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07/01/2022

René Guénon, l'ensoleillement intérieur:

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Luc-Olivier d’Algange

L'ensoleillement intérieur

Notes sur René Guénon

 

Alors que nombre d'essais publiés dans les premières décennies du siècle paraissent désormais obsolètes ou excessivement entravés par les circonstances qui les virent naître, la pertinence de l'œuvre de René Guénon s'accroît presque de jour en jour. La possible réduction de l'être humain en objet de série, suite logique du « clonage mental » favorisé par la « communication de masse » corrobore, au-delà de toutes les craintes, la justesse de l'analyse du Règne de la Quantité et des Signes des Temps. La soumission de plus en plus affirmée des religions à ce que Jean Tourniac nommait « l'exotérisme dominateur », à l'idolâtrie de la lettre morte, confirme ce processus de matérialisation et la haute pertinence de la distinction nécessaire que René Guénon établit entre les domaines initiatiques et religieux.

Dans l'ordre du politique, enfin, seuls les esprits les plus aveuglés peuvent encore méconnaître que la disparition de tout pôle d'Autorité spirituelle est la cause directe de l'abus de pouvoir, de l'hybris vertigineux du pouvoir de l'homme sur l'homme se traduisant, entre autres, par des massacres d'une ampleur et d'une horreur sans équivalent dans l'histoire de l'humanité. Le despotisme moderne cautionne sans sourciller des horreurs qui eussent fait reculer d'épouvante l'empereur romain le plus fou, non sans conférer à son règne les allures dérisoires de l'opérette. La coexistence des camps de concentration, de la famine organisée et des « parcs d'attractions » témoigne de la nature fondamentalement bestiale et infantile de la « modernité ». Ce monde moderne accorde si bien en une même volonté le sentimentalisme et l'inhumanité que l'homme moderne qui fut épargné, ou qui s'imagine avoir été épargné (rendu à l'incapacité de mesurer sa propre déchéance) ne cesse de se redire à lui-même qu'il vit bien « dans le meilleur des mondes possibles ».

Sans voir que le mouvement même qui l'exile de toute fidélité et de toute centralité intérieure l'arrache, en même temps, de la terre, que le sensible lui est ôté en même temps que l'intelligible et l'appartenance au particulier en même temps que la possibilité de l'Universel, il s'acharne à l'apologie de son temps par une accumulation de mensonges, d'aveuglements et de faux-semblants qui obscurcissent son entendement jusqu'à la stupeur. Esclave entre les esclaves, unité interchangeable sans être, ni devenir, exilé de l'Exil lui-même, oublieux de l'Oubli, rejeté dans ces zones extérieures de l'être où toute parole est frappée d'inanité, le moderne croit encore être un « individu » libéré des exigences de la Tradition et des traditions, voire un « humaniste », alors que son consentement aux déterminismes inventés par le matérialisme mécaniste du dix-huitième siècle l'a soumis à n'être qu'une catégorie zoologique, une espèce parmi les espèces et non plus un Unique à l'image de Dieu.

Ce que le moderne nomme liberté est d'abord la liberté de ne pas penser, d'abandonner toute vie intérieure à l'utilitarisme dérisoire de la marchandise. Ses villes désorientées, titanesques et tentaculaires le convainquent sans peine qu'il n'est rien alors que l'idéologie dominante lui ressasse qu'il est tout, ruinant ainsi symétriquement tout esprit de fraternité et de compassion. Entre le tout et le rien, l'infantilisme, qui récuse tout héritage, toute déférence à l'égard des morts, - et la bestialité qui veut, selon la formule de Maurice Blanchot « réduire à la toute-puissance de la mort ce qui ne se mesure point en terme de pouvoir », le moderne veut s'éprouver supérieur aux hommes de la Tradition, à ceux qu'il nomme « archaïques », aux fidèles, aux porteurs d'une morale héroïque et sacerdotale. Mais cette supériorité étant, à ses propre yeux, des plus douteuses, il ne peut s'en convaincre sans exterminer ceux qui lui demeurent étrangers, peuples fidèles, tels que les Indiens d'Amérique, porteurs d'une culture chevaleresque et métaphysique, les Juifs d'Europe, les Orthodoxes de Russie, les Tibétains, parmi d'autres, sans oublier les victimes de la Terreur républicaine, et les hommes différenciés, poètes ou philosophes, en butte à la vindicte acharnée des planificateurs.

Pour ceux-là qui ne se sont point interdit de discerner ce que le monde moderne exige de nous, à savoir la réduction de notre entendement à un seul état d'être résolument périphérique, l'œuvre de René Guénon est à la fois un vade-mecum et une arme, et c'est à ce titre qu'elle fait désormais l'objet d'attaques de plus en plus nombreuses et diverses. Outre les irresponsables folliculaires qui s'évertuent à taxer « d'extrême-droite » toute œuvre hostile au totalitarisme moderne, par un simple renversement de la vérité, coutumier des pratiques journalistiques, il se trouve encore, dans certains milieux « chrétiens », des esprits vétilleux qui, pour surseoir à la confrontation avec la doctrine transmise par René Guénon, s'en prennent à la personne de l'auteur, ce qui équivaut à contester la justesse d'une formule mathématique en s'en prenant au mathématicien lui-même.

René Guénon, que je sache, n'a jamais interdit, ni même déconseillé à quiconque d'être chrétien, pas plus qu'il n'a proscrit la possibilité de ne l'être pas, tout en demeurant fidèle à la Tradition. Tout au plus s'agit-il de savoir si dans tel ou tel contexte religieux celui qui prie et adore adresse sa prière et son adoration à Dieu ou bien à la représentation que ses coreligionnaires se font de Dieu. Est-ce la religion qui doit être vénérée, dans sa réalité historique et humaine, ou bien la réalité supra-historique dont elle témoigne ? Est-ce la communauté humaine qui détermine le sens des sacrements et des liturgies ou bien le sens des sacrements et des liturgies qui doit influer sur les hommes ? Dans n'importe quelle église du monde, en sa plus humble prière, l'homme est seul avec Dieu. Cette solitude essentielle oriente sa ferveur vers l'universel, quand bien même elle est rendue possible par la fidélité à telle ou telle forme particulière. Le principe de gradation s'avère ici d'une importance décisive, ainsi que celui de l'initiation.

« Lorsqu'on lui montre la lune, l'imbécile regarde le doigt » dit un proverbe chinois. L'exotérisme dominateur, non seulement fourvoie le regard, mais il interdit la juste orientation du regard. Il existe en toute religion une part immanente, sociale, historique, humaine qui se manifeste par le lien nécessaire des hommes entre eux; l'erreur moderne est de vénérer cette part, de l'absolutiser dans l'identification absurde du message et du médium. Le critique moderne croit que le sens d'une œuvre n'est qu'un « épiphénomène du texte »; le fondamentaliste, non moins moderne, veut croire que la formulation de la vérité vaut davantage que le vérité elle-même. Du Symbole qu'il représente et qu'il vénère, il détruit la puissance opératoire en refusant de joindre la part visible, historiquement inscrite, particulière, conditionnée, formelle, à la part invisible, universelle, centrale, inconditionnée et supra-formelle.

L'oeuvre de René Guénon nous enseigne à nous défier de l'idolâtrie du Symbole. Elle vient nous rappeler à propos que le Symbole n'est qu'un instrument et qu'il peut aussi bien nous aveugler que nous éclairer selon que nous en usons à bon escient, selon une métaphysique dont l'exactitude et la transmission régulière font l'objet dans Aperçus sur l'initiation, de minutieux exposés, ou bien à mauvais escient,- c'est-à-dire en état de pure fascination.

Tout langage dispose du double pouvoir de fascination et de communion. La fascination relève du pouvoir, et comme telle, elle s'exerce éperdument, et sur tous les fronts, dans le monde moderne. L'infantilisme et la bestialité du monde moderne possèdent en la fascination leur alliée la plus sûre. La propagande, la publicité, tout ce qui fait écran entre l'homme et les réalités sensibles et intelligibles travaille sans discontinuer pour le règne sans partage de la Quantité.

L'immense conjuration contre toute forme de vie intérieure dont parlait Bernanos trouve en la fascination sa suppléante la plus diligente car elle réduit l'immense liberté humaine à la double servitude de l'hébétude et de l'activisme. La communion au contraire n'est possible que par l'Autorité, elle est la garante et la légitimité de l'Autorité; l'Autorité véritable est la clef de voûte de la communion. L'oratoire solitude de l'homme avec Dieu implique la communion avec ses semblables, morts ou vivants dans une synchronicité et, pourrait-on dire, une ubiquité dont témoignent les facultés surnaturelles de la sainteté et de la compassion, alors que la collectivité humaine, réduite à son immanence, exile l'individu dans une solitude narcissique dont il ne peut sortir, illusion funeste, que par sa fusion, son agrégation sub-humaine à un groupe, avec des semblables également décentrés, désorientés, également défaillants et cherchant dans le groupe humain une densité d'être qui leur fait défaut.

Cette accumulation de défaillances démultipliées donne la mesure des désastres et des déchéances modernes. Or, les désastres et les déchéances sont exponentiels; les normes profanes sont profanatrices, et loin d'indiquer seulement un état de soumission elles entraînent une accélération du déclin, de même que la chute d'un corps s'accélère par accumulation de la vitesse acquise en fin de course.

L'idéologie du progrès, magistralement réfutée par René Guénon, n'a d'autre raison d'être que de conférer un semblant de raison à ce mouvement descendant dont ce serait une erreur grossière de croire qu'il épargne les formes. De même que l'oubli ou le refus du monde métaphysique finissent par nous priver de la compréhension et de l'appréhension du monde physique et nous précipiter dans ce "monde virtuel" qui est un simulacre, à la fois du monde physique et du monde métaphysique, de même, les formes religieuses, après leur solidification exotérique et fondamentaliste sont menacées de se dissoudre.

Beaucoup feignent encore de voir dans la distinction guénonienne de l'ésotérisme et du religieux une opposition, voire un conflit dont l'un devrait sortir victorieux et l'autre vaincu. Or, un ésotérisme qui considérerait les religions constituées comme des adversaires ne saurait être qu'une écorce morte, une outrecuidance humaine parmi d'autres. Inversement, une religion considérant son propre ésotérisme comme néfaste ou périlleux en viendrait à nier le Principe de vérité lui-même, et son universalité métaphysique dont ses formes sont l'empreinte, si bien qu'elle condamnerait ainsi ses formes à une érosion fatale, voire à une disparition pure et simple.

L'universalité métaphysique, loin d'être l'ennemie des formes en constitue le centre et la légitimité. « Toutes les voies, écrit René Guénon, partant de points différents vont en se rapprochant de plus en plus mais demeurant toujours distinctes jusqu'à ce qu'elles aboutissent à ce centre unique, mais vues du centre même, elles ne sont plus en réalité qu'autant de rayons qui en émanent et par lesquels il est en relation avec les points multiples de la circonférence. » Le religieux n'a pas davantage à se considérer comme hostile ou contraire à la métaphysique que les rayons ou la circonférence n'en auraient à se considérer comme étrangers au centre dont ils émanent. Tout se joue dans la perspective; l'idolâtrie débute aussitôt que tel ou tel point particulier prétend à l'exclusivité.

Le centre auquel aboutit le voyageur spirituel est le même que celui dont émanent les formes diverses. Telle est la Jérusalem Céleste que le Chevalier de Dürer, qui doit demeurer hors d'atteinte de la Mort et du Diable, discerne dans les hauteurs et vers laquelle il oriente sa monture. Le Chevalier est guidé par un acte de foi, mais cette foi n'a d'autre couronnement que la connaissance. «  Les deux sens, inverses l'un de l'autre suivant lesquels les mêmes voies peuvent être envisagées correspondent exactement, écrit René Guénon, à ce que sont les points de vues respectifs de celui qui est en chemin vers le centre et celui qui y est parvenu, et dont les états précisément sont souvent décrits, dans le symbolisme traditionnel, comme ceux du voyageur et du sédentaire. Ce dernier est encore comparable à celui qui, se tenant au sommet d'une montagne, en voit également, et sans avoir à se déplacer, les différents versants, tandis que celui qui gravit cette même montagne n'en voit que la partie la plus proche de lui, et il est bien évident que la vue qu'en a le premier peut seule être dite synthétique. »

L'erreur funeste serait alors d'induire de l'unité transcendante des religions un syncrétisme qui, à la vertu éminente d'universalité, substituerait la confusion des formes. Ainsi, les mystiques obscurantistes du New-Age, avec leur cortège de sectes plus ou moins odieuses ou loufoques, appliquent à des domaines qu'elles ne peuvent ni ne veulent comprendre la logique aberrante d'une philologie qui, se fondant sur la possibilité de la traduction, principe de toute tradition, en conclurait, par une sophistique sommaire, à la nécessité d'imposer à tous un espéranto où s'éteignent précisément les vertus d'universalité contenue dans chaque langue.

Ecrivain français, je crois en la possibilité de traduire un poète allemand, anglais ou chinois (le poème, en chaque langue étant lui-même traduit d'un silence antérieur) précisément car je crois en le génie propre de chaque langue. Alors que la voie vers l'universalité traditionnelle va de la périphérie vers le cœur, le mondialisme moderne et profane se contente de parcourir la circonférence en l'ignorance des rayons et du centre où ils convergent. D'où l'importance de préserver l'intégrité des langues et des formes. Une langue française amoindrie, rendue dissonante par l'usage malencontreux de formes idiomatiques étrangères, appauvrie dans sa syntaxe et dans son vocabulaire, s'éloigne de l'universalité, tout comme une forme traditionnelle, dédaigneuse de la précision opératoire de sa liturgie, de ses rites et de ses symboles est condamnée à s'étioler. « Dans le cas d'une forme traditionnelle incomplète, écrit René Guénon, on pourrait dire que la voie se trouve coupée en un certain point avant d'atteindre le centre, ou, plus exactement encore, qu'elle est impraticable en fait à partir de ce point qui marque le passage du domaine exotérique au domaine ésotérique. »

Le propre du monde moderne est d'osciller entre un spiritualisme périphérique, et pour ainsi dire touristique, et une tentation inverse, et non moins funeste, de s'attacher fanatiquement à telle ou telle voie rendue impraticable. Certes, on ne saurait affirmer péremptoirement que telle ou telle voie est impraticable ou définitivement obstruée, d'autant que la qualification de celui qui la pratique est bien souvent davantage en cause que la voie elle-même. Il convient, en l'occurrence, d'exalter la vertu d'humilité qui, à mesure que nous cheminons, nous délivre du narcissisme individuel ou collectif en nous rendant plus sensible à l'au-delà du Moi et des formes collectives que nous empruntons et auxquelles notre vanité, bien davantage que notre sagesse, nous attache.

Ce serait folie de croire que  l'unité centrale et principielle de la Tradition nous est acquise: nous cheminons infiniment vers elle. Cette unité ne saurait être une propriété, une revendication ni une condition car elle n'est autre que l'Inconditionné lui-même, que notre condition humaine nous laisse entrevoir et dont, parfois, elle nous divulgue des preuves par de précises correspondances. La Science Sacrée n'est pas davantage contenue dans la Théologie que la musique et la mathématique musicales ne sont entièrement contenues dans tel ou tel instrument de musique.

Des controverses récentes ou plus anciennes suggèrent que l'œuvre de René Guénon risque d'éloigner de la Foi. Pas plus que l'on ne dévalorise un instrument en rappelant la musique dont il peut se faire l'ambassadeur ou un chemin en indiquant qu'il conduit quelque part, la métaphysique ne conteste ni ne dévalorise la forme religieuse. La Science Sacrée appartient à un autre ordre que le religieux; elle ne saurait entrer en rivalité avec lui, de même que le point central n'entre pas en conflit avec les rayons qui s'y unissent. «  En fait, écrit René Guénon, les rites exotériques n'ont pas pour but comme les rites initiatiques, d'ouvrir à l'être certaines possibilités de connaissance, ce à quoi tous ne sauraient être aptes; et d'autre part, il est essentiel de remarquer que bien que nécessairement ils fassent appel à l'intervention d'un élément d'ordre supra-individuel, leur action n'est jamais destinée à dépasser le domaine de l'individualité. Ceci est très visible dans le cas des rites religieux, que nous pouvons prendre plus particulièrement pour terme de comparaison parce qu'ils sont les seuls rites exotériques que connaisse actuellement l'Occident: toute religion se propose uniquement d'assurer le "salut" de ses adhérents, ce qui est encore une finalité relevant encore de l'ordre individuel, et, par définition en quelque sorte, son point de vue ne s'étend pas au-delà; les mystiques eux-mêmes n'envisagent toujours que le "salut" et jamais la "Délivrance", tandis que celle-ci est, au contraire, le but dernier et suprême de toute initiation. »

Le Diable est celui qui divise, celui qui en suscitant et en flattant l'outrecuidance humaine accroît les prétextes de discorde, envenime les rivalités et déchaîne les pouvoirs de leur soumission à l'autorité. Non seulement la Vérité n'est ni mienne, ni nôtre, elle n'est ni dans la subjectivité ni dans l'agrégat des subjectivités, elle est dans l'interprétation infinie qui abandonne en chemin les écorces mortes, jusqu'aux retrouvailles avec l'ensoleillement intérieur du Soi. Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, dont le dessein fut admirablement chanté par Djalâl-od-Dîn Rûmî:

«  Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman

Je ne suis ni d'Orient, ni d'Occident, ni de la terre, ni de la mer

Je ne proviens pas de la nature, ni des cieux en leur révolution.

Je ne suis pas de terre, ni d'eau, ni d'air, ni de feu;

Je ne suis pas de l'empyrée, ni de la poussière; pas de l'existence ni de l'être...

Ma place est d'être sans place, ma trace est d'être sans trace;

ce n'est ni le corps, ni l'âme, car j'appartiens à l'âme du Bien- Aimé.

J'ai renoncé à la dualité, j'ai vu que les deux mondes sont un.

Un seul je cherche, Un seul je sais, Un seul je vois, Un seul j'appelle... »

 

(Extrait de Fin Mars, ls hirondelles, éditions Arma Artis) 

 

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