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18/12/2021

L'Ermitage aux buissons blancs, à propos des "Falaises de marbre" d'Ernst Jünger:

 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ermitage aux buissons blancs 

 

« Si l’on examine le monde avec assez d’attention et de persévérance, on sera nécessairement amené à conclure qu’il ne peut avoir d’autre nature ni d’autre origine que spirituelle. Toutes les autres explications mènent à l’absurde, aboutissent dans des culs-de-sac et se terminent par le meurtre »

Ernst Jünger

 

La question n'a pas encore été résolue, ni peut-être même exactement posée, de savoir si Sur les Falaises de Marbre était une parabole, un récit allégorique, une transposition historique, une pure affabulation ou un récit symbolique. Ernst Jünger qui ne cessa jamais d'être suspect au regard des diverses expressions du fondamentalisme démocratique qui se succédèrent au pouvoir depuis la première guerre mondiale jusqu'à sa mort, prit le parti, après la défaite du nazisme, de défendre l'idée du caractère universel et intemporel de son récit, alors même qu'il eût, sans aucun doute, pu tirer avantage à insister sur la condamnation précise, et à peine voilée, du nazisme, que n'importe quel lecteur, animé de la plus élémentaire bonne foi, est amené à reconnaître dans les transparentes paraboles de ce récit héraldique.

Quand bien même quelques folliculaires eurent l'indécence, à la mort d'Ernst Jünger, de jeter sur ses orientations politiques de cette époque une suspicion, non seulement infondée mais fallacieuse et insultante, le moindre doute est aussitôt révoqué à la première lecture de Sur les Falaises de Marbre. Il n'est guère besoin de faire preuve d'une sagacité exemplaire, ni d'un esprit de prospection particulièrement audacieux pour reconnaître non seulement dans la figure du Grand Forestier et de ses lémures, mais dans la situation elle-même, une image de l'abomination allemande de ces temps-là: « …une étroite frise ornant le pignon se refermait sur lui, qui semblait comme formée d'araignées brunes... »

Le règne des « araignées brunes » suppose l'abandon de toute éthique noble. Son propre sera la dureté extérieure et la mollesse intérieure. Une modernité se dessine, à la fois complaisante à l'égard d'elle-même et impitoyable pour les autres. Morale canine, cynisme vulgaire symbolisé par la meute mise au service de la profanation: « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. »

Ce n'est pas seulement la nature du Mal qui est décrite en tant que telle, c'est aussi son mode opératoire moderne, lié aux circonstances historiques, à la mentalité, aux styles et aux opportunités du temps. Si la leçon métapolitique de Sur les Falaises de Marbre est bien destinée à s'étendre au-delà de l'Allemagne qui lui est contemporaine, c'est tout de même à partir de ce point que la démonstration se fait, qu'elle trouve ses exemples, ses arguments, susceptibles d'être, par malheur, étendus. L'intemporalité du récit, son caractère exemplaire, paradigmatique, sont paradoxalement situés. Ce que Jünger nous suggère, c'est l'idée du point de départ d'une nouvelle manifestation du Mal. Ce Mal revient, il n'a, certes, jamais cessé d'être, mais certaines circonstances sont propres à le favoriser, à lui donner une ampleur et une puissance méconnues jusqu'alors. Ainsi l'exemplarité du récit a pour fonction moins de nous éclairer sur d'anciennes manifestations que sur de toutes nouvelles, qui sont encore en germe et qui appartiennent peut-être davantage à l’avenir qu'au présent.

La stratégie de prise de pouvoir du grand Forestier est, à cet égard, fort éclairante. Elle s'applique, avec une évidence aveuglante au nazisme, mais pas seulement : « C'était là un trait magistral du grand Forestier: il administrait la frayeur par doses légères, qu'il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu'il jouait dans ces troubles savamment préparés à l'abri de ses forêts était celui d'une puissance d'ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l'élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l'on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la population à la raison. Le Grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d'abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet. »

S'il y eut des Allemands, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, Ernst Jünger ne fut manifestement pas de ceux-là. Non seulement il voit, mais il discerne des signes précurseurs, ce dont nos contemporains spécialisés en courages et dénonciations rétrospectifs sont bien incapables: «  Aussi les signes précurseurs demeurèrent-ils inaperçus. Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campana, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombries de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'horreur barbare qui avait atténué la violence allait en se perdant; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues et les clans s'étaient glissé des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elle à des fins étrangères. Les anciennes formes perdaient ainsi tout sens. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber. Après la guerre d'Alta-plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté. »

Mais sommes-nous désormais assez avisés, avons l'esprit assez « précurseur » pour comprendre que nous sommes toujours « après la guerre d'Alta-plana » ? La gnose de Sur les Falaise de Marbre ne vaut pas seulement par le regard en arrière mais par un exercice de prospection qui nous inclinerait, si nous en avions l'audace, à déchiffrer certaines configurations présentes - ainsi que Jünger sut le faire, dès 1939, date de la parution de Sur les Falaises de Marbre : « Habituellement, une bande, conduite par des gens des forêts, se présentait alors devant les fermes, et quand on lui refusait l'entrée, faisait sauter les serrures. On nommait aussi cette engeance les Vers de Feu, car ils attaquaient les vantaux avec des poutres sur lesquelles brillaient de petites lumières. D'autres expliquaient ce nom par le fait que, leur assaut mené à bien, ils soumettaient les gens au supplice du feu pour apprendre où l'argent était caché. On racontait d'eux en tout cas les choses les plus viles et les plus basses dont l'homme soit capable. Il leur fallait encore, pour éveiller l'effroi, empaqueter les cadavres dans des caisses ou des barils; et cet épouvantable chargement était expédié, avec les transports qui venaient de la Campagna, à la parenté de la maison même. » De sorte que « l'on vit ainsi prospérer de sombres avocats qui protégeaient l'injustice devant les tribunaux et dans les petites tavernes des ports, les ligues eurent leurs libres repaires. On pouvait voir à présent à leurs tables les mêmes figures que là-bas autour des feux de la steppe; là s'asseyaient et semblaient sommeiller de vieux bergers, les jambes enveloppées de peaux de bêtes, à côtés d'officiers qui depuis la guerre d'Alta-plana étaient à la demi-solde; et tout ce qu'on trouvait de chaque côté des Falaises de marbre en fait de gens aigris ou avides de changement, avaient accoutumé de boire ici et se croisaient sur le seuil, comme à l'entrée de sombres quartiers généraux... » Et Jünger, non sans témérité, d'ajouter: «  Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait; ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissaient le cœur d'affliction.»

Sur les Falaises de Marbre, récit intemporel, fait l'exact portrait du temps; mais ce temps est aussi le nôtre. Le récit n'est pas réaliste mais, comme toute l'œuvre de Jünger, héraldique et initiatique. L'analogie, loin de devoir être circonscrite aux événements historiques qui la virent naître et dont elle témoigne avec courage, se prolonge jusqu'à nous. Il n'est pas dit que notre temps ne recelât point ses grands Forestiers, que notre « Marina » et notre « Ermitage aux buissons blancs », c'est-à-dire notre culture romane et nos havres de méditation et de prière, ne fussent point menacés, ni que les armes de la résistance spirituelle que nous propose Jünger eussent perdues de leur efficience: « Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l'homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eut bientôt l'impression qu'ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s'emplit d'expressions qui n'ont cours d'habitude que parmi cette engeance que l'on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu'ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l'adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d'être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l'ebernum et que l'aigle s'envole, qui s'élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants. »

Telle est la force du récit poétique de contenir à la fois le présent et l'avenir par l'exercice d'un passé légendaire. L'imparfait mythique du récit indique un « illo tempore » chargé de tous les possibles. L'imparfait désigne non seulement un moment du passé mais une temporalité illimitée. Lorsqu'il évoque l'existence avant que survienne le grand Forestier et ses lémures, Jünger accroît encore cette infinitude du passé par l'expression « maintes fois ». Ce « maintes fois » nomme l'inépuisable richesse du moment présent, éternisé, son retour, à chaque fois sur un point plus haut de la spirale qui s'élance vers l'Hors du Temps... Tout ce qui a un sens, tout ce qui porte en soi une plénitude, une nostalgie et une promesse est prédestiné à revenir. Sans doute est-ce précisément à ce grand ordre du retour, dont témoignent également les vignes et les livres (et dont Jünger souligne qu'ils font l'objet de la détestation du grand Forestier) que s'en prendront les forces néfastes qui régentent l'Age Noir: «  Plus doux est encore le souvenir des années que nous versa le ciel si ce fut une soudaine épouvante qui les termina. »

La terreur que décrit Sur les Falaises de Marbre n'en révèle que davantage la beauté des années versées par le ciel. Ce que le ciel donne au regard, c'est d'abord la possibilité de voir par-delà les apparences, de vaincre l'opacité, l'étrangeté et l'impénétrabilité du monde extérieur: «  Nous regardions comme avec des yeux auxquels il est accordé de voir l'or et les cristaux qui courent en veines brillantes dans la profondeur des terres vitreuses.» Le site de l'émerveillement est le bien-nommé « Ermitage aux buissons blanc ». Le merveilleux et la connaissance, loin d'être opposés, ou même distincts, s'unissent dans la méditation de l'ermitage. Pour voir l'or et les cristaux « qui courent en veines brillantes dans les profondeurs de la terre vitreuse » c'est à-dire pour voir au-delà des apparences profanes, il faut se retirer du monde, de ses entraînements vers l'accessoire et le superficiel. Un ermitage est nécessaire, et le feu blanc des buissons qui ardent autour de lui portent vers l'ermite, épris de mystère et de connaissance, l'esprit qui vivifie contre les tentations de la lettre morte auquel les savants ne succombent ni moins ni plus que les ignorants.

De même que le grand Forestier et ses lémures sont la figure paradigmatique de la barbarie, l'Ermitage aux buissons blancs est celle de la civilisation, ou, plus exactement d'une civilité encore vive de la sapience profonde des êtres et des choses sans laquelle toute culture n'est qu'un simulacre. Ce qui se trame dans cet ermitage, l'œuvre qui s'y accomplit appartient à cet ordre de pensée dont les rares heureux qui, par exemple, ne réduisirent point l'œuvre de Novalis à une apologie de l'irrationnel, furent les récipiendaires. Cette sapience tient à la fois de l'observation exacte de la nature et du déchiffrement des signes de la surnature. Le moins que nous puissions accorder à la nature, c'est que nous en faisons partie, - sans oublier que l'ensemble est mystérieusement supérieur à la somme des parties qui la compose.

Cette mystérieuse supériorité est l'objet de la quête du narrateur et de son frère Othon. La sapience de l'Ermitage aux buissons blancs se distingue du savoir moderne prométhéen ou faustien par le bonheur. L'irréfutable signe de l'approche de la sapience est l'allégresse: « Là-haut, je restais longtemps encore assis à la fenêtre ouverte, plein d'une immense allégresse et mon cœur sentait l'existence entière dérouler du fuseau ses fils d'or ». Le bonheur de la sapience est aussi une sapience du bonheur. A quoi bon une science malheureuse, dédaigneuse des dons prodigieux ? La vérité, ce point de haute pertinence où s'unit l'entrecroisement des fils d'or que la nature médite en secret, est désigné comme un instant magique, une pure joie déployée dans la considération attentive et rêveuse: «  Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée. »

Le cœur cesse de battre, le temps se suspend, et la semence et la fleur s'unissent en une même méditation. Cette contemplation méditative n'a rien d'abstrait; elle n'est pas sans pouvoir sur le monde. La contemplation, pour Jünger, n'est pas détachée de l'action, elle est la semence qui fleurit en actes. La sapience, au sens médiéval et jüngérien, n'est pas seulement une théorie qui peut être ou ne pas être suivie d'une praxis, elle accorde en un même pas la contemplation et l'action, ou, plus exactement, elle fait de la méditation active du poète, une puissance: « Je sentais croître en même temps que notre science les forces qui permettent d'affronter les puissances de la vie et de les dominer comme on conduit les chevaux par la bride.» Pour Jünger, la méditation est, en soi, une puissance. Elle ne précède, ni ne succède à la puissance mais la suscite et l'anime par sa capacité de saisir en un même regard la semence et la fleur, le principe et son épanouissement visible, la cause et l'effet: « L'acte authentique se reconnaît tout spécialement à ce qu'en lui le passé même trouve son accomplissement. » Parce qu'elle nous porte dans cet au-delà du temps qui est le cœur du temps, la sapience nous confère la puissance qui seule peut faire obstacle aux menées ténébreuses du grand Forestier et de ses serviteurs obséquieux et brutaux.

Sur les Falaises de marbre dépasse les circonstances particulières qui entourent leur écriture et s'y reflètent avec exactitude par cela même que la guerre qu'elles décrivent entre la puissance et le pouvoir est de tous les temps. L'autorité et la puissance de la sapience des buissons blancs s'opposent au pouvoir du grand Forestier de la même façon que la courtoisie s'oppose à la goujaterie. C'est bien à tort que l'on considère la goujaterie comme un mal mineur. Elle participe de la même logique que les massacres. L'autorité et la puissance que la sapience des buissons blancs confère à ses adeptes rend seule possible la condition élémentaire de la morale - de même que le Bien est rendu possible par le Vrai et le Beau - qui exige que nous ne considérions point autrui comme un objet ou un outil. Ainsi, à propos du frère Othon, esprit libre par excellence, Ernst Jünger écrit: « Il avait pour principe de traiter les hommes qui nous approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d'un long voyage. Il aimait aussi nommer les hommes les optimates, signifiant par-là que tous autant qu'ils sont, ils forment l'aristocratie naturelle de ce monde et que chacun d'eux peut nous apporter l'excellent. Ils les concevaient comme des réceptacles du merveilleux et, créatures suprêmes, il leur accordait des droits princiers. Et réellement, je voyais tous ceux qui l'approchaient s'épanouir comme des plantes qui s'éveillaient du sommeil hivernal, non point qu'ils devinssent meilleurs, mais parce qu'ils devenaient davantage eux-mêmes. »

 

Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages. 18 euros. 

Couverture Le déchiffrement du monde

Quatrième de couverture:

L'oeuvre d'Ernst Jünger, connue surtout pour ses récits et journaux de guerre, est loin de s'y réduire. Une pensée originale s'aventure à méditer sur le cours et la nature du Temps, les titans et les dieux, les nervures secrètes des songes, les analogies et les symboles.

Qu'en est-il des chasses subtiles, de la vision stéréoscopique, du regard panoramique, des synesthésies et de l'art de l'interprétations, des aruspices et du rapport des hommes avec le végétal et la pierre, avec le nuage, la vague ou la flamme ? Qu'en est-il de la rébellion contre l'uniformisation des êtres et des choses, du recours aux forêts, de cette forme supérieure de liberté dont témoigne l'Anarque envers et contre tous les totalitarismes ostensibles ou discrets ? Que nous dit l'entretien persistant et vivace d'Ernst Jünger avec les oeuvres de Novalis, Hölderlin, Nietzsche ou Heidegger ? Comment comprendre ce dessein, poétique et gnostique, qui va, à l'impourvue et par fragments, vers une victoire sur le nihilisme ? Comment s'approcher de cette initiation à la vie magnifique, voire à une nouvelle théodicée ?

Dans cet ouvrage qui, non moins qu'une suite d'essais, est le récit d'un long compagnonnage avec l'oeuvre, l'auteur nous apporte quelques réponse à ces questions, et d'autres, qui sont autant d'étapes d'une cheminement vers le Domaine Perdu, vers cet ermitage aux buissons blancs où il nous sera donné comprendre que le monde visible est l'empreinte d'un sceau invisible.  

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17/12/2021

Raymond Abellio, le roman du huitième jour:

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Luc-Olivier d’Algange

Raymond Abellio, le roman du huitième jour

 

« Je n'étais qu'une ombre parmi les ombres, mais je sentais bouger en moi ce monde ultime où la pensée devient acte et purifie le monde, sans geste ni parole, toute seule, par la seule vertu de sa rigueur, de sa claire magie. »

Raymond Abellio

 

Le roman « idéologique » de Raymond Abellio outrepasse l'idéologie au sens restreint d'une partialité humaine, liée à des appartenances ou des circonstances historiques. C'est un roman engagé dans le désengagement, décrivant les conditions de l'advenue de l'Inconditionné. En allant aux confins de la psychologie, il importe à l'auteur de passer de l'autre côté, là où toute psychologie devient métaphysique, toute politique, gnose. Le roman d'Abellio s'achemine vers la « conversion du regard », ou, mieux encore, il est le cheminement de la conversion du regard à travers les apparences d'un monde transfiguré, impassible et lumineux, où les ténèbres mêmes sont devenues les ressources profondes du jour. Qu'importe un récit qui n'a pas pour ambition ultime de dire le huitième jour ? Qu'importe un personnage dont l'auteur n'ôte point le masque humain ? Qu'importe une histoire qui n'est point le signe visible d'une hiéro-histoire ? Qu'importe le visible s'il n'est point l'empreinte de l'invisible ? Qu'importe l'instant qui ne tient pas au cœur de l'éternité ?

La vaste orchestration abellienne, dont l'ambition romanesque n'est pas sans analogie avec celle de Balzac, semble n'avoir d'autre dessein que ce basculement à la fois final et inaugural dans l'éternel. Mais pour abolir le Temps, pourquoi écrire romans et mémoires qui semblent être, au contraire, des modes d'accomplissement de la temporalité ? Pour quelles raisons Abellio, qui visait à une sorte de monadologie leibnizienne appliquée à l'épistémologie contemporaine, ne s'est-il point limité à l'exposé didactique de la structure absolue ? « Ma plus haute ambition écrit Raymond Abellio, c'est en effet d'écrire le roman de cette structure absolue, à travers les bouleversements qu'entraîna pour moi cette découverte, et d'écrire à ce sujet non pas un essai philosophique romancé, ou un roman bâtard, mais un vrai roman, celui de ma propre vie, replacée dans cette genèse, et, à cet égard, toute vie sachant reconnaître les signes est selon moi un sujet d'une valeur romanesque sans égale, le seul sujet. »

La structure absolue de Raymond Abellio se distingue d'abord du structuralisme universitaire en ce qu'elle est une structure mobile. La structure absolue n'est pas un schéma mais un tournoiement de relations qui s'impliquent les unes dans les autres, jusqu'à ce vertige que Raymond Abellio nomme « le vertige de l'abîme du Jour ». Or, qu'est-ce qu'un roman lorsqu'il se délivre du positivisme sommaire de la psychologie et de la sociologie, sinon la victoire de « l'abîme du jour » sur « l'abîme de la nuit » ? Les forces obscures, destructrices, qui hantent les personnages d'Abellio (et ne sont pas sans analogie, à cet égard, avec ceux de Dostoïevski) sont la « matière première » au sens alchimique, du Grand-Œuvre qui portera le roman idéologique jusqu'à l'incandescence du roman prophétique. Le paroxysme de l'événement est effacement de l'événement.

Drameille, dans La Fosse de Babel, précise que l'on ne peut décrire un effacement. En revanche, il est possible, à l'écrivain de l'extrême, de décrire un paroxysme, « cette floraison d'un Dieu si plein de lui-même que martyrs et criminels s'y confondent. » Avant la grande libération solaire, impériale, il faut passer par l'ascèse nocturne de l'action. «  Les hommes, écrit encore Abellio, ne retrouveront le sens du sacré qu'après avoir traversé tout le champ du tragique. » La passion encore invisible du « dernier Occident » s'accomplira dans « la montée nocturne du roman où s'efface sans cesse et se renouvelle le pouvoir des mots. »

L'œuvre de Raymond Abellio rejoint ainsi l'ambition continue de la philosophie grecque, des présocratiques jusqu'aux néoplatoniciens, qui est de changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante: « Les hommes les plus torturés par l'impossible peuvent passer pour des êtres en repos, mais leur passivité met en action, dans l'invisible, les forces les plus puissantes ». Le parcours de Raymond Abellio, de la politique à la gnose, relate ce passage de l'Eris néfaste à l'Eris faste. L'ascèse personnelle de Raymond Abellio consistera pour une grande part à juguler en lui la violence tragique et dostoïevskienne de l'ultime Occident et à dépasser, par le haut, le nihilisme des idéologies antagonistes: « Il fallait alors regrouper secrètement, au-delà de toutes les idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future prêtrise. ». Le premier chapitre du roman significativement intitulé Heureux les Pacifiques débute précisément par un meurtre inaccompli. L'ennemi véritable n'est pas celui que paraissent désigner, au demeurant de façon toujours obscure ou aléatoire, les circonstances historiques. L'Ennemi véritable est le Moi. Pour atteindre le Soi, il faut tuer le Moi. Les romans d'Abellio décrivent l'élévation transfigurante, avec ses dangers, ses écueils et ses échecs, de la « petite guerre sainte » à la « grande guerre sainte ».

L'œuvre de Raymond Abellio est de celles pour qui le monde existe. Là où le romancier du singulier ratiocine en exacerbant son recours à l'analyse psychologique ou en se perdant en volutes formalistes, le romancier de l'extrême vit son œuvre comme « la triple passion de l'éthique, de l'esthétique et de la métaphysique. »Le singulier enferme l'individu en lui-même. L'extrême le conduit à ses propres limites qui non seulement le révèlent à lui-même mais changent le miroir du Moi en une vitre murmurante, voire en un vitrail dont les couleurs sont clairement délimitées mais dont les accords sont infiniment variés par le mouvement de la lumière. Les rosaces des cathédrales sont les figures versicolores de la Structure Absolue. A la fois dans le temps et en dehors du temps, révélant l'éternité par la mobilité de ses dialectiques entrecroisées, la structure absolue circonscrit « l'abîme du jour » de la conscience dans sa rotation solaire, dans son ensoleillement génésique. Tout pour le romancier, comme pour le gnostique (et la phénoménologie husserlienne dont se revendiquera Abellio se définit elle-même comme une « communauté gnostique ») se joue dans la conscience, qui est « le plus haut produit de l'être ».

Le roman digne de ce nom, qui entretient encore quelque rapport avec une spiritualité romane, sera donc le roman d'une ou de plusieurs « consciences en action ». A la ressemblance des romans de Stevenson, de Conrad ou de John Buchan, les romans d'Abellio inventent des personnages qui se mesurent aux évidences et aux ténèbres du monde. Ces personnages « lucifériens » ne croient point abuser de leurs forces en allant « au cœur des ténèbres », voire au cœur du « typhon ». Leur quête de l'immobilité centrale passe par l'expérimentation des tumultes et des tourbillons les plus périlleux. N'est-il point dit dans les récits du Graal que le château périlleux « tourne sur lui-même »? Pour n'être point rejeté dans les ténèbres extérieures, il importe de saisir au vif de l'instant l'opportunité excellente. C'est bien cette prémisse qui donne à la gnose abellienne le pouvoir de subjuguer le récit et de susciter un romancier qui, en toute conscience, domine son genre, sans nuire à l'impondérable vivacité: « Chaque fois j'ai vécu d'abord, réfléchi ensuite, écrit enfin. J'ai même parfois revécu assez vite pour être obligé de détruire ce que j'avais écrit. Mais qui me comprendra ? Un seul roman dans toute ma vie, ce devrait être assez, quand la vie est finie en tant que récit et qu'en tant que réalité, elle commence. »

Alors que Les Chemins de la liberté de Sartre ou les Déracinés de Barrès s'alourdissent de l'insistance avec laquelle leurs auteurs défendent leur thèse, la trilogie abellienne (ou la tétralogie, selon que l'on y intègre ou non son premier roman Heureux les Pacifiques) fait jouer la Structure Absolue dans tous les sens et se refuse aux vues édifiantes, laissant au lecteur la possibilité d'une lecture périlleuse, où la conscience ne peut compter que sur ses propres pouvoirs pour discerner le Bien et le Mal, autrement dit, la Grâce et la pesanteur. Si Abellio est bien le contraire d'un donneur de leçon, il est fort loin de se complaire dans un immoralisme qui ne serait que la floraison parasitaire de la morale qu'il condamne. Il peut ainsi fonder une éthique, directement reliée à l'esthétique et à la métaphysique. La morale abellienne est cette fine pointe où la pensée de Nietzsche rejoint la théologie de Maître Eckhart.

Dans leurs fidélités et dans leurs transgressions, c'est bien à la recherche d'une morale que s'en vont les personnages de Raymond Abellio et à travers eux, Raymond Abellio lui-même. Mais cette morale n'est pas une morale utilitaire, une morale de la récompense ou du marchandage, mais une morale héroïque et sacerdotale. Pour Raymond Abellio, le péché, c'est l'erreur. A ce titre, le péché ne doit point conduire à la culpabilité mais à un repentir, au sens artistique. Le penseur est un archer: il doit apprendre à ajuster son tir. Pécher, c'est rater le cible. La méditation du repentir favorise une plus grande exactitude. Le moralisateur se trouve en état de péché continuel, lui qui à force de s'occuper des archets d'autrui, ne cesse de manquer, dans sa propre relation au monde, la cible du Bien, du Beau et du Vrai. A cet égard, l'œuvre de Raymond Abellio relève bien d'une ascèse pascalienne.

Les romans de Raymond Abellio sont pascaliens par leur dramaturgie qui décrit la rencontre, à travers les personnages, de l'esprit de finesse, qui saisit les nuances du moment, et de l'esprit de géométrie, qui entrevoit les vastes configurations où s'inscrivent les destinées humaines, collectives ou individuelles. L'œuvre de Raymond Abellio n'est pas moins novatrice lorsqu'elle délivre le sens du destin, le fatum des tragédies et des romans de Balzac, du déterminisme purement naturaliste où l'entraînent les intelligences rudimentaires. Dans La Fosse de Babel ou Visages immobiles, le destin individuel n'a pas une moindre signification que le destin collectif. L'individuel et le collectif s'entretissent si bien qu'il n'est aucune complexité, ni aucune puissance, qui ne dussent être saisies et dominées par l'entendement. Loin de soumettre l'individu, de lui ôter son libre-arbitre, l'interdépendance universelle, qui est l'apriori théorique de la Structure Absolue, restitue la personne à sa souveraineté bafouée par l'individualisme de masse des sociétés occidentales modernes. Si les mouvements majestueux des astres influent sur nos destinées, Abellio ne manquera pas de rappeler qu'un homme qui étend ses bras change l'ordre des constellations, fût-ce de manière infime. Mais qui est juge de l'importance de l'infime ou du grandiose ? Lorsque l'esprit de finesse coïncide avec l'esprit de géométrie, l'infime et le grandiose s'impliquent l'un dans l'autre dans un ordre de grandeur où la qualité entre en concordance avec la quantité sans plus être écrasée par elle, comme par sa base, la pointe d'une pyramide inversée. Tout auteur, qui n'entend pas être réduit au rôle de pourvoyeur de distractions ou d'homélies à conforter la bonne conscience du médiocre, ne peut témoigner en faveur de son art sans avoir entrepris, au préalable, une critique radicale des morales, des valeurs et des savoirs qui prétendent au gouvernement absolu des hommes par l'exclusion de toute métaphysique et de toute transcendance. Conjoignant la finesse du romancier et la géométrie du métaphysicien, s'inscrivant ainsi dans la voie royale de la haute-littérature (qui, de la Délie de Scève jusqu'aux Nouvelles Révélations de l'Etre d'Antonin Artaud, n'a jamais cessé de relever le défi que le prophétisme adresse à la raison non pour détruire la raison mais pour en exaucer le vœu secret dans les arcanes du Logos-Roi) l'œuvre de Raymond Abellio définit l'espace nécessaire aux nouvelles advenues de l'Intellect.

Ces advenues seront transdisciplinaires, impériales, européennes, tiers-incluantes et gnostiques. « Si aujourd'hui, en Europe, écrit Raymond Abellio, la politique n'est plus qu'affairisme ou futilité, une supra-politique est train de naître, qui n'est encore que pressentiment et reste au stade de la non-politique. Le grand drame intérieur de Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Husserl, qui s'est dilué chez les épigones en scolastiques de minuties incapables de rapprocher les signes, devient le drame même de l'histoire. Sur la sous-humanité, par une juste compensation, une surhumanité tente de naître. Dans un monde où toute relation véritable est rompue, elle seule vit, dans sa solitude, la triple et unique passion de l'éthique de l'esthétique et du religieux, d'où sortira un comble de relation: une religion nouvelle. »

Est-il même nécessaire de préciser que cette « surhumanité » n'a rien de darwinien, qu'elle ne se rapporte nullement à quelque évolution biologique mais demeure, tout comme la « religion nouvelle » essentiellement christique, comme une éternelle possibilité de la Sophia perennis ?

 

 

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16/12/2021

"Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie":

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Luc-Olivier d'Algange

Le Ciel de Cambridge

 

Mieux qu'une biographie, ou un essai, l'ouvrage de Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, est un récit. Au lecteur sera ainsi épargné cet amas de détails oiseux dont les biographes laborieux alourdissent leurs livres ainsi que la prétention exégétique qui considère, au point de s'en laisser hypnotiser, les contextes, les paratextes et les intertextes, en oubliant ce dont l'œuvre témoigne et ce qu'elle nous dit.

Le livre Philippe Barthelet lève cet énigmatique interdit, par amitié; il devient soudain possible d'entendre une œuvre, hors du brouillage des sciences humaines, c'est-à-dire le plus simplement du monde, - accordée à toutes les nuances et toutes les profondeurs. A quoi bon écrire à propos d'un poète si ce n'est pour donner à comprendre la poésie même, si le propos n'est pas lui-même écume dans l'écume du sillage rapide qui précède le poète et le voue à se souvenir de ce qui apparaît et de ce qui disparaît ? Etre vivant pleinement, c'est comprendre que nous sommes des apparences, - fugaces. Les Grecs nommaient les dieux « Ceux qui apparaissent », comme le sont aussi, tel Rupert Brooke, et par excellence, « ceux qui sont aimés des dieux ».

De la mort qui couronne la vie la plus loyale et la moins morbide qui soit, la plus entière, - avec le regard de Janus, ce double-regard platonicien, - accordée, comme le sont les fleurs qu'il sut nommer, au Ciel très-haut qu'elles reçoivent, et dont elles disent, en corolles, le vrai secret, - Rupert Brooke de s'y savoir, en soldat, tôt destiné, nous apporte la sapience, fière et légère: nous apparaissons pour disparaître et faire apparaître de l'invisible. Ainsi se divulgue le secret d'exil de ceux qui, éperdument, aimèrent la forme belle, et qu'à tort on accusa d'être des esthètes. « La poésie, écrit Philippe Barthelet, est mémoire de la réalité et l'on ne peut voir, l'on ne peut sentir que si l'on se souvient, - si l'on se "recorde" en reprenant ce vieux verbe indispensable que l'anglais nous a gardé, indispensable, puisque l'organe de la mémoire est le cœur. »

Ainsi en est-il de notre pays et de notre âme. La paresse humaine incline trop à penser que tout va de soi. S'il n'est un poète pour réaccorder, tout n'est que discordance et confusion. Notre pays est toujours celui qui est le plus loin de nous. Les paysages sous nos yeux exigent le plus grand voyage, et notre langue une attention toujours neuve et ressouvenue. Plus on s'attarde dans le temps devenu espace « à contempler tout le jour le ciel de Cambridge » et mieux ce temps devient une réverbération de l'éternité, où nous sommes déjà, sans exactement le savoir, sauf par exception: « I only now that you may lie/ Day-long et watch the Cambridge sky... ». Savoir seulement qu'à être là, toujours là et ailleurs, - nous sommes d'un ailleurs qui dit l'ici-même.

La vie ne suffit pas, mais encore faut-il y consentir, s'en élever, par l'honneur, sans quoi l'on sombre dans le ressentiment. Le poète est là pour nous rappeler qu'à ce monde nous n'appartenons pas et que la beauté n'est que la splendeur de notre ressouvenir à ne pas lui appartenir. « Le poète, écrit Philippe Barthelet, apprend au monde qu'il chante qu'il est digne d'être chant, et le chant du poète ajoute au monde son éclat, il en augmente la réalité. Palladium contre la flétrissure de l'âge moderne, en ces jours si éloignés des piétés heureuses... »

Les temps ne sont plus, et Rupert Brooke le savait; mais s'ils ne sont plus, ils sont en attente, en attention, dans le temps pur, car purifié des représentations qui le hantent, de ces spectres qui ne sont plus des dieux, comme le savait Novalis; - le temps d'attente ardente est silence: « Faire silence, écrit Philippe Barthelet, dans son esprit et plus encore dans son cœur, pour que les mots ne fassent pas d'ombre à l'épiphanie du réel, - ce que Rupert Brooke appelle poésie, dont on ne peut dire qu'il y revient toujours – parce que jamais il ne s'en éloigne. »

Que la vie et la poésie soient un combat, nul ne le sut mieux que Rupert Brooke, - mais un combat non seulement contre des ennemis extérieurs, ou contre l'Ennemi en soi, mais un combat contre le monde qui ne serait qu'une moitié de monde où les « half-men» voudraient nous enfermer, comme on enferme la mort dans la vie ou la vie dans la mort, l'idée dans l'abstraction ou l'immanence dans la matière. Faire honneur au monde entier, c'est alors vouloir que survive le chant: « A la noblesse du chant, à la sagesse sacrée, qui vivent, nous morts ».

Où demeure la générosité ? Dans quelles âmes, quelles cités, quelles civilisations ? La générosité appartient à cet ordre du réel qui n'a pas besoin de s'expliquer: elle se manifeste partout où nous recevons plus que nous ne pouvons donner. L'avare dévalue ce qu'il reçoit par crainte de devoir le rendre. Pour lui tout est petit, jusqu'aux pensées d'autrui où il ne peut discerner que calculs et basses raisons. Le noble élan du cœur simple lui échappe. Il reste à l'affût pour s'enrichir, par ruse, des négligences des âmes mieux nées que lui et tombe dans une fatale mésestime. L'honneur ne peut le mouvoir ni l'émouvoir.

Le Ciel de Cambridge nous rappelle que cet honneur est possible, finalement, qu'il nous gouverne, et que la fin dernière est à l'instant même où le regard ouvre le ciel, à jamais, lorsque nous partons. « Pour que nous quittions », écrit Rupert Brooke, « les cœurs malades que l'honneur n'émeut pas ». Il nous reste ainsi à remercier et à aimer la providence qui nous a fait naître aux temps du ravage de toute idée, de toute forme et de toute beauté, nous obligeant ainsi à en relever le défi et à ressaisir, seuls, le silence et l'invisible dont elles proviennent: « Alone above the Night, above the dust of the dead gods, alone ». C'est bien seul que l'on devance, dans la poussière des dieux morts, l'Appel de ceux que l'on doit honorer: « Ne les couronnerai-je pas d'une louange immortelle/Ceux que j'ai aimé/ qui m'ont donné, qui ont affronté avec moi/ De grands secrets ? »

Il n'est pas si fréquent qu'un poète trouve son juste intercesseur, - celui qui, nécessairement, nous conduit à lui. Le Ciel de Cambridge prouve qu'il n'est de transmission que d'une parole vive à une autre, par-delà les cercles ouverts de la mort. Les cordes alors se réaccordent dans le vibrato de cette divine anamnésis qui est, loin des « réalistes », le réel même, c'est- à-dire le monde qui est, comme le savait Hugo von Hofmannstahl « un poème éternel » (« Was ist die Welt ? Ein ewiges Gedicht. ») Nous comprenons ainsi, d'intercesseurs en intercesseurs, la fonction théurgique du poème, toujours hors de portée et cependant immédiat, dans la sagesse intime des mots, dont Philippe Barthelet nous dit qu'ils ne sont pas « symboliques » précisément parce qu'ils sont eux-mêmes Symboles, - choses réelles, visibles pour une part et pour une autre invisibles, ici-même et "là-bas, là-bas", comme les nuages de l'étranger baudelairien, - ces nuances qui nous manquent, et plus encore auxquelles nous manquons, et qui, dans nos défaillances, nos enivrements et nos songes, nous appellent.

 

Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Hoffmann, une intellectualité musicale:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Intellectualité musicale

 

L'importance de la musique dans l'œuvre de Hoffmann n'est pas seulement d'ordre thématique ou anecdotique. Les Contes, et Le Vase d'Or, en particulier, s'ordonnent à des lois subtiles et mobiles qui requièrent du lecteur une attention que l'on pourrait dire « musicienne ». Etre attentif aux phrases, à l'enchaînement des circonstances du récit et à la pensée même de l'auteur, c'est, en la circonstance, changer en musique les mots écrits, élever les signes typographiques à la hauteur idéale du chant. Par cette exigence à l'égard d'elle-même et à l'égard du lecteur, l'œuvre de Hoffmann s'inscrit dans la tradition du Romantisme allemand tel que Novalis en sut formuler les idées majeures et le dessein. Albert Béguin écrit, à propos de Hoffmann: « Tard venu, il héritait d'une tradition qui remonte à Herder, dont Goethe avait été tributaire et dont Novalis avait élaboré la théorie. »

D'ordre prophétique, plutôt que systématique, les théories de Novalis éclairent la pensée qui, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, risque de paraître allusive ou incertaine. Or, l'idée d'une intellectualité musicale, c'est-à-dire d'une intellectualité en mouvement suppose, dans la pensée de Novalis, que l'esthétique et la métaphysique soient indubitablement liées, unies, dans les variations infinies et les configurations sans cesse nouvelles de la musique. L'Intellect n'est point séparé des sens; il est, pour ainsi dire, le moyeu immobile de cette circularité synesthésique où, selon l'expression de Baudelaire, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

« Il est étrange, écrit Novalis, que l'intérieur de l'homme ait été jusqu'à présent exploré de façon aussi indigente et qu'on en ait traité avec tant d'insipidité, un tel manque d'esprit. La prétendue psychologie est encore une de ces larves qui ont pris, dans le sanctuaire, la place que devaient tenir d'authentiques images divines... Intelligence, imagination, raison, ce sont là des compartiments misérables de l'univers qui est en nous. De leurs merveilleuses compénétrations, des configurations qu'elles forment, de leurs transitions infinies, pas un mot. Il n'est venu à l'idée de personne de chercher en nous des forces nouvelles encore, et qui n'ont pas reçu de nom, d'enquêter sur leurs rapports de compagnonnage. Qui sait à quelles merveilleuses unions, à quelles générations prodigieuses nous pouvons encore nous attendre au-dedans de nous-mêmes. » La musique étant l'art des variations et des transitions infinies, l'intellectualité musicale, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, sera le principe de passages entre des domaines, des règnes et des états habituellement séparés par des frontières rigoureuses. La réalité et le rêve, la nature inanimée et animée, les figures humaines et mythiques se confondent pour susciter ces « générations prodigieuses » que pressent Novalis. De cette mise-en-miroir d'aspects ordinairement distincts naît un vertige de reflets et de spéculations infinies où la réalité mystérieusement s'avive et s'agrandit.

Sous le sureau où s'est réfugié l'étudiant Anselme, soudain s'accroît l'intensité des couleurs. Les « vagues dorées du beau fleuve », les « clochers lumineux sur le fond vaporeux du ciel », les « prés fleuris et les forêts d'un vert tendre » annoncent les brillantes nuances des « serpents verts » et les teintes de la bibliothèque secrète de l'Archiviste Lindhorst. Les couleurs sont les accords magnifiques qui annoncent le passage de la réalité quotidienne, banale, à une réalité visionnaire et prodigieuse. Les images du conte sont annonciatrices. L'imprévisible est contenu dans le déjà advenu. La vastitude et la complexité du monde auquel l'expérience visionnaire convie l'étudiant Anselme, évoque un opéra féerique. La « folie » d'Anselme est le prélude d'une sagesse verdoyante. Développée à partir d'un thème unique, l'intellectualité musicale favorise l'arborescence logique des métamorphoses.

Les bruissements deviennent parole. L'inintelligible, le bruit sont gagnés par le Sens et par la musique: « Ici l'étudiant Anselme fut interrompu dans son soliloque par un étrange bruit de frôlements et de froufrous qui s'éleva dans l'herbe tout près de lui, pour glisser et monter bientôt après jusqu'aux branches et aux feuilles du sureau qui s'étalaient en voûte au-dessus de sa tête. On eût dit tantôt que le vent du soir secouait le feuillage, tantôt que les oiselets folâtraient dans les branches, agitant de-ci de-là leurs petites ailes en leurs capricieux ébats. Puis ce furent des chuchotements, des zézaiements, et il sembla que les fleurs tintaient comme autant de clochettes cristallines suspendues aux branches. Anselme ne se laissait pas de prêter l'oreille. Tout à coup, sans qu'il sut lui-même comment, ces zézaiements, ces chuchotements et ces tintements se changèrent en paroles à peine perceptibles, à moitié emportées par le vent... » La musicalité des mots coïncide avec leur ressaisissement par le sens: « Zwischen durch - zwischen ein - zwischen Zweigen, zwischen swellenden Bluten... » Le texte allemand, mieux que ses traductions françaises, restitue ce saisissement des rumeurs par la musicalité naissante du Sens dont la souveraineté soudaine tinte « comme un accord parfait de claires cloches cristallines » précédant l'apparition de Serpentina.

La pensée qui amoureusement s'unit à cette musique, mieux que la pensée profane, s'accorde aux secrètes concordances du monde. Les choses ne sont point ce qu'elles paraissent être. L'Invisible résonne dans le visible et les échos du visible se prolongent et se répercutent dans l'Invisible. Le monde, dans tous ses aspects est ainsi doué de parole: « Le vent du soir passa dans un frôlement et dit: « je me jouais autour de ton front mais tu ne m'as pas compris; le souffle est mon langage, quand l'amour l'enflamme ». Les rayons du soleil percèrent les nuées, et la lueur éclatait comme en paroles: « Je t'inondais de mon or embrasé, mais tu ne m'as pas compris; l'embrasement est mon langage quand l'amour l'enflamme. Et, plongeant toujours plus au fond des deux yeux magnifiques, la nostalgie se faisait plus ardente, le désir s'embrasait. Alors tout s'agita et s'anima, tout sembla s'éveiller à la vie et au plaisir. Les plantes et les fleurs embaumaient autour de lui et leur parfum était comme un chant magnifique de mille voix de flûtes; et les nuages du soir qui passaient en fuyant emportaient l'écho de leurs chansons vers les pays lointains. » En l'apogée de l'intellectualité musicale, la nature irradie. Le présent rayonne des hautes puissances d'un passé légendaire ou mythique. L'archiviste Lindhorst peut défier la clientèle bourgeoise car il est en vérité Prince des Esprits: « Il se peut que ce que je viens de vous raconter, en traits bien insuffisants, il est vrai, vous paraisse absurde et extravagant, mais ce n'en est pas moins extrêmement cohérent et nullement à prendre au sens allégorique, mais littéralement vrai »

« Nullement allégoriques et littéralement vraies » sont, dans le Conte de Hoffmann, les métamorphoses. Les véritables « identités » ne sont pas détenues dans le monde profane mais elles sont les reflets des plus hautes et immémoriales identités des « seigneuries d'Atlantis ». De même que, selon Platon, le temps est l'image mobile de l'éternité, les identités des personnages sont les images mobiles d'une vérité provisoirement lointaine, mais source d'une lancinante nostalgie. Les objets eux-mêmes, menacés dans leur statut,- et par cela même menaçants,- ne sont pas exempts de ces métamorphoses. Ainsi en est-il du heurtoir de la porte de Lindhorst: « La figure de métal s'embrasant dans une hideuse fantasmagorie de lueurs bleues, se contracta en un grimaçant rictus...» Plus loin, c'est le cordon de la sonnette qui se change en reptile: « Le cordon de sonnette s'abaissant devint un serpent géant, blanc et diaphane qui l'enveloppa, l'étreignit; laçant ses anneaux de plus en plus serrés, si bien que les os flasques et broyés s'effritèrent en craquant et que le sang gicla de ses veines pénétrant le corps diaphane du serpent et le colorant de rouge. » Entre l'angoisse et l'extase, l'intellectualité musicale entraîne la pensée dans une imagerie mouvante où chaque thème et chaque image est en proie à l'exigence qui doit les changer en d'autres thèmes et d'autres images. Les métamorphoses angoissantes annoncent les métamorphoses extatiques. Le resserrement de l'angoisse va jusqu'à la pétrification. Face à l'archiviste Lindhorst, Anselme sent « un torrent de glace parcourir ses veines gelées » comme s'il était en train de se changer en statue de pierre. Par contraste, les métamorphoses extatiques n'en sont que plus ouraniennes et plus immatérielles. Sous le baiser de Phosphorus, la fleur de lys se défait de toute pesanteur et de toute compacité et s'embrase dans les hauteurs: « Et comme rayonnante de lumière, elle s'embrasa en hautes flammes, d'où fit irruption un être étranger, qui, laissant la vallée bien loi au-dessous de lui, erra en tous sens dans l'espace infini.»

Rien n'échappe à ces variations, transitions et métamorphoses qui, par leurs enchantements, entraînent la pensée en des contrées surnaturelles. La nostalgie romantique qui s'empare de l'étudiant Anselme, recèle des pouvoirs extrêmes car elle est le principe d'embrasement du pressentiment lui-même. La nostalgie romantique, « sehnsucht », est une nostalgie prophétique, impérieuse, qui oeuvre à une véritable transmutation de l'entendement. Mais cette transmutation n'est pas sans dangers: « Je vois et je sens parfaitement désormais que toutes sortes de formes étrangères, venues d'un monde lointain et prodigieux que je ne contemplais jadis qu'en certains rêves singuliers, et bien particuliers, ont envahis à présent mes états de veille et ma vie active, et se jouent de moi. » Fidèle au dessein de Novalis, qui consiste à se saisir des configurations et des transitions nouvelles de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, Le Vase d'Or de Hoffmann va proposer dans une adresse au lecteur, qui se situe à peu près au milieu du récit, une interprétation métaphysique des épreuves que traverse la pensée lorsqu'elle est vouée à l'aventure des métamorphoses: « Essaie, ami lecteur, dans le royaume féerique plein de sublimes prodiges, qui provoquent sous leur choc formidable les suprêmes délices aussi bien que la plus profonde épouvante,- dans ce royaume où l'austère déesse lève un coin de son voile, si bien que nous nous figurons contempler son visage,- ( mais un sourire brille souvent sous son regard austère, et c'est le caprice taquin qui se joue de nous et nous trouble et nous ensorcelle de mille façons, comme une mère aime à badiner avec ses enfants préférés),- dans ce royaume disais-je, dont l'esprit, du moins en rêve, nous ouvre si souvent les portes, essaie, ami lecteur, de reconnaître les silhouettes bien connues que tu coudoies journellement, suivant l'expression consacrée, dans la vie ordinaire. Tu seras alors d'avis que ce sublime royaume est beaucoup plus près de nous que, peut-être, tu ne l'estimais ordinairement... et c'est ce que je souhaite de tout mon coeur, et m'efforce de te faire comprendre dans l'étrange histoire de l'étudiant Anselme. »

La « vie ordinaire » qui nous sépare des « suprêmes délices » et des « profondes épouvantes » est plus ténue qu'il n'y paraît. La proximité du « sublime royaume » est attestée par les pouvoirs de notre conscience à se concevoir elle-même comme changeante, soumise à cette hiérarchie infinie des états dont la veille, le rêve, le sommeil, l'extase offrent quelques exemples rudimentaires. Ce qui importe est plus subtil: cette orée miroitante qui unit et sépare la veille et le rêve, où tout, soudainement, devient possible. La nostalgie de l'étudiant Anselme n'est pas le regret d'un passé situé à un quelconque point antérieur de l'histoire humaine, c'est, au sens propre, une nostalgie de l'inconnu et de l'inouï. Hanté par la nostalgie, Anselme va à la conquête de formes nouvelles et de neuves harmonies: telle est l'inquiétude de l'intellectualité musicale qui, semblable au désir amoureux, ne connaît qu'une soif que seule comble une soif nouvelle.

Il n'est pas indifférent de constater que, distribuée en "veilles",- qui sont autant de défis à l'ensommeillement de la pensée dans l'illusion de la vie ordinaire,- la poursuite initiatique et amoureuse que relate Le Vase d'Or, débute sous un arbre, en l'occurrence un sureau, dont la moelle légère fut évoquée, par André Breton, dans un poème de Clair de terre. Ainsi que le soulignent les études de René Guénon et de Mircéa Eliade, l'Arbre fut souvent identifié à l'axe du monde, lieu par excellence du passage entre les différents états de la conscience et de l'être. Or, l'expérience visionnaire d'Anselme sous le sureau rejoint, dans son illumination arborescente, ce symbolisme du passage et de l'axe du monde. Le caractère impérieux et fulgurant de la vision et l'embrasement de la conscience qui en résulte, montrent que l'arbre est habité par une puissance électrique, annoncée par les bruissements lumineux, dont le surgissement va littéralement transmuter la conscience de l'étudiant. « Cependant, écrit René Guénon, on pourrait se demander si le rapprochement ainsi établi entre l'arbre et le symbole de la foudre, qui peuvent sembler à première vue être deux choses fort distinctes, est susceptible d'aller encore plus loin que le seul fait de cette signification axiale qui leur est manifestement commune; la réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons dit de la nature ignée de l'Arbre du monde, auquel Agni lui-même est identifié dans le symbolisme védique, et dont, par suite, la colonne de feu est un exact équivalent comme représentation de l'axe. Il est évident que la foudre est également de nature ignée et lumineuse; l'éclair est d'ailleurs un des symboles les plus habituels de l'illumination au sens intellectuel ou spirituel. L'Arbre de Lumière dont nous avons parlé traverse et illumine tous les mondes; d'après le passage du Zohar, cité à ce propos par A. Coomaraswamy, l'illumination commence au sommet et s'étend en ligne droite à travers le tronc tout entier; et cette propagation de la lumière peut facilement évoquer l'idée de l'éclair. Du reste, d'une façon générale, l'Axe du monde est toujours regardé plus ou moins explicitement comme lumineux... »

Illuminateur, le passage donne accès à un monde dont les configurations mobiles évoquent une partition symbolique. Les symboles, dans le récit, se répondent les uns aux autres. Chaque chose est le répons musical et mythique d'une autre. Hoffmann ne cite pas en vain Swedenborg, théoricien et visionnaire d'un univers de correspondances où les mondes se superposent infiniment dans l'Invisible. La responsabilité qui incombe aux personnages est de répondre à ces configurations imprévisiblement nouvelles qui naissent de l'identité mythique des personnages.  « La précision mythique, écrit Ernst Jünger, est autre que celle de l'histoire. Elle lui est opposée pour autant qu'elle ne se fonde pas sur l'univocité mais sur la pluralité d'interprétations des faits. La personnalité historique est déterminée par une origine, une biographie, une fin. La figure mythique, au contraire, peut avoir plusieurs pères; plusieurs biographies, peut être tout à la fois dieu et homme, être à la fois morte et vivante, et toute contradiction, pour autant qu'elle soit réelle, ne fera qu'en accroître la netteté. Elle est amoindrie, enchaînée par le repérage historique. Son signe distinctif est qu'elle revient du fond de l'intemporel. »

Loin de contredire à cette dimension mythique, l'ironie, que Novalis tenait pour l'une des précellentes vertus romantiques, en réaffirme le pouvoir d'incertitude créatrice. L'ironie romantique, en effet, ne se réduit pas au ricanement. Elle se rapporte à la nature amphibolique de la réalité. L'euphorie du poète, son allégresse, sa légèreté riante,- qui entraînent le récit au-delà de la tragédie et du malheur,- proviennent de cette ironie essentielle selon laquelle ce qui est dit énonce autre chose qu'il n'y paraît. L'ironie romantique n'est pas l'expression d'un scepticisme ordinaire; elle est, au vrai, un moyen de connaissance accordé à l'intellectualité musicale que l'ambiguïté des choses, leur dualitude, exalte. Loin d'être mise en échec par l'amphibolie du réel, l'intellectualité musicale y trouve le principe de ses développements. Le ton de l'ironie, qui parcourt le récit du Vase d'Or, confirme la vérité mythique et symbolique car, dans le Mythe, le personnage est autre qu'il n'y paraît et le symbole toujours renvoie à son autre part, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. Ainsi les choses peuvent se changer les unes en les autres car elles sont déjà les unes dans les autres; le répons de l'autre est dans l'une, toujours la même et autre ironiquement, dans la plus entraînante joie musicale.

 

Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis. 

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15/12/2021

Avant-propos au "Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger":

 

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Luc-Olivier d'Algange

Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du Travailleur. Le Traité du Rebelle, Eumeswil, et sa figure de l'Anarque, allaient prendre, ensuite, la mesure de la distance nécessaire, par une morale dévouée bien davantage aux principes qu'aux valeurs, au sens bourgeois du terme. Ce qui distingue une morale bourgeoise d'une morale aristocratique n'est autre que le sens du sacré ; la morale bourgeoise est gestionnaire, soucieuse de règles à imposer aux autres, lors que la morale aristocratique est dispendieuse, plus soucieuse de l'accord avec le vrai et le beau que d’une conformité sociale.

L'essentiel, à cet égard, est dit aux premiers chapitres des enchanteresses Pléiades de Gobineau. Le Fils de Roi, c'est à lui-même qu'il impose des règles comme autant de politesses adressées aux êtres et aux choses qui peuplent le monde. Tel est le sens du sacré qui émane de l'œuvre de Jünger, bien loin de la morale des moralisateurs que l'on a bien raison, lorsque l'occasion s'en présente, de renvoyer à leurs affaires. L'approche du Sacré est approche de l'être. Dans la douce éclaircie du Don, l'être se donne à nous, et le sacré est l'éclat de notre gratitude.

Reprenant, là où elle nous fut laissée, la grande lumière de l'interrogation hölderlinienne, Jünger devance presque toutes les analyses politiques et morales. Alors que tant d'autres passent leur vie à se désencombrer de systèmes qu'ils ont adoptés et reniés successivement pour s'adapter aux déroutes de l'Histoire, Jünger, lui, s'en tient à la « méditation des oracles ».

L'Oracle d’Hölderlin approfondit l'Oracle de Delphes. Tout s’éprouve dans le Mystère dont le délié s'accorde à la musique des âmes et des sphères. Il faut entendre que le Mystère n'est pas confusion, ni aléas. Le Mystère est un Ordre. Seule nous échappe la possession de la clef de voûte. Or, le Mystère de l'Oracle poétique est le Mystère de la non-possession. La connaissance ultime nous délivre de toute chronologie. Elle caducise l'effort antérieur pour ne plus laisser subsister que la plénitude du Don sans mesure de l'être à lui-même. Ce que l'œuvre de Jünger, dans la lignée des Grands Hymnes de Hölderlin, nous dit des dieux et des titans éclaire magistralement notre temps. Nous vivons un temps d'intérim, un interrègne, et ce ne serait que pure pénurie si nous n'étions capables d'envisager avec une sorte de lucidité prophétique, d'où nous venons et où nous allons.

« Le naufrage du Titanic, écrit Jünger, qui échoua sur un iceberg, est un signe prophétique comme il n'en est donné que dans les mythes. Il faut en conclure, entre autres choses, que pour le progrès il s'agit en fait d'un intérim,- d'un phénomène avec un début et une fin. Que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, à vrai dire on l'avait toujours su. Désormais se pose la question de savoir à quoi va ressembler la terre, ou bien ce qu'elle voudra, c'est selon. Des visions apocalyptiques semblent se répéter à la fin de chaque millénaire,- elles s'accordent aujourd'hui avec le contexte mondial, qui est essentiellement de nature technique. En revanche, les astrologues prédisent une extraordinaire spiritualisation. Cela s'harmonise avec l'attente chrétienne d'une ère du Saint-Esprit, la troisième après celle du Père et du Fils. »

Ernst Jünger demande encore à être lu. Cette vision paraclétique indique l’approche. Le principe titanique triomphe mais il périt dans son triomphe. Quelle lenteur à l'échelle humaine que ce désastre auquel tout le monde assiste mais auquel presque personne ne comprend rien : « Le prochain siècle, appartient aux titans; les dieux vont perdre encore de leur crédit. Attendu qu'ils reviendront, comme ils l'ont toujours fait, le vingt-et-unième siècle, vu sous l'angle religieux, sera donc un entre deux, donc un intérim. Dieu se retire. Que l'Islam semble faire exception ne doit pas nous tromper; cela ne tient pas au fait qu'il est supérieur au temps mais au contraire, d'un point de vue titanique, qu'il lui est accordé. »

Là encore le regard de Jünger est d'une acuité et d'une actualité extrême. Les différents ordres moraux, totalitaires et vains, qui s'installent ici et là, en Orient et en Occident, loin de témoigner d'un « retour du religieux », marquent au contraire leur accord profond avec la modernité titanique. Le fondamentalisme est essentiellement moderne car la modernité est essentiellement fondamentaliste. L'idéologie du ressentiment, de l'uniformisation, qu'elle fût de prétention religieuse ou matérialiste, considère toujours comme ennemies la connaissance, la sapience, la philocalie, les fastes de l'âme miroitante et enfin, la vie elle-même, qui est toujours « plus que la vie ».

L'homme moderne dévoué au principe titanique est puritain car la technique est puritaine, toute entière conditionnée par l'utilité. Le règne des titans est le règne du déterminisme. Le principe divin s'oppose au principe titanique, non selon un principe dialectique, mais bien davantage comme deux styles. Le monde des dieux qu'évoque Jünger est ce monde dispendieux où l'immanence se fait offrande. Le monde des titans est notre monde, « Règne de la Quantité », et du contrôle.

On ne saurait esquisser un hommage à Jünger, comme se veut être ce bref ouvrage, sans évoquer l'idéogramme clair et léger de la cicindèle. La cicindèle, dont on ne sait tout d'abord si elle est un éclat de lumière ou un insecte est sans doute le signe le plus immédiatement perceptible de l'éveil du Logos, - la nature, pour ce disciple de Novalis, se laissant déchiffrer comme un livre. Le monde étant l’enluminure d’une écriture divine. Les chasses subtiles, qu'elles relèvent de l'attention entomologique portée au monde extérieur ou bien de l'audace des « psychonautes » à la conquête du monde intérieur, que Jünger évoque dans La Visite à Godenholm, sont une herméneutique à l’exemple de celle dont Porphyre honora le poème d’Homère dans son Antre des Nymphes .

Alors que tant d'autres s'en tiennent à une théorie du signe arbitraire et de l'évolution des espèces, Jünger bouleverse ces certitudes scientistes par la considération de l'infime et du subtil. La cicindèle est aussi un symbole. Mais entendons-nous, elle est un symbole dans le monde, un symbole issu de la trame du monde, un signe, délivré par la terre, d'un message dont la complétude n'est jamais que devinée, induite par reflets, par miroitements, par éclats. La splendeur du monde n'emprisonne pas le sens du monde mais le délivre dans la multiplicité des signes, des hiéroglyphes dont est composée la nature. Le tout est davantage que la somme des parties. L'immanence n'est point close sur elle même. La solaire cicindèle scinde de son aile l'emprise de la nature sur elle-même qui est l'illusion foncière des matérialistes.

Pour Jünger, comme pour Novalis, la matière n'existe pas. Le monde est blasonné, et les créatures qui le peuplent, les configurations de lumière et de nuit qui rendent discernables nos approches, participent d'une grammaire que l'on ne peut comprendre que par la contemplation, par-delà les logiques chronologiques ou linéaires. Le monde est constitué comme un langage. Tous les arbres, toutes les pierres, tous les papillons, tous les paysages et toutes les circonstances de notre vie sont hiéroglyphiques : « Les hiéroglyphes, écrit Jünger, font plus qu'égratigner la surface des choses, les époques et les conjonctions d'astres, ils ne décrivent pas seulement la vêture mais ce qui, en elle, se métamorphose avec elle. » La cicindèle est la pointe virevoltante dans la tapisserie du monde qui montre, au-delà de l'entrecroisement des fils, l'espace libre.

Nous qui sommes des amis des livres, des contemplations et des songes, nous éprouvons à l'égard de Jünger de la gratitude pour tant d'invitations faites à la rencontre et au passage entre les mondes. Le chasseur subtil, nous dit Jünger, est « un hôte du pays des merveilles ». Le merveilleux surgit à l'improviste. Apparition-disparition où la conscience atteint soudain à l'incandescence métaphysique : « …la rencontre ne dura qu'un instant, mais l'étincelle avait mis le feu. Cette vision disparut de façon aussi surprenante qu'elle était apparue; dans ces deux mouvements la légèreté s'unissait à la force... » Force et légèreté, vitesse qui révèle le secret de l'intemporel, explosion de couleurs qui délivrent le secret alchimique du noyau de toutes les teintes, l'œuvre de Jünger fut toute entière en cette quête ardente. L'attention portée aux créatures infimes et scintillantes qui s'échappent de la fixité de la nature, est bien une attention métaphysique, car ces créatures, visibles et mesurables, écrit Jünger « nous pouvons aussi les prendre pour exemple de forces qui croisent nos voies, qui même nous traversent sans que nous ayons conscience d'elles, un peu à la manière des ondes qui, de très loin, projettent une image sur un écran. » Dans ces « ondes », qui sont l'écriture du monde depuis la Genèse, Ernst Jünger nous initie à la vie magnifique.

Luc-Olivier d'Algange

Couverture Le déchiffrement du monde

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaquePour saluer Pierre BoutangDe la promenade: traitéLe Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou. 

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini !

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués, et dont nous sommes, convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

Rémi Soulié

 

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André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre:

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Luc-Olivier d’Algange

André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre.

 

« Sous les amandiers, l'ombre de la terre est du bleu le plus fin »

André Suarès

 

On se souvient de l'article de Montherlant: « Barrès s'éloigne ». De même que les auteurs grandement célébrés de leur vivant basculent parfois à leur mort dans un purgatoire durable, il arrive que certains méconnus, sitôt passés de l'autre côté des apparences, enflamment une génération à peine trop jeune pour leur avoir été contemporaine. Les œuvres de ces jeunes morts sont ainsi cueillies par de jeunes gens. La littérature fut longtemps le propre de la juvénilité. Dans le meilleur des cas, cette juvénilité de prolonge dans la nuit des temps du grand âge qui devient alors semblable à la harpe des vents d’une origine oubliée. Ce qui demeure souffle et prophétise, éveillant un chant sur les cordes du temps.

Quant à ceux qui naissent cacochymes, ils le demeurent et les grandeurs mythiques ou légendaires, le sens épique, le goût de la grandeur et de la fidélité leur sont à jamais étrangers. Les Modernes sont « jeunistes » car ils naissent vieux. Ce qu'il y a de jeune dans le monde, Homère, Dante ou Shakespeare, ne leur parle plus. Comptables avaricieux de leur vie domestique, ne s'intéressant qu'à ce qu'ils peuvent acheter ou vendre, ils seront, par définition, les ennemis jurés d'André Suarès.

André Suarès demeura méconnu après sa mort comme durant sa vie, qui fut un combat. Il ne fut d'aucun purgatoire mais vécu dans un enfer paradisiaque; c'est dire qu'il ne fut d'aucune chapelle. Physiologiquement inapte à toute flagornerie, il ne fut point « homme de Lettres », à la manière du dix-neuvième siècle, ni certes « intellectuel » à la façon, antiphrastique, des inlassables ratiocineurs du vingtième, pour ne rien dire de ceux du vingt et unième, qui sont incapables de dire du bien d'un contemporain, tant ils sont dévorés de jalousie, mais ne cessent de flatter les « minorités » les mieux aptes à se rendre utiles à leur carrière.

Or, il n'est point de grand style pour le flagorneur tout embourbé qu'il se trouve de prudences mesquines et d'atermoiements. Pour écrire juste, selon la beauté, il faut écrire libre, selon la vérité. Le caractère est pour beaucoup dans l'allure des grands prosateurs; libre de laisser leur plume suivre le mouvement de leur pensée réelle, ils gagnent en désinvolture, en clarté et en feu. Joseph de Maistre, Baudelaire, Nietzsche ne seraient point des maîtres si la crainte de déplaire les subjuguait. L'écriture minimaliste de nos actuels sous-écrivains tient autant à leur ignorance narcissique qu'à leur navrant manque de caractère.

Le style d'André Suarès, prophétique et chevaleresque, l'apparente à des formes d'humanité plus anciennes où l'on reconnaît tout à tour les figures de l'Aède, du Condottière et de l'Ascète. Rien ne lui répugne davantage que cet office dérisoire, dont se contentent certains « hommes de Lettres », qui est de distraire, ou de flatter la vanité du public. Le succès d'une œuvre lui semble le signe de sa bassesse, plus encore que d'un malentendu. Sa solitude ardente dans son temps, Suarès la désire, non tant par orgueil ombrageux, comme on le redit, mais par cette déférence plus profonde à l'égard des hommes d'autres temps dont le jugement lui paraît plus sûr et plus digne.

Suarès, ce vivant prodigieux, mobile, s'intéressant à tout, entretient avec les ombres, avec les morts (qui lui semblent plus vivants que les vivants-morts qui l'entourent) ce commerce passionné, presque chamanique, qui est à l'origine de toute culture. Nous sommes au monde, nous sommes humains, et point seulement en tant qu'espèce, lorsque la parole de ceux qui ne sont plus demeure en nous, lorsque nous consentons à recevoir d'eux le plus profond de nos lumières et de nos ténèbres.

Avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Léon Bloy, Suarès est l'auteur qui s'est le plus directement affronté à l'horreur de la vulgarité bourgeoise, au réalisme des lâches. Le sens de la grandeur le hante à mesure que s'installe la petitesse: mieux que quiconque il chante les grandeurs épiques, religieuses, la force et la gloire, et les songes plus vastes que les Songeurs eux-mêmes. A ce titre, l'œuvre d'André Suarès est belliqueuse. Suarès est un Cyrano qui défie cent ennemis à la fois sans désemparer. Les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément ses amis. Proche de Maurras par ses préférences latines, son dédain du « barbare », il n'en sera pas moins dreyfusard, à la manière de Péguy, et n'épargnera pas les « ligues » dont le « nationalisme » lui semble n'être que l'extension de l'égolâtrie impuissante de ceux qui les composent.

Ses amis seront des Egaux, des élus, des « fils de Roi ». Il n'est donc point solitaire: ses frères d'armes sont morts, mais, comme dans la chanson, ils cheminent à ses côtés. Il se bat en leur nom, pour leur honneur, qui est le sien. L'honneur d'autrui est pour André Suarès son propre honneur.

Poète quirite, comme il le dit de D'Annunzio, réalisant la coïncidence de l'éloignement ascétique et du sens de l'appartenance à la Cité inspiratrice, Suarès dépasse, comme en se jouant, l'opposition, que certains vivent de façon tragique, de l'individualisme et de la tradition. Si André Suarès fait sienne l'idée de Maurras, selon laquelle nous recevons toujours davantage de notre Pays que nous ne pouvons lui offrir, il n'oublie pas que l'hôte de la Cité, celui qui reçoit, pour être redevable, est aussi, lorsqu'il est poète, celui qui renouvelle la légitimité du bien, du beau et du vrai. Point de populisme chez André Suarès, ni de flagornerie, ni d'optimisme: ainsi les trois conditions nécessaires à l'exercice de la liberté sont honorées.  « Les flagorneurs du peuple pullulent, mortels à toute beauté, mortels au peuple même. Après tout le peuple n'est pas bon, non plus que le reste des hommes. La bonté est fille de la force. La faiblesse n'est qu'une servante à gage sujette à se vendre et à varier. Il y a trop de lâcheté, décidément, dans la bonté des faibles. On le connaît à ceux qui la flagornent » écrit André Suarès dans Voici l'homme.

Ce livre singulièrement nietzschéen précède la parution d'Ecce homo. Par une de ces coïncidences magistrales qu'ourdissent à leur insu les grands esprits, l'un des premiers ouvrages d'André Suarès, à peine sorti de l'adolescence, porte le même titre que l'ultime ouvrage de Nietzsche. « Flatter les faibles qui font nombre, et l'opinion rampante: voilà encore un emploi des optimistes. » Cet aphorisme, comme tant d'autre, chez André Suarès, semble une feuille détachée du grand arbre flamboyant et automnal du Zarathoustra. Comme celle de Nietzsche, l'œuvre de Suarès ne cèle point le dessein qu'elle se propose et qui claque comme un défi. Il s'agit de donner aux grandes âmes, à la bonté des forts et aux esprits supérieurs une chance de survivre dans un monde gouverné par la bassesse et la laideur.

Le projet demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Fortifiée par le pessimiste, exaltée par la générosité, l'œuvre de Suarès retrouve le trait antique sans méconnaître le génie du catholicisme: génie tout d'abord artistique, l'art se faisant religion et la religion se faisant art dans une révolte ardente contre l'état de nature et une certaine forme de rousseauisme dont il faut bien reconnaître que Rousseau est à peine plus coupable que Descartes l'est du cartésianisme, devenu l’inepte idéologie de ceux qui ne doutent de rien: « L'âme forte est catholique de préférence. Je suis catholique comme je suis païen: deux effets de la même force. Et tout ce que j'ai de vivant comme païen, c'est ma force catholique qui l'anime. »

Comme Valéry, Suarès savait que les civilisations sont mortelles, mais cette croyance ne s'accordait nullement en lui à quelque fatalisme oriental. L'Europe, dont il n'ignorait pas ce qu'elle devait à l'Orient, lui était chère: il y voyait l'expression du goût qui est « l'esprit des sens ». Quant à ceux qu'il appelait les Yankees, le moins que l'on puisse dire est que son jugement s'éloigne de celui de Monsieur Revel: « Entre les deux mondes, ils sont la borne brute, la pyramide de vanité, la lumière qui n'illumine ni ne chauffe, le miroir sans réflexion (...) Ils sont l'inhumaine puissance de la matière sans âme, et si automate que l'âme y étant matière, poids et mesure, la matière compacte s'y donne pour l'esprit. »

Nul mieux que Suarès n'eut à cœur de défendre les grandes âmes que menace l'oubli. Le monde dans lequel nous vivons lui eût fait horreur plus encore que le sien; ces grandes âmes revivent dans la polyphonie de son art où les grands événements de la culture européenne se répondent et se relient. Musicologue averti, il reconnaît, comme Glenn Gould, ce que Wagner doit à Bach et ce qui dans Bach annonce Wagner, cette spirale ascendante conquise dans son élan par le point le plus haut.

Ce wagnérien rétif au romantisme, comme au néoclassicisme, ce classique inclassable, le plus européen des écrivains français, ne se voile point ce qui doit advenir, et nous advient aujourd'hui en pleine face: la disparition programmée de la culture européenne et l'extinction progressive de la langue française. La fiction fiduciaire s'étant substituée à la réalité symbolique et au Logos lui-même, le mot « Europe » semble destiné aujourd'hui à n'être plus qu'une coquille vide susceptible d'être remplie par n'importe quoi. Suarès, hélas, n'est plus là pour nous dire, par exemple, ce qu'il eût pensé de la Turquie en Europe. Beau sujet pour qui admirait Byron et osa célébrer l'aventure de Fiume de son cher D'Annunzio ! « L'Italie lui doit beaucoup de son honneur présent et peut-être même ses frontières. Il l'a rendue à l'Europe, d'où elle était absente: il l'a ravie à cette secte de politiques usuriers et de vieillards rabougris qui la gouvernait comme un municipe de province. Nul n'a fait plus pour son peuple que ce Gabriel aux brûlants messages: il a trempé l'amère Adriatique dans le miel de la possession; et si Fiume est italienne c'est à cause de lui et de lui seulement. »

Contrairement à un préjugé tenace, Suarès n'est point cet esthète livré aux seules injonctions de sa subjectivité, ce libertaire acariâtre qui vitupère le monde dans son esseulement. Cet esprit, qui ne transige point sur la grande liberté qu'il s'accorde souverainement, est le contraire d'un anarchiste; cet esprit chevaleresque qui s'engage sans parcimonie ni calcul contre les despotes est aussi aux antipodes de l'humanitariste et de la veulerie sentimentale. L'ordre est son beau souci et ses parodies l'insupportent: sa sévérité à l'égard de « l'ordre moral », mesquin et envieux, n'est que l'envers de son horreur de l'esprit bourgeois qui s'y trouva des repères, des sécurités, et non point une haine de l'ordre et de la grandeur qui serait plus bourgeoise encore. « Les héros de l'art, écrit Suarès, sont les hérauts de l'ordre. Dans le rythme, le poète crée un ordre. Les plus artistes, parce qu'ils aiment l'ordre comme l'hermine aime la pureté, passent toujours pour préférer l'ordre à la vérité et à la justice. Rien de si faux: qu'est-ce que la vérité et qu'est-ce que la justice sinon des formes éminentes de l'ordre ? Les poètes ont bien le droit de se faire mal juger: Hommes d'un autre temps, dit-on, sans dire lequel. En fait ils sont hommes de tous les temps, dictateurs avec César et régicides avec Brutus. Ils sont les seuls hommes libres: car ils sont les seuls qui obéissent par amour au rythme suprême, qui est de l'ordre de la beauté; les seuls dont la révolte est infinie contre toute laideur et contre toute bassesse. Tel est aussi le sens de la joie qui se cache au fond de leur humeur pessimiste: le triomphe de la vie sur la vie. »

Ce triomphe de la vie sur la vie, n'est autre que le triomphe de l'ordre sur le désordre, de l'harmonie sur le chaos, de la Mesure sur la démesure, de la forme de l'informe (qui est la cause des pires conformismes): « Immonde anarchie des éléments déchaînés: la marmite des sorcières bout: mais quelqu'un sera roi. Le voleur se donne pour un percepteur d'impôts, l'assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l'anarchie ne peut durer: le roi, c'est celui qui vient: l'ordre. »

Rien n'inclina jamais ce catholique païen au péché contre l'espérance. L'ignominie triomphante précise ses forces, exalte son talent, ensoleille ses phrases. Les écrits de ce bretteur impossible à décourager sont une permanente leçon de courage. Les imbéciles parlent de l'échec d'André Suarès, comme ils parlent aussi au demeurant de l'échec de Joyce, de Musil ou de Proust ! De quel échec parlent-ils lorsque chaque page est un communiqué de victoire, lorsque chaque phrase vibre du triomphe sourd de la vie sur la vie, de l'idée éternelle sur la réalité transitoire, du Logos-Roi sur le babil informe des barbares !

Au fond des livres de Suarès bruisse une joie terrible; ses écrits les plus âpres nous annoncent d'écumantes vagues de bonheur, qui inquiètent car elles emportent. Lorsque vous sentez vos forces défaillir, qu'un doute pernicieux en vous s'installe, il suffit de lire quelques pages de Suarès pour en être délivré. Comme seuls savent le faire les grands pessimistes, les esprits sarcastiques et lyriques, les « railleurs et les rêveurs », auxquels Villiers de L'Isle-Adam dédia son Eve Future, André Suarès nous donne les clefs d'un héroïque et tumultueux art du bonheur que les optimistes et les progressistes, ces perpétuels déçus, ne pourront qu'ignorer.

Suarès ne se laisse pas décevoir par le monde; ses admirations sont des pactes et des serments; il revient sur ses inimitiés et ses incompréhensions plus souvent que sur ses ferveurs. Il ne devient pas de plus en plus amer ou sceptique à mesure que les années passent. Chaque nouveau livre qu'il écrit lui ôte un poids, et plus il s'avance vers l'ultime frontière humaine et plus sa grande âme devient réceptive et sensible. A chaque phrase écrite par Suarès, Ariel triomphe de Caliban. Il ne s'enrage pas contre le monde mais s'encolère contre les obstacles qui s'opposent entre l'homme libre et la splendeur du monde. La vie étroite, calculatrice et d'intensité réduite que les grégaires s'imposent entre eux lui paraît une intolérable offense faite à la Création. Les ratiocinations qui prétendent à justifier cette offense, en expliquant le plus par le moins, ce qui est en haut par ce qui est en bas et qui veulent ainsi réduire les nobles desseins à de mesquines raisons ne résiste pas à la fougue pascalienne de Suarès.

Le Colloque avec Pascal est un des grands moments de l'anthologie présentée par Robert Parienté. De même que Nietzsche entretint toute sa vie une conversation intérieure, souvent tumultueuse avec Socrate, Spinoza, Schopenhauer et Wagner, André Suarès s'entretient magistralement avec Pascal et Nietzsche dont il perçoit les affinités. Si l'intelligence est l'art de choisir, elle peut être aussi quelquefois l'art de ne pas choisir, c'est-à-dire de ne point croire aux fausses alternatives qu'on nous propose. Cet écrivain pour qui le monde existe, qui laisse tournoyer autour de lui les inépuisables richesses des sens, cet amoureux des formes, cet artiste-philosophe (plus encore que philosophe-artiste) qui jette un œil soupçonneux sur les austères et les puritains ne s'interdit pas, pour autant, de se reconnaître dans les exigences métaphysiques de Port-Royal.

L'amour du monde sensible ne l'engage pas à un désamour du monde métaphysique, bien au contraire: « Je ris d'un homme qui se rit de la métaphysique. L'homme sans Dieu ni métaphysique n'est qu'un animal. » Avec Pascal, Suarès dialogue en païen, avec Nietzsche, en catholique: chaque raison invoquée est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. On reproche souvent à Suarès de faire son propre portrait en portraitisant les autres: il n'en est rien. Son parti pris est celui du ravissement. S'il y a beaucoup de lui-même dans ce qu'il dit des autres, c'est qu'il consent à être sculpté par les œuvres, comme par les paysages et les cités, dont il nous parle.

Les engagements de Suarès sont d'ailleurs moins contradictoires qu'on ne se plaît en général à le souligner: il change, certes, la disposition de ses escadres, mais en fonction des mouvements de l'adversaire. Son ennemi est toujours le même, sous des costumes point si divers: le Médiocre. La médiocrité du dévot qui selon la formule de Maître Eckhart, « trafique avec Notre-Seigneur » pour « être encore payé de ses vertus » (Nietzsche), ne lui paraît ni plus ni moins odieuse que celle de l'athée qui se défend de la grandeur et du mystère. Un excessif relativisme des valeurs pourrait arguer que l'on est toujours le Médiocre de quelqu'un d'autre, comme on en est le barbare, à cette réserve près que si nul ne se définit, sinon par provocation, comme barbare, le Médiocre, et c'est là son propre, se définit comme tel, et tire précisément sa force de l'approbation du grand nombre de ses semblables qui ne prétendent à rien de particulier, sinon à être la norme du monde, le "pareil au même" triomphant sur tous les fronts de la diversité des peuples et des personnes, et clouant au pilori toute distinction.

Toute politique grande ou petite se définit par son rapport avec la Médiocrité. Au pire, elle confond la médiocrité et la Norme, au mieux, elle jugule le pouvoir du Médiocre par l'Autorité légitime; entre les deux s'offrent toutes sortes de possibilités, aristocratiques, oligarchiques, féodales, corporatistes, qui valent ce que valent les hommes qui en usent. Toute politique digne de ce nom tient de la métaphysique par la recherche d'une Norme, qui n'est point détenue, partisane, mais surplombante. Si la Médiocrité s'impose comme Norme nous sommes alors sous le règne des esclaves sans Maîtres, si la Norme s'impose à la médiocrité et parvient à la délivrer d'elle-même, en lui donnant une forme et un style, alors nous disposons un monde de Maîtres sans esclaves. Pour lors, reconnaissons que nous en sommes loin.

A la fois prophétique et rétrospective, l'œuvre de Suarès récapitule ce qui fit notre grandeur, nos raisons d'être. Son sentiment de gratitude, sa magnanimité, nous l'avons vu, l'apparentent à Nietzsche, contre lequel il exerça sa verve de pamphlétaire avant de lui présenter les plus belles excuses qui soient : « Etre européen: Nietzsche l'a toujours voulu et peut-être n'est-il pas un dessein où il soit demeuré plus fidèle: c'est sa plus grande vertu. Autant que faire se peut, elle le mène de la culture à la civilisation: elle lui montre la voie où l'on passe de l'éthique à l'œuvre d'art. Car il faut bien entendre que l'art est une morale suprême. » S'il évoque Dostoïevski, Baudelaire, Wagner, Debussy, c'est en généalogiste d'un passé et en héraut d'un futur qui tiennent ensemble dans le poing serré sur la garde de l'épée. Il n'est pas question de tergiverser sur le « travail du texte », de couper en quatre la beauté avec les ciseaux de coiffeur du narratologue, ni de gominer les chevelures rebelles avec la pommade du politiquement correct: il importe seulement de ne pas lâcher la prise sur l'essentiel qui est l'expérience paraclétique de l'Art.

Le temps d'André Suarès est venu, comme celui du règne de l'Esprit après le règne de Père et le règne du Fils, non sans doute car il fut, comme on le dit banalement, « en avance sur son temps » mais, au contraire, par exacerbation de ce qui, en lui, s'y oppose et s'y refuse. S'il y eut des époques où la littérature s'accorda avec l'esprit du temps (celle de Racine et de Molière, par exemple, ou, plus en amont celle de Virgile), l'époque moderne voit naître la littérature d'opposition ou de résistance. La survie d'une œuvre, la ferveur qui l'entoure dépendent alors de la force avec laquelle elle se refuse à la réalité du temps pour mieux servir, et mieux honorer, ce qui lui échappe, ce qui demeure hors de son emprise et qui est à la fois de l'ordre de l'être et de l'Idée.

Non, l'œuvre d'André Suarès ne connut point de purgatoire: elle se réfugia directement au Paradis. Et ce Paradis n'est point si loin de nous que notre désabusement nous le présente: il se trouve en Italie, par exemple, que Suarès parcourt en Condottière désargenté dont la pauvreté révèle la richesse du monde et lui confère sur elle l'imprescriptible droit de la justesse du regard, nous donnant le plus beau récit de voyage qui soit. Paradisiaque est la lumière de Sienne, et les belles épaules des jeunes filles anadyomènes ! Suarès ne voyage pas par goût de l'exotisme, il ne cultive point le leurre de se quitter en parcourant des contrées étrangères: il voyage pour accroître sa présence à ce qui est, à ce qui devrait être en nous mais dont il sait que nous le fuyons; par touches successives, comme le peintre magistral qu'il est, et ce n’est pas peu dire, plus rapide que Gautier, plus précis que Chateaubriand, plus fervent que Stendhal, plus métaphysique que Morand, mais non sans analogies avec chacun d'entre eux, Suarès nous rapproche d'une « essence » de la culture européenne magnifiquement distribuée en formes précises; il nous invite à des retrouvailles avec des temps mieux accordés à la grandeur et à la joie. L'œuvre de Suarès est de celle qui s'en vont, mais avec leurs lecteurs. En partance, mais vers un ici plus éclatant. La Juste Mesure, l'art d'habiter en poète sa civilisation et son temps paraîtront aux imbéciles, qui sont légion, le pire extrémisme.

Nous perdons en même temps le sens de la Mesure et celui de la grandeur. Les Modernes adorent les « Titans agenouillés qui raidissent le buste », selon la formule de Drieu, mais ne parviennent pas même à hauteur d'homme. La véritable grandeur est magnanimité: elle consent à la diversité du monde sans faillir à la préférence et à la nuance. Le poète quirite, celui qui médite la « civité » ne saurait méconnaître l'interdépendance de la politique et de la poésie qui se rejoignent dans le style. La question sur laquelle Suarès dispute Nietzsche: « L'ennoblissement est-il possible » (Ist Verherung möglich) cède désormais la place au constat de l'esclavage universel, à l'évidence de l’avilissement de tout être et de toute chose. Une humanité étrange paraît où les seuls types humains visibles et représentatifs relèvent de la banalité extrême ou de la monstruosité. Entre l'Occidental moyen débilité dans ses soucis domestiques et le « serial killer » cinématographique, il semblerait qu'il n'y eût plus aucune latitude pour des formes d'humanitas plus profondes et plus complexes, plus hédonistes, plus métaphysiques ou plus savantes. Nous en sommes à ce moment qui précède exactement l'avènement du « dernier des hommes » prophétisé par Nietzsche et qui sera, lui, monstrueusement banal.

Autant dire que le moment est bien choisi pour se promener, une dernière fois peut-être, avant que leur langage ne nous devienne incompréhensible, dans les temples lumineux que sont les livres d'André Suarès, de songer entre ses phrases, belles comme des colonnes qui soutiennent le ciel et ordonnent la terre: « Tout est fini nous dit André Suarès dans ses belles pages sur Agrigente. Les Puniques, les Romains, les Sarrazins, les Barbares, tous les peuples de la mer antique ont conquis tour à tour Agrigente et la Sicile; ils sont passés par là. Vous seules êtes encore vivantes pour rendre à l'homme abusé la présence des dieux, colonnes roses et dorées, rouges et fauves, toutes chaudes de soleil, frémissantes dans la lumière, et qui vous dressez sur les dalles violettes, formes de chair où fleurit le sang de la terre. »

Demeurons, vaille que vaille, et dans l'attente du Roi, dans nos Agrigentes intérieures !

(Un chapitre de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, est également consacré à André Suarès).

 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

FIGARO 17/07/2020 Stéphane Barsacq

Au seuil du tricentenaire de la publication des Lettres persanes de Montesquieu, et alors que la basilique Sainte-Sophie, berceau du christianisme byzantin, doit être transformée en mosquée, plus que jamais il importe de se demander: «comment peut-on être Européen?» Européen qui ne signifie pas être assujetti à l’Union européenne, mais être solidaire d’une forme d’esprit née avec la civilisation grecque qui a essaimé en Méditerranée, et qui unit les terres du Septentrion et celles de l’Est – c’est-à-dire autant de réalités différentes qui traversent aujourd’hui des pays hors de l’Union européenne, puisque ni la Turquie ni la Russie n’en font partie, et qu’on peine toujours à définir, sur le plan pratique, ce qui unit la France et la Hongrie, ou l’Angleterre et la Pologne.

C’est dire, à l’heure où l’Europe n’est pas encore effacée des cartes, mais pourrait l’être, tout l’intérêt du livre de Luc-Olivier d’Algange et son ambition que résume son titre: L’Âme secrète de l’Europe. Derrière l’Europe, fût-elle galante pour reprendre le titre de Campra dont Morand s’est souvenu, une autre figure se tient: plus profonde, venue de plus loin, allant plus avant, réservant ses sortilèges, et répandant ses pollens, comme le voulait Novalis. Qu’on le veuille ou non, cette Europe «aux anciens parapets», partagée, sinon divisée entre l’ivresse dionysiaque et l’angélisme rilkéen, entre le théâtre d’Epidaure et la cathédrale de Chartres, demeure un chiffre ascendant.

Celui-ci réunit la philosophie, la mathématique et la pensée du droit dans un dialogue avec les Dieux, c’est-à-dire cette confrontation reprise d’âge en âge, et souvent miraculeusement accordée, qui tient Athènes et Jérusalem dans une même quête, celle qui découvre une vie nouvelle à l’horizon.
Si on devait le définir, Luc-Olivier d’Algange, quant à lui, évoque assez un de ces sages en exil à la façon de Léon Chestov ou Nicolas Berdiaev qui prospéraient sur le porche de l’Université. Retiré de toute agitation, il cultive ses plus belles fleurs sur les terres du Prince de Conti et observe, sans grande illusion, mais avec acuité, le spectacle moliéresque de notre modernité tantôt triste, tantôt risible.

Mais pareil au sage antique qui interroge volontiers les ombres, voire les fantômes, il promène son intelligence altière sur les hauts lieux en devenir de la mémoire: celle de Platon et de Nietzsche, de Guillaume de Machaut et Villiers de l’Isle Adam, de Maître Eckhart et d’André Suarès, sans oublier les Présocratiques ou les penseurs à la marge, comme Henry Corbin. Une liste à laquelle il faut ajouter les noms de Hildegarde de Bingen, d’Angelus Silésius ou de William Butler Yeats.

Rien de moins administratif. Rien de plus enthousiasmant. Luc-Olivier d’Algange fait le pari joyeux que les uns et les autres, même s’ils ne prient pas de concert, vont à l’essentiel par les mêmes voies, qui restent des ressources pour chacun de nous, qu’on croie ou non dans Athéna ou dans la Vierge, dans la foi du Psalmiste ou celle de Virgile. Tous sont unis par le rapport proprement «européen», qui est celui de la lumière quand elle vient à se confronter avec son crépuscule et que ses feux sont les plus puissants.

Quand l’Asie, si lointaine et si différente, reçoit la lumière en sens inverse du nôtre, l’Europe, pour elle, est ce monde où le soir tombe, et découvre son aspiration à un renouveau, à une réinvention perpétuelle du sens de l’Amour, qu’il soit dans le sacrifice des héros, dans celui de Jésus sur la Croix ou dans le chant des troubadours sur la route. Achille est le frère du Christ Pantocrator, comme il est l’objet du chant du poète qui pose le sens des combats.

Au fil des chapitres, Luc-Olivier d’Algange nous fait encore converser avec le penseur orthodoxe russe Paul Evdokimov ou avec le Condottière italien Gabriele D’Annunzio, voire avec quelques dandys reprouvés à des titres divers comme Oscar Wilde ou Ernst Jünger. De leurs contrastes, de leurs différences naissent les étincelles. Celles-ci convergent pour désigner une même flamme et les raisons de ne pas désespérer, de résister à l’ à-quoi-bon. Son livre si dense, si riche, se veut une approche de cette ère qui n’est plus géographique, et dont on veut nous convaincre que l’histoire est non seulement du passé, mais périmée, à «déboulonner», puisque même Jules César a fait les frais du terrorisme des nouveaux imbéciles, comme la Petite Sirène d’Andersen.

Douce illusion à qui sait que la Grèce a près de 3 000 ans, et qu’elle continue à nous bouleverser grâce aux héros homériques, aux figures de la Tragédie ou à Parménide ; que Rome continue à être le centre du monde, unissant Romulus et Rémus et les papes et qu’une certaine France reste la «terre des armes, des arts et des lois» dans le cœur des plus humbles.

Parmi tant de prophètes de malheurs, Luc-Olivier d’Algange reste une exception: il combat joyeusement. Ce que Guy Dupré avait écrit d’un de ses devanciers vaut pour lui: parmi les rares écrivains de son âge qui réellement nous parlent, il en est peu qui aient eu, pour nous rejoindre, à venir de si loin. L’âme secrète de l’Europe, de l’Irlande à la Grèce, de Moscou à Lisbonne – entre l’Elbe et l’Océan -, c’est l’amour de la vie elle-même qui fixe le cœur et l’esprit. Ou l’Europe est appelée à le retrouver et à le féconder, ou les Barbares l’achèveront.

Stéphane Barsacq

Luc-Olivier d’Algange, L’Âme secrète de l’Europe: Œuvres, mythologies, cités emblématiques (Éd. L’Harmattan, coll.Théôria)

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Luc-Olivier d'Algange, Chant de l'orage lumineux:

 

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Luc-Olivier d'Algange

Le Chant de l'orage lumineux

 

Cesserai-je un jour de désirer

cette transparence de la mémoire, cette nuit en laquelle

telle une douce joie,

s'assombrit la beauté jusqu'à l'extase ? Et telle une fragile

silhouette qui s'éloigne dans les entrelacs de l'air,

flamme légère, à peine rêvée,

solitaire et pure et fière

sans nul abri en ce monde

exposée au bonheur d'être, elle revenait vers moi

Divine Anamnésis. Il n'est point de mérite ni de gloire

à demeurer fidèle. Le jour qui se brise dans la nuit

d'un autre été magnifique annonce

la venue. Nous savons que nos errances nous conduisent.

Vive nostalgie,

Jardins inventés dans cette pâleur d'écume

lorsque la pluie tombe du chant du ciel ,de sa hauteur

qui si passionnément refuse la mort

Ainsi venaient à nous

au-dessus de nos têtes,

les palmes brillantes de la tristesse de l'été...

Ainsi les jardins, l'ombre, les racines, les fleurs

qui semblaient appartenir à d'autres siècles,

d'autres mondes

comme les hiéroglyphes de civilisations futures,

évoquant d'autres pierres, d'autres lumières...

Et tout cela cependant si proche

dans les bannières de la pluie et du vent...

Encore et toujours.

Comment être vivant

dans cette solitude de toute chose,

cette solitude à peine troublée

par le pressentiment d'une soumission à l'ordre

injuste des étoiles ? Et nous devinions soudain

que nos jours sont perdus dans ces demeures

perdus,

sous les voiles tendues

entre l'air et l'éther...

Nous devinions

et de cette divination âpre comme le suc

des fruits immatures, une grande

passion nous venait,

une grande divagation

inaccessible nous venait,

épée unie à l'éternité de son rêve miroitant,

soudaine volonté d'être,

ardente et légère volonté

tombée de l'ombre haute comme une immobilité

depuis longtemps

attendue, désirée

et nous demeurions nous aussi immobiles,

impassibles,

face à cet automne maritime qui rendit nos demeures

à la fois si capiteuses et si désolantes...

Quelle douce nuit s'inclinait

sur la terre brillante ! Quelle douce Apparence

devant laquelle notre orgueil enfin

pouvait capituler car enfin le ciel immense

traversait notre pauvreté, notre attente

et déchirait ces nuages et ces ombres. Enfin.

Je recueillais en moi cette miséricordieuse lumière,

cette transparence

de la mémoire

que je désirais.

 

Encore et toujours survenue,

mémoire de nos rêves et de nos rives,

cieux vivants dans l'altération des couleurs

jusqu'à ce jour de ton visage d'une parfaite pureté.

Jamais mon âme ne fut lasse,

jamais

dans ces branches embrasées du vent côtoyant l'éther,

jamais mon âme ne fut lasse de cette douceur.

La mémoire déployait ses paroles,

ses pluies,

de telle sorte qu'un recueillement de l'âme

encore toujours survenue

donnait à l'immense abandon

cette fraîcheur du sommeil dont les frondaisons

logent des oiseaux

au cœur battant...

Encore et toujours, grande beauté mienne

à jamais dans toute mémoire profuse ou déserte

quand l'antique malheur et les larmes

cèdent devant le découragement

du bonheur embelli par sa défaite:

c'est la grâce du retour

dont toute nostalgie nous hante et nous délivre

de toute hantise...

Brillante

et sûre,

aimée de toute chose qui ne consent point,

brillante

à la pointe de cette virtuosité native de l'être

qui ne consent point

mais désire...

Brillante et pure

dans les méandres majestueux d'autres siècles et d'autres mondes...

 

Il s'en fallut de peu qu'ensembles le lointain

et le proche

ne s'abolissent

dans cette couronne de mélancolie

que ce très-haut ciel d'automne fit tomber sur nos fronts...

Sur nos fronts

et sur les horizons mêmes de notre parole

comme un silence ,couronne d'un grand silence

d'une royauté muette. Il s'en fallut

d'une coque d'amande, d'un murmure,- ô joie

secrète,- ou mémorable tonalité d'oubli,

chose infime,

seconde d'or

honneur de l'imperceptible

beauté soudaine

qui nous sauve !

 

Cesserai-je un jour de désirer cette splendeur ?

Ce soir

la mer et le ciel

et cette joie mémorable

dont la nuit de l'âme nous illumine !

Quel oubli divin

à la pointe de cette allégresse impérieuse

plus haute que le don plus haute que l'espoir

de toute ramure dans le vent,

plus haute

et plus légère,

hôte des nues,

prophétesse !

La nostalgie fut cette lucide destruction du possible, niant l'hélas,

la vertu cachée de l'obscurcissement,

son ombre renégate,

afin qu'élue,

colombe vive dans le matin elle surgisse et nous sauve !

Cesserai-je un jour d'attendre cet instant ?

 

Les voiles s'éloignaient,

les tempes étaient bruissantes, j'entendais

d'autres êtres et d'autres mondes, l'esprit ailleurs...

J'entendais ces couleurs

qui sont notre patrie,

profondes couleurs du Sud

qui disparaissent au crépuscule

dans la pureté de leurs méandres,

l'esprit ailleurs... Et ces ombres teintes d'oubli,-

selon la mystérieuse alchimie, se balançaient dans le vent

jusqu'au front de la mer

Iles dans le ciel !

Promontoires ! Ma mémoire embellie !

Les clartés recueillies dans les feuilles

d'autres siècles et d'autres mondes...

Comment douter de ce plus grand abandon du lointain

de ces jardins qui renoncent ? Ce soir, en vérité,

la mer et le ciel...

Ce Soir en vérité

comme les voix adoucies

alors que l'ardente soif en nous demeure

et la nostalgie comme une promesse intense

au cœur de tout sommeil

et de toute mémoire épargnée, avec ce désir

d'être sauvé ! Me voici

devant toi, mes souvenirs

sont des terrasses ouvertes sur le lointain.

Eclate la fanfare du ciel nu ! le lilas universel du Soir

dont je reconnais enfin la sensation et la beauté,

mais presque avec désinvolture,

- ainsi qu'il convient à l'apogée du bonheur -,

car le pouvoir du Chant est cette folie de l'air

qui tournoie

au plus proche

tournoie et m'entraîne devant toi,

où je désire demeurer.

 

Et quelles nuits pour la gloire nous traversâmes ! Ce verbe

qui fleurissait dans le combat

des siècles et des mondes

ce verbe à la source

de mon propre commencement comme une hésitation vertigineuse

n'allait-il point me faire défaut, soudain,

telle une réponse oubliée ? O nudité de l'âme,

ma gloire et ma détresse.

Ces nuits furent vastes et d'or

dans l'esprit comme un manteau flottant

derrière les coursiers furibonds, sauvages

allant au-devant du battement du silence

et du souvenir d'une toute puissance aimée,

d'une toute-puissance

aimée

et légitime

dans cette nuit profonde et légère que nous traversions

légère et nue

toute-puissance,

sous les frontons de la nuit notre refuge !

Ailleurs

les frivoles pensées ! Ailleurs

dans d'autres rêves et d'autres mondes !

Je t'aimais uniquement.

Et la nuit était ce visage paisible,

cette harmonie, ce parfum

que nous apportions au sacre de la pensée légère.

Belles furent ces pensées, nos sœurs

comme de légères oliveraies bruissantes dans la nuit.

 

Il fut un jour où je feignis

ne point comprendre la terrestre raison.

J'aimais l'arche des couleurs,

l'alchimie des songes

Mon âme fut l'instant,

vif épicentre d'un cyclone régnant sur les cendres

d'autres mondes. L'esprit ailleurs

je prenais pour guide des visages

d'une insoutenable beauté.

Les apparences trompeuses ne m'effrayaient point. Ma colère

était angélique...

Paraître fut le roi de sa propre légende

dans la fureur construite des ubiquités.

Ma science figurait une fresque oublieuse sur les rives

d'un fleuve d'oubli...

Tels furent les artifices pour traverser

cette nuit hautaine et tardive,

et sainte

pour des raisons que je ne pouvais comprendre

et qui pourtant m'envahissaient, m'enivraient

comme un orage lumineux, une Annonciation !

J'évoquais, pour comprendre, les secrets

et les rites de mon enfance. J'évoquais

les Anges et les Dieux. La beauté religieuse de l'Instant

éclipsait les paradis perdus.

 

J'attendais en vérité,

dans la fragilité d'autres êtres et d'autres mondes

j'attendais une Muse qui daignât m'apprendre

l'extrême ultra-marine de l'hiéroglyphe croisé !

Muse attentive

dont la science est l'oracle des règnes de l'espérance,

Muse connue d'autres êtres et d'autres mondes,

qui naviguent

l'esprit ailleurs

épris de la science de l'Oracle ! Tout

ce que nous attendons en vérité

est ici

dans cette chambre aux volets clos où l'Ange de la présence

déploie

la grâce d'un Orient éclaboussé de couleurs et de rires...

Tout ce que nous aimons est au plus proche

( avec son plus vaste Ailleurs ) dans cette chambre

opaline et profonde

où le sommeil est le prodige des libellules

où la lumière

est semblable aux colonnes de la fin du monde...

Et l'énigme de cette image architecturale résonnait en moi...

Telle ce jour où je feignis ne point comprendre

la terrestre raison ! Ce jour

en d'autres lieux et d'autres temps,- et comment dire

l'ici-même ? -

dans cette chambre immobile corbeille des clartés

qui, au-dehors resplendissent

telles une énigme dont on se souvient

une vibrante image qui surgit,

s'inscrit

mais que la terrestre raison feint de ne point comprendre.

Un grand bonheur grandissait en moi,

un bonheur ancien et nouveau,

à la ressemblance de cette énigme qui nous saisit.

Cesserai-je, un jour

d'en désirer le juste triomphe ? Et cette jeunesse

perdue et retrouvée

dans la demeure suspendue des corps ardents, glorieux

dont le même néant est soleil d'adversité ?

Cesserai-je un jour

d'en dire le lointain fugitif,

l'insaisissable éloge de sa beauté grandissante, sa violente et cruelle

et mélancolique tendresse dont d'autres mondes et d'autres êtres

dans le ciel très-haut

gardent la mémoire et l'énigme ?

Cesserai-je ( un jour ) d'en désirer

l'étendue verte sous les plumes de la nuit et du jour ?

D'en convoiter l'essence ?

Et mon âme,

de quelles régions issues

de quels repos, âges, absences

reviendrait-elle nous dire

qu'il ne reste à la pauvreté et à l'exil

que le reproche étourdissant des nues...

Cesserai-je un jour

de m'éveiller

dans l'éveil

avec ce cœur battant ?

Le grand honneur sera de n'y point consentir.

 

(Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.) 

Un article d'Anna Calosso:

Luc-Olivier d'Algange écrit "d'une encre bleue comme le sang" des pensées, des hommages, des dialogues, des essais, des poèmes, tantôt désinvoltes, tantôt savants, mais toujours à l'usage des rares heureux, - ceux que Gobineau nommait les Calenders, les fils de Roi.

La plus expédiente façon de définir une œuvre est de dire ce qui ne s'y trouve pas. Ici donc, pas de psychologie de comptoir, pas de sociologie, de calculs, de drames domestiques, de grief, de nihilisme, de pathos, d'idéologie, d'actualité, de tourisme, d'art contemporain. Que reste-t-il alors, se demande le lecteur des "pages culturelles" ?

Eh bien tout le reste: l'impondérable, les variations des états de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissants d'accords, les mots eux-mêmes, comme le scintillement épiphanique de la lumière sur la table des eaux.

Et puis encore, la Tradition, fraîcheur venue de la nuit des temps, symboles qui unissent les mondes visibles et invisibles, divinités des mers et des forêts et quelque chose de l'esprit de Maurice Scève, qu'il se plaît à citer, en se souvenant de Roger Nimier, "en ses blasons et cosmogonies"

Les livres de Luc-Olivier d'Algange dispersent, grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, des paysages: sans eux le monde serait plus triste, plus sombre et plus lourd. Des passerelles sont lancées vers d'autres temps, d'autres œuvres qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Les grandes œuvres, nous dit Luc-Olivier d'Algange, à la suite de Heidegger, demeurent "en réserve", graines sous le sol gelé. L'herméneutique créatrice sera le printemps, le "vent du dégel" selon la formule de Nietzsche, - philosophe que d'Algange affectionne particulièrement.

Une catena aurea, une chaîne d'or, court, en filigrane, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique, jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George... Contre le clerc, et les cléricatures moralisatrices, Luc-Olivier d'Algange évoque l'Aède antique, la salutation angélique de Dante à Béatrice, la possibilité toujours recommencée de la Vita Nova, - jusqu'aux Cantos d'Ezra Pound.

L'Orient affleure cependant dans ses essais comme l'aurore sur les toits occidentaux d'une cité endormie. Orient métaphysique plus encore que géographique, aurora consurgens. Voici les poètes et les visionnaires de la Perse médiévale: Sohravardî, Ruzbehân de Shîraz, Nasafî, Fadid-Ud-Dîn 'Attar, - la langue des Oiseaux, l'alchimie de l'image et du verbe. L'espace est murmurant de conversations inouïes. Il suffit de les entendre. La France baroque s'entretient avec les "Ishrakyuns", les philosophes de l'aube levante, les héritiers de Zoroastre et du Védantâ. Ecoutons.

Des poèmes en surgissent: chant de l'heure la plus claire, chant de l'orage lumineux, chant de l'Ame du monde.

L'entretien, en profonde logique, se poursuit avec Nietzsche et Hölderlin. Nietzsche par lequel nous savons que "les plus grandes pensées sont les événements les plus grands". Et voici encore d'autres mondes dans le monde, dionysies de l'âme, efflorescences, labyrinthes... Une sapience, nous dit Luc-Olivier d'Algange a été perdue, mais dans sa nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne.

Anna Calosso

Luc-Olivier d'Algange, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de l'Harmattan, Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.

 

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14/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, Intempestiva sapientia:

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Luc-Olivier d’Algange

Intempestiva sapientia

pour se déprendre du nihilisme

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

*

Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

*

Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

*

« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

*

Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

*

Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

*

« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

*

Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

*

Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

*

Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

*

Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

*

Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

*

C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

*

Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

*

On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

*

Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

*

Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

*

Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

*

Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

*

L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

*

Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

*

Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

*

Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

*

Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

*

Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

*

Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

*

Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

*

Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

*

Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. «  Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.

*

Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.

*

Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

*

Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.

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Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.

*

La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.

*

Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.

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L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.

*

Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.

*

Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.

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Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.

*

Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.

*

Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.

*

Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».

*

Chez les "libres penseurs" associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.

*

L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.

*

Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?

*

Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.

*

Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !

*

L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.

*

Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?

*

L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.

*

La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.

*

« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.

*

Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).

*

Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?

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L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?

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Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, antiphrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.

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Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.

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La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.

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Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !

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Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.

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Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.

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L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.

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Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.

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Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.

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Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.

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La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.

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Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.

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Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.

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En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.

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Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.

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L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.

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Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.

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Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.

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Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.

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A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.

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On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.

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Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. ( Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Nabokov parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).

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L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : «  Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.

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Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.

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Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquidifiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.

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Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.

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L'érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?

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Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.

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On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.

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La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.

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Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».

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Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?

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La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.

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Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.

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Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.

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Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.

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L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.

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La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.

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Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.

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Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».

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La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.

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Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.

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Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.

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Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.

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Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).

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Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.

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Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.

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Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.

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L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.

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On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.

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Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.

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Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.

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Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.

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Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.

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La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.

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Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.

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Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.

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L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.

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Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.

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Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.

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La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.

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La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.

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Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.

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Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.

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Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.

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Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.

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Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.

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Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.

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Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.

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S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.

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Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.

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«  Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.

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Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.

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L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.

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La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.

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D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.

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Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.

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Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.

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Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.

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Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.

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L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.

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Je n’écris pas pour mon compte.

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Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.

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Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-t-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?

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Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.

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L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.

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Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.

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Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.

*

Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.

*

Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.

*

Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.

*

Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.

*

Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.

*

A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.

*

La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).

*

Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.

*

Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.

*

Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.

*

Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.

*

Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.

*

Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.

*

Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.

*

La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.

 

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Luc-Olivier d'Algange, Chant du Serment:

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Luc-Olivier d’Algange

Chant du Serment

 

Jamais, non jamais, nous ne renoncerons à dire

ce qui nous enchante, à nommer

les Anges et les dieux

et cette jeunesse perpétuelle

qui se dit en nous- même avec la jeunesse du monde...

Les censeurs,

les puritains, je leur laisse leurs abstractions mesquines

leurs médisances, leurs travaux

pour aimer les paroles belles dites

pour le Songe et l'Extase et le Désir... Les paroles

belles et grandes,

les paroles anadyomènes

car elles viennent du Grand-Large

sur ce rivage,
élite fervente et rêveuse,

elles viennent,

de cette césure de l'horizon, entre le paradis et l'enfer,

elles viennent de cette source du temps...

 

Nulles jamais ne furent plus désirables

dans ce cercle du ciel qui écarte la multitude

Nulles jamais

ne furent plus emportées

que ces paroles dites dans le Songe, il m'en souvient;

j'errais dans ces richesses inconnues,

orchestres, arômes, torrents... J'errais

dans cette fastueuse incertitude, ces conjonctions imprévues,

cette mémoire à la tombée de la nuit;

et ces belles paroles s'attardaient dans l'admiration de leurs ombres

dans le ruisselant miroir de leurs chevelures dénouées, paroles

vivantes, belles

et légères

dont il m'appartient aujourd'hui de porter témoignage...

 

Il était dit que nous traverserions cette terre en Aède !

Ce fut la seule morale à notre goût !

La source du temps était ce silence

au-delà du bien et du mal,

et nous rêvions d'en divulguer le secret par nos chants, gloire promise...

Nous rêvions d'atteindre le secret de la source du temps, silence d'or

source de tous les chants,

aube des paroles grandes et belles dites dans le Songe

du Soleil, sous le feuillage étonné

et le battement du cœur qui ne renonce pas !

 

Soir qui ne s'achève pas,

autel où se pose l'oiseau du serment,

j'aimais cette couronne,

cet éternel destin de la lumière. La nuit

s'inclinait sur le frémissement d'ailes de mon anxiété,

enseignement d'une solitude donnée,

d'un égarement des maximes

et autres saintes prophéties,

elles s'obscurcissaient à mes yeux, s'éloignaient, funèbres dans l'exil,

les vents adverses, les plaintes...

Et l'amertume desséchait ces feuilles ardentes,

ces feuilles dolentes...

Que la belle parole des dieux

me fut alors cette impétueuse transparence

cette compagne aux confins des cieux,

cette ardente fidélité,

cette blancheur embrasée

dans la lumière du sens de toute chose, cette caresse...

Que la haute parole me fut cette aube inconnue,

cette promesse, que rien jamais

ne viendra dédire/

Est-il âme assez basse pour ne point oser nommer ces dieux qui nous sauvèrent ?

Est-il âme assez basse

pour dédire la hauteur du Soleil et de l'Azur... Ame assez basse

pour ne point célébrer avec les noms anciens

les dieux et les anges

qui vivent dans les secrets du désir et de la miséricorde ?

O noms anciens, météores

dans notre ciel,

météores

dans ce sommeil de la présence oublieuse de la brûlure immémoriale,

dieux

que nomme en moi

la splendeur naissante,

l'eau rieuse de la lumière qui l'éveille,

dieux que je nomme

avec une très-subversive ingénuité, avec une connaissance

des rythmes intérieurs de la vie des arbres, des pierres

avec une science ondoyante, dieux que je nomme par éclair,

messagers de ma vertu aurorale,-

ce fut mon grand dessein que de garder cette distance,

mon grand dessein

d'aimer ce vent de sel et d'allégresse

contre toutes les apparences et pour toute la vie,

dieux nommés

par moi éveillés,

race furibonde et sereine.

 

Divers est de monde que nous aimons,

excellentes ses lois,

treilles, femmes très-douces,

feu clair, sang qui chante sous les paupières...

Solitude sacrée d'un été sur la mer,

certitude adamantine...

Les dieux furent en moi

cette grandeur de la gratitude, cette ampleur de l'âme,

cette volonté pure comme un regard sur la mer,

cette vie universelle,

ce face-à-face !

J'aimais ce resplendissement dont ils fécondent la diversité du monde

j'aimais, éperdument cette immense roue des saisons,

des éléments,- et comment la dire

sans nommer les dieux ?

Au-delà de l'extrême des hauts

glaciers énigmatiques, ces clartés transversales,

l'air du pôle

l'Ether limpide et sauvage du premier jour

de notre sainte conjuration

furent nommés dans le secret de notre cœur

avec les nombres occultes des dieux,

leurs noms invisibles

neige et flamme,

leurs noms,

rythmes fondamentaux

battant dans notre veine jugulaire

s'épanouissant dans notre poitrine,

leurs noms

que nomment dans le secret du secret

les Sept Silences majestueux du Dire

dont la transparence est un torrent dans nos âmes...

Au-delà de ce froid, de cette blancheur

de ce silence,

nous entendîmes,

au-delà: cette strophe incendiée de soleil, cette scintillante mémoire à l'infini,

le chœur des mondes, l'immensité qui s'immobilise

dans la bataille sonore,

l'immensité saisie sous l'ouragan,

coursier d'une ivresse

plus rapide que la mort,

ainsi furent dans notre poème

les dieux,

ainsi furent

comme une espérance plus ancienne

les dieux

dont la ténacité nous sauve de n'être pas

dont la transparence merveilleusement nous éloigne

du monde qui n'est pas,-

les dieux aimés, chantés, loués, oubliés, présents,-

ainsi furent brûlants dans l'invisible citadelle de notre amour,

ainsi furent frisson, ainsi furent sommeil,

ainsi furent cadence

car nous savions entendre dans nos cœurs

les concordances mathématiques et musicales de leurs noms

nous savions ces infaillibles architectures,

hauteur et profondeur de l'Instant,

véritable demeure des dieux,

nous savions et nous acceptions l'empire que ces noms

- nombres et chants, couleurs et clartés,-

sur le destin exercent, et sur les jours, ces beaux jours

qui tournoient comme un ciel

sous le maillet de l'Etre et de la Puissance...

Nous consentions à cette grandeur

où nous nous perdions en nous- mêmes

car notre âme était ample de ces noms qui la nommaient,

notre âme était vive

de ces appels,

ces invocations

ces batailles, notre âme était ardente de ces attentes,

compagne fleurie de l'immensité des ciels,

compagne légère, notre âme s'enchantait à se dire

dans le sable sans fin des dieux,

écume, sel de l'enfance

âme fluente

âme qui regarde les dieux.

 

En ses Yeux s'ouvrait le mystère d'une aube profonde

un jardin profond, comme l'orgueil d'être

et de n'être pas, une promesse,

j'en rêvais comme d'une fortune sans espoir,

une hymne belle comme la voile carrée,

détachée

sur l'abîme bleu,

détachée, sur la victoire du bleu profond,

sur le triomphe des yeux de l'âme...

Et d'être ainsi contemplée

comme un mystère véridique et sans fin, les dieux

s'envolaient,

les dieux hantaient le ciel, et toute chose

en ce monde

palpitait de joie,

toute chose était saisie à la nuque, et nos mains suscitaient d'invisibles trésors.

Les heures devenaient spacieuses et royales,

les heures s'accordaient à cette neuve mythologie

des regards,

- car l'âme regardait les dieux !-

et notre joie sise dans l'Instant fut l'essor

notre joie d'être ou de n'être pas dans l'âme,

ce Silence; la joie

déployait ses ailes dans la spacieuse et royale présence de notre âme, notre âme qui regardait les dieux...

A grandes gorgées

nous buvions la saveur secrète du ciel,

nous saisissions

les lyres de la pluie et du soleil,

et l'ombre lavande d'un dieu rare sur notre front

bénissait notre audace, bénissait notre peur

et notre audace,

comme une pure pensée, une corolle fraîche sur notre front

encore brûlant de la guerre sainte qui nous sauva...

Sainte paix, sérénité d'azur et de feuilles, vous êtes notre mérite.

- Car ici il n'est point de hasard et les couronnes sont conquises

sur l'orée tremblante du Jour

- l'ai-je assez dit ?-

Point de hasard mais en toute chose aimée le retour

de l'unité de l'Etre

car tout se tient,

le haut

et le bas.

Tout se tient dans le rêve premier,

dans la belle philosophie lyrique d'Hermès-Thoth,

tout

se tient et tout s'éveille selon nos intentions les mieux accordées à la joie

au plaisir qui donne

aux portes éblouissantes de l'été nocturne

tout se tient,

la ténèbre et la clarté,

dans cette aube divine de l'âme où les regards se perdent et se retrouvent

en l'impétueuse douceur de l'empire du monde !

 

La promptitude fut notre triomphe, notre puissance.

Des cendres d'une vie profanée

notre âme ressuscita

cette fleur, cette flamme

création d'une aube d'orgueil brûlant

d'une aube sonore et profonde et lointaine

dans le Songe du Chœur !

Rougeoyante dans la poitrine de l'espace que disperse la beauté de temps,

bleuïssante dans le temple de l'Ode

que dissémine

la mélancolie de l'heure

toute chose en vérité divine,

toute chose me fut prière.

Ma prière fut cette alliance entre le monde et moi,

cet échange tournoyant, et je répondais à l'appel du monde en le nommant,

dans le visible et dans l'invisible,

nommant

le Sens qu'à mesure j'y devinais

en devenant transparent à moi-même

Ainsi m'éveillais-je

au cœur du sommeil

et rêvais-je dans la plus haute lucidité conquise.

J'étais paisible dans ma violence

et ardent, vif, joyeux dans l'ensommeillement délicieux

dans les bras de l'amante prédestinée

dont les yeux s'ouvraient sur le clair abîme...

Sagesse du jour, temple de saphir,

le monde se transfigurait en moi dans le silence des mots,

le monde, j'en devinais le Sens,

dans la lumière que rien ne saisit

mais que toute chose

voile et révèle,

j'en devinais le Sens

dans ce clair abîme de tes Yeux

les prunelles divulguaient le secret de la nuit la plus noire en moi,

ténèbres désespérantes...

Toutes ces choses éparses, objets, idées, actes, décrets, peuples, renaissaient dans une plus pure essence,

s'enchantaient soudain

d'être en proie d'une telle légèreté

et d'une telle densité

que nous pouvions soudain rire de cette divine transfiguration...

Esprit qui sauve, rire d'or, rire des dieux,

science olympienne formée dans le cristal des cieux,-

et c'est un rire cristallin que je cueillais sur tes lèvres, mon amante...

Ainsi les dieux résonnaient infiniment en moi dans l'immémoriale perfection de ma prière.

Ainsi les dieux, dans l'abîme, dans la prunelle,

dans l'aube, dans le saphir, dans l'amante,

les dieux naissaient de ma prière

et ce paysage du monde devient un paysage de notre âme.

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

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Jean-René Huguenin:

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Luc-Olivier d'Algange

Le Journal de Jean-René Huguenin

 

Ces alentours, au jour le jour, de la vingtième année d'un jeune homme français valent mieux qu'un témoignage sur l'air du temps qui, à beaucoup d'égards, était déjà presque aussi irrespirable qu'aujourd'hui. Peu importe même que ces pages eussent été écrites à la fin des années cinquante et au tout début des années soixante. Leur prestige à nos yeux est dans leur intemporalité même.

S'il existe une vertu de l'extrême juvénilité, elle réside dans la passion de côtoyer ce qui échappe au temps. Ce que désormais on veut nous vendre comme étant "la jeunesse", n'est rien d'autre qu'une décrépitude accélérée, comparable aux effets spéciaux des films d'épouvante. Qui n'a été frappé de voir des enfants, en quelques mois, se transformer en soudards, c'est-à-dire en adolescent "modernes" ? La bêtise, la vulgarité leur tombe dessus d'un seul coup. Je tiens que ce n'est point là une fatalité de l'âge. Cette misère est une misère imposée. Tout, en ces temps "démocratiques", conspire à tuer les qualités les plus nobles et les plus fragiles de l'enfance. La "jeunesse" telle que nous la sert la "communication" est le nom de cet assassinat. Pour demeurer soi-même, il faut une discipline de fer. Tel est exactement le sens de la déclaration inaugurale du Journal de Jean René Huguenin: "Je veux être la Force, la Résolution et la Foi".

Résister à la vulgarité des occupations laborieuses, ou, pire encore, en proie à quelque distraction programmée, est la chose la plus difficile qui soit. A l'aube d'une vie, il importe de rassembler ses forces, si l'on veut disposer de quelque chance d'échapper à la navrante normalisation. De nos forces de caractère, d'intelligence ou d'imagination, rien, à ce moment crucial, ne doit être distrait du noble dessein. "Etre aventureux, écrit Jean-René Huguenin, ce n'est pas aller loin, c'est aller profond". Cette exigence détermine certaines aptitudes chevaleresques. Ne pas consentir à l'informe qui est le point de départ des pires conformismes, s'en tenir à l'essentiel, librement choisi, mais farouchement servi: "Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conservent pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N'y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d'une sueur où ils baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l'espace d'un instant, mais qu'ils ne savent reconnaître ni conserver ?"

De belle venue et de grande lucidité métaphysique, ces phrases s'inscrivent dans cette morale héroïque qui récuse l'abominable soumission de l'homme à la vie qui n'est que la vie, c'est-à-dire une triste survie: "Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d'écrivain et d'homme m'interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s'évanouissent et laissent place à d'autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège. Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l'amour des choses qui demeurent".

Il n'est point de vie humaine digne d'être vécue qui ne débute par une révolte de cette sorte. Révolte non contre l'Autorité, mais bien révolte contre la veulerie, contre l'abandon à la médiocrité. Cette morale de l'individu est le contraire d'une certaine forme d'individualisme qui prévaut actuellement, avec les conséquences que l'on voit. Selon Jean-René Huguenin, l'individu se forge pour inventer quelque idée plus libre et plus haute de la civilisation à laquelle il appartient. La nécessaire ascèse se précise dans un souci politique. Or, c'est précisément ce qu'il y a en nous grégaire qui nous interdit de servir notre tradition et d'être à la hauteur d'une véritable morale politique.

Certes, le bien et le mal sont indissociables dans le monde tel que nous nous y trouvons, mais cela ne nous interdit pas de choisir le bien, toujours plus subtil, plus léger et plus fragile, contre les pesanteurs titaniques du mal. "Dans les rapports humains, écrit Jean-René Huguenin, le mal croît avec le nombre. Le diable, oui, je crois que le diable a fait de la foule son lieu d'élection; qu'il se cache dans les replis de la multitude; qu'il n'ose s'attaquer aux âmes solitaires, mais qu'il parvient à ronger ces mêmes âmes lorsque le bruit, les voix et de nombreuses présences les étourdissent. Et qu'alors il infuse en elles son venin, qui n'est jamais que la médiocrité".

La guerre contre la médiocrité sera toujours et en toute circonstance une guerre contre le mal. Cette certitude suffit à ranger ceux qui la comprennent, du côté de Léon Bloy, de Villiers de l'Isle-Adam, de Bernanos; de tous ceux qui dénoncent le leurre abominable selon quoi la médiocrité nous protègerait du mal. La juste intuition de Jean-René Huguenin d'emblée lui désigne le véritable visage de l'Ennemi: le Tiède, dont la ruse consiste à nous faire croire que la commune-mesure, que despotiquement il exalte, aurait quelque ressemblance avec la Juste Mesure qui témoigne de l'équilibre des mondes. Il n'est rien de moins juste que la commune-mesure car elle n'est rien d'autre que l'établissement, par l'usage, de la force de pesanteur du plus  grand nombre. Force de l'état de fait, brutalité sans égale des Masses asservies et jalouses de leur servitude. Que nous reste-t-il alors, sinon la passion du témoignage et la prière ? " Contre le péché, contre la pauvreté d'âme, il n'y a que la prière, il n'y a nul autre recours que l'éternellement victorieuse prière".                                                                                

 

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Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste:

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Luc-Olivier d’Algange

Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste

 

L'œuvre d'Ernst Jünger s'étend sur une période exceptionnellement longue. Entre les premiers écrits tels qu’Orages d'Acier, ou Le Cœur aventureux, « version 1929 », jusqu'aux ultimes, ce sont plus de sept décennies d'écriture, de lectures, de voyages, de contemplations, de rêves qui s'offrent à notre regard panoramique. Par exception, la formule consacrée peut être utilisée à bon-escient: l'œuvre de Jünger « domine le siècle ». Elle le domine non seulement par sa hauteur, et les critiques ne manquèrent point de lui reprocher d'être hautaine, elle le domine aussi, et le plus simplement du monde par sa durée et par la profondeur que l'expérience du temps suscite dans l'entendement de l'auteur. Ernst Jünger fut, comme presque tous les grands écrivains du siècle, hanté par la question du temps.

L'expérience du temps retentit dans la profondeur du mythe. L'œuvre de Jünger poursuit, par ses propres voies, ce récitatif de l'expérience du temps. La réminiscence dans l’œuvre de Marcel Proust, la dilatation temporelle aux dimensions odysséennes d'une seule journée qu’opère James Joyce dans Ulysses, ou encore la récapitulation du monde à la fois joyeuse et apocalyptique des Cantos d’Ezra Pound ravivent dans la littérature moderne ce questionnement immémorial. Comme ceux-là, Jünger n'a cessé d'éprouver la nécessité d'aller au cœur de l'être et du temps et de trouver son propre lieu et sa propre formule pour déchiffrer le monde. Plus que d'autres, Jünger s'est tourné vers le monde pour en déchiffrer les énigmes intérieures.

Si Jünger fut dandy, comme certains persistent à l'en accuser, il faut bien reconnaître que son œuvre est la moins narcissique qui soit. Chaque page de Jünger nous apporte, comme les poèmes de Cendrars, des « nouvelles du monde ». Les paysages les plus grandioses et les aventures les plus extrêmes comme les détails les plus infimes et les circonstances en apparence les moins décisives sont portés à notre attention avec la même déférence, pour peu qu'ils soient les instruments d'une connaissance qualitative, sensible, propice aux aventures de la pensée.

Ruskin définit le véritable artiste à la fois comme « déchiffreur, chanteur et mémorialiste ». Si la part à proprement parler « lyrique » de l'œuvre de Jünger est plus sous-jacente qu'apparente (mais le lyrisme alors n'en touche que les cordes plus profondes, comme dans les dernières pages de Visite à Godenholm,) l'appellation de « déchiffreur » non moins que celle de « mémorialiste » donne immédiatement l'idée la plus juste du propos et du style de ses livres, qui paraissent, par ailleurs, échapper à tous les genres ainsi qu'à toutes les certitudes thématiques ou idéologiques.

Etre à fois déchiffreur et mémorialiste, c'est comprendre que l'œuvre saisit dans les nuances du devenir l'éclat de l'être. Le mémorialiste suit le cours du temps, la nuance du jour, la beauté et la tristesse passagère des instants livrés à l'oubli. Le mémorialiste, servant humble et déférent de Mnémosyme, recueille cette « matière première », au sens alchimique, dont le déchiffreur lui, se saisira avec cet esprit d'aventure qui caractérise les métaphysiciens et les hommes de cœur. Le mémorialiste investit le devenir de la puissance d'être de la mémoire, de la transmission, alors que le déchiffreur redonnera à la chose transmise, recueillie, sa chance de refleurir en d'autres contrées, plus subtiles et plus lumineuses. En d'autres termes, on pourrait dire que le mémorialiste construit un édifice de pensées, de réflexions, de savoirs qui permettront au déchiffreur de préfigurer le temple intérieur de la connaissance, que nous nommerons la « gnose poétique » et dont nous approchons par une connaissance de plus en plus précise, et précise jusqu'à l'éblouissement, de l'interdépendance universelle.

De livres en livres, Jünger poursuit cette œuvre de déchiffreur et de mémorialiste car loin de se soumettre à la lettre morte de ceux qui ne croient qu'au « travail du texte », sa pensée, toujours à la pointe de « l'esprit qui vivifie », cherche en toute chose, selon la formule de Nietzsche, « l'éternelle vivacité ». A celui qui voudra rendre justice à la pensée, toujours en mouvement, mais toujours exactement orientée, d'Ernst Jünger, l'occasion se présentera souvent de citer en une même phrase des auteurs, des théories, des méthodes que notre esprit compartimenteur, hérité d'une méconnaissance et d'une idolâtrie de la philosophie cartésienne, répugne à associer. Ainsi le Nouveau Testament et les « évangiles » subversifs du Solitaire d'Engadine, ou encore les références aux mondes bibliques ou païens, les méthodes scientifiques et les songeries hermétiques, la poésie et la guerre, l'aventure et l'immobilité contemplative.

Les historiographes de l'œuvre jüngérienne insistent, par exemple, sur les ruptures ou les revirements d'ordre idéologique ou politique. Certes, le nationalisme exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Arminius cédera la place au Contemplateur solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa « Figure » par la technique, deviendra le critique avisé du monde moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes, l'intérêt pour les anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite qu'elle voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos.

L'œuvre de Jünger, disions-nous, est l'une des moins narcissiques du vingtième siècle. Rarement tournée vers le « moi », elle est une invitation à découvrir le monde, « ce vaisseau cosmique » à bord duquel nous traversons le temps. L'aventure sociale ou psychologique tient une place infime dans cette œuvre qui est sans doute la première du vingtième siècle, au sens hiérarchique autant que chronologique, à s'être radicalement dégagée des méthodes et des théories du Naturalisme du dix-neuvième siècle, si abondamment relayé par la littérature des sciences humaines. Les groupes sociaux, la psychologie individuelle ou collective n'intéressent guère l'auteur des Falaises de Marbre ou d'Eumeswil. Bien davantage son attention est-elle requise par les rêves lorsque les rêves révèlent la nature héraldique et sacrée du monde.

Maintes fois mis en accusation, Jünger n'a jamais cherché aucune caution de « bonne moralité » politique, son œuvre se situant résolument, dans sa part la plus importante, du côté de l'intemporel. On risque fort de ne rien comprendre à son Journal si l'on ne voit pas que le temps, son temps, est toujours considéré du point de vue de l'intemporel. L'observation exacte prend place dans une vue-du-monde qui dénie au hasard et à la nécessité l'empire que la pensée moderne leur accorde.

« L'existence des choses, écrit Jünger, est donc préfigurée comme dans un sceau dont la figure imprimée dans la cire apparaît plus ou moins distinctement. » Il ne semble pas que, sur ce point, la pensée de Jünger ait varié. On songe irrésistiblement au début fameux des Disciples à Saïs de Novalis: « Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout: sur les ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche: dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard.. »

Les Figures, les Types, les Formes témoignent d'une pensée pour laquelle la création littéraire est un moyen de connaissance, une gnose. L'engagement héroïque des premiers temps n'est point contraire à l'engagement, plus radical encore, de l'Anarque et du Contemplateur, si l'on comprend, comme l'enseigne la Bhagavât-Gîta que la contemplation est une forme supérieure de l'action. La forme supérieure ne renie point la forme dépassée, elle la couronne, tout comme l'ontologie dont nous parle Heidegger couronne la métaphysique qu'elle dépasse. Bien plus que des ruptures, le lecteur qui entrevoit dans l'œuvre de Jünger un moyen de connaissance, sera enclin à voir des changements d'états, comme dans les « œuvres » des Alchimistes. Car si l'œuvre de Jünger est éloignée du Naturalisme de Zola, elle est, en revanche, fort proche des « philosophes de la nature » tels que Franz von Baader, qui eurent une influence non négligeable sur les Romantiques allemands d'Iéna.

Alchimistes et théosophes dans la lignée de Paracelse et de Jacob Böhme, les philosophes de la nature s'avancent dans la connaissance comme sur un chemin où se lèvent les intersignes, légers comme des cicindèles. A chaque signe, le voyageur est convié à un changement d'état de conscience qui renvoie à un changement d'état d'être. Les Figures du monde visible sont l'empreinte d'un sceau invisible et les circonstances de notre existence, en ce qu'elles ont de resplendissant, témoignent, elles aussi, de cette concordance entre les mondes qui justifie l'existence des symboles.

Dans un monde où les symboles accomplissent leur fonction pontificale, ni le hasard ni le déterminisme n'ont cours; le monde s'ordonne selon des principes qui, pour être hors d'atteinte de l'entendement humain, n'en sont pas moins à l'origine des plus pertinentes interprétations humaines. Alors que le déterministe explique l'homme et le monde comme des mécanismes, obéissant ainsi, plus ou moins à son insu, à une morale utilitaire, Jünger appartient à la tradition, largement menacée mais cependant persistante, du romantisme « roman » de Novalis qui s'adonne à l'interprétation infinie, au « buisson ardent » de l'herméneutique permanente. Dans la vue du monde esthétique et métaphysique de Jünger, le monde n'étant point soumis à l'utilité, sa valeur ne dépendant point de son usage, de même que selon une éthique chevaleresque, la fin ne justifie jamais les moyens, la finalité n'est jamais que dans le cœur secret des êtres et des choses, dans cette plus incandescente limpidité que nous laissent deviner les approches et les dialogues avec l'invisible.

La danse de la cicindèle est l'idéogramme clair de la pure présence de l'être à lui-même. Tel est le sacré, le numineux, pour reprendre le mot de Walter Otto, dont l'approche exige la plus grande délicatesse. La connaissance du monde, la gnose poétique, est avant tout une philocalie. Le sacré, le divin se révèlent dans la beauté car la beauté est l'approche du sens. Là où les choses prennent sens, la beauté transparaît. L'accusation d'esthétisme contre l'œuvre de Jünger traduit la courte vue de ceux qui la portent car la beauté est toujours, dans l'œuvre de Jünger, le signe d'une présence, d'une profondeur métaphysique, d'un autre monde, principe de profusion et de splendeur. Le monde des dieux, comme celui des fleurs et des papillons, est un monde dispendieux et imprévisible. L'homme de connaissance qui succède, dans la chronologie jüngérienne, à l'homme de puissance, s'avance dans l'assentiment à la beauté du monde comme « sceau héraldique » et dans le non moindre consentement à l'imprévisible. L'homme de connaissance est chasseur subtil. A l'affût sur l'orée, le chasseur subtil reçoit les signes qui, dans le visible, sont la marque de l'invisible, et ses rêves ont leur part, qui n'est rien moins que négligeable, dans la connaissance effective du monde.

La rupture inaugurale avec le monde bourgeois va d'emblée orienter l'œuvre de Jünger vers des régions extrêmes qui échappent à la fois à l'attention et au contrôle du monde moderne. L'exploration du monde intérieur n'est pas, chez Jünger, la complaisance narcissique de la subjectivité pour elle-même mais une traversée aussi exacte et impersonnelle qu'un voyage entomologique dans le monde extérieur. La psychologie jüngérienne ne relève pas de la « psyché » profane, larvaire, mais de la « psyché », en tant qu'âme, au sens néoplatonicien. Notre âme, dans la gnose jüngérienne, n'est pas disjointe de l'Ame du monde. L'Ame du monde et ses symboles augustes transparaissent dans l'âme humaine, sous la forme des songes, des visions, des pressentiments. Le poète est familier de l'augure qui surprend sa pensée dans l'exercice de la plus grande exactitude. La gnose jüngérienne s'exerce avec une virtuosité rare, aussi bien sur le mode de l'ampleur: les mythes, les légendes, les vastes herméneutiques de l'histoire humaine et des textes sacrés, que dans celui de l'intensité: la minuscule mais exaltante trouvaille du chasseur de papillons qui concentre dans l'infime toutes les énergies explosives de sa quête.

Dans le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Les Falaises de Rügen, l'immensité du site, sa solennité, donnent au mode de l'ampleur l'une de ses représentations picturales les plus achevées, parce que devant la vastitude, le vide, l'espace qui s'encastrent avec violence dans le paysage, un personnage vu de dos paraît ignorer l'infini de l'ampleur qui s'offre à lui pour s'attacher à l'infini de l'intensité de sa recherche d'herboriste ou de chasseur d'insecte. L'ampleur du vaste prend sa mesure par l'intensité de l'infime. La science des lettres, la science naturaliste ou historique devient métaphysique aussitôt qu'elle parvient à unir en elle le mode d'intensité et le mode d'ampleur, la dimension horizontale et la dimension verticale, l'empreinte, dont les marques sont plus ou moins visibles, et le sceau.

La logique de la gnose est différente de la logique de la science profane, en ce qu'elle ignore la finalité effective, utile, quantifiable. La gnose est à elle-même sa propre finalité, et le monde dont elle traite est un monde de qualités. La gnose ne dénombre pas seulement le réel, elle s'avance dans le déchiffrement. Déchiffrer le monde, c'est traverser le temps dans le vaisseau cosmique, et c'est œuvrer à la révélation du sens à travers les apparitions successives du monde. Le déterminisme philosophique, autant que la théorie du hasard, détournent notre entendement de la beauté et du mystère, de telle sorte à faire de nous les dociles serviteurs du monde moderne, et de ses morales utilitaires et puritaines. La gnose poétique de Jünger est la reconquête de la puissance et de l'immortalité dont la société, placée sous le signe de l'uniformité, nous dépossède. La gnose suppose une « transvaluation de toutes les valeurs », pour reprendre la formule Nietzsche que l'on pourrait aussi caractériser comme une  subversion de la subversion établie par le tiers-état, dans la mesure où la reconquête de la « vie magnifique », de la puissance est le propre de la Figure, telle que la conçoit Jünger.

Jünger distingue deux conceptions de l'individu, par les mots allemands, Einzelne et individuum. Le mot individuum désignant l'individu à la fois égocentrique et interchangeable des sociétés de masse, alors que le mot  Einzelne se rapporte à l'individu en tant que singularité et originalité irréductible, en tant que Figure. A l'individu perdu dans la masse et, par cela même farouchement attaché à ce qu'il croit être ses « biens » correspond une science calculante (pour reprendre le mot de Heidegger), alors que pour l'individu en tant que Figure, la science est méditative, et, par cela, accroissement de puissance. Pour Jünger, la connaissance accroît la Figure dans sa distinction et son intensité. Les lignes deviennent plus précises et les couleurs plus rayonnantes. La gnose est poétique, au sens de l'étymologie grecque, du « faire » qui laisse l'empreinte la plus précise possible. Par la gnose jüngérienne, nous entrons dans une perspective hiérarchique, où la logique de cause et d'effet, et avec elle toutes les formes de progressisme, de déterminisme ou d'évolutionnisme sont dépassées: « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause à effet mais d'une loi tout à fait autre, celle du sceau et de l'empreinte ». Dans cette logique, nouvelle par rapport aux deux siècles précédents mais, nous y reviendrons, dans un sens plus profond, traditionnelle, ce qui importe n'est pas seulement ce qui nous précède et ce qui s'annonce mais, plus décisivement, ce qui nous surplombe, le sceau dont nous sommes l'empreinte.

Cette logique gnostique, et héraldique, pour célébratrice qu'elle soit de la splendeur du monde, pour approbatrice qu'elle soit de la puissance, et du rayonnement de la Figure, n'en témoigne pas moins d'une forme d'humilité essentielle. Le moderne, qui affiche partout sa modestie et son profil bas, tient pourtant farouchement à être le producteur de tout, et à cette fin, il renie Dieu et les dieux, les Muses et les messagers célestes, de sorte à n'être qu'à lui-même redevable de ses « travaux ». Cette étrange démesure, au sens exact outrecuidante, enferme l'individu en lui-même et laisse ses œuvres comme les objets aléatoires de son narcissisme navrant. Le nihilisme moderne n'est autre que la considération pathétique de cette impuissance vaniteuse à connaître le monde. Dans la perspective métaphysique propre à la théorie des signatures et des empreintes dont nous constatons la fécondité dans l'œuvre de Jünger, l'humilité consiste à reconnaître que nos idées et nos visions ne nous appartiennent pas en propre, qu'elles proviennent de l'intemporel, auquel nous donnent accès notre grandeur d'âme et notre acuité intellectuelle. La gnose poétique considère dans le singulier et dans le multiple les Figures d'éternité dont ils procèdent. Elle est dépassement du nihilisme car elle est recouvrance de la possibilité magnifique qui nous fut donnée in illo tempore, puis ôtée, d'atteindre poétiquement à la connaissance, non par projection ou reflet, mais par des actes de puissance et de beauté tels qu'ils adviennent dans Virgile, dans l'ivresse du songe de la « race d'or ». Dépasser le nihilisme, c'est aller, au pas qui ré-enchante les apparences, vers les contrées éclatantes où l'individu s'accorde à la Figure, où les pressentiments s'accomplissent, dans des œuvres qui seront la preuve de notre humilité.

Alors que le moderne se veut sans Dieu ni Maître, proclame la relativité du Vrai et du Beau non sans faire de sa médiocrité la mesure universelle, jugeant toute création superflue et toute connaissance impossible, la Figure trouve sa mesure par la création et sa connaissance par l'oubli de l'individualité, au sens quantitatif et profane. Aussitôt qu'il est question de connaissance et de poésie, il faut s'interroger sur la provenance et le destinataire de cette poésie et de cette connaissance. Tout ne s'adresse pas à n'importe qui. L'angle d'approche détermine la destination du message diplomatique, car toute métaphysique est diplomatie et les auteurs, au sens latin et étymologique, d'auctor qui se réfère à l'auctoritas, - la « vertu qui accroît », comme le rappelle Philippe Barthelet, - sont ambassadeurs entre les suavités immanentes des corolles et des parfums du jardin sous la pluie d'été au crépuscule et les contrées transcendantes où les dieux apparaissent.

Le grief le plus persistant que les modernes cultivent à l'égard de la gnose est d'être « élitiste », de ne s'adresser, selon la formule stendhalienne, qu'aux « rares heureux », de dédaigner les laborieuses et méritantes majorités. Grief inepte car il n'est rien de plus généreux, de plus disponible, de plus accueillant que le livre qui s'offre à chacun, sans jamais prétendre à contraindre le plus grand nombre. La gnose requiert des dispositions particulières, ou, disons, une orientation de l'Intellect, mais elle confère cette orientation autant qu'elle l'exige. Alors que la société, aussi « démocratique » qu'elle se veuille ne cesse de nous imposer des limites et des conditions auxquelles nous ne pouvons-nous soustraire, la gnose, et surtout la gnose dont l'humilité consiste à se traduire en œuvres, offre à qui le désire avec ardeur, l'aventure du Sans-Limite, c'est-à-dire la traversée odysséenne de la Figure à travers les ordres du monde jusqu'à sa perception la plus lumineuse, éclat d'éternité sur la surface des eaux.

La gnose, dans son exercice le plus accompli, est un privilège mais c'est un privilège offert à qui voudra bien s'en saisir, alors que nous vivons dans un monde constitué d'avantages qui sont la récompense de la cupidité et de la vilenie. Il n'est pas impossible, et nous y reviendrons, qu'il y eût aussi quelque rapport entre la gnose poétique et la philosophie politique. Les Figures du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, qui se succèdent dans l'œuvre de Jünger, approfondissent, si l'on prend la peine de les considérer en perspective, une méditation sur le siècle mais aussi une méditation sur l'art de vivre, non plus de l'individu de l'ère bourgeoise mais de l'individu (Einzelne) qui cherche à conserver sa Figure au sein du monde de la technique qui, loin de s'affirmer comme l'expression de la puissance, au sens nietzschéen, comme on pouvait encore le croire au début du siècle, paraît au contraire avoir pour objectif le contrôle et l'annihilation de toute puissance libre.

Face à la technique d'une « mondialisation » dont chacun sait bien qu'elle n'est qu'une américanisation cybernétique, l'œuvre de Jünger, dans son exigence poétique et gnostique peut se lire comme un traité de résistance au nihilisme. Le Travailleur oeuvrait à vaincre le mal par le mal, selon le principe de Paracelse, et à porter contre le nihilisme les armes les mieux trempées du nihilisme lui-même. Il « travaillait » ainsi selon les périlleuses procédures de l'oeuvre-au-noir, à l'implosion d'une situation intenable, et à ouvrir la voie de la contemplation. Les sentes forestières qu'ouvrent les audaces du Rebelle et de l'Anarque seront, elles, l'initiation à d'autres couleurs. Au « noir et blanc » de l'intensité expressionniste des premières œuvres, si mal comprises, succédera le versicolore armorial des Songes et des Visions des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm. Le combat par le fer et le feu du guerrier cède la place aux guerres plus subtiles dont les conquêtes sont des états de conscience. L'intensité, et telle est bien la clef de voûte de la gnose poétique d'Ernst Jünger, s'accroît d'œuvre et œuvre comme une réalisation, au sens initiatique, d'une exactitude herméneutique qui perçoit, à l'apogée de la vitesse et du mouvement, le grand silence et la grande immobilité.

 

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13/12/2021

Vidéo: Causerie autour d'Ernst Jünger, organisée par le "Cercle Aristote" et l'Association "Exil H" présidée par Jacqueline de Roux:


à l'occasion de la parution de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan. 170 pages. 18 euros.  

Couverture Le déchiffrement du monde

 

Extrait:  

 

Martin Heidegger, Ernst Jünger, sur la ligne

Rien ne sera admis, reconnu, dépassé, rédimé, des temps d'abominable servitude que nous vivons tant que nous n'aurons pas médité sur la ligne qui sépare le monde ancien du monde nouveau. Sur la ligne, c'est-à-dire, selon la réponse de Heidegger à Jünger, non seulement par-delà la ligne, au-dessus de la ligne, mais aussi, plus immédiatement à propos de la ligne. Faire de la ligne même le site de notre pensée et de son déploiement, c'est déjà s'assurer de ne point céder à quelque illusoire franchissement. Il s'en faut de beaucoup que l'au-delà soit déjà ici-même. L'ici-même où nous nous retrouvons, en ce partage des millénaires, a ceci de particulier qu'il n'est plus même un espace, une temporalité mais une pure démarcation. Là où nous sommes, l'être s'est évanouit et jamais peut-être dans toute l'histoire humaine nous ne fûmes aussi dépossédés des prérogatives normales de l'être et ne fûmes aussi radicalement requis par la toute-possibilité.

Cette situation est à la fois extrêmement périlleuse et chanceuse. Le pari qui nous incombe n'est plus seulement de l'ordre de la Foi, - selon l'interprétation habituellement quelque peu limitative que l'on donne du pari pascalien, mais d'ordre onto-théologique. Certes, il existe un monde ancien et un monde nouveau. « Le domaine du nihilisme accompli, écrit Heidegger, trace la frontière entre deux âges du monde ». Le monde ancien fut un monde où la puissance n'étant point encore entièrement dévouée à la destruction et au contrôle, s'épanouissait en œuvres de beauté et de vérité. Le monde nouveau est un monde où la « splendeur du vrai », étant jugée inane, la morale, strictement utilitaire, soumise à une rationalisation outrancière, c'est-à-dire devenue folle, s'accomplit en œuvres de destruction.

La radicalité même de la différence entre ces deux âges du monde nous interdit généralement d'en percevoir la nature. Le plus grand nombre de nos contemporains, lorsqu'ils ne cultivent plus le mythe d'une modernité libératrice, en viennent à croire que le cours du temps n'a pas affecté considérablement les données fondamentales de l'existence humaine. Ils se trouvent si bien imprégnés par la vulgarité et les préjugés de leur temps qu'ils n'en perçoivent plus le caractère odieux ou dérisoire ou s'imaginent que ce caractère fut également répandu dans le cours des siècles. La simple raison s'avère ici insuffisante. Une autre expérience est requise qui appartient en propre au domaine de la beauté et de la poésie. L'accusation d'esthétisme régulièrement proférée à l'encontre de l'œuvre de Jünger provient de cette approche plus subtile des phénomènes propres au nihilisme. Certes, un esthétisme qui n'aurait aucun souci du vrai et du bien serait lui-même une forme de nihilisme accompli. Mais ce qui est à l'œuvre dans le cheminement de Jünger est d'une autre nature. Loin de substituer la considération du Beau à toute autre, il l'ajoute, comme un instrument de détection plus subtil aux considérations issues de l'approche rationnelle. La vertu de l'approche esthétique jüngérienne se révèle ainsi dans la confrontation avec le nihilisme. Pour distinguer les caractères propres aux deux âges du monde dont il est question, encore faut-il rendre son entendement sensible aussi bien à la beauté familière qu'à l'étrangeté.

Sur la ligne, les soufis diraient « sur le fil du rasoir », le moindre risque est bien d'être coupé en deux, ou d'être comme Janus, une créature à deux faces, contemplant à la fois le monde révolu et le monde futur. Que l'on veuille alors aveugler l'une ou l'autre face, en tenir pour la nostalgie pure du passé ou pour la croyance éperdue en l'avenir meilleur, cela ne change rien à l'emprise sur nous du nihilisme. Penser le nihilisme trans lineam exige ce préalable: penser le nihilisme de linea. Le réactionnaire et le progressiste succombent à la même erreur: ils sont également tranchés en deux. La fuite en avant comme la fuite en arrière interdit de penser la ligne elle-même. Toute l'attention du penseur-poète, c'est-à-dire du Cœur aventureux consistera à se tenir sur le méridien zéro afin d'interroger l'essence même du nihilisme, au lieu de se précipiter dans quelque échappatoire. En l'occurrence, Jünger, comme Heidegger nous dit que toute échappatoire, aussi pompeuse qu'elle soit (et comment ne pas voir que notre XXème siècle fut saturé jusqu'à l'écœurement par la pomposité progressiste et réactionnaire ?) n'est jamais qu'une impardonnable futilité.

Sur la ligne, nous dit Jünger, « c'est le tout qui est en jeu ». Sur la ligne, nous le sommes au moment où le nihilisme passif et le nihilisme actif ont laissé place au nihilisme accompli. Le site du nihilisme accompli est celui à partir duquel nous pouvons interroger l'essence du nihilisme. Après la destruction des formes, les temps ne sont plus à séparer le bon grain de l'ivraie. Le nihilisme, écrit Nietzsche est « l'hôte le plus étrange », et Heidegger précise, « « le plus étrange parce que ce qu'il veut, en tant que volonté inconditionnée de vouloir, c'est l'étrangeté, l'apatridité comme telle. C'est pourquoi il est vain de vouloir le mettre à la porte, puisqu'il est déjà partout depuis longtemps, invisible et hantant la maison. »

L'illusion du réactionnaire est de croire pouvoir « assainir », alors que l'illusion du progressiste est de croire pouvoir fonder cette étrangeté en une nouvelle et heureuse familiarité planétaire. Or, précise Heidegger: « L'essence du nihilisme n'est ni ce qu'on pourrait assainir, ni ce qu'on pourrait ne pas assainir. Elle est l'in-sane, mais en tant que telle elle est une indication vers l'in-demne. La pensée doit-elle se rapprocher du domaine de l'essence du nihilisme, alors elle se risque nécessairement en précurseur, et donc elle change. »

La destruction, qui est le signe du nihilisme moderne, serait donc à la fois l'instauration généralisée de l'insane et une indication vers l'indemne. Si le poète et le penseur doivent parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, il n'est pas exclu que par l'accomplissement du nihilisme, c'est-à- dire la destruction de la lettre morte, une chance ne nous soit pas offerte de ressaisir dans son resplendissement essentiel l'esprit qui vivifie. Le précurseur sera ainsi celui qui ose et qui change et dont la pensée, à ceux qui se tiennent encore dans le nihilisme passif ou le nihilisme actif, paraîtra réactionnaire ou subversive alors qu'elle est déjà au-delà, ou plus exactement au-dessus.

Comment ne point aveugler l'un des visages de Janus, comment tenir en soi, en une même exigence et une même attention, la crainte, l'espérance, la déréliction et la sérénité ? Il n'est pas vain de recourir à la raison, sous condition que l'on en vienne à s'interroger ensuite sur la raison même de la raison. Que nous dit cette raison agissante et audacieuse ? Elle nous révèle pour commencer qu'il ne suffit pas de reconnaître dans tel ou tel aspect du monde moderne l'essence du nihilisme. La définition et la description du nihilisme, pour satisfaisantes qu’elles paraissent au premier regard, nous entraînent pourtant dans le cercle vicieux du nihilisme lui-même, avec son cortège de remèdes pires que les maux et de solutions fallacieuses. Vouloir localiser le nihilisme serait ainsi lui succomber à notre insu. Cependant l'intelligence humaine répugne à renoncer à définir, à discriminer: elle garde en elle cette arme mais dépourvue de Maître d'arme et d'une légitimité conséquente, elle en use à mauvais escient. Telle est exactement la raison moderne, détachée de sa pertinence onto-théologique. Etre sur la ligne, penser l'essence du nihilisme accompli, c'est ainsi reconnaître le moment de la défaillance de la raison. Cette reconnaissance, pour autant qu'elle pense l'essence du nihilisme accompli ne sera pas davantage une concession l'irrationalité. « Le renoncement à toute définition qui s'exprime ici, écrit Heidegger, semble faire bon marché de la rigueur de la pensée. Mais il pourrait se faire aussi que seule cette renonciation mette la pensée sur le chemin d'une certaine astreinte, qui lui permette d'éprouver de quelle nature est la rigueur requise d'elle par la chose même ».

Le Cœur aventureux jüngérien est appelé à se faire précurseur et à suivre « le chemin d'une certaine astreinte ». La raison n'est pas congédiée mais interrogée; elle n'est point récusée, en faveur de son en-deçà mais requise à une astreinte nouvelle qui rend caduque les définitions, les descriptions, les discriminations dont elle se contentait jusqu'alors. « Que l'hégémonie de la raison s'établisse comme la rationalisation de tous les ordres, comme la normalisation, comme le nivellement, et cela dans le sillage du nihilisme européen, c'est là quelque chose qui donne autant à penser que la tentative de fuite vers l'irrationnel qui lui correspond. » A celui qui se tient sur la ligne, en précurseur et soumis à une astreinte nouvelle, il est donné de voir le rationnel et l'irrationnel comme deux formes concomitantes de superstition.

Qu'est-ce qu'une superstition? Rien d'autre qu'un signe qui survit à la disparition du sens. La superstition rationaliste emprisonne la raison dans l'ignorance de sa provenance et de sa destination, et dans sa propre folie planificatrice, de même que la superstition religieuse emprisonne la Théologie dans l'ignorance de la vertu d'intercession de ses propres symboles. L'insane au comble de sa puissance généralise cette idolâtrie de la lettre morte, de la fonction détachée de l'essence qui la manifeste. Aux temps du nihilisme accompli le dire ayant perdu toute vertu d'intercession se réduit à son seul pouvoir de fascination, comme en témoignent les mots d'ordre des idéologies et les slogans de la publicité. Dans sa nouvelle astreinte, le précurseur ne doit pas être davantage enclin à céder à la superstition de l'irrationnel qu'à la superstition de la raison. En effet, souligne Heidegger, « le plus inquiétant c'est encore le processus selon lequel le rationalisme et l'irrationalisme s'empêtrent identiquement dans une convertibilité réciproque, dont non seulement ils ne trouvent pas l'issue, mais dont ils ne veulent plus l'issue. C'est pourquoi l'on dénie à la pensée toute possibilité de parvenir à une vocation qui se tiennent en dehors du ou bien ou bien du rationnel et de l'irrationnel. »

La nouvelle astreinte du précurseur consistera précisément à rassembler en soi les signes et les intersignes infimes qui échappent à la fois au rationalisme planificateur et à l'irrationalisme. La difficulté féconde surgit au moment où l'exigence la plus haute de la pensée, sa requête la plus radicale devient un refus de l'alternative en même temps qu'un refus du compromis. Ne point choisir entre le rationnel et l'irrationnel, et encore moins mélanger ce qu'il y aurait « de mieux » dans l'un et dans l'autre, telle est l'astreinte nouvelle de celui qui consent héroïquement à se tenir sur le méridien zéro du nihilisme accompli. Conscient de l'installation planétaire de l'insane, son attention vers l'indemne doit le porter non vers une logique thérapeutique, qui traiterait les symptômes ou les causes, mais au cœur même de cette attention et de cette attente pour lesquels nous n'avons pas trouvé jusqu'à présent d'autre mots que ceux de méditation et de prière, quand bien même il faudrait désormais charger ces mots d'une signification nouvelle et inattendue.

L'entretien sur la ligne d’Ernst Jünger et de Martin Heidegger ouvre ainsi à la raison qui s'interroge sur ses propres ressources des perspectives qui n'ont rien de passéistes et dont on est même en droit de penser désormais qu'elles seules n'apparaissent pas comme touchées dans leur être même par le passéisme, étant entendu que le passéisme progressiste est peut-être, par son refus de retour critique sur lui-même, et par la méconnaissance de sa propre généalogie, plus réactionnaire encore dans son essence que le passéisme nostalgique ou néoromantique.

L'attention du précurseur, sa théorie, au sens retrouvé de contemplation, sera d'abord un art de ne pas refuser de voir. Quant à l'astreinte nouvelle, elle éveillera la possibilité d'une autre hiérarchie des importances où le vol de l'infime cicindèle n'aura pas moins de sens que les désastres colossaux du monde moderne. " De même, écrit Jünger, les dangers et la sécurité changent de sens". Comment ne pas voir que les modernes doivent précisément à leur goût de la sécurité les pires dangers auxquels ils se trouvent exposés ? Et qu'à l'inverse l'audace, voire la témérité de quelques uns furent toujours les prémisses d'un établissement dans ces grandes et sereines sécurités que sont les civilisations dignes de ce nom ?

L'homme moderne, ne croyant qu'à son individualité et à son corps, désirant d'abord la sécurité de son corps, ne désirant, en vérité, rien d'autre, est l'inventeur du monde où la vie humaine est si dévaluée qu'il n'y a presque plus aucune différence entre les vivants et les morts. C'est bien pourquoi le massacre de millions d'êtres humains dans son siècle "rationnel, démocratique et progressiste" le choque moins que la violence d'un combat antique ou d'une échauffourée médiévale, pour autant que sa sécurité, son individualité ou, dans une plus faible mesure, celles des siens, ont été épargnées. Le nihilisme de sa propre sécurité s'établit dans le refus de voir le nihilisme du péril auquel il n'a cessé de consentir que d'autre que lui fussent livrés, et se livrant ainsi lui-même à leur vindicte. Les Empereurs chinois savaient ce que nous avons oublié, eux qui considéraient leurs armes défensives comme les pires dangers pour eux-mêmes. Les Cœurs aventureux, ou selon la terminologie heideggérienne, les précurseurs, trouveront la plus grande sécurité dans leur consentement même à se reconnaître dans le site du plus grand danger. De même qu'au cœur de l'insane est l'incitation vers l'indemne, au cœur du danger se trouve le site de la plus grande sécurité possible. Comment sortir indemne de l'insane péril (qui prétend par surcroît avoir inventé la sécurité comme Monsieur Jourdain la prose !) où nous a précipité le nihilisme ? Quelle est la ligne de risque ?

Certes, le méridien zéro n'est nullement ce « compteur remis à zéro » dont rêve la sentimentalité révolutionnaire. Ce méridien, s'il faut préciser, n'est point une métaphore de la table rase, ou le site d'un oubli redimant. Le méridien zéro est exactement le lieu où rien ne peut être oublié, où toute sollicitation extérieure répond d'une réminiscence, comme le son répond à la corde que l'on touche, où l'empreinte ne prétend point à sa précellence sur le sceau. Ce qui advient, pas davantage que ce qui fut, ne peut prétendre à un autre titre que celui d'empreinte, le sceau étant l'hors-d'atteinte lui-même: l'indemne qui gît au secret du cœur du plus grand danger. La ligne de risque de la vie et de l'œuvre jüngériennes répond de cette certitude acquise sur la ligne.

Toute interrogation fondamentale concernant la liberté est liée à la Forme. Si le supra-formel, en langage métaphysique, bien l'absolu de la liberté, le propre de ceux que l'hindouisme nomme les libérés vivants, l'informe, quant à lui, est le comble de la soumission. La question de la Forme se tient sur cette ligne critique, sur ce méridien zéro qui ouvre à la fois sur le comble de l'esclavage et sur la souveraineté la plus libre qui se puisse imaginer. Dès Le Travailleur, et ensuite à travers toute son œuvre, Jünger poursuivit, comme nous l'avons vu, une méditation sur la Forme. Or, cette méditation, platonicienne à maints égards, est aussi inaugurale si l'on ose la situer non plus dans l'histoire de la philosophie, comme un moment révolu de celle-ci mais sur la ligne, comme une promesse de franchissement de la ligne. Ce qu'il importe désormais de savoir, c'est en quoi la Forme contient en elle à la fois la possibilité du déclin dans le nihilisme (dont l'étape d'accomplissement serait la confusion de toutes les formes: l'uniformité) et la possibilité d'une recréation de la Forme, voire d'un dépassement de la Forme dans une souveraineté jusqu'ici encore impressentie. Par les figures successivement interrogées du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, Jünger s'achemine vers cette souveraineté. Pour qu'il y eût une Forme, au sens grec d'Idéa, et non seulement au sens moderne de « représentation », il importe que la réalité du sceau ne soit pas oubliée.

Une lecture extrêmement sommaire des œuvres de Jünger et de Heidegger donnerait à penser que lorsque Heidegger tenterait un dépassement, voire un renversement ou une « déconstruction » du platonisme, Jünger, lui s'en tiendrait à une philosophie strictement néo-platonicienne. Le dépassement heideggérien de la métaphysique, qui tant séduisit ses disciples français « déconstructivistes » (et surtout acharnés, sous l'influence de Marx, à détacher toute philosophie de ses origines théologiques) laissa, et laisse encore, d'immenses carrières à l'erreur. Les modernes qui instrumentalisent l'œuvre de Heidegger en vue d'un renversement du platonisme et de la métaphysique méconnaissent que, pour Heidegger, dépassement de la métaphysique signifie non point destruction de la métaphysique mais bien couronnement de la métaphysique. Il s'agit moins, en l'occurrence, de se libérer de la métaphysique que de libérer la métaphysique.

Il n'est pas question de déconstruire la métaphysique, pour en faire table rase, mais d'en établir la souveraineté en la dépassant par le haut, c'est à dire par la question de l'être. Pour un grand nombre d'exégètes français la différence essentielle entre une antimétaphysique et une métaphysique couronnée demeure obscure. Heidegger ne reproche point à la métaphysique de s'interroger sur l'essence, il lui impose au contraire, comme une astreinte nouvelle, de s'interroger plus essentiellement encore sur l'essence de son propre déploiement dans le Logos. A la métaphysique déclinante des théologies exotériques, des sciences humaines, de la didactique, de la Technique et du matérialisme, Heidegger oppose une interrogation essentielle sur le déclin lui-même.

En établissant clairement son dépassement de la métaphysique comme un couronnement de la métaphysique, Heidegger suggère qu'il y a bien deux façons de dépasser, l'une par le bas (qui serait le matérialisme) l'autre par le haut, et qui est de l'ordre du couronnement. Loin de vouloir « en finir », au sens vulgaire, avec la métaphysique, Heidegger entend en rétablir sa royauté. Par l'interrogation incessante sur les fins et sur la finalité de la métaphysique, Heidegger œuvre à la recouvrance de la métaphysique et non à sa solidification. Qu'est-ce qu'une métaphysique couronnée ? De quelle nature est ce dépassement par le haut ? Que le déclin de la métaphysique eût conduit celle-ci de la didactique à la superstition de la technique, du nihilisme passif jusqu'au nihilisme accompli, en témoignent les théories modernes du langage et l'humanisme qui ne voit en l'homme qu'un animal « amélioré » par le langage. Ce que Heidegger reproche à ces théories du langage et de l'homme est d'ignorer la question de l'essence de l'homme et de l'essence du langage, et d'être en somme, des métaphysiques oublieuses de leurs propres ressources.

Le dialogue entre Jünger et Heidegger, que le bon lecteur ne doit pas circonscrire à l'échange hommagial et épistolaire sur le passage de la ligne mais étendre aussi aux autres œuvres, prend tout son sens à partir des méditations jüngériennes sur le langage et l'herméneutique. En effet, loin de rompre avec la source théologique, Heidegger en fut le revivificateur éminent par l'art herméneutique qu'il ne cessa d'exercer au contact des œuvres anciennes, les présocratiques, Aristote, ou modernes, Hölderlin, Trakl, ou Stefan George. De même Jünger, en amont des gloses, des analyses et des explications poursuivit le dessein de retrouver, dans les signes et les intersignes, la trace des dieux enfuis. Entre les noms des dieux et leurs puissances, entre l'empreinte et le sceau, entre le langage et la langue, entre ce que doit être dit et ce qui est dit, l'Auteur s'établit avec une inquiétude créatrice. Ce serait se méprendre grandement sur la méditation sur la Forme qui est à l'œuvre dans les essais de Jünger que de n'y voir qu'une reproduction d'un néoplatonisme acquis et défini une fois pour toute, et réduit, pour ainsi dire à des schémas purement scolaires ou didactiques. Se tenir sur la ligne, c'est déjà refuser d'être dans la pure représentation. Entre la présence et son miroitement se joue toute véritable et féconde inquiétude spéculative.

Luc-Olivier d’Algange

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12/12/2021

Moralistes et moralisateurs:

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Luc-Olivier d’Algange

Moralistes et moralisateurs

 

Rien n’incline davantage à la passion que les questions morales. Ce glissement du principe vers la passion n’est pas sans dangers : tous les fanatismes naissent de cette conviction ardente en la justesse universelle de nos principes. Il semblerait que nous devenions dévastateurs et cruels à mesure que nous nous persuadons de l’excellence de nos bons sentiments et du bon droit que des bons sentiments nous confèrent à juger du Bien et du Mal. Le mal que nous infligeons à autrui est d’autant plus terrible qu’il s’inflige au nom du Bien. Il y a dans la morale des moralisateurs, dans la « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche, un élan à la fois vil et prédateur que la volonté de puissance la plus soutenue n’atteint que rarement.

La déchéance de la morale, loin d’être ce « déclin de la moralité » que déplorent les prudes et les tartuffes, loin de se caractériser par un étiolement des questions morales, par une sorte de quiétisme de l’amoralité, ou par un laxisme plus ou moins « décadent », semble au contraire s’exprimer désormais par une hybris de la morale, une démesure du Bien qui confère à ceux qui en sont possédés un extraordinaire sentiment de puissance.

Gagnée par l’ivresse de cette hybris puritaine qui s’étend à des domaines politiques, esthétiques ou métaphysique où elle n’a que faire, cette morale débordante, cette griserie narcissique du  Bien abstrait, envahit et subjugue les consciences et les entendements humains au point de les aveugler sur le beau et sur le vrai qui, par essence, ne sont jamais acquis mais toujours à conquérir et appartiennent tout autant aux réalités sensibles, au frémissement de l’immanence, qu’aux réalités intelligibles.

Il n’est pas un débat littéraire, artistique, politique ou scientifique qui ne soit d’emblée tenu sous le joug d’un jugement moral d’autant plus arbitraire qu’il se fonde sur le refus symétrique des faits et des raisonnements. Ce qui s’oppose au moralisateur, ce n’est point l’immoralité (qui, par la mode de la « transgression » subventionnée, est devenue elle-même moralisatrice) mais bien la morale des Moralistes dont la tradition, pour être devenue plus ou moins clandestine, perdure jusqu’à nous. Cioran dans l’ensemble de son œuvre, Montherlant dans ses « solstices » et dans ses « cahiers », Philippe Muray, avec ses « exorcismes spirituels », qui tiennent à la fois de Pascal et de Voltaire, et plus en amont, le génial Joseph Joubert, contemporain et ami de Chateaubriand, furent les héritiers et les continuateurs, parfois même plus profonds que leurs maîtres, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de Saint-Cyran, de Madame de Sablé, de La Bruyère ou d’Etienne-François de Vernage.

En ces temps qu’il faut bien qualifier d’obscurantistes, en ces temps aveuglés et déprimés, pontifiants et moroses, relire les Moralistes est une façon de se désembourber l’âme, de lui donner, avec le surcroît de la lucidité, cette allégresse, cette joie printanière qui ne s’en laisse pas conter, ces vertus discrètes mais persistantes qui élaguent, allègent et disposent heureusement au combat contre le nihilisme, autrement dit au combat contre la mauvaise-foi. Car tel fut bien le souci majeur des Moralistes : cheminer droit en évitant le mensonge et cette mauvaise foi qui veut élever au rang de vertu sacrée et universelle les données simples de notre amour-propre individuel ou de notre vanité collective.

Ce qui distingue les Moralistes des moralisateurs est à la fois d’une grande évidence et d’une infinie subtilité. Le Moraliste pense avec et selon ses semblables, à l’intérieur d’une société, par l’affinement du goût et de l’intelligence, par le perfectionnement d’une politesse qui n’est pas seulement la crainte de la susceptibilité d’autrui. La morale, pour lui, n’est pas détachée des mœurs, des coutumes, des habitudes, elle s’exerce à l’intérieur d’un faisceau de conditions, d’influences et de savoirs tout en laissant à l’individu le pouvoir de juger par lui-même. On pourrait dire que le Moraliste est un individu libre qui ne croit pas outre mesure en la réalité de l’individu, alors que le moralisateur est un grégaire qui croit absolument en l’individu, - d’où l’individualisme de masse dont sa morale est l’illustration. Le moralisateur ne peut penser qu’en accord préalable avec son groupe : il ne pense pas ce qu’il pense, il pense ce qu’il faut penser, en obéissant à l’argument d’autorité des spécialistes. Un journal comme Le Monde exerça ces dernières années avec diligence, puis avec maladresse, cet office particulier de substituer à la pensée tâtonnante du moralisateur un discours en apparence étayé. Le moralisateur cherche le réconfort, le « développement personnel », l’approbation générale alors que le Moraliste cherche le combat, et d’abord le combat avec lui-même, fût-ce au détriment de ses propres valeurs ou certitudes.

Le Moraliste fait profession de courage et d’esprit critique contre le « bien » lui-même. Sa suspicion ne disperse point les forces mais les décante et les rassemble en une énergie nouvelle, plus claire, plus affûtée, mieux résolue à se déprendre des trop promptes autosatisfactions. Souvent excellent écrivain, le Moraliste n’est pas moins sourcilleux à l’égard de sa propre bonté qu’à l’endroit de son style. Il ne lui suffit pas d’être lui-même, il veut être au mieux, par estime pour ceux qu’il fréquente. S’il ne veut point être dupe des « bons sentiments », ce n’est point pour s’abandonner à un relativisme où tout vaudrait n’importe quoi mais pour ressaisir la fine pointe de l’intelligence lorsque celle-ci se confond avec une certaine idée de l’équité et de la justesse.

Savoir, avec La Rochefoucauld, que «  le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que le vice », c’est aussi ne pas oublier « qu’il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». Les Moralistes interrogent ainsi leur propre morale à l’épreuve de leur commerce avec leurs égaux : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver ». Toute la logique d’Humain, trop humain, et du Voyageur et son ombre de Nietzsche s’ensuit, ainsi que La généalogie de la morale : «  Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » A la différence de la morale du moralisateur, la morale du Moraliste est une morale expérimentale, une morale vérifiée ; elle ne dissipe point l’exigence du bien, mais la précise en l’éloignant : être bon n’est point si facile que l’on croit. «  Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons ». Ce qui, sans doute, eût fait horreur aux Moralistes du dix-septième siècle, si par quelque paradoxe temporel ils eussent être confrontés à nos modernes moralisateurs, c’est précisément cette indécente et perpétuelle flatterie que le moralisateur s’adresse à lui-même et dont il se gonfle pour imposer aux autres ses propres abandons, son propre dédain pour les êtres et les choses que désirent des natures plus fortes et moins lasses. « L’homme qui se méprise se prise encore de se mépriser » écrivait Nietzsche. Moraliste, Sade le fut aussi à sa façon, en cette phrase admirablement resserrée : «  Le passé m’encourage, le présent me galvanise, je crains peu l’avenir ». Véritable devise et cri de guerre contre le nihilisme moderne qui déprécie le passé, s’ennuie dans le présent et se laisse terroriser par l’avenir.

 

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Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents:

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Luc-Olivier d’Algange

 

Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents

 

Que sont les temps présents ? Sommes-nous encore assez naïfs pour croire que notre situation chronologique, le seul fait d'y être, nous donne un quelconque privilège, un apanage particulier de discernement ? Tout porte à croire, au contraire, que nous ne pouvons pas davantage voir la forme de notre temps que le génie des Mille et une nuits enfermé dans sa lampe à huile, ne peut voir, avant d'en être délivré, l'objet qui l'emprisonne. Etre vraiment présent aux « temps présents » exige que nous éprouvions le désir de nous en évader. Celui qui n'éprouve pas la nostalgie de quelque liberté plus grande, celui qui se contente des limites qui lui sont assignées demeure dans une obscurité rassurante. Si nous passons du monde des Mille et une nuits à celui du dialogue platonicien, nous sommes amenés à comprendre qu' à l'intérieur des temps présents, ce n'est pas seulement la réalité de ces temps qui nous échappe mais notre propre réalité qui s'avère ombreuse. La question « que sont les temps présents ? » devient alors une mise en demeure à ne point nous satisfaire des seules ombres qui bougent sur les murs de la Caverne. Ces temps ne sont point ce qu'ils paraissent être. Pour les considérer avec quelque pertinence, il nous faudra accomplir un renversement herméneutique, c'est-à-dire un acte de compréhension surnaturel. Quand bien même, au comble du scepticisme, nous ne considérerions la divine Providence que comme une hypothèse, celle-ci ne s'avère pas moins nécessaire à cet « ex-haussement » qui est la condition nécessaire à tout regard sur les temps présents.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous apportent non seulement des lumières sur ce que René Guénon nommait les « signes des temps » qui nous demeurent en général indéchiffrables, elles nous invitent également à comprendre les temps présents dans la perspective de la divine Providence. Otons la Providence et toute considération des temps présents devient non seulement impraticable mais absurde car ces « temps » cessent alors d'exister en tant que tels. La notion même d'époque, que certains historiens modernes (ayant le mérite d'être logiques avec eux-mêmes) récusent, ne se laisse comprendre que par la possibilité d'une vision surplombante, très-exactement providentielle. On peut, certes, nier la notion d'époque, ne considérer que des rapports de force sociologiques ou économiques, la plus superficielle observation de l'architecture et des styles suffit à nous convaincre de la réalité sans conteste des « époques ». Le style gothique diffère du style roman, comme le style classique diffère du style gothique. Le seul fait de leur éloignement dans ce qu'il est convenu de nommer le passé nous donne la possibilité de les considérer du regard même de la divine Providence. Les temps présents seuls semblent, en nous, se refuser à ce regard alors que du point de vue de la Providence ils sont, eux aussi, déjà accomplis, achevés et dépassés. L'aveuglement du Moderne consiste à ne pas voir son temps comme un temps, son époque comme une époque. Une singulière et persistante vanité lui prescrit de voir son temps (qu'il refuse de considérer en tant qu'époque) comme l'espace indéfini du meilleur des mondes possibles. A la perspective surplombante de la Providence, il substitue le déterminisme qui est à la Providence ce que la « lettre morte » est à « l'Esprit qui vivifie ». Faute de pouvoir lire providentiellement notre époque d'un point de vue ultérieur qui en fera une époque passée, il demeure cependant possible d'apprendre à la lire du point de vue des Soirées de Joseph de Maistre, ce qui reviendra sans doute au même. Certaines œuvres n'appartiennent au passé que par la profonde méprise des Modernes sur les œuvres en général et sur le passé en particulier.

Nous ne sommes plus aux temps des mésinterprétations, qui sollicitent la rectification, mais aux temps de la méprise qui interdisent toute interprétation bonne ou mauvaise. L'œuvre de Joseph de Maistre non seulement n'appartient pas au passé mais il nous apparaît comme fort probable que ce qu'elle avait à nous dire n'a pas encore été entendu. L'œuvre de Joseph de Maistre n'est si étrangère aux Modernes que parce qu'elle les informe avec exactitude sur ce qu'ils sont: expérience désagréable dont on se dispense, c'est humain, aisément ! Les œuvres que les Modernes s'efforcent de tenir à distance, en les reléguant dans un passé qu'ils inventent à leur image, sont précisément celles qui s'adressent à eux et dont, par un paradoxe admirable, le déchiffrement, la lecture, ne peut être faits que par eux. Certaines œuvres, ainsi que Heidegger l'écrivait à propos des Grands Hymnes d'Hölderlin, demeurent « en réserve », leur sens exigeant, pour se déployer, l'advenue d'une autre époque. Heidegger nous dit aussi que certaines vérités aurorales ne peuvent être véritablement comprises qu'à la tombée du soir. Tel est précisément le sens de l'interprétation « providentialiste » de Joseph de Maistre: le soir, le déclin, voire la destruction des formes trouvent leur sens dans la possibilité d'une compréhension plus haute et plus vaste des heurts et des malheurs historiques que nous subissons. Si, ainsi que l'écrivait Raymond Abellio, en une perspective husserlienne, « la conscience est le plus haut produit de l'être », le désastre historique, s'il élève notre conscience dans son propre dépassement, se trouve justifié. Ainsi la catastrophique Révolution française trouve son sens dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Que si Joseph de Maistre n'eût rien écrit, le sens des événements, en demeurant celé, se fût détruit pour le plus grand triomphe du Mal.

Quiconque garde les yeux ouverts, sait bien que lorsque le soir tombe, les couleurs, un moment, s'avivent d'une ferveur plus intense. Nous ne discernons bien le don de la lumière, les couleurs, qu'à ce moment où elles sont sur le point de s'effacer. Le sens culmine dans le déclin de toutes les significations, les Principes s'exaltent à l'époque du déclin et de la destruction de toutes les valeurs. Les Soirées, quoiqu'on en veuille, sont bien nos soirées, et c'est à notre déclin français et européen qu'elles s'adressent. Les Soirées ne sont pas tant « en avance sur leur temps » que sur le temps lui-même: ce qu'elles tentent en interprétant les œuvres de la divine Providence n'est rien moins que de nous soustraire à notre ignorance déterminée.

A mesure que nous nous éloignons de l'interprétation de la divine Providence, à mesure que nous nous emprisonnons dans notre refus d'être nous-mêmes interprétés par la Providence et plus nous nous soustrayons du sens, plus nous renonçons au pèlerinage pour vagabonder ; plus encore nous nous trouvons soumis, enchaînés, dépossédés, ombreux, somnambuliques. Il y a une allure propre à l'homme moderne, lente et lourde, hypnotisée et harassée. Le propre du somnambule est d'ignorer qu'il somnambulise. Quiconque s'avise de le réveiller suscitera sa rage meurtrière. Dans ce faux-sommeil nos songes sont téléguidés et nous conduisent. La difficulté à faire entrer nos contemporains dans la perspective métaphysique de Joseph de Maistre, leur antipathie instinctive pour toute considération  de cette sorte tient sans doute à cette étrange addiction léthéenne. L'acte de pensée exige un effort, et de cet effort, il semble bien que les idéologies modernes soient les éminentes ennemies. Elles pourvoient inépuisablement à notre désir de ne pas penser, d'échapper à la perplexité, à l'inquiétude que suscite en nous l'idée d'une Providence. L'écrivain japonais Yasunari Kawabata définit le propre de son art comme l'exercice de ce qu'il nomme « le regard ultime »: « Si la nature est belle, c'est parce qu'elle se reflète dans mon regard ultime. »

Qu'est-ce qu'un regard ultime ? Est-ce voir le monde comme pour une dernière fois ou bien voir le monde comme s'il était sur le point de disparaître ? L'imminence de la catastrophe ou de la disparition aiguise le regard. La mise en demeure faite à l'entendement humain de considérer le sens du monde dans l'ultime regard que nous posons sur lui, loin de nous assourdir de terreur, de nous enfermer en nous-mêmes dans le pathos désastreux du refus de cesser d'être, avive au contraire les sens eux-mêmes: « Dans l'univers transparent et limpide comme un bloc de glace, écrit Kawabata, d'un moine qui médite, le bâton d'encens qui se consume peut faire retentir le bruit d'une maison qui s'embrase dans un incendie, et le bruissement de la cendre qui tombe peut résonner comme un tonnerre. Il s'agit là d'une pure vérité. Le regard ultime fournit la réponse à bien des mystères dans le domaine de la création artistique. » Pour échapper au déterminisme qui nous exile de la compréhension du moment présent, pour œuvrer à la recouvrance des sens et du sens, à leur exaltation dans l'imminence de la beauté absolue, il faut méditer et trouver au cœur de sa méditation le secret limpide du « regard ultime ».

Les Soirées de Saint-Pétersbourg me semblent une méditation de cette envergure à nos usages français. Les voix qui s'entrecroisent au-dessus du cours du fleuve qui s'abandonne dans le soir édifient doucement, songeusement, une impondérable demeure de sérénité au-dessus des malheurs du temps. La conversation (et l'on ne saurait assez redire à quel point toute civilité, toute politique digne de ce nom, tout bonheur humain dépendent avant tout de l'art de converser) éveille, par touches successives, ce qui, dans l'entendement humain, s'est ensommeillé. Ces échanges poursuivent avec délicatesse le dessein de nous éveiller peu à peu de nos torpeurs. Sans doute a-t-il échappé aux quelques bons auteurs qui crurent voir dans les Soirées l'expression d'une pensée « fanatique » ou « totalitaire » que l'auteur désire à peine nous convaincre, à nous établir dans une conviction. On chercherait en vain, chez Joseph de Maistre, homme de bonne compagnie, cette compulsion à subordonner l'interlocuteur à ses avis par l'usage du chantage moral. Si quelques certitudes magnifiques fleurissent de ces entretiens, c'est dans l'entrelacs des voix humaines. Le lecteur auquel s'adresse Joseph de Maistre n'est point obligé à changer en mot d'ordre ou de propagande ces corolles de l'Intellect. Ce qui est exigé de lui, en revanche, c'est bien de se tenir attentif entre les échanges, d'être à l'affût entre les questions et les réponses qui ne sont elles-mêmes que de nouvelles questions. C'est à ce titre seulement qu'il pourra être au diapason de sa lecture, non par une adhésion, mais comme un quatrième interlocuteur.

S'il n'y a point à proprement parler de « système » dans les Soirées, il y a bien une logique et cette logique suppose que le lecteur comble, par ses propres inspirations, la place laissée vacante aux côtés du Chevalier, du Comte et du Sénateur qui s'entretiennent courtoisement à la tombée du jour. Faute d'avoir compris cela, la logique maistrienne nous demeure celée. Que par une disposition particulièrement heureuse de la Providence le quatrième interlocuteur soit d'un autre temps que les trois autres, c'est là une chance particulière qui nous est offerte de « justifier les voies de la Providence même dans l'ordre du temporel. »

Telle est bien l'heureuse, l'opportune inquiétude dans laquelle nous jettent les Soirées. Le regard ultime nous somme de douter de notre identité. Qui sommes-nous, qui pouvons nous être ? Sommes-nous encore à la hauteur de l'entretien ? De quelle nature est notre invisible présence à ces considérations qui s'échangent harmonieusement ? La force des oeuvres philosophiques dialoguées tient ainsi, par-delà la résistance aux systèmes, à cette précipitation chimique d'une identité que l'auteur ne pouvait que deviner, suggérer ou prédire mais dont la présence rend nécessaire le dispositif intellectuel qui la circonscrit. Aussitôt sommes-nous délivrés de la prison de glace qui est le rôle du spectateur, aussitôt notre pensée s'est-elle emparée de la pensée qui court et se ramifie, qui chante et bruisse comme les feuillages du Soir que nous voici sollicités de faire exister, par notre entretien avec eux, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Nous existons par eux, notre pensée est requise à l'effort de spéculation et de remémoration par leur existence inventée mais, en même temps, nous savons qu'ils n'existent point sans nous, sans notre lecture attentive. Les Soirées, en tant qu'œuvre philosophique dialoguée, nous initient à cet abîme théorique du quatrième interlocuteur qui demeure non pas un pur néant mais une place vacante, une pure possibilité tant que nous ne sommes pas encore intervenus dans l'entretien.

Cet abîme, certes, n'est point l'abîme de l'inconscient, cher aux psychanalystes; il faudrait plutôt évoquer l'image d'un « abîme d'en-haut », d'un abîme lumineux. Toute oeuvre véritablement philosophique en vient ainsi à nous persuader de trouver une raison à ce que nous sommes, une raison d'être à être là où nous sommes et non point ailleurs. L'idée même de divine Providence pourvoit magnifiquement à cette exigence philosophique. Nous sommes là, et pourquoi pas ailleurs ? Nous sommes là exactement pour voir ce qui ne peut être vu que de ce point de vue particulier, et de nul autre.

Le providentialisme de Joseph de Maistre n'est pas un simple quiétisme; il garde du dix-huitième siècle dont il est l'héritier la volonté de savoir et d'agir. Il ne s'agit pas seulement consentir mais de connaître, de discerner et d'agir. Si de grands désastres nous ont conduits là où nous sommes, si, plus singulièrement encore, nous nous trouvons à telle intersection inquiétante des temps, ce n'est que pour mieux exercer notre intelligence. L'instrument exige la musique qui l'inventa. Notre intellect se dévoue providentiellement à comprendre ce qui s'offre à notre entendement et le temps et le lieu où nous nous trouvons ne sont pas hasardeux ou gratuits. Ils sont, au sens propre, un privilège. Que ce privilège fût terrible quelquefois n'ôte rien à la faveur singulière où la divine Providence nous tient.

Seule l'outrecuidance humaine la plus grotesque peut croire détenir la vérité comme un « tout ». La vérité n'est pas un tout, elle n'est qu'apparitions, intersections, éclats ! La pensée, le sens, ne sortent point de la bouche des hommes, ils surgissent de la rencontre. Où se trouve la pensée sinon entre les pensées ? Toute véritable philosophie est essentiellement dialogue car elle reconnaît que la pensée naît de cet espace intermédiaire qui mystérieusement unit et sépare les interlocuteurs. Que la Providence offrît à nos regards tel pays, tel temps parmi une infinité d'autres, loin d'être le seul fait du hasard ou de la nécessité (notions bâtardes et tautologiques inventées pour ne point nommer la Providence) ne serait-ce point la formulation d'une exigence ? Vous êtes , et ce site exige d'être connu. Tel éclat de la gemme s'adresse particulièrement à vous, elle sollicite votre attention et votre réponse dans l'énigme qui vous est dédiée.

Les hommes de bonne compagnie qui s'entretiennent à Saint-Pétersbourg nous donnent, à nous lecteurs, la chance de douter de notre habituelle outrecuidance en faisant de nous leur hôte. Or, l'hôte est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Pour être digne de l'hospitalité que nous font le Comte, le Chevalier et le Sénateur, la moindre des choses est de les recevoir à notre tour dans notre temps. Comment ne pas voir que ce fleuve du temps où débute leur entretien est bien là pour les conduire jusqu'à nous ? Qu'auront-ils à dire de notre temps ? Tout autre chose que qu'ils dirent du leur mais, entendons-nous, un « autre chose » qui confirmera au plus haut point la pertinence de leurs considérations antérieures. Le propre des penseurs que l'on qualifie un peu promptement de « réactionnaires » est en général de gagner en pertinence à mesure que s'écoule le fleuve du Temps. Observons l'œuvre de cette croissante pertinence.

Le propre des temps modernes est de nous enlever ce qu'ils se vantent de nous offrir. Les maîtresses de ce temps furent, sous le signe de la communication de masse, la propagande et la publicité. L'une et l'autre sont, par nature, mensongères. « L’Etat français » du Maréchal nous vendit et nous vanta l'Etat, la France, la Nation, alors même qu'il consentait tout de même à ce que nous en fussions dépossédés. De même, nos démocraties libérales nous vantent, et nous vendent, la liberté individuelle alors même que triomphent le grégarisme et une société de contrôle dont le puritanisme et les rigueurs outrepassent, dans les faits, les despotismes les plus sourcilleux. La liberté et l'individualité nous sont vendues, mais cette transaction même nous prive de notre liberté et de notre individualité. L'échange opéré nous laisse l'ersatz en place de l'authentique. S'il est quelque honte à s'avouer floué, le Moderne y cède outrancièrement et rien n'est plus difficile que de lui faire admettre sa méprise. Sa liberté vendue, décrétée et vantée lui est aussi douce que l'esclavage. Pourquoi voudrait-il rendre cette fausse monnaie, puisqu'elle fait usage et qu'elle lui épargne d'avoir à exercer une liberté dont la vérité consiste en une épreuve ?

La liberté est une épreuve, elle s'éprouve, elle brille et brûle. La facilité nous incline à lui préférer sa représentation abstraite, sans conséquences, sans périls ni enchantements. Le génie du monde moderne est d'avoir inventé une race d'esclaves qui proclame et chante, dans l'hébétude généralisée, la liberté et la raison auxquelles elle renonce. « Mais les fausses opinions, écrit Joseph de Maistre, ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d'abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d'honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu'ils font. » Les mille atteintes constantes dont furent l'objet toutes les autorités de la religion, de l'intelligence, du droit ou du style depuis plus de deux siècles font que l'ignorance, la bêtise, la vulgarité non seulement ne sont plus réprimées, ni même contenues, mais qu'elles s'affichent, règnent, font leurs lois et vont jusqu'à établir une sorte d'étrange religion où les superstitions les plus ineptes se mêlent au pouvoir le plus vain, le plus clinquant et le plus hystérique. « Qu'un monarque indolent cesse de punir, écrit Joseph de Maistre, et le plus fort finira par faire rôtir le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l'ordre par le châtiment, car l'innocence ne se trouve guère et c'est la crainte des peines qui permet à l'univers de jouir du bonheur qui lui est destiné. »

A chaque défaillance de l'Autorité correspond un abus de pouvoir. Ces temps « où le plus fort fait rôtir le plus faible », comment nier que le vingtième siècle nous y a fait entrer en grande pompe révolutionnaire, nationale, romantique et même « humanitaire ». L'abstraction des « Droits de l'Homme » nous est vendue contre la possibilité effective de sauvegarder la simple dignité des êtres et des choses. Que la proclamation même de ces Droits eût été immédiatement suivie par la Terreur, qui en démentit chaque ligne, que cette Terreur fût l'expression de ces « Droits » antiphrastiques, une lecture maistrienne des temps présents permettrait de nous en aviser. Il est vrai que bien avant Joseph de Maistre, Démosthène avait tout compris: « Or, cette force des lois, en quoi consiste-telle ? Est-ce à dire qu'elles accourront pour assister celui d'entre vous qui, victime d'une injustice criera à l'aide ? Non: elle ne sont qu'un texte écrit, qui ne saurait posséder un tel pouvoir... » Le faible, c'est-à-dire, en nos temps démocratiques, le Pauvre, lorsque s'étiolent les autorités, voit moins que jamais les lois accourir à son secours, et encore moins au secours de la liberté et de la grandeur d'âme. D'où la tentation de l'esclavage consenti qui donne l'illusion d'être protégé par la masse de ses semblables, non certes que ceux-ci eussent des générosités ou des solidarités notables; mais tant que dure l'illusion, ce qu'il y a en nous de moins inquiet et de moins audacieux s'en satisfait.

L'individualisme de masse du monde moderne a ceci d'odieux à tout esprit formé par la Tradition qu'il transforme les individus en insectes. Chacun semble aller à sa guise, mais tous ne forment qu'un organisme, un « Gros Animal » comme disaient Platon et Simone Weil, où la part la plus lumineuse et la plus ténébreuse de l'inquiétude humaine se trouve réduite à presque rien. Or, cette inquiétude une fois éteinte, plus rien n'avertit l'homme de ce qu'il est. L'esclave satisfait de son esclavage, inconscient de sa dégradation, « tranquille à la place qu'il occupe », renonce aux ressources mêmes de l'humanitas. Ce qui se nomma « humanisme », ne fut rien d'autre, bien souvent, que l'expression de ce renoncement.

Quel est, pour Joseph de Maistre, le propre de l'être humain, dont il fait dire au Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg, qu'il « gravite vers les régions de la lumière » ? Quels sont les lois de pesanteur et d'apesanteur qui déterminent cette gravitation ? Quel est ce défi, que l'être humain ne peut omettre de relever sans déchoir dans l'en deçà de l'humanitas et rejoindre l'état de brute, dont la seule occupation est de se rendre plus fort contre le plus faible ? De quelle théorie, de quelle contemplation de ses propres destinées faut-il se rendre maître, non certes pour les écraser, mais pour en déployer les splendeurs ? Quelle outrecuidance devons-nous vaincre ? « Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés mais ils l'ignorent; l'homme seul a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer: il faut qu'il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir; sa grandeur même l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. »

Toute la thématique baudelairienne se trouve inscrite dans ce passage. Etre humain, ce n'est pas être un esclave satisfait, ce n'est point déchoir en castor (ou en blaireau) mais s'évertuer entre les hauteurs désirées et les bassesses fatales. Or, la propagande du monde moderne ne cesse de nous redire sur tous les tons qu'il n'est point de bassesse dont le démos n'eût interdit l'accès ni de hauteur qui ne fût déjà atteinte. Tout conjure de la sorte à nous faire oublier que notre nature est de nous tenir entre l'au-delà et l'en deçà, et qu'il n'est rien de moins stable que cet entre-deux.

Ce philosophe que même un esprit affiné comme Cioran se laisse aller à qualifier de « dogmatique » ou « fanatique », notre privilège de quatrième interlocuteur nous donnera ainsi à le comprendre, au contraire, comme un professeur d'instabilité et d'inquiétude. Entre l'au-delà et l'en deçà se jouent nos carrières incertaines. Le sens hiérarchique que supposent de telles spéculations offusque nos égalitaristes qui, à refuser de penser la hiérarchie, succombent aux plus viles iniquités. Cette hiérarchie, qu'ils se sauraient voir, il consentent à s'y plier aveuglement lorsqu'elle n'est plus que parodie et pure brutalité. De même, ces prétendus « individus libres » dont les bouches débordent de sarcasmes et de haine pour notre Royaume de France s'enfermeront dans leurs appartenances biologiques, sexuelles ou raciales, à triple tour, avec la bonne conscience des « minorités opprimées »; ces prétendus parangons d'universalisme s'acharneront sans relâche à la désagrégation du Pays, à sa décomposition en communautés d'intérêts ou de nature plus ou moins incertaines pour détruire toute trace de cette disposition providentielle que fut le Royaume de France et dont la nation fut l'héritière ingrate et quelque peu acariâtre. Les déterminismes les plus obtus, que la science consacre et qui les réduisent au rang de termites leur sembleront infiniment préférables aux libertés providentielles pourvu qu'ils en détinssent le pouvoir de cracher au visage de toute autorité, c'est-à-dire, de toute générosité. La tournure avaricieuse, cupide, égolâtrique de l'homme moderne tient là son origine, funeste à la fois pour la gloire et la grandeur de toute civilisation et pour la beauté des moments fugitifs qui nous étreignent et nous ravissent.

Il y a un mystère limpide de la générosité, comme il y a une énigme ténébreuse de l'ingratitude. En toute civilisation se heurtent et se combattent ce mystère et cette énigme. Les Modernes ont instauré l'habitude de traiter de « réactionnaires » les hommes de gratitude et d'orner du titre « d’amis du progrès » les tenants de l'ingratitude érigée en système. De tous les auteurs qualifiés abusivement de réactionnaires, Joseph de Maistre est incontestablement celui qui porte le sentiment et la pensée de la gratitude à son point le plus haut, allant jusqu'à remercier la Providence des obstacles qu'elle oppose à ce sentiment et à cette pensée.

Avant même d'être une philosophie spéculative dont les points de haute pertinence touchent à la prophétie, la pensée de la gratitude est un tour de caractère. De même que les beaux objets portent la marque de la main qui les conçu, les êtres humains, lorsqu'ils témoignent par leurs gestes et leurs songes de la beauté, lorsqu'ils sont à la fois beaux et bons, portent dans leur caractère le signe qui les inclinera immanquablement à trouver dans ce monde dont ils héritent d'innombrables raisons de remercier. Bien des différends peuvent s'aplanir, et il n'est point de discords d'ordre personnel ou impersonnel dont la bonne foi, la courtoisie, la sincérité, la politesse, l'intelligence, la bonne grâce, enfin, ne peuvent venir à bout. Le monde n'en demeure pas moins le théâtre d'un combat farouche entre la gratitude et l'ingratitude. C'est bien que celle-ci n'a d'autre passion que d'en finir avec celle-là. L'ingratitude ne veut point de la gratitude; sa seule raison d'être est de travailler sans relâche à la détruire, à ruiner dans nos cœurs tout élan vers elle, à en arracher les plus infimes surgeons, voire à en brûler toute semence.

Le monde moderne fut la scène de cette propagande immense et inlassable visant à nous persuader que nous ne devons rien à personne, et lorsqu'il arrive que, par évidence criante, nous nous révélions redevables, cette propagande nous exhorte à détruire ce bien qui nous fut offert par les arborescentes lignées de nos prédécesseurs. L'ingratitude n'est pas seulement une faiblesse de l'âme, une mesquinerie, un péché, elle est un culte qui exige une soumission absolue. L'ingrat adule son ingratitude mieux que l'idolâtre son veau d'or. La destruction programmée de la langue française, tant dans son amplitude historique et géographique que dans son intensité poétique et prophétique, témoigne des travaux de l'ingratitude. Cette langue, si riche de nuances et de splendeurs, les ingrats n'en supportent ni la musique, ni les raisons, et s'évertuent ainsi à en profaner l'usage.

L'énigme noire de l'ingratitude réside dans la dégradation même de celui qui la professe. Le mauvais amour de soi-même prive celui qui s'y adonne des biens dont il n'est que le légataire ou l'hôte. Ces biens étant tout ce que nous sommes, à les nier il ne reste que l'écorce morte. La grande célébration de la mort, l'adoration éperdue de la mort, que le vingtième siècle porta à des apogées inconnues jusqu'à lui, ne s'explique pas autrement : à refuser tous les bienfaits qui exalteraient en eux un sentiment de gratitude, les Modernes s'en furent adorer la mort.

A la noire énigme de l'ingratitude, répond le clair mystère de la générosité. Si l'ingratitude est l'en deçà de la raison, la générosité est son au-delà. L'ingratitude est déraisonnable. La générosité est une divine folie. Lorsque ces deux forces s'équilibrent, la raison humaine dispose de quelque chance d'affirmer ses prérogatives mesurées. Or jamais, dans l'histoire du monde, cet équilibre en fut aussi tragiquement rompu. Jamais ne fut plus nécessaire l'implosion dans nos âmes de la divine folie de la générosité. La générosité est un ensoleillement intérieur. Elle défie à la fois la pensée calculante et l'imprévoyance médiocre. Naguère, on nommait les généreux des précurseurs. Ils furent de ceux qui se sacrifient pour la beauté reçue. L'humilité et l'amour-propre trouvent en la générosité leur point de haute pertinence. Ce point, qui est la pointe de la spirale ascendante, peut seul nous délivrer du cercle du Mal.

Le monde moderne n'est pas exactement un monde où le Mal domine le Bien; il est un monde encerclé par le Mal. Non certes que le Bien y fût absent, mais rendu inopérant, confondu devant les obstacles innombrables, enfermé en lui-même, son rayonnement natif est devenu le principal, sinon l'unique objet de vindicte de l'immense foule des ingrats. Le Mal n'est pas moins gradué que le Bien dont parlent les néoplatoniciens. Ainsi, il existe une ingratitude banale, et pour ainsi dire sommaire ou vénielle, qui se contente de prendre sans remercier. Plus bas, et plus proche de l'opacité, il est une ingratitude nihiliste, qui refuse de prendre, qui se refuse au Don, quand bien même elle en serait l'exclusive bénéficiaire, sans aucune contrepartie imaginable. Plus proche encore des ténèbres, il est une ingratitude qui veut la mort de celui qui donne. A cette profondeur ténébreuse, la divine Providence elle-même devient inopérante. Le cercle s'est refermé étroitement sur le Bien et cet exil de l'exil, cet oubli de l'oubli ne laisse plus passer le moindre rai de lumière. Le mépris, l'opprobre, l'indifférence, la persécution qui furent et demeurent l'apanage sacrificiel des grands auteurs, tiennent à cette réalité abyssale de l'ingratitude. Réalité abyssale, métaphysique du Mal, énigme noire,- ces expressions sont encore faibles pour désigner l'étrange scandale que constitue, - chaque auteur en aura fait l'expérience, - la non-réponse, ou la réponse déloyale, procédurière, mesquine qui est donnée aux œuvres.

Les œuvres du passé, comme celles du présent, sont « mal-pensantes », sujettes à d'interminables et vétilleuses suspicions. On exerce contre elles non seulement le sarcasme, la vilenie, mais encore une fin de non-recevoir stratégique et généralisée. Or qu'est-ce qu'une œuvre ? De quelle nature est cette manifestation de l'intelligence et du cœur humain pour être si unanimement refusée, vilipendée, proscrite ? Quel est son « propre », sa « nature », son « essence » ? Par quelle voie parvient-elle à se heurter à « la bêtise au front de taureau » ? Quelle puissance délivre-t-elle pour être tant crainte et si fermement refusée dans une époque au demeurant « tolérante »,  « ouverte », pour ne pas dire laxiste ? Quel est ce point d'irradiation dont elle procède ? Je ne trouve d'autre mot pour nommer ce mystère que le mot générosité. L'œuvre est une preuve de la générosité humaine. Lorsque toute activité humaine se réduit au lucre, à la vénalité, au calcul, au traitement fanatique des affaires personnelles, l'œuvre apparaît comme un démenti insoutenable. Elle prouve la transcendance. Cette preuve, c'est peu dire qu'elle est mal-reçue. Preuve inadmissible de la possibilité d'une vie magnifique au milieu de la répétition et de la représentation sans fin de la petitesse, preuve irréfutable de la souveraineté du Logos, de la persistance de l'image de Dieu en l'homme, l'œuvre, en ces temps d'autoproclamée tolérance ne saurait être tolérée. Il n'y va pas seulement des sentiments humains, trop humains, de vanité blessée ou de jalousie: le Moderne sait, lui aussi se créer ses idoles, ses demi-dieux, pourvu qu'ils fussent du stade, de la variété, de la mode ou de la publicité. Au demeurant qui s'aviserait de jalouser l'activité catacombale de l'écrivain ? Ce qui justifie le refus, ce qui excite l'animosité, c'est la mémoire non vaincue d'une autre vie, d'une vie plus haute, plus ardente, plus noble et plus libre dont tout auteur, et particulièrement tout auteur qualifié de « réactionnaire » témoigne avec ce mélange de droiture et de désinvolture qui signe le caractère sur lequel la fascination du monde moderne demeure sans pouvoir.

De Joseph de Maistre, le génie et la générosité (termes au demeurant interchangeables, de part leur étymologie même, pour autant que nous soustrayons le mot « génie » de ses connotations impliquant une exacerbation morbide de la singularité humaine) seront de nous offrir, comme un espérance prodigieuse d'échapper au nivellement et à l'uniformité, une Norme sacrée. Que cette Norme dût être réinterprétée, que ses aspects fussent ici-bas changeants comme les scintillements de la lumière sur un fleuve, cela ne modifie pas davantage la Vérité que les reflets de la clarté sur l'eau ne changent le soleil. Il ne s'agit point de se laisser hypnotiser par l'éclat ou le reflet, mais d'en saisir l'essence voyageuse et lumineuse. L'œil est à la lumière ce que le visible est à l'invisible. Cette auguste présence, non seulement de l'invisible dans le visible mais du visible dans l'invisible, de la nature dans la Surnature, voilà bien, pour le Moderne, l'inacceptable. Ce que l'on nomma la « nouvelle critique » et dont l'apport à l'intelligence des formes littéraires paraît désormais négligeable, n'eut sans doute d'autre raison d'être que d'enfermer les œuvres littéraire dans un « jeu » sans portée aucune sur nos destinées et nos âmes. Ce qui importait avant tout à ces épigones ultimes d'un « matérialisme » récusé par les sciences elles-mêmes fut de nier par avance, sans même avoir à la contester ou la discuter, la « vérité » des œuvres.

Or, pour Joseph de Maistre, comme pour Balzac ou Baudelaire, le Beau n'est que la preuve extrême du Vrai. La forme heureuse, la suprême élégance du dire n'est qu'un effet du Vrai. Les oeuvres littéraires, lorsqu'elles participent d'une interrogation sur la divine Providence, sont des pérégrinations vers le Vrai, leur provenance. Toute œuvre digne de ce nom retourne en amont, vers la source providentielle qui la rend possible. «  Le beau caractère de la vérité ! S'agit-il de l'établir ? Les témoins viennent de tous côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlés, jamais ils ne se contredisent, tandis que les témoins de l'erreur se contredisent, même lorsqu'ils mentent. » nous dit le Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg.

L'idée étrange que le Beau puisse être étranger au Vrai témoigne d'une dégradation du sentiment et du caractère du Vrai. Si l'on ne considère plus le Vrai qu'en terme statistique, et non plus essentiels, alors, certes, le Beau ne peut poursuivre sa carrière qu'en dehors du Vrai; mais ce Vrai n'est lui-même, alors, qu'une parodie. « Si l'homme, dit encore le Comte, pouvait connaître la cause d'un seul phénomène physique, il comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus difficiles à découvrir sont très aisées à comprendre. » Il en va de même des œuvres dignes de ce nom. Leur vérité est si belle, leur beauté si vraie qu'il faut résolument s'aveugler pour n'en rien voir, pour n'être point gagné par la générosité de leurs émanations lumineuses. Le Vrai est le déploiement du Beau. Le Vrai est l'espace incandescent de la manifestation du Beau. Il faut un vrai ciel pour l'envol de la trans-ascendance du Beau:  « L'aigle enchaîné demande-t-il une montgolfière pour s'élever dans les airs ? Non, il demande seulement que ses liens soient rompus. »

Ainsi exactement en est-il du Vrai en littérature. Ce Vrai n'étant pas d'ordre statistique, ne prétendant point à une planification quantitative de l'Universel, exige ce que George Steiner nomme « la présence réelle ». Rompre les liens de la « présence réelle » dans les œuvres, c'est restituer à la Beauté l'espace de vérité où elle peut se manifester. Alors que la vérité statistique ne cesse d'outrecuider, en dépit des démentis incessants qu'elle s'impose à elle-même, la vérité des œuvres, inspirée par la Tradition, se corrobore de qualités en qualités. Loin d'outrepasser ses prérogatives, elle est recouvrance de la vertu intellectuelle en laquelle s'unissent l'analogie et la déduction, la poésie et la métaphysique. Ainsi Joseph de Maistre, à ce titre prédécesseur de Nietzsche, et sur un autre plan, de René Guénon, oppose à bon droit l'esprit de pesanteur et l'esprit de légèreté: « Quoiqu'il en soit, observez, je vous prie, qu'il est impossible de songer à la science moderne sans la voir constamment environnée de toutes les machines de l'esprit et de toutes les méthodes de l'art. Sous l'habit étriqué du Nord, la tête perdue dans les volutes d'une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d'instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d'encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu'il nous est possible d'apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu'elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d'aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale; l'ephod couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde que le ciel; et son pied dédaigneux ne semble toucher la terre que pour la quitter... »

Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous initient à une exactitude légère, une Sapience débarrassée de ses instrumentations techniques, une science noble et profonde dont le souci est d'alléger la vie, de la désentraver des déterminismes aussi fastidieux que faux qui nous emprisonnent dans l'immanence, dans la nature, dans la pesanteur. Ce qu'il importe d'aviver ou de raviver dans l'entendement humain n'est autre que la faculté d'intuition. A quoi bon une science qui nous rend plus sourd, plus lourd, plus soumis? De quelle vérité peut-elle bien se targuer si, par elle, la laideur nous entraîne vers le bas ? Il ne s'agit point de renoncer à la raison mais d'en susciter l'envol. D'une lecture maistrienne des temps présents, nous pourrons induire une attention nouvelle, une exactitude désentravée, vive pour tout dire. Alors que la critique moderne, comme l'eût dit Kierkegaard, n'aime les papillons que lorsqu'ils sont épinglés et les aigles qu'après leur passage chez le taxidermiste, la perspective maistrienne nous enseigne cette rayonnante humilité qui, pour éprise éperdument qu'elle soit du Vrai, n'en consent pas moins à le perdre de vue dans les envols de la beauté, sans en conclure pour autant que ce qui est perdu de vue n'existe pas.

S'il n'y a pas d'explication définitive, exhaustive et parfaitement rationnelle de la divine Providence, si la vérité est hors d'atteinte, - c'est-à-dire qu'elle ne peut être atteinte par le Mal d'aucune mésinterprétation, demeurant toujours identique à elle-même dans le mystère limpide de la munificence de Dieu, la preuve en est dans l'entretien. Sans doute pouvons nous lire, à cette hauteur, une certaine philosophie hégélienne de l'Histoire comme un refus de l'entretien. Le maître de la dialectique de l'Histoire veut rendre toute interprétation après lui impossible, il désire, autrement dit, la fin de l'entretien infini de l'homme et de la divine Providence. Où se tiennent alors les gages de la liberté pérenne, et des libertés perpétuées ? Est-ce dans l'arrogance scientiste qui nie la vérité tout en imposant comme des dogmes à durée limitée ses « vérités » statistiques ou ne serait-ce point dans l'humilité lumineuse de la révérence à une Vérité hors d'atteinte, une vérité lointaine, transparue dans les oeuvres des poètes et des prophètes comme à travers de mouvantes nuées ?

On connaît la haine du Moderne pour le Dogme, l'Autorité, la Hiérarchie, la Vérité et l'Ecclésialité sous toutes leurs formes. Toute maîtrise qui n'est point purement technique, brutale ou lucrative est, de nos jours, indéfiniment insultée. Le refus massif opposé aux songes et aux raisons de Joseph de Maistre provient de cette antipathie que rien ne désarme. Or, comment ne pas voir qu'à mesure que les Eglises et les autorités traditionnelles se vident de leur substance, c'est la société toute entière qui devient dogmatique. Au Dogme dont la fine pointe se perdait dans l'ineffable, le Moderne a substitué la planification dogmatique de tous les aspects de la vie et de la pensée profanes. A la fidélité traditionnelle, dont témoignent les oeuvres de Joseph de Maistre et de René Guénon, par leur référence à la Tradition primordiale, le Moderne a substitué l'archaïsme futuriste. Les informaticiens ne sont pas rares à faire « maraboutiser » leurs entreprises et recrutent en se fiant aux conseils fortement stipendiés des astrologues et des numérologues. De l'archaïsme dont il fait grief aux auteurs fidèles, le Moderne est l'exemple le plus caricatural. Seulement ses châteaux sont en carton-pâte « made in Disneyworld », avec toute l'infrastructure moderne, ce ne sont plus les châteaux de l'âme, ou les « châteaux tournoyants »! L'entrée n'est plus « l'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi » du Philalèthe, illustre alchimiste, elle n'est pas davantage à la ressemblance de la porte fameuse de Marcel Duchamp, qui ne se ferme que lorsqu'elle s'ouvre: l'entrée, ici, est un guichet.

Les Modernes se sont si bien révoltés, rétrospectivement, contre le seigneur qui faisait payer le passage de sa terre qu'ils en ont acquis une indulgence sans fin pour la « guichétisation », non seulement des autoroutes mais de la société toute entière, dans ses moindres rouages. Le parcours du combattant de l'homme moderne est d'aller de guichet en guichet, et de se heurter à des gueules de guichet. Il faudrait un jour écrire une « éthologie » du guichetier et de sa victime, mais on peut craindre qu'un ouvrage de cette sorte soit d'une tristesse propre à tuer son auteur avant qu'il ne l'eût achevé. Une lecture maistrienne des temps présent, coupant court aux détails horrifiques, nous donnera déjà à comprendre que tout continue à se jouer selon la logique de la paille et de la poutre. Jamais la raison ne fut aussi bafouée qu'en ces temps rationalistes, jamais la liberté ne fut aussi honnie qu'en ces temps de « libertés », jamais les cléricatures ne furent aussi pesantes qu'en ces périodes anticléricales. Jamais on ne fut aussi assuré de détenir le Vrai et le Bien qu'aux temps des idéologies de la relativité générale du Bien et du Vrai. Jamais les hommes ne furent aussi uniformisés en ces temps d'apologie de « l'individu » et de la « différence ». La commercialisation des gènes humain, le clonage et autre abominations « à faire hurler les constellations » comme l'eût dit Léon Bloy sont déjà réalisés. Les clones sont parmi nous. En casquette et tenue de sport griffée, ou en costume-cravate, peu importe: ils se ressemblent à se méprendre.

« Les témoins de la vérité viennent de tous les côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlé, jamais ils ne se contredisent... » La vérité de la Tradition n'est point dans la reproduction des formes mais dans l'instant qui les suscite. Dans le très beau récit du retour à Beauregard, face à la déchéance des formes, de la tradition au sens historique, Joseph de Maistre fera intervenir la divine Providence. L'Idiot qui, par pure ingratitude a pris la place du Maître, est peut-être aussi la voix de Dieu. « Ce que Dieu fait n'est point sans raison pour votre bien. Levez-vous, c'est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines. Regardez en face le spectacle, car il est digne de vous, et redites le à vos enfants. » Faire face à la destruction des formes, sans s'illusionner, peut-être est-ce en effet une chance d'atteindre au « sans-forme » dont parlent les métaphysiques les plus exigeantes d'Orient et d'Occident. Le Dieu apophatique de Maître Eckhart et de Jean Tauler, le « neti neti » du Védantâ, le « tao » de Lao-Tzeu et de Lie-Tzeu, « l'Inconditionné » dont parle René Guénon, sont peut-être la chance éblouissante à saisir dans la considération objective, à la fois distante et miséricordieuse, de la destruction des formes.

Il ne s'agit certes pas, pour Joseph de Maistre de revenir à une quelconque étape antérieure de la destruction, et c'est bien pourquoi Joseph de Maistre est tout le contraire d'un « réactionnaire » ; il s'agit de faire face à l'ampleur de la destruction et à la vastitude plus grande encore de la déréliction qui entoure, comme les ondes de l'eau la pierre qui vient de tomber, cette destruction des formes. Ne point faillir à l'attente, à l'attention, à l'éveil, c'est ne plus croire que l'on puisse sauver les ruines et s'y réinstaller comme si de rien n'était. Cette faillite, paradoxalement, est devenue désormais, non plus le propre des « contre-révolutionnaire » (« ces révolutionnaires de complément ») mais des « progressistes », des « Modernes », car après les guerres mondiales, la massification, les sociétés de contrôle que Joseph de Maistre n'a point connu, c'est bien le monde moderne qui s'effondre, et il se trouve toujours aussi peu d'homme qui ont le cœur assez bien accroché pour considérer sans terreur cet effondrement. Le progressiste d'aujourd'hui devant la faillite du Progrès voudrait en revenir à un « humanisme » bienveillant, antérieur à ses propres conséquences funestes, et il n'entend pas, à la différence du marquis du retour à Beauregard, la mise en garde et la mise en demeure de Joseph de Maistre.

Ce que l'on nomme la « modernité » n'est sans doute rien d'autre que le mythe, sans cesse remis sur le métier, d'un retour possible à l'étape antérieure. Marx lui-même voulut, bien vainement, mettre en garde ses contemporains révolutionnaires contre leur irrésistible et fatale inclination à singer la révolution précédente. A leur simiesque exemple, et en ces temps où ce sont les hommes qui imitent les singes, qu'ils vénèrent pour leurs ancêtres, nos bonnes âmes babouinesques luttent contre les oppressions qui n'ont plus cours et des dictateurs abattus. Sans doute le monde moderne n'est-il si discordant, si peu musical, si étranger aux accords et aux correspondances que par ce temps de retard qui est sa marque. Les mêmes professeurs de bien-pensance qui, lorsque les Allemands envahissaient le France, jugeaient bon d'être pacifistes et de lutter contre l'oppression de l'Idée patriotique française collaborent aujourd'hui avec Big Brother au nom de l'anti-fascisme ou de l'anti-stalinisme. Leur méthode n'a pas variée: il s'agit toujours d'empierrer la source du Logos, tout en vénérant la forme antérieure, déjà à moitié détruite. Alors que le devenir imperceptiblement modifie les êtres et les choses (« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite), le monde moderne s'adonne à son nihilisme réactionnaire en pratiquant ses commémorations, ses réitérations cauchemardesques, ses « fêtes » pseudo-dionysiaques, comme un disque rayé.

Qu'en est-il alors de la mise en demeure maistrienne ? Quel « Idiot » prophétique devrons nous écouter comme étant la voix de Dieu, lorsque l'idiotie s'est généralisée et que la voix du Sage apparaît comme celle du fou? Quelle forme reste-t-il à détruire lorsque tout est déjà réduit à l'informe, de quelle condition se libérer lorsque nous en sommes à une reddition sans conditions ? A quelle défaite humblement consentir, lorsque le souvenir de toute victoire et de toute défaite nous a quitté ? Quelle anamnésis évoquer lorsque nous avons oublié notre oubli ? Dans quel exil puiser la force du retour, lorsque nous sommes exilés de l'exil ? Ce à quoi nous devons faire face est au-delà, désormais, de la situation maistrienne décrite par Charles-Albert de Costa de Beauregard: « Ainsi ballotté entre l'exil et une patrie plus inhospitalière encore, le pauvre esquif indécis ne savait où se rendre... » La patrie et l'exil sont oubliés et c'est au cœur de cet oubli que nous devons prendre source, établir notre règne en esprit, mais par quelle grâce ? L'enseignement du « regard ultime » abolit le temps, frappe d'inconsistance les religions elles-mêmes pour nous initier à la pure Sapience de la prière. Il n'y a plus même de formes à détruire, puisque nous sommes déjà dans l'informe et que l'informe est indestructible. Tel est bien le paradoxe admirable, ce paradoxe auquel il faut faire face, qu'il faut voir et regarder sans défaillir. Si la forme détruite peut nous donner accès au Sans-Forme, à la transcendance pure du « Sans Nom », l'informe, qui ne peut être détruit, car il est lui-même destruction permanente de toute forme émergeante, ne donne accès à rien, sinon qu'à lui-même. De ce comble de ténèbres, il importe cependant de faire, à partir du plus infime iota de la lumière incréée, un embrasement de lumière.

 

Extrait de LUX UMBRA DEI, éditions Arma Artis.

 Et de vive voix, sur France Culture, dans cette émission de Philippe Barthelet:


 

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Dominique de Roux, l'ultime Occident:

 

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ultime Occident

 

"Si légère est l'urgence, si calmes les sombres pétales de fer, nous qui avons franchi le Léthé"

Ezra Pound

 

Messager ultime d'une certaine conscience occidentale de l'être, Dominique de Roux s'adresse à nous dans un style testimonial. N'écrivait-il pas que seules importent les œuvres qui témoignent d'une vérité agonisante ? Cependant tout, dans l'œuvre de Dominique de Roux n'est pas désespérance. Même si le monde dont elle capte les clartés dernières est perdu, irrémédiablement semble-t-il, pour les vivants, la littérature, elle, est sauvée, et peut-être salvatrice, pour les héros, les morts, et ceux qui viendront et garderont mémoire des ombres qui cheminent à leurs côtés. Le silence qui nous entoure est un faux silence, comme l'on parlerait d'un faux-jour, la nuit n'est pas la Nuit mais une pénombre où se précisent les lames ardentes de nos prophéties.

Pour Dominique de Roux, la littérature n'est pas une distraction, ni une science mais, au sens christique, une passion. Il ne tient pas son lecteur pour un imbécile qu'il faut épater par un jargon scientiste, ni pour un crétin qu'il faut distraire en enfilant des anecdotes, mais pour un Egal, faisant preuve ainsi d'une générosité imprudente et admirable: on ne cessa plus jamais de lui reprocher son "élitisme", - telle est la logique des censeurs modernes, de ces docteurs d'une théologie inversée qui n'accordent leur imprimatur qu'aux niaiseries, par définition inoffensives, et aux propagandes étayées du matérialisme universitaire.

Alors, nous comprenons en quoi, et pourquoi, la littérature fut, pour Dominique de Roux, l'aire d'une guerre sainte, l'ultime patrie où demeurât présente l'attention aux splendeurs et aux violences du monde subtil, le dernier site de la pensée qui fût encore irisé de transcendance, cependant que les intellectuels, payés pour trahir, proclamaient dans leurs sciences dites humaines l'inexistence du sens et le néant de l'âme.

La véhémence de Dominique de Roux, sa manière de théâtraliser l'expression, de multiplier des aspects lumineux de la phrase, de précipiter, au sens chimique du terme, ses métaphores, tout cela, qui déplaît aux sinistres pédagogues de la modernité, apparaît comme la baroque rébellion d'une Europe que l'on pourrait dire "sudiste" contre l'Occident puritain et moralisateur du modèle américain et des normes profanes. Mais sans doute ne comprendrions-nous que peu de choses à cette "force qui va" à ne la croire que pamphlétaire. Les libelles ne se réduisent pas à eux-mêmes. Ils sont la pointe avancée, visible, d'une morale chevaleresque. Dominique de Roux attaque pour défendre. Il vitupère par esprit de fidélité. Contrairement aux cuistres qui ne veulent voir que le "texte", Dominique de Roux croit que la valeur des hommes est indissociable de la qualité de leurs écrits. Le destin, au sens présocratique, se joue dans les phrases comme dans la vie. Le poème ardent fait la preuve d'un cœur ardent. Certes, il ne s'agit pas d'écrire "simple et sincère" comme le voudraient les puritains retors, puisque nous savons avec Borgès, et Nabokov, que l'art est toujours "prodigieusement complexe et trompeur", - mais l'incandescence, l'exactitude, la passion et la science n'en demeurent pas moins l'épreuve d'une espérance.

Le grand dessein métaphysique de faire une œuvre, d'être poète, lorsqu'une vie toute entière s'en trouve orientée, n'appartient qu'aux âmes assez chimériques et claires pour n'être pas entièrement de ce monde. Lui-même écrivain de grande race, Dominique de Roux eut la munificence de défendre ses pairs qui furent de ces auteurs qui, tant qu'ils sont vivants, n'ont droit qu'au mépris amusé des gens sérieux, mais dont, une fois morts, il arrive qu'on s'enorgueillisse d'avoir été les compatriotes ou les contemporains. Léon Bloy, dans Le Désespéré, résume la situation: " Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd'hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l'abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus ni les nobles aventures lointaines d'aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable... Il ne reste plus que l'Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais quand même, c'est l'unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à trainer leurs souffrantes carcasses dans les charogneux carrefours du monde".

La distinction mise en avant par Roland Barthe, entre l'écrivant (qui écrit pour dire quelque chose) et l'écrivain, qui joue avec le langage, ne demeure efficiente que dans ces régions inférieures de la culture que Dominique de Roux s'empressa de déserter, - où, sinon pour "communiquer", nul n'a jamais rien à dire. Les grandes œuvres, les œuvres véritablement fondatrices sont issues de l'ordalie du sens, et le style, cet art non point ludique mais liturgique de mesurer la puissance magique des mots, et leurs secrètes correspondances, est la quête d'une coïncidence parfaite, - noces mystiques. Réduit à lui-même, le "travail du texte" ne serait que la parodie dérisoire de cette quête, de même que l'information est la parodie du savoir et la "communication" la parodie de la Communion. Sans doute est-ce bien pour nous laisser sous l'empire de la parodie que les critiques modernes s'appliquèrent, avec une telle constance, à démontrer l'inexistence du sens des œuvres, et de la vie. L'audace de Dominique de Roux fut de guerroyer contre ces idéologies de la dépossession et de nous montrer que l'œuvre littéraire pouvait être encore la figure d'un destin, une manière de vivre, comme l'écrivait Abellio, "la triple et unique passion de l'éthique, de l'esthétique et du religieux".

Qu'adviendrait-il si, tout à coup, l'on devinait au-delà de l'existence étroite que nous concèdent les normes profanes, ces vastitudes ensoleillées et ténébreuses ? Toute la culture moderne a pour raison d'être de nous faire oublier cette question.

Il n'est plus temps d'opposer l'Or et le Sang, mais d'ouvrir la tierce voie de l'Esprit, enfin délivré de son assujettissement à la nature et à la raison, - ces deux idoles du monde bourgeois. Tierce voie à partir de laquelle il sera possible d'imaginer une philosophie qui ne serait pas seulement une vanité bavarde, mais une aventure visionnaire, une science exacte de la multiplicité des états de l'être et de la conscience: "En réalité, écrit Dominique de Roux, définir une vie, un destin, un monde, c'est toujours surprendre l'espace, les lieux précis où l'on sort du Temps, la crevasse dans le glacier, la déchirure fulgurante du voile d'Isis, la muraille qui se fend, le regard bleu du faucon à l'instant où sa divine proie devient son soleil."

La littérature aurait-t-elle la moindre raison d'être si elle n'avait à définir ces "lieux précis", cette topographie visionnaire de l'âme, et du monde qui est le miroir de l'âme, d'où provient l'appel "d'un départ vers un Occident au-delà des mers, vers la terre secrète de l'Ile Tournoyante, de l'île éminemment polaire qui porte aussi le nom de l'Ile de Cristal."

La littérature n'est plus alors une distraction ou un travail mais un moyen de reconquérir la dimension verticale de l'être, d'ascendre et de descendre vers des hauteurs ou des profondeurs inconnues. " Le cycle héroïque de la fin, écrit Dominique de Roux, exalte la vertu du sommeil, la puissance sereine des profondeurs. Le retour à l'espérance exige un itinéraire souterrain, qui mène au feu central". Qu'il soit bien entendu qu'il ne s'agit pas, pour Dominique de Roux, de raconter une initiation, ni d'écrire une sorte de "roman de formation" mais bien d'avancer, dans l'exigence prophétique du Verbe, comme à travers une épreuve de neige et de feu: "Moi-même j'écris médiumniquement, non pas dans, comme il le faudrait, le grand air du matin ou du soir. J'écris, en ce livre, par étagement d'écriture.. Quelqu'un réussira-t-il à ébaucher un autre Chant Eddique, le nôtre, et qui transcende le Temps ?".

Ce qu'il y a de meilleur en nous tient dans ce désir de transcender le temps, de retrouver à chaque instant inoubliable, la certitude glorieuse, platonicienne, d'un miroitement de l'Eternité. Dès lors, la fonction de la littérature sera d'édifier, à partir des gestes infimes de la vie et de la pensée, une temporalité mystique, irréductible au sens de l'histoire: "De l'autre côté de l'immense giration des eaux, hors d'atteinte, se lèvent ainsi des bastions de tendresse, de certitudes, où se formulent les paroles et où s'organisent les forces du recommencement, du retour armé vers les lieux anciens où tout est correspondance". Or, nous savons tous, par l'étymologie ou par intuition, que la seule chose qui demeure, car se tenant immobile, c'est l'instant. L'instant qui débute le temps, car il est lui-même le cœur du temps. Et c'est à l'instant même que nous croyons avoir tout perdu que le cœur du temps s'ouvre pour nous.

"Recommencer, écrit Dominique de Roux, avoir tout perdu. Recommencer, c'est traverser la rivière noir du Léthé, franchir dans les années, les millénaires, les flots drus et verts de l'Atlantique éternel, se réveiller un jour identique et sans mémoire sur une autre plage, de l'autre côté de tout, loin de tout parce que tout est à jamais Cabourg. Ce sont alors les rivages inconcevables d'un monde-enfant, une plage aussi nouvelle que me semblait l'être le monde au temps de ma jeunesse."

L'œuvre de Dominique de Roux apparaît ainsi comme une promesse de tenir en échec les occultes stratégies de l'oubli. Ce monde fictif où nous vivons, un peu comme un homme qui aurait tout oublié de sa vie à l'exception d'un mauvais roman de gare, il importe seulement de ne pas s'y résigner. A quoi ressemble-t-il ce monde où l'on ne prône l'égalité que pour mieux asservir ceux qui n'excellent pas à s'enrichir matériellement, où la haine de la hiérarchie (c'est-à-dire la haine des principes et du sacré) renforce infiniment le pouvoir de l'or et du fer en leur utilitarisme forcené ? Ce monde ressemble à l'enfer, destructeur comme la raison réduite à elle-même, et cruel comme la nature dont les Erynnies sont les vengeresses.

Entre les tentations et les menaces, le destin de tout écrivain digne de ce nom est celui d'Orphée. L'ensoleillement intérieur après le passage de la ligne, la fin du monde moderne et de l'amnésie, est l'aube d'un nouveau règne.

"Toute chasse est mystique, écrit Dominique de Roux, Elle glisse, selon l'Art de Chasser avec les Oiseaux, dans l'air du rêve. Vers quoi hélas ? Vers le désespoir ! Toute chasse est-elle vaine ? Non, même si rien n'est plus rien, et que pas un seul mot ne soit soumis aux attractions de l'être, fidèle à l'ancienne chaleur du feu central de la terre , nous resterons quelques uns, en cet obscur Occident du monde, à penser que, dans l'avènement même de la perdition, persiste une ombre de vestige où se livrera au moins le risque du nouveau, précisément le Dernier Mot ? Pour que le commencement vienne, arriver jusqu'au Dernier Mot. Nous y sommes, tout recommence".

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, 370 pages. 38 euros. 

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11/12/2021

Luc-Olivier d'Algange: le Chant de l'heure la plus claire:

 

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Le Chant de l'heure la plus claire

 

 

Que savions-nous de l'heure la plus claire ?

Elle vivait dans le présent comme une étrangère

Et nous frissonnions devant cette menace exaltante.

L'Aube et le crépuscule refleurissaient les couleurs

et l'heure claire y trouvait sa demeure,

comme dans la nuit

ou le grand midi

car sa patrie vivait en le secret de toute chose...

Les forêts étaient émues à son approche,

- et la terre et les abîmes et les oiseaux.

Dans nos poitrines, nos coeurs battaient plus fort

d'entendre ce langage céleste qui nous délivrait

de la tutelle des Titans.

Car dans le secret du cœur nous avions gardé le souci de l'immortalité

et l'espérance de l'éther silencieux.

Et cette espérance

nous ennoblissait dans l'approche des prairies désirées

où veille la jeune raison d'être

de toute chose graciée et souveraine.

A cette heure,

nous devions notre destinée, notre véritable prière

qu'ignorent les rites et les religions

tels qu'ils s'assombrissent

dans l'irréversible histoire du monde

- en apparence ! Mais n'était-ce point

contre toutes les apparences, que l'heure la plus claire

nous sauvait ?

Et nous retrouvions en elle

toutes les splendeurs perdues de la nuit des temps,

scintillement d'éternité

à la crête des vagues

regards sombres et brillants

de la jeune amante.

 

Que le monde soit remercié,- et Dieu !

de nous avoir privilégié de cette haute sagesse lumineuse,

flamme dansante,

qui fut notre prière et notre mémoire,

alors que la pénombre gagnait l'histoire

et ses détresses !

En moi si vaste est le sentiment de la gratitude

qu'un chant seul en peut témoigner... Lueurs

matinales, destins, rivages,

divinités impressenties,

naissent de mes phrases qui vont à la rencontre

de l'Heure

entre toutes

la plus claire.

 

Et pourtant,

nous avions le pressentiment du sans-fond,

des nuées

et de l'émerveillement de la lumière.

Une vaste incertitude dominait le monde

mais au-delà du regard, nous pressentions la ressemblance

et l'humilité

longtemps étrangère

s'éveillait en notre âme à une force plus haute.

Sans doute la fallait-il nommer Joie

oeuvrant à son accroissement

dans l'empire dont elle servait le mystérieux dessein.

L'être du monde,

sa vision

précédait notre route,

car nous longions la périlleuse galerie des souffles

vers cette vérité de la mémoire et de la vie

alors que la sainte unité tombait

avec le ressouvenir du plus haut vol

sur la terre aimée

où tout ce qui fut au monde renaît

et même ce regret

que le bonheur épuise dans l'étourdissement

d'une destinée à nulle autre pareille. J'accepte

d'en témoigner.

 

Etait-ce le silence des augures, ou le vent du large

favorisant nos efforts

vers cette ivresse brûlante ?

Autour de nous s'accomplissait le miracle d'azur

et sa perfection chantait la permanence

des couleurs et des saisons.

Telles étaient en nous les preuves

de la profusion du bonheur,

notre privilège.

Les heures sont lentes en le triomphe du plus grand amour

et le génie enclos en toute chose avivait

notre reconnaissance

comme une terrasse illuminée, peuplée de silhouettes gracieuses

face à la mer devineresse,

dans cette plus profonde nuit où nous fûmes saisis

par la gloire secrète du Songe...

Car nous fûmes saisis,

et transportés

dans une sérénité que d'autres eussent confondus avec la tristesse

tant elle faisait trembler en nous des feuillages inconnus

où passait

comme un apaisement paradoxal

les révélations fraîches de l'air...

Alors le Temps

se divisait

en deux parts égales

que nous partagions en sacrifice

entre le désir de vaincre

et la peur de mourir.

 

Est-il un songe de plus belle envergure

que cette maîtrise inventive

et ce consentement au sacre de l'Instant ?

Quel futur désolé délaisse

l'accomplissement adoré alors

qu'ici même une étoile nous guide,-

et même dans les exaltations vermeilles,

assourdies

de l'automne, à travers cette insouciance caressante qui habite l'âme

de ceux qui se redisent en eux-mêmes: " Ne vous souciez pas

du lendemain"... J'étais

depuis ma fougueuse jeunesse

amoureux de cette connaissance,

en cette inquiétude créatrice

où le monde tumultueux se reposait en nous.

C'était l'Idée,- l'ardente vision !-

de parcourir le monde

alors même que notre sentiment d'être

disparaissait dans la hauteur.

Quel poète, loin déjà sur la sente périlleuse qui l'éloigne de ses semblables

n'eut cette certitude

de n'être plus

l'auteur de son Chant ?

Mais nul autre

ne fut aussi proche de son unificence

qu'à cet instant

où seul

il pouvait dire cette vérité

qui authentifie son destin et le dépasse.

Jamais il ne fut aussi bien lui-même

et avec tant de beauté et d'intensité que dans le coeur

de la seconde salvatrice qui l'arrache à lui-même.

Par sa bouche alors parlent les dieux.

Car je fus le témoin de ce mystère,

j'accepte d'en témoigner. Ainsi

passe la flamme

de mains en mains, invisible

dans le grand jour qui la dissimule.

 

Luc-Olivier d'Algange

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

un article d'André Murcie: 

Sept poèmes en 190 pages. Dix-huit vers par page, centrés, en gros caractères. L'ensemble s'impose de lui-même. Luc-Olivier d'Algange, qui est surtout connu pour ses proses étincelantes, nous dévoile son arme secrète: une poésie ressourcée à l'ode pindarique, qui ne chante que la beauté absolue du monde dans le dévoilement de ses formes les plus concrètes comme dans la geste de recouvrement de ce qui ne se donne que caché. (...) Voici un poète qui est remonté vers les sources, plus loin et plus haut que ses propres fontaines intérieures. Antérieures.
Ceux qui entreverraient le mystère de l'âme du monde comme une émanation plus ou moins égrégorienne de la matière, un peu comme la musique que produirait un violon, se crèveraient le troisième oeil de la compréhension intuitive avec le bout l'archet qu'ils ne sauraient pas manier. L'âme du monde est bien cette notion platonicienne qui nous apprend qu'entre le 1 et le 2 il faut admettre un autre chiffre qui permet de passer de l'Un à l'Autre sans retomber toujours sur le Même.
Complexes mathématiques célestes un peu difficiles à comprendre mais si faciles à confondre dans l'irisation - nous pourrions employer le terme de ionisation - de la beauté du monde. L'âme du monde est cet escalier qui monte et descend une multitude de degrés dont seul le nombre infini nous offre de circuler de par le monde à la vitesse de l'esprit, supérieure à celle de la lumière.
Certains s'écrieront que nous sommes là en pleine poésie métaphysique. Mais que ces esprits inquiets de rassurent. La poésie de Luc-Olivier d'Algange n'est jamais glossolalie verbeuse ou nébuleuse. Elle dessine des contours purs. Si elle chante la métamorphose, c'est celle d'une forme qui s'éclipse en une autre, encore plus épurée, ordinale et cardinale.
Le Chant s'ordonne au concret des idées et des choses. Car toute notion est un caillou au tracé aussi fin, à l'arête aussi tranchante que la pierre sur l'autel des dieux (...) Des éléments simples dont l'assemblage se décline sous une incessante floralie, un interminable roucoulement d'objets aussi divers que le sel et la flamme, que l'ombre et le jour. La poésie de Luc-Olivier d'Algange est riche de tous ces vocables rutilants qui expriment l'essentiel du monde. (...)
Pour le lecteur le voyage sera facile. Qu'il se fie à la voile latine du poème et se laisse emporter vers les heures les plus orageuses et les plus claires. C'est une houle immense qui vous prend et vous enlève vers les confins du centre du monde. L'amplitude des "Grandes Odes" de Claudel alliée à la munificence du "Laus Vitae" de D'Annunzio.
Une poésie d'élévation lyrique et de rythme orphique, qui refuse l'humaine médiocrité et préfère la hauteur des Dieux. Une poésie d'altitude et de longues pérégrinations ulysséennes sur des mers d'huile ou de tempête. Un recueil de très-grande exigence, quelque peu solitaire dans la production contemporaine, mais essentiel; qu'un Baudelaire aurait dépeint du seul vocable de "Phare".
André Murcie
(L'éditeur qui voudrait reprendre cet ouvrage actuellement épuisé est le bienvenu.)

 

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10/12/2021

Note sur l'expérience visionnaire:

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Luc-Olivier d'Algange

L'expérience visionnaire

 

Tout écrivain qui n'a jamais éprouvé l'impuissance ou la vanité du langage humain est indigne de confiance. Mais celui qui, à cette épreuve, en vient à renoncer, ne trahit pas moins la confiance que nous placions en lui. Le grand dessein de l'âme, ce par quoi elle s'oriente et s'achemine vers l'Ame du monde, n'est-il pas de surmonter ce sentiment d'impuissance et de vanité ? Sentiment le plus souvent alimenté par les sophismes de la paresse et les doléances de la lâcheté.

Certes, l'expérience transcendante demeure « incommunicable ». A quelque tentative s'essaye-t-on, il reste impossible de la faire passer systématiquement de l'un à l'autre par la seule vertu des mots, ne serait-ce qu'en la raison de la diversité de l'entendement humain.

La transmission du message céleste, de la vision angélique, obéit à des lois subtiles, plus proches de la poésie et de l'art que de l'information scientifique. Rien ne peut nous assurer que le sentiment de la beauté dût fatalement passer de telle œuvre à tel spectateur, celle-là fût--elle admise pour géniale et celui-ci, un amateur éclairé.

La vision que les philosophes néoplatoniciens eurent la sagesse de juger indissociable de la spéculation, appartient à une réalité antérieure aux pensées et aux phrases... S'étend alors devant nous un monde silencieux et enfantin où la couleur, et le grain de la couleur, et sa musique intérieure, vivent dans la souveraine lumière, doués d'une mystérieuse intensité.

La chose, pierre, astre ou chimère, doit apparaître dans l'aube du regard, ainsi que l'étymologie du mot, comme la cause véritable de l'être, sa preuve nécessaire et suffisante. Que dire alors de l'apogée de cette vision ? Les mots « unité », « simplicité », s'ils sont justes, ne disent rien de la fabuleuse intensité de l'instant ; instant devenu comme le lieu géométrique du faisceau de toutes les temporalités possibles. S'il est donc impossible de « communiquer » l'expérience à quiconque ne l'a point vécue, il demeure possible de la dire à ceux qui en ont conservé un vague ou parcellaire souvenir.

On reconnaît sans peine les visionnaires du monde intérieur. Les auteurs anonymes des récits de voyage aux Pays des Ancêtres dans les traditions chamaniques, l'Apocalypse de Saint-Jean, mais aussi, plus proches de nous, Emmanuel Swedenborg, Jacob Böhme, William Blake, Victor Hugo, Gérard de Nerval sont les témoins de cet autre monde, vertigineusement étendu dans l'invisible, que les yeux de la pensée découvrent avec émerveillement ou effroi. Car ce monde intérieur n'est en aucun cas subjectif, individuel, aléatoire ou passager : il existe bel et bien, dans un royaume de l'âme dont les manifestations obéissent à des lois aussi précises que celles du monde empirique.

J’en veux pour preuve la similitude de certaines expériences visionnaires réalisées en des régions de l'espace et du temps les plus disparates. La théorie « behaviouriste » qui veut que le monde intérieur soit pour ainsi dire suscité et modelé par les seules circonstances historiques ne résiste pas à la comparaison du Journal visionnaire de Rûzbehân de Shîraz et de l'Aurélia de Nerval. Tout différencie la situation de ces hommes par l’histoire et la géographie mais ils ne s'en retrouvent pas moins, imprévisiblement complices en leur aventure spirituelle, dans la manière de la retranscrire, jusque dans le mouvement des phrases. L'expérience visionnaire ouvre une porte sur un monde qui, bien que suprasensible, n'en dispose pas moins de toute les vertus de l'objectivité.

L'une des plus belles descriptions objective de ce monde suprasensible est sans doute le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain ; mais les poètes d'Europe, Rimbaud, Milosz ou Yeats n’en reçurent pas moins le mandat de perpétuer ces formes subtiles de connaissance que le monde moderne, tend, de plus en plus, à exclure du champ des investigations réputées sérieuses ou licites.

Les attaques « démystifiantes » d'une certaine critique contre la poésie du mystère et de la voyance marquent cette volonté, pour ainsi dire colonialiste, du monde moderne à prendre sa revanche définitive sur la part magique, surnaturelle et irréductible de l'être humain. D'où ces théories du « travail du texte » et du « signe réduit à lui-même » dont on se réjouit qu'elles ne retiennent plus aujourd'hui l'attention que de quelques vieux birbes des facultés de province.

Ce serait un leurre navrant que de vouloir raviver l'existence immémoriale du monde visionnaire par le seul mépris de l'Europe et de ses œuvres, et la fuite incertaine vers un Orient, qui n'est plus que de quelques décennies en retard sur notre déchéance. L'Orient nous apporte une lucidité et une soif nouvelle, un sens, non exclusivement géographique, plus strictement « cardinal », un sens auroral, tel qu’une « réorientation » vers le matin de notre propre pensée et de notre art redevient possible.

Une fois passé l'attrait de l'exotisme, le poème de Shelley, Epispsychidion, l'Ame de l'âme, révèle des lumières sont la vertu de transmutation vaut mieux, pour le moins, que les « orientalismes » touristiques du « New Age ». Mais sans doute cette œuvre nous est-elle devenue, paradoxalement, en cette fin de siècle où une moitié de la planète s'exprime dans un idiome qui ressemble à l'anglais, infiniment plus étrangère que peuvent l’être, hélas, à nos contemporains désorientés, les « gourous » exotiques pour cadres-moyens fatigués, ces nouveaux médecins imaginaires. Il en va de même de toute la tradition occidentale, que l’on peut dire « hermétique », et qui, des Mystères d’Egypte de Jamblique aux Reposoirs de la Procession de Saint-Pol-Roux, en passant par le De Lumine de Marsile Ficin et Les Disciples à Saïs de Novalis, témoigne d’une expérience initiatique des états multiples de la conscience et de l’être. Ces œuvres, néoplatoniciennes, alchimiques, symbolistes ou romantiques, constituent pour l’ordre mercantile et technocratique, une menace infiniment plus précise qu’un passager engouement orientaliste.

Le rêve d’une authenticité perdue hante l’Occident dans le sommeil agité de sa mauvaise conscience : il croit retrouver cette innocence, à la fois désirée et haïe, chez ceux qu’il jugea « primitifs » ou « archaïques », - comme on le fait de la nostalgie d’une enfance irrémédiablement perdue, et dont on repousse le souvenir. Or il n’est de maturité harmonieuse et civilisatrice que par le rayonnement, en nous, d’une enfance oubliée ; infante invisible dans l’aube de tous les pays et de toutes les saisons de l’âme.

Les authentiques Mages de l’Occident, ses chamanes, ses sages, ses prophètes, sont les poètes ; ivres de vin, de vertu, de volupté, comme disait Baudelaire, ils vivent dans un exil sans fin. Ils ne se contentent point, comme des intellectuels blasés, de déplorer, entre deux dîners, la pauvreté spirituelle ; ils vont vers l’illumination de la pensée. L’aventure visionnaire exige, pour être dite, l’Alchimie du Verbe : le solve et coagula qui nous fait entrer dans la nuit des symboles par l’œuvre-au-noir, avant l’extase de l’œuvre-au-blanc qui précède la reconquête de l’œuvre-au-rouge. Dès lors, ne nous étonnons pas de ce que les lecteurs ordinaires, accoutumés au langage exclusivement informatif, n’y voient que verbosité et démesure, - la perspective même qui légitime leur jugement leur faisant défaut. Ils ne jugent que selon une morale étroite où la notion d’utilité s’est substituée aux principes de vérité et de beauté.

On déplore que cette réduction de l’âme soit devenue, à quelques exceptions près, la commune mesure des « intellectuels » français, qui d’une façon ou d’une autre, allant de reniements en reniements, prétendent à représenter « l’esprit » de la France et s’exercent particulièrement à cette prétention par la conjuration du silence. De cette conjuration sont victimes les œuvres de ces écrivains que l’on peut, faute de mieux, nommer les visionnaires de l’extériorité, John Cowper Powys ou Malcolm de Chazal. Le monde qu’ils nous découvrent n’est pas d’abord celui des rêves prophétiques mais le monde immédiat, tangible, qui nous environne chaque matin dès que nous soulevons nos paupières. Ce qui sacre le visionnaire n’est pas alors dans la chose vue mais dans le regard même. Le monde, au lieu de se schématiser à travers une grille d’interprétation, s’offre à nous, se révèle, s’impose dans le faste, le mystère et la violence de ses manifestations. L’entendement, qui filtre la perception et l’amoindrit à ce qu’elle capte comme nécessaire à l’activité du moment, se trouve soudain assailli par une symphonie prodigieuse, synesthésique.

Là où la chose était réduite au signe qui la représente, à la fonction qu’elle occupe, soudain elle se rebelle, elle surgit de l’abstraction pour s’imposer à nous dans sa présence réelle. L’attrait que de nombreux poètes ont éprouvé pour les sciences naturelles tient à cette aptitude particulière du regard. La fameuse toile de Caspar David Friedrich, Les Falaises de Rügen montre cette limpidité retrouvée dont l’herboriste partage le secret. Novalis, et plus tard, Ernst Jünger, surent trouver la lisière, l’orée, où la vision de l’intérieur, favorisée par les rêves et les ivresses, rejoint une vision de l’extérieur dont les divinités, minéraux, papillons ou fleurs sont autant de rappels: au regard de notre « Moi transcendantal », l’intérieur et l’extérieur demeurent des catégories relatives et dérivées.

Dans un admirable essai sur Pouchkine, Vladimir Nabokov, lui aussi visionnaire du détail irremplaçable et de la nuance captée avec l’art minutieux de l’entomologiste, n’en propose pas moins cette définition du roman idéal : «  Qu’il serait émouvant, écrit Nabokov, se suivre à travers les siècles les aventures d’une idée. Sans jeu de mots, je crois que ce serait là le roman idéal : car, d’une limpidité parfaite et dégagée de toute poussière humaine, cette image abstraite semblerait jouir vraiment d’une vie intense qui se développe, s’enfle, montre ses mille plis, avec la souplesse diaphane d’une aurore boréale. » Précisons que l’Idée, dont il est question ici, n’a rien à voir avec les « idées générales » qu’abomine l’auteur d’Ada ou l’ardeur, opinions ou idéologies qui déterminent, selon leur degré d’importance ou d’envahissement, la plus ou moins grande vulgarité de celui qui les professe. L’Idée dont parle Nabokov, c’est l’Idée au sens étymologique, la chose vue, la forme, apparition subtile entre le sensible et l’intelligible, qui se manifeste, par exemple, dans la concordance inexplicable de certains instants. Nous sentons alors que ce que importe se tient en dehors du temps, ainsi que les amours de Van et d’Ada dans le chef-d’œuvre irisé et chatoyant de Nabokov. Le fantastique est ici-même car l’ici est l’ailleurs, et ce monde où nous sommes est le double d’un autre monde, Terra, subtilement différent, dont nous retrouvons la vérité par l’art d’inventer un monde (versicolore et dansant comme les Arlequins) qui existe déjà mais que nous ne savions pas regarder : «  Avant de commencer à l’écrire, je sais que mon livre existe déjà, écrit Nabokov, entièrement achevé, dans une autre dimension ».

Toute littérature visionnaire débute par cette intuition qui se suffit à elle-même, sans référence à cette brocante de divinités hors d’usage, de rituels pseudo-initiatiques, de superstitions et de prétentions à la sagesse qui constituent l’arrière-monde d’une modernité dépourvue, au point de s’en rendre folle, de toute allégeance claire à l’Esprit. La reconquête de l’Esprit, que chacun semble attendre et désirer ne saurait se faire sans une ardente reconsidération de la beauté. Vaincre la pesanteur du monde profane et désenchanté qui nous entoure, c’est tout un art.

Le mépris que certains « ésotéristes » affectent à l’endroit de la création artistique est encore une diversion puritaine, un service rendu à l’Ennemi qui, à la faveur de ces équivoques renoncements, conforte la puissance de la laideur sur le monde, où nous existons mais où nous sommes de moins en moins. Edifiante est la hargne dont s’entredéchirent les soi-disant « adeptes » de l’ésotérisme, qui ne s’accordent en général que sur l’infériorité de la littérature, rejoignant ainsi, en leur préjugé le plus ordinaire, les plus arrogants sectateurs des « sciences » dites « humaines ».

Or dans sa diversité même, la littérature, inséparable de la poésie, demeure sans doute la chance ultime, avec l’amour, se sauver quelques contrées de l’âme du désenchantement universel, - l’âme étant la médiatrice dont le royaume transparaît en ce monde, pour qui sait voir, à l’aube et au crépuscule, sous l’apparence d’un Ange dont une aile est blanche et l’autre noire. De ces contrées intérieures, certaines œuvres sont les seules gardiennes, et non point les œuvres de doctrine mais bien celles, inspirées, qui racontent, sous une forme ou une autre, l’ordalie d’une conscience éprise du geste qui la fit naître.

« Toujours plus haut », - telle pourrait être la devise de la conscience dont l’ascension ressemble à celle du soleil, cette figuration sensible du Logos, au-dessus de l’horizon du temps : édification du temple d’une éternité ordonnatrice. Dans l’expérience visionnaire, qui inaugure le voyage à travers les états multiples de l’être, le passé et le futur ne sont que des distinctions toute relatives, voire illusoires. Que ce soit dans la contemplation d’un Ange ou d’une fleur, la vision s’offre à nous hors du temps. Le passé et le futur se confondent dans le miroitement d’une seconde éternité, de même que la chose vue devient regard et que nous cessons d’être nous-mêmes pour nous confondre avec elle et la reconnaître. Cette renaissance « autre » (« Je est un autre » dit Rimbaud), est la gnose, telle que la définit Frithjof Schuon : «  Pour le volitif et l’affectif, Dieu est Lui, et l’égo est moi, tandis que pour le gnostique, ou l’intellectif, Dieu est moi, et l’égo est lui, ou l’autre ».

L’aventure ne se réduit pas à un simple jeu intellectuel : elle engage l’être entier et devient la destinée choisie de l’homme qui s’est révolté contre le destin et les limites prescrites de l’entendement humain qui sont une insulte à la nostalgie immense qui le hante, - cette sehnsucht , âme des œuvres du Romantisme Allemand, dont le caractère indéfinissable, loin de nous désarmer doit, au contraire, donner un surcroît d’élan à l’intelligence spéculative. Pour l’âme bien née, l’indéfinissable n’est pas une idole que l’on révère, mais un défi que l’on relève.

Cet héroïsme fut celui de Novalis, qui, par ses poèmes, ses récits et son Encyclopédie, voulut se saisir des « coïncidences» qui témoignent de la « mystérieuse écriture » du monde visible. Au mépris des textes, pourtant disponibles, les adeptes comme les ennemis français du Romantisme Allemand n’en continuent pas moins de propager ce préjugé inepte : l’œuvre de Novalis serait erratique, perdue en des ténèbres affectives. C’est exactement le contraire. La méthode de Novalis se fonde sur un usage non restrictif de la raison, toutes les hypothèses y sont admises et germinatives. La passion qui obscurcit la raison est bien ce qui lui est le plus étranger. A cette passion qui dépossède, Novalis oppose la ferveur légère du pressentiment créateur qui sait que toute chose acquise par l’entendement doit encore être conquise par l’âme et illuminée et transfigurée par l’Esprit.

Ce ne sont point la déraison et de lourds tourments orageux qui requièrent l’attention de Novalis mais une sur-rationalité  où s’allume l’enchantement, comme la flamme de la chandelle dont parlait Bachelard, d’une concordance entre le monde en ses inépuisables nuances et l’Idée dont il procède selon les lois de l’Idéalisme magique. D’où l’indifférence de Novalis à l’égard du Werther de Goethe et sa préférence pour le Traité des couleurs.

Une heureuse victoire de l’Esprit serait de comprendre, et de faire comprendre, que l’expérience visionnaire est d’abord le privilège de ceux dont une enfance magique arde encore sous les sous les cendres grises ou blanches des habitudes adultérées ; que cette expérience n’a nul besoin d’un apparat sentencieux; ce serait plutôt un « jour de fête », comme dit le poème d’Hölderlin, accordé aux heures profondes.

Les rapports humains dont on déplore souvent l’indigence, s’en trouvent bouleversés. Ce n’est plus l’intérêt matériel et l’instinct grégaire qui rassemblent les hommes et les femmes en de moroses congrégations profanes, mais le vaste, le très-vaste pressentiment d’une « éternité retrouvée » qui scelle entre les humains le pacte d’une connivence dans l’invisible. L’expérience visionnaire nous donne accès à un monde où se retrouveront tous les exilés, Calenders ou Justes secrets, dont l’audace inventive et la fidélité au plus lointain nous seront, si nous savons les entendre, une renaissance immortalisante.

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Ce Printemps d'Aquitaine, note sur Henry Montaigu:

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Luc-Olivier d'Algange

Ce Printemps d’Aquitaine

 

L’œuvre de Henry Montaigu est une œuvre de combat,- sitôt l’on ôte au mot combat ses connotations idéologiques, au sens moderne, ou « engagées », au sens aphasique. Mais s’il s’agit de combattre pour sauver la pure joie de l’être, de lutter, jusqu’au bout, pour sauvegarder la légende de l’âme et le pressentiment d’un monde délivré du ressentiment, s’il faut croiser le fer avec l’ineptie et la goujaterie collective, avec la témérité de Don Quichotte et la générosité de Falstaff tel qu’Orson Welles en sut révéler la véritable figure dans Les Carillons de Minuit, s’il faut œuvrer avec héroïsme pour l’Idée Royale (qui est tout autre chose, et nous y reviendrons, que la royauté idéalisée), s’il faut combattre l’oubli, et l’oubli de l’oubli qui ne laisse plus même dans l’âme humaine le souvenir d’une déhiscence, l’œuvre de Henry Montaigu est présente, d’une présence réelle.

L’esprit humain, lorsqu’il ne se vénère pas à l’excès lui-même possède certaines dispositions heureuses à recueillir en lui les éclats d’un autre monde, voire à prolonger la création divine. La superstition moderne nous veut séparés du monde, reclus dans nos subjectivités outrées, vengeresses ou désespérées alors que le moindre silence, dans le calme revenu, suffit à nous révéler ce qui demeure, notre âme éprise de l’âme du monde, notre pensée adoubée par le Verbe : «  Miser sur l’éternité. La part d’Eternité qui en toutes choses demeure. Plutôt que la grande Rupture au-delà des temps corrompus, ce printemps d’Aquitaine, ces collines fleuries, comme un premier matin. »

Il y a dans l’œuvre de Henry Montaigu, ce qui la distingue des travaux cuistres, grincheux ou fanatiques, un élan qui dénoue, une inclination vers la légèreté, une rapidité heureuse, printanière, qui l’apparente à Joseph Joubert. Sa pensée n’est pas « contre-révolutionnaire », ni même « contre-utopique » mais un assentiment à ce qui demeure ; plus mozartienne que wagnérienne, dépourvue de pathos et d’hystérie, virile, accordée à des temps plus affinés mais moins corrompus, moins barbares que les nôtres, sa musique déploie en corolle des pays qui n’ont jamais cessés d’exister que dans nos entendements obscurcis, des pays qui attendent à l’orée du temps, non dans un lointain fantastique mais dans une proximité extrême : «  Quand le visible devient irréel, tout recomposer de l’intérieur – par où toute action commence ».

Il y a donc, pour commencer, le Pays, celui du Cavalier bleu, ici et maintenant, qui n’est hors de portée de nos mains, de nos souffles, que par un sortilège obscur. Ce Pays n’est pas seulement un Etat, ou une Nation, il n’est pas seulement les hommes rassemblés en une communauté de destin, il est une invitation moins soustraite à la totalité du visible et de l’invisible que ne la conçoit d’emblée ce que l’on nomme, sans savoir trop ce que l’on nomme, la « démocratie ». La réalité d’un Pays est plus vaste que toute loi ou jurisprudence ; elle enclôt les hommes, dans leurs diversités et leurs ressemblances, l’histoire et la géographie, dans leurs palimpsestes et leurs arcanes, les faunes et les flores naturelles et imaginaires, et cette sorte de clarté transversale qui frappe à la vitre, au matin ou au soir, et qui semble accordée à une salutation angélique. (Le Roi est alors Roi de cet ensemble, de ce Cosmos miroitant ; et c’est bien pourquoi il convient de le nommer, selon la tradition, Roi de France, et non point, comme par adultération bourgeoise, « Roi des Français ».)

Le Pays, qui n’appartient que pour une part moindre à ce que l’on nomme de nos jours la politique est une réalité poétique et métaphysique, c’est-à-dire une espérance d’universalité. Les abstracteurs modernes veulent nous précipiter dans l’Universel à partir de rien. Cette universalité déclarative leur paraît si parfaite qu’ils s’en prévalent pour renier tout héritage et conspuer toute fidélité. Mais de cet universalisme du vide versé dans le vide, nous voyons surtout les conséquences : clans et tribus fabriquées dans l’urgence, selon une logique publicitaire, et à chaque seconde sur le point de s’étriper. Ce ne sont plus des hommes qui parlent, mais d’absurdes « communautés », figées dans la représentation, dans le spectacle, et défendant leurs fonds de commerce en jouant de l’accusation et du remord. Toutefois, la belle idée d’universalité ne mérite point cette déchéance, dès que le Pays, en un poème ingénu et savant, redonne vie à cette puissance ramifiée, arborescente, qui est le propre de toute pensée vivante, de toute pensée inscrite dans la réalité. Du Pays d’Aquitaine, du pays nervalien, de la Provence ou de la Bretagne comment ne pas voir, que l’Orient vient à nous, en chevaleries amoureuses, mais aussi l’Allemagne romantique ; et suivre le pas du Cavalier bleu, c’est aussi suivre, selon la logique de Yi-King, la voie du Tao, et entrer dans la Chine profonde.

Le plus lointain s’irise dans la proximité extrême. L’universalité métaphysique se conquiert de proche en proche autant qu’elle s’hérite. «  Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » disait Nerval. Et les pierres parlent, quelquefois, à la faveur de l’air. A cet entretien de la pierre et de l’air, qui n’est autre que le secret limpide de l’architecture sacrée, Henry Montaigu consacra quelques ouvrages décisifs : Reims, Paray-le Monial, Rocamadour, sans oublier Les Châteaux de la Loire,- qui laissent entrer dans l’entretien le miroitement du cours de l’eau. Le propre de la pensée traditionnelle, ce qui la distingue de la modernité, avant même de parler de métaphysique, est cette présence qu’elle accorde au cosmos, ce site qu’elle éclaire, celui de notre conscience, de notre entendement, entre l’air, l’eau, la terre et le feu. Il n’est point d’édifice traditionnel qui ne soit orienté, qui ne reconnaisse l’ordre de ce qui l’environne, où il doit prendre place, la sienne précisément, en toute beauté, en gloire même, mais sans outrecuider. Il en va de même de la pensée et du chant, orientés toujours, tendus vers l’aurora consurgens, autrement dit vers le Sens, vers l’or du temps, vers cette sagesse matutinale où tout recommence.

L’œuvre est orientation, elle est ce mouvement vers le Matin dont le secret fastueux est contenu dans le couchant : «  Terre d’empire, espace extrême, terre étrange, royaume d’Hélicon au centre du débat, quand je veille au couchant de la ville immobile dont le temple doré décalque l’autre temps. » L’œuvre se distingue radicalement du travail ; et que font-ils d’autre, ces écrivains, ces artistes contemporains lorsqu’ils refusent l’œuvre et parlent de leur « travail », que de se dévouer corps et âme aux « jargons démagogiques », au plus vil utilitarisme ? L’œuvre est cheminement, pérégrination vers le Soi. Ce mouvement qui l’anime, cette émotion, la délivre des systèmes qui prétendent à l’administration de la vérité. Ambassadrice, médiatrice, diplomatique, chemin vers l’intérieur qui est, selon le mot de Novalis, le véritable « extérieur » (de même que l’herméneutique sauve la lettre en la restituant à la luminosité première), l’œuvre est recouvrance du monde vrai que le mensonge obnubile. «  Tout a été disposé en images et en nombres, en symboles et en figures : le royaume de l’extérieur est la figure du royaume de l’Intérieur. Le centre visible n’est pas né des dogmes et des lois mais de l’architecture première, de l’universelle disposition. Il est la maison du Soi, la Demeure, le Chemin, l’Echéance. Il est le Jardin et la Ville : le commencement et la fin. »

L’œuvre d’Henry Montaigu n’est pas un amas de textes, mais la relation d’un voyage, la réponse à un appel, une vocation. D’où son étrangeté dans ces temps sinistres, d’où son exil, à la fois réel et métaphorique. Tels sont les temps que nous vivons que notre plus profonde appartenance est la condition de notre exil. « Etrangers en notre pays lui-même », comme l’écrivait Aragon, mais retrouvant dans cet exil, le sens de la beauté d’être là où nous sommes, dans le paradoxe d’une fidélité qui nous arrache au faux-semblant. «  J’ai entendu l’appel de l’image visible, signe manifeste de la présence de Dieu. Et j’ai suivi l’interminable voyage à travers les dispositions du Maître d’œuvre, roi de rigueur, messager d’amour primordial ». Ce voyage qui débute avant la phrase écrite, et s’achève après elle, ce voyage irrigué de prières donne accès à une Sapience à la fois sensible et intelligible (et échappant ainsi doublement au jargons démagogique) : «  Pourtant, je n’ignore rien de la nef silencieuse ni de la sainte solitude de la bénédiction du Retour, ni le voyage inouï dans le centre des choses où l’avenir se joue, ni la magie supérieure de l’ordre donné, ni aucune des tendres perfections du recommencement. »

Nous partons d’où, par erreur, nous ne croyons pas être, pour revenir là où nous sommes en vérité, nous partons de l’illusion, de la démesure, pour retrouver l’humilité intransigeante d’une terre ordonnée au ciel… Du Pays que nous aimons, car c’est dans sa lumière propre que nous pensons, que nos phrases à ses paysages s’accordent, qu’enfin nous nous promenons, battant le pavé, ou nous égarant aux orées, disant bonjour aux arbres de notre connaissance, (et quelles écritures sur ces écorces, quelles philosophies dans ces nuages qui apparaissent entre les feuillages !), c’est bien à force de le parcourir, ce Pays, d’y songer, de s’en approprier l’essence, non par le travail ou l’action, mais par l’œuvre et la contemplation, que peu à peu nous nous rapprochons de son centre, de son cœur, qui est véritablement le cœur des mondes, la véritable universalité, dont nous espérons être les hôtes, au double sens du mot, recevoir et être reçu, en mesurant la fragilité de tout cela, sa délicatesse extrême, sa nuance qui échappent aux doctrinaires. «  Car tout centre est une espérance ».

Et ce Pays hélas, est paradoxalement loin. Cet « ici-même » est séparé de nous par mille épreuves, à commencer par celle qui doit rétablir en nous le juste sens de la hiérarchie, - celle des « états de l’être », et celle des importances. L’espérance n’exclut pas la lucidité, et « quêteur de la Graal » autant que « chercheur de noises », Henry Montaigu ne s’est pas privé de voir la France contemporaine devenue «  cette hagarde gaupe lectrice du littéral exclusif, avorteuse tout ce qui dépasse le degré primaire et ne peut être traduit en jargon démagogique ». Triste constat que viennent confirmer ces légions de textes écrits, non plus en français mais en traduidu, au point que quiconque s’aventure à écrire en toute liberté, en suivant le mouvement de sa pensée et le génie de sa langue apparaît « suspect ». Plus grave encore, ce refus de tout herméneutique, de tout art de l’interprétation, ce littéralisme qui détruit la lettre qu’il prétend servir. Quant à la démagogie, elle s’est tant et si bien répandue, elle est si bien devenue la norme que tout ce qui lui échappe est inaudible, comme recueilli dans le silence, dans l’éternité même. Et c’est bien par ce recueillement que le triste constat que fait Henry Montaigu ne contredit pas l’espérance. Dans le vacarme silencieux comme la mort, sauve est la voix juste, la voix vivante. «  Tout désespoir traversé engendre une vie nouvelle. Une liberté inaliénable. Aussi, ce règne obscur se défend-il de l’harmonie par le chaos, du chant par la surdité, de la connaissance par l’angoisse. » Mais sauve de l’angoisse est la parole recueillie, la parole saluée de l’autre rive, reçue comme « une rémanence du Royaume », dans ce Songe qui est le maître des songes. «  Pour travailler à la victoire du Maître d’œuvre, je ne puis rien faire mieux que de parler de l’autre rive, depuis cet espace inouï qui est l’Enfance du monde, le royaume médian d’Hélicon. »

Le propre de la Tradition primordiale est de transcender le temps et de pouvoir être toute perdue ou toute retrouvée par la grâce, à chaque instant : « Déployée à l’écart dans sa royauté médiane, mon pays d’Auberhaudes n’est pas un espace imaginaire, c’est une Aquitaine préservée du saccage temporel qui la défigure. » Nulle lamentation, ni même d’excessifs regrets à celui qui combat la tristesse, n’est de mise ; son cœur se brise, mais l’éclat de la brisure éclaire le monde, le reconquiert : « Le plus souvent passer outre. Le monde serait-il pire qu’il n’est, les contradictions plus flagrantes, l’incohérence plus achevées, le mal plus redoutable – en toi et en dehors – l’Absolu n’en serait pas moins l’Absolu, et l’Absolu est ta demeure. » 

Le sinistre labeur du temps est sans pouvoir à qui ne reconnaît pas le pouvoir du temps. Etre catholique et français comme le fut Henry Montaigu, c’est à dire, être, et non pas parler « en tant que » à la manière des idéologues, c’est comprendre qu’il y a beaucoup moins d’incompatibilités en ce monde qu’il n’y paraît (ou que le Diable, le diviseur, ne voudrait nous le laisser croire). Pour sauvegarder le Pays d’Auberhaudes, il faut encore savoir réconcilier les contraires, «  les rétablir par rapport à ce Milieu dont ils sont les expressions complémentaires. Ne les isoler que provisoirement. Ne pas les opposer ». C’est d’opposer ce qui naturellement et surnaturellement œuvre de concert que nous perdons ou défigurons tout. Le poète est celui qui réconcilie l’inspir et l’expir, l’âme et la peau, l’apollinien et le dionysiaque ; et comme un exemple vaut mieux qu’une abstraction, il me souvient que Philippe Barthelet me faisait observer à quel point la France classique était encore vive des chasses sauvages, de ces merveilleux entrelacs de mystères, qui survivront jusqu’aux œuvres poétiques et cinématographiques de Jean Cocteau.

Voici donc tombée une autre opposition scolaire, entre le merveilleux et la raison, entre l’autre monde peuplé d’Anges ou de licornes et ce monde où nous sommes, et que nous demeurons libres de laisser fleurir. Il n’y a point à sacrifier le mystère à l’entendement ni le grand et beau retentissement du cosmos, prenant figure dans les légendes et les épopées, à quelque raison jugée plus « civilisée ». La France classique n’exige point de nous cette répartition supplétive, ce renoncement, ce désenchantement. Le discord entre l’exactitude des formes et les grandes puissances déferlantes de l’image n’est qu’une sophistique maligne. Toute idéologie procustéenne, autrement dit moderne, s’évertue à nous priver de la moitié de nous-même, de notre part d’ombre et de feu : «  Malheur à la ville qui laisse inemployée cette forge des songes où habite l’extrême lucidité. » L’illusion est de choisir. En toutes circonstances nous gagnons ou nous perdons tout, la raison et le merveilleux, la lucidité et l’ivresse, le pouvoir et le droit, la liberté et l’autorité, le sensible et l’intelligible, la nature et la surnature, l’Eternité et l’instant. Henry Montaigu évoque ainsi «  la condition du Poète, là au milieu ». Etre au milieu, c’est d’abord ne pas déserter. Le poète, que les gens rassis réputent divagant, perdu dans ses nuées « est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde ». Le monde moderne quant à lui est périphérique, cantonné dans les marges, les surfaces, les écorces mortes, il est ce monde de déserteurs ontologiques, qui quittent l’être et s’empressent de juger le monde inférieur à l’idée qu’ils s’en font. 

« Déserteurs : ceux qui feignent de tout comprendre pour n’avoir rien à faire – et ceux qui feignent d’avoir tant à faire pour ne rien comprendre ». Or, la poésie, poïein, est à la fois le comprendre et le faire, la gnosis et l’action. Elle est pensée, juste pesée analogique, et elle est chant, musique éolienne, charme orphique renouvelant le pacte immémorial qui nous unit à la création du monde, et laisse en nous, antérieur à l’ontogenèse, le scintillement de la lumière une, de la lumière nue. A cet égard, l’espace de la poésie est en même temps l’espace de la politique, du cosmos, et non point, comme feignent de le croire nos individualistes massifiés, l’expression de quelque chose de privé, ou de subjectif. La poésie ordonne le monde, elle adoube la création, elle fait de la réalité le récipiendaire d’un ordre, d’une harmonie qui nous outrepasse, elle nous initie à la solennité légère du tradere et de la voix du cœur : «  La poésie est de si haute essence qu’elle survit aux dieux, aux formes, aux images ». Heidegger nommait le langage « demeure de l’être », mais encore faut-il que l’être ne soit pas rigoureusement « absenté ».

Les modernes, réduits au travail et à la consommation, radicalement expropriés de tout ce qui importe, sans cesse reconduits à la frontière de l’être, chassés de la relation fondatrice avec le Bien, le Beau et le Vrai, livrés à un relativisme moral qui conduit directement aux camps de concentration, ne seront sauvés que par la nostalgie et le Songe. «  Nostalgie : à travers ce qui demeure – afin de saisir ce qui Est. Songe : une réalité en survivance ». La poésie, ni subjective, ni privée, mais ressource de l’être, splendeur du cosmos, bien commun, exige à la fois d’être récitée et prédite. Toute nostalgie est pressentiment, toute récitation, dès lors que l’on sait par le cœur, est prophétie : «  L’avenir est à une chevalerie inconnue. Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur. Etoiles ensevelie, quel vent vous délivrera ? » Voir, sans se laisser illusionner par le « fanal noir du progrès » dont parlait Baudelaire, la terrible défaite de l’espèce humaine, ce retour à l’animalité, à travers les dérisoires féeries technologiques, reconnaître l’immonde, ce n’est point s’en remettre à demain («  Remettre à demain, c’est s’en remettre aux forces obscures du monde. Plus tard, signifie Jamais »), mais disposer le monde à l’immédiateté prophétique, à ce « tout de suite » qui est le vibrato de la poésie réelle, de l’alliance retrouvée : «  Faire claquer au vent, sur l’étendard, l’immobile signe d’alliance ».

Ainsi, se délivrer du travail, pour reconquérir l’œuvre, s’affranchir du divertissement, pour retrouver la liberté de la contemplation, c’est aussi « réconcilier, comme dans les romans de la Table Ronde, l’Aventure avec le Silence. » Oeuvre décisive, providentielle, dans un monde planifié, réglementé à l’extrême, contrôlé, et soumis à une incessante pollution sonore. Lorsque le monde redevient Aventure et Silence, tout est possible, tout est vrai, à commencer par ce qui échappe au temps profane : « Le chant des femmes à la fontaine témoigne de cet insaisissable bonheur dont l’Histoire ne tient nul compte, et qui fait qu’elle n’est qu’une duperie. ». L’Aventure et le Silence sont au creux de l’être, dans l’orbe du jour, dans le sans-fond de la saison qui délivre en pluies, en clartés, en feuilles et en fleurs, un aspect de la beauté qui tournoie dans son immobilité centrale. Loin de vouloir retourner à quelques moments antérieurs de notre déclin, comme le veulent les réactionnaires, la poésie, telle que l’exerce Henry Montaigu est annonciation de ce qui jamais ne cessa d’être, sinon dans ce monde spectral dont on devrait s’impatienter de voir la fin : «  A présent, nous avons hâte de finir, le devoir une fois fait, car comment penser que la statue de sel peut survivre au déluge… N’est-il pas temps de chanter les splendeur de la mort, l’ouverture des portes et l’essentielle voie du grand Retour ». Mais alors, il ne s’agit plus de la mort de la vie, mais bien, au sens le plus strictement initiatique, de la mort de la mort, autrement dit de la renaissance immortalisante. La crainte n’est plus à l’ordre du jour, la fin de ce monde est déjà derrière nous, ce mal qui n’est que l’absence du Bien, n’a plus d’autre empire que celui du rien qu’il confine à disparaître : «  Les trônes pourris s’effondrent, et les fallacieux pouvoirs de la conjuration nocturne sont voués à la dissolution. L’Empire du Matin se prépare dans la lumière inaperçue, et les nouveaux rois sont déjà parmi nous. »

Tout se joue à partir de la lumière inaperçue. La lumière est présente, elle est dans l’être-là, elle est l’existence pure, l’acte d’être de toute chose, ce n’est que l’absence qui nous en tient éloignée, ce n’est que notre regard qui défaille. Rien ne manque, tout est magnifiquement présent, chaque seconde est d’une beauté stellaire, chaque regard échangé nous reconduit à l’amitié divine, tout est déjà sauvé, il nous suffit de la reconnaître, d’opérer à la silencieuse révolution de la reconnaissance. Mais quelle force alors est exigée de nous ? Quelle force étrange, sans égards pour les volontés qui nous étouffent, pour les convenances, les attributions sociales, les mœurs grégaires ? Quelle force légère pour nous libérer du « Gros animal », des fausses responsabilités et des fausses hiérarchies ? «  C’est que la littérature certifiée a fait son temps. Il faut sauver la poésie d’un naufrage culturel sans exemple. Que l’ambition du poète soit démesurée – et sa désobéissance absolue. Nous sommes tous responsables de ce que le système survit au désenchantement général. Nous répétons inlassablement les lourds mots d’ordre de l’héritage bourgeois dont la substance est depuis longtemps dilapidée. Refuser ce faux service. Refuser l’embarquement. Substituer à la révolution du bruit, la révolution du silence. »

La gnose, non le gnosticisme des sectes qui vitupèrent contre le monde, qui haïssent le sensible, mais la gnose nervalienne, qui se dit dans le pur idiome français, et non en jargons puritains, la gnose qui n’est pas volonté de pouvoirs, mais puissance du silence, la gnose qui approfondit la croyance et diffracte la croyance, s’y accorde, comme la voûte romane s’accorde au chœur, la gnose profonde comme l’attente, profonde et haute, à la fois crypte et flèche lancée vers le ciel, surgit alors d’une immédiateté retrouvée, d’un acte d’être, que rien ne peut nous arracher, sinon l’inadvertance, l’oubli ou le dédain. Mais ne méconnaissons pas, dans l’esprit moderne, cette persistance du dédain. Ces faramineux démocrates, si soucieux d’égalité, si constant dans l’exécration de toute « supériorité » héroïque ou sacerdotale, vivent dans l’aura d’un prodigieux dédain, celui de leurs semblables, certes (et ces dédains réciproques nous font une société torve et méchante) mais aussi dans celui du monde, de la nature même. Plus encore qu’accusateur, effondré, dépressif ou hargneux, plus encore que vain, futile ou fondamentaliste, le moderne est dédaigneux. Que lui font les œuvres de la nature ou de l’homme ? Que lui vaut ce qu’il ne peut acheter ? Quelle importance pour lui ces cathédrales, ces poèmes, ces forêts, ces mers qui ne lui parlent pas de lui-même ? Son dédain des physiques et métaphysiques anciennes est à la mesure de son enthousiasme pour les « thérapies » qui flattent sa subjectivité. Ce dédain est la condition même de ce que Hannah Arendt nommait la « banalité du bal ». Ne rien savoir, ne rien voir, vivre sans nostalgies ni fidélités, se persuader que « rien n’ est vrai » puisque « tout est relatif », c’est bien à cette forme d’agnosticisme que s’oppose la gnose du Prince d’Aquitaine, la gnose poétique, qui loin de détenir le Vrai et le Beau s’achemine vers eux, faisant de son cheminement un chemin de beauté et de vérité. «  El Desdichado, le prince d’Aquitaine : les quatorze vers du sonnet de Nerval font le centre d’une littérature où domine la perspective gnostique. De Chrestien de Troyes à Maurice Scève, de Rabelais à Béroalde de Verville, de Ronsard, à Cyrano de Bergerac. »

Le poète est là « au milieu », au centre de tous les espaces-temps pour en sauvegarder la respiration, et le poète est aussi au milieu de nous qui ne le voyons pas. Le poète est au milieu de la France, alors que, dans la société (mais la société n’est le Pays, loin s’en faut !) les affairistes en tout genre occupent la première place, en marge de l’être. Là au milieu est la pure existence, la simple extase d’être, de recevoir. Ce « déjà là », cette éminente sagesse innocente d’être Soi, cette immédiateté, cet « éclair dans l’éclair » dont parlait Angélus Silésius, n’est autre que « la foudre iconographique de l’Intellect divin » qui nous prescrit d’écrire l’éclair et non la durée.

Par un paradoxe admirable, le propre de la condition humaine, sa déchéance essentielle, est de devoir infiniment aller à la recherche de ce qui est. Ce qui est, non seulement le plus proche, mais le plus intime est au plus loin : ce sont pérégrinations et tribulations infinies pour y atteindre. L’ésotérisme bien compris ne dit rien d’autre ; la sagesse ultime, celle qui advient au terme de l’initiation , après maintes épreuves, voyages, bouleversements de la conscience et de l’âme, la sagesse qui récompense l’ odyssée est à l’intérieur, non seulement ici-même, d’où nous partons pour le retrouver, mais au cœur le plus secret de l’ici-même, en son abîme lumineux, torrentueux, d’où s’élèvent les figures, les archétypes, les Symboles, oiseaux de vent et d’écume, volant à contre-force des cascades !

L’œuvre de Henry Montaigu est un graduel. Mais qu’est-ce qu’un « graduel » ? François Cheng nous le dit en parlant des paysages chinois, de la montagne vide, de l’apesanteur de la neige et de la flamme, de la Foudre et du Vent : la nature est le graduel de la surnature, l’intelligible est la fine pointe du sensible. Telles sont les métaphores du passage de la doxa à la gnosis, de l’exotérique à l’ésotérique. Nous retrouvons ce graduel « taoïste » dans le poème du Roi Dormant d’Henry Montaigu. La Royauté n’est pas une idéologie, une représentation, ni une administration du réel, elle périclite dès lors qu’elle s’extériorise, sitôt que l’Autorité dont elle témoigne s’absorbe et s’étiole dans le pouvoir qui la manifeste. L’auctoritas, telle que la conçoit Henry Montaigu est bien, comme le rappelle Philippe Barthelet, la vertu qui accroît, autrement du l’art du jardinier. Le déclin de l’Autorité juste, de l’Autorité légitime coïncide avec ce que Jean Tourniac nommait l’exotérisme dominateur, le triomphe de la lettre morte, fondamentaliste, qui n’est rien d’autre qu’une forme vindicative de la superficialité, un ressentiment moderne. Ce déclin, ce durcissement, cette « solidification », selon la terminologie guénonienne, n’est pas d’aujourd’hui. On pourrait dire qu’elle est une tentation permanente, une superstition immémoriale. Lao-Tzeu, déjà en décrivait le processus : « Après la perte du Tao, vint la vertu. Après la perte de la vertu vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites. »

A rebours de ce déclin, le Cavalier bleu va à la rencontre d’un autre monde qui est identique à notre monde, sauf la pesanteur. C’est le cœur léger, de voltes en révoltes heureuses, qu’il faut recevoir l’œuvre de Henry Montaigu, mais avec une révérence particulière pour celui qui tint plus haute que sa vie la vérité vivante, - c’est ainsi qu’il faut lire ces « fragments d’une longue marche, pages arrachées aux tumultes d’une épopée intérieure, aux batailles avec les fantômes et les témoins, les ombres et les lumières. Course précipitée avec très peu de temps de halte, dans une vie qui ne tient qu’à un fil et dont le harassement est la tentation. »

Luc-Olivier d’Algange

Extrait de Fin mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis

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09/12/2021

Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:

Philippe Barthelet

Le Seigneur des Formes

 

Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne, Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.

(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)

L'âme secrète de l'Europe

 

Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.

« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle  que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…

*

Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs.

« Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ». C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ». C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entremaudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».

L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.

Philippe Barthelet

 

 

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Evola, Jünger:

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Luc-Olivier d'Algange 

L'œil du cyclone

 

 « Ta répugnance envers les querelles de nos pères avec nos grands

pères, et envers toutes les manières possibles de leur trouver une

solution, trahit déjà que tu n'as pas besoin de réponses mais d'un

questionnement plus aigu, non de drapeaux, mais de guerriers, non

d'ordre mais de révolte, non de systèmes, mais d'hommes. »

 

Ernst Jünger

 

On peut gloser à l'infini sur ce qui distingue ou oppose Ernst Jünger et Julius Evola. Lorsque celui-là avance par intuitions, visions, formes brèves inspirées des moralistes français non moins que de Novalis et de Nietzsche, celui-ci s'efforce à un exposé de plus en plus systématique, voire doctrinal. Alors que Jünger abandonne très tôt l'activité politique, même indirecte, la jugeant « inconvenante » à la fois du point de vue du style et de celui de l'éthique, Evola ne cessera point tout au long de son œuvre de revenir sur une définition possible de ce que pourrait être une « droite intégrale » selon son intelligence et son cœur. Lorsque Jünger interroge avec persistance et audace le monde des songes et de la nuit, Evola témoigne d'une préférence invariable pour les hauteurs ouraniennes et le resplendissement solaire du Logos-Roi. Ernst Jünger demeure dans une large mesure un disciple de Novalis et de sa spiritualité romane, alors que Julius Evola se veut un continuateur de l'Empereur Julien, un fidèle aux dieux antérieurs, de lignée platonicienne et visionnaire.

Ces différences favorisent des lectures non point opposées, ni exclusives l'une de l'autre, mais complémentaires. A l'exception du Travailleur, livre qui définit de façon presque didactique l'émergence d'un Type, Jünger demeure fidèle à ce cheminement que l'on peut définir, avec une grande prudence, comme « romantique » et dont la caractéristique dominante n'est certes point l'effusion sentimentale mais la nature déambulatoire, le goût des sentes forestières, ces « chemins qui ne mènent nulle part » qu'affectionnait Heidegger, à la suite d'Heinrich von Ofterdingen et du « voyageur » de Gènes, de Venise et d'Engadine, toujours accompagné d'une « ombre » qui n'est point celle du désespoir, ni du doute, mais sans doute l'ombre de la Mesure qui suit la marche de ces hommes qui vont vers le soleil sans craindre la démesure.

L'interrogation fondamentale, ou pour mieux dire originelle, des oeuvres de Jünger et d'Evola concerne essentiellement le dépassement du nihilisme. Le nihilisme tel que le monde moderne en précise les pouvoirs au moment où Jünger et Evola se lancent héroïquement dans l'existence, avec l'espoir d'échapper à la médiocrité, est à la fois ce qui doit être éprouvé et ce qui doit être vaincu et dépassé. Pour le Jünger du Cœur aventureux comme pour le Julius Evola des premières tentatives dadaïstes, rien n'est pire que de feindre de croire encore en un monde immobile, impartial, sûr. Ce qui menace de disparaître, la tentation est grande pour nos auteurs, adeptes d'un « réalisme héroïque », d'en précipiter la chute. Le nihilisme est, pour Jünger, comme pour Evola, une expérience à laquelle ni l'un ni l'autre ne se dérobent. Cependant, dans les « orages d'acier », ils ne croient point que l'immanence est le seul horizon de l'expérience humaine. L'épreuve, pour ténébreuse et confuse qu'elle paraisse, ne se suffit point à elle-même. Ernst Jünger et Julius Evola pressentent que le tumulte n'est que l'arcane d'une sérénité conquise. De ce cyclone qui emporte leurs vies et la haute culture européenne, ils cherchent le cœur intangible. Il s'agit là, écrit Julius Evola de la recherche « d'une vie portée à une intensité particulière qui débouche, se renverse et se libère en un "plus que vie", grâce à une rupture ontologique de niveau. » Dans l'œuvre de Jünger, comme dans celle d'Evola, l'influence de Nietzsche, on le voit, est décisive. Nietzsche, pour le dire au plus vite, peut être considéré comme l'inventeur du « nihilisme actif », c'est-à-dire d'un nihilisme qui périt dans son triomphe, en toute conscience, ou devrait-on dire selon la terminologie abellienne, dans un « paroxysme de conscience ». Nietzsche se définissait comme « le premier nihiliste complet Europe, qui a cependant déjà dépassé le nihilisme pour l'avoir vécu dans son âme, pour l'avoir derrière soi, sous soi, hors de soi. »

Cette épreuve terrible, nul esprit loyal n'y échappe. Le bourgeois, celui qui croit ou feint de croire aux « valeurs » n'est qu'un nihiliste passif: il est l'esprit de pesanteur qui entraîne le monde vers le règne de la quantité. « Mieux vaut être un criminel qu'un bourgeois », écrivit Jünger, non sans une certaine provocation juvénile, en ignorant peut-être aussi la nature profondément criminelle que peut revêtir, le cas échéant, la pensée calculante propre à la bourgeoisie. Peu importe : la bourgeoisie d'alors paraissait inerte, elle ne s'était pas encore emparée de la puissance du contrôle génétique et cybernétique pour soumettre le monde à sa mesquinerie. Dans la perspective nietzschéenne qui s'ouvre alors devant eux, Jünger et Evola se confrontent à la doctrine du Kirillov de Dostoïevski: « L'homme n'a inventé Dieu qu'afin de pouvoir vivre sans se tuer ». Or, ce nihilisme est encore partiel, susceptible d'être dépassé, car, pour les âmes généreuses, il n'existe des raisons de se tuer que parce qu'il existe des raisons de vivre. Ce qui importe, c'est de réinventer une métaphysique contre le monde utilitaire et de dépasser l'opposition de la vie et de la mort.

Jünger et Evola sont aussi, mais d’une manière différente, à la recherche de ce qu'André Breton nomme dans son Manifeste « Le point suprême ». Julius Evola écrit: « L'homme qui, sûr de soi parce que c'est l'être, et non la vie, qui est le centre essentiel de sa personne peut tout approcher, s'abandonner à tout et s'ouvrir à tout sans se perdre: accepter, de ce fait, n'importe quelle expérience, non plus, maintenant pour s'éprouver et se connaître mais pour développer toutes ses possibilités en vue des transformations qui peuvent se produire en lui, en vue des nouveaux contenus qui peuvent, par cette voie, s'offrir et se révéler. » Quant à Jünger, dans Le Cœur Aventureux, version 1928, il exhorte ainsi son lecteur: « Considère la vie comme un rêve entre mille rêves, et chaque rêve comme une ouverture particulière de la réalité. » Cet ordre établi, cet univers de fausse sécurité, où règne l'individu massifié, Jünger et Evola n'en veulent pas. Le réalisme héroïque dont ils se réclament n'est point froideur mais embrasement de l'être, éveil des puissances recouvertes par les écorces de cendre des habitudes, des exotérismes dominateurs, des dogmes, des sciences, des idéologies. Un mouvement identique les porte de la périphérie vers le centre, vers le secret de la souveraineté. Jünger: « La science n'est féconde que grâce à l'exigence qui en constitue le fondement. En cela réside la haute, l'exceptionnelle valeur des natures de la trempe de Saint-Augustin et de Pascal: l'union très rare d'une âme de feu et d'une intelligence pénétrante, l'accès à ce soleil invisible de Swedenborg qui est aussi lumineux qu'ardent. »

Tel est exactement le dépassement du nihilisme: révéler dans le feu qui détruit la lumière qui éclaire, pour ensuite pouvoir se recueillir dans la « clairière de l'être ». Pour celui qui a véritablement dépassé le nihilisme, il n'y a plus de partis, de classes, de tribus, il n'y a plus que l'être et le néant. A cette étape, le cyclone offre son cœur à « une sorte de contemplation qui superpose la région du rêve à celle de la réalité comme deux lentilles transparentes braquées sur le foyer spirituel. » Dans l'un de ses ultimes entretiens, Jünger interrogé sur la notion de résistance spirituelle précise: « la résistance spirituelle ne suffit pas. Il faut contre-attaquer. »

Il serait trop simple d'opposer comme le font certains l'activiste Evola avec le contemplatif Jünger, comme si Jünger avait trahi sa jeunesse fougueuse pour adopter la pose goethéenne du sage revenu de tout. A celui qui veut à tout prix discerner des périodes dans les œuvres de Jünger et d'Evola, ce sont les circonstances historiques qui donnent raison bien davantage que le sens des œuvres. Les œuvres se déploient; les premiers livres d'Evola et de Jünger contiennent déjà les teintes et les vertus de ceux, nombreux, qui suivront. Tout se tient à l'orée d'une forte résolution, d'une exigence de surpassement, quand bien-même il s'avère que le Haut, n'est une métaphore du Centre et que l'apogée de l'aristocratie rêvée n'est autre que l'égalité d'âme du Tao, « l'agir sans agir ». Evola cite cette phrase de Nietzsche qui dut également frapper Jünger: « L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie ». A ces grandes âmes, la vie ne suffit point. C'est en ce sens que Jünger et Evola refusent avec la même rigueur le naturalisme et le règne de la technique, qui ne sont que l'avers et l'envers d'un même renoncement de l'homme à se dépasser lui-même. Le caractère odieux des totalitarismes réside précisément dans ce renoncement.

La quête de Jünger et d'Evola fond dans un même métal l'éthique et l'esthétique au feu d'une métaphysique qui refuse de se soumettre au règne de la nature. Toute l'œuvre de Jünger affirme, par sa théorie du sceau et de l'empreinte, que la nature est à l'image de la Surnature, que le visible n'est qu'un miroir de l'Invisible. De même, pour Evola, en cela fort platonicien, c'est à la Forme d'ordonner la matière. Telle est l'essence de la virilité spirituelle. Si Jünger, comme Evola, et comme bien d'autres, fut dédaigné, voire incriminé, sous le terme d'esthète par les puritains et les moralisateurs, c'est aussi par sa tentative de dépasser ce que l'on nomme la « morale autonome », c'est-à-dire laïque et rationnelle, sans pour autant retomber dans un « vitalisme » primaire. C'est qu'il existe, pour Jünger, comme pour Evola qui se réfère explicitement à une vision du monde hiérarchique, un au-delà et un en deçà de la morale, comme il existe un au-delà et un en deçà de l'individu.

Lorsque la morale échappe au jugement du plus grand nombre, à l'utilitarisme de la classe dominante, elle paraît s'abolir dans une esthétique. Or, le Beau, pour Jünger, ce que la terminologie évolienne, et platonicienne, nomme la Forme (idéa) contient et réalise les plus hautes possibilités du Bien moral. Le Beau contient dans son exactitude, la justesse du Bien. L'esthétique ne contredit point la morale, elle en précise le contour, mieux, elle fait de la résistance au Mal qui est le propre de toute morale, une contre-attaque. Le Beau est un Bien en action, un Bien qui arrache la vie aux griffes du Léviathan et au règne des Titans. Jünger sur ce point ne varie pas . Dans son entretien séculaire, il dit à Franco Volpi: « Je dirai qu'éthique et esthétique se rencontrent et se touchent au moins sur un point: ce qui est vraiment beau est obligatoirement éthique, et ce qui est réellement éthique est obligatoirement beau. »

A ceux qui veulent opposer Jünger et Evola, il demeure d'autres arguments. Ainsi, il paraît fondé de voir en l'œuvre de Jünger, après Le Travailleur, une méditation constante sur la rébellion et la possibilité offerte à l'homme de se rendre hors d'atteinte de ce « plus froid des monstres froids », ainsi que Nietzsche nomme l'Etat. Au contraire, l'œuvre d'Evola poursuit avec non moins de constance l'approfondissement d'une philosophie politique destinée à fonder les normes et les possibilités de réalisation de « l'Etat vrai ». Cependant, ce serait là encore faire preuve d'un schématisme fallacieux que de se contenter de classer simplement Jünger parmi les « libertaires » fussent-ils « de droite » et Evola auprès des « étatistes ».

Si quelque vertu agissante, et au sens vrai, poétique, subsiste dans les oeuvres de Jünger et d'Evola les plus étroitement liées à des circonstances disparues ou en voie de disparition, c'est précisément car elles suivent des voies qui ne cessent de contredire les classifications, de poser d'autres questions au terme de réponses en apparence souveraines et sans appel. Un véritable auteur se reconnaît à la force avec laquelle il noue ensemble ses contradictions. C'est alors seulement que son œuvre échappe à la subjectivité et devient, dans le monde, une œuvre à la ressemblance du monde. L'œuvre poursuit son destin envers et contre les Abstracteurs qui, en nous posant de fausses alternatives visent en réalité à nous priver de la moitié de nous-mêmes. Les véritables choix ne sont pas entre la droite et la gauche, entre l'individu et l'Etat, entre la raison et l'irrationnel, c'est à dire d'ordre horizontal ou « latéral ». Les choix auxquels nous convient Jünger et Evola, qui sont bien des écrivains engagés, sont d'ordre vertical. Leurs œuvres nous font comprendre que, dans une large mesure, les choix horizontaux sont des leurres destinés à nous faire oublier les choix verticaux.

La question si controversée de l'individualisme peut servir ici d'exemple. Pour Jünger comme pour Evola, le triomphe du nihilisme, contre lequel il importe d'armer l'intelligence de la nouvelle chevalerie intellectuelle, est sans conteste l'individualisme libéral. Sous cette appellation se retrouvent à la fois l'utilitarisme bourgeois, honni par tous les grandes figures de la littérature du dix-neuvième siècle (Stendhal, Flaubert, Balzac, Villiers de L'Isle-Adam, Léon Bloy, Barbey d'Aurevilly, Théophile Gautier, Baudelaire, d'Annunzio, Carlyle etc...) mais aussi le pressentiment d'un totalitarisme dont les despotismes de naguère ne furent que de pâles préfigurations. L'individualisme du monde moderne est un « individualisme de masse », pour reprendre la formule de Jünger, un individualisme qui réduit l'individu à l'état d'unité interchangeable avec une rigueur à laquelle les totalitarismes disciplinaires, spartiates ou soviétiques, ne parvinrent jamais.

Loin d'opposer l'individualisme et le collectivisme, loin de croire que le collectivisme puisse redimer de quelque façon le néant de l'individualisme libéral, selon une analyse purement horizontale qui demeure hélas le seul horizon de nos sociologues, Jünger tente d'introduire dans la réflexion politique un en-decà et un au-delà de l'individu. Si l'individu « libéral » est voué, par la pesanteur même de son matérialisme à s'anéantir dans un en-deçà de l'individu, c'est-à-dire dans un collectivisme marchand et cybernétique aux dimensions de la planète, l'individu qui échappe au matérialisme, c'est-à-dire l'individu qui garde en lui la nostalgie d'une Forme possède, lui, la chance magnifique de se hausser à cet au-delà de l'individu, que Julius Evola nomme la Personne. Au delà de l'individu est la Forme ou, en terminologie jüngérienne, la Figure, qui permet à l'individu de devenir une Personne.

Qu'est-ce que la Figure ? La Figure, nous dit Jünger, est le tout qui englobe plus que la somme des parties. C'est en ce sens que la Figure échappe au déterminisme, qu'il soit économique ou biologique. L'individu du matérialisme libéral demeure soumis au déterminisme, et de ce fait, il appartient encore au monde animal, au « biologique ». Tout ce qui s'explique en terme de logique linéaire, déterministe, appartient encore à la nature, à l'en-deçà des possibilités surhumaines qui sont le propre de l'humanitas. « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause et d'effet, écrit Jünger mais d'une loi tout autre, celle du sceau et de l'empreinte. » Par ce renversement herméneutique décisif, la pensée de Jünger s'avère beaucoup plus proche de celle d'Evola que l'on ne pourrait le croire de prime abord. Dans le monde hiérarchique, que décrit Jünger où le monde obéit à la loi du sceau et de l'empreinte, les logiques évolutionnistes ou progressistes, qui s'obstinent (comme le nazisme ou le libéralisme darwinien) dans une vision zoologique du genre humain, perdent toute signification. Telle est exactement la Tradition, à laquelle se réfère toute l'œuvre de Julius Evola: « Pour comprendre aussi bien l'esprit traditionnel que la civilisation moderne, en tant que négation de cet esprit, écrit Julius Evola, il faut partir de cette base fondamentale qu'est l'enseignement relatif aux deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre métaphysique. Il y a une nature mortelle et il y a la nature des immortels. Il y a la région supérieure de l'être et il y a la région inférieure du devenir. D'une manière plus générale, il y a un visible et un tangible, et avant et au delà de celui-ci, il y a un invisible et un intangible, qui constituent le supra-monde, le principe et la véritable vie. Partout, dans le monde de la Tradition, en Orient et en Occident, sous une forme ou sous une autre, cette connaissance a toujours été présente comme un axe inébranlable autour duquel tout le reste était hiérarchiquement organisé. »

Affirmer, comme le fait Jünger, la caducité de la logique de cause et d'effet, c'est, dans l'ordre d'une philosophie politique rénovée, suspendre la logique déterministe et tout ce qui en elle plaide en faveur de l'asservissement de l'individu. « On donnera le titre de Figure, écrit Jünger, au genre de grandeur qui s'offrent à un regard capable de concevoir que le monde peut être appréhendé dans son ensemble selon une loi plus décisive que celle de la cause et de l'effet. » Du rapport entre le sceau invisible et l'empreinte visible dépend tout ce qui dans la réalité relève de la qualité. Ce qui n'a point d'empreinte, c'est la quantité pure, la matière livrée à elle-même. Le sceau est ce qui confère à l'individu, à la fois la dignité et la qualité. En ce sens, Jünger, comme Evola, pense qu'une certaine forme d'égalitarisme revient à nier la dignité de l'individu, à lui ôter par avance toute chance d'atteindre à la dignité et à la qualité d'une Forme. « On ne contestera pas, écrit Julius Evola, que les êtres humains, sous certains aspects, soient à peu près égaux; mais ces aspects, dans toute conception normale et traditionnelle, ne représentent pas le "plus" mais le "moins", correspondent au niveau le plus pauvre de la réalité, à ce qu'il y a de moins intéressant en nous. Il s'agit d'un ordre qui n'est pas encore celui de la forme, de la personnalité au sens propre. Accorder de la valeur à ces aspects, les mettre en relief comme si on devait leur donner la priorité, équivaudrait à tenir pour essentiel que ces statues soient en bronze et non que chacune soit l'expression d'une idée distincte dont le bronze ( ici la qualité générique humaine) n'est que le support matériel. »

Ce platonisme que l'on pourrait dire héroïque apparaît comme un défi à la doxa moderne. Lorsque le moderne ne vante la « liberté » que pour en anéantir toute possibilité effective dans la soumission de l'homme à l'évolution, au déterminisme, à l'histoire, au progrès, l'homme de la Tradition, selon Evola, demeure fidèle à une vision supra-historique. De même, contrairement à ce que feignent de croire des exégètes peu informés, le « réalisme héroïque » des premières œuvres de Jünger loin de se complaire dans un immanentisme de la force et de la volonté, est un hommage direct à l'ontologie de la Forme, à l'idée de la préexistence. « La Figure, écrit Jünger, dans Le Travailleur, est, et aucune évolution ne l'accroît ni ne la diminue. De même que la Figure de l'homme précédait sa naissance et survivra à sa mort, une Figure historique est, au plus profond d'elle-même, indépendante du temps et des circonstances dont elle semble naître. Les moyens dont elle dispose sont supérieurs, sa fécondité est immédiate. L'histoire n'engendre pas de figures, elle se transforme au contraire avec la Figure. »

Sans doute le jugement d'Evola, qui tout en reconnaissant la pertinence métapolitique de la Figure du Travailleur n'en critique pas moins l'ouvrage de Jünger comme dépourvu d'une véritable perspective métaphysique, peut ainsi être nuancée. Jünger pose bien, selon une hiérarchie métaphysique, la distinction entre l'individu susceptible d'être massifié (qu'il nomme dans Le Travailleur « individuum ») et l'individu susceptible de recevoir l'empreinte d'une Forme supérieure (et qu'il nomme « Einzelne »). Cette différenciation terminologique verticale est incontestablement l'ébauche d'une métaphysique, quand bien même, mais tel n'est pas non plus le propos du Travailleur, il n'y est pas question de cet au-delà de la personne auquel invitent les métaphysiques traditionnelles, à travers les œuvres de Maître Eckhart ou du Védantâ. De même qu'il existe un au-delà et un en-deçà de l'individu, il existe dans un ordre plus proche de l'intangible un au-delà et un en-deçà de la personne. Le « dépassement » de l'individu, selon qu'il s'agit d'un dépassement par le bas ou par le haut peut aboutir aussi bien, selon son orientation, à la masse indistincte qu'à la formation de la Personne. Le dépassement de la personne, c'est-à-dire l'impersonnalité, peut, selon Evola, se concevoir de deux façons opposées: « l'une se situe au-dessous, l'autre au niveau de la personne; l'une aboutit à l'individu, sous l'aspect informe d'une unité numérique et indifférente qui, en se multipliant, produit la masse anonyme; l'autre est l'apogée typique d'un être souverain, c'est la personne absolue. »

Loin d'abonder dans le sens d'une critique sommaire et purement matérialiste de l'individualisme auquel n'importe quelle forme d'étatisme ou de communautarisme devrait être préféré aveuglément, le gibelin Julius Evola, comme l'Anarque jüngérien se rejoignent dans la méditation d'un ordre qui favoriserait « l'apogée typique d'un être souverain ». Il est exact de dire, précise Evola, « que l'état et le droit représentent quelque chose de secondaire par rapport à la qualité des hommes qui en sont les créateurs, et que cet Etat, ce droit ne sont bons que dans le mesure où ils restent des formes fidèles aux exigences originelles et des instruments capables de consolider et de confirmer les forces mêmes qui leur ont donné naissance. » La critique évolienne de l'individualisme, loin d'abonder dans le sens d'une mystique de l'élan commun en détruit les fondements mêmes. Rien, et Julius Evola y revient à maintes reprises, ne lui est aussi odieux que l'esprit grégaire: « Assez du besoin qui lie ensemble les hommes mendiant au lien commun et à la dépendance réciproque la consistance qui fait défaut à chacun d'eux ! »

Pour qu'il y eût un Etat digne de ce nom, pour que l'individu puisse être dépassé, mais par le haut, c'est-à-dire par une fidélité métaphysique, il faut commencer par s'être délivré de ce besoin funeste de dépendance. Ajoutées les unes aux autres les dépendances engendrent l'odieux Léviathan, que Simone Weil nommait « le gros animal », ce despotisme du Médiocre dont le vingtième siècle n'a offert que trop d'exemples. Point d'Etat légitime, et point d'individu se dépassant lui-même dans une généreuse impersonnalité active, sans une véritable Sapience, au sens médiéval, c'est-à-dire une métaphysique de l'éternelle souveraineté. « La part inaliénable de l'individu (Einzelne) écrit Jünger, c'est qu'il relève de l'éternité, et dans ses moments suprêmes et sans ambiguïté, il en est pleinement conscient. Sa tâche est d'exprimer cela dans le temps. En ce sens, sa vie devient une parabole de la Figure. » Evola reconnaît ainsi « en certains cas la priorité de la personne même en face de l'Etat », lorsque la personne porte en elle, mieux que l'ensemble, le sens et les possibilités créatrices de la Sapience.

Quelles que soient nos orientations, nos présupposés philosophiques ou littéraires, aussitôt sommes-nous requis par quelque appel du Grand Large qui nous incline à laisser derrière nous, comme des écorces mortes, le « trop humain » et les réalités confinées de la subjectivité, c'est à la Sapience que se dédient nos pensées. Du précepte delphique « Connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde et les dieux », les œuvres de Jünger et d'Evola éveillent les pouvoirs en redonnant au mot de « réalité » un sens que lui avaient ôté ces dernières générations de sinistres et soi-disant « réalistes »: « ll est tellement évident que le caractère de "réalité" a été abusivement monopolisé par ce qui, même dans la vie actuelle, n'est qu'une partie de la réalité totale, que cela ne vaut pas la peine d'y insister davantage» écrit Julius Evola. La connaissance de soi-même ne vaut qu'en tant que connaissance réelle du monde. Se connaître soi-même, c'est connaître le monde et les dieux car dans cette forme supérieure de réalisme que préconisent Jünger et Evola: « le réel est perçu dans un état où il n'y a pas de sujet de l'expérience ni d'objet expérimenté, un état caractérisé par une sorte de présence absolue où l'immanent se fait transcendant et le transcendant immanent. » Et sans doute est-ce bien en préfiguration de cette expérience-limite que Jünger écrit: « Et si nous voulons percevoir le tremblement du cœur jusque dans ses plus subtiles fibrilles, nous exigeons en même temps qu'il soit trois fois cuirassé. »

Foi et chevalerie sont les conditions préalables et nécessaires de la Sapience, et c'est précisément en quoi la Sapience se distingue de ce savoir banal et parfois funeste dont les outrecuidants accablent les simples. La Sapience advient, elle ne s'accumule, ni ne se décrète. Elle couronne naturellement des types humains dont les actes et les pensées sont orientés vers le Vrai, le Beau et le Bien, c'est-à-dire qu'elle vibre et claque au vent de l'Esprit. La Sapience n'est pas cette petite satisfaction du clerc qui croit se suffire à lui-même. La Sapience ne vaut qu'en tant que défi au monde, et il vaut mieux périr de ce défi que de tirer son existence à la ligne comme un mauvais feuilletoniste. Les stances du Dhammapada, attribué au Bouddha lui-même ne disent pas autre chose: "« Plutôt vivre un jour en considérant l'apparition et la disparition que cent ans sans les voir."

Le silence et la contemplation de la Sapience sont vertige et éblouissement et non point cette ignoble recherche de confort et de méthodes thérapeutiques dont les adeptes du « new-age » parachèvent leur arrogance technocratique. « L'Occident ne connaît plus la Sapience, écrit Evola: il ne connaît plus le silence majestueux des dominateurs d'eux-mêmes, le calme illuminé des Voyants, la superbe réalité de ceux chez qui l'idée s'est faite sang, vie, puissance... A la Sapience ont succédé la contamination sentimentale, religieuse, humanitaire, et la race de ceux qui s'agitent en caquetant et courent, ivres, exaltant le devenir et la pratique, parce que le silence et la contemplation leur font peur. »

Le moderne, qui réclame sans cesse de nouveaux droits, mais se dérobe à tous les devoirs, hait la Sapience car, analogique et ascendante, elle élargit le champ de sa responsabilité. L'irresponsable moderne qui déteste la liberté avec plus de hargne que son pire ennemi ( si tant est qu'il eût encore assez de cœur pour avoir un ennemi) ne peut voir en la théorie des correspondances qu'une menace à peine voilée adressée à sa paresse et à son abandon au courant d'un « progrès » qui entraîne, selon la formule de Léon Bloy, « comme un chien mort au fil de l'eau ». Rien n'est plus facile que ce nihilisme qui permet de se plaindre de tout, de revendiquer contre tout sans jamais se rebeller contre rien. L'insignifiance est l'horizon que se donne le moderne, où il enferme son cœur et son âme jusqu'à l'a asphyxie et l'étiolement. « L'homme qui attribue de la valeur à ses expériences, écrit Jünger, quelles qu'elles soient, et qui, en tant que parties de lui-même ne veut pas les abandonner au royaume de l'obscurité, élargit le cercle de sa responsabilité. » C'est en ce sens précis que le moderne, tout en nous accablant d'un titanisme affreux, ne vénère dans l'ordre de l'esprit que la petitesse, et que toute recherche de grandeur spirituelle lui apparaît vaine ou coupable.

Nous retrouvons dans les grands paysages intérieurs que décrit Jünger dans Héliopolis, ce goût du vaste, de l'ampleur musicale et chromatique où l'invisible et le visible correspondent. Pour ce type d'homme précise Evola: « il n'y aura pas de paysages plus beaux, mais des paysages plus lointains, plus immenses, plus calmes, plus froids, plus durs, plus primordiaux que d'autres: Le langage des choses du monde ne nous parvient pas parmi les arbres, les ruisseaux, les beaux jardins, devant les couchers de soleil chromos ou de romantiques clairs de lune mais plutôt dans les déserts, les rocs, les steppes, les glaces, les noirs fjords nordiques, sous les soleils implacables des tropiques- précisément dans tout ce qui est primordial et inaccessible. » La Sapience alors est l'éclat fulgurant qui transfigure le cœur qui s'est ouvert à la Foi et à la Chevalerie quand bien même, écrit Evola: «  le cercle se resserre de plus en plus chaque jour autour des rares êtres qui sont encore capables du grand dégoût et de la grande révolte. » Sapience de poètes et de guerriers et non de docteurs, Sapience qui lève devant elle les hautes images de feu et de gloire qui annoncent les nouveaux règnes !

« Nos images, écrit Jünger, résident dans ces lointains plus écartés et plus lumineux où les sceaux étrangers ont perdu leur validité, et le chemin qui mène à nos fraternités les plus secrètes passe par d'autres souffrances. Et notre croix a une solide poignée, et une âme forgée dans un acier à double tranchant. » La Sapience surgit sur les chemins non de la liberté octroyée, mais de la liberté conquise. « C'est plutôt le héros lui-même, écrit Jünger, qui par l'acte de dominer et de se dominer, aide tous les autres en permettant à l'idée de liberté de triompher... »

Dans l'œil du cyclone, dans la sérénité retrouvée, telle qu'elle déploie son imagerie solaire à la fin de La Visite à Godenholm, une fois que sont vaincus, dans le corps et dans l'âme, les cris des oiseaux de mauvais augure du nihilisme, L'Anarque jüngérien, à l'instar de l'homme de la Tradition évolien, peut juger l'humanisme libéral et le monde moderne, non pour ce qu'ils se donnent, dans une propagande titanesque, mais pour ce qu'ils sont: des idéologies de la haine de toute forme de liberté accomplie. Que faut-il comprendre par liberté accomplie ? Disons une liberté qui non seulement se réalise dans les actes et dans les œuvres mais qui trouve sa raison d'être dans l'ordre du monde. « Libre ? Pour quoi faire ? » s'interrogeait Nietzsche. A l'évidence, une liberté qui ne culmine point en un acte poétique, une liberté sans « faire » n'est qu'une façon complaisante d'accepter l'esclavage. L'Anarque et l'homme de la Tradition récusent l'individualisme libéral car celui-ci leur paraît être, en réalité, la négation à la fois de l'Individu et de la liberté. Lorsque Julius Evola rejoint, non sans y apporter ses nuances gibelines et impériales, la doctrine traditionnelle formulée magistralement par René Guénon, il ne renonce pas à l'exigence qui préside à sa Théorie de l'Individu absolu, il en trouve au contraire, à travers les ascèses bouddhistes, alchimiques ou tantriques, les modes de réalisation et cette sorte de pragmatique métaphysique qui tant fait défaut au discours philosophique occidental depuis Kant. « C'est que la liberté n'admet pas de compromis: ou bien on l'affirme, ou bien on ne l'affirme pas. Mais si on l'affirme, il faut l'affirmer sans peur, jusqu'au bout, - il faut l'affirmer, par conséquent, comme liberté inconditionnée. » Seul importe au regard métaphysique ce qui est sans condition. Mais un malentendu doit être aussitôt dissipé. Ce qui est inconditionné n'est pas à proprement parler détaché ou distinct du monde. Le « sans condition » est au cœur. Mais lorsque selon les terminologies platoniciennes ou théologiques on le dit « au ciel » ou « du ciel », il faut bien comprendre que ce ciel est au coeur.

L'inconditionné n'est pas hors de la périphérie, mais au centre. C'est au plus près de soi et du monde qu'il se révèle. D'où l'importance de ce que Jünger nomme les « approches ». Plus nous sommes près du monde dans son frémissement sensible, moins nous sommes soumis aux généralités et aux abstractions idéologiques, et plus nous sommes près des Symboles. Car le symbole se tient entre deux mondes. Ce monde de la nature qui flambe d'une splendeur surnaturelle que Jünger aperçoit dans la fleur ou dans l'insecte, n'est pas le monde d'un panthéiste, mais le monde exactement révélé par l'auguste science des symboles. « La science des symboles, rappelle Luc Benoist, est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de réalité, naturelle et surnaturelle, la naturelle n'étant alors considérée que comme l'extériorisation du surnaturel. » La nature telle que la perçoivent Jünger et Evola (celui-ci suivant une voie beaucoup plus « sèche ») est bien la baudelairienne et swedenborgienne « forêt de symboles ». Elle nous écarte de l'abstraction en même temps qu'elle nous rapproche de la métaphysique. « La perspective métaphysique, qui vise à dépasser l'abstraction conceptuelle, trouve dans le caractère intuitif et synthétique du symbole en général et du Mythe en particulier un instrument d'expression particulièrement apte à véhiculer l'intuition intellectuelle. »écrit George Vallin. Les grandes imageries des Falaises de Marbre, d'Héliopolis, les récits de rêves, des journaux et du Cœur aventureux prennent tout leur sens si on les confronte à l'aiguisement de l'intuition intellectuelle. Jünger entre en contemplation pour atteindre cette liberté absolue qui est au cœur des mondes, ce moyeu immobile de la roue, qui ne cessera jamais de tourner vertigineusement. Dans ce que George Vallin nomme l'intuition intellectuelle, l'extrême vitesse et l'extrême immobilité se confondent. Le secret de la Sapience, selon Evola: « cette virtu qui ne parle pas, qui naît dans le silence hermétique et pythagoricien, qui fleurit sur la maîtrise des sens et de l'âme » est au cœur des mondes comme le signe de la « toute-possibilité » . Tout ceci, bien sûr, ne s'adressant qu'au lecteur aimé de Jünger: « ce lecteur dont je suppose toujours qu'il est de la trempe de Don Quichotte et que, pour ainsi dire, il tranche les airs en lisant à grands coups d'épée. »

Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages, 18 euros 

Couverture Le déchiffrement du monde

 

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Du dandysme:

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Luc-Olivier d’Algange

Du dandysme

A Philippe Barthelet

1

Si l'on considère les possibilités de l'esprit humain au regard de ses exercices les plus généralement répandus, en travaux et distractions, on ne peut se laisser d'être surpris et attristé de l'écart d'intensité et de vastitude entre les mondes offerts et les mondes généralement parcourus. Une instance mystérieuse, et sans doute secourable, persiste en moi, contre l'argumentaire massif de notre temps, à voir dans cette disparité des possibles une anomalie et une défaite. Il semblerait qu'une tyrannie diffuse, mais non moins prégnante, s'évertuât, non sans efficace, contre ces ressources sensibles et intelligibles qui haussent la vie à l'existence, et celle-ci, en certaines circonstances favorables, à l'être, - et celui-ci, enfin, à ces régions subtiles et paradisiaques où, selon les mystiques persans, règne l'Archange Empourpré.

Passant d'un état d'hébétude devant des écrans, la pensée alentie ou rendue confuse par des drogues sans fastes, aux tristes procès affairés d'un activisme modificateur qui ajoute la laideur à la laideur, l'absurde à l'absurde, les hommes de ce temps semblent avoir pour dessein de passer, d'un mouvement unanime, à côté d'eux-mêmes et du monde.

A ce mouvement commun, grégaire, - qui est celui de la société elle-même, devenue un amas de subjectivités traquées et plaintives, nous devons la disparition de la civilisation et de la civilité qui ne survivent qu'au secret de quelques cœurs, assez hauts, assez téméraires, assez fous pour croire encore que la destinée des êtres humains ne se réduit pas à être les agents de la Machine qui va les réduire en unités interchangeables, -c'est-à-dire, les hacher menus.

 

2

Il n'est rien de plus facile que de dire le plus grand mal des dandies. Eux-mêmes, non sans constance, offrent, comme s'ils étaient des adeptes de Sacher Masoch non moins que de Brummel, les verges pour se faire battre. Arrogants, insolents, vains, immoraux, ostentatoirement inutiles, agaçants dans leurs mises comme dans leurs propos, égocentriques semble-il par vocation ou par décret, aristocrates sans fief, souvent soupçonnés par surcroît de mœurs incertaines et de sympathies pour des idéologies coupables ou réprouvées, ils se plaisent au plaisir de déplaire et ajoutent à leurs dédains intimes des signes extérieurs de mépris pour les braves gens, les gens moyens, qui sont légion, qui font masse, et dont on devrait savoir, si l'on veut survivre commodément dans ces temps sans nuances, qu'ils sont l'incarnation du Bien, du Progrès et de toutes les vertus démocratiques, - seules vertus. Toutes les autres étant tenues pour criminelles par les philosophes en vogue, les journalistes, et, autorités suprêmes en la matière, les présentateurs de télévision et les chanteurs de variété.

Le dandy, tel un condamné portant beau et marchant droit au moment de monter sur l'échafaud et faisant du spectacle de son impassibilité, un défi, et peut-être un enseignement, - on pourrait croire à le voir ainsi, faisant des bons mots au bord de l'abîme, que de très-anciennes vertus de courage et de bonté l'eussent élu pour intercesseur ultime, ou pour victime, comme les derniers éclats d'un feu mourant, escarbilles qui laissent dans l'œil quelques phosphènes, - images d'une grandeur humaine à jamais perdue.

Or Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Oscar Wilde, Mishima (le plus radical d'entre eux) furent aussi de grands artistes, des ascètes du Verbe dissimulant, sous le spectacle qu'ils consentirent à offrir (peut-être non sans bonté comme un signe adressé, malgré tout, à ceux qui ne peuvent ni ne veulent comprendre), et selon la formule de Nietzsche: « une provocation, un appel ».

Ce monde est aveugle, sourd, insensible que le Médiocre régente et, procustéen, réduit à sa mesure. Il nous voudrait sans pieds pour la promenade et sans tête pour la rêverie ou pour la spéculation. Les écrivains de ce temps, intimidés par tant de suffisance collective destinée à les convaincre de la vanité ridicule de leurs ouvrages, en sont venus à faire profil bas ou à se feindre au service de quelque intérêt général. Ils se mêlent des « causes » du temps, s'improvisent journalistes bénins ou vitupérateurs et font dans l'édifiant avec des pomposités moralisatrices généralement dirigées contre des confrères plus frivoles, libres ou talentueux. Tout dans leurs tristes arguties est machine pour faire croire qu'ils sont la voix d'autres qu'eux-mêmes, - enfin qu'ils représentent ! Leur fausse modestie qui se donne à contempler est de la pire outrecuidance. L'humilité leur manque et la force de reconnaître leur singularité et ce qu'elle doit aux influences diverses et lointaines dont ils sont les hôtes passagers. Une formule revient sans cesse dans leur bouche, comme une excuse d'être, une complaisance, une lâcheté: « un petit peu ». Ils sont « un petit peu écrivain », ils pensent ceci ou cela « un petit peu ». Mieux vaut préciser, en effet, car celui qui n'est pas dans le « petit peu » est un méchant homme qui s'écarte de la norme commune.

Avouons-le, ces mitrailles de « petit peu » excèdent notre patience et nous recevons comme un ressac de fraîcheur et de simplicité de belle augure quiconque, avec une inopportunité soudaine, nous parle de grandeur; car cette grandeur dite, évoquée, est l'espace où nous sommes reçus. La grandeur grandement reçoit; elle ignore les jugements et les classements vétilleux; elle se fie à une intuition qui remonte plus haut que sa cause.

Telle est l'humilité du dandy: face à l'arrogance du Médiocre, agent de l'opinion publique, il consent à se revêtir de la fragilité de l'humanité essentielle, de la brièveté de son éclat singulier et oppose visiblement à l'uniforme et l'uniformité des hommes sans visage, la sapience presque perdue d'une civilisation d'essences rares, de gestes exquis, - une langue enfin, à la fois natale et conquérante, qui sera jugée alambiquée ou baroque par les pratiquants de l'idiome schématique, vulgaire et las de la « communication ».

De même que le vêtement du dandy ne lui sert pas seulement à se couvrir ou à se parer, sa langue connaît d'autres raisons d'être que la communication ou la publicité; elle entre en des nuances qui, pour exigeantes qu'elles soient et ordonnées à des disciplines mystérieuses, s'apparentent « aux merveilleux nuages » qu’évoquait Baudelaire, qui se meuvent en une liberté grandiose dans les hauteurs, selon des lois immenses où notre liberté se perd et se réinvente.

Asocial civilisé, libertaire cherchant à atteindre l'ordre le plus profond pour, d'une science prompte et sûre, le faire apparaître à la surface, ennemi de l'informe qui est le pire conformisme, le dandy va calmement à sa perte, sachant, selon le mot de Baudelaire, « être un héros et un saint pour soi-même ». Sa cause perdue cependant le fait légataire de la témérité qu'il eut à la défendre,- « force qui va ».

 

3

Sans doute le moment est-il venu, pour nous autres songeurs d'empires ou de royaumes intérieurs, de cesser de faire profil bas et de renoncer à cette trouble complaisance de nous excuser d'être. La modestie ostensible est un péché de vanité qui interdit à jamais d'atteindre à l'humilité, - dont le premier signe est de reconnaître ce que Dieu nous fit, c'est-à-dire à son image, uniques.

Ce n'est point une si petite chose, dans ce grand chaos planifié, que d'être un homme avec ses ressouvenirs et ses pressentiments. Ce n'est pas rien d'avoir des goûts et des dégoûts, un discernement intuitif qui nous guide vers les uns et nous éloigne des autres, qui nous offre la chance de préférer, et d'entrer en relation avec des objets de nos préférences au lieu de les réduire au rôle subalterne d'expériences. Ce n'est pas rien, et c'est même une chose bien grande et bien rare, digne d'éloges, que d'honorer ces préférences, ces civilités, et de raviver ainsi, dans le secret du cœur, le sens de la gratitude.

Baudelaire en donnant à son dandysme, ce « plaisir aristocratique de déplaire », ces décisives nuances héroïques et mystiques, témoigne au plus juste des longitudes morales et des latitudes métaphysiques qu'il nous reste à reconquérir si nous voulons être le principe d'un monde où nous cesserions de vivre misérablement, fût-ce au cœur du confort le plus apprêté. Car il est inutile de se leurrer, de feindre de vivre dans une civilisation et dans un monde. Les sarcasmes des dandies, leurs ironies cruelles, eurent au moins le mérite - si peu que nous les comprenions dans leurs sagesses et leurs dédains, - de nous déniaiser à cet égard.

Ce monde hargneux, discourtois, où la quantité règne, où l'on convoite des voitures moches, où l'on pousse, habillé d'un survêtement de sport, des « cadies » surchargés de nourritures aussi coûteuses qu'à peine comestibles, ce monde où l'on s'affale devant des écrans, ce monde ni ascétique, ni épicurien, serait à peine remarquable comme défaite insigne de l'humanitas s'il ne coïncidait avec la perte du langage, - qu'autrefois des hommes moins aveulis considéraient comme un don des dieux, voire comme leur émanation la plus certaine.

On s'est récrié devant la supposée « préciosité » des dandies, on s'est permis de médire de leurs façons, parfois, d'user de mots rares comme des gemmes enchassées dans la syntaxe, livrés à tous les feux de la pensée et de l'imagination. C'était méconnaître l'archaïque, l'originelle beauté de leur fidélité, l'honneur ingénu qu'ils font aux mots d'exister et de resplendir, leur étonnement qui réveille celui des premiers hommes devant la puissance neuve des runes ou des hiéroglyphes.

A cet égard, comme à tant d'autres, le dandy (ne parlons pas des singes qui se répandent dans la mode et les mondanités) est bien le contraire d'un homme blasé de tout. S'il paraît quelquefois lassé, c'est de tout ce qui n'est pas tout, - de cette existence piteusement restreinte, tant dans le sensible que dans l'intelligible, qui nous est imposée avec toute la force irrésistible d'une inertie collective tombant, selon les lois de la pesanteur, vers la substance indifférenciée.

Une dose exquise de métaphysique ne saurait nuire aux considérations les plus désinvoltes qui soient. Etre léger, ce n'est pas être frivole. Quelques « coups d'ailes ivres » sont nécessaires, et l'ivresse, qu'elle soit d'eau fraîche ou de vin, exige précisément la pureté des essences. Le dandy, servant le « démon des minutes heureuses » devra faire ainsi de chaque moment de sa vie une révolte de l'essence contre la substance et rejoindre au cœur de l'acte ou de l'art distingués, l'essence qui le distingue.

« Etre un héros et un saint pour soi-même » n'est-ce pas, hors de toute représentation, de tout spectacle, éveiller, par quelque rituel, l'essence même de l'héroïsme et de la sainteté ? Il y a chez tout dandy de belle venue et de haute exigence, une révérence à quelque principe impersonnel dont le rite est l'expression et qu'il importera de servir, ainsi que de son courage, dans un combat contre l'informe et l'avilissement. Humble, et dans ce monde ruiné où il eut la disgrâce de naître, le dandy commence par lutter contre son propre avilissement; mais ce combat pour soi, pour la « sculpture de soi », selon la formule de Plotin, est aussi, par l'exemple, un combat pour les autres, sans le mauvais goût de trop leur faire savoir.

Que serait le monde sans ces hommes de finesse, d'ordre secret et de nuances qui semblent ne servir que leurs goûts et n'aller qu'à leur guise ? A quelle vulgarité sans échappatoire le monde et la parole humaine eussent-ils été livrés ? Sans contredit à la marée sombre, nous eussions été engloutis, et nous le sommes presque, et ce n'est, en effet, qu'un « presque rien », un « je ne sais quoi », selon le mot de Fénelon, qui nous sépare du pur et simple anéantissement du Logos dans la « communication ». C'est l'exemple de la liberté conquise qui le rend possible et non les soi-disant « libérateurs » tout empressés de nous délivrer d'un despotisme moindre pour nous subjuguer à une tyrannie plus efficiente.

Le dandy, cultivant en lui les vertus stoïciennes et ascétiques d'une impersonnalité active, offre l'exemple de l'éthos le plus distinct et le plus radicalement contraire à l'individualisme moderne qui, de masse, exacerbe une subjectivité, généralement plaintive. La forme qu'il illustre et à laquelle il se dévoue, est une idée. Cette forme-idée, réfractaire à l'informe, est un legs, auquel le dandy, avec désinvolture, se sacrifie. Loin de croire valoir par lui-même, et faisant, selon la formule d'Oscar Wilde, de sa vie une œuvre d'art, il hausse la vie, la vie confuse, informe, plate et cupide à la forme désirée, platonicienne et désintéressée.

Détachée de la volonté qui la produit, au plus loin de la substance indistincte, au plus près de l'essence distincte, la vie comme œuvre d'art accomplit une métaphysique. Si le monde sensible est l'empreinte du monde idéal, s'il est écriture divine, n'est-ce point impie de vivre en bête repue ou en bête traquée ? Si le pouvoir nous est donné de nous exhausser hors de la nature, de voir, ou d'entrevoir, le sceau divin, l'Idée, privilège insigne et redoutable dont ne disposent pas les fourmis, les chiens ou les écureuils, ne serait-ce pas un devoir de n'y pas déroger ? Au demeurant, qu'est-ce que le « naturel » de ces gens hostiles aux artifices, sinon le plus commun et le plus vulgaire des artifices ? Si commun et si vulgaire qu'il menace à chaque instant de défaillir dans la plus torve barbarie.

Dans une époque bourgeoise, utilitaire et puritaine, le dandy se souvient, comme il peut, de temps empreints de formes sacerdotales et héroïques, non pour les imiter, ou se leurrer sur leur perpétuité, mais pour manifester, comme l'idée impondérable dans la forme visible, qu'elles ont trouvé en lui le plus fragile des refuges - dont la fragilité, œuvre d'un verrier alchimiste, pour cassante qu'elle soit, et parfois tranchante, garde mémoire de la haute flambée et des fusions cruelles d'une civilisation perdue.

 

4

L'extinction de la civilisation dans le carcan de la société, sous l'écorce morte de la société, pour évidente qu'elle soit aux hommes de goût, se laissera évaluer par ceux qui n'en sont pas saisis d'emblée d'horreur comme devant un charnier, par le progrès constant des interdits et la disparition proportionnelle des contraintes. Nous voici dans un monde où les aspirations les plus immémoriales et les mouvements les plus légitimes sont surveillés, bridés et punis mais où rien, vraiment rien, nous contraint à être un peu moins avachis dans la bêtise et l'ignorance la plus crasse. Le genre en est même bien considéré, tant « cool » que « démocratique », - car il est entendu qu'il faut être « sans prétentions ».

On nous jette quelques colifichets technologiques, et vogue la galère des volontaires ! Google pourvoit aux mémoires inexercées; tout s'oublie dans le meilleur des mondes amnésiques, sauf le ressentiment.

Que peuvent bien se dire des hommes et des femmes sans mémoire, ou de la seule mémoire qui leur reste, celle des griefs et des méfaits ? Ceux qui n'ont pas le bonheur d'avoir en mémoire, appris par cœur, quelques vers de Virgile ou d'Hölderlin, par ce cœur qui leur découvre, en ressouvenir de poèmes, les paysages et les visages aimés dans les heures heureuses, - ceux qui n'ont pas l'éloge au cœur de la mémoire, gardé par des Muses exigeantes, tourneront indéfiniment autour de leur Moi, dans un cercle de plus en plus réduit, comme l'âne attaché au piquet.

Les historiographes du dandysme ne remontent guère, dans leurs généalogies idéales, au-delà de Brummel ou du Prince de Ligne; le dandysme serait le contemporain et l'alexipharmaque du poison bourgeois. D'autres, moins sociologues, voient en Alcibiade le parangon des dandies. Entre l'Antique et le Moderne, on pourrait trouver en Laurent de Médicis ou en Casanova des dandies d'instinct ou de fait. Au dandysme délicat de Robert de Montesquiou, on pourrait, en élargissant la notion, ajouter le dandysme sauvage d'Ungern von Sternberg, le dandysme luxueux de Barnabooth ou celui, ascétique, d'André Suarès, qui traverse l'Italie à pied en se nourrissant seulement de lait et de fruits. Certains dandies sont en mouvement, stendhaliens, d'autres sculptés dans quelque minéral rare, irréfragable, tel Stefan George. Certains défaillent à un parfum, ou sont réduits à l'inaction par un songe, d'autres, comme Claus von Stauffenberg, posent des bombes à bon escient. Ernst Jünger, lui, fut à la fois un homme enivré de synesthésies subtiles et un guerrier farouche. Les chemins de traverse sont nombreux et infinies les possibilités d'échapper aux normes vulgaires. Mishima met la même scrupuleuse attention choisir sa cravate que son sabre, à traduire, du vieux français, une pièce de D'Annunzio qu'à se forger un corps idéal par le soleil et l'acier.

La beauté, splendeur du vrai, resplendit en chromatismes divers, en des paysages désertés ou profus, en des âmes contemplatives ou actives, - et lorsque l'étau se resserre, lorsque les plafonds se rapprochent des planchers, lorsque pullule, comme disait Nietzsche, « la race du dernier des hommes », lorsque les temps, selon le mot de Witkacy, sont au « nivellisme », livrés aux prédateurs mous de la pensée calculante, quelques dandies apparaissent pour signifier leur désaffection des mœurs communes.

Ce monde livré aux gestionnaires (par surcroît incompétents) donne supérieurement raison à quiconque veut hausser et faire briller quelques-unes des possibilités offertes de la vie, - qu'elle soit sensible ou mystique, visible ou invisible, solaire ou nocturne, aurorale ou crépusculaire. L'âme du plus morbide des « décadents » est encore d'une vivacité infiniment plus ingénue, plus hespériale que la sinistre planification des hommes à oreillettes qui, vampires sans dents et sans apparat, amoindrissent en eux et autour d'eux l'existence aux dimensions dérisoires de leurs « plans de carrière ». Plutôt crever la bouche pleine de terre que de céder à leur règne. Plutôt la mort dans l'âme, mais avec une âme, que la survie sans âme dans cette planification morte.

A ne s'y point tromper, il s'agit bien là d'une combat à mort, où les forces adverses sont à tel point supérieures, en nombre, en quantité et en « technicité », - si outrancièrement, ubuesquement et pompeusement supérieures, qu'elles en deviennent ridicules. Imaginons face à quelque élégante petite bête sauvage, un renard par exemple, non le concours, déjà un peu grotesque, d'une chasse à courre, mais soixante divisions de chars, avec fanfares, porte-avions, et ogives nucléaires. La planification moderne face aux rares hommes différenciés est de cet acabit. La puissance périt dans son triomphe, sous l'estocade du ridicule et du dégoût.

Il faut apprendre à se déprendre, non seulement en vertu de cette sagesse essentielle qui nous fait traverser la vie en nous détachant de ses atours, un à un, et jusqu'à l'ultime battement de cœur, mais aussi dans le pur présent, qui n'est jamais si vaste ni si favorable que lorsque nous refusons de céder à l'emprise que nos semblables, par une compulsion fatale, prétendent à exercer sur nous. La plupart des tracasseries de ce monde administratif, bancaire et technologique n'ont d'autres raisons d'être que de nous forcer à nous intéresser un moment à ceux qui en sont les agents. L'affaire est sérieuse nous disent-ils, imbus de leur importance, elle vous concerne au premier chef. Ils voudraient nous en persuader pour que nous leur prêtions notre oreille et prenions en considération leur « pouvoir », ou ce qu'ils imaginent être un pouvoir. J'annonce ainsi, sans autres ambages, la raison d'être de cet ouvrage: rien d'autre qu'un éloge de la désinvolture. Tout sérieux est frivole et toute frivolité, affreusement sérieuse. Il n'est plus une seule raison d'être, individuelle ou collective, qui ne soit, par les nouveaux maîtres du monde, reléguée aux marges extrêmes. La désinvolture à leur égard équivaudra au retour à l'essentiel: ce jour de fin d'été aux légers feuillages de brume, cette jeune passante qui éveille en ma mémoire des vers d'Ibn'Arabî:

« Son regard ayant tué,/ Elle réanime par la parole/ Comme si Jésus elle était/Quand elle rappelle à la vie./ Sa Thora, telle une lumière/ Est la face brillante de ses jambes/ Thora que je lis et que j'étudie/ Comme si j'étais Moïse./ Prêtresse sans ornement/ Parmi les filles des Grecs,/Sur elle tu contemples/ Les lumières du pur bien. »

 

5

Si le monde moderne, sans que nous eussions à proprement parler de point de comparaison, puisque nous lui sommes contemporains depuis notre naissance, nous apparaît dans ses perspectives, ses modes de vie et de pensée, comme un monde étrangement rétréci, - tout y étant planifié par l'utilitarisme le plus vain et le plus abstrait (le travail devenant une distraction de l'essentiel, et la distraction, un travail, et même un bizness), si toute sollicitation supérieure en semble exclue, si les hommes y vivent généralement comme des créatures hébétées, - on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'en fut pas toujours ainsi, qu'il ne s'agit là de rien de réel, et que ce « sinistre hypnotisme », pour reprendre le mot de Villiers de L'Isle-Adam, s'apparente moins à une fatalité ou à une nécessité invincible qu'à un mauvais sort que l'esprit humain eût jeté sur lui-même et dont il pourrait, à sa guise, se déprendre à chaque instant.

Force est de constater, hélas, que ce mauvais sort a sa durée propre qui excède la brève durée de nos vies individuelles. Il n'en demeure pas moins ce qu'il est: un pouvoir très-vague et très-vain dont les manifestations, aussi titanesques et planétaires que l'on voudra, n'existent et ne s'imposent à notre entendement que par l'immensité des mondes sensibles et intelligibles qu'elles nient.

L'œuvre d'Ibn'Arabî nous entretient de cette immensité-là, qui n'existe pour nous que parce que Dieu voulut qu'elle existât pour Lui, trésor caché soudain révélé par la Création. Le génie individuel, certes, existe, mais il est, ce qu'oublia parfois le Romantisme, à l'exacte mesure de l'oubli de soi. Pour Ibn'Arabî, comme pour Platon, la connaissance est réminiscence. Ce qui nous revient ainsi, vient par nous mais du monde lui-même, en resplendissements de beautés et de vérités. De cette vérité belle et de cette beauté vraie nous sommes les instruments. Au-delà du Calame est la main qui tient le Calame, et plus secrète encore que la main, est l'encre de la nuit des temps où plonge le Calame.

La réminiscence ravive un espace dont, emprisonnés que nous étions dans le ressassement de la subjectivité, nous étions exclus. Libératrice, au sens le plus haut du terme, elle nous restitue au Réel dans ses longitudes et ses latitudes, ses gradations, ses états et ses stations, son mouvement et son immobilité. Or, et c'est à cette élucidation vibrante qu'œuvre Ibn'Arabî, l'essence de l'amour n'est autre que réminiscence. Dans ses plus beaux resplendissements le monde semble se souvenir de la puissance qui le fit apparaître: il est alors apparition à l'instant de l'apparition, absolue fraîcheur castalienne, recommencement du recommencement, anamnésis. Le temps qui vient sur nous comme une ondée de bénédictions n'est plus le temps profane, le temps linéaire de la durée ou de l'usure, le temps de l'action planificatrice, mais bien le temps de la contemplation, de l'accord, de l'hospitalité intérieure aux instigations ardentes et subtiles de la réminiscence.

Toutefois ce monde contemplé n'existe pas sans le contemplateur. Le contemplateur déploie par sa contemplation le monde contemplé, et celui-ci reçoit le regard qui le révèle à son essence, à sa divine antériorité. Le contemplateur et monde contemplé, qu'unissent des réminiscences en ressac, sont l'un à l'autre comme l'Amant et l'Aimée. Leurs sucs et leurs sèves se mêlent dans une essence intime, un oecuménisme de parfums.

Les plus obtus des agnostiques prennent volontiers argument contre la Théologie, de ce qu'elle nous entretient de l'enfer, du purgatoire et du paradis. Ces esprits schématiques, qui se vantent d'être « rationalistes » passent ainsi à côté de cette haute, vénérable et très-ancienne pragmatique, qui est à l'origine du Discernement, faculté, à la fois intuitive et intellectuelle qui nous permet, selon le langage de la Table d'Emeraude, de séparer le subtil de l'épais, et de nous orienter avec bonheur dans les troubles et les confusions de l'existence. A moins d'être déjà de ces « derniers des hommes » dont Nietzsche prévoyait et redoutait la venue, et s'il reste en nous quelque désir de lointain, de songes et d'étoiles, ou seulement le goût d'être là où nous sommes, en plénitude, si lors le « pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, ne s'est pas installé dans nos cœurs comme une sournoise et tyrannique apologie de la médiocrité, il vient une seconde magique où nous reconnaissons qu'ici ou ailleurs, dans l'immobilité comme dans le mouvement, ce monde s'offre à nous dans une triple possibilité infernale, purgatorielle ou paradisiaque; et que cette science suffit amplement à faire de nous, selon le juste principe du libre-arbitre, le plus malheureux ou le plus heureux des hommes; à tout le moins à certains moments.

Contrairement à une idée commune, il n'est pas nécessaire d'être absolument mort pour savoir ce que sont l'enfer, le purgatoire et le paradis. Si tel était le cas, ces notions si familières nous seraient probablement inconnues, à moins que nous ne les supposions transmises par d'hypothétiques revenants. Or, une science nous est donnée en cette matière, variable, incertaine, comme l'est toute science, qui permet à chacun de s'en faire une image.

Une ambition belle, et, je gage, peu courue, serait avec la désinvolture humble qu'exigent les sujets profonds, d'esquisser la renovatio d'une sapience du Paradis, sinon dans son essence, du moins dans ses attributs. Qu'en est-il, de nos jours, du paradisiaque ? L'ennui est que là où nous sommes, il faut commencer par l'enfer. Passons vite, la description en est presque superflue; cette contrée est la plus connue et la plus démocratiquement partagée. Chacun y travaille à son propre enfer et à celui des autres ; chacun travaille dans une infernale solidarité à passer à côté des éclats, des promesses, et à s'incarcérer dans cet individualité collective, dans cet collectivité individualisée, chacun accuse chacun de son malheur. Ce monde semble sans issue car il n'existe pas; l'existence lui est refusée. On ne s'évade pas de ce qui n'existe pas; on y fait apparaître ce qui est, et qui fait mal à force d'être beau, d'une beauté terrible, numineuse... L'effroi que nous en ressentons sera notre purgatoire. Ensuite, voyez comme il faut bien se hâter, se présente à nous le seuil du Paradis; là où les hautes sciences théologiques et poétiques nous serons secourables.

Il ne s'agit pas de faire le paradis, de le planifier (ce qui se nomme paver l'enfer), mais de le laisser entrer dans le néant où nous nous sommes réfugiés par effroi des grands bonheurs.

Une conversion du regard est nécessaire, une sapience, voire une morale. Toutes nos volontés seront vaines si nous ne discernons pas ce qui en nous et, accessoirement, autour de nous, marque le fatal coup d'arrêt à la chance pleine de prodiges. Une Machine travaille, disions-nous. Le bruit de fond du monde moderne est son grondement sourd. Machine uniformisatrice, mue par le ressentiment fondamental du médiocre à l'égard du génie ou du talent qui lui échappent. Et ce ne sont pas seulement, et de moins en moins, tant ils deviennent indiscernables, le génie et la talent individuels qui sont l'objet de la vindicte du médiocre, mais aussi le génie des lieux, des peuples et des langues, dont le génie individuel n'est que l'intercession. La Machine travaille, sans relâche, avec son insistance de Machine, à détruire tout ce qui, dans la haute culture européenne fut l'intercession des génies favorables orientés vers l'exercice magnifique de la vie.

Le fondamentalisme démocratique n'a pas fait disparaître le pouvoir et l'abus de pouvoir, le népotisme et l'accaparement, il s'est appliqué à les placer dans les mains les plus médiocres, les plus irresponsables et les plus illégitimes, - et cela non seulement à la tête de l'Etat, mais partout, dans les plus infimes et plus insignifiantes occurrence du monde social. Le moindre guichetier est un despote. Le plus ridicule notable de province, avec quelques accointances politiques et un peu d'argent, peut abuser de tout et de tous, comme le seigneur féodal le moins scrupuleux, à la différence que sa place fut conquise par quelque ruse et non par le sang; et son nom jamais n'aura à répondre de rien, car il n'est point un maître auquel on peut demander des comptes, mais un « agent ». Un dispositif est ainsi mis en place, dans un consentement général, qui bétonne toute expression ou transmission du génie (terme, on l'aura compris, que nous n'utilisons pas dans son acception néoromantique de subjectivité exacerbée mais, tout au contraire, d'abandon à de plus vastes et calmes desseins, de plus lointaines et profondes fidélités.)

Il nous reste, à nous qui sommes héritiers de toutes les outrances modernes, à réinventer le moment présent, - à lui redonner cette teneur, ce timbre, cette couleur, ce vibrato. Il nous reste à revenir au cœur du temps, au cœur ardent. Il nous reste à inventer des « feux légers ». Que la vie ne soit pas survie asservie à des finalités quantifiables mais une suite de feux légers, et peu importe, et tant mieux, si nous y disparaissons sans laisser d'autres traces que le ressouvenir d'une flamme blonde, insolente, à peine discernable dans le faste du jour !

Le monde moderne qui ne croit plus au péché originel, ni à Dieu, ni à rien, semble pourtant devoir son existence à la seule volonté farouche de nous faire expier, ici et maintenant, tous les bonheurs vécus ou possibles. Sans doute le Moderne soupçonne-t-il que chaque bonheur est une réponse à une prière, une flamme allumée dans l'oraison. Cette évidence, insupportable à son outrecuidance mécréante, le conduit à nier, non seulement la surnature, mais la nature sensible elle-même qui en est l'empreinte.

A l'oraison, le Moderne opposera la volonté, puis la volonté de volonté, crispation maniaque, qui détruit sans anéantir, qui détruit en encombrant. Voyez comme les êtres humains sont devenus encombrés, comme ils respirent mal, comme il se supportent difficilement, comme ils se trouvent toujours offensés, offusqués, victimes, rats traqués les uns par les autres, et comme ils se laissent peu de temps pour être, ou, plus exactement, selon la belle formule d'Heidegger, pour être là, dans « éclaircie de l'être », dans la clairière paradisiaque.

 

6

Quiconque prendra l'Allée Joseph Joubert ira vers une merveille discernable, « un jardin tournoyant ».

Cet homme qui fut peu inscrit dans la société de son temps, cet homme absent des représentations, fut prodigieusement présent au monde, témoin au suprême de sa civilisation, qui déjà se défaisait mais se continuait en lui, de façon impondérable, méconnue et magistrale.

Discret, modeste, mais se donnant, ou, plus exactement se laissant donner le génie de parler exactement de tout, - se laissant, s'accordant cette liberté, cet abandon, où Dieu brille à la pointe des pensées... Nul ne fut moins kitch ou pompier que Joseph Joubert, pas même son ami, et premier admirateur, Chateaubriand. Ce que les dandies cherchent, ce qu'ils poursuivirent au risque de le voir échapper, cette désinvolture heureuse qui ne se refuse rien, pas même la fragilité, Joseph Joubert la trouve à chaque pas de ses pensées. Sa liberté ne semble pas encore soumise à une volonté. Si le grand dessein des dandies fut de faire de leur vie une œuvre d'art, Joseph Joubert, en amont, fait de sa pensée, non pas une œuvre, mais un art de penser.

Joseph Joubert est un magnifique écrivain car ne croit pas aux genres littéraires, mais, de toute sa foi ardente, à la parole et à la pensée. Quelque chose de très-important, de décisif, pour son temps et le nôtre, s'accomplit là, à l'insu de presque tous, - et que rechercheront, avec des bonheurs divers et plus ou moins embarrassés, les phénoménologues, les herméneutes, les avant-gardistes: une immédiateté dans l'intention pure, dans le feu clair de la plus radicale attention.

S'expliquerait ainsi le peu d'attention que lui accordent les modernes. Joseph Joubert est léger, - mais non point comme eux, inconstant, ou inconséquent; léger comme l'air, les oiseaux, comme les pensées lorsqu'elles virevoltent dans ces « jardins tournoyants » que sont, pour lui, les Dialogues de Platon.

Cet écrivain du fragment, de l'inachèvement, est un écrivain du tout et de l'infini. Sa pensée ne désire pas se reconnaître pouvoir dans les yeux d'autrui mais puissance infinie et diverse du monde. Dans cet immémorial combat métaphysique qui oppose l'universalité et l'universalisme, l'unité et l'uniformité, autrement dit la barbarie et la civilisation, Joseph Joubert est sans conteste du côté de l'infini, c'est-à-dire de l'exactitude. Il peut ainsi aller vers l'essence, vers le réel, la civilité, en amont de la civilisation, la rondeur avant la roue.

Ce retour à l'essentiel, au centre, est bien d'un homme de cœur pour qui les êtres et les heures ne sont pas interchangeables; et précieux infiniment car en eux se loge une répercussion de l'unité divine. L'extrême liberté de Joseph Joubert qui ne s'en laisse conter par aucun sous-ensemble du Gros Animal, ne se peut comprendre sans la piété, et sans le génie dont la piété récompense ceux qui la portent dans leur corps, leur âme et leur esprit.

Avec une extrême finesse, Joseph Joubert distingue l'incroyance de l'impiété, la première n'étant que conjoncturelle, alors que la seconde est absolue. Les négligences de l'incroyant sont bénignes à les comparer à la force destructrice de l'impiété (laquelle, cela se voit, peut revêtir divers voiles ou robes de la croyance).

La piété, et par l'écriture particulièrement, telle qu'en use Joseph Joubert, est dévoilement, et ce dévoilement est infini car, ainsi que l'écrit Ruzbehan de Shîraz, soixante-dix mille voiles recouvrent le Réel et ennuagent le cœur.

A chaque pensée, à chaque notation lapidaire ou furtive, Joseph Joubert ôte un voile de nos yeux. Son œuvre pie rapproche de nos prunelles le monde dans sa beauté et dans sa vérité. Hirondelles, ses pensées tracent leurs géométries à la venvole dans un ciel clair.

Le contraire de la piété n'est pas l'athéisme, l'incroyance, l'agnosticisme et moins encore la libre-pensée (Joseph Joubert n'aura aucune leçon à recevoir des « libres penseurs », ou soi-disant tels) mais le ressentiment, le relent, la stagnation. La pensée est juste car elle est, si l'on ose la redondance, un mouvement de l'âme, qui s'inscrit dans l'ordre de l'âme, non par un mouvement qui lâche, quitte, trahit, mais un mouvement vers le haut et le cœur, - vers la source invisible qui est l'apparaître de l'apparence, son advenue, à la fois transcendante et immanente. La révolution est passée, entre deux forces équivoques, versant finalement dans le saccage, puis dans un relativisme généralisé. Joseph Joubert n'opposera pas un ressentiment à un autre, une contre-révolution à la révolution, pas même une nostalgie explicite. Il se détourne du vacarme, de la lourdeur, se souvient qu'il est un homme et cultivera l'amitié des êtres et des choses, toujours sur le « qui vive ».

Nous trouverons dans les pensées de Joseph Joubert le meilleur usage possible de l'inquiétude. Le temps est court, les jours sont comptés, le désastre immense. Joseph Joubert sait déjà que les temps ne sont plus à la construction des systèmes ou des contre-systèmes, des visions globales, mais à la reconquête du retour vers une finesse native, vers une ressemblance subtile de la pensée humaine avec les œuvres de la nature et de Dieu.

Quelle avance dans cette œuvre pleine de retenue ! Et comme nous autres modernes, traînons derrière elle avec nos concepts, nos problématiques sociales, nos « sciences humaines », nos démagogies, nos jargons, notre volonté d'imposer et de convaincre, nos banalités sinistres, nos fanatismes de commande, nos effarantes étroitesses puritaines, nos embarras, nos encombrements.

On cherche, avec une espérance de plus en plus ténue, un esprit vif, délié, honnête. Partout ce ne sont que grimaces, hystérie, pathos et vengeance, publiques ou privées, politiques ou domestiques. Reniements qui s'adulent eux-mêmes, se veulent imposer comme la norme du monde, haines du bonheur machinés par ceux que l'ennui a chassé d'un paradis terrestre trop généreusement offert.

L'impiété nie le monde en reniant Dieu. Joseph Joubert, par bonheur pour lui, n'a pas connu ce qu'hélas nous connaissons: les hommes tapis derrière leurs écrans avec leurs petites âmes ulcérées et vétilleuses et dont le projet moral est de faire honte à l'esprit d'aventure et de porter aux héros, et sans risque, le coup fatal. La médiocrité despotique est au travail. Toute l'énergie qu'elle omet de dévouer à l'amitié et à l'amour va au service de cette normalité grimaçante, parodique. La vague et protectrice anarchie qui subsistait dans des époques plus anciennes est derrière nous. Tout est contrôlé et planifié tant il semblerait que le monde n'est plus gouverné par l'arbitraire d'un tyran ou téléguidé par les milles yeux du Docteur Mabuse mais par une mégère planétaire réduisant tout à ses ambitions et ses rancunes domestiques et dont les remugles sont l'étouffoir de toute pensée, de toute justice et de toute gratitude.

Le choix est simple: vous remerciez pour ce qui est donné, et donc vous goûtez ce qui est donné, ou point du tout. La négation du donné est la négation du possible, puisque le possible est le premier donné. Le goût est le possible dans le donné. Nier le possible, c'est nier la création dans la chose créée.

Joseph Joubert nous accompagne. Nous cheminons avec lui. Il n'entend pas modifier notre trajectoire, nous diriger, mais nous donner, à chaque intersection, la chance du choix le plus heureux, c'est-à-dire le mieux approprié à notre nature. Nul n'est plus idéaliste que lui (mais dans un sens bien différent de l'acception commune et récente du mot), lui qui, en bon platonicien sait contempler les idées.

On ne saurait utiliser ce que l'on contemple. La chose contemplée est cause. Elle est servie et non servante, ni serviable. Toute contemplation recèle un péril, elle est, au sens étymologique, expérience, traversée d'un péril, alors que les idéologies sont asservissement à des représentations secondes, à des fins empiriques et normatives, - alors même que ces normes ne correspondent qu'à l'illusion la plus largement répandue.

Une exigence secrète, ésotérique, traverse toutes les pensées de Joseph Joubert, les engendre, les lance; qui pourrait ainsi se résumer: il serait possible dans nos existences et dans nos pensées, de faire mieux, plus juste, plus léger, et mieux accordé à une bonté vaste, puissante, qui divague au-dessus de nous dans les nuées, et que, faute de lever la tête, nous n'apercevons plus, - mais qui nous guide et formule des vœux de bienvenue à ce qui, en nous, connaît les vertus de dégagement, de la tangente (qu'il faut prendre).

Telles se formulent les pensées de Joseph Joubert, non dans la linéarité démonstrative, en la monstruosité d'une pensée abîmée dans la considération de ses propres représentations, mais précisément dans la tangente, la traverse, - une oblique évoquant les rayons du matin et du soir, des sagesses naissantes ou déclinantes. Ce qui ne se pense plus, ce qui ne se pense pas encore.

 

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