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06/01/2022

L'Ombre de Venise, première partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise

 

 Premier entretien

sur le dandysme, la littérature et la vérité, la théologie, Platon, la critique du monde moderne.

 

 

Le Soir tombe, les couleurs s'avivent dans l'heure qui précède le bleu des poèmes de Trakl; les songes s'approfondissent et les conversations naissent aux pas de la promenade. L'eau calme le scintillement de la lumière. Une ombre nous parle et nous sommes assez ingénus et magnanimes pour lui répondre...

L'ombre: Sitôt que votre pensée s'écarte de la norme admise et des préoccupations banales, sitôt elle s'aventure sur des sentes où l'ombre de la Délie de Scève dialogue avec celle, perdue, de Chamisso, sitôt nous faisons nôtre la prodigieuse constatation rimbaldienne: Je est un autre, voici que parmi les rares contemporains qui ne vous ignorent pas avec une sourde hostilité, il s'en trouve encore pour se contenter du peu d'une appellation. Ils vous dissimulent sous le nom de dandy, qui leur paraît inoffensif ou méprisable et vous flattent, mais à leur insu, en vous associant aux oeuvres et aux destinées de Barbey d'Aurevilly, d'Oscar Wilde ou de Robert de Montesquiou...

Le voyageur: Nous vivons un « entre-règne » où les malentendus sont la règle. Celui-ci me paraît d'une innocence suspecte. Ceux qui ne veulent rien entendre de ce que nous disons sont prompts à nous affubler du costume qui les arrange. Etre dandy, pour ces gens-là, sans doute est-ce réduire ses oeuvres à quelque obscur dessein ornemental et s'exclure ainsi de la commune recherche du Bien et du Vrai. De la sorte, l'adversaire est libre de tenir pour nulle et non avenue toute « vérité », et même toute « approche » que divulguent les écrits d'un auteur réputé « dandy ». Une définition, au demeurant fallacieuse, du dandysme autorise celui qui ne l'est pas, en somme le barbare, à nier toute contradiction, à tenir pour nulle, par exemple, la critique des « valeurs » du monde moderne, lorsqu'elle se trouve formulée par Baudelaire ou Barbey d'Aurevilly. On préjuge de ce que sont une allure et un style et l'on réduit tout ce que peut écrire un auteur à l'aune de ce préjugé.

Je me rebelle contre ce jugement empreint de mauvaise foi, qui se fonde par surcroît sur une double erreur. Non seulement le dandysme ne se réduit pas à cette définition sommaire où l'on prétend faire tenir l'œuvre de Barbey d'Aurevilly, avec certains de mes écrits et d'autres auteurs qui me sont proches: celle de « l'esthète » qui dédaigne le Sens et ne se soucie que de l'objet, mais encore je définis précisément tout ce qui m'importe comme une recherche du Vrai ! Rien de décisif dans les prémisses de l'Art d'écrire qui ne soit éminemment métaphysique. Vous avouerais-je, au risque de navrer les amateurs, que l'ameublement, la façon de se vêtir, les « beaux » objets, me sont absolument indifférents ! Mon « dandysme » serait alors purement spirituel, ou moral. Je consens à passer pour « esthète », avec Baudelaire et Théophile Gautier sous condition que cette précellence de la recherche du Beau ne se fasse point au détriment d'une vérité métaphysique et dans une vaine fascination.

Certes, et ce n'est point vous, ombre chatoyante et murmurante qui passez sur la pierre vénitienne, qui viendrez à me contredire sur ce point, la Beauté passe avant l'Opinion et la « morale » bonhomesque; dans l'Idéal, elle devrait subjuguer ou abolir toute bien-pensance; elle précède, chez toute âme bien née, tous les autres soucis qu'ils soient économiques ou domestiques, mais elle ne m'importe qu'en tant qu'émanation du Vrai. J'use à dessein de ce mot d'émanation dans une perspective plotinienne et pour ainsi dire « philosophale ». La beauté émane du Vrai comme la couleur émane de la lumière dans la théorie goethéenne. La beauté est le resplendissement du Vrai. La lumière est invisible; elle n'apparaît qu'à la rencontre troublante de l'immanence. Croire en l'inexistence du Vrai serait, dans la perspective métaphysique qui est la mienne, aussi absurde que de croire en l'inexistence de la lumière, sous prétexte que la lumière tant qu'elle ne rencontre aucun obstacle, demeure invisible. Distinguons la beauté qui fascine, et dont se drape la marchandise, et la beauté par laquelle nous communions amoureusement, en disciples de Dante et des Fidèles d'Amour, avec d'autres états de l'être car, vous m'avez compris, c'est à celle-ci que vont exclusivement mes résolutions et mes ferveurs.

C'est bien la Vérité, en un sens non scientifique mais strictement théologique (et que l'on soit athée ou croyant, peu importe: je m'expliquerai de ce « paradoxe ») qui est la grande affaire de la création littéraire. L'œuvre ne conquiert la beauté « que de surcroît ». Les oeuvres ne valent qu'opératoires, je veux dire, en tant qu'instruments de connaissance. Toute poésie est Gnose. Les oeuvres majeures de la littérature moderne m'apparaissent comme une réactivation de l'immémoriale exigence gnostique plus ou moins étouffée par les cléricatures religieuses ou positivistes du dix-neuvième siècle qui fut en effet dans son plan général tel que le décrit Léon Daudet, un siècle assez stupide.

Je vois dans la littérature du dix-neuvième siècle une tentative héroïque et mystique de résister à l'établissement totalitaire de cette bêtise et de cette vulgarité. Les oeuvres de Vigny, de Balzac, de Baudelaire, de Flaubert, de Villiers de L'Isle-Adam, de Léon Bloy, d'Elémir Bourges, et de tant d'autres, fort nombreux, dont je dresserai quelque jour le catalogue, sont véritablement des machines de guerre contre l'établissement de la bêtise et de la vulgarité. Or, qu'est-ce qu'un combat de cette sorte sinon un combat pour le Vrai et pour le Bien. Mais, bien sûr un Vrai et un Bien d'une toute autre nature que ceux que défendent les « valeurs » bourgeoises et sociales. Un Vrai et un Bien, Théophile Gautier le précise dans sa merveilleuse préface à Mademoiselle de Maupin, « contre les Utilitaires » c'est-à-dire contre l'espèce humaine en tant que telle. Ceux que l'on tentera de déprécier sous le non d'esthètes, sont alors simplement des penseurs et des artistes ( artistes-penseurs ou penseurs-artistes nouant en une même exigence la poésie et la métaphysique) qui se lancent avec audace et ferveur à la recherche d'un Vrai et d'un Bien plus profonds que les masques, les prétextes ou les faux-semblant de l'Utilitarisme. Un Vrai en accord avec la profondeur des Hymnes à la Nuit, un Bien en résonance avec la profondeur ardente du Grand Midi. Novalis et Nietzsche, qu'on le sache, m'importent davantage que l'art de nouer ma cravate !

Il y aurait cependant beaucoup à dire sur le dandysme en tant que révolte contre le nivellement par le bas, contre la massification qui sont les symptômes, sinon les causes, du monde moderne, tel qu'il triomphe aujourd'hui dans la mondialisation technocratique...Le dandysme d'Oscar Wilde, par exemple, loin de se réduire à une pure culture de la singularité, peut aussi être compris comme une ascèse. Les dandies se rapprochent souvent d'une certaine forme de catholicisme. En témoigne l'admirable De Profundis d'Oscar Wilde. La puissante intellectualité, forgée à la lecture de Saint-Thomas et la grande somptuosité des oeuvres et des rites ne peuvent que séduire le dandy qui envisage le monde moderne, en marche, comme une marée d'ennui et de banalité. A cet égard, le dandy appartient beaucoup plus à la catégorie des « ascètes » qu'à celles des « hédonistes ». Le dandy refuse la massification, il refuse aussi cette forme inférieure d'individualisme qui fait de la subjectivité et de la spontanéité naturelle de l'individu « moderne » une sorte d'idolâtrie abominable... Mais lorsque l'on vous traite de dandy, c'est rarement dans cette perspective religieuse et métaphysique; c'est tout au plus une façon polie de ramener vos propos à une insignifiance rassurante... Or, j'y insiste, rien ne m'importe que le péril du Vrai et le vertige du Bien. Le dandy, qui se fait une ascèse de la recherche de la Forme parfaite, le dandy qui ritualise ses gestes, qui introduit du fanatisme dans des questions en apparence futiles ne tente rien moins que de défier ce monde dominé par les classes moyennes dont l'égoïsme, la vulgarité et la brutalité monstrueuse sont étayés par une certitude sans faille de leur « bon droit » !

Le véritable dandy se voit dans une citadelle assiégée. La beauté du geste, de l'apparence, le sens aigu de la Forme, surtout lorsqu'elles suscitent la réprobation outragée du bourgeois, engagent un combat, voire un drame d'une importance et d'une violence extrême. Le Style loin d'être un ornement, est l'ultime Bien. Ce Beau que l'on défend est le secret de la bonté métaphysique. Lorsque les barbares de l'intérieur ont triomphé sur tous les fronts, le Style est l'arme dont la possession assure la possibilité d'un recours, d'une recouvrance... Ce fut le dandysme de ceux qui furent d'abord de grands poètes et de grands métaphysiciens, voire de grands historiographes comme Barbey d'Aurevilly. Ce dandysme ne se réduit pas à une singularité exacerbée, accordée au libéralisme bourgeois, dans le genre des « créateurs » de mode, mais s'aventure sur les voies, infiniment plus mystérieuses, d'une impersonnalité et d'une quête d'objectivité à travers le Masque,- que l'œuvre de Fernando Pessoa réalisera dans ses ultimes conséquences.

Si le dandysme n'est qu'un esthétisme, alors, il ne m'intéresse pas, et je ne m'y reconnais en aucune façon. Si le dandysme est une métaphysique expérimentale, alors il se dépasse lui-même, et ne demeure perceptible et définissable comme dandysme qu'aux yeux de ceux qui précisément ne sont pas dandies, et, par voie de conséquence, ne peuvent rien comprendre ni au dandysme, ni au dandies. Posons cet axiome: lorsque qu'un non-dandy parle d'un dandy, il ne peut que se fourvoyer. Nul n'est moins dandy que celui qui apparaît comme tel au regard du non-dandy qui réprouve le dandyme pour des raisons idéologiques ou moralisatrices. Ceux qui se veulent autre chose que des dandies et qui me voient comme dandy ne voient rien ! Leur entendement amoindri par leurs préjugés ou par leur mauvaise foi, ils ne peuvent que voir en autrui ce qu'ils désespèrent ne pouvoir être eux-mêmes. La beauté leur échappe et ils vous récusent comme esthète ! Mais la beauté que nous saisissons, la beauté qui nous transfigure est l'éclat du Vrai, et c'est de ne point chercher le Vrai, en autrui et en eux-mêmes, qui leur interdit de saisir le Beau.

Peut-être le comble du dandysme est-il de refuser de s'envisager soi-même comme dandy, mais enfin, si l'on voit dans le dandysme une forme de marginalité plus ou moins satisfaite, je ne puis que m'en détacher. Faire oeuvre, joindre en une même exigence la poésie et la métaphysique, c'est désormais non seulement résister, comme le firent les dandies du dix-neuvième siècle au nivellement par le bas, c'est aussi contre-attaquer !

L'ombre: Vous dites que la vérité, qui est la grande magnétiseuse de la création littéraire, doit être comprise dans un sens théologique, et peu importe que l'on soit athée ou croyant. Mais pourquoi un athée devrait-il concevoir la recherche de la vérité en terme théologique ? D'autre part, vous affirmez, en même temps, la recherche objective et pour ainsi dire contemplative ou « méditante » du Vrai et l’exigence, polémique, de « contre-attaquer ». Comment conciliez-vous cette recherche et cette exigence, que certains seraient enclin à considérer comme exclusives l'une de l'autre ?

Le voyageur: Un dandy ne prendrait nullement la peine de se justifier, ni celle de « concilier ». L'intensité d'une pensée se mesure exactement aux contradictions dont elle consent à se faire le théâtre. Tel est exactement le théâtre métaphysique d'Antonin Artaud. Une pensée est efficiente, opératoire lorsque de la flamme qui naît du heurt des contradictions jaillit une lumière qui éclaire toute la scène de la pensée ! Nous vivons dans un monde ennuyeux, schématique, totalitaire, moderne, qui ne supporte plus aucune manifestation de la pensée. Ce monde ne supporte pas la contradiction, ni les contradictions. Il est dans la nature de la pensée d'être contrariante. Il importe cependant de distinguer les contradictions créatrices des contradictions vaines et inopérantes, les contradictions cohérentes, qui sont une menace pour la bien-pensance et des contradictions incohérentes... Ainsi, dire que la vérité est une question théologique, que l'on soit athée ou croyant n'a rien d'incohérent, d'autant que l'athéisme lui-même, comme son nom l'indique, participe de la théologie. L'athéisme suppose l'inexistence de Dieu. Or, faire de l'inexistence de Dieu le fondement d'une philosophie, d'une pensée, c'est demeurer très rigoureusement dans le cadre de la pensée théologique. De même que méditer sur les nombres négatifs ne nous fait pas sortir des mathématiques, méditer sur l'inexistence de Dieu ne nous fait pas sortir de la théologie. Au demeurant les théologiens n'ont pas attendu les athées modernes pour inventer la théologie négative. « Dieu n'existe pas » est une formulation théologique parfaite. En effet, si Dieu transcende le monde, l'être et le néant, s'il est la possibilité universelle, comment pourrait-on le réduire à l'existence ?

Mais la question posée concerne plus étroitement la création littéraire et son rapport à la vérité. Et là, une contradiction est peut-être sinon plus réelle du moins plus visible. Un préjugé des plus communs voudrait que la recherche de la vérité et la littérature appartinssent à des régions rigoureusement séparées, comme si le langage, selon qu'en usent Proust ou Baudelaire, d'un côté, et Bachelard et Bergson de l'autre devait soudain servir des fins différentes ! Le poète et le littérateur useraient du langage dans des limites prescrites, laissant les prérogatives de la recherche du Vrai au scientifique et au philosophe ! Quelle aberration !

Certes, le Vrai qui est le tréfonds vers lequel s'oriente cette énergie propre de la pensée qui est celle de l'écrivain, est différent du « vrai » des sciences humaines subordonnées aux conditions du temps et du lieu, « vrai » variable, conditionné, évolutif... Le Vrai de l'auteur naît de l'adéquation de la pensée et du langage, de la connaissance et de l'instrument de la connaissance. Le « vrai » des sciences humaines est de l'ordre du savoir, c'est-à-dire de l'ordre des statistiques, alors que le Vrai de l'écrivain est un vrai qui se révèle à travers une expérience unique, exemplaire, non-quantitative. La vérité de l'écrivain, sa véracité, est pure qualité, il est, selon la formule de Al-Hallaj, « Un Unique pour un Unique »... Et c'est bien pour cela que les oeuvres littéraires sont transmissibles et traductibles, car la vérité qu'elles nomment n'est pas, quoiqu'en disent les spécialistes, subordonnée aux conditions historiques et géographiques. Ce pourquoi nous lisons Homère et qu'un bon lecteur français, habitué de Rabelais, de Saint-Simon, de Bossuet ou d'Alexandre Dumas, est moins décontenancé par un traité de mystique soufie ou par un grand roman chinois, tel que La Pérégrination vers l'Ouest ou Au bord de l'eau, que par le jargon linguistique, psychanalytique ou sociologique...

Donc, j'écris, et je recherche la vérité. Je me permets d'insister sur ce point. Mon expérience d'auteur éclaire au demeurant l'expérience du lecteur. Lire et écrire ne sont point si différents. S'il existe une égalité dans ce monde, c'est bien celle de l'auteur et de son lecteur, au moment ou le lecteur réinvente dans sa pensée, la pensée et la vision de l'auteur. Que ce soit pour le lecteur ou pour l'auteur, l'oeuvre est un instrument de connaissance. Car connaître, c'est voir, entendre, percevoir, ressentir, pressentir, et lorsque toutes ces puissances de l'entendement sont unies en faisceau, prophétiser.

C'est vous dire que la contradiction entre la théologie et la haute-littérature ne m'apparaît pas, sauf lorsque l'on réduit la théologie à n'être qu'un système administratif, aux mains d'une cléricature ignorante et jalouse. Mais, pour ma part, je n'attends pas de recevoir l'imprimatur de ces gens-là. Ce qui m'importe, c'est l'expérience intérieure par laquelle ce qui est dit dans Maître Eckhart, Angèle de Foligno, Saint-Bonaventure, Jean de Salisbury ou Hildegarde de Bingen m'apparaît comme exactement vrai. L'exactitude en question n'est pas, de toute évidence une exactitude scientifique, au sens moderne, et pas davantage une exactitude psychologique. Il faut alors méditer sur la notion même d'exactitude. Qu'est-ce qui est exact ? L'exactitude suppose une concordance. Seul Dieu peut être exact en lui-même. L'expérience de l'exactitude qui est celle de l'auteur suppose donc un accord, une rencontre... Ce que disent les théologiens est exactement vrai car la vérité qu'ils disent se situe exactement à l'intersection de l'intériorité et de l'extériorité, du visible et de l'invisible, du tangible et de l'intangible... Ce qui est dit, en théologie, vaut à la fois pour le monde extérieur et pour le monde intérieur. Toute méditation théologique est une méditation « intersectrice », une méditation sur l'orée, frontalière...

C'est en ce sens que la théologie est devenue incompréhensible pour les Modernes qui n'aiment que les schémas, les oppositions tranchées, les alternatives simples. La théologie est initiation au paradoxe. Mais il faut bien comprendre que le paradoxe n'est pas seulement la contradiction assumée comme telle. Le paradoxe est, étymologiquement, par-delà la doxa, c'est à dire par-delà la croyance. C'est là le point crucial. La théologie est au-delà de la croyance. La théologie est paradoxale. Non point au sens du «  Je crois parce que c'est absurde » mais dans le sens de l'approche d'une vérité dont la fine pointe est au-delà de toute doxa, de toute croyance. Le paradoxe logique, ici, n'est pas un au-delà de la raison, mais un au-delà de la croyance. Je m'intéresse à la théologie précisément car elle est une méthode pour sortir de la croyance, pour se délivrer des fausses évidences. « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu ». Ce paradoxe altier de la liturgie orthodoxe requiert l'écrivain qui pressent dans le paradoxe théologique une théorie du passage de la pensée à l'écriture et de l'écriture à la pensée qui laisse loin derrière elle les théories des linguistes. De même, comment ne pas voir dans la lecture une preuve de la résurrection de Dieu. Ces signes morts, l'esprit les vivifie !

Les dévots modernes, qu'ils soient dévots de la matière, de la nature, du progrès, de la démocratie ou d'un Dogme religieux réduit à un pur formalisme sociologique sont tous des adorateurs de la lettre morte. L'appauvrissement du langage, parallèle à la prolifération des jargons et des idiomes de spécialistes montre bien ce triomphe de la lettre morte, qui n'entre plus en concordance avec rien, qui n'est plus capable du moindre paradoxe, ni de la moindre contradiction. La fonction de l'auteur est alors d'inquiéter la pensée, de proposer à la pensée une aventure extrême, radicale. C'est bien en ce sens que la recherche du vrai est un défi, une rébellion. La vérité est radicale. Elle est aussi « en accord ». Musicale en ce sens, et comme vous le disiez, « lyrique »... La Vérité chante, Messieurs, j'en demeure persuadé.

( cette dernière apostrophe s'adresse aux passants inquiets de notre apparent soliloque et se perd dans l'air vespéral)

L'ombre: Vos écrits et vos propos portent, de façon implicite ou explicite une attaque constante contre ce que vous nommez le « monde moderne », et vous ne cessez de rendre des hommages précis aux auteurs de ce temps...

Le voyageur: Sans doute, pour reprendre la boutade de Sacha Guitry, il n'est point de meilleure façon d'être de son temps que d'être contre son temps, tout contre. Il me semble, d'une façon générale que l'homme moderne est posé, pour ainsi dire, à côté de son époque. Il la considère comme meilleure que toutes les époques antérieures, mais il ne voit pas son temps, il ne l'éprouve point dans son horreur et dans son éclat. Le Moderne croit que son époque favorise l'égalité, le respect de la personne humaine, la raison etc... alors que, de toute évidence, notre siècle est le siècle des exterminations, des inégalités les plus criantes et de l'obscurantisme le plus noir ! Le Moderne croit que son temps voit progressivement l'extinction des despotismes, alors que le Pouvoir de détruire, de contrôler et de manipuler n'a jamais été aussi grand. Tout ceci me donne à penser que l'homme moderne est un homme qui ne vit pas dans son temps; un homme qui se caractérise par un degré particulièrement faible de présence au monde. Quant à son esprit critique, tant vanté, il est réduit à rien. L'homme moderne a cette étrange faculté de tout voir, de tout entendre, mais de ne rien regarder, ni écouter. Les informations qui circulent rencontrent un entendement absolument passif. Il vit dans un ressassement de mensonges et ne tire aucune leçon de rien. L'homme moderne ne vit point la modernité, il songe hypnotisé à côté d'elle. Devant les écrans, qui s'interposent entre lui et la réalité, il se lasse doucement de vivre.

Les écrivains de la modernité dont, en effet je me réclame (tels que Joyce, Witkiewicz, Pessoa, Biély, Pound, Artaud, Jünger, Abellio etc...) se caractérisent précisément par leur audace à entrer avec violence dans leur époque, à se confronter à son abomination et à tenter de s'en rendre victorieux. Tous les grands écrivains du vingtième siècle furent de ces « horribles travailleurs », pour reprendre le mot de Rimbaud, acharnés à empêcher la schématisation du langage et de la pensée. Je lis ces oeuvres comme des actes de résistance et de contre-attaque. Lorsque le monde tombe sous le contrôle, se planifie, se rationalise, les écrivains deviennent chamanes-guerriers, chevaliers-gnostiques, ils interrogent les théologies et les mythologies, se relient au passé par mille radicelles subtiles. Lorsque le monde se réduit aux schémas grossiers de la production et de la reproduction, les poètes entrent en clandestinité et retrouvent le sens des extases et des prophéties... Vous avez peut-être remarqué à quel point presque toutes les oeuvres majeures de notre temps tournaient autour d'une expérience extatique. C'est au sens mystique et théologique, une vision, qui est à l'origine des oeuvres, et non point ce sinistre « travail du texte » inventé par des fonctionnaires ! L'oeuvre de Proust naît d'une extase, comme celle de Nabokov d'une vision. Ada ou l'Ardeur se déploie à partir de la vision nabokovienne de la séparation de l'espace et du temps. On se plaint continûment de l'absence de grands philosophes, comme si depuis Sartre, il n'y avait rien. Les écrivains sont nos grands métaphysiciens. Le monde soulevé par l'intelligence et réinterprété, c'est dans Ada ou l'ardeur que vous le trouverez ou dans l'oeuvre de Biély !

L'extase, donc, portée par l'anamnésis, et la prophétie... J'écrirai quelque jour un livre sur la vertu prophétique des oeuvres littéraires. Prophétiques, les oeuvres le sont aussi bien au sens de la petite prophétie que de la grande prophétie. Tout ce qui arrive de terrible, de merveilleux ou de banal est déjà écrit. Non seulement dans les registres de lumière de l'au-delà mais dans les oeuvres des écrivains. Il suffit de lire. Mais qui désormais lit encore ? On peut craindre proche le moment où les seuls lecteurs seront les écrivains. Peu importe. L'usage, même rarissime, d'une Sapience suffit à tout sauver. L'usage sapientiel de la lecture et l'usage sapientiel de l'écriture font date. Je veux dire qu'ils interrompent le temps. Seul fait date ce qui ne se soumet point au temps, ce qui refuse de croire en la nature linéaire et déterministe du temps. Dans le secret et la clandestinité la plus grande, la Sapience suspend le temps. Au lecteur ou à l'auteur, toutes les temporalités s'ouvrent alors simultanément... La pointe de la plume est le coeur de la rosace.

L'écrivain moderne qui ne hausse point son exigence jusqu'à la métaphysique et la prophétie me fait penser à l'homme qui tout en disposant de toutes les armes et d'un plan infaillible pour s'évader de prison y demeurerait pour le seul agrément de la conversation avec les gardiens. Beaucoup d'ouvrages me font actuellement penser à ces sortes de conversations: un bavardage avec ceux-là mêmes qui nous tiennent sous les verrous ! Les écrivains engagés, moraux, comme les écrivains distrayants sont souvent de cet acabit, ils se réduisent à discuter de « réalités » qui n'ont aucune réalité. Certes, je connais la devise cartésienne: larvatus prodéo. Et il n'est pas mauvais de temps à autre de s'avancer masqué. Mais à trop entrer dans des querelles subalternes, à deviser domesticité, à feindre de s'intéresser à des affaires communes, sans grand intérêt, pour que l'on s'intéresse à eux, les folliculaires de ce temps faillent à la parole et profanent le Logos, et sont déjà jugés pour cela ! Posés à côté de leur temps, dans la bien-pensance réconfortante du plus grand nombre, ou d'une minorité influente, ils seront jugés car ils jugent, à courte vue, selon les normes du « politiquement correct », toutes les tentatives d'atteindre, par l'abîme de la nuit, ou par l'abîme du jour, la vérité du Logos...

Il est assez remarquable que pour ces gardiens vétilleux de la « bonne pensée » et des « valeurs », tout est relatif, sauf la pertinence de leur censure. Ces gens-là ne croient ni en la beauté, ni en la vérité, toute métaphysique leur est abominable, mais il n'en sont pas moins d'infatigables moralisateurs et de zélés policiers de toute production artistique ou intellectuelle... Mais là encore, tout se tient dans la conception du temps. Tout part de là. Sein und Zeit. La question de l'être est intimement liée à celle du temps. Par-delà les fausses alternatives politiques, idéologiques, religieuses, il y a des conceptions du temps radicalement différentes, et c'est à partir d'elles que se définissent les véritables oppositions ontologiques. Maintenant, comme toujours, les bien-pensants, les moralisateurs, de gauche comme de droite, socialistes ou pétainistes peu importe, défendent une conception linéaire du temps. Pour eux, le temps doit être productif, évolutif, générateur d'espèces, au sens à la fois biologique et monétaire. Leur temps est un temps utilisé, quantifié où l'érotique pure, ni la mystique pure n'ont aucune place. L'érotique, détachée de ses fins reproductives, la mystique et la Gnose sont réprouvées car non productives, et sur ce point toutes les idéologies modernes se rejoignent. Communisme, Capitalisme, Nazisme, et leur composé dérisoire, le pétainisme, partagent une même vision du temps en tant que durée calculable, quantifiable, utile...

A cette temporalité dépossédante, usante, « aliénante », comme on disait naguère, l'auteur oppose un temps vertical, un jaillissement pur, sans objet, une dépense ardente, dionysienne ! Les oeuvres font date car elles sont l'expression de cette verticalité du temps. Elles sont telles des lances de feu. Elle marquent la limite: là où tout cesse et où tout recommence...Les oeuvres font date car elles sont verticalement reliées à l'Hors-du-temps, à une réalité qui transcende les conditions spaciotemporelles. Les oeuvres font date, car elles sont sacrées. Cette vertu d'intemporalité s'accroît avec le temps. Plus on s'en éloigne, plus les oeuvres font date. Pour désigner une époque, c'est le poète que l'on nomme. On dit l'époque de Homère, on parle des temps de Shakespeare. Les chefs d'états, les rois, les empereurs cèdent dans la mémoire humaine leur préséance aux poètes. Les temps virgiliens dominent comme des fleuves d'or les réalités historiques. Le poète donne au temps sa limite et en révèle les vertus profondes, alchimiques, les teintes, les tonalités. Le temps linéaire est un temps d'usure, le temps vertical est un temps créateur.

Toute la stratégie du monde moderne, et du Pouvoir, auquel ce monde moderne a donné une étendue d'une vastitude alors inconnue, consiste à nous ramener dans la temporalité utilitaire. « Gérer » est le maître-mot de ces temps sinistres. Certes, Il y eut toujours des cléricatures, plus ou moins navrantes, pour prétendre à « gérer » et administrer nos existences mais rarement, elles furent plus efficientes qu'en ces ultimes obscurations de l'Age noir ! Rarement la souveraineté dionysienne de la pensée ne fut aussi déconsidérée. Maître Eckhart, certes, eut maille à partir avec les autorités de son temps, mais ce qu'un esprit libre peut aujourd'hui comprendre et réaliser poétiquement de la pensée qui se déploie dans les Sermons et les Traités demeure foncièrement hérésiarque. L'auteur qui laissera son oeuvre tourner autour du pôle « immanent-transcendant » d'une théologie dionysienne marquera son temps tout en étant nié par lui. Anecdotique, « réaliste », moralisatrice ( fut-ce dans une amoralité grotesquement affichée ) la littérature tolérée par notre temps, elle, n'est jamais qu'une initiation à la banalité, un retour au bercail du monde moderne, de sa tristesse repeinte, de sa vanité sans borne. Aussi complaisants qu'ils soient à l'égard des préjugés de leur époque, les anecdotiers postulant aux « prix » devraient méditer sur la notion même de tolérance dont ils bénéficient. Etre toléré, c'est être nié, mais faiblement. Ce que nous n'aimons point, ce que nous n'avons pas le courage de tuer, ce que nous avons la paresse d'exclure, nous le « tolérons ». Peut-on se sentir insulté de n'être que « toléré » ? Ce qui est toléré n'est-ce point ce que nous méprisons, ce qui ne mérite ni notre amour, ni notre haine ? Et que se dissimule-t-il derrière notre tolérance, sinon un jugement impitoyable, une négation radicale ? Je connais bon nombre de ces « tolérants » qui ne tolèrent que des non-pensées et qui excluent toute pensée véritable comme « non-tolérante ».

Il y a, certes, différentes façons d'être « tolérant » ou « libéral », l'une d'elle, qui tend à prédominer, ne tolère que ceux qui possèdent, en tout, les mêmes définitions qu'elle de la tolérance et de la liberté. De même qu'il existe un libéralisme liberticide, il existe une tolérance obscurantiste. C'est elle qui règne particulièrement dans les milieux « culturels » et journalistiques et donna naissance à une génération d'intellectuels qui ont pour goupillon, la mauvaise-foi et comme sabre, le procès d'intention. Pour ces gens-là, tout travail de lecture est un travail de fiche de police. Je suis quelque peu informé de ces méthodes car l'honneur m'échoit de figurer sur ces fiches qui servent de « vade-mecum » au petit personnel culturel pour séparer le bon grain de l'ivraie, autrement dit les auteurs, les éditeurs dont on a le droit de parler de ceux qu'il faut réduire au silence: les poètes, les métaphysiciens, les ennemis du « monde moderne », les adeptes de la souveraineté et de la théologie « dionysienne », les gnostiques etc...

Face à cette tolérance obscurantiste, nous préconisons un fanatisme éclairé. Il s'agit de comprendre que l'auteur fait du moment où il écrit un temple, fanum, et que son fanatisme éclairé consistera à s'y tenir, à ne point se laisser déloger, ni déposséder. L'auteur est également appelé à revendiquer un certain fanatisme pour ne point se laisser gagner par l'insignifiance, par cette démoralisation insidieuse qui gagne les coeurs qui ne sont pas « triplement cuirassés » pour reprendre la formule de Jünger. Le Moderne agit non seulement en terrorisant les fidèles aux anciennes métaphysiques, mais en diffusant une idéologie de « l'à quoi bon ». A quoi bon écrire, à quoi bon résister, à quoi bon sculpter avec tant d'efforts cette matière du langage dure et fragile comme une pierre ? « A quoi bon », telle est l'antienne lasse ! A quoi bon se remémorer, à quoi bon s'adresser à ses semblables, à quoi bon hausser la vie vers la beauté, à quoi bon les rêves, les dangers, les ivresses ? A quoi bon la poésie ? A quoi bon l'être? Le néant, par vagues successives, s'attaque ainsi à l'être, à la demeure de l'être, où il faut en effet à l'auteur quelque fanatisme pour persister à se tenir !

Soyons fanatiques, mais éclairés ! Nous ne craignons, aucun argument, aucun discours, aucune forme d'art. Rien ne nous choque ni ne nous offense davantage que la médiocrité ou la conformité. Nous laissons l'informe devenir conforme avec une sérénité exemplaire. Notre effort consistera toujours à éviter que notre Forme ne devienne une Opinion. La Forme est une définition de l'être, l'Opinion est une superfétation du néant. Rien à voir. Soyons fanatique de notre vision jusqu'à craindre de la partager. Le poète se tient dans sa langue comme dans un temple, fanatiquement, et il voit !

L'ombre: Ce que vous nommez la Forme, se rapproche de l'Idéa platonicienne. En ce sens, vous vous situez aux antipodes du milieu intellectuel français de ces dernières décennies dont le dessein dominant fut, semble-t-il, de tenter un « renversement du platonisme » ...

Le voyageur: Ce que je nomme la Forme ne se rapproche pas de l'Idéa: elle est l'Idéa platonicienne. Contrairement à mes prédécesseurs immédiats, je ne cherche nullement à être anti-, contre-, ou a-platonicien. L'Idée platonicienne est la Forme et toute pensée, tout Art, qui se veulent créateurs et non pas seulement « déconstructifs » sont une méditation sur la Forme. Toute science est d'ailleurs également une méditation sur la Forme. Et toute Quête pour atteindre à l'au-delà des formes est aussi, il va sans dire, une méditation platonicienne. La Forme pré-existe aux choses car si tel n'était pas le cas tout ne serait qu'assemblage hasardeux d'atomes. Or les choses ont des Formes et notre pensée donne aux choses des Formes. On comprend ainsi aisément le succès de la pensée platonicienne auprès des artistes. C'est aux artistes que la vision platonicienne apparaît tout d'abord comme vraie. Celui qui éprouve la Forme dans son âme, reconnaît la pertinence de cette philosophie. Quitte à renverser à mon tour une vulgate philosophique en vigueur, je dirai que l'anti-platonisme me paraît en grande part tributaire d'une idéologie du ressentiment contre la plénitude de la Forme, contre l'Art conçu comme médiateur entre le sensible et l'intelligible et contre le magistère de l'artiste. Toute plénitude, toute autorité, toute gloire suscitent le ressentiment. Ceux qui ne purent exceller dans la création et dans la méditation des Formes se firent anti-platoniciens...

Le renversement du platonisme est la grande illusion moderne. On serait tenté de dire qu'un platonisme « renversé » n'est jamais qu'un platonisme à l'envers. Et c'est le cas de maintes philosophies « modernes »: elles demeurent tributaires de ce qu'elles prétendent renverser bien davantage que les artistes et les poètes qui se réclamèrent de Platon, tels Shelley ou Saint-Pol-Roux, et engagèrent leur pensée en des voies audacieuses, fort lointaines du Maître dont elles proclament l'autorité. C'est, au demeurant, une loi assez générale. Le disciple, en approfondissant dans son coeur et dans son intelligence l'oeuvre du Maître, innove avec une liberté d'autant plus grande. Celui qui s'attache à renverser ou à déconstruire demeure fasciné et subjugué par ce à quoi il s'oppose.

Ceux qui croient « renverser le platonisme » ne font, en réalité que répéter le platonisme. Ils sont des épigones mesquins, envieux. Ils redisent « à l'envers » ce qu'ils croient avoir compris du Maître et s'en font une vanité. Ce qu'on peut leur reprocher, c'est d'avoir mal compris au départ ce qu'ils prétendent renverser. Il est facile de contester une théorie que l'on a auparavant réduite à un schéma fallacieux. La même question se pose pour la Théologie chrétienne dont les négateurs, en général, ne connaissent rien. On chercherait en vain, dans les dialogues de Platon ce que l'universitaire français moyen nomme « le platonisme ». On présente en général la « pensée de Platon » comme un dualisme qui opposerait le « monde des Idées » et le « monde sensible » de façon irréductible. Or, Platon écrit au contraire qu'entre le sensible et l'intelligible, il existe « une gradation infinie ». Autrement dit, le sensible et l'intelligible sont distincts, comme en musique sont distincts le timbre et la mélodie, mais ils ne sont pas séparés. Lorsqu'un musicologue distingue le timbre, la note, le rythme, doit-on pour autant l'accuser de ne pas entendre que toutes ces choses sont unies dans la même musique ? Or, c'est exactement ce procès d'intention, d'une médiocrité et d'une banalité navrante, que l'on ne cesse de faire à Platon et aux platoniciens depuis des décennies.

Au demeurant, la richesse des dialogues, leur enchevêtrement de thèmes, de contradictions, de personnages ne se laissent point si facilement réduire à quelque schéma que l'on puisse « renverser ». L'outrecuidance du Moderne se manifeste encore en cette circonstance d'une façon flagrante. Il lui paraît si insupportable qu'un philosophe séparé de lui par plus de deux mille ans (et si offensant à son préjugé évolutionniste et progressiste !) eût une vision et des arguments que son intelligence moderne peine à saisir qu'il faut à tout prix « renverser » cet intrus, le ramener à quelque rassurant « archaïsme », en faire un naïf, un penseur certes intéressant mais « dépassé », quitte à lui faire dire tout autre chose qu'il ne dit, quitte à transformer en superstition ce qui, dans les dialogues, apparaît comme une analyse.

Le degré de régression de l'intelligence philosophique est tel que l'on ne se trouve même plus en mesure de comprendre ce qu'est une analyse. Analyser le monde, distinguer ses composantes, tout en reconnaissant qu'elles demeurent unies par des « gradations infinies », c'est, il faut le croire, une opération qui est devenue hors d'atteinte des « spécialistes » en philosophie, mais que les écrivains, ultimes héritiers de la gnosis, accomplissent naturellement. Je vois pour ma part en Proust, Joyce, Biély des virtuoses de ces « gradations infinies ». De l'anamnésis platonicienne, il font un instrument prodigieux de connaissance et de sensation. Connaître et sentir, bien sûr, se révèlent en une seule et même expérience intérieure. Cette expérience est à la fois un « connaître » et un « sentir », mais je ne puis la dire qu'en distinguant le « connaître » et le « sentir » et en les unissant dans le Dire poétique. Le renversement du platonisme vise avant tout à nous faire croire que le « sentir » n'est plus un « connaître », que toute gnosis est illusoire et qu'à ce titre, il nous faut nous contenter de notre rôle « d'homme-machine ».

Les écrivains, je le redis, s'opposent de toute la force de leur sensibilité, de leur âme et de leur intelligence à cette « fonctionalisation » de l'humanitas. Ils persistent fanatiquement à reconnaître le Beau dans la splendeur du Vrai, à refuser précisément de séparer le Beau et le Vrai comme le font les Modernes qui croient renverser le platonisme mais ne font que se rallier à sa caricature. L'innovation est un secret qui appartient à l'approfondissement des intelligences les plus traditionnelles. Nul n'innove que le fidèle. Le « monde nouveau » et les « cieux nouveaux » sont au coeur ardent et secret du fidèle. Or, le monde moderne a horreur de la fidélité, et c'est pourquoi il doit se contenter du ressassement des formes anciennes, de leur « renversement » ou de leur « déconstruction ». Historiquement, le monde moderne se caractérise par le massacre des fidèles, des tribus issues de mondes traditionnels, de visions métaphysiques ou prophétiques. Cela débute avec la Terreur et ne cesse plus. L'homme de l'anamnésis, l'homme de l'intemporalité est l'ennemi du monde moderne.

L'acharnement contre le platonisme m'attriste car dans les décombres de ce platonisme « renversé » ou « déconstruit », je vois surtout une « humanité » livrée sans défense à de nouvelles planifications planétaires. Dans ce monde aux fidélités arrachées, aux hiérarchies détruites, aux temples profanés et aux autorités bafouées, je vois un « individu » livré à la plus vaste entreprise de massification jamais connue à ce jour. Qu'est-ce qu'un individu sans fidélité, sans métaphysique, sans vision si ce n'est une unité interchangeable, une pure notion quantitative?

L'ombre: Il est difficile de faire la part, dans votre propos, du pessimisme et de l'optimisme. D'une part, vous offrez une vision très noire du monde moderne, et d'autre part, vous conférez au personnage que vous nommez l'auteur des pouvoirs et des possibilités sans bornes. Finalement êtes-vous pessimiste ou optimiste ?

Le voyageur: L'auteur libéré du poids du ressentiment, l'auteur fanatiquement éclairé sur la nature véritable du monde moderne est la fois radicalement pessimiste et follement optimiste. Fondé sur la considération de ce qu'est le monde moderne, de sa réalité meurtrière et vulgaire, le pessimisme n'a rien d'humoral ni de personnel. Ce monde correspond bien à la formule de Shakespeare « une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien ». Mais voir ce monde tel qu'il est, est-ce du pessimisme ou simplement de la lucidité ? Il me semble qu'il s'agit là surtout d'impersonnalité. Je vois ce monde abominable en historien, c'est à dire au terme d'une enquête et non point en rapport avec ma situation personnelle. Le seul fait que je puisse ici m'exprimer, disposer des ressources merveilleuses de la langue française, de sa précision, témoigne de mon privilège. J'ai la chance de vivre, le loisir de penser, la grâce de pouvoir dire ma pensée, le bonheur de pouvoir partager mes pressentiments, mes logiques et mes visions avec mes semblables... Ce privilège, je suis bien conscient qu'il est des plus rares et je n'ai pas l'outrecuidance d'induire de mon bonheur personnel la supériorité de l'époque où je vis, alors même que ce bonheur fut arraché, avec une brutalité inouïe à tant de mes semblables !

Ceux qui trouvent merveilleux cet abominable vingtième siècle, dont nous venons de sortir, ont pour point commun de n'être morts ni dans des camps, ni sous les bombes atomiques ou autres et d'avoir été généralement épargnés par les horreurs d'un siècle prodigue en horreurs. Ce qu'ils trouvent si formidable dans ce temps, c'est le confort où ils vivent, leurs voitures (« ces machines qui puent et qui écrasent » disait Léon Bloy), leurs appareils ménagers, leur télévision et j'ai le vague soupçon que le plaisir qu'ils en retirent justifie à leurs yeux le martyr de leurs prédécesseurs. Pour nos joyeux démocrates qui s'épanouissent à l'idée d'être pour quelque fraction de millionième à l'origine pragmatique du choix de leur chef d'état, le nazisme, par exemple, ne fut finalement qu'un accident ou un « effet pervers » du « progrès » qui justifie leur présent bonheur ! Comme on passe allègrement sur le malheur de ceux qui ne sont plus ! Comme on fait de son propre bonheur la Norme du « Bien universel » ! Quelle ingénuité dans l'égoïsme !

Pour ma part, je veille à ce que mon propre bonheur ne m'interdise point de voir les aspects sombres de mon temps. A considérer mes contemporains, je les vois en proie à une misère sans nom. Une misère qui ne se dit point. Certes, des possibilités déroutantes s'offrent au devenir humain, mais les hommes qui nous entourent vivent une vie déplorable. L'appauvrissement du langage témoigne de l'appauvrissement de leur sensibilité. La société du spectacle diffuse ce mélange nauséeux de violence extrême et de mièvrerie dont les productions culturelles en provenance des Etats-Unis envahissent la vieille Europe sous les yeux hagards des consommateurs !

Mièvre et violent, ce monde, puritain jusqu'au crime; le mauvais goût s'allie à la mauvaise conscience pour établir, planétairement, le règne de la laideur ! Le monde devient immonde. Ce constat, il faut le faire, oser en approfondir en soi la souffrance pour se hausser à la dignité du Logos. L'obscurantisme règne, quand bien même il se pare de Descartes ou de Voltaire (que personne ne lit !). J'ai parlé d'un obscurantisme rationaliste, ou, plus exactement rationalisateur. Les Etats-Unis, me semble-t-il, sont à la pointe de ce mouvement qui est un mouvement d'agression contre les anciennes cultures. Naguère, les colonisateurs d'Amérique dressaient les unes contre les autres les tribus indiennes par de fausses promesses. La stratégie, des événements récents le montrent, se poursuit aujourd'hui en Europe. Nous autres, héritiers des antiques cultures européennes et méditerranéennes ne sommes plus aux yeux du monde moderne que des tribus en voie d'extinction. Que seront nos réserves ? Dans des parcs d'attraction, on montrera de petits hommes râblés, avec un béret et une baguette: des Français ! Ne sous-estimons pas ce mélange de haine et d'envie que suscite la France. Le mot même de France commence à s'effacer. Les journalistes, usant par la redite une métaphore gaullienne, disent l"'Hexagone", c'est moins offensant pour les oreilles étrangères. Proposons de nommer "tubercules", les Pays aux formes moins géométriques ! La France s'efface, elle cède, elle s'amoindrit, et certes, les Français en sont les premiers responsables. Leur nullité génère le mépris et ils se font un profil si bas qu'ils n'osent plus même écrire et parler leur propre langue. Par obséquiosité, les romanciers français écrivent le plus souvent une langue qui paraît plus ou moins bien traduite de l'américain. Il n'est pas rare de lire comme une traduction littérale de l'anglo-américain des formules telles que le « jour d'après » au lieu de « le lendemain ». Les écrivains français, de plus en plus nombreux écrivent le français comme le faisaient les mauvais traducteurs. Dans ces navrances, nous relisons Cioran, ou Albert Caraco, qui est un Cioran survolté, à découvrir ! Voilà pour le pessimisme... La France s'étiole. Les tribus d'Europe seront trompées et vaincues. L'Economie règnera sans partage. Une nouvelle Théocratie s'établira, adoratrice de cette abstraction qu'est la Loi du Marché. Nous nous prosternerons devant elle dans la poussière. Tel sera l'hymne à la joie du monde moderne triomphant. Pessimiste ? A peine ! Je vous dirai que je vois ce qui vient dans ses possibilités les plus avenantes. Les romans d'horreur sont déjà écrits.

Parlons du versant optimiste que vous avez la bonté de discerner dans mes écrits. Le mot optimiste m'insatisfait tout autant que le mot pessimiste. Mes proches me font l'honneur de reconnaître que je ne suis point un être d'humeur. Cependant, quelque élan mystérieux m'entraîne. J'ai le sens des possibilités immenses. Chaque heure m'apparaît comme un royaume. Je vois le temps comme une succession de prières exaucées. Mon âme est dominée par un irrépressible sentiment de gratitude. Je remercie le jour qui vient, « la rose apparence du soleil ». Je remercie la nuit qui pose sur les toits de Pézenas ses grandes ailes bleu sombre: j'y trouve l'apaisement, le silence de l'écriture. Je crois en l'incommensurable puissance de l'intelligence humaine, en ses ressources infinies d'enchantement. Ce sentiment de gratitude me fait redevable. Il me semble toujours que la pointe exquise de la trouvaille, la douce nuit des regards échangés, la gloire des secondes saisie au vol, tout cela qui me comble et me ravit, il m'en incombe une responsabilité. Je n'ai point de théorie précise à ce sujet. Je m'arrive pas à me départir de l'idée que je suis en quelque sorte responsable des bienfaits que je reçois. Cette lumière du soir fut si belle dans mes hautes fenêtres qu'il est pour ainsi dire de mon devoir de l'offrir en partage. Voici ce que je reçois ! C'est pour toi, lecteur ! C'est en ce sens que je crois, comme vous le dites, en les pouvoirs sans bornes de l'auteur.

L'auteur dispose d'un pouvoir sans bornes car il éprouve une gratitude sans borne... Sa puissance sans borne est celle du monde qu'il accueille dans son entendement. L'entendement humain est un infini qui contient la resplendissante finitude du monde, du cosmos. C'est en ce sens que ma vision est théologique. L'Esprit est plus vaste que le monde. Le monde est à l'intérieur de l'Esprit. Dans un sens strictement « matérialiste », les scientifiques s'accordent à dire que le cerveau humain est sans doute le composé le plus complexe de l'univers connu à ce jour. Rien de plus simple que les constellations ! L'auteur doit s'interroger sur les « ordres de grandeur ». Etre auteur, se soucier, comme le souligne Philippe Barthelet de « la vertu qui accroît », être le jardinier des mots français ou le théologique méditant du « iota » de la lumière incréée, c'est toujours affiner en soi le sens des « ordres de grandeur ».

Tout se joue dans le rapport et la proportion. L'auteur établit des rapports et suggère des proportions précisément car il se tient du point de vue de l'infini. La finitude est la preuve de l'infini, de même que la Forme est la preuve de la souveraineté du Sans-Forme. La grammaire et la rhétorique sont des sciences du rapport et de la proportion. Des sciences édifiantes, architecturales, hiérarchiques, musicales qui sans cesse reconstruisent ce que le nihilisme déconstruit. Certes, on peut abattre les temples, comme on le fait ces derniers temps des églises orthodoxes, on peut bafouer les auteurs, répandre son fiel sur les pensées les plus généreuses, la Forme subsiste dans l'invisible. La Forme est ce recours secret des humiliés et des offensés et c'est bien pourquoi ceux qui ne vénèrent que le pouvoir la veulent détruire ! La Forme est l'auctoritas, elle est ce qui fonde la puissance sans limite de l'Auteur face au nihilisme.

L'ombre: Mais ces « pouvoirs » de l'auteur et de ce que vous nommez la Forme, sont-ils autre chose que des vœux de l'esprit et du cœur ? Comment les manifester ? Quelle influence leur attribuer ?

Le voyageur : Les vœux de l'Esprit sont les seuls à devenir réalité, ou, plus exactement, à se faire réalité. L'Esprit ordonne. Les mains obéissent. Rien n'advient dans l'ordre de la culture et de la civilisation qui ne soit tout d'abord un vœu de l'Esprit. Toute beauté est un vœu exaucé. L'histoire humaine est faite de ces Formes imaginées qui s'emparent de la substance et font les religions, les styles, les morales... Notre présent est fait de la vie ou de la mort de visions lointaines.

Mais la vérité de la Forme est aussi beaucoup plus immédiate. Les pouvoirs de l'auteur sont d'abord des pouvoirs sur lui-même. Ce que l'écriture change en nous, c'est le pouvoir de l'attention. Lire, écrire sont des écoles d'attention. Le monde moderne est bien comme le soulignait Bernanos, une gigantesque conspiration contre toute forme de vie intérieure, il est aussi une infatigable attaque contre nos facultés à être attentif. Tout distrait, tout dissipe. L'homme moderne est d'abord un homme qui manque d'attention et de concentration. Dissipé, décentré, irrelié, il divague de « signifiances » en « signifiances ». Il n'est rien de moins naturel que l'attention. Etre attentif, c'est être éveillé. L'homme moderne dérive dans une hypnose mortifère. Il s'abreuve au Léthé et dédaigne la source de Mnémosyne. Etre attentif au monde, c'est agir. Ecrire, c'est changer en signes qui demeurent le moment qui passe. C'est opérer à ce renversement herméneutique qui fonde le présent dans ce qui demeure. Le présent n'est plus alors ce qui passe aussitôt que perçu mais la pointe de l'éternité. Mais pour voir la pointe, il faut être attentif...

Ecrire avec un minimum de respect envers le Logos, c'est affiner l'intelligence, la rendre plus sensible à la fine pointe du temps qui passe au-delà du temps, c'est pratiquer une ascèse qui n'est point si éloignée du tir à l'arc tel que le pratiquent les Maîtres du bouddhisme Zen. Ce qui change par une certaine pratique de l'écriture, ce qui fait de l'art littéraire un art martial de la recherche de la vérité, c'est l'éclat que l'attention extrême allume dans l'entendement humain.

Ce qui naît de cet éclat, c'est la conscience. Etre conscient, ne plus dormir, atteindre à l'état d'éveil, c'est voir. La vision précède. Elle annonce. Elle nous fait entrer dans une logique providentielle. Mettre en échec l'affreuse banalité du monde moderne, c'est aussi en finir avec l'insolite, retrouver l'interdépendance, le tissage du monde. Ecrire, c'est évoquer les tapisseries merveilleuses. De celles qui nous emportent comme dans les contes des mille et une nuits. Ecrire, c'est prendre conscience de l'entrecroisement des fils. Les mythes hindous font la part belle aux dieux tisserands. Les pythagoriciens et le Yi-King excellent à dire ce qui s'entrecroise. Les hommes, la terre, le ciel et le divin dialoguent et l'entrecroisement de leurs propos murmure dans les feuillages orphiques qu'évoque Monterverdi non moins que dans la pensée du scribe qui humblement recopie et enlumine. L'écrivain le plus imbu de ses pouvoirs sait que sa tâche est d'enluminer avec attention. Ecrire, c'est voir et cette vision, à mesure que l'auteur avance dans la tâche qu'il s'est prescrite, devient de plus en plus colorée, lumineuse. Mon expérience intérieure d'écrivain me donne accès à un monde dont les couleurs sont de plus en plus semblables à celles des tableaux des Primitifs italiens. Nous écrivons noir sur blanc, mais les mots vibrent d'or et d'azur.

 

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Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

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