " Celui qui prend la parole ici, écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance, n'a rien fait jusqu'à présent si ce n'est réfléchir et se recueillir... Oiseau prophétique qui regarde en arrière." J'ai dit ce que ce titre La Volonté de Puissance avait de contestable; il n'empêche que la notion de puissance est capitale dans cette ultime phase de l'oeuvre. Mais, là encore, entendons ce que Nietzsche nous dit, prêtons attention au sens qu'il donne au mot de "puissance". Hegel, par exemple donne au mot "dialectique" un sens qui dépasse son usage ordinaire. il en va de même du mot "phénomène" dans l'oeuvre de Husserl. Le mot "puissance" dans l'oeuvre de Nietzsche mérite une égale attention. Ce n'est point parce que Nietzsche refuse de s'abandonner sans retenue au genre didactique qu'il faut considérer sa terminologie avec désinvolture. La puissance, déjà, n'est pas le pouvoir. Nietzsche oppose, comme des forces adverses, la force naturelle propre aux "instincts de troupeau", et la puissance créatrice de l'art et de l'ivresse qui est le propre des hommes supérieurs, de l'aristocratie véritable. Or, nous l'avons vu, ces hommes supérieurs sont aussi, pour Nietzsche, les plus fragiles et les plus menacés. La puissance, pour Nietzsche, se met elle-même en danger. Elle est paradoxalement sans force devant "la pusillanimité des faibles et le grand nombre". Dès lors, la philosophie et la politique aristocratique de Nietzsche consistera à défendre et à sauvegarder l'exception heureuse car elle seule, de par la générosité de sa force, sa prédestination dionysienne et dispendieuse, peut donner l'exemple d'un dépassement du nihilisme, condition de toute civilisation.

Toute civilisation, pour Nietzsche, naît d'une surabondance de biens spirituels. Elle a pour raison d'être cette surabondance, sa justification est l'ivresse de l'art dont les forces contrecarrent la nature. " Veut-on la preuve la plus éclatante, écrit Nietzsche (toujours dans la Volonté de puissance) qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ? L'amour fournit cette preuve, ce que l'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde; là, l'ivresse s'accommode de la réalité à un point que, dans la conscience de celui qui aime, la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé."

Le combat à mener, la puissance à faire rayonner sont inscrits dans le coeur de la souveraineté. La beauté, l'ivresse, la vie magnifique sont des exceptions. Elles n'ont une chance de se manifester que lorsque les instincts du troupeau sont mis en échec. En ces temps où le troupeau devient planétaire, le combat n'en est que plus ardu. L'homme grégaire, mesquin, conformiste, qui conçoit le "bien" comme équivalent de l'utile n'a jamais autant qu'aujourd'hui disposé du pouvoir de niveler le monde à sa mesure. Le monde de la technique et celui d'un puritanisme moral particulièrement odieux (dont Nietzsche prévoyait la venue) se sont alliés dans un dessein mondialiste pour nous faire une vie ennuyeuse, sous la férule des bien-pensants de droite ou de gauche, peu importe. A cet égard la critique d'une certaine morale, comme ressentiment à l'égard de la puissance, de la beauté, de l'ivresse demeure parfaitement pertinente. Le monde technique et celui de l'exotérisme dominateur, du littéralisme religieux sont faits pour s'entendre au détriment de l'art et de la gnose. L'artiste et le gnostique sont les véritables hérésiarques du monde moderne, et comme tels, à mon sens, les véritables héritiers de la Tradition, au sens héroïque et sacerdotal.

La pensée de Nietzsche qui se heurta de la part des spécialistes à un mur d'exégèses incompréhensives n'en fut que mieux accordée à la pensée des artistes et des écrivains. L'oeuvre de Nietzsche n'a jamais cessé de m'évoquer cette plasticité sonore qui est le propre des oeuvres de Debussy et de Ravel. Nietzsche, c'est, pour moi, de la musique française. Bon, ceux qui n'y entendent rien trouveront que je m'aventure...Mais lisez le Gai savoir, Aurore en oubliant ce que vous croyez savoir sur Nietzsche et vous entendrez, non seulement un prolongement évident de nos moralistes du XVIIème siècle, mais une musique qui élève dans le ciel et sur la mer des teintes et des orchestrations debussystes.

La pensée de Nietzsche se prolonge également dans l'oeuvre de Proust. On a beaucoup insisté sur la parenté de Proust et de Bergson. Mais Proust et Bergson s'ignoraient plus ou moins. En revanche la pensée de Nietzsche se ramifie singulièrement dans la Recherche. Les analyses de Proust sont une perpétuelle recherche qui s'apparente étroitement à la Généalogie de la morale, et comme celle-ci, elle ne se réduit pas au pur soupçon, mais initie à la découverte d'une "vérité" philosophique dont on peut attendre une vie plus intense et plus belle ! Il faut réfléchir sur cette déclaration de Proust: "Je n'ai jamais écrit une ligne pour écrire mais pour exprimer quelque chose qui me tenait au coeur et à l'imagination." Instrument de connaissance, instrument de destruction des illusions qui nous emprisonnent dans une vie amoindrie, l'oeuvre lutte contre la vulgarité et la laideur... " Il n'y a pas de beauté tout à fait mensongère, écrit Proust, car le plaisir esthétique est justement celui qui accompagne la découverte d'une vérité."

Un livre de Nietzsche, je crois Aurore, devait s'intituler L'Ombre de Venise. Ce titre eût également convenu à certaines parties de A la Recherche du Temps Perdu où l'ombre colorée de Venise s'étend sur les pages. L'écriture de Nietzsche comme celle de Proust est prise d'une irisation vénitienne qui perdure dans nos songes bien après que nous avons refermé le livre. Nietzsche dit parfaitement ce que doit être un grand livre: " Un monologue idéal. Tout ce qui a une apparence savante absorbé dans les profondeurs. - Tous les accents de la passion profonde, de l'inquiétude, aussi de la faiblesse. Des adoucissements, des taches de soleil,- le bonheur court, la sublime sérénité..." Et ceci encore: "En quelque sorte un dialogue d'esprits; une provocation, un appel..."

L'ombre: A qui s'adressent ces provocations et ces appels ?

Le voyageur: Si nous nous faisons à notre tour "oiseau prophétique qui regarde en arrière", si nous nous livrons à quelque généalogie des idées à l'oeuvre dans A la Recherche du Temps Perdu, nous trouvons, par exemple Ruskin, qui répond à notre appel et nous dit, je cite, que "l'artiste est déchiffreur, chanteur et mémorialiste." On ne saurait mieux définir la vocation de Nietzsche et les vocations que l'oeuvre de Nietzsche favorise. Déchiffrer, c'est toute l'herméneutique, et l'oeuvre de Nietzsche est un retour à l'herméneutique. Chanter, c'est comprendre que la vérité doit devenir souffle, prendre une vie éolienne, s'accorder aux secrètes mesures du monde. Etre mémorialiste, c'est combattre le nihilisme, s'abreuver à la source de Mnémosyne. Si Proust a choisi pour Maître, Ruskin, et à travers Ruskin, les cathédrales dont Ruskin parle si bien, c'est assez dire que ce novateur des lettres ne l'est avec tant de puissance que parce qu’il plonge sa pensée dans une fidélité immémoriale. L'oeuvre idéale, pour Marcel Proust ne peut être qu'à la ressemblance d'une cathédrale, elle doit s'édifier dans l'âme avant de l'être sur le papier: " Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe, s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son esprit à rendre cette vision, à s'approcher de cette vérité, que l'artiste devient vraiment lui-même." Pour Proust, la vision est antérieure à l'oeuvre, mais ce qui est encore plus intéressant, c'est qu'elle est aussi antérieure à la nature. L'auteur de la Recherche rejoint ici Emerson qui écrit: " La Nature est l'incarnation de la pensée. Le monde est de l'Esprit précipité".

Telles seront les fonctions du poète-métaphysicien, qui radicalise en quelque sorte l'éthos du "philosophe-artiste". Le poète-métaphysicien sera déchiffreur, chanteur et mémorialiste, mais par son expérience du temps vertical, il sera également par-delà tout déchiffrement, le chiffre lui-même, par delà le chant, la musique silencieuse, et par-delà toute mémoire, la présence absolue de la toute-possibilité. Telle est la Figure que je voudrais voir naître de ces entretiens à l'Ombre de Venise.

(Le voyageur se laisse aller à la songerie et se remémore la musique de Couperin désirée par l'ombre interrogative)

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

16:56 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

08/01/2022

Intempestiva sapientia, suite et fin:

271210021_10224819953399739_2451015751960690347_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Intempestiva sapientia, suite et fin. 

 

Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.

 

La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.

 

Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.

 

Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.

 

En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.

 

Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.

 

L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.

 

Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.

 

Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.

 

Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.

 

A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.

 

On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.

 

Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. (Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Hamsun parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).

 

L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : «  Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.

 

Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.

 

Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquéfiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.

 

Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.

 

L’érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?

 

Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.

 

On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.

 

La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.

 

Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».

 

Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?

 

La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.

 

Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.

 

Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.

 

Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.

 

L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.

 

La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.

 

Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.

 

Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».

 

La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.

 

Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.

 

Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.

 

Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.

 

Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).

 

Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.

 

Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.

 

Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.

 

L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.

 

On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.

 

Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.

 

Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.

 

Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.

 

Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.

 

La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.

 

Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.

 

Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.

 

L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.

 

Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.

 

Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.

 

La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.

 

La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.

 

Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.

 

Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.

 

Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.

 

Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.

 

Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.

 

Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.

 

Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.

 

S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.

 

Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.

 

«  Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.

 

Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.

 

L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.

 

La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.

 

D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.

 

Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.

 

Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.

 

Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.

 

Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.

 

L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.

 

Je n’écris pas pour mon compte.

 

Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.

 

Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-t-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?

 

Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.

 

L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.

 

Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.

 

Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.

 

Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.

 

Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.

 

Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.

 

Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.

 

Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.

 

A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.

 

La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).

 

Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.

 

Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.

 

Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.

 

Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.

 

Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.

 

Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.

 

Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.

 

La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

16:05 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

07/01/2022

Intempestiva sapientia, première partie:

265702788_4875646409153081_4532195050664788396_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Intempestiva sapientia 1

- pour se déprendre du nihilisme -

 

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

 

Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

 

Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

 

« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

 

Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

 

Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

 

« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

 

Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

 

Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

 

Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

 

Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

 

Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

 

C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

 

Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

 

On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

 

Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

 

Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

 

Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

 

Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

 

L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

 

Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

 

Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

 

Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

 

Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

 

Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

 

Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

 

Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

 

Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

 

Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. «  Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.

 

Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.

 

Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

 

Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.

 

Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.

 

La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.

 

Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.

 

L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.

 

Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.

 

Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.

 

Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.

 

Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.

 

Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.

 

Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».

 

Chez les libre-penseurs associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.

 

L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.

 

Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?

 

Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.

 

Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !

 

L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.

 

Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?

 

 

L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.

 

La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.

 

« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.

 

Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).

 

Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?

 

L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?

 

Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, anti-phrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.

 

Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.

 

La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.

 

Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !

 

Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.

 

Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.

 

L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.

 

Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.

 

Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.

 

Dernier livre paru, L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

 

20:30 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

René Guénon, l'ensoleillement intérieur:

Résultat d’images pour René Guénon

Luc-Olivier d’Algange

L'ensoleillement intérieur

Notes sur René Guénon

 

Alors que nombre d'essais publiés dans les premières décennies du siècle paraissent désormais obsolètes ou excessivement entravés par les circonstances qui les virent naître, la pertinence de l'œuvre de René Guénon s'accroît presque de jour en jour. La possible réduction de l'être humain en objet de série, suite logique du « clonage mental » favorisé par la « communication de masse » corrobore, au-delà de toutes les craintes, la justesse de l'analyse du Règne de la Quantité et des Signes des Temps. La soumission de plus en plus affirmée des religions à ce que Jean Tourniac nommait « l'exotérisme dominateur », à l'idolâtrie de la lettre morte, confirme ce processus de matérialisation et la haute pertinence de la distinction nécessaire que René Guénon établit entre les domaines initiatiques et religieux.

Dans l'ordre du politique, enfin, seuls les esprits les plus aveuglés peuvent encore méconnaître que la disparition de tout pôle d'Autorité spirituelle est la cause directe de l'abus de pouvoir, de l'hybris vertigineux du pouvoir de l'homme sur l'homme se traduisant, entre autres, par des massacres d'une ampleur et d'une horreur sans équivalent dans l'histoire de l'humanité. Le despotisme moderne cautionne sans sourciller des horreurs qui eussent fait reculer d'épouvante l'empereur romain le plus fou, non sans conférer à son règne les allures dérisoires de l'opérette. La coexistence des camps de concentration, de la famine organisée et des « parcs d'attractions » témoigne de la nature fondamentalement bestiale et infantile de la « modernité ». Ce monde moderne accorde si bien en une même volonté le sentimentalisme et l'inhumanité que l'homme moderne qui fut épargné, ou qui s'imagine avoir été épargné (rendu à l'incapacité de mesurer sa propre déchéance) ne cesse de se redire à lui-même qu'il vit bien « dans le meilleur des mondes possibles ».

Sans voir que le mouvement même qui l'exile de toute fidélité et de toute centralité intérieure l'arrache, en même temps, de la terre, que le sensible lui est ôté en même temps que l'intelligible et l'appartenance au particulier en même temps que la possibilité de l'Universel, il s'acharne à l'apologie de son temps par une accumulation de mensonges, d'aveuglements et de faux-semblants qui obscurcissent son entendement jusqu'à la stupeur. Esclave entre les esclaves, unité interchangeable sans être, ni devenir, exilé de l'Exil lui-même, oublieux de l'Oubli, rejeté dans ces zones extérieures de l'être où toute parole est frappée d'inanité, le moderne croit encore être un « individu » libéré des exigences de la Tradition et des traditions, voire un « humaniste », alors que son consentement aux déterminismes inventés par le matérialisme mécaniste du dix-huitième siècle l'a soumis à n'être qu'une catégorie zoologique, une espèce parmi les espèces et non plus un Unique à l'image de Dieu.

Ce que le moderne nomme liberté est d'abord la liberté de ne pas penser, d'abandonner toute vie intérieure à l'utilitarisme dérisoire de la marchandise. Ses villes désorientées, titanesques et tentaculaires le convainquent sans peine qu'il n'est rien alors que l'idéologie dominante lui ressasse qu'il est tout, ruinant ainsi symétriquement tout esprit de fraternité et de compassion. Entre le tout et le rien, l'infantilisme, qui récuse tout héritage, toute déférence à l'égard des morts, - et la bestialité qui veut, selon la formule de Maurice Blanchot « réduire à la toute-puissance de la mort ce qui ne se mesure point en terme de pouvoir », le moderne veut s'éprouver supérieur aux hommes de la Tradition, à ceux qu'il nomme « archaïques », aux fidèles, aux porteurs d'une morale héroïque et sacerdotale. Mais cette supériorité étant, à ses propre yeux, des plus douteuses, il ne peut s'en convaincre sans exterminer ceux qui lui demeurent étrangers, peuples fidèles, tels que les Indiens d'Amérique, porteurs d'une culture chevaleresque et métaphysique, les Juifs d'Europe, les Orthodoxes de Russie, les Tibétains, parmi d'autres, sans oublier les victimes de la Terreur républicaine, et les hommes différenciés, poètes ou philosophes, en butte à la vindicte acharnée des planificateurs.

Pour ceux-là qui ne se sont point interdit de discerner ce que le monde moderne exige de nous, à savoir la réduction de notre entendement à un seul état d'être résolument périphérique, l'œuvre de René Guénon est à la fois un vade-mecum et une arme, et c'est à ce titre qu'elle fait désormais l'objet d'attaques de plus en plus nombreuses et diverses. Outre les irresponsables folliculaires qui s'évertuent à taxer « d'extrême-droite » toute œuvre hostile au totalitarisme moderne, par un simple renversement de la vérité, coutumier des pratiques journalistiques, il se trouve encore, dans certains milieux « chrétiens », des esprits vétilleux qui, pour surseoir à la confrontation avec la doctrine transmise par René Guénon, s'en prennent à la personne de l'auteur, ce qui équivaut à contester la justesse d'une formule mathématique en s'en prenant au mathématicien lui-même.

René Guénon, que je sache, n'a jamais interdit, ni même déconseillé à quiconque d'être chrétien, pas plus qu'il n'a proscrit la possibilité de ne l'être pas, tout en demeurant fidèle à la Tradition. Tout au plus s'agit-il de savoir si dans tel ou tel contexte religieux celui qui prie et adore adresse sa prière et son adoration à Dieu ou bien à la représentation que ses coreligionnaires se font de Dieu. Est-ce la religion qui doit être vénérée, dans sa réalité historique et humaine, ou bien la réalité supra-historique dont elle témoigne ? Est-ce la communauté humaine qui détermine le sens des sacrements et des liturgies ou bien le sens des sacrements et des liturgies qui doit influer sur les hommes ? Dans n'importe quelle église du monde, en sa plus humble prière, l'homme est seul avec Dieu. Cette solitude essentielle oriente sa ferveur vers l'universel, quand bien même elle est rendue possible par la fidélité à telle ou telle forme particulière. Le principe de gradation s'avère ici d'une importance décisive, ainsi que celui de l'initiation.

« Lorsqu'on lui montre la lune, l'imbécile regarde le doigt » dit un proverbe chinois. L'exotérisme dominateur, non seulement fourvoie le regard, mais il interdit la juste orientation du regard. Il existe en toute religion une part immanente, sociale, historique, humaine qui se manifeste par le lien nécessaire des hommes entre eux; l'erreur moderne est de vénérer cette part, de l'absolutiser dans l'identification absurde du message et du médium. Le critique moderne croit que le sens d'une œuvre n'est qu'un « épiphénomène du texte »; le fondamentaliste, non moins moderne, veut croire que la formulation de la vérité vaut davantage que le vérité elle-même. Du Symbole qu'il représente et qu'il vénère, il détruit la puissance opératoire en refusant de joindre la part visible, historiquement inscrite, particulière, conditionnée, formelle, à la part invisible, universelle, centrale, inconditionnée et supra-formelle.

L'oeuvre de René Guénon nous enseigne à nous défier de l'idolâtrie du Symbole. Elle vient nous rappeler à propos que le Symbole n'est qu'un instrument et qu'il peut aussi bien nous aveugler que nous éclairer selon que nous en usons à bon escient, selon une métaphysique dont l'exactitude et la transmission régulière font l'objet dans Aperçus sur l'initiation, de minutieux exposés, ou bien à mauvais escient,- c'est-à-dire en état de pure fascination.

Tout langage dispose du double pouvoir de fascination et de communion. La fascination relève du pouvoir, et comme telle, elle s'exerce éperdument, et sur tous les fronts, dans le monde moderne. L'infantilisme et la bestialité du monde moderne possèdent en la fascination leur alliée la plus sûre. La propagande, la publicité, tout ce qui fait écran entre l'homme et les réalités sensibles et intelligibles travaille sans discontinuer pour le règne sans partage de la Quantité.

L'immense conjuration contre toute forme de vie intérieure dont parlait Bernanos trouve en la fascination sa suppléante la plus diligente car elle réduit l'immense liberté humaine à la double servitude de l'hébétude et de l'activisme. La communion au contraire n'est possible que par l'Autorité, elle est la garante et la légitimité de l'Autorité; l'Autorité véritable est la clef de voûte de la communion. L'oratoire solitude de l'homme avec Dieu implique la communion avec ses semblables, morts ou vivants dans une synchronicité et, pourrait-on dire, une ubiquité dont témoignent les facultés surnaturelles de la sainteté et de la compassion, alors que la collectivité humaine, réduite à son immanence, exile l'individu dans une solitude narcissique dont il ne peut sortir, illusion funeste, que par sa fusion, son agrégation sub-humaine à un groupe, avec des semblables également décentrés, désorientés, également défaillants et cherchant dans le groupe humain une densité d'être qui leur fait défaut.

Cette accumulation de défaillances démultipliées donne la mesure des désastres et des déchéances modernes. Or, les désastres et les déchéances sont exponentiels; les normes profanes sont profanatrices, et loin d'indiquer seulement un état de soumission elles entraînent une accélération du déclin, de même que la chute d'un corps s'accélère par accumulation de la vitesse acquise en fin de course.

L'idéologie du progrès, magistralement réfutée par René Guénon, n'a d'autre raison d'être que de conférer un semblant de raison à ce mouvement descendant dont ce serait une erreur grossière de croire qu'il épargne les formes. De même que l'oubli ou le refus du monde métaphysique finissent par nous priver de la compréhension et de l'appréhension du monde physique et nous précipiter dans ce "monde virtuel" qui est un simulacre, à la fois du monde physique et du monde métaphysique, de même, les formes religieuses, après leur solidification exotérique et fondamentaliste sont menacées de se dissoudre.

Beaucoup feignent encore de voir dans la distinction guénonienne de l'ésotérisme et du religieux une opposition, voire un conflit dont l'un devrait sortir victorieux et l'autre vaincu. Or, un ésotérisme qui considérerait les religions constituées comme des adversaires ne saurait être qu'une écorce morte, une outrecuidance humaine parmi d'autres. Inversement, une religion considérant son propre ésotérisme comme néfaste ou périlleux en viendrait à nier le Principe de vérité lui-même, et son universalité métaphysique dont ses formes sont l'empreinte, si bien qu'elle condamnerait ainsi ses formes à une érosion fatale, voire à une disparition pure et simple.

L'universalité métaphysique, loin d'être l'ennemie des formes en constitue le centre et la légitimité. « Toutes les voies, écrit René Guénon, partant de points différents vont en se rapprochant de plus en plus mais demeurant toujours distinctes jusqu'à ce qu'elles aboutissent à ce centre unique, mais vues du centre même, elles ne sont plus en réalité qu'autant de rayons qui en émanent et par lesquels il est en relation avec les points multiples de la circonférence. » Le religieux n'a pas davantage à se considérer comme hostile ou contraire à la métaphysique que les rayons ou la circonférence n'en auraient à se considérer comme étrangers au centre dont ils émanent. Tout se joue dans la perspective; l'idolâtrie débute aussitôt que tel ou tel point particulier prétend à l'exclusivité.

Le centre auquel aboutit le voyageur spirituel est le même que celui dont émanent les formes diverses. Telle est la Jérusalem Céleste que le Chevalier de Dürer, qui doit demeurer hors d'atteinte de la Mort et du Diable, discerne dans les hauteurs et vers laquelle il oriente sa monture. Le Chevalier est guidé par un acte de foi, mais cette foi n'a d'autre couronnement que la connaissance. «  Les deux sens, inverses l'un de l'autre suivant lesquels les mêmes voies peuvent être envisagées correspondent exactement, écrit René Guénon, à ce que sont les points de vues respectifs de celui qui est en chemin vers le centre et celui qui y est parvenu, et dont les états précisément sont souvent décrits, dans le symbolisme traditionnel, comme ceux du voyageur et du sédentaire. Ce dernier est encore comparable à celui qui, se tenant au sommet d'une montagne, en voit également, et sans avoir à se déplacer, les différents versants, tandis que celui qui gravit cette même montagne n'en voit que la partie la plus proche de lui, et il est bien évident que la vue qu'en a le premier peut seule être dite synthétique. »

L'erreur funeste serait alors d'induire de l'unité transcendante des religions un syncrétisme qui, à la vertu éminente d'universalité, substituerait la confusion des formes. Ainsi, les mystiques obscurantistes du New-Age, avec leur cortège de sectes plus ou moins odieuses ou loufoques, appliquent à des domaines qu'elles ne peuvent ni ne veulent comprendre la logique aberrante d'une philologie qui, se fondant sur la possibilité de la traduction, principe de toute tradition, en conclurait, par une sophistique sommaire, à la nécessité d'imposer à tous un espéranto où s'éteignent précisément les vertus d'universalité contenue dans chaque langue.

Ecrivain français, je crois en la possibilité de traduire un poète allemand, anglais ou chinois (le poème, en chaque langue étant lui-même traduit d'un silence antérieur) précisément car je crois en le génie propre de chaque langue. Alors que la voie vers l'universalité traditionnelle va de la périphérie vers le cœur, le mondialisme moderne et profane se contente de parcourir la circonférence en l'ignorance des rayons et du centre où ils convergent. D'où l'importance de préserver l'intégrité des langues et des formes. Une langue française amoindrie, rendue dissonante par l'usage malencontreux de formes idiomatiques étrangères, appauvrie dans sa syntaxe et dans son vocabulaire, s'éloigne de l'universalité, tout comme une forme traditionnelle, dédaigneuse de la précision opératoire de sa liturgie, de ses rites et de ses symboles est condamnée à s'étioler. « Dans le cas d'une forme traditionnelle incomplète, écrit René Guénon, on pourrait dire que la voie se trouve coupée en un certain point avant d'atteindre le centre, ou, plus exactement encore, qu'elle est impraticable en fait à partir de ce point qui marque le passage du domaine exotérique au domaine ésotérique. »

Le propre du monde moderne est d'osciller entre un spiritualisme périphérique, et pour ainsi dire touristique, et une tentation inverse, et non moins funeste, de s'attacher fanatiquement à telle ou telle voie rendue impraticable. Certes, on ne saurait affirmer péremptoirement que telle ou telle voie est impraticable ou définitivement obstruée, d'autant que la qualification de celui qui la pratique est bien souvent davantage en cause que la voie elle-même. Il convient, en l'occurrence, d'exalter la vertu d'humilité qui, à mesure que nous cheminons, nous délivre du narcissisme individuel ou collectif en nous rendant plus sensible à l'au-delà du Moi et des formes collectives que nous empruntons et auxquelles notre vanité, bien davantage que notre sagesse, nous attache.

Ce serait folie de croire que  l'unité centrale et principielle de la Tradition nous est acquise: nous cheminons infiniment vers elle. Cette unité ne saurait être une propriété, une revendication ni une condition car elle n'est autre que l'Inconditionné lui-même, que notre condition humaine nous laisse entrevoir et dont, parfois, elle nous divulgue des preuves par de précises correspondances. La Science Sacrée n'est pas davantage contenue dans la Théologie que la musique et la mathématique musicales ne sont entièrement contenues dans tel ou tel instrument de musique.

Des controverses récentes ou plus anciennes suggèrent que l'œuvre de René Guénon risque d'éloigner de la Foi. Pas plus que l'on ne dévalorise un instrument en rappelant la musique dont il peut se faire l'ambassadeur ou un chemin en indiquant qu'il conduit quelque part, la métaphysique ne conteste ni ne dévalorise la forme religieuse. La Science Sacrée appartient à un autre ordre que le religieux; elle ne saurait entrer en rivalité avec lui, de même que le point central n'entre pas en conflit avec les rayons qui s'y unissent. «  En fait, écrit René Guénon, les rites exotériques n'ont pas pour but comme les rites initiatiques, d'ouvrir à l'être certaines possibilités de connaissance, ce à quoi tous ne sauraient être aptes; et d'autre part, il est essentiel de remarquer que bien que nécessairement ils fassent appel à l'intervention d'un élément d'ordre supra-individuel, leur action n'est jamais destinée à dépasser le domaine de l'individualité. Ceci est très visible dans le cas des rites religieux, que nous pouvons prendre plus particulièrement pour terme de comparaison parce qu'ils sont les seuls rites exotériques que connaisse actuellement l'Occident: toute religion se propose uniquement d'assurer le "salut" de ses adhérents, ce qui est encore une finalité relevant encore de l'ordre individuel, et, par définition en quelque sorte, son point de vue ne s'étend pas au-delà; les mystiques eux-mêmes n'envisagent toujours que le "salut" et jamais la "Délivrance", tandis que celle-ci est, au contraire, le but dernier et suprême de toute initiation. »

Le Diable est celui qui divise, celui qui en suscitant et en flattant l'outrecuidance humaine accroît les prétextes de discorde, envenime les rivalités et déchaîne les pouvoirs de leur soumission à l'autorité. Non seulement la Vérité n'est ni mienne, ni nôtre, elle n'est ni dans la subjectivité ni dans l'agrégat des subjectivités, elle est dans l'interprétation infinie qui abandonne en chemin les écorces mortes, jusqu'aux retrouvailles avec l'ensoleillement intérieur du Soi. Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, dont le dessein fut admirablement chanté par Djalâl-od-Dîn Rûmî:

«  Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman

Je ne suis ni d'Orient, ni d'Occident, ni de la terre, ni de la mer

Je ne proviens pas de la nature, ni des cieux en leur révolution.

Je ne suis pas de terre, ni d'eau, ni d'air, ni de feu;

Je ne suis pas de l'empyrée, ni de la poussière; pas de l'existence ni de l'être...

Ma place est d'être sans place, ma trace est d'être sans trace;

ce n'est ni le corps, ni l'âme, car j'appartiens à l'âme du Bien- Aimé.

J'ai renoncé à la dualité, j'ai vu que les deux mondes sont un.

Un seul je cherche, Un seul je sais, Un seul je vois, Un seul j'appelle... »

 

(Extrait de Fin Mars, ls hirondelles, éditions Arma Artis) 

 

13:24 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

06/01/2022

L'Ombre de Venise, première partie:

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise

 

 Premier entretien

sur le dandysme, la littérature et la vérité, la théologie, Platon, la critique du monde moderne.

 

 

Le Soir tombe, les couleurs s'avivent dans l'heure qui précède le bleu des poèmes de Trakl; les songes s'approfondissent et les conversations naissent aux pas de la promenade. L'eau calme le scintillement de la lumière. Une ombre nous parle et nous sommes assez ingénus et magnanimes pour lui répondre...

L'ombre: Sitôt que votre pensée s'écarte de la norme admise et des préoccupations banales, sitôt elle s'aventure sur des sentes où l'ombre de la Délie de Scève dialogue avec celle, perdue, de Chamisso, sitôt nous faisons nôtre la prodigieuse constatation rimbaldienne: Je est un autre, voici que parmi les rares contemporains qui ne vous ignorent pas avec une sourde hostilité, il s'en trouve encore pour se contenter du peu d'une appellation. Ils vous dissimulent sous le nom de dandy, qui leur paraît inoffensif ou méprisable et vous flattent, mais à leur insu, en vous associant aux oeuvres et aux destinées de Barbey d'Aurevilly, d'Oscar Wilde ou de Robert de Montesquiou...

Le voyageur: Nous vivons un « entre-règne » où les malentendus sont la règle. Celui-ci me paraît d'une innocence suspecte. Ceux qui ne veulent rien entendre de ce que nous disons sont prompts à nous affubler du costume qui les arrange. Etre dandy, pour ces gens-là, sans doute est-ce réduire ses oeuvres à quelque obscur dessein ornemental et s'exclure ainsi de la commune recherche du Bien et du Vrai. De la sorte, l'adversaire est libre de tenir pour nulle et non avenue toute « vérité », et même toute « approche » que divulguent les écrits d'un auteur réputé « dandy ». Une définition, au demeurant fallacieuse, du dandysme autorise celui qui ne l'est pas, en somme le barbare, à nier toute contradiction, à tenir pour nulle, par exemple, la critique des « valeurs » du monde moderne, lorsqu'elle se trouve formulée par Baudelaire ou Barbey d'Aurevilly. On préjuge de ce que sont une allure et un style et l'on réduit tout ce que peut écrire un auteur à l'aune de ce préjugé.

Je me rebelle contre ce jugement empreint de mauvaise foi, qui se fonde par surcroît sur une double erreur. Non seulement le dandysme ne se réduit pas à cette définition sommaire où l'on prétend faire tenir l'œuvre de Barbey d'Aurevilly, avec certains de mes écrits et d'autres auteurs qui me sont proches: celle de « l'esthète » qui dédaigne le Sens et ne se soucie que de l'objet, mais encore je définis précisément tout ce qui m'importe comme une recherche du Vrai ! Rien de décisif dans les prémisses de l'Art d'écrire qui ne soit éminemment métaphysique. Vous avouerais-je, au risque de navrer les amateurs, que l'ameublement, la façon de se vêtir, les « beaux » objets, me sont absolument indifférents ! Mon « dandysme » serait alors purement spirituel, ou moral. Je consens à passer pour « esthète », avec Baudelaire et Théophile Gautier sous condition que cette précellence de la recherche du Beau ne se fasse point au détriment d'une vérité métaphysique et dans une vaine fascination.

Certes, et ce n'est point vous, ombre chatoyante et murmurante qui passez sur la pierre vénitienne, qui viendrez à me contredire sur ce point, la Beauté passe avant l'Opinion et la « morale » bonhomesque; dans l'Idéal, elle devrait subjuguer ou abolir toute bien-pensance; elle précède, chez toute âme bien née, tous les autres soucis qu'ils soient économiques ou domestiques, mais elle ne m'importe qu'en tant qu'émanation du Vrai. J'use à dessein de ce mot d'émanation dans une perspective plotinienne et pour ainsi dire « philosophale ». La beauté émane du Vrai comme la couleur émane de la lumière dans la théorie goethéenne. La beauté est le resplendissement du Vrai. La lumière est invisible; elle n'apparaît qu'à la rencontre troublante de l'immanence. Croire en l'inexistence du Vrai serait, dans la perspective métaphysique qui est la mienne, aussi absurde que de croire en l'inexistence de la lumière, sous prétexte que la lumière tant qu'elle ne rencontre aucun obstacle, demeure invisible. Distinguons la beauté qui fascine, et dont se drape la marchandise, et la beauté par laquelle nous communions amoureusement, en disciples de Dante et des Fidèles d'Amour, avec d'autres états de l'être car, vous m'avez compris, c'est à celle-ci que vont exclusivement mes résolutions et mes ferveurs.

C'est bien la Vérité, en un sens non scientifique mais strictement théologique (et que l'on soit athée ou croyant, peu importe: je m'expliquerai de ce « paradoxe ») qui est la grande affaire de la création littéraire. L'œuvre ne conquiert la beauté « que de surcroît ». Les oeuvres ne valent qu'opératoires, je veux dire, en tant qu'instruments de connaissance. Toute poésie est Gnose. Les oeuvres majeures de la littérature moderne m'apparaissent comme une réactivation de l'immémoriale exigence gnostique plus ou moins étouffée par les cléricatures religieuses ou positivistes du dix-neuvième siècle qui fut en effet dans son plan général tel que le décrit Léon Daudet, un siècle assez stupide.

Je vois dans la littérature du dix-neuvième siècle une tentative héroïque et mystique de résister à l'établissement totalitaire de cette bêtise et de cette vulgarité. Les oeuvres de Vigny, de Balzac, de Baudelaire, de Flaubert, de Villiers de L'Isle-Adam, de Léon Bloy, d'Elémir Bourges, et de tant d'autres, fort nombreux, dont je dresserai quelque jour le catalogue, sont véritablement des machines de guerre contre l'établissement de la bêtise et de la vulgarité. Or, qu'est-ce qu'un combat de cette sorte sinon un combat pour le Vrai et pour le Bien. Mais, bien sûr un Vrai et un Bien d'une toute autre nature que ceux que défendent les « valeurs » bourgeoises et sociales. Un Vrai et un Bien, Théophile Gautier le précise dans sa merveilleuse préface à Mademoiselle de Maupin, « contre les Utilitaires » c'est-à-dire contre l'espèce humaine en tant que telle. Ceux que l'on tentera de déprécier sous le non d'esthètes, sont alors simplement des penseurs et des artistes ( artistes-penseurs ou penseurs-artistes nouant en une même exigence la poésie et la métaphysique) qui se lancent avec audace et ferveur à la recherche d'un Vrai et d'un Bien plus profonds que les masques, les prétextes ou les faux-semblant de l'Utilitarisme. Un Vrai en accord avec la profondeur des Hymnes à la Nuit, un Bien en résonance avec la profondeur ardente du Grand Midi. Novalis et Nietzsche, qu'on le sache, m'importent davantage que l'art de nouer ma cravate !

Il y aurait cependant beaucoup à dire sur le dandysme en tant que révolte contre le nivellement par le bas, contre la massification qui sont les symptômes, sinon les causes, du monde moderne, tel qu'il triomphe aujourd'hui dans la mondialisation technocratique...Le dandysme d'Oscar Wilde, par exemple, loin de se réduire à une pure culture de la singularité, peut aussi être compris comme une ascèse. Les dandies se rapprochent souvent d'une certaine forme de catholicisme. En témoigne l'admirable De Profundis d'Oscar Wilde. La puissante intellectualité, forgée à la lecture de Saint-Thomas et la grande somptuosité des oeuvres et des rites ne peuvent que séduire le dandy qui envisage le monde moderne, en marche, comme une marée d'ennui et de banalité. A cet égard, le dandy appartient beaucoup plus à la catégorie des « ascètes » qu'à celles des « hédonistes ». Le dandy refuse la massification, il refuse aussi cette forme inférieure d'individualisme qui fait de la subjectivité et de la spontanéité naturelle de l'individu « moderne » une sorte d'idolâtrie abominable... Mais lorsque l'on vous traite de dandy, c'est rarement dans cette perspective religieuse et métaphysique; c'est tout au plus une façon polie de ramener vos propos à une insignifiance rassurante... Or, j'y insiste, rien ne m'importe que le péril du Vrai et le vertige du Bien. Le dandy, qui se fait une ascèse de la recherche de la Forme parfaite, le dandy qui ritualise ses gestes, qui introduit du fanatisme dans des questions en apparence futiles ne tente rien moins que de défier ce monde dominé par les classes moyennes dont l'égoïsme, la vulgarité et la brutalité monstrueuse sont étayés par une certitude sans faille de leur « bon droit » !

Le véritable dandy se voit dans une citadelle assiégée. La beauté du geste, de l'apparence, le sens aigu de la Forme, surtout lorsqu'elles suscitent la réprobation outragée du bourgeois, engagent un combat, voire un drame d'une importance et d'une violence extrême. Le Style loin d'être un ornement, est l'ultime Bien. Ce Beau que l'on défend est le secret de la bonté métaphysique. Lorsque les barbares de l'intérieur ont triomphé sur tous les fronts, le Style est l'arme dont la possession assure la possibilité d'un recours, d'une recouvrance... Ce fut le dandysme de ceux qui furent d'abord de grands poètes et de grands métaphysiciens, voire de grands historiographes comme Barbey d'Aurevilly. Ce dandysme ne se réduit pas à une singularité exacerbée, accordée au libéralisme bourgeois, dans le genre des « créateurs » de mode, mais s'aventure sur les voies, infiniment plus mystérieuses, d'une impersonnalité et d'une quête d'objectivité à travers le Masque,- que l'œuvre de Fernando Pessoa réalisera dans ses ultimes conséquences.

Si le dandysme n'est qu'un esthétisme, alors, il ne m'intéresse pas, et je ne m'y reconnais en aucune façon. Si le dandysme est une métaphysique expérimentale, alors il se dépasse lui-même, et ne demeure perceptible et définissable comme dandysme qu'aux yeux de ceux qui précisément ne sont pas dandies, et, par voie de conséquence, ne peuvent rien comprendre ni au dandysme, ni au dandies. Posons cet axiome: lorsque qu'un non-dandy parle d'un dandy, il ne peut que se fourvoyer. Nul n'est moins dandy que celui qui apparaît comme tel au regard du non-dandy qui réprouve le dandyme pour des raisons idéologiques ou moralisatrices. Ceux qui se veulent autre chose que des dandies et qui me voient comme dandy ne voient rien ! Leur entendement amoindri par leurs préjugés ou par leur mauvaise foi, ils ne peuvent que voir en autrui ce qu'ils désespèrent ne pouvoir être eux-mêmes. La beauté leur échappe et ils vous récusent comme esthète ! Mais la beauté que nous saisissons, la beauté qui nous transfigure est l'éclat du Vrai, et c'est de ne point chercher le Vrai, en autrui et en eux-mêmes, qui leur interdit de saisir le Beau.

Peut-être le comble du dandysme est-il de refuser de s'envisager soi-même comme dandy, mais enfin, si l'on voit dans le dandysme une forme de marginalité plus ou moins satisfaite, je ne puis que m'en détacher. Faire oeuvre, joindre en une même exigence la poésie et la métaphysique, c'est désormais non seulement résister, comme le firent les dandies du dix-neuvième siècle au nivellement par le bas, c'est aussi contre-attaquer !

L'ombre: Vous dites que la vérité, qui est la grande magnétiseuse de la création littéraire, doit être comprise dans un sens théologique, et peu importe que l'on soit athée ou croyant. Mais pourquoi un athée devrait-il concevoir la recherche de la vérité en terme théologique ? D'autre part, vous affirmez, en même temps, la recherche objective et pour ainsi dire contemplative ou « méditante » du Vrai et l’exigence, polémique, de « contre-attaquer ». Comment conciliez-vous cette recherche et cette exigence, que certains seraient enclin à considérer comme exclusives l'une de l'autre ?

Le voyageur: Un dandy ne prendrait nullement la peine de se justifier, ni celle de « concilier ». L'intensité d'une pensée se mesure exactement aux contradictions dont elle consent à se faire le théâtre. Tel est exactement le théâtre métaphysique d'Antonin Artaud. Une pensée est efficiente, opératoire lorsque de la flamme qui naît du heurt des contradictions jaillit une lumière qui éclaire toute la scène de la pensée ! Nous vivons dans un monde ennuyeux, schématique, totalitaire, moderne, qui ne supporte plus aucune manifestation de la pensée. Ce monde ne supporte pas la contradiction, ni les contradictions. Il est dans la nature de la pensée d'être contrariante. Il importe cependant de distinguer les contradictions créatrices des contradictions vaines et inopérantes, les contradictions cohérentes, qui sont une menace pour la bien-pensance et des contradictions incohérentes... Ainsi, dire que la vérité est une question théologique, que l'on soit athée ou croyant n'a rien d'incohérent, d'autant que l'athéisme lui-même, comme son nom l'indique, participe de la théologie. L'athéisme suppose l'inexistence de Dieu. Or, faire de l'inexistence de Dieu le fondement d'une philosophie, d'une pensée, c'est demeurer très rigoureusement dans le cadre de la pensée théologique. De même que méditer sur les nombres négatifs ne nous fait pas sortir des mathématiques, méditer sur l'inexistence de Dieu ne nous fait pas sortir de la théologie. Au demeurant les théologiens n'ont pas attendu les athées modernes pour inventer la théologie négative. « Dieu n'existe pas » est une formulation théologique parfaite. En effet, si Dieu transcende le monde, l'être et le néant, s'il est la possibilité universelle, comment pourrait-on le réduire à l'existence ?

Mais la question posée concerne plus étroitement la création littéraire et son rapport à la vérité. Et là, une contradiction est peut-être sinon plus réelle du moins plus visible. Un préjugé des plus communs voudrait que la recherche de la vérité et la littérature appartinssent à des régions rigoureusement séparées, comme si le langage, selon qu'en usent Proust ou Baudelaire, d'un côté, et Bachelard et Bergson de l'autre devait soudain servir des fins différentes ! Le poète et le littérateur useraient du langage dans des limites prescrites, laissant les prérogatives de la recherche du Vrai au scientifique et au philosophe ! Quelle aberration !

Certes, le Vrai qui est le tréfonds vers lequel s'oriente cette énergie propre de la pensée qui est celle de l'écrivain, est différent du « vrai » des sciences humaines subordonnées aux conditions du temps et du lieu, « vrai » variable, conditionné, évolutif... Le Vrai de l'auteur naît de l'adéquation de la pensée et du langage, de la connaissance et de l'instrument de la connaissance. Le « vrai » des sciences humaines est de l'ordre du savoir, c'est-à-dire de l'ordre des statistiques, alors que le Vrai de l'écrivain est un vrai qui se révèle à travers une expérience unique, exemplaire, non-quantitative. La vérité de l'écrivain, sa véracité, est pure qualité, il est, selon la formule de Al-Hallaj, « Un Unique pour un Unique »... Et c'est bien pour cela que les oeuvres littéraires sont transmissibles et traductibles, car la vérité qu'elles nomment n'est pas, quoiqu'en disent les spécialistes, subordonnée aux conditions historiques et géographiques. Ce pourquoi nous lisons Homère et qu'un bon lecteur français, habitué de Rabelais, de Saint-Simon, de Bossuet ou d'Alexandre Dumas, est moins décontenancé par un traité de mystique soufie ou par un grand roman chinois, tel que La Pérégrination vers l'Ouest ou Au bord de l'eau, que par le jargon linguistique, psychanalytique ou sociologique...

Donc, j'écris, et je recherche la vérité. Je me permets d'insister sur ce point. Mon expérience d'auteur éclaire au demeurant l'expérience du lecteur. Lire et écrire ne sont point si différents. S'il existe une égalité dans ce monde, c'est bien celle de l'auteur et de son lecteur, au moment ou le lecteur réinvente dans sa pensée, la pensée et la vision de l'auteur. Que ce soit pour le lecteur ou pour l'auteur, l'oeuvre est un instrument de connaissance. Car connaître, c'est voir, entendre, percevoir, ressentir, pressentir, et lorsque toutes ces puissances de l'entendement sont unies en faisceau, prophétiser.

C'est vous dire que la contradiction entre la théologie et la haute-littérature ne m'apparaît pas, sauf lorsque l'on réduit la théologie à n'être qu'un système administratif, aux mains d'une cléricature ignorante et jalouse. Mais, pour ma part, je n'attends pas de recevoir l'imprimatur de ces gens-là. Ce qui m'importe, c'est l'expérience intérieure par laquelle ce qui est dit dans Maître Eckhart, Angèle de Foligno, Saint-Bonaventure, Jean de Salisbury ou Hildegarde de Bingen m'apparaît comme exactement vrai. L'exactitude en question n'est pas, de toute évidence une exactitude scientifique, au sens moderne, et pas davantage une exactitude psychologique. Il faut alors méditer sur la notion même d'exactitude. Qu'est-ce qui est exact ? L'exactitude suppose une concordance. Seul Dieu peut être exact en lui-même. L'expérience de l'exactitude qui est celle de l'auteur suppose donc un accord, une rencontre... Ce que disent les théologiens est exactement vrai car la vérité qu'ils disent se situe exactement à l'intersection de l'intériorité et de l'extériorité, du visible et de l'invisible, du tangible et de l'intangible... Ce qui est dit, en théologie, vaut à la fois pour le monde extérieur et pour le monde intérieur. Toute méditation théologique est une méditation « intersectrice », une méditation sur l'orée, frontalière...

C'est en ce sens que la théologie est devenue incompréhensible pour les Modernes qui n'aiment que les schémas, les oppositions tranchées, les alternatives simples. La théologie est initiation au paradoxe. Mais il faut bien comprendre que le paradoxe n'est pas seulement la contradiction assumée comme telle. Le paradoxe est, étymologiquement, par-delà la doxa, c'est à dire par-delà la croyance. C'est là le point crucial. La théologie est au-delà de la croyance. La théologie est paradoxale. Non point au sens du «  Je crois parce que c'est absurde » mais dans le sens de l'approche d'une vérité dont la fine pointe est au-delà de toute doxa, de toute croyance. Le paradoxe logique, ici, n'est pas un au-delà de la raison, mais un au-delà de la croyance. Je m'intéresse à la théologie précisément car elle est une méthode pour sortir de la croyance, pour se délivrer des fausses évidences. « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu ». Ce paradoxe altier de la liturgie orthodoxe requiert l'écrivain qui pressent dans le paradoxe théologique une théorie du passage de la pensée à l'écriture et de l'écriture à la pensée qui laisse loin derrière elle les théories des linguistes. De même, comment ne pas voir dans la lecture une preuve de la résurrection de Dieu. Ces signes morts, l'esprit les vivifie !

Les dévots modernes, qu'ils soient dévots de la matière, de la nature, du progrès, de la démocratie ou d'un Dogme religieux réduit à un pur formalisme sociologique sont tous des adorateurs de la lettre morte. L'appauvrissement du langage, parallèle à la prolifération des jargons et des idiomes de spécialistes montre bien ce triomphe de la lettre morte, qui n'entre plus en concordance avec rien, qui n'est plus capable du moindre paradoxe, ni de la moindre contradiction. La fonction de l'auteur est alors d'inquiéter la pensée, de proposer à la pensée une aventure extrême, radicale. C'est bien en ce sens que la recherche du vrai est un défi, une rébellion. La vérité est radicale. Elle est aussi « en accord ». Musicale en ce sens, et comme vous le disiez, « lyrique »... La Vérité chante, Messieurs, j'en demeure persuadé.

( cette dernière apostrophe s'adresse aux passants inquiets de notre apparent soliloque et se perd dans l'air vespéral)

L'ombre: Vos écrits et vos propos portent, de façon implicite ou explicite une attaque constante contre ce que vous nommez le « monde moderne », et vous ne cessez de rendre des hommages précis aux auteurs de ce temps...

Le voyageur: Sans doute, pour reprendre la boutade de Sacha Guitry, il n'est point de meilleure façon d'être de son temps que d'être contre son temps, tout contre. Il me semble, d'une façon générale que l'homme moderne est posé, pour ainsi dire, à côté de son époque. Il la considère comme meilleure que toutes les époques antérieures, mais il ne voit pas son temps, il ne l'éprouve point dans son horreur et dans son éclat. Le Moderne croit que son époque favorise l'égalité, le respect de la personne humaine, la raison etc... alors que, de toute évidence, notre siècle est le siècle des exterminations, des inégalités les plus criantes et de l'obscurantisme le plus noir ! Le Moderne croit que son temps voit progressivement l'extinction des despotismes, alors que le Pouvoir de détruire, de contrôler et de manipuler n'a jamais été aussi grand. Tout ceci me donne à penser que l'homme moderne est un homme qui ne vit pas dans son temps; un homme qui se caractérise par un degré particulièrement faible de présence au monde. Quant à son esprit critique, tant vanté, il est réduit à rien. L'homme moderne a cette étrange faculté de tout voir, de tout entendre, mais de ne rien regarder, ni écouter. Les informations qui circulent rencontrent un entendement absolument passif. Il vit dans un ressassement de mensonges et ne tire aucune leçon de rien. L'homme moderne ne vit point la modernité, il songe hypnotisé à côté d'elle. Devant les écrans, qui s'interposent entre lui et la réalité, il se lasse doucement de vivre.

Les écrivains de la modernité dont, en effet je me réclame (tels que Joyce, Witkiewicz, Pessoa, Biély, Pound, Artaud, Jünger, Abellio etc...) se caractérisent précisément par leur audace à entrer avec violence dans leur époque, à se confronter à son abomination et à tenter de s'en rendre victorieux. Tous les grands écrivains du vingtième siècle furent de ces « horribles travailleurs », pour reprendre le mot de Rimbaud, acharnés à empêcher la schématisation du langage et de la pensée. Je lis ces oeuvres comme des actes de résistance et de contre-attaque. Lorsque le monde tombe sous le contrôle, se planifie, se rationalise, les écrivains deviennent chamanes-guerriers, chevaliers-gnostiques, ils interrogent les théologies et les mythologies, se relient au passé par mille radicelles subtiles. Lorsque le monde se réduit aux schémas grossiers de la production et de la reproduction, les poètes entrent en clandestinité et retrouvent le sens des extases et des prophéties... Vous avez peut-être remarqué à quel point presque toutes les oeuvres majeures de notre temps tournaient autour d'une expérience extatique. C'est au sens mystique et théologique, une vision, qui est à l'origine des oeuvres, et non point ce sinistre « travail du texte » inventé par des fonctionnaires ! L'oeuvre de Proust naît d'une extase, comme celle de Nabokov d'une vision. Ada ou l'Ardeur se déploie à partir de la vision nabokovienne de la séparation de l'espace et du temps. On se plaint continûment de l'absence de grands philosophes, comme si depuis Sartre, il n'y avait rien. Les écrivains sont nos grands métaphysiciens. Le monde soulevé par l'intelligence et réinterprété, c'est dans Ada ou l'ardeur que vous le trouverez ou dans l'oeuvre de Biély !

L'extase, donc, portée par l'anamnésis, et la prophétie... J'écrirai quelque jour un livre sur la vertu prophétique des oeuvres littéraires. Prophétiques, les oeuvres le sont aussi bien au sens de la petite prophétie que de la grande prophétie. Tout ce qui arrive de terrible, de merveilleux ou de banal est déjà écrit. Non seulement dans les registres de lumière de l'au-delà mais dans les oeuvres des écrivains. Il suffit de lire. Mais qui désormais lit encore ? On peut craindre proche le moment où les seuls lecteurs seront les écrivains. Peu importe. L'usage, même rarissime, d'une Sapience suffit à tout sauver. L'usage sapientiel de la lecture et l'usage sapientiel de l'écriture font date. Je veux dire qu'ils interrompent le temps. Seul fait date ce qui ne se soumet point au temps, ce qui refuse de croire en la nature linéaire et déterministe du temps. Dans le secret et la clandestinité la plus grande, la Sapience suspend le temps. Au lecteur ou à l'auteur, toutes les temporalités s'ouvrent alors simultanément... La pointe de la plume est le coeur de la rosace.

L'écrivain moderne qui ne hausse point son exigence jusqu'à la métaphysique et la prophétie me fait penser à l'homme qui tout en disposant de toutes les armes et d'un plan infaillible pour s'évader de prison y demeurerait pour le seul agrément de la conversation avec les gardiens. Beaucoup d'ouvrages me font actuellement penser à ces sortes de conversations: un bavardage avec ceux-là mêmes qui nous tiennent sous les verrous ! Les écrivains engagés, moraux, comme les écrivains distrayants sont souvent de cet acabit, ils se réduisent à discuter de « réalités » qui n'ont aucune réalité. Certes, je connais la devise cartésienne: larvatus prodéo. Et il n'est pas mauvais de temps à autre de s'avancer masqué. Mais à trop entrer dans des querelles subalternes, à deviser domesticité, à feindre de s'intéresser à des affaires communes, sans grand intérêt, pour que l'on s'intéresse à eux, les folliculaires de ce temps faillent à la parole et profanent le Logos, et sont déjà jugés pour cela ! Posés à côté de leur temps, dans la bien-pensance réconfortante du plus grand nombre, ou d'une minorité influente, ils seront jugés car ils jugent, à courte vue, selon les normes du « politiquement correct », toutes les tentatives d'atteindre, par l'abîme de la nuit, ou par l'abîme du jour, la vérité du Logos...

Il est assez remarquable que pour ces gardiens vétilleux de la « bonne pensée » et des « valeurs », tout est relatif, sauf la pertinence de leur censure. Ces gens-là ne croient ni en la beauté, ni en la vérité, toute métaphysique leur est abominable, mais il n'en sont pas moins d'infatigables moralisateurs et de zélés policiers de toute production artistique ou intellectuelle... Mais là encore, tout se tient dans la conception du temps. Tout part de là. Sein und Zeit. La question de l'être est intimement liée à celle du temps. Par-delà les fausses alternatives politiques, idéologiques, religieuses, il y a des conceptions du temps radicalement différentes, et c'est à partir d'elles que se définissent les véritables oppositions ontologiques. Maintenant, comme toujours, les bien-pensants, les moralisateurs, de gauche comme de droite, socialistes ou pétainistes peu importe, défendent une conception linéaire du temps. Pour eux, le temps doit être productif, évolutif, générateur d'espèces, au sens à la fois biologique et monétaire. Leur temps est un temps utilisé, quantifié où l'érotique pure, ni la mystique pure n'ont aucune place. L'érotique, détachée de ses fins reproductives, la mystique et la Gnose sont réprouvées car non productives, et sur ce point toutes les idéologies modernes se rejoignent. Communisme, Capitalisme, Nazisme, et leur composé dérisoire, le pétainisme, partagent une même vision du temps en tant que durée calculable, quantifiable, utile...

A cette temporalité dépossédante, usante, « aliénante », comme on disait naguère, l'auteur oppose un temps vertical, un jaillissement pur, sans objet, une dépense ardente, dionysienne ! Les oeuvres font date car elles sont l'expression de cette verticalité du temps. Elles sont telles des lances de feu. Elle marquent la limite: là où tout cesse et où tout recommence...Les oeuvres font date car elles sont verticalement reliées à l'Hors-du-temps, à une réalité qui transcende les conditions spaciotemporelles. Les oeuvres font date, car elles sont sacrées. Cette vertu d'intemporalité s'accroît avec le temps. Plus on s'en éloigne, plus les oeuvres font date. Pour désigner une époque, c'est le poète que l'on nomme. On dit l'époque de Homère, on parle des temps de Shakespeare. Les chefs d'états, les rois, les empereurs cèdent dans la mémoire humaine leur préséance aux poètes. Les temps virgiliens dominent comme des fleuves d'or les réalités historiques. Le poète donne au temps sa limite et en révèle les vertus profondes, alchimiques, les teintes, les tonalités. Le temps linéaire est un temps d'usure, le temps vertical est un temps créateur.

Toute la stratégie du monde moderne, et du Pouvoir, auquel ce monde moderne a donné une étendue d'une vastitude alors inconnue, consiste à nous ramener dans la temporalité utilitaire. « Gérer » est le maître-mot de ces temps sinistres. Certes, Il y eut toujours des cléricatures, plus ou moins navrantes, pour prétendre à « gérer » et administrer nos existences mais rarement, elles furent plus efficientes qu'en ces ultimes obscurations de l'Age noir ! Rarement la souveraineté dionysienne de la pensée ne fut aussi déconsidérée. Maître Eckhart, certes, eut maille à partir avec les autorités de son temps, mais ce qu'un esprit libre peut aujourd'hui comprendre et réaliser poétiquement de la pensée qui se déploie dans les Sermons et les Traités demeure foncièrement hérésiarque. L'auteur qui laissera son oeuvre tourner autour du pôle « immanent-transcendant » d'une théologie dionysienne marquera son temps tout en étant nié par lui. Anecdotique, « réaliste », moralisatrice ( fut-ce dans une amoralité grotesquement affichée ) la littérature tolérée par notre temps, elle, n'est jamais qu'une initiation à la banalité, un retour au bercail du monde moderne, de sa tristesse repeinte, de sa vanité sans borne. Aussi complaisants qu'ils soient à l'égard des préjugés de leur époque, les anecdotiers postulant aux « prix » devraient méditer sur la notion même de tolérance dont ils bénéficient. Etre toléré, c'est être nié, mais faiblement. Ce que nous n'aimons point, ce que nous n'avons pas le courage de tuer, ce que nous avons la paresse d'exclure, nous le « tolérons ». Peut-on se sentir insulté de n'être que « toléré » ? Ce qui est toléré n'est-ce point ce que nous méprisons, ce qui ne mérite ni notre amour, ni notre haine ? Et que se dissimule-t-il derrière notre tolérance, sinon un jugement impitoyable, une négation radicale ? Je connais bon nombre de ces « tolérants » qui ne tolèrent que des non-pensées et qui excluent toute pensée véritable comme « non-tolérante ».

Il y a, certes, différentes façons d'être « tolérant » ou « libéral », l'une d'elle, qui tend à prédominer, ne tolère que ceux qui possèdent, en tout, les mêmes définitions qu'elle de la tolérance et de la liberté. De même qu'il existe un libéralisme liberticide, il existe une tolérance obscurantiste. C'est elle qui règne particulièrement dans les milieux « culturels » et journalistiques et donna naissance à une génération d'intellectuels qui ont pour goupillon, la mauvaise-foi et comme sabre, le procès d'intention. Pour ces gens-là, tout travail de lecture est un travail de fiche de police. Je suis quelque peu informé de ces méthodes car l'honneur m'échoit de figurer sur ces fiches qui servent de « vade-mecum » au petit personnel culturel pour séparer le bon grain de l'ivraie, autrement dit les auteurs, les éditeurs dont on a le droit de parler de ceux qu'il faut réduire au silence: les poètes, les métaphysiciens, les ennemis du « monde moderne », les adeptes de la souveraineté et de la théologie « dionysienne », les gnostiques etc...

Face à cette tolérance obscurantiste, nous préconisons un fanatisme éclairé. Il s'agit de comprendre que l'auteur fait du moment où il écrit un temple, fanum, et que son fanatisme éclairé consistera à s'y tenir, à ne point se laisser déloger, ni déposséder. L'auteur est également appelé à revendiquer un certain fanatisme pour ne point se laisser gagner par l'insignifiance, par cette démoralisation insidieuse qui gagne les coeurs qui ne sont pas « triplement cuirassés » pour reprendre la formule de Jünger. Le Moderne agit non seulement en terrorisant les fidèles aux anciennes métaphysiques, mais en diffusant une idéologie de « l'à quoi bon ». A quoi bon écrire, à quoi bon résister, à quoi bon sculpter avec tant d'efforts cette matière du langage dure et fragile comme une pierre ? « A quoi bon », telle est l'antienne lasse ! A quoi bon se remémorer, à quoi bon s'adresser à ses semblables, à quoi bon hausser la vie vers la beauté, à quoi bon les rêves, les dangers, les ivresses ? A quoi bon la poésie ? A quoi bon l'être? Le néant, par vagues successives, s'attaque ainsi à l'être, à la demeure de l'être, où il faut en effet à l'auteur quelque fanatisme pour persister à se tenir !

Soyons fanatiques, mais éclairés ! Nous ne craignons, aucun argument, aucun discours, aucune forme d'art. Rien ne nous choque ni ne nous offense davantage que la médiocrité ou la conformité. Nous laissons l'informe devenir conforme avec une sérénité exemplaire. Notre effort consistera toujours à éviter que notre Forme ne devienne une Opinion. La Forme est une définition de l'être, l'Opinion est une superfétation du néant. Rien à voir. Soyons fanatique de notre vision jusqu'à craindre de la partager. Le poète se tient dans sa langue comme dans un temple, fanatiquement, et il voit !

L'ombre: Ce que vous nommez la Forme, se rapproche de l'Idéa platonicienne. En ce sens, vous vous situez aux antipodes du milieu intellectuel français de ces dernières décennies dont le dessein dominant fut, semble-t-il, de tenter un « renversement du platonisme » ...

Le voyageur: Ce que je nomme la Forme ne se rapproche pas de l'Idéa: elle est l'Idéa platonicienne. Contrairement à mes prédécesseurs immédiats, je ne cherche nullement à être anti-, contre-, ou a-platonicien. L'Idée platonicienne est la Forme et toute pensée, tout Art, qui se veulent créateurs et non pas seulement « déconstructifs » sont une méditation sur la Forme. Toute science est d'ailleurs également une méditation sur la Forme. Et toute Quête pour atteindre à l'au-delà des formes est aussi, il va sans dire, une méditation platonicienne. La Forme pré-existe aux choses car si tel n'était pas le cas tout ne serait qu'assemblage hasardeux d'atomes. Or les choses ont des Formes et notre pensée donne aux choses des Formes. On comprend ainsi aisément le succès de la pensée platonicienne auprès des artistes. C'est aux artistes que la vision platonicienne apparaît tout d'abord comme vraie. Celui qui éprouve la Forme dans son âme, reconnaît la pertinence de cette philosophie. Quitte à renverser à mon tour une vulgate philosophique en vigueur, je dirai que l'anti-platonisme me paraît en grande part tributaire d'une idéologie du ressentiment contre la plénitude de la Forme, contre l'Art conçu comme médiateur entre le sensible et l'intelligible et contre le magistère de l'artiste. Toute plénitude, toute autorité, toute gloire suscitent le ressentiment. Ceux qui ne purent exceller dans la création et dans la méditation des Formes se firent anti-platoniciens...

Le renversement du platonisme est la grande illusion moderne. On serait tenté de dire qu'un platonisme « renversé » n'est jamais qu'un platonisme à l'envers. Et c'est le cas de maintes philosophies « modernes »: elles demeurent tributaires de ce qu'elles prétendent renverser bien davantage que les artistes et les poètes qui se réclamèrent de Platon, tels Shelley ou Saint-Pol-Roux, et engagèrent leur pensée en des voies audacieuses, fort lointaines du Maître dont elles proclament l'autorité. C'est, au demeurant, une loi assez générale. Le disciple, en approfondissant dans son coeur et dans son intelligence l'oeuvre du Maître, innove avec une liberté d'autant plus grande. Celui qui s'attache à renverser ou à déconstruire demeure fasciné et subjugué par ce à quoi il s'oppose.

Ceux qui croient « renverser le platonisme » ne font, en réalité que répéter le platonisme. Ils sont des épigones mesquins, envieux. Ils redisent « à l'envers » ce qu'ils croient avoir compris du Maître et s'en font une vanité. Ce qu'on peut leur reprocher, c'est d'avoir mal compris au départ ce qu'ils prétendent renverser. Il est facile de contester une théorie que l'on a auparavant réduite à un schéma fallacieux. La même question se pose pour la Théologie chrétienne dont les négateurs, en général, ne connaissent rien. On chercherait en vain, dans les dialogues de Platon ce que l'universitaire français moyen nomme « le platonisme ». On présente en général la « pensée de Platon » comme un dualisme qui opposerait le « monde des Idées » et le « monde sensible » de façon irréductible. Or, Platon écrit au contraire qu'entre le sensible et l'intelligible, il existe « une gradation infinie ». Autrement dit, le sensible et l'intelligible sont distincts, comme en musique sont distincts le timbre et la mélodie, mais ils ne sont pas séparés. Lorsqu'un musicologue distingue le timbre, la note, le rythme, doit-on pour autant l'accuser de ne pas entendre que toutes ces choses sont unies dans la même musique ? Or, c'est exactement ce procès d'intention, d'une médiocrité et d'une banalité navrante, que l'on ne cesse de faire à Platon et aux platoniciens depuis des décennies.

Au demeurant, la richesse des dialogues, leur enchevêtrement de thèmes, de contradictions, de personnages ne se laissent point si facilement réduire à quelque schéma que l'on puisse « renverser ». L'outrecuidance du Moderne se manifeste encore en cette circonstance d'une façon flagrante. Il lui paraît si insupportable qu'un philosophe séparé de lui par plus de deux mille ans (et si offensant à son préjugé évolutionniste et progressiste !) eût une vision et des arguments que son intelligence moderne peine à saisir qu'il faut à tout prix « renverser » cet intrus, le ramener à quelque rassurant « archaïsme », en faire un naïf, un penseur certes intéressant mais « dépassé », quitte à lui faire dire tout autre chose qu'il ne dit, quitte à transformer en superstition ce qui, dans les dialogues, apparaît comme une analyse.

Le degré de régression de l'intelligence philosophique est tel que l'on ne se trouve même plus en mesure de comprendre ce qu'est une analyse. Analyser le monde, distinguer ses composantes, tout en reconnaissant qu'elles demeurent unies par des « gradations infinies », c'est, il faut le croire, une opération qui est devenue hors d'atteinte des « spécialistes » en philosophie, mais que les écrivains, ultimes héritiers de la gnosis, accomplissent naturellement. Je vois pour ma part en Proust, Joyce, Biély des virtuoses de ces « gradations infinies ». De l'anamnésis platonicienne, il font un instrument prodigieux de connaissance et de sensation. Connaître et sentir, bien sûr, se révèlent en une seule et même expérience intérieure. Cette expérience est à la fois un « connaître » et un « sentir », mais je ne puis la dire qu'en distinguant le « connaître » et le « sentir » et en les unissant dans le Dire poétique. Le renversement du platonisme vise avant tout à nous faire croire que le « sentir » n'est plus un « connaître », que toute gnosis est illusoire et qu'à ce titre, il nous faut nous contenter de notre rôle « d'homme-machine ».

Les écrivains, je le redis, s'opposent de toute la force de leur sensibilité, de leur âme et de leur intelligence à cette « fonctionalisation » de l'humanitas. Ils persistent fanatiquement à reconnaître le Beau dans la splendeur du Vrai, à refuser précisément de séparer le Beau et le Vrai comme le font les Modernes qui croient renverser le platonisme mais ne font que se rallier à sa caricature. L'innovation est un secret qui appartient à l'approfondissement des intelligences les plus traditionnelles. Nul n'innove que le fidèle. Le « monde nouveau » et les « cieux nouveaux » sont au coeur ardent et secret du fidèle. Or, le monde moderne a horreur de la fidélité, et c'est pourquoi il doit se contenter du ressassement des formes anciennes, de leur « renversement » ou de leur « déconstruction ». Historiquement, le monde moderne se caractérise par le massacre des fidèles, des tribus issues de mondes traditionnels, de visions métaphysiques ou prophétiques. Cela débute avec la Terreur et ne cesse plus. L'homme de l'anamnésis, l'homme de l'intemporalité est l'ennemi du monde moderne.

L'acharnement contre le platonisme m'attriste car dans les décombres de ce platonisme « renversé » ou « déconstruit », je vois surtout une « humanité » livrée sans défense à de nouvelles planifications planétaires. Dans ce monde aux fidélités arrachées, aux hiérarchies détruites, aux temples profanés et aux autorités bafouées, je vois un « individu » livré à la plus vaste entreprise de massification jamais connue à ce jour. Qu'est-ce qu'un individu sans fidélité, sans métaphysique, sans vision si ce n'est une unité interchangeable, une pure notion quantitative?

L'ombre: Il est difficile de faire la part, dans votre propos, du pessimisme et de l'optimisme. D'une part, vous offrez une vision très noire du monde moderne, et d'autre part, vous conférez au personnage que vous nommez l'auteur des pouvoirs et des possibilités sans bornes. Finalement êtes-vous pessimiste ou optimiste ?

Le voyageur: L'auteur libéré du poids du ressentiment, l'auteur fanatiquement éclairé sur la nature véritable du monde moderne est la fois radicalement pessimiste et follement optimiste. Fondé sur la considération de ce qu'est le monde moderne, de sa réalité meurtrière et vulgaire, le pessimisme n'a rien d'humoral ni de personnel. Ce monde correspond bien à la formule de Shakespeare « une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien ». Mais voir ce monde tel qu'il est, est-ce du pessimisme ou simplement de la lucidité ? Il me semble qu'il s'agit là surtout d'impersonnalité. Je vois ce monde abominable en historien, c'est à dire au terme d'une enquête et non point en rapport avec ma situation personnelle. Le seul fait que je puisse ici m'exprimer, disposer des ressources merveilleuses de la langue française, de sa précision, témoigne de mon privilège. J'ai la chance de vivre, le loisir de penser, la grâce de pouvoir dire ma pensée, le bonheur de pouvoir partager mes pressentiments, mes logiques et mes visions avec mes semblables... Ce privilège, je suis bien conscient qu'il est des plus rares et je n'ai pas l'outrecuidance d'induire de mon bonheur personnel la supériorité de l'époque où je vis, alors même que ce bonheur fut arraché, avec une brutalité inouïe à tant de mes semblables !

Ceux qui trouvent merveilleux cet abominable vingtième siècle, dont nous venons de sortir, ont pour point commun de n'être morts ni dans des camps, ni sous les bombes atomiques ou autres et d'avoir été généralement épargnés par les horreurs d'un siècle prodigue en horreurs. Ce qu'ils trouvent si formidable dans ce temps, c'est le confort où ils vivent, leurs voitures (« ces machines qui puent et qui écrasent » disait Léon Bloy), leurs appareils ménagers, leur télévision et j'ai le vague soupçon que le plaisir qu'ils en retirent justifie à leurs yeux le martyr de leurs prédécesseurs. Pour nos joyeux démocrates qui s'épanouissent à l'idée d'être pour quelque fraction de millionième à l'origine pragmatique du choix de leur chef d'état, le nazisme, par exemple, ne fut finalement qu'un accident ou un « effet pervers » du « progrès » qui justifie leur présent bonheur ! Comme on passe allègrement sur le malheur de ceux qui ne sont plus ! Comme on fait de son propre bonheur la Norme du « Bien universel » ! Quelle ingénuité dans l'égoïsme !

Pour ma part, je veille à ce que mon propre bonheur ne m'interdise point de voir les aspects sombres de mon temps. A considérer mes contemporains, je les vois en proie à une misère sans nom. Une misère qui ne se dit point. Certes, des possibilités déroutantes s'offrent au devenir humain, mais les hommes qui nous entourent vivent une vie déplorable. L'appauvrissement du langage témoigne de l'appauvrissement de leur sensibilité. La société du spectacle diffuse ce mélange nauséeux de violence extrême et de mièvrerie dont les productions culturelles en provenance des Etats-Unis envahissent la vieille Europe sous les yeux hagards des consommateurs !

Mièvre et violent, ce monde, puritain jusqu'au crime; le mauvais goût s'allie à la mauvaise conscience pour établir, planétairement, le règne de la laideur ! Le monde devient immonde. Ce constat, il faut le faire, oser en approfondir en soi la souffrance pour se hausser à la dignité du Logos. L'obscurantisme règne, quand bien même il se pare de Descartes ou de Voltaire (que personne ne lit !). J'ai parlé d'un obscurantisme rationaliste, ou, plus exactement rationalisateur. Les Etats-Unis, me semble-t-il, sont à la pointe de ce mouvement qui est un mouvement d'agression contre les anciennes cultures. Naguère, les colonisateurs d'Amérique dressaient les unes contre les autres les tribus indiennes par de fausses promesses. La stratégie, des événements récents le montrent, se poursuit aujourd'hui en Europe. Nous autres, héritiers des antiques cultures européennes et méditerranéennes ne sommes plus aux yeux du monde moderne que des tribus en voie d'extinction. Que seront nos réserves ? Dans des parcs d'attraction, on montrera de petits hommes râblés, avec un béret et une baguette: des Français ! Ne sous-estimons pas ce mélange de haine et d'envie que suscite la France. Le mot même de France commence à s'effacer. Les journalistes, usant par la redite une métaphore gaullienne, disent l"'Hexagone", c'est moins offensant pour les oreilles étrangères. Proposons de nommer "tubercules", les Pays aux formes moins géométriques ! La France s'efface, elle cède, elle s'amoindrit, et certes, les Français en sont les premiers responsables. Leur nullité génère le mépris et ils se font un profil si bas qu'ils n'osent plus même écrire et parler leur propre langue. Par obséquiosité, les romanciers français écrivent le plus souvent une langue qui paraît plus ou moins bien traduite de l'américain. Il n'est pas rare de lire comme une traduction littérale de l'anglo-américain des formules telles que le « jour d'après » au lieu de « le lendemain ». Les écrivains français, de plus en plus nombreux écrivent le français comme le faisaient les mauvais traducteurs. Dans ces navrances, nous relisons Cioran, ou Albert Caraco, qui est un Cioran survolté, à découvrir ! Voilà pour le pessimisme... La France s'étiole. Les tribus d'Europe seront trompées et vaincues. L'Economie règnera sans partage. Une nouvelle Théocratie s'établira, adoratrice de cette abstraction qu'est la Loi du Marché. Nous nous prosternerons devant elle dans la poussière. Tel sera l'hymne à la joie du monde moderne triomphant. Pessimiste ? A peine ! Je vous dirai que je vois ce qui vient dans ses possibilités les plus avenantes. Les romans d'horreur sont déjà écrits.

Parlons du versant optimiste que vous avez la bonté de discerner dans mes écrits. Le mot optimiste m'insatisfait tout autant que le mot pessimiste. Mes proches me font l'honneur de reconnaître que je ne suis point un être d'humeur. Cependant, quelque élan mystérieux m'entraîne. J'ai le sens des possibilités immenses. Chaque heure m'apparaît comme un royaume. Je vois le temps comme une succession de prières exaucées. Mon âme est dominée par un irrépressible sentiment de gratitude. Je remercie le jour qui vient, « la rose apparence du soleil ». Je remercie la nuit qui pose sur les toits de Pézenas ses grandes ailes bleu sombre: j'y trouve l'apaisement, le silence de l'écriture. Je crois en l'incommensurable puissance de l'intelligence humaine, en ses ressources infinies d'enchantement. Ce sentiment de gratitude me fait redevable. Il me semble toujours que la pointe exquise de la trouvaille, la douce nuit des regards échangés, la gloire des secondes saisie au vol, tout cela qui me comble et me ravit, il m'en incombe une responsabilité. Je n'ai point de théorie précise à ce sujet. Je m'arrive pas à me départir de l'idée que je suis en quelque sorte responsable des bienfaits que je reçois. Cette lumière du soir fut si belle dans mes hautes fenêtres qu'il est pour ainsi dire de mon devoir de l'offrir en partage. Voici ce que je reçois ! C'est pour toi, lecteur ! C'est en ce sens que je crois, comme vous le dites, en les pouvoirs sans bornes de l'auteur.

L'auteur dispose d'un pouvoir sans bornes car il éprouve une gratitude sans borne... Sa puissance sans borne est celle du monde qu'il accueille dans son entendement. L'entendement humain est un infini qui contient la resplendissante finitude du monde, du cosmos. C'est en ce sens que ma vision est théologique. L'Esprit est plus vaste que le monde. Le monde est à l'intérieur de l'Esprit. Dans un sens strictement « matérialiste », les scientifiques s'accordent à dire que le cerveau humain est sans doute le composé le plus complexe de l'univers connu à ce jour. Rien de plus simple que les constellations ! L'auteur doit s'interroger sur les « ordres de grandeur ». Etre auteur, se soucier, comme le souligne Philippe Barthelet de « la vertu qui accroît », être le jardinier des mots français ou le théologique méditant du « iota » de la lumière incréée, c'est toujours affiner en soi le sens des « ordres de grandeur ».

Tout se joue dans le rapport et la proportion. L'auteur établit des rapports et suggère des proportions précisément car il se tient du point de vue de l'infini. La finitude est la preuve de l'infini, de même que la Forme est la preuve de la souveraineté du Sans-Forme. La grammaire et la rhétorique sont des sciences du rapport et de la proportion. Des sciences édifiantes, architecturales, hiérarchiques, musicales qui sans cesse reconstruisent ce que le nihilisme déconstruit. Certes, on peut abattre les temples, comme on le fait ces derniers temps des églises orthodoxes, on peut bafouer les auteurs, répandre son fiel sur les pensées les plus généreuses, la Forme subsiste dans l'invisible. La Forme est ce recours secret des humiliés et des offensés et c'est bien pourquoi ceux qui ne vénèrent que le pouvoir la veulent détruire ! La Forme est l'auctoritas, elle est ce qui fonde la puissance sans limite de l'Auteur face au nihilisme.

L'ombre: Mais ces « pouvoirs » de l'auteur et de ce que vous nommez la Forme, sont-ils autre chose que des vœux de l'esprit et du cœur ? Comment les manifester ? Quelle influence leur attribuer ?

Le voyageur : Les vœux de l'Esprit sont les seuls à devenir réalité, ou, plus exactement, à se faire réalité. L'Esprit ordonne. Les mains obéissent. Rien n'advient dans l'ordre de la culture et de la civilisation qui ne soit tout d'abord un vœu de l'Esprit. Toute beauté est un vœu exaucé. L'histoire humaine est faite de ces Formes imaginées qui s'emparent de la substance et font les religions, les styles, les morales... Notre présent est fait de la vie ou de la mort de visions lointaines.

Mais la vérité de la Forme est aussi beaucoup plus immédiate. Les pouvoirs de l'auteur sont d'abord des pouvoirs sur lui-même. Ce que l'écriture change en nous, c'est le pouvoir de l'attention. Lire, écrire sont des écoles d'attention. Le monde moderne est bien comme le soulignait Bernanos, une gigantesque conspiration contre toute forme de vie intérieure, il est aussi une infatigable attaque contre nos facultés à être attentif. Tout distrait, tout dissipe. L'homme moderne est d'abord un homme qui manque d'attention et de concentration. Dissipé, décentré, irrelié, il divague de « signifiances » en « signifiances ». Il n'est rien de moins naturel que l'attention. Etre attentif, c'est être éveillé. L'homme moderne dérive dans une hypnose mortifère. Il s'abreuve au Léthé et dédaigne la source de Mnémosyne. Etre attentif au monde, c'est agir. Ecrire, c'est changer en signes qui demeurent le moment qui passe. C'est opérer à ce renversement herméneutique qui fonde le présent dans ce qui demeure. Le présent n'est plus alors ce qui passe aussitôt que perçu mais la pointe de l'éternité. Mais pour voir la pointe, il faut être attentif...

Ecrire avec un minimum de respect envers le Logos, c'est affiner l'intelligence, la rendre plus sensible à la fine pointe du temps qui passe au-delà du temps, c'est pratiquer une ascèse qui n'est point si éloignée du tir à l'arc tel que le pratiquent les Maîtres du bouddhisme Zen. Ce qui change par une certaine pratique de l'écriture, ce qui fait de l'art littéraire un art martial de la recherche de la vérité, c'est l'éclat que l'attention extrême allume dans l'entendement humain.

Ce qui naît de cet éclat, c'est la conscience. Etre conscient, ne plus dormir, atteindre à l'état d'éveil, c'est voir. La vision précède. Elle annonce. Elle nous fait entrer dans une logique providentielle. Mettre en échec l'affreuse banalité du monde moderne, c'est aussi en finir avec l'insolite, retrouver l'interdépendance, le tissage du monde. Ecrire, c'est évoquer les tapisseries merveilleuses. De celles qui nous emportent comme dans les contes des mille et une nuits. Ecrire, c'est prendre conscience de l'entrecroisement des fils. Les mythes hindous font la part belle aux dieux tisserands. Les pythagoriciens et le Yi-King excellent à dire ce qui s'entrecroise. Les hommes, la terre, le ciel et le divin dialoguent et l'entrecroisement de leurs propos murmure dans les feuillages orphiques qu'évoque Monterverdi non moins que dans la pensée du scribe qui humblement recopie et enlumine. L'écrivain le plus imbu de ses pouvoirs sait que sa tâche est d'enluminer avec attention. Ecrire, c'est voir et cette vision, à mesure que l'auteur avance dans la tâche qu'il s'est prescrite, devient de plus en plus colorée, lumineuse. Mon expérience intérieure d'écrivain me donne accès à un monde dont les couleurs sont de plus en plus semblables à celles des tableaux des Primitifs italiens. Nous écrivons noir sur blanc, mais les mots vibrent d'or et d'azur.

 

Afficher l’image source

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

19:21 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

05/01/2022

Notes sur le voyage intérieur:

271094697_10160189784429589_2268075984161501696_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Notes sur le Voyage intérieur

 

 

« L’esprit, nous dit Nûruddîn Abdurrahmân Isfarâyinî, a deux faces, l’une tournée vers l’incréé, l’autre vers le créé. ».

Avant même d’atteindre à la perspective métaphysique dont elle procède, avant même que nous en comprenions le sens profond, gnostique, cette phrase s’adresse déjà à notre entendement, à notre raison. Sans même comprendre la sainteté de l’Esprit, et ses œuvres lumineuses et providentielles, hors même de toute théologie et de toute gnose, l’esprit humain reconnaît en effet, pour peu qu’il s’attarde en lui-même, cette double nature, ce double visage, cette figure de Janus tournée en même temps vers l’advenu et le non-advenu, le possible et le réel, ce que nous pressentons, devinons et imaginons et ce qui s’offre à nous dans l’infinie diversité du monde créé.

Aussi éloignés croyons-nous être de toute métaphysique, aussi attachés au monde sensible que nous nous voulions, nous n’échappons pas à l’exercice quotidien de cette « double nature » de l’Esprit. Chacune de nos actions est précédée de son projet, de même que chaque rêve et chaque désir naissent d’une observation du monde qui nous entoure. Le temps, qui, en un voyage impondérable, nous précipite vers l’incréé et laisse le créé devant nous, non point aboli mais hors d’atteinte, définit à lui seul ce double visage de notre esprit. Aussi attachés soyons-nous au monde qui nous entoure, si réglées que soient nos existences et quel que soit notre consentement à la servitude du temps planifié, nous voyageons dans le temps, et le moindre éclair de lucidité nous révèle la fragilité de notre embarcation, l’incertitude de notre traversée.

Entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, la seule réalité est l’Esprit. Il est cet au-delà du temps, cette crête, qui nous laisse voir à la fois les houles parcourues et les houles pressenties. Toute existence est vagabondage ou pérégrination. Et toute pérégrination est déchiffrement. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’herméneutique homérique, qui nous entraîne aux métaphores maritimes, précède l’herméneutique biblique. Presque entièrement détruite dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, il ne nous reste de l’herméneutique homérique, que des titres et des fragments (tel cet Antre des Nymphes de Porphyre qui suggère une lecture de l’Odyssée comme traversée du mundus imaginalis) et nous portons encore le deuil de cette destruction. Ce qui subsiste, toutefois, nous laisse entrevoir, sinon comprendre, que le périple d’Ulysse, ce voyage dont l’horizon est le Retour, se laisse lire comme une métaphore de l’art herméneutique. Déchiffrer un texte, c’est-à-dire consentir à la transparence de son chiffre, de son secret, ce n’est point lui ajouter mais révéler sa jeunesse éclatante, venir à lui, dans un commentaire qui s’efface, semblable, pour reprendre le mot de Maurice Blanchot, à « de la neige tombant sur la neige » et se confondant avec elle, ou encore au scintillement de l’écume retombant dans le bleu profond de la mer dont elle provient. «  Le sens de cette rejuvénation, écrit Henry Corbin est non pas de tourner le dos à l’origine mais de nous ramener à l’origine, à l’apokatastasis, à la réinstauration de toute chose en leur fraîcheur, en leur beauté originelle. »

La lettre, le phénomène, sont ainsi « sauvés » de l’insignifiance par l’interprétation qui est tout autre chose qu’une explication. Notre cheminement à partir des textes sacrés (et les œuvres des poètes en font partie) ne nous éloigne de la lettre que pour la garder, pour veiller sur elle, pour en rétablir le rayonnement et la souveraineté. L’opposition entre le « littéralisme » et l’herméneutique ne serait ainsi qu’une illusion. Loin de trahir la lettre, l’herméneutique la rétablit dans sa légitimité : littéralement, elle la sauve de la futilité d’une explication figée ou réductrice, telle que la défendent, de façon souvent vindicative, les fondamentalistes.

Les herméneutes qui, tel Ulysse, s’éloignent pour revenir, les « déchiffreurs » pour qui l’Origine est le Retour, seraient ainsi les véritables fidèles de la lettre, mais d’une lettre non plus administrée ou instrumentalisée à des fins trop humaines mais d’une lettre restituée à l’Esprit, d’une lettre véritablement sacrée, non-humaine, et, par cela même, fondatrice de l’humanitas ; d’une lettre délivrée, dénouée, éclose et légère, d’une lettre qui serait une « invitation au voyage », sauvée de la morale subalterne et des illusions de l’identité et rendue, saine et sauve, à l’Autorité qui lui revient et qui est inconnaissable. «  Plus nous progressons, écrit Henry Corbin, plus nous nous rapprochons de ce dont nous étions partis. Je crois que la meilleure comparaison que nous puissions proposer c’est ce qu’en musique on a appelé le miracle de l’octave. A partir du sens fondamental, quel que soit le sens dans lequel nous progressions, c’est toujours vers ce même son fondamental, à l’octave, que nous progressons. »

Le voyage herméneutique nous conduit, par étapes successives mais sur une même octave, de l’apparence à l’apparaître, de l’illusion des ombres mouvantes sur les murs de la caverne à la lumière et à la présence réelle. Les étapes sont autant d’épreuves ou d’énigmes dont il importe de déchiffrer le sens, autrement dit l’orientation. Entre l’infini du ciel et celui de la mer, la couleur de la mer se livre à l’herméneutique de la couleur du ciel, la réfléchissant mais en accentuant ses nuances et sa profondeur : le gris léger du ciel, le gris de cendre, par exemple, se fait gris de plomb à la surface des eaux, de même que la mer violette, « lie de vin », annonce l’orage avant qu’il n’apparaisse dans le ciel. 

Cette vertu anticipatrice, sinon prophétique, de l’herméneutique, certes, ne révèle que ce qui existe déjà, mais dans l’indiscernable. L’herméneutique serait ainsi ce qu’est la splendeur à la lumière luminante ; mais la surface réfléchie est elle-même profonde, d’où les dangers du voyage, d’où l’importance de l’orientation. De même que le sens d’un mot tient à la fois de la lumière immédiate de l’intelligence qui le frappe et de sa profondeur étymologique, de son palimpseste généalogique, de même l’herméneute qui s’aventure de mots en mots doit se tenir entre l’archéon et l’eschaton, entre le créé et l’incréé, comme le navigateur crucifié entre le ciel et la terre, entre ce côté-ci de l’horizon, et cet autre, qui toujours s’éloigne et le requiert.

Toute traversée comme le suggère Virginia Wolf est « traversée des apparences » » : l’apparaître sans cesse traverse l’apparu, qui est une nouvelle énigme. Que la traversée soit périlleuse, nul n’en doute, mais elle est aussi mystérieusement protégée. Il n’est rien de moins naturel à l’être humain en tant qu’animal social (cellule du « gros animal » dont parlent Platon et Simone Weil) que de s’arracher à la « pensée calculante », qui n’est autre que la transposition rationnelle de l’instinct, pour oser l’aventure de la « pensée méditante ». Le « gros animal » veille à ce que l’humanitas ne soit pas tentée par son propre dépassement. L’individualisme de masse, ce grégarisme des sociétés modernes, définit notre destinée comme exclusivement soumises à une collectivité, quand bien même celle-ci ne serait constituée que d’égoïsmes interchangeables. La solitude est crainte. Qu’il navigue, ou médite, voyageur de l’extériorité ou de l’intériorité, aventurier ou stylite, ou encore adepte face à l’athanor dont les couleurs, en octave, s’ordonnent à ses propres paysages intérieurs, le voyageur est seul, mais d’une solitude nomade immensément peuplée de toutes les rencontres possibles.

De même que l’herméneute quitte le sens littéral pour retrouver l’orient de la lettre, le voyageur quitte l’esseulement grégaire pour s’offrir à la solitude hospitalière ; son adieu contient, en son orient, en son « sens secret », un signe de bienvenue. Le voyage intérieur est si peu dissociable du voyage extérieur qu’il se trouve bien rare que l’un ne fût pas la condition de l’autre. La chevalerie soufie, andalouse ou persane, celle des Fidèles d’Amour, occitanienne ou provençale, les Romantiques allemands, puis Gérard de Nerval, se laissent définir par un ethos voyageur que révèle, chez eux, la précellence de l’orientation intérieure sur les contextes religieux, historiques ou culturels dont il importe de ne pas méconnaître l’importance mais qui ne sont que des écrins. Qu’ils fussent Juifs, Chrétiens ou Musulmans, d’Orient ou d’Occident, fidèles aux dieux antérieurs, zoroastriens ou soucieux, comme les ismaéliens duodécimains et septimaniens, d’une recouvrance, d’une « rejuvénation » du monde par « l’étincelle d’or de la lumière nature », les Nobles voyageurs trouvent sur leur chemin des intersignes et des Symboles qui ne doivent plus rien au déterminisme historique ni au jeu des influences.

269965516_4563357923776981_4312265840918657278_n.jpg

La parenté des récits visionnaires de Nerval avec ceux de Rûzbehân de Shîraz témoigne de l’existence entre le sensible et l’intelligible, du « supra-sensible concret » que l’on ne saurait confondre avec la subjectivité ou une quelconque fantaisie individuelle ou collective. Les paysages du monde imaginal, les événements qui y surviennent, les rencontres qui s’y opèrent n’appartiennent pas davantage que la mer et le ciel, à un monde « culturel » dont on pourrait définir les aires d’influence ou expliquer les figures en tant qu’épiphénomènes d’une psychologie individuelle ou collective. L’Archange empourpré dont une aile est blanche et l’autre noire, - cette « intelligence rougeoyante » que Sohravardî voit surgir à l’aube ou au crépuscule, qui allège soudain le monde par l’étendue de ses ailes au moment ou la nuit et le jour, le crée et l’incréé, se livrent à leur joute nuptiale, - cet Ange n’est pas davantage une « invention » de l’esprit qu’une allégorie : il est exactement un Symbole, c’est-à-dire une double réalité, visible-invisible, sur laquelle se fonde la possibilité même de déchiffrer et de comprendre. « Il m’arriva, écrit Rûzbehân de Shîraz, quelque chose de semblable aux lueurs du ressouvenir et aux brusques aperçus qui s’ouvrent à la méditation. ».

Le monde imaginal, échappe aux catégories de l’objectivité, en tant que représentation comme à celle de la subjectivité en tant que « projection ». Le ressouvenir et les « brusques aperçus » donnent sur le même monde qui récuse les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, du littéral et de l’ésotérique. Ce monde offert à l’expérience visionnaire non moins qu’à la spéculation n’est autre que le monde vrai, le monde dévoilé par les affinités de l’aléthéia et de l’anamnésis. Victor Hugo eut l’intuition de cette imagination créatrice : «  L’inspiration sait son métier (…). Tel esprit visionnaire est en même temps précis, comme Dante qui écrit une grammaire et une rhétorique. Tel esprit exact est en même temps visionnaire, comme Newton qui commente l’Apocalypse. » Tout se joue sur le clavier des correspondances. A cet égard, le voyage intérieur n’est pas déplacement mais transmutation. «  Le voyage intérieur, écrit Rûmî, n’est pas l’ascension de l’homme jusqu’à la lune, mais l’ascension de la canne à sucre jusqu’au sucre ».

Si le monde est bien créé par le Verbe, si la « sapience » est bien cet Ange qui s’éploie entre la lumière et les ténèbres, l’Appel et la mise en demeure sont adressés non à n’importe qui mais à chacun. La témérité sohravardienne, qui annonce la témérité rimbaldienne, le conduisit précisément à proclamer qu’en la permanence du créé et de l’incréé, dans le flamboiement de la sainteté reconquise de l’Esprit, la prophétie législatrice n’était point close, ni scellée, que d’autres prophètes pouvaient advenir. «  Tout se passe alors, écrit Henry Corbin, comme si une voix se faisait entendre à la façon dont se ferait entendre au grand orgue le thème d’une fugue, et qu’une autre voix lui donnât la réponse par inversion du thème. A celui qui peut percevoir les résonances, la première voix fera entendre un contrepoint qu’appelle la seconde et d’épisode en épisode, l’exposé de la fugue sera complet. Mais cet achèvement, c’est précisément cela le mystère de la Pentecôte, et seul le Paraclet a mission de le dévoiler ». Le but du voyage est le voyageur, mais non pas le voyageur tel qu’il fut et chercha à se fuir mais le voyageur dévoué, selon la formule de Plotin « à  ce qui est en lui plus que lui-même ». Le voyage répond à ces questions plotiniennes : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Où allons-nous ? D’où nous vient la libération ? » Pour Plotin, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Hadot, « l’âme est d’origine céleste et elle est descendue ici-bas pour un voyage stellaire au cours duquel elle a revêtu des enveloppes de plus en plus grossières, dont la dernière est le corps terrestre », si bien que dans notre voyage la fin devient le commencement et le retour est l’origine même.

Entre le ciel et la mer, entre le sensible et l’intelligible, entre le créé et l’incréé, entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui fut et ce qui doit être, ce ne sont plus des discords, des « problématiques » qui surgissent mais de beaux mystères qui se déploient, se hiérarchisent et se nuancent. Nous devons à Gabriel Marcel cette parfaite distinction du mystérieux et du problématique : « Le problème est quelque chose que l’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est, par conséquent, de n’être pas tout entier devant moi. C’est comme si dans ce registre, la distinction de l’en-moi et du devant moi perdait sa signification ».

De la nécessité du dépassement du problème par le mystère et du mode opératoire de ce dépassement, nul sans doute ne fut mieux informé que Novalis : « Si vous pouvez faire d’une idée une âme qui se suffise à elle-même, se sépare de vous, et vous soit maintenant étrangère, c’est-à-dire se présente extérieurement, faites l’opération inverse avec les choses extérieures et transformez les en idées. » Si le problème, n’est jamais, selon la formule de Gustav Thibon qu’un mystère « dégradé », le passage de la sédentarité profane au nomadisme sacré nous ouvre à la vérité du « Logos intérieur » qui nous traverse et nous invite aux traversées. Ce passage toutefois peut-être aussi discret qu’éclatant. «  Ce sont, écrit Jünger, les grandes transitions que l’on remarque le moins. ».

Le passage de la chevalerie héroïque, inscrite dans l’Histoire, à la chevalerie spirituelle qui ne connaît plus que des événements sacrés, des événements de l’âme, ce passage de la prophétie législatrice à l’amitié divine, peut aussi bien s’opérer comme une rupture radicale, ainsi que ce fut le cas dans la « Grande Résurrection d’Alamût » des Ismaéliens qui proclamèrent l’abolition de la Loi exotérique, que par des transitions presque imperceptibles. Si Ibn’Arabî, au contraire de Sohravardî, considère la prophétie législatrice comme scellée, et qu’il veut demeurer, au contraire des Ismaéliens, fidèle à la lettre de la Loi, il n’en annonce pas moins par son attente ardente, par son oraison devant le buisson ardent du sens, par son herméneutique amoureuse, une nouvelle manifestation de l’Esprit et l’advenue d’une clarté paraclétique.

Pour le voyageur « orienté », pour l’herméneute du Livre et du monde, quand bien même la totalité du sens est donnée dans l’ultime prophétie, récapitulatrice de toutes les autres, ce sens demeure encore caché et exige de nous que nous le délivrions de ses écorces mortes, que nous en accomplissions la gloire, par notre audace, notre attention et notre ferveur. «  Le salut par la contemplation, écrit Christian Jambet, est un salut opéré par Dieu dans l’intelligence du contemplatif ». Toute la tradition soufie, héritière de l’herméneutique du chi’isme duodécimain et septimanien s’accorde sur cette annonce, cette attente : à la prophétie législatrice doit succéder le Paraclet, le décèlement du sens secret, la transparition dans la conscience humain ordinaire d’une conscience subtile, d’une « ascension nocturne » vers la lumière à travers les états multiples de la conscience qui sont autant de signes, à déchiffrer, de la multiplicité des états de l’être. Qu’il soit à l’origine d’une rupture, d’une « témérité spirituelle » ou de ces imperceptibles transitions chromatiques ou musicales que favorise la contemplation, le voyage suppose que nous quittions ce monde où nous n’étions que la représentation du jugement d’autrui. Ainsi que l’écrit Mollâ Sadrâ : «  Je me libérai de leurs contestations autant que de leur assentiment, tenant pour équivalentes leur estime ou leurs injures et je tournais ma face vers le Causateur des Causes, je me fis humble, implorant celui qui rend aisée les choses difficiles. Comme je demeurais en cet état de retraite, d’incognito et de solitude, pendant un bien long temps, mon âme s’enflamma grâce à mes combats intérieurs prolongés, d’une flamme lumineuse, et mon cœur s’embrasa par la vertu des multiples exercices spirituels, d’un feu vif, et les lumières du Malakût effusèrent sur lui. Mon cœur reçut les secrets du Jabarût. » Ainsi, au voyage horizontal, qui va d’un horizon à l’autre horizon au voyage extérieur, qui nous éloigne du jugement d’autrui, doit succéder le voyage vertical, intérieur, qui nous donnera la clef véritable de l’extériorité, ou, plus exactement qui abolira toute distinction entre l’intérieur et l’extérieur et nous donnera accès au monde imaginal, au Jabarût.

Cette quête est si peu marginale que l’on serait presque tenté d’y voir l’un des enjeux majeurs de l’histoire humaine. Est-il ou non un voyage possible ? Quelle immobilité voyageuse pouvons-nous opposer à la sédentarité des représentations ? Quelle pérégrination peut surseoir à ce vagabondage ou pire encore, à ce tourisme qui transforme la chatoyante diversité du monde en un seul village médisant ? Au « tout est dit » s’oppose alors le pressentiment que tout reste à dire précisément parce que tout est dit, et que le Dire est voyage entre le créé et l’incréé.

Toute méditation sur l’origine suppose, lorsqu’elle ne se réduit pas une banale archéolâtrie, une eschatologie ; tout ressouvenir vole au vent du pressentiment. Croire que le Dire doit demeurer enclos dans l’administration vétilleuse de sa représentation, c’est idolâtrer l’archéon, vice au demeurant typiquement moderne, et nier l’eschaton qui est le véritable archéon de la métaphysique, de même que l’herméneutique est la véritable glorification et « salvation » de la lettre. Ne pas discerner l’orient de l’eschaton dans l’archéon lui-même, c’est refuser l’un et l’autre et finalement se soumettre à la doxa moderne, autrement dit à cette terrible idéologie du Progrès, qui, ainsi que le soulignait Péguy, révèle sa véritable nature fanatique, ou plus exactement fondamentaliste, en proclamant que « l’avenir reconnaîtra les siens ». L’anti-platonisme rejoint ainsi le fondamentalisme moderne, l’un et l’autre également acharnés à tuer, en même temps, la lettre et l’Esprit et à rendre impossible le langage, le tradere, qui conduit de l’une à l’autre .Ce qui s’oppose alors au fondamentalisme, ce n’est pas la modernité, qui est un autre fondamentalisme, mais bien la Tradition, ce voyage intérieur du tradere qui conduit le sens à travers la lettre et la lettre à travers le sens.

Refuser de traduire, refuser l’interprétation du sens qui est la condition de toute traduction, c’est refuser de transmettre. Etre fidèle à la Tradition, œuvrer la recouvrance de la lettre, c’est voyager, et même s’aventurer, non sans risques et périls, dans l’entrelacs du Logos. La signification schématique, la signification que l’on utilise, à des fins politiques ou instinctives, dans l’égoïsme individuel ou collectif, dans le culte du Moi ou du Nous, est pure idolâtrie. Au contraire, croire en la possibilité du tradere, c’est affirmer la réalité métaphysique et universelle du sens, qui n’est pas un problème mais un mystère. La seule possibilité de la traduction prouve la réalité du sens, de l’orientation de la pensée, de ce voyage vers les « lumière orientales ». Là où le jour se lève, dans le pressentiment d’une gnose aurorale, dans l’irisation de l’être à sa naissance, est cette fin du voyage où tout recommence. Qu’il soit subjugué par l’exotérisme dominateur, nié dans sa réalité, le sens qui oriente, le sens qui est invitation au voyage, exige bien de ceux qui lui veulent demeurer fidèles, un acte de rébellion.

Le rebelle est étymologiquement, celui qui retourne à la guerre, mais non pas, en l’occurrence, à une guerre à l’intérieur de l’Histoire, mais hors d’elle, non plus à une guerre qui est vacarme et destruction mais à une guerre silencieuse et germinative qui est celle de cette chevalerie spirituelle qui, dans un pressentiment paraclétique, doit succéder à la chevalerie héroïque. La grande guerre sainte de l’herméneutique reconduit à une solitude orphique, et ne dispose d’autres armes que son silence et son chant. Elle s’achemine vers le dénouement du sens, vers le pur secret du Logos. Le rebelle, dont Jünger sut admirablement définir l’éthique, n’est pas cet agité du bocal, ce publiciste hargneux et pathétique dont la modernité nous offre tant d’exemples, mais cet homme du retrait qui ose le pas en arrière au moment des marches forcées de l’Histoire, qui s’ingénie, envers et contre tous, à reprendre le fil de sa pensée lorsque tout conjure à la « distraction », au sens pascalien. Dans son retrait, le rebelle retrace le chemin parcouru et précise son orientation, tout comme le marin consulte le sextant, observe les signes du ciel et participe, dans l’intelligence sensible, du gonflement ou du claquement des voiles.

Les voyages dans le monde extérieur que décrit Hermann Melville sont ainsi l’exact équivalent des voyages dans le monde intérieur que décrivent Rûzbehân de Shîraz ou Farridodîn ‘Attar: «  Nous servons de fourreau à nos âmes, écrit Hermann Melville. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme, elle est plus resplendissante que le cimeterre d’Aladin. Hélas, combien laissent dormir l’acier jusqu’à ce qu’il ait rongé le fourreau lui-même et que l’un et l’autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d’un bric-à-brac guerrier, d’arsenaux vénitiens en ruine et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les tâches de rouille comme des ennemies ; par maints coups de taille et d’estoc il en maintient l’acier coupant et clair comme les lances de l’aurore boréale à l’assaut du Groenland. » Quitter les gras pâturages, la domestication de la nature pour s’aventurer sur la paradoxale aridité des mers, sous l’implacable souveraineté du ciel, n’est-ce point exactement la même chose que de quitter, dans la méditation d’un texte sacré, le sens acquis, subalterne, domestique, pour entrer dans une voie d’intersignes, de correspondances et d’analogies qui nous conduira vers « l’Ile Verte sur la mer blanche », dont parlent les mystiques persans, vers ce Groenland métaphysique où tout recommence ?

Les adversaires de l’herméneutique, qu’ils nomment du terme imprécis d’ésotérisme, ont beau jeu de faire valoir la folie ou le délire auxquels nous expose l’aventure, mais leurs arguties ne valent pas davantage que le « bon sens » des bourgeois qui eussent voulu dissuader Melville, Conrad ou Jack London de leurs voyages sous prétexte de « sécurité ». Au demeurant, ce que dénotent les « dangers » et la « folie » est moins l’éloignement de la mesure et de la vérité que leur extrême proximité. Le paradoxe du voyage et le paradoxe de l’herméneutique sont un seul et même paradoxe : une  gnosis, selon la distinction platonicienne bien connue, au-delà ou en marge de la doxa, de la croyance commune. L’herméneutique, ainsi que l’écrit Heidegger « marque le pas sur le même » ; il en est de même du voyage qui débute à chaque instant. A chaque instant, le voyageur est présent à lui-même et au monde pour mieux aller vers la présence des êtres et des choses. Un voyage, c’est une immobilité qui se quitte et se retrouve à chaque instant.

Alors que dans la sédentarité profane nous sommes requis et liés par des significations extérieures, que ce que nous sommes à nous-mêmes est conditionné par les représentations que les autres se font de nous, représentations au demeurant fallacieuses auxquelles nous peinons à correspondre autant qu’à nous arracher, le voyage nous restitue à cette immobilité du Soi qui subsiste, glorieuse, lorsque se détachent de nous les écorces mortes du « moi ». Semblablement, l’herméneutique quitte la doxa, où les Symboles subordonnées à des représentations ne sont plus que des objets narcissiques, des figures de propagande et d’autocongratulation religieuse, pour s’acheminer vers la gnosis qui est elle-même pur cheminement, interprétation infinie. L’herméneutique et le voyage sont une préférence pour ce qui est, autrement dit pour ce qui vogue à travers le temps. Le texte, pour l’herméneute, le monde, pour le voyageur, sont préférés au mutisme et au néant. Dignes d’attention, leurs entrelacs sont un principe de connaissance et de ferveur. La louange et la science s’accordent dans le déplacement, cette rupture qui est retrouvailles. De même que la gnosis rompt avec le sens commun, le voyageur quitte son paysage familier. Entre le texte poétique ou sacré (tout texte sacré est, dans son archéon, un texte poétique) et le monde dans sa diversité et sa splendeur, l’analogie est loin d’être purement formelle. Si le monde procède de l’entrelacs essentiel du Logos ou du Verbe, parcourir le monde, c’est le lire et tel semble bien être le dessein, et même l’obligation, de tout voyageur qui n’est pas seulement un touriste.

Toute herméneutique, celle des pas perdus comme celle des étymologies héraldiques, a pour horizon une herméneutique générale du monde où le Logos et le réel se révèlent obéir aux même lois, ou, plus exactement, à la même musique. Le voyageur joue des apparences qu’il traverse, des rencontres qu’il fait, comme l’interprète de sa partition ; et ses clefs de sol ou de fa indiquent la gradation entre le ciel et la terre. Le Logos incréé et le monde créé sont de même nature. Notre langage et le langage du monde loin d’être disparates s’accordent en une même écriture musicale infiniment graduée.

Le discord entre le langage du monde et le langage humain nous précipite dans l’insolite et le désenchantement, dans l’établissement conjoint des normes profanes et du relativisme (ou, plus exactement d’un dogme relativiste), dans la désespérance de l’intraduisible non moins que dans l’affirmation péremptoire de l’opinion. Ce discord est cette ultime défaite de la pensée qui nous prédispose au nihilisme car, séparant le créé de l’incréé, il creuse la béance du néant, mais sans même en faire l’expérience : tel est le nihilisme qui adore un néant qu’il n’éprouve point mais dont il fait une sorte de règle méthodologique aboutissant à un « ni Dieu, ni Maître » qui n’est plus libertaire mais « bourgeois » au sens flaubertien, Monsieur Homais se substituant à Proudhon ou à Stirner. Or préférer ce qui est à ce qui n’est pas, ce qui est dans l’unité des règnes à ce qui se divise, se désagrège et se disloque ; préférer ce qui est, dans son unité ontologique parménidienne (prouvée par le paradoxe de Zénon) ou dans son unité métaphysique telle que surent la dire et la célébrer les ismaéliens, c’est non seulement comprendre, mais œuvrer à l’unité du créé et de l’incréé. Si le monde est l’herméneutique de l’Un selon la théologie du Verbe, si l’unité est le caractère de ce qui est, selon Parménide, ce à quoi nous oeuvrons, dans l’interprétation des textes et du monde, œuvre à travers nous.

Pas davantage que le monde n’est un spectacle le texte n’est, à proprement parler, un objet d’étude. L’implication qui doit être incluse comme un épicentre, dans toute explication est une implication créatrice, une « participation » platonicienne. Nous créons le monde que nous nommons et qui se nomme à travers nous. Toute herméneutique est créatrice, oeuvrante, située sur la lisière du créé et de l’incréé. Ce monde que nous traversons, nous le créons, mais à l’intérieur d’une plus vaste création. Le discord entre notre langage et le langage du monde, cette disjonction ou cette déchirure du Logos dont toute pensée occidentale porte la trace depuis la fin de la « Renaissance » (et par cette suite de réactions en chaîne que furent la Réforme, la Contre-réforme, la Révolution et la Contre-révolution) demeure remédiable par la compréhension de la louange, par l’herméneutique du chant.

Le poème de Shelley, Epispsychidion qui célèbre « l’âme de l’âme », l’élévation de l’âme à une toujours plus haute, plus intense, plus ardente subtilité, exigera, par exemple, pour que la puissions saisir dans son « intention », une nouvelle phénoménologie. Les œuvres des poètes se sont éloignées mais ainsi que l’écrit Heidegger à propos d’Hölderlin, elles demeurent « en réserve ». Cette procession ascendante de l’âme, nous pouvons, en certaines circonstances heureuses, l’éprouver, mais nous devons aussi la comprendre, si tant est que nos modi essendi, nos façons d’être, qui nous accordent ou nous heurtent au monde créé, ne se laissent point séparer, sans désastres, des modi intellegendi, des modalités de notre intelligence, - cette intelligence que nous voudrions tournée vers scintillement matutinal de l’incréé, semblable à l’alouette chantée par Shelley :

 

« Je te salue, esprit allègre !

- Oiseau tu n’as jamais été -

Qui du ciel, ou d’auprès de lui,

Verse le trop plein de ton cœur

En accent jaillissants d’un art improvisé.

Plus haut encore, toujours plus haut,

De notre terre tu t’élances

Comme une vapeur enflammée ;

Ton aile bat l’abîme bleu… »

 

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros.

 

22:02 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Vingt et un ans avant, entretien, sur France Culture, avec Olivier Germain-Thomas, 2001.


01:21 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

04/01/2022

Hypnosophie de l'Europe, suite et fin:

267255950_1181216482284184_7761797172944166266_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Hypnosophie de l'Europe II et III

 

Dans l’une de ces nuits rouges, où les lumières artificielles de la ville sont prises dans les brumes, l’ombre s’est dissipée. Elle demeure cependant audible à l’esprit du Voyageur. Les noctambules sont rares. La Cité ressemble à un décor de théâtre ou encore à un vaste appartement. Le Voyageur s’y trouve chez lui. Il quitte son grand salon, la Place du Capitole, pour s’aventurer vers les chambres d’amis, du côté de Saint-Etienne.

L’Ombre : Cette nuit empourprée par on ne sait trop quelles chimies modernes, cette nuit sans étoiles semble propice à parler de l’hypnosophie de l’Europe, à s’interroger sur cette Europe endormie, peut-être d’un sommeil artificiel, ou se tournant et se retournant sur elle-même comme un dormeur tourmenté. Vos poèmes et vos essais, cher Voyageur, évoquent souvent l’aurore et l’Orient, ces fraîcheurs matutinales où de rares moments de lucidité nous sont offerts avant que nous ne retombions dans les gestes automatiques, les habitudes. Mais à vous suivre, je vous vois bien plus souvent acharné à des pérégrinations nocturnes…

Le Voyageur : Le plus sûr moyen de connaître le secret matutinal n’est-il pas d’aller jusqu’au fond de la nuit ? L’immense avantage de la nuit est que la plupart de nos contemporains y suspendent leurs activités motorisées, leurs parlottes, et qu’enfin on peut s’y entendre penser. C’est à dire laisser le monde se penser en nous. Nos contemporains feignent d’être fortement préoccupés par la qualité de l’air qu’ils respirent, et par toutes sorte de questions « d’environnement ». Mais qu’en est-il de l’air moral, de l’air spirituel ? Certaines activités humaines, avec les influences psychiques qu’elles dégagent, rendent la pensée impossible, comme elles rendent aussi impossible de ne penser à rien. Elles peuplent l’atmosphère de corpuscules perturbateurs, qui demeureront métaphoriques, si l’on veut, jusqu’à ce qu’un nouvel instrument de mesure vienne à en démontrer l’existence physique. Quiconque veut faire de sa pensée une respiration, doit vivre la nuit ou en haute-montagne ou en pleine mer. La nuit est notre haute montagne, notre pleine mer. Nous gravissons la nuit comme un Everest, jusqu’à la clarté neigeuse du petit matin. Ou bien nous naviguons sur elle, nous laissant porter par des courants. La bêtise, la goujaterie, l’hystérie, l’agressivité laissent dans l’air ambiant des fluorescences délétères que le nuit apaise : vous me ferez l’amitié de ne pas voir dans cette observation la marque de l’esthète « hypersynesthésique » que certains s’obstinent à voir en moi. Si toutes les grandes civilisations traditionnelles jugèrent bon de consacrer certains espaces à la méditation et à la pensée, c’est bien que certaines conditions leur sont requises, - conditions qui, de nos jours s’assemblent de plus en plus rarement. Tout conjure ardemment à nos débiliter, et il ne sert à rien, strictement, de parler de la grandeur de la France, par exemple, si l’on omet de favoriser les conditions nécessaires à la pensée. Or qu’est-ce que la pensée ? Etymologiquement, la pensée est la juste pesée, la balance divine du sensible et du suprasensible. Où et quand pouvons-nous percevoir l’équilibre subtil entre le sensible et le suprasensible ? Quel est l’espace moderne, le lieu de travail ou de distraction qui ne soit pas le saccage systématique, le saccage matérialisé de cet équilibre ? Un homme politique nous propose sa formule : «  Travailler plus pour gagner plus ». Si le néant choisissait de se dire en mots, il ne ferait pas mieux. Nous devons à la superstition de l’économie cette radicale séparation d’avec le réel, cette projection dans le n’importe quoi et le rien du tout dont il est d’autant plus difficile de revenir que nous n’avons plus même les mots pour dire ce qui nous manque. Il nous reste la nuit, où les travailleurs et les gagneurs dorment de leur sommeil de brute. La nuit où l’on perçoit le basculement des temps, la nuit qui n’est ni noire ni uniforme, mais foisonnante, pleine de gradations, de drames, de beautés laissées à elles-mêmes, d’architectures redevenues vivantes, de pierres grenues et de lierres brillants, d’arbres murmurants, de souffles soudains, et quelquefois d’être humains plus ou moins errants qui ont à nous dire ce qui poigne leur cœur ou dérive dans leur âme. La véritable misère, ce n’est pas d’être en exil, d’avoir vu un monde disparaître, c’est de ne plus avoir les mots pour dire ce qu’il faut. Ce qu’il faut, c’est-à-dire ce qui défaille, ce qui manque, et nous retrouvons là, chère Ombre, la grande question hölderlinienne : «  A quoi bon des poètes en un temps de manque ?  ». Si les poètes sont, il va sans dire, pour nos classes moyennes globalisées, des bons à rien, ils servent cependant, en disant précisément ce qui nous manque, en nommant la faille, et cette vertigineuse espérance qu’elle nous laisse entrevoir. Qu’y a-t-il derrière le « mur du Temps » ? Ou bien, derrière le miroir du temps ? Je ne pose cette question que pour en connaître déjà la réponse. Je sais que derrière le miroir du temps, qui, pour les poètes est un miroir sans tain, il y a l’Ether ! Le grand poème d’Hölderlin A l’Ether, dit presque tout ce que nous devrions savoir :

«  Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde

Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel

Nous foisonnons au sol, et notre avidité, en vain

Parcourt, ô noble Ether, toutes les zones de ce monde,

Tant le désir nous presse d’habiter dans tes jardins… »

Si l’Europe n’est pas toute entière contenue dans cette adresse à l’Ether, pardonnez-moi, mais elle n’est rien, autrement dit, elle n’est qu’une « communauté économique », c’est à dire une abstraction, qui nous prive en même temps de la singularité et de la nation. Les poèmes d’Hölderlin ne sont pas du « travail du texte », appellation dont les cuistres cauchemardesques insultent certaines œuvres de l’Esprit ; ces poèmes ne sont pas même de la littérature : ils sont des prières. Et des prières que je persiste à croire opératives. Aux Parques, Hölderlin adresse ces mots : «  Un seul, un seul été… Faîtes m’en don Toute-Puissantes ! Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir… » Si les prières demeurent sans réponse, c’est que nous ne les avons pas entendues. Souvenons-nous de cette abyssale vérité que nous divulgua, jadis, la théologie dionysienne de Maître Eckhart, d’Angélus Silésius : «  Si je ne puis exister sans Dieu, Dieu non plus ne peut exister sans moi ». Les prières à Dieu, ou aux Dieux, peu importe, ce sont les hommes qui doivent les entendre.

L’Ombre : Vous dites « Dieu ou les Dieux, peu importe ». N’est-il donc pour vous aucune différence notable entre le Christianisme et le paganisme ?

Le Voyageur : Le  « seul été », dont parle Hölderlin est-il chrétien ou païen ? Je pourrais disserter sans peine jusqu’au petit matin des différences entre le christianisme et le paganisme, tous les arguments ont déjà été donnés, ils sont rangés, chacun peut s’en servir, après deux après-midi de lecture dans une bibliothèque publique. Mais sans oublier que s’il est un seul Christ, il y a tout de même maintes sortes de christianisme ; et le paganisme est une notion des plus vagues, si vague qu’elle se dissout sitôt que l’on veut s’en emparer. Seule est certaine la prière. Et de l’Europe dont nous songeons dans la nuit, qui n’est chrétienne que parce qu’elle fut païenne, catholique, que parce qu’elle fut romaine, ce n’est point, ou pas encore, la forme que j’entrevois, mais un ressac… Je dis volontiers à mes amis païens que le catholicisme médiéval tenait en lui une vigueur du génie antique qui s’est perdue depuis lors, surtout chez les mécréants. Et comment ne pas voir qu’un dominicain, par exemple, demeure aujourd’hui bien plus proche d’un stoïcien, d’un pythagoricien que de n’importe quel excité d’une quelconque secte protestante fondamentaliste ? Mais ne nous égarons point dans l’historiographie en cette nuit où je vous parle sans vous apercevoir, nous avons mieux à faire.

La prière est antérieure. Ce sont les religions qui naissent de la prière et non l’inverse, - mais quelle inconséquence, dire les religions, comme un vulgaire journaliste, alors qu’il n’en est qu’une, celle dont parlait Joseph de Maistre. J’ajoute enfin qu’il n’est pas bien gênant d’être païen pour les chrétiens et chrétien pour les païens. «  Gibelin pour les Guelfes, Guelfe pour les Gibelin » écrivait Montaigne. Ce que nous sommes, au demeurant, importe peu. Je me lasse assez vite de ces auteurs qui retracent en long et en large les causes et l’évolution de leur appartenance religieuse, qui ne pensent « qu’en tant que », et font de leur conversion des sujets de roman. Que nous importe pourquoi ils en sont venus à croire ! N’est-ce point, là encore, rabattre le spirituel dans le psychique ? Les Chinois disent : « Lorsqu’on lui montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt ». La façon dont le doigt fut manucuré ne m’intéresse guère. Après une période de narcissisme athée (« Ah que je suis bel athée en ce miroir ! »), nous revoici au narcissisme religieux : Que je suis beau chrétien, beau païen, beau musulman ! Que sont nombreuses les belles et bonnes raisons d’être ce que je vois dans ce beau manteau emprunté. Mieux vaut parler, un moment, ce bref moment de notre vie sur terre, en son propre nom, c’est-à-dire au singulier, fût-ce avec un nous de majesté. Mieux vaut ne pas trop vanter les appartenances spécifiantes, c’est une question de goût. Dans ma prière, dans le secret du cœur de ma prière, je ne convoque pas les journalistes ou les exégètes. J’écoute Hölderlin, j’espère le comprendre :

«  Nous nous jetons dans les flots de la mer, cherchant la paix

Par ses plus libres plaines, et notre extase fend l’heureuse houle

Et le cœur, des pouvoirs du dieu de la mer fait ses délices.

Mais c’est encore trop peu : il veut l’Océan plus profond

Battus de vagues plus légères… Ah ! Celui qui pourrait

Vers ces rivages d’or tourner la route du navire ! »

« C’est encore trop peu ! ». J’aime infiniment cette humilité, que d’autre nommeront orgueil. Ce monde est trop peu, il manque et nous lui manquons.  « Toute joie veut l’éternité » disait Nietzsche. Toute joie est tragique. N’est-ce point humilité que de vouloir son âme plus grande ? Sommes-nous vraiment en des temps qui justifient l’appartenance religieuse, le signe extérieur ? La Providence ne nous a-t-elle point jetés à dessein dans ces incertitudes, pour éprouver en nous la vérité de ce que nous pouvons espérer et croire ? N’a-t-elle point à dessein réduit notre religion à une prière pour nous donner la mesure de ce qui nous manque ? Quelles magnifiques retrouvailles pouvons-nous alors espérer !

«  Mais tandis que je rêve de monter aux lointaines vagues

Où tes flots bleus cernent des rives inconnues

Ton murmure descend des cimes du verger en fleur

O noble Ether ! C’est toi qui calme l’élan de mon cœur,

Et je consens à vivre encore avec les plantes de la terre. »

C’est au plus lointain, au noble Ether de nous rendre sensible le plus proche ; c’est de l’autre côté, de la faille du miroir sans tain, que percevons « l’air qui donne l’âme » et tout ce qui « déborde et coule avec violence dans les veines de la vie ».

L’Ombre : La vie ? M’en accorderez-vous l’augure ? La vie me semble parfois une notion fallacieuse.

Le Voyageur : N’est-ce point parce que vous pensez que votre vie dépend de la mienne ? Mais qui sait ? Peut-être est-ce ma vie qui dépend de la vôtre ? Ou peut-être pourriez-vous errer à votre guise. La nuit, que devenez-vous ? Et même par les jours de brumes, vous vous dissolvez dans l’air. Je vous parle, je vous entends, mais qui sait si vous n’êtes pas à des années-lumière, ombre fugueuse, à suivre les écharpes les constellations ? Et quelles sont vos affinités avec L’Echarpe d’Iris, avec l’arc-en ciel ? Mais la vie, je vous accorde qu’il ne vaut rien d’en faire une « notion », et moins encore un « idéal ». Défions-nous des « religions de la Vie ». L’hybris biologique des Modernes m’épouvante. Au demeurant, comment ne pas voir, comme savent les poètes, que tout est vivant. Mais la vie humaine, la vie unique, la vie irremplaçable d’une conscience, cette vie tragique, cette vie offerte à la suavité et à la transfiguration, cette vie est précisément plus que la vie, elle est le signe d’une transcendance. Telle est bien la limite de l’idéologie écologique. Certes, tout se tient, tout est vivant, mais à divers degrés de correspondance et d’intensité. La vie de l’esprit n’est pas la même, en intensité et en différenciation, que la vie d’une amibe. Il n’y a ni égalité, ni équivalence. Les artifices eux-mêmes participent de l’harmonie. Ne nous battons donc pas pour le respect de la nature mais pour la beauté de la nature. Dans la nature, c’est la beauté qu’il faut sauver, de même qu’il faut sauver la beauté de la vie. Et cette beauté vivante est le plus subtil, le plus ardent de toute chose, cette vivante beauté, n’est autre que l’Ether auquel Hölderlin adresse sa prière.

Ce qui manque aux Modernes, ce n’est pas la dialectique, ce n’est pas le sens du religieux, mais bien le sens des gradations. Comme si nous n’avions le choix qu’entre la tyrannie et l’anarchie, alors que l’une est exactement la condition de l’autre, toujours et partout. La vie ne nous importe pas en tant que totalité, mais en tant que gradation infinie, et ainsi de nos émotions. Permettez-moi de vous citer encore Hölderlin : « L’enthousiasme comporte des degrés. De la simple gaieté, échelon sans doute le plus bas, jusqu’à l’exaltation du général qui, au plus fort de la bataille, en toute lucidité, conserve le pouvoir de son génie, il existe des gradations infinies. Monter et descendre ces degrés, telle est la vocation et la volupté du poète. » Mais que sont devenues nos joies en ces temps de morosité et de dérision ? Aplaties, nivelées, réduites au plus petit dénominateur commun, elles n’inspirent plus rien, sinon le dégoût. D’où le mépris que nos contemporains ont pour la joie d’autrui. Ce tiède bonheur, dont ils se veulent les organisateurs, n’a pour la joie que le regard de la douairière puritaine pour la gourgandine. Où sont joies qui éclatent, les joies conquérantes, les joies spirituelles et éternelles, qui emportent avec elles, dans l’ascension, toutes les nuances sensibles ? Toute la propagande moderne veut nous convaincre que la joie est absurde, qu’elle est néfaste, ou ridicule. Toute cette propagande se fait de la mort une arme ; elle ricane : « bientôt nous serons morts ». Elle voudrait que nous vivions déjà morts, pour la mort. Cette propagande déshabille la vie pour en vêtir le cadavre que nous serons. Mais quelle étroite conception de la vie et de la mort. A cent mille lieues au-dessus de ces misères arrogantes, Hölderlin :

« Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !

Vers toi je descendrai, les mains sans lyre et l’âme

Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,

J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez ! »

C’est bien de cette joie, la seule, que les Modernes veulent nous priver en nous arrachant au Tragique pour nous jeter pêle-mêle dans le parc d’attraction universel, où tout vaut n’importe quoi.

L’Ombre : Bien des esprits seront rétifs à l’éloge de l’héroïsme qui point en vos propos. Pourquoi ce ton martial, en parlant de la joie, qui est douce ?

Le Voyageur : Nous ne choisissons pas l’héroïsme, nous sommes ses élus, pour le meilleur et pour le pire. Mais quelle vie vivons-nous si nous ne voyons pas qu’elle est, à chaque instant un combat, pour, justement, préserver notre paix, cette profonde paix, cette ressource d’intelligence et de joie, inépuisable ! La fonction héroïque est servante ; le chevalier doit servir l’Esprit-Saint, qui est une effusion de sérénité lumineuse. La sérénité ardente se conquiert, elle n’est pas donnée : c’est le propre de la condition humaine. La question, sans doute n’est pas celle du combat mais celle de la cause du combat. Se battre pour la place de parking, pour sa retraite, pour une maison de campagne, se battre pour son confort et pour son argent, on s’y accorde, dût-on subir mille offenses, et s’y ennuyer à périr. Seuls les combats pour la beauté et la grandeur laissent les Modernes véritablement dubitatifs, inquiets ou hostiles. A chacun son héroïsme. Le plus bel héroïsme est souvent le moins discernable. Je connais de véritables héros, et héroïnes, qui donnent à chaque seconde leur vie pour une vie plus haute, dans la plus grande discrétion. Les grandes âmes sont invisibles.

L’Ombre : Invisibles ? Mais cet invisible dont vous parlez sans cesse n’est-il pas visible pour quelques uns ? N’est-ce point un invisible par destination ? Un invisible, autrement dit, qui choisit son invisibilité, comme une arme, un « bouclier de Vulcain » ?

Le Voyageur : Votre allusion quelque peu ésotérique, digne d’un ombre perdue dans la nuit, me charme. Le bouclier de Vulcain, en effet, n’est autre, qu’une figuration de l’âme du monde. Sans vouloir être byzantin, peut-être faut-il distinguer l’Invisible-visible du Visible-invisible (voyez où nous conduisent ces conversations nocturnes !). L’Invisible ne serait-ce point ce qui tend à devenir visible, autrement dit l’apparaître ? Le propre de ce qui apparaît fut d’être invisible avant la microseconde de son apparition. Or, le propre du réel est d’apparaître. Les Grecs nommaient les dieux : « Ceux qui apparaissent ». Cependant tout n’apparaît pas également à n’importe qui. Cette lueur bleu-vert sur cette grille de fer forgé, là devant moi, n’apparaît à nul autre que moi. Elle demeurera à jamais invisible, dans son caractère unique, à tous les autres humains, à jamais ! Il y a là quelque chose de vertigineux, qui suffit à donner à chaque seconde vécue une puissance numineuse, presque terrifiante. Lorsque nous sommes occupés à des tâches quotidiennes, le monde ne nous apparaît presque pas, nous naviguons à vue, avec quelques points de repère dans un vaste invisible par destination. Le monde se voile. Rien n’apparaît que ce que nous savons devoir être apparu. Mais révélation est l’instant où ce qui apparaît nous requiert, où notre attention se précipite en lui ! Rien ne s’oppose plus radicalement à cette apparition, à cette révélation que nos opinions sur le monde qui nous font croire qu’il peut y avoir de l’interchangeable, que les choses se répartissent en catégories, en quantités. Le propre de l’homme soumis au Règne de la Quantité, est de ne rien voir, de rejeter tout le visible dans l’invisible, de refuser cette invitation, cette sollicitation que l’invisible adresse au visible à travers l’attention humaine.

L’Ombre : Cette sollicitation de l’invisible, n’est-ce point ce que l’on nommait, autrefois, une civilisation ?

Le Voyageur : Autrefois, dites-vous…Vous avez bien raison de ne point m’épargner cette pointe de la nostalgie. Peut-être même n’est-il de civilisations que disparues. Il me souvient de la passion avec laquelle notre enfance et notre adolescence parcourut des bibliothèques à la rencontre les civilisations disparues. Les après-midi où nous échappions, avec quelques amis, aux corvées familiales ou scolaires, nous nous jetions dans les livres qui nous parlaient de la Grèce archaïque, de Sumer, de l’Egypte pharaonique, de la Perse zoroastrienne, de Brocéliande. Nous allions avec les Mages, avec les Druides, avec les Aèdes. Nous revivions les batailles, les fondations. Vers ces civilisations perdues nous pressait une curiosité avivée par le sentiment que nous ne vivions plus exactement dans une civilisation, mais dans une société. La différence nous apparaissait criante, si criante qu’il me semblait juste de vénérer les civilisations autant que de haïr la société. Je ne reprendrais pas ici la distinction entre culture et civilisation, plus spécieuse qu’éclairante, surtout en ce moment de notre histoire où la culture n’est plus que l’amas informe et confus du « culturel » où tout et n’importe quoi se confondent. Mais qu’une société, et même une société aux mailles étroitement resserrées, une société étouffante, puisse n’être plus du tout une civilisation, l’évidence m’en frappa d’emblée ! Ce réseau d’interdits et d’obligations, ce contrôle, cette économie tournée autistiquement vers son propre fonctionnement, cette « gestion de la gestion », ce cercle vicieux qui accroît jusqu’à l’horreur le sentiment d’inanité de toute chose, ce collectivisme dont le principal agent est l’illusion individualiste du consommateur, de l’électeur, du sondé, m’apparut d’emblée comme une réalité opaque d’une tout autre nature qu’une civilisation. C’est que la civilisation suppose un mouvement, un dessein qui nous conduit, par un processus d’hominisation, vers un accomplissement de la pensée et du style, à travers des disciplines artistiques ou intellectuelles et des exercices spirituels. Le propre d’une civilisation est d’être hiérarchique et discriminante, autrement dit, de faire la différence entre ce qui demeure et ce qui passe, alors même que ce qui demeure n’est pas destiné à demeurer identique, mais à se dépasser, à fleurir, dans la récapitulation vivante de l’antérieur. Une civilisation suppose qu’il y a des choses qui sont meilleures que d’autres, plus dignes de nos efforts. Et ces choses meilleures et plus dignes se traduisent par des œuvres de beauté, de politesse, par des espace de silence et de ferveur favorables à la pensée.

L’Ombre : En viendriez-vous à nous faire l’apologie de la hiérarchie et de la discrimination ?

Le Voyageur : Il faut oser de temps à autre quelques mots bafoués ou maudits. Certains mots ont, comme on dirait, mauvaise presse. Il suffit de les avancer pour susciter la réprobation générale. Le politiquement correct en viendra prochainement à revoir le dictionnaire, pour le conformer à la réalité fictive démocratiquement instaurée par l’Opinion. Nos censeurs, nos inquisiteurs, faute de pouvoir s’exercer sur la matière humaine, ne détestent pas quelques rafles dans notre vocabulaire. Ces rafles s’ajoutent au déjà sensible appauvrissement. Le mot « hiérarchie » à déjà été guillotiné et le mot discrimination fusillé, jusqu’à ce qu’on l’empaille, le naturalise pour le resservir en « discrimination positive ». Il n’en demeure pas moins que toute pensée ne fait rien d’autre que hiérarchiser et discriminer. Quel que soit le sujet dont elle s’empare la pensée hiérarchise, elle choisit, elle définit. Penser, c’est penser que tout n’est pas égal. Les joutes verbales de Pascal, dont témoignent Les Provinciales ne sont pas, toute polémiques qu’elles fussent, équivalentes d’une baston à coups de battes. La différence est définie par la civilisation dont la vocation est de préférer la prose de Pascal au pitt-bull. La civilisation est un choix ; à nous de l’aimer ou de la haïr, de la vouloir perpétuer ou abolir. Ces pédagogues, ennemis de toute discrimination et de toute hiérarchie, qui se lamentent sur la « violence » faites aux élèves par la culture humaniste, violence abominable, il est vrai, allant, vous imaginez, jusqu’à faire apprendre par cœur une déclinaison latine ou un poème de Ronsard, voire quelques dates de l’Histoire de France, ces pédagogues, mal nommés, qui demandent à ce que l’on respecte les cultures, fussent-elles la duplication pure et simple de la niaiserie publicitaire, ces pédagogues si gentils, si conviviaux, le masque ôté, apparaissent pour ce qu’ils sont : les ennemis de la civilisation et les garde-chiourmes de la société.

Là où toute civilisation traditionnelle allait vers l’accroissement de la maîtrise des formes, l’affinement du langage en tant qu’instrument de perception du réel, le Moderne, ennemi de la hiérarchie et de la discrimination, va exactement en sens inverse, vers le babil, l’infantilisation, le servage, la barbarie, il dévale la pente, gravie durant quelques millénaires, il dilapide l’effort d’innombrables générations à rendre possible cette pure merveille : un homme libre. Mais qui désormais veut être libre ? Personne. Chacun tient à son Opinion, autour de laquelle il tourne comme un âne attaché à son piquet. Chaque mot qui disparaît de l’usage de la langue française est une possibilité d’être libre assassinée, un pan du réel évanoui, un sens arraché, une nuance écrasée. Nous sommes condamnés à vivre de plus en plus dans le vacarme, les couleurs criardes, les lignes simples. Adieu la lumière qui mousse, comme disait Rimbaud et l’ombre bleue des amandiers qu’évoquait André Suarès. On nous parle de respect, mais il n’en est plus, sinon dans la peur. Le propre d’une civilisation est de se déployer et de mourir. Le propre d’une société est de proliférer indéfiniment, d’ignorer l’horizon tragique de sa propre disparition comme la beauté d’aube de sa naissance. La société est superstitieuse : voyez comme elle évite ou proscrit l’usage de certains mots ; rien d’étonnant, puisque la société est une superstition, elle est cette superstructure qui survit à la disparition de la civilisation. La civilisation est morte, subsiste la société, mais cette subsistance n’est pas une vie, pas même une survie : une superstition, une fiction macabre.

L’Ombre : Pire que mélancolique, je vous vois désespéré, mais sans doute est-ce cette nuit rouge, cette atmosphère à la fois viciée et fiévreuse, qui vous envahit. Vous retrouverez, au matin, avec les premiers croissants près de la gare, votre belle humeur !

Le Voyageur : Je ne m’en voudrais pas de vous contredire. Rien n’est moins désespéré que les propos que viens de vous tenir. Voir dans la société la carcasse morte de la civilisation, enveloppe d’insecte desséché, sans poids, aux mandibules brisées, n’a rien d’attristant, je vous assure. La lucidité est à elle-même sa propre récompense, et elle n’est pas mince ; elle nous donne, par exemple, la joie de cette conversation, que redouble la joie de savoir que ce qui nous opprime n’est pas vivant, le réconfort de savoir que nous n’aurons pas à exercer contre elle une cruauté contre le vivant. Quant à la vie enfuie de la civilisation, elle est vivante par essence, elle est ailleurs, mais vivante, en suspens et nullement réduite à la mort. Elle est ce soleil que nous ne devinons pas encore, mais que nous pressentons. Et comment serait-elle morte alors qu’elle circule dans nos phrases, disponible à nos songes, à nos desseins, comme aux plus belles aurores de l’humanité ? Le tragique et la joie sont liés d’une amitié de longue date.

L’Ombre et le Voyageur sont gagnés par le silence, comme si leurs songeries accordées s’abîmaient dans la remémoration de cette amitié immémoriale. Ils se taisent, et marchent quelques heures vers le matin qui verse peu à peu du bleu pâle dans la nuit rouge.

 

250797152_561553961941860_5019370786936527097_n.jpg

III

 

Le soleil est assez haut : l’ombre s’est revêtue de visibilité, même si les matinaux croisent encore quelques noctambules attardés. Dans l’air, un sentiment de victoire. Le Voyageur et son Ombre ont laissé derrière eux, dans le bonheur, la nuit ensanglantée. Oserons-nous dire que les oiseaux chantent ? Ces créatures duveteuses, qui avivent l’air, changent les arbres en instruments de musique, valent bien un modeste sacrifice au lieu commun poétique.

L’Ombre : J’ai gardé le silence jusqu’au matin, jusqu’à cette douceur du rayon sur le visage et sur la paume que vous êtes seul à percevoir, avant de vous entreprendre à nouveau sur le bouclier de Vulcain, symbole héliaque, mystère virgilien.

Le Voyageur : Et comme vous eûtes raison ! Et raison de cette belle raison, qui nous aile de confiance, dont parlait Valery. La raison, je m’en voudrais de ne pas l’évoquer, dans la langue des oiseaux : ô raison, prière de l’Intellect, Logos ensoleillé ! Oraison ! Il n’y a que les Modernes, qui en firent une déesse, pour la mépriser. Pour nous qui savons que la raison n’est qu’un attribut du Logos, une profondeur du Verbe, loin d’être une idole, autour de laquelle masser des foules, loin d’être cette certitude, la raison est insaisissable et enchanteresse comme ces chants d’oiseaux qui nous entourent à présent, et que feront taire, hélas, dans peu de temps, le bruit des automobiles. L’insaisissable raison ! Nous n’apprenons jamais que de l’insaisissable… Comment mieux parler de l’Ame du monde qu’au matin, dans ce sentiment d’insaisissable raison d’être de toute chose offerte, comme pour la première fois, à nos sens et à notre entendement ?

Une civilisation, Chère Ombre, si je ne puis, ni ne veux, la définir par des critères rigoureux et parfaitement axiomatiques, m’apparaît comme une relation particulière avec l’Ame du monde, ou, plus précisément, elle m’apparaît fondée par cette relation. Encore faut-il discerner ce qui nous sépare de l’Ame du monde pour parcourir le chemin vers elle. Et ce qui nous en sépare, nous l’évoquions cette nuit, n’est autre que la société, l’insecte mort. Il y a dans le livre de Gregor Von Rezzori, Sur mes traces, quelques pages aiguës sur les classes moyennes, ces Philistins, toujours vexés, toujours offensés, toujours agressifs qui sont l’armature de la société qu’aucune véritable civilité n’anime plus. «  Le vainqueur, écrit Gregor Von Rezzori, est enfin désigné. Ce n’est pas – comme on le souhaitait ou le redoutait – le prolétariat uni mais le petit bourgeois qui ne cesse de s’en prendre à ses pairs, toujours vexé, toujours envieux, toujours à vouloir s’imposer et à vouloir être plus malin que son voisin. C’est à lui qu’appartient le monde… ». Ce petit bourgeois a pour caractère constant, mais encore amplifié par son triomphe, que tout ce qui nous importe l’indiffère, et que tout ce qui nous indiffère lui importe prodigieusement. Le plus grand abîme désormais nous sépare de nos voisins. Nous parlons radicalement une autre langue. Nous sommes dans un exil profond : rien de commun ! Ce n’est plus une différenciation, c’est une brèche ontologique. Pour l’immense majorité de nos contemporains, la civilisation est un épiphénomène négligeable, une fiction balayée par la triomphante subjectivité. Non seulement, il n’y a plus rien à attendre de Homère, de Virgile, mais ces noms évoquent un « mal » dont la publicité, les comiques, la consommation, les musiques d’ambiance sont destinées à nous guérir. L’homme moderne sera un homme tout neuf, ripoliné, policé, propret, visant à la perfection du clone ou de l’appareil ménager, tout entier présent dans sa « mémoire vive » cybernétique, efficace, travailleur, traquant l’oisiveté pour la peupler de spectacles médiatiques, de jeux d’ordinateur : surtout ne jamais être laissé à soi-même et au monde ! Le mot d’ordre du moderne est bien : guerre à l’otium, cette grande vertu stoïcienne.

Qu’ils soient de droite ou de gauche, nos politiciens réprouvent également l’oisif, non seulement car il est « non-productif », mais aussi et surtout à cause de l’espace-temps que déploie le génie de l’oisiveté. Tel est l’immense différence entre l’Ancien et le Moderne. L’Ancien tenait l’otium pour un bien, autant que le Moderne le tient pour un mal. Nous ne parlons plus la même langue, nous ne parlons plus de la même morale. Or l’otium, l’oisiveté, est, pour moi, la principale raison d’être de l’être humain. L’otium est la condition de l’œuvre. L’auteur d’une œuvre est d’abord un homme qui eut assez de caractère et de courage, pour créer les conditions de l’otium sans laquelle l’œuvre la plus modeste demeure une rêverie. Il faut creuser cet espace limpide, cette distance, ne pas céder aux sollicitations pressantes de l’activisme, de la cupidité, de l’abrutissement collectif, trouver les eaux planes, sereines, au cœur même du terrifiant typhon de la bêtise, pour que l’œuvre songée devienne peu à peu une réalité. Je mesure l’intérêt des œuvres, leur beauté, leur séduction, à cet espace intérieur qu’elles sauvegardent, à ces eaux limpides qui semblent miroiter en elles comme le témoignage de la belle oisiveté de l’homme qui les créa.

L’effroyable notion de « travail du texte » inventé par les Philistins de la culture n’eut sans doute d’autre raison que de nous arracher à la promesse des sérénités limpides, de nous mettre au pas de l’Histoire, de nous prolétariser ou de nous embourgeoiser, en nous transformant peu à peu en agents du « culturel ». Car telle est la ruse de la société, ruse reptilienne, d’abolir la civilisation tout en faisant la promotion permanente du « culturel ». Ce vide qu’elle crée, elle le remplit avec de la bourre. Le « culturel » est le véritable bourrage de crâne, - étant « culturel », bien sûr, tout ce qui n’est pas élitiste tout en l’étant juste ce qu’il faut pour satisfaire la vanité de ses utilisateurs et de ses consommateurs. Rien n’est plus démoralisant, pour un écrivain ou un véritable artiste que le spectacle de ces zombis en déshérence dans le « culturel », ne goûtant rien, obséquieux aux « spécialistes », vindicatifs aux esprits libres, n’oubliant jamais de marquer leur différence par rapport aux supposés « défavorisés » qui préfèrent lire L’Equipe plutôt de Christine Angot ! Le « new-âge » lui-même, ce tourisme « spiritualiste » comme il existe du tourisme sexuel, paraît, à le comparer avec ces attristantes obligations, presque rafraîchissant. Dans le monde « culturel » tout le monde est toujours vexé, tout le monde incarne le « bien », tout le monde se satisfait de sa colossale ignorance, de sa massive incuriosité, tout le monde commente les mêmes livres au même moment, pour les oublier aussitôt, tout le monde est bien content d’être comme tout le monde. Ce qu’Heidegger nommait le « règne de l’On » connaît là, à n’en pas douter, l’une de ses réussites formelles les plus parfaites. Que dire, sinon que le cœur n’y est plus, ni l’âme ! Dans le monde culturel chacun se croit intelligent en étant désabusé ; c’est l’école des « démystificateurs », des fines bouches par palais interposés. Ces petits despotes de ont leurs goûteurs : les critiques du Monde, par exemple. Ils savent ainsi ce que leurs entrailles délicates pourront recevoir.

L’Ombre : Vous vous emportez ! Que ne me parlez-vous de l’Ame du monde !

Le Voyageur : Cet emportement, comme vous dites, je reconnais bien volontiers son caractère subalterne. Mais pour voir, il faut se débarrasser de ce qui bouche la vue. Reconnaissez qu’il n’est pas inutile de distinguer ce qui brille par son absence, la civilisation, de ce qui comble cette absence avec l’inepte. En jetant le bourrage, nous faisons briller l’absence, nous faisons advenir de la lumière. Cette civilisation disparue, je ne veux point la remplacer par quelque chose d’autre. Je n’aime pas les produits de substitution. Ce vide, je le veux, tel qu’en lui-même : vide. Le vide appelle une espérance. J’aime à voir et faire voir l’inexistence de ce qui à disparu. J’écarte ce qui m’empêche de voir l’éclat de ce qui n’est plus, l’absence lancinante comme un appel. Permettez-moi ce paradoxe taoïste : que le vide est peut-être une plénitude. Disparue la civilisation française ! Volatilisée, la civilisation européenne ! Nous vivons dans des décombres faussement restaurées par du virtuel. Aux décors en carton, ou en hologrammes, je préfère les vrais décombres, avec l’odeur de la pierre humide ou pulvérulente. Vive ce vide qui nous fait voir où nous ne sommes pas, ce vide qui nomme, qui convoque ! Ce vide que je veux rejoindre est une vocation ! Loin de m’en plaindre, ce vide, je le salue ! N’est-il point la première aperception de la vérité apophatique de Dieu ? Il fallait que disparaissent nos civilisations pour que nous en venions à reconnaître ce dont elles naquirent : cette attention à l’Ame du monde, voyez que je ne m’écarte pas de votre question !

Tel est le paradoxe : tout a disparu mais tout demeure, mystérieusement intact, en nous-mêmes. Ce dont naquirent les dieux, les arts, la poésie, la civilité, demeure intact, indestructible. Il y a toujours le ciel, la terre, les hommes et les dieux. Toutes les formes sont lovées à l’intérieur. Rien n’est mort. Seule s’oppose à la renaissance ce faux-semblant « culturel », ce faux-semblant « social » qui nous trompe sur la véritable nature du vide. Mais d’humeur joyeuse, et pas seulement sarcastique, je pressens une plénitude qui serait aussi belle que le vide, une houle apportée par les syllabes d’or virgiliennes… Parlons donc de ce qu’il faudrait taire, récitons la Geste de nos poètes, autant que le loisir nous en est offert, nous souvenant que ce qui importe dans les œuvres gît dans le secret de ce dont elles témoignent, et qu’il nous appartient d’éprouver. Les œuvres des poètes, des métaphysiciens, ne renvoient pas d’abord à la littérature ou à la métaphysique, mais à une conscience secrète, intérieure, un or en fusion. C’est de choses vues, éprouvées, bouleversantes, décisives dont il est question et non de « formes littéraires » ! De ces choses vues, ravissantes et terribles, de cette foudre d’Apollon, de cet impondérable, de ce numineux – qui de toutes part échappe à la mentalité des gestionnaires – je vous le redis, naquirent les civilisations ! Le plus insaisissable est fondateur.

L’Ombre : En ces temps de préoccupations domestiques, économiques, technologiques, parler de l’âme du monde, n’est-ce point là encore une insolence, une incongruité ? Qu’est-ce que cette âme ? Et que nous importe-t-elle ? De quel vague à l’âme nous parlez-vous alors que l’époque, de toute évidence, est au pragmatisme ?

Le Voyageur : Mais c’est d’une vague dont je vous parle, d’une seule vague depuis l’origine de notre monde ! C’est tout le reste qui me paraît hypothèses vaines, superstitions, abstractions. Voyez l’affrontement, le David et le Goliath ! D’un côté ceux pour qui l’âme est une fiction et de l’autre ceux pour qui tout ce qui n’est point de l’âme est un leurre. Si je m’égare, si je divague, c’est avec l’humanité entière avant qu’elle ne tombât sous le joug des Robespierre, des planificateurs. Nous parlions de la civilisation européenne, mais l’ennemie de la civilisation désormais n’est autre que la société qui nous abstrait en même temps de l’histoire, de l’historialité, pour reprendre le mot de Heidegger, et du monde sensible, de la nature. Ce monde anesthésié, so middle class comme disaient les dandies du temps d’Oscar Wilde, ce monde climatisé, ce monde de privation sensorielle, ce monde qui détruit ses plus beaux paysages (crime impardonnable !), ce monde qui préfère la « croissance » économique à toute forme de civilité, ce monde torve et brutal, qu’est-il sinon un pacte ? Voyez bien ce qui nous est demandé en échange de cette abstraction pure qu’est l’argent : notre âme ! Ce ne sont point nos efforts qui sont récompensés mais notre avilissement, notre acceptation à vivre dans un monde sans âme. Qu’est-ce qui « rapporte » ? La plus grande énergie dévouée à la cause la plus inepte. Plus l’activité humaine est creuse, vaine, débilitante et crétinisante, mieux elle enrichit ceux qui s’y livrent. Pour bien vivre dans la société, il nous est demandé, ni plus ni moins, notre âme ! C’est Faust démocratisé ! Va où l’âme est l’absente et tu seras le roi du monde ! La ploutocratie étayée par les publicitaires, les présentateurs de télévision, telle est société, coalescence de cynisme et de goujaterie, qui a vendu son âme, telle est la société qui est devenue, sans ambages, l’ennemie déclarée de la civilisation, tel est le mécanisme qui anime les mandibules de l’insecte mort, du cafard-robot.

D’où l’impossibilité d’être réactionnaire, quoiqu’en veuillent certains, car revenir à une étape antérieure, ce n’est jamais que de remonter à l’envers le ressort du cafard-robot pour lui refaire parcourir le même chemin. Ceux qui réclament une société plus autoritaire, plus morale, plus solide, mieux ordonnée comme ceux qui veulent la société plus sociale, solidaire, conviviale ont-ils compris que la civilisation était ailleurs ? Ou bien veulent-ils achever de nous la rendre hors d’atteinte ? Les commémorations, plus que furtives, de Corneille, alors que nous avions droit, avec une régularité angoissante, à des cérémonies anniversaires en hommage à Coluche ou Claude François, remplacées depuis par de bien pires,  montrent assez à quel point la société, machine léthéenne, machine à fabriquer de l’oubli, s’est substituée à la mémoire, à la civilisation française. Etre rebelles aujourd’hui, ce serait lire Corneille, faire nôtres sa nostalgie chevaleresque, sa tendresse, sa violence et sa générosité. Mais dans le langage moderne, qui est, par définition antiphrastique, être « rebelle », c’est exactement être du côté du conformisme le mieux côté qui voit, par exemple, dans Corneille, un « raciste » ! « Rebelles » aujourd’hui est l’appellation que les gardiens de l’ordre se donnent à eux-mêmes, qu’ils soient de droite ou de gauche…Je vois dans l’idéal bourgeois d’une société policée un adversaire à peine moins radical de la civilisation que ne le sont les apologistes du vacarme, des classes bredouilleuses ou des émeutes urbaines. Ces deux bouts de la société marquent les frontières, ce sont les postes de douanes : la civilisation ne passera pas ! Aux yeux des modernes, la civilisation est définitivement haïssable, elle leur apparaît rugueuse, complexe, exigeante, alors qu’ils n’aiment que le lisse, le rénové, le joli. Toulouse, où nous déambulons ce matin, est hélas à peine mieux épargnée que Paris par cette compulsion à la réfection, à la « colorisation ». Il devient de plus en plus rare de trouver un café où s’attabler sans être offusqué par des enjolivements ridicules opérés par cette engeance attristante : les architectes d’intérieur ! Voici les murs saumons, les banquettes aubergines, ces lieux aplatis, sans recoins, exhibitionnistes, où toute méditation est impossible, strictement réservés à la middle class industrieuse ou touristique. La société fabrique le décor, ripoline l’espace, l’aseptise, le nivelle de telle sorte que toute émanation de civilisation y soit aussitôt détruite comme une mauvaise odeur, comme toute esquisse de musique intérieure est aussitôt annihilée par les musiques d’ambiance. C’est ainsi que la civilisation, qui est un commerce d’âme, ne peut plus être entrevue, désirée, que dans les espaces libérés, ou non encore occupés par le décor. Les livres, certains d’entre eux, ne sont pas les moindres de ces espaces qui, repliés dans les pages, sont prêts à bondir, à étendre leurs ailes, à nous restituer à une conscience ardente de la beauté de êtres et des choses. Ouvrez, par exemple Séraphitâ de Balzac : l’espace immédiatement est creusé jusqu’à la froide incandescence de l’Ether… Nous sommes rendus au monde dans toute sa hauteur et sa profondeur.

L’Ombre : Mais comment tenir ce paradoxe, non pas dans la logique, que je trouve infaillible, mais précisément dans l’âme, dans la vie ? Si la civilisation est hors de la société, comment vivre ?

Le Voyageur : Mais en étant au monde, tout simplement, avec l’ingénuité d’Ulysse ou la sapience de Saint-François d’Assise ! Cette marginalité extrême où vous me voyez n’est autre qu’une fidélité à la resplendissante et juvénile Sophia, cette Ame du monde que les hommes, durant quelques millénaires, eurent à cœur d’honorer avant de se dévouer exclusivement à l’idolâtrie des objets. J’en reçois une espérance infinie et suspendue, comme notre conversation…

Car voici « Midi le juste » ; l’Ombre disparaît, et le Voyageur demeure seul dans le suspens, dans la verticalité de l’aporie, et se souvient de Fernando Pessoa, « espérant éternellement des choses vagues ».

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria

17:52 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

03/01/2022

Hypnosophie de l'Europe, première partie:

 

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d’Algange

Hypnosophie de l’Europe 1

 

L’Ombre : Depuis Venise, nous nous étions perdus de vue. Mais que valent une ombre seule ou un homme sans ombre. Le temps a passé et je cherche en vain des mots pour dire ce passage…

Le Voyageur : L’homme sans ombre n’est-il pas celui qui a perdu les mots, un maudit ? Il ne retrouve son ombre, le monde et les mots qu’en regardant devant lui, en portant son regard vers l’Extrême Occident, guidé par le soleil qui derrière lui, témoigne du temps passé, et, peut-être, d’une certaine mélancolie. J’emprunterais deux mots au grand poète arménien Grégoire de Narek, qui naquit il y a un peu plus de mille ans, pour dire le secret du passage du temps. Ces mots sont « suavité » et « transfiguration ». La suavité est cette beauté du monde à l’instant où elle se détache d’elle-même pour on ne sait quel voyage. Non pas le moment où nous nous détachons du monde, ni le moment où le monde se détache de nous, mais ce moment de « crue murmurante », ce moment de « surabondance divine », où le bonheur d’être s’envole, où la beauté, en sa « sainte magnificence » quitte le monde pour nous faire signe… Derrière nous, le soleil est d’or, avec douceur, c’est l’automne. Nous percevons délicieusement, dans ces brusques coulées de fraîcheur qui viennent entre le fleuve et les arbres (car nous voici à Toulouse, au bord de la Garonne) ce moment. L’air est léger, nous respirons la rumeur des feuilles et notre mélancolie devient soudain l’écrin d’une joie presque lancinante, celle d’être là, et non ailleurs, dans ce monde voué à la disparition, et non point dans quelque utopie vengeresse ; dans la splendeur des contingences et non point dans un monde virtuel ; dans la tragédie et dans la joie et non point dans la fiction d’une vie génétiquement améliorée, abusivement prolongée. Seule, nous importe, à l’instant, l’immortalité de l’instant, dont rien ne peut nous déposséder… Derrière moi, le soleil s’apaise et toi, mon ombre, allongée, comme les personnages hautains du Gréco, tu me devances...

L’Ombre : Je devine que votre songerie, toute encline qu’elle semble à la mélancolie de ce beau jour d’automne, ne renonce point, pour autant, à ce que les cuistres nomment le « polémos ». En êtes-vous encore à croiser le fer avec l’esprit du temps, avec ces « Modernes » qui ne comprennent rien à vos propos ? Que ne parlez-vous à vos frères ! Et laissez aux ignorants leur ignorance !

Le Voyageur : Mais c’est avec ma propre ignorance que je m’entretiens, et non seulement avec mon ombre. Je ne pourfends que les opinions que j’eusse partagé, des idées qui rodent, comme des oiseaux de mauvais augure, autour de moi. Quelle terrible tentation que de bannir la tragédie et la joie. Toute fatigue en nous nous incline à ce bannissement. Quel monde rassurant, confortablement refermé sur lui-même, qu’un monde sans tragédie et sans joie, mais où l’on peut s’abandonner à la féerie publicitaire, et se défendre de tout par la dérision, le ricanement et la bonne conscience moralisatrice, moderne, de ceux qui ont « dépassé » les chimères anciennes ! Il n’est pas un château tournoyant, pas une citadelle, fussent-elles protégées par des milliers d’enchantements, qui ne soient aussi inexpugnables que la forteresse de l’individu moderne, armé de sa sacro-sainte dérision, multipliée par sa certitude d’être l’incarnation du Bien ! Il faut sans doute une sorte de témérité pour refuser de jouer ce jeu là. Voire une sorte d’absence de ruse, qui s’apparente, aux yeux de presque tous, à de la bêtise. Pourquoi pas n’importe quoi à la place de ce qui est (ce qui est, bien sûr, incluant tout ce qui fut) ? Pourquoi pas l’oubli pur et simple de tout ce que nous étions ? Que nous font Homère, la Bible, Shakespeare et Corneille ? Ne nous a t-on pas assez dit qu’ils appartenaient à un monde cruel, heureusement révolu ? Que nous importent l’Europe et la France, ces frontières funestes et hostiles au monde du merveilleux n’importe quoi ? Le Progrès ne s’arrête jamais, il est cette pandémie, cette grippe aviaire à laquelle nous devrions consentir, nonobstant notre ressemblance de plus en plus grande avec les oies et les poulets de batterie !

L’Ombre : Vous êtes incorrigible. Vous passez, en volte, de la mélancolie au sarcasme. Je vous crois plus moderne que vous ne le dites.

Le Voyageur : Sans doute ne puis-je m’empêcher de garder cette tournure de mon Maître, Villiers de L’Isle-Adam, qui dédia son Eve Future « Aux railleurs, aux rêveurs ». Mais nous sommes là au cœur de notre sujet et de notre temps commun : la création d’une humanité, non point artificielle, mais machinique. L’artifice est le propre de l’humain, et il n’y a que de farouches puritains pour faire la différence entre le naturel et l’artificiel. Je tiens même que c’est par nos artifices, nos arts, nos parfums, nos poèmes, nos vêtements, que nous nous rapprochons le plus de la nature, du faste et de la beauté de la nature. C’est par leurs kimonos que les femmes japonaises ressemblent à des fleurs, c’est par nos poèmes, comme le savait Victor Hugo, que nous nous apparentons aux pierres, aux arbres, aux océans. Tout ce qui est strictement inutile à notre survie biologique nous accorde à la générosité de la nature. Et la nature, qu’est-ce donc, sinon une manifestation de la Providence divine ? Mais c’est une toute autre chose que de fabriquer un hybride de machine et d’homme, que de sertir dans la chair, qui est l’incarnation de l’Esprit, des connections cybernétiques, comme l’envisagent aujourd’hui les nanotechnologies. Une toute autre chose aussi que de nous d’implanter des puces électroniques pour établir notre « traçabilité » ! La façon le plus expédiente, la plus sûre, d’échapper à la tragédie et à la joie, le Moderne l’a trouvé : se transformer en machine. Les machines peuvent tout, y compris reproduire nos programmes et nos réflexes biologiques, et elles pourront peut-être quelque jour écrire des dialogues d’un voyageur avec son ombre, dialogue du disque dur avec la clef USB, mais ce qu’elles ne peuvent, c’est ressentir la suavité, et vivre la transfiguration, marcher, comme nous faisons, au bord du fleuve, avec le cœur battant, avec le vertige des ressouvenirs.

L’Ombre : Je suis vous et je ne suis pas vous et je discerne la grande différence entre n’être qu’une ombre sur le mur de la caverne et en être réduit à l’objet de série, cette grande utopie moderne.

Le Voyageur : Vous comprenez exactement que la tragédie, c’est d’être unique, irremplaçable. La tragédie est que tout soit unique et irremplaçable. Pour effacer la tragédie, il faut effacer l’unique, accepter démocratiquement de se transformer en objet de série. La modernité n’est rien d’autre que cela : la fabrication en série… Fabrication en série de cadavres, fabrication en série de vivants, pour ne rien dire des objets. Le totalitarisme moderne n’est autre qu’un refus radical de la tragédie, la volonté de créer un monde où il n’y a rien à déplorer, un monde parfait. L’homme nouveau est un homme duplicable, - telle est l’horizon de l’égalité parfaite. Nous avons tort de ne pas prendre au sérieux les mots des modernes. Lorsqu’il nous parle d’égalité, le Moderne ne plaisante pas, il sait, par surcroît qu’il n’est pas d’égalité plus parfaite que dans la mort. D’où son acharnement aux massacres. L’anti-moderne n’est pas celui qui retourne à des « valeurs » plus ou moins anciennes, il est celui qui éprouve encore la suavité de l’heure, et l’espérance de la transfiguration, celui qui sait encore reconnaître autour de lui et en lui la tragédie et la joie.

Observez ce grand mouvement de contrition, cette haine de soi, ce reniement qui caractérisent l’Europe, comme si l’histoire humaine n’était constituée que de deux forces : l’Europe méchante et le reste du monde, un ensemble de victimes ! Quelle arrogance dans flagellation de soi-même ! Mais ce qui est nié à travers cette histoire européenne, qu’est-ce donc sinon le sens de la Tragédie. L’européen moderne veut rompre avec tout ce qui pourrait le relier encore à Eschyle, à Euripide, car en cette parenté gît le secret de sa fragilité. Mieux vaut, pour le Moderne, être un homme sans visage, un homme dupliqué, un homme égal, auquel tout est égal, qu’un visage offert, qu’une aventure intérieure pleine de périls et de déconvenues. Lorsque je vois cette progressive substitution du monde virtuel au monde réel, il me vient, tout platonicien que je puisse être, le désir de louer l’immanence, mais une immanence enchantée; l’immanence des fleurs et des brindilles les plus fragiles. C’est ainsi désormais que je vois la culture européenne, accusée de tous les crimes, comme le ressouvenir d’un printemps sacré, et, pour moi, d’un printemps français, d’une saison de l’âme dont je ne me résigne pas à ce qu’elle ne soit pas notre avenir, comme le printemps demeure, toujours, et par-delà l’hiver, l’avenir de l’automne.

L’Ombre : Moi qui sais quelques secrets de l’existence spectrale, j’entends l’Europe comme une voix bien lointaine, une Etrurie, voire une Atlantide, qui sera livrée, bientôt, aux aimables divagations des érudits. Savez vous que l’Atlantide, dont certains doutent même de l’existence, suscita, de toutes les civilisations, le plus grand nombre d’ouvrages ! Imaginons la postérité de l’Europe comme une borgésienne, une piranésienne bibliothèque de suppositions ! Certains supposeront même qu’il y eut, dans cette contrée étrange, un pays nommé « pays des hommes libres ».

Le Voyageur : Je gage que ces érudits susciteront l’indignation ou la moquerie. Ils devront à tout le moins être assez philosophes pour comprendre que toute vertu contient la vertu contraire et que les hommes les plus libres sont aussi les mieux livrés à la tyrannie. Tout se joue dans ce déplacement de la liberté. De particulière, c’est à dire de la liberté des hommes libres, devenue générale et majuscule, la Liberté devient l’auxiliaire fatale de la tyrannie. Le Tyran est toujours celui qui nous libère collectivement de notre liberté particulière pour nous assujettir à une Liberté générale, abstraite. Cela s’est vu, précisément au pays des hommes libres. Au nom de la Liberté, nous perdîmes la liberté de garder notre tête, - liberté qui en vaut bien d’autre, convenons-en. Il me semble que nous n’avons peut-être pas assez pensé la corrélation étroite, constante, entre les idéologies dites « anti-autoritaires » et ce qu’il est convenu de nommer le totalitarisme. Corrélation d’une évidence criante : toute autorité étant une négation de la totalité, à tout le moins une ébréchure. La tyrannie absolue ne peut être que celle du peuple, par le peuple et pour le peuple. C’est à dire la tyrannie d’une autofiction collective sur elle-même. La Terreur fut, en France, cette invention de la Liberté abstraite, au détriment certes des libertés, mais surtout au détriment des hommes libres. Fractionner la Liberté abstraite en libertés concrètes, ce songe des politiques ennemis des politiciens, ne suffit plus ; sans doute est-il bien trop tard. Mais nous reste la liberté humaine, qui s’affirme d’autorité, la solitude qui se récite à soi-même les gloires passée, la solitude guidée par le soleil vers l’Extrême Occident. Impuissante à nous défendre, la Patrie se réfugie en nous.

L’Ombre : Cette Patrie réfugiée en nos cœurs, m’évoque les soleils brumeux des poèmes d’Hölderlin.

Le Voyageur : On ne saurait placer sous une plus juste égide une méditation sur l’Europe… J’ai hasardé naguère le mot d’hypnosophie. Nous sommes en sommeil, et ce sommeil, force est de reconnaître qu’il est souvent peuplé de mauvais rêves. Mais de même qu’il existe différentes façon d’être éveillé, il y a maintes façons de dormir. Entre le sommeil profond et l’éveil le plus lucide, c’est une gradation infinie, qu’il nous appartient de dire. Les cauchemars qui peuplent le sommeil de l’Europe sont la manifestation d’une mauvaise conscience, et ce cauchemar européen, il semblerait quelquefois qu’il dût être sans fin, comme un châtiment dont on ne sait quelle faute. Le pire est que nous croyons être éveillé alors que nous dormons encore, qu’un secret de l’éveil, qu’une étincelle d’or nous manque désespérément, mais à notre insu. Le monde moderne est une sorte d’ensommeillement dans le vertige de la technique. Voyez ces cités modernes, ce vacarme, ce bruit et cette fureur, ces monstres engendrés non plus par le sommeil de la raison, mais par l’hypostase de la raison, par la raison devenue folle, par la raison esseulée, par cette folie qui est celle de l’homme qui a tout perdu sauf la raison. Notre sommeil est celui d’une raison sans corps (donc sans âme). Lorsque nous dormons, nous oublions notre corps, et tout ce par quoi notre corps est relié au monde. Détaché des messages du beau cosmos miroitant, des effluves, des rumeurs, du bruissement de la lumière, nous tournons en rond dans notre subjectivité, dans cette folie autonome. Nous ne percevons plus rien de ce qui est, nous existons comme si rien n’existait en-dehors de nous, nous sommes pris, comme dans une glue, dans cet idéalisme subjectif qui fonde l’individualisme de masse, nous récusons toute autorité du monde sur nous, pour inventer un totalitarisme pieux, une superstition du collectif, qui se substitue à la totalité réelle, à laquelle on ne saurait donner d’autre nom que celui d’infini. Dans cette subjectivité, le monde nous quitte, nous perdons la compassion, et la tragédie, et la joie. A chaque époque, ses héros et ses mythes, la nôtre n’est plus celle d’Orphée ou d’Hermès, moins encore celle du Christ, mais celle du tueur en série, autrement dit du pervers narcissique, dont l’entendement s’est à tel point rabougri à l’intérieur de sa propre subjectivité qu’il méconnaît à la fois toute ressemblance et toute différence avec les autres hommes. La littérature populaire décline à l’infini ce cauchemar, auquel répond la mise en œuvre d’un cauchemar collectif : la société de contrôle, qui donne à la paranoïa toutes les apparences de la vérité.

La fabrication en série, c’est à dire le déni de l’unique, cette éminente hybris moderne, qui supprime radicalement toute compassion, n’est possible que par le refus du tradere, de la tradition, qui sans cesse réinvente le Même sous des atours différents. A l’inverse, le Moderne fabrique de l’Autre, sous des apparences toujours identiques. D’où ces fortes affirmations « identitaires », qui ne sont pas sans alimenter encore les cauchemars de nos mauvaises consciences. Les identités modernes sont des identités anti-traditionnelles, antihistoriques, figées comme dans la gelée d’un dessert anglais. Identités gélifiées, lyophilisées, où le logo publicitaire se substitue au Logos, au Verbe. Identités collectives certes, mais dont la collectivité n’est que l’extension de la subjectivité, une subjectivité pour ainsi dire élargie, un Moi devenu Nous, mais un Nous qui n’est rien d’autre qu’un Moi qui, en face de lui, ne voit que des Autres parfaitement identiques, des Autres sans âmes et sans visages.

Mais ce mauvais songe, ce songe agité, pénombreux, nous dissimule d’autres songes, des songes lumineux, des songes en à pic sur des paysages ouverts, immémoriaux, des songes vastes, des songes à la ressemblance des paysages de Caspar David Friedrich ou des poèmes d’Hölderlin. C’est qu’avant l’éveil, et pour bien se réveiller, il faut connaître les arcanes du beau sommeil, du sommeil bienfaisant. Avant d’agir, il faut savoir s’abandonner, et même consentir à se perdre un peu ; il faut s’endormir pour laisser s’éveiller en nous « les voix chères qui se sont tues », il faut laisser s’élever des abîmes, ces « jours de fête », ces promenades au bord de la Garonne qu’évoque Hölderlin, il faut se recueillir dans la patrie légère et fleurie qui demeure derrière nos volontés et nos outrecuidances, il faut se faire l’oreille assez fine pour entendre la musique intérieure des êtres et des choses. Cette communion heureuse exige l’abandon de l’âpreté. La recouvrance vient aux mains ouvertes et non aux poings fermés. Elle vient aux sourires et non aux rictus, mais pourrais-je un jour me faire pardonner cette ingénuité ? Au bord de la Garonne, dans la lumière d’or du quai de Tunis, où nous cheminons, vous et moi, en cette fin d’après-midi d’automne, j’aimerais offrir nos considérations improvisées, les seules qui vaillent, à la Diotima d’Hypérion, sœur de la Diotime platonicienne, et que cette Garonne bien-aimée nous soit comme la trans-réverbération de l’Illissos, de cette Grèce à peine moins perdue que ne le sont, pour nous, aujourd’hui, l’Europe et la France.

L’Ombre : Quel est donc ce tour étrange de votre pensée qui ne vous fait aimer que les causes, ou les choses, perdues ?

Le Voyageur : Peut-être n’est-ce qu’une crainte amoureuse ? Celui qui aime vit dans la terreur de voir disparaître ce qu’il aime. Mais de la France, qui n’est pas seulement l’ensemble des Français (et moins encore l’ensemble des Français qui nous sont contemporains !), de la France qui est toute la France, il faut bien savoir se dire à soi-même qu’elle est perdue, pour autant que les Français se moquent bien de cette « hauteur » et de ce « lointain » dont elle provient au dire du Général de Gaulle. Pour nos contemporains, je crains fort que la France ne soit qu’une « société », au sens le plus restrictif du terme, ou une population, pas même un Peuple. Le génie de l’Ancienne France, celle des Rois, fut de concevoir la France, non seulement comme un ensemble humain mais comme une géographie sacrée ! Ce qui est de la terre est un miroir de ce qui est au Ciel. Nous sommes redevables à une totalité plus vaste que les totalités sociales ou humaines. Et plus encore : la parole entre les hommes ne peut plus circuler si l’espace sacré d’une intercession surnaturelle nous est ôté. Voyez, de nos jours, comme se heurtent les subjectivités, les opinions. Jamais les êtres humains ne furent moins exercés à s’écouter les uns les autres. Où sommes-nous ? Dans un nulle part vociférant.

On ne se promène, on en se rencontre, on ne se parle que dans une géographie sacrée, c’est à dire dans un espace qui est aussi une temporalité, une historialité, un ressouvenir. Point d’échanges de bon aloi sans quelques souvenirs communs, et ces souvenirs lorsqu’ils appartiennent à la légende et à la poésie, sont d’autant plus faciles à convoquer, presque rien ne s’y oppose de nature, sinon une volonté farouche de nous arracher à notre bien commun. Nos élites informées se moquent régulièrement des livres d’Histoire de notre enfance qui nous faisaient réciter « Nos ancêtres les Gaulois… », sous prétexte que les « nouveaux arrivants » ont d’autres ancêtres, comme s’ils étaient les seuls à en avoir d’autres ! C’était déjà ne pas comprendre que les Gaulois sont les ancêtres de la France, et non point bien sûr, après Rome, après les diverses invasions, nos ancêtres au sens strictement biologique ! Quelle méconnaissance de la précellence du lieu, de l’espace géo-poétique où nous vivons ! Là où nous vivons, nous sommes toujours les héritiers de ceux qui nous y précédèrent ; à quoi bon, sinon, parler du « droit du sol » ? Celui qui, autrefois, entrait en France, entrait dans un Royaume, et c’est le Royaume, de droit divin, qui faisait de lui un Français. Alors bien sûr, moi qui ait du sang barbare, du sang germain, du sang ibérique, je puis réciter sans crainte, « mes ancêtres les Gaulois », quand bien même par mille radicelles, je suis attaché à la Grèce, et à Rome, et à l’Occitanie, et plus lointainement encore, par les Fidèles d’Amour, à cet Orient que sut faire vivre la tradition des troubadours, - mais en France, là, au bord du fleuve, je ne consens pas à la disparition de mon Pays en tant que réalité sacrée, je ne consens pas à l’effacement de tout ce qu’il fut, depuis les bardes, jusqu’au Roi Très-Chrétien, je ne refuse pas ce qu’il me lègue, impérialement et royalement. Et cette acceptation de l’héritage, cette responsabilité qui, d’emblée, m’est échue, d’en témoigner, je me refuse bien de croire de croire qu’elle soit une cause perdue. Ou, si elle est perdue, que ce sentiment de perte soit l’élan vers la recouvrance !

L’Ombre : Mais ceux que nous croisons dans notre promenade, ne sont-ils pas plus ombre que moi-même ? Que pensez-vous de ces Français, en chair et en os ? De ce qu’ils font de votre patrie bien-aimée. Quelle sont vos commentaires à leurs menées politiques, économiques, ludiques ?

Le Voyageur : Ne chercheriez-vous pas à m’accabler, à m’attrister ? Je ne vois que trop ces visages fermés, ces regards morts, ces existences réduites par la cupidité et la niaiserie, ce grégarisme affligeant. Quelques voyages me laissent à penser qu’il y a bien des peuples plus alertes, plus joyeux, où les conversations, les amitiés, tournent plus aimablement, où la méfiance, le dédain cèdent plus volontiers la place à l’hospitalité, à l’estime. Le milieu intellectuel français demeure soviétisé et comme toujours rongé par le remord d’une « révolution culturelle » inaccomplie. Face à une œuvre, l’intellectuel moyen ne se dispose pas à la goûter, il s’interroge d’abord si elle doit être ou non mise au ban. L’idéologie s’est substituée au goût : nous voici donc chez d’obtus moralisateurs, de fieffés ou de fielleux coquins qui exercent leur magistère à seule fin de faire taire quiconque veut dire deux ou trois choses qui lui sont venues d’elles-mêmes et non pas d’une officine bien-pensante. L’écrivain n’est plus un homme dont on goûte l’ouvrage, fût-ce pour le trouver mauvais, mais un Accusé, souvent sans avocat, et dont le Procureur veut se confondre avec l’opinion publique. Ce n’est plus l’art ou l’intelligence qui sont jugés, mais la convenance morale, la vertu édifiante. Nous retournons, à brides abattues, aux pires étrécissements du dix-neuvième siècle. Les journalistes, à quelques exceptions près, sont des punaises de sacristie : ils dressent des listes de bannis à l’intention des hommes de pouvoir. Il semblerait qu’ils se fussent emparé du catholicisme, en lui ôtant le faste, les rites, le dogme, l’intellectualité, la charité, le pardon, la compassion et la poésie pour n’en garder que l’Inquisition, une Inquisition, en l’occurrence, parfaitement sourde aux arguments des accusés, une Inquisition fonctionnant non pas sur une raison dévoyée, fallacieuse, sophistique, mais sur le lynchage public, en toute ignorance même de ce que l’on condamne. On imagine avec terreur, ce qu’il en fût advenu si ces censeurs eussent été en mesure de plier les Lois de la République exactement à leurs convenance !

L’Ombre : Et cependant, vous aimez ce Pays, vous ne le quittez point. Vous poussez même l’oblation jusqu’à y publier vos écrits ; vous me promenez dans ses villes, ses campagnes, ses rivages, vous parlez, et parfois beaucoup, avec vos semblables, et pas seulement avec des ombres. Il me semble que vous espérez on ne sait quoi.

Le Voyageur : Espérer « on ne sait quoi », c’est la parfaite définition de l’Espérance, sinon nous en serions à la planification, au calcul. Les Modernes espèrent peu, ils revendiquent, planifient, ils n’attendent rien, et ce n’est plus même l’impatience qui les caractérise, mais une volonté de se persuader eux-mêmes que tout doit être immédiatement à leur ressemblance. D’autrui ils n’attendent rien, sinon qu’il soit identique à eux. Le mot d’ordre est « tous pareils ». Et c’est plus qu’un mot d’ordre, c’est une profession de foi. Mais de ce semblable parfaitement identique, il n’y a précisément rien à attendre, rien à apprendre. A l’horizon de cet « humanisme » moderne, aucune surprise, nul émerveillement. Toutes les aspirations sont supposées être identiques : salaire, voiture, maison, week-end. Tout au plus gardons-nous la satisfaction d’en avoir un peu plus que le voisin. Mais si le voisin veut autre chose ? S’il croit à ce qui ne peut se planifier, se comptabiliser, c’est alors un archaïque, un réactionnaire, un fou, et sans doute, un fort méchant homme. On en vient progressivement dans nos sociétés à ne presque plus rien pouvoir dire. Tout vexe, heurte, scandalise, toute pointe d’idée suscite la réprobation. Celui qui pense dans l’accord avec ses prédécesseurs, celui qui songe avec Corneille ou Pascal, outrage presque en respirant. De la grande et belle liberté française, il ne reste presque rien ; Si l’on dîne dans la classe moyenne, désormais, il faut se brider comme chez les Talibans et mesurer ses propos comme chez les soviets. Tout ce que nous disons est volontairement mal compris. L’intelligence ne vole plus, c’est à peine si elle rase les murs. Ce monde soi-disant festif et « éclaté » est emmailloté de mille convenances absurdes, selon les milieux, dont on ne peut déroger sous peine d’excommunication. C’est une des raisons de notre entretien, chère ombre : la disparition, en France, de l’art de la conversation. C’est qu’en effet, la conversation ne sert à rien, elle ne participe point de la planification, elle divague, libre, ne servant rien ni personne, se dissipe dans l’air, où elle demeure mystérieusement. Sans verser dans un mysticisme bizarre, il me semble en effet, que certains échanges, lorsqu’ils se sont détachés du bruit ambiant, je veux dire certains échanges assez aigus, assez gracieux, demeurent dans une sorte de mémoire de l’air, une sorte de mémoire seconde, dans « l’air de l’air » comme disent les alchimistes, dans un éther d’où, parfois, elles nous reviennent. Il est des lieux, comme des personnes, qui nous inspirent, qui nous murmurent à l’oreille, qui favorisent la Geste de nos pensées comme il en est d’autre qui nous abrutissent. Je gage que certains beaux esprits en passant ici ou là ont laissé, par-delà des décennies, ou des siècles, ou des millénaires, des traces, des signes d’intelligence dans l’éther. De cette expérience, je tire deux enseignements, qui rejoignent ce que nous disions au début de notre promenade.

Le premier est d’un ordre diététique. Il faut choisir ses fréquentations comme sa nourriture ou comme ses drogues. Certaines sont indigestes et funestes. Un homme libre est d’abord celui qui peut choisir qui il fréquente. Les implications morales de cette liberté sont vastes. Elles nous situent d’emblée au-delà des « valeurs » domestiques. Elles nous prédisposent à comprendre les Principes. Le second enseignement est de l’ordre de la géographie sacrée. C’est ici, et non ailleurs, qu’une sorte de bonheur d’être vient à nous. C’est ici précisément que telle intuition fondamentale se fait jour. C’est ici que les Muses nous parlent, que nous entendons les voix sidérales des Dieux ! Pourquoi ici, et non ailleurs, fût-ce juste à côté ? C’est là une de ces questions à laquelle l’expérience me fait sans cesse revenir. Ce coin du monde, qu’il soit dans la nature ou dans la ville, ce coin précis, pourquoi en suis-je mystérieusement l’élu ? Je l’observe, je tente des définir ses caractéristiques, mais rien ne semble le distinguer fondamentalement d’un autre. Ce qui le distingue n’est ni le calme, ni même la beauté, qui possède ses critères plus ou moins objectifs. Non, cet espace où l’existence s’éploie, cet espace où transparaît une vérité du monde, cet espace où les atomes de l’air frémissent d’une vie plus intense, cet espace, qui est la réverbération d’une splendeur cachée, rien ne le distingue objectivement sinon cette vertu, cette puissance intérieure que je ne parviens pas à nommer ou à définir. Or, c’est ici précisément que l’œuvre de René Guénon vient à ma rescousse, par la notion de géographie sacrée. Certains lieux seraient ainsi des épicentres, souvent manifestés par des sources sacrées, des apparitions, d’une différenciation de l’espace-temps. Certains de ces lieux, où l’espace-temps se creuse en résonances, furent certes honorés par l’architecture sacrée. Mais d’autres sont laissés à l’abandon, mais ils sont, mine de rien, une colonne métaphysique entre le sensible et le suprasensible. Je connais telle buvette, avec des chaises en plastique, à côté d’un commissariat et de quelques rues commerçantes, où, chaque fois que j’y viens, le même phénomène de trans-réverbération se reproduit. Rien ne signale ce lieu, mais je découvrirais, peut-être, qu’il y eût là, il y a quelques millénaires, un temple druidique.

L’Ombre : Un esprit rationaliste, et les ombres sont parfois enclines, plus que les êtres de chair, à ces complaisances excessives envers la Raison, vous répondrait qu’il ne voit là qu’une preuve de votre sensibilité exaspérée, sinon exaltée.

Le Voyageur : L’esprit rationaliste fera bien, et je m’accorde volontiers avec lui pour dire que cette perception des « espaces sacrés » est corrélative d’une sensibilité physique exacerbée. Mais plus nous percevons les qualités de la lumière, de l’air, des couleurs, plus nous avons une chance de percevoir des nuances, sur un spectre plus large, qui touche parfois à des réalités qui, pour être subtiles, n’en sont pas moins reliées à l’espace-temps où nous nous trouvons. La Surnature prolonge la nature, disions-nous, et le sacré irise l’immanence. J’y vois la preuve que nous avons bien tort de nous en tenir à cette vision schématique du réel qui ne voit que des plans et des coupes, et délaisse un peu trop promptement ce vague, ce halo, cette incertitude enchanteresse où gisent les secrets d’or de la suavité et de la transfiguration. Plus qu’un déni de la raison, j’y vois une réactivation de l’esprit de finesse dont parlait Pascal. Il ne s’agit pas seulement de mesurer les choses, il faut encore les entendre, recevoir leurs qualités. Ajoutons à l’esprit de géométrie, la finesse de la géographie sacrée, et nous comprendrons alors ce que veut dire le mot Royaume. Le rationaliste pratique une rétention, une avarice. Il veut garder ses pensées sous le joug qui veut les faire servir. Il ne veut point que ses pensées s’aventurent, qu’elles se perdent, qu’elles lui deviennent étrangères, indiscernables, lointaines. Il veut ses pensées bien rangées, à ses ordres. Mais cette volonté est vaine, cette volonté n’est qu’une « volonté de volonté », c’est-à-dire un nihilisme. Cette volonté méconnaît le resplendissement de l’indiscernable. Voyez les montagnes embrumées de la peinture chinoise. Les œuvres d’art quelquefois sont un enseignement du réel.

L’Ombre : La réalité serait-t-elle toujours contraire à la Raison ? Mais que deviennent alors ces belles conquêtes prométhéennes de l’Occident ? Seriez-vous, vous aussi, un ennemi de l’Occident ? Partageriez-vous la tentation d’une négation de l’Histoire ?

Le Voyageur : Je parlais du réel, plus que de la réalité, et le réel ne saurait être contraire à la raison, puisque la raison naît du réel. Et que faisons-nous, pas à pas, sinon raisonner, depuis une heure, en nous interrogeant sur la raison de la raison ? Quant aux belles conquêtes prométhéennes de l’Occident, elles me laissent quelque peu dubitatif. D’abord parce que la notion même d’Occident me semble plus cosmique que culturelle. Je vois l’Occident, je vois l’Orient, mais ces mots m’évoquent le crépuscule et l’aurore ici et partout et beaucoup moins une « vue du monde » en laquelle je puis reconnaître ce qui me tient à cœur. Par surcroît, l’Occident opposé à l’Orient nous précipite dans une sorte d’hérésie manichéenne. Quant à Prométhée, permettez-moi de lui préférer Hermès Trismégiste. L’Europe à laquelle nous songeons n’est pas seulement une partie de l’Occident, elle contient son propre Orient et son propre Occident, et pour soumise qu’elle soit, pour lasse qu’elle soit laissée par des générations de désenchanteurs, elle n’en recèle pas moins, dans ses œuvres les plus significatives, une alternative hermétique à la démesure prométhéenne. S’il vous en souvient, nous avions, dans nos promenades vénitiennes, parlé de Novalis, dont l’œuvre proposait une alternative au prométhéisme, avant même qu’il fut triomphant. Cette division du monde en Orient et en Occident, pour guénonienne ou spenglerienne qu’elle soit, a l’inconvénient majeur de laisser comme aux marges de l’Histoire le génie européen, qui est, un génie inaccompli et demeure une possibilité non encore réalisée, et comme en attente. Pour nos contemporains, l’Europe, ce n’est rien d’autre qu’une économie. L’Histoire, dans sa dimension tragique, se joue entre l’Orient et l’Occident, autrement dit, dans cette vue parcellaire qui est celle de l’actualité, entre les Etats-Unis et l’Islam. Et nos intellectuels se précipitent sur les chapeaux de roue dans ce débat. Chacun y va de sa préférence. Les uns tiennent pour l’Amérique, terre des libertés individuelles, les autres pour l’Islam, supposée religion des « opprimés »… Comme si le destin de l’Europe était scellé, comme si l’Europe, je veux dire la culture européenne, n’avait plus rien à dire au monde, ni à elle-même. Je ne me résigne nullement à ce consentement à l’inexistence ; et ne pas se résigner, c’est opposer une autre hiérarchie des importances à celle qu’on nous propose, ou qu’on nous impose.

Partons de cette prémisse : un poème de Scève, de Shelley ou d’Hölderlin, est plus important qu’un empire industriel, plus important qu’une boisson gazeuse, plus important que n’importe quelle innovation technologique en matière de communication (d’autant que plus on communique, moins il a quelque chose à communiquer à quelqu’un !). Un poème de Scève, de Shelley ou d’Hölderlin nous importe davantage car ce qui s’y joue est unique, car l’esprit humain s’y empare de ses propres pouvoir en donnant des preuves de ses conquêtes, car ce sont des œuvres, que ne frappe aucune obsolescence, - au contraire des technologies dont l’une est chassée par une autre, encore plus superfétatoire et vaine. Je dis « superfétatoire » car la technique moderne m’apparaît comme une gigantesque rhétorique folle, qui n’est mue par aucune pensée… Or je vois dans la culture européenne une chance de résister à l’occidentalisation générale du monde, une ressource de liberté éprouvée susceptible de ne point nous laisser à la seule alternative du fondamentalisme démocratique et de la démocratie fondamentaliste. La disparition pure et simple des Lettres classiques de notre enseignement, et même des Lettres tout court, n’est pas seulement la conséquence d’une érosion fatale ; elle obéit à la volonté de faire disparaître un certain usage de la liberté (l’usage qu’en firent par exemple, Marc Aurèle ou Montaigne). La Liberté abstraite, générale, rhétorique, vient par en dessous, nous faire oublier que nos véritables libertés sont dissoutes.

L’Ombre : Le Moderne croit ainsi pouvoir penser « par lui-même », sans recourir à Marc Aurèle ou à Montaigne. Mais vous citez Montaigne, je m’attendais plutôt de votre part à une allusion à Joseph de Maistre.

Le Voyageur : Ah ! L’immense, la vertigineuse niaiserie, à faire comme disait Léon Bloy « hurler les constellations ». Penser par soi-même ! Il y a là quelque chose qui relève de l’onanisme et de l’auto-anthropophagie ! « Penser par-soi-même », autrement dit être emprisonné en soi-même. Cette belle formule sert toutes les paresses et toutes les incuriosités. Je l’entends comme la formule obscurantiste par excellence, la grande et infatigable propagatrice de l’ignorance et du conformisme. Car penser par soi-même, en pratique, cela veut dire penser comme tout le monde, penser comme la télévision, le journal du matin, la café du commerce, penser sous le séchoir du salon de coiffure. Ils y vont sans coup férir, nos héritiers de soixante huit, à cette pensée par soi-même. Le moindre babil d’un analphabète, surtout lorsqu’il provient des « classes défavorisées » semble, au « pédagogiste » moderne plus admirable que toutes les tragédies de Corneille. L’orthographe massacrée lui semble merveilleusement inventive, le rap charme ses oreilles mieux que Ravel, il raffole des ordures et de la cacophonie. Tout cela le jette dans des transes, des béatitudes car il y voit les fruits exquis de cette calamiteuse injonction «  penser par soi-même ». Ce qui, dans la langue française doit être appris lui est odieux. Pourquoi opprimer ces jeunes créatures, leur ôter leurs idiomes approximatifs pour leur imposer la langue des maîtres, des oppresseurs ? Qu’ils en restent aux crachats, aux vociférations et aux coups ! Le monde doit trembler sur ses bases ! Mais, en vérité, plus rien ne tremble, tout s’effiloche, se dilue. Le néant de l’anti-logos, le néant de la barbarie rejoint le néant de la consécration publicitaire, le néant de l’art moderne, le néant du jargon universitaire. Tout se rejoint, rien ne se différencie, comme dans la toute-puissance de la mort.

Seul hiatus salvateur : ne pas croire en la toute-puissance de la mort, discerner dans les profondeurs du Temps, la silhouette du Christ Glorieux, éclairé par le ressouvenir de la lumière antérieure qu’on refuse de voir ! Or, cette Europe recouverte de cendre, cette Europe asphyxiée, cette Europe en léthargie, j’y repensais justement en relisant les considérations de Joseph de Maistre sur la Providence divine. A certains égards, l’œuvre de Maistre renouvelle l’injonction orphique : ne nous retournons pas en arrière : opérons non à une contre-révolution mais au contraire d’une révolution. Autrement dit, reformulons le temps autrement. Non pas en termes de « restauration » du passé, mais en termes de retour de l’éternité. Nous laisserons donc les « valeurs » bourgeoises à leurs défaites, le néo-pétainisme s’enliser dans ses ignominies, nous laisserons à leurs pesanteurs les nostalgies muséologiques pour nous en tenir à l’essentiel, à ce qui demeure d’éternel dans la tradition, c’est-à-dire le mouvement, l’émotion du tradere. Le grand dessein, désormais, sera, selon la formule de Joë Bousquet, de traduire du silence. Et traduire du silence, ce sera exactement le contraire que de « penser par soi-même » car ce silence est fait du « concert des voix » dont parlait Péguy, de tous nos morts, qui par leurs œuvres sont bien plus vivants que les vivants-morts qui nous entourent, qui prétendent à régir nos âmes, nos morales.

L’Ombre : « Reformuler le Temps autrement, dites-vous ? Mais je peine à faire la part, dans vos propos, de l’Histoire et de l’Eternité. Votre allégeance à l’Eternité n’est-elle pas une négation de l’Histoire ?

Le Voyageur : Trouver au Temps une autre formule, mais au sens rimbaldien du « lieu et de la formule », n’est-ce pas l’injonction tacite qui précède toutes les œuvres poétiques, littéraires, philosophiques ou scientifiques ? Loin de s’exclure l’Histoire et l’Eternité sont, il me semble, en miroir, - ce qui suffit à définir toute spéculation : une mise en miroir du Temps et de l’Eternité. L’Histoire, au sens étymologique, n’est autre que l’enquête. Cette enquête suppose une réalité qui lui soit antérieure. L’enquête elle-même n’a d’autre réalité que spéculative… Diviniser l’Histoire, autrement dit en faire une cause, est une forme d’idolâtrie, ou, plus exactement, de superstition. C’est bien cette superstition de l’Histoire, pauvre caricature de la divine Providence, qui est à l’œuvre dans les idéologies progressistes comme dans les idéologies réactionnaires (qui sont du progressisme à l’envers). Que le progressisme soit, en réalité une régression, il suffit, pour s’en convaincre de voir à quoi se trouvent réduites notre culture et notre civilité. Je n’en veux pour preuve que l’infantilisation généralisée, qui rejoint, souvent la bestialité. Le processus d’hominisation semble, sous le règne du Progrès, faire singulièrement marche arrière. On voudrait nous persuader que ces avancées sont fatales ; et certes, elles le sont massivement, - mais des zones inaltérées subsistent pour le singulier. Avez-vous noté que la « morale citoyenne » que nous proposent les médias, assortissent presque toutes les notions du mot « pluriel » ? Tout désormais est au pluriel : les cultures, les musiques, rien n’est plus au singulier. Les citoyennetés sont plurielles. Tout est donné à se désagréger, à se décomposer, à se « déconstruire ». Le singulier est maudit pour autant que demeurait en lui un reflet de l’Un, c’est-à-dire un témoignage de l’être. Le propre de ce qui est, nous dit Parménide, est d’être un, et même d’être unique. Or, reconquérir l’unicité suppose, en effet, une autre formule du temps, un temps qui fleurit, pour chacun d’entre nous, en corolle d’éternité. Et ce temps existe bel et bien pour chacun : c’est, par exemple, le temps de la lecture.

La radicale différence entre un spectacle médiatique et un livre réside dans la temporalité en laquelle s’inscrit notre attention. Le spectacle impose son temps, nous subjugue à son rythme, il a ceci de totalitaire qu’il faut soit l’accepter entièrement dans son déroulement, soit le refuser. Le temps du spectacle est linéaire, il nous conduit, à tant d’images par seconde, à la fin. Le temps du livre est, par nature digressif, non seulement par rapport au temps collectif, mais encore par rapport à notre propre temps individuel. Un beau livre est celui où nous, littéralement, perdons notre temps. Ce temps perdu est retrouvaille d’un autre Temps, d’un temps sacré. L’entendement va s’assoupir dans telle phrase, pour se réveiller dans une autre, après un rêve séculaire. Entre deux mots, chez un écrivain digne de ce nom, parfois des siècles dévalent la pente de la rêverie. «  Le mur des siècles m’apparut » écrit Victor Hugo. Toute lecture qui n’est pas strictement utilitaire est une merveilleuse perte de temps. C’est en ce sens que la démarche universitaire, qui rend certaines lectures utiles à la carrière, est perverse. Elle ramène au linéaire, au profane, ce qui appartient à la spirale et au sacré. Toute bonne lecture est digressive, elle déjà digression à l’intérieur de la vie quotidienne. Et cette digression invite par surcroît à l’autre digression infinie dans le temps même de la lecture. Notre entendement s’immobilise dans un mot, tantôt il galope à travers des volumes. Aujourd’hui les éditeurs voudraient nous fabriquer des livres qui se lisent comme on regarde un spectacle, grossière erreur ! Le livre ne vaut que par cette mise à disposition d’une temporalité secrète, offerte au bon vouloir du lecteur. J’observe enfin qu’il n’est rien de plus courtois qu’un livre : silencieux, il attend qu’on veuille bien l’ouvrir, il ne sollicite pas l’attention, il se s’impose pas, en goujat, aux oreilles des pauvres humains. Telle est sa force et sa faiblesse. Il est faux de croire que la télévision nuit à la lecture : celui qui veut s’abrutir comment serait-il digne du livre qui sollicite son intelligence et son imagination. Mais si les livres et surtout ceux qui nous estiment assez pour nous dire des choses improvisées, digressives, sont délaissés ce n’est point tant qu’ils sont « difficiles », c’est qu’ils exigent de nous une liberté de mouvement, - un mouvement qui ne soit pas connecté au grégaire, une sorte d’indépendance active : celle du promeneur qui préfère les forêts aux allées du centre commercial. Si l’Europe et la France sont endormies, si elles sont belles au bois dormant, et non point cadavres, c’est que leur âme sommeille dans certains livres, y compris de quelques livres qui ne sont pas encore écrits, comme en d’autres qui n’ont jamais été lu.

L’Ombre : Je reconnais là votre référence à Heidegger qui écrivait que les poèmes d’Hölderlin demeurent « en réserve » dans la langue natale des Allemands.

Le Voyageur : Rien ne me dissuade de penser que presque rien, jusqu’à présent, n’a été vraiment lu, en dépit de quelques mégatonnes de thèses, qui, au demeurant, tournent toujours autour des mêmes œuvres et des mêmes thèmes. C’est tout simplement que pour lire, le temps nous manque, je veux dire, le temps perdu. Ou peut-être est-ce nous qui manquons au temps. Nous manquons au temps : c’est notre impolitesse. Nous ne le reconnaissons point dans sa beauté, dans son resplendissement d’éternité. Nous lui manquons de respect. Par nos activités lucratives ou ludiques, nous l’insultons. Nous passons à côté de sa vérité et de sa bonté. Et passant à côté du temps, nous passons à côté des œuvres, nous passons à côté des hommes qui sont les auteurs de ces œuvres. Souvent ce qui nous écarte de l’essentiel n’est autre que notre vanité. Nous répugnons à accorder de l’intérêt à ce qui pourrait bien en avoir plus que nos cogitations et nos activités quotidiennes. L’ignare n’est pas un déshérité, c’est un vaniteux. Il y tient tant à ces pensées qu’il eut « par lui-même » qu’il ne voudrait à aucun prix qu’elles fussent confrontées, et peut-être à leur défaveur, à d’autres. Rien n’est plus despotique que la banalité. C’est ainsi qu’à chaque génération les foules passent à côté de ceux qui eussent éclairé leurs heures sinistres, les foules, mais aussi, et surtout, les proches. Nul n’est plus hostile qu’un « proche » à une pensée qui vient de loin, c’est une haine familiale. De même, nul aujourd’hui, n’est plus hostile à la littérature française qu’un Français. Lorsqu’il fréquente les pages du Monde, tout l’intéresse, la littérature papoue ou malgache, tout ce qui ne s’écrit pas en français. Sa propre langue ne lui est supportable que traduite de l’étranger. Il lui faut ce détour, ce cordon sanitaire, sans quoi quelque chose lui, s’en révulse. Des livres presque illisibles, furieusement controuvés, auxquels s’ajoutent les approximations d’un traducteur harassé, l’esbaudissent. Sa propre langue lui brûle les yeux et les doigts. Il ne peut l’entendre. L’horreur qu’il en éprouve est à la mesure de ses reniements. Langue d’homme libre, la langue française l’offusque et tout son effort consistera à l’expulser du territoire national.

Ce travail, hélas, est bien avancé, et ce ne sont pas les « puristes » qui veillent, avec cuistrerie, sur le bon usage, qui seront en mesure de combattre cette haine avec un si grand amour qu’une ingénuité nous serait rendue ! Le génie de la langue française est sa plasticité et de pouvoir s’écrire comme elle se parle, avec les accélérations, les alentissements, les diverses vitesses de croisière de la conversation. Laissons les règles dans les tréfonds de notre mémoire seconde, quitte à en oublier quelques unes, allons à l’oreille, au plus vif, sans trop nous soucier, et même avec une certaine désinvolture, voire un « négligé » de bon aloi. Ce qui nuit à la langue française, ce n’est pas la « dérégulation » mais la manie de la laideur, - qui est une faille du caractère bien plus que de la grammaire : cette crainte de la censure qui embarrasse la parole, la courbe aux jargons, en fait une langue torse, bifide, mensongère, une langue sous surveillance policière ! Je crois que tel est le fond de l’affaire, nos compatriotes n’osent plus parler. Le génie de la langue française qui la porte naturellement vers les pensées les plus déliées leur semble périlleux. Quelle singularité risque de se faire jour, à quelle vindicte ne risquons-nous pas d’être livré si nous laissons chanter les mots, si le colloque des oiseaux se livre à son joyeux tapage ?

L’Ombre : Je vous devine : vous nous dites qu’il est impossible de « penser par soi-même » dès lors que l’on s’accorde au génie de sa langue.

Le Voyageur : Nous touchons là à un beau paradoxe. Nous ne pouvons être singuliers que par tradition. Quiconque consent au génie de sa langue pense avec l’ensemble de ceux qui écrivirent et parlèrent avant lui dans cette même langue. Mais ce « quiconque » devient aussitôt un « chacun » par l’usage unique qu’il fait de ce magnifique entrelacs. Ne pouvant tout dire de toutes les façons, il choisit d’en dire un peu, de telle façon. Cela suffit à son irréductible singularité. De même qu’il est absurde, et ridiculement vain, de s’affirmer écrivain ou artiste « contemporain », - ce que nous sommes tous fatalement jusqu’à notre mort, il est ridicule et vain de se vouloir singulier en « pensant par soi-même ». Pour que j’écrive, il fallut que le monde soit, et que le Verbe en décidât. Que viendrais-je alors m’embastiller dans la volonté d’être autre chose qu’un scintillement sur le fleuve ?

L’après-midi s’achève. Le soleil bas allume la Garonne. L’ombre laisse silencieuses les feuilles jaunes et rousses que le Voyageur fait craquer en marchant vers une terrasse qui, à contre-jour, semble enveloppée d’un halo de silence.

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématique, éditions de l'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

 

00:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

02/01/2022

Notes sur l'oeuvre de Friedrich Nietzsche:

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Friedrich Nietzsche

 

Nietzsche fut d'abord un homme de goût. Ce qu'il saisit d'emblée dans les idées, les paysages, les oeuvres, c'est une saveur. Son traité Le Gai Savoir ne dit rien d'autre que la précellence de ce qui peut se goûter, se savourer et faire ainsi l'objet, non d'une évaluation morale ou « scientifique », mais d'un jugement esthétique, un jugement d'homme de goût en accord avec la beauté, la profondeur et « les aspects problématiques de la vie ». Ce caractère constant de l'œuvre de Nietzsche est ce qui l'éloigne le plus du Moderne qui érige l'utilitarisme et la goujaterie en principes universels. Ce caractère fait de Nietzsche l'égal et pour ainsi dire le « contemporain spirituel » de nos Moralistes du Grand siècle qui furent pour lui des modèles et qu'il jugea même, quelquefois, supérieurs aux Grecs. Nietzsche fut indubitablement le plus français des écrivains allemands.

Sa notion du « bon Européen » se précise dans le compagnonnage des oeuvres de Spinoza, de Montaigne, de Pascal. Il y a différentes façons d'être « Européen ». L'Europe allemande n'eut guère la faveur de Nietzsche qui cultivait à l'égard de ses compatriotes cette saine méfiance qui fut également celle de Goethe, d'Hölderlin et de Schopenhauer. L'Europe que Nietzsche pressent, qu'il désire, dont il entrevoit les signes distinctifs à travers les nuées assez sombres qui annoncent les catastrophes du début du vingtième siècle, est bien une Europe française, ou plus exactement une Europe romane, où la grâce des gestes et l'audace et la profondeur des pensées s'accordent en une même puissance. Ces préférences, ces puissances, la philosophie de Nietzsche consiste précisément à ne pas les justifier et encore moins à chercher à se les faire pardonner. Entrer dans l'œuvre de Nietzsche, c'est entrer dans une sapience où la légèreté et la gravité s'accordent dans une beauté dont on ne sait exactement, tout d'abord, si elle désigne un commencement ou une fin.

Telle est la première question qui se pose au lecteur attentif: la légèreté et la gravité unies en ces phrases à la fois désinvoltes, aristocratiques et obscurément pressantes, tragiques et confidentielles sont-elles l'hymne ultime d'un savoir-vivre et d'un savoir-être irrémédiablement perdus, d'une profondeur légère destinée à disparaître avec ce « Progrès » que l'on n'arrête pas davantage que la peste ? Ou bien cette conjugaison de vertus contradictoires est-elle l'ébauche d'un chant nouveau, d'un monde nouveau ? Sont-elles crépusculaires ou aurorales ? Sans doute l'un et l'autre, et ce serait une clef à l'énigme que demeure pour beaucoup d'exégètes, l'Eternel Retour. Heidegger dans ses approches si lumineuses des Présocratiques nous montre en quoi c'est au Couchant que se divulguent les secrets du Levant. Il fallait attendre l'assombrissement du monde avant la nuit pour que fussent entendues, enfin, et comprises, les paroles aurorales et l'ontologie des premiers d'entre les philosophes européens.

La première vertu de l'œuvre de Nietzsche est d'éveiller notre entendement, d'en accroître la sensibilité, d'en fourbir les armes, voire de lui inventer de nouveaux instruments de perception. De même que Goethe inventa, à partir de ses observations, une « Théorie des couleurs » qui est loin d'être devenue obsolète, Nietzsche invente une nouvelle façon de percevoir les « valeurs » qui fondent les cultures et les civilisations. Cette perception, on pourrait la dire à la fois musicale et diététique. Les valeurs morales de son temps, Nietzsche les écoute, il en perçoit les dissonances, voire la vulgarité, en musicien. Confondre l'utilité sociale et le Bien moral, comme le font les valeurs bourgeoises de son temps, et du nôtre, c'est là un discord qui heurte toute sensibilité musicale un peu raffinée, c'est une incontestable faute de goût, et donc une offense au Vrai et au Beau. Ce que produit cette morale, c'est pire que de la mauvaise musique, c'est une abominable cacophonie qui rend la vie à tel point insupportable qu'elle en favorise le nihilisme.

« Sans la musique, la vie serait une erreur » écrit Nietzsche. Or, cette a-musicalité, ou cette anti-musicalité des « valeurs » dominantes a précisément pour conséquence, sinon comme but, de léser la vie, de la rendre impossible, d'en favoriser la négation systématique, autrement dit d'instaurer la tyrannie du nihilisme, comme « horizon indépassable ». Face au Progrès, aux philosophies politiques utilitaristes, aux morales puritaines, à l'idolâtrie de la science, Nietzsche s'oppose comme critique musical. Restituer au monde sa musique, réapprendre à jouer, revenir dans le courant scintillant du devenir, dans l'innocence de la variation, que connurent toutes les civilisations traditionnelles; se délivrer du schéma, de l'abstraction, tel sera le remède préconisé par la diététique nietzschéenne.

La morbidité générale de l'époque, l'affadissement des mœurs, la morosité et la mauvaise humeur, tous ces symptômes déplorables qui rendent ordinairement si pénible la fréquentation de nos semblables et nous inclineraient à devenir anachorètes, Nietzsche diététicien y voit à la fois les causes et les conséquences de mauvaises interprétations philosophiques et de mauvais traitements. Par méconnaissance de son corps et de son âme, par manque d'hygiène morale, par de fallacieuses analyses, l'homme moderne se rend inapte à user de son entendement; il se prive de la puissance magnifique d'exercer sa vie et de la hausser à la beauté et à la dignité d'une oeuvre d'art. Le propre de l'homme moderne est de se mortifier par bêtise et par mesquinerie, ou, pire encore, par paresse, par négligence. L'admirable « intempestive » sur Schopenhauer, qui contient en germe toute l'œuvre future, commence par cette observation: « Les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le secret de la mauvaise conscience de chacun, en affirmant que tout homme est un mystère unique ».

Sans doute Nietzsche n'était-il point l'absolu pessimiste que voient en lui les spécialistes informés de sa loyauté persistante, quoique critique, à l'égard de l'œuvre de Schopenhauer: le Solitaire d'Engadine croyait être compris en l'an 2000. A lire les âneries et les disertes approximations qui s'accumulent à une vitesse grandissante, tout au plus peut-on croire, qu'à défaut de la compréhension de l'œuvre elle-même, est offerte à nos contemporains la possibilité d'être confrontés à la croissante pertinence de ses analyses: « Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent indifférents, indignes qu'on les fréquente et qu'on les éduque ». Cette humanité indifférente, en tant que « marchandise fabriquée », cet individualisme de masse, véritablement industriel, alors que l'art de l'éducation traditionnel équivalait à un artisanat, cette humanité des « derniers hommes », il faudrait désormais être bien naïf pour ne pas voir son triomphe. Or, ce triomphe est une offense faite au génie, à l'éclat unique, au frémissement de la vie; ce triomphe est un reniement, un abandon, un en-deçà: « Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne, plus répugnante, que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut même plus attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf, et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné... » Emprisonné dans un monde de représentations industrielles, réduit à un état de plus en plus spectral, virtuel, l'homme moderne, devenu objet de série n'en parade pas moins, au milieu de ses jouets technologiques comme un « fantôme galonné. » Il tient à son rang dans l'inexistence avec un fanatisme étrange, lui qui a renoncé à toute aventure et toute chance d'atteindre à la vie magnifique. L'intellectuel moderne n'échappe guère à l'emprise de ce monde spectral, à ce consentement à la médiocrité, soit par manque d'imagination, soit par mauvaise conscience. Se dénigrant lui-même, échappant à son propre génie, louchant à droite et à gauche, vers les pouvoirs du Démos ou de l'Argent, l'intellectuel qui renie la souveraineté de l'Intellect, et se met par exemple à idolâtrer l'Economie ou la Race, devient cette créature honteuse, morne et répugnante qui n'use de son talent d'écrivain que pour insulter le Logos, de sa mémoire que pour offenser la tradition. Il sera un nihiliste complaisant, trouvant dans son rien son confort et sa dignité de « fantôme galonné ».

Surmonter le nihilisme, vaincre la mauvaise conscience, c'est d'abord retrouver la beauté du geste, et le sens de sa profondeur. Pour un écrivain, ce sera retrouver la saveur des mots, et le gai savoir d'un art d'écrire, non plus honteux, mais simple et loyal. Victorieux du nihilisme passif, le philosophe-artiste, autrement dit l'homme de goût, retrouve la sérénité, mais cette sérénité n'est point la sérénité de l'homme qui renonce ou qui abdique, mais la sérénité qu'apporte une décisive victoire sur soi-même: « Car il existe, précise Nietzsche, deux façons très-différentes de sérénité. Le penseur véritable rassérène et réconforte toujours quoiqu'il exprime, sa gravité ou sa plaisanterie, son entendement humain ou son indulgence divine; il le fait sans gestes moroses, sans mains tremblantes ni yeux mouillés, mais avec assurance et simplicité, avec force et courage, peut-être d'une façon chevaleresque et dure, en tous cas comme quelqu'un qui est victorieux. »

Nietzsche est indubitablement de ces penseurs qui donnent du courage. L'étymologie ne ment pas: son oeuvre est un cordial. Ceux qui ne peuvent entendre son nom sans imaginer un prophète allemand furibond apologiste effréné de la brutalité de l'Histoire ne percevront point ce qu'il y a de simple, de loyal, de bienveillant et de débonnaire dans la prose de Nietzsche. Nietzsche est avant tout un écrivain amical, il s'adresse à des amis connus ou inconnus avec cette honnêteté qui, interdisant les illusions optimistes, autorise de peindre une réalité sous des traits un peu sombres. La critique de Nietzsche n'est jamais malveillante. Son « pessimisme » est une incitation à la joie. Au demeurant ceux d'entre nous qui ont quelque expérience de leurs semblables le savent: les pessimistes, qui s'attendent toujours au pire ne cessent de renouveler leur joie d'avoir cette fois encore échappé aux désastres prévus; les optimistes et les progressistes, eux, passent de désillusions en désillusions et leur tendance générale est à l'acariâtre.

Un mot a pu surprendre, dont nous qualifions l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal, c'est celui de débonnaire. Mais, là encore, il faut entendre, sous le sens acquis, et parfois peu profitable car mal acquis, le sens originel. Le débonnaire, celui qui a bon air, n'est autre que l'aristocrate. L'une des constantes de l'œuvre de Nietzsche est précisément la recherche et la défense d'un idéal aristocratique, d'un type humain délivré du ressentiment. Rien n'a été aussi mal compris dans l'œuvre de Nietzsche que ce songe stendhalien des « rares heureux », cette méditation proche des « Pléiades » de Gobineau, ce goût réaffirmé pour les fils de rois. Les interprètes les moins bien avisés n'ont cru voir dans cette préférence qu'une apologie de la loi du plus fort, alors qu'il s'agit exactement du contraire. Pour Nietzsche l'aristocratie trouve précisément sa raison d'être comme sauvegarde du plus fragile, du plus menacé. L'aristocratie, qui est au principe de toutes les hautes cultures, est un combat contre l'état de fait. : « Les hommes les plus semblables entre eux, les plus ordinaires, avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins facile à comprendre ont grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus in simile naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »

L'aristocratie n'est donc point, dans l'acception particulière que Nietzsche donne à ce mot, un produit naturel de l'état de fait, de l'évolution, mais au contraire l'effet, toujours menacé, fragile, rare, et d'autant plus précieux, des « forces adverses » : « L'âme inférieure est mieux armée que l'âme aristocratique. » Cette simple observation suffit à légitimer l'aristocratie, en tant que notion décisive de la philosophie politique, en tant que nécessité d'une gradation et d'une hiérarchisation des droits et des devoirs, en tant que sens supérieur de l'équité. Si l'âme aristocratique est réduite à n'être que l'égale de l'âme inférieure, cette dernière triomphera et ne laissera pas la moindre place à la première. Toute la difficulté de l'interprétation des notions nietzschéennes tient à ce qu'elles demeurent ouvertes. L'aristocrate, pour Nietzsche, n'est pas le hobereau qui va à la Messe et élève des marmailles par cohortes dans de grandes maisons mal chauffées. L'aristocratie, pour Nietzsche est un style, fait de désinvolture, de loyauté et de bienveillance mais elle est aussi, et surtout une possibilité. Nietzsche songe à une possibilité humaine qui, tout en demeurant fidèle aux oeuvres et aux exemples du passé, n'est pas encore advenue.

La critique sans la moindre concession que Nietzsche fait du monde moderne, du monde des « derniers des hommes », n'est pas le moins du monde réactionnaire. Le réactionnaire, pour Nietzsche, c'est l'homme qui trahit son propre génie, l'utilitaire, l'homme du ressentiment, emprisonné dans la pensée calculante et qui ignore ou dédaigne, avec une inconcevable prétention, l'Art et l'ivresse, Apollon et Dionysos. L'aristocratie, non en tant que classe, mais en tant que possibilité supérieure d'exercer son humanitas, sera d'abord le pouvoir de l'excellence, de la force généreuse, principe de grandeur et de véracité. Seule une vertu donatrice fonde le grand et le vrai. Telle est la puissance, cette autre notion si radicalement incomprise. La puissance est le secret du Don et de la possibilité offerte, et que la paresse ordinaire de l'homme dédaigne, de la vie magnifique.

Toute l'œuvre de Nietzsche apparaît comme mise en mouvement par l'étonnement et la révolte que suscite en lui le spectacle d'une vie amoindrie, d'un consentement à une vie inférieure, mesquine. Des possibilités immenses s'offrent à l'entendement humain, des chances prodigieuses, des mondes de rêve et d'ivresse, de volonté et de joie, et personne ne semble s'en apercevoir. L'impatience, le sens du tragique et du rire, le sarcasme, le lyrisme, et même la folie sont les réponses de Nietzsche à cet incroyable aveuglement. Le tempérament éminemment chevaleresque de Nietzsche lui interdit de se résigner à ce que la beauté fût à tel point méconnue. Il se fait humoriste, danseur, érudit, poète pour trouver le moyen d'atteindre à la conscience obscurcie de ses contemporains, mais en vain. La facilité du malheur triomphe sans peine de la joie ingénue, de la fontaine jaillissante, dont il veut nous abreuver.

Ce monde est bas, médiocre, vulgaire, il est une insulte faite à nos sens et au sens lui-même, ce monde est sans goût, insipide ou saumâtre, c'est un monde dominé par les brutes, les fanatiques et les goujats, mais c'est aussi, et c'est là le prodigieux espoir qui anime envers et contre tout la volonté de puissance nietzschéenne, un monde fondé sur de fausses représentations, sur des ombres, un monde virtuel, fantomatique. L'idéal de la « bête de troupeau »peut dominer le monde, « avec cet amour du prochain qui n'est que le mauvais amour de vous-mêmes », le « plus froid des montres froids » peut bien devenir planétaire et partager son pouvoir entre le fondamentalisme et la marchandise, tout cela peut bien se réaliser au-delà de nos craintes, il demeure une irréductible souveraineté: « La première question n'est nullement de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais s'il y a quelque chose de quoi nous soyons satisfaits. En admettant que nous disions oui à un seul moment, nous avons par là dit oui non seulement à nous-mêmes mais à l'existence toute entière. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes ni dans les choses: et si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d'une lyre, ne fût-ce qu'une seule fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul évènement, et dans ce seul moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée. »

Cette affirmation de l'être, de la bonté de l'être et de la gratitude humaine sera à l'origine de ce que Nietzsche nomme le « grand style ». Comprendre l'être à partir du style n'est point un détour: c'est le chemin le plus court, sinon celui du moindre risque. Il ne s'agit point seulement d'encourir le ressentiment du médiocre ou d'être mal compris: le danger, le danger apollinien, est d'être frappé par la foudre. La menace de la foudre d'Apollon à laquelle Nietzsche s'expose, que le vulgaire nommera « folie », rien ne peut en être dit qui ne soit mensonger si l'on oublie que le goût de Nietzsche, sa science, sont dévoués et unis dans un même combat contre la démesure, contre l'hybris. La promesse de Nietzsche, son vœu le plus généreux, son exemple le plus courageux, résident dans une pensée ayant retrouvé ses limites, d'une pensée délivrée du pathos romantique ou, plus exactement moderne (le mot « romantisme » si on l'associe à Novalis désignant une tout autre exigence harmonie romane). Le choix de Bizet contre Wagner est avant tout une métaphore pour dire la préférence nietzschéenne pour le fini, la limite claire et la défiance à l'égard de l'infini et de l'indéfini. L'ontologie nietzschéenne célèbre la forme, car la forme est la révélatrice de l'être, son don le moins récusable. Que Nietzsche ait entraîné dans son sillage tant d'esprits fumeux et outrecuidants nous donne la mesure de la non-lecture en ce siècle de « communication ».

Un grand auteur, de nos jours, est un auteur que l'on se dispense grandement de lire. Entre l'ignorance pure et simple et l'écrasement sous l'exégèse savante qui interdit tout recours intime et personnel à l'œuvre, il existe une heure fugace, matinale, périlleuse et belle où la possibilité immense d'une oeuvre offerte jaillit dans l'âme de quelques lecteurs assez magnanimes pour aller à l'essentiel et ne pas se laisser heurter par des divergences d'opinions. Or, ce qui permet d'accéder à l'essentiel, ce ne sont point les thèmes, les références, les méthodes, mais le style, ce que Nietzsche nomme « le grand style ». C'est par le style que s'opère le partage. C'est par le style que le lecteur devient l'hôte de l'auteur, de même que l'auteur devient l'hôte du lecteur. Cela seul suffirait à montrer que le style, en termes platoniciens, ne relève point de la superficielle « doxa » mais de la « gnosis ». Le style est à la fois l'instrument de la connaissance et la connaissance elle-même dans son mouvement de retour sur elle-même.

Comprendre ce que Nietzsche nomme le « grand style », c'est déjà être passé de l'autre côté de l'alternative sommaire du fond et de la forme. Le style n'est point seulement le bien écrire, le bon usage, le respect de certaines règles, le goût inné de la correction, c'est aussi, et au-delà, le respect d'une Norme, dont la sauvegarde revêt un aspect un peu mystérieux. Haute et abyssale, cette Norme définit le style comme une victoire, mais une victoire en dehors des convenances, sur la confusion, l'aléatoire, le hasard, l'éphémère et quelques autres idoles modernes: « Le grand style consiste dans le mépris de la mesquine et courte beauté, en vertu d'un sens pour ce qui est durable avec peu de moyens. »

L'art d'écrire rejoint l'éthique. Loin de la mauvaise conscience des folliculaires qui ne rêvèrent que de se délester du poids de leur nullité sur une classe « rédemptrice », Nietzsche honore l'art du scribe en lui conférant une dignité morale. Ce peu de moyens avec lesquels il nous faut servir ce qui demeure, ce sont nos phrases; et qu'une seule entre toutes fût belle suffit à justifier tous nos efforts. Le grand style nous dit Nietzsche est « une maîtrise exercée sur l'abondance du vivant, où la mesure règne, fondée sur le calme de la grande âme laquelle est lente à s'émouvoir et garde une aversion pour l'excessivement vivant... » Une pensée en acte est une victoire sur la démesure, autrement dit sur la titanesque modernité. « Qu'importe, écrit Nietzsche, tout le développement des moyens d'expression, si cela même qui exprime, si l'art a perdu la loi propre ? »

Retrouver la loi propre de l'art, retrouver le principe du grand style, c'est s'établir avec honneur, être à nouveau fondateur, c'est-à-dire libre du ressentiment qui dénigre, profane et bafoue. Retrouver la loi propre de l'art, c'est comprendre que l'art peut être un moyen de connaissance, et non pas seulement une beauté mesquine, accidentelle, passagère. Ainsi le Goût, la science des saveurs, le Gai Savoir loin d'être les prétextes à la manifestation d'une subjectivité « sans entraves », sont au contraire l'approche, non dépourvue d'humilité d'une Norme qui pour être ignorée de toute une époque mais n'en demeure pas moins pertinente pour quelques uns. « C'est à nous autres penseurs qu'appartient le droit de fixer le bon goût en toutes choses ». L'irréductible souveraineté du philosophe-artiste, tient en cette contradiction vécue entre l'art et la vérité, contradiction vécue et surmontée. «  Le Goût, c'est à la fois, le poids, la balance et le peseur » est-il écrit dans le Zarathoustra. Nous sommes fort loin de l'interprétation banale qui ne voit dans la souveraineté du Goût rien d'autre que le pouvoir subjectif de décider de ce qui nous plaît ou nous déplaît et d'en faire une sorte de morale autonome. C'est oublier la balance et le poids. Or, cette interdépendance du peseur, du poids et de la balance, cette recherche de la juste pesée, comment ne pas lui reconnaître une valeur autre que subjective, et même autre qu'individuelle ?

N'oublions pas que la pensée est étymologiquement la juste pesée, que dans sa définition du Goût, Nietzsche revient à la définition la plus originelle de la pensée, la plus normative, et s'affirme de la sorte en rupture radicale avec la doxa du Moderne, qui pose ses opinions, en niant à la fois le peseur, la poids et la balance. « Le sens du Goût est le vrai sens médiateur ». Cette coalescence sans cesse recherchée entre l'art et la vérité, c'est le Goût en tant que science qui en réalise les oeuvres, à travers le grand style et cette liberté essentielle qui n'est pas la liberté du « n'importe quoi » ou de l'insolite, mais la liberté sauvegardée par la Mesure et par la grandeur du fini. Nietzsche, certes, est « un philosophe de la liberté », mais la liberté pour laquelle il lutte, comme pour ses goûts et ses couleurs, n'est pas une liberté abstraite, ou une liberté informe, c'est une liberté qui s'accorde à la forme et à la beauté, ou, plus exactement c'est une liberté préservée par la forme et par la beauté. « Tel qui perd sa dernière servitude perd aussi sa dernière raison d'être », ce propos va au-delà de l'éthique des "fils de rois" que nous évoquions plus haut. Si la forme et la beauté sont l'ultime raison d'être de la liberté, si nous perdons cette raison, nous perdons tout et notre seule « liberté » serait alors d'être universellement soumis à la laideur et à l'informe.

Ce qu'il y a de plus difficile à comprendre pour le Moderne, et que l'œuvre de Nietzsche, avec une patience et une bienveillance constantes, propose à notre attention, est cette énigmatique alliance entre la Mesure et la liberté, entre la beauté sauvegardée et réaffirmée et l'accomplissement de la personne. Le Moderne qui veut s'accomplir, être lui-même, n'être redevable à rien ni à personne, s'en trouve possédé, esclave, et uniformisé comme il ne fut jamais dans les siècles antérieurs, même sous les despotismes les moins aimables. Affirmant sans cesse ce dont il se dépossède lui-même, créant les conditions de sa servitude par l'affirmation démesurée de sa liberté, l'homme moderne ne peut lire Nietzsche, et s'il le lit, il n'y peut rien comprendre, car à chaque détour de sa pensée, Nietzsche nous rappelle qu'il n'est de liberté que créatrice. « Libre, pour quoi faire ? » Ce n'est point là le propos d'un ami des tyrans mais celui d'un poète. La liberté doit être traduite en actes, et ces actes seront des actes de poètes s'ils entrent en concordance avec ces hautes raisons d'être que sont la beauté et l'être lui-même dont la beauté resplendit.

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de l'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

14:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

31/12/2021

Novalis, l'espace des météores:

Afficher l’image source

Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Novalis

 

A la mémoire de Henry Corbin, Commandeur de l'Ile Verte.

L'apparition de la monnaie unique européenne, en substituant le néant de la représentation fiduciaire à la réalité symbolique, semble marquer ce moment fatidique, cette éclipse où l'Europe s'est rendue absente à elle-même et étrangère au monde. Ce que l'on nomme le « mondialisme » n'est sans doute que la disparition du cosmopolitisme, signe de reconnaissance de ceux que Nietzsche nommait « les grands européens », Dante, Goethe ou Novalis qui surent entretenir avec l'Orient des âmes comme avec l'orient géographique, à travers la tradition des Fidèles d'Amour et une certaine Idée impériale étrangère à l'uniformisation, qui va de l'Empereur Julien jusqu'à Frédéric II de Hohenstaufen, une mythologie créatrice des formes artistiques et morales du meilleur aloi. L'oubli de la « conscience européenne de l'être » cependant ne date pas d'aujourd'hui, ni d'hier. Elle débute avec l'occultation de l'Encyclopédie de Novalis et le triomphe de la « volonté rationnelle » hégélienne. L'œuvre de Novalis, comme celle de Hölderlin demeure, comme l'écrivait Heidegger « en réserve ». Elle nous est cette possibilité, encore inaccomplie, de retrouvailles avec les arborescences hermétiques, orphiques, pythagoriciennes ou néoplatoniciennes qui accomplirent le génie européen à travers le génie des nations. Ce n'est certes point en étant moins Français ou moins Allemands que nous deviendrons davantage européens mais bien en cherchant au plus profond de nos traditions la vox cordis qui nous ouvrira sur l'universel.

La salutation angélique

Que nos entendements puissent être transfigurés par une gnose aurorale, par une herméneutique générale dont la transdisciplinarité serait le sel alchimique réconciliant le Mythe et le Logos, nous l'avons oublié et cet oubli nous asservit aux fondamentalismes démocratiques ou religieux, à l'obscurantisme du « progrès », au totalitarisme de la « vertu et de la terreur » chères à Robespierre. La division funeste du Logos du poème et du Logos de la logique nous laisse subjugués par les ombres de la Caverne. En fermant une à une les hypothèses ouvertes par Novalis dans son Encyclopédie, nous nous sommes exclus des œuvres philosophales de la nature naturante, de l'accord resplendissant de notre âme avec l'Ame du monde, de même que nous nous sommes interdit les fulgurations verticales de l'Intellect. Les politiques du XXe siècle furent à l'image de ces sinistres restrictions où il n'est point difficile de discerner le travail, sans cesse remis sur le métier, de la haine du Logos et du Verbe. « Tout était, jadis, apparition d'esprits. Maintenant nous ne voyons plus qu'une répétition morte, que nous ne comprenons pas. La signification des hiéroglyphes fait défaut ». Rien cependant n'est perdu. Nul, moins que Novalis ne nous incline à pécher contre l'espérance. Ce que nous sommes n'est « presque rien » selon la formule de Fénelon, mais ce presque rien est le germe de possibilités prodigieuses. « La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale... La poésie se joue et dispose à son gré du déprimant et du tonique, du plaisir et de la douleur, du vrai et du faux, de la santé et de la maladie. Elle mélange tout pour ce qui est son but suprême: l'élévation de l'homme au-dessus de lui-même. » Ces fragments amphictyoniques pour Novalis et pour une poésie à hauteur d'Ange seront à la fois de l'ordre de la réminiscence et du pressentiment. Avant tout il importe de reconquérir cet espace que Henry Corbin a nommé l'Imaginal, qui n'est autre que l'imagination vraie de la Théologie, espace des météores, des signes du Ciel et salutation angélique !

Jadis nous vivions dans un monde orienté; chaque aube et chaque crépuscule étaient des événements digne de célébration; et l'Ange auroral ou vespéral, dont une aile est blanche et l'autre noire, transparaissait dans le visible, silhouette belle comme une promesse exaucée. La surface de la mer, semblable à une étendue mercurielle, divisait et recomposait fastueusement les vocables et les nombres des temples de la lumière. De même que le Temps, ainsi que l'écrit Platon, est l'image mobile de l'éternité, les nombres et les couleurs sont la diffraction lumineuse de l'Un. Toutes les saisons ont une infante qu'une réminiscence divulgue à nos regards. L'or du Temps n'est point dans le Temps. Le sens de l'Exil n'est point dans l'exil. Le véritable désir, soif que seule comble une soif nouvelle, ne s'achève pas dans l'assouvissement. Un seul instant gracié de l'usure du devenir suffit à iriser le monde et ré-enchanter les apparences. La science des correspondances n'est point un artifice de l'intelligence ni une extrapolation de l'irréel mais bien ce pressentiment d'Ange qui transfigure toute nostalgie et lève les chevaleries de l'Aurore pour la reconquête du Graal miroitant qui réunit le ciel et la terre.

La crypte cosmique

L'Ange, la beauté, le miroir... Notre désir sera de montrer leur connivence dans le Mystère. L'Ange se manifeste dans la splendeur qui est le nom de lumière de la Beauté. La Beauté qui n'appartient pas seulement à ce monde est, en vérité, comme une image apparue sur le miroir de l'âme, une miroitante théophanie dont le mystère chatoyant nous divulgue l'unité de l'amour humain et de l'amour divin par la confrontation en miroir, infinie, du sujet et de l'objet, l'un et l'autre s'abolissant dans l'incommensurable. Ainsi s'accomplit l'identité de l'amour, de l'amant et de l'aimée. L'épreuve du voile est surmontée. La Voie qui commence avec Dieu s'achève dans le Sans-Limite; et nous voyons par Ses Yeux comme Il voit par notre regard. A ce Mystère furent dévoués Dante et les Fidèles d'Amour, Maître Eckhart et la mystique rhénane, et plus proche de nous Novalis et Gérard de Nerval, nous montrant ainsi qu'au sens le plus profond et le plus étymologique, la vision participe d'un mouvement de spéculation. Dans la poétique hermésienne ce mouvement est orienté par l'Imagination active qui n'est plus une représentation ou une déformation du monde visible mais l'instance qui en éprouve le Sens dans la présence même d'une souveraineté aurorale.

Gnose matutinale, la poétique d’Hermès nous arrache des complaisances du savoir empirique et nous porte vers une connaissance non plus repliée sur les apparences mais ouverte comme les ailes de colombe de l'Esprit-Saint. Le monde visible redevient alors la crypte cosmique du Temple dont l'Ange qui nous éveille de la torpeur sublunaire est le messager clair et bruissant. Toute poésie use de symboles. Loin d'être des signes arbitraires ou des images gratuites, les Symboles sont des silhouettes de l'Intelligible apparues sur le miroir des sens. Le symbolisme s'avère impossible dès lors dans un système de pensée qui se voudrait en rupture radicale avec l'idéalisme. Comme le rappelle Henry Corbin symbole vient de symbolon. Le verbe symballein, en grec, veut dire joindre ensemble. Novalis nous disant que le visible est relié à l'invisible éclaire cette vertu cognitive du Symbole, qui est envol. Toute pensée symbolique est ailée et universelle car, ainsi que l'écrit Platon, « il est de la nature de l'aile d'être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l'élevant du côté où habite la race des dieux ». Age de l'aile brisée et de l'impossible verticalité, la modernité ne peut qu'ignorer cette vertu mystique et unifiante du Symbole qui est comme une passerelle entre les mondes.

Une sophiologie du désir

De tous temps les poètes hermétiques forment une communauté de Veilleurs. Contemporains de l'éternité, ils se rencontrent par-delà les contingences historiques et les géographies profanes. Ainsi Le Bateau ivre de Rimbaud répond aux Visions hermétiques de Clovis-Hesteau de Nuysement, l'Idée mallarméenne répond à la Délie de Scève et René Magritte trouve dans les récits visionnaire d'Avicenne une résonance à son image peinte intitulée « La Fée ignorante » qui « renverse le rapport lumière-vie et obscurité mort ». De même les Romantiques allemands sont contemporains, du point de vue ésotérique, de Franciscus Kieser, auteur d'une Kabbale chimique ou de Gernhard Dorn, auteur de L'Aurore des philosophes. Semblables aux Justes Secrets de la tradition hébraïque, les poètes hermétiques sont les Yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde. Si ces yeux venaient à se fermer le monde s'effondrerait sur lui-même car il n'y aurait plus de lien entre le Ciel et la terre.

Ainsi pouvons-nous affirmer la nécessité d'une nouvelle chevalerie dont la fonction est de veiller sur l'unique souveraineté de l'Esprit, au-delà des formes et des préceptes des religions réduites à leurs aspects purement légalitaires. A l'encontre des utopies totalitaires, le mot d'espérance retrouve son sens en fondant la demeure de ce Graal qui « plane entre le ciel et la terre invisiblement soutenu par les Anges » comme il est dit dans le Nouveau Titurel d'Alberecht von Scharfenberg. Ainsi les poètes qui dans l'aire pénombreuse de la modernité furent au mieux des « obsédés textuels » ou des « machines désirantes » redeviendront des herméneutes du Secret, des Hommes de Désir, amants mystiques de Sophie dont Serge Boulgakov évoque admirablement le Temple à Constantinople: « dôme céleste qui s'incline vers la terre pour l'embrasser figurant par ses formes finies, l'infini, l'unité multiple du tout, l'éternité immuable dans l'image de la création ». Certains intellectuels, épigones tardifs du Monsieur Homais de Flaubert, fascinés comme lui, mais d'une manière moins excusable, par les prestiges douteux du Progrès, nous reprocheront d'évoquer ici des « idées anciennes ». Notre propos n'étant point de montrer l'inanité de cette outrecuidance moderne qui consiste à ne voir dans le passé que des « précurseurs » ou des « approximations », nous nous contenterons de faire valoir que ce n'est pas l'âge présumé des idées qui nous importe mais la vérité et l'intensité transfiguratrice dont elles sont l'écrin.

Les idées « modernes » sont d'ailleurs moins récentes qu'on ne le croit généralement. Déjà dans le Phédon, Simmias défendait, sans grand succès, l'idée que l'âme n'est qu'un épiphénomène du corps et qu'elle est destinée comme telle, à s'abolir avec la mort de celui-ci. S'il y eut, surtout sous l'influence de la théologie rationnelle, un puritanisme s'offusquant des mots de la chair et de l'amour sensible, il existe aujourd'hui un puritanisme philosophique (tout entier voué au concept problématique de « matière ») qui s'offusque de mots tels que Ame, Idée, ou transfiguration. Ces puritanismes ne sont que l'avers et l'envers d'une forclusion du Même sur le Même qui refuse l'ouverture au secret et la sophiologie du Désir.

Dire que la beauté du monde n'est pas dans ce monde, qu'elle n'est qu'une irradiation de la transcendance, dire que toute beauté divulgue une présence divine, que toute beauté est médiatrice entre la Nature et la Surnature, cela n'est point du panthéisme mais le fait d'une religion de la Présence. Toute beauté apparue est une théophanie qui nous ouvre les portes du « château de l'Ame ». Le ravissement que suscite la Beauté nous déracine de ce monde, mais ce monde n'est point renié ni dévalorisé. Ses apparences nous sont un diadème prestigieux et les saisons, les visages, toute la splendeur du monde nous sont d'autant plus précieux qu'ils ne se réduisent point à eux-mêmes, qu'ils ne peuvent se clore sur leur fugacité mais s'ouvrent sur les immensités subtiles. Lorsque l'homme se ferme sur lui-même et refuse tout commerce avec les dieux et les démons, plus rien ne l'éprouve et l'humanisme devient un simulacre qui menace l'essence de l'homme; alors la psychologie remplace la théosophie, mais cette connaissance nouvelle est un repli. Antonin Artaud: « Plus l'homme se préoccupe de lui, plus ses préoccupations échappent en réalité à l'homme ».

Contrairement à certains préjugés historicistes, l'humanisme de la Renaissance et l'humanisme du dix-huitième siècle sont incommensurables l'un à l'autre. Pic de la Mirandole et Voltaire ne parlent pas du même homme. Pour l'humanisme néoplatonicien de Pic de la Mirandole, l'homme est par définition médiateur entre la Nature et la Surnature, entre le Sensible et l'Intelligible entre le monde et Dieu. L'humanisme rationaliste niant la Surnature considère l'homme comme achevé et forclos dans ce monde, d'où l'importance qui fut donnée par la suite à l'évolutionnisme et aux théories du déterminisme économique (dont la version libérale ne diffère que médiocrement de la version marxiste). La conséquence la plus sensible de ce déplacement, de cette subversion de l'image de l'homme fut la négation du monde pluriel et foisonnant de l'âme, négation déjà annoncée par la théologie rationnelle et par une certaine scolastique. C'est donc bien contre la théologie matérialiste qui en est la caricature que nous évoquerons la nécessité d'une rébellion gnostique et les éclats traversiers d'une nouvelle poétique à hauteur d'Ange.

L'herméneutique du Livre et du monde

Or, cette poétique, loin de se replier dans un arrière-monde de définitions occultistes, se déploie dans la considération des visages de beauté. « La Beauté, écrit Henry Corbin, est la lumière qui transfigure les êtres et les choses sans s'y incorporer ou s'y incarner; elle est en eux à la façon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. » A Ruzbehân de Shîraz qui discernait la présence divine dans l'éclat fulgurant d'une rose rouge et dont Henry Corbin souligne « l'aptitude visionnaire à transfigurer les êtres et les choses en visage de beauté », nul ne sut mieux répondre, par-delà huit siècles que Saint-Pol-Roux dans le liminaire aux Reposoirs de la Procession: « Les curieux regards de l'universelle beauté convergeant vers tout miroir vivant, il résulte que chaque être est, durant sa vie, le centre de l'Eternité ». Il montrait ainsi qu'au-delà des fictions mortifères du sens de l'Histoire, il importe aux amants gnostiques de la beauté de trouver la clef anagogique d'une herméneutique du Livre et du Monde qui, du fugitif, leur permette d'ascendre à l'éternité de la Beauté en soi, fondatrice de toutes les beautés particulières.

Deux dangers menacent cette beauté et l'image de l'homme: celui de l'idolâtrie métaphysique qui suppose la séparation radicale (et sans intermédiaires) de Dieu et du monde et celui du naturalisme (ou du matérialisme) qui, en niant la réalité du monde divin, détruit toute hiérarchie ontologique et réduit l'Homme à son appartenance à l'espèce humaine et son "destin" à un déterminisme biologique ou économique. Dans l'idolâtrie métaphysique comme dans le naturalisme, la Présence divine (la Shekhina) est repoussée, le Désir est renié, le Même se disjoint de l'Autre. L'homme privé de sa ressemblance avec l'Ange qui l'enseigne et le guide tombe dans la pénombre de l'exil occidental. Prisonnier de l'Histoire à laquelle il s'efforce absurdement de donner un sens, tout entier voué aux simulacres du monde social, l'Atelier de l'Araignée (c’est ainsi que Sohravardî nomme le devenir) se referme sur lui et les lumières toute-victoriales disparaissent de son horizon.

Que pouvons-nous opposer aux partisans du Retrait, aux défenseurs fanatiques des murailles du Même et aux milices d'Armagedon si ce n'est le flamboiement augural de l'Imagination créatrice ? Celle-ci est l'Ame du monde dont parle le Timée, et, dans la théosophie chrétienne, l'espace des météores où l'Invisible et le visible se confondent en des signes surnaturels tels ceux que voit apparaître le narrateur d'Aurélia ou la Sage-Dame et l'ermite du Roman de Perceforest. Elle est aussi dans nos rêves qui se détachent des contingences empiriques, dont on se réveille fourbu et émerveillés et qui nous laissent deviner que c'est au plus profond de nous-mêmes que s'ouvre le chemin du grand large et des seigneuries de la Mer. Mais la présence la plus intense et la plus riche en ravissement de cette Ame du monde est, pour moi, dans le demi-sommeil, au confluent des deux mers, lorsque la lumière qui transparaît sous les paupières n'est pas encore celle de l'Aube visible mais un pressentiment d'infini, une plénitude musicale. Les poèmes de Milosz sont riches de ces présences qui surviennent entre le sommeil et l'éveil, et Sohravardî écrit dans son Evocation de la Simorgh, cet oiseau qui se nourrit de feu: « Dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, le mystique entend des voix terrifiantes et des appels extraordinaires. Au moment où l'enveloppe la Sâkina, il contemple des lumières prodigieuses... ». Pour les hommes qui ne connaissent qu'un seul état de l'être, ce ne sont que des mots. Quiconque n'éprouve pas, ne comprend pas.

Sans vouloir offenser gratuitement nos contemporains, ne doutons point qu'à la fatalité de l'incompréhension vienne surenchérir la volonté délibérée de ne pas comprendre: le désordre sinistre qui règne dans ce monde est à ce prix. Tout Ange est terrible écrit Rainer Maria Rilke, tout Ange implique pour celui qui le voit une menace ou une promesse d'arrachement. Les strophes liturgiques sohravardiennes précisent encore cette pensée: « Lorsque l'Eternel se manifeste à un être, il le déracine ». Or jamais le prestige de la sécurité, ce misérable substitut d'éternité, ne fut si grand; jamais l'homme ne fut aussi craintivement attaché aux normes profanes, jamais l'on ne fut si acharné à « démythologiser » et à « désenchanter » le monde. Ouvrir le cercle du Même sur les hauteurs célestes et les profondeurs telluriques, c'est non seulement renoncer aux évidences rassurantes du monde profané et sans mystère mais comprendre sa vie tout entière comme une aventureuse traversée orientée par des épreuves qui exigent des vertus singulièrement dissemblables de celles qui déterminent les « réussites » dérisoires du Moderne.

La couronne ceinte en la séphira Kether

La Poésie, à laquelle nous restituons bien volontiers sa majuscule, ne saurait donc en aucune manière se réduire à une banale combinaison de significations. La Poésie redevient quête du Sens par l'Analogie qui exhausse la parole à sa hauteur initiatique, là où se manifestent musicalement la correspondance du macrocosme et du microcosme et la sympathie du signe et du signifié, l'un étant l'image vivante de l'autre ainsi qu'un feuillage se reflétant sur la surface des eaux. Le dessein des théories mécanistes ou matérialistes fut toujours d'occulter cette vue-du-monde tri-une et organique dans laquelle, entre le Corps et l'esprit, l'âme apparaît comme le miroir des archétypes, l'Androgyne mercuriel qui marie le souffre et le sel, de même que le feu secret, sublime théophanie, se reflète et chatoie en sa parure d'eau. Pour nous, le Soleil qui se lève n'est pas une masse d'hydrogène mais le diadème de la Lumière Une, le rédempteur du ciel, l'ourouboros alchimique ou encore, dans la Kabbale, la couronne ceinte en la sephira Kether. Loin de nier la Transcendance, l'Ame du monde en accroît le caractère intransgressible. Saint-François d'Assise évoquant son frère le Soleil et sa sœur la Pluie montre que la transcendance fonde le sacré. La transcendance du Tout-Autre, loin de renier la terre fonde ainsi la célébration de la beauté sacrale du monde sensible. L'Ame du monde révèle le deus absconditus car elle est à la fois sa manifestation et son voile, sa transparition et son retranchement. Entre le Même et l'Autre qui ne se disjoignent que pour susciter respectivement le totalitarisme et la perdition, l'Ame déploie un monde d'images et de reflets qui est celui de l'Imagination créatrice, médiatrice entre le sensible et l'intelligible et irréductible à toute catégorie psychologique.

Au lyrisme ordinaire d'une poésie à hauteur d'homme, la poésie hermétique opposera donc le chant transfigurateur d'une Poésie à hauteur d'Ange. Trop longtemps l'écriture poétique ne fut que la servante docile d'une « philosophie » dont le seul but semblait être de traquer et d'exterminer inquisitorialement toutes les survivances idéalistes ou platoniciennes. Le prométhéisme originel ayant dégénéré en progressisme et en positivisme, le vocabulaire et l'imagerie religieuse furent prohibés. Les poètes surpris à parler aux dieux furent déclarés ineptes car présumés n'être pas dans le « sens de l'Histoire ». La gnose poétique ne précède la Poésie que pour lever des interdits, pour briser le cercle des définitions totalitaires par la poussée vers une totalisation inexhaustible dont l'Encyclopédie de Novalis nous offre la première tentative moderne. Disloquant le cercle du Même, cette poétique s'affirme comme le pressentiment d'un désir immense; et les couleurs diverses qu'inventent la lumière et la pluie en sont l'emblème vivant. L'Ange qui paraît dans l'arc-en-ciel (où l'invisible devient visible) rassemble dans un même désir la nostalgie romantique de Novalis, la théosophie sohravardienne et le Magnificisme de Saint-Pol-Roux. Le dessein s'accomplit dans l'Instant lumineux, l'avers devenant envers comme sur un ruban de Moebius, où l'Aleph ténébreux, pupille de l'invisible Perséphone, se transfigure en Aleph lumineux, icône de la lumière émanée. Cet instant est celui de l'Ange. Le vent se lève et avec lui, l'insensible devient sensible et les nuages sont les tabernacles voilant l'éclat de l'Ange de la Face, celui de la plus haute sephira qui couronne l'être et le monde.

Encyclopédie et transdisciplinarité

L'Œuvre philosophale, en échappant aux catégories qui assujettissent les différents modes opératoires de la pensée à des fins utiles « trop humaines », retrouve ainsi la transdisciplinarité propre aux œuvres les plus anciennes de l'histoire de notre culture. Mais sans doute faut-il, en ce qui concerne l'œuvre de Novalis, porter à une plus grande exactitude, voire à une plus grande incandescence le mot « philosophal ». En quoi le « philosophal » diffère-t-il de ce qui est communément nommé « philosophique» ? Les mots eux-mêmes portent par l'étymologie la même signification: il y est également question de Sagesse. Mais ce que l'on nomme habituellement philosophie dans le cadre d'une culture universitaire moderne n'en diffère pas moins radicalement des œuvres alchimiques de Paracelse, de Böhme ou de Novalis. En ces domaines subtils, il importe avant tout de se garder des approximations et des confusions. La « philosophie » éprise de modernité se contente souvent de déprécier tout ce qui n'est pas elle en arguant de sa plus grande « rigueur », - mais ce n'est là qu'une profession de foi parmi d'autres. La véritable différence entre la Quête philosophale et la recherche philosophique réside sans doute en ce que la première ignore le système, qui est la raison d'être de la seconde.

Les méditations concernant l'être, le principe, la matière, l'espace, le temps sont commun aux spéculations philosophiques et philosophales, mais alors que les philosophes universitaires aiment à organiser leurs notions en des systèmes cohérents et clos, les Quêteurs de sagesse et de beauté philosophale seront enclins, quant-à-eux, à dévouer leurs efforts à l'interprétation infinie des aspects d'une vérité qui n'est jamais définitivement atteinte. A cet égard, la logique philosophale apparaît plus proche d'une certaine logique scientifique, à condition de ne pas limiter le terme de "science" aux activités offensives de la modernité contre le monde la Tradition. La science telle que l'illustre l'œuvre de Novalis, est d'abord un moyen de connaissance. Elle consent à se servir du savoir encyclopédique de son temps, mais à des fins de connaissance et de transfiguration de l'entendement. Une science qui n'est pas soumise à la technique, qui n'est pas serve de la volonté de puissance et de destruction de la modernité, tel fut exactement le rêve de l'Encyclopédie de Novalis. Encyclopédie inachevée mais dont les fragments qui nous sont parvenus laissent une carrière presque infinie à nos conjectures, spéculations, méditations et rêveries. Il nous semble qu'en ce Romantisme "roman" d'Iéna dominé par la figure archangélique de Novalis, une chance, non saisie hélas, avait été offerte à l'Occident de ne pas céder au pouvoir exclusif des Titans. Non saisie, non accomplie, mais demeurée intacte dans ses possibilités prodigieuses d'intelligence du monde, cette chance demeure pour nous de l'ordre de l'espérance. Il suffit de relire aujourd'hui l'œuvre philosophale de Novalis pour se retrouver, hors du Temps, à la croisée des chemins. Ainsi que l'écrit Ernst Jünger: « Chacun se trouve un beau jour à la croisée des chemins mais il y a peu d'Héraclès. D'un côté, la voie mène au monde de l'économie, avec ses fonctions et ses tâches, ses devoirs et son utilité; de l'autre au monde des jeux avec leur rayonnement et leur beauté, leurs épouvantes et leurs périls. »

Rien n'est jamais définitivement perdu. Chaque instant récapitule dans le feu central de la présence de l'être, toutes les possibilités de victoire et de défaite. La philosophie alchimique de Novalis n'appartient pas au passé, et il serait un peu vain de dire qu'elle appartient à l'avenir. La philosophie alchimique appartient à la présence qui est au cœur du présent. Nous sommes dans cette méditative présence ou nous n'y sommes pas. Le génie de Novalis qui sait unir, à l'exemple des pré-socratiques, la science déductive et la science analogique dans un même dessein créateur, il nous appartient de le faire nôtre ou d'y renoncer. Parler, en intelligence philosophale, de l'œuvre de Novalis, exige que nous ne nous en tenions pas seulement à la simple considération historique ou « culturelle » de son œuvre mais que nous tentions l'aventure de cette connaissance dont elle nous donne l'exemple à travers son "Encyclopédie", ses récits et ses poèmes. Il faut parler alchimiquement de l'Alchimie ou se taire. La véritable objectivité poétique cesse de faire de la poésie un objet car nous devenons alors nous-mêmes objets de la poésie.

L'Idéalisme magique et le « mystérieux sanscrit de l'âme ».

Tel est exactement l'Idéalisme magique, si mal compris, propre au Romantisme allemand en général et à l'œuvre de Novalis en particulier. L'Idéalisme magique est tout autre chose que le culte de la subjectivité où certains ont voulu reconnaître la caractéristique romantique. Le « romantique » Novalis n'est pas reclus dans sa subjectivité, il est en contact direct avec l'infini du monde réel. Les visions qu'il aperçoit dans ses rêves, loin de croire qu'elles lui appartiennent en propre, il s'aventure à y déchiffrer des significations universelles. L'idée que Novalis se fait de l'être humain, l'importance qu'il attache au « moi » et à la définition qu'il lui donne, se situent dans une perspective infiniment plus large que celle de l'humanisme ou de l'anthropologie modernes. Le « Je » qui parle dans le récit romantique n'est pas une identité définie par quelque science humaine déterministe mais le site d'une rencontre entre l'infini intérieur et l'infini extérieur.

Tout, pour Novalis, se joue sur l'orée. L'être humain n'est pas le composé des caractéristiques attribuées à l'espèce humaine mais l'espace de la rencontre. Ce qui est dit n'est pas l'expression de la subjectivité mais la transmission d'une connaissance dont l'être humain n'est que l'hôte provisoire. Toute la théorie romantique de l'inspiration provient originellement de cette conception de l'être humain comme intersection du visible et de l'Invisible. Dès lors la connaissance poétique, au-delà des malentendus auxquels donne carrière le mot de subjectivité, sera, par excellence, la connaissance objective car elle n'ignore point les profondeurs sans fin de toute connaissance méditative. Ce qui est « vrai » n'est ni le monde intérieur, ni le monde extérieur mais le cœur, centre de tous les espaces et de tous les temps, et peu importe alors qu'on les veuille dire « subjectifs » ou « objectifs ». L’Idéalisme magique désigne cette approche alchimique du réel où l'idée devient le principe même de la création de la Forme.

Le monde est objectivement et subjectivement formé par la vision poétique de l'Idée. L'Idéalisme de Novalis est dit « magique » car il s'agit, selon l'immémoriale logique alchimique, d'un idéalisme à l'œuvre dans l'immanence, non pour en modifier les lois mais pour en révéler les splendeurs et les gloires dont l'être humain attend la transfiguration et le salut. L'Idéalisme magique de Novalis, loin d'être cette pensée crépusculaire et passive, obscurantiste, que certains dénoncent, est une pensée héroïque, conquérante, qui donne à l'être humain les pleins pouvoirs pour exercer la liberté la plus grande qui se puisse imaginer. Comment être libre si nous demeurons asservis aux prérogatives et aux vanités de l'identité humaine ? Nous avons la possibilité, nous dit Novalis, d'être beaucoup plus ou beaucoup moins que des êtres humains. La formation de l'Idée, l'accomplissement magique du « faire » de la poésie, nous hausse en des dimensions qui excèdent de toutes parts ce leurre que nous croyons être notre identité, ce leurre auquel, si nous désirons atteindre à la connaissance, les traditions védantiques et bouddhiques nous prescrivent de renoncer. Le mystérieux sanscrit de l'Ame qu'évoque Novalis est cette diction essentielle qui est la trame auguste du Cosmos.

En tous les arts, sciences, observations de la Nature ou de l'entendement humain, Novalis voit une confirmation de son intuition fondamentale: le monde est constitué comme un langage, et le langage est un monde. « La langue, écrit Novalis dans son roman "Heinrich von Ofterdingen", est vraiment un petit univers de signes et de sons. De même que l'homme en est le maître, il voudrait être le maître du grand univers et faire de celui-ci la libre expression de lui-même. Et c'est dans cette joie d'exprimer dans le monde ce qui est hors de lui, de réaliser l'aspiration essentielle et primitive de notre être que se trouve l'origine de la poésie. » La puissance des mots dans l'Idéalisme magique dépasse la simple force de représentation. Le mot est magique, il évoque, certes, mais aussi, il invoque. La similitude de la trame du langage et de la trame du monde justifie la puissance magique du mot lorsqu'en use le poète. Le génie de Novalis s'empare simultanément des perspectives scientifiques de son temps et des anciennes sagesses des bardes et des magiciens, pour accéder à la connaissance. Les termes ultimes de la connaissance sont l'ivresse et l'extase, - et cette pétition de principe n'a pas manqué de susciter de nombreux malentendus. L'esprit positiviste du dix-neuvième siècle s'est hâté de réduire les aperçus de l'œuvre de Novalis à des visions d'exalté. L'ivresse et l'extase, ces formes ultimes de la connaissance pressenties par Novalis n'infirment en rien la démarche initiale et le parcours qu'elle entreprend, et qui nous mène assez loin, bien au-delà des fausses alternatives qui rendirent inopérantes, jusqu'à ces derniers temps, toutes les tentatives d'épistémologie et d'herméneutique. Les hypothèses sur lesquelles se fonde la démarche de Novalis, et que le dix-neuvième siècle positiviste croyait caduques, connaissent aujourd'hui, de par les avancées de la physique et de la chimie, un regain de faveur. Le refus de la logique aristotélicienne, la méditation sur la logique du tiers-inclus, la prise en considération de l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, l'idée, enfin, à la fois très-ancienne et novatrice du monde constitué comme un langage (et peut-être, par voie de conséquence, comme une conscience) tout cela donne à l'œuvre de Novalis une actualité et une pertinence que le XIXème, embarrassé dans la morale et la science utilitaire, ne pouvait que méconnaître.

Schemhamphorasch: le Nom des noms

Novalis, découvreur des coïncidences, des analogies, des dualitudes, Novalis, poète et observateur des analogies, Novalis ennemi des systèmes et chantre des métamorphoses et des changements d'états, nous parle désormais d'une voix claire et compréhensible, ce qui n'est pas toujours le cas des encyclopédistes français du siècle dit « des Lumières ». Certes, l'esprit scientiste du dix-neuvième siècle persiste encore, son ultime argument pouvant se résumer ainsi: le monde nous apparaît comme un langage car c'est par notre langage que nous connaissons le monde. Cette connaissance serait donc une illusion, ou encore, pour utiliser le langage des psychanalystes, une « projection ». L'argument paraît fallacieux car il suppose a-priori, sans l'expliquer le moins du monde, l'hétérogénéité radicale de l'homme et du monde, la séparation arbitraire de celui qui connaît et de la chose connue, - l'homme dès lors ne pouvant jamais connaître que ses propres moyens de connaissance. Certes, nous connaissons le monde par le langage, mais comment ne pas voir que le langage se révèle à nous au fur et à mesure que nous connaissons le monde ? Notre langage est en réalité le langage du monde qui se révèle à nous-mêmes et par lequel nous nous révélons au monde. Le lien entre notre langage et notre monde, sensible dans les langues hiéroglyphiques ou idéogrammatiques, n'est pas moins évident dans nos langues alphabétiques car l'essence de la connivence et de la similitude se révèle dans l'unité foncière de la trame.

La trame du langage humain, sa texture, son tissage ne sont pas seulement semblables à la trame du monde, ils en font partie. Il n'y a pas à proprement parler de projection d'une trame sur une autre mais osmose et consubstantialité. Le monde parle à travers nous. Les Symboles dont nous usons ne nous appartiennent pas en propre. Le positiviste, obnubilé par l'illusion de son identité croit que les Symboles sont des productions de notre cerveau dont nous ornons le monde comme si nos productions mentales pouvaient être autre chose que des impressions du monde. Les signes, les Symboles par lesquels nous cherchons à atteindre à la connaissance, comment croire qu'ils puissent être autre chose que l'impression reçue par notre entendement de réalités qui nous sont extérieures ?

Il est légitime de vouloir comprendre le monde par le langage et les Symboles car c'est le monde qui a déposé en nous ce langage et ces Symboles. Par l'entremise de notre entendement, le monde se comprend lui-même. "Chaque descente du regard en soi-même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable" nous dit Novalis. En nous-mêmes nous trouvons les Symboles du monde car sans le monde nous ne serions pas dans cette forme et dans ce langage qui sont nôtres. Le monde est Symbole et c'est pourquoi nous le comprenons symboliquement. Toute connaissance est une montée sur l'échelle de la compréhension symbolique du langage, d'où son intérêt pour l'herméneutique et la Kabbale: « Une définition, écrit Novalis, est un nom réel ou générateur. Un nom ordinaire n'est qu'une note. Schemhamphorasch, le Nom des noms. La définition réelle est un mot magique, chaque idée a une échelle de noms; le nom supérieur est absolu et inconnaissable. Vers le milieu, les noms deviennent plus communs et descendent enfin dans l'anti-thétique dont le dernier degré est anonyme aussi. »

La lumière réfléchie du Symbole

La gnose de Novalis suppose donc une ascension qui, du degré le plus inférieur, l'uniformité de l'anonymat, va nous porter jusqu'au Nom des noms, qui est le Symbole par excellence. Alors l'entendement humain se transfigure et devient lui-même la Pierre philosophale. Tout débute par la conscience du Nom et le pressentiment de sa vertu anagogique. Le nom ne représente pas seulement, il invoque par la vertu du sens qui lui-même n'est autre que la lumière réfléchie du Symbole: « La désignation par les sons et les traits, écrit Novalis, est une remarquable abstraction. Cinq lettres m'évoquent Dieu, quelques traits un million de choses. Combien devient facile le maniement de l'univers, combien devient visible la concentricité du monde spirituel ! « 

Le point le plus haut dans la gnose alchimique est aussi le point le plus central. L'intériorité dont il est question dans la gnose chrétienne n'est pas le monde psychique mais le lieu central qui est à la fois intérieur à l'homme et au monde. Le Symbole du monde et le Symbole de l'homme sont un seul et même Symbole. Le pouvoir de nommer sauve la réalité de la chose nommée car il en révèle l'essence immortelle. Le romantisme de Novalis, certes, est ainsi qu'il a été dit souvent, la révélation de l'"homme intérieur" mais cette intériorité, il importe de la préciser est sans commune mesure avec l'inconscient des psychologues. « Il est étrange, écrit Novalis, que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable, et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disante psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... L'idée n'est venue à personne de rechercher de nouvelles forces innommées et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ».

Ce qui est dit dans un tel fragment demeure extraordinairement pertinent. Comment ne pas songer aux théories freudiennes, lorsque Novalis parle de « ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. » A la psychologie larvaire, qui se fond dans l'anonymat, Novalis oppose la psychologie divine qui s'exerce par l'auguste méditation des Symboles qui délivrera les « étonnantes générations qui sont encore enfermées en nous-mêmes », cet ensoleillement de l'être qui nous changera pour autrui et pour nous-mêmes en Pierre philosophale. Les belles songeries minières de Novalis préfigurent ses méditations métaphysiques concernant les noms et les Symboles. Un livre d'Albert Beguin évoque L'Ame romantique et le rêve, et certes, c'est par le rêve des arbres, des fleurs, des pierres et des ciels que nous atteignons à leurs réalités ultimes, non-dites, comme des promesses de salut et d'extase.

La définition de l'Ame selon Novalis donne lieu non seulement à une approche mystique mais aussi, et dans le même temps, à une exacte définition gnostique. La différence entre la mystique et la Gnose est moins une différence de nature que de degré. La mystique serait pour ainsi dire la formulation intuitive de réalités gnostiques apparues en visions ou, pour ainsi dire, en éclairage indirect. Ainsi la connivence du monde intérieur et du monde extérieur qui apparaît dans les contes et les légendes sous les atours du Merveilleux, évoque la présence de l'Ame sans en préciser véritablement la nature. Pour Novalis, cependant, l'Ame n'est rien de vague ou de sentimental; l'Ame ne relève pas davantage de la croyance; - l'Ame aussi étrange que cela puisse paraître, se définit dans les choses mêmes qui la définissent, et ne sont pas pour autant de l'ordre de l'abstraction.

Revenons aux beaux éclats des Fragments: « Le siège de l'Ame est là où le monde intérieur et le monde extérieur se touchent. Là où ils se pénètrent, il se trouve en chaque point de pénétration. » Pour parler de l'Ame, Novalis ne va donc pas partir d'un a-priori religieux mais de l'idée d'un siège, d'un site de l'Ame circonscrit par des réalités qui définissent l'Ame et, nous l'avons vu, se laissent définir par elle. L'Ame, pour Novalis, n'est pas quelque chose, ceci ou cela, l'Ame est là. Démontrer l'existence de l'Ame ou, au contraire, la récuser, n'a pour Novalis, aucun sens car l'Ame n'est pas un attribut repérable de l'être humain, une propriété, mais le site d'une rencontre. L'Ame est immortelle car elle est cette présence dans le présent qui "signe" la rencontre du visible et de l'Invisible. Comment imaginer que cette rencontre puisse être mortelle, puisqu'elle est le signe de tout commencement et de tout recommencement. L'Ame n'est pas notre propriété et cette simple évidence donne lieu cependant à un renversement herméneutique non-négligeable. Avec Novalis, nous quittons l'anthropocentrisme narcissique que nous a légué le positivisme du stupide vingtième siècle, pour retrouver une image de l'homme non pas inférieure à celle que proclame l'outrecuidance humaniste « démocratique », mais tout autre. L'image de l'homme dans la Gnose romane de Novalis, est ouverte, en métamorphose, livrée à des variations musicales. Ce n'est plus cette entité biologiquement caractérisée, aboutissement d'une évolution que vient sanctionner une « identité », liée à une espèce ou une sous-espèce. L'homme peut comprendre le Ciel, la terre, le monde divin car il fait partie de cette quaternité. Son âme n'est pas une propriété car son corps n'est pas une identité. Son humanité n'est pas un statut biologique mais une aventure et une rencontre avec ce qui, précisément, n'a rien d'humain. Les Symboles qui gisent en nous et que nous découvrons dans nos rêves et nos visions ne sont pas nos propriétés. Toute la philosophie de l'Alchimie se laisse comprendre à partir de là: « Le siège de l'Ame est tantôt ici, tantôt là, tantôt en plusieurs endroits à la fois; il est variable, de même que le signe de ses parties principales, que l'on apprend à connaître par les passions principales. » Ainsi, nous apprenons que nos humaines passions sont des moyens de connaissance de réalités que ne leur appartiennent plus en propre. Toute la mythologie témoigne de cette intelligence particulière des forces qui se révèlent à nous par nos sentiments et nos perceptions. Ces forces existent et se reflètent en nous. Il faudra donc l'invraisemblable narcissisme moderne pour croire que les Symboles sont originaires de nos passagères individualités ou collectivités humaines. Toute la science hermétique se fonde sur l'idée géniale que la nature est elle-même le Symbole d'une réalité invisible dont l'intelligence humaine peut entrevoir le sens et les arcanes en certaines circonstances favorables.

La méditation mercurielle

Notre entendement humain est le reflet de la nature, certes, car la nature est elle-même le reflet du monde divin. Ces jeux de reflets voyagent sans fin à travers les mondes et les états multiples de l'être, relevant, à chaque éclat, la présence variable de l'Ame. « L'Ame, écrit Novalis, est en rapport avec l'esprit comme le corps avec l'univers. Les deux lignes partent de l'homme et finissent en Dieu. Les deux circum-navigateurs se rencontrent sur les points de leur route qui correspondent. Il faut que tous deux songent au moyen de demeurer ensemble malgré l'éloignement, et de faire les deux voyages en commun. » Par ces prémisses, l'observation de la Nature, propre à Novalis et à la tradition alchimique acquiert une signification très différente de celle qu'elle revêt dans la science profane. Les objets observés sont les mêmes, mais le rapport de l'homme avec le monde ayant changé, les choses se mettent à parler. La Gnose romane est d'abord dans l'écoute. L'oreille fine, l'œil aiguisé, l'intelligence précise marquent la naissance ou la renaissance en nous de cette Gnose. « Si Dieu a pu devenir un Homme, il peut aussi devenir pierre, plante, animal, élément et peut-être, de cette façon y a-t-il une continuelle libération dans la nature. »

Pour celui qui sait écouter, la plante, la pierre, l'animal, l'élément parlent un langage divin. Toutes les procédures opératives du Grand-Œuvre sont dictées par le Dire impondérable que les choses révèlent à travers l'air, l'eau, le feu, la terre et leurs créatures. Ce que les alchimistes nomment le « Mercure philosophique » apparaîtra comme une excellente métaphore de l'Ame. « Dans toute la nature corporelle, écrit Barent Coender von Helpen, il n'y a pas de sujet plus digne d'admiration que le Mercure. Etant vif, il se laisse tuer; étant volatil, il se laisse fixer; étant opaque, il se laisse rendre transparent comme le cristal; et étant transparent, il redevient, si l'on veut, obscur comme une terre; il se rend soluble comme un sel et puis indissoluble comme une cendre d'os; il se laisse noircir et puis reblanchir; et il reçoit même toutes les couleurs de la nature. »

La méditation mercurielle de l'Alchimiste rejoint essentiellement l'herméneutique car il n'est point d'art de l'interprétation sans une mobilité de l'attention. Toute herméneutique naît d'une méditation mercurielle, car l'insaisissable préside aux métaphores et aux métamorphoses de l'Art de l'interprétation tel qu'il se pratique depuis les premiers commentaires de l'Odyssée. Et l'œuvre d’Homère elle-même, avec son périple et ses batailles n'est-elle point l'image magnifique d'une herméneutique générale du monde ? Le dieu Mercure, qui n'est autre qu'Hermès-Thoth, nous apprend, dans sa dénomination et sa fonction alchimique, à reconnaître la dualitude des phénomènes, leur aptitude à changer de signe, à être à la fois ceci et cela, au-delà d'un principe d'identité qui n'a de valeur que dans l'abstraction. L'Alchimie est une initiation au monde immanent. Aux œuvres lumineuses et chromatiques de l'Alchimiste, le monde immanent cesse d'être opaque et impénétrable; passant au-delà du leurre attribué aux choses, il en révèle l'essence, la resplendissante vérité intérieure.

La méditation mercurielle de Novalis le délivre de l'idée, absurdement matérialiste, d'une âme comme objet repérable, identifiable ou dont on pourrait ou non démontrer l'existence. L'âme est ceci et cela, ni ceci ni cela, elle échappe à la logique du tiers exclu comme aux réfutations péremptoires car, ubique, impondérable, elle est ce qui fait apparaître le sens comme un scintillement des profondeurs. La méditation mercurielle seule peut reconnaître ce qui anime, la source irrésistible de l'Ame. La grande difficulté que les intelligences modernes ont à entrer dans le monde alchimique et dans l'œuvre de Novalis, n'est sans doute pas étrangère au moralisme excessif qui empreint tous les thèmes de la modernité. Pour un esprit lent et puritain, la méditation mercurielle est inacceptable car elle entraîne l'esprit dans une liberté d'association où la Quantité et la planification n'ont plus aucune part. Tout, dans la méditation mercurielle, est dans la Qualité, l'Exception et la Divine Providence.

Pour l'Alchimiste qui œuvre sur le Mercure philosophique, l'identité des choses est un mensonge car tout est susceptible d'être vivifié, fixé, coagulé, précipité, sublimé etc... La grande inertie mentale du moderne veut que les choses soient simplement ce qu'elles paraissent être au premier abord. Novalis, au contraire, lance aventureusement sa pensée à la rencontre de toutes les métamorphoses. Rien, en ce monde n'est simple et immobile. L'imperturbable immobilité des pierres cèle un esprit volatil. Rien n'est donné une fois pour toute. L'intuition, valide dans le domaine même des sciences chimiques, l'est encore davantage dans le domaine métaphysique. La manie moderne de l'étiquetage, du culte identitaire, de la focalisation générique, cède alors devant l'amplification prodigieuse de la métaphysique des états multiples de l'être.

L'Ame étymologise

«  Lorsque nous parlons des états multiples de l'être, écrit René Guénon, il s'agit non pas d'une simple multiplicité numérique ou même généralement quantitative, mais bien d'une multiplicité d'ordre transcendantal, ou véritablement universel, applicable à tous les domaines constituant les différents mondes ou degrés de l'Existence, considérés séparément ou dans leur ensemble, donc, en dehors et au-delà du domaine spécial du nombre et même de la Quantité sous tous ses modes ». La précision est d'importance, car, non-numérale et applicable à tous les domaines, cette multiplicité renvoie, non à des identités mathématiques mais aux vertus transfiguratrices des Symboles. Les états d'être sont multiples, mais ils ne sont pas pour autant dénombrables, ni démontrables. L'Ame, dont parle Novalis, témoigne de ce transcendantal qui n'est ni dénombrable ni démontrable. Ainsi en va-t-il également de notre connaissance du langage du monde. Ce qui est dit témoigne d'un Dire qui n'est pas davantage dénombrable ni démontrable.

Le Dire de la poésie déchiffre et voit, là où la communication profane dénombre et démontre. Par-delà toutes les démonstrations, la Gnose amoureuse et romane de Novalis est vision. L'Ame est l'instrument de la connaissance. L'idée abstraite, le concept, se laissent ainsi traiter selon des procédures alchimiques. « A chaque concept, écrit Novalis, l'âme cherche un mot génétique-intuitif, c'est ainsi qu'elle étymologise. Elle comprend un concept quand elle peut le dominer, le manier de toutes façons, en faire à son gré de l'esprit ou de la matière. L'universalisation ou la philosophalisation d'un concept ou d'une image particulière n'est rien d'autre qu'une éthérisation, une décorporisation, une spiritualisation d'un spécifique ou d'un individu. »

Toute alchimie spirituelle va donc livrer à l'Ame cette mission de connaissance qui consistera à rechercher, en chaque concept, le mot génétique-intuitif. La formule, de prime abord, paraît énigmatique et l'idée suivante, selon laquelle, l'Ame étymologise peut paraître encore plus déroutante. Qu'est-ce donc qu'étymologiser, pour une âme ? Novalis suggère que le mouvement naturel de l'Ame est d'aller à la source, à l'origine. L'Ame étymologise car au-delà du concept elle reconnaît le mot par lequel s'accomplit intuitivement la genèse du concept, et par-delà le mot lui-même, l'Ame reconnaît l'image mercurielle dont les scintillations mobiles sont la vertu symbolique. L'Ame étymologise lorsqu'elle va vers ce tréfonds du mot où se révèlent les hauteurs et les profondeurs du Sens. L'Ame étymologise car elle connaît les arcanes de la Science philosophale. Or, celle-ci n'est pas soumission, quiétude, abdication mais une forme supérieure de l'action. « Chaque œuvre d'art, écrit Novalis, est un idéal a priori; une nécessité en soi, d'être là. »

L'étymologie des êtres et des choses révèle leur secrète nécessité d'être là. L'être-là, - ce « Dasein » de la philosophie allemande que certaines traductions nomment plus ou moins improprement « l'existence », - se rapporte avant tout à la présence. Etymologiser, c'est approfondir la présence du présent, comprendre l'être-là des pierres, des couleurs, des eaux, des ciels et des feux, par l'exercice d'une sympathie active. La lecture alchimique de l'œuvre de Novalis nous donne ainsi à comprendre en quoi l'idéalisme magique s'apparente à une gnose amoureuse. Pour Novalis, aimer et connaître sont Un. La magie est d'abord une magie amoureuse. Nous connaissons amoureusement le monde. La beauté versicolore des apparences se diffracte dans notre entendement par la vertu du désir.

Alors que le moderne, imbu de son identité, de son "Moi" caractérisé par l'inné ou par l'acquis, ne cesse de s'abstraire du monde, de poser entre lui-même et le monde une multiplicité d'écrans et de représentations, l'Idéalisme magique de Novalis est d'abord une façon d'aller au-devant du monde, d'apporter un monde dans un monde, d'être-là avec toute sa sensibilité et son intelligence: « Un rayon de lumière se brise encore en quelque chose de tout autre que des couleurs. Tout au moins le rayon de lumière est-il susceptible d'une animation, où l'âme se brise en couleurs de l'âme. Qui ne songe à ce moment au regard de l'Aimée ? »

« Le clavier des clartés »

Les couleurs du monde entrent en concordance avec les couleurs de l'Ame. L'Ame et le monde se colorent amoureusement. L'Alchimie est l'œuvre de ces chromatismes échangés, de cette circulation d'irradiations et de teintes frémissantes. La gnose propre à l'Idéalisme magique est semblable au regard de l'Aimée. Le regard est, par excellence, l'herméneutique du monde: « Le regard permet des expressions extraordinairement variées, les autres traits du visage ou les autres sens ne sont que des consonnes aux voyelles oculaires. La physionomie est ainsi le langage mimique du visage. Dire de quelqu'un: il a de la physionomie, c'est dire que son visage est un organe d'expression frappant, habile et idéalisateur... C'est par un long usage que l'on apprend à comprendre le langage du visage... On pourrait appeler les yeux un clavier de clartés. L'œil s'exprime comme la gorge produit des sons hauts et bas (les voyelles) par des illuminations plus fortes ou plus faibles. Les couleurs ne seraient-elles pas les consonnes de la lumière ? »

L'Idéalisme magique de Novalis acquiert ainsi sa souveraineté d'art de l'interprétation. Les yeux clavier de clartés font naître de visuelles et visionnaires partitions et les couleurs s'inscrivent dans le langage du monde comme les consonnes d'un alphabet. Mais l'Idéalisme magique ne se limite pas à une simple herméneutique, il est herméneutique créatrice. Le rapport que le lecteur établit avec l'œuvre du poète ou le rapport que le contemplatif établit avec le paysage qu'il contemple, sont magiques dès lors que l'art de l'interprétation devient art poétique. Alors, les limites ordinairement imparties aux sens volent en éclats, adviennent les synesthésies, les correspondances, qui seront pour le poète-alchimiste, autant d'échelles vers l'Ether glorieux de l'intelligence pure. « Tout contact spirituel ressemble au contact d'une baguette de magicien. Tout peut devenir instrument magique. » Si l'âme étymologise, chaque heure que nous vivons peut devenir une prière et même une prière exaucée. La grandeur, la beauté, l'intensité sont offertes. Il suffit de déjouer les forces néfastes qui cherchent à nous séparer de la beauté du monde : « Que celui à qui les effets d'un tel contact, les effets d'une baguette magique, semblent fabuleux et prodigieux, se souvienne simplement du premier attouchement de la main de l'aimée, de son premier regard significatif, de ce regard où la baguette magique est un rayon de lumière brisée. »

Le contact spirituel instaure entre ce que nous sommes et les êtres et les choses qui viennent à notre rencontre, une intelligence nuptiale, un couronnement de l'être, que symbolise le Rebis des Alchimistes. Il est possible d'être ici-bas, vains, séparés de tout, insignifiants, indéfiniment utiles et interchangeables, ainsi que nous veut le règne des Titans et de la technique, mais il est possible également ici-bas, à la faveur d'un contact spirituel, d'avoir soudain accès aux merveilles du monde, de s'y mouvoir comme en une Patrie bien-aimée. Pour Novalis, le monde d'enchantements et de mystères que l'enfance entrevoit est un monde vrai, duquel il n'est pas fatal que nous fussions éloignés par le temps. La reconquête est possible et elle est le propre du génie. « Il est des êtres, écrit Armel Guerne dans sa préface aux Disciples à Saïs, qui ont le don d'exister, presque de la sainteté dans l'art de reconnaître et de suivre leur vie au voisinage le plus proche de l'essentiel: une religion en eux, qui leur permet d'entrer et d'habiter à tout jamais dans l'une fois pour toutes un génie du génie qui leur révèle et leur enseigne le véritable sens des choses. »

Ce génie du génie est la vertu sainte qui nous est déléguée par les hautes puissances qui échappent au déterminisme. Nous vivons, nous apprenons à exister, à rayonner dans le site de la présence qui nous est imparti par un génie propre qui est à la fois le génie du lieu et le génie de l'Ame. Savoir lire les partitions secrètes du monde, c'est cela qu'Armel Guerne nomme le « génie du génie ». Novalis n'est pas seulement mystique et poète: il est aussi, comme nous l'avons établi, gnostique. Il connaît le « génie du génie », la source de toutes les sources, il sait nommer et décrire les étapes de l'Ame humaine au-delà du miroir. Au monde subtil, Novalis attache la même attention qu'au monde sensible. La Gnose relève à la fois de la vision et de l'interprétation. La connaissance couronne l'intuition.

Les Nobles Voyageurs

Le propos de Novalis dans son récit Les Disciples à Saïs s'avère résolument initiatique. L'intuition poétique que couronne l'interprétation métaphysique devient passage vers d'autres états de l'être. Ainsi qu'il advient souvent des œuvres de quelque profondeur, l'œuvre de Novalis n'a cessé de susciter des mésinterprétations philosophiques. L’obscurantisme romantique est une pure calomnie. Toute la ferveur de Novalis est orientée par une foi en l'intelligence active: « L'inintelligibilité n'est que la conséquence de l'inintelligence ». Cependant, ajoute Novalis: « On ne comprend pas le langage parce que le langage ne se comprend pas lui-même... Le vrai Sanscrit parlait pour parler, parce que la parole était son plaisir et son essence. »

Avoir l'intelligence du langage ce n'est pas se résigner à l'incompréhensibilité du monde, mais faire sienne la beauté dispendieuse, infiniment renouvelée par elle-même, du langage qui trouve dans la parole la source du génie de la parole. La parole se parlant à elle-même révèle le génie du génie, cette gratuité, cette dépense pure, inévaluable, que les mentalités utilitaires et gestionnaires ne peuvent comprendre. S'interroger sur le sens de la parole, consentir au libre déploiement de la parole du monde, exiger de soi-même la connaissance artistique des Symboles et s'en faire le messager ou le musicien, n'est-ce point d'emblée, entrer en résistance à l'égard des Normes qui imposent en tout une logique de l'identité et de la catégorie. Les Normes profanes obéissent à cette logique excessivement classificatoire qui dénie aux êtres et aux choses les ressources de l'infinité. Selon les Normes profanes de nos sociétés modernes, ou en voie de modernisation, les êtres et les choses sont explicables par les déterminismes prétendument « mis-à-jour » par les sciences biologiques ou sociales. Or, ce que l'on croit pouvoir interpréter, on croit aussi devoir le « gérer » pour utiliser le maître-mot des idéologies modernes. Le poète-alchimiste, au contraire, croit aux vertus infinies des choses divines. L'Alchimiste croit que les métaux peuvent, en certaines circonstances favorables, se changer les uns en les autres. L'Alchimiste ne croit pas en la logique de l'identité et de la catégorie qui caractérise le positivisme du dix-neuvième siècle. Il se trouve que la Physique et la Chimie du vingtième lui donnent raison, mais ces sciences s'avèrent, par le fait même, en contradiction avec le « sens commun ».

Le poète-alchimiste devra apprendre à résister aux tyrannies et aux pesanteurs du sens commun, c'est-à-dire aux opinions, aux croyances mécanisées par les explications et les gestions, afin de tenter l'aventure de l'interprétation. La sagesse dont il est question dans le texte initiatique Les Disciples à Saïs n'est pas une doxa mais une gnosis, non une croyance mais une connaissance. Les philosophes occidentaux modernes cultivent à cet égard la plus grande confusion. Le Maître de Sagesse dans le récit de Novalis n'est pas un dispensateur de réponses toutes faites apportant, à bon compte, la paix de l'âme. La pensée de Novalis est tout entière une pensée de l'inquiétude, de la promptitude. Tout se joue dans le questionnement permanent. De même l'Alchimiste interroge sans cesse les secrets de la nature sans jamais en proposer une explication définitive: c'est pourquoi les opérations de l'Alchimiste lui sont propres et ne sont pas reproductibles par n'importe qui. Ainsi en va-t-il précisément de la Sagesse que désirent les Nobles Voyageurs des récits romantiques. A la différence des sciences humaines modernes, l'usage des instruments intellectuels qui peuvent conduire à la sagesse et à la "vérité" ne prend sens que pour l'homme qui en use et à l'instant précis où il en use. La logique identitaire qui confère le vrai, l'indubitable, de façon systématique ou quantitative, est ici hors de propos. L'Alchimiste, le Noble voyageur des récits de Novalis n'anticipe point sa réponse dans la question qu'il pose, il veille, il aiguise son attention, il s'efforce de rendre plus limpide son entendement afin d'assister à la révélation progressive de la réponse qui s'ébauche à sa vision et qui, bien qu'universellement vraie, car métaphysique, ne vaudra sans doute jamais que pour lui-même.

Cette logique qui privilégie l'exception au détriment de la règle, la Qualité au détriment de la Quantité, pour étrange qu'elle puisse paraître au moderne n'en fut pas moins le principe de toutes les créations métaphysiques, théologiques et artistiques de l'humanité jusqu'à la Renaissance et souvent bien au-delà. Œuvrer aux retrouvailles avec ce Principe: tel sera le sens de notre méditation philosophale. Traité et récit initiatique, Les Disciples à Saïs ressaisissent la pensée européenne au moment où elle n'est pas encore solidifiée. Observons l'étroitesse des comportements, des pensées, du langage, des expériences de la vie quotidienne et des sensations d'un Occidental moyen en cette fin de siècle et mesurons, à l'aune des Disciples à Saïs et des Fragments de Novalis, ce qui a été perdu !

L'oraison

La méditation alchimique, qui reconnaît dans les pierres, les arbres, les hommes et les dieux des manifestations de la Possibilité universelle, nous donne, en tant que personnes, des frontières qui se perdent dans l'indéfini. L'être-là, le "dasein" s'exerce, en Alchimie, avec une plénitude oubliée depuis lors. La gnose de Novalis est l'effort héroïque, - mais animé par une confiance immense dans le génie humain et dans la bienveillance de la nature, de reconquérir la vastitude sacrée entrevue dans l'enfance et dont les affaires adultes nous séparent par toutes sortes de ruses de subterfuges et de brutalités. Cette gnose alchimique, il va sans dire qu'elle convoque les pouvoirs de l'intelligence là où la modernité spectaculaire ne cesse de les assoupir. Qu'est-ce en effet que l'intelligence, sinon, en premier lieu, la vertu d'analogie ? « De bonne heure » est-il dit dans Les Disciples à Saïs, à propos du Maître de Sagesse, « il remarquait les combinaisons, les rencontres, les coïncidences. Il finit par ne plus rien voir isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses: il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler des choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les hommes, des étoiles, les pierres, des animaux, les nuages, des plantes; il jouait avec les forces et les phénomènes; il savait où et comment trouver ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître; et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes »

Art poétique, vue du monde, ce passage des Disciples à Saïs va encore au-delà: c'est un véritable traité de la souveraineté. La Quête de la souveraineté qui est au cœur du Grand-Œuvre ne se confond en aucune façon avec une recherche des pouvoirs, une inflation du Moi mais, au contraire, par une extinction du Moi dans les vastitudes lumineuses et colorées de l'Analogie. Les êtres et les choses mystérieusement correspondent. Les catégories, les identités sont frappées d'inconsistance. La pensée vole au-devant des images que lui révèle sa profondeur, miroir des hauteurs et des abîmes de l'Ame du monde. Avoir l'intelligence du monde, c'est associer le plus étroitement possible, jusqu'à les fondre en une seule gnose, la perception et la compréhension. La vision du Maître embrasse amoureusement le visible et l'invisible en un seul faisceau de connaissance. La séparation de la perception et de la connaissance est sans doute à l'origine de l'absurde spécialisation des sciences, et, plus en amont, de notre incapacité à nous livrer au ravissement du Sens qui naît de l'herméneutique créatrice. Or, comment ne pas voir que, dans leur essence, percevoir et comprendre sont un seul et même acte créateur ? La spécialisation de l'entendement, sa division en perception et compréhension, n'a de sens que dans une démarche purement utilitaire et technique. Dès lors que la connaissance se hausse au désir d'une rencontre avec le monde et non d'une simple utilisation de tel ou tel de ses pouvoirs, la perception s'approche de la compréhension, la perception rejoint la compréhension en une seule attente.

Cette attente, cette disponibilité, n'est autre que l'intelligence même, et la définition qu'en propose Novalis n'est rien moins qu'obscurantiste. Cette intelligence du monde qui joue simultanément des registres du sensible et de l'intelligible témoigne de cette souveraineté où le Moi n'est plus le centre de la pensée mais un élément parmi d'autres car, par l'expérimentation des états multiples de l'être, les choses cessent d'être asservies à un seul état, une seule identité pour entrer en concordance avec la bruissante et chatoyante souveraineté du monde. L'Art, le génie poétique naissent de cette rencontre de la perception et de la compréhension. L'Alchimiste voit la couleur et cette couleur lui porte le sens de la métamorphose en cours où le Léger, le Subtil, le Lumineux se libèrent progressivement du lourd, de l'épais et du l'obscur. « Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps... ». La Pensée est, au sens étymologique la pesée. La juste pondération est le propre de l'Art de la Balance, Symbole de l'Analogie qui révèle la vertu transfiguratrice des rencontres et des coïncidences. Ne rien voir isolément, n'est-ce point rendre hommage aux subtils tissages du cosmos, à ces orchestrations prodigieuses qui se révèlent à la perception lorsque la perception est elle-même compréhension ? Comment comprendre sans percevoir et comment percevoir sans comprendre ? La perception gnostique est cela-même qui nous délivre de notre identité humaine. En comprenant ce que nous percevons, nous entrons dans le langage secret des astres, des pierres, des plantes; et le Grand-Œuvre, dans sa patience et sa solennité n'est autre que l'interprétation de ce langage et son oraison: « - et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes... »

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

21:37 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

28/12/2021

Entretien pour "littera-incitatus":

132407696_3595835763815512_6584876556517682474_n.jpg

Entretien avec Luc-Olivier d’Algange

 

Vous avez, cher Luc-Olivier d'Algange, publié naguère aux éditions Arma Artis, trois ouvrages, qui attendent actuellement, après le décès de Jean Marc Tapié de Céleyran, admirable éditeur (fondateur d'Arma Artis, dont il présidait, presque seul, aux destinées hautement philosophales) une réédition dont j'espère qu'elle sera aussi prochaine que possible. Quoiqu'il en soit, l'avis aux éditeurs audacieux est lancé ! Il s'agit de Fin Mars. Les hirondelles, qui est un recueil d’hommages à des auteurs et des lieux qui vous tiennent particulièrement à cœur, Terre lucide, écrit en collaboration avec Philippe Barthelet, sous-titré « entretiens sur les météores », et enfin, Le Chant de l’Ame du monde, qui s’achève par une Ode au Cinquième Empire, en hommage à Dominique de Roux.

Il nous semble que ces ouvrages, aussi distincts qu’ils soient par la forme, témoignent entre eux d’affinités et de résonances qui les inscrivent dans un même dessein. Pouvez-vous nous parler de ce dessein, autrement dit de ce qui, antérieur à votre écriture elle-même, suscite votre écriture, ou bien est-ce là s’aventurer dans une zone inviolable, radicalement inconnue, ou d’avance récusée théoriquement ?

Luc-Olivier d’Algange : - J’aime ce mot : dessein, que vous utilisez. Il me semble que notre temps, si planificateur, est aussi riche en « plans de carrière » qu’il est pauvre en desseins créateurs… Le dessein n’est pas un calcul sur l’avenir, et s’accorde fort bien avec ce que l’on peut nommer le hasard, la fortune, la chance ou la grâce. En écrivant, si l’on se tient à la disposition de ce qui advient on va littéralement Dieu sait où. Une grande part est laissée à l’aventure, « à la venvole » pour reprendre la formule de Philippe Barthelet.

Si l’écriture n’est pas seulement expression d’une pensée antérieure, si le langage est partie constituante et non seulement partie constitutive de la pensée, il s’en faut de beaucoup que l’œuvre ne soit qu’un « travail du texte ». En amont de notre langue, le Logos, qui se tient dans son royaume de silence, œuvre, à notre insu parfois, à notre délivrance et à notre souveraineté. En écrivant, nous sommes ses Servants. Une trame secrète se révèle peu à peu. Je ne puis me défendre de l’idée, peut-être étrange à la plupart des intellectuels modernes, que le livre que nous écrivons est déjà écrit dans quelque « registre de lumière », pour reprendre la formule des théosophes persans, dans un « suprasensible concret », que nos phrases tracées sur le papier (j’appartiens à ces archaïques qui s’offrent encore le luxe d’écrire avec de l’encre sur du papier) se révèlent par gradations, comme dans une lumière croissante. J’en veux pour preuve cette impression d’aurore fraîche, presque dure, qui environne le moment où nous allons commencer à écrire… Une phrase survient, et nous savons si peu où elle va nous conduire qu’il faut bien se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus dans une activité susceptible d’être planifiée … Un ordre préside à ce chaos d’intuitions, une cohérence née de l’improvisation elle-même, et qui ne pouvait naître autrement. La notion d’inconscient, en l’occurrence, ne me paraît que partiellement opérante, et s’il s’agit bien d’un inconscient, je serais plutôt enclin à penser à l’inconscient de la langue française elle-même, sa part immergée, songeuse, étymologique, nervalienne, sa vérité héraldique, tisserande, qui, se servant de nous pour se révéler, nous tient littéralement à sa merci.

Tout cela pour vous dire que ni l’objectivité du travail stylistique, ni la subjectivité expressive ne me paraissent pouvoir rendre compte de ce qui est à l’œuvre. Ce qui se dit à travers nous nous appartient parce que nous lui appartenons, et cette appartenance, et là seulement intervient notre entendement singulier, nous libère, nous élargit, nous restitue à cette latitude humaine et divine que presque tout, dans le monde affairé où nous vivons, contribue à restreindre à l’extrême. Le Logos, en hauteur, en largeur et profondeur, dès lors que nous consentons à le servir avant de servir ce que nous croyons être nos compétences et notre subjectivité, nous ouvre à des vastitudes insoupçonnées. Ces vastitudes, plus encore que celles que l’espace visible, sont les espaces du temps.

Dans Fin Mars. Les hirondelles, dont le titre est un hommage à celui que Philippe Barthelet nomme « l’altissime Joseph Joubert », mon dessein fut de rendre le temps visible : temps des œuvres, des civilisations, et encore le temps comme attention, comme attente paraclétique, incandescente, telle qu’elle brûle dans les œuvres d’André Suarès ou de Dominique de Roux, ou, bien avant, dans celles de Ruzbehân de Shîraz, de Sohravardî, ou encore, d’une façon différente, chez Hölderlin ou Hermann Melville… Certaine oeuvres font date, elles participent des rythmes du temps, du renouveau du temps, et à partir d’elles si magnifiquement fidèles aux clartés antérieures, d’une certaine façon, tout recommence…. Et ce recommencement qui témoigne d’un au-delà du temps n’est lui-même qu’un retour à la vérité de l’être, c’est-à-dire à l’éclaircie de la toute-possibilité. Tout soudain, à relire ces auteurs, redevient possible ! Nous voici, les lisant, dans un usage sapientiel de la lecture, qui nous restitue à ce dont nous étions séparés par des illusions funestes… Voici l’inépuisable richesse du réel qui va de la substance la plus opaque à l’essence la plus lumineuse, en gradations infinies, dans ce chromatisme prodigieux dont surent si bien parler Ibn’Arabî et Jacob Böhme, mais aussi, d’une autre manière, ces écrivains, tels que Henri Bosco ou Henry Montaigu, qui, sourciers à l’écoute des ressources profondes de notre langue, en laissent circuler les vertus jusqu’aux plus hautes branches, aux plus fines, aux plus impondérables, les mieux accordées aux rumeurs célestes et aux puissances telluriques.

Nous voici précisément, il me semble, au cœur de votre ouvrage commun avec Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores. Il s’y dessine aussi un autre recours, celui de l’amitié, de la conversation, contre tous les systèmes et toutes les idéologies, ou plutôt, en dehors d’elles.

Luc-Olivier d’Algange : - Il y aurait peut-être une sorte de redondance à s’entretenir à propos d’un ouvrage qui est déjà un entretien, sinon à rappeler (comme hommage à ce qui me fut une chance rare) que Philippe Barthelet est, par ailleurs, l’auteur d’un vaste « roman de la langue française », qui s’ouvre, à chaque phrase, sur la plus exacte et la plus profonde méditation métaphysique. Le propre de notre ouvrage étant de ne pouvoir se résumer, de même que l’on ne peut résumer une promenade au bord d’un fleuve (et l’on sait aussi, par Héraclite, que « l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), je laisse le lecteur, si le cœur lui en dit, à découverte de ce livre quelque peu maistrien et dont il pourra lui-même, dès lors notre invité, être à la guise le Comte, le Chevalier ou le Sénateur ! Disons seulement qu’en ces temps monomaniaques, idéologiques et puritains rien ne semble plus rare que les bonnes conversations, et je ne suis pas loin de penser que presque toutes les œuvres dignes d’êtres lues participent ou invitent à une conversation ; qu’elle soit, bien sûr, avec le lecteur, ou avec des prédécesseurs, voire avec les êtres et les choses les moins saisissables : nuées, nuances, météores, signes du ciel… En réalité, il n’y a pas de monologue, sauf chez les fous ou les Modernes. Toute œuvre est, par nature, dialogique

Le Chant de l’Ame du monde est-il, en suivant votre idée, un dialogue avec l’Ame du monde ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’Ame du monde est ce qui rend possible les conversations. Elle est la lucidité de notre terre. C’est dire qu’elle n’a rien d’abstrait ; elle n’est pas davantage, s’il faut le préciser, une sorte de « world music » adaptée aux besoins euphorisants du village planétaire, quand bien même lui revient une prérogative irrécusable d’universalité : celle du cosmos, tel qu’il se figure sur le bouclier de Vulcain dont parle Virgile. L’Ame du monde est la Sophia… Entre le sensible et l’intelligible, elle recueille les éclats de l’un et de l’autre, dans leurs mouvements, leur ressacs, leurs réminiscences qui irisent la présence pure. L’Ame du monde ne se conceptualise pas. Elle affleure, elle transparaît, dansante comme à travers le feuillage bruissant, comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, vérité insaisissable et lustrale, réfractée et diffractée, en splendeur, là où adviennent les Anges et les dieux, ces réalités à la fois intérieures et extérieures. Mais les poèmes, je le crains, ne se résument pas davantage que les conversations…

L’impression nous vient que, les ayant écrit, vous n’avez pas particulièrement de commentaires à ajouter à vos livres, soit par humilité, soit que vous les considériez comme derrière vous, soit que vous en laissiez le propos à vos lecteurs… S’il ne vous déplait pas, nous aimerions cependant poursuivre cet entretien par des considérations plus générales, politiques, poétiques, et métaphysiques, qui nous reconduiraient à ce qui a donné naissance à ces ouvrages… Et pour commencer, quels sont vos Maîtres ?

Luc-Olivier d’Algange : - Nos écrits ne sont pas toujours « derrière nous », ils sont peut-être lancés en avant, ce vers quoi nous cheminons ; ce qui rendrait d’autant plus difficile d’y revenir, d’en faire le commentaire, sans compter le ridicule à être son propre glossateur ! Et puis, le « monde culturel » me semble avoir tourné de telle façon que l’on cherche bien souvent à se faire une idée des ouvrages d’un auteur sans les lire. Alors autant ne pas abonder dans le sens de cette mauvaise paresse et s’attarder indûment sur ce qui a déjà été écrit, et qui le fut précisément, pour échapper à ces quelques opinions, abstractions ou généralités où les gens « informés » voudront les ensevelir ! En revanche, et j’en suis bien d’accord avec vous, parler de ses Maîtres est un devoir de gratitude, et surtout une joie qui renouvelle celle que nous avions à les lire.

Je considère comme des Maîtres tous les auteurs qui m’ont appris quelque chose, et ils sont nombreux. Mais pour en distinguer quelques uns, outre ceux dont je parle dans Fin Mars. Les hirondelles, peut-être convient-il d’en revenir aux premiers en date, à ces lectures de l’adolescence qui nous donnent des raisons d’être, nous confirment dans nos audaces, affermissent notre courage et notre intelligence. Au monde souvent mesquin et étriqué qui s’apprête à nous dévorer dans la tendreté de notre âge, ils opposent un contre-monde, qui n’est pas un refuge mais une exigence plus haute. Ceux-là sont des amis ; ils nous donnent des armes et nous montrent le monde plus grand, plus intense, plus aventureux. Car enfin, l’inanité est là, depuis notre adolescence : le monde devient un monde-machine, toutes les souverainetés sont corrodées, arasées. L’infantilisme et la bestialité triomphent sur tous les fronts, et après deux ou trois vagues de totalitarisme, depuis la Terreur de 1793, les hommes se sont si bien habitués à n’être que des « agents » et des « rouages », leur servitude volontaire est si bien intégrée à leur complexion, à leur physiologie même, que la survie de l’esprit humain, dans ses pouvoirs de discrimination et ses puissances poétiques, est devenue des plus aléatoires, alors même que la Machine, autrement dit, la société de contrôle (qui succède, pour tout arranger, aux sociétés de souveraineté et aux sociétés disciplinaires) travaille sans relâche à éliminer précisément toute chance d’être, toute chance, selon le mot d’Hölderlin « d’habiter en poète ». Deux maîtres donc : Villiers de L’Isle-Adam et Hölderlin.

Villiers de L’Isle-Adam fut l’auteur qui m’arracha à ce qui me semblait devoir être une triste singularité. Il me vint à cet âge inquiet où il s’en faut de peu que nous ne concevions, non sans quelque effroi, être fort esseulés dans notre pensée. Certaines œuvres sont, pour ainsi dire, en forte teneur d’amitié spirituelle. Il semble qu’une main nous soit tendue, mais avec une arme, fraternellement, à nous qui étions désarmés. Une contradiction se trouvait résolue. Nous pouvions donc, en même temps, récuser la société et consentir à être les héritiers de la civilisation, porter un songe de splendeur et exercer nos sarcasmes à l’égard d’un monde qui s’acharnait en médiocrités despotiques à nous rendre la vie apeurée, misérable et banale. Refuser d’un même geste l’avilissement et le nihilisme, ne pas vivre en bête traquée, tout cela tient dans la dédicace de L’Eve future : « Aux railleurs, aux rêveurs ». Le rêve devenait ainsi, non plus une fuite, mais un Songe plus haut, fondateur, celui-là même dont naissent les civilisations. Les Contes Cruels anticipent, en tout point, et parfois à partir d’infimes indices, ce monde ridicule, malfaisant et sinistre que décrira plus tard, mais en l’ayant sous les yeux, Philippe Muray…Villiers de L’Isle-Adam, lui, nous donne l’alexipharmaque avant même que le poison ne ruisselât dans nos veines ! Magistrale leçon d’ironie guerroyante, ouverte à chaque phrase sur des hauteurs et des profondeurs métaphysiques ; humour cruel et fidélité pure, c’est-à-dire brûlante, à l’égard de ce qui, dans notre bref séjour ici-bas, nous tient dans la proximité ardente de la voix du cœur et de la beauté ; pessimisme alerte et joyeux ; ethos héroïque qui répond, avec la désinvolture aristocratique qui lui est propre à la mise-en-demeure d’Hölderlin : «  A quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » A quoi bon ? A rien du tout… Mais à l’entendre ainsi, dans la définition que Pessoa donne du Mythe, «  ce rien qui est le tout », sceau invisible de cette visible empreinte qu’est le monde.

Nul, de façon plus radicale qu’Hölderlin, n’eut l’audace de se tenir en cet espace intermédiaire, à la fois éblouissant et ténébreux, mais aussi parfois clair d’une douce clarté et comme à l’ombre de feuillages orphiques, où le Mythe vient à la rencontre du réel pour en révéler la nature véritable. Hölderlin n’écrit pas à propos du Mythe, ses poèmes ne sont pas des poèmes mythologiques, au sens néo-classique ou romantique, mais des épiphanies survenues, de façon imprévisible, à l’intérieur de la langue allemande. Hölderlin parle de l’intérieur : il est le feu qui éclaire et consume. Le sacré, le Mythe sont, chez Hölderlin, des advenues, l’apparaître de l’apparition elle-même, qui naît au moment où nous naissons avec elle. C’est ainsi qu’il peut laisser transparaître l’une dans l’autre la figure du Christ et celle d’Apollon, c’est ainsi que sa poésie nous dit, du sacré, une profondeur en attente, qui, jusqu’à présent, fut à peine entrevue, c’est ainsi que le plus lointain, le plus antérieur, s’irise dans ses écrits comme une promesse encore insoupçonnée.

La plupart des œuvres, quand bien même s’amoncèlent à leur sujet des thèses universitaires, n’ont pas encore été lues. Je veux dire que réduites au statut d’objets, un interdit à les lire n’a pas encore été levé. Etudiant les œuvres, les tenant à distance par des méthodes critiques, on s’épargne la chance et le risque d’en être ravi, c’est-à-dire dépossédé du rôle d’analyste auquel se complaisent nos arrogances intellectuelles. Au-delà même de l’expérience sensible et intelligible que nous pouvons avoir d’une œuvre, qui est déjà elle-même supérieure à la simple étude universitaire, une autre possibilité demeure « en réserve », selon la formule d’Heidegger, qui est celle de la relation avec l’œuvre. C’est du passage de l’expérience à la relation, c’est à dire à la survenue d’une conversation dont témoignent à leur mesure Fin Mars. Les hirondelles, et, d’une façon plus directe encore, Terre Lucide. En son hiver, il me semble que notre civilisation est en attente d’un printemps herméneutique, d’une terre lucide annoncée par ces météores, ces « signes du ciel » que sont les œuvres des poètes.

Nous retrouvons dans ce printemps herméneutique, votre méditation sur les saisons, sur le retour, sur le temps qu’il fait et celui qui passe. Quel serait le « temps » de l’herméneutique ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’herméneutique nous initie à une autre temporalité. Ni le cercle, ni la ligne droite mais une sorte de spirale qui, repassant par les mêmes points, nous porte plus haut. L’herméneutique, et que l’on entende bien sous ce vocable austère, un voyage odysséen et non un travail d’expert, fait apparaître dans une œuvre plus qu’à première vue. Ressaisissons notre bien : ne le laissons pas au seul usage des spécialistes. Les œuvres sont des signes d’intelligence que nous adresse l’aléthéia, la vérité qui n’est pas objet d’évaluation mais l’instant de sa propre révélation. Les abysses lumineuses des poèmes d’Hölderlin disposent nos entendements aux abysses lumineuses de l’instant qui est l’éternité même. Celle qui oscille dans les fleurs de cerisiers !

A chacun d’entre nous une œuvre reste à accomplir qui est de se réapproprier ce dont le monde-machine nous a exproprié : les paysages, les heures, les noces d’Eros et de Logos, la qualité et la dignité des êtres et des choses. Mais cette recouvrance si elle exige une décision résolue, n’implique nulle âpreté. Il ne s’agit pas d’être crispé sur son dû, mais de s’abandonner à ce qui nous appartient : ce temps qualifié, ces événements de l’âme. Nous reprenons possession du monde comme d’un texte sacré en refusant de le planifier, en lui laissant la chance de nous faire signe, en aiguisant notre entendement à percevoir ces subtiles invitations par-delà « le vacarme silencieux comme la mort » dont parlait Nietzsche.

Voyez comme les prétendants littéralistes préjugent dans les textes sacrés de la « vérité » qu’ils y veulent trouver pour ensuite l’administrer, et comme ils laissent peu de place à la surprise, et comme ils trahissent en réalité la lettre à laquelle la véritable herméneutique retourne, comme Ulysse après son périple. Toute opinion est fondamentaliste, hostile par ses prémisses et ses usages à l’aventure de l’esprit. S’il importe de na jamais oublier que nous vivons sous le règne de l’Opinion, il importe encore davantage de ne pas se laisser subjuguer ou obnubiler par la terreur qu’il prétend nous inspirer. Ce qui n’est pas, fût-ce un néant dévorant, ne peut en aucune façon triompher de qui est, ni empêcher ce qui fut d’avoir été et de demeurer présent dans la présence, dans la délicieuse anamnésis dont l’essor se confond avec le pressentiment lui-même, avec ce qui crée et ce qui fonde.

La didactique coutumière, scolaire, oppose le platonisme et l’hédonisme, comme elle suppose que la philosophie platonicienne oppose le sensible et l’intelligible pour déprécier l’un au détriment de l’autre, alors qu’elle les hiérarchise, ce qui est tout différent ! Cette mésinterprétation banale de la pensée platonicienne procède de la difficulté que nous avons, nous autres modernes, à sortir d’une pensée de l’antagonisme. Hiérarchique, graduée, la pensée platonicienne récuse par avance l’antagonisme que les exégètes futurs y voudront introduire. Le sensible ni l’intelligible ne sont, en soi, préférables, l’un à l’autre, ce ne sont pas des camps, des partis, mais des modes opératoires de notre compréhension du monde et dont les œuvres sont les noces ardentes.

Si l’on me dit qu’un hédonisme néoplatonicien est impossible, que la louange du sensible, la relation extatique avec le monde sensible est impensable par la célébration de l’Idée, de la Forme, eh bien soit : je l’invente, je la rend possible, je l’instaure, j’en fais la prémisse d’une philosophie nouvelle ! Mais, à dire vrai, je ne crois pas être si novateur, mais seulement l’héritier d’un courant philosophique moins connu, moins balisé, d’une façon de philosopher, d’un poien qui, à l’exemple de Plotin, de Sohravardî, de Ruzbehân de Shîraz, de Pic de la Mirandole, ou de Marsile Ficin, hiérarchise pour ne pas opposer, ce qui appartient au visible et ce qui appartient à l’invisible, l’un et l’autre n’étant que des moments différents de l’apparaître.

Cette tradition héliaque, métaphysique et patricienne, tenue à l’écart par une idéologie dominante, lunatique et matérialiste (celle précisément des « hallucinés de l’arrière-monde » dont parle Nietzsche) me semble non seulement devoir être défendue et illustrée, par l’exemple, par la beauté du geste, mais aussi en tant qu’art poétique et romanesque, si lassés de l’expression de la subjectivité, nos contemporains désirent à nouveau tenter la grande aventure des états multiples de l’être et de la conscience. De même que le printemps herméneutique éveille et discerne dans les textes les « états » et les « stations », les degrés et les plans d’interprétation différents, on peut espérer et imaginer un printemps poétique et romanesque où, à l’hiver du durcissement des certitudes, à l’aridité et aux froidures conceptuelles, formalistes ou vengeresses succèderait un ressaisissement du chant et de la vision.

« Ne servir que sa vision » écrivait Dominique de Roux, qui recommandait aussi de ne pas oublier notre exil fondamental, et que « nous sommes partout et toujours en territoire ennemi » : observation qu’il importe, il me semble, de ne pas prendre dans un sens pathétique, mais plutôt pragmatique, à la façon de Marc Aurèle. Chaque heure que nous sauvons de la confusion, de l’agitation, des promiscuités débilitantes, chaque heure sauvée de l’endormissement hypnotique du travail et des distractions, chacune de ces heures est une victoire : nous y retrouvons, sauvegardées et d’une fraîcheur castalienne la puissance, la beauté et bonté. Les mots ont le pouvoir de recréer ce qu’ils détruisent.

Que pouvez-vous nous dire à propos de cette tension entre le pouvoir créateur et le pouvoir destructeur du langage ?

Luc-Olivier d’Algange : - Les mots tuent, au propre et au figuré, et parfois d’ennui. Les totalitarismes nomment pour tuer en renversant la « logique » de la divine création qui nomme pour faire advenir à l’être. Le totalitarisme dédit ; son jargon est la mesure de sa perversion : ce qu’ont démontré, de façon magistrale, Orwell ou George Steiner. La définition du mal échappe aux moralisateurs pour autant qu’ils méconnaissent cette atteinte au Logos ou au Verbe. S’il est bien souvent question, dans Terre lucide, des ressources de la langue française, c’est qu’en elles s’avivent nos pensées. Par cette langue nous appartenons à une tradition qui nous libère de nos subjectivités outrancières et nous donne la latitude de penser, c’est-à-dire de peser le juste et l’injuste… Il n’est pire conformisme que celui du « non-conformisme » où chacun croit pouvoir penser par lui-même dans le déni de toute tradition et de tout héritage, et s’en trouve ainsi penser comme tout le monde, exactement selon le vœu des « prescripteurs » de la publicité. Les dogmes, les doctrines, laissaient encore la part à la critique, alors que le conformisme de l’informe est une glue, un totalitarisme sans issue, car il enferme chacun en lui-même… Bienvenue dans le monde du « chacun pour soi » où règne le grégarisme au suprême, où la bétaillisation de l’être humain se fonde non plus sur un despotisme discernable mais sur une servitude volontaire, oublieuse de sa volonté, relayée par la technique et devenue presque physiologique, au point qu’il n’est pas absurde parler d’une post-humanité, mais régressive, à la fois hyper-technologique, numérisée, clonée, et psychologiquement réduite à l’infantilisme. Le conformisme de l’informe devient ainsi le principal recours des faiblesses coalisées contre la singularité et la force, en meutes d’autant plus impitoyables qu’elles travaillent, comme l’écrivait Philippe Muray, pour « l’empire du Bien ».

Que reste-t-il alors des sentiments humains, une fois débarrassés des intempestives grandeurs ? La langue s’y étiole, l’entendement s’y rabougrit, la privation sensorielle s’instaure disposant la conscience à ne percevoir que des représentations secondes, au détriment de la présence réelle des êtres et des choses, présence réelle qui contient en elle les abysses et les hauteurs, une verticalité qui sacre l’Instant, notre seul bien… Le printemps herméneutique est à la pointe de chaque phrase lue ou écrite amoureusement ! Le printemps herméneutique est la floraison du Logos qui, à partir de ses racines, de ses étymologies, délivre la puissance du silence, de son cœur de feu, de sa vérité paraclétique.

Dans Fin Mars, les hirondelles, vous évoquez le Paraclet, à propos d’André Suarès, d’Henry Corbin et de Dominique de Roux. Pouvez-vous nous préciser ce qu’est le Paraclet, et son « règne » dont certaines œuvres vous semblent l’attente ardente ?

Luc-Olivier d’Algange: - Le Paraclet est l’Esprit-Saint, et le règne du Paraclet qui succède au règne du Fils, comme celui-ci succède au règne du Père, serait l’accomplissement de l’Alliance, l’accomplissement d’une liberté souveraine, d’une terre céleste, lucide… Cependant, je suis loin de prétendre à théoriser en ce domaine, et plus loin encore de comprendre comment s’inscrirait dans « l’histoire », cette succession de règnes qui, d’une certaine façon, m’apparaissent pour ainsi contemporains les uns des autres ; de même que dans l’écriture, qui se situe entre le silence et la parole, le silence de « ce qui n’est pas encore dit » et la parole dont on se souvient, le temps est bien davantage qu’une ligne droite, qu’une historicité déterminable et déterminante…. Entre le Logos rayonnant du silence de la toute-possibilité et la parole filiale, la parole en filiation spirituelle, le Paraclet gradue ses révélations dans notre conscience. Il est cet « entre-deux » entre ce qui est dit et celui qui reçoit la parole, cet espace intermédiaire et impondérable comme le sens lui-même qui s’offre à être traduit du silence.

Le temps a été créé avec le monde pour peupler de réminiscences les commencements sans fins. Chaque phrase que nous écrivons ne vaut d’être écrite que si, d’autorité, elle recommence le monde. Le Logos et le Verbe disent une même réalité cosmogonique. La poésie, à cet égard, consiste moins à ré-enchanter le monde qu’à lui ôter le voile qui nous le désenchante, qu’à l’arracher aux fictions misérables et sinistres qui font que la réalité, comme l’écrivait Rémy de Gourmont, finit par copier les mauvais romans : monde plat, sans syntaxe ni grammaire, mots réduits à leurs écorces mortes, sentiments et vertus réduits à l’apparence qu’ils donnent selon les normes du kitch, dérisoire ou titanesque… Le nouveau règne, celui dont parlait Stefan George, débute sitôt que l’on s’éveille de ce mauvais songe, de cette pensée stéréotypée, binaire, qui nous réduit à l’alternative ou au compromis. Et comme l’écrivait Rimbaud : « là tu te dégages, et voles selon. »

 

(Entretien réalisé par André Murcie pour Littera-incitatus )

 

La parution de Terre Lucide, entretiens sur les météores et les signes des temps, est prévue, désormais, aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria.  

22:40 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

L'éclaircie de l'être:

270202236_4922642474483004_1732638604844502357_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Notes sur l’éclaircie de l’être

 

«  Mais où le Soir guide-t-il l'obscure pérégrination de l'âme d'azur ? Là-bas où tout est autrement assemblé, abrité et sauvegardé pour un autre Levant. »

Martin Heidegger

 

La pensée méditante et la source de Mnémosyne

« Lorsqu'elle est attentive à son essence, écrit Heidegger, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas sur place pour penser constamment le même. Progresser, c'est à dire s'éloigner de cette place, est une erreur qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. »

Pour avoir perdu le sens de l'aube, du crépuscule et du Grand-Midi, pour être devenu indifférents et insensibles aux qualités diverses de la lumière, luminante, irradiante ou splendide, pour n'avoir pas assez vénéré la limpidité de la source de Mnémosyne, pour nous être réfugié derrière des écrans et être devenu les otages de la pensée calculante et informaticienne, notre monde (où l'éclaircie de l'Etre brille par son absence, comme une nostalgie lancinante et devenue incompréhensible) est devenu la proie d'une pénombre uniformisatrice.

En cette pénombre, les choses deviennent indistinctes et interchangeables; elles perdent leurs qualités et leurs secrets qui jadis étaient aussi sacrés que les fins dernières, pour devenir des moyens d'échange. A la faveur de cette pénombre « l'indigence de la pensée est un hôte inquiétant qui s'insinue partout ». Dans la grande liquidation des croyances et des valeurs, l'amnésie devient la seule valeur, mais le rien qu'elle véhicule n'est pas inoffensif, c'est un néant qui nous menace, non sous une forme apocalyptique mais dans l'insignifiance même de la vie quotidienne. L'apocalypse est toujours révélation; l'insignifiance, elle, est ce qui tend à rendre toute révélation impossible à jamais. « Le monde, écrit Heidegger, apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculante dirige ses attaques et à ces attaques, plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant. On ne considère pas assez que ce que les moyens de la technique nous préparent, c'est une agression contre la vie et contre l'être même de l'homme et qu'au regard de cette agression, l'explosion d'une bombe à hydrogène se signifie pas grand chose. »

L'homme qui n'entend pas renoncer à la suprématie de la pensée méditante est donc amené aujourd'hui à résister, à entrer dans une sorte de clandestinité impérieuse où son dessein secret se garde pour lui-même une chance de ne point disparaître, de subsister, en dépit des agressions, de plus en plus systématiques, de la pensée calculante et utilitaire. Or, celui qui garde au secret son privilège est aussi, par cela même, gardien de la nuance et du monde subtil. Lui seul connaît la voie de l'Ether, la pensée la plus libre, la plus haute et la plus ardente.

L'Ether, nous dit la philosophie grecque, est l'élément le plus subtil caché dans l'intimité de tous les autres éléments. Chacun sait qu'il est dans la nature de l'Ether, secret intérieur de la plus grande intimité de la substance, de déboucher sur l'ivresse du Grand-Large. La quête de l'alchimiste rejoint la recherche de l'herméneute. Mais l'existence de l'alchimiste et de l'herméneute est remise en cause par le monde moderne qui, d'ailleurs, par défaut d'être et de mémoire, n'est plus un « monde » mais, tout au contraire, un interrègne ou une hypothèse mal comprise. L'alchimiste et l'herméneute, ou, disons, le poète et le penseur, n'ont plus de place dans un « monde » où, comme le dit Heidegger, l'établissement de l'homme en tant que animal rationale, comme bête de labeur, confirme l'extrême aveuglement touchant l'oubli de l'être: « Mais l'homme d'aujourd'hui veut être lui-même le volontaire de la volonté de volonté pour laquelle toute vérité se transforme en l'erreur dont il a besoin afin qu'il puisse être sûr de se faire illusion. Il s'agit pour lui de ne pas voir que la volonté de volonté ne peut rien vouloir d'autre que la nullité du néant en face de laquelle il s'affirme sans pouvoir reconnaître sa propre et complète nullité. Ainsi la bête de labeur est abandonnée au vertige de ses fabrications afin qu'elle se déchire elle-même et se détruise dans la nullité du Néant. »

L'oubli de l'être, et la culture de l'amnésie qui en procède, n'est donc pas seulement un défaut ou une privation de possibilités supérieures, c'est aussi une remise en cause de ce que nous sommes en notre plus grande humilité: être au monde, comprendre ce qu'il nous advient, trouver un sens, sinon à notre destin personnel, du moins à ce qui nous environne, en somme, vivre et exister, et non point seulement subsister et servir. Que la culture moderne ne fût point une incitation à s'interroger sur le sens de la vie serait déjà déplorable mais la question aujourd'hui est de savoir si la vocation de la culture moderne n'est point d'interdire cette question au point de la rendre incompréhensible afin de contraindre l'homme à la « volonté de volonté » et de ne jamais le distraire de son établissement comme « bête de labeur » dans l'oubli de l'être ? Cette question, pour être entendue, doit d'abord apparaître comme subversive en ce qu'elle renverse les priorités ordinairement admises. Dès lors, la fin cesse de justifier les moyens et la haine du secret, où René Guénon voyait à juste titre une caractéristique de l'homme moderne, apparaît non plus comme une volonté de libre échange mais comme la volonté totalitaire d'une domination, ou plus exactement, d'un contrôle absolu, qui ne laisse plus aucune chance à la clandestinité. Cette volonté totalitaire sera d'autant plus destructrice que toute réalité humaine, naturelle, ou divine, suppose toujours la permanence d'un secret.

La haine moderne ne viendra point à s'assouvir avant d'avoir torturé jusqu'à la mort la nature, les hommes et les dieux. Les théories matérialistes, qu'elles soient biologiques ou économiques, ne sont rien d'autre qu'une tentative de justifier, en langage didactique, cette haine érynienne. Vouloir être moderne à tout prix est le meilleur moyen de s'assurer de ne jamais comprendre l'essence de la modernité et de ne jamais pouvoir s'en rendre maître. L'essence de la modernité, qui d'emblée se manifeste par une désagrégation du Logos, du langage, réside dans l'échec de l'Idée olympienne, céleste, ouranienne et surnaturelle et dans le triomphe provisoire du monde des titans. En ce sens, dira-t-on, la modernité n'a rien de moderne; et, en effet, la modernité est elle-même une illusion, une erreur « qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. »

Tant que la pensée se laisse fasciner par cette ombre, la réalité du monde moderne lui échappe et la pensée lui demeure ainsi assujettie, rendue subalterne, utilitaire, servile : « Lorsque la pensée, s'écartant de son élément, est sur son déclin, écrit Heidegger, elle compense cette perte en s'assurant une valeur comme instrument de formation, pour devenir bientôt exercice scolaire et finir comme entreprise culturelle. On ne pense plus, on s'occupe de philosophie... C'est pourquoi le langage tombe au service de la fonction médiatrice des moyens d'échange grâce auxquels l'objectivation, en tant que ce qui rend uniformément accessible tout à tous peut s'étendre au mépris de toute frontière. » Le langage tombe ainsi sous la dictature de la publicité. Préfigurée par les totalitarismes du début du siècle, qui en furent les inventeurs, l'ère de la « communication » apparaît de plus en plus comme une immense machine de guerre destinée à en finir avec le langage, qui est la maison de l'être, et la pensée méditante qui, à travers le langage, atteste en elle-même la possibilité sans cesse renouvelée pour l'homme de se rejoindre dans la rencontre nuptiale de l'être et de la Présence: « Etre, depuis le matin de la pensée européenne-occidentale et jusqu'à aujourd'hui, veut dire le même que Anwesen,- approche de l'être. Dans le mot Anwesen parle le présent ».

Rien ne s'oppose à la présence de façon aussi systématique et militante que l'idéologie du progrès. Perpétuelle fuite en avant, qui est avant tout une fuite devant la pensée, l'idéologie du progrès caducise chaque instant aussitôt que perçu et réduit ainsi le présent à un atome qui cesse d'exister au moment même où il apparaît. Dans l'ordre moral l'idéologie du progrès agit de la même sorte. Le Bien est toujours « en avant », dans un futur indéterminé, qui n'existe pas encore et cependant légitime les pires crimes au nom de sa venue ainsi qu'en témoignent les utopies révolutionnaires ou « évolutionnistes ». Outre le scepticisme à l'égard de tout combat politique, cette observation nous donne aussi à comprendre en quoi l'oubli de l'être, le mépris du langage, demeure de l'être, deviennent effectivement, de par le triomphe de l'idéologie progressiste, la proie de ce vide dévorant qu'Heidegger nomme « la nullité du néant ». Si, en effet, dans la durée linéaire du progrès, le futur n'existe pas encore, le passé n'existe plus et le présent n'existe déjà plus, tout se trouve ainsi réduit à l'inexistence, et c'est en quoi le progrès est vraiment l'idéologie dont le propre est de « néantiser ».

Au contraire, le mot même de « présence », dans son acception la plus familière, implique l'existence du présent et mieux encore, le déploiement d'une expérience de l'être à partir de ce présent qui, dès lors, devient l'essentiel, et se tient au cœur du temps comme une île dans l'immensité des eaux ; ce que suppose l'existence même du mot instant. « En tant qu'il est le fondement, écrit Heidegger, l'être amène l'étant à son séjour dans la présence. » Alors que l'idéologie du progrès procède avant tout d'une haine du secret et d'une volonté de tout asservir à l'utilité au calcul, la philosophie de l'être et de la présence, elle, s'efforce de demeurer au plus prés de la sérénité de ce qui est : « La pensée qui calcule, écrit encore Heidegger, ne nous laisse aucun répit et nous pousse d'une chance à l'autre. La pensée qui calcule ne s'arrête jamais, ne rentre pas en elle-même. Elle n'est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du Sens qui domine en toute chose ».

Il importe de s'attarder à cette expression: « une pensée à la poursuite du Sens qui domine en toute chose ». Cette pensée, on l'a vu, ne peut être qu'une pensée méditante qui trouve son origine dans le déploiement de la présence, mais pour mieux encore définir cette pensée on peut dire qu'il s'agit d'une herméneutique. L'herméneutique pose la question du Sens, elle s'interroge sur le Sens. En cela l'herméneutique se distingue d'une banale explication. L'explication est le résultat d'une analyse, l'herméneutique est l'accomplissement d'une interprétation.

« C'est aussi pourquoi il est dit, écrit Heidegger, à propos de Sein und Zeit, que c'est seulement à partir du Sens, c'est à dire à partir de la vérité de l'être que l'on peut comprendre comment l'être est. » Alors que l'analyse dénombre et classe les procédés et les influences du texte, l'interprétation, elle, s'efforce d'en exhausser le Sens. Cet exhaussement est anamnésis, ressouvenir. Le Sens préexiste à l'œuvre, il domine en amont des signes, il en éclaire les aspects dans tout ce qui est.

Ainsi l'exhaussement du Sens est une aurore. Le pressentiment du ressouvenir est une clarté diaphane qui annonce le retour du soleil: l'embrasement de l'horizon. Le ressouvenir exhausse le Sens comme le soleil s'exhausse de l'horizon. Ce pourquoi nous pouvons dire, et cela se dit depuis l'origine de la pensée européenne jusqu'à la plus récente phénoménologie, que toute véritable pensée est une aurore, un recommencement qui se souvient. Non point, entendons-nous, une table rase mais une remémoration immémoriale, un retour vers une origine qui se souvient de tout ce qui doit advenir.

La remémoration immémoriale est « cette pensée la plus abyssale » à laquelle Nietzsche donna le nom d'Eternel Retour. L'Eternel Retour dont parle Nietzsche n'est pas davantage une formule moderne du temps cyclique familier au monde antique que le ressassement catastrophique auquel se voit réduit l'homme moderne dans ses tentatives activistes qui toujours conduisent au même échec. L'Eternel Retour, l'anneau du Retour que chante Zarathoustra est le secret de l'Eternité, la façon humaine de dire l'Eternité qui nous épouse et nous sauve de la déréliction, de l'insignifiance et du néant.

L'Eternité est le rayonnement du Sens, la clarté de sa domination dans tout ce qui est; et cependant, cette clarté est indivulguée, secrète. Nul n'y parvient sans un long cheminement hors des routes balisées. L'esprit d'aventure doit venir à la rescousse de l'esprit d'exactitude. L'herméneutique est cette quête ardente, cette chasse subtile, ce pèlerinage. L'herméneutique va à la rencontre de l'écrit et du monde avec une confiance native dans le génie de l'écrit et du monde. Le Sens caché apparaît à qui le désire dans la présence. La présence est l'apparition du Sens. Par elle, le Sens, qui domine en tout ce qui est, se divulgue à nous.

De même que la pensée méditante est un chemin et non une méthode, l'herméneutique n'est pas un système mais un art, au même titre que l'alchimie, qui cherche dans les éléments l'Ether, le Subtil, source de toute génération. Pour l'alchimiste, un secret demeure enclos dans les éléments, une âme vive que son art doit délivrer grâce à la compréhension des lois de l'Analogie universelle; ainsi pour l'herméneute, l'inextinguible et silencieuse flamme du Sens flamboie à l'intérieur.

Le ressouvenir est ce qui lève le voile sur cette flamme. « Jeu et danse, écrit Heidegger, chant et poésie, sont portés dans le sein de Mnémosyne. » Cédant à la pire démagogie, les modernes en sont venus à vanter le non-sens, la fascination des images réduites à elles-mêmes, l'éphémère, l'accidentel, l'oubli et l'apparence, afin de rendre impossible tout chemin vers l'intérieur. La haine du secret et de la mémoire, gardienne du secret, trouve ainsi son accomplissement dans la négation de la présence et l'oubli de l'être. Nul mieux qu'Hölderlin n'a su décrire la situation, ou, plus exactement, l'absence de situation, de l'homme en proie à la négation et à l'oubli:

«  Nous sommes un signe, vide du Sens

Insensibles et loin de la Patrie,

Nous avons presque perdu la parole. »

Telle apparaît désormais la destinée humaine, réduite à la lettre morte, dépourvue de Sens, insensible, exilée, presque muette. Le signe réduit à lui-même triomphe dans le fondamentalisme, l'intégrisme, non moins que dans le puritanisme des théories matérialistes qui veulent réduire le texte à sa matérialité.

En l'absence du Sens, nous devenons insensibles. Car, de même que l'être est l'éclaircie de l'étant, le Sens est l'éclaircie des sens. En perdant le Sens nous devenons insensibles à la beauté, nous n'entendons plus, en nous, son retentissement. La littérature alors se réduit à une mécanique plus ou moins complexe dont les éléments s'associent selon des lois linguistiques, sociologiques ou psychologiques. Le Sens, qui fut le dessein de l'auteur, sa vision, sa vocation, est oublié. La fidélité du poète à son dessein est tenue pour nulle ainsi que le secret du cœur qui anime l'œuvre et lui donne sa musique unique, entre toute reconnaissable. « L'égalité d'âme, la sérénité devant les choses et l'esprit ouvert au secret sont inséparables, écrit Heidegger. Elles nous rendent possible de séjourner parmi les choses d'une manière toute nouvelle. Elles nous promettent une autre terre, un autre sol, sur lequel, tout en restant dans le monde technique, mais à l'abri de sa menace, nous puissions nous tenir et subsister. »

Cette sérénité de l'âme implique non un renoncement mais un détachement. Il faut se détacher des querelles, des partis, des idéologies et de toutes les appartenances spécifiantes afin d'entrer dans l'aire de la sérénité de l'âme. Alors seulement nous serons sûrs de cheminer vers notre patrie perdue, désempierrant en nous les sources de la parole, sensibles infiniment et riches de la plénitude du Sens. Tel est le cheminement de l'âme d'azur.

Le feu royal du matin ou la fulgurance d'Apollon

Dans ce chemin vers l'intérieur, dans ce chemin ésotérique, l'âme d'azur commence par se détacher des signes, des rituels sociaux, des coutumes et des convenances. Revenant sur elle-même, elle se défie des fascinations et des pouvoirs du monde afin de retrouver « l'obscure paix de l'enfance » dont parle Trakl. L'obscurité de l'enfance est la chose la plus profonde et la plus sacrée. Elle témoigne d'une temporalité ou le monde était encore monde. Le destin de l'âme d'azur est d'aller vers l'azur mais à travers la nuit qui se trouve devant elle et la renvoie à toutes les nuits antérieures. De même que Rimbaud sut dire « cet azur qui est du noir », cette ténèbre incessante qui s'approfondit au cœur de l'été dans l'abîme de l'azur le plus profond, de même il faut entrer ici dans le mystère de l'élucidation dont Heidegger nous dit qu'elle « promeut l'élément limpide qui rayonne à travers tout ce qui est dit poétiquement, à une première splendeur. »

La promesse qui nous est faite d'un « autre Levant » est contenue dans le sens du voyage où nous ne sommes point des vagabonds mais des pèlerins. Or, il est dit que le pèlerinage de l'âme d'azur commence par le déclin du jour et la connaissance du mystère du crépuscule. La connaissance de ce mystère est primordiale car c'est elle qui va guider l'obscure pérégrination vers Là-bas « où tout est autrement assemblé ». En notre chemin de déclin vers l'ultime Occident et les ténèbres se tient attentive la clarté renaissante qui nous sauve, de même que c'est au cœur de l'œuvre-au-noir que l'alchimiste découvre l'étincelle de la lumière incréée, philosophale: « Du sein de l'azur, écrit Heidegger, resplendit mais en même temps se voile de l'élément obscur qui lui est propre, le Sacré. Il prodigue son arrivée en se recevant dans la retenue du retrait. Clarté en l'obscur celée est l'azur. » L'âme d'azur, qui pour reprendre le mot de Trakl, est « chose étrange sur cette terre » doit donc débuter son voyage avec le déclin pour se retrouver elle-même dans la transparence de son élément natif. Dans la nuit qui maintenant envahit le monde, elle doit retrouver le pressentiment de sa patrie d'ondées lumineuses.

Face à l'obscure paix de l'enfance, il y a, nous dit Heidegger, « l'enfance plus limpide parce que plus sereine et par cela autre qui est le matin en lequel le Dis-cédé est entré en déclinant. Cette enfance, paix plus sereine, le dernier vers d'un poème de Trakl la nomme début: "Regard d'or du début, sombre patience de la fin" ». Mais qui est le Dis-cédé ? Celui qui est mort sans mourir, détaché des lois de l'espèce, mais sans être décédé. Dis-cédé, il devient ce qui est dans le départ, dans la séparation d'avec le monde qui n'est plus un monde. Dis-cédé, l'Etranger disparaît dans un autre temps pour accomplir sa pérégrination vers le Levant, à travers le mystère du crépuscule et des ténèbres.

« Ce qui est étranger pérégrine en avant, écrit Heidegger. Mais il n'erre pas, dénué de toute destination, désemparé de par le monde. La quête de l'Etranger marche à l'approche du site où comme pèlerin il pourra trouver demeure ». Le Dis-cédé est celui qui, s'éloignant du monde que domine l'espèce déchue, s'approche du site immémorial: « La fin précède, comme fin de l'espèce corrompue, le début de l'espèce ingénérée. » L'espèce « ingénérée » est l'espèce délivrée de l'espèce où se reconnaît le désir du pèlerin ; l'aurore déjà advenante en tant qu'espérée, l'aurore d'une autre conception du temps, ou, mieux encore, le matin d'un autre temps: « Car, écrit Heidegger, en un tel matin est sauvegardé le sens originel du temps qui, encore et toujours, demeure sous le voile. Pour la pensée qui nous régit il persistera, même à l'avenir, dans sa clôture, aussi longtemps que se maintiendra en vigueur la représentation du temps qui, depuis Aristote, fait autorité. En vertu de quoi le temps, qu'on le représente mécaniquement, dynamiquement, et fût-ce même à partir de la désintégration de l'atome, reste la dimension du comput quantitatif et qualitatif de la durée qui s'écoule dans la succession. Mais le temps véritable est la venue de l'être en tant que déjà lui. Déjà n'indique pas un passé pur et simple mais le recueil de l'éclosion qui, ramenant tout à elle, devance toute venue en revenant sans cesse puiser au secret de la source que lui est, dès l'aube, sa percée. » Le sens de ce qu'est une âme d'azur apparaît ainsi dans la nuit lumineuse d'un autre temps, d'un temps non plus linéaire, ni aristotélicien mais semblable à l'aurore boréale de la mémoire. Elle est, cette âme, ce qui chemine vers la patrie perdue, comme le chevalier de la gravure de Dürer, entre la mort et le diable, vers la Jérusalem céleste.

L'âme d'azur est vivante. Toute vive, elle passe de l'autre côté, ouverte à l'ouverture d'un autre temps. Elle trouve, comme l'eût dit Eyrenée Philalèthe « L'entrée ouverte au palais fermé du roi ». De là, elle témoigne pour nous qui sommes restés, d'une vérité encore pressentie mais déjà inscrite en runes sacrées dans notre mémoire. « Au Dis-cès, écrit Heidegger, appartient la priorité de l'enfance la plus sereine, appartient ce bleu de la nuit avec les cheminements de l'Etranger, avec le battement de l'aile de l'âme, avec déjà le crépuscule comme porche du déclin. » Et ceci encore: « Dans le Dis-cès, l'Etranger prend entière mesure de la discession en laquelle il s'est séparé de l'espèce jusqu'ici advenue. Il est en marche sur son chemin. »

Trakl nous dit que le sentier de l'étranger est l'euphonie de ses années musiciennes. La musique et l'Esprit sont ici nommés avec une mesure du temps. Mais ce temps, de par sa provenance musicale et spirituelle, n'est plus un temps profane. C'est un temps sacré, le temps d'un regard qui « surflambe, divinateur ». Dès lors, tout, dans le destin du voyageur, lui est musique. Toute chose résonne d'un sens qui infiniment retentit en elle dans une présence dont aucune durée ne peut se départir.

Ainsi le Dis-cédé entre dans un pays où l'unique souveraineté de l'Esprit s'exerce dans une grande et haute liberté. L'Esprit ici n'est point seulement ce qui se distingue de la matière; ce n'est pas un concept philosophique dont participerait la raison ou l'idéologie. L'Esprit est ce qui s'élève et ce qui élève, la pure assomption de la délivrance de toute pesanteur de toute appartenance. « L'Esprit, écrit Heidegger, est ce qui flambe, flamme qui embrase, suscite, transporte, dessaisit ». L'Esprit embrase la pensée, suscite son envol qui nous transporte et par lequel nous nous dessaisissons enfin du monde des titans, du labeur, de la volonté et des lois de l'espèce.

Le domaine de l'Esprit ne débute point là où cesse le domaine de la matière, sans quoi il serait absurde de parler de son unique souveraineté. Cette souveraineté est à la fois créatrice, au sens où elle fait advenir amoureusement le Sens qui nous sauve de l'insignifiance, et destructrice, comme peut l'être aussi, quelquefois, la fulgurance d'Apollon: « L'Esprit ainsi entendu déploie son être selon la double puissance de la douceur et de la destruction. » La puissance destructrice de l'Esprit peut donc s'exercer sur le monde matériel ou ce qui, en l'absence de la flamme de l'Esprit en notre regard, apparaît comme étant un « monde matériel ». La dualitude de l'Esprit est celle de la flamme qui à la fois éclaire et brûle. « Le flamboyant, écrit Heidegger, est l'extase qui illumine et fait resplendir mais dont la puissance n'en finit plus de tout ronger et de tout consumer jusqu'au blanchissement de la cendre. » Celui qui arrive en des contrées où s'exerce l'unique souveraineté de l'Esprit doit, plus que jamais, faire usage de sa vigilance. Dis-cédé, le monde qui n'en était plus un, ne le protège plus. Tout, dès lors, est dans l'interprétation, dans l'écoute attentive à ce que divulguent les signes à l'orient du Sens qui, de façon imminente, va embraser l'horizon de la pensée. Toute la vigilance du voyageur doit se tenir, inaltérée, dans l'imminence.

L'imminence d'un autre Levant, telle est la vérité essentielle de la pensée méditante, qui, en ses ultimes retranchements, exige la présence du chant. L'âme d'azur reconnaît sa suprématie, son audace, sa fougue amoureuse et chantante dans l'ultime ténèbre qui précède le feu royal du matin: « C'est dans la mesure où l'essence de l'Esprit réside dans l'embrasement qu'il fraye la voie, lui donne ouverture et met en route. Comme flamme, l'Esprit est la tempête qui monte à l'assaut du Ciel, et à la conquête de Dieu. L'Esprit jette l'âme sur la route où la marche est devancement. L'Esprit transplante en nature étrangère. »

Comment ne pas voir alors, l'irrémédiable ineptie de ceux qui réclament du poète une obéissance aux règles du bon-goût, du bon sens, un consentement à la mesure, selon des normes universitaires ou sociales ? L'exigence même d'une poésie « à hauteur d'homme » est absurde car, si l'homme est la mesure de toute chose, toute hauteur, fût-elle vertigineuse, aux voisinage des aigles et des Anges, est humaine, - ou bien il faut admettre que l'exigence d'un poésie « à hauteur d'homme » n'est rien d'autre qu'une interdiction de dépasser la hauteur de l'homme ordinaire, ce à quoi nul vrai poète ne saurait consentir. Ainsi, le « lyrisme ordinaire » que certains cherchent à promouvoir n'est pas seulement une assez basse démagogie, c'est aussi un renoncement à l'essence de l'homme (dont la « hauteur », toujours, est le sens même du dépassement) et un renoncement à l'essence de la poésie dont la destinée est de flamboyer dans l'Ether.

Dépassement ou suprématie de la métaphysique

C'est un fâcheux signe des temps que la philosophie se trouve réduite à n'être qu'une affaire de spécialistes. Nietzsche, dans ses conférences sur « l'avenir de nos établissements d'enseignement » remarquait déjà que cette outrancière spécialisation n'était que le revers d'un affaiblissement général de la culture. Répandue et parodiée par le journalisme, la culture s'universalise au point de ne plus pouvoir fonder aucun privilège ni aucun respect. L'élargissement est ici un nivellement par le bas, de même que la spécialisation est une réduction à des considérations subalternes: « Selon la première tendance, écrit Nietzsche, la culture doit être transportée en des cercles de plus en plus vastes, selon la seconde, on exige de la culture qu'elle abandonne ses plus hautes prétentions à la souveraineté et se soumette, comme servante, à une autre forme de vie, nommément celle de l'Etat ».

Issue de ces considérations inaugurales, mais non moins intempestives aujourd'hui que naguère, toute l'œuvre de Nietzsche va tenter d'opposer la concentration au rétrécissement et la souveraineté à l'élargissement, de la même façon que l'unité s'oppose à l'uniformité. Que l'œuvre de Nietzsche fût à cet égard inentendue ou trop peu méditée, les prétendus philosophes qui hantent l'université moderne, qui elle-même ne dispense plus qu'un enseignement spectral, détaché de toute véritable expérience de la pensée et de l'être, en fournissent à chaque instant des preuves accablantes par leur refus, prétendument humble, mais en réalité vaniteusement obstiné, à sortir de leurs provinces respectives au nom d'une « rigueur » scientifique qui s'apparente singulièrement à une profonde paresse intellectuelle.

A refuser systématiquement de prendre en considération tout ce qui se trouve au-delà de l'horizon historique et géographique auquel ils furent dévolus de par le choix de leur thèse, les spécialistes de la philosophie réduisent celle-ci à n'être, au mieux, qu'une technique particulière d'explication par les causes ultimes, voire un phénomène culturel, que l'on étudie comme tel, en toute ignorance de cause.

En toute ignorance de cause veut dire ici en toute ignorance du dessein qui préside inévitablement à l'élaboration des œuvres philosophiques, en toute méconnaissance de ce dont il est question et qui, certes, ne concerne jamais exclusivement telle époque ou tel espace culturel particulier. La question de l'être et du temps, la question de la conscience en tant que dépassement sont posées de façon diverses mais, ubique et semper, concernent quiconque peut venir à se les poser. Et comment ne pas voir que les plus grandes disparités existent en des espaces bien circonscrits et que de profondes connivences spirituelles s'affirment au-delà des pays et des siècles, - et, en particulier dans la tradition dite « néoplatonicienne » qui unit, en une même fidélité et un même dessein, une même nostalgie et un même pressentiment, les œuvres du grec Plotin, du persan Sohravardî, de l'italien Pic de la Mirandole et des théosophes allemands qui, tels Franz von Baader ou Jacob Böhme annoncent déjà les hautes flambées du Romantisme allemand et du Symbolisme. Ainsi, si l'œuvre de l'immense poète Saint-Pol-Roux est, pour l'essentiel, étrangère à ses contemporains et à ses compatriotes naturalistes ou positivistes, elle est, en revanche, toute-résonnante des échos de Porphyre, de Proclus ou de Damascius.

Une idée domine ici le paysage que nous esquissons: l'idée d'une filiation spirituelle qui dépasse l'histoire mais l'éclaire, dans ses profondeurs lumineuses, de l'Idée d'une sophia perennis. Dans un remarquable entretien accordé à Philippe Némo, Henry Corbin faisait remarquer ceci: « On se dit, il y a les germanistes et il y a les orientalistes, il y a les islamisant, les iranologues etc... Mais comment irait-on du germanisme à l'iranologie ? Si ceux qui se posent cette question avaient une petite idée de ce qu'est le philosophe, la quête du philosophe, s'ils se représentaient que les incidents linguistiques ne sont que des incidents de parcours, ne signalement que des variantes topographiques d'importance secondaire, peut-être seraient-ils moins étonnés ? »

Rien à cet égard ne me paraît plus riche d'enseignements que le cheminement qui va conduire Henry Corbin de Heidegger à Sohravardî. Henry Corbin, sans doute l'un des philosophes majeurs de sa génération, va ainsi accomplir ce « couronnement de la métaphysique » que veut être l'ontologie en découvrant chez les gnostiques iraniens l'existence d'une gnose qui n'a jamais cessé de penser la différence de l'être et de l'étant et de s'interroger sur la vérité de l'être et non point seulement sur l'étant en tant que tel.

Dieu, qui d'ailleurs ne peut être nommé, loin de n'être, dans la théosophie sohravardienne, qu'un « étant suprême » est véritablement « l'éclaircie de l'être » comme en témoigne la méditation sur l'Unique fulgurant dans le traité intitulé L'incantation de la Simorgh et dont la lecture , elle-même infiniment méditée, devrait à jamais nous prémunir contre cette outrecuidance moderniste qui trop souvent nous donne l'illusion d'être, de par notre seule appartenance au vingtième siècle, « en avance » non seulement chronologiquement mais aussi spirituellement sur les philosophies antérieures.

A Henry Corbin nous devons aussi de mieux comprendre l'ambiguïté de la pensée de Heidegger, comme d'ailleurs l'ambiguïté de toute phénoménologie moderne concernant le sens de la parole: « Est-ce, s'interroge Henry Corbin, un crépuscule qui serait la laïcisation du Verbe ou bien une aurore... La réponse dépendra des uns et des autres et les options décelables dans ces réponses me font penser que si la philosophie de Hegel donna naissance à un hégélianisme de droite et à un hégélianisme de gauche, la question peut amener la philosophie de Heidegger à donner naissance à un heideggérisme de droite et à un heideggérisme de gauche. »

L'ambiguïté, de toute évidence, se tient dans l'expression même « dépassement de la métaphysique ». Par dépassement, Heidegger veut dire couronnement et l'on ne couronne point ce que l'on veut abolir ou réfuter. Le dépassement de la métaphysique dont il est question dans les écrits de Heidegger n'est en aucune façon une réfutation de la métaphysique. Comprendre le dépassement comme étant une réfutation, c'est s'interdire la possibilité même de s'interroger sur la vérité de l'être: « Car, écrit Heidegger, la métaphysique, même surmontée, ne disparaît point. Elle revient, sous une autre forme, et conserve sa suprématie, comme la distinction, toujours en vigueur qui, de l'étant, différencie l'être. »

De même le Zarathoustra de Nietzsche « ne veut rien perdre du passé, il veut tout jeter dans le creuset ». Un grand nombre de « heideggériens » français se sont bornés à puiser dans les écrits de Heidegger des arguments contre la métaphysique, pouvant servir à des fins de réfutation, voire de « déconstruction » alors qu'il s'agit bien plutôt d'une récapitulation, en vue d'un avènement depuis longtemps pressenti. Dans le creuset de la pensée créatrice, qui fonde la présence, rien du passé n'est réfuté et tout est appelé à s'accomplir. C'est en ce sens qu'une pensée qui « dépasse » la métaphysique implique aussi une remontée aux origines de la métaphysique afin d'atteindre ce qui, en elle, demeure indivulgué.

Ainsi que le précise Jean Beaufret, l'ontologie heideggérienne dépasse la métaphysique, non pas en ce que la métaphysique serait fausse ou caduque mais dans la mesure où, en elle, quelque chose demeure en retrait. Dépasser la métaphysique c'est donc avant tout s'interroger sur le secret de la métaphysique, œuvrer à la divulgation de l'origine, à la révélation du Sens, s'abreuver aux sources de Mnémosyne. Loin de se croire « en avance », le philosophe qui veut penser l'au-delà de la métaphysique doit regarder « en arrière ». Non point qu'un passé historique fût l'objet de son intérêt ou de sa nostalgie. Regarder en arrière signifie ici retourner « en amont ».

« En arrière, écrit Heidegger, renvoie à un être en mode rassemblé dont le commencement attend encore une pensée-souvenir pour devenir le début que l'heure la plus matinale fera apparaître. » La tradition apparaît en se voilant, elle se révèle comme la chose à la fois la plus proche et la plus lointaine, source de nostalgie mais aussi promesse qui nous est faite, et qu'à notre tour nous devons tenir. Au-delà des idéologies de progrès ou de décadence, la pensée doit nommer, écrit Jean Beaufret, « l'avènement d'une origine qui se réserve dès la splendeur de son début et dont l'oubli croissant est détresse incessamment montante, celle du déclin du jour. Mais ce déclin en cet Occident qui est notre partage est-il irrémédiable déchéance ou bien ne décline-t-il qu’entrant dans une aurore, celle de la vérité voilée depuis toujours ? ». Et sans peut-être est-ce encore cette « aurore de la vérité voilée depuis toujours » que les plus profonds penseurs d'une critique radicale du monde moderne, tels René Guénon ou Frithjof Schuon ont désigné du terme de « Tradition primordiale ». « Il existe, écrit Raymond Abellio, une Tradition primordiale qui est celle d'un temps commun à toutes les religions, à toutes les philosophies, à tous les mythes, à tous les symboles, dont nous voyons aujourd'hui proliférer l'étude. Cette Tradition primordiale a été donnée d'un coup à l'humanité et d'une façon voilée. »

Au matin du monde, à l'enfance, à l'origine, appartient donc la connaissance totale mais voilée. Au long du jour, cette connaissance dévoile ses secrets. L'origine n'est pas le point le plus éloigné de notre passé: elle est, ainsi que l'Ether est l'élément le plus subtil de tous les éléments, la primordialité même, intemporelle et fondatrice, de toute chose connue ou à connaître. La tradition est une primordialité transmise. Ainsi recevons-nous, par l'herméneutique qui garde mémoire, recueille et abrite le Sens, l'éclat et la fraîcheur de la source, la limpidité salvatrice de l'origine qui va nous donner la force et le courage du recommencement. La philosophie aurorale de la tradition, si bien illustrée par l'œuvre de Sohravardî, est amour de la sagesse matutinale, ainsi que la mer que chante Valéry « toujours recommencée ». Encore impensée, car sous le sceau d'un secret, non de convention mais de nature, la tradition s'offre à nous comme un désir et non comme une réalité immanente. La plus exacte fidélité à une doctrine de la tradition n'implique aucunement que nous fussions à même déjà de vivre selon les lois infiniment subtiles de sa structure diaphane. Or, le secret de cette structure diaphane, sans doute est-ce moins en de présomptueux discours philosophiques que nous le trouverons ouvert à notre impatience que dans l'attente émerveillée du désir amoureux ou la fulguration apollinienne de l'inspiration poétique. De même que les carrés magiques, la structure délicate et variée des fleurs de givre nous donne une idée de ce secret.

Quoique la recherche de l'innocence, le désir d'ardentes retrouvailles avec la véritable ingénuité méditante fussent à l'origine de ces pages, nous n'ignorons certes pas la réprobation outragée que l'expression « Tradition primordiale » ne manquera pas de susciter chez certains universitaires. Feignant de croire que la Tradition en question est historique, les ennemis de la pensée traditionnelle enfilent des arguments pour montrer l'impossibilité historique d'une telle arborescence d'influences et de filiations à partir d'un origine supposée, comme si cette origine devait elle aussi se situer dans l'histoire et n'agir qu'à travers elle, comme si, au bout du compte, il ne fallait par « Tradition primordiale » ne rien comprendre d'autre qu'un phénomène culturel susceptible d'être analysé dans ses causes, ses effets et son évolution. Cette argumentation paraît d'autant plus inepte qu'elle méconnaît radicalement ce dont elle paraît traiter, prenant une chose pour une autre et s'acharnant vainement sur elle.

René Guénon, Frithjof Schuon, Ananda Coomaraswamy, Jean Tourniac et tant d'autres n'ont jamais cessé de dire et de redire dans leurs œuvres que la primordialité de la tradition se situe hors de l'Histoire, et même hors du temps, très-exactement dans l'Eternité dont le Temps n'est que l'image mobile,- et se trouve ainsi omniprésente, toujours et partout, à chaque instant voilée et dévoilée dans la présence d'une pensée dont la divinité est de se penser elle-même. La tentative de réfuter la Tradition primordiale par des considérations historiques s'apparente à la volonté de réfuter par exemple, la présence de Dieu dans l'esprit de l'homme en faisant une analyse chimique de son cerveau, ou encore à l'obstination d'un fou qui voudrait réfuter la beauté d'un poème d'Hölderlin en étudiant l'encre et le papier du livre; et, en effet, la beauté ne s'y trouve pas.

Mais l'idée de Tradition primordiale, si difficile à accepter pour un esprit enclin à l'arrogance technicienne, est aussi une idée dont la simple beauté s'impose à quiconque s'ouvre au secret d'une fidélité à ce qui demeure. La Tradition implique non seulement la nécessaire présence du passé dans le présent mais aussi et surtout l'importance du permanent sans lequel il n'est point de renouvellement possible. Il suffit pour s'en convaincre d'observer l'architecture depuis le triomphe des idéologies progressistes: elle apparaît de toute évidence condamnée à ressasser des formes anciennes. Or, aux antipodes des idéologies de progrès et d'évolution, fixée sur l'immuable, le Sacré, toute assujettie à une absolue et intemporelle vérité théologique l'architecture médiévale fut sans doute, en Europe, l'une des plus extraordinaire créatrice de formes nouvelles.

Dès lors que l'on comprend que le renouvellement n'est possible qu'à partir de la permanence, il n'y a plus lieu de s'étonner ni du ressassement épuisé de l'arrogance progressiste, ni de la générosité inventive de la fidélité traditionnelle. « Car le Sacré, écrit Heidegger, est plus ancien que les temps. Ce qui est avant toute chose le premier et après toute chose le dernier est cela qui vient avant tout et maintient tout en lui: l'Inaugural, et comme tel, ce qui demeure. Sa permanence est l'éternité de l'éternel. Le Sacré est l'intimité de toujours, il est le cœur de l'éternel. »

La raison héroïque

Nulle ne fut plus étrangère, voire hostile, au souci de la permanence que cette école des épigones de Nietzsche et de Heidegger qui, en France, débute avec le "soupçon" à l'égard du Sens de Jean-Paul Sartre et s'achève avec Lacan, dans le paroxysme triomphateur du "signifiant" et la sorcellerie dérisoire des calembours, signes réduits en l'occurrence au pure effet de fascination. Dans cette même mouvance, Barthe et Derrida ne furent pas moins acharnés à défaire la philosophie occidentale, d'origine platonicienne, à déconstruire, à disséminer ou à dissoudre le Sens par le rejet péremptoire de toute philosophie de la conscience ou du sujet.

Raymond Abellio, qui apparaît aujourd'hui comme l'un des rares continuateurs cohérents de Husserl, sut analyser ces philosophies antimétaphysiques dont l'exigence semble se réduire à la haine de la philosophie elle-même: «  Attitude réductionniste, écrit Raymond Abellio, qui tend à considérer comme impossibles toute connaissance de soi, toute intersubjectivité, à enfermer l'amour, avec Sartre, dans l'alternative de l'orgueil et de la honte, ou encore, avec les psychanalystes, à considérer d'emblée tout être comme un malade incapable de mettre en œuvre quelque verticalité d'assomption que ce soit. Aussi bien, toute aspiration humaine déclarée, tout idéal affirmé, toute prétention eschatologique ou même seulement métaphysique, essayant de tirer l'homme vers ce qu'il croit être sa nouvelle hauteur, se trouvent-ils dès lors systématiquement rabaissés comme entachés d'ignorance et de mensonge, le non-dit, bien plus significatif que le dit, l'insu bien plus important que le su, venant ravaler tout degré réputé supérieur de l'être dans les bas-fonds d'une infrastructure dont seuls ces maîtres du soupçon peuvent alors dévoiler la prégnance, la prééminence, l'interobjectivité. »

Mise au pillage par des universitaires en manque de vocabulaire et de métaphores, l'œuvre de Martin Heidegger, dont nous avons déjà souligné l'ambiguïté vespérale-matutinale, fut ainsi réduite à n'être que le principal magasin de mots et d'images d'une pensée non point méditante ou encline à emprunter les sentes forestières mais, tout au contraire, acharnée, à des fins précises, à ruiner définitivement l'idée de Tradition. Or, en l'absence de cette fidélité, il n'est plus de culture européenne imaginable d'aucune sorte.

L'enthousiasme que certains de ces intellectuels à la mode crurent bon de manifester à l'égard de mouvements révolutionnaires anti-européens est, à cet égard, assez significatif. L'Europe était devenue la source de tout mal et le sens de l'histoire ne pouvait être que celui de la disparition de l'Europe. Là encore, la philosophie devenue la proie d'intérêts politiques et de passions idéologiques, renonçait au privilège du regard surplombant et se condamnait à céder la place à la pensée technicienne. Mais sans doute, les philosophies matérialistes n'eurent jamais d'autre sens que d'une diversion destinée à faire accepter aux intellectuels, par une sorte de transition pénombreuse, le renoncement à la pensée méditante ou transcendante et cela au profit d'une nouvelle religion de l'utile qui implique un service sans partage offert aux exigences d'un nouveau matérialisme irrationnel.

Ce matérialisme irrationnel, et non seulement déraisonnable, comme en témoignent les dévastations de l'équilibre écologique, on peut s'essayer à le qualifier de futuriste, de barbare, de décadent, de païen, de moderne ou de postmoderne, il demeure essentiellement, comme nous eûmes déjà l'occasion de l'écrire, le signe de l'échec des dieux et des Anges, le signe de l'échec du monde olympien, céleste, surnaturel, et le retour des titans et des Erynies, un monde du chaos, de la vengeance et de la mort, un monde enfin où Kronos s'est substitué à Apollon et où la raison, après avoir cédé la place au rationalisme s'efface dans l'instinct de l'espèce.

Dès lors que l'on comprend cela, il n'y a plus lieu de s'étonner que le matérialisme, s'étayant tout d'abord sur un usage unilatéral du rationalisme, en soit venu finalement à s'affirmer dans son irrationalité foncière. En effet, si le rationalisme peut être de quelque usage pour « déconstruire » la supra-rationalité apollinienne ou pythagoricienne, ce n'est, pour le matérialisme, qu'une étape nécessaire avant l'assujettissement total de l'homme à l'espèce et à la Magna Mater où le rationalisme lui-même doit être aboli. Ainsi se sert-on de la raison pour se déprendre du Logos et, ensuite, de l'irrationalité du signe réduit à lui-même pour se défaire de la raison: il ne reste plus alors que la matière hors de laquelle, disent nos philosophes, point de salut. Sans doute le moment est-il venu de relire, et de méditer, la fameuse conférence de Husserl intitulée La Crise de l'humanité européenne et la philosophie où l'appel d'une raison héroïque s'efforce de préserver l'exigence de la philosophie des « forces » éryniennes qui la menacent à l'intérieur d'une culture de plus en plus encline au naturalisme.

L'héroïsme de la raison consiste non plus alors à s'obstiner dans une méthode rationaliste mais à s'interroger sur le principe de raison, sur l'origine même de la raison, et sur la raison de cette raison,- qui devient ainsi suprarationnelle de même que la pensée qui se pense elle-même devient divine. Dès lors que la pensée ne s'efforce plus vers son au-delà, ainsi que nous l'enseigne toute la tradition néoplatonicienne, elle est menacée de retomber en son en deçà, dans cette infra-rationalité où prolifèrent les superstitions. Au sens étymologique, les superstitions sont les signes réduits à eux-mêmes, où le Sens n'a plus sa demeure,- et tel est bien le cas de ce courant qui fut nommé « nouvelle critique », lui-même épigone des jeux de mots oulipistes ou lacaniens destiné à divertir de la vision du vide les intellectuels nihilistes.

Ainsi donc, si l'en-deçà du rationalisme est une sorte de vivarium confus de « signifiances » larvaires, indécises, floues, indéterminées,, où l'occultisme alimentaire trouve sa pâture non moins que les théories universitaires du « vide du Sens », l'au-delà du rationalisme est au contraire l'aire limpide d'un héroïsme de la raison qui ne cesse de se reconquérir elle-même,- car dans le domaine de la pensée, de la raison et de l'humain, il n'est rien d'acquis que l'on ne doive encore et sans cesse reconquérir.

 Le lecteur aura compris qu'il n'a point affaire ici à un texte critique sur Heidegger mais bien à une méditation, pour ainsi dire autobiographique, concernant ce dont il est question dans les écrits d’Heidegger. La distinction est d'autant plus importante qu'elle nous donne à comprendre en quoi l'herméneutique diffère d'une analyse, non seulement dans sa méthode, mais aussi dans son dessein. A dire vrai, il nous importe moins d'apporter une interprétation satisfaisante d'une hypothétique « philosophie heideggérienne » que de nous interroger, de nous donner à penser, sur l'être et le Temps, la clairière et la présence. Rien, au demeurant ne saurait aller mieux dans le sens de l'auteur de Sein und Zeit, qui a jugé bon de préciser: « Il n'y a pas de philosophie de Heidegger et même s'il devait y avoir quelque chose de tel, je ne m'intéresserai pas à cette philosophie. »

Que la pensée de l'être et du temps, réapparue, après une éclipse, dans l'œuvre de Heidegger, nous conduise hors de cette œuvre, voire assez loin de toute production philosophique (et surtout de toute production philosophique « heideggérienne ») cela, certes, devra nous être compté comme un mérite par celui qui garde foi en la précellence de la pensée et de l'expérience de la pensée : « Trois dangers menacent la pensée, écrit Heidegger, le bon et salutaire danger est le voisinage du poète qui chante. Le danger qui a le plus de malignité et de mordant est la pensée elle-même. Il faut qu'elle pense contre elle-même, ce qu'elle ne fait que rarement. Le mauvais danger, le danger confus est la production philosophique. » Ce rappel suffira-t-il à faire tomber quelques préventions à l'égard de notre cheminement qui, en effet, semble vouloir aller hors des productions philosophiques, c'est-à-dire nulle part ?

Nulle part, toutefois, ne veut pas dire n'importe où. La voie est précise, unique, entre toute choisie, élue par amour. Dans le « nulle part » de ce cheminement, qui doit évoquer les sentes forestières, il n'y a rien d'aléatoire. C'est une certitude qui nous guide de ne point retourner au bourg, aux normes sociales et profanes, mais d'aller vers des hauteurs provisoirement inconnues. Au contraire du « n'importe où » qui témoigne d'indifférence, du consentement passif et nihiliste à n'importe quoi, plus rien n'ayant d'importance, le « nulle part » marque le refus créateur d'aller quelque part, en un lieu connu, d'avance délimité, qui impliquerait l'abandon de la recherche avant même d'arriver au but. Qu'à l'exemple des Holzwege nos méditations se refusent d'aller quelque part, qu'elles soient éprises de « nulle part », n'est-ce point là déjà une promesse que le chemin sera long ?

Il me plaît ainsi de penser avec, devant moi, la transparence d'une belle et presque vertigineuse distance. Quel sens donner au départ et au voyage si déjà nous connaissons la nature exacte du lieu où nous allons arriver ? Notre pensée qui débute ici avec la question de l'être et du Temps, ignore où elle doit arriver. Elle ignore même si elle doit arriver quelque part. Et d'ailleurs, pourquoi arriver ? Cette rage d'arriver quelque part, ces remontrances haineuses que l'on fait à la pensée qui ne mène nul part, ne sont-elles point le fait d'une inaptitude foncière à la connaissance de l'être ?

L'être, nous dit Heidegger, est l'éclaircie elle-même. Non point telle ou telle chose, pas même la lumière, mais l'éclaircie. Heidegger nous dit aussi que le langage est la demeure de l'être. C'est en ce sens que le philosophe diffère de l'idéologue. Le premier débute sa carrière en se détachant de toutes les convictions alors que le second débute la sienne en empruntant au philosophe des arguments destinés à légitimer une conviction. L'idéologue sait d'avance ce qu'il veut trouver, il va « quelque part » et ne risque point de s'égarer ni d'aller trop loin. Ce pourquoi dans un monde où la culture est devenue pour l'essentiel journalistique, l'idéologue, par l'efficacité de son discours sera toujours mieux entendu que le philosophe; il pourra même jouer le rôle du philosophe sans que généralement l'on s'aperçoive de la supercherie. Le pouvoir de l'idéologue reposant sur le journalisme et la culture de masse, on comprend facilement son empressement à vanter les avantages de l'ère de la « communication » sur d'autres époques sommairement qualifiées d'obscurantistes ou d'esclavagistes,- ce qui reste au demeurant un procédé publicitaire, l'après étant toujours infiniment mieux que l'avant. La paresse et l'autosatisfaction y trouvant leur compte on est assuré de n'avoir qu'un nombre infime de contradicteurs.

Les procédés de l'idéologue désirant consolider son pouvoir sont des plus simples : il s'agit de rendre impossible toute objection à sa toute-puissance en accusant l'adversaire qui s'obstinerait, en dépit des moyens d'intimidation « démocratiques » de n'être rien d'autre qu'un suppôt du diable. Ainsi l'idéologue n'aura de cesse d'avoir réduit au silence les philosophes, les penseurs, les poètes qu'il pille en les accusant d'être les responsables des horreurs du temps. Rien ne séduit autant les idéologues que cette sorte d'amalgame où l'on peut accuser Kleist d'être responsable du pacte germano-soviétique ou Jean-Jacques Rousseau du massacre des Vendéens. Alors que l'idéologue travaille dans le répétitif et le quantitatif, ses procédés étant toujours la simplification outrancière, la généralisation, et son but, le pouvoir, le philosophe, lui, œuvre dans le non-répétitif et le qualitatif, ses voies étant la subtilité et la nuance, et son dessein, la célébration de l'unique souveraineté de l'Esprit.

Rien en ces temps modernes rien n'est devenu plus étranger à l'homme que cette célébration, ainsi d'ailleurs que toute célébration essentielle. Les commémorations se multiplient, politiques, publicitaires, sportives, tout cela prenant de plus en plus une allure de « variétés »,- mais ces incessants rappels du passé confirment que le passé en question est mort et que seule est réelle la distance qui nous en sépare.

Tout autre est le sens d'une célébration essentielle. Loin de marquer, fût-ce d'une pierre blanche, la distance qui nous sépare du passé, la célébration essentielle abolit le temps et nous établit immédiatement au cœur du site que nous célébrons. La distance est réduite à l'inexistence, tout se tient au cœur de la flamme célébratrice de la Présence.

Pour que le présent devienne Présence, il faut que s'élève en lui la flamme d'une célébration essentielle. Célébrer essentiellement, dans le présent, autre chose que lui, c'est ouvrir le présent et lui donner les dimensions inévaluables de la Présence. Toute célébration essentielle est ainsi une liturgie où la Présence est réelle, comme il se doit, où nous revivons l'événement fondateur qui nous sauve du devenir, de l'insignifiance, de la confusion et de l'usure.

L'essence de la célébration est dans la Présence de même que l'essence de toute Présence vécue est célébratrice. Ainsi l'unique souveraineté de l'Esprit arde en nous et nous élève jusqu'à l'Ether où notre conscience, de toutes parts traversée de luminations célestes, devient la véritable pierre philosophale... Elevée dans l'Ether, brûlée et illuminée par le feu subtil de l'Ether la conscience se livre d'elle-même aux puissances transfiguratrices.

La conquête de l'Ether et le secret de la parole humaine

La conquête de l'Ether par la raison héroïque, le dépassement de la métaphysique, mais par le haut, c'est-à-dire par une question en amont de toutes celles que le monde nous pose, le dessein ardent de l'esprit d'ascendre aux régions lumineuses,- tel est pour nous le véritable désir philosophique. Et sans doute était-il nécessaire de commencer notre périple par des citations de Trakl et d'Heidegger, aux confins de l'extrême Occident, l'Orient et l'aube demeurant dans le pressentiment du désir.

« L'âme, écrit Trakl, n'est plus qu'un instant d'azur », de telle sorte que Heidegger peut écrire à son tour: « L'essence de l'âme devenue chant n'est plus dès lors que divination de l'unique dans l'azur de la nuit où s'abrite la profondeur du matin. » Nous comprenons ainsi que la question de l'être, quoiqu’au-delà de toutes philosophies et métaphysiques classiques ou aristotéliciennes, demeure, de toute évidence, au-delà de la physique, et au-delà de ce premier au-delà. Nous comprenons que la métaphysique affirme sa suprématie dans son dépassement : « L'être est le transcendant pur et simple » est-il écrit dans Sein und Zeit et ceci: « L'être est essentiellement au-delà de tout parce qu'il est l'éclaircie elle-même. » De même, nous dirons que le Sens de l'œuvre est le transcendant pur et simple, que le Sens d'une œuvre est essentiellement au-delà toute signification, car il est l'éclaircie elle-même où l'œuvre se manifeste.

Herméneute soucieux d'exhausser le Sens des ténèbres, notre cheminement risque de paraître quelquefois trop audacieux, voire illégitime, et certains voudront même poser comme une borne à nos méditations cette question: "Mais Heidegger voulait-il seulement dire cela ?" Nulle question ne pouvant faire office d'objection, surtout dans le domaine de la pensée essentielle, toute réfutation, comme le rappelle Heidegger lui-même, étant un non-sens, essayons de comprendre qu'il est plus important de penser les questions que Heidegger nous propose plutôt que d'essayer d'évaluer ce que lui aurait pu ne pas en penser !

Or, nous dit Heidegger, la mise en relation de l'essence de l'homme et de la vérité de l'être est encore impensée. L'effort que nous pouvons faire pour pressentir cette relation, fût-ce en nous aidant de philosophies antérieures à la philosophie dite moderne, et, en particulier de philosophies « gnostiques » (qui elles aussi, prétendirent, à juste titre dépasser la métaphysique et la conception de Dieu comme « étant suprême »), cet effort me paraît aujourd'hui autrement plus efficient, dans son audace même, que le provincialisme timoré de ces « heideggériens » français, farouchement attachés à la pensée du Maître et résolus à tenir la pensée par les brides de la plus puritaine rigueur pédagogique .

Ce qu'il faut penser de cette attitude, Heidegger lui-même nous le dit dans sa belle conférence intitulée Que veut dire penser: « Montrer de l'intérêt pour la philosophie ne témoigne nullement que l'on soit préparé à penser. Même le fait que, depuis de longues années, nous soyons ardents à étudier les traités et les écrits des grands penseurs, ne garantit point que nous pensions ni que nous soyons seulement prêt à apprendre à penser. S'occuper de philosophie peut au contraire, de la façon la plus tenace, entretenir l'illusion que nous pensons, parce que, n'est-ce pas, nous philosophons. »

Apprendre à penser, ce n'est pas essayer de calculer, d'évaluer la réponse que le Maître eût apporté à la question qu'il pose mais se poser soi-même la question, ou, mieux encore, poser la question en soi et consentir à son déploiement. On se souvient de l'apostrophe de Zarathoustra à ses disciples: « Je ne reviendrai parmi vous que lorsque vous m'aurez tous reniés ». Ce pourquoi, d'ailleurs, Zarathoustra ne revient pas. La tentation de ne pas avoir à penser est plus forte que la tentation de penser. Chacun, certes, revendique de penser par soi-même en formulant des opinions ou en affirmant des convictions, mais ce ne sont que des simulacres et des parodies de pensée. Ce n'est qu'après avoir outrepassé tous les « pour » et tous les « contre » que la pensée retrouve sa région native, qui se nomme « plus haut ! ». Au-dessus de nous, l'inaltérable clarté de l'Ether nous est une promesse de devenir ce que nous sommes de toute éternité et dont un funeste oubli nous sépare. L'oubli est à l'origine de notre déchéance. L'Ether est la trans-réverbérante clarté de la Toute-Mémoire.

Mais comment atteindre à cet Ether du ressouvenir total, à cette conquête infinie de soi-même au-delà de soi-même ? La réponse est dans le secret de la parole humaine. Quoique déchue dans son usage quotidien, la parole humaine, si nous osons en réveiller les redoutables puissances, peut redevenir l'impérieuse action philosophale. Mieux que le marc à café, la boule de cristal ou les entrailles d'animaux, les mots humains et divins, sensibles et suprasensibles, détiennent aujourd'hui la clef du secret de l'être.

La notion d'inconscient, telle qu'elle fut utilisée par la psychanalyse, fut sans doute l'un des principaux obstacles aux agissements altiers du secret de la parole humaine. Outre le paradoxe inhérent à toute notion privative (comment parler de ce qui n'est pas encore conscient et comment le dire inconscient dès lors que cela s'impose à la conscience et que l'on peut en parler ?), il ne fait aucun doute que la théorie de l'inconscient fut, jointe aux théories matérialistes et déterministes, l'une des étapes décisives de l'avènement de la force comme antithèse victorieuse à la vérité. Fidèles en cela aux belles hiérarchies des philosophies néoplatoniciennes ou « gnostiques », nous serions enclins davantage à parler d'une infra-conscience, d'une trans-conscience, d'une supraconscience, voire d'une méta-conscience, selon des degrés ascendants, allant du banal au divin, en passant par le poétique et le prophétique. Les plus anciennes cosmogonies de l'Inde et de la Perse font également état de cette victoire par étapes, ou par « stations », de l'ordre sur le chaos. Après les errements prométhéens, sans doute le moment est-il venu de retourner vers ce dessein originel et d'y puiser une fraîcheur nouvelle; sans doute est-il venu le moment d'invoquer un dieu.

Invoquer un dieu, ce ne doit pas être renoncer à l'humain, tomber dans la déraison mais éprouver à l'extrême, dans ses plus vertigineuses hauteurs et ses plus profondes abysses, le secret de la parole humaine.

Le secret de la parole humaine est dans cette invocation qui la dépasse et par laquelle elle se dépasse. Par l'invocation du dieu, la parole humaine se fait divine. Elle conquiert sa plus haute liberté qui s'accorde avec sa nécessité la plus intime. Ainsi le secret de la parole humaine est de se parler à elle-même, de se faire autre en demeurant la même: elle s'exhausse hors d'elle-même comme une source inépuisable. Alors la question n'est plus de savoir si le dieu va ou non répondre à l'invocation. De toute éternité, le dieu est déjà présent dans l'invocation. Une parole humaine vraiment invocatrice assiste toujours à l'éclosion de la divinité. Le dieu naît de la parole qui l'invoque. Cela certes ne veut pas dire qu'il n'existe pas ou qu'il n'existe qu'à partir de la parole qui l'invoque. Le secret de la parole humaine réside justement en son pouvoir à manifester autre chose qu'elle-même. En ce secret sont les fiançailles miroitantes des règnes, le passage entre le mortel et l'immortel. Le secret de la parole humaine, de la parole des mortels, danse immortelle dans le libre Ether.

 

15:10 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

27/12/2021

Propos réfractaires, quatrième partie:

266681729_1474950069569913_853507142243165497_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires IV



S'il fallait caractériser le monde moderne autrement que nous ne l'avons déjà fait, par la laideur et le despotisme de ses normes profanes et profanatrices, la servitude qu'il promeut, on pourrait dire qu'il est d'abord un monde encombré de tout, un monde embarrassé et embouteillé, et non seulement de machines, d'objets, de déchets, mais encore de représentations. Gide notait "cette maladie de vouloir ce que nous n'avons pas", - d'où l'encombrement. Ne vouloir que la liberté d'être dans le temps qui révèle l'être, c'est être si radicalement antimoderne que la modernité se consume sous notre regard, les horizons se libèrent et revirent dans le monde de l'âme. Nous devenons alors co-créateurs de la Création divine, et sans nulle hybris, car il n'est que deux façons d'être au monde: l'arrogance du consommateur, l'humilité du créateur.

 

Etre réfractaire, ce n'est pas être révolté avec le pathos moderne, mais rompre là, avec calme, et le plus simplement du monde, afin de demeurer fidèle à l'essentiel.

 

Profondeur de la phrase d'Oscar Wilde: "Je résiste à tout sauf à la tentation", - qui va bien au-delà du paradoxe ou de la boutade. Résister à l'adversité, à la vilénie, aux diverses oppressions, mais céder aux tentations délicieuses (et résister encore aux puritains et aux prophètes du malheur). Eloge de la force d'âme, alliée au discernement.

 

Avis aux amateurs de systèmes et d'explications globales: une seule clef n'ouvre pas toutes les portes.

 

Les propagateurs du malheur ou du grief auront exactement l'importance qu'on leur accorde; même s'il est difficile de les ignorer tout à fait tant ils s'acharnent à occuper l'espace et à nous reléguer dans les marges incertaines de la vie.

 

La langue que l'on voudrait nous faire parler, idiome nouveau, allégé, métissé, publicitaire et "citoyen" a pour objectif de nous empêcher de penser. La langue est l'instrument de la pensée, et s'en trouve parfois instrumentalisée au point d'être détruite.

 

Entendu à la radio: être élogieux du silence et de la retraite serait "fasciste" et considérer que notre appartenance nationale se définit par notre langue serait une façon de voir "d'extrême-droite". Ces nouvelles définitions sont intéressantes, d'autant que l'on considérait naguère encore, et non sans raison, que le fascisme était une fusion sociale brutale et bruyante (précisément le contraire du silence et de la retraite), et que le propre de l'extrême-droite était de définir l’identité nationale par d'autres facteurs de la langue. Faudrait-il croire que les «antifascistes » nouveaux, si dédaigneux du Logos et enclins aux rassemblements, aux mots d'ordre simplistes, eussent une inquiétude à se reconnaître dans les définitions antérieures du "fascisme" et de l'extrême-droite, et qu'ils se trouvent ainsi obligés d'en chercher de nouvelles ? Ou, plus simplement, poursuivant la liquidation générale des principes et des usages du "vieux monde", la langue et le silence s'en trouvant les ultimes refuges, il est, pour eux, de bonne stratégie, de les grimer en démons. Si la parole est maudite en même temps que le silence, tout appartiendra enfin à leur propagande.

 

Le monde "neuf" des Modernes est une affreuse reproduction.

 

Les Modernes ne savent pas lire parce qu’ils ne savent pas voir. Sitôt blasés, sitôt persuadés de déjà connaître, - touristes. Ils veulent de l'exotique et sont incapables de déchiffrer les astres au-dessus de leurs têtes, l'ombre bleue, oisive, du printemps qui vient, le langage des oiseaux et des rivières, le prodigieux palimpseste de secrets de n'importe ville française point trop saccagée par les éventreurs modernes. Ils n'entendent pas le bruissement du sommeil, ni de l'éveil. Ils ne regardent pas les nuages, ni personne dans les yeux. Ils voudraient bien être ailleurs alors qu'ils ne sont nulle part, qu'ils se traînent, en retard sur le moment présent qui est l'éternité toute vive au cœur du temps.

 

En retard sur le moment présent, c'est-à-dire dans le relent, dans la négation de la toute-possibilité. Etre réfractaire, c'est nier cette négation.

 

L'allongement de la durée de vie, voici le fin du fin de l'argumentaire progressiste. Vivre plus, pour travailler plus, pour gagner plus. Mais ce "plus" n'est pas en intensité, en qualité, mais en en quantité. Qui n'a fait l'expérience de laisser passer trois mois sans que rien n'y advienne d'ivresse, de songe, spéculation, d'aventure, de contemplation ou d'extase; ces trois mois sont passés comme un envol de cendre. A l'inverse, il est des heures intenses où il semble que l'éternité vienne se loger, - mais c'est encore une erreur de perspective: l'éternité s'y trouvait déjà sans que nous eussions encore la clef qui en ouvre le royaume. L'éternité n'est pas en dehors du temps, mais à l'intérieur, cœur secret, qui contient tout l'en-dehors car il en est la source.

 

La réduction à la quantité, la statistique anéantissent l'être du temps, son chatoiement d'étoffe impondérable, son voile révélateur.

 

La quantité est sans saveur. L'accroissement d'une durée sans saveur est un amoindrissement de l'être. Dans la perspective la plus immédiate que nous avons, le monde moderne est d'abord insipide.

 

La civilisation et particulièrement celle à laquelle nous appartenons, exige, pour être perpétuée, que nous portions des limites à la collectivisation, et surtout à la pire: l'individualisme du masse. Hors de ce "nous" insignifiant, reprendre vie par des corrélations, des correspondances, des filiations spirituelles, des enracinements telluriques et célestes.

 

Fastidieuses "identités", en boucle dans leurs messages publicitaires, idéologiques et plaintifs. Ces vantardises, ces complaisances, ces glorifications sont navrantes. Notons qu'elles ne sont licites et approuvées que pour certaines d'entre elles, et fortement réprouvées pour d'autres: ce qui sera peut-être leur chance, si elles ne versent pas dans un autodénigrement complaisant qui n'est jamais que l'envers d'une insupportable arrogance.

 

Les Modernes aiment les "identités" car ils n'aiment rien tant qu'identifier, mais ils haïssent la Tradition qui est immanente et transcendante (l’identité n'étant qu'abstraite).

 

Etre français, ce n'est pas une question d'identité ou de définition administrative, c'est recevoir de légers messages du Royaume, beaux comme des pressentiments.

 

Je n'ai aucune nostalgie du temps de mon adolescence (le Moderne y régnait déjà avec toutes ses horreurs, moins quelques techniques) sinon des bistrots où l'on m'offrait un charriot d'hors-d’œuvre à volonté, un steak au poivre de deux cent grammes, au moins, avec des frites, un plateau de fromages, une crème brulée, un pichet de vin, une fine et un café, - sans pour autant me ruiner pour la semaine.

 

Lire, voir, entendre, goûter, c'est tout un. Les mots sont enclos dans la synesthésie.

 

Désormais la langue de certains rappeurs est plus châtiée que celle des ministres de notre république. Nous pensons à la mesure de notre langue. C'est elle encore qui nous accès à l'ineffable, de même que notre raison nous donne accès, par son bon usage, au supra-rationnel, que le sensible nous donne accès au suprasensible.

 

Certaines choses ne peuvent être pensées, justement pesées, que dans la langue française du dix-septième siècle.

 

Lorsque les hommes regardent davantage leurs écrans que le ciel, le monde est perdu pour eux, et ils sont perdus pour le monde.

 

Feignant d'oublier les grandes tragédies de la condition humaine, et ne se concevant que dans un monde sécurisé, les Modernes appliquent leurs jours à la fabrication de "malheurs" fictifs pour éloigner d'eux les vertigineux délices de la "terre céleste".

 

Chaque seconde contient son abîme de terreur et de merveille, sa goutte de poison qui tue ou qui enivre.

 

Justice immanente accélérée: le ressentiment est à lui-même sa propre, et immédiate, punition. D'autres péchés attendront le jugement dernier, peut-être.

 

Il y a plus de paysages vivants dans une page de Nietzsche que dans toutes les cartes postales ou descriptions "réalistes". Préférons, selon la formule de Massignon, les "allusions instigatrices". Balzac lui-même n'en use pas autrement, chaque détail chez lui étant signe, intersigne, symbole, couloir du visible vers l'invisible.

 

Certaines écritures (Nerval, Nietzsche, Rimbaud, Hamsun, Bosco) s'assimilent les lieux où elles naissent et en restituent, ensuite, les essences et les horizons intérieurs. Etre non pas en face du paysage, pour le décrire, mais à l'intérieur du temps où il se déploie, pour le dire en disant autre chose de plus lointain. Lorsque l'on sait infuser un paysage dans sa phrase, il est inutile de la décrire

 

Ecrivain d'extérieur. Tenter de plagier la lumière sur l'eau et le vol des oiseaux marins.

 

Pour percevoir le secret, l'essence du mouvement, il faut tendre à être immobile et s'apercevoir qu'on ne l'est pas.

 

On croit voir un amuseur arriviste, un cupide rigolo, un Rastignac de la calembredaine, mais passé l'exercice strictement professionnel, le masque tombe et nous apercevons le visage grimaçant du moralisateur officiel.

 

Il est étrange que, pour nommer la misère sociale, largement entretenue comme mise-en-garde à l'attention des audacieux, les Modernes usent du mot de "précarité", - mot cache-misère et d'usage fallacieux. Tout ce qui est merveilleux, en ce monde, est précaire.

 

Dans les sociétés à prétention égalitaire, ce qui est le cas des systèmes d'exploitation les plus industriels, la guerre de tous contre tous dissimule une guerre plus essentielle: celle des hyliques contre les pneumatiques. En sa phase ultime les hyliques détruisent la matière elle-même. Nous y sommes. Quant aux pneumatiques, ils caressent la terre de leurs ailes d'air. La terre sera sauvée par les Légers.

 

La lumière sculpte dans la vitesse comme l'eau et le vent dans la lenteur.

 

Cruauté de l'idéal démocratique: mettre les chevaux de course à la charrue.

 

Bien des gens ne lisent, ne voyagent que pour confirmer leurs représentations préalables, déçus si le paysage ne ressemble pas à la carte postale et furieux si l'auteur est indocile à confirmer leurs préjugés. D'où la pertinence à distribuer ses écrits sous quelques hétéronymes, et l'amusement à en observer les conséquences.

 

Les hommes sont contraints à l'uniformité les uns par les autres, dans l'horizontalité démocratique, bien plus que par n'importe quelle norme hiérarchique, sacrée, ou même despotique. La société de contrôle, parfaitement réalisée exige que les contrôlés et les contrôleurs soient en nombre égal, - et, si possible, qu'ils soient les mêmes.

 

Que les ficelles fussent tirées par quelques manipulateurs de grande envergure: idée absurdement optimiste. Les manipulateurs sont des épiphénomènes (constitués d'individus parfaitement interchangeables) d’une servitude volontaire généralisée.

 

On entend parfois vanter les caractères qui seraient aussi durs à l'égard d'eux-mêmes qu'à l'égard d'autrui. Préférons les magnanimes. La véritable force se dit avec douceur. Les Modernes, faibles arrogants, méprisent en tout la bonhomie. La moindre conversation tourne chez eux en polémiques pathétiques. Le problème est mineur; il suffit de prendre la tangente.

 

La beauté-en-soi est en moi comme l'âme dans le corps. L'inverse est tout aussi vrai, le corps peut être dans l'âme, environné d'âme, "vêtu d'air" (ainsi se nommaient certains ascètes de l'Inde qui allaient nus).

 

Difficulté, chez les Modernes, à voir la beauté d'un visage sinon par l'entremise d'une photographie. La beauté ne les regarde pas.

 

Certaines vertus exigent, à l'usage, autant de discernement, que les vices. Ainsi de la compassion.

 

Gens de gauche, cossus, qui ont, en privé, tous les préjugés de classe et de race de la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent, mais y ajoutent le côté moralisateur du "politiquement correct". Rien de vraiment paradoxal dans cette engeance qui aime avant tout être bardée de convictions. Le bourgeois chafouin peut ainsi en remontrer moralement, sinon par le génie ou le talent, à Knut Hamsun, Ezra Pound, et plus en amont, à Barbey d'Aurevilly, Joseph de Maistre, Flaubert, Gobineau ou Villiers de l'Isle-Adam.

 

La lumière parle. Le Logos-Roi, héliaque, de la philosophie antique n'est pas une métaphore ou une allégorie mais, pour celui qui l'approche, une expérience directe, qu'il fera ou non, sachant qu'expérience veut dire, traversée d'un péril.

 

La lumière fait apparaître ce qui est; dans ce qui est, la matière dont la lumière définit la forme, est elle-même de la lumière solidifiée, ou, pour ainsi dire fossilisée. Le Logos n'œuvre pas autrement dans ce monde intérieur qui contient le monde extérieur.

 

Civilisation: monde de dissemblables dialoguant. Société: monde de semblables monologuant. Supposer que quelqu'un puisse être notre égal en tout (ou, ce qui revient au même, que nous puissions être son égal) est une folie, un anéantissement de nos qualités et des siennes, une course à l'abîme. L'enfer de l'entendement est de croire que nous n'avons rien à apprendre de personne.

 

Les médiocres eux aussi sont "missionnés" et peut-être plus encore que les esprits illuminés ou saisis par quelque folie des grandeurs. Leur mission est de nous engluer, nous attrister, nous ramener à "l'à quoi bon", - ou, comme disait Céline, "se servir de nous comme fronton à faire rebondir leur connerie", au point de nous étourdir et nous faire perdre la tête.

 

La société nous fait entrer dans la case d'un formulaire administratif, la civilisation nous en fait sortir en nous reliant à la diversité des influences. La société nous fait vivre dans un hic et nunc abstrait et carcéral, la civilisation dans une présence qui est un armorial, un vitrail. La société nous identifie; la civilisation nous éveille à nos filiations spirituelles et nos appartenances métaphysiques. La société nous établit dans une singularité où nous sommes interchangeables, la civilisation nous différencie, nous distingue, nous hiérarchise dans le secret du temps et donne à la réalité transitoire les éclats de la légende.

 

La façon dont les Modernes auront gâché tout ce qui leur a été légué pour exercer magnifiquement la vie, quand bien même on peut lui trouver maintes explications relatives, demeure une énigme que l'on ne peut interpréter qu'en termes théologiques et métaphysiques. Partout où s'offrait le symballein, le Moderne a choisi le diaballein, et cela dans les moindres aspects de son existence. Et c'est encore dans ces infimes secondes que le mauvais choix s'avère le plus désastreux, - dans ce reniement des intersignes heureux qui s'offraient à nous.

 

Il y a chez les savants commentateurs persans, par exemple, outre le génie herméneutique, ce qui est l'essence: l'érudition ingénue, la fraîcheur, l'égalité d'âme. La subversion moderne, dans sa propagande inlassable, consiste à faire passer la faiblesse pour de la force et la force (c’est-à-dire la bonté, la douceur, la bonhomie, la gentillesse, vertus aristocratiques) pour de la faiblesse. S'ensuivent des cohortes d'arrogants avec à la bouche l'insulte, le mépris, et dans le cœur, l'indifférence de l'ignorance.

 

Les gens se rencontrent, parlent de leurs "problèmes", et chacun est heureux des problèmes des autres qui le soulagent des siens. On se demande parfois s'il est encore permis de donner d'autres élans à la conversation, sans passer aussitôt pour quelqu'un de prodigieusement superficiel ou d'éthéré.

 

Le reniement en admiration, en amitié, en amour consiste non à trouver des défauts jusqu'alors inaperçus dans l'objet de notre ancienne ferveur mais de percevoir les qualités mêmes que nous aimions comme des vices irréparables. Ce ne sont pas les qualités qui ont changé, c'est notre aptitude à les percevoir, notre alliance avec elles, notre sympathie essentielle. Le renégat tombe en-deçà de lui-même, de ce qu'il était au diapason des bontés, des beautés et des vérités naguère vénérées, et qui lui passent, désormais, au-dessus de la tête. Alors s'ouvrent pour lui des sentes vers l'enfer.

 

La tentation du diaballein, de la division: on croit être davantage soi-même alors que l'on se conforme à l'image que l'Ennemi se fait de nous. Il ne faut rompre qu'avec l'impiété. Les grandes âmes sont fidèles à tout, aux êtres et aux choses; leur monde s'agrandit et s'approfondit avec le temps; de nouvelles ferveurs avivent les plus anciennes (loin de l'absurde attrait à détruire les fondations dans la prétention de construire). Ainsi ces âmes grandes suscitent une jalousie féroce et doivent compter sur la vilénie, la ruse, les pièges variés. Un art de la guerre leur est nécessaire, et de savoir que les plus misérables esclaves chercheront, par tous les moyens, à nous convaincre d'envier leur sort et de renier notre liberté. A cet effet, relire Sun Tzu, certes, mais aussi la fable du chien et du loup, et le Traité du Rebelle d'Ernst Jünger.

 

Ces gens déjà battus mille fois, soumis, nous prédisent que nous finirons vaincus et qu'ils s'y emploient ! Leur seule victoire serait notre défaite, sauf que rien de ce que nous avons conquis ne leur sera légué, et notre défaite même sera leur honte éternelle.

 

Les hommes sans génie aucun sont des traitres. Les traitres étant majoritaires, il leur est facile de faire passer notre fidélité pour une folie, ou pour une traitrise. Comment vivre au milieu des traitres ? Clandestinité, secret, ombrages, bonheurs, exils changés en promenades, - mais aussi codes d'honneur, discipline, "retour à l'Essentiel" selon la formule parfaite de Jean Biès.

 

Chaque phrase écrite par un homme de cœur et d'esprit est une victoire contre la sottise, la vulgarité et la barbarie (qui s'éloignent alors de notre entendement et du monde qui se reflète en lui).

 

La hiérarchie qui importe est avant tout intérieure. L'homme qui ne hiérarchise pas en lui ce qui appartient à l'Intellect, à l'âme et au corps sera livré à une confusion tyrannique.

 

La volonté de pouvoir est une distraction que l'on s'invente pour se détourner de la crainte de la mort. La volonté de puissance, elle, traverse la mort. La puissance est donatrice, généreuse, ingénue; le pouvoir est vengeur et cherche d'abord à se venger de la puissance dont il est le renoncement, non certes par magnanimité (qui est la puissance suprême) mais par calcul.

 

Ils auront échoué à nous clouer le bec, obligés à l'effort du dénigrement et de la dissimulation, peine inutile car les œuvres, aussitôt échappées de la tête de l'auteur suivent leur cours, vont naturellement à la rencontre des âmes fraternelles, bondissent au-dessus des obstacles et des temps comme des dauphins. Publiée, une œuvre rejoint un bien commun dont l'horizon est la seule frontière, mare nostrum où elle vague et divague à sa guise, l'expérience qui conduisit à l'écrire devenant une relation universelle, cosmique, où les signes écrits rejoignent leur source lumineuse.

 

Ecrire en poète, c'est combattre l'indéfini avec les armes de l'infini.

 

Il y a deux sortes d'écrivains: ceux qui se souviennent de l'éclat sacré du signe, du hiéroglyphe, de la rune, et qui savent qu'ils se livrent à un cérémonial magique dont l'écriture proprement dite n'est qu'un moment, - et les autres qui écrivent n'importe quoi, n'importe comment. Ceux qui savent que tracer un mot avec de l'encre sur du papier est un acte prodigieux et ceux qui l'ignorent.

 

Ceux qui veulent nous décourager d'écrire ont peur de ce que nous allons écrire. Ceux, qui, en fausse compassion, nous trouvent de bonnes raison d'être malheureux, ont peur de ce que nous serions si nous étions heureux,- à commencer hors de leur joug. Cet effroi, ce recul devant le bonheur, comme devant une menace.

 

Le Moderne, hostile aux promenades poétiques et métaphysiques, voudrait nous ramener au concret, - mais ce "concret", il ne peut nous y attacher que parce qu'il le fige dans une abstraction. Ce concret vanté n'a rien de sensible, ni même de réel, et puisqu'il faut nommer cet unique objet de la sollicitude "concrète" des Moderne, l'argent, nommons ainsi la chose la plus évanescente qui soit.

 

Dans nos moments de faiblesse, nous aimerions bien participer au jeu de la société, travail, consommation, idéologie, publicité, ce n'est pas la bonne volonté qui nous manque, mais persiste l'instinct de conservation. Ce jeu ressemble à une roulette russe à barillet plein. Une société est vile lorsqu'elle nous contraint à des activités insignifiantes ou insensées et récompense la servitude et la vulgarité. Contre elle, toutes les armes sont requises et légitimes.

 

La mauvaise volonté, ce n'est pas marquer le pas sur place mais bien la volonté mauvaise, tournée vers le mal, l'acharnement à détruire les belles heures qui ne nous obligent à rien et n'appellent que notre consentement. Mais tels nous sommes faits dans notre individualisme grégaire, que nous préférons, d'une préférence vindicative et acharnée, la prison de notre subjectivité souffrante aux sollicitations, enchantées, infinies, qui nous entourent et nous traversent. Modernes, nous préférons le malheur car le bonheur est une négation de notre Moi.

 

L'impression qu'il faudrait des milliers de pages d'une extrême concision ciselée pour dire une heure qui vient de passer, et ce qu'il en reste dans la pensée, en réfractions sensibles et intelligibles, serait propre à décourager d'écrire si, par un pari un peu fou, nous ne faisions confiance au lecteur pour, à partir de signes infimes, réinventer le monde qui nous fut offert, et nous échappe.

 

L'initiation est toujours secrète. Les rattachements et les affiliations ostensiblement déclarées ou vantées inspirent à juste titre une certaine méfiance, surtout lorsque les "initiés" disputent sur la place publique de la valeur ou de l'authenticité de leur initiation. Le secret est, certes, de convention (la discipline de l'arcane) mais aussi, et surtout de nature. Certaines vérités, des plus profondes, sont proposées sous une apparence frivole ou paradoxale.

 

Seul un absurde relativisme, corrélatif de notre conception linéaire du temps (que réfutent au demeurant la spéculation métaphysique et l'intuition scientifique) nous fait identifier les mythes et les dieux avec le passé. La vision, hors du temps, des mythologies nous parle tout autant de l'avenir que du passé.

 

Ceux qui nous trouvent hautains, n'est-ce pas d'abord qu'ils se situent, de leur plein gré au-dessous de nous ? Que viennent-ils ensuite nous en faire grief ! Bien des gens traitent leurs problèmes "d'estime de soi", pour user du jargon des "psychologues", à travers nous, comme si nous étions de quelque façon responsable de la mésestime qu'ils ont d'eux-mêmes. Et ceux-là récitent la doxa du moment avec la véhémence de la conviction la plus enracinée, la plus vindicative. Aux antipodes, les dandies, - Oscar Wilde récitant, avec grâce, son De Profundis.

 

Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais parlé à quiconque autrement qu'en Egal. (La portée "démocratique" du propos étant bien sûr limitée par la foule de ceux auxquels je ne parle pas).

 

Ceux qui ne croient pas au diable, - j'entends au diable qu’ils ont en eux, - me semblent d'une bonne conscience si uniforme qu'elle équivaut à une absence de conscience. Le diable aime les hommes et les femmes vexés qui sont poussés à agir selon ses desseins. Le Pardon sauve celui qui pardonne bien plus que celui qui est pardonné. Le Pardon est diététique: se purifier des humeurs et les poisons du ressentiment.

 

Au bonheur offert, au don, à la bonne volonté, le diable répond en nous: "Ce n'est pas assez, ce n'est pas ce que je voulais", et nous entraîne ainsi à perdre ce qui nous était donné. Au "tout le reste vous sera donné par surcroît, il oppose, mais en dissimulateur, " tout le reste vous sera ôté de surcroît". Société de consommateurs, idéal de vie des Modernes, la moindre défaillance à leur programme les jette dans des rages meurtrières dont ils sont fiers. Ils confondent perdre leurs nerfs avec avoir du caractère. On ne saurait cependant reprocher à chacun cette inclination fatale car elle est le mouvement général du temps, sa trame, sa propagande essentielle dont il est extrêmement difficile de se déprendre.

 

A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre force de résistance contre ce qui nous est vendu. Le dénigrement de ce qui nous est donné, le cosmos, les anges et les dieux, l'amitié, l'amour, est à l'appui de l'apologie et de la publicité de ce qui nous est vendu. Ce que nous n'avons pas acheté nous semble sans valeur. D'où notre pauvreté: l'homme le plus riche ne peut acheter (qui ne veut dire qu'usurper un pouvoir illusoire et fugitif) qu'une infime partie du réel.

 

Lâcheté démocratique privée : il est rare dans un dîner de voir un convive, contre la majorité des autres, prendre clairement la défense d'un absent dont on médit. Ce qui s'en révèle de la nature humaine suffit à expliquer la facilité avec laquelle s'accomplissent à peu près toutes les vilénies politiques, et leur longue impunité. Longue, - c'est-à-dire jusqu'au moment où le châtiment est devenu à tel point dépourvu de sens qu'il "ajoute le mal au mal" comme il est dit dans le Coran. Punir le corrupteur bien après qu'il a perdu tout pouvoir de corrompre est une de ces facilités qui se pare aisément du prestige de la justice absolue, et laisse aux corrupteurs en action toute latitude d'exercer leur métier. La soi-disant justice contre les puissants s'exerce surtout lorsque ces "puissants" ne le sont plus, qu'ils sont devenus solitaires et faibles et que les risques de riposte ont été diminués, principalement par le temps.

 

Les Modernes ne peuvent voir le beau qu'en photographie, - à une part infinitésimale de ce qu'il est. Dans ses attraits exotiques, il n'échappe à la déception que s'il voit, un moment, un panorama à la ressemblance d'une photographie. Or, le merveilleux est l'imphotographiable.

 

Ce que l'on nomme l'invisible est, en réalité, visible à certains moments et aux pointes extrêmes.

 

Certains, et certaines, voudraient résolument nous punir de notre bonne humeur, de notre désinvolture heureuse, - sans voir qu'elles furent aussi des politesses à leur égard. Ne pas se plaindre, saisir les moments heureux, être de bonne compagnie, autant de crimes que le ressentiment voudra nous faire payer, jusqu'à ce que nous lui ressemblions.

 

Plus le bonheur est fragile (ou plus nous avons conscience de sa fragilité) et plus il est précieux et intense. C'est le moment que le ressentiment choisit pour en dissoudre les cristaux enchantés dans ses flots de fiel. Il faudrait s'armer contre, mais j'y répugne car ce serait obéir de quelque façon à son instance. Le ressentiment nous harcèle car il voudrait faire naître en nous le désir de le punir. Ruse proprement diabolique pour nous vaincre et nous rendre à sa ressemblance. La seule riposte est d'être insouciant, léger. Entrer dans le monde flottant.

 

Le ressentiment n'a strictement aucune limite. Certains êtres peuvent nous en vouloir de tout, c'est-à-dire d'être eux-mêmes au lieu d'être nous, - au point que plus aucune notion de morale, de logique, ni même de goût ne peut plus retenir leur rage d'anéantir ce qui fut dans ce qui est, et dans ce qui est, ce qui devrait être. Leur vie devient ce travail atroce. Insinuants ou brutaux leur rôle est de nous chasser des contrées aurorales, de nous asseoir dans leur cauchemar climatisé. Deux races qui pourront difficile s'entendre: les climatisés et les hommes du grand air.

 

Ce besoin d'être en permanente relation avec ses semblables, dans une "socialité" continue (mais suffocante) pour garder le sentiment que l'on existe. Compulsion, manie, erreur, car c'est alors précisément que l'on existe de moins en moins dans la présence réelle. Le ciel et la terre attestent notre présence. Le besoin de la preuve sans cesse réitérée de la preuve de notre existence dans le regard indifférent d'autrui nous rend peu à peu absents à nous-mêmes, au monde et à Dieu.

 

Le racisme ordinaire, dans ce qu'il a de plus inepte, n'est qu'un, parmi d'autres, des jugements par catégorie qui sont au principe de toute sociologie et de toute approche statistique des phénomènes humains. L'antiracisme est une dissimulation de cette évidence.

 

L'hygiéniste nous met en garde contre le tabac, l'alcool, les drogues, et, nouvelle mode, "l'addiction sexuelle" (invention comique des puritains d'outre-Atlantique et qui arrive chez nous) mais évoque rarement le travail, l'uniformité des jours sans espoir ni la triste austérité qui sont tout aussi nocives et mortelles.

 

Notons dans le discours moderne bêtifiant une ferme réprobation du snobisme et de l'hypocrisie. Je ne serai pas en chœur avec les contempteurs de ces faiblesses civilisées, parfois amusantes. Les snobs ont le mérite de diversifier la hiérarchie sociale, les snobismes étant divers, l'un s'amourachant d'une duchesse, l'autre d'un conseiller municipal, tel autre d'un cinéaste ou d'un chanteur de variété, ou d'un boxeur, ou de n'importe quoi. Au demeurant, le snob est un rêveur; il croit aux influences, aux effluves, aux sympathies magiques. Quant à l'obligation de dire toujours le fond de sa pensée, j'y vois un orgueil épouvantable et dément (qui débute par l'outrecuidance à croire que l'on peut être à volonté en contact avec le fond de sa pensée, et que celle-ci mérite d'être dite toujours et à tout prix).

 

Pauvreté des idéologies du vingtième siècle, qui se prolongent comme des traînées spectrales dans le vingt et unième, - condamnées par répulsion les unes à l'égard des autres (répulsion où cependant gît leur lucidité) à tourner comme l'âne attaché à son piquet entre le capitalisme, le communisme et le fascisme, trois formes préalables de la société de contrôle en voie de perfectionnement, avant l'étranglement ultime.

 

Toutes les idéologies modernes sont fondées sur le culte de la force, mais d'une force fondée sur la faiblesse, étayée par elle, d'où leurs effondrements. La fragilité de la sagesse et de la beauté est destinée à être victorieuse de ces forces moroses.

 

Gradation des volontés de puissance. Au plus bas, celles qui s'exercent sur les proches et l'environnement immédiat, les tyrans domestiques. Au plus haut, celles qui s'exercent sur le temps, pour y rejoindre l'éternité dont il émane. Dans le monde moderne, les volontés de puissance sont d'autant plus âpres dans le petit qu'elles sont défaillantes, ou simplement absentes, dans le grand et dans le haut. Il importe encore de distinguer les volontés de puissance vastes de celles qui, se dégageant peu à peu des écorces mortes, s'élèvent, quittent les illusions du pouvoir et de la puissance elle-même pour s'ordonner à l'infini de la toute-possibilité.

 

Dès que l'on s'éloigne des lieux-communs, et quand bien même notre langue serait la plus limpide qui soit, on devient incompréhensible à la plupart de nos contemporains (qui ne comprennent que ce qu’ils croient déjà avoir compris). Plus notre langue est claire et plus le malentendu est grand. Rien de tel pour s'imposer à l'époque que de formuler des lieux-communs en jargons obscurs à prétentions "scientifiques".

 

L'horreur du monde moderne est si difficile à envisager et à dévisager que même les esprits réactionnaires ou nostalgiques s'y refusent et ne consentent à déplorer qu'en son accessoire et ses aspects mineurs un désastre qui outrepasse l'entendement. Ils constateront la dégradation des mœurs et des goûts, l'enlaidissement des paysages, l'insipidité des aliments, conséquences pénibles certes, mais lointaines, d’un reniement fondamental, d'une profanation, d'un asservissement dont la mesure ne peut être prise que par des esprits profondément poétiques et métaphysiques. L'atteinte est portée au Verbe, au principe même de la création.

 

Première règle: refuser de laisser transformer sa commanderie en H.L.M. Ils y arriveront, certes, comme arrivera aussi leur mort, mais chaque heure sauvée nous remercie, en attendant.

 

Les fous veulent nous rendre fou, les sages nous rendent sages sans le vouloir.

 

Dire que Dieu n'existe pas, qu'il est pure inexistence, ne suffirait pas à rendre vaine la théologie. Celle-ci n'en ordonnerait pas moins l'existence à l'inexistence, le plein au vide, l'être au néant, - ce qui est le processus même de toute pensée, la musique sur laquelle elle s'exerce, dans un sens ou l'autre. Seule la Foi pleine et entière, en feu, en toute chose paraclétique, contemporaine éternelle de ses actes, rendrait inutile la théologie, en la fondant.

Luc-Olivier d'Algange

 

Un article de Pierre Le Vigan:

A être doctrinaire, la critique des modernes serait vite aussi ennuyeuse que la modernité elle-même. Mais le contraire de l'ennuyeux n'est pas le superficiel, c'est le vif, c'est ce qui est allègre. Ce sont les qualités que l'on trouvera aux Propos réfractaires de Luc-Olivier d'Algange. Il y défend l'aristocratie comme projet et non comme pièce de musée, le droit à la désinvolture et à une pointe de folie. Il y critique la grande solderie de tout, le Progrès comme progression du lourd, du triste et du laid. Le règne de la quantité du moche. Ce qui est moderne a exterminé la diversité, note-il. "Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qu'il devient ?"

On a fait de la raison une idole, explique encore L.O. d'Algange, et c'est une folie. On a immergé l'homme dans le culte de la réalité du moment, en oubliant que l'important est d'être présent au monde et à soi. On a fait un impératif de "vivre avec son temps", en oubliant que les hommes les plus vrais sont de tous les temps. On a cru que les paysages de banlieues étaient une banalité qui devait être contrebalancée par de l'imaginatif et du ludique, alors que leurs formes relèvent bien souvent du hideux et du démoniaque, et doivent trouver remède dans un classicisme.

On a oublié que tout grand roman est métaphysique, que toute esthétique est une métaphysique en mineur. On a oublié que le libéralisme est une caricature de l'exaltation du risque et de la liberté, que la Mégamachine veut des êtres qui lui ressemblent, et que les vrais écrivains ne peuvent écrire que dans le bruissement du monde, qui est la forme supérieure du silence. Nous avons oublié que la puissance est en amont du pouvoir, et qu'il n'y a que des pouvoirs impuissants s'ils ne sont pas inspirés par une puissance qui relève des forces de l'esprit.

D'Algange délivre une leçon de jeunesse contre le jeunisme de notre époque. La plupart des êtres ferment tôt le couvercle de leur vocation ultime. Ils demeurent désespérément raisonnables. Or, nous ne sommes pas la somme des moments de notre carrière professionnelle, ni la somme de nos actes d'achats. Nous nous devons d'être ouvert à un plus essentiel des choses, à un plus essentiel dans le monde. " Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde". Nous devons être attentifs à ce qui se transmet, à ce qui n'a pas de prix car il n'est que gratuité. " A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre résistance contre ce qui nous est vendu (...)".

Pierre Le Vigan

Propos réfractaires, éditions Arma Artis.

16:51 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

26/12/2021

Entretien avec Olivier François sur l'Ame secrète de l'Europe, pour la revue Eléments:

266031969_10224028201964810_4985130110921503847_n.jpg

 

Il n'est pas rare d'entendre parler de l'identité de l'Europe – pour la nier ou la louer – des valeurs de l'Europe ou du projet européen. Vous, cher Luc-Olivier d'Algange, vous évoquez l'âme de l'Europe. Âme est un terme désormais méconnu, délaissé ou inexploré. Quel sens lui donnez-vous ?

Luc-Olivier d'Algange: Par devers l'abstraction, qui, littéralement, nous abstrait du monde, nous retranche de la beauté sensible et des vérités incarnées, il est bon de retrouver les droits de l'âme. Il n'est rien de plus sensible que l'âme, de plus immédiatement perceptible : elle est, par étymologie, ce qui anime, elle est notre souffle et notre sang. Elle est aussi ce qui se joue, ce qui s'irise, dans le monde, les regards échangés, la parole qui voyage entre la bouche qui la prononce et l'oreille qui l'écoute, la lumière sur l'eau des rivières, - par exemple le Lignon, qui traverse le prodigieux roman baroque d'Honoré d'Urfé. L'Ame est l'Astrée. Mais ce qu'il y a d'ésotérique en elle affleure  au vif de l'instant... Aux moments heureux, elle nous environne. Par les temps de malheur, lorsque, selon la formule d'Aragon, nous devenons étrangers dans notre pays lui-même, elle se cache en nous et devient secrète.

Les ratiocineurs et les « déconstructeurs », qui tous, plus ou moins, croient en une sorte homme-machine universel, sont assez empressés à nier l'existence d'une âme européenne. Préférant montrer que démontrer, je me garderai de la prouver pour les contredire. Mais quant à la percevoir, j'en revendique le privilège d'amateur, - de celui qui aime. Dans un livre, par exemple, je perçois l'âme dans le style et dans l'univers contigu des images, dans l'éros de la phrase, son rythme et sa mélodie, qui font éclore amoureusement les mots. L'âme n'est pas dans les faits rapportés, les informations, elle est dans ce qui ne se résume pas. Nous la trouverons moins dans les événements personnels ou collectifs que dans ces mystérieux avènements qui se lèvent aux horizons de la pensée ou du songe. Plus simplement, parlons à nos aînés, qui la connurent, et en déplorent la disparition progressive, de l'âme d'un quartier de Paris : ils nous comprendront aussitôt sans avoir lu Plotin ou Jacob Böhme. Il me semble, par ailleurs, que ceux qui n'entendent point l'âme de l'Europe ne sont guère musiciens. Les œuvres de Francis Poulenc, certes, sont fort éloignées de celles de Wagner, Monteverdi est loin de Ravel, mais chacun reconnaîtra à les écouter, aux premières mesures, qu'ils sont des musiciens européens .

Virgile figurait l'Ame du monde sur le bouclier de Vulcain. C'est dire que l'âme justifie un combat, non pour le pouvoir, qui est écorce morte et servitude, mais pour la puissance, et, dirai-je aujourd'hui, la puissance la plus fragile, car toute de nuances et de complexités, elle est confrontée aux simplifications brutales des puritains et des barbares. Il faut combattre pour l'âme car sans âme nous sommes morts. Non point de ces morts dont on se souvient, et dont le choeur résonne dans les poèmes de Charles Péguy mais des morts oubliés dans la songerie « trans-humaniste », horrible et ridicule, d'une mécanique perpétuelle.

« Ce vieux bougre de monde moderne » (Charles Péguy) cultive la transparence, promeut les spectacles, les distractions et les exhibitions, se défie des ombres et des voiles. Vous défendez, au contraire, les vertus du secret et des initiations. Quelles sont ces vertus ? Et pourquoi, selon vous, la modernité a-t-elle cette rage de tout « mettre en lumière » ?

Le secret, l'initiation, sont l'esprit d'enfance continué. Qui se souvient de son enfance sait que l'amitié se fonde sur des secrets partagés, et l'émerveillement du monde sur des secrets entrevus. Un monde sans secrets est un monde adultéré, crapoteux. Les alchimistes savaient que le feu sacré est un feu secret, un « feu de roue » qui tourne en révélant, par des flammes claires, les aspects successifs de l'âme et des apparences. Vous évoquez, à juste titre, les vertus du secret. Le secret est lui-même une vertu, comme on parlerait de la vertu d'une plante, d'une essence... Une phrase, une image, un visage, qui ne recèlent point leur part de secret sont ineptes : rien ne s'y révèle. Un monde qui hait le secret vire sans faillir au totalitarisme des « hommes sans visages ». Chaque recoin, chaque ombrage, chaque silence, porté comme un blason sur la fugacité des impressions, est une chance offerte à l'âme d'entrer, par voie royale, dans son propre chant. La société de contrôle, bien sûr, déteste ces recours.

Votre livre est une suite – au sens presque musical du mot – de méditations, de dialogues et d'explorations poétiques et métaphysiques. Des présocratiques à Platon et aux mystiques rhénans, de Nietzsche et Hölderlin à Henry Corbin, Dominique de Roux, Fernando Pessoa ou Nicolas Berdiaev, vous rendez grâce à des maîtres et des éveilleurs. Rendre grâce, saluer – comme les catholiques et les orthodoxes saluent Marie, - pourquoi est-ce si nécessaire face à la cette trinité moderne qui a « pour Père l'Economie, pour Fils, la Technique, et pour Saint Esprit, la Marchandise » ?

Notre époque est dominée, non par des irréligieux, des libertins héritiers du siècle dit « des Lumières », parmi lesquels figurent des esprits aussi aiguisés que le Prince de Ligne ou Nietzsche, mais par de nouveaux dévots, sinistres, despotiques et hargneux dont la vocation est d'établir sur terre le règne universel du ressentiment et de l'aigreur. Laissons leur ces vinaigres, et débouchons plutôt les bouteilles où s'attarde le sang du soleil ! L'admiration est une expérience savoureuse, et la saveur est savoir, - et sapience. Nous avons reçu infiniment plus que nous ne pourrions donner, mais il est toujours possible, fût-ce de manière infime, de donner à son tour le bien reçu. Cela se nomme tradition. La gratitude et le don sont plus allègres que le dédain ou le déni. « J'ai ce que j'ai donné » dit l'épitaphe de D'Annunzio ; et si nous remontons plus haut dans sa généalogie poétique voici Dante, qui sur un pont au-dessus de l'Arno attend la « salutation angélique » de Béatrice, voici les syllabes d'or de Virgile, la sagesse bruissante d'abeilles ivres, de moissons, de saisons aimantes des Géorgiques. Accordons-nous à ces augures, et remercions.

« Être enraciné, ce n'est pas se limiter à une identité, mais creuser au plus loin et au plus profond dans l'humus où gisent les forces d'aller plus haut » écrivez-vous. Vous êtes de ceux qui se défiez du terme identité. Vous craignez sans doute, pour reprendre le terme de Berdiaev, que l'identité ce soit l'objectivation de l'enracinement.

Le mot « identité » est un mot moderne. De Gaulle lui-même, qui n'est pas si lointain, n'en use pas pour parler de la France et des Français, et préfère, pour dire la France, évoquer «  la Madone aux fresques des murs ». Ce mot administratif ne m'enchante guère, et ne renvoie finalement qu'à la « carte d'identité », elle aussi fort récente. Jadis, lorsqu'il n'y avait pas de carte d'identité, on parlait de lignée, dans un sens non-scientiste, d'héritage spirituel, dans un sens non-sociologique. Par surcroît, il y a dans le mot « identité » quelque chose de statique, sinon d'étatique, qui semble vouer sa cause à la défaite. Au sens de Berdiaev, l'objectivation est une abstraction. Dans le spectacle moderne, désormais, chacun y va de son « identité », comme de sa « marque », les uns grognons et nostalgiques, les autres exaltés et vindicatifs. Mais le « logo » ne fait pas le Logos, et moins encore le Verbe incarné dans lequel s'éprouvent « ces hommes de chair et de sang », divers dans le sentiment de la tragédie et de la joie, que célèbre Mighel de Unamuno, - qui, au demeurant, n'est pas si éloigné de Berdiaev. 

Vous dites «  à Dieu ou aux dieux, peu importe » , - je reprends la question de l'Ombre. L'Européen civilisé doit-il donc ignorer la différence notable entre le christianisme et le paganisme ? Si le monde moderne contredit tous les anciens mondes, pour reprendre Péguy, devons-nous, face à lui, réconcilier paganisme et christianisme dans une synthèse supérieure.

Je serais enclin à penser que cette synthèse existe déjà, arthurienne, dans la quête du Graal, ou dans ce temple apollinien, où courent les « chasses sauvages », qu'est le château de Versailles. Je songe aussi à « la religion qui naquit lorsque naquirent les jours » dont parle Joseph de Maistre. Sans doute y a t-il dans toute âme européenne une joute nuptiale entre le paganisme et la christianisme, même, et peut-être surtout, chez ceux qui sont les contempteurs de l'un ou de l'autre. Promeneur, à la façon des romantiques allemands, conscient de mes limites, je n'ai pas vocation à être théologien. Notre civilisation s'accomplit en nous, à notre insu, à travers la succession des âges, l'enfance est naturellement païenne, l'adolescence est médiévale et chevaleresque. Ensuite que devenons-nous ? Chaque aventure est irremplaçable, - ce qui la rend tragique et joyeuse. L'essentiel est de garder la piété, qui n'est ni païenne, ni chrétienne, mais de laquelle dépend, selon la formule de Maurras, «  la simple dignité des êtres et des choses ». Tout bonheur est une épiphanie, qu'elle soit dans le vitrail ou l'aile de la libellule .

L'Ame secrète de L'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

17:56 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Propos réfractaire, troisième partie:

10690120_1522360124680933_6973428266730968085_n.jpg

 

Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires III



Ce temps peu aventureux prive les hommes de la plénitude de leur âge, leur invente des soucis subalternes qui leur font oublier où ils sont, - dans le Grand Midi, - gnose méridienne.

 

La gnose, dans l'acception première et étymologique du mot, n'est pas le gnosticisme qui répudie le monde comme étant la création d'un dieu mauvais, - mais un approfondissement du sens, un Eros de l'intellect qui ne se contente pas des seules représentations mais désire le plus profond, le plus haut, le plus libre, le plus grand, le plus intense et le plus léger. Le monde visible est pour lui le signe du monde invisible, d'une lumière au-delà de celle que l'œil peut percevoir et dont elle ne serait que l'ombre.

 

Le monde nous est hostile surtout lorsque nous nous crispons contre lui. Une pointe de désinvolture est nécessaire aux entreprises audacieuses et aux buts lointains.

 

Les Modernes qui ne parlent que de sexe ont en réalité désérotisé le monde. Ce n'est plus que pour une infime minorité, les rares heureux, qu'Eros resplendit dans le cosmos. Suavité des couchers de soleil s'inclinant en chromatismes prodigieux vers une étreinte d'eau et de lumière... Les poètes eux-mêmes n'en parlent plus. Les grandes inspirations de Hugo, de Shelley, de Saint-John Perse s'éloignent devant les poètes de laboratoire ou de la banalité, ces adversaires du lyrisme qui ne chantent plus car plus rien ne les enchante. Poésie non d'aventuriers mais de fonctionnaires, ou, pire encore, de cadres moyens, voire de comptables ou d'huissiers. Poètes faisant partie de "comités" déterminant l'attribution des subventions publiques. L'indignation, comme toujours, serait de trop. Relisons simplement, pour que le cœur et l'âme ne défaillent au bord des lèvres, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, ou les Cantos d'Ezra Pound. Œuvres en recouvrance de civilisations.

 

On s'exagère grandement la nocivité crétinisante de la télévision, des magazines, des chansons de variété, - que des "intellectuels" responsables et citoyens dénoncent (souvent à la télévision ou dans des magazines). Le pouvoir crétinisant et garde-chiourme de nos semblables non-médiatisés demeure sans rival. Nous sommes tous entourés d'une cohorte de conformistes, à l'affût, qui cherchent la moindre brèche pour nous rendre semblables à eux.

 

A un certain âge, de plus en plus jeune dans cette époque "jeuniste", il semble que les êtres humains ferment le couvercle. Leur vie devient réglée, les sollicitations du visible et l'invisible sont inaperçues, les appels inaudibles: c'est la fin des vocations.

 

Ceux qui ont renoncé à toute forme de gloire (fût-t-elle secrète ou posthume), sauf à conquérir la gloire suprême de la divine humilité, vivent dans un amour-propre perpétuellement blessé et jaloux.

 

Mégalomanie dictatoriale des gens ordinaires dans leur vie ordinaire. Ils ne vous laissent pas le moindre souffle à respirer, tels qu'ils sont en auto-affirmation permanente, agressive, pesante, hystérique, maniaque ou pathétique.

 

L'assentiment des peuples à leurs tyrans dure aussi longtemps que les individus qui les composent se reconnaissent en eux, sans être frappés par des fautes de goût outre mesure. On échappe aux tyrannies non en contestant les idées qu'elles avancent (qui sont floues et interchangeables) mais par le goût. Le goût alerte notre intelligence.

 

Lorsque les tristes veulent mener la danse, ils nous obligent à nous traîner avec eux après nous avoir chaussés de leurs semelles de plomb.

 

Les activités sexuelles, que je souhaite pour ma part aussi libres que l'on voudra, font l'objet, chez les Modernes, d'une surestimation, en bien comme en mal. Elles ne sont ni le remède à tous les maux, ni la cause. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque nostalgie pour les temps qui en parlaient avec légèreté, sans l'outrance de l'obligation ni l'hystérie de l'interdit.

 

Sans prêcher la soumission, ne pas se dissimuler la bêtise de la plupart des révoltes. Les Modernes se sont révoltés contre la beauté du monde. Il resterait alors à se révolter contre ces révoltes massifiées, contre ces ingratitudes vindicatives, mais en évitant, autant que possible, le pathos de la révolte. Inventons, selon la logique taoïste, la "révolte sans révolte" dont le symbole pourrait être l'éventail blanc des samouraïs.

 

Le monde est vaste et riche, là où un chemin se ferme, un autre s'ouvre.

 

La révolte des Modernes n'est pas une "révolte logique" (selon la forme de Rimbaud). Autant dire que le Logos n'y est pour rien. Révolte d'individus interchangeables, incapables de concevoir une communauté de destin, fût-ce à petite échelle, ils se contentent de saccager autour d'eux les conditions offertes du bonheur et de la beauté.

 

Emeutes, pillages de magasins, les classes moyennes frémissent d'indignation que l'on puisse ainsi accélérer le processus de la consommation. Les pilleurs de banque, eux, auraient toutes les raisons d'être sympathiques, mais demeurent, à les comparer aux banques elles-mêmes, les pilleurs de petite envergure.

 

Commençons, et dans le secret, à nous révolter contre notre propre insatisfaction, contre ce vide que le monde moderne creuse en nous à mesure que nous croyons le combler.

 

Pour le Moderne, tout ce qui est sans prix, magnifiquement offert, est sans valeur, il le dédaigne. Le front couvert par le plus beau coucher de soleil du monde, il persistera à se chagriner de ne pouvoir s'offrir une babiole, une montre, n'importe quoi qu'une sorte de stupeur collective, intruse, lui désigne comme un objet de convoitise. Cette visible aberration se transpose en mode sentimental. Ainsi les Modernes sacrifient la mémoire de leurs amantes et de leurs amants, répudient ou trahissent leurs amours, renient leur temps, le palimpseste du temps qu'ils vécurent avec eux ou elles, et médisent ainsi de l'être, qui est temps, en supputant la valeur du "changement" et de "l'évolution", ces réalités spectrales. Apostats de leurs heures heureuses, ils consomment les êtres humains pareillement aux objets. Celui qui ne change ni n'évolue cesse de se précipiter vers la mort, il va "de commencements en commencements sans fins".

 

L'homme conscient de son talent ou de son génie (en lesquels la part impersonnelle est, comme la part immergée des glaciers, plus importante que l'apparence individuelle) est plus humble toujours que l'homme fier et fort de sa médiocrité. Il s'est quitté lui-même, pour apprendre à écrire, à composer, à peindre, il est entré dans l'étude et la méditation de figures qui lui sont extérieures, qui le précédèrent et lui succèderont. Par l'œuvre, il ne se défend pas lui-même; il se fait défenseur de vertus, de rythmes, de qualités, de figures qui ne lui appartiennent pas et que sa propre existence nuance dans son passage.

 

Plus les êtres sont superficiels et plus leurs réactions émotives sont immédiates et violentes.

 

Les manipulateurs finissent, fût-ce après quelques succès à moyen terme, par être victimes de leurs propres ruses. Le diable qu'ils servent se moque d'eux.

 

Celui qui va du côté du plus fort en sera méprisé, et toujours en situation de faiblesse et d'humiliation. Ainsi tombent les tyrannies, sous le poids des faibles qui s'y rallient croyant trouver la force. Ainsi tombera le monde moderne et son chantage sentimental.

 

Plus répugnants que tous, les petits Rastignac dont l'arme principale est la bien-pensance, qui n'avancent leurs pions qu'à grand renfort d'antiracisme, de progressisme, de bienfaisance spectaculaire, chanteurs de variété, romanciers serviles. Le plus futile, le plus narcissique, le plus cynique des arrivistes, s'il avance à découvert, semble, par contraste, d'une pureté et d'une ingénuité angélique.

 

Souvent l'argument raisonnable qui vient contredire notre intuition première nous fait lâcher la proie pour l'ombre: chuchoté par le sens commun pour nous détourner de notre voie ou la rendre plus difficultueuse. L'intuition analyse mieux et plus vite une situation que la raison, - laquelle, à la traîne, reste en-deçà de la bonne décision: celle qui vole comme la flèche vibre dans l'air avant de bourdonner au cœur de la cible.

 

Les feux d'artifices sont une métaphore (et une redondance) de la puissance explosive des cieux nocturnes. Chaque étoile darde, explosante, au cœur de nos prunelles, ses amies.

 

Reposons-nous auprès des vagues (dont le mouvement ternaire dit le présent, porte vers l'avenir dans le ressac du passé) de l'humanité triste et absurde parfois qui déserte la présence en monde, en reniant le passé et en saccageant l'avenir.

 

Je n'aime pas la nature en tant que nature; je ne l'oppose pas à l'artifice ou à la civilisation. Ce que j'aime, ce sont les pierres, le sable, la mer, les forêts, les montagnes, les lacs, les champs, les pommiers, les hirondelles, les chats, le vent, l'alternance du jour et de la nuit, - le cosmos, auquel toute civilisation bien née s'accorde au demeurant.

 

Les artifices les plus subtils des verriers, du travail des émaux, de la porcelaine etc... sont des prolongements de la nature. Ceux qui opposent la nature et la civilisation n'entendent rien ni à l'une ni à l'autre.

 

Faire monter l'intensité de la nature à travers la civilisation, comme une lumière à travers un prisme, un resplendissant jardin. Fleurs de feu qui éclairent, nées du feu qui brûle. En nous, semblablement, changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante. Transfiguration, Alchimie, Salut.

 

Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde. S'appauvrir pour comprendre, prendre en soi, toute richesse. La propriété nous sépare et limite notre royaume. Défendre sa propriété, ou vouloir l'accroître, est une forme disgracieuse de la pauvreté (avide), autrement dit, de la pauvreté spirituelle.

 

Il ne devrait être nul besoin de partager avec la gauche politicienne son fatras de mensonges sentimentaux et de mauvaise foi pour constater simplement que la richesse matérielle des uns est le fruit de l'appauvrissement des autres, et que si le "libéralisme" tenait ses promesses concernant le bien commun, "l'élévation du niveau de vie", il se ruinerait aussitôt. Le mensonge du "libéral" est tout simple, il veut faire croire que les riches seront utiles aux pauvres de quelque façon alors que ce sont les pauvres, ne cessant de payer (loyers, crédits etc...) qui sont absolument nécessaires aux riches, dont la richesse est elle-même une démultiplication de la pauvreté spirituelle. Ne point s'étonner alors que l'appauvrissement, partie constituante du système, soit planifié.

 

Toutes les activités modernes ayant leur vanité inscrite sur le front, vaines, veules, grotesques, absurdes, tous les efforts se résolvant dans la seule nécessité de gagner de l'argent, le moment est revenu de faire l'apologie de la paresse, de l'inaction. C'est à partir d'elles que s'inventeront de nouvelles actions, libres, souveraines, - comme à partir du silence, la musique, pour nous sortir de la cacophonie.

 

Enseigner aux hommes à se livrer à des activités déshéritées de toute réalité poétique et aux seules fins lucratives, contraindre leur pensée à des opérations intellectuellement stériles, c'est les prédisposer à perdre toute morale et à vivre en bêtes traquées pour lesquelles la fin justifie les moyens. Cette contrainte, hélas, est souvent consentie, sinon voulue. La vilénie la plus généralement partagée possède pour les hommes grégaires un fort attrait.

 

Sortir du brouhaha pour savoir une seconde ce que nous désirons vraiment: cette jeune fille, ce ciel d'été, ce scintillement de la lumière sur l'eau, les rues et les terrasses de cette ville aimée, ces heures de lecture à l'ombre bleue des feuillages, ces combats fraternels quand bien même l'issue semble désespérée. " Les armes au matin sont belles et la mer..."

 

Monde moderne: processus de corruption par l'avidité, par la sentimentalité, par l'ennui, par l'excès, par la peur et par le mépris. Le temps peut être l'allié de la corruption ou son adversaire. Tout se joue dans l'œuvre de la mémoire, dépréciatrice ou célébratrice. Les vertus des hommes et des civilisations se corrompent ou se purifient selon cette loi.

 

Plutôt que "d'évoluer" vers on ne sait quoi (et qui a de grandes chances d'être pire que ce que nous sommes) apprenons les secrets immanents et transcendants du tissage, serrons la maille du temps avec le fil de trame de l'éternité. Les Modernes, qui sont absurdement rigoristes dans les domaines futiles, rigoristes de l'interdit, rigoristes de la consommation, et d'une âpreté farouche, sont incroyablement relâchés pour tout ce qui importe au destin, à l'âme. Les tissus se défont, tout se défile.

 

L'écriture tente de renouer les fils. Allons voir aussi du côté de la symbolique des tapisseries médiévales, solfège des couleurs et des lignes, entrelacs du visible et de l'invisible.

 

Ceux qui ne peuvent entrer en relation qu'avec des êtres humains qui leur ont été présentés par des tiers resteront toujours en-deçà de la vérité et de la beauté fulgurante de la rencontre.

 

A noter nos pensées, nous accomplissons une œuvre plus profondément autobiographique qu'à raconter les circonstances de notre vie, et moins mensongère qu'en nous livrant à des digressions introspectives. De même la fleur témoigne davantage de sa singularité que la tige ou la racine.

 

Rien n'est aussi démoralisant qu'un catalogue ou qu'un magasin d'ameublement moderne. S'imaginer là donne envie de sauter par la fenêtre. N'importe quel bric-à-brac dépareillé est préférable à ces esthétiques lisses et mortifères, conçues de la sorte que la réalité ressemble à une photographie.

 

Tous les actes que nous accomplissons, lorsqu'ils ne sont pas guidés par la peur, sont une victoire sur le sentiment de la vanité de toute action, c'est-à-dire un amusement. Nous agissons parce que la contemplation n'est pas toujours possible.

 

Les grands malheurs sont des rideaux de ténèbres sur lesquels dansent, en silhouettes de flammes, des joies inaltérées. Les êtres et les choses, si nous savons qu'ils peuvent nous être ôté, resplendissent du mystère de la fugacité, - qui est une voie vers la connaissance de l'éternité, de même que le sentiment tragique de la vie purifie nos bonheurs.

 

"Trouver un sens à sa vie". L'expression insatisfait. Il faut du sens, mais point trop, le chercher peut-être, mais ne le trouver qu'à demi, un peu vague. Le sens est dans sa recherche, évitons les recettes, improvisons dans un ordre plus vaste que nous.

 

Nous voyons dans ce qui nous requiert chaque jour, au-delà de certaines tâches, le miroitement d'un sens que nous ne pouvons donner entièrement, que nous recevons. Les adeptes de l'absurde comme ceux de la certitude restreignent et fatiguent.

 

Nous devinons le sens d'un acte lorsque nous nous apercevons qu'il pourrait être parfaitement inutile ou indiscernable.

 

Ceux qui nous reprochent de vivre "hors du monde" voudraient que nous vivions dans le leur, pour les servir. S'éloigner du monde social, ce n'est pas sortir du monde mais aller au cœur du monde.

 

L'idéologue est celui qui tient l'absence d'opinion pour immorale.

 

Le propre de ce qui est et de ce qui fut est de pouvoir recommencer. Ce qui naît de l'être, son éclosion, demeure en toute chose sa toute-possibilité. Ce qui fut recommencera, idée effrayante pour les Modernes qui se veulent modernes. Ce qui recommence, ce n'est pas la défaillance, le nihilisme, le mal mais l'essence de ce qui fut.

 

Le combat est de chaque seconde pour un temps qui ne soit pas détruit mais fécondé. Qui dans ce combat nous affaiblit, qui nous affermit. On aide souvent magnifiquement autrui en lui fichant la paix.

 

La valeur d'une civilisation se mesure aux espaces de paix, de contemplation et de beauté qu'elle préserve et à la générosité de son aristocratie. L'aristocrate cupide mérite d'avoir la tête coupée: il est déjà le bourgeois qui lui succèdera.

 

Pour combattre l'usure du temps, entrer à l'intérieur du temps, et donc de l'être, subvertir la linéarité, aller dans l'envers ésotérique des heures et des jours.

 

16:20 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

25/12/2021

Propos réfractaires, deuxième partie:

48363348_2005688086189725_1024674975149195264_n.jpg

 

Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires II

 

 

La consommation moderne infléchit le psychisme humain vers l'ingratitude. A celui qui sans cesse exige, rien n'est jamais donné de façon inattendue, non-escomptée, gratuite. Ou, plus exactement, tout est donné, comme à n'importe qui, mais rien n'est reçu. Le moi réclame, le Soi reçoit.

 

Je crois à la presque entière égalité des dons reçus mais à la cruelle inégalité de leur exercice, de leur poien. Avant d'être cruels envers les autres, les hommes sont cruels envers eux-mêmes et se privent atrocement des possibilités qui leur sont offertes, avant d'en priver les autres. " Qu'as-tu fait de tes talents ?". Le Jugement dernier n'a pas d'autre sens. Et bien sûr, n'excluons pas des talents, les saveurs et les plaisirs.

 

Le monde ne devient insipide, austère, triste, que par volonté humaine. Volontarisme et puritanisme se confondent. Opposer à cette volonté une "contre-volonté" serait un piège, sinon à opérer une transmutation alchimique de la volonté de pouvoir en souveraineté.

 

Plus les âmes sont profondes et plus elles sont calmes. Nos ennemis: ceux qui veulent nous faire perdre notre calme, nous faire à la ressemblance de la bille du billard électrique. Pour l'esprit agité, la calme, la grandeur et la beauté sont effrayants et même insoutenables. La sensation ravissante de n'être presque rien dans l'immensité leur sera refusée ainsi que le ravissement de la vérité.

 

Il y a quelque chose de moralement épuisant à être sans cesse, par les autres ou par soi-même, ramené à son moi. C'est un manque, une détresse, un malheur dont on finit par dépendre et qui s'augmente de la force acquise. Le grégarisme favorise une société de "moi" ulcérés, tristes et vindicatifs. Chacun trouve toujours qu'on lui a manqué. Ce qui est vrai, mais n'a, en vérité, aucune importance.

 

Trouver de temps à autre des êtres humains qui ne soient pas exténuants au bout d'une heure relève de nos jours du miracle ou de la merveille.

 

Qu'ont fait nos victimaires perpétuels du simple plaisir d'être ensemble? Un prétexte à leurs enragements, et l'étalage de leurs manies, l'officine de leur arrivisme, l'administration de leur habileté à utiliser autrui à des fins qu'il ignore. La foire à la vanité des mondanités de naguère était, à la comparer, d'une exquise ingénuité.

 

Etre ensemble, mystère perdu avec l'intelligence du génie des lieux. , nous étions ensemble, dans cette cité aux murs couleur de Sienne, à l'ombre des tourelles ou des feuillages, non loin du bruissement de la mer, dans une histoire qui était une légende et qui nous environnait, nous embrassait, à laquelle nous étions poreux; et peu de mots suffisaient à faire rayonner le silence majestueux qui régnait sur nous et sur la vérité légère qui circulait entre nos intelligences et nos corps, heureux d'être ensemble, et particulièrement au matin et au crépuscule.

 

Rien n'est perdu de ce qui peut être dit. Ce qui est dit révèle l'essence de ce qui est perdu et ne le fut que pour que nous le retrouvions à la pointe du Calame, pour que nous élevions à un plus haut degré la beauté offerte, l'approchions de sa source, de son torrent de vérité belle.

 

Le monde moderne est punisseur et procédurier, - non par goût de la justice mais par compulsion à faire payer, et nullement dans un sens métaphorique. Justice comme négociation financière. Ou négociation financière comme expression radicale de la justice avec l'argent pour mesure absolue. Quelque abîme s'offre où le Diable rit.

 

Comme tétanisés par le spectre du sublime romantique, les poètes n'osent plus le lyrisme et, par voie de conséquence, ne savent plus distinguer le lyrisme morbide de la subjectivité outrée et le lyrisme respiratoire, musculaire, de l'accord du Verbe avec le monde qu'il reçoit et qu'il invente.

 

Anti-lyrique, sauf à exceller dans le génie lapidaire, aphoristique, héraclitéen, le poète s'amenuise en trucs et attrapes, voire en une certaine paresse. Le poète doit poser son poème sur l'horizon du temps, s'y perdre et non pas se contempler, en Narcisse déchu, dans son petit diagramme de mots. S'il est de bon aloi pour un prosateur d'être civilisé, la poésie requiert une sauvage ingénuité, qui, aussi riche et savante qu'elle puisse être, ne s'en écarte pas moins, en vague de fond, de l'idéologie du "travail du texte". Au demeurant, toute la grande poésie du vingtième siècle fut lyrique: Apollinaire, Cendrars, Pound, Saint-John Perse, Claudel, Pessoa, Aragon, parmi d'autres.

 

Les textes de Borges: blasons qui seraient en même des cadrans solaires, où nous déchiffrons, selon l'heure, de variables généalogies fabuleuses.

 

Les architectures modernes aux alentours des villes sont non seulement disparates, désorientées, mais inintelligibles, et donc, d'une certaine façon, irregardables, invisibles, - car, écrit Borges, "pour voir, il faut comprendre". Nous perdons, ou nous gagnons, en même temps le sensible et l'intelligible. Comment voir ce qui n'a pas de forme ? Que regardons-nous lorsque nous regardons l'informe ? Dans la désorientation du monde moderne, le regard est réduit à s'attacher à des détails de plus en plus infimes où subsistent encore des traces ou des intentions de forme. D'où le caractère souvent pointilleux des intelligences qui persistent en contradiction (et peut-être en complémentarité) de la bêtise étalée, généralisatrice.

 

Dans certaines banlieues, tout est si désorienté que l'impression de triste banalité qui nous saisissait d'abord fait place au sentiment d'un fantastique effrayant. Ces symétries désorientées sont faites pour attirer les démons, pour loger les créatures de Chtulhu, portes ouvertes sur on ne sait quel "chaos rampant" Lovecraft en, antérieur à l'humanité, ou devant lui succéder.

 

Tout être dont nous ne sommes pas privilégiés nous est absent.

 

Vanité des critiques qui se croient avisés en soulignant, en reproche, les défauts d'une œuvre, ce qui ne s'y trouve pas, alors qu'elle n'existe précisément que sculptée par ces absences, que ce qu'elle n'est pas lui donne la puissance et la vérité d'être ce qu'elle est.

 

Ce qui donne la juste formulation provient de la juste dénomination, comme l'algèbre vient après l'arithmétique, et la sphère après le cercle, la métaphysique après la physique, mais cet "après" est un chemin vers l'antérieur.

 

La beauté d'un paysage, que l'on peut juger ou jauger par des critères esthétiques, n'est qu'une dimension de sa présence réelle, de son emprise sur nous, de l'exaltation ou de la ferveur qu'il suscite en nous. L'aspect, justement, n'est qu'un aspect, un reflet. Or, un paysage que nous aimons est un miroir tournant. Ce que nous en voyons est un symbole. L'esthétique est une métaphysique en mineur.

 

Tel paysage forestier ou océanique n'est pas seulement la somme de ce qui le compose, mais une somme transfigurée par la puissance symbolique de la Forêt ou de l'Océan, dans leur vérité platonicienne et leurs variations infinies.

 

La moindre pierre, le moindre végétal revêt, s'il se trouve sous le règne d'une puissance océanique, une signification et une nature radicalement différente que s'il se trouvait, par exemple, dans un jardin de banlieue. Il en va de même pour nous, hommes aux yeux ouvertes et aux âmes poreuses. Selon les paysages que nous habitons changent nos atomes et nos molécules subtiles. L'alchimie s'opère entre le souffre ardent de notre esprit et le mercure du paysage par entremise du sel, autrement dit, du savoir, de la saveur.

 

Un véritable écrivain n'a nul besoin de n'être pas paresseux. Il est entraîné par sa monture au-delà de sa discipline et même de ses forces. Cette activité-là est aussi éloignée d'un travail qu'un cheval au galop l'est du cheval de bois d'un manège.

 

Les idéologies modernes qu'elles soient ostensiblement horrifiques ou discrètement contraignantes sont toutes des idéologies du travail, pour lesquelles la contemplation est méprisable, sinon délictueuse.

 

Pour l'idéologue du travail, celui-ci n'est pas une nécessité dont il conviendrait de partager équitablement le poids, mais, sans doute, une punition, et plus encore, un moyen de détourner l'attention de l'essentiel, - lequel, considéré, ferait tomber promptement les fausses hiérarchies et ramèneraient à leur juste mesure les petits chefs.

 

Dans leur rapport au travail, certains idéologues "de droite" sont plus soviétiques que d'autres, supposés "de gauche". Mais ces façons n'ont plus guère de sens dès lors que l'on ne sait plus à gauche ou à droite de quelle ligne on se place. Il ne suffit pas pour qu'une définition soit justifiée que la gauche se définisse par rapport à la droite, ou inversement. Si l'une et l'autre n'ont de repères que leur respective absence de repères, tout peut se résumer à la fameuse formule placée dans la bouche de Bernard Blier dans le film Le grand blond avec une chaussure noire: "Merde, on tourne en rond !".

 

La sérénité est, dans un monde agité, la proposition réfractaire par excellence.

 

Le propre de l'homme sans autorité est de multiplier les abus d'autorité. L'abus d'autorité est l'autorité abusée, sortie de son lit, échouée, morte, un ersatz.

 

La pensée humaine ne peut se défendre de raisonner en causes et en effets quand bien même les phénomènes qu'elle doit traiter sont inscrits dans des relations infiniment plus complexes. La Théologie posait la Cause causatrice. Les Modernes, privé de cette causalité suprême, ont tendance à outrer les causes, c'est dire à concevoir à une variété immense de phénomènes des causes abusivement limitées. D'où les sciences humaines réductionnistes, et, plus bas encore, les délires conspirationnistes.

 

Clef de voûte, libératrice, qui allège.

 

Le Moderne défend la démocratie comme "espace de la contradiction", de la discussion, - sinon que rien ne s'y discute sur les limites plus ou moins étroites de cet espace sans clef de voûte. Or, sans clef de voûte, nous finissons écrasés sous les décombres, nos illusions momentanées tenant à la lenteur, à l'échelle humaine, de l'effondrement. Les démocrates fondamentalistes se prévalent ainsi, au bénéfice de leur idéologie, de survivances de civilisations et de mondes qu'ils détruisirent, de même que les fondamentalistes religieux le font des religions qu'ils ruinent de leurs inconséquences et de leur bêtise. Toute démocratie tend au travail forcé.

 

Pire que le pouvoir de l'argent, la vulgarité avec laquelle il s'exerce. Paradoxalement, cette vulgarité, par temps démocratiques, le protège mieux que ne le faisaient naguère les bons usages et le bon goût.

 

Certains nous parlent d'une société de droits et de devoirs. Certes, ne nous perdons pas en arguties à en disconvenir. Il n'en demeure pas moins qu'il faut en oublier l'importance quelque peu, faire, de temps à autre, un pas de côté, s'éloigner pour s'apercevoir qu'en dehors des droits et des devoir, il y a les vastes régions de ce qu'il nous reste à conquérir, et qui ne se mesure point de cette façon-là.

 

Les hommes, s'ils entendent le mystère où ils sont jetés, ne se mesurent pas seulement les uns aux autres, en joutes, en fraternités et, pour finir en droits et devoirs mais au cosmos, au divin, à l'être, à l'absolu. Ne nous voulons pas plus petits que nous ne sommes !

 

Les Modernes veulent la domination par le contrôle et dans le contrôle, si bien qu'ils ne règnent que dans les espaces contrôlables, c'est-à-dire restreints. Despotes du petit, incarcéré dans la petitesse.

 

Il y a, certes, quelque chose de terrible à être jeté dans la volte de la vague, élevé vers le haut, menacé de se fracasser, - mais aussi de merveilleux dans ces instants de hauts ravissements et de périls où nous sommes exactement sans droits ni devoirs tels que les conçoivent les Modernes, mais poussés, toutes voiles dehors vers la plus haute responsabilité.

 

Tous les grands romans d'aventure, à commencer, bien sûr, par ceux de Melville, sont métaphysiques. Un psychologue peut donner une interprétation psychologique à un roman métaphysique mais un métaphysicien ne saurait donner une interprétation métaphysique à un roman psychologique, de même que l'on peut ôter une dimension au réel qui existe dans la représentation que l'on s'en fait mais qu'on ne peut lui en ajouter une qui existe déjà. On peut représenter un cube comme un carré, par convention, mais on ne peut faire d'un carré un cube.

 

Le libéralisme, fût-t-il "ultra", usurpe les mots de risque et d'aventure, puisque tout y débute, et s'y achève, par de la comptabilité (et, qu'accessoirement, tout y finit par être payé par le contribuable).

 

L'aventure ressemble à qui s'aventure: ce que lui dit ce jour en partance vers la nuit, ce qu'il saura faire des repos qui lui seront accordés, des accalmies survenues. Les véritables aventuriers ne sont pas activistes mais contemplatifs. Aller vers la contemplation, la rendre possible, en sauvegarder la vérité ésotérique, disponible à chaque instant, cet exercice exige des qualités d'audace et de maîtrise de soi, qui sont précisément le propre de l'aventurier et la condition de sa survie.

 

Ce que la Machine veut de nous, comme Dieu: que nous soyons à sa ressemblance. Nous ressemblons à nos pensées, à ce qui les requiert et les oriente. Nous faisons notre ressemblance.

 

Si les êtres humains ne sont plus ensemble, ce n'est pas faute d'occasions ou par la ruine ou la décadence de plus anciennes institutions organiques, tribales ou claniques, mais par un retournement du regard, une perte métaphysique qui offre aux yeux des êtres humains leurs semblables comme des objets, au mieux, des expériences. Le sens de la relation à autrui s'est perdu en même temps que la relation au monde, la présence intuitive en nous du cosmos, l'acte de création dans la créature.

 

Les Modernes se réunissent de préférence dans un ouragan de vacarme où nul ne peut entendre personne.

 

Avers et revers de la compassion. Elle peut être dans l'espoir d'alléger, en la partageant, la souffrance d'autrui. Ou bien faire en sorte que les autres souffrent autant que nous, et de préférence davantage. Que reste-il, en ces temps sinistres à ceux qui voudraient partager des joies, voire en prodiguer plus encore qu'ils n'en éprouvent. Que reste-t-il aux inventeurs ? Cette alchimie, par temps moroses, est suspectée. Pour s'exercer, elle devrait, mais c'est contraire à son génie, plaider et se justifier. (En passant: l'Alchimie n'est pas rendue obsolète par la chimie, car elle s'exerce, par d'autres moyens, à d'autres fins).

 

Mutabilité. Excepté quelques traits invariables, qui seraient la portée ou la clef sur lesquelles s'inscrivent les musiques, je ne suis pas le même selon les lieux où je me trouve. Les villes, plus particulièrement, selon l'histoire ou la légende qui m'y attachent, changent mes perceptions, et, surtout, leurs échos et leurs résonances (qui sont un voyage). La ville se meut en moi, brûle dans son Œuvre alchimique, se métamorphose, éveille et transfigure chaque photon à une vie nouvelle. Ce qui demeure de moi dans cette extase est peu de chose, quelques traits disais-je, quelques fidélités essentielles, elles-mêmes, si j'y songe, des plus impersonnelles.

 

A quel point le moi est un piège, sous l'apparence du miroir déformant que nous tend la malveillance d'autrui, nous ne le mesurons qu'à partir de l'instant sacré qui dissipe cette illusion, cette écorce morte et laisse apparaître le Soi, qui est l'en-soi du monde et de toutes les choses particulières dans l'unificence de leur acte d'être. L'éloge et le blâme sont également redoutables, qui nous renvoient à l'illusion que nous croyons être dans le regard d'autrui.

 

Un livre qui naît véritablement de la pensée est le plus beau des accomplissements humains. Il y avait là, dans l'air, quelques songes, quelques spéculations, des conversations réelles ou imaginées, puis la résolution d'en faire des phrases, des pages et enfin un livre qui tient à la disposition de chacun l'une des parts les plus ardentes et secrètes de notre existence.

 

En l'écrivant, nous conférons à notre pensée le premier de pouvoirs magiques, celui de l'ubiquité (pouvoir valant tout autant dans l'espace que dans le temps). Ecrire change aussi la nature de l'espace-temps en nous donnant le pouvoir de ressaisir au commencement (ce qui est la véritable finalité), la pensée, l'épreuve humaine fondamentale, en abîme, de l'archéon et de l'eschaton.

 

Ambiguïté du mot "romantique", qui semble se rapporter également à l'hybris de la sentimentalité ou d'utopies un peu vaines, qu'à la juste, imparable, confrontation à des profondeurs qui sont dans la nature même du Réel.

 

Insupportable arrogance des gens installés. Laideur morale qui vaut interdiction de jamais s'approcher du château tournoyant de la métaphysique.

 

Toute relation avec le visible est ressource de l'invisible, - sans quoi nous ne faisons qu'expérimenter, au mieux. Le visible nous est donné lorsque nous puisons, comme d'une eau castalienne, à sa source invisible. Le visible qui n'est que visible ne se laisse pas regarder, et ne nous regarde pas. L'invisible, ce qui traverse les mondes, regarde l'âme.

 

Il est bien certain que le monde moderne se veut sans âme. Par stupidité homaisienne ou arguties savantes, les Modernes s'acharnent contre l'âme dont le règne se situe hors de l'usure et de la rentabilité.

 

La répugnance que l'on éprouve à entrer dans une banque, même pour y déposer un chèque: ces lieux sont sans âme. Certains banques vont jusqu'à orner cet absence d'œuvres d'art (qui ainsi crient dans le vide et demandent pourquoi elles ont été ainsi abandonnées).

 

La Gauche politique n'a de sens que révolutionnaire et radicale, sans quoi elle tourne à la vanité moralisatrice ou au ressassement humiliant de la revendication qui n'est que trop visiblement le masque de l'envie. Abattre les banques, car elles nuisent, mais ne pas envier les banquiers. La révolte radicale est d'autant plus justifiée que les "dominants" sont plus ineptes et chafouins. Il était de tradition, autrefois, chez les riches, de tenter une sorte de transmutation de l'or matériel en or spirituel: créations de beautés, faste, art de vivre, civilités exquises, - comme un pardon demandé ou un remerciement à la bonne fortune dont ils furent les obligés. Désormais, rien de tel, l'argent fait l'argent qui se transforme en néant, c'est-à-dire en ce qu'il était au départ: une confiance trahie.

 

Les Modernes n'éprouvent de gratitude et d'admiration qu'à l'égard de ceux qui les grugent et ne témoignent que dédain, haine ou mépris envers ceux que Stefan George nommait les donateurs. Rien d'étonnant, le mesquin vénère la mesquinerie, et le généreux, la générosité. Evidence de la "participation" platonicienne.

 

Un bien-pensant m'accuse d'être un antimoderne misanthrope, mais avec un sourire, c'est une vague relation. Comment lui expliquer qu'il se trompe du tout au tout, sinon en constatant que je passe mon temps sur les terrasses, les plages, les cafés, au milieu des humains et en permanente conversation avec eux, y compris en écrivant, alors que lui, ce brave homme qui aime son temps, est nerveusement incapable de supporter ses semblables, vit devant son écran et entre en panique à la moindre affluence. L'idéologie cède devant la vérité de l'éthos.

 

Si l'on mesurait à quel point les individualistes trahissent les individus, les démocrates, le démos, l'esquisse d'une philosophie politique, en rapport avec le Réel, deviendrait possible.

 

La titanesque domination de l'argent sur les hommes fait que, paradoxalement, il n'y a plus non seulement de castes mais plus même de classes. Toutes sont écrasées, plus ou moins arrogantes, plus ou moins humiliées. Un homme dont le pouvoir tient à l'argent se méprise toujours un peu secrètement lui-même, et lorsqu'il cesse de se mépriser et se croit méritant, devient un monstre grotesque, c'est-à-dire un monstre au carré.

 

La plus noble entreprise humaine est de chercher des heures heureuses à partager, d'en susciter ou d'en inventer les conditions.

 

Cynisme vulgaire, ricaneurs invétérés, qu'en réalité tout terrorise. L'argent, qu'ils vénèrent est un remède à la peur qui exsude de toutes leurs pores, dont ils grimacent. Une fois riches, après de longs exercices de démagogie et d'obséquiosité vile, ils deviennent dépressifs. Celui dont l'action est déterminé par la peur la retrouve au détour de toutes ses actions. L'éloge traditionnel du courage est une pragmatique du bonheur et de la sagesse. L'éthique du Bushidô est juste qui nous enseigne que celui qui sait qu'il peut mourir à chaque instant connaît l'extase de la délicatesse des fleurs de cerisiers.

 

J'écris mieux dans la rumeur de la ville, du vent, de la mer que dans un bureau ou dans une bibliothèque. Le cosmos ne me dérange pas. Aux bons moments, je me laisse dicter par lui des phrases auxquelles seul je n'aurais pas songé.

 

Le propre des forces du néant est de vouloir nous appauvrir, y compris en nous enrichissant matériellement, en nous encombrant. Une vie encombrée, comme un poumon, respire mal. Les Modernes ne savent pas respirer. A chaque expiration, ils se plaignent, oubliant qu'il faut vider ses poumons pour les remplir. Au moment où nous expirons, pressentons l'inspir !

 

Il faut n'avoir jamais fréquenté la grande bourgeoisie pour s'imaginer qu'on y trouve encore de ces "héritiers" au sens culturel tels que les imaginent les bourdieusiens. De nos jours, le fils à papa rêve de devenir chanteur de variété, ou rappeur, et s'il n'y parvient, exerce quelque office subalterne dans les innombrables rayons de la sous-culture contemporaine, à vocation subventionnée ou populaire. Le "dominant" social et économique s'accorde au "dominant" culturel, - qui s'étale à la télévision et dans les magazines, et où la culture classique, devenue parfaitement marginale, n'a plus aucune place. Rabelais, Montaigne, Corneille, Valéry sont les véritables auteurs "underground", les viatiques des nouveaux parias.

 

Les apologistes du "métissage" humilient les métis, de même que les nazis faisaient honte aux aryens. Selon la même logique, l'adepte de la mondialisation uniformisatrice est le pire ennemi du cosmopolitisme, cette magnifique invention de la culture européenne. La mondialisation, c'est le même soda pour tout le monde, les musique sans style, les œuvres sans génie, le plus petit dénominateur commun devenu tyrannique. Le cosmopolitisme, c'est Goethe, Borges, Eliade, Jünger, Morand, Nabokov, et ce magnifique éditeur, Vladimir Dimitri, qui vient de disparaître et dont je salue la mémoire.

 

Vivre "dans son trou" (reproche adressé aux enracinés) nul ne le fait mieux que le Moderne mondialisé, dans sa caverne technologique, au milieu de ces ombres que sont les réalités virtuelles.

 

Certes, pour le pire ou le meilleur les hommes se ressemblent, mais à la ressemblance extérieure, exotérique, la ressemblance intérieure, ésotérique, ne cède point. Son unificence refonde, réinvente la diversité des formes qui la manifeste. Les diversités se rejoignent, précisément car elles viennent de points différents. Le cercle extérieur semble lancer vers l'intérieur ses rayons de feu alors qu'il en émane. D'où la vanité humaine et l'inclination à "faire l'Un trop vite", selon la juste formule de Gustave Thibon.

 

Les fidélités que le monde moderne veut arracher de nos cœurs sont, par définition, les plus précieuses. Tout ce que ce monde offense et bafoue est digne, et adorable.

 

Une heure de conversation avec un bien-pensant suffit à nous édifier sur les valeurs du monde moderne, et sur son absence de principe, - comme une boussole qui indiquerait successivement toutes les directions, sauf le Nord. Cette boussole folle peut faire un peu tourner la tête, mais, par son exclusive, elle nous indique cependant, la bonne direction. Il est utile de savoir ce qui se dit, pour comprendre ce qui ne se pense pas.

 

Le "on dit", par définition ignoble. Et doublement, s'en prévaloir pour insinuer.

 

Les "réactionnaires" que fâchent le laisser-aller, le débridement des mœurs, la paresse sont des progressistes qui s'ignorent, - auxquels ces "vices", par nature immémoriaux, sont autant d'obstacles à la planification du monde. Ne pas oublier que la modernité est un activisme modificateur, une manie de déraciner les êtres et les choses, une vaste entreprise de désherbage. Lorsque l'activisme est général et que l'illusion nous porte dans son courant, ne rien faire exige une force d'âme d'autant plus admirable qu'elle est honnie.

 

L'ennui: ne pas savoir quoi faire, et donc faire n'importe quoi. C'est ainsi que l'on s'exclut du paradis. Le non-agir, loin d'être une simple passivité est, par la résistance qu'il oppose à la masse du mouvement, l'invention de la fine pointe annonciatrice, qui passe à travers le temps, vers l'éternité. Le Christ commande à ce que la femme ne soit pas lapidée, que le temple ne soit pas la proie du marchandage, que la violence ne réponde pas à la violence. Actions suspendues. Exactement au contraire de l'idéologue. Tao. Le non-agir est au principe du poien, comme le silence est principe du Logos. Il y a davantage de mauvaises actions que de mauvaises non-actions.

 

La puissance est l'amont, le pouvoir, l'aval.

 

La sagesse nous vient d'abord comme un frémissement lumineux, une heure élue à l'ombre des peupliers, une reconnaissance, un abandon à l'aventure. Toute crispation et toute excessive réglementation lui est étrangère. Il est plus sage de divaguer que de planifier. Les planificateurs obstinés sont les plus fous d'entre les fous. Et j'ajouterais, les plus funestes et plus impies car voulant détruire le possible, par avance, en le recouvrant de l'ombre opaque de la plus fausse des représentations du présent.

 

Aux planificateurs, nous devons ce monde plat, c'est-à-dire irréel. Il est sage de laisser le microcosme à l'image du macrocosme, et louables sont alors les actions ponctuelles, soudaines, voire foudroyantes qui seront un rappel de la sympathie du visible et de l'invisible. Ces actions diffèrent profondément de celles des planificateurs en ce qu'elles ne s'enclenchent pas les unes les autres comme une mécanique, mais naissent et meurent d'elles-mêmes, anéanties dans l'éclat de leur brève floraison. Actions dont on se souvient. Chansons de Geste.

 

De celui qui ôte son chapeau devant le réprouvé qui s'avance sous les huées, on peut attendre beaucoup.

 

Le grégarisme dans la vilénie, même à la plus petite échelle. Si quatre individus se réunissent et que trois disent du mal d'un cinquième, le quatrième, en général hésitera à le défendre pour ne pas gâcher cette belle unanimité.

 

Il faut plus de force pour résister à la meute que pour en manger les restes: le politiquement correct s'explique ainsi. Attitude mentale. Les contenus n'y sont pour rien. Celui qui s'écrabouille devant l'idéologie dominante le ferait devant n'importe quelle idéologie dominante, y compris celles qui semblent le plus hostiles aux "valeurs" qu’il proclame pompeusement aujourd'hui. Ceux qui adoptent, par dégoût de ces limaces, des idéologies réprouvées, oublient que si elles revenaient à triompher, ils y retrouveraient, aussi diserts en leur bonne conscience, les mêmes gastéropodes pour leur faire la leçon.

 

L'antiraciste en vogue consent à ce que toutes les races se chantent elles-mêmes à l'exclusion des européennes. Vanité dans la contrition, insupportable prétention, condescendance odieuse, racisme au carré.

 

La poésie et la métaphysique sont les conditions premières de l'homme quelles que soient ses conditions matérielles. Ce sont les repus qui tiennent pour vaine la poésie car ils entendent maintenir l'humanité dans les rets de la nécessité matérielle par laquelle on domine et gouverne aisément. Mais si l'on peut gloser sur la duplicité et les ruses des politiciens, au demeurant vite éventées, et laissant place à d'autres, tout aussi lamentables, il n'en demeure pas moins que ces "chefs" sont à l'image de ceux qu'ils gouvernent. Chacun cherche à tirer profit d'autrui dans sa petite politique domestique ou financière. Ainsi la vie, en son intensité et sa beauté baisse de plusieurs crans.

 

Les manipulateurs réussissent toujours plus ou moins, mais ce qu'ils réussissent parfaitement, c'est leur déshonneur. Ils existent pour faire contraste avec les hommes honorables.

 

En l'absence du sens de l'honneur et de la fidélité, les hommes deviennent du bétail.

 

Celui qui calcule pour son seul intérêt travaille pour le néant.

 

Ce qui rend odieux le pouvoir, c'est l'outrance avec laquelle en usent ceux qui craignent de le perdre, au point que leur pouvoir n'est rien d'autre que la manifestation de la peur d'en être dépossédé. Sagesse du principe dynastique qui, s'il ne l'abolit pas, réduit cet effroi et donne la latitude de créer quelques belles choses.

 

Il est notoire, et chacun le voit à toute échelle et partout, que celui qui veut conquérir le pouvoir, et y parvient, est prêt à faire n'importe quoi. D'où ce côté horrifiant, grotesque et loufoque des hommes de pouvoir. Je ne crois guère à une restauration mais j'aimerais assez, enfin, que les adversaires du principe d'autorité traditionnelle, envisagent, un peu, par instants, ce que signifie son abandon: ce par quoi les rois de notre histoire glorieuse et tragique furent remplacés.

 

La constance acharnée avec laquelle le monde médiatique juge bon de laver les cerveaux en détruisant la langue française est une raison d'espérer. De tels efforts ne seraient pas fournis si la menace d'une recouvrance ne demeurait.

 

Partout où le monde moderne triomphe règne une effroyable tristesse. Grands ensembles, grandes surfaces, zones industrielles ou commerciales. Mondes dévastés par des titans idiots.

 

Les dieux reviendront du fond indiscernable de notre cœur lorsque notre cœur redeviendra le cœur du monde.

 

On peut reconnaître toutes sortes d'avantages et de vertus aux Etats-Unis, sans oublier que ce pays outrancièrement moralisateur existe sur l'extermination de ses indigènes et la crevaison de ses pauvres, et le tout dans une atmosphère d'ultra-violence où l'outrance du crime le dispute à l'outrance puritaine. La limite du concept d'Occident tient à ce que, nous autres de la vieille Europe, sommes de goût, de style, d'intelligence et de morale infiniment plus proches des orientaux proches et lointains que de nos contemporains états-uniens, - lesquels sont d'ailleurs les premiers à en convenir.

 

Ces gens qui exigent notre compassion, c'est-à-dire que nous souffrions pour eux, pour n'importe quelle raison, même si elle nous paraît injustifiée ou absurde, mais ne nous en accordent aucune, du fait que nous partageons plus volontiers nos joies que nos peines, et que nous trouvons dans la vie davantage à chanter et à méditer qu'à nous plaindre. Tyrannie des émotions funestes; certains s'y précipitent, d'autres y résistent; il en va comme de toutes les tyrannies.

 

N'accusons pas les êtres, les paysages, les œuvres de notre incapacité à les goûter.

 

Les idéologies de l'enracinement, dont la misère est souvent de n'être que des réactions aux idéologies du déracinement, n'ôtent rien, ni n'ajoutent, à cette réalité humaine: les espaces modernes sont créés de la sorte, et à cette seule fin, que l'on ne peut, en aucune façon, s'y enraciner. Lisse anonyme, indifférencié, répétitif, désorienté, l'espace moderne refuse de toutes ses surfaces d'être habité au sens hölderlinien. Inlassablement, il nous répète ceci: "Vous êtes ici mais vous pourriez être ailleurs, dans cet ailleurs qui serait parfaitement identique à cet ici. Là-bas vous ne seriez pas différents que vous êtes ici." Et le Moderne, qui tant veut être "lui-même" dans sa subjectivité outrancée, s'en satisfait. Rien ne viendra l'influencer, nulle porosité menaçante, point de vases communicants. Son moi claquemuré est assuré de ne rien donner ni de ne rien recevoir. Ce déracinement est exactement le contraire de la légèreté du voyageur qui passe d'influences en influences, et les recevant avec bienveillance, se trouvant métamorphosé par les lieux qu'il traverse et dont son âme opère une alchimie avec les variations géographiques et météorologiques de l'Ame du monde. Tout écrivain qui ne borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du "travail du texte" sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L'Astrée d'Honoré d'Urfé ressemble à sa rivière et aux constellations.

 

Singulièrement les hommes qui n'ont à peu près aucune relation avec les êtres et les choses, et qui éprouvent tout par le biais de représentations, proclament leur "absence de préjugés" comme une vertu éminente, sinon suprême. Autrement dit, ils n'ont de préjugés que les plus largement partagés, qui leur apparaissent ainsi comme des évidences. En réalité, les Modernes préjugent de tout: ce qui est la définition même du progressisme.

 

Le Moderne vante le sexe comme hygiène et le réprime comme vice. Son érotique en devient problématique et malaisée.

 

Le désir porte dans la vie une intensité plus haute que la satisfaction immédiate, mais l'absence de désir qui serait une omniscience du désir, nous porterait peut-être à une plus haute intensité encore. Alors nous serions embrassé non par un être, ou plusieurs, mais par la création toute entière. Eros cosmique que nous ne faisons qu'entrevoir et que suggèrent les béatitudes de l'ataraxie. Les philosophes de l'ataraxie se trouvent ainsi aux antipodes des puritains. Les uns dépassent l'Eros en le couronnant, les autres tombent en-deçà. La distinction de l'au-delà et de l'en deçà est la clef qui manque aux Modernes pour se déprendre des dualismes où ils s'enferment à double tour (alors que le Réel reste à l'extérieur)

 

Le pire ennemi du Réel n'est pas le rêve (qui est une partie du Réel) mais la réalité (ou ce que ceux qui croient en détenir, ou pouvoir imposer les règles, nomment ainsi).

 

Ce n'est pas parce que bon nombre se font une représentation stupide ou caricaturale de l'honneur, de l'héroïsme et de la fidélité que ces vertus cessent d'être un rayonnement profond de la vie.

 

Les Modernes, pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d'eau et ascenseur, avec pour seule distraction l'ordinateur et la télévision. Un regard sur les grands ensembles conçus par des architectes honorés, et l'on hésite à disputer à leurs habitants la modeste distraction de brûler des voitures, - quand bien même ils se trouvent être, ainsi, de parfaits serviteurs de la société de consommation. Ces petites mains devraient être, si elles ne sont déjà, rétribuées par les concessionnaires automobiles.

 

Les dysfonctionnements de la société moderne font parties de son fonctionnement, et l'on pourrait même dire qu'ils en sont la part dynamique et mobilisatrice, - de même que le totalitarisme fait partie de la démocratie, partie constitutive, plus encore que constituante (et loin d'être seulement, comme le songent les optimistes, un "effet pervers"). L'ensemble offre cependant, dans ses fausses alternances, le même spectacle navrant, spectral, absurde et inhumain.

 

La "démocratie" actuelle est le monde du népotisme chafouin, et pas seulement dans les mondes ostentatoires de la politique ou du spectacle (s'il faut encore faire la différence), mais partout.

 

Ouvrir par des mots le chemin de joies secrètes.

 

Dans le monde moderne, ce n'est plus l'esclavage qui est au service du travail, mais le travail et la "production économique", qui sont au service de l'esclavage. Dans le monde moderne, l'esclavage n'est pas un moyen mais une fin. D'où la théorique "abolition" de l'esclavage, c'est-à-dire son changement de forme ou de modalité. L'abolition ne fait disparaître l'esclavage mais le généralise. Il passe ainsi d'un état circonscrit et pour ainsi dire minéral à un état gazeux. Partout se respire la servitude délétère. Nous n'avons pas libéré les hommes de la servitude, nous avons libéré la servitude de ses limites. Tour de force: les esclaves vantent, promeuvent et défendent leur propre servitude. Spartakus relégué aux limbes.

 

Chaque esclave, chien de garde de son propre troupeau de chiens. Meutes de chiens se surveillant les uns, les autres. Cynisme vulgaire.

 

L'impudeur qui montre sa peau est plus aimable que celle qui exhibe ses émotions, - surtout lorsque la peau est jolie à voir et que les émotions sont des affres et des plaintes. Impudiques généreuses: elles se dévoilent, avec une pointe de narcissisme, par bonté. Il y a une bonté des sens que les pervers puritains tiennent pour un vice alors qu'elle est l'innocence par excellence. L'innocence, la bonté et la générosité des sens offusquent le calcul prostitutionnel et bourgeois. Le don, la gratuité, ennemis irréductibles des marchandages.

 

Plus la femme est "vertueuse", au sens bourgeois, et plus sa mise-à-prix est élevée. Certaines feront payer toute une vie l'emprunt comme le plus cauchemardesque des usuriers. Elles se débarrassent ensuite du mari usé une fois la progéniture poussée. Il y a chez beaucoup d'hommes une ingénuité qui les rend sans défenses devant ces calculs à moyen terme.

 

Je dois mon savoir littéraire et métaphysique à mon incapacité à apprendre des choses qui ne m'intéressent pas.

 

Tout ce qui n'est pas échange avec les Muses est du temps détruit, et non pas perdu, - car les choses et les causes perdues sont l'objet d'une infinie quête créatrice. C'est, bien sûr, en cherchant le temps perdu que s'invente la littérature de l'avenir; en cherchant la parole perdue que la quête initiatique trouve son sens; en défendant les causes perdues que s'invente la morale chevaleresque et que des victoires imprévisibles nous sont données.

 

Nous sommes des archéologues mourant de soif, cherchant un puit dans les vestiges d'une cité disparue, - et moins chimérique qu'il ne semble.

 

Le monde moderne est une traversée du désert, mais sans la splendeur.

 

Tout ce dont les Modernes disposent pour en faire quelque chose d'utile nous fait mourir de chagrin et de laideur. L'ordre tel que le conçoivent les Modernes est le pire désordre. C'est ainsi, qu'en bonne logique, les hommes de la Tradition penchent à être libertaires, ou apparaissent tels, encore que leur pensée soit, dans l'essentiel, une pensée du centre et de la Norme.

 

Les Modernes ne sont ni de feu, ni de glace, ils ont la tiédeur et l'imperméabilité des matières plastiques. Hommes sans influences données ni reçues. Ils ne légueront rien car ils auront refusé l'héritage.

 

L'effort du Moderne consiste à échapper aux influences, humaines, traditionnelles, météorologiques, ce faisant, il reste dans son monde et dans son destin d'objet de série.

 

Certains hommes dit "de gauche" font l'économie d'un acte de charité, qui semblerait pourtant nécessaire, sous prétexte que "ce serait à l'Etat de s'en occuper". Certes. Mais en attendant l'estomac du pauvre se creuse.

 

La société moderne a pour horizon idéal la prison, - celle-ci étant subdivisée en prison pour malchanceux et en résidences sécurisées pour chanceux.

 

Le prédateur moderne a le muscle mou, le souffle court et l'intelligence limitée.

 

Quelques-uns s'étonnent que nous n'écrivions pas pour de l'argent, sans comprendre que l'argent est un moyen et l'œuvre, une fin. La finalité de l'œuvre est en elle-même, exercice de la vie elle-même, qui la résume et la porte au-delà.

 

Le médisant, même lorsque dit vrai, a une tête de crapaud.

 

Le travail dont la seule fin est la rémunération est un apprentissage à l'insignifiance, au non-sens, un chemin vers le néant. "Travailler plus pour gagner plus": degré zéro de la politique et de la morale, méconnaissance de cette donnée fondamentale de l'activité humaine qui est la recherche du sens, celui-ci se trouvant non dans une finalité évaluable ou quantifiable, mais au cœur de l'instant.

 

L'homme heureux est celui dont le geste s'accorde au temps qui fleurit et même au temps qui se fane.

 

Dans un monde fourvoyé, seules les actions "inutiles" cheminent, orientées par une splendeur qui témoigne de l'invisible. Paradoxe moderne: toutes les actions "utiles" précipitent vers l'insignifiance, la banalité et la mort. Seul recours, le non-agir, ou bien l'action déplacée, haussée vers ce qui semble ne servir à rien, la beauté du geste où vibrent les forces qui n'ont pas été dilapidées en "travaux". Le travail forcé auquel tendent toutes les sociétés modernes a pour raison d'être, moins un intérêt général mal compris qu'une décision de nous écarter du monde métaphysique qui règne au-dessus de nous, hors d'atteinte et proche infiniment.

 

Un minimum d'intelligence critique est nécessaire à la survie de l'âme lorsque celle-ci n'est plus naturellement accordée à l'Ame du monde. Tous les combats essentiels sont des combats pour l'âme, des combats pour la grande et profonde paix retrouvée entre l'âme humaine et l'Ame du monde.

 

Lorsque l'âme humaine et l'Ame du monde s'accordent, l'ataraxie se change en sérénité ardente, les moindres aspects de la vie s'animent et s'enchantent. La Sophia immémoriale scintille dans chaque geste. Toutes les apparences et toutes les surfaces laissent apparaître, venue de l'intérieur ou de l'extérieur, des enluminures de l'écriture divine.

 

Celui qui croit que les êtres et les choses ne sont que ce qu'ils paraissent être, butte contre eux.

 

Les Modernes, qu’ils soient excités ou avachis semblent toujours intoxiqués par de mauvaises drogues. On croise rarement un homme en pleine possession de ses moyens, calme. L'ennui est que la dysharmonie est contagieuse. Une misanthropie mesurée devient nécessaire.

 

Le prosélytisme du malheur et de la peur est au plus haut. Les sectes en vivent, mais pas seulement elles: la société toute entière est devenue une secte morbide.

 

Les Modernes sont emprisonnés dans l'alternative du rationalisme étroit et de l'affabulation démente; et passent selon les circonstances, de l'un à l'autre, s'en faisant prétexte à nous donner des leçons, et faisant servir leurs ratiocinations à leurs affabulations et l'inverse. Au demeurant, les sectes les plus loufoques ne perdent pas davantage de vue leurs intérêts financiers. Les sectaires se reconnaissent à leur sérieux effroyable, qui est la forme la plus déplaisante de la superficialité.

 

Le technocosme est une fabrique d'émotions mécaniques, avec pour conséquence des hommes qui éprouvent ce qu'ils croient devoir éprouver, et spéculent à l'envie à partir de ces représentations, et s'en faisant pouvoir de chantage. De la morale de midinette dont parlait Montherlant, nous sommes passés à la morale des harpies. Cela continue, s'accroît, sous l'infinie patience des dieux.

 

Le réactionnaire est souvent un homme qui veut rejouer la musique de l'histoire, mais sans l'art instrumental. Le progressiste, lui, veut remplacer la musique par de la cacophonie. L'homme de la Tradition seul porte l'essence de la musique et la transmission du secret de fabrication des instruments, pressentiment de beautés encore inouïes.

 

Nous assistons à la permanente débâcle de l'essentiel devant l'accessoire. Ah ! Trouver les chemins d'air vers les hautes corniches lumineuses !

 

15:45 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

24/12/2021

Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange, Premier entretien sur les météores et les Signes des Temps:

245024723_10223438439841629_1160702774283759657_n.jpg

 

Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange

Entretiens sur les météores et les signes des temps 

 

 

 

PREMIER ENTRETIEN :

 

C’était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne empilées dans la glace d’une vasque d’argent sur le comptoir, faisaient chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant son œuf à la coque et ses mouillettes ou  bien le rire bedonnant de Léon Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille d’anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau couvert de buée.

            L’un des commensaux, sans doute parce qu’il était en retard, n’en finissait pas de s’émerveiller de la relativité du temps :

- Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une illusion de professeur, c’est-à-dire une imbécillité d’étudiant monté en graine… Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences intemporelles…

- Cher ami, repartit son compagnon, encore un effort, comme dirait le divin marquis… Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d’un siècle… Imaginez-vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la République », pendant cet été où l’on rêvait encore à l’invasion de l’Angleterre… Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n’existait pas encore : on l’avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des Victoires. Tout le monde n’avait pas encore eu le temps de lire le Génie du christianisme

- Ces propos sur la comète, repartit le retardataire, d’autres que nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme modèles, le temps d’une conversation. Nous laisserons le troisième siège, que l’on n’espère pas trop périlleux, à l’ami de passage qui voudra bien tenir sa partie dans notre conversation, s’il vient ; à défaut de la Néva, la Seine n’est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.

- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du Czar, n’a pas besoin d’un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le serpent d’airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne pas l’avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du serpent…

- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Et partons donc de Joseph de Maistre, et de ce qui est sans doute le schibboleth de toute son œuvre - comme sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps nouveaux nés de 1789 - : que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire de la même façon, en transposant à peine, que ce qu’il faut écrire c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature ?

 

Philippe Barthelet :     

  -  Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte, ce qu’ils étaient. L’étymologie du mot est bifide, et cumule les disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une coupure, une rupture (une roture, c’est le même mot) d’avec ce qui nourrit et vivifie – d’avec l’origine. D’où ce gigantesque oubli de l’âme du monde pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience individuelle. On passe ainsi d’Homère à Henry James, lequel est sans aucun doute un horloger d’une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien convenir que c’est une minutie stérile… (les biographes d’Henry James supposent d’ailleurs qu’il n’avait aucune expérience de la chair, ce qui, eu égard à son œuvre et, comment dire, à l’intention de celle-ci, n’est peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis belle – ou laide – lurette dans les limbes de l’infra-psychologie. Julien Gracq, pour l’opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands, déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française : la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices, et d’un ennui accablant…

 

Luc-Olivier d’Algange :      

 -   L’oubli de l’âme du monde, de la source vive, nous condamne à vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et je rejoins ici ce que vous nous disiez à propos de l’identité foncière du sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel. Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d’expropriation. C’est avec des mots que l’on nous chasse et que l’on nous tue. Nous étions là, entre la courbe du ciel et celle de la terre, entre l’angélus et les rumeurs du vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne sont point les nôtres : il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés – à la façon dont Paracelse recommande l’usage du venin.

 Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la « reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l’adoration moderne pour l’antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs d’attraction » (mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui honore autant qu’il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au lieu d’être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au point que l’on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à la critique universitaire qui ne fut jamais rien d’autre qu’une ruse consistant à traiter les œuvres de telle sorte à n’en rien recevoir ; autrement dit à changer l’or en plomb, dans une alchimie à rebours, l’œuvre en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les rhétoriques. D’où l’importance d’opposer l’œuvre au travail, l’otium à toute activité utile, c’est-à-dire asservie.

 Si l’œuvre est une relation avec tout ce qui est, le texte est une expérience à l’intérieur de ce qui n’est pas, du néant. À cet égard, le mérite d’Henry James est d’avoir fait, en matière de psychologie, le tour de la question, si bien qu’il rend par avance obsolètes les romans « psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de trottinettes après l’invention de la Bentley ! Raison de plus pour se désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par l’amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire ! Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu’ils explorent. L’instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de détailler ce qui est semblable pour s’intéresser au dissemblable, où gît le véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce qui les rend aimables n’a rien d’individuel : ce sont les langues, les religions, les civilisations. L’œcuménisme est à la mode mais c’est aux disputes théologiques que l’humanité (mais j’ose à peine employer le mot !) doit d’avoir été moins bête qu’elle ne l’eût été ou qu’elle ne l’est actuellement. L’universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis, infranchissable, sinon au péril d’outrecuider. C’est en ce sens que l’on peut dire que le contraire de la littérature, qui est l’ésotérique, le chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le cœur, dans son possible, est plus vaste que la périphérie, que toute intériorité est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».

 

Philippe Barthelet :          

- Novalis nous a rappelé que le chemin véritable conduit vers l’intérieur. C’est une évidence à la fois topologique et physiologique ; une autre de ces évidences enfantines (au sens où Novalis définissait les enfants comme « des êtres antiques », où l’antiquité est tout ce qu’il y a d’intemporel nourricier dans le temps) a été proférée quelques années plus tard par Victor Hugo, dans la préface de ses Odes et Ballades : « La poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Ayant dit cela il avait tout dit, il ne lui restait plus qu’à épiloguer pendant soixante ans. Je hasarderais, pour user d’une opposition facile mais tout de même significative, que la  « littérature » est au rebours tout ce qu’il y a d’extime en tout (si l’on me passe ce latinisme en l’occurrence bien utile). La « littérature » caresse cette utopie délirante, tentatrice à beaucoup d’égards, d’une vérité de l’homme objective (pour reprendre un adjectif qui fit fureur au temps de la tyrannie intellectuelle du marxisme) ; autrement dit, elle postule cette idée folle (et certes reposante, follement reposante) que la vérité de l’homme est extérieure à l’homme… Que si « le royaume des cieux est au-dedans de vous », le royaume de la terre est au-dehors de l’homme… c’est-à-dire nulle part, comme la Pologne du Père Ubu. À dire vrai il n’y a pas de psychologie, ou plutôt la psychologie devient un mensonge dès lors qu’elle s’érige en science séparée… Prenez par exemple les romans de Johan Bojer, que l’on a présenté comme le « Zola norvégien » : absurdité de l’étiquette, puisqu’il est précisément tout le contraire de Zola : s’il décrit minutieusement, comme lui, la vie quotidienne des petites gens, il échappe absolument à tout « naturalisme » : il ne farde rien des étroitesses, des petitesses, des noirceurs de ceux qu’il dépeint, mais il les présente de  telle façon qu’il leur confère une grandeur cosmique : il ne connaît d’autre psychologie que celle de l’âme du monde, et tous ces pauvres hères qui ne sont chez Zola que des pantins répugnants, jouets des phantasmes et des obsessions de l’écrivain – du « littérateur » - acquièrent chez lui une dignité, une noblesse  - c’est-à-dire une réalité non seulement « littéraire », on s’en moque bien, mais une réalité humaine - une réalité tout court. On sent que Bojer ne ment pas, et que Platon n’aurait pas à le mettre à la porte de sa République… Au rebours des paysans de Zola, qui sont des monstres – et les doubles ténébreux de l’écrivain – ses « Gens de la côte » sont naturellement nobles, instinctivement accordés au temps qu’il fait ; ils sont nobles par ce qu’ils sont, tout simplement, et que leur être est indiscutable, comme le soleil, l’arbre, la nuit. Sans remonter en Norvège – mais c’est la France qui découvrit Bojer – on pourrait dire cela aussi de Ramuz. Comme par hasard, les héros de l’un comme de l’autre sont pour la plupart des taciturnes ; or la psychologie moderne parle, et fait parler ; elle prétend que la vérité de l’homme est dans ce qu’il dit – toujours ce mouvement vers l’extérieur…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  - Il est parfaitement dans l’ordre des choses que le « naturalisme », en tant que mouvement littéraire, soit le plus éloigné de la nature, le plus  « extérieur », comme le réalisme est éloigné de la réalité, comme la création  l’est des « créatifs ». Éloigné, extérieur – et l’on pourrait dire hostile, comme l’individualisme de masse est hostile à cet « unique intime en chacun » que cherchaient Novalis et ses amis. Être libre extrêmement et sans illusions, sans idées générales, sur la liberté, telle fut sans doute la belle gageure des premiers romantiques allemands qui donnèrent de la nature une tout autre image que celle qui devait prévaloir avec les naturalistes : image enfantine et antique, mythologique et pythagoricienne, ingénue et savante.

 C’est, je crois Jean Renoir qui disait qu’il ne fallait pas filmer la vie mais faire des films vivants ; la vie n’étant jamais en face, mais toujours à l’intérieur.

 Pour odieux que soit le culte moderne de la nature, qui aboutit à une conception zoologique de l’espèce humaine, qui se voue à une conception non plus naturante, ni même naturée, mais représentée, telle un ombre parmi les ombres mouvantes au fond de notre caverne technologique ; et pour aimable que soit, par contraste, l’artifice des jardins à la française et de la bonne éducation, il n’en demeure pas moins que l’écrivain qui ne s’illusionne pas sur la réalité de l’extime, si épris qu’il soit du baroque ou du trompe-l’œil (et aussi « wildien » ou « nabokovien » qu’il se veuille), demeure, par la qualité et l’orientation de son attention non moins que par ce qui l’anime, en étroite relation avec la nature, avec les mystères et les fastes légendaires de la nature.

 Je repense à ce que vous nous disiez, à propos de Cocteau et de ce fond de chasse sauvage qui frémit dans la France classique, cette proximité avec ce qui brille et ce qui brûle. Là encore la beauté et la plénitude sont données de surcroît, la nature étant offerte à l’art et l’art à la nature, comme dans l’entrelacs des figures scythes ou persanes. De même, le Bernin, ce comble d’artifice, rejoint, par ses excès mêmes, les efflorescences surabondantes de la nature. La métaphore, qui stylise ce que les critiques nomment, souvent péjorativement, l’écriture artiste, est au principe même des phénomènes naturels, où les plantes se déguisent en animaux et inversement, où les tournesols empruntent au soleil vers lequel ils se tournent sa forme rayonnante.

Au naturalisme de Zola s’oppose le naturalisme de Fabre et de Linné qui enchanta Jünger que l’on persiste à nous présenter comme un « esthète ». La nature métaphorise et se métamorphose par nature. Et elle écrit. Novalis parle de l’écriture des pierres, des branches, des feuilles, des cristaux de neige. Sitôt que l’on cesse de se laisser abuser par l’illusion de l’extériorité, écrire devient comme un prolongement du geste silencieux de la création. Nous lisons, nous déchiffrons le nuage et la pierre. En écrivant, nous continuons la lecture du monde à partir de son âme. Nous inventons des dieux qui sont les métaphores d’une réalité qui est en même intérieure et extérieure, nous suivons le bon vouloir du dieu tisserand qui entrecroise le fil de trame et le fil rapporté.  De tous les objets qui sortent des mains humaines, les livres sont les plus proches de la nature, avec leurs feuilles et leurs signes, leur mémoire inscrite, feuilletée, leur temporalité devenue concrète. Nous écrivons dans le temps qui passe, et parfois pour passer le temps ; et ce temps demeure, comme dans la nature, en traces visibles et plus ou moins déchiffrables. L’art de l’écrivain entre alors en concordance avec la botanique, la géologie. Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites ou deviennent des livres. En écrivant nous perpétuons la nature, mais encore faut-il être assez naturellement métaphysiciens, c’est-à-dire orientés (comme la chenille l’est par son devenir-papillon, pour reprendre une métaphore de Rozanov) vers cet autre-monde qui n’est pas séparé de ce monde-ci mais distinct, mais relié par des gradations infinies. Le supra-sensible n’est jamais que la plus haute branche du sensible. Dès lors que l’âme du monde les unit, comme le sel des alchimistes unit le soufre et le mercure, le sensible et l’intelligible cessent d’être ces mondes séparés, hostiles. Le surnaturel est naturellement le cœur de la nature, la métaphysique couronne la physique. Ce qui apparaît d’évidence dans la littérature antique ou médiévale.

 La psychologie moderne feint d’oublier tout ce qui nous apparente au monde. Elle feint de croire (ou croit, ce qui est pire) que nous pouvons être un objet d’étude. Moralement, cela ne vaut pas mieux que la vivisection ou les expériences des médecins fous dans les camps de concentration. Quiconque vous aborde en psychologue est un ennemi, et l’on peut être aussi, à soi-même, son pire ennemi. La psychologie, en littérature, c’est une façon de se voir déjà mort, mais sans renaissance immortalisante. Le dard du scorpion se retourne contre lui-même. L’écriture, disait Cocteau est du dessin dénoué et renoué. Ainsi l’écriture peut délier ; elle peut être aussi le collet qui nous étrangle. Si elle nous délie, elle délie notre âme de la croyance absurde de n’être pas un éclat (aussi insaisissable que la lumière qui bouge entre les feuillages) de l’âme du monde.

           

Philippe Barthelet :

  - Vos remarques me rappellent la sinistre définition de Bichat, sur quoi repose toute la médecine moderne : “La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Aveu terrible : c’est la mort qui définit la vie, qui est première - et dernière ; et la vie n’est que ce qui lui oppose une résistance par nature provisoire. Le provisoirement vivant est du mort par destination, du mort anticipé - et d’ailleurs l’examen médical par excellence n’est-il pas l’autopsie ? Quand Léon Daudet, qui savait de quoi il retournait pour avoir étudié lui-même la médecine, appelait les médecins des “morticoles”, la vérité qu’il énonce en un mot va bien au-delà de la simple satire. La mort (de l’homme) est sans doute le vrai nom de l’objectivité dont la science moderne s’est fait un palladium (et, après elle, les idéologies qui se donnaient pour des sciences, comme le marxisme). Les fameuses questions que pose Kant (“Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?”), c’est par un coup de force à la fois métaphysique et grammatical qu’il en fait les annonciatrices de sa question fondamentale : “Qu’est-ce que l’homme ?” où tout à coup il passe de la première à la troisième personne du singulier, comme si cette substitution de personne était légitime, comme si elle était même possible... Cette simple petite question qui semble si pédagogique, pour tout dire si ennuyeusement anodine, en vérité ouvre la boîte de Pandore des temps modernes : elle résonne comme un écho inversé, sur le mode interrogatif, ironique (mais d’une ironie archangélique, plus luciférienne que kantienne...) de la réponse, de la seule définition qui tienne et qui a été donnée une fois pour toutes et pour tous les temps par le dernier prophète du Christ, le procurateur Pilate : Ecce Homo, “Voici l’Homme”. L’Homme, la seule fois d’ailleurs où la majuscule est admissible, est devenu depuis le jour de sa Passion l’un des noms du Christ. C’est Dieu Lui-même et Lui seul qui se charge de la définition de l’homme. Chercher l’homme en dehors de Lui, c’est-à-dire en Lui tournant le dos par présupposé de méthode, c’est ouvrir la porte au néant. Le fameux “humanisme” des Lumières aboutit à toutes les atrocités possibles dont les deux derniers siècles ont été saturés : Maurice Clavel avait très bien vu que le prétendu “pouvoir de l’homme” que l’on exalte se révèle très vite et fatalement pouvoir de l’homme sur l’homme... L’homme définissable, l’homme objectif c’est l’homme mort, le cadavre posé sur le marbre devant le docteur Tulp, qui le lacère pour les besoins de sa leçon d’anatomie... Encore une fois, curieuse perspective méthodologique : l’anatomie du vivant s’apprend par la dissection des cadavres... Je songe encore à cet adage de l’ancien droit, qui pour la science moderne doit s’entendre à la lettre : le mort saisit le vif...

L’automne où nous entrons est singulièrement triste et gris ; on a justement l’impression que c’est l’âme du monde qui est souffrante, décolorée, atteinte de mille façons invisibles et que tous, sans le comprendre le plus souvent, nous en souffrons… « Saison mentale », ô Apollinaire, pour le pire, comme si le ciel des météores devenait fou à proportion de la folie intime que l’on veut à toutes forces nous imposer…

Permettez-moi de revenir à cette remarque capitale que vous venez de faire : sur le supra-sensible qui est la plus haute branche du sensible. Il me souvient des diatribes de Zarathoustra contre les prédicateurs d’arrière-mondes, diatribes, au reste, plus antiprotestantes que véritablement antichrétiennes ; et à mon étonnement d’adolescent encore tout imbibé de nietzschéisme, découvrant dans la Somme contre les Gentils l’affirmation de cette tranquille évidence : Præter hunc mundum non est aliud, au-delà de ce monde il n’y en a pas d’autre. Voilà, par la plume du Docteur Angélique, la simple et véritable doctrine de l’Église…

 Le grand secret de toute poésie, qui peut enivrer les poètes jusqu’à l’enthousiasme – la possession par un dieu - , lequel ne va pas sans un péril immense, et toute la poésie des temps modernes en est le martyrologe – le grand secret de toute poésie, retrouvé aussi bien par Novalis que par Hölderlin, comme s’il appartenait à l’Allemagne de nous sauver de la « littérature », avant d’ailleurs de nous perdre avec la « philosophie »… - ce grand secret, qui a l’enfantine simplicité de l’évidence, c’est que « l’autre monde » et ce monde-ci ne sont qu’un, reliés par les gradations infinies qu’évoque Edgar Poe dans son Colloque de Monos et Una ; c’est l’échelle de Jacob, ou encore l’arc-en-ciel, « arche d’alliance » ou écharpe d’Iris, la messagère des dieux…

 C’est l’intuition cardinale de Baudelaire : les correspondances, clef de la réalité, qui fondent aussi bien la lecture (avec ses différents degrés d’intellection, telle qu’on la pratiquait au moyen-âge) que la science héraldique : chaque chose est au-delà de soi, le signe et la figure de quelque chose d’un autre ordre, et c’est cette annonciation d’un autre ordre – d’un plus hault sens – qui donne à chaque chose l’essentiel de sa réalité ; sans quoi les choses, comme dirait Rostand, « ne seraient que ce qu’elles sont » : ne seraient plus que leur écorce ; leur abstraction, leur prose : ce qui est précisément le cas des choses modernes, lesquelles, comme par hasard, ne peuvent trouver place dans le blason. L’annonciation d’un autre ordre, c’est tout bonnement la définition du symbole, et pour bien comprendre l’enjeu, comme diraient nos contemporains, de cette question, il faut redire cette définition en quelque sorte physiologique de Léon Bloy que « c’est dans l’exacte mesure où un être est symbolique qu’il est vivant ».

Sur la plus haute branche, un rossignol chantait…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  -   Si nous perdons l’âme du monde, ou, plus exactement, si l’âme du monde est perdue pour nous (« Aurélia était perdue pour moi » écrit Gérard de Nerval), nous perdons en même temps notre âme, et le monde. Un monde sans âme, définition la plus laconique et peut-être la plus juste du monde moderne, est un monde qui n’est pas. Si l’âme du monde est perdue pour nous, nous perdons tout : le sensible et l’intelligible, le royaume de la nature et le royaume plus vaste de Dieu, ce qui nous distingue et ce qui nous unit, l’immobilité  et le mouvement.

Évoquant l’Âme du monde, Platon parle d’une « sorte de substance intermédiaire comprenant la nature du Même et celle de l’Autre » et dépasse ainsi ce que nous percevons ordinairement des Éléates et des « héraclitéens ». En perdant l’Âme du monde, nous perdons à la fois l’être et le devenir. Ceux qui veulent, nietzschéens improvisés tels M. Onfray, « renverser le platonisme », non sans prétendre se mesurer avec saint Thomas d’Aquin, ne renversent que leurs propres constructions et semblent avoir oublié de lire Platon : « S’il n’y a qu’immobilité, écrit Platon, il n’y a d’intellect nulle part, en aucun sujet, pour aucun sujet (…) Par contre, si nous acceptons de mettre en tout, la translation et le mouvement, ce sera encore pour supprimer ce même intellect au rang des êtres. » L’âme, ce qui anime, est ce mouvement qui sans cesse renouvelle la parenté du Même et de l’Autre, de l’être et du devenir. La « déconstruction » de l’Âme du monde coïncide avec le triomphe de l’explication mécaniste, elle–même principe de « l’homme-machine », désacralisé et « démystifié », dont tous les actes se trouvent alors explicables par la sociologie, la biochimie ou la génétique. Le sens commun le plus élémentaire, « l’enfantine simplicité de l’évidence », nous instruit déjà de la différence entre l’animé et l’inanimé ; différence qui n’a peut-être jamais été aussi perceptible qu’aujourd’hui ; car si, pour Hugo, « tout a une âme », si, pour Nerval « un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres », en revanche, entre l’homme et le robot demeure cette distinction décisive, métaphysique, que le monde moderne tend à abolir, et qu’il nous révèle précisément en voulant l’abolir. Ces hybridations cauchemardesques que les Tribulat Bonhomet modernes expérimentent, par les nanotechnologies, entre la cybernétique et la vie confirment aussi cet autre trait de génie de Platon qui affirme, contre Parménide, qu’il y a bien un « être du non-être ». Or, nous y voici : l’homme-machine dans un monde-machine ; ce qui prouve assez que tout ce que l’homme conçoit, il le réalise, fût-ce à l’intérieur de « l’être du non-être ». M. de La Mettrie voyait l’homme comme une machine, prédisposant ainsi la machine à se substituer à l’homme. Il ne restait plus à Mary Shelley, douée d’une belle intuition, qu’à décrire le Prométhée moderne sous les aspects du docteur Frankenstein, qui est le véritable mythe de notre temps, son « idéal », son aspiration fondamentale à fabriquer de la vie avec de la mort, c’est-à-dire à inventer une vie morte, atroce caricature de la renaissance immortalisante.

 À tant vouloir se « libérer » de Platon et de la Théologie médiévale, les modernes ne semblent plus disposer des instruments intellectuels qui leur permettraient de comprendre ce qu’il en est du « non-être » où ils s’agitent et s’évertuent, si bien que les uns demeurent « parménidiens » ( mais de caricature, il va sans dire), enfermés qu’ils sont dans leurs « identités » et que d’autres, les « festifs » dont se moque Philippe Muray, se veulent « héraclitéens », dans un individualisme de masse, un relativisme dogmatique (« rien n’est vrai, tout est relatif ») qui tendent au pire grégarisme. Les « réactionnaires » et les « post-modernes » s’opposent dans un théâtre où le divin brille par son absence. Mais qu’en est-il de ce qui brille dans l’absence ?

On en vient à croire que ceux qui nous annoncent la fin du monde sont d’incurables optimistes. La fin du monde, et non seulement la fin d’un monde, est derrière nous. Nous n’existons plus que dans la rémanence de ce qui fut ; et celle-ci commence à s’évaporer. Derrière ces décors, ces silhouettes, ces fantômes scintille le beau néant, l’éblouissement de la fin qui annule tout commencement. Le monde s’est entièrement dédit ; et ce dédire est « défaire », défaite et défection. Nous sommes vaincus, les fils ne tiennent plus à la trame mais virevoltent au hasard. Cette fin du monde, au demeurant, n’est pas un mal. La conséquence du mal échappe au Mal. Ce monde, emprisonné à l’intérieur de « l’être du non-être » n’est qu’un immense « faire-semblant » inconscient, pas même une supercherie ou une usurpation : un théâtre d’ombres. Cette fin du monde, on pourrait presque la dater, si donner une date à l’intérieur d’un temps aboli pouvait avoir un sens. Il y eut bien ce moment où le monde existait encore dans une haute dimension tragique et ce moment où il n’existe plus. Notre cas de figure est des plus étranges, car presque tous nos contemporains sont nés dans ce monde qui n’existait plus, autrement dit dans le néant, qui est, pour citer une de vos expressions, « la parodie du vide, lequel est un autre nom de Dieu ».

           

Philippe Barthelet :

 - L’optimisme que vous nous offrez, le seul recevable qui est ontologique (Deo optimo maximo, et comment l’essence du Bien pourrait-elle être autre chose que le meilleur ?) tient tout dans votre remarque  capitale : « la conséquence du mal échappe au Mal ». Autrement dit, le Prince de ce monde, qui comme tout prince appelle un surnom, pourrait être surnommé l’Inconséquent…  (Définition là encore purement ontologique, Dieu nous garde de conjecturer sur la psychologie satanique…) Il est fatalement inconséquent, par définition même, et cette impuissance finale l’enrage… D’où tant de proverbes (« le diable porte pierre ») et de contes où le diable se révèle, bien contre son gré, l’ouvrier et l’auxiliaire de Dieu…

 Tribulat Bonhomet, disciple rationaliste (et français) du Dr Frankenstein, siège aujourd’hui en tant que « sage » dans les divers « comités d’éthique » qui ont remplacé, sur le mode collectif, nos anciens directeurs de conscience. C’est un lointain neveu du Dr Faust, dont, faut-il le dire, les exaltations et rêveries préscientifiques l’impatientent un peu. Son postulat, qu’il a fait passé pour une évidence, laquelle est aujourd’hui la mieux reçue, aussi bien dans les académies que dans les magazines, est que le vivant n’est que l’étape préparatoire au technologique, qu’il n’existe qu’en fonction des prothèses dont on le perfectionnera pour donner enfin naissance au véritable homme-machine, selon une assomption mécanique de l’humain dont n’aurait osé rêver M. de La Mettrie. L’homme biologique n’est que le brouillon de cette merveille déjà dans les cornues. Il s’agit bien de « fabriquer de la vie avec de la mort », comme vous le dites ; ce qui nous ramène curieusement à la définition de Bichat – la vie comme mort anticipée, la vie étalonnée à la mort. Philippe Muray nous rappellerait peut-être que Bichat et Frankenstein étaient condisciples à la faculté…

Des générations d’apprentis bacheliers ont ânonné comme une évidence – encore une - , comme un requisit de la démarche scientifique, c’est-à-dire comme une condition du Progrès, l’allégation de Max Weber sur la science moderne qui doit « désenchanter le monde ». On n’a pas pris garde que ce parti-pris de désenchantement n’était rien d’autre que la négation – en pensée et en acte – de l’âme du monde ; autrement dit un suicide, ce que les plus lucides parmi les écologistes commencent à entrapercevoir. Le 4 juillet dernier, jour comme on sait de leur fête nationale, les Américains ont percuté une comète avec un de leurs engins. On en a énormément parlé, pour s’en réjouir presque toujours. Voilà un bon indice pour mesurer le degré d’irréalité où nous sommes parvenus : combien d’hommes ont ressenti cette prétendue « prouesse technologique » pour ce qu’elle était : un attentat misérable, non tant contre le cosmos que contre l’intelligence du cosmos, un enfantillage odieux et la preuve la plus atterrante de notre aveuglement et de notre débilité ? Et combien, parmi ceux qui l’auront ressenti, auront eu le courage de le dire – sauf à passer pour d’aimables excentriques ?

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  « Enfantillage odieux », - l’expression recouvre parfaitement tout ce que le monde moderne tient pour important et pour sérieux, tout ce qui exalte son lyrisme et son ingéniosité. Parmi ces enfantillages, l’un des plus récents a été de fabriquer un robot sur le modèle du cafard ! L’article de Science et Vie qui relate cette glorieuse incongruité précise que ce cafard-robot  possède, je cite, « la faculté d’interagir avec les cafards vivants et même de devenir leur leader ». Nous ne nous offusquerons pas, pour cette fois, de l’anglicisme…

Le génie de Villiers de L’Isle-Adam est d’avoir pressenti, par d’infimes détails, non seulement la logique moderne mais encore son style, sa bouffonnerie sinistre, son mélange de comique accablant et d’horreur latérale. Ce robot-cafard est, en soi, une métaphore admirable de notre temps ; il me fait penser à cette autre invention bonhomesque : le poulet génétiquement modifié pour être sans plumes et nous épargner par conséquent l’effort d’avoir à le plumer. On songe bien sûr au « bipède sans plumes » des philosophes et à l’avenir possible d’un humanisme au service d’une humanité déjà plumée. Ce que René Guénon, en métaphysicien, nomma le Règne de la Quantité, nous pourrons, en poètes, le nommer le Règne du cafard-robot et du poulet sans plumes. Notre avenir est bien tracé dans le néant, à moins de partager l’optimisme des punks qui vociféraient des « no future » sur leurs comptines électrifiées. Tout y conjure : nous serons dirigés par un cafard géant, maître d’une armée de cafards contrôlant et surveillant tout, le propre du cafard étant de cafarder.

Le plus terrible, comme vous le remarquez, n’est pas la chose en soi mais l’inconsciente inconséquence avec laquelle elle est accueillie. Tout se passe comme si de rien n’était, par inadvertance comme dans un mauvais rêve.  L’ouvrier de l’homme-machine est le trafiquant d’organes, on ne fabrique de la vie avec de la mort que parce que l’on sait fabriquer de la mort avec de la vie de façon industrielle. La modernité activiste débute avec les tanneries de peaux de Vendéens sous la Révolution française et ne laissa point, de décennies en décennies, d’être plus abominablement inventive. Et il reste des Modernes pour tenter de nous effrayer avec le Moyen-Âge… Vous avez remarqué l’insistance des ordinateurs à nous souhaiter la bienvenue. Il y a quelque chose d’effrayant dans la politesse des machines, surtout en des temps où les humains rivalisent entre eux en goujaterie. Bienvenue donc, dans ce monde qui « bouge », qui évolue, qui se modifie sans entraves…

Donc le contraire de la littérature, comme un appel à un « contre-monde » à ce monde. Un contre-monde non comme une batterie d’artillerie face à une autre mais comme « l’ombre bleue des amandiers » dont parlait André Suarès, cette ombre bleue qui nous éveille du mauvais rêve, en tombant, par les interstices de la terre, dans la crypte du Temple détruit.

Le « contre » cesserait ainsi de sembler en appeler à je ne sais quelle vaine dialectique mais indiquerait un « retrait », un recours au « Logos intérieur », une architecture souterraine, alors qu’en surface, il n’y a plus rien. Comment dédire ce qui déjà s’est dédit ? Comment défaire la défaite ? L’ontologie de ce contraire de la littérature expérimenterait ainsi par son « retrait » ce que Heidegger nommait « l’ expulsion-répulsante du néant ». Elle redonnerait à ce qui n’est pas l’éclat aveuglant de ce qui n’est pas et à ce qui est la ténèbre douce où pointe l’étincelle incréée, le « iota » de lumière qui demeure en nous alors que nous n’existons plus.

 

Philippe Barthelet :

 - Ce cafard-robot mérite d’être notre totem. Je songeais d’ailleurs, en feuilletant les « grands écrivains » qu’on propose maintenant à notre admiration, que nous étions passés de la « littérature pour mulots » - celle que Dominique de Roux trouvait chez Maurice Genevoix ­ à la littérature pour cafards ; ne manquait, pour être très exact, que la touche technocybernétique que vous ajoutez. Cafard-robot, donc, prouesse et enseigne des fameuses « nanotechnologies », dont on n’attend rien de moins que le salut solitaire du nouvel homme ; « nanotechnologies » qu’il faut sans doute entendre, avec l’aphérèse de  l’o initial, comme un perfectionnement de l’onanisme. Sous le totem de l’insecte, le cafard est à la fois celui qui rapporte, qui dénonce - qui cafarde ; celui qui prend les apparences de la religion pour mieux duper ses victimes et enfin, le climat psychologique d’affaissement, de lâcheté, de veulerie qui est la forme ordinaire de la « déprime » dont nos contemporains ne sortent pas - et peut-être dont ils ne veulent pas sortir. Selon les grimoires, le mot vient de l’arabe « kafir », traître à la vraie foi, lui-même emprunté à l’hébreu « cafar », renier. Les cafards, ou cafres, sont les infidèles. Comme les mots disent tout, si l’on prend la peine de les écouter, on notera que dans l’ancienne langue « cafarder » se disait pour parler beaucoup, et à tort et à travers. Assez bonne définition de la littérature parvenue à son stade terminal.

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  L’enfant qui pleure dans les ruines est l’âme qui nous sauve : elle qui nous appelle à la sauver est notre salut, notre âme. Cette âme est séparée de nous par des éons, par des siècles de siècles, par la nuit des temps, par des déluges infinis… Et cependant cet « hors d’atteinte » scintille dans la proximité extrême, sur le duvet d’une feuille ou dans l’onde lumineuse d’une pupille : cette ténèbre voyante ! La crypte du temple détruit est partout où la prière se recueille pour se déployer, - et à chaque instant. Telle est la sapience, qui affleure, la sagesse à fleur de peau, non l’abstraction mais la sainteté qui possède le don d’ubiquité, à la fois absente et présente, cachée et révélée, qui, selon la formule d’Héraclite, « nous fait signe ».

Je repense souvent à ce qu’écrivait Léon Bloy, lui aussi en révolte contre les « binaires » : «  Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles ». On peut ainsi espérer qu’une prière viendra pour nous aussi, dans deux siècles ou dans deux millénaires ; on peut croire que cette prière déjà nous sauve, que sans elle nous serions réduits au silence. Maistre nous apprend que l’injustice n’est jamais que provisoire et ne se perpétue que par notre ignorance. Il n’est point question ici de bons sentiments, mais seulement de bonne foi et de réalité. L’injustice est impossible : le repons surgit là où notre intelligence seule ne peut l’attendre. En témoigne l’œuvre et le destin impondérable de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit, si haute dans la douceur de son sacrifice que l’espace et le temps furent pour elle, et par elle, et pour de nobles causes, frappés d’inconsistance. C’est ne rien comprendre au sens des mots que de ne pas voir que la nature n’est qu’une dimension de la surnature, de même que l’espace et le temps ne sont que des éléments de la grammaire de Dieu, que Dieu  peut joindre et disjoindre à sa guise.

 Il est à craindre que ces dernières décennies ne furent pas sans contribuer grandement à nous faire oublier que le christianisme n’est pas seulement une morale vaguement « conviviale » ou « humaniste » mais aussi, mais surtout, une métaphysique et une poétique. Les gnosimaques modernes ne haïssent tant ce qu’ils nomment la « gnose » (où ils confondent tout et son contraire, Marcion, le New-Age, René Guénon et Henry Montaigu) que parce qu’ils ont abandonné la sapience chrétienne au milieu des ruines, et leur haine n’est autre que le masque de leur mauvaise conscience à l’égard de cette sapience, de cette âme enfantine perdue et délaissée.

 Si, pour Umberto Eco, la « gnose » est, je cite, « le fascisme éternel », si, pour les nostalgiques du maréchal Pétain, elle est une variation du « complot judéo-maçonnique », pourquoi ne pas tenter de la comprendre, à rebours de ces « binaires », tout simplement comme la Parole Perdue ?  Non certes la parole de Marcion, qui tente vainement d’arracher le Christ à la royauté davidique, ou celle des puritains de toutes obédiences, qui méprisent l’héritage grec, mais bien la parole perdue (car elle est perdue hélas !) de saint Augustin, de Jean Scot Érigène, de saint Bernard de Clairvaux, d’Hugues de Saint-Victor, de Jean de Salisbury, d’Angèle de Foligno ou de Maître Eckhart…La véritable gnose n’est pas outrecuidance, mais humilité. Ce n’est pas le savoir péremptoire du chrétien qui parle « en tant que » chrétien, du chrétien soucieux de sa « spécificité » chrétienne, mais l’humble sapience du Bien et du Vrai qui, je cite Scot Érigène, « surpasse la perception de tout esprit et de toute raison ».

Les moralisateurs modernes, eux, rivalisent à parler de « l’Autre ». C’est à qui sera le plus fort dans « le respect de l’Autre ». Concours d’« altérophiles » ! Mais qu’en est-il de leur propre cœur ? Qu’est-ce que le respect de l’Autre sans la connaissance qui nous rend identiques à lui, sans l’amour qui de cet Autre fait un Même ? Ce « respect » est une grimaçante caricature d’amour à quoi il faut opposer non une contre-caricature, comme le font certains intégristes, perdus en des combats subalternes, mais le contraire d’une caricature. Ce contraire-là donne tout son poids, toute sa vérité, à la voix seule, et même esseulée. Les Évangiles sont le récit d’une révolte contre l’esprit grégaire.  Quel est le sens de la Passion du Christ si une seule voix ne peut contredire toutes les voix et tous les silences ?

 

 Philippe Barthelet :

 -  Le point commun de la droite et de la gauche intellectuelle, c’est cette complicité objective et à beaucoup d’égards, spéculative, au sens étymologique : c’est un double miroir, et l’une renvoie à l’autre sans fin, puisque chacune ne se justifie que par son opposition à son opposée. Cette complicité de fait est beaucoup plus importante que leurs très contingentes divergences d’opinion. Elles s’entendent sur le fond pour exclure, et pis : décréter d’inexistence tout ce qui ne se passe pas entre elles : le théâtre de leur mascarade est le théâtre du monde, c’est même le monde tout court, rien n’existe en dehors du champ clos de leur parade d’affrontement. Il suffit de voir avec quelle unanimité instinctive la droite et la gauche se retrouvent pour condamner, par exemple, « la gnose » : il me souvient à ce propos d’un livre d’entretiens avec divers auteurs catholiques, venant de tous les points de l’éventail, de la gauche la plus conciliaire à la droite la plus intégriste. Tout en apparence les opposait, sauf un point, sur lequel ils se retrouvaient tacitement comme un seul homme : la dénonciation de l’entreprise « gnostique » de René Guénon. Guénon est à cet égard une pierre de touche merveilleuse qui, en abolissant les fausses querelles et les débats en trompe-l’œil, nous fait gagner beaucoup de temps…

Si je puis ajouter mon expérience toute chaude : un journal catholique m’a censuré au motif que je voulais parler des Saints de l’Islam d’Émile Dermenghem : j’aurais dû savoir qu’il n’y a pas de saints en dehors de l’Église – et que l’Islam est la cité du diable… On pense avec soulagement au vers de Péguy : « Moi qui ne suis pas un saint, dit Dieu »…

 Quant au « respect de l’Autre », qui pour nos grandes consciences est le dernier mot de la morale sociale, il n’éveille en moi qu’un souvenir, plutôt fâcheux : l’Autre, pour les auteurs ascétiques de jadis, c’était le nom de l’Adversaire, celui qu’on ne voulait pas nommer. Nos grandes consciences ne croient donc pas si bien dire. Le langage est toujours étymologique : il dit toujours la vérité, même à notre insu – surtout, peut-être, à notre insu. Nos moindres paroles sont des aveux ; des paroles manquées, l’équivalent des « actes manqués », c’est-à-dire comme on sait parfaitement réussis, du Dr Freud…

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -   Le comique (de répétition) est à l’œuvre dans les débats entre la Droite et la Gauche. On songe aux « petiboutistes » et aux « groboutistes » des voyages de Gulliver, qui disputaient de la façon d’attaquer l’œuf à la coque. Faut-il diminuer le chômage pour augmenter la consommation ou augmenter la consommation pour diminuer le chômage ? Le dilemme est peu cornélien et possède la tristesse qui caractérise le fond du comique.

 Il faut croire que la « folie » d’Artaud se confond avec la plus brûlante lucidité lorsqu’il nous parle d’envoûtements. Comment expliquer sinon que cette merveilleuse disposition de la rencontre du monde avec l’entendement humain, avec ses preuves innombrables et étincelantes d’amour humain et divin, soit réduite à ces tristes mascarades ? Qu’en est-il de ce monde de forêts, de sources, de cathédrales, ce monde où la beauté s’enchevêtre à la beauté sur la terre et dans le ciel ? Notre monde, divisé en une Droite et une Gauche, qui n’ont plus rien à voir avec les colonnes de Rigueur et de Clémence de l’arbre séphirotique, apparaît de plus en plus comme un traquenard. Et la Droite et la Gauche sont également adroites (en usant de leurs extrêmes réciproques comme repoussoirs) à s’associer en une tenaille propre à broyer toute pensée. Toute pensée débute là où les opinions se déprennent. Mais elles s’accrochent, comme des pièges à loups.

 Cioran, dans cette préface fameuse où il passe à côté de Joseph de Maistre, veut nous donner un « plaidoyer pour l’hérésie ». Mais c’est faute d’avoir compris la nuance maistrienne dont procède notre entretien. Or, j’y reviens, cette nuance, jugée spécieuse par certains, est avant tout logique. «  Non une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution ». Si donc, dans cette proposition on substitue le mot « négation », ou le mot « caricature » au mot « révolution », la logique de la phrase de Maistre éclaire la notion même d’hérésie. À la négation s’oppose non une négation contraire mais le contraire d’une négation, autrement dit une affirmation. De même nous faut-il opposer à la caricature du religieux non une caricature contraire (comme le fait par exemple Michel Onfray) mais le contraire d’une caricature. L’hérésie est moins une « déviance » qu’une caricature.

Les « gnosimaques », littéralement les « ennemis des connaissances », sont hérétiques en ce qu’ils caricaturent, dans un ordre inférieur, la nature inconnaissable de la Vérité. Ils ne consentent pas à la docte ignorance ; ils déclarent d’emblée ne pas vouloir savoir. On pourrait ainsi dire, non sans pertinence étymologique, que les gnosimaques sont des agnostiques péremptoires. L’hérésie gnosimaque, « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, suppose un asservissement de la métaphysique, une instrumentalisation de la Théologie, une subjugation de l’autorité par le pouvoir qui veut interdire l’accès à la perspective intérieure, ésotérique, « bâtinienne ».

Le combat n’est pas d’aujourd’hui. Les hérétiques dominants imposent leur hérésie en se prévalant du nombre, de la quantité, de la force brute. De même, les spiritualistes « new-age » veulent faire servir leur « spiritualité » au mieux-être de la société ou de l’individu, comme si l’Esprit devait être à notre service, et non le contraire ! Lorsque la métaphysique n’est plus que la valeur ajoutée, la plus-value de l’économie générale du monde, elle n’est plus rien. Les Modernes sont perpétuellement à la recherche de recettes pour mieux « fonctionner », comme ils disent. Mais c’est la navigation qui est nécessaire, et non la vie, comme semble répondre le proverbe latin. Nous ne naviguons pas pour mieux vivre, mais nous vivons pour naviguer. La sainteté est universelle ou elle n’est pas. Ne la concevoir que reliée à une appartenance spécifiante, c’est précisément nier sa catholicité, au sens premier d’universalité. Les Saints de l’Islam, qui furent grandement persécutés par leurs gnosimaniaques, témoignèrent, en toute connaissance de cause, de la sainteté universelle qui sait distinguer l’eau de l’aiguière, pour reprendre la métaphore de Rumî. Ne confondons pas la transparence de l’eau avec la couleur du flacon ! On se souviendra aussi d’Héraclite parlant du « feu mêlé d’aromates ». C’est toujours le même feu, qui seul importe !

 

Philippe Barthelet :

- Qu’est-ce qu’un auteur ? Je songe à ce que disait un de nos amis perdus : un auteur est celui qui fait des volumes. On me passera ce jeu de mots fondé non seulement en raison, mais, j’oserais le dire, en grâce (après tout, ou plutôt avant tout, Dieu Lui-même nous a montré l’exemple de ces calembours qui ne sont en réalité que le déguisement de vérités profondes - que l’on songe au suprême : « Tu es Pierre… »). L’auteur est voué par nature aux trois dimensions créées, et surtout à la plus mystérieuse, telle que saint Paul la spécifie : la profondeur. C’est précisément la profondeur qui distingue le volume du plan. Dans sa Vie de Proudhon, Daniel Halévy rapporte une conversation qu’il avait eue à la fin du XIXe siècle avec un ébéniste du faubourg Saint-Antoine. Il lui demandait pourquoi eux, les ébénistes, étaient anarchistes quand les tailleurs du faubourg Saint-Marcel étaient communistes. L’ébéniste lui a répondu : « À cause du volume ; les tailleurs travaillent dans le plan, qui n’a que deux dimensions, alors que nous autres travaillons dans les trois dimensions, ce qui change tout ». Ce qui change tout, en effet.

On notera en passant que le plan, surface plane, appelle le plan, programme économique ou politique : c’est la même logique géométrique, les planificateurs sont des tailleurs… On retrouve ici « l’exotérisme dominateur » dont vous rappeliez les ravages en tous domaines. Les tailleurs ont pour patron Procuste… L’exotérisme est en définitive une illusion d’optique.

 … Et quand on y songe, la « littérature » aussi… Car enfin, une grande œuvre est un accès immédiat à…, je ne sais comment dire, à une certaine dimension originelle qui s’impose comme une évidence (c’est d’ailleurs le seul sens précis de « génie », dont la littérature abuse tant : le génie est le sens de l’origine, l’évidence de son immédiateté : la caractéristique du génie est d’annuler a priori les scoliastes. À quelqu’un qui lui demandait un jour je ne sais quelle annotation qui « renouvellerait » l’œuvre de Simone Weil, Gustave Thibon avait répondu : « Depuis quand faut-il rafraîchir les sources ? »). Donc une grande œuvre (Sophocle, Dante, Shakespeare…) est une porte. On ne voit pas pourquoi il faudrait afficher dessus : « Ceci est une porte »… Comme disait Péguy qui à un examen avait dû expliquer Molière, et qui était resté sec, « c’est l’explication qu’il faudrait expliquer »… La porte, donc : me hante je ne sais pourquoi ce vers de Simone Weil, puisque nous parlions d’elle : « Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers ». Toute grande œuvre est une porte, je ne sais pas, Don Quichotte, Moby Dick, elle nous ouvre les vergers. Arrivent un jour les spécialistes des portes : ils ne s’intéressent pas aux vergers (au début, par politesse ; puis très vite ils mettent en doute leur accessibilité, puis leur existence) ; en revanche ils n’en finissent pas de mesurer les portes sous toutes les coutures, de les comparer entre elles, etc. Ils pensent ou feignent de penser (pensent-ils encore ?) que les portes servent à cela… et ils appellent « littérature » la connaissance précise, documentée, de toutes les portes qu’ils recensent. Vous me pardonnerez cet apologue un peu grossier, mais il n’est tout de même pas très loin de la définition quasi canonique que donne de la littérature l’excellent Marmontel : « la littérature est la connaissance des belles lettres ; (…), lorsque, aidé de ses lumières, (l’homme qui cultive les lettres) a acquis la connaissance des grands modèles en poésie, en éloquence, en histoire, en philosophie morale et politique, soit des siècles passés, soit des temps plus modernes, il est profond littérateur ». Sans doute Marmontel prend-il soin de distinguer le littérateur de l’érudit : « Il ne sait pas ce que les scoliastes ont dit d’Homère, mais il sait ce qu’a dit Homère ». Sur le fond et à plus de deux siècles de distance (cette définition originelle date des Éléments de littérature de 1787, où Marmontel reprend l’essentiel de ses articles pour l’Encyclopédie), sur le fond, disais-je, il n’est pas sûr qu’il y ait aujourd’hui grand-chose à distinguer : il ne s’agit pas de préférer la connaissance des grandes œuvres à celle de leurs scoliastes, il s’agit de constater que l’on ramène tout à la même aune esthétique (dans le meilleur des cas), avec plus ou moins de science. Une grande œuvre est un véhicule, au sens à la fois religieux et… mécanique ; un véhicule est ce qui permet un transport, c’est sa raison d’être ; pour la « littérature », le véhicule est un objet, dont la fonction est simplement d’être là – d’être un objet d’étude… Imaginez une automobile ou un carrosse sans roue, un bateau sans rame et sans voile ou mieux, un oiseau empaillé…

La littérature, j’en reviens à ma première image, ou l’étude des portes qui ne s’ouvrent pas : puisque s’ouvrir est la dernière des choses que l’on demande à une porte, on peut même se suffire de fausses portes, de portes en trompe-l’œil – et l’on pourra même soutenir qu’elles ont plus de qualités – de qualités littéraires – que les portes véritables, qui n’ont d’autre raison d’être que de se faire oublier au bénéfice de ce dont elles gardent l’accès. Le souvenir des vergers – et que les portes ne sont que des portes, que diable ! (si je puis dire…) - et ici, le mot de souvenir redevient le parfait synonyme le réminiscence – le souvenir des vergers, donc, quand il vient poindre et ardre les cœurs vivants, et bien cela donne le meilleur de la « littérature » qui précisément, n’a rien de la littérature au sens marmontélien dégradé : cela donne Rozanov, ses « Feuilles tombées » contre toutes les feuilles mortes « littéraires », ou Dominique de Roux, ou qui vous voulez de lisible qui soit pour son lecteur un accès, un passage – et non une porte close, ou pis,  une porte peinte sur un mur. La « littérature » ne mérite une heure de peine – et il en a toujours été ainsi – qu’à cause de ce qu’elle contenait de véridique ; qu’à cause, si vous voulez, de ce « contraire de la littérature » dont elle est l’écorce, ou l’excipient… C’est exactement ce que veut dire Villiers de l’Isle-Adam, quand il s’écrie : « Je me fous de la littérature, je ne crois qu’à la vie éternelle ». Eh bien précisément, la littérature, si elle n’est pas un moyen de vie éternelle - ce qu’elle n’est presque plus depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même comme connaissance médiate, sous ce nom dangereux – devient, et je pèse mes mots, un moyen de perdition. Il ne s’agit pas, bien entendu, de recomposer les listes de l’abbé Bethléem le si mal nommé : là encore, contresens évident : ce n’est pas par son contenu que la « littérature » est pernicieuse, mais par cette perspective spirituelle qu’elle nous dérobe ; elle est « intrinsèquement perverse », et dans cet ordre, Chateaubriand est peut-être bien pire que Sade…

C’est quand la littérature retrouve la vie éternelle, ou plutôt le service de la vie éternelle, quand elle n’usurpe plus l’attention, c’est alors qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Mais alors les critères qui seront les nôtres ne seront pas forcément ceux que manipulent les spécialistes des portes : c’est au nom de ce « contraire de la littérature » qu’Henry Montaigu soutenait que « Zévaco est plus important que Proust »…

Ce qui brouille évidemment un peu les pistes et les habitudes des auteurs de manuels… À mesure que les choses devenaient plus littéraires, c’est-à-dire plus desséchées, plus extérieures – les klippoth ou écorces mortes de la Kabbale, qui nous étouffent – cette voie du contraire de la littérature s’offrait plus escarpée, plus âpre, plus polémique (au sens littéral de la lutte pour la vie). Et les spécialistes des portes de stigmatiser benoîtement ces affreux « polémistes », qui se disqualifiaient eux-mêmes en haussant le ton : là encore, la définition du genre (où l’on enferme celui qu’on a ainsi défini) permet de ne pas se prononcer sur le fond : démarche éminemment littéraire. Encore un mot, et j’en aurai fini, je suis terrifié par cette inondation de paroles dont je vous prie de m’excuser : un mot de Drieu La Rochelle. Il dit un jour que sa génération était la dernière génération littéraire (et quelle ! songeons à tous les écrivains français nés entre 1885 et le début du siècle, entre Mauriac et Malraux) : « Après nous, il n’y aura plus le choix qu’entre la métaphysique et le bavardage ». Nous y sommes…

 

 Luc-Olivier d’Algange :

- La métaphysique et les jeux de mots sont des instruments de connaissance. Toute métaphysique tient ses pouvoirs et ses vertus éclairantes des mots et des choses qu’elle fait parler. Ce que vous dites de la porte en trompe-l’œil, qui pourrait servir de définition à la littérature bien-pensante, « citoyenne » (plus fallacieuse, sinon plus opaque, que la porte simplement close du « travail du texte », de ce formalisme pur qui fut à la mode vers le milieu du siècle passé) nous donne à comprendre la nature de notre « post-modernité » qui n’est sans doute rien d’autre qu’un peinturlurage du nihilisme. Certains eurent ainsi l’idée de repeindre, en banlieue, les immeubles couleur de sorbet, sans pour autant en rendre l’architecture plus rafraîchissante. Nous sommes au comble de l’opacité lorsque les apparences précisément ne sont plus des apparences, lorsqu’elles ne laissent plus rien apparaître ni transparaître. Sans doute l’ésotérisme n’est-il rien d’autre que la restitution de l’apparence à son essence, à sa liberté d’apparaître, ce mouvement d’apparition (« tout fut jadis apparition d’esprits », dit Novalis), que la véritable théologie honore par l’herméneutique et dont le sens est tout entier dans le mot révélation.

Ce qui me fait penser à cette trouvaille de Marcel Duchamp qui dissimule peut-être une intuition : la porte angulaire qui s’ouvre lorsqu’elle se ferme, et inversement. Cette intuition serait alors alchimique, en référence au traité d’Eyrénée Philalèthe, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Il n’est pas exclu, au demeurant, que Duchamp s’en soit inspiré. Celui qui vise le contraire de la littérature serait ainsi celui qui franchit le pas, mais il peut aussi, et c’est la principale et peut-être la seule vertu de la polémique, claquer la porte derrière lui. Alors, il disparaît. Il me semble que les auteurs que nous aimons écrivent en quelque sorte pour disparaître dans ces paysages qui apparaissent quand ils écrivent, dans ces vergers soleilleux, ou, s’ils inclinent au taoïsme, dans ces « montagnes vides »…

La porte qui ne donne sur rien sinon sur elle-même est à l’image de notre temps de fausses promesses : la liberté, par exemple, n’est plus qu’un argument publicitaire pour la servilité rigoureusement planifiée. Les scoliastes des portes cultivent une ingéniosité frivole à quoi il faut opposer, selon l’étymologie que vous rappelez du mot génie, l’ingénuité profonde des vergers.

L’exotérisme dominateur, le littéralisme morose, au demeurant, ne sont nullement « fanatiques » ou « médiévaux » comme feignent de le croire nos journalistes : ils sont frivoles, principalement occupés de modes vestimentaires, de foulards, et d’activités sexuelles. « Morale de midinette » disait Montherlant, les midinettes réduisant pareillement leurs curiosités. Et le littérateur est au diapason lorsqu’il devient sa propre commère ou celle des autres, non sans prétendre conférer à ses potins narcissiques ou fureteurs une « portée » psychologique ou sociologique. Mais à quoi se réduit cette portée ? À la désillusion érigée en fin mot de tout. La flèche tombe à ses pieds et voici le littérateur de s’enorgueillir de sa perspicacité : tout se peut réduire à une sacro-sainte banalité, le supérieur toujours s’explique par l’inférieur, le hasard et la nécessité régentent nos destinées et la Providence est un leurre. Ce qui manque à ces Messieurs, ce n’est plus la dialectique, c’est l’archée, autrement dit le sens de la profondeur qui naît de la vitesse de la flèche.

Il nous reste à nous désillusionner des spécialistes de la désillusion, à démystifier les démystificateurs qui sont les grands marabouts de notre temps. Que cache leur jubilation dépréciatrice, ce cri de victoire : « Ce n’est que cela ! » Quelle ruse du pouvoir s’exerce dans ce ricanement qui veut être le dernier mot ? Que nous veulent ces ingénieux de la dérision ? D’où procède, et vers quelles fins, cette méthode procustéenne ? Rien ne semble autant réjouir le Moderne que de savoir que nous ne serons bientôt qu’une carcasse vermineuse selon le hasard et la nécessité. Toute générosité est donc bien inutile et vaines la grandeur d’âme, la beauté sise dans l’instant. Le moindre signe de ferveur est considéré par nos « sceptiques » comme un ridicule ou un danger, mais c’est la vie même, pour ces censeurs, qui est ridicule et dangereuse. Si la littérature contraire n’est rien d’autre que le protocole de la désillusion, il revient au contraire de la littérature, qui n’est autre que la littérature hauturière, de retrouver les ingénuités magnifiques de la poésie et de la métaphysique, en précisant que la métaphysique inclut la physique, de même que l’âme inclut le corps. Il nous faudra donc pousser le pessimisme jusqu’au bout, traverser, comme le préconisait Nietzsche, tous les champs du nihilisme pour retrouver ce qui jamais ne cessa d’être là, le Royaume. 

Or le Royaume, à la différence de la nation, invention littéraire qui ne concerne que les hommes, s’ouvre sur les volumes de la terre, du ciel, et de Dieu. Ce qui insatisfait dans la nation, qu’il faut pourtant parfois défendre bec et ongles, c’est bien cette absence de volume, cette subjectivité abstraite que l’on nomme « identité » mais où le « culte du nous », de la nation, n’est jamais que la transposition du « culte du moi ». Celui qui appartient au Royaume n’a pas besoin d’identité : il appartient au Royaume, la question ne se pose plus. Et le Royaume lui-même n’a pas besoin d’identité, étant l’empreinte d’un sceau invisible, d’un plus haut Royaume dont l’autorité nous désillusionne du hasard et de la nécessité.

 

Philippe Barthelet :

- Oui, il faut en finir avec le nationalisme, où s’est fourvoyée la pensée royaliste au XXe siècle. Nous a-t-on assez répété que « nation » voulait dire naissance ! Eh bien précisément ce n’est pas naître qui nous intéresse, mais renaître ; non pas le corps de chair passible et mortel mais le corps glorieux, ne soyons pas si modestes… Que la pensée royaliste s’achève dans la cuisine de M. Renan m’a toujours révulsé… « Qu’est-qu’une nation ? » Je vous répondrai comme aurait peut-être répondu un homme du XIIe siècle : je n’en sais rien – et moi qui suis du XXIe j’ajouterai que je n’en veux plus rien savoir. Bien sûr je n’oublie pas, comme vous le rappelez, que la nation est une réalité première, immédiate qu’il faut parfois défendre bec et ongles, comme il l’a fallu au début du dernier siècle, quand Maurras et quelques autres ont fondé « l’Action française ». Mais au fait s’agit-il tellement de « nation », en l’occurrence ? Un autre supposé « nationaliste » (voire « maurrassien », selon la vulgate médiatique), le général de Gaulle, n’emploie presque jamais ce mot : ce fut une surprise pour quelques politologues qui avaient passé ses discours à la moulinette informatique. Le mot « nation » n’apparaît presque jamais ; de Gaulle parle de « France », naturellement, et de  « patrie ». Rappelez-vous l’appel du 18 juin : « Notre patrie est en péril de mort : luttons tous pour la sauver ! » Au lieu que la « nation » est une invention révolutionnaire, la réduction biologique et pour tout dire la perte du Royaume. Allez donc voir dans une vitrine du métropolitain, sur le quai de la station Odéon et à côté du buste de Danton l’un de ses signataires, le décret n° 222 (pourquoi pas 666 ?) en date du 21 septembre 1792, « an quatrième de la liberté » : « La convention nationale décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France ». Le décret a pour en-tête un blason aux trois fleurs de lys entre lesquelles court en capitales le nom du nouveau souverain, « LA NATION FRANçAISE » et en dessous le millésime, « 1789 ». Pierre Boutang, qui a fait de ce nom le titre de son journal, n’a pas dû prendre souvent le métro à Odéon…

Vous me permettrez ici de vous citer en rappelant l’opposition capitale que vous faite (capitale, j’insiste, et s’il y a un jeu de mots, eh bien c’est qu’il a peut-être un sens) entre les deux titulatures à quoi les historiens et les politologues prennent d’ordinaire si peu garde : entre “roi de France” et “roi des Français”. C’est Louis XVI le premier, rappelons-le, qui a accepté de n’être plus que le “roi des Français”, c’est-à-dire le roi de ses contemporains, des hommes actuels vivant au même moment que lui, à l’exclusion des morts et des hommes à naître, à l’exclusion des bêtes, des fées, des anges et des démons, à l’exclusion des arbres, des pierres, des rivières, de la terre et du ciel, en un mot de tout ce qui fait que la France excède infiniment sa réduction nationale… La “nation” est ici la réduction du “royaume” aux deux dimensions du plan… Louis XVI avait parjuré, je sais qu’il n’est pas bien vu de critiquer le roi-martyr, mais enfin, être “roi des Français”, ce n’est pas ce qu’il avait promis à son sacre… Il fallait bien qu’il meure pour expier, rétablir un équilibre mystérieux qu’il avait perturbé – et le vrai roi-martyr est le petit Louis XVII, véritable dernier roi de France, mort Dieu sait quand…La disparition de la royauté en France est le secret de Dieu – et j’entends “disparition” comme mouvement inverse à l’apparition, au sens où l’emploie Novalis.

Après, il y eut les rois restaurés, “de France” (et même “… et de Navarre”) pour rire, car enfin, la royauté ne se restaure pas plus que les têtes ne se recollent (on prétend que les saints de la cathédrale de Reims, décapités par les révolutionnaires et que l’on avait replâtrés en hâte pour le sacre de Charles X, ont reperdu leur tête au moment de la canonnade…) Enfin Louis-Philippe a cru pouvoir assumer la révolution en reprenant la titulature de 1791 : “roi des Français”, où le baiser de La Fayette remplaçait l’onction de Reims. Sans doute son petit-fils, au moment de devenir, à la mort du comte de Chambord, le chef de la maison de France, a-t-il voulu prendre en charge tout l’héritage capétien – c’est pourquoi il a tenu à s’appeler Philippe VII et non Louis-Philippe II. Il n’en reste pas moins que la cause royale a été dévoyée, au XXe siècle, par le nationalisme… C’est si vrai que Maurras a fini par se brouiller avec son prince et lui préférer un quelconque Franco ou Pétain – un régent qui préparerait les voies à la restauration, mais qui les préparerait à n’en plus finir (on réédite Mac-Mahon). La moindre ganache étoilée fait l’affaire mieux qu’un prince : on croit dire “vive le Roi !” quand on a dit “à bas la république !”. Les monarchistes (si peu royalistes, au fond) de 1870 à 1950 auront tout perdu à cause de leur nature profondément timorée – à cause de leur nationalisme. Quand Pierre Boutang (pourtant l’un des plus fols – l’un des moins à l’abri de la sagesse calculatrice de M. Renan qui compte ses hommes, ses rois (“les quarante rois qui ont fait la France” !) ses sous et ses abattis – quand Pierre Boutang, donc, appelle son journal, par quoi il veut refaire l’Action française, la Nation française, il dit tout : il manifeste aussi que tout est dit, que le cycle du nationalisme français (et de la confusion nationalisme-royalisme) se referme. Il a cru que le général de Gaulle serait un Monk possible – encore un, et cette fois-ci le bon ; et puisqu’il y avait un prince, qui s’apprêtait nous disait-on à “remonter à cheval”… On sait comment tout cela a fini, de catastrophe en catastrophe jusqu’à la faillite personnelle… Aujourd’hui, Dieu merci sans doute, la confusion politique n’est plus permise : la cause royale n’a même plus d’apparence…

Je ne veux pas m’acharner contre Maurras, mais enfin est-ce qu’il est absolument nécessaire que les royalistes partagent le goût des nationalistes pour les uniformes ? Ce n’est certes pas Joseph de Maistre qui aurait soutenu Mac-Mahon, ou Boulanger, ou Pétain, lui qui disait que le pire des gouvernements est le gouvernement militaire… Le fond du problème est que ces monarchistes des deux derniers siècles n’étaient que très peu royalistes…Aujourd’hui, le malheur des temps est comme toujours simplificateur : nous ne pouvons plus nous leurrer avec je ne sais quel “pays réel”, qui attendrait que l’on remette en place le trône renversé, une fois liquidé le malentendu de la République. La république n’est pas un malentendu : c’est l’écorce morte de la royauté, la chair méhaignée du Royaume, qui attend la question de Perceval…

 

Luc-Olivier d’Algange :

- La liberté, mot infiniment galvaudé, ne vaut que lorsqu’elle est, non une abstraction, une généralité, mais un envol qualifié. Sinon elle est ce “partout”, exact équivalent de “nulle part”, autrement dit un “sur-place” désespérant. Il nous faut des libertés qui soient autant de qualités. Or, la seule expérience est un leurre publicitaire. La liberté ne s’expérimente pas en laboratoire, elle se vit, elle s’établit comme on établit une relation. Ainsi on ne tarde pas à s’apercevoir que les expériences de la liberté qu’on nous propose sont autant de chausses-trapes, de faux-semblants qui s’apparentent plus ou moins au tourisme organisé, cette utopie réalisée du moi qui perdure “tel quel” mais ailleurs…

Ce qui importe, c’est de passer de l’autre côté du miroir, avec les gants, comme dans le film de Jean Cocteau, de l’autre côté de cette onde sombre et frémissante… Dans ce franchissement du miroir, je vois la définition même du mot “relation”. La relation haussée au mystère devient translation orphique. Et l’on voit bien, alors, à quel point le monde où nous sommes ne veut rien savoir de la liberté, à aucun prix ! Ce monde modernisé est un monde où chaque individu est l’ennemi personnel de l’homme libre. D’où ce terrifiant grégarisme, cette socialisation extrême (toujours au seuil du lynchage ou de la lapidation) qui est le propre de la démocratie fondamentaliste dont la devise demeure : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”.

Mais revenons à Cocteau, et à ce que l’on pourrait nommer son hypnosophie et distinguons d’emblée cette hypnosophie, en tant que science orphique, de cette sorte de culte de l’inconscient où se complurent parfois les Surréalistes. J’y reviens précisément en écho à ce que vous disiez de l’Incarnation. Ce qui s’incarne, ce qui prend chair, est semblable à ce sommeil qui nous prend. L’incarnation est un ensommeillement de l’âme, mais il faut distinguer le sommeil léthéen, le sommeil des vagues noires de la surface du sommeil lumineux des tréfonds où retentit la clarté de l’incréé (de l’En-Sof, pour user du langage des kabbalistes). Il y aurait donc deux sommeils, l’un n’étant que la houle ténébreuse de notre état de veille ordinaire, - qui n’est lui-même qu’un état somnambulique ; l’autre étant le sommeil bruissant de clartés, le sommeil d’enfance, le sommeil enchanté qui s’ouvre sur l’éveil véritable, sur ce matin philosophal dont la rosée rafraîchit les mains et les joues. La chair alors n’est plus ce qui sépare de l’âme, mais le sommeil et l’éveil de l’âme. Le somnambule moderne livré à son activisme technomorphe ou lucratif ne peut ni dormir ni s’éveiller, ni s’incarner. Il est cette abstraction, cette virtualité errante, insomniaque et jamais éveillée, cette réalité spectrale manipulée par les logiciels, ce déni absolu de la réalité douce ou tragique, de cette “tache bleue du Pacifique” que vous évoquiez, et qu’il appartient aux hypnosophes, autrement dit aux poètes, de nous restituer.

Toute chose ne cesse de s’endormir et de s’éveiller ; nous avons oublié cette inspiration et cette expiration. On mesure les vertus de l’hypnosophie, dont Nerval et Jünger furent les intercesseurs, dès lors que l’on considère la littérature née de son absence. Nous évoquions, dans une conversation à la fin du précédent millénaire, s’il m’en souvient, cette héraldique du songe à propos de Jünger… Toute œuvre digne de ce nom est un armorial, - dont elle possède aussi les lignes fermes et les couleurs éclatantes et profondes. Toute œuvre est un éloge de la lumière qu’elle capte et qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur.

Les œuvres héraldiques sont les œuvres où l’on se perd, et parfois une seule phrase y suffit, mais l’on s’y perd comme on se perd dans le Grand Ordre, dans une cathédrale, dans une forêt. On s’y perd pour s’y retrouver dans la clairière, comme l’éveil au sommeil succède. Le progressisme, qui favorise la pire régression, n’est autre que la méconnaissance des contrées du sommeil, de cet “au-delà des portes de corne et d’ivoire” qu’évoque Nerval aux premières lignes d’Aurélia (qui est sans doute le texte fondateur de ce que nous nommons ici le “contraire de la littérature”.) Ne jamais se recueillir, ne jamais s’abandonner, être dans le faux-jour perpétuel de la technique, abolir toutes les distances dans une omniprésence somnambulique… - rien d’étonnant alors à ce que les Modernes veuillent éperdument le “changement”, et même la mort : leur monde est invivable. Observons qu’à l’inverse les hommes des sociétés dites traditionnelles craignaient et même détestaient le changement : signe, peut-être, qu’ils se trouvaient dans un monde heureux ?

Nietzsche ne dit rien d’autre dans son chant des Douze Coups de Minuit : “D’un rêve profond je me suis éveillé / Le monde est profond / Et plus profond que ne le pensait le jour / Profonde est sa douleur / La joie plus profonde que l’affliction / La douleur dit: Passe et finit / Mais toute joie veut l’éternité / Veut la profonde éternité.”

 

Philippe Barthelet :

- Mutantur non in melius, sed in aliud… Sénèque le remarquait déjà à propos ses contemporains, « modernes » avant la lettre, qu’ils voulaient changer non pas en mieux, mais en autre chose… Les modernes sont mal assis, « mal perchés », comme disait Baudelaire de son éditeur, et ce prurit de changement sans fin ni cesse et à tout prix est, en effet, à la fin des fins et même s’il se méconnaît comme tel, une aspiration à la mort… (D’ailleurs il serait facile – et lugubre – d’énumérer tout ce que notre monde a de thanatocratique… L’enfer du décor, pour reprendre une autre de vos expressions qui a la concision – et la complétude – d’une devise héraldique…)

L’héraldique me fait songer à un autre vieux mot, du vocabulaire d’avant le déluge, et qui connaît aujourd’hui une vogue singulière, celui de « médiatisation ». C’est l’office des “médiateurs” : on désigne sous ce nom tous ceux, journalistes, intellectuels, oracles divers, qui parlent ou écrivent dans « les médias » pour nous, c’est-à-dire à la fois pour notre gouverne et à notre place. Le mot est révélateur. On ne pourrait donc avoir accès à la réalité que par la médiation des medias… On parlait autrefois, en droit germanique, des princes « médiatisés » : c’était ceux qui, relevant directement de l’Empereur, voyaient leurs États incorporés dans un autre État vassal. Nous voilà tous, désormais, médiatisés – privés d’une relation directe avec l’empire de nous-mêmes et soumis à la tutelle pédagogique de tous ceux qui pensent et qui parlent pour nous…

« Vous avez mis les peuples au collège », ô Bernanos, qui aviez flairé l’imposture d’instituteur de la démocratie… La pédagogie universelle, panacée à tous les maux de l’homme et de la société, thérapeutique efficace du péché originel… On devrait s’interroger un peu sur le cousinage de « pédagogie » et de « démagogie »… On devrait rappeler aussi, en passant, qui est l’inventeur de l’expression « éducation nationale », cette formule de la démocratie comme pédagogie perpétuelle : le marquis de Sade, dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, un intermède théorique de la Philosophie dans le boudoir… Eh oui, le texte fondateur de la République française est un chef-d’œuvre de la pornographie. On peut d’ailleurs tout reprocher à Sade, sauf de manquer de conséquence ; « l’éducation nationale » est pour lui le combat contre la religion des « imposteurs chrétiens » et la propagation de l’athéisme : « Français, vous frapperez les premiers coups ; votre éducation nationale fera le reste ». Il réclame donc d’enlever au plus tôt les enfants à leurs parents : « N’imaginez pas de faire de bons républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la république ». D’ailleurs, pour lui, la communauté des enfants répond de la communauté des femmes. « L’amour » doit être une passion commune, et c’est faire injure à ses semblables que d’aimer quelqu’un en particulier, puisque c’est leur retirer un objet de jouissance possible… Les enfants naîtront sans père, tous fils de la « patrie » : on reconnaît là la théorie des Lebensborn hitlériens. Hitler, en bon Allemand, a pris au sérieux la « grande Révolution française », dont il avait annoncé dès son arrivée au pouvoir que « la révolution nationale-socialiste » serait l’accomplissement (mais on s’est bien gardé de le répéter, surtout en France…)

Autre point sur lequel le divin marquis est un précurseur du nazisme : l’élimination des « enfants difformes » : il explique que la dépense des hôpitaux, asiles et maisons de charité, « richement dotés pour conserver cette vile écume de la nature humaine (sic) » doit être « réformée par la nation » ; en effet, « tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où il la reçoit ». Voilà qui est clair, et surtout qui est logique ; encore une fois, au contraire des « républicains » à qui il s’adresse, Sade à l’éminent mérite de la cohérence. Il ne recule devant aucune conséquence des principes qu’il défend. Son culte de la nature – la « loi de la nature » qui est pour lui la loi suprême n’est rien d’autre que la loi du plus fort, au sens de Hobbes – le pousse à conclure en souhaitant la mort de l’homme : en effet, la nature est sainte, rien n’est crime à ses yeux et la seule fausse note du concert universel est apporté par l’homme et toutes les chimères, « impostures » et « superstitions » qu’il enfante sans cesse. Que si la nature nous enseigne la Raison, elle nous désigne fatalement le seul obstacle au règne incontesté de celle-ci – et cet obstacle, c’est l’homme lui-même. Quand Sade dit que le triomphe de la nature serait la mort de l’homme, il ne fait que pousser le sophisme « humaniste » jusqu’à ses dernières conséquences. Je ne vous cache pas que j’ai pour le marquis de Sade une inavouable tendresse ; et que je donnerais pour son œuvre – y compris tout ce fatras ergastulaire qui est à peine fait pour être lu – tout Voltaire, tout Diderot et même tout Jean-Jacques, sans compter tous les petits maîtres… il n’a manqué à tous ceux-là que de vivre quinze ou vingt ans de plus, pour connaître – et croyez que ça n’aurait pas manqué ! – le sort de ce pauvre Condorcet : celui-là, la conséquence qu’il n’avait pas dans l’esprit, les événements se seront chargés de la lui enseigner… Ce que j’aime par dessus tout chez M. de Sade, c’est ce « plaisir aristocratique de déplaire » qu’il manifeste quasi à son insu. Ce n’est pas un fils de notaire ou de marchand de couteaux, il n’a rien de ce pharisaïsme chafouin, de cette prudence petite bourgeoise des « philosophes » : lui s’expose, « se mouille », joint le geste à la parole et soutient les conséquences de ce qu’il dit, même si ce qu’il dit est délirant – même, ou surtout, peut-être. Pierre Klossowski observait que deux hommes seulement auront compris la Révolution pour ce qu’elle était : une « communauté caïnite », et il les place de part et d’autre de son allégorie, comme deux soutiens héraldiques : le marquis de Sade et le comte de Maistre.

 

Le soleil de l’après-midi faisait briller les vitrines ; les deux causeurs étaient les derniers convives, et les serveurs échangeaient entre eux des regards appuyés. Ils ouvrirent soudain de grands yeux quand le dernier qui avait parlé, un cigare à la main qu’il humait, les interpella : “Garçon ! la guillotine !”.

 

L'ouvrage entier, naguère publié par les éditions Arma Artis, est réédité aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria

22:14 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

23/12/2021

Marelle, conte fantastique:

 

269825514_2058535550964634_2504440811158067879_n.jpg

Luc-Olivier d’Algange

Marelle

conte fantastique

 

« Le printemps est revenu de ses lointains voyages »

O.V. de L.Milosz

 

Sans doute le moment est-il venu de dire enfin ces vastes songes qui vinrent à m’envahir dans les premières journées de ce limpide et tournoyant printemps 1985… Songes immenses où sans cesse je me dédoublais en moi-même, me retrouvant et me perdant, de même que chaque seconde se divisait et se mirait infiniment dans son propre miroir, de telle sorte que l’aire du temps s’élargissait et prenait une allure fatidique et divine. Et je m’éveillais sous un ciel crépusculaire, un ciel majestueux et lent comme une cosmogonie sans mémoire. J’avais beau me révolter et user de stratégies diverses pour échapper à cette fatalité, je ne m’éveillais qu’au cœur de la dramaturgie du crépuscule, à l’apogée du spectacle pour ainsi dire, - où venant de franchir le rideau de l’heure bleue on se retrouve environné du prodige des couleurs réinventées, d’un luxe extrême, presque offensant si l’on songe aux circonstances humaines qui accompagnent cette hautaine fête flamboyante à laquelle, il faut bien le reconnaître, ne participent que les poètes, les amoureux et certains désespérés dans l’essor de leur philosophie la plus ardente, la plus alchimique.

Non, jamais de ma vie je n’avais autant dormi que durant ces premiers jours du printemps où tous les soleils, tous les nuages, toutes les pluies semblaient s’être donné rendez-vous pour m’offrir une sorte d’exhaustive anthologie météorologique dans laquelle j’étais voué à m’ensommeiller à perpétuité, n’émergeant qu’à la fin du jour comme pour une répétition théâtrale, une leçon du demi-jour précédant la leçon de ténèbres, tel un enseignement liturgique de ces orées où la conscience troublée hésite à se reconnaître, à se retrouver en elle-même et s’épanouit alors dans l’extériorité somptueuse des couchers de soleil.

Or, ces couchers de soleil, moi qui durant tout un Printemps renaquis en eux, je puis dire qu’ils brûlaient interminablement dans les profondeurs ultimes de la couleur turquoise, riche d’éblouissements secrets et comme retenus, des ors, des pourpres sur le point de défaillir amoureusement, de s’effondrer en des cités désertées, des civilisations oubliées, de s’engloutir, telles d’irrémédiables Atlantides.

Chaque soir ces couchers de soleil duraient des années. C’étaient des décennies versicolores où mon âme pouvait se métamorphoser, emprunter des masques, des personnalités étrangères et se retrouver intacte et différente comme après un long périple à travers des pays, des mers, des amours, des souffrances, des guerres, se retrouver soudain toute jeune, ingénue, frémissante ; et c’est à ce moment-là que j’ouvrais les yeux, que je me déprenais du Songe, mais n’était-ce pas pour entrer d’emblée dans une autre irréalité ?

Mais que nous font les prétendues réalités et les présumées illusions si nous ne reconnaissons que le souveraineté du Sens et de la Mémoire ? Et que serait, à dire vrai, une réalité insignifiante et dont on ne se souviendrait guère ? Jamais le sens de la vie, et de son au-delà, jamais le sens des silhouettes, des lumières, des mots, des souffles et des soupirs ne fut si orgueilleusement présent, si paonnant, que dans ces rêves dont je me souviens avec une exactitude presque terrifiante.

La pluie venait de cesser et le ciel s’éclaircissait à une vitesse presque miraculeuse, si bien que les gouttes d’eau qui ruisselaient encore sur la vitre furent soudain illuminées, vivantes d’une limpidité annonciatrice où je sus reconnaître ce temple d’Iris, microcosme du grand drame solaire de l’Occident. N’est-il point dit que toutes les épiphanies du monde sont contenues dans une seule goutte d’eau ? Soudain mes yeux captaient un éclat vert, vert comme l’herbe du Printemps après la pluie, suivi d’un éclair bleu et d’une luminescence qui me fit penser, j’ignore pourquoi, aux pupilles de ces chats albinos dont la fourrure est d’un blanc neigeux. Comment donc ma passion du déchiffrement, passion aussi ancienne que mes souvenirs, ne se fût-elle point saisie de ces couleurs afin d’y discerner une syntaxe occulte, un message à moi seul destiné, tant il est vrai que les messages de l’invisible appartiennent à ceux qui savent les déchiffrer au moment même. Ainsi étudiais-je de subtiles alternances… Rubis, saphir, émeraude, saphir, émeraude, rubis, et voici un éclat jaune, imprévisible, jaune comme les boutons d’or qui sauvèrent la vie de Wolf Solent. Par un jeu d’analogie et de correspondance numérale et sémantique dont le détail m’échappe, je parvins à force de calculs et de permutations à trouver pour ainsi dire la clef de voûte du discours scintillant qui m’était adressé au seuil de cette nuit de Printemps. C’était un mot sur lequel je retombais toujours, quels que fussent les modes opératoires de mes translations vertigineuses qui, d’un scintillement, induisaient un nombre, du nombre un symbole et du symbole une lettre, et d’une lettre une couleur, faisant au terme du processus l’office d’une sorte de preuve par neuf mystériosophique : un mot qui dans tous les sens et de toutes les façons me revenait, s’imposait avec une insistance énigmatique, le mot MARGELLE, évoquant quelque parc à l’abandon, et la nuit des eaux profondes, semblable aux pupilles de l’Aimée.

Chaque fois que j’étais sur le point de parvenir au terme d’un déchiffrement, ce mot commençait à frémir, à transparaître, avant, toutes démonstrations faites, résonner en moi comme un cri de victoire, comme un appel ! Mais, de même que toute soif spirituelle n’est jamais comblée que par une soif plus grande, cette victoire exigeait une autre victoire sur moi-même et sur le désordre et l’insignifiance du monde profane, et cet appel exigeait une réponse. Il était hors de question d’en rester là, de se contenter de ce mot, aussi évocateur qu’il fût et merveilleusement accordé à la nuit qui s’approchait et au Printemps qui s’éveillait.

Margelle n’était que le nom de la première épreuve surmontée, le don enfantin et ravissant qui m’était fait d’un mot, d’un vœu exaucé, d’un signe qui voulait dire : «  Tu es sur la bonne voie. Va à la recherche de cette Margelle dont le nom est le talisman qui te gardera des bassesses et des dangers. Va, car depuis que tu connais ce mot, il ne t’est plus permis de demeurer en ce monde comme si de rien n’était. Il n’est point de liberté nouvelle qui ne soit aussi une plus haute, une plus noble obéissance. »

C’est alors que la voix qui avait prononcé en moi le mot Margelle m’apparut dans son identité propre et je sus (avec quel déchirement du cœur et quelles larmes brûlantes !) à qui appartenait cette voix qui s’adressait à moi, fougueuse, jeune, lointaine et déchue en châtiment d’une faute que j’avais commise et que jamais je ne saurais me pardonner. Ainsi cet appel me venait de mon amante prédestinée. Elle que j’avais oubliée dans la honte extrême d’une trahison pire que la mort. Elle que j’avais reléguée dans les marges de l’oubli, dans les terrains vagues d’un mensonge accordé à la déréliction. Elle, dont je m’étais montré indigne en l’oubliant, pour vivre, mais tellement à côté de la vie que cela ne valait pas même la peine d‘en parler… Elle volait à travers moi, fulgurante anamnésis dans le mot Margelle que j’avais su déchiffrer grâce à la langue des oiseaux. Il était dit que le jeu de l’eau et de la lumière, cette divination baptismale et lustrale devait me reporter vers le Cœur, et des larmes inondaient mes yeux, brouillant toutes les couleurs au ressouvenir de l’incomparable beauté de cet amour ancien.

« Margelle… Margelle… » Sa voix se faisant de plus en plus pressante, comme pour m’enjoindre à dompter mon émotion et à mieux comprendre le sens de l’appel. Je compris qu’il me fallait agir et vite. C’était une question de vie et de mort, mais au sens orphique. Une ligne de passage m’était donnée en plein ciel par l’envol d’un mot, une ligne de passage vers cet autre côté, où, à n’en point douter se trouvait un jardin, et, au cœur de ce jardin, un puit, une margelle. Et je devais m’y rendre toutes affaires cessantes, à la faveur de cet immense crépuscule de Printemps qui me donnait, par bonheur, une avance sur l’Ennemi par excellence, Kronos, dont tous les autres ennemis qui pouvaient se trouver sur mon chemin ne seraient jamais que les incarnations subalternes et provisoires. Or, que cette avance me fût donnée, je savais, de science certaine, que je ne devais en rendre grâce à nul autre qu’à Apollon en personne, - je veux dire : non point à une quelconque métaphore littéraire, mais au dieu, dans son immédiate présence réelle que j’avais célébré, en ma jeunesse, par d’innombrables poèmes.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, je me retrouvais assis à l’arrière d’un taxi qui traversait à vive allure un paysage de chênes et de pommiers que noyait une lumière d’or. Au lieu de la veste de chasse que je portais tout à l’heure, j’étais revêtu maintenant de ma plus belle veste en laine de cachemire couleur bleu-nuit et d’une écharpe blanche, sans doute davantage à des fins conjuratoire que pour me prémunir du froid. La température, en effet, était douce si j’en jugeais par les tourbillons d’air chargés d’une senteur de pomme qui me venait des vitres baissées de la voiture, senteur douceâtre comme porteuse d’une nostalgie elle-même moribonde, abandonnée aux ténébreuses macérations de son propre abandon qui flottait, indécis, sans objet, dans la tiédeur de l’air vespéral.

Saisi d’une inquiétude soudaine je voulu dévisager le chauffeur mais ne voulant point paraître inconvenant en me penchant pour le regarder au visage, j’essayais inutilement de l’apercevoir dans la rétroviseur qui ne me laissait voir qu’une épaule des plus impersonnelle. Par ailleurs, ne gardant aucun souvenir de l’indication que j’avais pu lui donner, je me demandais s’il fallait l’interroger au risque de paraître fou, ou me laisser aller à cet enchantement de circonstances dont il était inévitable que la suite logique m’échappât ; mais peut-être devais-je m’assurer que cet enchaînement demeurât aux mains providentielles qui m’avaient sauvegardé jusqu’alors ? Telles étaient les confusions et mes incertitudes. Je ne craignais pas moins d’intervenir à mauvais-escient que de me laisser guider trop aveuglément. Pour finir, je choisis, sans en être autrement satisfait, une voie mitoyenne. Ma propre voix me sembla peu familière, étrangement grave : «  Croyez-vous que nous arriverons avant la nuit ? »

La réponse fut un éclat de rire, de cette sorte qui accompagne, de façon tonitruante et virile, une plaisanterie paillarde. « Avant la nuit ! me fut-il répondu, avant la nuit, je vous rassure… Nous y serons avant deux ou trois heures, avant la nuit ! » Mais à mener plus avant cette conversation énigmatique, je compris peu à peu qu’Apollon continuait à être à mes côtés et que je me trouvais là dans un monde où nul ne s’étonnait que n’existât rien d’autre, sur terre, qu’un crépuscule perpétuel. L’expression « avant la nuit » n’avait ici, je le compris bientôt, qu’un sens facétieux, absurde, comparable à la semaine des quatre jeudis et des trois dimanches. Le monde avait changé durant mon sommeil. Ici, la nuit ne tombait jamais. L’aube, le jour, le crépuscule et la nuit ne se succédaient point en une temporalité cyclique mais se répartissaient dans l’espace. De même qu’il y avait un Pays crépusculaire, à travers lequel nous roulions en ce moment, il y avait un Pays de l’Aube, un Pays du Grand Jour et un Pays de la Nuit. Des frontières farouches séparaient ces diverses contrées peuplées par des races, elles aussi différentes et hostiles. Les habitants de Pays du Crépuscule gardaient un souvenir horrifié de l’invasion des races du Pays de la Nuit qui eut lieu voici de nombreuses générations. Quant aux temps où la Nuit suivait inévitablement le Crépuscule, ils appartenaient à ces régions légendaires dont doutent les historiens sérieux.

Cependant, autant l’avouer, le terrible exil qu’impliquait cette situation m’effrayait moins que d’échouer dans ma recherche. Et que m’importait de devoir vivre dans une éternité vespérale si je pouvais ainsi répondre à l’appel et retrouver l’amante perdue près de la margelle ? Il me fallait aller de l’avant, servir l’ardeur et la ferveur, et « le jeune sang bondissant » comme l’eût dit Merwyn Peake, qui m’entraînait à travers ces monde singuliers dont l’importance pour moi était strictement assujettie à l’espoir qu’ils me donnaient d’y retrouver celle que j’avais trahi, et d’elle me faire pardonner. Pour cela, oui, il est certain que j’eusse franchi toutes les limites, m’aventurant dans les marges extrêmes de l’improbable, et au-delà encore, jusqu’au Pays de l’éternelle nuit, là où la domination sans partage de la Reine au sceptre de plomb obscurcit jusqu’aux nostalgies de la clarté.

A présent le taxi roulait à découvert. De part et d’autre de la route s’étendaient des champs, fleurs jeunes et blé en herbe, ou encore terre nues, sombres, dévalant jusqu’à la ligne éclatante de l’horizon, ligne qui résumait tout, vibrante, soutenue, impitoyable comme la trace d’une flèche meurtrière. Mon impatience d’arriver enfin à destination faisait presque trembler mes mains. Mais que signifiaient ces mots  « à destination » ? Cette expression était-elle aberrante ou judicieuse ? Arriverai-je là où le « destin » me devait conduire ? Le destin seul sans nulle intervention d’un quelconque « libre-arbitre » ? Etais-je guidé ?

Dans ce taxi qui roulait à tombeau ouvert sous la conduite d’un homme dont je ne discernais pas le visage mais qui répondait docilement à mes questions par des propos ahurissants, le terme de « libre-arbitre » me semblait non seulement peu euphonique mais encore d’un ridicule achevé ; c’était là l’exemple même d’une notion inepte exprimée avec maladresse et sans rapport aucun avec le monde que je traversais en ce moment avec une impatience et une soif éperdue, et cette émotion violente, ce lourd sanglot au fond de la gorge que j’avais oublié depuis mes premiers chagrins d’enfant, - ces chagrins qui sont plus grands que le monde, ces chagrins débordants qui ruissellent sur nos visage dans une ignorance éblouie.

Telles étaient mes pensées lorsque nous arrivâmes dans un village dont les maisons aux toitures d’ardoise étrangement pointues, les arbres encore dénudés, les avenues et les rues – qui paraissaient couvertes d’une fine couche de cendre – les cheveux et les yeux des femmes et des hommes, économes de leurs gestes et forts silencieux, étaient tous d’un même gris céleste, atténué, d’une inépuisable tristesse.

Je m’étonnais que mon chauffeur eût choisi pour prendre du repos et selon ses mots « une rapide collation » un lieu aussi peu attrayant. Je le suivis pourtant après qu’il eut garé son volumineux taxi près d’une écurie ( j’entendais le bruit caractéristique des chevaux piaffant et renâclant), ma docilité pouvant s’expliquer tout autant par une fidélité à l’égard de cette passivité prophétique qui semblait être devenue ma seule ligne de conduite que par une réelle curiosité pour ce village qui, dans l’ignorance absolue des fastes chromatiques du crépuscule – ou encore en contraste voulu avec ces fastes – hésitait minutieusement entre le gris perle et l’anthracite. Mais je cultivais également une curiosité à l’égard du chauffeur dont je m’impatientais de connaître le visage qui, jusqu’alors m’avait été caché par le haut dossier du siège et l’angle du rétroviseur. Il faut croire que ce visage devait être de la plus grande insignifiance car je ne me souviens ni du visage ni de l’instant où je le découvris. Il est vrai que, par la suite, nombreux furent les événements extraordinaires à requérir mon attention, chacun d’eux s’imposant avec sa dramaturgie propre comme pour défendre au mieux son droit à demeurer en bonne place dans ma mémoire.

Après un dîner de pain noir et de bière qui nous fut servi dans une auberge dont nous étions, à l’exception de quatre personnages taciturnes, les seuls clients, j’eus la surprise de voir notre hôtesse claquer des mains puis sortir de l’imposante armoire qui nous faisait face deux violons, un alto et un violoncelle, beaux instruments, anciens, luisants, aux boiseries chaudes, presque ardentes, comme pour l’accomplissement clandestin d’un rituel d’exception d’une spiritualité vermeille, ensoleillée, au cœur de ce village sinistre et gris.

Aussitôt nos quatre voisins se levèrent, s’installèrent dans l’espace libre entre notre table et l’armoire où étaient rangés les instruments et commencèrent de jouer. Je ne tardais pas à reconnaître le douzième Quatuor à corde en mi-bémol majeur de Beethoven. Que l’on nous jouât ainsi de la musique, et la plus bouleversante des musiques, que cette musique fût, par surcroît, admirablement interprétée, je renonçais à m’en étonner pour n’y voir qu’un présage heureux, un signe de reconnaissance.

Soudain, à la fin du Scherzando vivace, le premier violon interrompit son jeu, en me faisant comprendre qu’il me revenait, à moi et à nul autre de jouer le final. Surmontant la confusion qui m’envahissait, je pris le violon, je fermais les yeux et je me perdis dans l’enchantement des notes que je suscitais avec une virtuosité enivrante. J’étais en accord. J’étais en droit en proclamer que non seulement le don suprême ne m’avait pas été refusé mais qu’il m’avait été offert sans prières ni supplications aucunes de ma part, de façon impromptue, gracieuse, de telle sorte que je m’étais retrouvé dans cette auberge au cœur d’une secrète célébration du crépuscule, dans la crypte même du Temple aux couleurs détruites, abolies sur la terre tant elles régnaient despotiquement dans le ciel. Je sus de cette façon qu’une chance m’était donnée de retrouver ma Bien-Aimée et de changer avec elle l’ordre du monde.

Lorsque j’ouvris les yeux, je vis que mon chauffeur, déjà sur le seuil, me faisait signe que le moment était venu de repartir. Et, de nouveau, nous roulions à vive allure dans le Pays du Crépuscule, cette fois sur une route droite au point d’en paraître abstraite, et même d’une assez vertigineuse abstraction, bordée d’érables dont le feuillage, or verdoyant, frémissait comme une lumière vivante et folle, comme une calme et lumineuse perdition.

La ligne mathématique de la route, qui pouvait à chaque instant déboucher sur le néant, le scintillement affolant, l’ai-je assez dit, des feuilles des érables qui se suivaient à un rythme qui devançait les battements de mon cœur, tout cela contribuait, avec les circonstances tragiques et merveilleuses de ma fuite en avant, à me faire passer à d’autres états de l’être que je soupçonnais sans les avoir expérimentés jusqu’alors.

Mais comment dire ces passages qui ressortissent à coup sûr davantage de l’ontologie que de la psychologie ? Cela commençait par un sentiment d’arrachement, lui-même précédé par une clameur assourdissante, comme peut l’être parfois un silence abyssal ; et soudain un regard s’ouvrait dans le regard et je me voyais assister à cette violente résurrection où ma conscience se voyait hors d’elle-même s’exhausser, à la fois meurtrie et sereine. Et l’arrachement devenait un ravissement pur ; et ma pensée ailée consentait à l’envol, pensée d’une pensée, regard d’un regard devinait soudain les retrouvailles prodigieuses, à perte de vue, dans cette théorie d’érables scintillants, avec une évidence du bonheur qui ne connaît point de commencement ni de fin.

Tout à ces pensées exaltantes et périlleuses, je n’avais pas remarqué que la voiture avait quitté le route et s’engageait dans la cour de ce qui me parût tout d’abord être un somptueux hôtel particulier du dix-septième siècle.

Le soleil du soir avivait la belle suite des hautes fenêtres du premier étage derrière lesquelles je croyais discerner des miroirs, une sorte de galerie des glaces, mais sans doute m’illusionnais-je. D’éblouissants feux orange et turquoise s’allumaient sur les vitres ébauchant un dialogue avec le ciel, les nuages embrasés et le gigantesque soleil rouge qui reposait à la cime des arbres.

Je ne tardais pas à comprendre que ce dialogue vespéral et cosmique me concernait directement. Soit qu’il comprît mes raisons, soit qu’il jugeât inutile de me brusquer, le chauffeur gardait un silence et une immobilité respectueux. J’eus ainsi le loisir de m’absorber une nouvelle fois dans l’interprétation de cette secrète prosodie qu’échangent pour notre édification Apollon Soleil et l’Ame du monde.

L’esprit apaisé par le voyage et le cœur réconforté par la musique, je parvins sans peine à transcrire le message qui m’était destiné non sans tomber, toutefois, sur une difficulté mineure, mais lancinante. Toujours une lettre manquait, qui certes se laissait aisément deviner mais n’en faisait pas moins défaut comme si l’alphabet dont usaient mes divins interlocuteurs eût été privé d’une lettre qui, de ce fait, revêtait une importance particulière, voire la signification d’une mise-en-garde ou d’une mise-en-demeure.

Pouvait-il en être autrement ? L’absence de cette lettre s’ouvrait comme un puit vertigineux dans mes pensées, et j’en conçu un sentiment d’imminence et de peur. Il me fallait agir, retrouver la margelle de ce puit, de cette lettre manquante, clef du mystère. Je descendis enfin de la voiture, je jetais un regard sur le chauffeur, mais derrière le pare-brise que heurtaient les ardeurs du crépuscule, son visage était comme noyé de lumière et je ne pouvais discerner s’il avait ou non les yeux ouvert, et je me dirigeais d’un pas aussi ferme que possible vers l’entrée principale quoiqu’il me parût évident que cet hôtel était inhabité et probablement défendu contre toute intrusion étrangère. Mais étais-je moi-même vraiment étranger à ces lieux ?

Plus j’avançais vers les lignes claires et classiques de l’harmonieuse demeure et mieux j’y reconnaissais un havre de paix, une beauté qui m’étais familière, aussi juste et parfaite qu’une Idée platonicienne. Comment déchiffrer cette impression ? Ces lieux faisaient partie d’un ensemble ; entre le ciel, la terre, les dieux et les hommes, cette demeure s’était édifiée. Je veux dire qu’elle s’était construite plus qu’elle n’avait été construite dans la considérations subtile et déférente de toutes ces lois, célestes, telluriques, divines et humaines dont la légitimité supérieure réside sans nul doute dans l’exacte quadrature du cercle d’un recommencement, ici prohibé, en ces contrées immobilisées, mais dont la nostalgie, jusqu’à la démence, hantait le crépuscule éternel.

Qui d’entre nous ne fut un soir envahi par une impression de reconnaissance alors qu’il se trouvait en des lieux que sa raison et sa mémoire objectives lui désignaient pourtant comme parfaitement inconnus ? Cette paramnésie était l’accord de base du sentiment complexe qui, à mesure que je me rapprochais de l’hôtel, se construisait en moi, pierre après pierre, si bien qu’à l’instant même où j’allais toucher le heurtoir la certitude fulgurante me traversa que jamais je n’avais quitté cet hôtel !

C’était cela même : je vivais ici depuis toujours, la voiture qui m’attendais dans la cour n’était pas un taxi mais l’une de mes propriétés au même titre que la maison, la cour et sans doute une partie du paysage environnant. Tout le reste n’était qu’un songe qui avait pris possession de mon esprit à la faveur d’un affaiblissement de ma mémoire. J’étais ici chez moi et la promenade dans la cour de mon hôtel devait être l’une des premières d’une longue convalescence. Cette légèreté que je sentais en moi, qui battait des ailes dans ma pensée, n’était-ce point la merveilleuse légèreté de la convalescence ? Ah ! Combien j’eusse aimé en être certain ! Combien j’eusse aimé à ne plus avoir à me perdre dans cet enchevêtrement d’hypothèses ! Sans doute en étais-je là en expiation d’une faute ancienne, mais de cette faute il ne restait que la honte.

Il est notoire que la honte par une influence à la fois instinctive et symbolique, nous fait baisser la tête et sans doute est-ce de cette façon que mon attention fut retenue par une ligne tracée à la craie sur le perron. Cette ligne se prolongeait, formant des carrés de couleurs différentes qui s’élevaient les uns sur les autres jusqu’à une voûte où, d’une écriture enfantine, était inscrit le mot CIEL.

Quels enfants jouaient ici à la Marelle ? Le tracé de ces lignes était clair, nullement estompé, comme si la Marelle avait été dessinée dans l’heure. Une inexplicable émotion m’étreignait à contempler cette Marelle coloriée avec ses carrés bleus, rouges, vertes, blancs et jaunes. Jamais l’impression d’être sur le seuil ne fut aussi impérieuse. Je touchais là une limite. Or si cette limite n’était point le but de mes pérégrinations, elle en était à coup sûr, une étape capitale. Avec cette Marelle, une existence s’achevait et commençait une vie nouvelle. Qui donc peut juger de l’importance d’un dessin à la craie sur le perron d’un hôtel du dix-septième siècle ? Ne passons-nous point notre temps à méjuger, à sous-estimer les signes, les visages, les couleurs et les promesses ? Et que dire du Sens et de la beauté de tant de moments gracieux et fragiles que nous sacrifions à de prétendues nécessités ou de dérisoires ambitions ? L’essentiel presque toujours est dans l’inaperçu. Cette sagesse là, sans doute, ne m’était pas étrangère alors que la Marelle grandissait dans mon âme et retrouvait ses originelles prérogatives religieuses.

Cette Marelle était une cathédrale et cette cathédrale, un univers.

Toutes les questions concernant mon identité que je posais avec un empressement humiliant m’étaient devenues indifférentes. Certes, je venais de plus loin que ma mémoire profane et sans doute allais-je plus loin, - mais n’était-ce point là le sort de chaque homme ? Que les frontières de ma mémoire incertaine s’étendissent moins que celle de mes contemporains, cela valait-il que je m’affligeasse, alors même qu’en échange de cette ignorance une connaissance prophétique m’était donnée ? N’eussé-je point démontré un caractère d’une fatale ingratitude à m’inquiéter de quelques souvenirs particuliers alors même que mon âme s’embrasait en son aventure visionnaire d’une réverbération de la mémoire sacrée du monde ?

Dès lors on comprendra sans peine qu’il m’eût été impossible de ne pas entrer dans la Marelle, - et lorsque mes pieds franchirent la trace bleue, tout, autour de moi, se brisa comme si la réalité s’était étoilée, puis anéantie à partir du point de l’espace dont j’avais pris possession. Les Apparences, un peu à la ressemblance d’un miroir brisé, s’effondraient les unes dans les autres et j’en étais comme illuminé d’une joie inconnue. Non seulement la cour, l’hôtel, mais les arbres, les nuages, le soleil qui reposait en sa rouge torpeur à la cime des arbres, tout cela se détachait et tombait, laissant apparaître un paysage marin.

Il n’y avait plus rien autour de moi que la plage et la mer ; rien, sinon le sable blanc et l’eau bleue, - et cette blancheur et cet azur étaient aussi ingénus que les énigmatiques mains enfantines qui avaient tenues les craies de couleur.

21:34 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook