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25/11/2021

Note sur Pierre Boutang, Songeurs et chanteurs:

Luc-Olivier d'Algange

Songeurs et chanteurs

 

Dans un texte lumineux, intitulé Sur les traces d'Homère, Pierre Boutang écrit: « Nous ne sommes que des rêveurs, songeurs et chanteurs». Cette affirmation, rien moins que gratuite, situe d'emblée la méditation de Pierre Boutang, quand bien même elle emprunte les voies du discours didactique, dans la perspective d'un Art poétique. Elle ne se laisse comprendre que si nous faisons nôtre une mystérieuse alliance de la poésie et de la raison. La logique du songeur et du chanteur, la logique de l'Art poétique, refuse à la fois l'alternative, qui nous somme de choisir entre la raison et le chant, et le compromis, à savoir l'hypothèse absurde d'une poésie « raisonnable ».

Pour Pierre Boutang, comme pour Dante ou pour Maurice Scève, la raison procède de la poésie, et non l'inverse. La raison poétique est la meilleure, car elle est une raison d'être. La poésie ouvre la voie de l'ontologie et de la métaphysique. En amont de la raison (mais non contre elle, comme le préconisaient les Surréalistes qui demeurent là, à leur façon, des positivistes) l'être est l'ensoleillement intérieur du Logos, sa gloire secrète. La poésie est raison d'être, car elle est victoire sur l'oubli de l'être, ressouvenir et pressentiment d'une civilité perdue. Qui entendre et de qui se faire entendre, si le chant ne domine point, si un Songe plus vaste que nous ne nous environne ? Pierre Boutang est poète, car il nous délivre de l'humanisme de la démesure, de l'humanisme outrecuidant.

Poète, Pierre Boutang, nous délivre des fausses alternatives, qui sont le propre du prosaïsme (l'alternative de l'individu et de la collectivité, par exemple). Qu'opposer, sans fanatisme, mais avec fermeté à l'humanisme de la démesure si ce n'est précisément la Mesure éminente et surnaturelle des retrouvailles avec « la simple dignité des êtres et des choses » dont parlait Charles Maurras. L'entendement du poète est semblable à une voûte romane: songeuse et pleine de raison.

L'œuvre de Pierre Boutang donne confiance: elle ressaisit la pensée avant qu'elle ne soit dévastée par l'écueil nihiliste. Pierre Boutang nous enseigne l'humilité. Or, point d'herméneutique sans humilité. Il faut accueillir en soi (« en soi » et non enfermer dans le Moi, dans la subjectivité) le doux ou violent rayonnement des mots et des choses, le sentiment fugace ou permanent de la présence. Telle est la raison d'être d'une civilité étendue aux plus humbles manifestations, comme aux plus grandioses.

Délivrée de la subjectivité qui outrecuide, et de la bête de troupeau, l'aventure odysséenne de la pensée débute sous des auspices heureux : « Cette trace que nous suivons, lumineuse dans les mémoires, indistincte sous la poussière des livres, soudain fraîche comme les joues de la belle Théano, est celle de l'Aède divin. Tout ce qui est de lui nous trouble et nous enchante ». L'humilité est de consentir au ressouvenir et au trouble et à l'enchantement. Les retrouvailles de la poésie et de la raison disent ce consentement de la grande âme reçue par la grandeur du monde. L'intelligence n'est pas l'ennemie de l'enchantement. L'exactitude est enchanteresse, elle compose pour nous, à travers nous, un chant dont nous sommes les messagers. Nous traversons notre chant et ses possibilités prodigieuses de pensée comme Ulysse la mer violette, lorsque l'orage menace, que surviennent les éclaircies, que la chance magnifique est offerte.

Boutang va, à certains égards, plus loin que Maurras. Il nous délivre non seulement de l'illusion de l'individu, il nous délivre de la subjectivité et, mieux encore, des subjectivités agrégées que constituent les « masses » du monde moderne. Nous, c'est-à-dire, quelques rares heureux, quelques audacieux « ondoyants et divers », selon la formule de Montaigne. Ce sens de la minorité n'est pas de l'orgueil; il est l'humilité même, il est la Mesure de la limite agissante de toute parole. C'est folie d'orgueil, démesure maléfique que d'imaginer qu'une parole humaine dût engager dans sa formulation l'avenir de tous les hommes. L'humilité essentielle tient un autre langage, moins flatteur. C'est le langage de l'être lui-même, c'est-à-dire de la possibilité universelle. En toute connaissance de cause, selon la plus harmonieuse et la plus mesurée des raisons d'être, c'est la possibilité universelle qu'il faut sauvegarder. Tel est le sens de la vocation héroïque de Pierre Boutang.

Pierre Boutang, et c'est tout l'enseignement de son Art poétique, ne croit pas en la formulation, il croit au silence antérieur, au silence lumineux de la toute-possibilité. Le « nationalisme » de Pierre Boutang ne se fonde pas sur un quelconque idéal « identitaire » (l'atrocité du néologisme trahissant déjà l'impasse de la pensée). Notons, en passant que De Gaulle ne parle pas davantage d'identité française, mais d'Idée, dans un sens platonicien. Certes, la formulation n'est pas hasardeuse, gratuite ou aléatoire, mais elle n'est point le tout. Elle témoigne d'une possibilité souveraine qui la dépasse et que Pierre Boutang nomme la « vox cordis », la voix du cœur : « A la différence de tous les "nationalitaires", écrit Pierre Boutang, comme Fichte, dont procèdent toutes les hérésies allemandes racistes ou national-socialistes, Maurras maintenait l'unité de l'esprit humain et se bornait à reconnaître dans la beauté athénienne, l'ordre romain et la civilisation française classique des réussites presque miraculeuses de l'humanité essentielle ».

Il ressortira de ce principe, par le mémorable entretien de Pierre Boutang avec Georges Steiner, une théorie de la traduction. Il est pertinent d'interroger l'œuvre d'un philosophe à partir de sa théorie de la traduction. Pierre Boutang ne croit point que la parole humaine et le Logos dussent se réduire à la particularité immanente des langues. Il ne croit pas que le sens séjourne tout entier dans le langage comme un objet à l'intérieur d'un objet. Le genre littéraire que le préjugé moderne considère comme le plus radicalement intraduisible, la poésie, c'est par lui que Pierre Boutang, dans son magistral Art poétique entend démontrer l'antériorité du Sens sur le signe. Tout poème est traduisible car il est lui-même traduit d'une réalité poétique antérieure au langage. La question est cruciale, non seulement pour le linguiste ou le philologue, mais pour le philosophe, voire pour le politique. Dire la possibilité de la traduction, c'est dire la vive tradition. Si la traduction était impossible, si chaque langue était à jamais emprisonnée dans sa spécificité pour ainsi dire matérielle, la subjectivité triompherait et l'universalité deviendrait impensable. La voix que le poète écoute, dont il témoigne, dont sa langue divulgue les splendeurs, est la « voix du coeur ».

Le poète se tient dans le silence royal et sacré, il appartiendra au traducteur d'oser le même séjour, de faire par l'imagination créatrice ce retour au temps et au site excellents où l'image se manifestera, où elle surgira, prompte et souveraine, pour se saisir des mots qui n'attendaient qu'elle pour renaître des écorces de cendre de leurs usages profanes et profanateurs. Croire en la possibilité de la traduction, c'est parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, c'est interroger la lettre, la prier, l'exhorter, la ravir amoureusement jusqu'à ce qu'elle cède et révèle la lumière incréée. Les lettres qu'écrivent les poètes sont des lettres de feu; elles scintillent dans les ténèbres avant d'être de nuit d'encre sur le papier. Elles sont la trace lumineuse, la trace de la lumière qui, hors d'elle, retrace dans l'entendement du traducteur, un autre poème, qui est le même.

La traduction, pour Pierre Boutang est une résurrection, non seulement de l'esprit du poème mais aussi du corps et de l'âme du poème. Si la traduction est possible, elle l'est dans sa plénitude. Là encore se tiennent dans une même clarté la raison et la poésie. Le traducteur ne fait pas seulement passer ce qui, du poème, serait raison, en laissant derrière lui comme un bien précieux mais intransmissible, ce qui ne serait que « poétique ». Le traducteur qui trouve « l'accès au sans accès » du poème, reconnaît, par son aventure même, que l'abstrait et le concret, ou, plus exactement, le sensible et l'intelligible, ressuscitent ensemble car le point d'où le poète et le traducteur les considèrent est le même et qu'il précède leur distinction. Ce n'est que du point de vue du sensible que l'intelligible et le sensible sont distincts. La vox cordis dit leur unité essentielle.

Ainsi, celui qui comprend le mystère de la traduction s'ouvre au Mystère plus haut de l'Incarnation et fait sienne la fidélité, si audacieuse et si novatrice en notre fin de siècle cynique et dérélictoire, qui relie l'œuvre de Pierre Boutang à la Théologie médiévale. Tel est le sens de la traduction qu'il ne peut être compris ni par une banale « perspective historique » ni certes par l'abusive et mensongère immobilité de « l'identité », mais bien par ce mouvement de la pensée qui suit le mouvement de la rosace. Le lecteur qui médite l'œuvre de Pierre Boutang est conduit par un tel mouvement. Peu importe la discipline dont la pensée emprunte le cours pourvu qu'elle revienne au terme de sa course à la vox cordis qui la vivifie, au cœur de la rosace méditée.

 

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Un article de Pierre Le Vigan:

Un article de Pierre Le Vigan:

A être doctrinaire, la critique des modernes serait vite aussi ennuyeuse que la modernité elle-même. Mais le contraire de l'ennuyeux n'est pas le superficiel, c'est le vif, c'est ce qui est allègre. Ce sont les qualités que l'on trouvera aux Propos réfractaires de Luc-Olivier d'Algange. Il y défend l'aristocratie comme projet et non comme pièce de musée, le droit à la désinvolture et à une pointe de folie. Il y critique la grande solderie de tout, le Progrès comme progression du lourd, du triste et du laid. Le règne de la quantité du moche. Ce qui est moderne a exterminé la diversité, note-il. "Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qu'il devient ?"

On a fait de la raison une idole, explique encore L.O. d'Algange, et c'est une folie. On a immergé l'homme dans le culte de la réalité du moment, en oubliant que l'important est d'être présent au monde et à soi. On a fait un impératif de "vivre avec son temps", en oubliant que les hommes les plus vrais sont de tous les temps. On a cru que les paysages de banlieues étaient une banalité qui devait être contrebalancée par de l'imaginatif et du ludique, alors que leurs formes relèvent bien souvent du hideux et du démoniaque, et doivent trouver remède dans un classicisme.

On a oublié que tout grand roman est métaphysique, que toute esthétique est une métaphysique en mineur. On a oublié que le libéralisme est une caricature de l'exaltation du risque et de la liberté, que la Mégamachine veut des êtres qui lui ressemblent, et que les vrais écrivains ne peuvent écrire que dans le bruissement du monde, qui est la forme supérieure du silence. Nous avons oublié que la puissance est en amont du pouvoir, et qu'il n'y a que des pouvoirs impuissants s'ils ne sont pas inspirés par une puissance qui relève des forces de l'esprit.

D'Algange délivre une leçon de jeunesse contre le jeunisme de notre époque. La plupart des êtres ferment tôt le couvercle de leur vocation ultime. Ils demeurent désespérément raisonnables. Or, nous ne sommes pas la somme des moments de notre carrière professionnelle, ni la somme de nos actes d'achats. Nous nous devons d'être ouvert à un plus essentiel des choses, à un plus essentiel dans le monde. " Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde". Nous devons être attentifs à ce qui se transmet, à ce qui n'a pas de prix car il n'est que gratuité. " A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre résistance contre ce qui nous est vendu (...)".

Pierre Le Vigan

Propos réfractaires, éditions Arma Artis.

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23/11/2021

Gérard de Nerval lecteur de Joseph de Maistre:

Luc-Olivier d'Algange

Le flambeau de l'Analogie

Gérard de Nerval lecteur de Joseph de Maistre

 

Il existe dans la tradition française un fort courant songeur, surnaturaliste, mystique et prophétique qui, loin de soustraire à notre entendement quelque clarté que ce soit en éprouve les véritables puissances d'embrasement et de transfiguration. Comment ne pas entendre l'œuvre de Racine comme l'épanouissement d'un Songe mélodieux et terrible ? Comment ne pas reconnaître dans les pensées de Pascal la persistante présence des abysses ? S'il est une constante dans la littérature française, elle est bien dans la coïncidence de la métaphysique et de la poésie, dans l'accord de la Doctrine et du Chant et dans l'audace à requérir contre la banalité des apparences le jugement d'une « expérience-limite » où la claire raison, en s'éprouvant à ce qui la fonde et la menace, ouvre à la pensée l'empire des illuminations et des correspondances.

Gérard de Nerval fut, comme Baudelaire et Balzac, un fervent lecteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Il y trouva l'idée, traditionnelle par excellence, d'une antériorité lumineuse et inspiratrice, qui réduit à l'état de vantardise pure la prétention civilisatrice des modernes: « C'est une idée très-frappante, écrit Gérard de Nerval, que celle de Joseph de Maistre qui suppose que les sauvages ne sont nullement des hommes primitifs, mais, au contraire, les derniers représentants d'une civilisation dégradée et abolie ». En amont du temps, en quelques contrées hors d'atteinte mais présentes dans l'âme des poètes, il y eut donc une sapience plus haute. Certes, cette sapience semble éteinte, sa doctrine est généralement oubliée, et toutes les « valeurs » modernes se fondent sur cet oubli, mais elle n'est pas, pour autant, annulée. De tout ce qui fut, il demeure quelque chose. La sagesse s'est éloignée, mais ses traces demeurent en nous, non dans notre entendement diurne mais dans nos rêves, une fois franchies « les portes de cornes et d'ivoire qui nous séparent du monde invisible » - et gardent l'empreinte des Symboles oubliés ou bafoués.

La vie et l'œuvre de Gérard de Nerval consisteront à retrouver, par des voies périlleuses, dans les profondeurs du rêve, l'empreinte du sceau invisible des Symboles. Dans Le carnet de Dolbreuse, Nerval écrit: « Les songes avertissent l'homme parce qu'alors la conscience prend une vision indépendante ». L'œuvre du poète consiste à se rendre attentif à ces avertissements. Ce qui demeure en nous des Symboles d'un Age d'Or oublié nous avertit des désastres et des reconquêtes futures en nous révélant que l'espace-temps qui nous emprisonne n'est qu'une illusion. « Pour en revenir à la nuit et aux songes, écrit Joseph de Maistre, nous voyons que les plus grands génies de l'antiquité, sans distinction, ne doutaient nullement de l'importance des songes, et qu'ils venaient même s'endormir dans les temps pour y recevoir des oracles. Job n'a-t-il pas dit que Dieu se sert des songes pour avertir l'homme ? »

Tel est donc le paradoxe admirable: les songes nous avertissent, ils nous éveillent. La plongée dans le monde invisible éveille les images, et ces images sont vraies. Pour Gérard de Nerval, le rêve éveille à cette vérité que le somnambulisme ordinaire recouvre de ses écorces de cendre. A la veille machinale des travaux utiles et des distractions planifiées, dont le caractère hypnotique n'échappe qu'à ceux qui le subissent, Nerval oppose l'insurrection des songes où vivent les assemblées des déesses et des dieux. Son audace ultime sera de porter la Veille du Songe avertisseur au cœur même de la vie éveillée au risque d'être frappé par foudre d'Apollon. Lorsque le monde ressemble à un faux-sommeil machinal, lorsque la raison partagée ignore la vérité, comment encore oser donner une voix aux augustes et vertigineuses vérités de la Doctrine et du Chant ?

Sans doute l'intelligence moderne n'est-elle si désastreuse que par son impuissance à accorder l'image et la vérité. Pour le moderne, l'imagination est bien « maîtresse de fausseté ». Aux Symboles se sont substituées les fantasmagories. Les songes mentent car ils sont édictés, non par le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible dont nous parle Henry Corbin, le mundus imaginalis, mais par rumeur confuse des subjectivités agrégées. Cependant le souvenir lancine, et la nostalgie ardente, d'une imagination vraie, telle qu'elle se déploya, par exemple, dans L'Odyssée ou La Divine comédie.

Ce souvenir, qui présume l'antériorité d'une sapience lumineuse, d'une anamnésis possible, rassemble en lui les forces conjointes de l'Intellect et de l'impression. Les signes avertisseurs des rêves et les signes que nous adresse le monde sensible sous les atours du « hasard objectif », ou, pour mieux dire, des « synchronicités », lorsqu'ils opèrent ensemble, peuvent aussi bien éclairer que foudroyer. « Le monde est un ensemble de choses invisibles manifestées visiblement ». Si le songe est bien l'avertissement de l'invisible dans le visible, alors l'oniromancie, saisie par le génie du poète, peut d'avérer être une rigoureuse méthode d'induction. Les Soirées de Saint-Pétersbourg ne disent rien d'autre: « Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes. Mais quand voudra-t-on comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel et qu'elles doivent toutes être recherchées dans un autre cercle ? Il n'y a que les hommes religieux qui puissent et veulent en sortir; les autres ne croient qu'en la matière et se courroucent même lorsqu'on leur parle d'un autre ordre de chose. »

Or cet « autre cercle », plus vaste que les mondes, est aussi, par la prodigieuse magnanimité de la providence divine, contenue dans nos âmes. Le mystère des hauteurs se tient dans les profondeurs, le point de focalisation extrême détient l'ampleur hors d'atteinte, toute la splendeur du monde est dite dans le iota de la lumière incréée. La sagesse humaine, lorsqu'elle s'affranchit des fausses sciences, nous dit Jacob Böhme, « outrepasse la sagesse des Anges ».

Le péril contre lequel nous mettent en garde Joseph de Maistre et Gérard de Nerval est de confondre cette possibilité magnifique avec le prométhéisme des modernes. Rien ne s'accomplit avec bonheur sans le diapason d'une humilité, que l'on peut dire pythagoricienne ou chrétienne. « La musique creuse le ciel » disait Baudelaire qui savait entendre comme naguère l'on savait prier. L'œuvre de Joseph de Maistre déplait fort aux modernes car elle ne laisse presque aucune carrière à l'outrecuidance. Le moderne veut bien prétendre aux gnoses souveraines, mais il ne veut rien abandonner aux prérogatives de son « moi », il veut bien s'approcher des « ésotérismes », des « réalités cachées », surtout lorsqu'elles sont exotiques, - mais la simple et humble prière lui est étrangère, hostile, incompréhensible. « Si la crainte de mal prier, écrit Joseph de Maistre, peut empêcher de prier, que penser de ceux qui ne savent pas prier, qui se souviennent à peine d'avoir prié et ne croient pas même à l'efficacité de la prière ? »

Qu'est-ce qu'une prière ? Les heures où lentement s'écoulent les entretiens du Comte, du Sénateur et du Chevalier sont des prières de l'intelligence. Si l'âme et le cœur entrent en prière sous l'afflux des sentiments généreux et des pressentiments magnanimes, est-ce à dire que l'intelligence ne saurait prier ? Il existe une prière de l'Intellect, qui est pure théorie, c'est-à-dire contemplation. Mais cette prière, en nos temps de fausses raisons outrecuidantes, est aussi la plus rare et la plus difficile. Une prière de l'Intellect serait ainsi une prière de délivrance. La raison doit s'affranchir des raisons et des déraisons et devenir pure oraison; elle doit se délivrer non seulement de la rationalité linéaire mais de la temporalité même où s'inscrit cette linéarité. Il faut infiniment prier pour cette libre gloire de la pensée.

« L'homme est assujetti au temps et néanmoins, il est, par nature, étranger au temps ». La considération maistrienne ouvre des perspectives infinies. Elle fonde la légitimité du prophétisme, non moins que la pertinence de la négation du hasard. Ainsi, la providence divine, loin d'être une énigme impénétrable, serait inscrite, au titre de sapience originelle, dans la nature même de l'homme, « étranger au temps ».

Cette perspective métaphysique modifie, et rectifie, les notions fondamentales de l'humanisme moderne, si éloigné de l'humanitas des Anciens. Si la nature de l'homme est d'être « étranger au temps », toute explication de l'humain par des théories évolutionnistes est infirmée. La prière de l'Intellect témoigne de la possibilité d'une vision surplombante. « L'esprit prophétique, écrit Joseph de Maistre, est naturel à l'homme et ne cessera de s'agiter dans le monde. L'homme en essayant à toutes les époques et dans tous les lieux de pénétrer dans l'avenir, déclare qu'il n'est pas fait pour le temps, car le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu'à finir... »

« Le temps est quelque chose de forcé ». On peut ajouter qu'il en est de même de l'espace. La juste et humble prière de l'Intellect touche sans efforts aux réalités, si troublantes pour des raisons profanes, que sont la prédiction et l'ubiquité. En témoignent les Prédictions et les Bilocations de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit. L'espace et le temps sont « forcés », ils sont illusoires. En franchir les limites artificieuses, ce n'est point transgresser l'ordre de notre nature mais retrouver par la simple légèreté de la prière un état d'être non forcé, ni soumis. Outrepasser les conditions de l'espace et du temps, ce n'est point conquérir quelque pouvoir d'exception mais répondre à l'attente même de l'univers. « L'univers, écrit Joseph de Maistre, est en attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion, et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par des signes divins, se livrent à de saintes recherches ? » La prière répond à l'attente de l'univers, et cette réponse résonne en notre cœur, dont l'humilité essentielle est de se confondre avec le cœur de l'univers.

« Toute la science changera de face; l'Esprit longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place. Il sera démontré que les traditions antiques sont toutes vraies, que le paganisme entier n'est qu'un système de vérités corrompues et déplacées. » Déplacées, en l'occurrence, par le temps lui-même, - d'où l'importance d'une clef de voûte, d'un Hors-du-Temps, fine pointe de la spéculation divinatrice. « Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grand pas ». Mais ces pas n'y conduiront que s'ils sont autant d'étapes d'un déchiffrement des signes et des intersignes.

L'armorial initiatique des Chimères de Gérard de Nerval marque, lui aussi, le pas de la recouvrance du limpide secret des songes et des raisons, du Chant et de la Doctrine. Ces sonnets sont des creusets versicolores où le récit autobiographique s'inscrit. Cette inscription fait office, en même temps, de mystère et de précepte. La nuit reconquise, la nuit aimée, la nuit éperdue tient en elle le principe d'un ordre ensoleillé, d'une souveraine raison d'être.

Il est temps d'en finir avec ce dualisme de pacotille qui ne se lasse point d'opposer une raison diurne à une irrationalité nocturne, un « classicisme » prétendument raisonnable et un « romantisme » qui serait tout embarbouillé d'obscurantisme. La forte prégnance mystique de Racine et des œuvres dites du Grand Siècle tient en son exactitude rhétorique une perspective à perte de vue, de même que le romantisme roman, celui de Novalis, dans ses plus libres effusions, rétablit la légitimité d'une norme métaphysique qui s'avère être, désormais, l'ultime sauvegarde de l'homme différencié. La vertu augurale et inaugurale de l'œuvre de Joseph de Maistre tient à cette double appartenance. Ce que l'on nomme le classicisme s'exaltera dans les Soirées de Saint-Pétersbourg jusqu'à donner à Baudelaire et à Nerval les ressources et les puissances nécessaires à s'affranchir des épigones du classicisme.

Œuvre par excellence frontalière, non seulement par sa chronologie mais par sa vocation (l'appel auquel elle répond non moins que celui qu'elle lance !), l'œuvre de Joseph de Maistre illustre la permanente possibilité de penser hors des entraves édictées. Toute pensée exigeante, pour peu qu'elle envisage de ne point servir les idéologies mais les Idées, doit ainsi faire son deuil des facilités conjointes de l'alternative et du compromis. La divine providence que les Soirées déchiffrent, par le dialogue et non par l'exposé systématique, s'exerce sur nous par la quête où elle nous précipite. Elle avive nos curiosités, nous entraînant à une approche encyclopédique, et peut-être faudra-t-il quelque jour admettre que les points de convergences de l'Encyclopédie de Diderot et de l'Encyclopédie de Novalis sont autant à considérer que leurs divergences, de même que l'allure, voltairienne quelquefois, de Joseph de Maistre devrait peut-être interdire de réduire Voltaire au seul usage qu'en font des « voltairiens » qui ne l'ont guère lu.

La providence, et c'est le propre de sa nature divine, s'inscrit à la fois dans la raison et dans un mystère plus haut que le raison. Rien de tout cela n’est compréhensible sans la notion de hiérarchie. Qu’il y eût un mystère plus haut que la raison, cela, certes, n’ôte rien à la raison ; et que ce mystère fût déchiffrable par la raison, et que cette raison s’éployât en oraison, cela ne diminue en rien la souveraineté du mystère.

La grande détresse des modernes sera d’avoir perdu à la fois la raison et le mystère par l’exacerbation simultanée d’un rationalisme outrecuidant et des superstitions du « démos ». Sans l’appel du mystère, la raison s’effondre. Nous autres modernes vivons dans cette raison ruinée, dans les décombres de cet en-deçà de la raison que hantent les superstitions et les barbaries. Contrairement à ce que feignirent de croire certains intellectuels, la destruction des normes grammaticales et métaphysiques, loin de donner lieu à l’épanouissement de la sirène Diversité fut au contraire extrêmement uniformisatrice. Les gravats sont toujours plus uniformes que les édifices et la confusion, pour séduisante qu’elle apparaisse aux yeux de certains, présage immanquablement la planification. Comme l’écrivait Dominique de Roux, «  nous en sommes là ».

Les différenciations individuelles elles-mêmes s’estompent dans la subjectivité de masse : la preuve en est qu’il suffit d’une phrase pour distinguer les uns des autres, pour reconnaître en leur singularité irréductible, les écrivains de belle race et de grande tradition, alors que nos adeptes du subjectivisme se ressemblent tous. Tel est l’apparent paradoxe : la norme grammaticale et métaphysique est l’éminente gardienne de la diversité humaine, alors que la confusion, la subversion, sont les non moins évidentes propagatrices de l’uniformité. La divine providence nous laisse toutes les chances de comprendre ou de ne pas comprendre, et sa mise-en-demeure, loin de nous planifier, nous hausse vers l’extrême singularité. Cette aventure-là, certes, n’est pas du goût de tout le monde car ce elle exige de nous, - outre l’épreuve de la solitude, - s’apparente à quelque dédaigneux dédain pour le « moi », cette idole bourgeoise, laquelle, comme l’automobile, si chère à nos classes moyennes, n’est jamais qu’un objet de série. Le « moi », la subjectivité du moderne, où il se figure être délivré des normes, n’est jamais que le véhicule de sa banalité.

«  Tout se tient, tout s’accroche, tout se marie, écrit Joseph de Maistre, lors même que l’ensemble échappe à nos faibles yeux c’est une consolation de savoir que cet ensemble existe et de lui rendre hommage dans l’auguste brouillard où il se cache. »

Que serait une raison qui se refuserait à s’affronter au brouillard, une raison qui se déclarerait au-suffisante, sinon la pire des folies ? A l’inverse, il est des divagations fécondes en hypothèses surgissantes dont le cheminement, pour déroutant qu’il paraisse, réconcilie entre eux, et quand bien leurs auteurs en furent parfois égarés, les pouvoirs de l’Esprit. Fut-t-elle si irrémédiablement folle, la folie de Nerval, en son siècle bourgeois où se précisaient déjà les méthodiques folies qui allaient conduire aux totalitarismes modernes, si autistiquement déductifs ? Pour retrouver nos raisons d’être, il fallut qu’un homme doué des grâces du pur parler du Valois s’aventure en des contrées crépusculaires. Nous lui en sommes infiniment redevables, comme nous le sommes à Joseph de Maistre, d’avoir restauré, pour nous, le « flambeau de l’Analogie ».

L’Analogie et la hiérarchie, celle-là étant le mode opératoire de celle-ci, sont au cœur de la pensée maistrienne, bien proche à cet égard de la métaphysique des gradations du Colloque entre Monos et Una d’Edgar Poe. Cette métaphysique graduée, ou graduelle, au vrai sens initiatique, témoignera des correspondances et de ce monde qu’il faut bien voir comme un « temple de symboles », sous peine ne rien percevoir du grain et de la ductilité du monde sensible.

L’idée à la fois architecturale et musicale d’une Analogie fondatrice, - l’architecture, de par le mouvement de celui qui la découvre, se faisant musique, et la musique reconstruisant dans l’entendement une architecture, - nous sauvera peut-être des déterminismes inférieurs où prétendent nous enfermer ces « rationalistes » dont l’engagement n’a d’autre fin que la destruction pure et simple de la raison. Quiconque croit, par exemple en la légitimité exclusive du « démos » à gouverner toute chose, y compris ce qui échappe, de fait, à ses prérogatives, doit faire son deuil de la raison qui, par nature, est hostile «  au sommeil de la brute et à la convulsion du fauve ». A Joseph de Maistre écrivant : «  Il n’y a rien de pire que la foule », Gérard de Nerval renchérit : «  Fatale époque d’aveuglement, de doutes et de haines mortelles, où la Providence n’intervient plus par les éclairs du génie, mais par les forces déchaînées des éléments et des passions ». Et ceci encore : « C’est un triste appel celui qui se fait, au nombre d’une part, et de l’autre à la force : au courage sans raisonnement, à la foule sans moralité ». Point d’envol qui d’emblée on s’englue dans l’Opinion. Aux esprits ouraniens, en revanche, à ceux qui manifestent leur préférence pour l’esprit de l’air, et contre le démon calibanesque, la chance est offerte de gravir l’échelle du vent, - qui nomme cette hiérarchie que nous évoquions, qui n’a, en soi, rien d’administratif, ni même de militaire.

Que les esprits vétilleux cherchent encore à démêler le tien du mien, à répartir ce qui appartient au christianisme et ce qui appartient au paganisme, il n’importe. Nous savons par l’Aurélia de Gérard de Nerval que les dieux antiques dorment à peine derrière les plus fines apparences du Songe et du Réel, et par Joseph de Maistre, prédécesseur capital de René Guénon, qu’il est une tradition antérieure à tous les dogmes. Une identique menace pèse désormais sur toutes les formes de l’esprit, et cette menace s’accroît de tout ce qu’elle divise en prévision de son règne sans nuance. « La génération présente, écrit Joseph de Maistre, est témoin de l’un des plus grands spectacles qui jamais ait occupé l’œil humain : c’est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l’univers regarde. » Le « philosophisme », en l’occurrence, c’est l’ « isme » qui ne se soucie plus ni de l’amour ni de la sagesse, - tout entier livré au despotisme de ses bonnes intentions meurtrières.

Gérard de Nerval lui répondra, dans Quintus Aucler, par cette question : «  S’il était vrai, selon l’expression d’un philosophe moderne que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, - ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et prières au pieds de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, - dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole ? »

 

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22/11/2021

Milosz, la Visitation du Verbe

Luc-Olivier d'Algange

Milosz, La Visitation du Verbe

Préface aux Arcanes d’O.V. de L. Milosz, éditions Arma Artis 2016

 

Il vient une heure, tôt ou tard, dans toute vie humaine digne d'être vécue, toute vie accordée aux profondeurs et aux hauteurs, ouverte sur des latitudes et des longitudes insoupçonnées, plus vastes que la prison des signes où le monde de la communication prétend nous enfermer, une heure où « l'autre espace » nous fait signe, où s'ouvre « la porte d'or de la mémoire », où nous trouvons enfin, après l'avoir tant devinée et cherchée, « l'issue du labyrinthe ».

Quelques mots, un peu vagues et de convenance, susceptibles d'acceptions diverses et contradictoires, désignent ce cheminement, mais ne suffisent à le dire: gnose, ésotérisme, initiation. Pour les comprendre, il faut revenir à la source qui n'est pas scripturaire mais intérieure, qui se dit en ne se disant pas, et s'abandonne humblement à cette divine inscience, simple et pure comme l'ultime Etoile du Matin.

Le monde est une prison, et ceux qui le dominent en sont les gardes-chiourme, mais non moins ceux qui s'en trouvent dominés. Tout conjure à nous persuader que cette prison est la totalité du monde, et par surcroît que nous y sommes libres. Cependant une mémoire persiste en attente, qui nous fait signe, comme un appel au cœur même de l'effroi et du désastre: « Quand tout à coup, écrit Milosz, au paroxysme de l'universelle terreur, je sentis que je gagnais de vitesse mon souvenir. Au même instant, j'abjurais à jamais, devant le rien primordial, tout souci de réalité ».

Ce que l'on nomme la réalité, et que nous distinguerons ici du réel, est ce mensonge carcéral. Le réel que nous ne pouvons entrevoir que par l'extase est tout ce qui excède la réalité, la déborde et s'en échappe, pour, paradoxalement, nous ramener au centre, au cœur du « feu caché », « ce point mathématique igné dont la distance fictive de n'importe quelle étoile nous rappelle la primitive image ». Ce point, nous dit Milosz, « d'espace-matière igné est déjà virtuellement tout l'univers. »

L'ésotérisme, voie vers l'intérieur, sera, pour Milosz, ce cheminement qui conduit de la périphérie vers le centre, de la lettre morte vers l'esprit qui vivifie. La devise initiatique vient aussitôt à l'esprit: orare et laborare. Il faut être fort dans sa prière pour trouver le courage d'ôter l'écorce morte des signes, des mots et des symboles, afin qu'ils ne meurent en eux-mêmes, et recouvrent, en s'éveillant, la puissance du symballein qui relie le visible à l'invisible. Ce qui est n'existe que par sa relation avec ce qui est sur le point d'être, en attente, en veille ardente, de l'autre côté.

Tel est le secret de la grande herméneutique amoureuse et créatrice de Milosz, issue du poème, qui est la source de la sapience. L'interprétation du poème et du texte sacré, - interprétation infinie et non point explication totale, implication dans ce qui n'est pas encore dit dans le Dire lui-même, requiert, et Milosz à cet égard sera notre maître, une amitié avec le silence et avec la « langue des oiseaux » qui en peuple « l'autre espace ».

Herméneute de son propre poème, comme le fut jadis Ibn'Arabî dans son Traité de l'Ardent Désir, Milosz voile et révèle le Dit poétique en soi, l'herméneutique du poème n'étant pas un étalage de ses secrets mais, au contraire, un voile qui en recouvre la forme invisible pour la faire apparaître et la protéger. La révélation « revoile » non pour obscurcir mais pour favoriser, à nos entendements humains, l'advenue de la lumière sensible. Entre le poème et l'herméneutique du poème s'instaure une relation qui ravive la relation essentielle entre le regard et la chose vue, entre celui qui contemple et ce qui est contemplé.

Ce poème traduit du plus resplendissant et abyssal silence antérieur est au commencement mais ne pourra nous reconduire au recommencement que par l'interprétation qui aura le souci d'en sauvegarder l'immédiate présence, - qui est l'acte d'être même de l'Arcane.

Ce que nous apprenons du poème interprété de Milosz sera ainsi non seulement ce que l'auteur veut nous en dire, mais ce qu'il en est, en amont de toute volonté, du Verbe lui-même, et de l'Esprit, qui souffle où il veut. L'herméneutique dévoile la lettre, la fait éclore, la déploie et la protège dans son « noyau igné »; elle ne semble s'éloigner du sens littéral que pour y revenir et le faire resplendir dans la lumière même qui le suscita, - lumière incréée, suprasensible vers laquelle l'herméneute-poète conduit, comme à sa source, la lumière sensible.

De même que le monde de la fausse réalité nous maintient dans les apparences, les surfaces, le littéralisme, l'exotérisme dominateur, il nous emprisonne dans une temporalité linéaire, d'usure et de planification. Or, dans pensée de Milosz, à l'autre espace correspond une autre temporalité et même une autre conception de l'éternité.

Dans quel temps vivons-nous ? A quelle illusion de causalité et de linéarité s'ordonnent nos pensées et nos actions ? Dans la temporalité planifiée, quantitative, moderne, l'instant est détruit aussitôt que perçu, tué dans son éclosion même et au service d'une finalité qui, n'ayant plus rien de transcendant, est elle-même détruite dans son accomplissement. Cette course en avant n'est pas seulement sociale, économique ou politique, elle conforme les modalités de notre pensée et de notre rapport au monde. Le propre de l'art poétique et herméneutique de Milosz est, d'emblée, par une décision résolue, métaphysique, de suspendre cet enchaînement qui celui de la servitude de notre pensée à l'utilitarisme. Dans cette suspension du temps adviennent les messages, les salutations angéliques sises dans le secret des mots, dans le souffle qui les porte jusqu'à nous, comme des embruns, comme une pluie lustrale sur nos visages.

Le texte sacré immémorial s'accorde alors à l'audace éveillée du poète. La parole n'a plus un but, un sens communicable où elle s'abolirait comme l'instant profane dans le cours du temps quantitatif, mais éclosion elle-même, arborescence en elle-même, voix qui éveille de la torpeur; elle porte jusqu'à nous le chant de l'âme du monde dont les accords, les timbres, le rythme, la mélodie sont les Arcanes du monde.

Si la plupart des discords et des disputes, surtout idéologiques, sont assez vains et insignifiants, une opposition demeure, irréductible, entre ceux pour qui le monde, planifiable, est un monde sans mystère destiné à être utilisé et ceux qui en devinent les Arcanes et veillent sur la sauvegarde de ce qui, dans les êtres et les choses, demeure hors d'atteinte, dans le resplendissement de l'unique souveraineté de l'esprit. Les uns sont des exploiteurs et des touristes, les autres, selon la formule initiatique, des Nobles Voyageurs. « Ainsi, écrivait Goethe, je travaille à la trame des temps; et je tisse la robe vivante de dieux. »

Au langage de la communication, retreint à ses fins utiles, Milosz opposera la Verbe, cet hors du temps qui féconde le temps, ce « quelque chose de doux, de profond, de tendre, le Verbe, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, d'inoui et d'éternel, rompant la monotonie patiente de mon être ». Rien de moins dogmatique que, dans l'œuvre de Milosz, cette reconnaissance du Verbe, cette mission de reconnaissance, inquiète, mouvementée, offrant à l'imprévisible sa part royale, printanière: « Le Printemps est revenu de ses lointains voyages ».

N'est-ce point comprendre déjà que, hors du champ de notre attention, la sapience, ce beau printemps de l'âme, est voyageuse et que, de ses voyages, elle nous rapporte sa provende de beauté, son tradere, autrement dit la Tradition, au sens ésotérique du terme, fort éloigné des coutumes et convenances, et plus éloignée encore de la répétition et du ressassement des formes qui sont propre du monde moderne. De la Tradition, Joseph de Maistre écrivit: « Elle naquit le jour où naquirent les jours ». Admirable définition qui laisse à leurs rancœurs ces exotérismes dominateurs, des littéralismes obtus qui accompagnent la marche du supposé progrès aussi sûrement que les poissons-pilotes les prédateurs des océans.

Le Voyage vers les Arcanes est un voyage dans le printemps de l'âme attentive. L'espace et le temps s'y transfigurent en laissant apparaître dans leurs trames les figures hiéroglyphiques de la beauté et de la vérité du moment présent. A propos des Nobles Voyageurs, « cette chevalerie célestielle amoureuse dont le but est la conquête du Graal », la précision de Milosz n'est pas inutile en ce qu'elle relie directement son œuvre à celle des Orphiques et de Dante car elle est bien « le nom secret des initiés de l'Antiquité, transmis par la tradition orale à ceux du Moyen-Age et des temps modernes. »

Le poète s'inscrit dans une catena aurea, une chaîne d'or d'initiés et de voyageurs. Ce qui vient à lui et dont il se fait l'intercesseur, vient de loin, - de cette nuit des temps où se déploie l'aurore boréale de la mémoire. Le secret initiatique, transmis par la catena aurea, n'est pas un secret de convention, pour reprendre la distinction de René Guénon, mais un secret de nature. Des premiers poèmes de Milosz jusqu'aux Arcanes, ce secret chemine en trame cachée dans la prose et la prosodie. Ce secret n'est pas quelque chose qui pourrait être révélé et offert en pâture aux regards profanes mais un secret qui révèle. On songe, bien sûr, à la formule d'Héraclite à propos de la nature « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ». Les Arcanes seront ainsi des signes à déchiffrer mais ce déchiffrement, - et toute l'œuvre de Milosz en atteste, - ne peut l'être qu'à partir d'une expérience intérieure qui est le véritable noyau, le pôle, de l'œuvre.

De même qu'il existe une conscience profane, qui évalue, classe et quantifie, il existe une conscience secrète qui entre en contact avec le halo, le vibrato, la musique intérieure des êtres, des choses et des mots. L'œuvre de déchiffrement rétablit la circulation rompue entre l'intérieur et l'extérieur, le visible et l'invisible. Si le profane dénombre, avec l'illusion que les unités qu'il dénombre sont identiques, voire interchangeables, le Noble Voyageur, lui, déchiffre. Les mots, comme les êtres et les choses, lui font signe, sont vivants, ils évoquent et ils invoquent, et scellent, de leur chiffre, de leur figure héraldique, une profondeur nocturne et diurne, un abîme de jour et de nuit.

« Un peu alchimiste par hérédité, et par goût personnel, j'arrive, écrit Milosz, à réaliser le rêve de ma vie, la création d'un langage poétique qui dépasse la musique elle-même et reflète directement, au moyen de l'âme des mots, les modes d'existence inexprimables. » Telle est bien la grande Idée orphique et néoplatonicienne que les poètes, mieux que les spécialistes, furent aptes à saisir au vif de l'instant: ce qui est hors d'atteinte dans la toute-possibilité de l'unique souveraineté de l'esprit, dans l'En-Sof, comme disent les Kabbalistes, ce qui est inexprimable et cependant se reflète dans le Dit poétique, de même que la beauté est le resplendissement de la vérité. « Milosz, écrivit Carlos Larronde, découvre par l'intuition exaltée que l'on nomme inspiration et qui ne se sépare jamais du lyrisme. Et ce qu'il découvre et plus haut et plus grand que la banale réalité. Cette inspiration est une sorte d'état second qui permet de percevoir des concordances et de de les rendre sensibles par des images ».

Dans l'état de conscience secrète, la mémoire seconde transparaît, des images adviennent qui disent le mystère de la concordance, mystère auquel le langage profane se refuse mais, qu'en des circonstances rares, il accueille. L'œuvre, née des heures favorables, en sauve la possibilité, en elle-même et hors d'elle, dans l'esprit des lecteurs qui sont en quête de ce Graal, de cet or du temps, de cette pierre philosophale qui sauve le réel lui-même en ses puissances. La prière du cœur accompagne la floraison, le mouvement des saisons, le chant de la terre et le resplendissement du ciel sur la mer. Sans l'œuvre du poète, qui est l'ambassadeur du Verbe, le monde ne serait que morne confusion, - celle à laquelle voudraient nous réduire les uniformisateurs. L'ordre du monde est un perpétuel recommencement du chant sur lequel il faut veiller et qu'il faut accomplir.

L'idéal chevaleresque des Veilleurs, des Nobles Voyageurs, qui est au cœur du dessein poétique et initiatique de Milosz, hausse à la plus grande incandescence cette conscience d'un Bien et d'un Beau qui sont à la fois menacés dans le temps et inaltérables dans l'éternité. L'Ordre dont le poète est le récipiendaire est protecteur de ce qu'il y a, au monde, de plus fragile, et la plus grande force, voire la témérité spirituelle, sont alors nécessaires. Le plus fragile est, en ce monde, le plus innocent, hommes et les femmes de bon cœur et de bonne foi, et plus fragiles encore, en eux, ces visitations du Verbe qui transparaissent aux heures heureuses, dans le silence amoureux de la contemplation, dans la proximité ardente. Car tout dans ce monde profané conjure à nous rendre hors d'atteinte ces éclaircies, par l'information, le vacarme, l'idéologie, ces formes diverses de l'âpre jalousie, de la vile vengeance contre la chatoyance du réel.

Qu'est-ce qu'un Moderne ? Précisément un homme pour lequel il n'y a plus d'arcanes, et pour lequel le monde se réduit à des fonctionnements utilisables et des apparences photographiables ou duplicables. Les conséquences en sont connues: l'aplatissement de toute hiérarchie par un pouvoir totalitaire, l'enlaidissement du monde, la bétaillisation des hommes. L'Ordre auquel songeait Milosz, fondé sur les Arcanes, c'est-à-dire sur ce qui nous échappe et que nous pouvons qu’entrevoir, sera ainsi une protestation de l'humilité contre l'immense arrogance planificatrice, mais non point une humble ou modeste protestation. Le monde, pour Milosz, tient à notre regard, à nos mots, à nos intuitions. Il sera tel que le poète le fait, retrouvant ainsi l'étymologie du mot grec poien.

Pour Milosz, ce n'est point nous qui discernons les Arcanes mais les Arcanes qui, antérieurs, porteurs de la nuit des temps, nous donnent à voir. Les Arcanes sont une dioptrique, un prisme, une structure transparente qui révèle en même temps la profondeur et la surface, - nous apprenant ainsi que le monde n'est pas seulement cette représentation qu'on nous propose mais un accord que suscite le rapprochement soudain de la Lettre et de l'Esprit, du monde sensible et du monde intelligible, autrement, comme disait Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », l'Eternité même qui n'est pas ce monde séparé du temps mais son cœur même.

Milosz, poète immense et méconnu, dont la prosodie s'accorde aux plus secrètes mélancolies comme aux plus soudaines extases, à l'Eros cosmogonique non moins qu'à la méditation sur l'impossible condition humaine, revient à nous dans un murmure au bord du temps, dans le frémissement de lumière de l'Autre Rive, entrevue, qui nous fait signe, silencieusement, dans nos vacarmes vains et nos tumultes de convenance. La rupture avec le monde s'y fait non dans les indignations et les cris mais dans un retrait qui laisse le corps et l'âme parmi nous dans la fragile beauté et la désespérance de tout, alors que l'esprit est déjà bien loin. De ce lointain témoignent les Arcanes pour faire éclore la présence pure du sens de la plus grande absence, rose mystique toute scintillante du néant qui l'environne, et qu'elle nie, dans une plus haute affirmation.

A cette « terre sainte intérieure à chaque homme », à « ce lieu seul situé » se réfère l'Ordre chevaleresque et initiatique que Milosz entend ressusciter; c'est à ce temple intérieur qu'œuvrent la prière et le chant, - où les plus fragiles impressions venues des abysses à travers l'immanente beauté du monde seront protégées et sauvegardées de la cacophonie dictatoriale et de cet activisme planificateur qui voudrait rendre les êtres humains interchangeables et répandre partout la même servitude. Milosz, herméneute et chevalier, Noble Voyageur, vient à nous, en faisant resplendir les Arcanes du texte sacré et du monde, - au secours de la sainte fragilité de nos âmes en attente de la Parole Perdue.

 

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21/11/2021

Un article d'Anna Calosso:

Luc-Olivier d'Algange écrit "d'une encre bleue comme le sang" des pensées, des hommages, des dialogues, des essais, des poèmes, tantôt désinvoltes, tantôt savants, mais toujours à l'usage des rares heureux, - ceux que Gobineau nommait les Calenders, les fils de Roi.

La plus expédiente façon de définir une œuvre est de dire ce qui ne s'y trouve pas. Ici donc, pas de psychologie de comptoir, pas de sociologie, de calculs, de drames domestiques, de grief, de nihilisme, de pathos, d'idéologie, d'actualité, de tourisme, d'art contemporain. Que reste-t-il alors, se demande le lecteur des "pages culturelles" ?

Eh bien tout le reste: l'impondérable, les variations des états de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissants d'accords, les mots eux-mêmes, comme le scintillement épiphanique de la lumière sur la table des eaux.

Et puis encore, la Tradition, fraîcheur venue de la nuit des temps, symboles qui unissent les mondes visibles et invisibles, divinités des mers et des forêts et quelque chose de l'esprit de Maurice Scève, qu'il se plaît à citer, en se souvenant de Roger Nimier, "en ses blasons et cosmogonies"

Les livres de Luc-Olivier d'Algange dispersent, grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, des paysages: sans eux le monde serait plus triste, plus sombre et plus lourd. Des passerelles sont lancées vers d'autres temps, d'autres œuvres qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Les grandes œuvres, nous dit Luc-Olivier d'Algange, à la suite de Heidegger, demeurent "en réserve", graines sous le sol gelé. L'herméneutique créatrice sera le printemps, le "vent du dégel" selon la formule de Nietzsche, - philosophe que d'Algange affectionne particulièrement.

Une catena aurea, une chaîne d'or, court, en filigrane, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique, jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George... Contre le clerc, et les cléricatures moralisatrices, Luc-Olivier d'Algange évoque l'Aède antique, la salutation angélique de Dante à Béatrice, la possibilité toujours recommencée de la Vita Nova, - jusqu'aux Cantos d'Ezra Pound.

L'Orient affleure cependant dans ses essais comme l'aurore sur les toits occidentaux d'une cité endormie. Orient métaphysique plus encore que géographique, aurora consurgens. Voici les poètes et les visionnaires de la Perse médiévale: Sohravardî, Ruzbehân de Shîraz, Nasafî, Fadid-Ud-Dîn 'Attar, - la langue des Oiseaux, l'alchimie de l'image et du verbe. L'espace est murmurant de conversations inouïes. Il suffit de les entendre. La France baroque s'entretient avec les "Ishrakyuns", les philosophes de l'aube levante, les héritiers de Zoroastre et du Védantâ. Ecoutons.

Des poèmes en surgissent: chant de l'heure la plus claire, chant de l'orage lumineux, chant de l'Ame du monde.

L'entretien, en profonde logique, se poursuit avec Nietzsche et Hölderlin. Nietzsche par lequel nous savons que "les plus grandes pensées sont les événements les plus grands". Et voici encore d'autres mondes dans le monde, dionysies de l'âme, efflorescences, labyrinthes... Une sapience, nous dit Luc-Olivier d'Algange a été perdue, mais dans sa nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne.

Anna Calosso

Luc-Olivier d'Algange, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de l'Harmattan, Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.

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20/11/2021

Luc-Olivier d'Algange, entretien avec Laurent Gayard, pour la revue "Idiocratie":

Entretien avec Laurent Gayard pour la revue Idiocratie

 

 

1. Ernst Jünger est né le 29 Mars 1895 à Heidelberg et mort le 17 Février 1998 à Riedlingen. Son œuvre s'étend sur un siècle et pourtant on semble, en France du moins, s'acharner à réduire ce contemporain capital à Orages d'aciers et à ses écrits guerriers...

Luc-Olivier d'Algange: Rares sont les lecteurs dont l'attention s'ouvre à l'envergure d'une telle œuvre, qui est, pour l'essentiel une œuvre du poète, de moraliste, et de métaphysicien, méditant sur les aspects et la nature du temps, les symboles, les mythes et les dieux, les rêves et les ivresses, les gradations entre le sensible et l'intelligible. La guerre fut imposée à Ernst Jünger par l'Histoire; elle fut sa première épreuve, sa première expérience; l'étymologie le dit exactement, expérience, ex-perii, traversée d'un danger. Or, ce que cette traversée enseigne, sa résonance, ce qu'elle change en soi est tout aussi important que l'expérience elle-même décrite dans sa durée et sa réalité dans Orages d'acier ou La guerre comme expérience intérieure. Qu'en est-il de l'autre rive, de cette évidence magnifique d'avoir survécu à l'épreuve ? Quel regard portons-nous sur le monde ? A quelles nouvelles méditations accédons-nous ? A quelle éthique, décantée de toute facilité moralisatrice ? Quels seront, dans la belle éclaircie, le calme retrouvé, les objets dignes de notre attention ? Ernst Jünger répond à ces questions par des œuvres, souvent allusives et fragmentaires, parfois visionnaires, et semblables à ces voyages dans le monde imaginal que l'on retrouve aussi bien chez les mystiques persans, dont nous entretient Henry Corbin, que chez les Romantiques allemands. Seuls, disait Nietzsche, importent « les livres qui d'emblée ne veulent pas être des livres », qui ne sont pas composés à cet escient subalterne, mais naissent d'une nécessité plus profonde,- celle (dans Graffitis, Frontalières, ou Les Ciseaux, titres à cet égard significatifs) de l'aperçu impromptu qui est le matin de la pensée, ou celle de la vision, parfois presque hallucinée, dans Héliopolis, qui en est, peut-être, le magnifique et chatoyant crépuscule. Les livres d'Ernst Jünger sauvegardent ainsi la part du feu. Point de thèse ni d'antithèses clairement définies, point de plan, qui laisserait l'ouvrage aux rigueurs de l'ennui, mais d'incessantes ramifications et réminiscences, des arborescences d'images et d'idées, - Jünger se souvenant que l'Idée est aussi, par étymologie, la chose vue. Point de théories, l'étymologie encore nous le confirme, qui ne soient aussi des contemplations.

Il n'existe, au fonds, que deux races d'homme, les Rabat-joie et les Enchanteurs. Les uns jalousent et se plaignent, haïssent la musique, et les cheveux au vent, la désinvolture et la beauté, ce sont les puritains, de sortes diverses, qui nous prennent en otage, et même en tenaille; les autres, les Enchanteurs, à l'exemple du Mage Schwarzenberg de Visite à Godenholm, - et de Jünger lui-même, - persistent dans la fidélité aux plus anciennes sapiences. De grandes épreuves tôt survenues prédisposent à échapper, certes, au rôle sinistre du Rabat-joie, - ce comédien idéologue, fanatique, plaintif et vengeur, ce moralisateur compulsif qui travaille sans relâche à restreindre le champ de l'aventure humaine. Qu'ils soient barbares exotiques ou globalisés bien de chez nous, adeptes de la société de contrôle, les Rabat-joie haïssent les cœurs aventureux... Pour lire une œuvre, comme l'écrivait Ezra Pound, il faut partager au moins une part des expériences dont elle témoigne. Ce dont parle l'œuvre d'Ernst Jünger, ce grand tradere européen qui nous vient, en ressac, jusqu'en nos songes, depuis Hésiode et la Bible, son commerce avec les Milles et une nuits et avec Léon Bloy, mais aussi avec Rivarol et les Moralistes français, n'intéressent plus guère, - ou, ne péchons pas contre l'espérance, pas encore... L'œuvre d'Ernst Jünger, comme Heidegger le disait de celle d'Hölderlin, - et comme nous pouvons désormais le dire de presque toutes les œuvres de notre civilisation abîmée, - demeure « en réserve ». Mais qu'est-ce que la poésie, sinon une attente ardente ? La « vie magnifique », selon la belle formule d'Ernst Jünger, n'est pas une chose hors d'atteinte; la beauté ne s'est pas absentée du monde, elle est présente, de toute sa présence émouvante et puissante, seulement voilée de laideur, telle une Aphrodite couverte, provisoirement, de hardes ignobles.

2. Du Travailleur, en 1932 aux Falaises de marbre, et 1939, on voit Jünger passer d'un vitalisme teinté de nationalisme et d'une célébration de la technique à une critique onirique de la modernité à l'œuvre dans le totalitarisme et la guerre. Après la guerre, ce sera le Traité du rebelle (1951) puis Eumeswil (1977) qui feront progressivement émerger la figure anarchisante et aristocratique de l'Anarque. Jünger n'est pas toujours facile à suivre...

Luc-Olivier d'Algange: Ernst Jünger semble obéir à cette injonction nietzschéenne qui veut traverser, telle une œuvre-au-noir, tout le champ du nihilisme moderne afin de le laisser « derrière soi, en dessous de soi, surmonté ». Le nationaliste Ernst Jünger cesse d'être nationaliste avec la venue au pouvoir des nationaux-socialistes, au point que le mot « allemand » disparaît de ses œuvres. En certaines circonstances, certains mots ne peuvent plus être partagés. Face à l'Allemagne tonitruante et publiciste demeure cependant une Allemagne secrète, pour reprendre la formule de Stefan George, à laquelle Jünger demeurera fidèle. Le Wanderer, le Chevalier de Dürer, et même les personnages enivrés et divagants d'Eichendorff ou de Hoffmann, jusqu'aux attentions extrêmes qu'exigent les Holzwege, les chemins qui ne mènent nulle part, qu'évoquait Heidegger, sont autant de préfigurations, typiquement allemandes, du refus de la pensée utilitaire et planificatrice et de la société de contrôle Point n'est nécessaire pour Jünger, de parler « en tant qu'Allemand ». La tradition coule de source, sans redondance. Au demeurant, parler « en tant que », c'est déjà, comme le savait Guy Debord, s'éloigner dans une représentation, au détriment de la présence réelle, et lâcher la proie pour l'ombre, être semblable aux « hallucinés de l'arrière-monde »,- la formule de Nietzsche n'étant pas, soit dit en passant, sans évoquer les prisonniers de la Caverne du mythe platonicien... Sortir de la caverne platonicienne, pour Jünger, ce sera sortir de la société qui est devenue, non seulement l'écorce morte, mais, et nous le voyons aujourd'hui mieux que jamais, l'ennemie de la civilisation. Tel sera le dessein du Rebelle, puis de l'Anarque: échapper au contrôle et se délivrer en soi-même de tout ce qui porte encore le joug.

3. Le Rebelle justement... Dans le Traité du Rebelle, Jünger écrit qu'il « est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l'entraine dans le temps à une révolte contre l'automatisme et à un refus d'en admettre la conséquence éthique, le fatalisme ». Comment la figure de l'Anarque s'oppose-t-elle à ce qu'Ortega y Gasset nommait « l'individu de masse » ?

Luc-Olivier d'Algange: L'individualisme de masse est le pire collectivisme, destiné à absorber tous les autres collectivismes, d'où la naïveté qui consiste à opposer le collectivisme à l'individualisme, - naïveté de sociologues, sans grande perspective historique pourrait-on dire. Roger Nimier s'en moquait déjà. La pratique de l'Histoire et de la littérature ne sont pas sans déniaiser. Dans l'individualisme de masse, qui perfectionne à cet égard les totalitarismes collectivistes, les individus sont « du pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, interchangeables, rouages ou agents, tous également irresponsables, c'est dire sans répons ni correspondance, ni entre eux, ni avec le monde... Esclaves sans maîtres se surveillant les uns les autres dans une sorte de mutualité de la servitude. Par-delà l’alternative de l’individu et du collectif, Jünger distingue « das Einzelne », le singulier caractérisé, « l’homme différencié » dirait Julius Evola, de l'individu interchangeable, en ce que ce « singulier » n'est pas insolite, mais relié à un faisceau d'influences, différent pour chacun, où entrent en jeu sa langue natale, son pays, son époque, ses prédécesseurs, ses songes et ses rencontres - son existence révélant ainsi, comme l'athanor de l'alchimiste, une expérience unique, située et non-reproductible. L'Anarque, nous dit Jünger, est à l'anarchiste ce que le Roi est au monarchiste: non plus une déclaration d'intention, un projet, un vœu, une abstraction universaliste mais un exercice pratique qui va de nuances et nuances.

4. Dans votre ouvrage, Ernst Jünger ou le Déchiffrement du monde vous écrivez que « la gnose poétique de Jünger est avant tout une philocalie ». Pouvez-vous éclairer sur ce point nos lecteurs ?

Luc-Olivier d'Algange: Si la vérité est dans l'attention et dans la nuance, et si le beau est, comme le dit Platon, « la splendeur du vrai », vouloir les connaître, c'est-à-dire naître et renaître en eux, est bien une philocalie, un amour de la beauté. La beauté, qui exige, pour nous advenir, cette « gnose », cette voie de connaissance, n'est pas seulement une forme, susceptible d'être livrée à quelque muséologie. La beauté est révélatrice; elle est au sens étymologique, une apocalypse. Telle l'Icône, en sa « perspective inversée », dont nous parle le Père Florensky, elle nous regarde autant que nous la regardons, abolissant le hiatus entre le contemplateur et la chose contemplée. La gnose poétique (qui précisément n'est pas un gnosticisme dualiste) est ce chemin vers l'intérieur où l'extérieur nous revient. Nous sommes ici-bas, nous dit Jünger, si nous savons regarder, à bord d'un « vaisseau cosmique ». Dans Héliopolis comme dans Visite à Godenholm, Ernst Jünger nous fait assister à la levée de ces grandes images suprasensibles, intemporelles, ces immensités prodigieuses dont l'infime et le presque indiscernable détiennent le secret.

L'Anarque est aussi celui qui refuse de collaborer à l'enlaidissement du monde. Il n'y résiste pas seulement, il contre-attaque. Le contraire de la consommation, cette ultime raison d'être de l'individu massifié, existe, c'est la création. Chaque instant de beauté créé ou sauvé, l'est à jamais. Une transmutation du temps s'opère alors. L'instant redevient ce qu'il est, stat, ce qui se tient, - Thulé immobile dans le tumulte des flots. Une grande sérénité, une sérénité ardente nous vient de cette certitude. Ce fut aussi l'intuition de Nietzsche dans sa vision de l'éternel retour, en sa réalité physique. Ce qui fut demeure dans sa propre dimension spatio-temporelle. Une morale en découle: ne pas gâcher ce qui en soi, ou dans monde, est une possibilité de susciter ou d’aimer la beauté.

5. Dans Eumeswil, Jünger écrit, pour expliquer la différence entre le Rebelle et l'Anarque que « la distinction réside en ce que le Rebelle a été banni de la société tandis que l'Anarque a banni la société de lui-même. » Au lieu de ce que l'on pourrait à tort croire comme un appel à fuir le monde, le « recours aux forêts » est-il donc une volonté de replanter en soi-même les germes d'une spiritualité salvatrice, comme un antidote au nihilisme ?

Luc-Olivier d'Algange: « Bannir la société de soi-même », ce n'est pas s'exclure, se marginaliser, mais aller vers la civilisation, ou mieux encore, le cœur, l'essence de la civilisation, l’amicale civilité, l'esprit dont ses œuvres naquirent, le feu sous les écorces de cendre. Cet exercice est celui de l'honnête homme. Le grand refus se traduit non par des poses spectaculaires, des outrances, - ces grimaces propres aux « rebellocrates » dont parlait Philippe Muray, - mais par de nouvelles prévenances et délicatesses, une politesse réinventée à l'égard des êtres et des choses, une certaine discrétion de bon aloi. Jünger est aux antipodes de ces intellectuels qui prennent langue sur tout, s'indignent à foison et s'exhibent sur les lieux des conflits médiatisés, pour en recevoir un lustre d'actualité et quelque facile notoriété. Préférant méditer sur les dieux et les titans, les irisations de l’aile de la libellule, la part d'intemporel sise dans les choses fugitives et légères ; préférant la lecture d'Hérodote, de Tacite ou de Thucydide à celle du journal du matin, Ernst Jünger ne prend jamais son lecteur en otage, ni pour un imbécile ; il ne lui assène point ses convictions, ses affres, sa sentimentalité; il ne dit que ce dont il juge qu'un compagnon de route, honnête homme, pourrait faire son bien: l'aperçu, l'approche, qui augmentent l'intensité et la beauté de la vie, - s’ordonnant ainsi, sans jamais être doctrinaire, à la Théologie, qu'il nomme « la science de l'abondance ».

Le nihilisme moderne, au contraire, est technique de la pénurie; il faut que chacun s'y sente assez pauvre pour s'asservir et joindre l'utile au désagréable. La science de l'abondance, elle, débute par l'attention à ce qui est, par la gratitude. Nous sommes sur la terre qui fleurit et sous le ciel qui change. Il nous appartient d’honorer cette bonne fortune, qui tant ne dure.

6. En donnant dans toute son œuvre un déchiffrement du monde qui s'oppose au règne de la quantité, Jünger peut-il être considéré comme le théoricien ou l'esthète d'un véritable anarchisme spirituel ?

Luc-Olivier d'Algange: Oui, si l'on considère qu'un anarchisme spirituel a pour dessein de raviver les principes par-delà leurs parodies et leurs faux-semblants et de retrouver, par-delà les représentations abstraites ou administratives, au vif du temps, le secret de l'Archè, là où il se trouve : dans le nuage, la vague et la flamme, - auxquels notre pensée et notre vie devraient s’accorder plus souvent .

7. Ernst Jünger s'est converti au catholicisme à la fin de sa vie. Quel rapport entretenait-il avec cette religion ?

Luc-Olivier d'Algange: Selon leurs propres préférences les exégètes accordent plus ou moins d'importance à cette conversion. Les uns la jugent de circonstance ou de convenance, les autres y voient le point d'orgue de l'œuvre et son sens ultime. Il est peut-être outrecuidant, ou absurdement prosélyte, d'en vouloir dire, à ce propos, plus que Jünger lui-même. Il n'en demeure pas moins que ce beau mouvement, venu de loin, et qui fut aussi celui de plusieurs Romantiques allemands, vers, justement, une spiritualité romane, laisse entrevoir sa vérité dans la « Marina » qu'évoque Ernst Jünger dans Les Falaises de Marbre, cette contrée de vignes et de livres, avec son « Ermitage aux buissons blancs », où nous pouvons, par ces temps désastreux, en songe nous recueillir.

 

Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 18 euros. 

Couverture Le déchiffrement du monde

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18/11/2021

Entretien avec Romaric Sangar L'Incorrect:

Entretien avec Romaric Sangars pour L’Incorrect

A propos du Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan.

1. Par cet essai, vous définissez tout un cadre et une tradition à partir de quoi le Jünger fragmentaire ou paradoxal, diariste de guerre ou entomologiste méditatif, apparaît supérieurement cohérent. Pensez-vous qu'il manque au lecteur contemporain un mode d'emploi pour appréhender Jünger à la hauteur où il se place, et que cette situation entraine un certain nombre de contre-sens que vous avez peut-être remarqué ?

Luc-Olivier d’Algange : Nos contemporains ne manquent pas de modes d'emploi et de grilles d'interprétation, psychologiques, sociales, idéologiques, mais qui seront de peu d'usage lorsque ce dont il est question dans l'œuvre ne les regarde pas, et n'entre nullement dans leurs préoccupations. On ne peut forcer une intelligence vers une œuvre. La rencontre s'opère, ou non, sous le signe de certaines intercessions. La cohérence n'est, en l'occurrence, nullement une cohérence de système, moins encore une cohérence voulue. On pourrait dire que c'est une cohérence pour ainsi dire « sculptée », pour reprendre une image de Plotin. Elle se laisse définir par ce qu'elle n'est pas. Presque tous les grands sujets, les thèmes de prédilection de la littérature de son temps sont absents de l'œuvre de Jünger: les ascensions et les déchéances sociales, les discords amoureux, la psychologie, les systèmes de pensée, qui connurent alors un grand essor, brillent par leur absence. Son attention est requise ailleurs, vers des orées, des impondérables, des intersignes, des analogies, des correspondances, des synchronicités, qui peut-être demandent encore de nouveaux poètes-argonautes, des aventuriers de l'âme venant à contredire ce lieu commun « Tout a déjà été dit », - phrase dite et redite, en effet, depuis fort longtemps, et bien avant, soit dit en passant, que Cervantès, Shakespeare, Rabelais, Musil ou Proust eussent écrit la moindre ligne. Phrase décourageante, mais qu'un peu d'imagination suffit à frapper d'inconsistance.

On distingue souvent plusieurs périodes dans l'œuvre de Jünger, le contemplateur solitaire succédant à l'homme de guerre. Il me semble cependant que ce n'est point sa « méthode non-méthode » qui change, son approche, que les circonstances extérieures. Des premiers livres aux ultimes, le propre de la pensée de Jünger est de faire de tout ce qui advient à son entendement une expérience poétique et métaphysique. Aux temps de la guerre, ce sera la guerre, mais pas seulement: aussi les livres, les vins, les jardins et les routes; à d'autres temps, d'autres expériences, l'entomologie, les voyages, les drogues, voire l'oisiveté en elle-même, la pure contemplation des saisons qui tournent autour de nous. « Un temps pour chaque chose », la formule est biblique, mais les choses, qui sont étymologiquement des causes, ne nous changent pas, elles nous révèlent. Mieux que d'une cohérence, à propos de l'œuvre de Jünger, je serais enclin à parler d'une constance, d'une fidélité, et, comme vous dites justement, d'une tradition, d'une catena aurea, d'une chaine d'or, qui remonte fort loin et dont témoignent les esprits qui, depuis le monde antique, furent attentifs aux corrélations du visible et de l'invisible, à l'héraldique des mots, aux gradations entre le sensible et l'intelligible, à la multiplicité des états de l'être et de la conscience.

2. Vous montrez en quoi Jünger est un pur héritier du Romantisme allemand, c'est-à-dire d'une tradition anti-Lumières, mais comment définir précisément cette tradition, s'il est du moins possible de le faire ? Son côté néoplatonicien n'est-il pas typiquement renaissant ? Le romantisme par ailleurs, ne campe-t-il pas une espèce de réaction médiévale ?

Luc-Olivier d’Algange : Le Romantisme allemand, qui débute par un désir d'échapper aux définitions, ne se laisse, en effet, aisément saisir par l'une d'entre elles. Le regard rétrospectif, qui circonscrit un mouvement dans l'histoire, nous autorise cette facilité. La Lucinde de Schlegel, que l'on considère généralement comme l'une des premières œuvres du Romantisme allemand, tient encore, par maints aspects, à la pensée libertine du dix-huitième siècle, et le grand projet de Novalis fut une Encyclopédie. D'emblée cependant une différence, et d'importance; alors que les Lumières sont une réaction contre « l'obscurantisme », le Romantisme allemand, celui d'Iéna en particulier, est un recommencement, une nostalgie des origines, pour reprendre un titre de Mircea Eliade, - non pas d'une origine situable précisément à quelque endroit du passé, mais une origine éclose dans la présence réelle des êtres et des choses, dans la promenade, dans les songes, qui sont les étymologies de nos actes. Mircea Eliade remarque à juste titre que l'expérience « platonicienne » de la gradation infinie entre le sensible et l'intelligible, - gradation et non séparation, - est antérieure à sa formulation dans les œuvres de Platon, de Plotin ou de Proclus. Immémoriale, et perpétuée jusqu'à nous, elle rayonnera, dans les temps modernes, chez les poètes, de Shelley à Hofmannsthal, plus que chez les philosophes qui eurent à cœur de rompre ce qu'ils croyaient être des amarres, et qui n'étaient, peut-être, que les principes même du voyage, de l'odyssée herméneutique, de cette grande quête du Retour, qui nous vient, portée par les ailes de la réminiscence. Jankélévitch cependant, mais qui n'est pas un philosophe par système, et, au demeurant, grand lecteur de Fénelon et de Joseph de Maistre, distingue ceux qu'il nomme les « hommes de la réminiscence », des « hommes de la planification ». Les premiers sont, pour ainsi dire, platonicien de nature, et non de convention, et vont, aussi légèrement que possible, vers leur plus lointain souvenir. Les seconds, nous les voyons au travail, uniformisateurs nihilistes, ne connaissant qu'une seule modalité du temps, celle de l'usure. Le beau songe médiéval des Romantiques allemands fut d'honorer, en contes et légendes retrouvés, et recréés, cela « qui nous vient de loin », de ces temps perdus qui peut-être ne furent jamais, de cet « Autre Monde » des légendes celtes où l'âme humaine s'accorde aux êtres et aux choses pour quelque grand dessein dont le sens nous demeure voilé, mais qui transparaît à travers les apparences à la faveur des heures heureuses.

3. Vous dites que l'éthos de l'herméneute est un éthos guerrier à l'opposé de l'éthos bourgeois du savoir. Pouvez-vous exposer à nos lecteurs cette dichotomie: qu'est-ce que penser en guerrier, qu'est-ce que penser en bourgeois ?

Luc-Olivier d’Algange : Remarquons déjà que la juste interprétation des signes est la condition de survie aussi bien du guerrier que du navigateur. Celui qui se trouve en situation périlleuse devient herméneute par nécessité. Son attention s'aiguise, et qu'il s'agisse d'un mouvement, d'une rumeur, d'une variation météorologique, d'un vol d'oiseaux, de quelque trace laissée sur la terre, ou de la couleur de la mer, « vineuse » parfois comme le dit Homère, il importe de percevoir le phénomène en gestation avant qu'il ne nous tombe dessus ou qu'il ne nous emporte. Vous connaissez cette devise de guerrier et de navigateur: « Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre », qui suffit à montrer ce que n'est pas une pensée bourgeoise, laquelle est destinée, dans son « réalisme », qui est le plus radical déni du Réel, à être calculante, profiteuse et prudente. Par étymologie le mot penser vient du verbe « peser ». Il y a donc là une balance, qui sera pour l'herméneute, ou disons plus simplement, le poète, celle des grandes puissances analogiques entre le visible et l'invisible, et pour le bourgeois, la balance de ses pertes et profits. Précisons encore que l'héroïsme n'est pas une performance, mais plutôt une persistance, une vivacité, comme l'on parle d'un feuillage vivace, une fidélité à ce qui, en quelques d'entre nous, fut déposé dès l'enfance, un idéal chevaleresque, auquel, certes, sans cesse nous dérogeons, mais dont nous apercevons la lumineuse et numineuse beauté comme un soleil d'hiver, à l'horizon, derrière un rideau de pluie.

4. Chez Jünger, la poésie est une gnose, c'est-à-dire que loin d'être un loisir d'esthète, elle représente un authentique moyen de connaissance par la beauté et le symbolisme. Le terme n'est-il pas pour autant ambigu ? Cette perception est finalement très franciscaine, ou, plus généralement médiévale, ne craignez-vous pas que le terme « gnose » ne renvoie à certaines théories abstraites et spécieuses et aux sectes dualistes, alors même que vous montrez à quel point Jünger pratique une approche non dualiste du monde ?

Luc-Olivier d’Algange : Le terme, en effet, est des plus ambigus, puisqu'il peut se rapporter à deux approches radicalement opposées, l'une abstraite, comme vous le remarquez justement, c'est dire qu'elle s'abstrait du monde et voit le monde comme une abstraction, c'est-à-dire séparé, divisé, sectaire, au sens étymologique, et l'autre, qui, au défi de ce diaballein au travail, reconnaît le monde comme un symballein, une concordance. Cependant, le gnosticisme de l'abstraction, désormais, ne se trouve plus chez les héritiers des cathares, s'il en est, ou des manichéens, mais dans le transhumanisme moderne, par exemple, et ces tentatives de dématérialiser la personne humaine, de substituer un monde « virtuel », mal nommé, autrement dit un monde abstrait, à celui de la présence réelle, qui seule nous importe.

5. L'enlaidissement du monde, qu'accompagnent des progrès techniques néanmoins indiscutables, est-il directement lié à une option d'ordre métaphysique. Et, si oui, de quand la datez-vous ?

 Luc-Olivier d'Algange: Quiconque se soucie de la beauté du monde est tôt qualifié d'esthète, non sans une nuance condescendante, moralisatrice, et péjorative. C'est ne rien à comprendre à la beauté, qui est notre Matinée d'ivresse rimbaldienne: « Notre Bien et notre Beau ». Pour Jünger, je cite, « ce qui est beau est obligatoirement éthique ». L'opposition entre la morale et l'esthétique est fallacieuse, et c'est d'elle, lorsqu'elle devient un lieu commun, que l'on peut dater l'enlaidissement systématique du monde. Les écrivains, réputés « esthètes » de la fin du dix-neuvième siècle, autrement dit du début de la société industrielle, en eurent l'intuition. Baudelaire, Théophile Gautier, Villiers de l'Isle-Adam, furent d'abord ces Moralistes non moralisateurs qui surent voir dans la morale utilitaire (celle pour qui la fin justifie les moyens) le principe de la plus menaçante laideur, la laideur comme défaite de la beauté, la laideur produite, envahissante, amoncelée, omniprésente, et portant atteinte à la beauté de la nature comme à celle des arts, à la beauté de la créature tout autant qu'à celle de la Création. L'admirable préface à Mademoiselle de Maupin, de Théophile Gautier, demeure, à cet égard, d'une actualité parfaite, et semble même plus pertinente aujourd'hui qu'elle ne fut du temps où elle fut écrite. De nos jours, les sectes vindicatives et victimaires, devenues géantes, s'exercent partout, traquant le mot de travers, le sein que l'on ne saurait voir, servies par des « vigilants » qui semblent tous aspirer à la gloire posthume du Juge Pinard, qui s'offrit le luxe de condamner Baudelaire et Flaubert. La laideur en effet, n'est pas seulement oubli de la beauté, comme d'un secret qui se serait perdu, mais bien ressentiment contre elle, esprit de vengeance, chigaliovisme. Laissons, à ce propos le dernier mot à Dostoïevski: «  Il établit l’espionnage. Chez lui tous les membres de la société s’épient mutuellement et sont tenus de rapporter tout ce qu’ils apprennent. Chacun appartient à tous, et tous appartiennent à chacun. Tous les hommes sont égaux dans l’esclavage ; dans les cas extrêmes on a recours à la calomnie et au meurtre ; mais le principal c’est que tous soient égaux. Avant tout on abaisse le niveau de l’instruction, des sciences et des talents. Le niveau supérieur n’est accessible qu’aux talent ; donc pas de talents (…). Cicéron aura la langue arrachée, Copernic les yeux crevés, Shakespeare sera lapidé. Les esclaves doivent être égaux. »

6. Vous placez deux poètes comme en amont de la pratique jüngérienne d'une « métaphysique expérimentale ». Hölderlin et Stefan George. Il s'agit un peu, pour aller très vite, des équivalents allemands de Rimbaud et de Verlaine qui assurent la synthèse du dix-neuvième siècle et livrent au vingtième les innovations décisives. On a pourtant l'impression qu'à la différence des Français, ces poètes assument une métaphysique beaucoup plus définie et déterminante.

Luc-Olivier d’Algange : La différence en tient peut-être à la langue elle-même. Si traduisibles que soient les poèmes, pour ceux qui remontent à la vox cordis, comme l'écrivait Pierre Boutang, à la voix du cœur, au silence antérieur dont ils surgirent, il n'en demeure pas moins que dans la langue allemande, les mots semblent être davantage des choses que dans la langue française. Ce concret de la langue cerne les contours des choses nommées, les grave en eau-forte, ou les taille dans le bronze. Il n'est que de lire Stefan George pour s'en convaincre. Ce disciple et traducteur de Mallarmé, de Verlaine, de D'Annunzio, est minéral et hiératique et semble, en effet, vouloir infléchir la réalité elle-même, y porter son sceau. La langue française, elle, est métaphysique d'une autre façon, elle semble fluer, courir, au-dessus de la réalité, d'où sa vitesse, son allure, son insolence même, sa désinvolture. Riche d'enseignements sont alors les passerelles entre ces deux mondes, qui semblent accroitre leurs puissances l'un et de l'autre, par un côtoiement incandescent. Hölderlin, lui, est à part, ayant réalisé la poésie absolue, la synthèse de tous les temps, passés, présents et futurs, dans le chant le plus clair et le plus mystérieux de toute l'histoire de la littérature européenne. Pour certains d'entre nous, dont je suis, l'œuvre d'Hölderlin se lit comme un texte sacré. Elle est un « printemps de l'Ame », l'espérance par-delà toutes les désespérances, la lumière incréée, le jardin promis, la lueur sise dans la ténèbre de la pupille. C'est une métaphysique au-delà de toute métaphysique, comme une couronne de fleur posée sur nos fronts.

7. Que pensez-vous de la conversion finale de Jünger au catholicisme ? Julien Hervier, grand spécialiste français de l'écrivain allemand, la juge de pure convenance. Pourtant il semble bien que le nietzschéen héraclitéen des débuts s'oriente toujours davantage vers le monothéisme et des perspectives bibliques au fur et à mesure de sa langue existence...

Luc-Olivier d’Algange : Dans le cours de son existence, depuis ses premières audaces, son engagement dans la légion puis dans les Corps Francs, jusqu'à ses expériences relatées dans Approches, drogues et ivresses, Ernst Jünger ne me semble guère avoir cédé à ce que l'on nomme la convenance, - ce qui n'ôte rien aux puissances d'un tradere reçu du monde antique, tant sous des formes présocratiques, stoïciennes, que de celle du néoplatonisme héliaque de l'Empereur Julien, dont longtemps il porta sur lui une effigie. Cette tradition, cependant, comme vous le remarquez justement, n'est pas exclusive d'une autre, biblique, qui sous la forme catholique, va, pour certains, inclure la précédente, et la couronner. Au demeurant, le romantisme allemand, que nous évoquions, est d'abord un romantisme roman, un retour vers l'idéal de l'époque romane, qui, pour de nombreux romantiques, dont Jean-Paul Richter, pris la forme d'un cheminement du protestantisme vers le catholicisme. Ainsi serais-je enclin à penser que cette conversion n'en est pas une, au sens d'une soudaine et ultime fulguration, mais peut-être (nous ne sommes pas dans le secret des cœurs) ce point d'orgue, qui contient la musique toute entière d'une vie, et son silence. Donnerait-on alors au mot de convenance, son sens le plus profond, le plus étymologique, conviendrait-il, allant avec, venant de concert, s'y ajoutant cette haute vertu qui consiste à prendre ses décision par égards, sans déroger à la gratitude.

8. Selon vous progressisme et réaction sont les deux revers d'une même pièce, et vous y opposez l'exigence de se tenir sur la ligne de crête. Pouvez-vous préciser cette posture ?

Luc-Olivier d’Algange : Le malheur de la réaction est de suivre, comme une ombre, le progressisme, au point d'en être parfois la caricature. Inverser un modèle ne suffit à s'en affranchir. Dès lors que nous n'avons plus qu'une idéologie pour en vaincre une autre, tout est perdu. Un progressisme à l'envers ressemble prodigieusement à un progressisme à l'endroit; la dioptrique, au demeurant, nous enseigne que l'endroit est précisément l'envers. Le réactionnaire, cependant, demeure de meilleure compagnie que le progressiste car il est enclin à la nostalgie, et se trouve être ainsi, pour revenir à la distinction de Jankélévitch, moins homme de planification que de réminiscence. La conversation est alors possible, celle qui nous vient de loin, portée par l'Attelage Ailé dont parle Platon, et qui nous enseigne le « double regard », sans lequel nous perdons à la fois la raison et notre âme. Une autre vertu du réactionnaire est de laisser, parfois, son goût alerter son intelligence. Mais être réactionnaire, hélas, en politique, dans une vision « sociétale » pour user du jargon en vigueur, et s'en faire un système, n'est jamais que le pauvre projet de revenir, sur le même cadran fatal, deux ou trois crans en arrière de notre déchéance. Les étapes antérieures au désastre sont celles qui nous y conduisirent. Un mouvement d'audace et d'espérance me porte, parfois, dans les heures heureuses, à penser que les formes détruites le furent afin que nous puissions nous ressaisir de ce dont elle naquirent; que cédant à quelque fatale puissance, ce monde d'habitudes, délivre un sens plus secret, plus ardent, plus lointain, de la tradition, qui n'est pas une chose morte, une écorce morte, mais une pensée en action, une rivière scintillante, - de celles qui fécondent toutes les rives qu'elles touchent, telle le Lignon qu'évoque Honoré d'Urfé dans L'Astrée, et que nous retrouverons, intacte, immédiate, dans le libre mouvement de la langue française. Ce libre mouvement est une chose rare et précieuse. De Villon à Valery Larbaud, et passant par tous les autres, qu'il faudrait des pages pour nommer.

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17/11/2021

Un article de Rémi Soulié sur "Le Déchiffement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger" de Luc-Olivier d'Algange

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaque, Pour saluer Pierre Boutang, De la promenade: traité, Le Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou.

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini!

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués et dont nous sommes convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

 

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16/11/2021

Luc-Olivier d'Algange, Ne nous laissons pas assoter:

Luc-Olivier d’Algange

Ne nous laissons pas assoter

 

J'apprends que l'Académie française, souvent mieux inspirée, chasse de son dictionnaire le mot « assoter ». Ce mot avait l'avantage de dire, mieux que la formule « rendre sot », cet assaut de sottise, cette sottise offensive et offensante, cette sottise qui assaille et dont la télévision, les débats publics, la publicité et la religion même, lorsqu'elle tombe aux mains d'effroyables barbares vaniteux, usent à notre détriment.

Se laisser assoter n'est rien d'autre que se laisser vaincre. On nous assote par la veulerie et la frayeur, la distraction et le travail, par l'ignorance et par le bourrage de l'information, par les généralités idéologiques et par les potins, par la musique d'ambiance et par le vacarme des rues, par la désolation des centres commerciaux et la puanteur de l'air, et même par les bons sentiments. Epargnons-nous d'étendre la liste, chacun sait, ou devrait savoir, ce qu'il en est.

Un homme assoté est un homme qui, littéralement, ne sait plus où il en est, c'est dire qu'il ne sait d'où il vient ni où il va. La réminiscence et le projet lui sont également interdit, - sinon un projet commercial, ou de carrière, dont l'horizon est un plan de retraite, - et plus interdite encore la présence d'esprit et la présence réelle.

Le voici énervé, au sens étymologique, exactement privé du nerf qui lui permettrait de se ressaisir, - de se ressaisir dans un monde sans lequel il n'est rien: cette belle civilisation blessée, européenne, avec ses langues et ses œuvres, qui se délite de moins en moins lentement dans la stupeur et dans l'oubli.

Un homme assoté est sans défense; on peut lui faire dire et lui dire de faire n'importe quoi. Depuis qu'elle est devenue l'ennemie de sa propre civilisation, notre société est devenue une assourdissante machine à assoter. Voici donc les écrans, qui instillent la torpeur et la terreur; voici la publicité qui nous incline à cesser de désirer sinon ce qu'elle veut vendre; voici l'Economie, qui dissout toute chose concrète en abstraction; et voici la morale, une certaine morale, qui sert aux vils et aux ineptes de prétexte à l'abaissement de toute vertu, au sens antique, et de tout génie.

L'assoté tire fierté de son assotement, il s'en vante, s'en revendique contre ce qui subsiste encore vaguement, ici et là, d'une exigence aristocratique, d'un pouvoir de l'excellence, d'une générosité perdue. Les Grands Assotés nous gouvernent et se font élire au titre de Grands Assoteurs. La table rase est leur horizon, leur promesse. Rien ne doit demeurer de ce qui nous laissait le loisir de n'être pas assotés. Ni le silence, ni la vastitude, ni la solitude conquise, ni même l'orthographe ou la grammaire, ni rien de ce qui permettait de discerner, de reconnaître ou de comprendre. Le propre de l'assoté est de n'exister que dans le flou, le confus, l'indiscernable et l'interchangeable, et la fonction de l'Assoteur est de l'y maintenir. Sur ce point, on ne saurait dire qu'il lésine. Tout lui est bon, et il ne manque jamais de se féliciter des concours et des complicités les plus infâmes dans ce travail qui est un combat contre les moindres scintillements de l'esprit et les plus douces rumeurs de l'âme des peuples ou des individus.

Des qualités qui n'ont, à première vue, pas de rapport direct avec l'exercice de l'intelligence, tombent également sous sa vindicte car les Grands Assoteurs savent bien que leur règne est déjà menacé par le bon sens et le bon coeur, par la beauté simple des êtres et des choses et par le pressentiment de la merveille qui se laisse deviner, entre la forêt la clairière, par chaque matin qui recommence le temps dans l'ordre des jours.

Aussi bien les Grands Assoteurs nous voudront-t-il non seulement ineptes, sans grammaire ni logique, mais aussi, et surtout, tristes et sans recours, moroses et sans élans, assignés à notre sottise comme l'âne attaché au piquet et qui tourne à s'y étrangler.

L'Assoteur étant lui-même passablement assoté, ses ruses sont elles-mêmes assez sottes et n'opèrent, par bonheur, que sur des esprits déjà enclins à la sottise. L'une d'elle consiste à dire et redire sans cesse, jusqu'à atteindre une sorte d'état hypnotique, que les rares heureux qui entendent résister à l'assotement ne le sont que par méchanceté, - le « méchant », en jargon d'assoteur (qui n'a cure d'exactitude historique) étant nommé « réactionnaire » ou « fasciste ». Il est vrai que certains, et certaines, sont bien méchants de ne pas se laisser assoter, de faillir au « comme il faut », tels ces enfants que l'on place communément aux Etats-Unis sous neuroleptiques pour avoir été « méchants », autrement dit, indociles.

La docilité ne s'invente pas, elle se prédispose. La remontrance ni la punition ne suffisent à rendre docile un indocile. Pour réduire vraiment les hommes à la servitude, il faut que l'Assoteur la leur serve volontaire, sous l'appellation de « démocratie ». Pour qu'elle puisse affirmer son âpre et mesquine force, il faut réduire l'espace où respirent l'âme et le corps qui portent l'esprit; il faut désanimer et désincarner.

A cet égard, la technique est une arme de choix, mais non la seule. Ce que veut la technique n'est jamais qu'un accomplissement de la volonté qui nous chasse de nos terres, de nos ciels et rend ainsi incompréhensibles les Symboles qui, naguère encore, opéraient à ces fulgurantes jonctions entre le visible et l'invisible dont resplendit le monde lorsqu'il est non plus utilisé mais contemplé.

Pour chasser les hommes de ce qu'ils sont, là où ils sont, il faut vider leur mémoire de tous les signes et intersignes, œuvres et chants qui leur rappellent leur provenance et leur donnent la chance d'une destination.

L'Ennemi frappe au plus vif, pour le nécroser, et ce plus vif, au commencement, est notre langue natale par laquelle toute sapience nous vient et coule de source. Pour l'Assoteur, dans sa version pédagogiste par exemple, il ne suffit pas que la langue s'appauvrisse, s'altère, il faut l'atteindre, à travers ses usages, dans ses règles mêmes afin d'accroître, autant que se peut, la confusion des esprits et rendre étrangères au premier regard les œuvres antérieures à ses calamiteuses réformes orthographiques et grammaticales.

Ne lui disputons point cette compétence, l'Assoteur connaît son travail: éloigner ce qui vivifie; rendre incompréhensible ce qui avive l'âme; précipiter les esclaves par destination dans la distraction et la tristesse; couper court, au nom de la morale, non celle des Moralistes mais celle, sinistre et envieuse, des moralisateurs, à tout instinct de révolte. Lors, le compte est bon. Il n'est plus de bonheur que celui qu'on achète, d'autre joie qu'imposée, et la pensée calculante trouve son règne sans partage.

Il n'est pas nécessaire de verser dans quelque nietzschéisme caricatural pour se rendre à l'évidence : un combat est mené contre notre puissance qui serait, si elle parvenait à s’épanouir, bonté et beauté. Ce combat est celui du pouvoir contre la puissance. Les hommes de pouvoir sont mus par l’envie. Les hommes de puissance le sont par la générosité et le don. La fonction du pouvoir est d’exercer contre la puissance une procédure vengeresse. Le pouvoir, pour s’étendre, doit répandre la tristesse et l’ennui, la confusion morose et l’hébétude, et, certes, il ne peut le faire sans l’immense armée supplétive constituée par les arriérés, barbares, énervés et déprimés de toutes sortes qui sont là pour diffuser partout où ils se trouvent la crainte d’autrui et le dégoût de soi. Ce sont eux qui, sitôt sortons-nous le nez de la boue, s’efforcent de nous convaincre que nos efforts sont vains, que notre cause est perdue et que nous sommes déjà vaincus.

N’en croyons rien ! Si la défaite et la mort sont au bout du combat, elles ne le sont qu’au bout, à la fin, dans les hiéroglyphes des fins dernières, comme toute vie connait sa fin, étant naturellement cernée par la mort. Ce qu’ils veulent de nous, ces apôtres du néant, c’est notre mort, non à la fin, mais dans les heures mêmes de la vie ; ce qu’ils convoitent, c’est notre défaite suscitée par leur seul récri indigné, notre soumission d’emblée, sans conditions.

Dès lors que nous comprenons que toute grande politique s’ordonne et s’est toujours ordonnée à la poésie, dès lors que notre stratégie se fonde sur Homère, la Bhagavad-Gîta et la Geste arthurienne plutôt que sur un stage « force de vente », la souveraineté nous demeure, sinon dans le temps de l’usure, mais, irréfragable, dans le temps du chant.

La seule défaillance fatale serait que le temps du chant, le temps des Muses, le temps du frémissement ardent, en lui, de l’éternité dont il est l’image mobile, cédât au temps de l’usure, - cette abstraction linéaire qui ne correspond à rien, ni dans la réalité de l’âme, ni dans celle du cosmos.

Dans le temps du chant s’éveillent et dansent toutes nos fidélités. Celles-ci ne sont pas des douairières acariâtres mais de jeunes silhouettes surgies des sylves et de l’écume. Elles ne nous relient pas à un passé embaumé, naturalisé ou « muséal » mais à l’éternité toute vive, rimbaldienne, de « la mer allée avec le soleil ». Fidélités ondoyantes, et non pas règlementaires, elles portent vers nous un parfum de prairies et de soleil, un sacré qui s’éprouve avant que nous fussions contraints d’y croire, un arc tendu, écharpe d’Iris, entre le visible et l’invisible.

En résistant à la guerre totale que la société, désormais, conduit contre la civilisation qu’elle devrait protéger et chérir, en refusant de nous laisser assoter, nous ne sauverons pas seulement une esthétique, une morale et une mémoire, mais ce secret même de l’être qui se nomme le possible.

On nous ressasse que « tout a été dit », que la conscience européenne de l’être est achevée, figée, que l’art est mort et qu’il ne nous reste plus qu’à nous soumettre aux plus tristes fatalités. « Tout a déjà été dit », on nous le disait déjà avant Proust, Céline, Ezra Pound ; on nous le disait même avant Chateaubriand et Hugo. Sans doute le disait-on déjà avant Dante et même Virgile. Ce « tout a été dit » trahit surtout le manque d’imagination créatrice de celui qui le formule. Cette formule décourageante veut nous dire qu’ici, en Europe, tout est dit, et qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner à la plus ostensible barbarie, à vouloir s’en rédimer en disparaissant. Un idéologue ou un journaliste s’en laisseront aisément convaincre. Il sera plus difficile d’en persuader un poète ou un homme d’action, - qui savent que de bien-pensants journalistes peuvent parler de tout sans rien dire du tout. Ce qui est véritablement dit vient de loin, de si loin que ceux qui parlent de tout n’en ont plus la moindre idée, et, littéralement, ne l’entendent pas.

Non seulement tout n’a pas été dit, et tout n’est pas dit, mais ce qui fut dit n’a pas même encore été entendu ni éprouvé dans sa plénitude, ce qui est dit n’est pas encore advenu au dire. Les milliers de travaux universitaires qui ont pratiqué sur les œuvres leurs médecines légales « textuelles » ne changent rien, bien au contraire, au fait troublant que les grands œuvres, ces événements de l’âme attendent encore leur avènement dans nos âmes. Virgile, Dante, Hölderlin, Nerval attendent dans la pénombre pour nous dire ce qui doit encore être dit, pour susciter en nous le ressouvenir, « par-delà les portes de cornes et d’ivoire ».

Les œuvres de la conscience européenne de l’être sont en attente, en puissance, et c’est contre elles qu’un Dédire universel, - que la démonologie expliquerait bien mieux que la sociologie,- travaille sans relâche ; et c’est par elles, ces œuvres, qui sont attentes ardentes, que la puissance et le possible nous reviendront dans le plus beau des printemps.

Ainsi que dans le véritable amour, nous reprendrons tout au début, avant les défaillances et les trahisons, là où pointe la vérité de l’être, en sa fragilité émouvante de la jeune corolle. Nous passerons outre aux fastidieuses dérisions des lassés et des blasés. Parménide, Héraclite et Empédocle nous diront le secret de l’être et du feu, comme à des amis, au plus près de ce que nous éprouvons immédiatement, dans la senteur des aromates jetés au feu par notre belle nuit ourlée de la rumeur des flots. 

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14/11/2021

Un article de Stéphane Barsacq à propos de "L'Ame secrète de l'Europe":

Un article de Stéphane Barsacq, paru dans le Figaro, à propos de L'Ame secrète de l'Europe de Luc-Olivier d'Algange, éditions de L'Harmattan.
 
Au seuil du tricentenaire de la publication des Lettres persanes de Montesquieu, et alors que la basilique Sainte-Sophie, berceau du christianisme byzantin, doit être transformée en mosquée, plus que jamais il importe de se demander: «comment peut-on être Européen?» Européen qui ne signifie pas être assujetti à l’Union européenne, mais être solidaire d’une forme d’esprit née avec la civilisation grecque qui a essaimé en Méditerranée, et qui unit les terres du Septentrion et celles de l’Est - c’est-à-dire autant de réalités différentes qui traversent aujourd’hui des pays hors de l’Union européenne, puisque ni la Turquie ni la Russie n’en font partie, et qu’on peine toujours à définir, sur le plan pratique, ce qui unit la France et la Hongrie, ou l’Angleterre et la Pologne.
 
C’est dire, à l’heure où l’Europe n’est pas encore effacée des cartes, mais pourrait l’être, tout l’intérêt du livre de Luc-Olivier d’Algange et son ambition que résume son titre: L’Âme secrète de l’Europe. Derrière l’Europe, fût-elle galante pour reprendre le titre de Campra dont Morand s’est souvenu, une autre figure se tient: plus profonde, venue de plus loin, allant plus avant, réservant ses sortilèges, et répandant ses pollens, comme le voulait Novalis. Qu’on le veuille ou non, cette Europe «aux anciens parapets», partagée, sinon divisée entre l’ivresse dionysiaque et l’angélisme rilkéen, entre le théâtre d’Epidaure et la cathédrale de Chartres, demeure un chiffre ascendant. Celui-ci réunit la philosophie, la mathématique et la pensée du droit dans un dialogue avec les Dieux, c’est-à-dire cette confrontation reprise d’âge en âge, et souvent miraculeusement accordée, qui tient Athènes et Jérusalem dans une même quête, celle qui découvre une vie nouvelle à l’horizon.
 
Si on devait le définir, Luc-Olivier d’Algange, quant à lui, évoque assez un de ces sages en exil à la façon de Léon Chestov ou Nicolas Berdiaev qui prospéraient sur le porche de l’Université. Retiré de toute agitation, il cultive ses plus belles fleurs sur les terres du Prince de Conti et observe, sans grande illusion, mais avec acuité, le spectacle moliéresque de notre modernité tantôt triste, tantôt risible. Mais pareil au sage antique qui interroge volontiers les ombres, voire les fantômes, il promène son intelligence altière sur les hauts lieux en devenir de la mémoire: celle de Platon et de Nietzsche, de Guillaume de Machaut et Villiers de l’Isle Adam, de Maître Eckhart et d’André Suarès, sans oublier les Présocratiques ou les penseurs à la marge, comme Henry Corbin. Une liste à laquelle il faut ajouter les noms de Hildegarde de Bingen, d’Angelus Silésius ou de William Butler Yeats.
Qu’on croie ou non dans Athéna ou dans la Vierge, dans la foi du Psalmiste ou celle de Virgile, Luc-Olivier d’Algange fait le pari joyeux qu’elles restent des ressources pour chacun de nous.
 
Rien de moins administratif. Rien de plus enthousiasmant. Luc-Olivier d’Algange fait le pari joyeux que les uns et les autres, même s’ils ne prient pas de concert, vont à l’essentiel par les mêmes voies, qui restent des ressources pour chacun de nous, qu’on croie ou non dans Athéna ou dans la Vierge, dans la foi du Psalmiste ou celle de Virgile. Tous sont unis par le rapport proprement «européen», qui est celui de la lumière quand elle vient à se confronter avec son crépuscule et que ses feux sont les plus puissants. Quand l’Asie, si lointaine et si différente, reçoit la lumière en sens inverse du nôtre, l’Europe, pour elle, est ce monde où le soir tombe, et découvre son aspiration à un renouveau, à une réinvention perpétuelle du sens de l’Amour, qu’il soit dans le sacrifice des héros, dans celui de Jésus sur la Croix ou dans le chant des troubadours sur la route. Achille est le frère du Christ Pantocrator, comme il est l’objet du chant du poète qui pose le sens des combats.
 
Au fil des chapitres, Luc-Olivier d’Algange nous fait encore converser avec le penseur orthodoxe russe Paul Evdokimov ou avec le Condottière italien Gabriele D’Annunzio, voire avec quelques dandys reprouvés à des titres divers comme Oscar Wilde ou Ernst Jünger. De leurs contrastes, de leurs différences naissent les étincelles. Celles-ci convergent pour désigner une même flamme et les raisons de ne pas désespérer, de résister à l’ à-quoi-bon. Son livre si dense, si riche, se veut une approche de cette ère qui n’est plus géographique, et dont on veut nous convaincre que l’histoire est non seulement du passé, mais périmée, à «déboulonner», puisque même Jules César a fait les frais du terrorisme des nouveaux imbéciles, comme la Petite Sirène d’Andersen. Douce illusion à qui sait que la Grèce a près de 3 000 ans, et qu’elle continue à nous bouleverser grâce aux héros homériques, aux figures de la Tragédie ou à Parménide ; que Rome continue à être le centre du monde, unissant Romulus et Rémus et les papes et qu’une certaine France reste la «terre des armes, des arts et des lois» dans le cœur des plus humbles.
 
Parmi tant de prophètes de malheurs, Luc-Olivier d’Algange reste une exception: il combat joyeusement. Ce que Guy Dupré avait écrit d’un de ses devanciers vaut pour lui: parmi les rares écrivains de son âge qui réellement nous parlent, il en est peu qui aient eu, pour nous rejoindre, à venir de si loin. L’âme secrète de l’Europe, de l’Irlande à la Grèce, de Moscou à Lisbonne - entre l’Elbe et l’Océan -, c’est l’amour de la vie elle-même qui fixe le cœur et l’esprit. Ou l’Europe est appelée à le retrouver et à le féconder, ou les Barbares l’achèveront.
 
Stéphane Barsacq.
 

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13/11/2021

Luc-Olivier d'Algange, Le Soleil d'Outre-temps, variations sur la puissance et le pouvoir:

Luc-Olivier d'Algange

Le Soleil d’Outre-temps

Variations sur la puissance et le pouvoir



« Est deus in nobis, agitante calescimus illo »

Ovide

« Que je sois - la balle d'or lancée dans le soleil levant. Que je sois - le pendule qui revient au point mort chercher la verticale du soleil »

Stanislas Rodanski.



Confondre la puissance et le pouvoir nous expose à maintes erreurs et déroutes. Il n'est rien, quoiqu'en veuillent les moralisateurs, de plus profondément ancré dans le cœur de l'homme que le goût de la puissance, et son malheur est de croire qu'elle lui sera donnée, ou rendue, comme un bien immémorial dont il fut spolié, par l'exercice du pouvoir. Il échange ainsi la présence réelle contre la représentation (tout pouvoir étant toujours de représentation), le feu contre la cendre, la souveraineté du possible contre la servitude d'une condition asservie à d'autres conditions.

La puissance en acte est gaité, et confiance; le pouvoir, lui, sauf au moment de la conquête du pouvoir, lequel n'est alors encore qu'en puissance, est morose et méfiant. Le plus petit pouvoir, celui du guichetier qui nous fait attendre indûment, comme le plus grand, celui du chef d'Etat, subordonne le pouvoir qu'il exerce, ou qu'il croit exercer, sur nous, précisément au guichet ou à l'Etat, - qui n'est rien d'autre qu'un immense guichet. L'idéologie démocratique, loin de nous avoir délivrés du pouvoir, l'a multiplié, accentué, rendu plus sinistre et plus obstiné, jusque dans la sphère privée.

La disparition des hiérarchies traditionnelle fait, certes, de chaque individu un « pouvoir » susceptible de mesurer sa force avec ses voisins et ses proches, mais seulement dans la mesure où ce pouvoir le prive, lui et les siens, de toute promesse de puissance. Cette idéologie, vaguement psychologisante, au service d'une « individualité » dépersonnalisée, se fondant, par surcroît, sur ce qu'il y a de plus vil en nous, la rivalité mesquine et la jalousie, convient au mieux au système de contrôle dont la fonction est de réduire notre entendement aux fonctions « utiles », celles qui « rapportent », au détriment du poïen, et de la puissance.

L'homme de peu de pouvoir, et que ce pouvoir déjà embarrasse et humilie, en viendra ainsi, dans le piège qui lui est tendu, à désirer non pas l'écart, le « recours aux forêts », la souveraineté perdue, mais un « plus de pouvoir », croyant ainsi, par ce pouvoir plus grand, qui est en réalité une plus grande servitude, se délivrer du pouvoir plus petit, sans voir qu'il augmente ce dont il souffre en croyant s'en départir. La puissance, lors, s'éloigne de plus en plus, au point de paraître irréelle, alors qu'elle est le cœur même du réel, la vérité fulgurante de tout acte d'être, « l'éclair dans l'Eclair » dont parlait Angélus Silésius.

Cette puissance lointaine, comme perdue dans quelque brume d'or aux confins de notre conscience et de notre nostalgie, quelle est-elle ? Par quels signes manifeste-t-elle sa présence, de telle sorte que nous la reconnaissions ? Est-il, d'elle en nous, une recouvrance possible ? Lointaine, secrète, entrevue, désirée, pressentie, un chant nous en vient, porté par les ailes de la réminiscence et par le témoignage des œuvres.

Ce qui nous en sépare, mais d'une séparation radicale, est peu de chose, peut-être n'est-ce que la seule conviction, implantée en nous, d'en être séparé ; et que cette séparation, si désolante qu'elle soit dans le cours des jours, n'en est pas moins un « bien moral » ? Or, lorsqu’intervient, comme l'instrument du pouvoir, l'armée des moralisateurs, ceux-ci nous disent aussi, sans le vouloir, que le pouvoir qu'ils étayent est fragile et que, sans notre consentement niais, il ne tiendrait guère. Le pouvoir qui moralise est vincible, voici déjà une bonne nouvelle ! La puissance peut nous être rendue; et la preuve en est qu'en certaines circonstances de la vie, elle l'est, pour quelques-uns, ne fût-ce que dans l'entrevision ou l'instant enchanté sans lesquels nous ne saurions même concevoir la différence entre le pouvoir et la puissance.

Contre le pouvoir qui nous avilit, que nous le subissions ou que nous l'exercions, les deux occurrences étant parfaitement interchangeables, des alliés nous sont donnés, qu'il faut apprendre à discerner dans la confusion des apparences. Ces alliés infimes ou immenses, dans l'extrême proximité ou le plus grand lointain, les hommes, jadis, les nommaient les dieux.

Participer de la puissance des dieux en les servant, c'est-à-dire en y étant attentifs, était une façon de s'inscrire dans l'écriture du monde, d'accorder notre chant au plus vaste chant, - afin de s'y perdre, de se détacher des écorces mortes, pour s'y retrouver, en soi. L'Odyssée, l'Enéide, les Argonautiques nous montrent que les dieux, puissances en acte, ont partie liée avec l'imprévisible autant qu'avec le destin. Tant que, dans l'aventure, les dieux et les déesses veillent, rien n'est dit. Les circonstances les plus hostiles ou les plus favorables peuvent tourner et se retourner. Ce « toujours possible » est la puissance même, celle qui nous porte à échapper au monde des planificateurs et des statisticiens. En leurs épiphanies, les dieux sont les alliés de notre puissance. Les hymnes que les hommes dirent en leur honneur sont gratitude, puissance recueillie.

De cette puissance se composent les temples, les chants et les joies humaines, - ce que naguère encore nous pouvions nommer une civilisation avant que son écorce morte, la société, ne vienne à en réduire drastiquement les ressources spirituelles. Nous vivons en ce temps où la société est devenue non seulement l’écorce morte mais l'ennemie déclarée de la civilisation. Tout ce qui « fonctionne », c'est-à-dire tout ce qui contrôle, par l'argent, la technique, la « communication », semble avoir pour fin la destruction, l'oubli, la disparition de notre civilisation, autrement dit la disparition de cette prodigieuse arborescence qui relie Valéry à Virgile, Nerval à Dante, Proust à Saint-Simon, Fénelon à Homère, Shelley à Plotin, Nietzsche à Héraclite, ou encore Dino Campana à Orphée.

Avec ces arborescences, qui tant offusquent les mentalités linéaires et planificatrices, - ces faux amis de l'ordre qui le ne conçoivent que quadrillé, en catégories, comme autant de cellules carcérales où chacun est réduit à une identité abstraite, - disparaissent aussi les nuances, autrement dit ce qui apparente le mouvement de la pensée à celui des nuages. D'un seul geste nous sont alors ôtés la forme surgie de la terre, l'arbre, mythologique et concret, et le ciel où il se dresse, la puissance tellurique et la puissance ouranienne. Qu'elles nous soient ôtées, dans ce « cauchemar climatisé » qu'est le monde moderne, ne signifient pas qu'elles n'existent plus. Elles existent, magnifiquement, là où nous avons cessés d'exister, là où notre « être-là » n'est plus là, -, là où nous ne sommes plus car nous nous sommes refugiés derrières les écrans et les représentations.

Le propre de l'ordre abstrait que les modernes ont instauré, sous les espèces de la société de contrôle, est d'être anti-musical, littéralement l'ennemi des Muses, le contraire d'un ordre harmonique. Face à l'ordre abstrait nul ne sera jamais assez anarchiste, quand bien même c'est au nom de certains principes et du Logos qu'il refusera le logiciel qui lui est imposé. Cette société, en effet, dès que nous consentons, par faiblesse, à y participer, nous rançonne à l'envi, au bénéfice des plus irresponsables qui, pour ce faire, nous maintiennent dans la stupeur d'un troupeau aveugle, et la question se pose: de quelles ombres, sur les murs de quelle caverne cybernétique, veut-t-elle nous façonner ? A quelle immatérialité d'ombre veut-t-elle nous confondre ?

Le dessein est obscur, échappant sans doute, dans ses fins dernières, à ceux-là même qui le promeuvent, mais son mode opératoire, en revanche, est des plus clairs. Nous ne savons pas exactement qui est l'Ennemi, mais nous pouvons voir quels sont les adversaires de cet Ennemi: le sensible et l'intelligible dans leurs variations et leurs pointes extrêmes. On pourrait le dire d'un mot, chargé du sens de ce qui précède: le poème, non certes en tant que « travail du texte » mais comme expérience orphique, telle que la connut, dans son péril, Dino Campana, telle qu'elle s'irise dans les dizains de la Délie de Maurice Scève. Le poème, non comme épiphénomène mais comme la trame secrète sur laquelle reposent la raison et le réel; le poème comme reconnaissance que nous sommes bien là, dans un esprit, une âme et un corps, un dans trois et trois dans un. Le monde binaire, celui des moralisateurs et des informaticiens, en méconnaissant l'âme, nous prive, en les séparant, de l'esprit et du corps, lesquels se réduisent alors, l'un par la pensée calculante, l'autre comme objet publicitaire, à n'être que des enjeux de pouvoir.

La puissance nous reviendra par les ressources d'une civilisation, la nôtre, qui sut faire corps de l'esprit, c'est-à-dire des œuvres, et inventer des corps qui avaient de l'esprit, des corps libres et sensibles, au rebours des puritanismes barbares. Au demeurant, les œuvres sont moins lointaines qu'il n'y paraît. Ces prodigieuses puissances encloses dans certains livres, si tout est fait pour nous en distraire, nous les faire oublier, ou nous en dégoûter par des exégèses universitaires « narratologiques », ou simplement malveillantes, demeurent cependant à notre portée, cachées dans leurs évidences, comme la lettre volée d'Edgar Poe. Le monde moderne, ayant perfectionné la méthodologie totalitaire, ne songe plus guère à brûler les livres, il lui suffit d'en médire, et de multiplier les entendements qui ne pourront plus les comprendre, et en tireront une étrange fierté. La stratégie est au point, flatter l'ignorance, au détriment des méchants « élitistes », - hypnotiser, abrutir, dissiper, avec l'assentiment de la morale commune.

Les pédagogistes, ce petit personnel de la grande entreprise de crétinisation planétaire, avec leurs pauvres arguties bourdieusiennes, n'éloignèrent de tous, précisément pour la réserver aux « héritiers » honnis (qui la plupart du temps ne savent qu'en faire), ces œuvres majeures de la haute culture européenne, de crainte qu'explosant en des âmes ingénues, elles n'en éveillent les puissances, suscitant ainsi des hommes ardents et légers, capables, par exemple de reprendre Fiume, et généralement peu contrôlables.

Qu'un enthousiasme naisse, dans un jeune esprit, de la lecture de Homère, Virgile ou de Marc Aurèle, cela s'est vu, et celui que rien ne prédestinait, de ces seules puissances encloses dans les mots, peut devenir Vate, fonder un état au service des Muses, qu'il rêva épicentre d'une plus vaste reconquête, à Fiume précisément, et s'il n'y parvint durablement, la politique des gestionnaire ayant repris sa place indue, demeure le ressouvenir de la belle aventure où les arditi se joignirent aux poètes exquis, où l'avant-garde retint les échos d'un soleil latin antérieur, d'un outre-soleil, Logos héliaque, tel que le songea l'Empereur Julien. Oui, ces œuvres sont bien dangereuses, et les pédagogistes savent ce qu'ils font en les tenant à l'écart sous des prétextes fallacieux. Un ressac pourrait en venir, et des âmes bien nées s'en laisser porter, emportant du même mouvement, pour les disperser, ces moroses « superstructures » où l'on prétend nous tenir.

Plus nous entrons dans une phase critique et plus l'inimitié du pouvoir à l'égard de la puissance, de la société (de ce qu'elle est devenue) pour la civilisation, se fait jour. Ce n'est plus seulement l'indifférence de l'écorce morte pour ce qu'elle enserre mais un effort constant pour éteindre, partout où il risque d'apparaître, le feu sacré. Le beau symbole zoroastrien du feu perpétué d'âge en âge par une attention bienveillante, donne, par ces temps ruineux, l'idée de ce qu'il nous reste à accomplir. La passation du feu contre le parti des éteignoirs, - de la puissance du feu, qui transmute, contre les pouvoirs qui nous assignent au plus petit dénominateur commun.

A celui qui a fréquenté ses semblables, quelque peu, hors de sa famille et de son travail, - lieux de pouvoir par excellence,- l'opportunité a parfois été donnée de rencontrer des êtres de puissance, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui, ne voulant les restreindre mais au contraire les accroître, et laissant le recours à leur guise, se proposèrent, par l'exemple, par le génie de l'impromptu, voire par une forme de désinvolture heureuse, à brûle-pourpoint, comme une chance d'être.

Ces chances sont rares, et méconnues. Ces êtres magnifiques, nous passons à leurs côtés sans les voir, sans les discerner, sans les reconnaitre et souvent quelque ressentiment, plus ou moins enfoui, nous gendarme contre eux et nous interdit d'en recevoir les bienfaits. Face à l'homme de puissance, l'homme de pouvoir, ne pouvant l'exercer tel qu'il le songe, est ramené à la vanité de son pouvoir et à l'inutilité de sa servitude et devient ainsi homme de la vengeance et dépit.

L'homme de puissance, au contraire, auquel, selon le mot de Nietzsche, «  il répugne de suivre autant que de guider », déroute les aspirations les plus faciles, à commencer par celles des idéologues qui sont au service du pouvoir, fût-il utopique. Le vingtième siècle, qui fut le grand siècle des idéologues, fut profus de ces discours qui, si contradictoires qu'ils paraissent, n'eurent jamais d'autre but que de nous priver de nos plus innocentes libertés ou de nous en punir. Successeurs des formes religieuses les plus asservissantes, de l'exotérisme dominateur le plus obtus, les idéologues, mus par la haine de tout mouvement libre, autrement dit, de l'âme elle-même, voulurent faire le Paradis ici-bas, mais sur les monceaux de cadavre de ceux qui croyaient l'avoir déjà trouvé humblement. Le propre des idéologies modernes, ce qu'elles ont de commun avec le pire des fondamentalismes religieux, - accordé, comme l'écrivit Ernst Jünger, au règne des Titans -, est, chaque fois, d'expliquer le divers par un seul de ses aspects et de l'y vouloir soumettre. Le multiple n'est plus alors l'émanation de l'Un, mais nié en tant que tel. Rien n'est moins plotinien que cette uniformisation qui méconnait les gradations entre l'Un et le Multiple, l'intelligible et le sensible.

Quoique vous pensiez, l'idéologue, successeur de l'Inquisiteur, sait mieux que vous pourquoi vous le pensez. Vos intuitions, vos aperçus, ne sont pour lui qu'une façon de vous classer dans telle ou telle catégorie plus ou moins répréhensible, selon qu'il vous jugera plus ou moins hostile ou utile à ce qu'il voudrait prévoir, établir, consolider, - le tout aboutissant généralement à de sinistres désastres et des champs de ruines.

N'attendons pas d'un idéologue que l'histoire lui soit de quelque enseignement, ni le réel, ni l'évidence; sa pensée n'est là que pour les nier. Ce qui est donné lui fait horreur; et le don en soi, cette preuve de puissance qui échappe aux logiques du calcul ou de l'utilité. Une forme d'humanité chafouine, abstraite, monomaniaque, contrôlée, punitive, triste, est l'horizon de cette volonté servie par le ressentiment, - ce diaballein. Nous y sommes presque, et de ne pas y être encore entièrement, mais d'en être si proches nous donne, ou devrait nous donner, à comprendre à quel irréparable nous sommes exposés, à quelle solitude effroyable nous serons livrés dans un monde parfaitement collectif et globalisé, et dont la laideur, en proie à la démesure, ne cessera de croître et de se répandre.

La beauté et la laideur, loin de n'intéresser que ceux que l'on nomme, de façon quelque peu condescendante, les « esthètes », sont d'abord des choses qui s'éprouvent. Pour subir l'influence profonde la beauté ou de la laideur, point n'est nécessaire d'avoir la capacité de les considérer ou de les estimer, et moins encore celle de les « expertiser ». On sait les Modernes, qui ratiocinent, ennemis de toutes les évidences. De vagues sophismes relativistes leur suffisent à intervertir la beauté et la laideur, à donner l'une pour l'autre, pour finir par nous dire qu'elles n'existent pas. L'art contemporain est, en grande partie, la spectaculaire représentation de ce relativisme vulgaire qui finit par accorder à la laideur et à l'insignifiance sa préférence, après nous avoir dit que « tout se vaut » et que « tous les hommes sont artistes », - sinon que certains sont plus habiles que d'autres à esbaudir le bourgeois et à capter les subventions publiques. La puissance de la beauté et le pouvoir de la laideur agissent sur l'âme. L'une la fait rayonner et chanter, l'autre l'assombrit, la rabougrit, l'aveulit et la livre au mutisme et au bruit, - ces mondes sans issues où dépérissent les Muses.

A la puissance de la beauté s'oppose le pouvoir, exercice de la laideur. Celui qui vit dans la beauté d'un paysage ou d'une cité n'a nul besoin de se représenter cette beauté pour en recevoir l'influence bienfaitrice. De même que celui est condamné et livré à la laideur en subit l'influence sans la concevoir. Les poètes en eurent l'intuition: la beauté est antérieure. Elle vient d'avant, d'un outre-temps, ressac et réminiscence d'un monde à la naissance, là où l'Idée se forme et devient forme formatrice. L'antérieure beauté affleure dans la beauté présente; elle opère la passation entre ce qui fut et ce qui demeure; elle s'accomplit dans l'initiation, la naissance nouvelle éclose dans le regard auquel la beauté est offerte, non comme un spectacle mais comme une vérité intérieure.

Voici la puissance même, l'éclat du premier matin du monde, qui est de toujours, voici le temps où elle advint, le temps fécond, et non celui de l'usure, voici les hommes dont elle est favorisée, « les Forts, les Sereins, les Légers », dont parlait Stefan George, et que tout pouvoir vise à faire disparaître, mais qui persistent, vivaces, dans l'amitié fidèle que nous leur portons.

 

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12/11/2021

A propos du livre de Françoise Bonardel, Triptyque pour Albrecht Dürer

Luc-Olivier d'Algange

A propos du livre de Françoise Bonardel

Triptyque pour Albrecht Dürer

La conversation sacrée



Peu d'essais échappent à l'alternative, ou au double écueil, de l'érudition pure et de la simplification plus ou moins polémique. Triptyque pour Albrecht Dürer est de ceux-là, rares, qui, tout en étant à la fois œuvre érudite et œuvre de combat, ne l'est que pour accomplir ce dont elle parle, rejoignant ainsi, à travers ses manifestations, et dans un beau voyage, l'instant de la rencontre du regard avec l'œuvre qui, en nous, mystérieusement, est antérieure au regard.

Une intuition vague hante les esprits. Quelque chose semble s'être perdu que l'on ne saurait définir mais qui nous tient en exil de cette part de nous-mêmes et du monde qui resplendit dans le secret et que l'on pourrait, si des réminiscences nous en viennent, nommer l'Ame, la nôtre, l'intime, la proche et si lointaine, et l'Ame du monde, à laquelle elle donne accès,- celle que Virgile figure sur le Bouclier de Vulcain.

Or, en ces temps profanés et profanateurs, une si âpre volition nihiliste, issue de l'esprit de vengeance, s'est emparée de nous que nous en sommes venus à manquer à l'Ame du monde, tant est si bien, avec de telles ingéniosités techniques, un tel affairisme, que notre propre âme s'est éloignée vertigineusement de nous-mêmes, au point qu'il semblerait presque, parfois, qu'elle n'existe pas, qu'il n'y eût jamais d'âme nulle part, pas davantage en nous-même que dans le monde, et que tout, l'univers, les hommes, la nature, se réduit à une machine, destinée à servir d'autres machines plus performantes.

Ce qui nous manque, Françoise Bonardel le nomme et l'illustre, le définit et l'exerce, n'est autre que la conversation sacrée. L'ouvrage, à cet égard, dépasse de loin l'intérêt que déjà nous pourrions porter à un travail fortement étayé sur Albrecht Dürer. On ne saurait mieux dire ce qu'est une conversation sacrée qu'en s'y livrant, c'est-à-dire en s'aventurant dans cette subversion du temps qui révèle les strates, le palimpseste, les nuées et les nuances des temporalités qui échappent habituellement à l'attention limitée, calculante, à l'égrènement uniforme, au cours linéaire qui est celui de l'usure.

Dans la conversation sacrée le temps devient espace. Une œuvre n'est pas un objet de consommation culturel, moins encore une « côte » sur le marché de l'art, mais un événement de l'âme, voire un avènement qui surgit de l'entretien que nous avons avec elle. Or cette œuvre fut elle-même en conversation avec le paysage, l'idée, la forme, l'espace qu'elle créa et qu'elle porte jusqu'à nous, nous donnant ainsi accès au temps profond, où l'histoire et la légende de l'artiste et notre propre histoire coïncident.

André Breton, ressaisissant le propos de Nicolas de Cues, évoquait le point suprême à partir duquel toutes choses cessent d'être perçues de façon contradictoire. Cette « omnivision » n'est jamais, pour l'être humain, que fugace, mais ce que cette expérience inscrit en nous est l'empreinte de l'œuvre que nous devrons accomplir, tels le Chevalier entre la Mort et le Diable, dont la Figure, nous dit Françoise Bonardel, ne saurait se réduire ni à un piétisme militant issu de la Réforme, ni à une figure faustienne, - mais s'ouvrant peut-être, ainsi que Friedrich Schlegel en eut l'intuition, qui voyait en Dürer « le Jacob Böhme de la peinture », à une autre Figure, à la fois antérieure et apocalyptique, au sens étymologique, laissant au visible la puissance de révéler l'Invisible.

Comment, au pas de sa monture, vaincre la Mort et tenir le Diable à distance ? Comment surmonter ce qui divise, le diaballein, et ne plus craindre la Mort, qui n'est ici qu'insignifiante et grotesque, afin d'aller vers ce qui, - loin, là-bas - laisse l'âme verdoyer dans la contemplation de l'infime et de l'immense ? La question ne saurait se réduire à l'histoire de la culture ou à une identification sentimentale car ce qui est en vue, cette Cité,- au-delà des arbres, tout en haut, où l'on devine le règne d'une grande paix de l'âme, - est tout aussi important que celui qui se dirige vers elle et dont la force et la résolution, en accord avec la perfection formelle de la gravure, son détail péremptoire, valent surtout par le dessein qu'elles proposent.

« L'exceptionnelle symbiose graphique entre simplicité et grandeur » qu'évoque Françoise Bonardel à propos de Dürer, donne au mot apparaître la plénitude de son sens. L'apparaître n'est pas seulement apparence, surface sur laquelle l'attention glisserait pour se perdre dans l'indéfini, mais une force qui se grave, un sceau invisible qui suscite le visible, le fait paraître, le dévoile dans son irréductible singularité ontologique. Françoise Bonardel cite à juste escient Heidegger: « Lui, le peintre Dürer en représentant un objet isolé à partir de sa situation fortuite, ne se borne pas à en faire apparaître un aspect isolé, offert au regard; mais à montrer chaque fois l'objet isolé en tant que cet objet unique dans son unicité, il rend visible l'Etre même dans un lièvre, l'être-lièvre, l'être animal de cet animal ».

A la singularité des êtres, témoins de l'attente et de l'éclaircie de l'être, correspond, mais de façon plus mystérieuse, l'harmonique propre d'une cité, son être, à nul autre semblable, et avec lequel il nous est possible, dès lors que nous ne sommes pas exclusivement assignés à une durée profane, d'entrer en conversation. Le livre de Françoise Bonardel nous donne ainsi à visiter, ou mieux encore, à hanter, en voyageurs du temps, les trois cités emblématiques du destin d'Albrecht Dürer, Anvers, Nuremberg et Venise.

« Plus encore que les œuvres d'un artiste, écrit Françoise Bonardel, et que sa biographie, les lieux où il vécut, ou simplement passe, paraissent a postériori, la matrice où s'est forgé son regard dont nous aimerions comprendre quel défi, quel pari sur la vie en raviva un jour l'éclat ». A qui s'approche d'une cité emblématique, y entre, non en touriste mais en pèlerin, avec cette inscience divine, cette innocence qui laisse advenir les signes et les intersignes, un Réel est donné qui n'a plus rien de commun avec le réel des « réalistes », qui ne sera jamais qu'une chose abstraite.

Chaque voyageur, s'il n'est pas touriste, sait avancer tel le chevalier de Dürer, entre la Mort et le Diable, - entre la mort, toujours menaçante, de sa propre perception du monde qui en ferait un absent passant à côté de tout sans rien voir, et le Diable qui va diviser, en analyste chafouin, chaque chose, chaque paysage, chaque heure, jusqu'à les rendre incompréhensibles. Le bon voyageur se défie de lui-même et de ses représentations, et cette défiance est nécessaire à l'éveil de la plus grande confiance, que nous donnons et recevrons en retour. Avant même que notre savoir ou notre intelligence ne nous en disent les causes, l'aile de la réminiscence nous a frappés. Ce beau cheminement en compagnie du Noble Voyageur et de Dürer, son témoin, nous donne à comprendre que la raison ratiocinante, la raison redondante, la raison qui ignore sa propre raison d'être, peut-être, lorsqu'elle veut totaliser et planifier le monde, la pire folie.

Celui qui échappe aux Normes profanes et à la sécurité fallacieuse prend le risque de la mort et de la division pour l'éminente raison qu'il n'est encore, lui, contrairement à l'individu interchangeable, ni mort, ni désagrégé. La compacité de la Figure, sa précision drue creusée en détails, la façon encore dont elle s'inscrit dans la paysage, par une forme qui semble le sceau d'une empreinte invisible, en témoigne: son chemin sera celui de l'interprétation, de la droiture, de la chevalerie spirituelle telle que sut la définir Henry Corbin, et le risque encouru pour avoir quitté la fausse sécurité est déjà une victoire. C'est ainsi que nous le trouvons, ou le retrouvons, par l'intercession du Maître-livre de Françoise Bonardel, après de longs oublis et de piètres reniements, pour nous faire signe et nous dire qu'il ne tient qu'à nous d'être, par le ressouvenir d'une certaine tradition européenne, le matin profond d'une nouvelle et fière résolution.

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11/11/2021

Luc-Olivier d'Algange, Des idées et des dieux, extrait de "L'Ame secrète de l'Europe", éditions de L'Harmattan, collection Théôria:

Luc-Olivier d’Algange

Des Idées et des Dieux

 

 

Qu'en est-il des dieux antérieurs ? Peut-on, sans avoir à se dire « païen », recevoir d'eux quelque lumière ? Peut-on s'interroger, par leurs ambassades ouraniennes, maritimes ou forestières sur le monde tel qu'il s'offre à nos sens et à notre intelligence? Pouvons-nous les entendre, ces dieux, dans l'acception ancienne du verbe, c'est-à-dire les comprendre, les ressaisir dans la trame de notre entendement où vogue la navette du tisserand, dieu lui-même, comme des réalités allant de soi, mues par elles-mêmes, pourvues de cet impondérable que l'on nomme l'âme ? Les dieux existent: c'est leur faiblesse car ce qui existe peut disparaître; ce qui existe n'est point l'être; et l'être lui-même n'est qu'à l'infinitif (or l'impératif seul est créateur !). Mais ce qui existe vaut tout de même que l'on s'y attarde. L'existence des dieux demeure difficile à situer car elle est ubique: à la fois intérieure et extérieure. Précisons encore. Les dieux sont ce qui se laisse dire comme une réalité qui est à la fois en-dedans et au-dehors, subjective non moins qu'objective. Hélios éclaire à la fois la terre et notre intellect. Dionysos fait danser en même temps la terre et nos âmes. Apollon ordonne ensemble le Cosmos et nos pensées. Ces quelques notes, prises sur le vif, il y a déjà longtemps, s'interrogent sur cette « zone frontalière », avec les inconséquences désirables qui sont le propre du promeneur.

 

1.Les rivages scintillants: disparition et apparition des dieux

Longtemps, et il n'est pas vraiment certain que l'on se soit dépris de cette habitude, on associa l'intérêt pour le monde antique à un engagement « républicain » dont nos sociétés modernes (où la res publica, hélas, s'est évanouie dans le culte de l'économie) seraient les héritières. Le fidèle aux anciens dieux se retrouvait ainsi fort paradoxalement du côté de la modernité, des « réformes », voire d'une forme de « progressisme » opposée aux « ténèbres » du Moyen-Age et des souverainetés royales Or, on ne saurait imaginer forme de pensée plus étrangère aux Anciens que l'idéologie du Progrès. Toute leur pensée était au contraire orientée par le constat d'une dégradation, d'une déchéance, d'un éloignement graduel de l'Age d'Or. Comment cette pensée « pessimiste » fut à l'origine des créations les plus audacieuses en philosophie, de la plus grande plénitude artistique, c'est là une question décisive à laquelle il nous importe d'autant plus d'apporter une réponse que nous constatons que la croyance inverse, « optimiste », nous fait sombrer dans la veulerie et l'informe. Le Progrès, disait Baudelaire, est la doctrine des paresseux. N'est-ce point se dispenser d'avance de tout effort et briser tout élan créateur que d'assigner au seul écoulement du temps le pouvoir de nous améliorer ou de nous parfaire ? Au contraire, si, comme Hésiode, nous croyons au déclin, à l'assombrissement des âges, ne disposons-nous point alors nos intelligences et nos âmes, notre ingéniosité et notre courage à faire contrepoids à ce déclin ?

Pour une intelligence qui s'accorde aux présocratiques, le monde de la symbolique romane demeurera certes infiniment plus proche, plus amical, que la « société du spectacle » du monde des esclaves sans maîtres. Fidèles à la logique du tiers inclus, nous n'entrerons point dans ces polémiques qui font du paganisme une sorte d'anti-christianisme à peine moins sommaire que l'anti-paganisme des premiers chrétiens, tel que le décrivent Celse et l'Empereur Julien. Si le combat du Poète contre le Clerc revêt à nos yeux quelque importance, comment n'engagerions-nous pas la puissante vision poétique et métaphysique de Maître Eckhart et de Jean Tauler contre les modernes cléricatures de la « pensée unique » ? De plus en plus vulgaire, utilitaire, éprise de médiocrité, l'idéologie dominante n'a jamais cessé de détruire la splendeur divine chère aux Archaiothrèskoi, les fidèles aux anciens dieux, alors même qu'elle paraît de temps à autres s'en revendiquer. Mais cet éloignement, n'est qu'un éloignement quantitatif. La qualité de l'être, sa vision, demeure, elle, subtilement présente.

Le monde des dieux anciens n'est pas mort car il n'est jamais né. Que cette pérennité lumineuse soit devenue provisoirement hors d'atteinte pour le plus grand nombre d'entre nous, n'en altère nullement le sens ni la possibilité sans cesse offerte. Pérennes, les forces et les vertus divines s'entrecroisent dans le tissu du monde et nous laissent le choix d'être de simples spectateurs enchaînés dans une représentation schématique du monde ou bien d'entrer dans la présence réelle des êtres et des choses par la reconnaissance de l'Ame du monde. Séparés de tout, enfermés dans une « psyché » qu'il croit être l' « autre » du monde, le Moderne s'asservit à la représentation narcissique qu'il se fait de lui-même.

Pour le Moderne, les dieux, les Idées, les Formes prennent source dans son esprit, mais il ne voit pas assez loin pour comprendre que cet esprit lui-même prend source ailleurs qu'en lui-même. Cette impuissance à imaginer au-delà du cercle étroit de sa propre contingence, n'est-ce point ce que les platoniciens nommaient « être prisonniers des ombres de la Caverne » ? Le Moderne idolâtre sa propre contingence, il en fait la mesure de toute chose, inversant le principe grec qui enseigne que l'homme doit retrouver la mesure de toute chose. Croire que les dieux sont purement « intérieurs », aboutit à une idolâtrie de l'intériorité. Les utopies meurtrières du vingtième siècle, le fanatisme uniformisateur et planificateur des fondamentalismes divers qui se donnèrent cours n'ont-ils pas pour origine ce subjectivisme effréné qui veut faire de l’intériorité de l'homme et de son incommensurable prétention d'être moral, la mesure du monde ? Pour l'homme ancien, les dieux sont en nous car ils miroitent en nous. Notre entendement capte les forces extérieures auxquelles il lui appartiendra, en vertu d'un principe de création poétique, de donner des Formes; et ces Formes, à leur tour, seront hommages aux dieux qu'elles nomment et enclosent pour d'autres temps.

Cette vue du monde est humble et généreuse, attentive et donatrice. Loin de penser l'homme comme l'Autre, ou face à l'Autre, elle reconnaît en soi le Même sous les atours de l'apparition divine. Le dieu est celui qui apparaît. Or l'homme, qui va à la rencontre du monde divin et ne connaît ni naissance, ni mort, apparaît à l'éternité et le dieu qui lui apparaît est selon l'admirable formule d'Angélus Silésius, « un éclair dans un éclair ». C'est dans l'éclat le plus bref et le plus intense que l'éternité nous est donnée. La fulguration d'Apollon demeure à jamais dans l'instant de l'apparition qui nous révèle à nous-mêmes, dans la pure présence de l'être.

Etres de lumière, les dieux; et non point êtres d'ombre, êtres de présence et non point être de représentation. L'apparition est l'acte du saisissement souverain où la vision se délivre de la représentation pour reconquérir la présence. Telle est la promesse, la seule, que nous font les dieux antérieurs. Ils ne nous promettent que d'être présents au monde, car aussitôt sommes-nous présents au monde que nous entendons leurs voix. Etre présent au monde, n'est-ce point déjà, dans une large mesure, être déjà désencombré de soi-même ? N'est-ce point devenir l'infini à soi-même ? Que suis-je qui ne soit à l'image des vastes configurations des forces du monde que nomment les dieux ?

Croire aux dieux, c'est croire que le monde intérieur et le monde extérieur sont un. La force lumineuse apollinienne se manifeste à la fois dans le soleil physique, qui épanouit la nature et le soleil métaphysique, le Logos, qui épanouit l'Intelligence. Le génie de l'ancienne sagesse est d'avoir donné un même nom à ces forces intérieures et extérieures, visibles et invisibles. Comment vaincre l'usure des temps, la transformation progressive de la vie en objet, la réification propre à la société marchande, sans le recours aux exigences et aux beautés plus anciennes? La diversité, la liberté, la complexité des anciennes sagesses, la précellence accordée aux Poètes, Bardes, Chantres ou Aèdes (qui sont les créateurs de la vérité qu'ils énoncent, à la différence du Clerc qui administre une vérité déjà définitivement formulée) nous demeurent une injonction permanente à ne point nous soumettre. Le monde moderne paraît triompher dans ses vastes planifications, mais il est bien connu qu'il existe des triomphes dont on périt.

Le déterminisme dont les Modernes se rengorgent pour affirmer l'irrémédiable de leurs soi-disantes « civilisations » n'est probablement qu'une vue de l'esprit, particulièrement inepte, qu'un peu de pragmatisme suffirait à corriger. Là où le Moderne voit un enchaînement nécessaire, ce qu'il nomme un « progrès » ou une « évolution », un esprit libre ne verra qu'une interprétation à posteriori. La suite d'événements qui conduisent à un désastre ou à une circonstance heureuse, selon l'interprétation qu'on lui donne, n'apparaît précisément comme « une suite » qu'après coup. Cette suite, que la science du dix neuvième siècle nomme déterminisme, apparaît à l'intelligence dégagée et pourvue de quelque imagination, comme un leurre. Dans la vaste polyphonie humaine et divine, les choses eussent pu se passer autrement, et de fait, elles ne cessent de se passer autrement. Les configurations auxquelles elles obéissent engagent non seulement la ligne et le plan, mais aussi les hauteurs et les profondeurs.

2. La terre dansante

Apollon et Dionysos, par exemple, se manifestent par une logique différente de celle de la planification ou de la linéarité. Apollon fulgure des Hauteurs et s'épanouit dans l'ensoleillement intérieur des Formes parvenues à l'équilibre parfait. Dionysos, lui, selon la formule d'Euripide, fait danser la terre. « Quand Dionysos guidera, la terre dansera » chante le chœur des Bacchantes. La formule mérite que l'on s'y recueille. Ce recueillement est recueillement dans la légèreté. La terre dionysiaque n'est plus la terre lourde, immobile, des gens « terre à terre », c'est la terre vibrante, la terre mystérieuse, la terre gagnée par le Symbole aérien de l'excellence: la danse, victoire sur la pesanteur.

Dans le temps et le monde profane, la pesanteur est ce qui nous attache à la terre, nous ferme le royaume du ciel, le séjour des dieux. Dans l'espace et le temps sacré, sous le signe de Dionysos, les forces telluriques elles-mêmes nous délivrent de la pesanteur: la terre danse. Notre danse sur cette terre gagnée par les puissances phoriques du sacré, est la danse de la terre elle-même. L'ivresse nous accorde au monde.

Cet accord, certes, ne préjuge point d'ultérieurs désaccords. L'accord au monde que suscite l'ivresse n'est pas une béatitude définitive, il n'est pas davantage une approbation sans limite. La face sombre du mythe dionysien, comme du mythe orphique, témoigne que l'accord est la conquête d'un dépassement de la condition humaine ordinaire, avec toutes les audaces, les périls, mais aussi les enchantements qu'implique un tel dépassement. La part dangereuse de l'ivresse n'est pas seulement dangereuse pour l'individualisme, elle est aussi dangereuse pour l'ordre social lorsque celui-ci ne parvient pas à lui donner la place qui lui revient.

Le génie grec fut d'avoir donné au mystérieux et inquiétant Dionysos une place centrale dans la mythologie. Alors que les fondamentalismes modernes paraissent être avant tout des expressions humaines de la crainte devant les dionysies de l'âme et du corps, les mythologies anciennes surent réserver au sens de la dépense pure et à l'exubérance festive, la part royale. Dans la mythologie grecque, Dionysos est souvent nommé, à l'égal de Zeus, « le maître des dieux ». C'est que l'infinie prodigalité de l'ivresse est à l'image de l'inépuisable richesse du monde des dieux.

Aux valeurs d'utilité, de thésaurisation, l'ivresse oppose le Don rendu à son ingénuité native. Lorsque Dionysos guide, les identités sont bouleversées. Ce qui, dans la temporalité profane, nous circonscrit dans l'espace-temps dont nous tenons nos identités, est ici remis en jeu sous l'influx des forces du devenir. Dans les époques bourgeoises, les êtres humains qui ne savent conquérir de nouvelles vertus sont de plus en plus attachés à leur identité, mais cet attachement est mortel, car l'identité n'est qu'une écorce morte et seule importe la tradition qui irrigue, traverse et bouleverse les apparences comme une rivière violente. Lors des dionysies, les identités profanes sont mises à mal et une force de renouvellement saisit l'être, le désencombre de ses écorces mortes, l'expose à nouveau aux aventures. Pour les hommes épris de leur statut, pour les hommes imbus de leurs certitudes, les dionysies sont la pire des menaces. En revanche, pour le poète, voire pour l'homme qui désire faire de sa vie un hommage au Beau et Vrai, les dionysies sont une promesse. Les certitudes qu'elles détruisent dans leur emportement, les identités dont elles révèlent le mal fondé ne sont que des leurres qui font obstacle à l'expérience de la vérité de l'être.

Le resplendissement de l'être, dont les dieux sont en ce monde les messagers, ne cesse, dans les conditions profanes de l'existence, d'être voilé, recouvert de scories qui sont autant d'habitudes mentales. C'est en nous délivrant de ces habitudes mentales par l'apport de la vigueur donatrice de l'ivresse que nous recouvrons une vision de la réalité qui n'est plus une vision instrumentale mais ontologique. L'ivresse nous révèle le monde non plus tel que nous l'utilisons ou le planifions, mais tel qu'il est dans l'ouragan de l'être se révélant à lui-même. Quittant les évidences illusoires de l'identité, nous nous retrouvons au centre d'un jeu de forces dansantes qui nous portent témoignage de l'être que nous méconnaissions.

L'ivresse, lorsque Dionysos en personne guide la danse est connaissance. Le monde devant lequel nous passons habituellement, comme devant un spectacle qui ne nous concerne pas, s'impose à nous, retentit en nous, nous exalte et nous effraie tour à tour. L'homme en proie à l'ivresse, ou mieux vaudrait dire, à une ivresse (car il existe autant d'ivresses que de couleurs et même de nuances à l'arc-en-ciel) est enclin à voir dans les choses des Mystères. Les arbres deviennent des arcanes. Les ciels et les mers s'offrent à lui comme de lancinantes interrogations. Les forêts sont bruissantes de présences, et les villes elles-mêmes deviennent des Brocéliande. Mais par dessus tout, les mots acquièrent une puissance et une résonance nouvelles.

Le dithyrambe dionysiaque fête les retrouvailles de l'homme avec les sources de la parole. Car la source de la parole n'est pas dans l'utilisation du réel mais dans sa célébration. Ces mots qui, dans le langage profane sont des écorces mortes, de vaines identités, la puissance dionysiaque va leur rendre la magie invocatoire. Là où le monde est rendu à la présence de l'être, le mot résonne infiniment dans l'âme humaine. Le mot n'est pas étranger à la réalité qu'il nomme, il est le site magique de la rencontre de l'homme et du monde. L'ivresse dionysiaque désempierre la source de la parole. De tout temps, le génie verbal eut partie liée avec l'ivresse. La pauvreté de la parole, la ladrerie de l'expression (que certains critiques modernes vantent sous l'appellation « d'économie des moyens ») qu'est-elle d'autre sinon une crispation sur les évidences, un refus de se laisser gagner par les vastes exactitudes de l'ivresse. Les belles éloquences sont les œuvres du consentement à l'ivresse, de l'accord souverain de l'âme et du corps. La parole, lorsqu'elle se fait rythme et musique et entraîne avec elle la pensée en de nouvelles aventures, naît de l'accord de l'âme et du corps. Lorsque l'âme et le corps sont désaccordés, la parole se fige et s'étiole.

3. Le rire des dieux et la Science de l'Ame

La culture du ressentiment, anti-dionysienne par excellence, répugne à ces preuves magnifiques de la concordance de la hauteur et de la profondeur. La parole, elle la veut « écriture » et « minimaliste », c'est-à-dire aussi peu enivrée que possible, comme si l'ivresse, qui bouleverse les identités, était le Mal par excellence. Les œuvres d'André Suarès, de Saint-John Perse ou de John Cowper Powys sont de magnifiques défis à cette culture du ressentiment dont les seules « valeurs » irréfutables sont la mesquinerie et le calcul. Le « rire des dieux » dont parle Nietzsche est fait précisément pour effaroucher le « bien-pensant », pour montrer le comique foncier des « valeurs », et leur inanité face aux Principes et la puissance dont se compose la polyphonie du monde.

Le Moderne, soumis au principe d'identité, est foncièrement attaché aux « valeurs » alors que l'Archaiothrèskos est fidèle aux Principes qui seront dans la geste éperdue des extases, principes de métamorphoses. Protéenne, l'ivresse invente des formes là où l'identité se contente de reproduire des formes. L'ivresse change, l'ivresse transfigure, là où le principe d'identité profane se limite à la duplication quantitative. L'ivresse crée des qualités. Elle inaugure l'ère, sans cesse reportée mais sans cesse sur le point d'advenir, du qualitatif. Toute perception d'une qualité est prélude d'ivresse. La qualité appartient à l'ordre de l'indiscutable. Celui qui ne la perçoit point ne saurait en parler. Perçue, la qualité suscite une interprétation infinie. L'herméneutique de la qualité est sans limite, alors que la quantité, aussi considérable soit-elle, se définit d'emblée par sa limite. La quantité est limitée, la qualité est infinie. L'ivresse dionysiaque est principe de poésie car elle invite au registre des harmoniques qualitatives du monde. Le souffle s'accorde à l'idée et le poème naît de ce « rien » qui est la chose elle-même rendue à la souveraineté de l'être. Les Mystères orphiques ou dionysiaques n'ont d'autre sens. Le moment du mystère est celui où l'être apparaît sous les atours de la réalité. Mystère car le site d'où se déploie le chant est celui de l'être irréductible dont aucune explication logique, ou grammaticale, ne peut s'emparer. Ce Mystère n'est point le mystère des « arrière-mondes », il ne relève pas davantage de cette sorte d'occultisme qu'affectionnent les Modernes. C'est le Mystère de la chose rendue, enfin, après la traversée odysséenne du Chant, à son propre silence.

Or, nous ne pouvons dire les choses que si nous recevons en nous, comme une promesse, le silence dont elles émanent. Longtemps, les sciences humaines feignirent de croire que les dieux n'étaient que de maladroites explications, dont on pouvait désormais se passer, des phénomènes naturels. Le dieu, en réalité, est ailleurs. Il n'explique pas, il nomme, et il nomme avec une pertinence telle que nous n'avons pas jusqu'à présent trouvé mieux que les noms des dieux, et les récits de leurs aventures, pour décrire les aléas de l'âme et du monde. Dire que la croyance aux dieux est morte avec le christianisme, c'est se faire de cette croyance, et de la croyance en général, une bien pauvre idée. L'exubérance, la prodigalité, l'ivresse ne meurent pas sur un décret, fût-il « théologique ». Leconte de l'Isle, par son goût pour la plénitude prosodique, les espaces grands et profonds, les symboles augustes, retrouve naturellement une part du génie ancien. La fidélité aux dieux antérieurs loin d'être une construction artificielle renoue avec une tradition qui ne fut jamais vraiment interrompue. L'éloignement des sagesses anciennes, leur supposée incompréhensibilité pour nous « Modernes », apparaît de plus en plus comme un vœu pieux que la plupart des œuvres d'art, de littérature ou de poésie modernes démentent avec ardeur.

Les dieux virgiliens frémissent dans la Provence de Giono avec une évidence que la morale chrétienne, pour louable qu'elle soit à certains égards, ne saurait leur ôter. Celui qui veut connaître l'être comme une présence, et non comme un concept, voit paraître les dieux qui nomment et racontent les aspects et les forces du monde réel qui échappent à toute utilisation possible. Nous pouvons ainsi reconnaître la pertinence herméneutique du récit mythique, son aptitude à dire ce qui advient en ce monde dans l'obéissance à des lois que nous ne comprenons pas entièrement. Les dieux décrivent une connaissance et disent en même temps les limites de la connaissance. Les dieux, certes, régissent, mais l'homme consent à la limite de sa science en disant qu'il ne sait pas exactement de quelle façon les dieux régissent. On ne saurait attendre une plus heureuse pondération de la part d'un physicien actuel. Le dieu ne dit pas la cause d'un mécanisme, il nomme le mécanisme et tout ce qui dans son antériorité ou sa postérité ne révèle rien d'évaluable.

Si nous acceptons de reconsidérer cette terminologie divine dans la perspective de nos propres préoccupations herméneutiques, nous allons au-devant d'heureuses surprises. Qui n'a constaté que la faiblesse de maints systèmes d'interprétation tenait d'abord à la scission entre l'intérieur et l'extérieur, l'objet et le sujet ? Dans l'épistémologie moderne, la science du monde intérieur et la science du monde extérieur paraissent séparées par des barrières infranchissables. Or, chacun sait que le monde intérieur conditionne la connaissance du monde extérieur, et inversement. Il n'en demeure pas moins que les sciences de l'Ame et les sciences de la « physis » se développent de façon séparées et marquent l'une à l'égard de l'autre une indifférence immense.

Le génie du paganisme et des récits mythologiques fut de formuler la connaissance du monde dans une terminologie qui concernait simultanément le monde physique et le monde l'Ame. Loin d'être au-delà de la science, cette recherche d'une coïncidence de l'intérieur et de l'extérieur semble désormais au diapason des recherches contemporaines. Pourquoi faudrait-il tenir en des catégories radicalement séparées ce qui ordonne le monde et ce qui ordonne l'esprit ? Cette obstination dualiste n'est-elle pas la cause du désemparement où nous sommes ? Le triomphe de la technique extérieure et l'absence totale de maîtrise de soi, de discipline intérieure, où nous voyons nos contemporains n'est-il point la preuve de l'inefficience de cette pensée dualiste ? Le dieu antique nous parle car il parle d'un site qui ignore la séparation de l'en-dehors et de l'en-dedans.

Dans les mythologies hindoues, grecques, celtiques, les principes intérieurs et les principes extérieurs ne sont pas jugés de nature différente. Ils sont des degrés différents, non des natures différentes. Nous avons traité ailleurs de l'erreur d'interprétation fort commune, qui voit dans l'œuvre de Platon une « séparation radicale » entre l'Idée et le monde sensible, là où Platon parle d'une « gradation infinie ». De même, les dieux ne sont pas radicalement séparés du monde. Ils sont eux-mêmes gradation infinie, messagers, principes de variations infinies, reliés à d'autres principes selon la loi de l'analogie qui gouverne le monde et nous enseigne que, dans la présence de l'être, rien ne se crée et rien n'est perdu. Les dieux témoignent de l'éternité de nos âmes, de nos pensées comme ils témoignent de l'éternité du monde.

4. Une temporalité illuminée

Maître des ivresses, Dionysos nous invite à une expérience du temps dégagé de toute servitude linéaire. L'ivresse dionysiaque est la première, et la plus immédiate, des approches du temps modifié. Par l'ivresse, la temporalité devient chatoyante, complexe, variable selon des données métaphoriques et poétiques dont l'imagination est alors la maîtresse souveraine. L'accélération et l'exacerbation des idées, la fougue des sentiments et de l'imaginaire, les puissances démultiplicatrices de l'ivresse subvertissent l'illusion du temps mécanique et du temps quantifiable. Lorsque Dionysos mène la danse, l'âme bondit de qualités en qualités, d'intensités en intensités, si bien que le temps devient semblable à un espace résonnant d'échos et miroitant d'apparitions, toutes moins prévisibles les unes que les autres. L'univers entier devient alors le théâtre de cette fête dithyrambique. Pleine d'intersignes, de manifestations brusques, d'illuminations, au sens rimbaldien, la temporalité dionysiaque est une temporalité illuminée.

La lumineuse construction apollinienne n'est pas moins dégagée du temps linéaire que la fougue dionysiaque. Dionysos lutte encore avec le temps linéaire comme avec un ennemi, alors qu'Apollon domine toutes les temporalités de son évidence sculpturale. L'erreur d'interprétation la plus commune croit tirer avantage de l'intemporalité des dieux pour conclure à leur inexistence, car, selon l'historiographie profane, seules existent les choses et les créatures soumises au temps. Certes, tout ce qui tombe sous nos yeux semble soumis au temps. N'est-ce point parce que nous sommes soumis au temps que nous croyons voir dans les choses la marque de cette soumission ? N'anticipons-nous point arbitrairement de la nature des dieux par la connaissance de nos propres infirmités ? Nous passons à travers les apparences vers une extinction plus ou moins certaine et nous en concluons à la fugacité de toute chose. N'est-ce point sauter directement de la prémisse à la conclusion et faillir aux exigences élémentaires de l'exactitude philosophique ? L'ivresse, en nous délivrant de nos affaires trop humaines, de nos préoccupations mesquines, et des conditions qui nous enchaînent, nous laisse enfin face au monde réel que nous ne nous croyons plus obligés, alors, d'assujettir aux circonstances qui voient nos limites et nos défaites. Les théurgies anciennes, néoplatoniciennes et orphiques, prescrivaient de sortir de soi-même par l'extase afin d'accéder à la vision. Ce n'est que délivré des conditions de la nature humaine que nous pouvons voir. L'extase visionnaire fut ainsi longtemps considérée comme un instrument de connaissance.

Connaître par l'extase, voir par l'extase, loin de ramener l'homme vers la subjectivité ou l'intériorité, était alors un moyen de voir le monde hors des limites ordinaires de l'entendement humain. La mesure de l'homme ne devient la mesure du monde, du Cosmos, que si nous acceptons de nous abandonner à l'Odyssée de la pensée et de l'Ame. L'exigence épique n'est pas radicalement différente de l'exigence philosophique. Empédocle rejoint Homère dans la célébration de l'areté, cette vertu fondamentale qui dégage l'homme de la soumission banale aux phénomènes. L'éthique héroïque est une éthique du dégagement qui peut aller jusqu'à paraître désinvolture. La vision sera d'autant plus juste, et d'autant plus riche d'enseignements, qu'elle sera plus inhabituelle, mieux dégagée des conditions ordinaires de l'existence. De même, par ses instruments, explorateurs de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, par ses audacieuses hypothèses mathématiques, le chimiste et le physicien usent de méthodes qui invitent le regard à voir la réalité sous un jour radicalement différent de celui auquel elle se propose dans la vie quotidienne. Ce que le physicien nous apprend de la nature du Temps, depuis Newton, contredit l'expérience que nous en faisons dans la succession de nos travaux et de nos jours. Le Théurge des Mystères dionysiens ou orphiques n'agissait pas autrement en faisant de l'expérience visionnaire, qui rompt les logiques de la perception profane, une source de connaissance. Seul le point de vue inhabituel peut nous renseigner sur la nature de l'habituel. La « sur-temporalité » du monde divin qui se révèle dans la vision du Théurge délivre de la prison de la subjectivité, qui ne voit en toute chose que sa propre image insignifiante et périssable.

Dans les civilisations de masse, soumises à la loi du plus grand nombre et au règne de la Quantité, il est de coutume d'expliquer le supérieur par l'inférieur. Ainsi le désintéressement et les comportements humains, qui participent de la vertu donatrice, sont-ils soumis à la suspicion de l'inférieur qui cherchera les motifs intéressés là où s'exerce librement un génie dispendieux. De même, l'inspiration divine, l'extase visionnaire, les hautes opérations de l'entendement auxquelles nous convie la Théurgie orphique seront-elles soumises, par la critique profane, à la « subjectivité » ou justiciables d'une psychologie plus ou moins naturaliste. Dans un ordre plus récent et plus restreint, l'œuvre littéraire et son auteur, lorsqu'ils ne bénéficient point, en espèces sonores et trébuchantes, des fruits de leur labeur sont invariablement taxés de vanité. L'inaptitude du Moderne à voir au-delà du cercle étroit de ses intérêts les plus immédiats lui ôte d'emblée toute compétence à juger de la poésie et de la métaphysique. Il s'agit là moins d’une question de culture que d'orientation intérieure. Le monde auquel l'ivresse porte atteinte laisse place à de plus subtiles constructions où la multiplicité des états de conscience dévoile la multiplicité des états de l'être.

Les cultes grecs tardifs, les philosophies hermétiques, loin d'être seulement les éléments décadents d'une civilisation destinée à laisser place au christianisme, paraissent ainsi à celui qui s'y attache avec une certaine déférence, d'une richesse exceptionnelle. Les Hymnes Orphiques, dont une traduction nouvelle et musicale vient d'être donnée par Jacques Lacarrière, témoignent d'une ferveur ancienne et portent en eux le témoignage des plus lointaines méditations grecques. De même le Discours sur Hélios-Roi de l'Empereur Julien, Les Mystères égyptiens de Jamblique, les fragments pythagoriciens, loin de témoigner d'une corruption des sagesses anciennes en révèlent certains aspects probablement maintenus cachés jusqu'alors, la discipline de l'arcane se levant, par exception, en ces périodes pressenties comme ultimes.

Si ces témoignages ne sont que lubies ou médiocres compilations, alors, en effet, le christianisme le plus exclusif et le plus administratif prouve sa nécessité. En revanche, si les ultimes formes libres du paganisme sont diaprées de sens et de beauté, si nous pouvons entendre et laisser miroiter en nous ce sens et cette beauté, alors, rien n'est joué. La perspective traditionnelle, à laquelle certains des plus éminents auteurs catholiques se sont ralliés, incline à croire que la Sagesse n'est point datable, « qu'elle naît avec les jours » selon la formule de Joseph de Maistre, et que les formes religieuses les plus anciennes sont aussi les plus lumineuses ambassadrices de la lumière d'or des origines. Ces conceptions, ennemies de toute exclusive religieuse, étaient partagées par les fidèles aux dieux antérieurs. Si le centre du temps est l'origine du monde, alors toutes nos formulations sont des points sur la périphérie, horizon d'éternité que rien n'altère, qu'aucune obsolescence ne menace fondamentalement.

5. Les textes sacrés et l'étincelle d'or du secret

Le génie du paganisme tardif fut d'avoir transposé dans l'ordre du secret, en vue d'une transmission de maître à disciple, les vastes certitudes des dieux afin de garantir leur survie en « ces temps de détresse » qu'évoquait Hölderlin. L'orphisme, le pythagorisme, les poétiques dionysiennes, alexandrines, hermétiques, ne sont pas du paganisme « préchrétien », mais du paganisme rendu subtil, en vue d'une traversée historique pleine d'incertitudes. Si les polémiques contre le christianisme, surtout sous la forme vulgaire qu'affectionnent les Modernes, nous semblent vaines (un cloître roman demeurant plus proche, par la forme et le fond, du temple d'Epidaure que de n'importe quelle construction moderne, fût-elle « néo-classique », issue de l'hybris moderniste) nous garderons à cœur, en revanche, de ne rien céder des ferveurs anciennes à l'illusion d'un quelconque « progrès ». Si le génie grec persiste dans l'architecture romane, il persiste aussi ailleurs, avant et après. La similitude entre la fin de l'Empire et l'actuel déclin de l'Occident est trop évidente pour n'être pas de quelque façon fallacieuse.

Certes, l'Occident sombre, et l'arrogance occidentale est mise à mal, mais voici bien longtemps que cet Occident-là, voué au dogme bicéphale de la marchandise, et de la technique n'est plus que la subversion des principes fondateurs des Cités et des Empires dont nos arts et nos philosophies furent les héritiers. Voici bien longtemps que le génie de l'Europe et les destinées historiques de l'Occident ne coïncident plus en aucune façon, et souvent paraissent, aux observateurs les plus avisés, antagonistes. Le génie de l'Europe n'a pas disparu avec le triomphe historique de l'Occident mais il est devenu secret, apanage des individus audacieux qui surent résister à la planification et à l'uniformisation.

Les trois totalitarismes du siècle, totalitarisme nazi, communiste et capitaliste, furent des tentatives partiellement réussies d'arracher définitivement l'homme à son autarcie pour en faire l'objet docile de la technique et de la société de masse, où l'Occident marque précisément son désastreux triomphe. Le vingtième siècle restera dans l'Histoire comme le siècle de la destruction programmée de toutes les cultures traditionnelles. L'Occident fut destructeur de la magnifique culture chevaleresque et visionnaire des Indiens d'Amérique parce qu'il avait déjà renié en lui-même le génie européen. Pourquoi serions-nous solidaires de ce qui nous tue ? Poètes, artistes, ou amoureux des grandes heures, des ivresses dionysiennes et des songes apolliniens, pourquoi notre destin se confondrait-il avec le titanisme d'un pouvoir qui se fonde, selon l'excellente formule de Heidegger, sur « l'oubli de l'être » ? Le génie de l'Europe est fidélité aux dieux, le destin de l'Occident est la soumission aux Titans. Lorsque, selon la formule de Drieu « les Titans à genoux raidissent leur buste », ce ne sont point les dieux qui rêvent leur défaite mais le règne d'une force mécanique, aussi insolite que destructrice et passagère. Certes, des milliers de destinées humaines peuvent encore s'y briser, mais le simple regard d'Athéna qui se pose sur nos tumultes, si nous en prenons conscience, éloigne déjà tout ce dont nous souffrons dans les limbes des erreurs passées. Quoiqu'il advienne, les dieux nous précèdent. Les dieux ne sont pas dans notre passé, c'est nous qui sommes dans le passé des dieux et qui nous efforçons de les rejoindre.

6. La Mémoire et la bienveillance des dieux

A chaque phrase que nous écrivons, et qui arrache à l'abrutissement et au mutisme le sens de la parole, nous reconnaissons que nous vivons dans la bienveillance des dieux. Lorsque les dieux veillent sur nous, notre existence est une ardente veillée. Aux confins du déclin, nous discernons « l'étincelle d'or » rimbaldienne. Les poètes gardent le sens, c'est-à-dire la possibilité infinie de dire le génie d'une tradition, quand bien même cette tradition paraît être provisoirement vaincue ou oubliée: il n'est d'autre combat que de mémoire. Par l'étymologie, et par l'expérience de la pensée, la vérité et la réminiscence ne sont qu'une seule et même chose. Nous méconnaissons le sens profond de la mémoire dès lors que nous ne discernons plus en elle la source de la vérité. Un monde peuplé de dieux n'est pas un monde, plus que d'autres, soumis à l'irrationalité.

Un monde peuplé de dieux innombrables, s'il n'est pas un monde où l'on croit davantage, est parfois un monde où l'on voit mieux, un monde où les hommes sont davantage préoccupés du monde et des forces qui le gouvernent que d'eux-mêmes, un monde où les regards s'attardent plus volontiers sur le ciel, les mers, les forêts. Les dieux viennent là où la déférente attention au monde devient inventive. Les poètes sont les chantres des dieux car ils reçoivent de l'attention qu'ils portent au monde des messages dont témoigneront leurs poèmes. Les Anciens croyaient que le poème est un moyen de connaissance du monde, et pas seulement un moyen de connaissance du poète. Ce que l'on nomme la littérature sacrée n'est rien d'autre qu'une littérature à laquelle on reconnaît le pouvoir d'être un moyen de connaissance du monde, et non pas seulement un « vecteur de savoirs ». Sacrée est toute littérature dont le dessein est de dire le monde et d'unir à ce monde, par le Dire, celui qui l'entend et qui, par son entendement, va revivre l'aventure dite.

Lorsque le texte sacré n'est pas lu avec un regard profane ou profanateur, celui qui déchiffre les phrases en devient l'Auteur. Le principal reproche que l'on peut adresser à certains sectateurs monothéistes, adversaires de l'herméneutique, est d'avoir voulu désacraliser l'ensemble des poésies du monde, depuis l'origine des temps, au profit exclusif de la Bible et du Coran. La critique moderne, formaliste, narratologique ou psychanalytique est l'héritière de cette désacralisation. Pour les poètes cependant, et pour les herméneutiques issues de Homère et de Virgile, cette désacralisation est à peine un vœu pieux! Quiconque lit Novalis, Hölderlin, Mallarmé, Rimbaud ou Saint John Perse voit bien qu'il s'agit d'une littérature qui nous apporte bien davantage qu'un savoir concernant leurs auteurs. Ce qui se trouve remis en jeu dans ces œuvres nous touche précisément car nous avons accès par elles à la Connaissance dont les auteurs et nous-mêmes ne sommes que les miroirs. Toutefois, la littérature sacrée ne demeure sacrée que par l'herméneutique. En l'absence d'une herméneutique, d'un art de l'interprétation, le sacré du texte devient un pur secret, hors d'atteinte.

L'augure dit le sens du vol des oiseaux, il déchiffre ces configurations célestes. En l'absence de l'interprète, certes, les oiseaux ne suspendent point leur vol mais leur vol ne dit plus rien. De même, lorsque les herméneutiques sont étouffées par la pesanteur des Dogmes, des convictions et des mots d'ordre, les textes sacrés ne disent plus rien ou ne disent plus que des banalités répertoriées et admises. Réduire les textes sacrés à l'insignifiance, telle fut, de tous temps, la stratégie des uniformisateurs, soit qu'ils eussent pour dessein d'établir l'exclusive d'un discours symbolique au détriment de tout les autres, soit qu'ils ourdissent le projet de faire disparaître toute forme de sacré, de langage mythique, et d'éteindre le Logos lui-même sous l'accumulation des scories et des insignifiances.

Qu'est-ce qu'un texte sacré ? La science sacrée étant ce qui qualifie la réalité par opposition à la science profane qui quantifie la réalité, on pourrait dire qu'un texte sacré est un écrit qui dispose du pouvoir de faire entrer son lecteur ou son auditeur dans le monde des qualités. Connaître qualitativement le monde, tel est le projet créateur du texte sacré. Cette connaissance qualitative, cette Gnose, diffère de la connaissance quantitative comme le déchiffrement diffère du dénombrement. Le texte sacré déchiffre le réel et offre ce déchiffrement, par le Don poétique, à celui qui sera digne de s'en approprier l'exigence. L'interprète du texte sacré, l'herméneute, prolonge les résonances de la création initiale. Son dessein se confond avec le dessein de l'œuvre. L'herméneutique homérique et virgilienne ne fut point un simple commentaire des œuvres, mais une réponse du déchiffrement entrepris par les œuvres elles-mêmes. L'herméneute ne se situe point à l'extérieur de l'œuvre, dont il dénombrerait les caractéristiques de façon neutre, il reprend l'opération du déchiffrement là où elle fut laissée par l'Auteur, afin de mener l'entendement humain le plus loin possible dans le monde des qualités, autrement dit, le monde sacré.

7. La légère et infinie trame du monde

Dans un monde où règnent les dieux, la primauté de la Qualité sur la Quantité est avérée par les rites qui conditionnent l'ordre de la Cité. Lorsque la Qualité prime la Quantité (de même que le léger domine le lourd) l'existence s'enrichit elle-même de qualités, qui sont vertus et puissances. Contrairement à ce que prétendent certains exégètes hâtifs, le monde du sacré est beaucoup moins finaliste que le monde profane, lequel soumet finalement tout acte et toute chose à une évaluation quantitative, utilitaire et marchande. Si le monde des qualités auquel nous invite l'herméneutique sacrée ignore les finalités générales des logiques linéaires, il nous dispose, en revanche, à comprendre l'interdépendance des qualités, des puissances et des vertus. Les dieux et les hommes entrecroisent leur destin, et de cet entrecroisement naît l'épopée.

Hommes et dieux tissent la trame du monde et leurs hostilités mêmes sont fécondes. Les dieux pas davantage que les hommes n'ont de sens insolite, ils prennent sens par leurs échanges, en des configurations complexes qui témoignent de l'éternité de l'être. Une certaine intelligence philosophique est nécessaire pour comprendre que le non-finalisme des théurgies anciennes coïncide avec une vision de l'éternité et de l'être. L'être et l'éternité ne sont pas des finalités, ils sont les principes du déchiffrement en même temps qu'ils en sont la fin. Pour les contemporains d'Empédocle mais aussi pour ceux de Platon et de Jamblique, il n'y a point évolution de l'intelligence mais reconnaissance du vrai, ce que résume le mot grec Aléthéia, qui signifie à la fois vérité et réminiscence. Cette vision non-évolutive de l'accroissement de la connaissance suppose que la plénitude est toujours une recouvrance.

« Deviens ce que tu es ». La formule delphique résume admirablement cette vue-du-monde qui tient la plénitude de la connaissance de la recouvrance de l'origine. Le devenir est la célébration de l'être et non point, comme on se hasarde parfois à la penser, le refus ou la négation de l'être. Les dithyrambes de Dionysos de Nietzsche saisissent au vif cette vision du tréfonds à partir de la surface, tréfonds et surface ne faisant qu'un dans la vision que gemme l'instant ! Le finalisme de la théologie exotérique dogmatique et l'évolutionnisme sont également étrangers au « deviens ce que tu es » dans la mesure où, pour eux, tout se joue, sinon dans l'achèvement, du moins dans l'étape ultérieure qui marque l'obsolescence de l'étape antérieure. Pour le finaliste et l'évolutionniste, ce que nous sommes dans la présence des choses est dépourvu de sens. La plénitude est hors d'atteinte.

Pour les intuitions les plus anciennes, en revanche, l'éternité est consubstantielle au monde. Chaque instant témoigne d'un faisceau de forces à nul autre semblable. L'unificence de l'Instant est le signe de son éternité. Ce qui est unique, irremplaçable, ne passe jamais. La fidélité aux dieux antérieurs n'est point nostalgie, ni seulement un recours au passé afin de peupler un présent déserté de présences. Cette fidélité est éveil. La foi que nous dispense la magnificence du monde est éveil. Nous nous éveillons à la grandeur sitôt que nous nous oublions quelque peu. Un monde sans dieux est un monde sans grandeur. Voyez la mesquinerie de ces existences réduites à elles-mêmes, vaniteuses, despotiques, sourdes à toutes les sollicitations du monde, à toute musique !

Les dieux nous éveillent à la conscience du monde. En nommant les forces qui nous gouvernent en même temps qu'elles gouvernent le monde, nous tentons d'entrer dans leur connivence. Les rites qui invoquent les dieux tentent l'approche, au sens jüngérien du mystère dont émanent nos heures les plus belles. L'absurde de certaines formes religieuses tardives ou décadentes est de vouloir contraindre l'homme au sacré alors que le sacré est la nature fondamentale du monde perçu qualitativement. Or, on peut contraindre à la Quantité, ce que font la productivité, la religion du rendement et la démocratie; il est impossible de contraindre à la Qualité, la Qualité étant, par définition, ce qui échappe à toute détermination. La Qualité conditionne, elle n'est jamais conditionnée.

8. L'inépuisable « première foi » et l'exactitude herméneutique

Invoquer un dieu, c'est déjà nier le déterminisme. Tant que des dieux, quelles que soient leurs appellations, vivent dans nos mémoires, l'uniformisation n'est que partiellement réalisée et le totalitarisme est un échec. Or, la distance qui sépare certains hommes des grandes théurgies antiques est moins grande qu'il n'y paraît. Cendrars est un Eubage. Ce qui sépare Saint-John Perse des grands Aèdes est certainement beaucoup moins significatif que ce qui sépare le soldat d'aujourd'hui du guerrier de jadis. Les poètes inventent le nouveau car leur parole provient du site de l'éternelle nouveauté. Leur Logos est la source de l'inépuisable « première fois ». Eliade sut montrer magistralement que le rite ne commémore point mais réactualise. Par le rite qui invoque les dieux, nous retrouvons la première fois (où prend source la fidélité première) et la possibilité universelle de toutes les Formes. Ce qui naît de la première fois est sans précédent et rigoureusement imprévisible. La Tradition, dans sa primordialité inépuisable, devrait, à partir de telles prémisses, être quelque peu moins sujette aux mésinterprétations et aux abus. L'acte herméneutique, si proche de l'acte poétique, devrait également retrouver un sens plus précis et autre que celui de la glose, de l'analyse ou de l'exégèse. La fidélité aux sources les plus lointaines de notre culture ne saurait, en aucune façon, sous peine de tomber dans les pires contrefaçons, se dispenser de l'exactitude herméneutique.

Mais qu'est-ce, au juste, que l'exactitude herméneutique ? Ce n'est point à coup sûr, s'embourber dans une terminologie de spécialiste, ni singer la rigueur de la prose juridique. L'exactitude herméneutique réside bien davantage dans le sens de la nuance, une certaine plasticité de l'intelligence qui favorise le sens de la sympathie entre l'œuvre et son interprète. Les Modernes ne connaissent plus d'exactitude que dans le domaine de la Technique. Lorsqu'ils abordent les questions essentielles, ils le font avec une telle négligence que l'on pourrait croire à du pur mépris. Or, rien n'exige plus d'exactitude et de rigueur qu'une approche herméneutique. Les Modernes, persuadés qu'ils sont que tout ce qui ne concerne pas le monde mécanique est purement subjectif, s'autorisent à aborder le monde métaphysique dans la confusion la plus grande, comme s'il était absolument indifférent de dire n'importe quoi sur des questions qui furent, par les réponses qu'on leur donna, à l'origine des styles des différentes civilisations dont nous héritons.

Pour l'herméneute, le style exprime la profondeur du sens, et pour ainsi dire, sa réalité ultime. Dans la perspective d'une herméneutique créatrice, il n'y a rien de plus profond que le style. L'idée générale, l'opinion, la conviction, le savoir, les significations immédiatement repérables, tout ce qui relève du jeu du « pour » et du « contre » n'est que l'apparence, la surface. Le profond est le style, qui manifeste ce qui anime les idées. Par le style, quelles que soient nos argumentations, nos parti-pris (qui peuvent être origine et cause de malentendus) nous témoignons essentiellement de la provenance de nos pensées. Notre style témoigne du site originel de notre pensée. Chaque vrai lecteur sait que la première et la plus profonde sympathie qui se noue entre un auteur et son lecteur est d'ordre musical. Que nous importent les convictions d'un auteur lorsque la « consanguinité des esprits », pour reprendre la formule de Marcel Proust, dispose du privilège d'accorder les intelligences par la sympathie musicale. «  Nous nous entendons bien »- l'expression familière dit tout. L'herméneute excelle à trouver le la. Dès lors, son interprétation sera infinie comme l'est, même enclose dans une durée immanente, la variation du musicien. Par la faute de certaines traductions quelque peu moroses et pesantes, mais surtout par manque d'oreille (et l'entendement dans sa plénitude est toujours divinateur !) nous mésestimons la vertu musicale de l'Epopée.

L'Odyssée est non seulement le paradigme de presque tous nos récits d'aventure et de toutes nos audaces herméneutiques, elle est aussi la source de notre grande musique. Variation, musique, interprétation, tels sont les modes opératoires des « odyssées » de notre âme. Dans cette perspective, l'expression « perdre son âme » reprend son sens fatidique. Lorsque nous avons perdu notre âme dans l'oubli, tout en nous et autour de nous devient immobile et schématique. Les puissances lumineuses et bouleversantes des dieux n'irriguent plus les apparences et nous nous étiolons doucement dans des identités d'emprunt. L'âme, si l'on se souvient de l'étymologie, est ce qui anime. A l'interprétation musicale de la variation correspond, dans l'Epopée, l'herméneutique métaphysique de la péripétie. L'Odyssée est elle-même art de l'interprétation. Ulysse est non seulement le héros exemplaire, il est aussi le regard qui découvre et délivre dans les choses elles-mêmes le sens et les qualités qui, autrement, seraient demeurées inaperçues.

9. Le Groenland métaphysique

L'exemplarité du héros se renforce de la primordialité du regard dont l'amplitude conquiert à la fois les hauteurs et les profondeurs. Le regard ample, cela même qu' Ernst Jünger nommera la vision panoramique, telle est la conquête de l'Epopée. En lisant Homère, nous voyons avec d'autres yeux, et comme pour la première fois, un monde riche d'émerveillements et d'effrois, un monde de forces et de présences qui nous entraîne avec lui dans la plus belle et la plus irrécusable métaphore de l'existence humaine: un voyage en mer.

Ceux des écrivains qui firent l'expérience de l'aventure maritime, tel Hermann Melville, se reconnaissent à une vision qui dépasse l'apparence immédiate, une vision symbolique. La vision symbolique du réel ne naît point d'un refus ou d'un éloignement du réel mais de l'expérience de la réalité la plus intense qui soit. Lorsque la réalité est portée à un degré extrême d'incandescence et d'intensité, elle devient Symbole. Celui qui vit dans la banalité et l'ennui du quotidien a fort peu de chances d'atteindre à une vision symbolique du réel. Les navigateurs, les poètes, les hommes qui remettent en jeu leur existence dans l'aventure d'une réalité non soumise à la planification, non réduite à l'innocuité, se haussent souvent à une vision lyrique et symbolique de la réalité. Nul mieux que Hermann Melville ne sait dire l'expérience métaphysique fondamentale: « Nous servons de fourreau à nos âmes. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme elle est plus resplendissante que le cimeterre d'Aladin. Hélas ! combien laissent dormir l'acier jusqu'à ce qu'il ait rongé le fourreau lui-même et que l'un et l'autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d'un bric-à-brac guerrier, d'arsenaux vénitiens en ruines et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les taches de rouille comme des ennemies; par maint coup de taille et d'estoc il en maintient l'acier coupant et clair comme les lances de l'aurore boréale à l'assaut du Groenland. »

Toute aventure, lorsqu'elle n'est pas réduite à une pure représentation est toujours une aventure de l'âme. L'audace qui se lance à l'assaut des éléments et des circonstances inhabituelles ou extrêmes, est déchiffrante. Le navigateur doit déchiffrer les signes du ciel et de la mer. La météorologie, si décisive dans toutes les aventures physiques, n'est autre que le langage des hauteurs dont l'herméneute doit s'efforcer de discerner la correspondance dans le langage des profondeurs. L'aventure est déchiffrement et tout déchiffrement est aventureux. Point d'Epopée ni d'herméneutique sans une confrontation directe avec l'Inconnu.

L'Inconnu, nous enseigne l'Odyssée, doit être recherché et affronté héroïquement. Il ne s'agit point pour le héros-herméneute de ramener l'inconnu au connu mais bien au contraire de s'affronter intensément et amoureusement à l'inconnu. Le héros ne réduit point l'inconnu au connu; il hausse le connu jusqu'à la magnificence de l'inconnu. L'herméneute et le héros non seulement ne se contentent point du connu, ils considèrent que ce connu est un leurre misérable, un mensonge. L'attrait de l'inconnu guide également celui qui s'aventure sur les mers que l'interprète qui s'aventure dans les contrées indéchiffrées de l'esprit. L'Odyssée conjugue magistralement ces deux exigences fondamentales de l'être humain. Dans la vision héroïque et herméneutique du monde, l'inconnu n'étant pas réduit au connu, mais au contraire, le connu augmenté d'une plénitude d'inconnu, l'être humain, loin de ramener le monde à lui-même, à son propre usage et à ses instrumentations, s'expose à être métamorphosé par le monde. L'inconnu dans lequel je m'aventure fait de moi un être inconnaissable, et cet inconnaissable est le pouvoir de ma souveraineté.

Dans la part du secret réside ma liberté, ce qui en moi ne saurait être l'objet d'une utilisation ou d'une évaluation quantitative. Affronté à l'inconnu de l'aventure herméneutique, je deviens ce que je conquiers. La lumière herméneutique transfigure ce qu'elle touche et qui elle atteint. L'inconnaissable dont elle me revêt m'illumine jusqu'au fond du cœur.

 

Luc-Olivier d'Algange

 

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10/11/2021

René Char, le peuplier à taille d'ogive:

Luc-Olivier d’Algange

 Le peuplier à taille d’ogive 

 

« Pour l’aurore, la disgrâce, c’est le jour qui va venir ; pour le crépuscule c’est la nuit qui engloutit. Il se trouva jadis des gens d’aurore. A cette heure de tombée, peut-être, nous voici. Mais pourquoi huppés comme des alouettes ? » 

René Char

 

A Jacques Delort 

Si la poésie est bien, selon la formule de René Char, de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins au reflet de ses ponts, le commentateur, si pontifical qu’il se veuille, se trouve d’emblée récusé, à moins de se risquer à répondre à la mise en demeure matutinale, présocratique, de la pensée européenne, celle des « gens d’aurore », des « alouettes huppées » qui volent vers la pointe du jour, vers la source dont nous parle la rivière aimée, cette Sorgue héraclitéenne «  rivière où l’éclair finit et où commence ma maison, qui roule aux marches d’oubli la rocaille de ma raison ». La rivière féconde les paysages où elle passe, - comme les mots eux-mêmes éveillent notre pensée, ravivée par leurs étymologies, leurs palimpsestes généalogiques, leurs figures héraldiques accordées aux pierres, aux arbres, aux essaims et aux éclairs.

De cette aurore de la pensée européenne, René Char fut le témoin, à l’égal d’Hölderlin, de Nietzsche ou d’Heidegger. Pour lointaine qu’elle soit, cette aurore nous dit cependant une proximité extrême, une souveraineté sise dans l’instant, dans l’éclair : « Nous sommes ingouvernables. Le seul maître qui nous soit propice, c’est l’Eclair, qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend ». L’œuvre de René Char ne s’apparente pas seulement aux présocratiques par la vitesse, la concision et l’intensité aphoristique «  Luire et s’élancer – prompt couteau, lente étoile » mais aussi par le refus de l’abstraction, de la logique linéaire ou binaire qui caricature l’éthique en « moraline » et nous livre, harassés et soumis, à la banalité mauvaise de la « pensée calculante » dont parle Heidegger.

Retour amont. Le titre de René Char, il faut l’entendre comme un mot d’ordre, non sans violence, ni précision. Ce n’est pas vers une origine vague que se tourne la pensée de René Char mais vers ce point (qui, pour quelques-uns n’a jamais cessé d’être) où le Mythe et le Logos n’étaient pas encore séparés, où le Tragique n’étant pas encore enseveli sous la fugace féerie publicitaire, les mots venaient à nous, « légers mots immortels, jamais endeuillés » pour exalter la beauté d’un devenir commun, d’une « commune présence ».

Ce qui s’est perdu perdure, l’aube oubliée, terrassée, s’accentue et délivre, le soir venu, sa vérité inaperçue dans le naufrage de la civilisation. La société peut triompher de la civilisation, les œuvres demeurent, et cet « en amont » dont elles surgissent : «  Quand le navire s’engloutit, sa voilure se sauve à l’intérieur de nous. Elle mâte sur notre sang. Sa neuve impatience se concentre pour d’autres obstinés voyages. N’est-ce pas vous qui êtes aveugles sur la mer ? Vous qui vacillez dans tout ce bleu, ô tristesse dressée aux vagues les plus loin ? ».

De tous les poètes français de son temps, René Char fut sans doute celui qui demeura au plus près de sa conversation originaire avec Hölderlin. C’est « en touchant la main éolienne d’Hölderlin » qu’il devance en le récusant, en nous léguant sa « parole en archipel », un avenir où le Logos et le Mythe, disjoints, s’étioleront dans leur vaine spécificité, l’un ratiocinant dans son exil, son absence au beau cosmos miroitant, et l’autre glissant vers la pénombre des mondes virtuels. Or, pour René Char, s’il est un « au-delà nuptial », il ne peut être que parmi les choses du monde, dans les bruissements et les silences de la nature, dans son immanence irisée : «  Ne permettons pas qu’on nous enlève la part de la nature que nous enfermons. N’en perdons pas une étamine, n’en cédons pas un gravier d’eau. »

Accordé l’un à l’autre, le Logos et le Mythe, la certitude de la raison d’être et les images qui la voilent et la révèle, disent une amitié, une entente sacrée entre la terre, le ciel, les hommes et les dieux : «  Notre amitié est le nuage blanc préféré du soleil. Notre amitié est une écorce libre. Elle ne se détache pas des promesses de notre cœur ». Pour René Char, le discord entre le Logos et le Mythe ne persiste que par notre soumission à ce qu’il nomme « l’âge bas » qui nous incline à passer à côté de toutes les preuves étincelantes de l’être. Mais du scintillement, que l’ombre des ponts ne peut atteindre, la rivière, tradition et devenir, porte, en son courant, les inextinguibles vertus : « Rivière des pouvoirs transmis et du cri embouquant les eaux, de l’ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau… »

Ce rebelle, dont on voit mal ce que lui trouvent de si aimable les commémorations officielles, trouve son bien, son beau et son vrai, tantôt dans la douceur, tantôt dans l’anathème et ne cesse de s’interroger là où d’autres ne répondent plus de rien : «  La lumière a un âge. La nuit n’en a pas. Mais quel fut l’instant de cette source entière ? ». Si, pour René Char, rompant avec le chauvinisme temporel qui nous fait apologistes mécaniques du siècle où nous vivons, l’homme fut, au vingtième siècle au plus bas, ce pessimisme toutefois, forgé par le tragique, n’ôte rien à la beauté de l’instant, bien au contraire : «  La graduelle présence du soleil désaltère la tragédie ». L’amitié, l’amour, l’entente sacrée ne cèdent pas : «  Où l’esprit ne déracine plus mais replante et soigne, je nais. Où commence l’enfance du peuple, j’aime »

Sans méconnaître les vertus éminentes de la stylistique et d’autres science du langage, force est de reconnaître (et nous préciserons de quelle nature est cette « force ») que loin d’être seulement le résultat d’un « travail du texte », d’un jeu de vocables et de syntaxe plus ou moins harmonieux ou original, le poème est le témoin d’une vue du monde et qu’il forge le poète au moins autant que le poète le compose. Le poète est le témoin de son poème, parfois son martyr, il doit en répondre ; d’où cette force, ce mouvement, qui, si bref qu’il soit, confond sa signature avec la signature des choses elles-mêmes. Entre le Dire et la chose à dire, entre la chose à dire et la chose dite, il n’y point d’espace, sinon d’un point : «  Mon métier, écrit René Char, est un métier de pointe ». Point d’avant ni d’après, point d’écart entre le symbole et le symbolisé. L’un et l’autre adviennent en même temps, à la fine pointe du mot qui est pure éclosion. Mieux qu’à l’opinion, mieux qu’à la philosophie, mieux qu’aux divers préceptes de l’art littéraire, la poésie de Char s’accorde à la rose « sans pourquoi » d’Angélus Silésius.

Pour René Char dont la pensée, il faut y revenir, sans peine se hausse aux horizons présocratiques, horizons qui nous restituent aux embruns d’un « l’ici même », que nous persistons à ne pas déserter, le monde est un et chaque chose, en son irréductible singularité, en son écorce rugueuse, en son pollen impondérable, témoigne de cette unité compacte, resserrée, violente. Poème de résistance, autant que de désillusion, le poème de Char laisse revenir sur nous ces immémoriales houles européennes de la tragédie dans un monde qui s’évertue, par tous les moyens, à nier le Tragique, à nous emprisonner dans une dérisoire féerie publicitaire. Or, toute singularité est tragique, et l’on ne peut nier le Tragique qu’en inventant un règne d’hommes sans visages, un monde d’objets de série, dissocié des dieux et des morts. Pour René Char, toute conquête n’est que reconquête de ce qui est. Et c’est au cœur du temps que l’énigme heureuse nous empoigne. « L’Etre et le Temps » : la connivence de René Char avec Heidegger s’explique par ce mouvement de retour vers la source du temps, vers cette intelligence sensible du temps : « les tendres preuves du printemps » sont préférées aux « buts lointains».

Nous évoquions une « vue du monde ». Celle de René Char, tournée vers les frémissements du temps, les abysses, les palimpsestes, se distinguera radicalement de cette autre vue du monde qui aspire, par exemple, à la maîtrise de l’espace. Si l’homme du tradere est un homme qui ordonne et sanctifie le temps, le Moderne est l’homme de la maîtrise de l’espace. «  L’homme de l’espace, écrit René Char en 1959, dont c’est le jour natal sera un milliard de fois moins lumineux et révèlera un milliard de fois moins de choses cachées que l’homme granité, reclus et recouché de Lascaux, au dur membre débourbé de la mort ». Toutes les phrases écrites par René Char (on serait tenté de dire gravées, comme des runes, sur des pierres offertes aux érosions du vent, du sel et de l’océan) témoignent de cette volonté farouche de sauvegarder la singularité immémoriale des êtres et des choses. Le poème est à ce service, s’il n’est pas un poème « engagé », au sens rhétorique ou idéologique, ni servile. Mais d’un combat à mener, la conscience aiguë, presque lancinante, poursuit le poème, le frappe, comme d’un sceau, voire comme d’une masse d’arme. Pour René Char, d’une certaine façon, la littérature et la philosophie doivent rendre l’âme pour que cette âme puisse rétablir le lien entre l’être et la vie : «  Pourquoi poème pulvérisé ? Parce qu’au terme de son voyage vers le Pays, après l’obscurité pré-natale et la dureté terrestre, la finitude du poème est lumière, apport de l’être à la vie. »

Toute la poétique de René Char se joue dans ce rapport direct, immédiat, de l’être à la vie qui est à la fois la chose la plus ingénue du monde, la plus certaine, et la plus rare. Or de cette rencontre nuptiale de l’être et de la vie, tout nous détourne, à commencer par ces lieux communs philosophiques qui, par exemple, nous veulent persuader que le moment présent, aussitôt détruit que perçu, n’existe pas et que nul ne saurait y établir sa demeure. Tout nous détourne du resplendissement de l’être : ces morales serves qui prétendent que la fin justifie les moyens, ce temps linéaire, pure fiction, mais despotique, qui nous subjugue aux seules logiques de la production et de la reproduction. Pour René Char, l’existence ne précède point l’être, elle est pure disparition dans le contact éperdu de l’être et de la vie. «  Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. Nous restons gens d’inclémence ». Mais ces dieux qui n’existent pas vivent et reviennent : «  Les dieux sont de retour, compagnons. Ils viennent à l’instant de pénétrer dans cette vie ; mais la parole qui révoque, sous la parole qui déploie, est réapparue, elle aussi, pour ensemble nous faire souffrir ».

« A l’instant », cela n’est rien, cela n’existe pas encore, les porcs n’en sauront rien, mais c’est, déjà et à jamais, un monde, exactement présent et prodigieusement hors d’atteinte : «  L’âge du renne, c’est-à-dire l’âge du souffle. O vitre, ô givre, nature conquise, dedans fleurie, dehors détruite ». De l’avers et de l’envers, de la floraison et de la destruction, le poète dit l’entre-deux. « Faire un poème, c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très-rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort. » A ne point vouloir se défaire du Tragique comme le « dernier des hommes » dont parle Nietzsche, mais, au contraire à le renouer en soi jusqu’à la douleur exquise, le poème sauvegarde ce qui n’est, en aucune façon, interchangeable, cette seconde pure, cet instant où les dieux apparaissent, cet instant qui se tient, cet instant d’âge immense, soleil : «  frais soleil dont je suis la liane ».

On répute les poèmes de René Char difficiles ou obscurs comme s’il fallait au lecteur des clefs extérieures au poème ou au monde, une science particulière, réservée. Il n’en est rien, sauf à prendre cette « science réservée » comme un privilège de la pauvreté, une simplicité d’âme et d’accueil qui consent à l’approfondissement de l’heure. C’est à ne pas approfondir le temps, qui est le temps du cosmos non moins que celui de notre âme à fleur de peau, que le poème de Char nous demeure scellé. Pour l’entendre et le voir, il faut s’attarder, non point jusqu’à l’hypnose ou la manie interprétative, non point au détriment de l’élan et de l’essor, mais juste le temps de rendre aux mots leur dignité concrète, de les laisser s’épanouir, choisir leurs courants intimes, leurs rapports de forces singuliers, leurs destinées florales, pierreuses ou brumeuses. Les mots sont là, avec leur halo, leur rugosité, leur éclat. Le poème de René Char n’exige de nous rien d’autre que ce consentement au temps qui laisse affleurer les étymologies, les analogies, et cette irréductible compacité de la chose dont le mot se revêt pour dire son immatérialité et peut-être, sa divinité. Cette divinité confond en une seule requête l’aurore et l’orée. Il vient un moment où le mot, redevenu l’égal de la chose qu’il nomme, comme un idéogramme ou un hiéroglyphe, nous précipite vers une connaissance première : «  Seule est émouvante l’orée de la connaissance. » Le poème de Char est bien pur poème et non pas « poème philosophique » comme certains l’ont dit, dans la mesure où il apporte les réponses avant les questions : «  Aucun oiseau n’a le cœur de chanter dans un buisson de questions ».

Si les dieux reviennent, ainsi que l’écrit René Char, c’est par les mots rendus à leur densité physique, à leur immanence enchantée. Tel est le beau paradoxe du poème que de nous offrir la transcendance du Sens, son ciel le plus haut à partir du mot revenu, après un long périple, à son immanence, à sa force de chose et de cause. Telle est exactement la « Recherche de la base et du sommet ». Point d’espace entre l’être et la vie, sinon celui de nos abandons, de nos craintes, de nos atermoiements, de nos illusions communicatives, de nos enrichissements factices. Le recueil de René Char, Pauvreté et privilège, dont le titre à lui seul est un manifeste, puisque tout privilège essentiel se paye désormais de pauvreté (comme le savait aussi Charles Péguy disant « l’éminente pauvreté des dignes »), s’ouvre sur une dédicace qui suffit à écarter d’emblée des meutes de tricheurs : «  Pauvreté et privilège est dédié à tous les désenchantés silencieux, mais qui, à cause de quelque revers, ne sont pas devenus pour autant inactifs. Ils sont le pont. Ferme devant la meute rageuse des tricheurs, au-dessus du vide et proche de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon. ».

Aussitôt faut-il préciser que l’ontologie de René Char n’a rien de quiétiste, qu’elle n’ouvre pas à l’indifférence, à ce « pareil au même » qui, quelquefois, se prétend sagesse ! Ontologie guerroyante, impérative, ne résorbant pas le Tragique dans l’effusion vague mais le rendant à la guerre d’où il vient, à laquelle nous ne pouvons nous dérober, l’ontologie poétique de René Char s’accomplit dans la fidélité au foyer secret des mots et des choses, rendant caduque la querelle théologique du nominalisme et du réalisme. Entre le dernier rayon et premier, toute la nostalgie se change en pressentiment. Toutefois, René Char n’ignore pas que nous vivons un « cycle bas » où « l’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant ».

«  J’ai, de naissance, la respiration agressive. » Ce Résistant, qui ne fut ni de pacotille ni de dernière minute, tenait en réserve, dans sa fidélité inconsolée, ce regain de lucidité qui permet au pessimisme d’être actif sans se tromper : «  Ce monde contemporain nous a déjà retiré le dialogue, la liberté et l’espérance, les jeux et le bonheur ; il s’apprête à descendre au centre de même de notre vie pour éteindre le dernier foyer, celui de la Rencontre. » Célébrer l’être et la vie en leurs resplendissements divers, ce n’est point alors se départir de la puissance du refus, ni de la brûlure de la lucidité, mais en ressaisir le chance imparable. Ce monde contemporain, moderne ou post-moderne, est illégitime. Son espace, en ce cycle bas, est strictement équivalent à ce qui nous fut arraché, dérobé, à ce qui fut souillé et pillé, à ce qui fut profané et détruit. Ce monde immonde dont le mouvement fondamental est l’expropriation de toute légitimité supérieure, René Char ne se contente pas de le déplorer, il lui oppose un autre monde, une cohérence ignorée, mais vivante encore, renaissante à la pointe du dernier rayon qui est peut-être aussi le premier : «  Je me révolte donc je me ramifie. Ainsi devraient parler les hommes au bûcher qui élève leur rébellion » et ceci encore :  « Nous sommes forts. Toutes les forces sont liguées contre nous. Nous sommes vulnérables. Beaucoup moins que nos agresseurs qui, eux, s’ils ont le crime, n’ont pas le second souffle. »

Donc, un combat fait rage, dont la plupart ne savent rien, et dont, méprisants, ils ne se soucient : « Pour un être de mépris, toutes les sources sont polluées et à sa charge, encore que leurs abords soient propices à son jeu ». Hostile au Tragique comme à la joie, l’être de mépris domine le monde en proclamant la relativité de tout, qui elle-même travaille à l’indifférenciation et à la planification. Or, Pour René Char, vivre en poète, c’est vivre au diapason des vertus irréductibles des êtres et des choses, de leurs singularités exaltées, sensibles autant que « talismaniques ». Le « multiple » dont parle René Char, est sacré, il est une manifestation dont les hommes ne peuvent disposer à leur guise, et dont le poète reconnaît la précellence : «  De si loin que je me souvienne, je me distingue penché sur les végétaux du jardin désordonné de mon père, attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs que le vent semi-nocturne irriguait mieux que la main infirme des hommes. » Depuis, combien de paysages massacrés, d’arbres coupés au bon vouloir des êtres de mépris, pour satisfaire à leur inclination à jouer aux abords en ignorant la reconnaissance ? «  Moi qui jouis du privilège de sentir tout ensemble accablement et confiance, défection et courage, je n’ai retenu personne sinon l’angle fusant d’une rencontre. »

Mais est-il encore possible de rencontrer quelqu’un, lorsque dans une société devenue la première ennemie de la civilisation, les êtres humains ne se rencontrent plus que par l’entremise de représentations abstraites ? Tout nous donne à penser que l’homme n’est plus au monde, que dissocié de son paysage sensible et intelligible, sa valeur, sa réalité même se réduisent à ce qu’il représente. Entre accablement et confiance brûle donc la lucidité qui honore le passé et l’exil : « Jadis l’herbe, à l’heure où les routes de la terre s’accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Les cavaliers du jour naissaient au regard de leur amour et les châteaux de leurs bien-aimées comptaient autant de fenêtres que l’abîme porte d’orages légers… » Ce passé, certes, on ne saurait le réduire à un passé historique ou, pire encore, sociologique. Passé, pour reprendre le mot de Heidegger, « historial » et poétique, il est cet « autre temps », cette temporalité féconde, ce « vent semi-nocturne » qui irrigue le paysage réel que l’aujourd’hui idéologique veut à tout prix ignorer. La résistance de René Char ne s’explique sans doute pas autrement ; il est l’homme d’un pays, c’est à dire qu’il consent à appartenir à une multiplicité vivante, à un cours parfois tumultueux, celui de la Sorgue : «  Rivière des pouvoirs transmis et du cri embouquant les eaux, de l’ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau ». Nous sommes encore quelques uns à penser que la prière qu’un homme adresse à sa rivière est plus importante, pour nous tous, que l’accélération du TGV ou la fabrication faramineuse d’autres engins ou édifices titanesques, où la navrante impuissance des modernes sur leur propre destin croit trouver une sorte de compensation. Les dieux reviennent ; nous en acceptons l’augure s’ils viennent à se loger dans ces rivières, ces pierres, ces arbres qui nous tiennent à cœur. L’œuvre de Char nous montre qu’un homme qui rompt, se rebelle, s’obstine et va vers son risque avec bienveillance est aussi un homme de prière : «  Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde fou de prison, garde nous violent et ami des abeilles de l’horizon. »

Le propre du monde des titans et de la technique est de tout dévaster puis de nous dire, au cœur du désastre, lorsque nous ne sommes plus nulle part (mais qui est partout !) comme il est bon d’être convivial et pacifique ! Ceux qui n’y consentent, bien sûr, seront nommés « réactionnaires », ou « passéistes », encore serait-il plus juste de les dire poètes, tout simplement, amis des sentes forestières : «  Jadis l’herbe était bonne aux fous et hostile aux bourreaux. Elle convolait avec le seuil de toujours. Les jeux qu’elle inventait avaient des ailes à leurs sourires (jeux absous et également fugitifs). Elle n’était dure pour aucun de ceux qui perdant leur chemin souhaitent le perdre à jamais. ». Cet « à jamais » et ce « toujours » s’opposeront à la permanente obsolescence des « nouveautés » que les Modernes adulent en les jetant les unes après les autres. Ils s’opposeront de toute la force de la prière qui épouse « le ralenti du lierre à l’assaut de l’éternité ». Ils s’opposeront, sous l’apparence du « peuplier à taille d’ogive », du peuplier des pays de France, arbre divaguant au ciel profond, à « la laideur qui décompose sa proie ».

 

 

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Luc-Olivier d'Algange, Le Pays d'Henri Bosco.

Luc-Olivier d’Algange

Le Pays d’Henri Bosco

 

Le Pays d’Henri Bosco appartient à quiconque se souvient de son enfance, à ces temps d’avant le temps, in illo tempore, antérieurs à l’expropriation, à l’adultération, à l’exil. La phrase d’Henri Bosco ne dit pas seulement les êtres et les choses, elle les convoque, elle œuvre, en exorciste, en sourcier, à l’éveil de puissances impondérables, c’est à dire livrées à l’éveil de l’air, à « l’air de l’air » dont parle l’Epître d’Aristée, «  ces grandes odeurs sauvages qu’exhalent les arbres dans leur solitude », cet éther qui est au cœur des éléments comme leur source vive, leur intensité la plus subtile. Si le monde moderne désaltère notre soif cruelle par la source du Léthé, au point de nous laisser oublieux de notre oubli même, artificieusement protégés du ressac des réminiscences (c’est-à-dire du bonheur et du malheur, de la tragédie et de la joie) les romans d’Henri Bosco s’abreuvent et nous abreuvent de la source de Mnémosyne qui éveille en nous les résonances de ces divinités du dehors, de ces dieux qui adviennent avec une torrentueuse fraîcheur de la profondeur des temps.

Toute œuvre romanesque qui ne se réduit pas à l’anecdote ou à de vaines complications psychologiques instaure un autre rapport au temps, s’inscrit dans une météorologie et une chronologie légendaires où l’homme cesse d’être à lui-même la seule réalité. Voici le ciel, la terre, et cette mémoire seconde, qui affleure, et qui porte les phrases ; voici cette rhétorique profonde, sur laquelle les phrases reposent comme sur une houle et vont porter jusqu’à nous, jusqu’aux rives de notre entendement, des mondes chiffrés, que notre intelligence déchiffre comme des énigmes, sans pour autant les expliquer. Ainsi les romans d’Henri Bosco nous laissent dans le suspens, dans une aporie, une attente, une attention extrêmes aux variations d’ombre et de lumière, aux états d’âme qui n’appartiennent pas seulement aux sentiments humains mais au monde lui-même, à ce Pays qui n’est pas seulement une réalité administrative ou départementale mais un don, une civilité, un commerce entre le visible et l’invisible, - le don d’une autre temporalité qui nous fait à jamais insolvables des bienfaits reçus.

Ni roman psychologique, ni roman formaliste, ni roman engagé, ni roman naturaliste, le roman d’Henri Bosco échappe à ces dissociations nihilistes qui posent l’intelligence humaine face aux mondes comme expérimentatrice. Ce temps dans lequel nous entrons, ce temps du Pays, cette « rondeur des jours » comme l’eût dit Giono, n’est pas une expérience, mais une relation, une alliance ; non plus une subjectivité face aux autres et aux choses, y cherchant une explication, mais une implication, un échange, une porosité : mise en relation de l’âme humaine et de l’Ame du monde. Discrète, l’œuvre échappe à cette arrogance qui n’est jamais que l’envers d’un grief à l’égard de ce qui est, mais dans cette humilité même, dans ce consentement à recevoir débute une aventure prodigieuse qui nous fait revivre l’ontogenèse et la phylogenèse, jusqu’à cette fine pointe, ce moment de la conscience extrême où la conscience s’abolit, où nous devenons, selon la formule de Rimbaud, le « lieu et la formule ». L’œuvre chemine ainsi sur la beauté de la terre vers un doux resplendissement de phrases qui disent plus qu’elles en décrivent, qui nomment, mais en laissant aux noms la chance de refermer sur eux une part de nos propres songes et de nous rendre comme hors d’atteinte de nous-mêmes. Rien d’insolite cependant dans ces récits, puisque tout y est relié, en résonance, en échos ; les personnages approchent par détours, chemins de traverses, non pas vers la résolution d’une intrigue, vers une victoire sur des forces adverses humainement définies, mais vers un moment, une heure, qui est une victoire sur l’insignifiance et sur l’oubli.

L’œuvre d’Henri Bosco est, comme toutes les grandes œuvres de notre littérature, une pensée en action, mais en accord avec l’étymologie même du mot pensée, qui évoque la juste pesée, ces rapports et ces proportions où la part de l’inconnu n’est pas moins grande que la part connue ; où la part de la nuit détient les secrets de la lumière provençale. Œuvre nocturne mais non point ténébreuse ou opaque, louange des nuits lumineuses, des ombres qui sauvegardent, du haut jour qui tient sa vérité comme le secret d’une plus haute clarté encore, l’œuvre d’Henri Bosco sauve les phénomènes de la représentation abstraite que nous nous en faisons, et nous sauve nous-mêmes de nos identités trop certaines qui nous enferment dans une humanité irreliée à l’ordre du monde, détachée de la sagesse profonde de la nuit foisonnante de toutes les choses vivantes qui tendent vers la lumière ou en reçoivent les éclats. «  Je pus ainsi, écrit Henri Bosco, me replacer sans peine devant le décor intérieur où j’avais regardé ma propre nuit en train de descendre sur moi cependant qu’au-dessus de moi dans le ciel s’avançait la nuit sidérale ».

Le Pays d’Henri Bosco nous est d’autant plus proche, plus intime, qu’il se trouve loin des clichés folkloriques, régionalistes ou touristiques. Il n’y a là rien à visiter, à photographier, à revendiquer ou à vendre. Par le récit, qui est une légende, autrement dit, par ce qui se donne à lire sur la page et qui n’est que la réverbération de ce qui se donne à lire dans le paysage (de cette écriture du monde, en striures d’écorces, en tumultes fluviaux, en nervures, en corolles, en nuées), au Pays est restitué son règne, cette autorité douce et impérieuse, empreinte visible d’un sceau invisible. Si le Pays règne, s’il est une royauté des arbres, une royauté du feu et de la pierre, s’il est une souveraineté des hommes, c’est-à-dire une liberté d’allure, un « privilège immémorial de la franchise » comme on le disait naguère des hommes de France, c’est dans la vive intelligence qui se trouve, comme soudain se lèvent une nuée d’oiseaux, après s’être longtemps cherchée, enracinée en même temps dans la terre et dans le ciel, dans un « être là », une présence qui existe, qui rayonne dans son existence, et témoigne d’un privilège insigne : celui qui revient à préférer ce qui est à ce qui n’est pas.

On s’aperçoit alors que les grands songes d’Henri Bosco sont exactement le contraire des utopies qui dédaignent l’être au profit du néant et prétendent échapper au tragique par le désenchantement. Or le règne de la technique globalisée, commence à nous apprendre, et assez brutalement, que les désenchanteurs sont les pires sorciers, - de même que les puritains sont les plus radicaux ennemis de la pureté, c’est à dire du feu, pyros, qui arde et transfigure. La réalité, même la plus réduite, n’est jamais aussi plate, aussi planifiable que le voudraient les idéalistes du tiers-état, et leurs idéologues, vigilants « désenchanteurs » qui crurent que le désenchantement du monde était nécessaire à la raison humaine. Grossière erreur que nous continuons à payer par la dissolution progressive du monde réel en monde virtuel, mais d’une virtualité pour ainsi dire nulle, c’est-à-dire offerte, par son vide, au démon de la défiguration. D’où l’importance de ces personnages qui, dans les romans d’Henri Bosco, adviennent comme à l’impourvue, et dont il nous parle comme si nous les connaissions déjà car ils sont précisément des figures que le récit transfigure.

Rien de muséologique dans ce Pays qui est une réalité antérieure autant qu’un « vœu de l’esprit », selon la formule de René Char. Rien qui soit de l’ordre d’une représentation, d’une identité recluse sur elle-même, mais la pure et simple présence réelle qui ne s’éprouve que par la brusque flambée portée dans la rumeur du vent et dans l’amitié qui nous unit au monde, dans ces affinités dont nous sommes les élus bien plus que nous ne les choisissons. Ce qui nous est conté est un recours au cours de la tradition, de sa solennité légère, et non plus un discours ; une conversation et non pas une discussion, si bien que l’intelligence se laisse empreindre par les lieux qu’elle fréquente dans le temps infiniment recommencé de la promenade. C’est dans la connivence des éléments, de l’air, de l’eau, du feu et de la terre, en leurs inépuisables métamorphoses, que le temps se renouvelle et s’enchante au lieu de n’être que le signe de l’usure, d’une finalité malapprise, insultante au regard du libre cours qui conduit à elle.

Les romans d’Henri Bosco sauvegardent, mais comme par inadvertance ou irrécusable évidence, cette teneur du temps, ce palimpseste léger où le grand-large de l’âme s’ouvre à chaque instant. Le Pays est cette évidence et ce mystère d’un temps qui est à l’intérieur du temps comme l’amande vive sous son écorce, un Pays où l’on renaît à soi-même : un Pays tellurique et sidéral, un Pays littéralement inconnu et dont la gloire est d’emporter dans son torrent ce que nous imaginions connaître.

Le Pays d’Henri Bosco devient ainsi le lieu d’une conversion du regard, d’une réconciliation du Mythe et du Logos. L’espace-temps du roman oscille, en vases communicants, entre la réalité et le rêve, comme l’est le Pays lui-même avec celui qui en est l’hôte au double sens du mot, celui qui reçoit et celui qui est reçu. Nous comprenons alors que le Pays nous habite, et qu’en voyageant en lui, nous voyageons en nous-mêmes,- voyage intérieur qui est un voyage vers l’intérieur, c’est à dire vers « l’extériorité véritable », comme l’écrivait Novalis, vers la source du Temps. Nous voyageons vers ce qui est déjà là, vers ce que nous sommes, sans pleinement le savoir. La nuit des romans d’Henri Bosco, est la source d’un jour qui rêve. « D’ordinaire, je rêve peu, écrit Henri Bosco, du moins la nuit. C’est dans la journée que me viennent mes songes, et ils disparaissent plutôt vers le soir. Aussi, cette nuit là n’eus-je pas d’autre rêve que ce sentiment. Je l’éprouvais sans qu’il s’y glissât le rappel des personnages, des événements pourtant singuliers, dont j’avais fait depuis le matin la rencontre. Je ne fus plus qu’un état d’âme ».

Or cette flottaison, cette indétermination, n’est autre que le Réel dans ses possibilités infinies, l’enfance, ce silence d’avant le langage que le poète traduit, l’enfance qui perdure, toute-possibilité accordée au ciel, au fleuve, à la pierre de nous faire signe, d’entrer, ou, plutôt de nous laisser entrer dans une conversation dont nous eussions été exclus si, par malheur, nous avions cédés à la misérable fiction du temps linéaire, d’un temps voulu entièrement vers un but précis, et dont nous eussions récusé l’hospitalité.

L’œuvre répond ainsi à la décisive mise en demeure hölderlinienne, « habiter en poète ». Le numineux, puissance sacrée à la fois inquiétante et enchanteresse ordonne chaque roman d’Henri Bosco. La réalité ne suffit pas au Réel, il y faut le songe qui est la réverbération, le halo de la réalité telle qu’elle se prolonge, musicienne, ou s’éploie dans ce « logos intérieur » qui se révèle à nous par étapes ou par « stations » successives, comme le savaient les mystiques soufis, ces Fidèles d’Amour, dont Henri Bosco, mais ce serait l’occasion d’une autre approche, fut proche à maints égards.

Le temps qualifié, la géographie sacrée, les ressources secrètes des êtres et des choses singuliers, qui vont s’accordant avec les forces impersonnelles, ouvrent un espace, celui du roman, où le monde intérieur et le monde extérieur cessent d’être séparés par d’irréfragables frontières. Le soleil, le fleuve, les arbres, le vent, la nuit sont des présences sacrées car leur réalité symbolise avec une réalité plus haute, hors d’atteinte, que les phrases mélodieuses, selon la formule héraclitéenne, « voilent et dévoilent en même temps ». Entre le sensible et l’intelligible, entre la nuit profonde et l’éblouissante clarté, toutes les gradations s’emparent des songes, des effrois, des attentes ardentes des personnages devenus, par le génie romanesque, fabuleux instruments de perception des variations météorologiques. La vérité humaine est d’autant plus profonde et nuancée qu’elle est située, qu’elle cesse, par un suspens, de se référer exclusivement à elle-même. Les hommes ne sont humblement et souverainement présents que par ce partage de leur règne qu’ils consentent avec la terre et le ciel.

Le Pays d’Henri Bosco n’est ainsi pas seulement une géographie, une histoire il est une autre dimension du temps, et c’est bien pourquoi l’auteur est d’abord romancier, exerçant au plus haut l’art du romancier qui est de créer une autre temporalité, ou, dans les cas les plus heureux, de révéler une temporalité plus réelle que celle à laquelle nous contraint une idéologie, devenue par cela même l’ennemie de la civilisation, fondée sur l’utilitarisme, c’est à dire sur le nihilisme. A ce nihilisme qui fige les êtres et les choses, sous éclairage artificiel, dans des identités plates dans relief ni ombrages, sans voiles ni révélations, Henri Bosco oppose, comme un recours, le frémissement immanent de l’eau auquel s’accorde le mouvement de ses phrases. Celles-ci ne disent pas seulement ce mouvement, cette incertitude fabuleuse, elles s’y accordent, mieux encore, elles en renouvellent la vérité dans le creuset de la réalité elle-même, dans son inscription héraldique. La tradition d’un Pays, le tradere est une rivière : «  Les eaux, écrit Henri Bosco, m’inquiètent et m’attirent. Tout ce qui se passe dans leur voisinage prend fatalement à mes yeux je ne sais quoi d’irréel, un corps imaginaire. Les personnages, les événements les plus incontestables ne le sont que dans cette troublante lueur. »

Contre la clarté monocorde, ennemie des ombres, Henri Bosco invoque non seulement le frémissement de l’eau, mais aussi le feu, là même où s’opère la coalescence de l’Eros et du Logos : «  J’étais fasciné par le feu. Il pénétrait en moi, immobilisait mon cerveau sur une seule idée. Cette idée n’était qu’une braise… Terrible, mais si vive, si envahissante qu’elle ne soulevait aucune épouvante. J’étais devenu feu, corps de feu, cœur de feu, esprit-feu, et toute la forêt en flammes. Si l’incendie se fut propagé jusqu’à moi, je n’aurais pas fui, j’aurai attendu, embrassé le feu, et pris feu pour disparaître dans mon propre feu au milieu d’une gerbe d’étincelles. »

Nul lecteur, plus que celui d’Henri Bosco (sinon peut-être celui de Gérard de Nerval) ne se trouve proche, en suivant le chemin de ses personnages, de cette beauté numineuse où la réalité s’inscrit et dont elle reçoit les puissances fécondantes. Les êtres et les choses ne sont pas ce qu’ils semblent être dans leurs représentations sécularisées, mais ce qu’ils sont, dans leurs toute-possibilité augurale… Mondes aux orées tremblantes comme des flammes où les circonstances, en apparence banales, deviennent emblématiques, chargées de ce magnétisme onirique qui rapproche ou éloigne les personnages les uns des autres, les laissant parfois dans une haute solitude, comme avant les marées, et leur intime l’ordre de consentir à ce qu’ils ne peuvent comprendre, mais sans y succomber.

Comment « habiter en poète », selon la formule d’Hölderlin, être là où nous sommes, exister dans le secret qui est l’immédiate évidence sensible elle-même ? De livre en livre, de chapitre en chapitre, de phrase en phrases, Henri Bosco nous rapproche du point à partir duquel les variations des états de conscience et d’être se recomposent avec les sollicitations du Pays, avec ce temps redevenu espace où l’âme s’éprouve et se disperse, s’enhardit à s’associer aux forces telluriques, aux rameaux de la nuit, - et de ces forces qu’elle reçoit retourne en son propre règne, en sa propre clarté d’entendement dont témoigne, au demeurant, le style d’une si belle, si naturelle, mesure classique d’Henri Bosco.

Tel est peut-être un des secrets le mieux gardés de la littérature française, de sa tant et si mal vantée « clarté classique », de n’être, en sa beauté ordonnatrice, qu’un surgeon d’intuitions plus profondes et plus sauvages, où l’art du sourcier, l’oniromancie, viennent irriguer la plénitude des formes du jour. Ce qui distingue l’art romanesque d’Henri Bosco, son poiein, sa pensée en action, n’est peut-être rien d’autre le sens des contiguïtés, et l’on pourrait presque dire de la consanguinité, du monde du rêve et du monde de la réalité. Ce qui unit les personnages et leurs ombres, qui parfois semblent leur échapper, n’est pas de l’ordre de la nécessité ou du déterminisme, disposé en discours, mais bien de celui d’une recouvrance. Si , comme dans l’œuvre de Gérard de Nerval, le songe et la réalité en sont pas séparés ce n’est point par artifice littéraire, mais parce que dans la vision et la pensée d’Henri Bosco, ils ne se distinguent qu’en se graduant. Le rêve est la réalité d’un autre rêve, et notre songe humain des songes du Pays reçoit ses messages. Nous ne commençons à habiter véritablement les lieux, c’est-à-dire que nous n’en devenons les hôtes que si hôtes à notre tour, nous recevons les légendes qui sont dans l’arbre des mots, comme l’envers argenté des feuilles.

Cette grande part nocturne des romans d’Henri Bosco est une quête lumineuse qui semble se souvenir que, selon la formule de la théologie médiévale, « la lumière est l’ombre de Dieu », lux umbra dei. Un monde, dans son Pays, nous accueille, que nous recueillons en le nommant.

 

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09/11/2021

Le songe impérial de Dominique de Roux:

Luc-Olivier d’Algange

 

Le Songe impérial de Dominique de Roux

 

«  L’existence, c’est quand l’être envoie en exil une expérience particulière de lui-même, qui devient alors souvenir, mémoire, volonté ou désir de retour, sinon revenir. Exister, c’est donc être en exil par rapport à l’être, s’en souvenir et tout sacrifier au retour, ressusciter les choses mortes. Reconquête de tout un art, d’un esprit de renaissance. »

Dominique de Roux

 

La portée poétique et métaphysique d’une œuvre tend à demeurer méconnue de ceux qui n’en retiennent que la figure humaine qu’elle dessine et le génie du style, en oubliant ce dont il est question, l’action que le Songe précipite comme une matière ardente dans ces conditions nécessaires que sont un destin d’homme et un art d’écrire. Il existerait ainsi, dans une zone antérieure à l’œuvre, comme le sceau d’une empreinte invisible. Qu’en est-il du sceau de l’œuvre de Dominique de Roux ? Quelle est sa mise-en-demeure ? De quelle nature, ouranienne, héliaque, impériale, est l’invisible dans ce que nous voyons d’elle, de ces images qu’elle fait apparaître ? Qu’en est-il des mythes et des Symboles ? Quelle attente ardente brûle dans ces phrases ? Et pour qui ? Une œuvre, et surtout une œuvre laissée en suspens, n’est-elle pas une courbe qui débute avant la page écrite et s’achève après elle ? Faute de se poser ces questions, la littérature des littérateurs, ou des idéologues, ce qui revient au même, nous rattrape, et nous en sommes réduits à juger et à jauger l’œuvre selon des normes sommaires, stéréotypées, grégaires.

L’œuvre de Dominique de Roux témoigne d’une stratégie de rupture, mais rupture pour retrouver la plénitude de l’être, à laquelle, selon la théologie apophatique, « tout ce qui s’ajoute retranche ». Il faut donc rompre là, s’arracher avec une ruse animale non moins qu’avec l’art de la guerre (et l’on sait l’intérêt tout particulier que Dominique de Roux porta à Sun Tsu et à Clausewitz) pour échapper à ce qui caractérise abusivement, à ce qui détermine, et semble ajouter à ce que nous sommes, alors que la plénitude est déjà là, dans « l’être-là », dans l’existant pur, lorsque celui-ci, par une succession d’épreuves initiatiques, de ressouvenirs orphiques, de victoires sur les hypnoses léthéennes, devient le témoin de l’être et l’hôte du Sacré.

La radicalité de Dominique de Roux, ses provocations de Moderne anti-moderne, ne s’expliquent pas autrement : il faut aller au cœur de l’être, résolument, encourir le blâme pour s’établir souverainement dans ce qui nous appartient de toute éternité, s’y établir pour en devenir l’hôte et ne point laisser prise à ce qui, par l’usage quotidien, nous dépossède de sa claire vérité. N’hésitons point alors à encourir le reproche que certains firent à Dominique de Roux : de parler de lui-même en parlant des autres, - reproche mal fondé au demeurant car à parler de ce qu’une œuvre met en mouvement, de ce qu’elle suscite, à s’éloigner du texte et de la biographie, de la linguistique et de la psychologie, ou encore de l’idéologie, qui furent longtemps les seules grilles d’interprétation des critiques ( mais que voir et que vivre derrière des grilles ?), à s’évader de la fausse objectivité où s’exacerbe jusqu’à l’hybris la vanité du savoir, c’est bien une humilité que nous retrouvons, celle de laisser l’œuvre agir sur nous, d’en recevoir, pour nous-mêmes, ce qu’elle veut nous donner, de la lire comme si elle n’avait été écrite que pour nous, de suivre les pistes qu’elle nous indique au lieu, du haut de notre science, de la vouloir démonter, déconstruire, expliquer, comme si nous savions mieux que l’auteur ce dont il s’agit !

Longtemps Dominique de Roux fut notre aîné ; et voici, depuis quelques années, qu'il est notre cadet, qu'il nous devance déjà et encore de sa juvénilité, nous rappelle aux audaces essentielles, nous invite à découvrir et à défendre d'autres oeuvres que la nôtre et nous délivre, par cela même, de la mécanique odieuse de la subjectivité, de cet enfermement dans le « moi », autrement dit, de la « psychologie des larves » dont parlait Novalis, pour solliciter en nous ce songe de grandeur, cette nostalgie impériale qui veut le monde plus grand que ce que nous en pouvons penser. Nous gardons le souvenir des découvertes, des « missions de reconnaissance », où il nous précéda, de l’aventure prodigieuse des Cahiers de l’Herne, de son ultime revue Exil, où nous retrouvions tout ce qui, ces dernières années, nous avait requis, d'une requête tout autant métaphysique que littéraire, Pessoa, Julius Evola, Valery Larbaud, Knut Hamsun, Céline, Raymond Abellio, Gombrowicz, et parmi les contemporains, Jean Parvulesco, André Coyné, Matthieu Messagier, Patrice Covo… Les poètes et leurs intercesseurs, les aventuriers du Logos, les « calenders », selon le mot de Gobineau, les Exilés, car depuis que le monde se montre tel que nous le connaissons, les Fils de Roi  sont toujours en exil. Qu’en est-il de l'exil, non point dans l'ailleurs mais dans l'ici-même ? Qu'en est-il de l'exil ontologique, et non point circonstanciel ou historique ?

L'exil, dans un monde déserté de l'être, dans un monde de vide et de vent, où toute présence réelle est démise par sa représentation dans une sorte de platonisme inversé, est notre plus profond enracinement. Et ce plus profond enracinement est ce qui nous projette, nous emporte au voisinage des prophéties. «  Etre aristocrate, que voulez-vous, c’est ne jamais avoir coupé les ponts avec ailleurs, avec autre chose ». Cette fidélité aristocratique, qui scelle le secret de l’exil ontologique, autrement dit, de l’exil de l’être en lui-même, dans le cœur et dans l’âme de quelques uns, est au plus loin de la seule révérence au passé, aux coutumes d’une identité vouée aux processions funéraires : «  Je ne me dédouble pas je cherche à multiplier l’existence, toujours dans le flot des fluctuations, vérités et mensonges qui existent, qui n’existent pas, au bord du langage. »

L’héritage, alors, n’est plus un poids, un carcan de convenances mais un recours, une puissance à celui qui sait de par ses choix « être toujours et partout en territoire ennemi ». Etre en exil, c’est-à-dire au plus proche de l’être, au bord du langage, c’est être offert, comme en sacrifice, à la possibilité d’inventer une écriture dont le tracé, de crêtes en crêtes, d’énigmes en clartés, ravive le pouvoir de « protéger le ciel le plus haut, autrement dit, sa tradition ». Rien de moins conservateur, toutefois, que cette sauvegarde de sa tradition ; nul repli, fût-il stratégique, sur des positions obsolètes. Aux guerres frontales, qui, de notre côté, ne peuvent qu’être perdues, Dominique de Roux préfère les guérillas nuancées de logique taoïste, d’un « ethos » à la Sun Tsu qui feront de cet « anti-moderne » une figure décisive de l’ultra modernité, -autrement dit de la modernité au sens rimbaldien : celle de « l’étincelle d’or », de la fulgurance imprévisible. D’où l’importance de se garder d’être « inébranlable dans ses concepts, catégorique dans ses déclarations, clair dans ses idéologies, féru dans ses goûts, responsable dans ses dires et dans ses actes, précis et cristallisé dans ses manières d’être.»

Seuls pourront, en territoire ennemi, prolonger ce qui doit l’être, « le plus haut ciel », ceux qui refusent d’endosser un rôle, de se revêtir de la livrée ou de l’uniforme, de simplifier ou de schématiser leurs pensées ou leurs croyances à toutes fins utiles. Ce qui importe n’est point la doxa mais la gnosis, non point la représentation mais la présence réelle, non point l’eau croupie de la citerne mais l’eau vive, non point les mots mais la parole : «  Le présent, donc, le passé ainsi que l’avenir d’une littérature qui est celle dont nous assumons les destinées sont chacun pris à part et tous ensemble, le temps d’un seul et même combat. Le combat de la parole contre les mots, du pouvoir d’intégration contre les puissances de la désintégration, et c’est là le mystère ultime de la parole d’Orphée déchiré par les chiens d’Hécate que sont les mots laissés à eux-mêmes ».

Loin d’être soumission aux prestiges fallacieux de la lettre, à la fascination des « signifiants » et à leurs structures immanentes, l’écriture de Dominique de Roux, au sens où lui-même parlait de l’écriture du Général de Gaulle, ressaisit dans un même combat le passé, le présent et le futur, la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste, ressaisit, ou plus exactement refonde, la fondation étant aussi fusion dans le creuset alchimique de l’existence voulue comme expression de l’être, le Sens lui-même, le fluidifiant, lui restituant ses impondérables, ses fugacités tremblantes, ses chromatismes insaisissables qui sont le propre de la parole, c’est-à-dire du Logos lorsque de celui-ci ne se sont pas encore emparés les idolâtres et les abstracteurs.

Ecrire sera ainsi pour Dominique de Roux cette action subversive, « ultra-moderne » qui consiste à retourner à l’intérieur des mots la parole contre les mots, à subvertir, donc, l’exotérique par l’ésotérique et à ne plus s’en laisser conter par ceux-là qui oublient que la parole humaine voyage entre les lèvres et les oreilles, comme sur les lignes ou entre les lignes, qu’elle voyage entre celui qui la formule et celui qui la reçoit, comme entre la vie et la mort, le visible et l’invisible : ce profond mystère qui se laisse sinon éclaircir, du moins comprendre, par la Théologie.

L’ardente polémique contre les diverses cuistreries plus ou moins universitaires qui prévalaient alors, loin de relever seulement d’une joyeuse humeur mousquetaire, se fondait, on ne le vit pas assez, sur une autre vision du langage et du monde, autrement dit de l’écriture comme « praxis » du haut et du profond, du lointain et de l’immédiat, destinée à lutter contre l’obscurcissement de l’être, contre cette banalité et cet ennui, toujours aux aguets, qui nous envahissent à la moindre inadvertance.

Dominique de Roux fut ainsi bien davantage que « le plus grand éditeur de l’après-guerre » selon la formule perfide de Jean-Edern Hallier qui dut avoir quelque difficulté à comprendre que l’on pouvait être un écrivain de grande race sans être exclusivement tourné vers soi-même. « Editeur », au demeurant, fût-ce « le plus grand » suffit mal à définir l’action de Dominique de Roux dans ce domaine pour autant que sa méthode, si méthode il y eut, fut d’abord de prolonger, de prouver par des actes, ses admirations. Editeur, Dominique de Roux le fut non par défaut mais par surcroît.

Par surcroît aussi, la politique, sujet litigieux. Disons simplement, avant d’en revenir à l’écriture, qu’il n’y a plus à discutailler de son prétendu « fascisme » dès lors que l’on sait que tout ce qui s’est opposé, s’oppose ou s’opposera au monde comme il va globalement a été, est, ou sera traité de « fasciste » par les adeptes de la loi du plus fort et qu’il n’y a pas de rébellion, de « contre-monde », fussent-ils purement contemplatifs, qu’il n’y a pas de métaphysique ou d’esthétique rétives au règne de l’argent et de la technique qui ne seront traités de « fascistes » par les défenseurs, pathétiquement dépourvus d’imagination, de l’ordre établi, comme naguère on réputait hérésiarques Maître Eckhart ou Giordano Bruno. Comme si le fascisme réel, le nazisme opérationnel ne furent pas aussi et d’abord de lourdes collusions entre l’esprit grégaire et les puissances de l’argent et de la technique !

Des temps où il fut notre aîné, Dominique de Roux nous incita à donner forme à notre dessein. Devenu notre cadet, lorsque nous eûmes dépassé la frontière des quarante-deux ans, son œuvre nous fut cette mise-en-demeure à ne point céder, à garder au cœur la juvénile curiosité, à déchiffrer, dans son écriture aux crêtes téméraires, le sens d’une jeunesse qui, suspendue trop tôt dans l’absence, ne peut finir. Il y a une écriture de Dominique de Roux, un style, un usage de la langue française en révolte contre cette facilité à glisser, avec élégance, mais sans conséquence, sur la surface du monde. On s’exténue à condamner ou à défendre sa plume de « polémiste d’extrême-droite », alors que ce qui advient dans ces bouillonnements, ces ébréchures, ces anfractuosités n’est autre que la pure poésie.

Sauver la poésie de ce qu’en font les poètes de laboratoire ou les poètes minimalistes ou illettrés, redonner la poésie à la prose et la prose à la poésie ( et je ne vois nul texte dit de « poésie » plus digne du beau nom de poème que La Maison jaune, texte inclassable, lapidaire et mystérieux) ; retrouver de la poésie un à un les pouvoirs, tel fut, semble-t-il le dessein de Dominique de Roux, - d’où l’absurdité de vouloir juger de ses œuvres selon les normes du genre romanesque ou de la prose française néoclassique.

La poésie est aussi présente à chaque page des romans et des essais que du journal et de la correspondance ( dont l’excellente biographie de Jean-Luc Barré nous livre maints extraits inédits) qu’elle est absente de la plupart des recueils de poèmes des « poètes » patentés par les satrapes du texte à lignes irrégulières qui officièrent alors dans la régulation des petits bouts de proses vantardes qui n’emportent rien sinon la pose de celui qui consent à ne rien dire, à ne rien évoquer, à s’en tenir rigoureusement en deçà du péril lyrique et liturgique du langage en cultivant de molles ambiguïtés par l’utilisation de métaphores discrètes, bien policées, insoupçonnables de moindres « accointances » avec le Sacré, avec le mythe ou avec le tragique, - autrement dit, avec la vérité orphique que l’enfer du décor où nous vivons nous dissimule alors qu’elle est, cette vérité, la seule à pouvoir dire en même temps notre destin et notre anti-destin, notre monde ( c’est-à-dire notre exil) et ce contre-monde qu’il nous faut ourdir en faveur de l’être et contre le néant.

C’est donc bien vers l’écriture de Dominique de Roux qu’il nous faudra nous tourner comme lui-même se tourna par un livre ardent vers l’écriture du Général de Gaulle : écriture des épicentres, non point cette écriture diurne, cette écriture de l’après-midi, coulée d’évidences en évidences au rythme du canotage mais bien une écriture nocturne, s’enroulant autour d’une métaphore solaire, mais d’un soleil en voie de création. D’abord l’Image, et ensuite les mots : «  Ne servir que sa vision ». La rencontre éblouie avec d’autres œuvres, venues là comme des « confirmations », selon le mot de Philippe Barthelet, lui permettra précisément d’échapper au déjà formulé, au banal, au stéréotype et d’aller chercher l’impondérable entre l’œuvre et celui qui la reçoit : ce passage où le Verbe devient silence. L’espace de la passation des pouvoirs, la zone philosophale et « diplomatique » n’est pas le moi fictif, la subjectivité dont le triomphe nous réduit à l’état de mécanique, mais l’expérience métaphysique du Verbe. Ainsi la confrontation explicite avec d’autres œuvres, avec l’encre de sang d’autres « horribles travailleurs » devient fondatrice d’une vérité et d’une liberté essentielle.

Rien n’importe que « la saison mystérieuse de l’âme». Toutes nos luttes, nos impatiences, et notre solitude conquise et notre exil, nos œuvres, qui ne sont ni des victoires ni des défaites, tout cela, non seulement au bout du compte, mais dès le départ ne vaut que pour ces retrouvailles légères : « Je viendrai en janvier. Je viendrai longtemps. Vous me parlerez encore des jardins et des hommes… dans cette petite salle blanche du monastère qui sent la pomme et le grain, sur cette colline de silence et de beauté, parmi les pluies qui tressent tout autour une saison mystérieuse. Je vous écouterai. Vous calmerez ma foi clignotante comme une étoile. J’enserrerai votre trésor comme un écureuil entre mes mains. »

Dominique de Roux ne fut ni « fasciste » ni « réactionnaire » comme le disent les imbéciles mais antimoderne (ce qui est tout autre chose et peut-être le contraire) ; et antimoderne, il faut bien reconnaître qu’il y a de bonnes rasions de l’être pour peu que l’on soit sensible à l’âme des êtres et des choses, à leurs « saisons mystérieuses ». Substituant le confort à la beauté, la prédation à l’héroïsme, le pouvoir de l’argent (qui rend également esclaves les dominants et les dominés) aux jeux divers de la puissance et de la gloire, le monde moderne est cette lèpre, cet enlaidissement général de tout par tous les moyens, y compris ceux de la morale déchue en « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche.

Antimoderne en morale, c’est-à-dire ultra-moderne pour ce qui est de l’inventivité littéraire, penseur paradoxal, c’est-à-dire littéralement en marge de la doxa, de la croyance commune de son temps, aimant le heurt des contradictions, Dominique de Roux fut, à sa façon, le parfait représentant de sa lignée alors que d’autres, qui ne sont point idiots, le voient en rebelle à toute convenance héritée. Or, s’il fut l’un et l’autre, fidèle et rebelle, ce ne fut pas même alternativement mais en même temps, c’est-à-dire dans l’éternité qui, pour éternelle qu’elle soit, ne nous est donnée que par brusques échappées, semblables à ces rafales qui, dans leurs embruns, nous étourdissent.

Dominique de Roux fut cet aristocrate antimoderne, ce fidèle, ce chevalier, dans le geste même qui affirme la liberté absolue : «  Un nouvel équilibre est à conquérir dans la fièvre » ou encore : «  Il faut rester des hommes libres… Jamais je ne me laisserai prendre dans ma vie à quelque parti que ce soit, droite gauche centre vert bleu hormis celui de l’amitié, de la violence de l’amitié, ses traits bien fermes, ses grandes passes d’ombre, ses vivacités nerveuses, ses inconnues, ses droits. »

A l’exigence morale qui consiste à ne pas être là où les autres vous attendent correspondra une écriture aux incidentes imprévisibles où les mots inattendus, dans leurs explosions fixes, captent les éclats du pur instant : «  Par rapport à l’écriture, ni loi, ni science, pas même une destinée ». L’héritage comme force motrice, élan donné, s’oppose à la destinée, forme consentie de la soumission. Du peu de liberté qui nous reste, l’anti-moderne ultra-moderne veut étendre le champ d’action et les prestiges secrets pour aller vers la réalité, tracé de lumière entre deux ténèbres : «  Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ».

S’il faut « jeter par-dessus bord les totems et les tabous de la tribu », c’est-à-dire devenir, selon la formule d’Al-Hallâj « un Unique pour un Unique », s’il faut, en même temps, accompagner « la longue marche de l’Occident à son propre être, au-delà du déclin », ce ne saurait être sans le dévoilement de l’écriture par elle-même, où plus exactement, sans le voilement de l’écriture par l’Ecriture qui accomplit à travers elle cette « intelligence prophétique de l’Histoire » cette « expérience du salut, secrète, existentielle » que Dominique de Roux évoquait à propos du Général de Gaulle.

Ecrire, alors, ce n’est plus s’évertuer, dans le néant du sens, à composer un « texte », lui-même destiné aux thanatopracteurs virtuels, universitaires ou journalistes, mais laisser œuvrer en soi la « vague d’assaut », l’action théurgique, d’un « certain retour à la vie ». Ces vagues, toutefois, ne sont pas un vain tumulte mais orbes venues d’une immobilité centrale, d’un cœur de calme infini, là où règnent « les Forts, les Sereins, les Légers » de L’Etoile de l’Alliance, évoquée par Stefan George. « Maintenant, les cercles sont plus lents et plus hauts, c’est le temps de l’exil, de l’écriture ». Le sens de la tradition, de la fidélité à l’appartenance se révèlent dans la distance et dans la solitude. L’écrivain doit être séparé du monde « pour qu’il lui faille l’imaginer à nouveau et l’aimer autrement, l’unifier et en éclairer toutes les causes, le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. »

Pour témoigner du monde, il faut le porter en soi, et pour le porter en soi, il faut s’en détacher. La politique et l’écriture dévoilante sont à équidistance de ce détachement qui permet de « transcender abruptement l’actualité immédiate, de nouer avec le passé le fil rompu, d’appliquer un De Monarchia. » Point de retour à Ithaque sans l’arrachement, le déracinement, sans l’exil dans le vent et la mer qui nous revêt de « la livrée majeure de l’Esprit ».

« L’exil n’est pas une autre demeure. Il est séparation d’avec notre demeure. L’exil s’accompagne de la volonté de retour. C’est le visage dans les mains de l’homme séparé de lui-même (…) Et si la grande poésie arrache au monde, le développement de l’exil ne concerne pas seulement l’expérience de celui qui le vit, il abandonne les organisations têtes baissées vers la flamme et commence une vie nouvelle, cherchant la passe. »

Cette « passe », impériale et portugaise, passe vers l’écriture à travers la politique et non subordination de l’une à l’autre, comme il en advient aux écrivains dits « engagés ». Loin d’être ce retour contrit à l’Histoire et au collectif des clercs hantés par la conscience malheureuse ou mauvaise, l’engagement de Dominique de Roux se trouve être exactement contemporain de son plus radical désengagement, de sa perception d’un au-delà de l’Histoire, véritable et seul objet de l’enquête : « Le Portugal, parce qu’il croit aux réalités finales a compris, quand le reste de l’Afrique est livré au désordre, que dans le continent noir il ne fallait pas seulement avancer en espace mais aussi en esprit (…). Quand l’histoire européenne est pleine de peuples morts ou moralement détruits par le temps, le Portugal, refusant d’échapper au temps humain, qui est aussi une manière d’échapper aux exigences de la réalité, fait coexister dans son espace planétaire, une réalité humaine universellement pensée et prétendant agir sur l’Histoire ».

Ne pas échapper au temps mais le transmuter de l’intérieur, tel sera le propre du Cinquième Empire que Dominique de Roux entrevoit. C’est aussi toute la différence entre la Révolution et la contre-révolution qui veulent échapper au temps en le niant, en refusant le palimpseste du réel et ce « contraire de la révolution » qu’évoquait Joseph de Maistre qui vainc le temps en opérant à sa transmutation alchimique, providentielle. L’écriture de Dominique de Roux accompagne et souvent précède ces étapes successives, ou ces stations de la conscience où la conscience individuelle devient le miroir ardent de la conscience du monde. A la globalisation uniformisatrice, Dominique de Roux n’oppose pas ces vieilleries du modernisme que sont le nationalisme, le racisme, le pétainisme mais une autre universalité qui est celle du palimpseste, de la mémoire libérée de ses propres représentations, de la mémoire rendue à sa matière fusible, chatoyante et dispersée.

Le révolutionnaire comme le contre-révolutionnaire sont des nihilistes : ils nient la mémoire réelle, ils veulent, dans l’hybris de leur volonté, conformer le monde à leurs plans : hybris de ménagère et non de conquérant. Il faut défendre sa vision du monde ; mais telle est la limite du colonialisme, il convient que les mondes conquis, et même le monde natal, nous demeurent quelque peu étrangers. Cette étrangeté discrète et persistante est la condition universelle de l’homme que les planificateurs modernes ont en horreur et dont ils veulent à tout prix départir les êtres et les choses au nom d’un « universalisme » qui n’est rien d’autre que la plus odieuse des hégémonies, la soumission des temporalités subtiles de l’âme au temps utilitaire, au faux destin de l’Histoire idolâtrée, à l’optimisme stupide, au nihilisme béat.

Le « code secret du fado », la saudade qui « projette les êtres et les choses hors du temps », sera pour Dominique de Roux le signe du retour, l’aperception directe, en mode visionnaire, d’un horizon paraclétique où s’opèrent les noces de l’eau mercurielle et du feu apollinien, de la nostalgie et du pressentiment : «  Le Cinquième Empire ? L’Empire de la Fin d’après la fin, quand toutes les choses humaines auront été consommées (consumées) et ce qui apparaîtra de l’homme alors, ce sera ce que l’homme aura passé l’histoire entière à gommer, et qui lui reviendra : sa ressemblance. »

Que l’homme soit enfin, et au-delà de toute fin, à sa propre ressemblance comme à la ressemblance de son empire infime et infini sur les êtres et les choses, que notre solitude soit enfin signe et condition de cette amitié divine qu’évoquent Maître Eckhart et Rûmî, qu’une ombre jetée, qui est pure transparence, « antiforme éternelle », entre le monde et nous advienne pour nous réconcilier, l’écriture de Dominique de Roux nous en persuade d’autant mieux qu’elle devance, par un Songe (creuset de la réalité) toute démonstration et toutes arguties : ainsi à la pointe du Songe comme à la pointe du Calame, l’écriture de l’Empire « universel, missionné pour l’éternité » sera désormais  « comme fondu dans l’immensité océanique de son rêve, non point âge de conquérants ou de bâtisseurs, mais de découvreurs, de messagers, de navigateurs sans fin tenant leur raison d’être et leur force de cette absence de fin. »

Le Cinquième Empire appartient au passé autant qu’à l’avenir et quand bien même son attente semble déçue, il appartient encore au présent, à cette « lumière qui persiste identique à elle-même derrière le film » pour reprendre la formule de Nisargadata Maharaj. L’une des énigmes du Cinquième Empire se trouve paradoxalement chez Gombrowicz dont le parti pris anti-idéologique, le mépris de toute forme collective, l’aristocratisme libertaire sont précisément les plus profondes raisons d’être. C’ est que l’Empire, pour Dominique de Roux, loin d’être un super-état (c’est-à-dire, pour paraphraser Nietzsche, le plus grand des plus froids des monstres froids) serait au contraire, s’il advenait, un espace géopolitique et spirituel d’une « rejuvénation » du monde, d’un retour à cette enfance, à cette adolescence, d’avant les systèmes, à cet Eros premier, cette humeur turquoise, qui précède les adultérations, le sérieux utilitaire, l’esprit « homaisien », le puritanisme, auquel les intellectuels échappent si rarement quand bien même ils se veulent parangons de la « transgression » et de la « dérision » .

Que ce monde soit triste, torve, rancuneux et qu’il nous apparaisse tel sans que nous en eussions connu un autre suffit à convaincre qu’il n’est qu’un leurre, un mauvais rêve, un brouillard qui laisse deviner, derrière lui, une vérité éclatante mais encore plus ou moins informulée. Dominique de Roux fut exactement le contraire d’un nihiliste ; loin de nous ressasser que tout a déjà été dit, il nous donne à penser que presque tout reste à dire et même à créer : ainsi le Cinquième Empire dont la venue a pour condition le retour du Roi, un soir de brume sur le Tage ou le Nouveau Règne paraclétique de Stefan George ou encore l’Imam caché du prophétisme ismaélien.

L’attente paraclétique n’est pas le contraire de l’action, quand bien même elle subordonne l’action à la contemplation, l’action n’ayant pour raison d’être que de favoriser les conditions de la contemplation. Cette attente est une « écriture du monde », et cette écriture est un renouvellement, une « rejuvénation poétique », celle là même que Dominique de Roux chercha chez les poètes de la Beat Génération ou chez les Electriques. De même que pour Sohravardî la prophétie n’était point scellée, que d’autres prophètes pouvaient survenir, croyance qui lui coûta la vie, Dominique de Roux crut en une poésie future, une poésie autre, non encore advenue, celle des « langues de feu » de la Pentecôte, du Paraclet annonçant l’Imperium Amoris, ou celle encore de la « foudre d’Apollon » qui frappa Hölderlin. D’où l’incertitude où nous sommes de savoir si sa vue-du-monde est païenne ou prophétique, inspirée par quelque gnose orphique ou empédocléenne ou inscrite dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs et des parfums de la tradition abrahamique.

Si le Paraclet est avenir, s’il est l’eschaton de notre destin, la foudre d’Apollon, elle, est déjà tombée, mais elle est aussi mystérieusement en chemin vers nous, comme voilée, encore insue. De son ultime chantre, ou victime, Hölderlin, qui incarne pour Dominique de Roux « la poésie absolue », il nous reste encore à déchiffrer les traces, ces « jours de fêtes » dans l’éclaircie de l’être, ces silhouettes à la fois augurales et nostalgiques sur les bords précis de la Garonne, dans la lumière d’or de Bordeaux, cet exil en forme de talvera de la patrie perdue et infiniment retrouvée.

«  Tout recommence » écrit Dominique de Roux et ce recommencement contient en lui l’admirable paradoxe de la coexistence du révolu et du prophétique, dépassant ainsi dans une torrentueuse assomption, l’opposition, somme toute subalterne, de l’anti-modernité et de l’ultra-modernité que nous évoquions plus haut. Le propre du Songe impérial est non seulement d’arracher le politique au despotisme de la société individualiste ou communautariste, de retrouver la dimension historiale et légendaire du destin commun des peuples, des races, des nations, mais aussi, et par cela même, de sauver, en même temps, la fidélité hölderlinienne aux dieux antérieurs et le frémissement annonciateur du Nouveau Règne. La société, dès lors qu’elle est livrée à la goujaterie, à la crétinisation de masse ne saurait en aucune façon trouver en elle-même les ressources du recommencement. Condamnée à l’infantilisme cacochyme, elle laisse jouer, en une apparence de liberté, une alternative emprisonnée dans la conjoncture profane, apoétique, soumise aux aléas des coutumes dévastées. Ces « communautés » que l’on veut opposer à l’individualisme, prises dans le plan général (et donc dépourvue de volume) sont à l’intérieur de la société, comme une âme qui serait emprisonnée dans un corps, comme dans un cachot dont, sauf un gardien muet, tout le monde a oublié l’existence. L’Empire que rêve Dominique de Roux suppose un radical renversement herméneutique : comprendre soudain que ce n’est point l’âme qui gît dans le corps mais le corps qui est dans l’âme, qui est environné d’âme, qui voyage dans l’âme.

A ce point de recouvrance, l’intériorité et l’extériorité ne se distinguent plus et le temps n’est plus de distinguer l’individu du collectif, le subjectif de l’objectif, une autre logique apparaît où nous nous apercevons soudain que la clef de notre destin est un « mantra » en accord avec la poésie du monde. Le Cinquième Empire, comme le nouveau règne de Stefan George, comme l’état confucéen rêvé par Ezra Pound, comme la « république » impériale de Valery Larbaud apparurent à Dominique de Roux comme autant de chances offertes à un contre-impérialisme – étant entendu que seule une idée d’Empire, idée au sens platonicien de « forme formatrice » suscitée par l’anamnésis (le ressouvenir d’Hésiode à Hölderlin, en vagues d’or…) disposera de la puissance en songe et en acte de frapper d’inconsistance l’impérialisme brutal, fiduciaire et puritain.

 

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08/11/2021

Hommage à Stefan George, extrait de "L'Ame secrète de l'Europe", éditions de L'Harmattan, collection Théôria

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Stefan George

 

La poésie est un combat. Aussi sereine, désinvolte ou légère qu’on la veuille, si éprise de songes vagues ou du halo des mots qui surgissent, comme l’écume, de l’immensité houleuse de ce qui n’est pas encore dit, la poésie n’existe en ce monde que par le dévouement, le courage, l’oblation martiale de ses Serviteurs. A ce titre, toute poésie est militante, non en ce qu’elle se voudrait au service d’une idéologie mais par la mise en demeure qu’elle fait à ceux qui la servent de ne servir qu’elle. Nul plus que Stefan George ne fut conscient de cette exigence à la fois héroïque et sacerdotale qui pose la destinée humaine dans sa relation avec la totalité de l’être, entre le tout et le rien, entre le noble et l’ignoble, entre l’aurore et le crépuscule, entre la dureté du métal et « l’onde du printemps » :

« Toi, toujours début et fin et milieu pour nous

Nos louanges de ta trajectoire ici-bas

S’élèvent Seigneur du Tournant vers ton étoile… »(1)

Le cours ordinaire des jours tend à nous faire oublier que nous vivons brièvement entre deux vastitudes incertaines qui n’appartiennent point à ce que l’homme peut concevoir en terme de vie personnelle, et qu’à chaque instant une chance nous est offerte d’atteindre à la beauté et à la grandeur en même temps que nous sommes exposés au risque d’être subjugués par la laideur et la petitesse. Depuis que nous ne prions plus guère et que nos combats ne sont plus que des luttes intestines pour le confort ou la vanité sociale, ce qu’il y a de terrible ou d’enchanteur dans notre condition nous fait défaut. Nous voici au règne des « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Pour Stefan George, la poésie est un combat car le monde, tel qu’il se configure, n’en veut pas. La poésie n’est pas seulement le combat de l’artiste avec la matière première de son art, elle est aussi un combat contre le monde, un « contre-monde » selon la formule de Ludwig Lehnen, qui est, pour des raisons précises, le contraire d’une utopie. Pour Stefan George, ce n’est pas la poésie qui est l’utopie, le nulle part, mais ce monde tel qu’il va, ce monde du dernier des hommes auquel la poésie résiste :

« Ainsi le cri dolent vers le noyau vivant

Retentit dans notre conjuration fervente » (2)

On peut, certes, et ce sera la première tentation du Moderne, considérer cette majestueuse, hiératique et solennelle construction georgéenne comme une illusion et, de la sorte, croire la récuser. Il n’en demeure pas moins que cette illusion est belle, que cette illusion, si illusion il y a, entraîne en elle, pour exercer les pouvoirs du langage humain, le sens de la grandeur et du sacrifice, l’exaltation réciproque du sensible et de l’intelligible. Force est de reconnaître que cette « illusion » si l’on tient à ainsi la nommer, est à la fois la cause et la conséquence d’une façon d’être et de penser plus intense et plus riche que celles que nous proposent ces autres illusions, ces illusions subalternes dispensées par les sociétés techniciennes ou mercantiles, voire par les idéologies dont les griseries sont monotones et fugaces :

« Et renferme bien en ta mémoire que sur cette terre

Aucun duc aucun sauveur ne le devient sans avoir respiré

Avec son premier souffle l’air rempli de la musique des prophètes

Sans qu’autour de son berceau n’eût tremblé un chant héroïque. » (3)

L’éthique s’ordonne à des Symboles et à une discipline qui resserre l’exigence autour du poïen. Ascèse de la centralité, du retour à l’essentiel, de l’épure, cette éthique rétablit la précellence d’une vérité qui se laisse prouver par la beauté en toute connaissance de cause. Pour Stefan George, rien n’est moins fortuit que la poésie. Loin d’être le règne des significations aléatoires ou de vagues divagations de l’inconscient, la poésie est l’expression de la conscience ardente, de la lucidité extrême. L’Intellect n’est point l’ennemi de la vision, bien au contraire. L’Image n’advient à la conscience humaine que par le miroir de la spéculation. Toute poésie est métaphysique et toute métaphysique, poésie. On peut considérer cette poésie métaphysique comme une illusion, Stefan George se refusant à en faire un dogme, mais cette illusion demeure une illusion supérieure dont la supériorité se prouve par la ferveur et la discipline qu’elle suscite :

« Seul peut d’aider ce qu’avec toi tu as fait naître –

Ne gronde pas ton mal tu es ton mal lui-même…

Fais retour dans l’image retour dans le son ! » (4)

Notons, par ailleurs, que ceux-là mêmes qui « déconstruisent » et « démystifient » avec le plus d’entrain les métaphysiques sont aussi ceux qui s’interrogent le moins sur les constructions et les illusions banales comme si, du seul fait d’être majoritaires à tel moment de l’Histoire, elles échappaient à toute critique, voire à toute analyse. La pensée de Stefan George se refuse à cette complaisance. Peu lui importe le jugement ou les habitudes de la majorité. Plus humaniste, au vrai sens du terme que des détracteurs, Stefan George prend sa propre conscience comme point de référence à la conscience humaine. Il éprouve la conscience, la valeur, la volonté, la possibilité et la création à partir de son propre exemple et de sa propre expérience : méthode singulière où l’on peut voir aussi bien un immense orgueil qu’une humilité pragmatique qui consisterait à ne juger qu’à partir de ce que l’on peut connaître directement, soi-même, et non par ouïe dire, précisément à partir d’un « soi-même » dont l’exemplarité vaut bien toutes les représentations et tous les stéréotypes du temps :

« Seuls ceux qui ont fui vers le domaine

Sacré sur des trirèmes d’or qui jouent

Mes harpes et font les sacrifices au temple..

Et qui cherchent encore le chemin tendant

Des bras fervent dans le soir – d’eux seuls

Je suis encore le pas avec bienveillance

Et tout le reste est nuit et néant. » (5)

Pour Stefan George, croire que sa propre conscience ne puisse nullement être exemplaire de la conscience humaine, ce serait consentir à une démission fondamentale, saper le fondement même du « connais-toi toi-même » c’est-à-dire le fondement de la pensée grecque du Logos qui tient en elle le secret de la liberté humaine. Si un seul homme ne peut, en toute légitimité, donner tort à ses contemporains, fussent-ils en majorité absolue, toute pensée s’effondre dans un établissement automatique et général de la barbarie, voire dans une régression zoologique : le triomphe de l’homme-insecte. Toutefois, à la différence de Stirner, George ne s’appuie pas exclusivement sur l’unique. Sa propre expérience de la valeur, il consent à la confronter à l’Histoire, ou, plus exactement à la tradition. Son « contre-monde » se fonde à la fois sur l’expérimentation du « connais-toi toi-même » et sur la tradition qui nous juge autant que nous la jugeons. L’humanitas, en effet, ne se réduit pas aux derniers venus quand bien même ils s’en prétendent être l’accomplissement ultime et merveilleux. Ce que le dépassement de sa propre conscience exige de lui, ce qu’exige son sens de la beauté et de la grandeur, son refus des valeurs des « derniers des hommes », Stefan George le confronte à ce que furent, dans leurs œuvres, les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, les Prophètes, les Aèdes, les moines guerriers ou contemplatifs, non pour être strictement à leur ressemblance mais pour consentir à leur regard, pour mesurer à l’aune de leurs œuvres et de leurs styles, ce que sa solitude en son temps lui inspire, ce que sa liberté exige, ce que son pressentiment lui laisse entrevoir :

« Nommez-le foudre qui frappa signe et guida :

Ce qui à mon heure venait en moi…

Nommez-le étincelle jaillie du néant

Nommez-le retour de la pensée circulaire :

Remplissez-en images et mondes et dieux !

Je ne viens annoncer un nouvel Une-fois :

De l’ère de la volonté droite comme une flèche

J’emmène vers la ronde j’entraîne vers l’anneau » (6)

Si la joie de Stefan George n’était que nostalgie, elle ne serait point ce salubre péril pour notre temps. La nostalgie n’est que le frémissement du pressentiment, semblable à ces ridules marines qui, sous le souffle prophétique, précèdent la haute vague. Il ne s’agit pas, pour George, de plaindre son temps ou de s’en plaindre mais de le réveiller ou de s’en réveiller, par une décision résolue, comme d’un mauvais rêve. La décision georgéenne n’est nullement une outrecuidance ; elle a pour contraire non point une indécision, qui pourrait se targuer de laisser les hommes et le monde à eux-mêmes, mais une décision inverse, également résolue :

« Possédant tout sachant tout ils gémissent :

‘’Vie avare ! Détresse et faim partout !

La plénitude manque !’’

Je sais des greniers en haut de chaque maison

Remplis de blé qui vole et de nouveau s’amoncelle –

Personne ne prend… » (7)

De même que l’on ne peut nuire à la sottise que par l’intelligence, on ne peut nuire à la laideur que par la beauté. Les promoteurs du laid sous toutes ses formes sont si intimement persuadés que la beauté leur nuit qu’ils n’ont de cesse d’en médire. La beauté, selon eux, serait archaïque ou élitiste et, quoiqu’il en soit, une odieuse offense faite à la morale démocratique et aux vertus grégaires. Le plus expédient est de dire qu’elle n’existe pas : fiction aristocratique et platonicienne dépassée par le relativisme moderne. Sans entrer dans la dispute fameuse concernant l’existence ou l’inexistence de la beauté en soi (et devrait-elle même exister pour être la cause de ce qui existe ?) les démonstrations en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse tiennent sans doute plus à ce que l’on éprouve qu’à ce que l’on raisonne. La beauté telle que la célèbrent Platon ou Plotin est moins une catégorie abstraite qu’une ascension, une montée, une ivresse. Cette beauté particulière, sensible, lorsqu’elle nous émeut, lorsque nous en éprouvons le retentissement à la fois dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit, nous la voulons éternelle. La pensée platonicienne, surtout lorsque s’en emparent les poètes, autrement dit le platonisme qui n’est laissé pas exclusivement à l’usage didactique, est une ivresse, une extase dionysienne qui, par gradations infinies, entraîne l’âme du sensible vers l’intelligible qui est un sensible plus intense et plus subtil. Entre le Sens et les sens, Stefan George refuse le divorce. Sa théorie de la beauté, et le mot « théorie » renvoie ici à son étymologie de contemplation, dépend de ce qu’elle donne ou non à éprouver à travers ses diverses manifestations. Eprouvée jusqu’à la pointe exquise de l’ivresse, la beauté devient éternelle. On peut certes discuter de la relativité des critères esthétiques, selon les temps et les lieux, il n’en demeure pas moins que par l’expérience que nous en faisons, la beauté nous arrache à la temporalité linéaire pour nous précipiter dans un autre temps, un temps rayonnant, sphérique, harmonique, qui n’est plus le temps de l’usure, ni celui de la finalité. Confrontée à cette expérience, la pensée platonicienne édifie la théorie de la beauté comme splendeur du vrai qui n’exclut nullement l’exclamation rimbaldienne : «  O mon bien, ô mon beau ! » car cette beauté en soi n’est « en soi » que parce qu’elle se manifeste en nous. Elle nous doit autant que nous lui devons et réalise ce que les métaphysiciens nomment une « unité supérieure à la somme des parties » :

« … Instant intemporel

Où le paysage devient spirituel et le rêve présence.

Un frisson nous enveloppa… Instant du plus grand heur

Qui couronnait toute une vie terrestre en la résumant

Et ne laissait plus de place à l’envie de la splendeur

De la mer parsemée d’îles de la mer divine. »(8)

La beauté n’appartient ni à l’Esprit, ni à la chair mais à leur fusion ardente. Sauver la cohésion du monde, son unité supérieure pour garder en soi la multiplicité, la richesse des contradictions, la polyphonie des passions, ce vœu exactement contraire à celui des Modernes, Stefan George en appellera pour le réaliser « aux Forts, aux Sereins aux Légers », qu’il veut armer contre les faibles, les excités et les lourds, autrement dit les hommes grégaires, acharnés à peupler le monde de leurs abominations sonores non sans, par surcroît, être de pompeux moralisateurs et les infatigables publicistes de leur excellence, au point de considérer tous les génies antérieurs comme leurs précurseurs. Tout Moderne imbu de sa modernité est un dictateur en puissance éperdu d’auto-adulation mais en même temps extraordinairement soumis, soucieux de conformité sociale, « bien-pensant », zélé, esclave heureux jamais lassé de s’orner des signes distinctifs de son esclavage. Le Moderne « croit en l’homme », c’est-à-dire en lui-même, mais ce « lui-même », il consent à ce qu’il soit bien peu, sinon rien ! Rien ne lui importe que d’être, à ses propres yeux, supérieur à ses ancêtres. La belle affaire ! Ceux-ci étant morts, il s’en persuade plus aisément.

"Dieu est une ombre si vous-mêmes pourrissez !

(…) Ne parlez pas du peuple : aucun de vous ne soupçonne

Le joint de la glèbe avec l’aire pavée de pierres

La juste co-extension montée et descente –

Le filet renoué des fils d’or fissurés. »(9)

L’œuvre est ainsi un rituel de résistance à l’indifférenciation, c’est-à-dire à la mort : rituel magique, exorcisme au sens artaldien où la sorcellerie évocatoire et l’intelligence aiguë s’associent en un même combat contre Caliban. Pour Stefan George, rien n’est dû et tout est à conquérir, ce qui relève tout autant d’une haute morale que d’une juste pragmatique. Chaque espace de véritable liberté contemplative ou créatrice est conquis de haute lutte contre les autres et contre soi-même. Il n’est d’autre guerre sainte, pour Stefan George, que celle qui sauve, qui sanctifie la beauté de l’instant.

A l’heure où l’Europe fourvoyée se désagrège, on peut voir en Stefan George l’œuvre ultime de la culture européenne. Cet Allemand nostalgique de la France, disciple de Shakespeare et de Dante, ce poète demeuré fidèle dans ses plus radicales audaces formelles aux exigences et aux libertés de la pensée grecque nous donne à penser que l’Europe existe en poésie. Une idée, une forme européenne serait ainsi possible mais qui ne saurait se réaliser en dehors ou contre les nations. Pour Stefan George, l’Idée européenne jaillit des profondeurs de l’Allemagne secrète, autrement dit de ces puissances cachées, étymologique, ésotériques qui gisent dans le palimpseste de la langue nationale. Evitons un malentendu. Certes, la poésie, comme nous en informe Mallarmé, est composée non avec des sentiments ou des significations mais avec des mots, mais ces mots participent d’une poétique qui engage la totalité de l’homme et du monde. La poésie qui n’est point confrontation avec la totalité de l’être n’est que babil, « inanité sonore ». Toute chose possède son double hideux ; celui de la poésie est la publicité.

La poésie de Stefan George est militante, mais en faveur d’elle-même, où, plus exactement, en faveur de la souveraineté du Symbole dont elle témoigne, du dessein dont elle est l’accomplissement. La poésie est au service de son propre dessein qui, loin de se réduire aux mots, s’abandonne aux resplendissements de l’Esprit dont les mots procèdent et qu’ils tentent de rejoindre sur ces frêles embarcations que sont les destinées humaines. Stefan George dissipe ainsi le malentendu post-mallarméen. Son œuvre restitue aux vocables leur souveraineté. On distingue d’ordinaire dans l’œuvre de Stefan George deux époques, l’une serait vouée à « l’art pour l’art », dans l’influence de Villiers de l’Isle-Adam et de Mallarmé, l’autre, qui lui succède, serait militante, au service de l’Idée et de l’Allemagne secrète. L’une n’en est pas moins la condition de l’autre. Mallarmé et Villiers sont pour Stefan George, « les soldats sanglants de l’Idée ». Villiers est un écrivain engagé contre le « progrès » et contre l’embourgeoisement du monde. Mallarmé poursuit une « explication orphique de la terre ». C’est en accomplissant l’exigence de la poésie, en amont, que la poésie et la politique se rejoignent. Toute politique procède de la poésie. Rétablir la souveraineté de la poésie, c’est aussi rétablir celle de la politique contre le monde des insectes, contre le triomphe du subalterne sur l’essentiel.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

  1. L’Etoile de l’Alliance, éditions de la Différence, page 9

  2. Ibid., page 19

  3. Ibid., page 29

  4. Ibid., page 37

  5. Ibid., page 49

  6. Ibid., page 43

  7. Ibid., page 51

  8. Ibid., page 139

  9. Ibid., page 59

 

Stefan George, L’Etoile de l’Alliance, Traduit de l’allemand et postfacé par Ludwig Lehnen (éditions de la Différence)

21:08 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Luc-Olivier d'Algange, D'un regard j'ouvre le ciel, poème:

Luc-Olivier d'Algange

D'un regard j'ouvre le ciel

 

D'un regard j'ouvre le ciel, - mémoire dans laquelle nous étions enclos

comme la cigale dans le bruissement brûlant de l'air.

Loué soit l'Apparaître, imperceptible argent sur la feuille des oliviers !

D'un regard paisible sur la blondeur de la lumière,

voici que vient à nous l'outre-mer de la vision

avec ses houles de siècles, écumes

depuis quel fond d'azur et Dit d'Ennéades...



D'un regard qui se retourne et revient

comme un oiseau dont les ailes tremblent,

son envergure immobile dans les souffles contraires,

voici les peuples et les armes,

le calme et la fureur de l'infime et de l'immense,

le nimbe ardent entre les colonnes élevées

par dévotion humaine, et l'ombre qui se divise,

blanche et noire à la rencontre du jour.



Intarissable ce souffle dans nos cheveux devant la mer

et la légende qui s'éveille en nous...

Louées soient les nuées où les mots étamés de soleils

verdissent le noir des lourds portails de bronze !

Loués soient les grimoires enluminés par des pinceaux crépusculaires

pour dire la blancheur des buissons ardents et la résurrection !



Un seul regard suffit: l'échancrure des nues

s'abandonne dans le torrent qui sut les dédales et les prophéties,

les lauriers et les nymphes, la proue ascendante

sur la houle venue de loin...

Louée soit ta venue à la parole ardente et buissonnante.

Louée pour le règne et ses voiliers

et la gorge où mon front repose.

Louée par le biais du feu et de l'air...



Arme ta nonchalance contre le monde étroit !

Eveille les violents jardins !

et ce printemps simple et dur comme une amande.

Laisse rouler les fades volutes du revivre.

C'est ici que s'ouvre le ciel dans la tempête silencieuse,

c'est ici que l'air en hirondelles se change !



Arme-toi de fidélité, accepte le don des Néréides.

Que d'Est en Ouest la grande houppelande ancestrale

te protège, - Tradition non point figée dans un faux-midi sépulcral

mais passes depuis de la nuit blanche jusqu'aux fortins de l'aube,

et douce encore comme une pluie sur ton visage fiévreux.



Point d'ombre dont le zénith ne soit clair comme un cri de joie,

un Jamais qui s'efface dans la lumière: l'instant est

cette arche où fleurissent les éclats sur l'eau.



Va jusqu'au seuil où les Temps sont au retour.

Un signe viendra te saluer dans ta solitude

et couronner les arbres d'or dans la paix terrestre.

Va à ta guise qui est celle du temps qui fane et fleurit,

entre les murs d'un jardin, dans l'enclos d'un vendredi saint

où le vert et le blanc tombent

comme un ciel à l'intérieur d'un ciel...



Le plus intime est au-delà, colombiers, coupoles

dans la proximité extrême des choses insondables.

Le plus profond scintille à la surface, schiste bleu.

L'imminence est la nuit des temps

qui revient comme une douce fraîcheur dans les fièvres noires...



Va dans l'ombre de la mer et dans l'espérance de la terre

et dans sa réplique stellaire;

les oiseaux-flammes de Midi encerclent le vent

d'un regard immense...



Les temps sont venus: arme-toi, dérive,

laisse les pensées venir comme échappées d'un livre impondérable

abandonné sur un muret au au bord de la mer

et dont le vent tourne les pages et emporte les signes...

Que ton entendement soit cette rose des vents.

Le feu, la pureté sont les Amies.

Elles sont une apocalypse calme au fond des yeux.

Des millénaires chantent dans leurs ramures d'étoiles...



Tu sais venir de loin, mais d'un Couchant

qui détient, en cercle, le secret de l'aurore.

Tes mots seront des dauphins aux cols scintillants

qui bondissent dans les échos de la mer.



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07/11/2021

Maurice Magre, fidèle de Mélusine:

Luc-Olivier d'Algange

Maurice Magre, fidèle de Mélusine

 

« Je percevais dans l’air des forces en suspens »

Maurice MAGRE

 

De Maurice Magre, on serait tenté de dire, les oxymores seuls pouvant définir les êtres entiers, qu’il fut un hédoniste spiritualiste (ou un spiritualiste hédoniste), espèce qui fut moins rare jadis que naguère et qui devient, par les temps qui courent, rarissime. De nos jours, les spiritualistes sont, en général, d’austères pions et les hédonistes, des gorilles. Il demeure cependant dans nos civilisations, et ailleurs, de merveilleux dispositifs, tels que la philosophie plotinienne ou le premier Romantisme allemand, celui de Schlegel ou de Novalis, conjuguant le frémissement sensible et l’ardeur de la connaissance, le bouleversement à fleur de peau et l’audace à franchir « les portes de corne et d’ivoire qui nous séparent du monde invisible » (Nerval)

Avant de désirer la vie éternelle, à laquelle Maurice Magre croyait en toute liberté, c’est-à-dire en dehors de tous les dogmes, encore faut-il, selon la formule de Pindare, traduite par Valéry, « épuiser le champ du possible ». Cette vie si passagère, si troublée, si incertaine que nous traversons est un appel à la plénitude, une convocation, ainsi que l’écrivait Montaigne, à « jouir loyalement de son être ». Or, nos temps sont à la restriction ; ils ne supportent plus ces alliances subtiles, ces noces philosophales entre le souffre et le mercure, la volupté et la sagesse, entre ce qui flambe dans les hauteurs et disparaît et ce qui roule et se divise dans le miroitement de l’immanence.

Le puritanisme s’est substitué aux ascèses et la pornographie aux jeux de l’Eros : triomphe de la marchandise sur la gratuité heureuse qui n’est autre que la part divine dans un monde humain, trop humain. Maurice Magre célèbre ainsi d’un même mouvement l’ascèse et le plaisir, la quête d’une transcendance, d’un Idéal, et le consentement à la beauté féminine, la recherche de la grandeur et l’amour des humbles. Son sens du grand art, subtil et savant, ne lui interdit pas de faire sienne la juste revendication des pauvres. Ses premières œuvres, comme la Prière au Soleil appartiennent à la tradition du socialisme français, d’inspiration libertaire, unanimiste et païenne :

« Un esprit Fraternel frémissait dans chaque herbe ;

Les Vieux arbres avaient des voix d’êtres aimés ;

Et nous sentions le soir assis parmi les gerbes

La poussière des morts mêlée au sol sacré. »

Proche, à cet égard, de Péguy, Maurice Magre sut dire, au-delà de l’éminente dignité des pauvre, « l’éminente pauvreté des dignes », dont il fut l’un des premiers : «  J’ai voulu écrire la chanson des hommes d’aujourd’hui, de ceux que font souffrir l’affaissement des énergies, la pauvreté du cœur, toutes les misères morales et matérielles. » Loin de l’orienter vers un rigorisme aux inclinations totalitaires, cette révolte anti-bourgeoise le conduisit jusqu’aux frontières mêmes de l’invisible, qui n’est point l’abstraction, mais la puissance d’une âme libre, l’au-delà de l’orée qui enchante toutes les apparences du monde :

«  Le monde est un secret que soudain je comprends :

Notre corps est léger et notre esprit fidèle »

Ce prosateur qui connaît l’art des longues périodes et de la « rhétorique profonde » fut particulièrement sensible à l’éclat de la soudaineté, qu’elle soit dans l’emportement de la compassion, dans la conversion ou la rencontre des regards. Les « choses vues » lui sont des Symboles, les Cités qu’il habite ou parcourt lui deviennent peu à peu emblématiques, tels le Londres de Thomas de Quincey, dont il partagea le goût de l’Opium, ou l’Ispahan des poètes persans dont les « jardins d’émeraude », suspendus entre le sensible et l’intelligible, sont familiers à ses voyages intérieurs. Ses spéculations et ses rêveries se lovent également dans les lieux de gloire ou de misère. Ses amantes sont haussées au rang de déesses ; ses rares amis lui apparaissent comme des héros ou des saints. De ses ennemis, il ne garde que le souvenir de l’inaccomplissement. Maurice Magre est de ces auteurs sur lesquels la médiocrité n’a aucune prise, quand bien même il s’en accuse, et par cela même. Loin de se croire parfait, ce qui est précisément le propre de la médiocrité forte de son nombre, Maurice Magre mesure, avec autant de précision que possible, l’écart entre son vœu et sa réalisation ; et cet écart n’est autre que l’espace même de son œuvre. Ses regrets ne sont pas moralisateurs : ils sont le secret de la musique des mots, non point contrition mais persistance amoureuse, consentement au « beau secret ».

Ses Confessions sur les femmes, l’amour, l’opium, l’idéal, disent cette soudaineté du secret, cette pointe exquise où le plaisir et la sapience se ressemblent, cette légèreté du corps (car, pour Maurice Magre, c’est bien le corps qui est dans l’âme et non l’âme qui est dans le corps), cette fidélité de l’esprit à l’émotion de ses premières épreuves et de ses premiers émerveillements. Rien ne lui est plus étranger que le reniement ou cette versatilité du consommateur, qui se croit libre pour brûler le lendemain ce que la veille il adora. Ses Confessions s’achèvent sur des « Remerciements à la destinée », d’une hauteur goethéenne, et qui ne sont point sans évoquer, aussi, l’émouvant « Bonsoir aux choses d’ici-bas » qui furent les derniers mots de Valery Larbaud : «  Je remercie la loi qui préside à la destinée. Elle a placé mon enfance dans une maison de banlieue toulousaine, dans un jardin où il y avait un pin, un buis et une île de noisetiers… »

Par le don de la gratitude, devenu si rare, toute beauté devient frissonnante. Ni l’habileté technique «  qui se manifeste par la glorification du laid », ni les cités industrielles «  qui remplacent les antiques cités de pierre qui abritaient jadis des bonheurs paisibles et lents, où les hommes avaient la possibilité de pratiquer la rêverie et l’étude » ne donnent, ou plutôt, ne restituent, à la beauté du monde ce que nous lui devons. Le monde moderne apparaît à Maurice Magre comme « ces pyramides dressées par les esprits du mal ». Or, rien ne nous interdit, sinon quelque mauvais sort jetté à grands renforts de puissance et d’argent, de saisir la seconde heureuse, de retrouver le resplendissement de ce qui est :

« Un frisson de beauté circule une seconde.

Je sens qu’un beau secret dans l’atmosphère passe.

Un bal mystérieux s’éveille dans les choses. »

L’œuvre de Maurice Magre se propose ainsi comme un viatique contre la tristesse et le nihilisme qui nous privent à la fois de la vérité sensible et de la beauté intelligible. Cet hérésiarque de belle envergure, qui trouve son bien chez les gnostiques albigeois, non moins que dans le néoplatonisme des ultimes résistances païennes (qui lui inspira l’admirable roman intitulé Priscilla d’Alexandrie) n’a d’autre ambition que de nous nous enseigner une liberté dont l’apogée serait la fidélité même. Fidélité aux premières rencontres, aux premiers amours, aux premières lectures et aux premières ivresses ; fidélité aux moments d’intensité et de grâce. Priscilla d’Alexandrie, publiée en 1925, qui se situe dans l’Egypte tourmentée entre le christianisme et la paganisme, du quatrième siècle, nous invite, et c’est un genre d’invitation qui ne se refuse pas, à fréquenter les philosophes d’Alexandrie, tel Olympios, ermite néoplatonicien, ou Aurélius qui accomplira un pèlerinage «  à l’ombre de l’arbre bodhi ». Priscilla qui sera la réincarnation d’Hypathie, après avoir participé à sa lapidation, médite, en compagnie de ses amis philosophes sur l’accord possible entre la volupté et la sagesse, entre l’assentiment au monde sensible et l’aspiration au monde invisible. Le sceau et l’empreinte, ce qui symbolise et ce qui est symbolisé ne sont-ils pas une seule et même réalité ? « Toute la nature avec ses soleils et ses nuits douces ne serait alors qu’un vaste piège pour empêcher l’homme, par le réseau des désirs, de parvenir à la plus haute spiritualité. Ce n’est pas possible. Il doit y avoir une conciliation entre la splendeur de la matière et le règne de l’esprit. Il doit existe une sagesse qui aime, une vérité qui a du sang ».

On songe à cet autre livre, de Mario Meunier, qui fut un éminent traducteur de Platon et de Sophocle, Pour s’asseoir au Foyer de la Maison des Dieux : « Etre volupteux : c’est entendre en son sang bouillonner tous les vins ; c’est aimer le besoin de multiplier ses amours, ses sympathies et ses admirations ; c’est participer à l’infini de l’Etre, collaborer à son éternité et aimer la vie jusqu’au désir de souffrir pour mieux vivre, et de mourir pour changer et revivre. » Pas davantage que le sensible ne s’oppose à l’intelligible, le multiple ne s’oppose à l’Un, ni le provincial à l’universel : « Ne te scandalise donc pas de la multiplicité des dieux. Si les morcellements de la divinité ne nous apprennent rien sur la vérité de son être insondable, ils affirment néanmoins, en tous temps et partout, sa souveraine présence (…) Une des plus nobles activités de l’esprit est de surprendre, en chacun des dieux des nations, la parcelle d’infini qu’il contient. En cette interminable théorie de déités, ma pensée reconnaît et adore les rayons divers d’un soleil identique. »

Libertaire, par goût de la légèreté, hostile aux pomposités et au puritanisme bourgeois, dont il se moque sans amertume mais avec une sereine ironie, Maurice Magre demeure avant tout fidèle à l’esprit des lieux. L’esprit des lieux, comme toutes les choses difficiles à définir et qui échappent aux ensembles abstraits (dont certains voudraient nous voir dépendre exclusivement) exerce sur nous une influence profonde. Simone Weil évoquait la persistance d’une science romane, d’une gnose occitanienne, Raymond Abellio, Joë Bousquet vinrent à la rencontre du reste du monde à partir de Toulouse, cette Thulée cathare. Il en fut de même pour Maurice Magre. Ne méprisons point le sens de l’universel, mais sachons qu’il n’est jamais que la fine pointe d’une réalité provinciale, d’un cheminement à partir d’un lieu, d’une méditation sur une configuration historique et sensible, d’une tradition dont on ne saurait s’exclure à moins de saccager en nous le Logos lui-même.

Nous existons à parti d’un lieu, et qu’importent nos pérégrinations ou nos errances, une fidélité demeure inscrite dans notre langage même, dans le ressouvenir de nos rencontres, dans la lumière. L’esprit des lieux est un composé de culture et de nature ; le cosmos et l’histoire y ourdissent ces admirables conjurations où nous trouvons nos raisons d’être. L’auteur du Sang de Toulouse et du Trésor de Albigeois donne le sens de son cheminement par l’incipit, cher au cœur des toulousains évoquant le second âge d’or de la cité palladienne : «  Par les quatre merveilles de Toulouse, par la beauté de ses clochers et la jeunesse de ses jardins ; par Clémence Isaure, la virginale et la protectrice, par Pierre Goudoulin aux beaux chants, par l’hôtel d’Assezat aux belles sculptures… ».

Ainsi débute la quête du Graal pyrénéen, par cette voix qui s’adresse une nuit de septembre à son héros Michel de Bramevaque : « Lève-toi ! Marche dans le pays toulousain, Retrouve le Graal qui est caché et les hommes seront sauvés ! » La quête du héros sera de retrouver les descendants des quatre chevaliers « portant sous leur manteau l’héritage de Joseph d’Arimathie, l’émeraude en forme de lys ». Ne divulguons pas davantage de ce roman, sinon qu’il y figure une « Nuit des loups » qui est l’un des hauts moments de la littérature fantastique. Evoquons encore, parmi les innombrables romans de Maurice Magre, Jean de Fodoas, qui fut réédité sous le titre La Rose et l’Epée où, ainsi que l’écrit Robert Aribaut, dans son ouvrage sur Maurice Magre, « la fleur royale n’est plus offerte au héros par quatre cavaliers noirs mais par Inès de Saldanna, sœur du vice-roi de Goa ! ». C’est bien la profonde méditation sur le « sang de Toulouse », qui circule d’un mouvement invisible dans l’architecture de la Cité ; c’est bien l’accord du promeneur avec les rues de sa ville, où les temps se superposent et transparaissent les uns dans les autres, qui donne sa vertu poétique à sa conquête du monde, à son amour baudelairien des cartes et des estampes, à sa nature prodigue et accueillante aux merveilles de l’étrange et du lointain.

Dans cette œuvre immense, d’une imagination vive, colorée et voyageuse, où l’art d’écrire n’est ni trop ostensible ni trop caché, où la beauté consent à se manifester, mais comme sous une injonction supérieure dont l’auteur ne serait que l’intercesseur, les romans d’aventures, tels Les Aventuriers de l’Amérique du Sud ou Les Frères de l’or vierge, les récits de voyage aux Indes, alternent avec les romans poétiques ou initiatiques tels Mélusine, où, sous l’égide des Lusignan, et de la reine Chypre, qui hantent aussi un célèbre poème de Gérard de Nerval, Maurice Magre annonce, en le précédant de quelques années, l’Arcane 17 d’André Breton : «  Avec quel incommensurable amour étaient attentifs les êtres vivants de la terre et de l’air. Il flottait une pureté que je n’avais jamais ressentie. Elle était dans le dessin des nervures des feuilles, la cristallisation des gouttes de rosée, la fluidité de l’air pénétré par la prescience du soleil levant… ». C’est vers cette « fille de l’air et des songe » que va l’ultime passion de Maurice Magre. «  Mélusine, notera Michel Carrouges, est en relation intime avec les forces de la nature et par conséquent avec l’inconscient ; mais elle a des ailes et par là elle est aussi en communication avec les mondes supérieurs, ceux d’où elle s’envole selon la légende ». Symbole de ce spiritualisme hédoniste, que nous évoquions plus haut, de ce supra-sensible concret  qui appartient au monde imaginal, la Mélusine de Maurice Magre est la divulgatrice de l’enchantement des apparences, l’amie de ces « créatures messagères » que sont les grillons et les rossignols, elle qui fait de notre âme, non plus cet espace insolite, restreint, carcéral mais une nuit de Pentecôte peuplée de lucioles, de signes d’or, messagers d’une «connaissance cosmologique », à l’instar de ces « paroles profondes » qui étendent le royaume du secret et transfigurent le monde. A l’orée de sa mort, dans ses derniers écrits, Maurice Magre ne demandera plus au monde que d’être lui-même, mais en beauté : «  Des milliers de petites gouttes de rosée, invisibles jusqu’alors, devenaient brillantes, s’allumaient comme les lampes d’une féerie minuscule, mais répandue à l’infini. Sortant du bain mystérieux de la nuit, le jardin émergeait, rajeuni et purifié. La lumière cependant continuait à naître d’elle-même. »

 

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06/11/2021

Hommage à Andréi Biély:

 

Luc-Olivier d'Algange

La Hache crétoise

Hommage à Andréi Biély 

 

« Nous autres, les enfants de la frontière, nous sommes souvent incompréhensibles ; nous ne sommes ni fin de siècle, ni début du nouveau, mais plutôt l’empoignade de deux siècles dans l’âme ; nous sommes la paire de ciseaux entre les deux siècles ; il nous faut prendre par le problème des ciseaux : ni les critères de l’ancien, ni les critères du nouveau ne sont applicables. »

Andréi Biély

 

Les grandes œuvres exigent de grands intercesseurs. Que nous serait, par exemple, Edgar Poe sans Baudelaire et Mallarmé ? Si la chance nous est offerte, ne fût-ce que par ces quelques notes, d’inciter le lecteur à découvrir les écrits d’Andréi Biély, nous le devons d’abord à Georges Nivat, son admirable traducteur, Jacques Catteau et Vladimir Dimitrijevic qui furent, dans cette œuvre de divulgation diplomatique, au sens philosophal, les complices de Dominique de Roux, auteur lui-même d’une œuvre frontalière, aurorale, entre l’avant-garde et la Tradition.

Les mots de grand usage nous trahissent, mais loin d’y renoncer ou de céder à la facilité du néologisme, il convient d’y revenir, de s’y heurter, voire de les reforger à notre guise, pour autant que l’écriture s’apparente à une métallurgie, forgerie et alchimie confondues dans la contemplation du minéral en fusion, en attente d’une forme que lui accordera le refroidissement de l’atmosphère. Ainsi en est-il des mots « avant-garde » et « tradition », qui disent tout et son contraire (qui fait également partie du tout) au point de ne plus rien vouloir dire du tout. Ce qui subsiste du sens de ces mots exige, pour être ravivé, ranimé, des œuvres décisives : pas moins, pour le mot de « tradition » que l’œuvre de René Guénon. Quant au mot (composé) « avant-garde », avec le vague ressouvenir d’une audace inquiétante, de quelques bannières guerroyantes emportées par les vent de l’Histoire, cette métaphore militaire appliquée étrangement à quelques mouvements artistiques et littéraires, et qui semble vouloir signifier exactement le contraire du mot « tradition », peut-être est-ce à lire l’œuvre de Biély que nous pourrons lui redonner du sens, non sans être amené à cette découverte étonnante, mais point si neuve , - tant il est vrai que le roulement du tonnerre vient après l’éclair qui nous éblouit : la Tradition et l’Avant-garde tiennent ensemble comme ces cordages dont les marins expérimentés assurent leurs voiles.

Avant-gardiste, précédant d’innombrables escadres étincelantes de soleil et d’écume, et traditionnelle, car initiatique, l’œuvre d’Andréi Biély nous apparaît, à nous qui sommes à quai dans un chaos qui se croit une époque, telle une nef orientée. La littérature russe, comme la littérature portugaise, eut ce privilège d’être à la fois en retard et en avance d’une ou deux décennies sur les modes françaises. Ainsi chez Biély, comme chez Pessoa, le symbolisme et le futurisme furent contemporains l’un de l’autre, suscitant de coruscantes interpolations, des chassés-croisés vertigineux, des synergies étourdissantes entre la nostalgie et la fureur. En un mot : les temps se précipitaient.

La temporalité, dégagée de l’illusion de la linéarité, se cristallisait, révélant des feuilletages, des figures que le hasard ni la nécessité ne pouvaient entièrement expliquer : « palimpseste d’enfance », selon la formule de Georges Nivat, recommencement de l’Ecriture sacrée dans l’écriture recommencée de l’écrivain. « Etrange, je te salue » écrivait Andréi Biély dans sa préface à Kotik Létaïev, et cet « étrange », que l’oraison et le labeur de l’auteur nous rendent peu à peu familier, par un retournement du temps, nous offrant ses secrets archéologiques et géologiques, est à la fois l’étrangeté de la Tradition et l’étrangeté à laquelle doit faire face l’Avant-Garde, c’est-à-dire l’étrangeté d’un autre temps, non plus profane, mais dont le sacré n’est pas encore nommé. «  Ce n’est pas, écrit Georges Nivat, l’étrange du film à suspense, ni du récit gothique. C’est l’étrange des grottes, des fissures dans le sol, le brusque anagramme de la nature recomposée devant nous : en descendant dans certaines grottes, nous lisons la superposition des âges. »

Le récit, et nous verrons à quel point Andréi Biély redonne au sens du mot « récit » sa plénitude, son immensité récitative, s’inaugure par une rupture, une volte, un refus : il n’est plus possible, pour Biély, de raconter une vie humaine selon les seules étapes extérieures, selon l’exclusive visibilité externe, qu’elle soit psychologique ou sociologique ; il lui faut aller plus loin ou ailleurs. Les historicités connues, qu’il s’agisse de l’individu ou du collectif, ont fait leur temps. Le réalisme littéraire est mort et avec lui les déterminismes de l’inné et de l’acquis ; une autre langue demande à surgir pour dire la multiplicité des états de l’être et de la conscience à partir de leur racine, autrement dit de l’enfance. La radicalité avant-gardiste sera ainsi, pour Andréi Biély, le principe de la recouvrance métaphysique, traditionnelle, au sens initiatique du terme. Toute initiation est retour à l’enfance, nouveau silence d’avant les mots, à partir duquel inventer un nouveau langage comme on invente des terres et des cieux nouveaux. L’ingénu et le savant, l’extrême virtuosité du style et l’abrupteté de la méthode conjuguent ce dessein grandiose, y ajoutant, par l’amphibologie, la pointe d’ironie indispensable à toute profondeur.

L’ironie, non point le sarcasme, non point la condescendance voltairienne, est précisément cette révélation de la double-nature du réel et du langage. Il n’y a guère à ironiser sur les êtres et les choses, et Andréi Biély moins que n’importe quel « homme de lettres » ne s’adonne à cette facilité, car le monde est déjà et par nature ironique. « Tout vrai commencement est un deuxième moment » écrit Novalis, et lui-même, ce moment, double-fond du commencement, de n’importe quel premier mot écrit sur une première page, et ainsi de suite, à l’infini… L’ironie, chez Biély n’est point de l’ordre de l’abaissement, du dénigrement, mais le principe de la célébration. Le monde dans lequel l’auteur s’avance, en magicien et en prophète, est étrange car polyphonique : il est une chose et en même temps une autre, plus profonde ; des échos se précisent, se répondent, se perdent et le son initial n’était peut-être lui-même qu’un écho. «  Kotik Létaiev, écrit Georges Nivat, avance dans la structure immémoriale du dédale que les Dieux ont fait pour lui. Le dédale, le monde, est un rite, un parcours initiatique. Le petit Kotik Létaïev, conduit par des mains non humaines, s’avance vers le naos où il sera initié. » Le récit chemine en nous à mesure que nous cheminons en lui. Une sorte de rêve extraordinairement précis où tous les signes sont intersignes, où les figures du hasard deviennent peu à peu des anagrammes de la Providence, un « par-delà les portes des cornes et d’ivoire », où la fraîcheur couronne de fleurs légères l’ardente lutte contre le langage humain.

Traditionnelle par son approfondissement du sensible et de l’intelligible des Symboles, par le parcours initiatique qui est au principe de ses récits, par l’élévation du sentiment religieux au resplendissement gnostique, l’œuvre de Biély se tient aussi à l’avant-garde d’une rébellion radicale contre cette restriction de l’entendement humain corrélative de l’appauvrissement du langage qui accompagne depuis deux siècles la marche du « progrès ». L’œuvre de Biély opère, sections par sections, à une prodigieuse réactivation des puissances de l’esprit laissées en jachère. Les êtres humains sont à eux-mêmes leurs pires ennemis, non point par leur empressement à courir à leur perte, à s’engager dans des entreprises hasardeuses ou funestes mais par leur consentement à voir, à sentir et à percevoir en-deçà d’eux-mêmes comme s’ils étaient morts ou presque. Les humains disposent, en général, d’un entendement, instrument prodigieux, un stradivarius, dont il usent comme d’un tambourin ou d’une tire-lire, non sans tenir cet usage comme réglementaire, conforme aux règles du temps ; ce qui les autorise à honnir et persécuter ceux-là, les rares heureux, les « fils de Roi », qui s’aviseraient à en faire un autre usage, ne fût-ce qu’en touchant l’une ou l’autre des cordes, - en s’émerveillant de sa résonance !

L’indigence spirituelle, la médiocrité ne sont pas seulement des accidents, des fatalités, les conséquences de quelque érosion, mais le résultat d’une volonté concertée, d’une rage conséquente. Ce qui existe, ce qui se déploie, ce qui chante, ce qui témoigne des variations chromatiques de la conscience et de l’être, est, pour le Moderne, l’ennemi, et quel magnifique ennemi, dans cette théologie parodique, qu’Andréi Biély, virtuose du Verbe, aventurier et pèlerin des états multiples de l’être ! Le génie de Biély, sa puissance de sagesse et de révolte, tient dans sa phrase, véritable opération de magie synesthésique. La phrase de Biély est le lieu et le moment où «  les couleurs,les parfums et les sons se répondent » (Baudelaire), où l’intelligible et le sensible resplendissent en des noces qui, jusqu’alors, n’étaient que pressenties. L’écriture d’Andréi Biély ajoute à l’art d’écrire tel qu’il se pratiquait jusqu’à lui une précipitation vers la couleur, vers « l’oraison des sons purs et des rythmes » (Novalis) qui nous donne à comprendre qu’une nouvelle étape vers la rubescence alchimique vient d’être franchie.

Il existe ainsi, face au « progrès » homaisien, un contre-progrès, qui n’est pas une opposition réactionnaire au progrès mais un aiguisement de forces de résistance à la restriction de l’entendement humain, une résistance, ou mieux encore, une contre-attaque, contre la destruction de l’Ame. Tel est, en effet, le paradoxe, qu’à mesure que s’accomplit la destruction de l’âme, destruction ourdie, systématique, planétaire, se précisent, en même temps, des forces contraires, d’autant plus lumineuses, exaltantes, et artistiquement accomplies, qu’elles se trouvent être plus directement menacées. Face au « progrès » de la marchandise, de la technique, du grégarisme et de la vulgarité, un contre-progrès progresse à même vitesse dans l’invisible, alliant avec une vigueur méconnue jusqu’alors « l’élégance, la science, la violence ». La formule fameuse de Rimbaud, « il faut être résolument moderne », dit ce heurt, ce jaillissement d’étincelles et d’escarbilles rayant la nuit. Etre contre-moderne, c’est être, d’une certaine façon, ultra-moderne, par la recouvrance du plus archaïque, au point d’user des mots comme un chamane, au point de restituer au langage cette originelle puissance d’évocation qui fut celle des premiers voyants, les Rishis, auteurs des premiers hymnes des védas.

Il n’en demeure pas moins qu’aucune considération d’histoire littéraire ne saurait éclairer le sens véritable de l’œuvre d’Andréi Biély ; d’une part, parce que les schémas, fussent-ils aussi « radicaux » que l’on voudra, ne correspondent pas, et qu’il faut résolument, pour faire surgir un bref éclair de pertinence, faire se heurter des notions contradictoires. D’autre part, et plus généralement, parce que l’histoire littéraire, les circonstances sociales et historiques, n’éclairent rien d’essentiel dans une œuvre décisive, sinon pour dire ce qu’elle n’est pas. L’œuvre décisive est à elle-même son propre événement. Elle est ce moment où l’Histoire se forge : événement sacré, impondérable, hors d’atteinte, dont l’Histoire humaine est le reflet. Si bien que les catégories, « transcendantalisme », « décadentisme », « anthroposophie », par lesquelles ses contemporains voulurent définir l’œuvre de Biély sont inopérantes. L’œuvre n’est point « transcendantaliste » car pour Biély, « le symbole est immanent à lui-même » ; elle n’est pas « décadente », au sens de « l’écriture  artiste », car sa seule exigence est dans l’exactitude de la description ; elle n’est, enfin, pas plus « anthroposophique », que Le Fou d’Elsa ou La Semaine Sainte d’Aragon, par exemple, ne sont de la littérature marxiste. L’œuvre de Biély ajouterions-nous, pour écarter toute équivoque, n’est pas davantage « mystique » ; bien plutôt « naturaliste », non certes à la façon de Zola, mais selon l’acception de Linné ou de Fabre, - mais d’un « naturalisme » étymologique et abyssal. De ce qui est, Biély veut saisir l’acte d’être, cette antériorité « crétoise », serpentine, houleuse, qui précède notre vision « dorique » du monde, où notre entendement s’est établi pour administrer la réalité. Cette exactitude descriptive (où se conjuguent la rigueur scientifique et la finesse du poète) certes, entraîne avec elle une immense émotion, un éblouissement de larmes lustrales : « Je me rappelle des jours enfuis : ce n’étaient point des jours mais des fêtes rutilantes ; les jours maintenant sont de pauvres jours ouvrables ».

Observer ce qui est, cette stratification, cette géologie de la conscience, c’est agrandir le monde, lui redonner sa rutilance perdue, nous restituer, nous lecteurs, à sa beauté scintillante, nous arracher à l’exil dans le triste monde des jours ouvrables, pour retrouver la patrie perdue. Cette démarche, en soi, n’a rien de mystique, et un « matérialiste » y pourrait souscrire si le matérialisme n’était pas l’idolâtrie d’une abstraction : la « matière » invoquée comme l’autre nom du Tout, autrement dit un panthéisme sécularisé.

La méthode de Biély est pour ainsi dire phénoménologique, voire, dans une certaine mesure « existentialiste », en ce qu’il témoigne, dans son art, de la précellence de l’existence sur l’essence, mais elle est aussi « contre-existentialiste » en ce que l’existant est, pour elle, un abîme, et un abîme qui se retourne, les profondeurs s’ouvrant sur les hauteurs. Le grand art, l’extrême virtuosité de sa prose prosodique au service de sa phénoménologie de la conscience, telle est la « praxis » révolutionnaire de Biély, où l’observation est au principe de la réactivation, où la description paléontologique et géologique de la conscience est la condition nécessaire à la recouvrance des possibilités laissées en jachère de l’entendement humain. User de toutes les ressources de « l’Art pour l’art » contre « l’Art pour l’art », dire l’archaïque par la fine pointe de la civilisation pour irriguer toute l’histoire, du début à la fin, et peut-être, faire de cette fin, mieux qu’une finalité, un nouveau commencement.

L’œuvre de Biély opère à une « rejuvénation » du Logos et de l’âme. L’écriture de Biély est une écriture des crêtes, hérissée de glaciers soleilleux. Les ardeurs et les froidures extrêmes s’exacerbent : «  Là-bas, le diamant de la neige… Là-bas, de là-bas, te fixe, le même être (qui est-il ? Tu ne le sais pas) et il a le même regard (ce regard inconnaissable) dont il déchire les voiles de la nature : et en toi, il suscite quelque chose d’infiniment proche, intime, inoubliable… ». La recouvrance du Logos, répond à un appel lointain, un paysage hyperboréen, une crête éblouissante qui nous regarde, qui nous donne la mesure d’un silence terrifiant, propre à stupéfier toute parole, mais dont sont issus tous les mots que nous devons écrire. Car en amont de toutes ses définitions (logique, discours, imagination, raison) le Logos est resplendissant de silence. La descente dans les profondeurs, la géologie de l’âme, ne peut se dire que par l’écriture des crêtes et des abysses ; le voyage au centre incandescent requiert les aiguilles de glace, la brûlure du froid qu’environne l’aurore boréale de la mémoire. Dire la « mémoire de la mémoire », c’est dénouer l’entrelacs du Logos, et le renouer autrement, comme l’aurore dénoue la nuit qui fut elle-même le dénouement du jour.

Une lecture sapientielle, voire ésotérique, de Biély est donc possible. Lire devient alors, non pas une expérience seconde par rapport à des expériences premières, mais une expérience première et annonciatrice, une ressaisie de ce qui fut qui préfigure ce qui doit être, expérience que l’on pourrait dire paraclétique. De même que la glace brûle, l’écriture hausse la température du temps. L’éternité n’est pas la négation du temps, mais un temps qui brûle et qui flambe. Ce temps n’abolit point ce qu’il consume, de même que le règne de l’amour n’abolit point le temps de la Loi, ni celui de la Grâce, mais les couronne dans un supra-sensible concret. En ce sens, la perspective paraclétique de Biély est le contraire d’une utopie. Ce qui est, qui contient ce qui fut et ce qui doit être, lui suffit. Mais ce qui est n’est autre que la frontière, et cette frontière c’est l’œuvre, en forme de hache crétoise, qui la définit.

 

 

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05/11/2021

Malcolm de Chazal, un phénoménologue à l'état sauvage:

 

Luc-Olivier d'Algange

Malcolm de Chazal, un phénoménologue à l'état sauvage

 

Il existe différentes sortes de livres. Ceux que l'on étudie dans la boiserie des bibliothèques, ceux que l'on emporte avec soi dans le verdoiement des forêts, ceux, enfin, qui nous emportent où bon leur semble au point de nous faire oublier où nous sommes et qui nous sommes.

L'œuvre de Malcolm de Chazal appartient d'emblée à toutes ces catégories. Aussi prompte à alimenter les cogitations structurales d'un Raymond Abellio qu'à porter à l'incandescence des songeries chamaniques, aussi audacieuse dans ses spéculations métaphysiques qu'enracinée dans le sensible, dont elle réveille en nous les pouvoirs d'étonnement et de merveilleux, cette œuvre, phénoménologique, cosmogonique, poétique et mystique échappe à toutes les règles et tous les genres. Sans doute n'y eut-il point, depuis Novalis, une tentative aussi magistrale de réinventer la « grande herméneutique », celle de la nature et des choses, avec l'intuition de l'aruspice conjuguée à la virtuosité du poète.

Comment être au monde ? La Vie filtrée de Malcolm de Chazal répond à cette question non par des hypothèses, des raisonnements mais par des « répons » qui changent la nature même de l'entendement humain. Nous autres, Modernes, passons notre temps à croire que nous raisonnons alors que nous ne faisons que ratiociner (et médiocrement) dans le vide. Nous voyons le monde comme un spectacle dont nous nous croyons retranchés. Nous oublions que notre esprit, notre âme et notre corps ne sont rien d'autre que des organes de perception et que toute pensée qui nous vient ne vient pas de nous mais du monde. Mais nous vient-il encore des pensées ? Et qu'est-ce qu'une pensée ? En quoi pèse-t-elle sur notre âme ou l'allège-t-elle ? Malcolm de Chazal, qui ne croit ni à l'intelligence humaine ni à la raison s'efforce de capter l'influx de l'intelligence du monde, telle qu'elle se manifeste dans les nervures les plus subtiles de la vie intérieure et de la vie extérieure (qui n'en font qu'une). L'intelligence, pour Malcolm de Chazal n'est pas une faculté, mais une possibilité, « l'homme, en essence, n'étant pas intelligent, ni ne se faisant intelligent, mais étant fait intelligent par l'Influx, par la pénétration de l'Invisible... ». On se souviendra de la phrase de Schelling: « Le "Je pense donc je suis", est depuis Descartes, l'erreur fondamentale de toute connaissance. Le penser n'est pas mon penser, et l'être n'est pas mon être car tout n'appartient qu'à Dieu ou à l'univers. »

De même que Claudel parlait à propos de Rimbaud d'un mysticisme à l'état sauvage, on pourrait dire de Malcolm de Chazal qu'il fut un phénoménologue à l'état sauvage. Là où les phénoménologues universitaires se heurtent à d'infinies difficultés, l'auteur de La Vie filtrée devance ce piège que la raison lui tend en s'identifiant immédiatement au phénomène lui-même, en faisant de la métaphore poétique une façon d'être, et non plus seulement une façon d'écrire. Ce retournement de la vision, qu'Abellio, en gnostique, nommera la « conversion du regard », fut, pour Malcolm de Chazal une expérience fondatrice, au même titre que la réminiscence proustienne ou l'irradiante « étoile au front » de Raymond Roussel. Toute grande œuvre littéraire, poétique ou philosophique procède d'une expérience extatique de cette sorte, qu'on la dise mystique ou « expérience-limite », qu'elle se traduise par une mathématisation du Réel ou par une fusion immanente dans les fougères dans un archéon anté-humain comme chez Powys, qu'elle soit une intuition fulgurante de la nature inconnue de l'espace-temps, comme dans Ada ou l'Ardeur, le merveilleux roman de Nabokov, il s'agit toujours d'un instant fondateur, où le regard change et se trouve changé par ce qu'il voit. « Je suis, écrit Malcolm de Chazal, un être revenu aux origines. A mon sens, il est stupide de croire que l'on peut connaître l'homme si l'on ne connaît pas la fleur. Que l'on peut connaître Dieu si l'on ne connaît pas le sens occulte de la pierre. La connaissance est indivisible et cette connaissance a été perdue. »

La recouvrance de cette connaissance perdue n'est pas seulement un vœu pieux, comme elle le fut parfois dans le Romantisme et le Surréalisme, elle devient, par le « sens magique » de Malcolm de Chazal, une véritable métaphysique expérimentale. Touchant à ce qu'il y a en nous de plus archaïque, mais avec l'intelligence la mieux exercée, Malcolm de Chazal retourne vers le monde ce sens des nuances, des radicelles, propre à l'introspection. Ainsi la métaphore n'est plus le signe, la réverbération d'une réalité intérieure, inconsciente, mais un mouvement que l'on pourrait dire d'extrospection.

Cette herméneutique radicale et immense qui ressaisit le monde comme une conscience ensoleillante est à la fois œuvre de poète et de philosophe, œuvre de visionnaire et de naturaliste. Les philosophes sont nombreux à avoir cherché cette « clef magique » qui permettrait de penser et d'éprouver en même temps l'un et le multiple et d'en finir avec le dualisme, auquel le monisme métaphysique lui-même n'échappe pas, puisqu'il s'oppose encore au multiple et veut s'en distinguer. L'une des clefs de cette herméneutique totale se trouve sans doute dans la théorie des « passe-teintes ». Ainsi la multiplicité des mondes, des teintes, au sens alchimique, des états de conscience et de l'être est à la fois une réalité et une vue de l'esprit qu'unissent les « passe-teintes » comme autant de moments d'une gradation dynamique, en perpétuelle révolution, et dont les bouleversements imperceptibles dans l'apparente immobilité accordent ce qu'il y a de plus grand dans le cosmos à ce qu'il y a en nous de plus secret et de plus précieux. Loin d'être séparés, le microcosme et le macrocosme, le sensible et l'intelligible ne cessent, dans les pages admirables de Sens plastique et de La Vie filtrée, de s'illuminer et de s'obscurcir réciproquement, non sans déployer, entre cette clarté et cette nuit, les abîmes et les apogées des couleurs. « Quelque immense l'artiste, écrit Malcolm de Chazal, et à quelque grandeur que puisse atteindre l'Art dans les temps futurs, jamais ne seront inventées ces teintes qui font pont entre les berges des couleurs, quand les couleurs se frôlent en torrents dans l'air et laissent entre elles des fossés d'infinie profondeur. C'est le secret des couleurs d'enjambement dans la Nature de ne laisser aucun détroit de vide entre champs colorés, quelle que soit la furie avec laquelle une couleur glisse auprès d'une autre teinte à l'état stagnant ou ralenti, et quelque terrifiante la course de deux couleurs à la fois qui passent l'une contre l'autre sans se toucher. Cet art de mettre des ponts entre les couleurs est l'art naturel des passe-teintes qui fait que la fleur est mariée au fruit et à la feuille, et que la tige ne déborde pas sur le tronc, et que le tronc ne sème pas son feuillage en flaques colorées dans le vent, mais le marie au paysage d'alentour. » Il nous resterait donc encore, tâche exaltante, à faire de cette théorie, de cette vision, la charte d'une herméneutique, non plus dévouée seulement au déchiffrement des écrits mais à celui du monde lui-même (les écrits, au demeurant faisant aussi partie du monde, au même titre que les fleurs de givre sur les vitres hivernales ou le tracé des oiseaux dans le ciel).

Les ressassements les plus cacochymes étant, de nos jours, invariablement qualifiés de « nouveautés » on hésite à souligner la nouveauté de l'œuvre de Malcolm de Chazal. L'œuvre, par ailleurs, s'inscrit bien dans une tradition. Nous évoquions Novalis, mais l'on songe aussi au Maurice Scève du fabuleux et méconnu poème Microcosme, voire, et la comparaison ne nous paraît point injurieuse, à Gongora (auquel il conviendrait aussi de rendre justice). Ce qu'il y de nouveau, d'une nouveauté éternelle, dans l'œuvre de Malcolm de Chazal, au point de renouveler l'acte même de lire, ce n'est pas seulement qu'il nous apprend, en lisant son livre, à lire à notre façon le ciel et la terre, les couleurs, les astres, les fleurs et les songes, c'est d'avoir fait de cet art de lire une expérience non point singulière ou subjective mais objective et extrême. Il s'agit bien d'un au-delà de l'art, qui emporte avec lui et en lui tous les prestiges et toutes les libertés de l'art, mais pour s'en affranchir. La pensée devient ainsi, désentravée de l'utilitarisme et de son contraire, « l'art pour l'art », cette puissance recueillie et songeuse, dionysienne et précise qui « court et rattrape les couleurs qui bougent, les lient à travers l'espace, marie les houppes jaune d'or du mimosa au vert en flèche de ses feuilles, fiance pour toujours le feu à sa fumée, rattache les veines pourpres de la rose écarlate au fuseau vert de sa tige, allie les vertes vrilles de la vigne au corset gris de l'écorce, met un pont entre le bleu de l'azur et les blanches ailes des nuées... »

Pour Malcolm de Chazal, nous ne sommes point séparés du monde qui nous entoure, ou plus exactement nous entourons le monde qui entoure. Métaphysique fondée sur une physique expérimentale des sensations, restituant à l'intuition, à ce qu'il nomme « le sens angélique immédiat », sa place royale, la pensée de Malcolm de Chazal nous délivre radicalement du positivisme du dix-neuvième siècle et de la superstition de la logique linéaire des effets et des causes. Nous comprenons à lire La Vie filtrée qu'il serait aussi absurde de croire que notre pensée est un « produit » de notre cerveau que de croire que l'air est seulement un produit de nos poumons ou la lumière un épiphénomène de nos yeux. Puisant à source même de l'enfance (« Quand l'enfant goûte un fruit, il se sent goûté par le fruit qu'il goûte. Quand l'enfant touche l'eau, il se sent touché par l'eau en retour. Quand l'enfant regarde une fleur, il voit la fleur le regarder »), Malcolm de Chazal, puise à la source antérieure à tous les nihilismes, et rend possible, comme à jamais, la faculté de penser et d'être pensé au même instant. « Toutes les théories initiatiques de la connaissance, écrit Raymond Abellio dans sa préface à L'Homme et la connaissance de Malcolm de Chazal, procèdent, on le sait, d'un retour sur soi de la conscience qui, dans le rapport entre le sujet et l'objet transfigure l'objet en une sorte de panpsychisme parfaitement communiel. Ici nous assistons au retour sur soi de la sensation, ce qui est une autre façon de vivre le même chose tout en signifiant à la connaissance qu'elle est recréation, c'est-à-dire pure poésie. »

Cette « pure poésie » semble désormais, contre le nihilisme, la seule et ultime chance offerte, sous condition, bien sûr de n'être pas seulement, un « dépotoir sentimental » qui vise « à ne faire goûter que l'esthétique au dépens des vérités, à ne nous nourrir que du seul beau plaisir sans étancher notre soif de connaissance ». L'auteur est lui-même la création de son œuvre, de même que son œuvre est la création du monde. Ce « continuum » fait du cerveau « tout en même temps salle de laboratoire, outils, réactifs, expérimentateur, sujets, agent analytique et conclusif de données ». L'œuvre ne saurait être que plus vaste que la pensée qui la produit, la surprenant sans cesse, la défiant, la poussant dans ses ultimes retranchements, l'inquiétant et la ravissant tout à tour, exigeant d'elle de revenir sans cesse sur l'oraison et le labeur alchimique qui la rend possible. Ainsi La Vie filtrée se donne à lire, comme une « recondensation » de la pensée antérieure de l'auteur: « Pour obtenir les pages qu'on va lire, j'ai du revivre mon œuvre en esprit à la vitesse de l'éclair ». Ces métaphores de foudre et de tonnerre abondent dans l'œuvre de Malcolm de Chazal: elles sont la forme même de la manifestation de la pensée dans « ces hautes régions » où « l'homme se sent pensé ». L'inspiration, l'illumination, l'intuition extatique, qui ne relèvent, dans bien des cas, que de la pure rhétorique, retrouvent alors une irrécusable réalité. Le poète écrit «  à la vitesse de l'éclair, l'esprit vide, et cependant, il enfante le tonnerre et l'éclair ».

A nous que les Parques destinèrent à vivre dans un monde hors du monde, encombrés de ridicules abstraction publicitaires ou idéologiques, dans un «  temps » dépourvu de toute profondeur sacrée, nous à qui l'on enseigne chaque jour, par mille tours, à ne point faire usage de nos sens et de notre intellect, à méconnaître ces instruments prodigieux de connaissance et d'extase que sont nos sens et notre pensée, il se pourrait bien que l'œuvre de ce vertigineux aruspice que fut Malcolm de Chazal, maître de la « perspective tournante » et de la connaissance amoureuse, devienne un viatique majeur. 

 

 

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