14/12/2021
Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste:
Luc-Olivier d’Algange
Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste
L'œuvre d'Ernst Jünger s'étend sur une période exceptionnellement longue. Entre les premiers écrits tels qu’Orages d'Acier, ou Le Cœur aventureux, « version 1929 », jusqu'aux ultimes, ce sont plus de sept décennies d'écriture, de lectures, de voyages, de contemplations, de rêves qui s'offrent à notre regard panoramique. Par exception, la formule consacrée peut être utilisée à bon-escient: l'œuvre de Jünger « domine le siècle ». Elle le domine non seulement par sa hauteur, et les critiques ne manquèrent point de lui reprocher d'être hautaine, elle le domine aussi, et le plus simplement du monde par sa durée et par la profondeur que l'expérience du temps suscite dans l'entendement de l'auteur. Ernst Jünger fut, comme presque tous les grands écrivains du siècle, hanté par la question du temps.
L'expérience du temps retentit dans la profondeur du mythe. L'œuvre de Jünger poursuit, par ses propres voies, ce récitatif de l'expérience du temps. La réminiscence dans l’œuvre de Marcel Proust, la dilatation temporelle aux dimensions odysséennes d'une seule journée qu’opère James Joyce dans Ulysses, ou encore la récapitulation du monde à la fois joyeuse et apocalyptique des Cantos d’Ezra Pound ravivent dans la littérature moderne ce questionnement immémorial. Comme ceux-là, Jünger n'a cessé d'éprouver la nécessité d'aller au cœur de l'être et du temps et de trouver son propre lieu et sa propre formule pour déchiffrer le monde. Plus que d'autres, Jünger s'est tourné vers le monde pour en déchiffrer les énigmes intérieures.
Si Jünger fut dandy, comme certains persistent à l'en accuser, il faut bien reconnaître que son œuvre est la moins narcissique qui soit. Chaque page de Jünger nous apporte, comme les poèmes de Cendrars, des « nouvelles du monde ». Les paysages les plus grandioses et les aventures les plus extrêmes comme les détails les plus infimes et les circonstances en apparence les moins décisives sont portés à notre attention avec la même déférence, pour peu qu'ils soient les instruments d'une connaissance qualitative, sensible, propice aux aventures de la pensée.
Ruskin définit le véritable artiste à la fois comme « déchiffreur, chanteur et mémorialiste ». Si la part à proprement parler « lyrique » de l'œuvre de Jünger est plus sous-jacente qu'apparente (mais le lyrisme alors n'en touche que les cordes plus profondes, comme dans les dernières pages de Visite à Godenholm,) l'appellation de « déchiffreur » non moins que celle de « mémorialiste » donne immédiatement l'idée la plus juste du propos et du style de ses livres, qui paraissent, par ailleurs, échapper à tous les genres ainsi qu'à toutes les certitudes thématiques ou idéologiques.
Etre à fois déchiffreur et mémorialiste, c'est comprendre que l'œuvre saisit dans les nuances du devenir l'éclat de l'être. Le mémorialiste suit le cours du temps, la nuance du jour, la beauté et la tristesse passagère des instants livrés à l'oubli. Le mémorialiste, servant humble et déférent de Mnémosyme, recueille cette « matière première », au sens alchimique, dont le déchiffreur lui, se saisira avec cet esprit d'aventure qui caractérise les métaphysiciens et les hommes de cœur. Le mémorialiste investit le devenir de la puissance d'être de la mémoire, de la transmission, alors que le déchiffreur redonnera à la chose transmise, recueillie, sa chance de refleurir en d'autres contrées, plus subtiles et plus lumineuses. En d'autres termes, on pourrait dire que le mémorialiste construit un édifice de pensées, de réflexions, de savoirs qui permettront au déchiffreur de préfigurer le temple intérieur de la connaissance, que nous nommerons la « gnose poétique » et dont nous approchons par une connaissance de plus en plus précise, et précise jusqu'à l'éblouissement, de l'interdépendance universelle.
De livres en livres, Jünger poursuit cette œuvre de déchiffreur et de mémorialiste car loin de se soumettre à la lettre morte de ceux qui ne croient qu'au « travail du texte », sa pensée, toujours à la pointe de « l'esprit qui vivifie », cherche en toute chose, selon la formule de Nietzsche, « l'éternelle vivacité ». A celui qui voudra rendre justice à la pensée, toujours en mouvement, mais toujours exactement orientée, d'Ernst Jünger, l'occasion se présentera souvent de citer en une même phrase des auteurs, des théories, des méthodes que notre esprit compartimenteur, hérité d'une méconnaissance et d'une idolâtrie de la philosophie cartésienne, répugne à associer. Ainsi le Nouveau Testament et les « évangiles » subversifs du Solitaire d'Engadine, ou encore les références aux mondes bibliques ou païens, les méthodes scientifiques et les songeries hermétiques, la poésie et la guerre, l'aventure et l'immobilité contemplative.
Les historiographes de l'œuvre jüngérienne insistent, par exemple, sur les ruptures ou les revirements d'ordre idéologique ou politique. Certes, le nationalisme exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Arminius cédera la place au Contemplateur solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa « Figure » par la technique, deviendra le critique avisé du monde moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes, l'intérêt pour les anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite qu'elle voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos.
L'œuvre de Jünger, disions-nous, est l'une des moins narcissiques du vingtième siècle. Rarement tournée vers le « moi », elle est une invitation à découvrir le monde, « ce vaisseau cosmique » à bord duquel nous traversons le temps. L'aventure sociale ou psychologique tient une place infime dans cette œuvre qui est sans doute la première du vingtième siècle, au sens hiérarchique autant que chronologique, à s'être radicalement dégagée des méthodes et des théories du Naturalisme du dix-neuvième siècle, si abondamment relayé par la littérature des sciences humaines. Les groupes sociaux, la psychologie individuelle ou collective n'intéressent guère l'auteur des Falaises de Marbre ou d'Eumeswil. Bien davantage son attention est-elle requise par les rêves lorsque les rêves révèlent la nature héraldique et sacrée du monde.
Maintes fois mis en accusation, Jünger n'a jamais cherché aucune caution de « bonne moralité » politique, son œuvre se situant résolument, dans sa part la plus importante, du côté de l'intemporel. On risque fort de ne rien comprendre à son Journal si l'on ne voit pas que le temps, son temps, est toujours considéré du point de vue de l'intemporel. L'observation exacte prend place dans une vue-du-monde qui dénie au hasard et à la nécessité l'empire que la pensée moderne leur accorde.
« L'existence des choses, écrit Jünger, est donc préfigurée comme dans un sceau dont la figure imprimée dans la cire apparaît plus ou moins distinctement. » Il ne semble pas que, sur ce point, la pensée de Jünger ait varié. On songe irrésistiblement au début fameux des Disciples à Saïs de Novalis: « Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout: sur les ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche: dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard.. »
Les Figures, les Types, les Formes témoignent d'une pensée pour laquelle la création littéraire est un moyen de connaissance, une gnose. L'engagement héroïque des premiers temps n'est point contraire à l'engagement, plus radical encore, de l'Anarque et du Contemplateur, si l'on comprend, comme l'enseigne la Bhagavât-Gîta que la contemplation est une forme supérieure de l'action. La forme supérieure ne renie point la forme dépassée, elle la couronne, tout comme l'ontologie dont nous parle Heidegger couronne la métaphysique qu'elle dépasse. Bien plus que des ruptures, le lecteur qui entrevoit dans l'œuvre de Jünger un moyen de connaissance, sera enclin à voir des changements d'états, comme dans les « œuvres » des Alchimistes. Car si l'œuvre de Jünger est éloignée du Naturalisme de Zola, elle est, en revanche, fort proche des « philosophes de la nature » tels que Franz von Baader, qui eurent une influence non négligeable sur les Romantiques allemands d'Iéna.
Alchimistes et théosophes dans la lignée de Paracelse et de Jacob Böhme, les philosophes de la nature s'avancent dans la connaissance comme sur un chemin où se lèvent les intersignes, légers comme des cicindèles. A chaque signe, le voyageur est convié à un changement d'état de conscience qui renvoie à un changement d'état d'être. Les Figures du monde visible sont l'empreinte d'un sceau invisible et les circonstances de notre existence, en ce qu'elles ont de resplendissant, témoignent, elles aussi, de cette concordance entre les mondes qui justifie l'existence des symboles.
Dans un monde où les symboles accomplissent leur fonction pontificale, ni le hasard ni le déterminisme n'ont cours; le monde s'ordonne selon des principes qui, pour être hors d'atteinte de l'entendement humain, n'en sont pas moins à l'origine des plus pertinentes interprétations humaines. Alors que le déterministe explique l'homme et le monde comme des mécanismes, obéissant ainsi, plus ou moins à son insu, à une morale utilitaire, Jünger appartient à la tradition, largement menacée mais cependant persistante, du romantisme « roman » de Novalis qui s'adonne à l'interprétation infinie, au « buisson ardent » de l'herméneutique permanente. Dans la vue du monde esthétique et métaphysique de Jünger, le monde n'étant point soumis à l'utilité, sa valeur ne dépendant point de son usage, de même que selon une éthique chevaleresque, la fin ne justifie jamais les moyens, la finalité n'est jamais que dans le cœur secret des êtres et des choses, dans cette plus incandescente limpidité que nous laissent deviner les approches et les dialogues avec l'invisible.
La danse de la cicindèle est l'idéogramme clair de la pure présence de l'être à lui-même. Tel est le sacré, le numineux, pour reprendre le mot de Walter Otto, dont l'approche exige la plus grande délicatesse. La connaissance du monde, la gnose poétique, est avant tout une philocalie. Le sacré, le divin se révèlent dans la beauté car la beauté est l'approche du sens. Là où les choses prennent sens, la beauté transparaît. L'accusation d'esthétisme contre l'œuvre de Jünger traduit la courte vue de ceux qui la portent car la beauté est toujours, dans l'œuvre de Jünger, le signe d'une présence, d'une profondeur métaphysique, d'un autre monde, principe de profusion et de splendeur. Le monde des dieux, comme celui des fleurs et des papillons, est un monde dispendieux et imprévisible. L'homme de connaissance qui succède, dans la chronologie jüngérienne, à l'homme de puissance, s'avance dans l'assentiment à la beauté du monde comme « sceau héraldique » et dans le non moindre consentement à l'imprévisible. L'homme de connaissance est chasseur subtil. A l'affût sur l'orée, le chasseur subtil reçoit les signes qui, dans le visible, sont la marque de l'invisible, et ses rêves ont leur part, qui n'est rien moins que négligeable, dans la connaissance effective du monde.
La rupture inaugurale avec le monde bourgeois va d'emblée orienter l'œuvre de Jünger vers des régions extrêmes qui échappent à la fois à l'attention et au contrôle du monde moderne. L'exploration du monde intérieur n'est pas, chez Jünger, la complaisance narcissique de la subjectivité pour elle-même mais une traversée aussi exacte et impersonnelle qu'un voyage entomologique dans le monde extérieur. La psychologie jüngérienne ne relève pas de la « psyché » profane, larvaire, mais de la « psyché », en tant qu'âme, au sens néoplatonicien. Notre âme, dans la gnose jüngérienne, n'est pas disjointe de l'Ame du monde. L'Ame du monde et ses symboles augustes transparaissent dans l'âme humaine, sous la forme des songes, des visions, des pressentiments. Le poète est familier de l'augure qui surprend sa pensée dans l'exercice de la plus grande exactitude. La gnose jüngérienne s'exerce avec une virtuosité rare, aussi bien sur le mode de l'ampleur: les mythes, les légendes, les vastes herméneutiques de l'histoire humaine et des textes sacrés, que dans celui de l'intensité: la minuscule mais exaltante trouvaille du chasseur de papillons qui concentre dans l'infime toutes les énergies explosives de sa quête.
Dans le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Les Falaises de Rügen, l'immensité du site, sa solennité, donnent au mode de l'ampleur l'une de ses représentations picturales les plus achevées, parce que devant la vastitude, le vide, l'espace qui s'encastrent avec violence dans le paysage, un personnage vu de dos paraît ignorer l'infini de l'ampleur qui s'offre à lui pour s'attacher à l'infini de l'intensité de sa recherche d'herboriste ou de chasseur d'insecte. L'ampleur du vaste prend sa mesure par l'intensité de l'infime. La science des lettres, la science naturaliste ou historique devient métaphysique aussitôt qu'elle parvient à unir en elle le mode d'intensité et le mode d'ampleur, la dimension horizontale et la dimension verticale, l'empreinte, dont les marques sont plus ou moins visibles, et le sceau.
La logique de la gnose est différente de la logique de la science profane, en ce qu'elle ignore la finalité effective, utile, quantifiable. La gnose est à elle-même sa propre finalité, et le monde dont elle traite est un monde de qualités. La gnose ne dénombre pas seulement le réel, elle s'avance dans le déchiffrement. Déchiffrer le monde, c'est traverser le temps dans le vaisseau cosmique, et c'est œuvrer à la révélation du sens à travers les apparitions successives du monde. Le déterminisme philosophique, autant que la théorie du hasard, détournent notre entendement de la beauté et du mystère, de telle sorte à faire de nous les dociles serviteurs du monde moderne, et de ses morales utilitaires et puritaines. La gnose poétique de Jünger est la reconquête de la puissance et de l'immortalité dont la société, placée sous le signe de l'uniformité, nous dépossède. La gnose suppose une « transvaluation de toutes les valeurs », pour reprendre la formule Nietzsche que l'on pourrait aussi caractériser comme une subversion de la subversion établie par le tiers-état, dans la mesure où la reconquête de la « vie magnifique », de la puissance est le propre de la Figure, telle que la conçoit Jünger.
Jünger distingue deux conceptions de l'individu, par les mots allemands, Einzelne et individuum. Le mot individuum désignant l'individu à la fois égocentrique et interchangeable des sociétés de masse, alors que le mot Einzelne se rapporte à l'individu en tant que singularité et originalité irréductible, en tant que Figure. A l'individu perdu dans la masse et, par cela même farouchement attaché à ce qu'il croit être ses « biens » correspond une science calculante (pour reprendre le mot de Heidegger), alors que pour l'individu en tant que Figure, la science est méditative, et, par cela, accroissement de puissance. Pour Jünger, la connaissance accroît la Figure dans sa distinction et son intensité. Les lignes deviennent plus précises et les couleurs plus rayonnantes. La gnose est poétique, au sens de l'étymologie grecque, du « faire » qui laisse l'empreinte la plus précise possible. Par la gnose jüngérienne, nous entrons dans une perspective hiérarchique, où la logique de cause et d'effet, et avec elle toutes les formes de progressisme, de déterminisme ou d'évolutionnisme sont dépassées: « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause à effet mais d'une loi tout à fait autre, celle du sceau et de l'empreinte ». Dans cette logique, nouvelle par rapport aux deux siècles précédents mais, nous y reviendrons, dans un sens plus profond, traditionnelle, ce qui importe n'est pas seulement ce qui nous précède et ce qui s'annonce mais, plus décisivement, ce qui nous surplombe, le sceau dont nous sommes l'empreinte.
Cette logique gnostique, et héraldique, pour célébratrice qu'elle soit de la splendeur du monde, pour approbatrice qu'elle soit de la puissance, et du rayonnement de la Figure, n'en témoigne pas moins d'une forme d'humilité essentielle. Le moderne, qui affiche partout sa modestie et son profil bas, tient pourtant farouchement à être le producteur de tout, et à cette fin, il renie Dieu et les dieux, les Muses et les messagers célestes, de sorte à n'être qu'à lui-même redevable de ses « travaux ». Cette étrange démesure, au sens exact outrecuidante, enferme l'individu en lui-même et laisse ses œuvres comme les objets aléatoires de son narcissisme navrant. Le nihilisme moderne n'est autre que la considération pathétique de cette impuissance vaniteuse à connaître le monde. Dans la perspective métaphysique propre à la théorie des signatures et des empreintes dont nous constatons la fécondité dans l'œuvre de Jünger, l'humilité consiste à reconnaître que nos idées et nos visions ne nous appartiennent pas en propre, qu'elles proviennent de l'intemporel, auquel nous donnent accès notre grandeur d'âme et notre acuité intellectuelle. La gnose poétique considère dans le singulier et dans le multiple les Figures d'éternité dont ils procèdent. Elle est dépassement du nihilisme car elle est recouvrance de la possibilité magnifique qui nous fut donnée in illo tempore, puis ôtée, d'atteindre poétiquement à la connaissance, non par projection ou reflet, mais par des actes de puissance et de beauté tels qu'ils adviennent dans Virgile, dans l'ivresse du songe de la « race d'or ». Dépasser le nihilisme, c'est aller, au pas qui ré-enchante les apparences, vers les contrées éclatantes où l'individu s'accorde à la Figure, où les pressentiments s'accomplissent, dans des œuvres qui seront la preuve de notre humilité.
Alors que le moderne se veut sans Dieu ni Maître, proclame la relativité du Vrai et du Beau non sans faire de sa médiocrité la mesure universelle, jugeant toute création superflue et toute connaissance impossible, la Figure trouve sa mesure par la création et sa connaissance par l'oubli de l'individualité, au sens quantitatif et profane. Aussitôt qu'il est question de connaissance et de poésie, il faut s'interroger sur la provenance et le destinataire de cette poésie et de cette connaissance. Tout ne s'adresse pas à n'importe qui. L'angle d'approche détermine la destination du message diplomatique, car toute métaphysique est diplomatie et les auteurs, au sens latin et étymologique, d'auctor qui se réfère à l'auctoritas, - la « vertu qui accroît », comme le rappelle Philippe Barthelet, - sont ambassadeurs entre les suavités immanentes des corolles et des parfums du jardin sous la pluie d'été au crépuscule et les contrées transcendantes où les dieux apparaissent.
Le grief le plus persistant que les modernes cultivent à l'égard de la gnose est d'être « élitiste », de ne s'adresser, selon la formule stendhalienne, qu'aux « rares heureux », de dédaigner les laborieuses et méritantes majorités. Grief inepte car il n'est rien de plus généreux, de plus disponible, de plus accueillant que le livre qui s'offre à chacun, sans jamais prétendre à contraindre le plus grand nombre. La gnose requiert des dispositions particulières, ou, disons, une orientation de l'Intellect, mais elle confère cette orientation autant qu'elle l'exige. Alors que la société, aussi « démocratique » qu'elle se veuille ne cesse de nous imposer des limites et des conditions auxquelles nous ne pouvons-nous soustraire, la gnose, et surtout la gnose dont l'humilité consiste à se traduire en œuvres, offre à qui le désire avec ardeur, l'aventure du Sans-Limite, c'est-à-dire la traversée odysséenne de la Figure à travers les ordres du monde jusqu'à sa perception la plus lumineuse, éclat d'éternité sur la surface des eaux.
La gnose, dans son exercice le plus accompli, est un privilège mais c'est un privilège offert à qui voudra bien s'en saisir, alors que nous vivons dans un monde constitué d'avantages qui sont la récompense de la cupidité et de la vilenie. Il n'est pas impossible, et nous y reviendrons, qu'il y eût aussi quelque rapport entre la gnose poétique et la philosophie politique. Les Figures du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, qui se succèdent dans l'œuvre de Jünger, approfondissent, si l'on prend la peine de les considérer en perspective, une méditation sur le siècle mais aussi une méditation sur l'art de vivre, non plus de l'individu de l'ère bourgeoise mais de l'individu (Einzelne) qui cherche à conserver sa Figure au sein du monde de la technique qui, loin de s'affirmer comme l'expression de la puissance, au sens nietzschéen, comme on pouvait encore le croire au début du siècle, paraît au contraire avoir pour objectif le contrôle et l'annihilation de toute puissance libre.
Face à la technique d'une « mondialisation » dont chacun sait bien qu'elle n'est qu'une américanisation cybernétique, l'œuvre de Jünger, dans son exigence poétique et gnostique peut se lire comme un traité de résistance au nihilisme. Le Travailleur oeuvrait à vaincre le mal par le mal, selon le principe de Paracelse, et à porter contre le nihilisme les armes les mieux trempées du nihilisme lui-même. Il « travaillait » ainsi selon les périlleuses procédures de l'oeuvre-au-noir, à l'implosion d'une situation intenable, et à ouvrir la voie de la contemplation. Les sentes forestières qu'ouvrent les audaces du Rebelle et de l'Anarque seront, elles, l'initiation à d'autres couleurs. Au « noir et blanc » de l'intensité expressionniste des premières œuvres, si mal comprises, succédera le versicolore armorial des Songes et des Visions des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm. Le combat par le fer et le feu du guerrier cède la place aux guerres plus subtiles dont les conquêtes sont des états de conscience. L'intensité, et telle est bien la clef de voûte de la gnose poétique d'Ernst Jünger, s'accroît d'œuvre et œuvre comme une réalisation, au sens initiatique, d'une exactitude herméneutique qui perçoit, à l'apogée de la vitesse et du mouvement, le grand silence et la grande immobilité.
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13/12/2021
Vidéo: Causerie autour d'Ernst Jünger, organisée par le "Cercle Aristote" et l'Association "Exil H" présidée par Jacqueline de Roux:
à l'occasion de la parution de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan. 170 pages. 18 euros.
Extrait:
Martin Heidegger, Ernst Jünger, sur la ligne
Rien ne sera admis, reconnu, dépassé, rédimé, des temps d'abominable servitude que nous vivons tant que nous n'aurons pas médité sur la ligne qui sépare le monde ancien du monde nouveau. Sur la ligne, c'est-à-dire, selon la réponse de Heidegger à Jünger, non seulement par-delà la ligne, au-dessus de la ligne, mais aussi, plus immédiatement à propos de la ligne. Faire de la ligne même le site de notre pensée et de son déploiement, c'est déjà s'assurer de ne point céder à quelque illusoire franchissement. Il s'en faut de beaucoup que l'au-delà soit déjà ici-même. L'ici-même où nous nous retrouvons, en ce partage des millénaires, a ceci de particulier qu'il n'est plus même un espace, une temporalité mais une pure démarcation. Là où nous sommes, l'être s'est évanouit et jamais peut-être dans toute l'histoire humaine nous ne fûmes aussi dépossédés des prérogatives normales de l'être et ne fûmes aussi radicalement requis par la toute-possibilité.
Cette situation est à la fois extrêmement périlleuse et chanceuse. Le pari qui nous incombe n'est plus seulement de l'ordre de la Foi, - selon l'interprétation habituellement quelque peu limitative que l'on donne du pari pascalien, mais d'ordre onto-théologique. Certes, il existe un monde ancien et un monde nouveau. « Le domaine du nihilisme accompli, écrit Heidegger, trace la frontière entre deux âges du monde ». Le monde ancien fut un monde où la puissance n'étant point encore entièrement dévouée à la destruction et au contrôle, s'épanouissait en œuvres de beauté et de vérité. Le monde nouveau est un monde où la « splendeur du vrai », étant jugée inane, la morale, strictement utilitaire, soumise à une rationalisation outrancière, c'est-à-dire devenue folle, s'accomplit en œuvres de destruction.
La radicalité même de la différence entre ces deux âges du monde nous interdit généralement d'en percevoir la nature. Le plus grand nombre de nos contemporains, lorsqu'ils ne cultivent plus le mythe d'une modernité libératrice, en viennent à croire que le cours du temps n'a pas affecté considérablement les données fondamentales de l'existence humaine. Ils se trouvent si bien imprégnés par la vulgarité et les préjugés de leur temps qu'ils n'en perçoivent plus le caractère odieux ou dérisoire ou s'imaginent que ce caractère fut également répandu dans le cours des siècles. La simple raison s'avère ici insuffisante. Une autre expérience est requise qui appartient en propre au domaine de la beauté et de la poésie. L'accusation d'esthétisme régulièrement proférée à l'encontre de l'œuvre de Jünger provient de cette approche plus subtile des phénomènes propres au nihilisme. Certes, un esthétisme qui n'aurait aucun souci du vrai et du bien serait lui-même une forme de nihilisme accompli. Mais ce qui est à l'œuvre dans le cheminement de Jünger est d'une autre nature. Loin de substituer la considération du Beau à toute autre, il l'ajoute, comme un instrument de détection plus subtil aux considérations issues de l'approche rationnelle. La vertu de l'approche esthétique jüngérienne se révèle ainsi dans la confrontation avec le nihilisme. Pour distinguer les caractères propres aux deux âges du monde dont il est question, encore faut-il rendre son entendement sensible aussi bien à la beauté familière qu'à l'étrangeté.
Sur la ligne, les soufis diraient « sur le fil du rasoir », le moindre risque est bien d'être coupé en deux, ou d'être comme Janus, une créature à deux faces, contemplant à la fois le monde révolu et le monde futur. Que l'on veuille alors aveugler l'une ou l'autre face, en tenir pour la nostalgie pure du passé ou pour la croyance éperdue en l'avenir meilleur, cela ne change rien à l'emprise sur nous du nihilisme. Penser le nihilisme trans lineam exige ce préalable: penser le nihilisme de linea. Le réactionnaire et le progressiste succombent à la même erreur: ils sont également tranchés en deux. La fuite en avant comme la fuite en arrière interdit de penser la ligne elle-même. Toute l'attention du penseur-poète, c'est-à-dire du Cœur aventureux consistera à se tenir sur le méridien zéro afin d'interroger l'essence même du nihilisme, au lieu de se précipiter dans quelque échappatoire. En l'occurrence, Jünger, comme Heidegger nous dit que toute échappatoire, aussi pompeuse qu'elle soit (et comment ne pas voir que notre XXème siècle fut saturé jusqu'à l'écœurement par la pomposité progressiste et réactionnaire ?) n'est jamais qu'une impardonnable futilité.
Sur la ligne, nous dit Jünger, « c'est le tout qui est en jeu ». Sur la ligne, nous le sommes au moment où le nihilisme passif et le nihilisme actif ont laissé place au nihilisme accompli. Le site du nihilisme accompli est celui à partir duquel nous pouvons interroger l'essence du nihilisme. Après la destruction des formes, les temps ne sont plus à séparer le bon grain de l'ivraie. Le nihilisme, écrit Nietzsche est « l'hôte le plus étrange », et Heidegger précise, « « le plus étrange parce que ce qu'il veut, en tant que volonté inconditionnée de vouloir, c'est l'étrangeté, l'apatridité comme telle. C'est pourquoi il est vain de vouloir le mettre à la porte, puisqu'il est déjà partout depuis longtemps, invisible et hantant la maison. »
L'illusion du réactionnaire est de croire pouvoir « assainir », alors que l'illusion du progressiste est de croire pouvoir fonder cette étrangeté en une nouvelle et heureuse familiarité planétaire. Or, précise Heidegger: « L'essence du nihilisme n'est ni ce qu'on pourrait assainir, ni ce qu'on pourrait ne pas assainir. Elle est l'in-sane, mais en tant que telle elle est une indication vers l'in-demne. La pensée doit-elle se rapprocher du domaine de l'essence du nihilisme, alors elle se risque nécessairement en précurseur, et donc elle change. »
La destruction, qui est le signe du nihilisme moderne, serait donc à la fois l'instauration généralisée de l'insane et une indication vers l'indemne. Si le poète et le penseur doivent parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, il n'est pas exclu que par l'accomplissement du nihilisme, c'est-à- dire la destruction de la lettre morte, une chance ne nous soit pas offerte de ressaisir dans son resplendissement essentiel l'esprit qui vivifie. Le précurseur sera ainsi celui qui ose et qui change et dont la pensée, à ceux qui se tiennent encore dans le nihilisme passif ou le nihilisme actif, paraîtra réactionnaire ou subversive alors qu'elle est déjà au-delà, ou plus exactement au-dessus.
Comment ne point aveugler l'un des visages de Janus, comment tenir en soi, en une même exigence et une même attention, la crainte, l'espérance, la déréliction et la sérénité ? Il n'est pas vain de recourir à la raison, sous condition que l'on en vienne à s'interroger ensuite sur la raison même de la raison. Que nous dit cette raison agissante et audacieuse ? Elle nous révèle pour commencer qu'il ne suffit pas de reconnaître dans tel ou tel aspect du monde moderne l'essence du nihilisme. La définition et la description du nihilisme, pour satisfaisantes qu’elles paraissent au premier regard, nous entraînent pourtant dans le cercle vicieux du nihilisme lui-même, avec son cortège de remèdes pires que les maux et de solutions fallacieuses. Vouloir localiser le nihilisme serait ainsi lui succomber à notre insu. Cependant l'intelligence humaine répugne à renoncer à définir, à discriminer: elle garde en elle cette arme mais dépourvue de Maître d'arme et d'une légitimité conséquente, elle en use à mauvais escient. Telle est exactement la raison moderne, détachée de sa pertinence onto-théologique. Etre sur la ligne, penser l'essence du nihilisme accompli, c'est ainsi reconnaître le moment de la défaillance de la raison. Cette reconnaissance, pour autant qu'elle pense l'essence du nihilisme accompli ne sera pas davantage une concession l'irrationalité. « Le renoncement à toute définition qui s'exprime ici, écrit Heidegger, semble faire bon marché de la rigueur de la pensée. Mais il pourrait se faire aussi que seule cette renonciation mette la pensée sur le chemin d'une certaine astreinte, qui lui permette d'éprouver de quelle nature est la rigueur requise d'elle par la chose même ».
Le Cœur aventureux jüngérien est appelé à se faire précurseur et à suivre « le chemin d'une certaine astreinte ». La raison n'est pas congédiée mais interrogée; elle n'est point récusée, en faveur de son en-deçà mais requise à une astreinte nouvelle qui rend caduque les définitions, les descriptions, les discriminations dont elle se contentait jusqu'alors. « Que l'hégémonie de la raison s'établisse comme la rationalisation de tous les ordres, comme la normalisation, comme le nivellement, et cela dans le sillage du nihilisme européen, c'est là quelque chose qui donne autant à penser que la tentative de fuite vers l'irrationnel qui lui correspond. » A celui qui se tient sur la ligne, en précurseur et soumis à une astreinte nouvelle, il est donné de voir le rationnel et l'irrationnel comme deux formes concomitantes de superstition.
Qu'est-ce qu'une superstition? Rien d'autre qu'un signe qui survit à la disparition du sens. La superstition rationaliste emprisonne la raison dans l'ignorance de sa provenance et de sa destination, et dans sa propre folie planificatrice, de même que la superstition religieuse emprisonne la Théologie dans l'ignorance de la vertu d'intercession de ses propres symboles. L'insane au comble de sa puissance généralise cette idolâtrie de la lettre morte, de la fonction détachée de l'essence qui la manifeste. Aux temps du nihilisme accompli le dire ayant perdu toute vertu d'intercession se réduit à son seul pouvoir de fascination, comme en témoignent les mots d'ordre des idéologies et les slogans de la publicité. Dans sa nouvelle astreinte, le précurseur ne doit pas être davantage enclin à céder à la superstition de l'irrationnel qu'à la superstition de la raison. En effet, souligne Heidegger, « le plus inquiétant c'est encore le processus selon lequel le rationalisme et l'irrationalisme s'empêtrent identiquement dans une convertibilité réciproque, dont non seulement ils ne trouvent pas l'issue, mais dont ils ne veulent plus l'issue. C'est pourquoi l'on dénie à la pensée toute possibilité de parvenir à une vocation qui se tiennent en dehors du ou bien ou bien du rationnel et de l'irrationnel. »
La nouvelle astreinte du précurseur consistera précisément à rassembler en soi les signes et les intersignes infimes qui échappent à la fois au rationalisme planificateur et à l'irrationalisme. La difficulté féconde surgit au moment où l'exigence la plus haute de la pensée, sa requête la plus radicale devient un refus de l'alternative en même temps qu'un refus du compromis. Ne point choisir entre le rationnel et l'irrationnel, et encore moins mélanger ce qu'il y aurait « de mieux » dans l'un et dans l'autre, telle est l'astreinte nouvelle de celui qui consent héroïquement à se tenir sur le méridien zéro du nihilisme accompli. Conscient de l'installation planétaire de l'insane, son attention vers l'indemne doit le porter non vers une logique thérapeutique, qui traiterait les symptômes ou les causes, mais au cœur même de cette attention et de cette attente pour lesquels nous n'avons pas trouvé jusqu'à présent d'autre mots que ceux de méditation et de prière, quand bien même il faudrait désormais charger ces mots d'une signification nouvelle et inattendue.
L'entretien sur la ligne d’Ernst Jünger et de Martin Heidegger ouvre ainsi à la raison qui s'interroge sur ses propres ressources des perspectives qui n'ont rien de passéistes et dont on est même en droit de penser désormais qu'elles seules n'apparaissent pas comme touchées dans leur être même par le passéisme, étant entendu que le passéisme progressiste est peut-être, par son refus de retour critique sur lui-même, et par la méconnaissance de sa propre généalogie, plus réactionnaire encore dans son essence que le passéisme nostalgique ou néoromantique.
L'attention du précurseur, sa théorie, au sens retrouvé de contemplation, sera d'abord un art de ne pas refuser de voir. Quant à l'astreinte nouvelle, elle éveillera la possibilité d'une autre hiérarchie des importances où le vol de l'infime cicindèle n'aura pas moins de sens que les désastres colossaux du monde moderne. " De même, écrit Jünger, les dangers et la sécurité changent de sens". Comment ne pas voir que les modernes doivent précisément à leur goût de la sécurité les pires dangers auxquels ils se trouvent exposés ? Et qu'à l'inverse l'audace, voire la témérité de quelques uns furent toujours les prémisses d'un établissement dans ces grandes et sereines sécurités que sont les civilisations dignes de ce nom ?
L'homme moderne, ne croyant qu'à son individualité et à son corps, désirant d'abord la sécurité de son corps, ne désirant, en vérité, rien d'autre, est l'inventeur du monde où la vie humaine est si dévaluée qu'il n'y a presque plus aucune différence entre les vivants et les morts. C'est bien pourquoi le massacre de millions d'êtres humains dans son siècle "rationnel, démocratique et progressiste" le choque moins que la violence d'un combat antique ou d'une échauffourée médiévale, pour autant que sa sécurité, son individualité ou, dans une plus faible mesure, celles des siens, ont été épargnées. Le nihilisme de sa propre sécurité s'établit dans le refus de voir le nihilisme du péril auquel il n'a cessé de consentir que d'autre que lui fussent livrés, et se livrant ainsi lui-même à leur vindicte. Les Empereurs chinois savaient ce que nous avons oublié, eux qui considéraient leurs armes défensives comme les pires dangers pour eux-mêmes. Les Cœurs aventureux, ou selon la terminologie heideggérienne, les précurseurs, trouveront la plus grande sécurité dans leur consentement même à se reconnaître dans le site du plus grand danger. De même qu'au cœur de l'insane est l'incitation vers l'indemne, au cœur du danger se trouve le site de la plus grande sécurité possible. Comment sortir indemne de l'insane péril (qui prétend par surcroît avoir inventé la sécurité comme Monsieur Jourdain la prose !) où nous a précipité le nihilisme ? Quelle est la ligne de risque ?
Certes, le méridien zéro n'est nullement ce « compteur remis à zéro » dont rêve la sentimentalité révolutionnaire. Ce méridien, s'il faut préciser, n'est point une métaphore de la table rase, ou le site d'un oubli redimant. Le méridien zéro est exactement le lieu où rien ne peut être oublié, où toute sollicitation extérieure répond d'une réminiscence, comme le son répond à la corde que l'on touche, où l'empreinte ne prétend point à sa précellence sur le sceau. Ce qui advient, pas davantage que ce qui fut, ne peut prétendre à un autre titre que celui d'empreinte, le sceau étant l'hors-d'atteinte lui-même: l'indemne qui gît au secret du cœur du plus grand danger. La ligne de risque de la vie et de l'œuvre jüngériennes répond de cette certitude acquise sur la ligne.
Toute interrogation fondamentale concernant la liberté est liée à la Forme. Si le supra-formel, en langage métaphysique, bien l'absolu de la liberté, le propre de ceux que l'hindouisme nomme les libérés vivants, l'informe, quant à lui, est le comble de la soumission. La question de la Forme se tient sur cette ligne critique, sur ce méridien zéro qui ouvre à la fois sur le comble de l'esclavage et sur la souveraineté la plus libre qui se puisse imaginer. Dès Le Travailleur, et ensuite à travers toute son œuvre, Jünger poursuivit, comme nous l'avons vu, une méditation sur la Forme. Or, cette méditation, platonicienne à maints égards, est aussi inaugurale si l'on ose la situer non plus dans l'histoire de la philosophie, comme un moment révolu de celle-ci mais sur la ligne, comme une promesse de franchissement de la ligne. Ce qu'il importe désormais de savoir, c'est en quoi la Forme contient en elle à la fois la possibilité du déclin dans le nihilisme (dont l'étape d'accomplissement serait la confusion de toutes les formes: l'uniformité) et la possibilité d'une recréation de la Forme, voire d'un dépassement de la Forme dans une souveraineté jusqu'ici encore impressentie. Par les figures successivement interrogées du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, Jünger s'achemine vers cette souveraineté. Pour qu'il y eût une Forme, au sens grec d'Idéa, et non seulement au sens moderne de « représentation », il importe que la réalité du sceau ne soit pas oubliée.
Une lecture extrêmement sommaire des œuvres de Jünger et de Heidegger donnerait à penser que lorsque Heidegger tenterait un dépassement, voire un renversement ou une « déconstruction » du platonisme, Jünger, lui s'en tiendrait à une philosophie strictement néo-platonicienne. Le dépassement heideggérien de la métaphysique, qui tant séduisit ses disciples français « déconstructivistes » (et surtout acharnés, sous l'influence de Marx, à détacher toute philosophie de ses origines théologiques) laissa, et laisse encore, d'immenses carrières à l'erreur. Les modernes qui instrumentalisent l'œuvre de Heidegger en vue d'un renversement du platonisme et de la métaphysique méconnaissent que, pour Heidegger, dépassement de la métaphysique signifie non point destruction de la métaphysique mais bien couronnement de la métaphysique. Il s'agit moins, en l'occurrence, de se libérer de la métaphysique que de libérer la métaphysique.
Il n'est pas question de déconstruire la métaphysique, pour en faire table rase, mais d'en établir la souveraineté en la dépassant par le haut, c'est à dire par la question de l'être. Pour un grand nombre d'exégètes français la différence essentielle entre une antimétaphysique et une métaphysique couronnée demeure obscure. Heidegger ne reproche point à la métaphysique de s'interroger sur l'essence, il lui impose au contraire, comme une astreinte nouvelle, de s'interroger plus essentiellement encore sur l'essence de son propre déploiement dans le Logos. A la métaphysique déclinante des théologies exotériques, des sciences humaines, de la didactique, de la Technique et du matérialisme, Heidegger oppose une interrogation essentielle sur le déclin lui-même.
En établissant clairement son dépassement de la métaphysique comme un couronnement de la métaphysique, Heidegger suggère qu'il y a bien deux façons de dépasser, l'une par le bas (qui serait le matérialisme) l'autre par le haut, et qui est de l'ordre du couronnement. Loin de vouloir « en finir », au sens vulgaire, avec la métaphysique, Heidegger entend en rétablir sa royauté. Par l'interrogation incessante sur les fins et sur la finalité de la métaphysique, Heidegger œuvre à la recouvrance de la métaphysique et non à sa solidification. Qu'est-ce qu'une métaphysique couronnée ? De quelle nature est ce dépassement par le haut ? Que le déclin de la métaphysique eût conduit celle-ci de la didactique à la superstition de la technique, du nihilisme passif jusqu'au nihilisme accompli, en témoignent les théories modernes du langage et l'humanisme qui ne voit en l'homme qu'un animal « amélioré » par le langage. Ce que Heidegger reproche à ces théories du langage et de l'homme est d'ignorer la question de l'essence de l'homme et de l'essence du langage, et d'être en somme, des métaphysiques oublieuses de leurs propres ressources.
Le dialogue entre Jünger et Heidegger, que le bon lecteur ne doit pas circonscrire à l'échange hommagial et épistolaire sur le passage de la ligne mais étendre aussi aux autres œuvres, prend tout son sens à partir des méditations jüngériennes sur le langage et l'herméneutique. En effet, loin de rompre avec la source théologique, Heidegger en fut le revivificateur éminent par l'art herméneutique qu'il ne cessa d'exercer au contact des œuvres anciennes, les présocratiques, Aristote, ou modernes, Hölderlin, Trakl, ou Stefan George. De même Jünger, en amont des gloses, des analyses et des explications poursuivit le dessein de retrouver, dans les signes et les intersignes, la trace des dieux enfuis. Entre les noms des dieux et leurs puissances, entre l'empreinte et le sceau, entre le langage et la langue, entre ce que doit être dit et ce qui est dit, l'Auteur s'établit avec une inquiétude créatrice. Ce serait se méprendre grandement sur la méditation sur la Forme qui est à l'œuvre dans les essais de Jünger que de n'y voir qu'une reproduction d'un néoplatonisme acquis et défini une fois pour toute, et réduit, pour ainsi dire à des schémas purement scolaires ou didactiques. Se tenir sur la ligne, c'est déjà refuser d'être dans la pure représentation. Entre la présence et son miroitement se joue toute véritable et féconde inquiétude spéculative.
Luc-Olivier d’Algange
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12/12/2021
Moralistes et moralisateurs:
Luc-Olivier d’Algange
Moralistes et moralisateurs
Rien n’incline davantage à la passion que les questions morales. Ce glissement du principe vers la passion n’est pas sans dangers : tous les fanatismes naissent de cette conviction ardente en la justesse universelle de nos principes. Il semblerait que nous devenions dévastateurs et cruels à mesure que nous nous persuadons de l’excellence de nos bons sentiments et du bon droit que des bons sentiments nous confèrent à juger du Bien et du Mal. Le mal que nous infligeons à autrui est d’autant plus terrible qu’il s’inflige au nom du Bien. Il y a dans la morale des moralisateurs, dans la « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche, un élan à la fois vil et prédateur que la volonté de puissance la plus soutenue n’atteint que rarement.
La déchéance de la morale, loin d’être ce « déclin de la moralité » que déplorent les prudes et les tartuffes, loin de se caractériser par un étiolement des questions morales, par une sorte de quiétisme de l’amoralité, ou par un laxisme plus ou moins « décadent », semble au contraire s’exprimer désormais par une hybris de la morale, une démesure du Bien qui confère à ceux qui en sont possédés un extraordinaire sentiment de puissance.
Gagnée par l’ivresse de cette hybris puritaine qui s’étend à des domaines politiques, esthétiques ou métaphysique où elle n’a que faire, cette morale débordante, cette griserie narcissique du Bien abstrait, envahit et subjugue les consciences et les entendements humains au point de les aveugler sur le beau et sur le vrai qui, par essence, ne sont jamais acquis mais toujours à conquérir et appartiennent tout autant aux réalités sensibles, au frémissement de l’immanence, qu’aux réalités intelligibles.
Il n’est pas un débat littéraire, artistique, politique ou scientifique qui ne soit d’emblée tenu sous le joug d’un jugement moral d’autant plus arbitraire qu’il se fonde sur le refus symétrique des faits et des raisonnements. Ce qui s’oppose au moralisateur, ce n’est point l’immoralité (qui, par la mode de la « transgression » subventionnée, est devenue elle-même moralisatrice) mais bien la morale des Moralistes dont la tradition, pour être devenue plus ou moins clandestine, perdure jusqu’à nous. Cioran dans l’ensemble de son œuvre, Montherlant dans ses « solstices » et dans ses « cahiers », Philippe Muray, avec ses « exorcismes spirituels », qui tiennent à la fois de Pascal et de Voltaire, et plus en amont, le génial Joseph Joubert, contemporain et ami de Chateaubriand, furent les héritiers et les continuateurs, parfois même plus profonds que leurs maîtres, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de Saint-Cyran, de Madame de Sablé, de La Bruyère ou d’Etienne-François de Vernage.
En ces temps qu’il faut bien qualifier d’obscurantistes, en ces temps aveuglés et déprimés, pontifiants et moroses, relire les Moralistes est une façon de se désembourber l’âme, de lui donner, avec le surcroît de la lucidité, cette allégresse, cette joie printanière qui ne s’en laisse pas conter, ces vertus discrètes mais persistantes qui élaguent, allègent et disposent heureusement au combat contre le nihilisme, autrement dit au combat contre la mauvaise-foi. Car tel fut bien le souci majeur des Moralistes : cheminer droit en évitant le mensonge et cette mauvaise foi qui veut élever au rang de vertu sacrée et universelle les données simples de notre amour-propre individuel ou de notre vanité collective.
Ce qui distingue les Moralistes des moralisateurs est à la fois d’une grande évidence et d’une infinie subtilité. Le Moraliste pense avec et selon ses semblables, à l’intérieur d’une société, par l’affinement du goût et de l’intelligence, par le perfectionnement d’une politesse qui n’est pas seulement la crainte de la susceptibilité d’autrui. La morale, pour lui, n’est pas détachée des mœurs, des coutumes, des habitudes, elle s’exerce à l’intérieur d’un faisceau de conditions, d’influences et de savoirs tout en laissant à l’individu le pouvoir de juger par lui-même. On pourrait dire que le Moraliste est un individu libre qui ne croit pas outre mesure en la réalité de l’individu, alors que le moralisateur est un grégaire qui croit absolument en l’individu, - d’où l’individualisme de masse dont sa morale est l’illustration. Le moralisateur ne peut penser qu’en accord préalable avec son groupe : il ne pense pas ce qu’il pense, il pense ce qu’il faut penser, en obéissant à l’argument d’autorité des spécialistes. Un journal comme Le Monde exerça ces dernières années avec diligence, puis avec maladresse, cet office particulier de substituer à la pensée tâtonnante du moralisateur un discours en apparence étayé. Le moralisateur cherche le réconfort, le « développement personnel », l’approbation générale alors que le Moraliste cherche le combat, et d’abord le combat avec lui-même, fût-ce au détriment de ses propres valeurs ou certitudes.
Le Moraliste fait profession de courage et d’esprit critique contre le « bien » lui-même. Sa suspicion ne disperse point les forces mais les décante et les rassemble en une énergie nouvelle, plus claire, plus affûtée, mieux résolue à se déprendre des trop promptes autosatisfactions. Souvent excellent écrivain, le Moraliste n’est pas moins sourcilleux à l’égard de sa propre bonté qu’à l’endroit de son style. Il ne lui suffit pas d’être lui-même, il veut être au mieux, par estime pour ceux qu’il fréquente. S’il ne veut point être dupe des « bons sentiments », ce n’est point pour s’abandonner à un relativisme où tout vaudrait n’importe quoi mais pour ressaisir la fine pointe de l’intelligence lorsque celle-ci se confond avec une certaine idée de l’équité et de la justesse.
Savoir, avec La Rochefoucauld, que « le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que le vice », c’est aussi ne pas oublier « qu’il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». Les Moralistes interrogent ainsi leur propre morale à l’épreuve de leur commerce avec leurs égaux : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver ». Toute la logique d’Humain, trop humain, et du Voyageur et son ombre de Nietzsche s’ensuit, ainsi que La généalogie de la morale : « Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » A la différence de la morale du moralisateur, la morale du Moraliste est une morale expérimentale, une morale vérifiée ; elle ne dissipe point l’exigence du bien, mais la précise en l’éloignant : être bon n’est point si facile que l’on croit. « Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons ». Ce qui, sans doute, eût fait horreur aux Moralistes du dix-septième siècle, si par quelque paradoxe temporel ils eussent être confrontés à nos modernes moralisateurs, c’est précisément cette indécente et perpétuelle flatterie que le moralisateur s’adresse à lui-même et dont il se gonfle pour imposer aux autres ses propres abandons, son propre dédain pour les êtres et les choses que désirent des natures plus fortes et moins lasses. « L’homme qui se méprise se prise encore de se mépriser » écrivait Nietzsche. Moraliste, Sade le fut aussi à sa façon, en cette phrase admirablement resserrée : « Le passé m’encourage, le présent me galvanise, je crains peu l’avenir ». Véritable devise et cri de guerre contre le nihilisme moderne qui déprécie le passé, s’ennuie dans le présent et se laisse terroriser par l’avenir.
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Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents:
Luc-Olivier d’Algange
Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents
Que sont les temps présents ? Sommes-nous encore assez naïfs pour croire que notre situation chronologique, le seul fait d'y être, nous donne un quelconque privilège, un apanage particulier de discernement ? Tout porte à croire, au contraire, que nous ne pouvons pas davantage voir la forme de notre temps que le génie des Mille et une nuits enfermé dans sa lampe à huile, ne peut voir, avant d'en être délivré, l'objet qui l'emprisonne. Etre vraiment présent aux « temps présents » exige que nous éprouvions le désir de nous en évader. Celui qui n'éprouve pas la nostalgie de quelque liberté plus grande, celui qui se contente des limites qui lui sont assignées demeure dans une obscurité rassurante. Si nous passons du monde des Mille et une nuits à celui du dialogue platonicien, nous sommes amenés à comprendre qu' à l'intérieur des temps présents, ce n'est pas seulement la réalité de ces temps qui nous échappe mais notre propre réalité qui s'avère ombreuse. La question « que sont les temps présents ? » devient alors une mise en demeure à ne point nous satisfaire des seules ombres qui bougent sur les murs de la Caverne. Ces temps ne sont point ce qu'ils paraissent être. Pour les considérer avec quelque pertinence, il nous faudra accomplir un renversement herméneutique, c'est-à-dire un acte de compréhension surnaturel. Quand bien même, au comble du scepticisme, nous ne considérerions la divine Providence que comme une hypothèse, celle-ci ne s'avère pas moins nécessaire à cet « ex-haussement » qui est la condition nécessaire à tout regard sur les temps présents.
Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous apportent non seulement des lumières sur ce que René Guénon nommait les « signes des temps » qui nous demeurent en général indéchiffrables, elles nous invitent également à comprendre les temps présents dans la perspective de la divine Providence. Otons la Providence et toute considération des temps présents devient non seulement impraticable mais absurde car ces « temps » cessent alors d'exister en tant que tels. La notion même d'époque, que certains historiens modernes (ayant le mérite d'être logiques avec eux-mêmes) récusent, ne se laisse comprendre que par la possibilité d'une vision surplombante, très-exactement providentielle. On peut, certes, nier la notion d'époque, ne considérer que des rapports de force sociologiques ou économiques, la plus superficielle observation de l'architecture et des styles suffit à nous convaincre de la réalité sans conteste des « époques ». Le style gothique diffère du style roman, comme le style classique diffère du style gothique. Le seul fait de leur éloignement dans ce qu'il est convenu de nommer le passé nous donne la possibilité de les considérer du regard même de la divine Providence. Les temps présents seuls semblent, en nous, se refuser à ce regard alors que du point de vue de la Providence ils sont, eux aussi, déjà accomplis, achevés et dépassés. L'aveuglement du Moderne consiste à ne pas voir son temps comme un temps, son époque comme une époque. Une singulière et persistante vanité lui prescrit de voir son temps (qu'il refuse de considérer en tant qu'époque) comme l'espace indéfini du meilleur des mondes possibles. A la perspective surplombante de la Providence, il substitue le déterminisme qui est à la Providence ce que la « lettre morte » est à « l'Esprit qui vivifie ». Faute de pouvoir lire providentiellement notre époque d'un point de vue ultérieur qui en fera une époque passée, il demeure cependant possible d'apprendre à la lire du point de vue des Soirées de Joseph de Maistre, ce qui reviendra sans doute au même. Certaines œuvres n'appartiennent au passé que par la profonde méprise des Modernes sur les œuvres en général et sur le passé en particulier.
Nous ne sommes plus aux temps des mésinterprétations, qui sollicitent la rectification, mais aux temps de la méprise qui interdisent toute interprétation bonne ou mauvaise. L'œuvre de Joseph de Maistre non seulement n'appartient pas au passé mais il nous apparaît comme fort probable que ce qu'elle avait à nous dire n'a pas encore été entendu. L'œuvre de Joseph de Maistre n'est si étrangère aux Modernes que parce qu'elle les informe avec exactitude sur ce qu'ils sont: expérience désagréable dont on se dispense, c'est humain, aisément ! Les œuvres que les Modernes s'efforcent de tenir à distance, en les reléguant dans un passé qu'ils inventent à leur image, sont précisément celles qui s'adressent à eux et dont, par un paradoxe admirable, le déchiffrement, la lecture, ne peut être faits que par eux. Certaines œuvres, ainsi que Heidegger l'écrivait à propos des Grands Hymnes d'Hölderlin, demeurent « en réserve », leur sens exigeant, pour se déployer, l'advenue d'une autre époque. Heidegger nous dit aussi que certaines vérités aurorales ne peuvent être véritablement comprises qu'à la tombée du soir. Tel est précisément le sens de l'interprétation « providentialiste » de Joseph de Maistre: le soir, le déclin, voire la destruction des formes trouvent leur sens dans la possibilité d'une compréhension plus haute et plus vaste des heurts et des malheurs historiques que nous subissons. Si, ainsi que l'écrivait Raymond Abellio, en une perspective husserlienne, « la conscience est le plus haut produit de l'être », le désastre historique, s'il élève notre conscience dans son propre dépassement, se trouve justifié. Ainsi la catastrophique Révolution française trouve son sens dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Que si Joseph de Maistre n'eût rien écrit, le sens des événements, en demeurant celé, se fût détruit pour le plus grand triomphe du Mal.
Quiconque garde les yeux ouverts, sait bien que lorsque le soir tombe, les couleurs, un moment, s'avivent d'une ferveur plus intense. Nous ne discernons bien le don de la lumière, les couleurs, qu'à ce moment où elles sont sur le point de s'effacer. Le sens culmine dans le déclin de toutes les significations, les Principes s'exaltent à l'époque du déclin et de la destruction de toutes les valeurs. Les Soirées, quoiqu'on en veuille, sont bien nos soirées, et c'est à notre déclin français et européen qu'elles s'adressent. Les Soirées ne sont pas tant « en avance sur leur temps » que sur le temps lui-même: ce qu'elles tentent en interprétant les œuvres de la divine Providence n'est rien moins que de nous soustraire à notre ignorance déterminée.
A mesure que nous nous éloignons de l'interprétation de la divine Providence, à mesure que nous nous emprisonnons dans notre refus d'être nous-mêmes interprétés par la Providence et plus nous nous soustrayons du sens, plus nous renonçons au pèlerinage pour vagabonder ; plus encore nous nous trouvons soumis, enchaînés, dépossédés, ombreux, somnambuliques. Il y a une allure propre à l'homme moderne, lente et lourde, hypnotisée et harassée. Le propre du somnambule est d'ignorer qu'il somnambulise. Quiconque s'avise de le réveiller suscitera sa rage meurtrière. Dans ce faux-sommeil nos songes sont téléguidés et nous conduisent. La difficulté à faire entrer nos contemporains dans la perspective métaphysique de Joseph de Maistre, leur antipathie instinctive pour toute considération de cette sorte tient sans doute à cette étrange addiction léthéenne. L'acte de pensée exige un effort, et de cet effort, il semble bien que les idéologies modernes soient les éminentes ennemies. Elles pourvoient inépuisablement à notre désir de ne pas penser, d'échapper à la perplexité, à l'inquiétude que suscite en nous l'idée d'une Providence. L'écrivain japonais Yasunari Kawabata définit le propre de son art comme l'exercice de ce qu'il nomme « le regard ultime »: « Si la nature est belle, c'est parce qu'elle se reflète dans mon regard ultime. »
Qu'est-ce qu'un regard ultime ? Est-ce voir le monde comme pour une dernière fois ou bien voir le monde comme s'il était sur le point de disparaître ? L'imminence de la catastrophe ou de la disparition aiguise le regard. La mise en demeure faite à l'entendement humain de considérer le sens du monde dans l'ultime regard que nous posons sur lui, loin de nous assourdir de terreur, de nous enfermer en nous-mêmes dans le pathos désastreux du refus de cesser d'être, avive au contraire les sens eux-mêmes: « Dans l'univers transparent et limpide comme un bloc de glace, écrit Kawabata, d'un moine qui médite, le bâton d'encens qui se consume peut faire retentir le bruit d'une maison qui s'embrase dans un incendie, et le bruissement de la cendre qui tombe peut résonner comme un tonnerre. Il s'agit là d'une pure vérité. Le regard ultime fournit la réponse à bien des mystères dans le domaine de la création artistique. » Pour échapper au déterminisme qui nous exile de la compréhension du moment présent, pour œuvrer à la recouvrance des sens et du sens, à leur exaltation dans l'imminence de la beauté absolue, il faut méditer et trouver au cœur de sa méditation le secret limpide du « regard ultime ».
Les Soirées de Saint-Pétersbourg me semblent une méditation de cette envergure à nos usages français. Les voix qui s'entrecroisent au-dessus du cours du fleuve qui s'abandonne dans le soir édifient doucement, songeusement, une impondérable demeure de sérénité au-dessus des malheurs du temps. La conversation (et l'on ne saurait assez redire à quel point toute civilité, toute politique digne de ce nom, tout bonheur humain dépendent avant tout de l'art de converser) éveille, par touches successives, ce qui, dans l'entendement humain, s'est ensommeillé. Ces échanges poursuivent avec délicatesse le dessein de nous éveiller peu à peu de nos torpeurs. Sans doute a-t-il échappé aux quelques bons auteurs qui crurent voir dans les Soirées l'expression d'une pensée « fanatique » ou « totalitaire » que l'auteur désire à peine nous convaincre, à nous établir dans une conviction. On chercherait en vain, chez Joseph de Maistre, homme de bonne compagnie, cette compulsion à subordonner l'interlocuteur à ses avis par l'usage du chantage moral. Si quelques certitudes magnifiques fleurissent de ces entretiens, c'est dans l'entrelacs des voix humaines. Le lecteur auquel s'adresse Joseph de Maistre n'est point obligé à changer en mot d'ordre ou de propagande ces corolles de l'Intellect. Ce qui est exigé de lui, en revanche, c'est bien de se tenir attentif entre les échanges, d'être à l'affût entre les questions et les réponses qui ne sont elles-mêmes que de nouvelles questions. C'est à ce titre seulement qu'il pourra être au diapason de sa lecture, non par une adhésion, mais comme un quatrième interlocuteur.
S'il n'y a point à proprement parler de « système » dans les Soirées, il y a bien une logique et cette logique suppose que le lecteur comble, par ses propres inspirations, la place laissée vacante aux côtés du Chevalier, du Comte et du Sénateur qui s'entretiennent courtoisement à la tombée du jour. Faute d'avoir compris cela, la logique maistrienne nous demeure celée. Que par une disposition particulièrement heureuse de la Providence le quatrième interlocuteur soit d'un autre temps que les trois autres, c'est là une chance particulière qui nous est offerte de « justifier les voies de la Providence même dans l'ordre du temporel. »
Telle est bien l'heureuse, l'opportune inquiétude dans laquelle nous jettent les Soirées. Le regard ultime nous somme de douter de notre identité. Qui sommes-nous, qui pouvons nous être ? Sommes-nous encore à la hauteur de l'entretien ? De quelle nature est notre invisible présence à ces considérations qui s'échangent harmonieusement ? La force des oeuvres philosophiques dialoguées tient ainsi, par-delà la résistance aux systèmes, à cette précipitation chimique d'une identité que l'auteur ne pouvait que deviner, suggérer ou prédire mais dont la présence rend nécessaire le dispositif intellectuel qui la circonscrit. Aussitôt sommes-nous délivrés de la prison de glace qui est le rôle du spectateur, aussitôt notre pensée s'est-elle emparée de la pensée qui court et se ramifie, qui chante et bruisse comme les feuillages du Soir que nous voici sollicités de faire exister, par notre entretien avec eux, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Nous existons par eux, notre pensée est requise à l'effort de spéculation et de remémoration par leur existence inventée mais, en même temps, nous savons qu'ils n'existent point sans nous, sans notre lecture attentive. Les Soirées, en tant qu'œuvre philosophique dialoguée, nous initient à cet abîme théorique du quatrième interlocuteur qui demeure non pas un pur néant mais une place vacante, une pure possibilité tant que nous ne sommes pas encore intervenus dans l'entretien.
Cet abîme, certes, n'est point l'abîme de l'inconscient, cher aux psychanalystes; il faudrait plutôt évoquer l'image d'un « abîme d'en-haut », d'un abîme lumineux. Toute oeuvre véritablement philosophique en vient ainsi à nous persuader de trouver une raison à ce que nous sommes, une raison d'être à être là où nous sommes et non point ailleurs. L'idée même de divine Providence pourvoit magnifiquement à cette exigence philosophique. Nous sommes là, et pourquoi pas ailleurs ? Nous sommes là exactement pour voir ce qui ne peut être vu que de ce point de vue particulier, et de nul autre.
Le providentialisme de Joseph de Maistre n'est pas un simple quiétisme; il garde du dix-huitième siècle dont il est l'héritier la volonté de savoir et d'agir. Il ne s'agit pas seulement consentir mais de connaître, de discerner et d'agir. Si de grands désastres nous ont conduits là où nous sommes, si, plus singulièrement encore, nous nous trouvons à telle intersection inquiétante des temps, ce n'est que pour mieux exercer notre intelligence. L'instrument exige la musique qui l'inventa. Notre intellect se dévoue providentiellement à comprendre ce qui s'offre à notre entendement et le temps et le lieu où nous nous trouvons ne sont pas hasardeux ou gratuits. Ils sont, au sens propre, un privilège. Que ce privilège fût terrible quelquefois n'ôte rien à la faveur singulière où la divine Providence nous tient.
Seule l'outrecuidance humaine la plus grotesque peut croire détenir la vérité comme un « tout ». La vérité n'est pas un tout, elle n'est qu'apparitions, intersections, éclats ! La pensée, le sens, ne sortent point de la bouche des hommes, ils surgissent de la rencontre. Où se trouve la pensée sinon entre les pensées ? Toute véritable philosophie est essentiellement dialogue car elle reconnaît que la pensée naît de cet espace intermédiaire qui mystérieusement unit et sépare les interlocuteurs. Que la Providence offrît à nos regards tel pays, tel temps parmi une infinité d'autres, loin d'être le seul fait du hasard ou de la nécessité (notions bâtardes et tautologiques inventées pour ne point nommer la Providence) ne serait-ce point la formulation d'une exigence ? Vous êtes là, et ce site exige d'être connu. Tel éclat de la gemme s'adresse particulièrement à vous, elle sollicite votre attention et votre réponse dans l'énigme qui vous est dédiée.
Les hommes de bonne compagnie qui s'entretiennent à Saint-Pétersbourg nous donnent, à nous lecteurs, la chance de douter de notre habituelle outrecuidance en faisant de nous leur hôte. Or, l'hôte est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Pour être digne de l'hospitalité que nous font le Comte, le Chevalier et le Sénateur, la moindre des choses est de les recevoir à notre tour dans notre temps. Comment ne pas voir que ce fleuve du temps où débute leur entretien est bien là pour les conduire jusqu'à nous ? Qu'auront-ils à dire de notre temps ? Tout autre chose que qu'ils dirent du leur mais, entendons-nous, un « autre chose » qui confirmera au plus haut point la pertinence de leurs considérations antérieures. Le propre des penseurs que l'on qualifie un peu promptement de « réactionnaires » est en général de gagner en pertinence à mesure que s'écoule le fleuve du Temps. Observons l'œuvre de cette croissante pertinence.
Le propre des temps modernes est de nous enlever ce qu'ils se vantent de nous offrir. Les maîtresses de ce temps furent, sous le signe de la communication de masse, la propagande et la publicité. L'une et l'autre sont, par nature, mensongères. « L’Etat français » du Maréchal nous vendit et nous vanta l'Etat, la France, la Nation, alors même qu'il consentait tout de même à ce que nous en fussions dépossédés. De même, nos démocraties libérales nous vantent, et nous vendent, la liberté individuelle alors même que triomphent le grégarisme et une société de contrôle dont le puritanisme et les rigueurs outrepassent, dans les faits, les despotismes les plus sourcilleux. La liberté et l'individualité nous sont vendues, mais cette transaction même nous prive de notre liberté et de notre individualité. L'échange opéré nous laisse l'ersatz en place de l'authentique. S'il est quelque honte à s'avouer floué, le Moderne y cède outrancièrement et rien n'est plus difficile que de lui faire admettre sa méprise. Sa liberté vendue, décrétée et vantée lui est aussi douce que l'esclavage. Pourquoi voudrait-il rendre cette fausse monnaie, puisqu'elle fait usage et qu'elle lui épargne d'avoir à exercer une liberté dont la vérité consiste en une épreuve ?
La liberté est une épreuve, elle s'éprouve, elle brille et brûle. La facilité nous incline à lui préférer sa représentation abstraite, sans conséquences, sans périls ni enchantements. Le génie du monde moderne est d'avoir inventé une race d'esclaves qui proclame et chante, dans l'hébétude généralisée, la liberté et la raison auxquelles elle renonce. « Mais les fausses opinions, écrit Joseph de Maistre, ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d'abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d'honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu'ils font. » Les mille atteintes constantes dont furent l'objet toutes les autorités de la religion, de l'intelligence, du droit ou du style depuis plus de deux siècles font que l'ignorance, la bêtise, la vulgarité non seulement ne sont plus réprimées, ni même contenues, mais qu'elles s'affichent, règnent, font leurs lois et vont jusqu'à établir une sorte d'étrange religion où les superstitions les plus ineptes se mêlent au pouvoir le plus vain, le plus clinquant et le plus hystérique. « Qu'un monarque indolent cesse de punir, écrit Joseph de Maistre, et le plus fort finira par faire rôtir le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l'ordre par le châtiment, car l'innocence ne se trouve guère et c'est la crainte des peines qui permet à l'univers de jouir du bonheur qui lui est destiné. »
A chaque défaillance de l'Autorité correspond un abus de pouvoir. Ces temps « où le plus fort fait rôtir le plus faible », comment nier que le vingtième siècle nous y a fait entrer en grande pompe révolutionnaire, nationale, romantique et même « humanitaire ». L'abstraction des « Droits de l'Homme » nous est vendue contre la possibilité effective de sauvegarder la simple dignité des êtres et des choses. Que la proclamation même de ces Droits eût été immédiatement suivie par la Terreur, qui en démentit chaque ligne, que cette Terreur fût l'expression de ces « Droits » antiphrastiques, une lecture maistrienne des temps présents permettrait de nous en aviser. Il est vrai que bien avant Joseph de Maistre, Démosthène avait tout compris: « Or, cette force des lois, en quoi consiste-telle ? Est-ce à dire qu'elles accourront pour assister celui d'entre vous qui, victime d'une injustice criera à l'aide ? Non: elle ne sont qu'un texte écrit, qui ne saurait posséder un tel pouvoir... » Le faible, c'est-à-dire, en nos temps démocratiques, le Pauvre, lorsque s'étiolent les autorités, voit moins que jamais les lois accourir à son secours, et encore moins au secours de la liberté et de la grandeur d'âme. D'où la tentation de l'esclavage consenti qui donne l'illusion d'être protégé par la masse de ses semblables, non certes que ceux-ci eussent des générosités ou des solidarités notables; mais tant que dure l'illusion, ce qu'il y a en nous de moins inquiet et de moins audacieux s'en satisfait.
L'individualisme de masse du monde moderne a ceci d'odieux à tout esprit formé par la Tradition qu'il transforme les individus en insectes. Chacun semble aller à sa guise, mais tous ne forment qu'un organisme, un « Gros Animal » comme disaient Platon et Simone Weil, où la part la plus lumineuse et la plus ténébreuse de l'inquiétude humaine se trouve réduite à presque rien. Or, cette inquiétude une fois éteinte, plus rien n'avertit l'homme de ce qu'il est. L'esclave satisfait de son esclavage, inconscient de sa dégradation, « tranquille à la place qu'il occupe », renonce aux ressources mêmes de l'humanitas. Ce qui se nomma « humanisme », ne fut rien d'autre, bien souvent, que l'expression de ce renoncement.
Quel est, pour Joseph de Maistre, le propre de l'être humain, dont il fait dire au Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg, qu'il « gravite vers les régions de la lumière » ? Quels sont les lois de pesanteur et d'apesanteur qui déterminent cette gravitation ? Quel est ce défi, que l'être humain ne peut omettre de relever sans déchoir dans l'en deçà de l'humanitas et rejoindre l'état de brute, dont la seule occupation est de se rendre plus fort contre le plus faible ? De quelle théorie, de quelle contemplation de ses propres destinées faut-il se rendre maître, non certes pour les écraser, mais pour en déployer les splendeurs ? Quelle outrecuidance devons-nous vaincre ? « Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés mais ils l'ignorent; l'homme seul a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer: il faut qu'il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir; sa grandeur même l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. »
Toute la thématique baudelairienne se trouve inscrite dans ce passage. Etre humain, ce n'est pas être un esclave satisfait, ce n'est point déchoir en castor (ou en blaireau) mais s'évertuer entre les hauteurs désirées et les bassesses fatales. Or, la propagande du monde moderne ne cesse de nous redire sur tous les tons qu'il n'est point de bassesse dont le démos n'eût interdit l'accès ni de hauteur qui ne fût déjà atteinte. Tout conjure de la sorte à nous faire oublier que notre nature est de nous tenir entre l'au-delà et l'en deçà, et qu'il n'est rien de moins stable que cet entre-deux.
Ce philosophe que même un esprit affiné comme Cioran se laisse aller à qualifier de « dogmatique » ou « fanatique », notre privilège de quatrième interlocuteur nous donnera ainsi à le comprendre, au contraire, comme un professeur d'instabilité et d'inquiétude. Entre l'au-delà et l'en deçà se jouent nos carrières incertaines. Le sens hiérarchique que supposent de telles spéculations offusque nos égalitaristes qui, à refuser de penser la hiérarchie, succombent aux plus viles iniquités. Cette hiérarchie, qu'ils se sauraient voir, il consentent à s'y plier aveuglement lorsqu'elle n'est plus que parodie et pure brutalité. De même, ces prétendus « individus libres » dont les bouches débordent de sarcasmes et de haine pour notre Royaume de France s'enfermeront dans leurs appartenances biologiques, sexuelles ou raciales, à triple tour, avec la bonne conscience des « minorités opprimées »; ces prétendus parangons d'universalisme s'acharneront sans relâche à la désagrégation du Pays, à sa décomposition en communautés d'intérêts ou de nature plus ou moins incertaines pour détruire toute trace de cette disposition providentielle que fut le Royaume de France et dont la nation fut l'héritière ingrate et quelque peu acariâtre. Les déterminismes les plus obtus, que la science consacre et qui les réduisent au rang de termites leur sembleront infiniment préférables aux libertés providentielles pourvu qu'ils en détinssent le pouvoir de cracher au visage de toute autorité, c'est-à-dire, de toute générosité. La tournure avaricieuse, cupide, égolâtrique de l'homme moderne tient là son origine, funeste à la fois pour la gloire et la grandeur de toute civilisation et pour la beauté des moments fugitifs qui nous étreignent et nous ravissent.
Il y a un mystère limpide de la générosité, comme il y a une énigme ténébreuse de l'ingratitude. En toute civilisation se heurtent et se combattent ce mystère et cette énigme. Les Modernes ont instauré l'habitude de traiter de « réactionnaires » les hommes de gratitude et d'orner du titre « d’amis du progrès » les tenants de l'ingratitude érigée en système. De tous les auteurs qualifiés abusivement de réactionnaires, Joseph de Maistre est incontestablement celui qui porte le sentiment et la pensée de la gratitude à son point le plus haut, allant jusqu'à remercier la Providence des obstacles qu'elle oppose à ce sentiment et à cette pensée.
Avant même d'être une philosophie spéculative dont les points de haute pertinence touchent à la prophétie, la pensée de la gratitude est un tour de caractère. De même que les beaux objets portent la marque de la main qui les conçu, les êtres humains, lorsqu'ils témoignent par leurs gestes et leurs songes de la beauté, lorsqu'ils sont à la fois beaux et bons, portent dans leur caractère le signe qui les inclinera immanquablement à trouver dans ce monde dont ils héritent d'innombrables raisons de remercier. Bien des différends peuvent s'aplanir, et il n'est point de discords d'ordre personnel ou impersonnel dont la bonne foi, la courtoisie, la sincérité, la politesse, l'intelligence, la bonne grâce, enfin, ne peuvent venir à bout. Le monde n'en demeure pas moins le théâtre d'un combat farouche entre la gratitude et l'ingratitude. C'est bien que celle-ci n'a d'autre passion que d'en finir avec celle-là. L'ingratitude ne veut point de la gratitude; sa seule raison d'être est de travailler sans relâche à la détruire, à ruiner dans nos cœurs tout élan vers elle, à en arracher les plus infimes surgeons, voire à en brûler toute semence.
Le monde moderne fut la scène de cette propagande immense et inlassable visant à nous persuader que nous ne devons rien à personne, et lorsqu'il arrive que, par évidence criante, nous nous révélions redevables, cette propagande nous exhorte à détruire ce bien qui nous fut offert par les arborescentes lignées de nos prédécesseurs. L'ingratitude n'est pas seulement une faiblesse de l'âme, une mesquinerie, un péché, elle est un culte qui exige une soumission absolue. L'ingrat adule son ingratitude mieux que l'idolâtre son veau d'or. La destruction programmée de la langue française, tant dans son amplitude historique et géographique que dans son intensité poétique et prophétique, témoigne des travaux de l'ingratitude. Cette langue, si riche de nuances et de splendeurs, les ingrats n'en supportent ni la musique, ni les raisons, et s'évertuent ainsi à en profaner l'usage.
L'énigme noire de l'ingratitude réside dans la dégradation même de celui qui la professe. Le mauvais amour de soi-même prive celui qui s'y adonne des biens dont il n'est que le légataire ou l'hôte. Ces biens étant tout ce que nous sommes, à les nier il ne reste que l'écorce morte. La grande célébration de la mort, l'adoration éperdue de la mort, que le vingtième siècle porta à des apogées inconnues jusqu'à lui, ne s'explique pas autrement : à refuser tous les bienfaits qui exalteraient en eux un sentiment de gratitude, les Modernes s'en furent adorer la mort.
A la noire énigme de l'ingratitude, répond le clair mystère de la générosité. Si l'ingratitude est l'en deçà de la raison, la générosité est son au-delà. L'ingratitude est déraisonnable. La générosité est une divine folie. Lorsque ces deux forces s'équilibrent, la raison humaine dispose de quelque chance d'affirmer ses prérogatives mesurées. Or jamais, dans l'histoire du monde, cet équilibre en fut aussi tragiquement rompu. Jamais ne fut plus nécessaire l'implosion dans nos âmes de la divine folie de la générosité. La générosité est un ensoleillement intérieur. Elle défie à la fois la pensée calculante et l'imprévoyance médiocre. Naguère, on nommait les généreux des précurseurs. Ils furent de ceux qui se sacrifient pour la beauté reçue. L'humilité et l'amour-propre trouvent en la générosité leur point de haute pertinence. Ce point, qui est la pointe de la spirale ascendante, peut seul nous délivrer du cercle du Mal.
Le monde moderne n'est pas exactement un monde où le Mal domine le Bien; il est un monde encerclé par le Mal. Non certes que le Bien y fût absent, mais rendu inopérant, confondu devant les obstacles innombrables, enfermé en lui-même, son rayonnement natif est devenu le principal, sinon l'unique objet de vindicte de l'immense foule des ingrats. Le Mal n'est pas moins gradué que le Bien dont parlent les néoplatoniciens. Ainsi, il existe une ingratitude banale, et pour ainsi dire sommaire ou vénielle, qui se contente de prendre sans remercier. Plus bas, et plus proche de l'opacité, il est une ingratitude nihiliste, qui refuse de prendre, qui se refuse au Don, quand bien même elle en serait l'exclusive bénéficiaire, sans aucune contrepartie imaginable. Plus proche encore des ténèbres, il est une ingratitude qui veut la mort de celui qui donne. A cette profondeur ténébreuse, la divine Providence elle-même devient inopérante. Le cercle s'est refermé étroitement sur le Bien et cet exil de l'exil, cet oubli de l'oubli ne laisse plus passer le moindre rai de lumière. Le mépris, l'opprobre, l'indifférence, la persécution qui furent et demeurent l'apanage sacrificiel des grands auteurs, tiennent à cette réalité abyssale de l'ingratitude. Réalité abyssale, métaphysique du Mal, énigme noire,- ces expressions sont encore faibles pour désigner l'étrange scandale que constitue, - chaque auteur en aura fait l'expérience, - la non-réponse, ou la réponse déloyale, procédurière, mesquine qui est donnée aux œuvres.
Les œuvres du passé, comme celles du présent, sont « mal-pensantes », sujettes à d'interminables et vétilleuses suspicions. On exerce contre elles non seulement le sarcasme, la vilenie, mais encore une fin de non-recevoir stratégique et généralisée. Or qu'est-ce qu'une œuvre ? De quelle nature est cette manifestation de l'intelligence et du cœur humain pour être si unanimement refusée, vilipendée, proscrite ? Quel est son « propre », sa « nature », son « essence » ? Par quelle voie parvient-elle à se heurter à « la bêtise au front de taureau » ? Quelle puissance délivre-t-elle pour être tant crainte et si fermement refusée dans une époque au demeurant « tolérante », « ouverte », pour ne pas dire laxiste ? Quel est ce point d'irradiation dont elle procède ? Je ne trouve d'autre mot pour nommer ce mystère que le mot générosité. L'œuvre est une preuve de la générosité humaine. Lorsque toute activité humaine se réduit au lucre, à la vénalité, au calcul, au traitement fanatique des affaires personnelles, l'œuvre apparaît comme un démenti insoutenable. Elle prouve la transcendance. Cette preuve, c'est peu dire qu'elle est mal-reçue. Preuve inadmissible de la possibilité d'une vie magnifique au milieu de la répétition et de la représentation sans fin de la petitesse, preuve irréfutable de la souveraineté du Logos, de la persistance de l'image de Dieu en l'homme, l'œuvre, en ces temps d'autoproclamée tolérance ne saurait être tolérée. Il n'y va pas seulement des sentiments humains, trop humains, de vanité blessée ou de jalousie: le Moderne sait, lui aussi se créer ses idoles, ses demi-dieux, pourvu qu'ils fussent du stade, de la variété, de la mode ou de la publicité. Au demeurant qui s'aviserait de jalouser l'activité catacombale de l'écrivain ? Ce qui justifie le refus, ce qui excite l'animosité, c'est la mémoire non vaincue d'une autre vie, d'une vie plus haute, plus ardente, plus noble et plus libre dont tout auteur, et particulièrement tout auteur qualifié de « réactionnaire » témoigne avec ce mélange de droiture et de désinvolture qui signe le caractère sur lequel la fascination du monde moderne demeure sans pouvoir.
De Joseph de Maistre, le génie et la générosité (termes au demeurant interchangeables, de part leur étymologie même, pour autant que nous soustrayons le mot « génie » de ses connotations impliquant une exacerbation morbide de la singularité humaine) seront de nous offrir, comme un espérance prodigieuse d'échapper au nivellement et à l'uniformité, une Norme sacrée. Que cette Norme dût être réinterprétée, que ses aspects fussent ici-bas changeants comme les scintillements de la lumière sur un fleuve, cela ne modifie pas davantage la Vérité que les reflets de la clarté sur l'eau ne changent le soleil. Il ne s'agit point de se laisser hypnotiser par l'éclat ou le reflet, mais d'en saisir l'essence voyageuse et lumineuse. L'œil est à la lumière ce que le visible est à l'invisible. Cette auguste présence, non seulement de l'invisible dans le visible mais du visible dans l'invisible, de la nature dans la Surnature, voilà bien, pour le Moderne, l'inacceptable. Ce que l'on nomma la « nouvelle critique » et dont l'apport à l'intelligence des formes littéraires paraît désormais négligeable, n'eut sans doute d'autre raison d'être que d'enfermer les œuvres littéraire dans un « jeu » sans portée aucune sur nos destinées et nos âmes. Ce qui importait avant tout à ces épigones ultimes d'un « matérialisme » récusé par les sciences elles-mêmes fut de nier par avance, sans même avoir à la contester ou la discuter, la « vérité » des œuvres.
Or, pour Joseph de Maistre, comme pour Balzac ou Baudelaire, le Beau n'est que la preuve extrême du Vrai. La forme heureuse, la suprême élégance du dire n'est qu'un effet du Vrai. Les oeuvres littéraires, lorsqu'elles participent d'une interrogation sur la divine Providence, sont des pérégrinations vers le Vrai, leur provenance. Toute œuvre digne de ce nom retourne en amont, vers la source providentielle qui la rend possible. « Le beau caractère de la vérité ! S'agit-il de l'établir ? Les témoins viennent de tous côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlés, jamais ils ne se contredisent, tandis que les témoins de l'erreur se contredisent, même lorsqu'ils mentent. » nous dit le Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg.
L'idée étrange que le Beau puisse être étranger au Vrai témoigne d'une dégradation du sentiment et du caractère du Vrai. Si l'on ne considère plus le Vrai qu'en terme statistique, et non plus essentiels, alors, certes, le Beau ne peut poursuivre sa carrière qu'en dehors du Vrai; mais ce Vrai n'est lui-même, alors, qu'une parodie. « Si l'homme, dit encore le Comte, pouvait connaître la cause d'un seul phénomène physique, il comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus difficiles à découvrir sont très aisées à comprendre. » Il en va de même des œuvres dignes de ce nom. Leur vérité est si belle, leur beauté si vraie qu'il faut résolument s'aveugler pour n'en rien voir, pour n'être point gagné par la générosité de leurs émanations lumineuses. Le Vrai est le déploiement du Beau. Le Vrai est l'espace incandescent de la manifestation du Beau. Il faut un vrai ciel pour l'envol de la trans-ascendance du Beau: « L'aigle enchaîné demande-t-il une montgolfière pour s'élever dans les airs ? Non, il demande seulement que ses liens soient rompus. »
Ainsi exactement en est-il du Vrai en littérature. Ce Vrai n'étant pas d'ordre statistique, ne prétendant point à une planification quantitative de l'Universel, exige ce que George Steiner nomme « la présence réelle ». Rompre les liens de la « présence réelle » dans les œuvres, c'est restituer à la Beauté l'espace de vérité où elle peut se manifester. Alors que la vérité statistique ne cesse d'outrecuider, en dépit des démentis incessants qu'elle s'impose à elle-même, la vérité des œuvres, inspirée par la Tradition, se corrobore de qualités en qualités. Loin d'outrepasser ses prérogatives, elle est recouvrance de la vertu intellectuelle en laquelle s'unissent l'analogie et la déduction, la poésie et la métaphysique. Ainsi Joseph de Maistre, à ce titre prédécesseur de Nietzsche, et sur un autre plan, de René Guénon, oppose à bon droit l'esprit de pesanteur et l'esprit de légèreté: « Quoiqu'il en soit, observez, je vous prie, qu'il est impossible de songer à la science moderne sans la voir constamment environnée de toutes les machines de l'esprit et de toutes les méthodes de l'art. Sous l'habit étriqué du Nord, la tête perdue dans les volutes d'une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d'instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d'encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu'il nous est possible d'apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu'elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d'aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale; l'ephod couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde que le ciel; et son pied dédaigneux ne semble toucher la terre que pour la quitter... »
Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous initient à une exactitude légère, une Sapience débarrassée de ses instrumentations techniques, une science noble et profonde dont le souci est d'alléger la vie, de la désentraver des déterminismes aussi fastidieux que faux qui nous emprisonnent dans l'immanence, dans la nature, dans la pesanteur. Ce qu'il importe d'aviver ou de raviver dans l'entendement humain n'est autre que la faculté d'intuition. A quoi bon une science qui nous rend plus sourd, plus lourd, plus soumis? De quelle vérité peut-elle bien se targuer si, par elle, la laideur nous entraîne vers le bas ? Il ne s'agit point de renoncer à la raison mais d'en susciter l'envol. D'une lecture maistrienne des temps présents, nous pourrons induire une attention nouvelle, une exactitude désentravée, vive pour tout dire. Alors que la critique moderne, comme l'eût dit Kierkegaard, n'aime les papillons que lorsqu'ils sont épinglés et les aigles qu'après leur passage chez le taxidermiste, la perspective maistrienne nous enseigne cette rayonnante humilité qui, pour éprise éperdument qu'elle soit du Vrai, n'en consent pas moins à le perdre de vue dans les envols de la beauté, sans en conclure pour autant que ce qui est perdu de vue n'existe pas.
S'il n'y a pas d'explication définitive, exhaustive et parfaitement rationnelle de la divine Providence, si la vérité est hors d'atteinte, - c'est-à-dire qu'elle ne peut être atteinte par le Mal d'aucune mésinterprétation, demeurant toujours identique à elle-même dans le mystère limpide de la munificence de Dieu, la preuve en est dans l'entretien. Sans doute pouvons nous lire, à cette hauteur, une certaine philosophie hégélienne de l'Histoire comme un refus de l'entretien. Le maître de la dialectique de l'Histoire veut rendre toute interprétation après lui impossible, il désire, autrement dit, la fin de l'entretien infini de l'homme et de la divine Providence. Où se tiennent alors les gages de la liberté pérenne, et des libertés perpétuées ? Est-ce dans l'arrogance scientiste qui nie la vérité tout en imposant comme des dogmes à durée limitée ses « vérités » statistiques ou ne serait-ce point dans l'humilité lumineuse de la révérence à une Vérité hors d'atteinte, une vérité lointaine, transparue dans les oeuvres des poètes et des prophètes comme à travers de mouvantes nuées ?
On connaît la haine du Moderne pour le Dogme, l'Autorité, la Hiérarchie, la Vérité et l'Ecclésialité sous toutes leurs formes. Toute maîtrise qui n'est point purement technique, brutale ou lucrative est, de nos jours, indéfiniment insultée. Le refus massif opposé aux songes et aux raisons de Joseph de Maistre provient de cette antipathie que rien ne désarme. Or, comment ne pas voir qu'à mesure que les Eglises et les autorités traditionnelles se vident de leur substance, c'est la société toute entière qui devient dogmatique. Au Dogme dont la fine pointe se perdait dans l'ineffable, le Moderne a substitué la planification dogmatique de tous les aspects de la vie et de la pensée profanes. A la fidélité traditionnelle, dont témoignent les oeuvres de Joseph de Maistre et de René Guénon, par leur référence à la Tradition primordiale, le Moderne a substitué l'archaïsme futuriste. Les informaticiens ne sont pas rares à faire « maraboutiser » leurs entreprises et recrutent en se fiant aux conseils fortement stipendiés des astrologues et des numérologues. De l'archaïsme dont il fait grief aux auteurs fidèles, le Moderne est l'exemple le plus caricatural. Seulement ses châteaux sont en carton-pâte « made in Disneyworld », avec toute l'infrastructure moderne, ce ne sont plus les châteaux de l'âme, ou les « châteaux tournoyants »! L'entrée n'est plus « l'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi » du Philalèthe, illustre alchimiste, elle n'est pas davantage à la ressemblance de la porte fameuse de Marcel Duchamp, qui ne se ferme que lorsqu'elle s'ouvre: l'entrée, ici, est un guichet.
Les Modernes se sont si bien révoltés, rétrospectivement, contre le seigneur qui faisait payer le passage de sa terre qu'ils en ont acquis une indulgence sans fin pour la « guichétisation », non seulement des autoroutes mais de la société toute entière, dans ses moindres rouages. Le parcours du combattant de l'homme moderne est d'aller de guichet en guichet, et de se heurter à des gueules de guichet. Il faudrait un jour écrire une « éthologie » du guichetier et de sa victime, mais on peut craindre qu'un ouvrage de cette sorte soit d'une tristesse propre à tuer son auteur avant qu'il ne l'eût achevé. Une lecture maistrienne des temps présent, coupant court aux détails horrifiques, nous donnera déjà à comprendre que tout continue à se jouer selon la logique de la paille et de la poutre. Jamais la raison ne fut aussi bafouée qu'en ces temps rationalistes, jamais la liberté ne fut aussi honnie qu'en ces temps de « libertés », jamais les cléricatures ne furent aussi pesantes qu'en ces périodes anticléricales. Jamais on ne fut aussi assuré de détenir le Vrai et le Bien qu'aux temps des idéologies de la relativité générale du Bien et du Vrai. Jamais les hommes ne furent aussi uniformisés en ces temps d'apologie de « l'individu » et de la « différence ». La commercialisation des gènes humain, le clonage et autre abominations « à faire hurler les constellations » comme l'eût dit Léon Bloy sont déjà réalisés. Les clones sont parmi nous. En casquette et tenue de sport griffée, ou en costume-cravate, peu importe: ils se ressemblent à se méprendre.
« Les témoins de la vérité viennent de tous les côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlé, jamais ils ne se contredisent... » La vérité de la Tradition n'est point dans la reproduction des formes mais dans l'instant qui les suscite. Dans le très beau récit du retour à Beauregard, face à la déchéance des formes, de la tradition au sens historique, Joseph de Maistre fera intervenir la divine Providence. L'Idiot qui, par pure ingratitude a pris la place du Maître, est peut-être aussi la voix de Dieu. « Ce que Dieu fait n'est point sans raison pour votre bien. Levez-vous, c'est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines. Regardez en face le spectacle, car il est digne de vous, et redites le à vos enfants. » Faire face à la destruction des formes, sans s'illusionner, peut-être est-ce en effet une chance d'atteindre au « sans-forme » dont parlent les métaphysiques les plus exigeantes d'Orient et d'Occident. Le Dieu apophatique de Maître Eckhart et de Jean Tauler, le « neti neti » du Védantâ, le « tao » de Lao-Tzeu et de Lie-Tzeu, « l'Inconditionné » dont parle René Guénon, sont peut-être la chance éblouissante à saisir dans la considération objective, à la fois distante et miséricordieuse, de la destruction des formes.
Il ne s'agit certes pas, pour Joseph de Maistre de revenir à une quelconque étape antérieure de la destruction, et c'est bien pourquoi Joseph de Maistre est tout le contraire d'un « réactionnaire » ; il s'agit de faire face à l'ampleur de la destruction et à la vastitude plus grande encore de la déréliction qui entoure, comme les ondes de l'eau la pierre qui vient de tomber, cette destruction des formes. Ne point faillir à l'attente, à l'attention, à l'éveil, c'est ne plus croire que l'on puisse sauver les ruines et s'y réinstaller comme si de rien n'était. Cette faillite, paradoxalement, est devenue désormais, non plus le propre des « contre-révolutionnaire » (« ces révolutionnaires de complément ») mais des « progressistes », des « Modernes », car après les guerres mondiales, la massification, les sociétés de contrôle que Joseph de Maistre n'a point connu, c'est bien le monde moderne qui s'effondre, et il se trouve toujours aussi peu d'homme qui ont le cœur assez bien accroché pour considérer sans terreur cet effondrement. Le progressiste d'aujourd'hui devant la faillite du Progrès voudrait en revenir à un « humanisme » bienveillant, antérieur à ses propres conséquences funestes, et il n'entend pas, à la différence du marquis du retour à Beauregard, la mise en garde et la mise en demeure de Joseph de Maistre.
Ce que l'on nomme la « modernité » n'est sans doute rien d'autre que le mythe, sans cesse remis sur le métier, d'un retour possible à l'étape antérieure. Marx lui-même voulut, bien vainement, mettre en garde ses contemporains révolutionnaires contre leur irrésistible et fatale inclination à singer la révolution précédente. A leur simiesque exemple, et en ces temps où ce sont les hommes qui imitent les singes, qu'ils vénèrent pour leurs ancêtres, nos bonnes âmes babouinesques luttent contre les oppressions qui n'ont plus cours et des dictateurs abattus. Sans doute le monde moderne n'est-il si discordant, si peu musical, si étranger aux accords et aux correspondances que par ce temps de retard qui est sa marque. Les mêmes professeurs de bien-pensance qui, lorsque les Allemands envahissaient le France, jugeaient bon d'être pacifistes et de lutter contre l'oppression de l'Idée patriotique française collaborent aujourd'hui avec Big Brother au nom de l'anti-fascisme ou de l'anti-stalinisme. Leur méthode n'a pas variée: il s'agit toujours d'empierrer la source du Logos, tout en vénérant la forme antérieure, déjà à moitié détruite. Alors que le devenir imperceptiblement modifie les êtres et les choses (« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite), le monde moderne s'adonne à son nihilisme réactionnaire en pratiquant ses commémorations, ses réitérations cauchemardesques, ses « fêtes » pseudo-dionysiaques, comme un disque rayé.
Qu'en est-il alors de la mise en demeure maistrienne ? Quel « Idiot » prophétique devrons nous écouter comme étant la voix de Dieu, lorsque l'idiotie s'est généralisée et que la voix du Sage apparaît comme celle du fou? Quelle forme reste-t-il à détruire lorsque tout est déjà réduit à l'informe, de quelle condition se libérer lorsque nous en sommes à une reddition sans conditions ? A quelle défaite humblement consentir, lorsque le souvenir de toute victoire et de toute défaite nous a quitté ? Quelle anamnésis évoquer lorsque nous avons oublié notre oubli ? Dans quel exil puiser la force du retour, lorsque nous sommes exilés de l'exil ? Ce à quoi nous devons faire face est au-delà, désormais, de la situation maistrienne décrite par Charles-Albert de Costa de Beauregard: « Ainsi ballotté entre l'exil et une patrie plus inhospitalière encore, le pauvre esquif indécis ne savait où se rendre... » La patrie et l'exil sont oubliés et c'est au cœur de cet oubli que nous devons prendre source, établir notre règne en esprit, mais par quelle grâce ? L'enseignement du « regard ultime » abolit le temps, frappe d'inconsistance les religions elles-mêmes pour nous initier à la pure Sapience de la prière. Il n'y a plus même de formes à détruire, puisque nous sommes déjà dans l'informe et que l'informe est indestructible. Tel est bien le paradoxe admirable, ce paradoxe auquel il faut faire face, qu'il faut voir et regarder sans défaillir. Si la forme détruite peut nous donner accès au Sans-Forme, à la transcendance pure du « Sans Nom », l'informe, qui ne peut être détruit, car il est lui-même destruction permanente de toute forme émergeante, ne donne accès à rien, sinon qu'à lui-même. De ce comble de ténèbres, il importe cependant de faire, à partir du plus infime iota de la lumière incréée, un embrasement de lumière.
Extrait de LUX UMBRA DEI, éditions Arma Artis.
Et de vive voix, sur France Culture, dans cette émission de Philippe Barthelet:
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Dominique de Roux, l'ultime Occident:
Luc-Olivier d'Algange
L'Ultime Occident
"Si légère est l'urgence, si calmes les sombres pétales de fer, nous qui avons franchi le Léthé"
Ezra Pound
Messager ultime d'une certaine conscience occidentale de l'être, Dominique de Roux s'adresse à nous dans un style testimonial. N'écrivait-il pas que seules importent les œuvres qui témoignent d'une vérité agonisante ? Cependant tout, dans l'œuvre de Dominique de Roux n'est pas désespérance. Même si le monde dont elle capte les clartés dernières est perdu, irrémédiablement semble-t-il, pour les vivants, la littérature, elle, est sauvée, et peut-être salvatrice, pour les héros, les morts, et ceux qui viendront et garderont mémoire des ombres qui cheminent à leurs côtés. Le silence qui nous entoure est un faux silence, comme l'on parlerait d'un faux-jour, la nuit n'est pas la Nuit mais une pénombre où se précisent les lames ardentes de nos prophéties.
Pour Dominique de Roux, la littérature n'est pas une distraction, ni une science mais, au sens christique, une passion. Il ne tient pas son lecteur pour un imbécile qu'il faut épater par un jargon scientiste, ni pour un crétin qu'il faut distraire en enfilant des anecdotes, mais pour un Egal, faisant preuve ainsi d'une générosité imprudente et admirable: on ne cessa plus jamais de lui reprocher son "élitisme", - telle est la logique des censeurs modernes, de ces docteurs d'une théologie inversée qui n'accordent leur imprimatur qu'aux niaiseries, par définition inoffensives, et aux propagandes étayées du matérialisme universitaire.
Alors, nous comprenons en quoi, et pourquoi, la littérature fut, pour Dominique de Roux, l'aire d'une guerre sainte, l'ultime patrie où demeurât présente l'attention aux splendeurs et aux violences du monde subtil, le dernier site de la pensée qui fût encore irisé de transcendance, cependant que les intellectuels, payés pour trahir, proclamaient dans leurs sciences dites humaines l'inexistence du sens et le néant de l'âme.
La véhémence de Dominique de Roux, sa manière de théâtraliser l'expression, de multiplier des aspects lumineux de la phrase, de précipiter, au sens chimique du terme, ses métaphores, tout cela, qui déplaît aux sinistres pédagogues de la modernité, apparaît comme la baroque rébellion d'une Europe que l'on pourrait dire "sudiste" contre l'Occident puritain et moralisateur du modèle américain et des normes profanes. Mais sans doute ne comprendrions-nous que peu de choses à cette "force qui va" à ne la croire que pamphlétaire. Les libelles ne se réduisent pas à eux-mêmes. Ils sont la pointe avancée, visible, d'une morale chevaleresque. Dominique de Roux attaque pour défendre. Il vitupère par esprit de fidélité. Contrairement aux cuistres qui ne veulent voir que le "texte", Dominique de Roux croit que la valeur des hommes est indissociable de la qualité de leurs écrits. Le destin, au sens présocratique, se joue dans les phrases comme dans la vie. Le poème ardent fait la preuve d'un cœur ardent. Certes, il ne s'agit pas d'écrire "simple et sincère" comme le voudraient les puritains retors, puisque nous savons avec Borgès, et Nabokov, que l'art est toujours "prodigieusement complexe et trompeur", - mais l'incandescence, l'exactitude, la passion et la science n'en demeurent pas moins l'épreuve d'une espérance.
Le grand dessein métaphysique de faire une œuvre, d'être poète, lorsqu'une vie toute entière s'en trouve orientée, n'appartient qu'aux âmes assez chimériques et claires pour n'être pas entièrement de ce monde. Lui-même écrivain de grande race, Dominique de Roux eut la munificence de défendre ses pairs qui furent de ces auteurs qui, tant qu'ils sont vivants, n'ont droit qu'au mépris amusé des gens sérieux, mais dont, une fois morts, il arrive qu'on s'enorgueillisse d'avoir été les compatriotes ou les contemporains. Léon Bloy, dans Le Désespéré, résume la situation: " Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd'hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l'abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus ni les nobles aventures lointaines d'aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable... Il ne reste plus que l'Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais quand même, c'est l'unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à trainer leurs souffrantes carcasses dans les charogneux carrefours du monde".
La distinction mise en avant par Roland Barthe, entre l'écrivant (qui écrit pour dire quelque chose) et l'écrivain, qui joue avec le langage, ne demeure efficiente que dans ces régions inférieures de la culture que Dominique de Roux s'empressa de déserter, - où, sinon pour "communiquer", nul n'a jamais rien à dire. Les grandes œuvres, les œuvres véritablement fondatrices sont issues de l'ordalie du sens, et le style, cet art non point ludique mais liturgique de mesurer la puissance magique des mots, et leurs secrètes correspondances, est la quête d'une coïncidence parfaite, - noces mystiques. Réduit à lui-même, le "travail du texte" ne serait que la parodie dérisoire de cette quête, de même que l'information est la parodie du savoir et la "communication" la parodie de la Communion. Sans doute est-ce bien pour nous laisser sous l'empire de la parodie que les critiques modernes s'appliquèrent, avec une telle constance, à démontrer l'inexistence du sens des œuvres, et de la vie. L'audace de Dominique de Roux fut de guerroyer contre ces idéologies de la dépossession et de nous montrer que l'œuvre littéraire pouvait être encore la figure d'un destin, une manière de vivre, comme l'écrivait Abellio, "la triple et unique passion de l'éthique, de l'esthétique et du religieux".
Qu'adviendrait-il si, tout à coup, l'on devinait au-delà de l'existence étroite que nous concèdent les normes profanes, ces vastitudes ensoleillées et ténébreuses ? Toute la culture moderne a pour raison d'être de nous faire oublier cette question.
Il n'est plus temps d'opposer l'Or et le Sang, mais d'ouvrir la tierce voie de l'Esprit, enfin délivré de son assujettissement à la nature et à la raison, - ces deux idoles du monde bourgeois. Tierce voie à partir de laquelle il sera possible d'imaginer une philosophie qui ne serait pas seulement une vanité bavarde, mais une aventure visionnaire, une science exacte de la multiplicité des états de l'être et de la conscience: "En réalité, écrit Dominique de Roux, définir une vie, un destin, un monde, c'est toujours surprendre l'espace, les lieux précis où l'on sort du Temps, la crevasse dans le glacier, la déchirure fulgurante du voile d'Isis, la muraille qui se fend, le regard bleu du faucon à l'instant où sa divine proie devient son soleil."
La littérature aurait-t-elle la moindre raison d'être si elle n'avait à définir ces "lieux précis", cette topographie visionnaire de l'âme, et du monde qui est le miroir de l'âme, d'où provient l'appel "d'un départ vers un Occident au-delà des mers, vers la terre secrète de l'Ile Tournoyante, de l'île éminemment polaire qui porte aussi le nom de l'Ile de Cristal."
La littérature n'est plus alors une distraction ou un travail mais un moyen de reconquérir la dimension verticale de l'être, d'ascendre et de descendre vers des hauteurs ou des profondeurs inconnues. " Le cycle héroïque de la fin, écrit Dominique de Roux, exalte la vertu du sommeil, la puissance sereine des profondeurs. Le retour à l'espérance exige un itinéraire souterrain, qui mène au feu central". Qu'il soit bien entendu qu'il ne s'agit pas, pour Dominique de Roux, de raconter une initiation, ni d'écrire une sorte de "roman de formation" mais bien d'avancer, dans l'exigence prophétique du Verbe, comme à travers une épreuve de neige et de feu: "Moi-même j'écris médiumniquement, non pas dans, comme il le faudrait, le grand air du matin ou du soir. J'écris, en ce livre, par étagement d'écriture.. Quelqu'un réussira-t-il à ébaucher un autre Chant Eddique, le nôtre, et qui transcende le Temps ?".
Ce qu'il y a de meilleur en nous tient dans ce désir de transcender le temps, de retrouver à chaque instant inoubliable, la certitude glorieuse, platonicienne, d'un miroitement de l'Eternité. Dès lors, la fonction de la littérature sera d'édifier, à partir des gestes infimes de la vie et de la pensée, une temporalité mystique, irréductible au sens de l'histoire: "De l'autre côté de l'immense giration des eaux, hors d'atteinte, se lèvent ainsi des bastions de tendresse, de certitudes, où se formulent les paroles et où s'organisent les forces du recommencement, du retour armé vers les lieux anciens où tout est correspondance". Or, nous savons tous, par l'étymologie ou par intuition, que la seule chose qui demeure, car se tenant immobile, c'est l'instant. L'instant qui débute le temps, car il est lui-même le cœur du temps. Et c'est à l'instant même que nous croyons avoir tout perdu que le cœur du temps s'ouvre pour nous.
"Recommencer, écrit Dominique de Roux, avoir tout perdu. Recommencer, c'est traverser la rivière noir du Léthé, franchir dans les années, les millénaires, les flots drus et verts de l'Atlantique éternel, se réveiller un jour identique et sans mémoire sur une autre plage, de l'autre côté de tout, loin de tout parce que tout est à jamais Cabourg. Ce sont alors les rivages inconcevables d'un monde-enfant, une plage aussi nouvelle que me semblait l'être le monde au temps de ma jeunesse."
L'œuvre de Dominique de Roux apparaît ainsi comme une promesse de tenir en échec les occultes stratégies de l'oubli. Ce monde fictif où nous vivons, un peu comme un homme qui aurait tout oublié de sa vie à l'exception d'un mauvais roman de gare, il importe seulement de ne pas s'y résigner. A quoi ressemble-t-il ce monde où l'on ne prône l'égalité que pour mieux asservir ceux qui n'excellent pas à s'enrichir matériellement, où la haine de la hiérarchie (c'est-à-dire la haine des principes et du sacré) renforce infiniment le pouvoir de l'or et du fer en leur utilitarisme forcené ? Ce monde ressemble à l'enfer, destructeur comme la raison réduite à elle-même, et cruel comme la nature dont les Erynnies sont les vengeresses.
Entre les tentations et les menaces, le destin de tout écrivain digne de ce nom est celui d'Orphée. L'ensoleillement intérieur après le passage de la ligne, la fin du monde moderne et de l'amnésie, est l'aube d'un nouveau règne.
"Toute chasse est mystique, écrit Dominique de Roux, Elle glisse, selon l'Art de Chasser avec les Oiseaux, dans l'air du rêve. Vers quoi hélas ? Vers le désespoir ! Toute chasse est-elle vaine ? Non, même si rien n'est plus rien, et que pas un seul mot ne soit soumis aux attractions de l'être, fidèle à l'ancienne chaleur du feu central de la terre , nous resterons quelques uns, en cet obscur Occident du monde, à penser que, dans l'avènement même de la perdition, persiste une ombre de vestige où se livrera au moins le risque du nouveau, précisément le Dernier Mot ? Pour que le commencement vienne, arriver jusqu'au Dernier Mot. Nous y sommes, tout recommence".
Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, 370 pages. 38 euros.
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11/12/2021
Luc-Olivier d'Algange: le Chant de l'heure la plus claire:
Le Chant de l'heure la plus claire
Que savions-nous de l'heure la plus claire ?
Elle vivait dans le présent comme une étrangère
Et nous frissonnions devant cette menace exaltante.
L'Aube et le crépuscule refleurissaient les couleurs
et l'heure claire y trouvait sa demeure,
comme dans la nuit
ou le grand midi
car sa patrie vivait en le secret de toute chose...
Les forêts étaient émues à son approche,
- et la terre et les abîmes et les oiseaux.
Dans nos poitrines, nos coeurs battaient plus fort
d'entendre ce langage céleste qui nous délivrait
de la tutelle des Titans.
Car dans le secret du cœur nous avions gardé le souci de l'immortalité
et l'espérance de l'éther silencieux.
Et cette espérance
nous ennoblissait dans l'approche des prairies désirées
où veille la jeune raison d'être
de toute chose graciée et souveraine.
A cette heure,
nous devions notre destinée, notre véritable prière
qu'ignorent les rites et les religions
tels qu'ils s'assombrissent
dans l'irréversible histoire du monde
- en apparence ! Mais n'était-ce point
contre toutes les apparences, que l'heure la plus claire
nous sauvait ?
Et nous retrouvions en elle
toutes les splendeurs perdues de la nuit des temps,
scintillement d'éternité
à la crête des vagues
regards sombres et brillants
de la jeune amante.
Que le monde soit remercié,- et Dieu !
de nous avoir privilégié de cette haute sagesse lumineuse,
flamme dansante,
qui fut notre prière et notre mémoire,
alors que la pénombre gagnait l'histoire
et ses détresses !
En moi si vaste est le sentiment de la gratitude
qu'un chant seul en peut témoigner... Lueurs
matinales, destins, rivages,
divinités impressenties,
naissent de mes phrases qui vont à la rencontre
de l'Heure
entre toutes
la plus claire.
Et pourtant,
nous avions le pressentiment du sans-fond,
des nuées
et de l'émerveillement de la lumière.
Une vaste incertitude dominait le monde
mais au-delà du regard, nous pressentions la ressemblance
et l'humilité
longtemps étrangère
s'éveillait en notre âme à une force plus haute.
Sans doute la fallait-il nommer Joie
oeuvrant à son accroissement
dans l'empire dont elle servait le mystérieux dessein.
L'être du monde,
sa vision
précédait notre route,
car nous longions la périlleuse galerie des souffles
vers cette vérité de la mémoire et de la vie
alors que la sainte unité tombait
avec le ressouvenir du plus haut vol
sur la terre aimée
où tout ce qui fut au monde renaît
et même ce regret
que le bonheur épuise dans l'étourdissement
d'une destinée à nulle autre pareille. J'accepte
d'en témoigner.
Etait-ce le silence des augures, ou le vent du large
favorisant nos efforts
vers cette ivresse brûlante ?
Autour de nous s'accomplissait le miracle d'azur
et sa perfection chantait la permanence
des couleurs et des saisons.
Telles étaient en nous les preuves
de la profusion du bonheur,
notre privilège.
Les heures sont lentes en le triomphe du plus grand amour
et le génie enclos en toute chose avivait
notre reconnaissance
comme une terrasse illuminée, peuplée de silhouettes gracieuses
face à la mer devineresse,
dans cette plus profonde nuit où nous fûmes saisis
par la gloire secrète du Songe...
Car nous fûmes saisis,
et transportés
dans une sérénité que d'autres eussent confondus avec la tristesse
tant elle faisait trembler en nous des feuillages inconnus
où passait
comme un apaisement paradoxal
les révélations fraîches de l'air...
Alors le Temps
se divisait
en deux parts égales
que nous partagions en sacrifice
entre le désir de vaincre
et la peur de mourir.
Est-il un songe de plus belle envergure
que cette maîtrise inventive
et ce consentement au sacre de l'Instant ?
Quel futur désolé délaisse
l'accomplissement adoré alors
qu'ici même une étoile nous guide,-
et même dans les exaltations vermeilles,
assourdies
de l'automne, à travers cette insouciance caressante qui habite l'âme
de ceux qui se redisent en eux-mêmes: " Ne vous souciez pas
du lendemain"... J'étais
depuis ma fougueuse jeunesse
amoureux de cette connaissance,
en cette inquiétude créatrice
où le monde tumultueux se reposait en nous.
C'était l'Idée,- l'ardente vision !-
de parcourir le monde
alors même que notre sentiment d'être
disparaissait dans la hauteur.
Quel poète, loin déjà sur la sente périlleuse qui l'éloigne de ses semblables
n'eut cette certitude
de n'être plus
l'auteur de son Chant ?
Mais nul autre
ne fut aussi proche de son unificence
qu'à cet instant
où seul
il pouvait dire cette vérité
qui authentifie son destin et le dépasse.
Jamais il ne fut aussi bien lui-même
et avec tant de beauté et d'intensité que dans le coeur
de la seconde salvatrice qui l'arrache à lui-même.
Par sa bouche alors parlent les dieux.
Car je fus le témoin de ce mystère,
j'accepte d'en témoigner. Ainsi
passe la flamme
de mains en mains, invisible
dans le grand jour qui la dissimule.
Luc-Olivier d'Algange
Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.
•
un article d'André Murcie:
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10/12/2021
Note sur l'expérience visionnaire:
Luc-Olivier d'Algange
L'expérience visionnaire
Tout écrivain qui n'a jamais éprouvé l'impuissance ou la vanité du langage humain est indigne de confiance. Mais celui qui, à cette épreuve, en vient à renoncer, ne trahit pas moins la confiance que nous placions en lui. Le grand dessein de l'âme, ce par quoi elle s'oriente et s'achemine vers l'Ame du monde, n'est-il pas de surmonter ce sentiment d'impuissance et de vanité ? Sentiment le plus souvent alimenté par les sophismes de la paresse et les doléances de la lâcheté.
Certes, l'expérience transcendante demeure « incommunicable ». A quelque tentative s'essaye-t-on, il reste impossible de la faire passer systématiquement de l'un à l'autre par la seule vertu des mots, ne serait-ce qu'en la raison de la diversité de l'entendement humain.
La transmission du message céleste, de la vision angélique, obéit à des lois subtiles, plus proches de la poésie et de l'art que de l'information scientifique. Rien ne peut nous assurer que le sentiment de la beauté dût fatalement passer de telle œuvre à tel spectateur, celle-là fût--elle admise pour géniale et celui-ci, un amateur éclairé.
La vision que les philosophes néoplatoniciens eurent la sagesse de juger indissociable de la spéculation, appartient à une réalité antérieure aux pensées et aux phrases... S'étend alors devant nous un monde silencieux et enfantin où la couleur, et le grain de la couleur, et sa musique intérieure, vivent dans la souveraine lumière, doués d'une mystérieuse intensité.
La chose, pierre, astre ou chimère, doit apparaître dans l'aube du regard, ainsi que l'étymologie du mot, comme la cause véritable de l'être, sa preuve nécessaire et suffisante. Que dire alors de l'apogée de cette vision ? Les mots « unité », « simplicité », s'ils sont justes, ne disent rien de la fabuleuse intensité de l'instant ; instant devenu comme le lieu géométrique du faisceau de toutes les temporalités possibles. S'il est donc impossible de « communiquer » l'expérience à quiconque ne l'a point vécue, il demeure possible de la dire à ceux qui en ont conservé un vague ou parcellaire souvenir.
On reconnaît sans peine les visionnaires du monde intérieur. Les auteurs anonymes des récits de voyage aux Pays des Ancêtres dans les traditions chamaniques, l'Apocalypse de Saint-Jean, mais aussi, plus proches de nous, Emmanuel Swedenborg, Jacob Böhme, William Blake, Victor Hugo, Gérard de Nerval sont les témoins de cet autre monde, vertigineusement étendu dans l'invisible, que les yeux de la pensée découvrent avec émerveillement ou effroi. Car ce monde intérieur n'est en aucun cas subjectif, individuel, aléatoire ou passager : il existe bel et bien, dans un royaume de l'âme dont les manifestations obéissent à des lois aussi précises que celles du monde empirique.
J’en veux pour preuve la similitude de certaines expériences visionnaires réalisées en des régions de l'espace et du temps les plus disparates. La théorie « behaviouriste » qui veut que le monde intérieur soit pour ainsi dire suscité et modelé par les seules circonstances historiques ne résiste pas à la comparaison du Journal visionnaire de Rûzbehân de Shîraz et de l'Aurélia de Nerval. Tout différencie la situation de ces hommes par l’histoire et la géographie mais ils ne s'en retrouvent pas moins, imprévisiblement complices en leur aventure spirituelle, dans la manière de la retranscrire, jusque dans le mouvement des phrases. L'expérience visionnaire ouvre une porte sur un monde qui, bien que suprasensible, n'en dispose pas moins de toute les vertus de l'objectivité.
L'une des plus belles descriptions objective de ce monde suprasensible est sans doute le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain ; mais les poètes d'Europe, Rimbaud, Milosz ou Yeats n’en reçurent pas moins le mandat de perpétuer ces formes subtiles de connaissance que le monde moderne, tend, de plus en plus, à exclure du champ des investigations réputées sérieuses ou licites.
Les attaques « démystifiantes » d'une certaine critique contre la poésie du mystère et de la voyance marquent cette volonté, pour ainsi dire colonialiste, du monde moderne à prendre sa revanche définitive sur la part magique, surnaturelle et irréductible de l'être humain. D'où ces théories du « travail du texte » et du « signe réduit à lui-même » dont on se réjouit qu'elles ne retiennent plus aujourd'hui l'attention que de quelques vieux birbes des facultés de province.
Ce serait un leurre navrant que de vouloir raviver l'existence immémoriale du monde visionnaire par le seul mépris de l'Europe et de ses œuvres, et la fuite incertaine vers un Orient, qui n'est plus que de quelques décennies en retard sur notre déchéance. L'Orient nous apporte une lucidité et une soif nouvelle, un sens, non exclusivement géographique, plus strictement « cardinal », un sens auroral, tel qu’une « réorientation » vers le matin de notre propre pensée et de notre art redevient possible.
Une fois passé l'attrait de l'exotisme, le poème de Shelley, Epispsychidion, l'Ame de l'âme, révèle des lumières sont la vertu de transmutation vaut mieux, pour le moins, que les « orientalismes » touristiques du « New Age ». Mais sans doute cette œuvre nous est-elle devenue, paradoxalement, en cette fin de siècle où une moitié de la planète s'exprime dans un idiome qui ressemble à l'anglais, infiniment plus étrangère que peuvent l’être, hélas, à nos contemporains désorientés, les « gourous » exotiques pour cadres-moyens fatigués, ces nouveaux médecins imaginaires. Il en va de même de toute la tradition occidentale, que l’on peut dire « hermétique », et qui, des Mystères d’Egypte de Jamblique aux Reposoirs de la Procession de Saint-Pol-Roux, en passant par le De Lumine de Marsile Ficin et Les Disciples à Saïs de Novalis, témoigne d’une expérience initiatique des états multiples de la conscience et de l’être. Ces œuvres, néoplatoniciennes, alchimiques, symbolistes ou romantiques, constituent pour l’ordre mercantile et technocratique, une menace infiniment plus précise qu’un passager engouement orientaliste.
Le rêve d’une authenticité perdue hante l’Occident dans le sommeil agité de sa mauvaise conscience : il croit retrouver cette innocence, à la fois désirée et haïe, chez ceux qu’il jugea « primitifs » ou « archaïques », - comme on le fait de la nostalgie d’une enfance irrémédiablement perdue, et dont on repousse le souvenir. Or il n’est de maturité harmonieuse et civilisatrice que par le rayonnement, en nous, d’une enfance oubliée ; infante invisible dans l’aube de tous les pays et de toutes les saisons de l’âme.
Les authentiques Mages de l’Occident, ses chamanes, ses sages, ses prophètes, sont les poètes ; ivres de vin, de vertu, de volupté, comme disait Baudelaire, ils vivent dans un exil sans fin. Ils ne se contentent point, comme des intellectuels blasés, de déplorer, entre deux dîners, la pauvreté spirituelle ; ils vont vers l’illumination de la pensée. L’aventure visionnaire exige, pour être dite, l’Alchimie du Verbe : le solve et coagula qui nous fait entrer dans la nuit des symboles par l’œuvre-au-noir, avant l’extase de l’œuvre-au-blanc qui précède la reconquête de l’œuvre-au-rouge. Dès lors, ne nous étonnons pas de ce que les lecteurs ordinaires, accoutumés au langage exclusivement informatif, n’y voient que verbosité et démesure, - la perspective même qui légitime leur jugement leur faisant défaut. Ils ne jugent que selon une morale étroite où la notion d’utilité s’est substituée aux principes de vérité et de beauté.
On déplore que cette réduction de l’âme soit devenue, à quelques exceptions près, la commune mesure des « intellectuels » français, qui d’une façon ou d’une autre, allant de reniements en reniements, prétendent à représenter « l’esprit » de la France et s’exercent particulièrement à cette prétention par la conjuration du silence. De cette conjuration sont victimes les œuvres de ces écrivains que l’on peut, faute de mieux, nommer les visionnaires de l’extériorité, John Cowper Powys ou Malcolm de Chazal. Le monde qu’ils nous découvrent n’est pas d’abord celui des rêves prophétiques mais le monde immédiat, tangible, qui nous environne chaque matin dès que nous soulevons nos paupières. Ce qui sacre le visionnaire n’est pas alors dans la chose vue mais dans le regard même. Le monde, au lieu de se schématiser à travers une grille d’interprétation, s’offre à nous, se révèle, s’impose dans le faste, le mystère et la violence de ses manifestations. L’entendement, qui filtre la perception et l’amoindrit à ce qu’elle capte comme nécessaire à l’activité du moment, se trouve soudain assailli par une symphonie prodigieuse, synesthésique.
Là où la chose était réduite au signe qui la représente, à la fonction qu’elle occupe, soudain elle se rebelle, elle surgit de l’abstraction pour s’imposer à nous dans sa présence réelle. L’attrait que de nombreux poètes ont éprouvé pour les sciences naturelles tient à cette aptitude particulière du regard. La fameuse toile de Caspar David Friedrich, Les Falaises de Rügen montre cette limpidité retrouvée dont l’herboriste partage le secret. Novalis, et plus tard, Ernst Jünger, surent trouver la lisière, l’orée, où la vision de l’intérieur, favorisée par les rêves et les ivresses, rejoint une vision de l’extérieur dont les divinités, minéraux, papillons ou fleurs sont autant de rappels: au regard de notre « Moi transcendantal », l’intérieur et l’extérieur demeurent des catégories relatives et dérivées.
Dans un admirable essai sur Pouchkine, Vladimir Nabokov, lui aussi visionnaire du détail irremplaçable et de la nuance captée avec l’art minutieux de l’entomologiste, n’en propose pas moins cette définition du roman idéal : « Qu’il serait émouvant, écrit Nabokov, se suivre à travers les siècles les aventures d’une idée. Sans jeu de mots, je crois que ce serait là le roman idéal : car, d’une limpidité parfaite et dégagée de toute poussière humaine, cette image abstraite semblerait jouir vraiment d’une vie intense qui se développe, s’enfle, montre ses mille plis, avec la souplesse diaphane d’une aurore boréale. » Précisons que l’Idée, dont il est question ici, n’a rien à voir avec les « idées générales » qu’abomine l’auteur d’Ada ou l’ardeur, opinions ou idéologies qui déterminent, selon leur degré d’importance ou d’envahissement, la plus ou moins grande vulgarité de celui qui les professe. L’Idée dont parle Nabokov, c’est l’Idée au sens étymologique, la chose vue, la forme, apparition subtile entre le sensible et l’intelligible, qui se manifeste, par exemple, dans la concordance inexplicable de certains instants. Nous sentons alors que ce que importe se tient en dehors du temps, ainsi que les amours de Van et d’Ada dans le chef-d’œuvre irisé et chatoyant de Nabokov. Le fantastique est ici-même car l’ici est l’ailleurs, et ce monde où nous sommes est le double d’un autre monde, Terra, subtilement différent, dont nous retrouvons la vérité par l’art d’inventer un monde (versicolore et dansant comme les Arlequins) qui existe déjà mais que nous ne savions pas regarder : « Avant de commencer à l’écrire, je sais que mon livre existe déjà, écrit Nabokov, entièrement achevé, dans une autre dimension ».
Toute littérature visionnaire débute par cette intuition qui se suffit à elle-même, sans référence à cette brocante de divinités hors d’usage, de rituels pseudo-initiatiques, de superstitions et de prétentions à la sagesse qui constituent l’arrière-monde d’une modernité dépourvue, au point de s’en rendre folle, de toute allégeance claire à l’Esprit. La reconquête de l’Esprit, que chacun semble attendre et désirer ne saurait se faire sans une ardente reconsidération de la beauté. Vaincre la pesanteur du monde profane et désenchanté qui nous entoure, c’est tout un art.
Le mépris que certains « ésotéristes » affectent à l’endroit de la création artistique est encore une diversion puritaine, un service rendu à l’Ennemi qui, à la faveur de ces équivoques renoncements, conforte la puissance de la laideur sur le monde, où nous existons mais où nous sommes de moins en moins. Edifiante est la hargne dont s’entredéchirent les soi-disant « adeptes » de l’ésotérisme, qui ne s’accordent en général que sur l’infériorité de la littérature, rejoignant ainsi, en leur préjugé le plus ordinaire, les plus arrogants sectateurs des « sciences » dites « humaines ».
Or dans sa diversité même, la littérature, inséparable de la poésie, demeure sans doute la chance ultime, avec l’amour, se sauver quelques contrées de l’âme du désenchantement universel, - l’âme étant la médiatrice dont le royaume transparaît en ce monde, pour qui sait voir, à l’aube et au crépuscule, sous l’apparence d’un Ange dont une aile est blanche et l’autre noire. De ces contrées intérieures, certaines œuvres sont les seules gardiennes, et non point les œuvres de doctrine mais bien celles, inspirées, qui racontent, sous une forme ou une autre, l’ordalie d’une conscience éprise du geste qui la fit naître.
« Toujours plus haut », - telle pourrait être la devise de la conscience dont l’ascension ressemble à celle du soleil, cette figuration sensible du Logos, au-dessus de l’horizon du temps : édification du temple d’une éternité ordonnatrice. Dans l’expérience visionnaire, qui inaugure le voyage à travers les états multiples de l’être, le passé et le futur ne sont que des distinctions toute relatives, voire illusoires. Que ce soit dans la contemplation d’un Ange ou d’une fleur, la vision s’offre à nous hors du temps. Le passé et le futur se confondent dans le miroitement d’une seconde éternité, de même que la chose vue devient regard et que nous cessons d’être nous-mêmes pour nous confondre avec elle et la reconnaître. Cette renaissance « autre » (« Je est un autre » dit Rimbaud), est la gnose, telle que la définit Frithjof Schuon : « Pour le volitif et l’affectif, Dieu est Lui, et l’égo est moi, tandis que pour le gnostique, ou l’intellectif, Dieu est moi, et l’égo est lui, ou l’autre ».
L’aventure ne se réduit pas à un simple jeu intellectuel : elle engage l’être entier et devient la destinée choisie de l’homme qui s’est révolté contre le destin et les limites prescrites de l’entendement humain qui sont une insulte à la nostalgie immense qui le hante, - cette sehnsucht , âme des œuvres du Romantisme Allemand, dont le caractère indéfinissable, loin de nous désarmer doit, au contraire, donner un surcroît d’élan à l’intelligence spéculative. Pour l’âme bien née, l’indéfinissable n’est pas une idole que l’on révère, mais un défi que l’on relève.
Cet héroïsme fut celui de Novalis, qui, par ses poèmes, ses récits et son Encyclopédie, voulut se saisir des « coïncidences» qui témoignent de la « mystérieuse écriture » du monde visible. Au mépris des textes, pourtant disponibles, les adeptes comme les ennemis français du Romantisme Allemand n’en continuent pas moins de propager ce préjugé inepte : l’œuvre de Novalis serait erratique, perdue en des ténèbres affectives. C’est exactement le contraire. La méthode de Novalis se fonde sur un usage non restrictif de la raison, toutes les hypothèses y sont admises et germinatives. La passion qui obscurcit la raison est bien ce qui lui est le plus étranger. A cette passion qui dépossède, Novalis oppose la ferveur légère du pressentiment créateur qui sait que toute chose acquise par l’entendement doit encore être conquise par l’âme et illuminée et transfigurée par l’Esprit.
Ce ne sont point la déraison et de lourds tourments orageux qui requièrent l’attention de Novalis mais une sur-rationalité où s’allume l’enchantement, comme la flamme de la chandelle dont parlait Bachelard, d’une concordance entre le monde en ses inépuisables nuances et l’Idée dont il procède selon les lois de l’Idéalisme magique. D’où l’indifférence de Novalis à l’égard du Werther de Goethe et sa préférence pour le Traité des couleurs.
Une heureuse victoire de l’Esprit serait de comprendre, et de faire comprendre, que l’expérience visionnaire est d’abord le privilège de ceux dont une enfance magique arde encore sous les sous les cendres grises ou blanches des habitudes adultérées ; que cette expérience n’a nul besoin d’un apparat sentencieux; ce serait plutôt un « jour de fête », comme dit le poème d’Hölderlin, accordé aux heures profondes.
Les rapports humains dont on déplore souvent l’indigence, s’en trouvent bouleversés. Ce n’est plus l’intérêt matériel et l’instinct grégaire qui rassemblent les hommes et les femmes en de moroses congrégations profanes, mais le vaste, le très-vaste pressentiment d’une « éternité retrouvée » qui scelle entre les humains le pacte d’une connivence dans l’invisible. L’expérience visionnaire nous donne accès à un monde où se retrouveront tous les exilés, Calenders ou Justes secrets, dont l’audace inventive et la fidélité au plus lointain nous seront, si nous savons les entendre, une renaissance immortalisante.
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Ce Printemps d'Aquitaine, note sur Henry Montaigu:
Luc-Olivier d'Algange
Ce Printemps d’Aquitaine
L’œuvre de Henry Montaigu est une œuvre de combat,- sitôt l’on ôte au mot combat ses connotations idéologiques, au sens moderne, ou « engagées », au sens aphasique. Mais s’il s’agit de combattre pour sauver la pure joie de l’être, de lutter, jusqu’au bout, pour sauvegarder la légende de l’âme et le pressentiment d’un monde délivré du ressentiment, s’il faut croiser le fer avec l’ineptie et la goujaterie collective, avec la témérité de Don Quichotte et la générosité de Falstaff tel qu’Orson Welles en sut révéler la véritable figure dans Les Carillons de Minuit, s’il faut œuvrer avec héroïsme pour l’Idée Royale (qui est tout autre chose, et nous y reviendrons, que la royauté idéalisée), s’il faut combattre l’oubli, et l’oubli de l’oubli qui ne laisse plus même dans l’âme humaine le souvenir d’une déhiscence, l’œuvre de Henry Montaigu est présente, d’une présence réelle.
L’esprit humain, lorsqu’il ne se vénère pas à l’excès lui-même possède certaines dispositions heureuses à recueillir en lui les éclats d’un autre monde, voire à prolonger la création divine. La superstition moderne nous veut séparés du monde, reclus dans nos subjectivités outrées, vengeresses ou désespérées alors que le moindre silence, dans le calme revenu, suffit à nous révéler ce qui demeure, notre âme éprise de l’âme du monde, notre pensée adoubée par le Verbe : « Miser sur l’éternité. La part d’Eternité qui en toutes choses demeure. Plutôt que la grande Rupture au-delà des temps corrompus, ce printemps d’Aquitaine, ces collines fleuries, comme un premier matin. »
Il y a dans l’œuvre de Henry Montaigu, ce qui la distingue des travaux cuistres, grincheux ou fanatiques, un élan qui dénoue, une inclination vers la légèreté, une rapidité heureuse, printanière, qui l’apparente à Joseph Joubert. Sa pensée n’est pas « contre-révolutionnaire », ni même « contre-utopique » mais un assentiment à ce qui demeure ; plus mozartienne que wagnérienne, dépourvue de pathos et d’hystérie, virile, accordée à des temps plus affinés mais moins corrompus, moins barbares que les nôtres, sa musique déploie en corolle des pays qui n’ont jamais cessés d’exister que dans nos entendements obscurcis, des pays qui attendent à l’orée du temps, non dans un lointain fantastique mais dans une proximité extrême : « Quand le visible devient irréel, tout recomposer de l’intérieur – par où toute action commence ».
Il y a donc, pour commencer, le Pays, celui du Cavalier bleu, ici et maintenant, qui n’est hors de portée de nos mains, de nos souffles, que par un sortilège obscur. Ce Pays n’est pas seulement un Etat, ou une Nation, il n’est pas seulement les hommes rassemblés en une communauté de destin, il est une invitation moins soustraite à la totalité du visible et de l’invisible que ne la conçoit d’emblée ce que l’on nomme, sans savoir trop ce que l’on nomme, la « démocratie ». La réalité d’un Pays est plus vaste que toute loi ou jurisprudence ; elle enclôt les hommes, dans leurs diversités et leurs ressemblances, l’histoire et la géographie, dans leurs palimpsestes et leurs arcanes, les faunes et les flores naturelles et imaginaires, et cette sorte de clarté transversale qui frappe à la vitre, au matin ou au soir, et qui semble accordée à une salutation angélique. (Le Roi est alors Roi de cet ensemble, de ce Cosmos miroitant ; et c’est bien pourquoi il convient de le nommer, selon la tradition, Roi de France, et non point, comme par adultération bourgeoise, « Roi des Français ».)
Le Pays, qui n’appartient que pour une part moindre à ce que l’on nomme de nos jours la politique est une réalité poétique et métaphysique, c’est-à-dire une espérance d’universalité. Les abstracteurs modernes veulent nous précipiter dans l’Universel à partir de rien. Cette universalité déclarative leur paraît si parfaite qu’ils s’en prévalent pour renier tout héritage et conspuer toute fidélité. Mais de cet universalisme du vide versé dans le vide, nous voyons surtout les conséquences : clans et tribus fabriquées dans l’urgence, selon une logique publicitaire, et à chaque seconde sur le point de s’étriper. Ce ne sont plus des hommes qui parlent, mais d’absurdes « communautés », figées dans la représentation, dans le spectacle, et défendant leurs fonds de commerce en jouant de l’accusation et du remord. Toutefois, la belle idée d’universalité ne mérite point cette déchéance, dès que le Pays, en un poème ingénu et savant, redonne vie à cette puissance ramifiée, arborescente, qui est le propre de toute pensée vivante, de toute pensée inscrite dans la réalité. Du Pays d’Aquitaine, du pays nervalien, de la Provence ou de la Bretagne comment ne pas voir, que l’Orient vient à nous, en chevaleries amoureuses, mais aussi l’Allemagne romantique ; et suivre le pas du Cavalier bleu, c’est aussi suivre, selon la logique de Yi-King, la voie du Tao, et entrer dans la Chine profonde.
Le plus lointain s’irise dans la proximité extrême. L’universalité métaphysique se conquiert de proche en proche autant qu’elle s’hérite. « Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » disait Nerval. Et les pierres parlent, quelquefois, à la faveur de l’air. A cet entretien de la pierre et de l’air, qui n’est autre que le secret limpide de l’architecture sacrée, Henry Montaigu consacra quelques ouvrages décisifs : Reims, Paray-le Monial, Rocamadour, sans oublier Les Châteaux de la Loire,- qui laissent entrer dans l’entretien le miroitement du cours de l’eau. Le propre de la pensée traditionnelle, ce qui la distingue de la modernité, avant même de parler de métaphysique, est cette présence qu’elle accorde au cosmos, ce site qu’elle éclaire, celui de notre conscience, de notre entendement, entre l’air, l’eau, la terre et le feu. Il n’est point d’édifice traditionnel qui ne soit orienté, qui ne reconnaisse l’ordre de ce qui l’environne, où il doit prendre place, la sienne précisément, en toute beauté, en gloire même, mais sans outrecuider. Il en va de même de la pensée et du chant, orientés toujours, tendus vers l’aurora consurgens, autrement dit vers le Sens, vers l’or du temps, vers cette sagesse matutinale où tout recommence.
L’œuvre est orientation, elle est ce mouvement vers le Matin dont le secret fastueux est contenu dans le couchant : « Terre d’empire, espace extrême, terre étrange, royaume d’Hélicon au centre du débat, quand je veille au couchant de la ville immobile dont le temple doré décalque l’autre temps. » L’œuvre se distingue radicalement du travail ; et que font-ils d’autre, ces écrivains, ces artistes contemporains lorsqu’ils refusent l’œuvre et parlent de leur « travail », que de se dévouer corps et âme aux « jargons démagogiques », au plus vil utilitarisme ? L’œuvre est cheminement, pérégrination vers le Soi. Ce mouvement qui l’anime, cette émotion, la délivre des systèmes qui prétendent à l’administration de la vérité. Ambassadrice, médiatrice, diplomatique, chemin vers l’intérieur qui est, selon le mot de Novalis, le véritable « extérieur » (de même que l’herméneutique sauve la lettre en la restituant à la luminosité première), l’œuvre est recouvrance du monde vrai que le mensonge obnubile. « Tout a été disposé en images et en nombres, en symboles et en figures : le royaume de l’extérieur est la figure du royaume de l’Intérieur. Le centre visible n’est pas né des dogmes et des lois mais de l’architecture première, de l’universelle disposition. Il est la maison du Soi, la Demeure, le Chemin, l’Echéance. Il est le Jardin et la Ville : le commencement et la fin. »
L’œuvre d’Henry Montaigu n’est pas un amas de textes, mais la relation d’un voyage, la réponse à un appel, une vocation. D’où son étrangeté dans ces temps sinistres, d’où son exil, à la fois réel et métaphorique. Tels sont les temps que nous vivons que notre plus profonde appartenance est la condition de notre exil. « Etrangers en notre pays lui-même », comme l’écrivait Aragon, mais retrouvant dans cet exil, le sens de la beauté d’être là où nous sommes, dans le paradoxe d’une fidélité qui nous arrache au faux-semblant. « J’ai entendu l’appel de l’image visible, signe manifeste de la présence de Dieu. Et j’ai suivi l’interminable voyage à travers les dispositions du Maître d’œuvre, roi de rigueur, messager d’amour primordial ». Ce voyage qui débute avant la phrase écrite, et s’achève après elle, ce voyage irrigué de prières donne accès à une Sapience à la fois sensible et intelligible (et échappant ainsi doublement au jargons démagogique) : « Pourtant, je n’ignore rien de la nef silencieuse ni de la sainte solitude de la bénédiction du Retour, ni le voyage inouï dans le centre des choses où l’avenir se joue, ni la magie supérieure de l’ordre donné, ni aucune des tendres perfections du recommencement. »
Nous partons d’où, par erreur, nous ne croyons pas être, pour revenir là où nous sommes en vérité, nous partons de l’illusion, de la démesure, pour retrouver l’humilité intransigeante d’une terre ordonnée au ciel… Du Pays que nous aimons, car c’est dans sa lumière propre que nous pensons, que nos phrases à ses paysages s’accordent, qu’enfin nous nous promenons, battant le pavé, ou nous égarant aux orées, disant bonjour aux arbres de notre connaissance, (et quelles écritures sur ces écorces, quelles philosophies dans ces nuages qui apparaissent entre les feuillages !), c’est bien à force de le parcourir, ce Pays, d’y songer, de s’en approprier l’essence, non par le travail ou l’action, mais par l’œuvre et la contemplation, que peu à peu nous nous rapprochons de son centre, de son cœur, qui est véritablement le cœur des mondes, la véritable universalité, dont nous espérons être les hôtes, au double sens du mot, recevoir et être reçu, en mesurant la fragilité de tout cela, sa délicatesse extrême, sa nuance qui échappent aux doctrinaires. « Car tout centre est une espérance ».
Et ce Pays hélas, est paradoxalement loin. Cet « ici-même » est séparé de nous par mille épreuves, à commencer par celle qui doit rétablir en nous le juste sens de la hiérarchie, - celle des « états de l’être », et celle des importances. L’espérance n’exclut pas la lucidité, et « quêteur de la Graal » autant que « chercheur de noises », Henry Montaigu ne s’est pas privé de voir la France contemporaine devenue « cette hagarde gaupe lectrice du littéral exclusif, avorteuse tout ce qui dépasse le degré primaire et ne peut être traduit en jargon démagogique ». Triste constat que viennent confirmer ces légions de textes écrits, non plus en français mais en traduidu, au point que quiconque s’aventure à écrire en toute liberté, en suivant le mouvement de sa pensée et le génie de sa langue apparaît « suspect ». Plus grave encore, ce refus de tout herméneutique, de tout art de l’interprétation, ce littéralisme qui détruit la lettre qu’il prétend servir. Quant à la démagogie, elle s’est tant et si bien répandue, elle est si bien devenue la norme que tout ce qui lui échappe est inaudible, comme recueilli dans le silence, dans l’éternité même. Et c’est bien par ce recueillement que le triste constat que fait Henry Montaigu ne contredit pas l’espérance. Dans le vacarme silencieux comme la mort, sauve est la voix juste, la voix vivante. « Tout désespoir traversé engendre une vie nouvelle. Une liberté inaliénable. Aussi, ce règne obscur se défend-il de l’harmonie par le chaos, du chant par la surdité, de la connaissance par l’angoisse. » Mais sauve de l’angoisse est la parole recueillie, la parole saluée de l’autre rive, reçue comme « une rémanence du Royaume », dans ce Songe qui est le maître des songes. « Pour travailler à la victoire du Maître d’œuvre, je ne puis rien faire mieux que de parler de l’autre rive, depuis cet espace inouï qui est l’Enfance du monde, le royaume médian d’Hélicon. »
Le propre de la Tradition primordiale est de transcender le temps et de pouvoir être toute perdue ou toute retrouvée par la grâce, à chaque instant : « Déployée à l’écart dans sa royauté médiane, mon pays d’Auberhaudes n’est pas un espace imaginaire, c’est une Aquitaine préservée du saccage temporel qui la défigure. » Nulle lamentation, ni même d’excessifs regrets à celui qui combat la tristesse, n’est de mise ; son cœur se brise, mais l’éclat de la brisure éclaire le monde, le reconquiert : « Le plus souvent passer outre. Le monde serait-il pire qu’il n’est, les contradictions plus flagrantes, l’incohérence plus achevées, le mal plus redoutable – en toi et en dehors – l’Absolu n’en serait pas moins l’Absolu, et l’Absolu est ta demeure. »
Le sinistre labeur du temps est sans pouvoir à qui ne reconnaît pas le pouvoir du temps. Etre catholique et français comme le fut Henry Montaigu, c’est à dire, être, et non pas parler « en tant que » à la manière des idéologues, c’est comprendre qu’il y a beaucoup moins d’incompatibilités en ce monde qu’il n’y paraît (ou que le Diable, le diviseur, ne voudrait nous le laisser croire). Pour sauvegarder le Pays d’Auberhaudes, il faut encore savoir réconcilier les contraires, « les rétablir par rapport à ce Milieu dont ils sont les expressions complémentaires. Ne les isoler que provisoirement. Ne pas les opposer ». C’est d’opposer ce qui naturellement et surnaturellement œuvre de concert que nous perdons ou défigurons tout. Le poète est celui qui réconcilie l’inspir et l’expir, l’âme et la peau, l’apollinien et le dionysiaque ; et comme un exemple vaut mieux qu’une abstraction, il me souvient que Philippe Barthelet me faisait observer à quel point la France classique était encore vive des chasses sauvages, de ces merveilleux entrelacs de mystères, qui survivront jusqu’aux œuvres poétiques et cinématographiques de Jean Cocteau.
Voici donc tombée une autre opposition scolaire, entre le merveilleux et la raison, entre l’autre monde peuplé d’Anges ou de licornes et ce monde où nous sommes, et que nous demeurons libres de laisser fleurir. Il n’y a point à sacrifier le mystère à l’entendement ni le grand et beau retentissement du cosmos, prenant figure dans les légendes et les épopées, à quelque raison jugée plus « civilisée ». La France classique n’exige point de nous cette répartition supplétive, ce renoncement, ce désenchantement. Le discord entre l’exactitude des formes et les grandes puissances déferlantes de l’image n’est qu’une sophistique maligne. Toute idéologie procustéenne, autrement dit moderne, s’évertue à nous priver de la moitié de nous-même, de notre part d’ombre et de feu : « Malheur à la ville qui laisse inemployée cette forge des songes où habite l’extrême lucidité. » L’illusion est de choisir. En toutes circonstances nous gagnons ou nous perdons tout, la raison et le merveilleux, la lucidité et l’ivresse, le pouvoir et le droit, la liberté et l’autorité, le sensible et l’intelligible, la nature et la surnature, l’Eternité et l’instant. Henry Montaigu évoque ainsi « la condition du Poète, là au milieu ». Etre au milieu, c’est d’abord ne pas déserter. Le poète, que les gens rassis réputent divagant, perdu dans ses nuées « est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde ». Le monde moderne quant à lui est périphérique, cantonné dans les marges, les surfaces, les écorces mortes, il est ce monde de déserteurs ontologiques, qui quittent l’être et s’empressent de juger le monde inférieur à l’idée qu’ils s’en font.
« Déserteurs : ceux qui feignent de tout comprendre pour n’avoir rien à faire – et ceux qui feignent d’avoir tant à faire pour ne rien comprendre ». Or, la poésie, poïein, est à la fois le comprendre et le faire, la gnosis et l’action. Elle est pensée, juste pesée analogique, et elle est chant, musique éolienne, charme orphique renouvelant le pacte immémorial qui nous unit à la création du monde, et laisse en nous, antérieur à l’ontogenèse, le scintillement de la lumière une, de la lumière nue. A cet égard, l’espace de la poésie est en même temps l’espace de la politique, du cosmos, et non point, comme feignent de le croire nos individualistes massifiés, l’expression de quelque chose de privé, ou de subjectif. La poésie ordonne le monde, elle adoube la création, elle fait de la réalité le récipiendaire d’un ordre, d’une harmonie qui nous outrepasse, elle nous initie à la solennité légère du tradere et de la voix du cœur : « La poésie est de si haute essence qu’elle survit aux dieux, aux formes, aux images ». Heidegger nommait le langage « demeure de l’être », mais encore faut-il que l’être ne soit pas rigoureusement « absenté ».
Les modernes, réduits au travail et à la consommation, radicalement expropriés de tout ce qui importe, sans cesse reconduits à la frontière de l’être, chassés de la relation fondatrice avec le Bien, le Beau et le Vrai, livrés à un relativisme moral qui conduit directement aux camps de concentration, ne seront sauvés que par la nostalgie et le Songe. « Nostalgie : à travers ce qui demeure – afin de saisir ce qui Est. Songe : une réalité en survivance ». La poésie, ni subjective, ni privée, mais ressource de l’être, splendeur du cosmos, bien commun, exige à la fois d’être récitée et prédite. Toute nostalgie est pressentiment, toute récitation, dès lors que l’on sait par le cœur, est prophétie : « L’avenir est à une chevalerie inconnue. Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur. Etoiles ensevelie, quel vent vous délivrera ? » Voir, sans se laisser illusionner par le « fanal noir du progrès » dont parlait Baudelaire, la terrible défaite de l’espèce humaine, ce retour à l’animalité, à travers les dérisoires féeries technologiques, reconnaître l’immonde, ce n’est point s’en remettre à demain (« Remettre à demain, c’est s’en remettre aux forces obscures du monde. Plus tard, signifie Jamais »), mais disposer le monde à l’immédiateté prophétique, à ce « tout de suite » qui est le vibrato de la poésie réelle, de l’alliance retrouvée : « Faire claquer au vent, sur l’étendard, l’immobile signe d’alliance ».
Ainsi, se délivrer du travail, pour reconquérir l’œuvre, s’affranchir du divertissement, pour retrouver la liberté de la contemplation, c’est aussi « réconcilier, comme dans les romans de la Table Ronde, l’Aventure avec le Silence. » Oeuvre décisive, providentielle, dans un monde planifié, réglementé à l’extrême, contrôlé, et soumis à une incessante pollution sonore. Lorsque le monde redevient Aventure et Silence, tout est possible, tout est vrai, à commencer par ce qui échappe au temps profane : « Le chant des femmes à la fontaine témoigne de cet insaisissable bonheur dont l’Histoire ne tient nul compte, et qui fait qu’elle n’est qu’une duperie. ». L’Aventure et le Silence sont au creux de l’être, dans l’orbe du jour, dans le sans-fond de la saison qui délivre en pluies, en clartés, en feuilles et en fleurs, un aspect de la beauté qui tournoie dans son immobilité centrale. Loin de vouloir retourner à quelques moments antérieurs de notre déclin, comme le veulent les réactionnaires, la poésie, telle que l’exerce Henry Montaigu est annonciation de ce qui jamais ne cessa d’être, sinon dans ce monde spectral dont on devrait s’impatienter de voir la fin : « A présent, nous avons hâte de finir, le devoir une fois fait, car comment penser que la statue de sel peut survivre au déluge… N’est-il pas temps de chanter les splendeur de la mort, l’ouverture des portes et l’essentielle voie du grand Retour ». Mais alors, il ne s’agit plus de la mort de la vie, mais bien, au sens le plus strictement initiatique, de la mort de la mort, autrement dit de la renaissance immortalisante. La crainte n’est plus à l’ordre du jour, la fin de ce monde est déjà derrière nous, ce mal qui n’est que l’absence du Bien, n’a plus d’autre empire que celui du rien qu’il confine à disparaître : « Les trônes pourris s’effondrent, et les fallacieux pouvoirs de la conjuration nocturne sont voués à la dissolution. L’Empire du Matin se prépare dans la lumière inaperçue, et les nouveaux rois sont déjà parmi nous. »
Tout se joue à partir de la lumière inaperçue. La lumière est présente, elle est dans l’être-là, elle est l’existence pure, l’acte d’être de toute chose, ce n’est que l’absence qui nous en tient éloignée, ce n’est que notre regard qui défaille. Rien ne manque, tout est magnifiquement présent, chaque seconde est d’une beauté stellaire, chaque regard échangé nous reconduit à l’amitié divine, tout est déjà sauvé, il nous suffit de la reconnaître, d’opérer à la silencieuse révolution de la reconnaissance. Mais quelle force alors est exigée de nous ? Quelle force étrange, sans égards pour les volontés qui nous étouffent, pour les convenances, les attributions sociales, les mœurs grégaires ? Quelle force légère pour nous libérer du « Gros animal », des fausses responsabilités et des fausses hiérarchies ? « C’est que la littérature certifiée a fait son temps. Il faut sauver la poésie d’un naufrage culturel sans exemple. Que l’ambition du poète soit démesurée – et sa désobéissance absolue. Nous sommes tous responsables de ce que le système survit au désenchantement général. Nous répétons inlassablement les lourds mots d’ordre de l’héritage bourgeois dont la substance est depuis longtemps dilapidée. Refuser ce faux service. Refuser l’embarquement. Substituer à la révolution du bruit, la révolution du silence. »
La gnose, non le gnosticisme des sectes qui vitupèrent contre le monde, qui haïssent le sensible, mais la gnose nervalienne, qui se dit dans le pur idiome français, et non en jargons puritains, la gnose qui n’est pas volonté de pouvoirs, mais puissance du silence, la gnose qui approfondit la croyance et diffracte la croyance, s’y accorde, comme la voûte romane s’accorde au chœur, la gnose profonde comme l’attente, profonde et haute, à la fois crypte et flèche lancée vers le ciel, surgit alors d’une immédiateté retrouvée, d’un acte d’être, que rien ne peut nous arracher, sinon l’inadvertance, l’oubli ou le dédain. Mais ne méconnaissons pas, dans l’esprit moderne, cette persistance du dédain. Ces faramineux démocrates, si soucieux d’égalité, si constant dans l’exécration de toute « supériorité » héroïque ou sacerdotale, vivent dans l’aura d’un prodigieux dédain, celui de leurs semblables, certes (et ces dédains réciproques nous font une société torve et méchante) mais aussi dans celui du monde, de la nature même. Plus encore qu’accusateur, effondré, dépressif ou hargneux, plus encore que vain, futile ou fondamentaliste, le moderne est dédaigneux. Que lui font les œuvres de la nature ou de l’homme ? Que lui vaut ce qu’il ne peut acheter ? Quelle importance pour lui ces cathédrales, ces poèmes, ces forêts, ces mers qui ne lui parlent pas de lui-même ? Son dédain des physiques et métaphysiques anciennes est à la mesure de son enthousiasme pour les « thérapies » qui flattent sa subjectivité. Ce dédain est la condition même de ce que Hannah Arendt nommait la « banalité du bal ». Ne rien savoir, ne rien voir, vivre sans nostalgies ni fidélités, se persuader que « rien n’ est vrai » puisque « tout est relatif », c’est bien à cette forme d’agnosticisme que s’oppose la gnose du Prince d’Aquitaine, la gnose poétique, qui loin de détenir le Vrai et le Beau s’achemine vers eux, faisant de son cheminement un chemin de beauté et de vérité. « El Desdichado, le prince d’Aquitaine : les quatorze vers du sonnet de Nerval font le centre d’une littérature où domine la perspective gnostique. De Chrestien de Troyes à Maurice Scève, de Rabelais à Béroalde de Verville, de Ronsard, à Cyrano de Bergerac. »
Le poète est là « au milieu », au centre de tous les espaces-temps pour en sauvegarder la respiration, et le poète est aussi au milieu de nous qui ne le voyons pas. Le poète est au milieu de la France, alors que, dans la société (mais la société n’est le Pays, loin s’en faut !) les affairistes en tout genre occupent la première place, en marge de l’être. Là au milieu est la pure existence, la simple extase d’être, de recevoir. Ce « déjà là », cette éminente sagesse innocente d’être Soi, cette immédiateté, cet « éclair dans l’éclair » dont parlait Angélus Silésius, n’est autre que « la foudre iconographique de l’Intellect divin » qui nous prescrit d’écrire l’éclair et non la durée.
Par un paradoxe admirable, le propre de la condition humaine, sa déchéance essentielle, est de devoir infiniment aller à la recherche de ce qui est. Ce qui est, non seulement le plus proche, mais le plus intime est au plus loin : ce sont pérégrinations et tribulations infinies pour y atteindre. L’ésotérisme bien compris ne dit rien d’autre ; la sagesse ultime, celle qui advient au terme de l’initiation , après maintes épreuves, voyages, bouleversements de la conscience et de l’âme, la sagesse qui récompense l’ odyssée est à l’intérieur, non seulement ici-même, d’où nous partons pour le retrouver, mais au cœur le plus secret de l’ici-même, en son abîme lumineux, torrentueux, d’où s’élèvent les figures, les archétypes, les Symboles, oiseaux de vent et d’écume, volant à contre-force des cascades !
L’œuvre de Henry Montaigu est un graduel. Mais qu’est-ce qu’un « graduel » ? François Cheng nous le dit en parlant des paysages chinois, de la montagne vide, de l’apesanteur de la neige et de la flamme, de la Foudre et du Vent : la nature est le graduel de la surnature, l’intelligible est la fine pointe du sensible. Telles sont les métaphores du passage de la doxa à la gnosis, de l’exotérique à l’ésotérique. Nous retrouvons ce graduel « taoïste » dans le poème du Roi Dormant d’Henry Montaigu. La Royauté n’est pas une idéologie, une représentation, ni une administration du réel, elle périclite dès lors qu’elle s’extériorise, sitôt que l’Autorité dont elle témoigne s’absorbe et s’étiole dans le pouvoir qui la manifeste. L’auctoritas, telle que la conçoit Henry Montaigu est bien, comme le rappelle Philippe Barthelet, la vertu qui accroît, autrement du l’art du jardinier. Le déclin de l’Autorité juste, de l’Autorité légitime coïncide avec ce que Jean Tourniac nommait l’exotérisme dominateur, le triomphe de la lettre morte, fondamentaliste, qui n’est rien d’autre qu’une forme vindicative de la superficialité, un ressentiment moderne. Ce déclin, ce durcissement, cette « solidification », selon la terminologie guénonienne, n’est pas d’aujourd’hui. On pourrait dire qu’elle est une tentation permanente, une superstition immémoriale. Lao-Tzeu, déjà en décrivait le processus : « Après la perte du Tao, vint la vertu. Après la perte de la vertu vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites. »
A rebours de ce déclin, le Cavalier bleu va à la rencontre d’un autre monde qui est identique à notre monde, sauf la pesanteur. C’est le cœur léger, de voltes en révoltes heureuses, qu’il faut recevoir l’œuvre de Henry Montaigu, mais avec une révérence particulière pour celui qui tint plus haute que sa vie la vérité vivante, - c’est ainsi qu’il faut lire ces « fragments d’une longue marche, pages arrachées aux tumultes d’une épopée intérieure, aux batailles avec les fantômes et les témoins, les ombres et les lumières. Course précipitée avec très peu de temps de halte, dans une vie qui ne tient qu’à un fil et dont le harassement est la tentation. »
Luc-Olivier d’Algange
Extrait de Fin mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis
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09/12/2021
Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:
Philippe Barthelet
Le Seigneur des Formes
Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne, Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.
(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)
Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.
« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…
*
Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs.
« Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ». C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ». C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entremaudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».
L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.
Philippe Barthelet
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Evola, Jünger:
Luc-Olivier d'Algange
L'œil du cyclone
« Ta répugnance envers les querelles de nos pères avec nos grands
pères, et envers toutes les manières possibles de leur trouver une
solution, trahit déjà que tu n'as pas besoin de réponses mais d'un
questionnement plus aigu, non de drapeaux, mais de guerriers, non
d'ordre mais de révolte, non de systèmes, mais d'hommes. »
Ernst Jünger
On peut gloser à l'infini sur ce qui distingue ou oppose Ernst Jünger et Julius Evola. Lorsque celui-là avance par intuitions, visions, formes brèves inspirées des moralistes français non moins que de Novalis et de Nietzsche, celui-ci s'efforce à un exposé de plus en plus systématique, voire doctrinal. Alors que Jünger abandonne très tôt l'activité politique, même indirecte, la jugeant « inconvenante » à la fois du point de vue du style et de celui de l'éthique, Evola ne cessera point tout au long de son œuvre de revenir sur une définition possible de ce que pourrait être une « droite intégrale » selon son intelligence et son cœur. Lorsque Jünger interroge avec persistance et audace le monde des songes et de la nuit, Evola témoigne d'une préférence invariable pour les hauteurs ouraniennes et le resplendissement solaire du Logos-Roi. Ernst Jünger demeure dans une large mesure un disciple de Novalis et de sa spiritualité romane, alors que Julius Evola se veut un continuateur de l'Empereur Julien, un fidèle aux dieux antérieurs, de lignée platonicienne et visionnaire.
Ces différences favorisent des lectures non point opposées, ni exclusives l'une de l'autre, mais complémentaires. A l'exception du Travailleur, livre qui définit de façon presque didactique l'émergence d'un Type, Jünger demeure fidèle à ce cheminement que l'on peut définir, avec une grande prudence, comme « romantique » et dont la caractéristique dominante n'est certes point l'effusion sentimentale mais la nature déambulatoire, le goût des sentes forestières, ces « chemins qui ne mènent nulle part » qu'affectionnait Heidegger, à la suite d'Heinrich von Ofterdingen et du « voyageur » de Gènes, de Venise et d'Engadine, toujours accompagné d'une « ombre » qui n'est point celle du désespoir, ni du doute, mais sans doute l'ombre de la Mesure qui suit la marche de ces hommes qui vont vers le soleil sans craindre la démesure.
L'interrogation fondamentale, ou pour mieux dire originelle, des oeuvres de Jünger et d'Evola concerne essentiellement le dépassement du nihilisme. Le nihilisme tel que le monde moderne en précise les pouvoirs au moment où Jünger et Evola se lancent héroïquement dans l'existence, avec l'espoir d'échapper à la médiocrité, est à la fois ce qui doit être éprouvé et ce qui doit être vaincu et dépassé. Pour le Jünger du Cœur aventureux comme pour le Julius Evola des premières tentatives dadaïstes, rien n'est pire que de feindre de croire encore en un monde immobile, impartial, sûr. Ce qui menace de disparaître, la tentation est grande pour nos auteurs, adeptes d'un « réalisme héroïque », d'en précipiter la chute. Le nihilisme est, pour Jünger, comme pour Evola, une expérience à laquelle ni l'un ni l'autre ne se dérobent. Cependant, dans les « orages d'acier », ils ne croient point que l'immanence est le seul horizon de l'expérience humaine. L'épreuve, pour ténébreuse et confuse qu'elle paraisse, ne se suffit point à elle-même. Ernst Jünger et Julius Evola pressentent que le tumulte n'est que l'arcane d'une sérénité conquise. De ce cyclone qui emporte leurs vies et la haute culture européenne, ils cherchent le cœur intangible. Il s'agit là, écrit Julius Evola de la recherche « d'une vie portée à une intensité particulière qui débouche, se renverse et se libère en un "plus que vie", grâce à une rupture ontologique de niveau. » Dans l'œuvre de Jünger, comme dans celle d'Evola, l'influence de Nietzsche, on le voit, est décisive. Nietzsche, pour le dire au plus vite, peut être considéré comme l'inventeur du « nihilisme actif », c'est-à-dire d'un nihilisme qui périt dans son triomphe, en toute conscience, ou devrait-on dire selon la terminologie abellienne, dans un « paroxysme de conscience ». Nietzsche se définissait comme « le premier nihiliste complet Europe, qui a cependant déjà dépassé le nihilisme pour l'avoir vécu dans son âme, pour l'avoir derrière soi, sous soi, hors de soi. »
Cette épreuve terrible, nul esprit loyal n'y échappe. Le bourgeois, celui qui croit ou feint de croire aux « valeurs » n'est qu'un nihiliste passif: il est l'esprit de pesanteur qui entraîne le monde vers le règne de la quantité. « Mieux vaut être un criminel qu'un bourgeois », écrivit Jünger, non sans une certaine provocation juvénile, en ignorant peut-être aussi la nature profondément criminelle que peut revêtir, le cas échéant, la pensée calculante propre à la bourgeoisie. Peu importe : la bourgeoisie d'alors paraissait inerte, elle ne s'était pas encore emparée de la puissance du contrôle génétique et cybernétique pour soumettre le monde à sa mesquinerie. Dans la perspective nietzschéenne qui s'ouvre alors devant eux, Jünger et Evola se confrontent à la doctrine du Kirillov de Dostoïevski: « L'homme n'a inventé Dieu qu'afin de pouvoir vivre sans se tuer ». Or, ce nihilisme est encore partiel, susceptible d'être dépassé, car, pour les âmes généreuses, il n'existe des raisons de se tuer que parce qu'il existe des raisons de vivre. Ce qui importe, c'est de réinventer une métaphysique contre le monde utilitaire et de dépasser l'opposition de la vie et de la mort.
Jünger et Evola sont aussi, mais d’une manière différente, à la recherche de ce qu'André Breton nomme dans son Manifeste « Le point suprême ». Julius Evola écrit: « L'homme qui, sûr de soi parce que c'est l'être, et non la vie, qui est le centre essentiel de sa personne peut tout approcher, s'abandonner à tout et s'ouvrir à tout sans se perdre: accepter, de ce fait, n'importe quelle expérience, non plus, maintenant pour s'éprouver et se connaître mais pour développer toutes ses possibilités en vue des transformations qui peuvent se produire en lui, en vue des nouveaux contenus qui peuvent, par cette voie, s'offrir et se révéler. » Quant à Jünger, dans Le Cœur Aventureux, version 1928, il exhorte ainsi son lecteur: « Considère la vie comme un rêve entre mille rêves, et chaque rêve comme une ouverture particulière de la réalité. » Cet ordre établi, cet univers de fausse sécurité, où règne l'individu massifié, Jünger et Evola n'en veulent pas. Le réalisme héroïque dont ils se réclament n'est point froideur mais embrasement de l'être, éveil des puissances recouvertes par les écorces de cendre des habitudes, des exotérismes dominateurs, des dogmes, des sciences, des idéologies. Un mouvement identique les porte de la périphérie vers le centre, vers le secret de la souveraineté. Jünger: « La science n'est féconde que grâce à l'exigence qui en constitue le fondement. En cela réside la haute, l'exceptionnelle valeur des natures de la trempe de Saint-Augustin et de Pascal: l'union très rare d'une âme de feu et d'une intelligence pénétrante, l'accès à ce soleil invisible de Swedenborg qui est aussi lumineux qu'ardent. »
Tel est exactement le dépassement du nihilisme: révéler dans le feu qui détruit la lumière qui éclaire, pour ensuite pouvoir se recueillir dans la « clairière de l'être ». Pour celui qui a véritablement dépassé le nihilisme, il n'y a plus de partis, de classes, de tribus, il n'y a plus que l'être et le néant. A cette étape, le cyclone offre son cœur à « une sorte de contemplation qui superpose la région du rêve à celle de la réalité comme deux lentilles transparentes braquées sur le foyer spirituel. » Dans l'un de ses ultimes entretiens, Jünger interrogé sur la notion de résistance spirituelle précise: « la résistance spirituelle ne suffit pas. Il faut contre-attaquer. »
Il serait trop simple d'opposer comme le font certains l'activiste Evola avec le contemplatif Jünger, comme si Jünger avait trahi sa jeunesse fougueuse pour adopter la pose goethéenne du sage revenu de tout. A celui qui veut à tout prix discerner des périodes dans les œuvres de Jünger et d'Evola, ce sont les circonstances historiques qui donnent raison bien davantage que le sens des œuvres. Les œuvres se déploient; les premiers livres d'Evola et de Jünger contiennent déjà les teintes et les vertus de ceux, nombreux, qui suivront. Tout se tient à l'orée d'une forte résolution, d'une exigence de surpassement, quand bien-même il s'avère que le Haut, n'est une métaphore du Centre et que l'apogée de l'aristocratie rêvée n'est autre que l'égalité d'âme du Tao, « l'agir sans agir ». Evola cite cette phrase de Nietzsche qui dut également frapper Jünger: « L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie ». A ces grandes âmes, la vie ne suffit point. C'est en ce sens que Jünger et Evola refusent avec la même rigueur le naturalisme et le règne de la technique, qui ne sont que l'avers et l'envers d'un même renoncement de l'homme à se dépasser lui-même. Le caractère odieux des totalitarismes réside précisément dans ce renoncement.
La quête de Jünger et d'Evola fond dans un même métal l'éthique et l'esthétique au feu d'une métaphysique qui refuse de se soumettre au règne de la nature. Toute l'œuvre de Jünger affirme, par sa théorie du sceau et de l'empreinte, que la nature est à l'image de la Surnature, que le visible n'est qu'un miroir de l'Invisible. De même, pour Evola, en cela fort platonicien, c'est à la Forme d'ordonner la matière. Telle est l'essence de la virilité spirituelle. Si Jünger, comme Evola, et comme bien d'autres, fut dédaigné, voire incriminé, sous le terme d'esthète par les puritains et les moralisateurs, c'est aussi par sa tentative de dépasser ce que l'on nomme la « morale autonome », c'est-à-dire laïque et rationnelle, sans pour autant retomber dans un « vitalisme » primaire. C'est qu'il existe, pour Jünger, comme pour Evola qui se réfère explicitement à une vision du monde hiérarchique, un au-delà et un en deçà de la morale, comme il existe un au-delà et un en deçà de l'individu.
Lorsque la morale échappe au jugement du plus grand nombre, à l'utilitarisme de la classe dominante, elle paraît s'abolir dans une esthétique. Or, le Beau, pour Jünger, ce que la terminologie évolienne, et platonicienne, nomme la Forme (idéa) contient et réalise les plus hautes possibilités du Bien moral. Le Beau contient dans son exactitude, la justesse du Bien. L'esthétique ne contredit point la morale, elle en précise le contour, mieux, elle fait de la résistance au Mal qui est le propre de toute morale, une contre-attaque. Le Beau est un Bien en action, un Bien qui arrache la vie aux griffes du Léviathan et au règne des Titans. Jünger sur ce point ne varie pas . Dans son entretien séculaire, il dit à Franco Volpi: « Je dirai qu'éthique et esthétique se rencontrent et se touchent au moins sur un point: ce qui est vraiment beau est obligatoirement éthique, et ce qui est réellement éthique est obligatoirement beau. »
A ceux qui veulent opposer Jünger et Evola, il demeure d'autres arguments. Ainsi, il paraît fondé de voir en l'œuvre de Jünger, après Le Travailleur, une méditation constante sur la rébellion et la possibilité offerte à l'homme de se rendre hors d'atteinte de ce « plus froid des monstres froids », ainsi que Nietzsche nomme l'Etat. Au contraire, l'œuvre d'Evola poursuit avec non moins de constance l'approfondissement d'une philosophie politique destinée à fonder les normes et les possibilités de réalisation de « l'Etat vrai ». Cependant, ce serait là encore faire preuve d'un schématisme fallacieux que de se contenter de classer simplement Jünger parmi les « libertaires » fussent-ils « de droite » et Evola auprès des « étatistes ».
Si quelque vertu agissante, et au sens vrai, poétique, subsiste dans les oeuvres de Jünger et d'Evola les plus étroitement liées à des circonstances disparues ou en voie de disparition, c'est précisément car elles suivent des voies qui ne cessent de contredire les classifications, de poser d'autres questions au terme de réponses en apparence souveraines et sans appel. Un véritable auteur se reconnaît à la force avec laquelle il noue ensemble ses contradictions. C'est alors seulement que son œuvre échappe à la subjectivité et devient, dans le monde, une œuvre à la ressemblance du monde. L'œuvre poursuit son destin envers et contre les Abstracteurs qui, en nous posant de fausses alternatives visent en réalité à nous priver de la moitié de nous-mêmes. Les véritables choix ne sont pas entre la droite et la gauche, entre l'individu et l'Etat, entre la raison et l'irrationnel, c'est à dire d'ordre horizontal ou « latéral ». Les choix auxquels nous convient Jünger et Evola, qui sont bien des écrivains engagés, sont d'ordre vertical. Leurs œuvres nous font comprendre que, dans une large mesure, les choix horizontaux sont des leurres destinés à nous faire oublier les choix verticaux.
La question si controversée de l'individualisme peut servir ici d'exemple. Pour Jünger comme pour Evola, le triomphe du nihilisme, contre lequel il importe d'armer l'intelligence de la nouvelle chevalerie intellectuelle, est sans conteste l'individualisme libéral. Sous cette appellation se retrouvent à la fois l'utilitarisme bourgeois, honni par tous les grandes figures de la littérature du dix-neuvième siècle (Stendhal, Flaubert, Balzac, Villiers de L'Isle-Adam, Léon Bloy, Barbey d'Aurevilly, Théophile Gautier, Baudelaire, d'Annunzio, Carlyle etc...) mais aussi le pressentiment d'un totalitarisme dont les despotismes de naguère ne furent que de pâles préfigurations. L'individualisme du monde moderne est un « individualisme de masse », pour reprendre la formule de Jünger, un individualisme qui réduit l'individu à l'état d'unité interchangeable avec une rigueur à laquelle les totalitarismes disciplinaires, spartiates ou soviétiques, ne parvinrent jamais.
Loin d'opposer l'individualisme et le collectivisme, loin de croire que le collectivisme puisse redimer de quelque façon le néant de l'individualisme libéral, selon une analyse purement horizontale qui demeure hélas le seul horizon de nos sociologues, Jünger tente d'introduire dans la réflexion politique un en-decà et un au-delà de l'individu. Si l'individu « libéral » est voué, par la pesanteur même de son matérialisme à s'anéantir dans un en-deçà de l'individu, c'est-à-dire dans un collectivisme marchand et cybernétique aux dimensions de la planète, l'individu qui échappe au matérialisme, c'est-à-dire l'individu qui garde en lui la nostalgie d'une Forme possède, lui, la chance magnifique de se hausser à cet au-delà de l'individu, que Julius Evola nomme la Personne. Au delà de l'individu est la Forme ou, en terminologie jüngérienne, la Figure, qui permet à l'individu de devenir une Personne.
Qu'est-ce que la Figure ? La Figure, nous dit Jünger, est le tout qui englobe plus que la somme des parties. C'est en ce sens que la Figure échappe au déterminisme, qu'il soit économique ou biologique. L'individu du matérialisme libéral demeure soumis au déterminisme, et de ce fait, il appartient encore au monde animal, au « biologique ». Tout ce qui s'explique en terme de logique linéaire, déterministe, appartient encore à la nature, à l'en-deçà des possibilités surhumaines qui sont le propre de l'humanitas. « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause et d'effet, écrit Jünger mais d'une loi tout autre, celle du sceau et de l'empreinte. » Par ce renversement herméneutique décisif, la pensée de Jünger s'avère beaucoup plus proche de celle d'Evola que l'on ne pourrait le croire de prime abord. Dans le monde hiérarchique, que décrit Jünger où le monde obéit à la loi du sceau et de l'empreinte, les logiques évolutionnistes ou progressistes, qui s'obstinent (comme le nazisme ou le libéralisme darwinien) dans une vision zoologique du genre humain, perdent toute signification. Telle est exactement la Tradition, à laquelle se réfère toute l'œuvre de Julius Evola: « Pour comprendre aussi bien l'esprit traditionnel que la civilisation moderne, en tant que négation de cet esprit, écrit Julius Evola, il faut partir de cette base fondamentale qu'est l'enseignement relatif aux deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre métaphysique. Il y a une nature mortelle et il y a la nature des immortels. Il y a la région supérieure de l'être et il y a la région inférieure du devenir. D'une manière plus générale, il y a un visible et un tangible, et avant et au delà de celui-ci, il y a un invisible et un intangible, qui constituent le supra-monde, le principe et la véritable vie. Partout, dans le monde de la Tradition, en Orient et en Occident, sous une forme ou sous une autre, cette connaissance a toujours été présente comme un axe inébranlable autour duquel tout le reste était hiérarchiquement organisé. »
Affirmer, comme le fait Jünger, la caducité de la logique de cause et d'effet, c'est, dans l'ordre d'une philosophie politique rénovée, suspendre la logique déterministe et tout ce qui en elle plaide en faveur de l'asservissement de l'individu. « On donnera le titre de Figure, écrit Jünger, au genre de grandeur qui s'offrent à un regard capable de concevoir que le monde peut être appréhendé dans son ensemble selon une loi plus décisive que celle de la cause et de l'effet. » Du rapport entre le sceau invisible et l'empreinte visible dépend tout ce qui dans la réalité relève de la qualité. Ce qui n'a point d'empreinte, c'est la quantité pure, la matière livrée à elle-même. Le sceau est ce qui confère à l'individu, à la fois la dignité et la qualité. En ce sens, Jünger, comme Evola, pense qu'une certaine forme d'égalitarisme revient à nier la dignité de l'individu, à lui ôter par avance toute chance d'atteindre à la dignité et à la qualité d'une Forme. « On ne contestera pas, écrit Julius Evola, que les êtres humains, sous certains aspects, soient à peu près égaux; mais ces aspects, dans toute conception normale et traditionnelle, ne représentent pas le "plus" mais le "moins", correspondent au niveau le plus pauvre de la réalité, à ce qu'il y a de moins intéressant en nous. Il s'agit d'un ordre qui n'est pas encore celui de la forme, de la personnalité au sens propre. Accorder de la valeur à ces aspects, les mettre en relief comme si on devait leur donner la priorité, équivaudrait à tenir pour essentiel que ces statues soient en bronze et non que chacune soit l'expression d'une idée distincte dont le bronze ( ici la qualité générique humaine) n'est que le support matériel. »
Ce platonisme que l'on pourrait dire héroïque apparaît comme un défi à la doxa moderne. Lorsque le moderne ne vante la « liberté » que pour en anéantir toute possibilité effective dans la soumission de l'homme à l'évolution, au déterminisme, à l'histoire, au progrès, l'homme de la Tradition, selon Evola, demeure fidèle à une vision supra-historique. De même, contrairement à ce que feignent de croire des exégètes peu informés, le « réalisme héroïque » des premières œuvres de Jünger loin de se complaire dans un immanentisme de la force et de la volonté, est un hommage direct à l'ontologie de la Forme, à l'idée de la préexistence. « La Figure, écrit Jünger, dans Le Travailleur, est, et aucune évolution ne l'accroît ni ne la diminue. De même que la Figure de l'homme précédait sa naissance et survivra à sa mort, une Figure historique est, au plus profond d'elle-même, indépendante du temps et des circonstances dont elle semble naître. Les moyens dont elle dispose sont supérieurs, sa fécondité est immédiate. L'histoire n'engendre pas de figures, elle se transforme au contraire avec la Figure. »
Sans doute le jugement d'Evola, qui tout en reconnaissant la pertinence métapolitique de la Figure du Travailleur n'en critique pas moins l'ouvrage de Jünger comme dépourvu d'une véritable perspective métaphysique, peut ainsi être nuancée. Jünger pose bien, selon une hiérarchie métaphysique, la distinction entre l'individu susceptible d'être massifié (qu'il nomme dans Le Travailleur « individuum ») et l'individu susceptible de recevoir l'empreinte d'une Forme supérieure (et qu'il nomme « Einzelne »). Cette différenciation terminologique verticale est incontestablement l'ébauche d'une métaphysique, quand bien même, mais tel n'est pas non plus le propos du Travailleur, il n'y est pas question de cet au-delà de la personne auquel invitent les métaphysiques traditionnelles, à travers les œuvres de Maître Eckhart ou du Védantâ. De même qu'il existe un au-delà et un en-deçà de l'individu, il existe dans un ordre plus proche de l'intangible un au-delà et un en-deçà de la personne. Le « dépassement » de l'individu, selon qu'il s'agit d'un dépassement par le bas ou par le haut peut aboutir aussi bien, selon son orientation, à la masse indistincte qu'à la formation de la Personne. Le dépassement de la personne, c'est-à-dire l'impersonnalité, peut, selon Evola, se concevoir de deux façons opposées: « l'une se situe au-dessous, l'autre au niveau de la personne; l'une aboutit à l'individu, sous l'aspect informe d'une unité numérique et indifférente qui, en se multipliant, produit la masse anonyme; l'autre est l'apogée typique d'un être souverain, c'est la personne absolue. »
Loin d'abonder dans le sens d'une critique sommaire et purement matérialiste de l'individualisme auquel n'importe quelle forme d'étatisme ou de communautarisme devrait être préféré aveuglément, le gibelin Julius Evola, comme l'Anarque jüngérien se rejoignent dans la méditation d'un ordre qui favoriserait « l'apogée typique d'un être souverain ». Il est exact de dire, précise Evola, « que l'état et le droit représentent quelque chose de secondaire par rapport à la qualité des hommes qui en sont les créateurs, et que cet Etat, ce droit ne sont bons que dans le mesure où ils restent des formes fidèles aux exigences originelles et des instruments capables de consolider et de confirmer les forces mêmes qui leur ont donné naissance. » La critique évolienne de l'individualisme, loin d'abonder dans le sens d'une mystique de l'élan commun en détruit les fondements mêmes. Rien, et Julius Evola y revient à maintes reprises, ne lui est aussi odieux que l'esprit grégaire: « Assez du besoin qui lie ensemble les hommes mendiant au lien commun et à la dépendance réciproque la consistance qui fait défaut à chacun d'eux ! »
Pour qu'il y eût un Etat digne de ce nom, pour que l'individu puisse être dépassé, mais par le haut, c'est-à-dire par une fidélité métaphysique, il faut commencer par s'être délivré de ce besoin funeste de dépendance. Ajoutées les unes aux autres les dépendances engendrent l'odieux Léviathan, que Simone Weil nommait « le gros animal », ce despotisme du Médiocre dont le vingtième siècle n'a offert que trop d'exemples. Point d'Etat légitime, et point d'individu se dépassant lui-même dans une généreuse impersonnalité active, sans une véritable Sapience, au sens médiéval, c'est-à-dire une métaphysique de l'éternelle souveraineté. « La part inaliénable de l'individu (Einzelne) écrit Jünger, c'est qu'il relève de l'éternité, et dans ses moments suprêmes et sans ambiguïté, il en est pleinement conscient. Sa tâche est d'exprimer cela dans le temps. En ce sens, sa vie devient une parabole de la Figure. » Evola reconnaît ainsi « en certains cas la priorité de la personne même en face de l'Etat », lorsque la personne porte en elle, mieux que l'ensemble, le sens et les possibilités créatrices de la Sapience.
Quelles que soient nos orientations, nos présupposés philosophiques ou littéraires, aussitôt sommes-nous requis par quelque appel du Grand Large qui nous incline à laisser derrière nous, comme des écorces mortes, le « trop humain » et les réalités confinées de la subjectivité, c'est à la Sapience que se dédient nos pensées. Du précepte delphique « Connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde et les dieux », les œuvres de Jünger et d'Evola éveillent les pouvoirs en redonnant au mot de « réalité » un sens que lui avaient ôté ces dernières générations de sinistres et soi-disant « réalistes »: « ll est tellement évident que le caractère de "réalité" a été abusivement monopolisé par ce qui, même dans la vie actuelle, n'est qu'une partie de la réalité totale, que cela ne vaut pas la peine d'y insister davantage» écrit Julius Evola. La connaissance de soi-même ne vaut qu'en tant que connaissance réelle du monde. Se connaître soi-même, c'est connaître le monde et les dieux car dans cette forme supérieure de réalisme que préconisent Jünger et Evola: « le réel est perçu dans un état où il n'y a pas de sujet de l'expérience ni d'objet expérimenté, un état caractérisé par une sorte de présence absolue où l'immanent se fait transcendant et le transcendant immanent. » Et sans doute est-ce bien en préfiguration de cette expérience-limite que Jünger écrit: « Et si nous voulons percevoir le tremblement du cœur jusque dans ses plus subtiles fibrilles, nous exigeons en même temps qu'il soit trois fois cuirassé. »
Foi et chevalerie sont les conditions préalables et nécessaires de la Sapience, et c'est précisément en quoi la Sapience se distingue de ce savoir banal et parfois funeste dont les outrecuidants accablent les simples. La Sapience advient, elle ne s'accumule, ni ne se décrète. Elle couronne naturellement des types humains dont les actes et les pensées sont orientés vers le Vrai, le Beau et le Bien, c'est-à-dire qu'elle vibre et claque au vent de l'Esprit. La Sapience n'est pas cette petite satisfaction du clerc qui croit se suffire à lui-même. La Sapience ne vaut qu'en tant que défi au monde, et il vaut mieux périr de ce défi que de tirer son existence à la ligne comme un mauvais feuilletoniste. Les stances du Dhammapada, attribué au Bouddha lui-même ne disent pas autre chose: "« Plutôt vivre un jour en considérant l'apparition et la disparition que cent ans sans les voir."
Le silence et la contemplation de la Sapience sont vertige et éblouissement et non point cette ignoble recherche de confort et de méthodes thérapeutiques dont les adeptes du « new-age » parachèvent leur arrogance technocratique. « L'Occident ne connaît plus la Sapience, écrit Evola: il ne connaît plus le silence majestueux des dominateurs d'eux-mêmes, le calme illuminé des Voyants, la superbe réalité de ceux chez qui l'idée s'est faite sang, vie, puissance... A la Sapience ont succédé la contamination sentimentale, religieuse, humanitaire, et la race de ceux qui s'agitent en caquetant et courent, ivres, exaltant le devenir et la pratique, parce que le silence et la contemplation leur font peur. »
Le moderne, qui réclame sans cesse de nouveaux droits, mais se dérobe à tous les devoirs, hait la Sapience car, analogique et ascendante, elle élargit le champ de sa responsabilité. L'irresponsable moderne qui déteste la liberté avec plus de hargne que son pire ennemi ( si tant est qu'il eût encore assez de cœur pour avoir un ennemi) ne peut voir en la théorie des correspondances qu'une menace à peine voilée adressée à sa paresse et à son abandon au courant d'un « progrès » qui entraîne, selon la formule de Léon Bloy, « comme un chien mort au fil de l'eau ». Rien n'est plus facile que ce nihilisme qui permet de se plaindre de tout, de revendiquer contre tout sans jamais se rebeller contre rien. L'insignifiance est l'horizon que se donne le moderne, où il enferme son cœur et son âme jusqu'à l'a asphyxie et l'étiolement. « L'homme qui attribue de la valeur à ses expériences, écrit Jünger, quelles qu'elles soient, et qui, en tant que parties de lui-même ne veut pas les abandonner au royaume de l'obscurité, élargit le cercle de sa responsabilité. » C'est en ce sens précis que le moderne, tout en nous accablant d'un titanisme affreux, ne vénère dans l'ordre de l'esprit que la petitesse, et que toute recherche de grandeur spirituelle lui apparaît vaine ou coupable.
Nous retrouvons dans les grands paysages intérieurs que décrit Jünger dans Héliopolis, ce goût du vaste, de l'ampleur musicale et chromatique où l'invisible et le visible correspondent. Pour ce type d'homme précise Evola: « il n'y aura pas de paysages plus beaux, mais des paysages plus lointains, plus immenses, plus calmes, plus froids, plus durs, plus primordiaux que d'autres: Le langage des choses du monde ne nous parvient pas parmi les arbres, les ruisseaux, les beaux jardins, devant les couchers de soleil chromos ou de romantiques clairs de lune mais plutôt dans les déserts, les rocs, les steppes, les glaces, les noirs fjords nordiques, sous les soleils implacables des tropiques- précisément dans tout ce qui est primordial et inaccessible. » La Sapience alors est l'éclat fulgurant qui transfigure le cœur qui s'est ouvert à la Foi et à la Chevalerie quand bien même, écrit Evola: « le cercle se resserre de plus en plus chaque jour autour des rares êtres qui sont encore capables du grand dégoût et de la grande révolte. » Sapience de poètes et de guerriers et non de docteurs, Sapience qui lève devant elle les hautes images de feu et de gloire qui annoncent les nouveaux règnes !
« Nos images, écrit Jünger, résident dans ces lointains plus écartés et plus lumineux où les sceaux étrangers ont perdu leur validité, et le chemin qui mène à nos fraternités les plus secrètes passe par d'autres souffrances. Et notre croix a une solide poignée, et une âme forgée dans un acier à double tranchant. » La Sapience surgit sur les chemins non de la liberté octroyée, mais de la liberté conquise. « C'est plutôt le héros lui-même, écrit Jünger, qui par l'acte de dominer et de se dominer, aide tous les autres en permettant à l'idée de liberté de triompher... »
Dans l'œil du cyclone, dans la sérénité retrouvée, telle qu'elle déploie son imagerie solaire à la fin de La Visite à Godenholm, une fois que sont vaincus, dans le corps et dans l'âme, les cris des oiseaux de mauvais augure du nihilisme, L'Anarque jüngérien, à l'instar de l'homme de la Tradition évolien, peut juger l'humanisme libéral et le monde moderne, non pour ce qu'ils se donnent, dans une propagande titanesque, mais pour ce qu'ils sont: des idéologies de la haine de toute forme de liberté accomplie. Que faut-il comprendre par liberté accomplie ? Disons une liberté qui non seulement se réalise dans les actes et dans les œuvres mais qui trouve sa raison d'être dans l'ordre du monde. « Libre ? Pour quoi faire ? » s'interrogeait Nietzsche. A l'évidence, une liberté qui ne culmine point en un acte poétique, une liberté sans « faire » n'est qu'une façon complaisante d'accepter l'esclavage. L'Anarque et l'homme de la Tradition récusent l'individualisme libéral car celui-ci leur paraît être, en réalité, la négation à la fois de l'Individu et de la liberté. Lorsque Julius Evola rejoint, non sans y apporter ses nuances gibelines et impériales, la doctrine traditionnelle formulée magistralement par René Guénon, il ne renonce pas à l'exigence qui préside à sa Théorie de l'Individu absolu, il en trouve au contraire, à travers les ascèses bouddhistes, alchimiques ou tantriques, les modes de réalisation et cette sorte de pragmatique métaphysique qui tant fait défaut au discours philosophique occidental depuis Kant. « C'est que la liberté n'admet pas de compromis: ou bien on l'affirme, ou bien on ne l'affirme pas. Mais si on l'affirme, il faut l'affirmer sans peur, jusqu'au bout, - il faut l'affirmer, par conséquent, comme liberté inconditionnée. » Seul importe au regard métaphysique ce qui est sans condition. Mais un malentendu doit être aussitôt dissipé. Ce qui est inconditionné n'est pas à proprement parler détaché ou distinct du monde. Le « sans condition » est au cœur. Mais lorsque selon les terminologies platoniciennes ou théologiques on le dit « au ciel » ou « du ciel », il faut bien comprendre que ce ciel est au coeur.
L'inconditionné n'est pas hors de la périphérie, mais au centre. C'est au plus près de soi et du monde qu'il se révèle. D'où l'importance de ce que Jünger nomme les « approches ». Plus nous sommes près du monde dans son frémissement sensible, moins nous sommes soumis aux généralités et aux abstractions idéologiques, et plus nous sommes près des Symboles. Car le symbole se tient entre deux mondes. Ce monde de la nature qui flambe d'une splendeur surnaturelle que Jünger aperçoit dans la fleur ou dans l'insecte, n'est pas le monde d'un panthéiste, mais le monde exactement révélé par l'auguste science des symboles. « La science des symboles, rappelle Luc Benoist, est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de réalité, naturelle et surnaturelle, la naturelle n'étant alors considérée que comme l'extériorisation du surnaturel. » La nature telle que la perçoivent Jünger et Evola (celui-ci suivant une voie beaucoup plus « sèche ») est bien la baudelairienne et swedenborgienne « forêt de symboles ». Elle nous écarte de l'abstraction en même temps qu'elle nous rapproche de la métaphysique. « La perspective métaphysique, qui vise à dépasser l'abstraction conceptuelle, trouve dans le caractère intuitif et synthétique du symbole en général et du Mythe en particulier un instrument d'expression particulièrement apte à véhiculer l'intuition intellectuelle. »écrit George Vallin. Les grandes imageries des Falaises de Marbre, d'Héliopolis, les récits de rêves, des journaux et du Cœur aventureux prennent tout leur sens si on les confronte à l'aiguisement de l'intuition intellectuelle. Jünger entre en contemplation pour atteindre cette liberté absolue qui est au cœur des mondes, ce moyeu immobile de la roue, qui ne cessera jamais de tourner vertigineusement. Dans ce que George Vallin nomme l'intuition intellectuelle, l'extrême vitesse et l'extrême immobilité se confondent. Le secret de la Sapience, selon Evola: « cette virtu qui ne parle pas, qui naît dans le silence hermétique et pythagoricien, qui fleurit sur la maîtrise des sens et de l'âme » est au cœur des mondes comme le signe de la « toute-possibilité » . Tout ceci, bien sûr, ne s'adressant qu'au lecteur aimé de Jünger: « ce lecteur dont je suppose toujours qu'il est de la trempe de Don Quichotte et que, pour ainsi dire, il tranche les airs en lisant à grands coups d'épée. »
Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages, 18 euros
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Du dandysme:
Luc-Olivier d’Algange
Du dandysme
A Philippe Barthelet
1
Si l'on considère les possibilités de l'esprit humain au regard de ses exercices les plus généralement répandus, en travaux et distractions, on ne peut se laisser d'être surpris et attristé de l'écart d'intensité et de vastitude entre les mondes offerts et les mondes généralement parcourus. Une instance mystérieuse, et sans doute secourable, persiste en moi, contre l'argumentaire massif de notre temps, à voir dans cette disparité des possibles une anomalie et une défaite. Il semblerait qu'une tyrannie diffuse, mais non moins prégnante, s'évertuât, non sans efficace, contre ces ressources sensibles et intelligibles qui haussent la vie à l'existence, et celle-ci, en certaines circonstances favorables, à l'être, - et celui-ci, enfin, à ces régions subtiles et paradisiaques où, selon les mystiques persans, règne l'Archange Empourpré.
Passant d'un état d'hébétude devant des écrans, la pensée alentie ou rendue confuse par des drogues sans fastes, aux tristes procès affairés d'un activisme modificateur qui ajoute la laideur à la laideur, l'absurde à l'absurde, les hommes de ce temps semblent avoir pour dessein de passer, d'un mouvement unanime, à côté d'eux-mêmes et du monde.
A ce mouvement commun, grégaire, - qui est celui de la société elle-même, devenue un amas de subjectivités traquées et plaintives, nous devons la disparition de la civilisation et de la civilité qui ne survivent qu'au secret de quelques cœurs, assez hauts, assez téméraires, assez fous pour croire encore que la destinée des êtres humains ne se réduit pas à être les agents de la Machine qui va les réduire en unités interchangeables, -c'est-à-dire, les hacher menus.
2
Il n'est rien de plus facile que de dire le plus grand mal des dandies. Eux-mêmes, non sans constance, offrent, comme s'ils étaient des adeptes de Sacher Masoch non moins que de Brummel, les verges pour se faire battre. Arrogants, insolents, vains, immoraux, ostentatoirement inutiles, agaçants dans leurs mises comme dans leurs propos, égocentriques semble-il par vocation ou par décret, aristocrates sans fief, souvent soupçonnés par surcroît de mœurs incertaines et de sympathies pour des idéologies coupables ou réprouvées, ils se plaisent au plaisir de déplaire et ajoutent à leurs dédains intimes des signes extérieurs de mépris pour les braves gens, les gens moyens, qui sont légion, qui font masse, et dont on devrait savoir, si l'on veut survivre commodément dans ces temps sans nuances, qu'ils sont l'incarnation du Bien, du Progrès et de toutes les vertus démocratiques, - seules vertus. Toutes les autres étant tenues pour criminelles par les philosophes en vogue, les journalistes, et, autorités suprêmes en la matière, les présentateurs de télévision et les chanteurs de variété.
Le dandy, tel un condamné portant beau et marchant droit au moment de monter sur l'échafaud et faisant du spectacle de son impassibilité, un défi, et peut-être un enseignement, - on pourrait croire à le voir ainsi, faisant des bons mots au bord de l'abîme, que de très-anciennes vertus de courage et de bonté l'eussent élu pour intercesseur ultime, ou pour victime, comme les derniers éclats d'un feu mourant, escarbilles qui laissent dans l'œil quelques phosphènes, - images d'une grandeur humaine à jamais perdue.
Or Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Oscar Wilde, Mishima (le plus radical d'entre eux) furent aussi de grands artistes, des ascètes du Verbe dissimulant, sous le spectacle qu'ils consentirent à offrir (peut-être non sans bonté comme un signe adressé, malgré tout, à ceux qui ne peuvent ni ne veulent comprendre), et selon la formule de Nietzsche: « une provocation, un appel ».
Ce monde est aveugle, sourd, insensible que le Médiocre régente et, procustéen, réduit à sa mesure. Il nous voudrait sans pieds pour la promenade et sans tête pour la rêverie ou pour la spéculation. Les écrivains de ce temps, intimidés par tant de suffisance collective destinée à les convaincre de la vanité ridicule de leurs ouvrages, en sont venus à faire profil bas ou à se feindre au service de quelque intérêt général. Ils se mêlent des « causes » du temps, s'improvisent journalistes bénins ou vitupérateurs et font dans l'édifiant avec des pomposités moralisatrices généralement dirigées contre des confrères plus frivoles, libres ou talentueux. Tout dans leurs tristes arguties est machine pour faire croire qu'ils sont la voix d'autres qu'eux-mêmes, - enfin qu'ils représentent ! Leur fausse modestie qui se donne à contempler est de la pire outrecuidance. L'humilité leur manque et la force de reconnaître leur singularité et ce qu'elle doit aux influences diverses et lointaines dont ils sont les hôtes passagers. Une formule revient sans cesse dans leur bouche, comme une excuse d'être, une complaisance, une lâcheté: « un petit peu ». Ils sont « un petit peu écrivain », ils pensent ceci ou cela « un petit peu ». Mieux vaut préciser, en effet, car celui qui n'est pas dans le « petit peu » est un méchant homme qui s'écarte de la norme commune.
Avouons-le, ces mitrailles de « petit peu » excèdent notre patience et nous recevons comme un ressac de fraîcheur et de simplicité de belle augure quiconque, avec une inopportunité soudaine, nous parle de grandeur; car cette grandeur dite, évoquée, est l'espace où nous sommes reçus. La grandeur grandement reçoit; elle ignore les jugements et les classements vétilleux; elle se fie à une intuition qui remonte plus haut que sa cause.
Telle est l'humilité du dandy: face à l'arrogance du Médiocre, agent de l'opinion publique, il consent à se revêtir de la fragilité de l'humanité essentielle, de la brièveté de son éclat singulier et oppose visiblement à l'uniforme et l'uniformité des hommes sans visage, la sapience presque perdue d'une civilisation d'essences rares, de gestes exquis, - une langue enfin, à la fois natale et conquérante, qui sera jugée alambiquée ou baroque par les pratiquants de l'idiome schématique, vulgaire et las de la « communication ».
De même que le vêtement du dandy ne lui sert pas seulement à se couvrir ou à se parer, sa langue connaît d'autres raisons d'être que la communication ou la publicité; elle entre en des nuances qui, pour exigeantes qu'elles soient et ordonnées à des disciplines mystérieuses, s'apparentent « aux merveilleux nuages » qu’évoquait Baudelaire, qui se meuvent en une liberté grandiose dans les hauteurs, selon des lois immenses où notre liberté se perd et se réinvente.
Asocial civilisé, libertaire cherchant à atteindre l'ordre le plus profond pour, d'une science prompte et sûre, le faire apparaître à la surface, ennemi de l'informe qui est le pire conformisme, le dandy va calmement à sa perte, sachant, selon le mot de Baudelaire, « être un héros et un saint pour soi-même ». Sa cause perdue cependant le fait légataire de la témérité qu'il eut à la défendre,- « force qui va ».
3
Sans doute le moment est-il venu, pour nous autres songeurs d'empires ou de royaumes intérieurs, de cesser de faire profil bas et de renoncer à cette trouble complaisance de nous excuser d'être. La modestie ostensible est un péché de vanité qui interdit à jamais d'atteindre à l'humilité, - dont le premier signe est de reconnaître ce que Dieu nous fit, c'est-à-dire à son image, uniques.
Ce n'est point une si petite chose, dans ce grand chaos planifié, que d'être un homme avec ses ressouvenirs et ses pressentiments. Ce n'est pas rien d'avoir des goûts et des dégoûts, un discernement intuitif qui nous guide vers les uns et nous éloigne des autres, qui nous offre la chance de préférer, et d'entrer en relation avec des objets de nos préférences au lieu de les réduire au rôle subalterne d'expériences. Ce n'est pas rien, et c'est même une chose bien grande et bien rare, digne d'éloges, que d'honorer ces préférences, ces civilités, et de raviver ainsi, dans le secret du cœur, le sens de la gratitude.
Baudelaire en donnant à son dandysme, ce « plaisir aristocratique de déplaire », ces décisives nuances héroïques et mystiques, témoigne au plus juste des longitudes morales et des latitudes métaphysiques qu'il nous reste à reconquérir si nous voulons être le principe d'un monde où nous cesserions de vivre misérablement, fût-ce au cœur du confort le plus apprêté. Car il est inutile de se leurrer, de feindre de vivre dans une civilisation et dans un monde. Les sarcasmes des dandies, leurs ironies cruelles, eurent au moins le mérite - si peu que nous les comprenions dans leurs sagesses et leurs dédains, - de nous déniaiser à cet égard.
Ce monde hargneux, discourtois, où la quantité règne, où l'on convoite des voitures moches, où l'on pousse, habillé d'un survêtement de sport, des « cadies » surchargés de nourritures aussi coûteuses qu'à peine comestibles, ce monde où l'on s'affale devant des écrans, ce monde ni ascétique, ni épicurien, serait à peine remarquable comme défaite insigne de l'humanitas s'il ne coïncidait avec la perte du langage, - qu'autrefois des hommes moins aveulis considéraient comme un don des dieux, voire comme leur émanation la plus certaine.
On s'est récrié devant la supposée « préciosité » des dandies, on s'est permis de médire de leurs façons, parfois, d'user de mots rares comme des gemmes enchassées dans la syntaxe, livrés à tous les feux de la pensée et de l'imagination. C'était méconnaître l'archaïque, l'originelle beauté de leur fidélité, l'honneur ingénu qu'ils font aux mots d'exister et de resplendir, leur étonnement qui réveille celui des premiers hommes devant la puissance neuve des runes ou des hiéroglyphes.
A cet égard, comme à tant d'autres, le dandy (ne parlons pas des singes qui se répandent dans la mode et les mondanités) est bien le contraire d'un homme blasé de tout. S'il paraît quelquefois lassé, c'est de tout ce qui n'est pas tout, - de cette existence piteusement restreinte, tant dans le sensible que dans l'intelligible, qui nous est imposée avec toute la force irrésistible d'une inertie collective tombant, selon les lois de la pesanteur, vers la substance indifférenciée.
Une dose exquise de métaphysique ne saurait nuire aux considérations les plus désinvoltes qui soient. Etre léger, ce n'est pas être frivole. Quelques « coups d'ailes ivres » sont nécessaires, et l'ivresse, qu'elle soit d'eau fraîche ou de vin, exige précisément la pureté des essences. Le dandy, servant le « démon des minutes heureuses » devra faire ainsi de chaque moment de sa vie une révolte de l'essence contre la substance et rejoindre au cœur de l'acte ou de l'art distingués, l'essence qui le distingue.
« Etre un héros et un saint pour soi-même » n'est-ce pas, hors de toute représentation, de tout spectacle, éveiller, par quelque rituel, l'essence même de l'héroïsme et de la sainteté ? Il y a chez tout dandy de belle venue et de haute exigence, une révérence à quelque principe impersonnel dont le rite est l'expression et qu'il importera de servir, ainsi que de son courage, dans un combat contre l'informe et l'avilissement. Humble, et dans ce monde ruiné où il eut la disgrâce de naître, le dandy commence par lutter contre son propre avilissement; mais ce combat pour soi, pour la « sculpture de soi », selon la formule de Plotin, est aussi, par l'exemple, un combat pour les autres, sans le mauvais goût de trop leur faire savoir.
Que serait le monde sans ces hommes de finesse, d'ordre secret et de nuances qui semblent ne servir que leurs goûts et n'aller qu'à leur guise ? A quelle vulgarité sans échappatoire le monde et la parole humaine eussent-ils été livrés ? Sans contredit à la marée sombre, nous eussions été engloutis, et nous le sommes presque, et ce n'est, en effet, qu'un « presque rien », un « je ne sais quoi », selon le mot de Fénelon, qui nous sépare du pur et simple anéantissement du Logos dans la « communication ». C'est l'exemple de la liberté conquise qui le rend possible et non les soi-disant « libérateurs » tout empressés de nous délivrer d'un despotisme moindre pour nous subjuguer à une tyrannie plus efficiente.
Le dandy, cultivant en lui les vertus stoïciennes et ascétiques d'une impersonnalité active, offre l'exemple de l'éthos le plus distinct et le plus radicalement contraire à l'individualisme moderne qui, de masse, exacerbe une subjectivité, généralement plaintive. La forme qu'il illustre et à laquelle il se dévoue, est une idée. Cette forme-idée, réfractaire à l'informe, est un legs, auquel le dandy, avec désinvolture, se sacrifie. Loin de croire valoir par lui-même, et faisant, selon la formule d'Oscar Wilde, de sa vie une œuvre d'art, il hausse la vie, la vie confuse, informe, plate et cupide à la forme désirée, platonicienne et désintéressée.
Détachée de la volonté qui la produit, au plus loin de la substance indistincte, au plus près de l'essence distincte, la vie comme œuvre d'art accomplit une métaphysique. Si le monde sensible est l'empreinte du monde idéal, s'il est écriture divine, n'est-ce point impie de vivre en bête repue ou en bête traquée ? Si le pouvoir nous est donné de nous exhausser hors de la nature, de voir, ou d'entrevoir, le sceau divin, l'Idée, privilège insigne et redoutable dont ne disposent pas les fourmis, les chiens ou les écureuils, ne serait-ce pas un devoir de n'y pas déroger ? Au demeurant, qu'est-ce que le « naturel » de ces gens hostiles aux artifices, sinon le plus commun et le plus vulgaire des artifices ? Si commun et si vulgaire qu'il menace à chaque instant de défaillir dans la plus torve barbarie.
Dans une époque bourgeoise, utilitaire et puritaine, le dandy se souvient, comme il peut, de temps empreints de formes sacerdotales et héroïques, non pour les imiter, ou se leurrer sur leur perpétuité, mais pour manifester, comme l'idée impondérable dans la forme visible, qu'elles ont trouvé en lui le plus fragile des refuges - dont la fragilité, œuvre d'un verrier alchimiste, pour cassante qu'elle soit, et parfois tranchante, garde mémoire de la haute flambée et des fusions cruelles d'une civilisation perdue.
4
L'extinction de la civilisation dans le carcan de la société, sous l'écorce morte de la société, pour évidente qu'elle soit aux hommes de goût, se laissera évaluer par ceux qui n'en sont pas saisis d'emblée d'horreur comme devant un charnier, par le progrès constant des interdits et la disparition proportionnelle des contraintes. Nous voici dans un monde où les aspirations les plus immémoriales et les mouvements les plus légitimes sont surveillés, bridés et punis mais où rien, vraiment rien, nous contraint à être un peu moins avachis dans la bêtise et l'ignorance la plus crasse. Le genre en est même bien considéré, tant « cool » que « démocratique », - car il est entendu qu'il faut être « sans prétentions ».
On nous jette quelques colifichets technologiques, et vogue la galère des volontaires ! Google pourvoit aux mémoires inexercées; tout s'oublie dans le meilleur des mondes amnésiques, sauf le ressentiment.
Que peuvent bien se dire des hommes et des femmes sans mémoire, ou de la seule mémoire qui leur reste, celle des griefs et des méfaits ? Ceux qui n'ont pas le bonheur d'avoir en mémoire, appris par cœur, quelques vers de Virgile ou d'Hölderlin, par ce cœur qui leur découvre, en ressouvenir de poèmes, les paysages et les visages aimés dans les heures heureuses, - ceux qui n'ont pas l'éloge au cœur de la mémoire, gardé par des Muses exigeantes, tourneront indéfiniment autour de leur Moi, dans un cercle de plus en plus réduit, comme l'âne attaché au piquet.
Les historiographes du dandysme ne remontent guère, dans leurs généalogies idéales, au-delà de Brummel ou du Prince de Ligne; le dandysme serait le contemporain et l'alexipharmaque du poison bourgeois. D'autres, moins sociologues, voient en Alcibiade le parangon des dandies. Entre l'Antique et le Moderne, on pourrait trouver en Laurent de Médicis ou en Casanova des dandies d'instinct ou de fait. Au dandysme délicat de Robert de Montesquiou, on pourrait, en élargissant la notion, ajouter le dandysme sauvage d'Ungern von Sternberg, le dandysme luxueux de Barnabooth ou celui, ascétique, d'André Suarès, qui traverse l'Italie à pied en se nourrissant seulement de lait et de fruits. Certains dandies sont en mouvement, stendhaliens, d'autres sculptés dans quelque minéral rare, irréfragable, tel Stefan George. Certains défaillent à un parfum, ou sont réduits à l'inaction par un songe, d'autres, comme Claus von Stauffenberg, posent des bombes à bon escient. Ernst Jünger, lui, fut à la fois un homme enivré de synesthésies subtiles et un guerrier farouche. Les chemins de traverse sont nombreux et infinies les possibilités d'échapper aux normes vulgaires. Mishima met la même scrupuleuse attention choisir sa cravate que son sabre, à traduire, du vieux français, une pièce de D'Annunzio qu'à se forger un corps idéal par le soleil et l'acier.
La beauté, splendeur du vrai, resplendit en chromatismes divers, en des paysages désertés ou profus, en des âmes contemplatives ou actives, - et lorsque l'étau se resserre, lorsque les plafonds se rapprochent des planchers, lorsque pullule, comme disait Nietzsche, « la race du dernier des hommes », lorsque les temps, selon le mot de Witkacy, sont au « nivellisme », livrés aux prédateurs mous de la pensée calculante, quelques dandies apparaissent pour signifier leur désaffection des mœurs communes.
Ce monde livré aux gestionnaires (par surcroît incompétents) donne supérieurement raison à quiconque veut hausser et faire briller quelques-unes des possibilités offertes de la vie, - qu'elle soit sensible ou mystique, visible ou invisible, solaire ou nocturne, aurorale ou crépusculaire. L'âme du plus morbide des « décadents » est encore d'une vivacité infiniment plus ingénue, plus hespériale que la sinistre planification des hommes à oreillettes qui, vampires sans dents et sans apparat, amoindrissent en eux et autour d'eux l'existence aux dimensions dérisoires de leurs « plans de carrière ». Plutôt crever la bouche pleine de terre que de céder à leur règne. Plutôt la mort dans l'âme, mais avec une âme, que la survie sans âme dans cette planification morte.
A ne s'y point tromper, il s'agit bien là d'une combat à mort, où les forces adverses sont à tel point supérieures, en nombre, en quantité et en « technicité », - si outrancièrement, ubuesquement et pompeusement supérieures, qu'elles en deviennent ridicules. Imaginons face à quelque élégante petite bête sauvage, un renard par exemple, non le concours, déjà un peu grotesque, d'une chasse à courre, mais soixante divisions de chars, avec fanfares, porte-avions, et ogives nucléaires. La planification moderne face aux rares hommes différenciés est de cet acabit. La puissance périt dans son triomphe, sous l'estocade du ridicule et du dégoût.
Il faut apprendre à se déprendre, non seulement en vertu de cette sagesse essentielle qui nous fait traverser la vie en nous détachant de ses atours, un à un, et jusqu'à l'ultime battement de cœur, mais aussi dans le pur présent, qui n'est jamais si vaste ni si favorable que lorsque nous refusons de céder à l'emprise que nos semblables, par une compulsion fatale, prétendent à exercer sur nous. La plupart des tracasseries de ce monde administratif, bancaire et technologique n'ont d'autres raisons d'être que de nous forcer à nous intéresser un moment à ceux qui en sont les agents. L'affaire est sérieuse nous disent-ils, imbus de leur importance, elle vous concerne au premier chef. Ils voudraient nous en persuader pour que nous leur prêtions notre oreille et prenions en considération leur « pouvoir », ou ce qu'ils imaginent être un pouvoir. J'annonce ainsi, sans autres ambages, la raison d'être de cet ouvrage: rien d'autre qu'un éloge de la désinvolture. Tout sérieux est frivole et toute frivolité, affreusement sérieuse. Il n'est plus une seule raison d'être, individuelle ou collective, qui ne soit, par les nouveaux maîtres du monde, reléguée aux marges extrêmes. La désinvolture à leur égard équivaudra au retour à l'essentiel: ce jour de fin d'été aux légers feuillages de brume, cette jeune passante qui éveille en ma mémoire des vers d'Ibn'Arabî:
« Son regard ayant tué,/ Elle réanime par la parole/ Comme si Jésus elle était/Quand elle rappelle à la vie./ Sa Thora, telle une lumière/ Est la face brillante de ses jambes/ Thora que je lis et que j'étudie/ Comme si j'étais Moïse./ Prêtresse sans ornement/ Parmi les filles des Grecs,/Sur elle tu contemples/ Les lumières du pur bien. »
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Si le monde moderne, sans que nous eussions à proprement parler de point de comparaison, puisque nous lui sommes contemporains depuis notre naissance, nous apparaît dans ses perspectives, ses modes de vie et de pensée, comme un monde étrangement rétréci, - tout y étant planifié par l'utilitarisme le plus vain et le plus abstrait (le travail devenant une distraction de l'essentiel, et la distraction, un travail, et même un bizness), si toute sollicitation supérieure en semble exclue, si les hommes y vivent généralement comme des créatures hébétées, - on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'en fut pas toujours ainsi, qu'il ne s'agit là de rien de réel, et que ce « sinistre hypnotisme », pour reprendre le mot de Villiers de L'Isle-Adam, s'apparente moins à une fatalité ou à une nécessité invincible qu'à un mauvais sort que l'esprit humain eût jeté sur lui-même et dont il pourrait, à sa guise, se déprendre à chaque instant.
Force est de constater, hélas, que ce mauvais sort a sa durée propre qui excède la brève durée de nos vies individuelles. Il n'en demeure pas moins ce qu'il est: un pouvoir très-vague et très-vain dont les manifestations, aussi titanesques et planétaires que l'on voudra, n'existent et ne s'imposent à notre entendement que par l'immensité des mondes sensibles et intelligibles qu'elles nient.
L'œuvre d'Ibn'Arabî nous entretient de cette immensité-là, qui n'existe pour nous que parce que Dieu voulut qu'elle existât pour Lui, trésor caché soudain révélé par la Création. Le génie individuel, certes, existe, mais il est, ce qu'oublia parfois le Romantisme, à l'exacte mesure de l'oubli de soi. Pour Ibn'Arabî, comme pour Platon, la connaissance est réminiscence. Ce qui nous revient ainsi, vient par nous mais du monde lui-même, en resplendissements de beautés et de vérités. De cette vérité belle et de cette beauté vraie nous sommes les instruments. Au-delà du Calame est la main qui tient le Calame, et plus secrète encore que la main, est l'encre de la nuit des temps où plonge le Calame.
La réminiscence ravive un espace dont, emprisonnés que nous étions dans le ressassement de la subjectivité, nous étions exclus. Libératrice, au sens le plus haut du terme, elle nous restitue au Réel dans ses longitudes et ses latitudes, ses gradations, ses états et ses stations, son mouvement et son immobilité. Or, et c'est à cette élucidation vibrante qu'œuvre Ibn'Arabî, l'essence de l'amour n'est autre que réminiscence. Dans ses plus beaux resplendissements le monde semble se souvenir de la puissance qui le fit apparaître: il est alors apparition à l'instant de l'apparition, absolue fraîcheur castalienne, recommencement du recommencement, anamnésis. Le temps qui vient sur nous comme une ondée de bénédictions n'est plus le temps profane, le temps linéaire de la durée ou de l'usure, le temps de l'action planificatrice, mais bien le temps de la contemplation, de l'accord, de l'hospitalité intérieure aux instigations ardentes et subtiles de la réminiscence.
Toutefois ce monde contemplé n'existe pas sans le contemplateur. Le contemplateur déploie par sa contemplation le monde contemplé, et celui-ci reçoit le regard qui le révèle à son essence, à sa divine antériorité. Le contemplateur et monde contemplé, qu'unissent des réminiscences en ressac, sont l'un à l'autre comme l'Amant et l'Aimée. Leurs sucs et leurs sèves se mêlent dans une essence intime, un oecuménisme de parfums.
Les plus obtus des agnostiques prennent volontiers argument contre la Théologie, de ce qu'elle nous entretient de l'enfer, du purgatoire et du paradis. Ces esprits schématiques, qui se vantent d'être « rationalistes » passent ainsi à côté de cette haute, vénérable et très-ancienne pragmatique, qui est à l'origine du Discernement, faculté, à la fois intuitive et intellectuelle qui nous permet, selon le langage de la Table d'Emeraude, de séparer le subtil de l'épais, et de nous orienter avec bonheur dans les troubles et les confusions de l'existence. A moins d'être déjà de ces « derniers des hommes » dont Nietzsche prévoyait et redoutait la venue, et s'il reste en nous quelque désir de lointain, de songes et d'étoiles, ou seulement le goût d'être là où nous sommes, en plénitude, si lors le « pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, ne s'est pas installé dans nos cœurs comme une sournoise et tyrannique apologie de la médiocrité, il vient une seconde magique où nous reconnaissons qu'ici ou ailleurs, dans l'immobilité comme dans le mouvement, ce monde s'offre à nous dans une triple possibilité infernale, purgatorielle ou paradisiaque; et que cette science suffit amplement à faire de nous, selon le juste principe du libre-arbitre, le plus malheureux ou le plus heureux des hommes; à tout le moins à certains moments.
Contrairement à une idée commune, il n'est pas nécessaire d'être absolument mort pour savoir ce que sont l'enfer, le purgatoire et le paradis. Si tel était le cas, ces notions si familières nous seraient probablement inconnues, à moins que nous ne les supposions transmises par d'hypothétiques revenants. Or, une science nous est donnée en cette matière, variable, incertaine, comme l'est toute science, qui permet à chacun de s'en faire une image.
Une ambition belle, et, je gage, peu courue, serait avec la désinvolture humble qu'exigent les sujets profonds, d'esquisser la renovatio d'une sapience du Paradis, sinon dans son essence, du moins dans ses attributs. Qu'en est-il, de nos jours, du paradisiaque ? L'ennui est que là où nous sommes, il faut commencer par l'enfer. Passons vite, la description en est presque superflue; cette contrée est la plus connue et la plus démocratiquement partagée. Chacun y travaille à son propre enfer et à celui des autres ; chacun travaille dans une infernale solidarité à passer à côté des éclats, des promesses, et à s'incarcérer dans cet individualité collective, dans cet collectivité individualisée, chacun accuse chacun de son malheur. Ce monde semble sans issue car il n'existe pas; l'existence lui est refusée. On ne s'évade pas de ce qui n'existe pas; on y fait apparaître ce qui est, et qui fait mal à force d'être beau, d'une beauté terrible, numineuse... L'effroi que nous en ressentons sera notre purgatoire. Ensuite, voyez comme il faut bien se hâter, se présente à nous le seuil du Paradis; là où les hautes sciences théologiques et poétiques nous serons secourables.
Il ne s'agit pas de faire le paradis, de le planifier (ce qui se nomme paver l'enfer), mais de le laisser entrer dans le néant où nous nous sommes réfugiés par effroi des grands bonheurs.
Une conversion du regard est nécessaire, une sapience, voire une morale. Toutes nos volontés seront vaines si nous ne discernons pas ce qui en nous et, accessoirement, autour de nous, marque le fatal coup d'arrêt à la chance pleine de prodiges. Une Machine travaille, disions-nous. Le bruit de fond du monde moderne est son grondement sourd. Machine uniformisatrice, mue par le ressentiment fondamental du médiocre à l'égard du génie ou du talent qui lui échappent. Et ce ne sont pas seulement, et de moins en moins, tant ils deviennent indiscernables, le génie et la talent individuels qui sont l'objet de la vindicte du médiocre, mais aussi le génie des lieux, des peuples et des langues, dont le génie individuel n'est que l'intercession. La Machine travaille, sans relâche, avec son insistance de Machine, à détruire tout ce qui, dans la haute culture européenne fut l'intercession des génies favorables orientés vers l'exercice magnifique de la vie.
Le fondamentalisme démocratique n'a pas fait disparaître le pouvoir et l'abus de pouvoir, le népotisme et l'accaparement, il s'est appliqué à les placer dans les mains les plus médiocres, les plus irresponsables et les plus illégitimes, - et cela non seulement à la tête de l'Etat, mais partout, dans les plus infimes et plus insignifiantes occurrence du monde social. Le moindre guichetier est un despote. Le plus ridicule notable de province, avec quelques accointances politiques et un peu d'argent, peut abuser de tout et de tous, comme le seigneur féodal le moins scrupuleux, à la différence que sa place fut conquise par quelque ruse et non par le sang; et son nom jamais n'aura à répondre de rien, car il n'est point un maître auquel on peut demander des comptes, mais un « agent ». Un dispositif est ainsi mis en place, dans un consentement général, qui bétonne toute expression ou transmission du génie (terme, on l'aura compris, que nous n'utilisons pas dans son acception néoromantique de subjectivité exacerbée mais, tout au contraire, d'abandon à de plus vastes et calmes desseins, de plus lointaines et profondes fidélités.)
Il nous reste, à nous qui sommes héritiers de toutes les outrances modernes, à réinventer le moment présent, - à lui redonner cette teneur, ce timbre, cette couleur, ce vibrato. Il nous reste à revenir au cœur du temps, au cœur ardent. Il nous reste à inventer des « feux légers ». Que la vie ne soit pas survie asservie à des finalités quantifiables mais une suite de feux légers, et peu importe, et tant mieux, si nous y disparaissons sans laisser d'autres traces que le ressouvenir d'une flamme blonde, insolente, à peine discernable dans le faste du jour !
Le monde moderne qui ne croit plus au péché originel, ni à Dieu, ni à rien, semble pourtant devoir son existence à la seule volonté farouche de nous faire expier, ici et maintenant, tous les bonheurs vécus ou possibles. Sans doute le Moderne soupçonne-t-il que chaque bonheur est une réponse à une prière, une flamme allumée dans l'oraison. Cette évidence, insupportable à son outrecuidance mécréante, le conduit à nier, non seulement la surnature, mais la nature sensible elle-même qui en est l'empreinte.
A l'oraison, le Moderne opposera la volonté, puis la volonté de volonté, crispation maniaque, qui détruit sans anéantir, qui détruit en encombrant. Voyez comme les êtres humains sont devenus encombrés, comme ils respirent mal, comme il se supportent difficilement, comme ils se trouvent toujours offensés, offusqués, victimes, rats traqués les uns par les autres, et comme ils se laissent peu de temps pour être, ou, plus exactement, selon la belle formule d'Heidegger, pour être là, dans « éclaircie de l'être », dans la clairière paradisiaque.
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Quiconque prendra l'Allée Joseph Joubert ira vers une merveille discernable, « un jardin tournoyant ».
Cet homme qui fut peu inscrit dans la société de son temps, cet homme absent des représentations, fut prodigieusement présent au monde, témoin au suprême de sa civilisation, qui déjà se défaisait mais se continuait en lui, de façon impondérable, méconnue et magistrale.
Discret, modeste, mais se donnant, ou, plus exactement se laissant donner le génie de parler exactement de tout, - se laissant, s'accordant cette liberté, cet abandon, où Dieu brille à la pointe des pensées... Nul ne fut moins kitch ou pompier que Joseph Joubert, pas même son ami, et premier admirateur, Chateaubriand. Ce que les dandies cherchent, ce qu'ils poursuivirent au risque de le voir échapper, cette désinvolture heureuse qui ne se refuse rien, pas même la fragilité, Joseph Joubert la trouve à chaque pas de ses pensées. Sa liberté ne semble pas encore soumise à une volonté. Si le grand dessein des dandies fut de faire de leur vie une œuvre d'art, Joseph Joubert, en amont, fait de sa pensée, non pas une œuvre, mais un art de penser.
Joseph Joubert est un magnifique écrivain car ne croit pas aux genres littéraires, mais, de toute sa foi ardente, à la parole et à la pensée. Quelque chose de très-important, de décisif, pour son temps et le nôtre, s'accomplit là, à l'insu de presque tous, - et que rechercheront, avec des bonheurs divers et plus ou moins embarrassés, les phénoménologues, les herméneutes, les avant-gardistes: une immédiateté dans l'intention pure, dans le feu clair de la plus radicale attention.
S'expliquerait ainsi le peu d'attention que lui accordent les modernes. Joseph Joubert est léger, - mais non point comme eux, inconstant, ou inconséquent; léger comme l'air, les oiseaux, comme les pensées lorsqu'elles virevoltent dans ces « jardins tournoyants » que sont, pour lui, les Dialogues de Platon.
Cet écrivain du fragment, de l'inachèvement, est un écrivain du tout et de l'infini. Sa pensée ne désire pas se reconnaître pouvoir dans les yeux d'autrui mais puissance infinie et diverse du monde. Dans cet immémorial combat métaphysique qui oppose l'universalité et l'universalisme, l'unité et l'uniformité, autrement dit la barbarie et la civilisation, Joseph Joubert est sans conteste du côté de l'infini, c'est-à-dire de l'exactitude. Il peut ainsi aller vers l'essence, vers le réel, la civilité, en amont de la civilisation, la rondeur avant la roue.
Ce retour à l'essentiel, au centre, est bien d'un homme de cœur pour qui les êtres et les heures ne sont pas interchangeables; et précieux infiniment car en eux se loge une répercussion de l'unité divine. L'extrême liberté de Joseph Joubert qui ne s'en laisse conter par aucun sous-ensemble du Gros Animal, ne se peut comprendre sans la piété, et sans le génie dont la piété récompense ceux qui la portent dans leur corps, leur âme et leur esprit.
Avec une extrême finesse, Joseph Joubert distingue l'incroyance de l'impiété, la première n'étant que conjoncturelle, alors que la seconde est absolue. Les négligences de l'incroyant sont bénignes à les comparer à la force destructrice de l'impiété (laquelle, cela se voit, peut revêtir divers voiles ou robes de la croyance).
La piété, et par l'écriture particulièrement, telle qu'en use Joseph Joubert, est dévoilement, et ce dévoilement est infini car, ainsi que l'écrit Ruzbehan de Shîraz, soixante-dix mille voiles recouvrent le Réel et ennuagent le cœur.
A chaque pensée, à chaque notation lapidaire ou furtive, Joseph Joubert ôte un voile de nos yeux. Son œuvre pie rapproche de nos prunelles le monde dans sa beauté et dans sa vérité. Hirondelles, ses pensées tracent leurs géométries à la venvole dans un ciel clair.
Le contraire de la piété n'est pas l'athéisme, l'incroyance, l'agnosticisme et moins encore la libre-pensée (Joseph Joubert n'aura aucune leçon à recevoir des « libres penseurs », ou soi-disant tels) mais le ressentiment, le relent, la stagnation. La pensée est juste car elle est, si l'on ose la redondance, un mouvement de l'âme, qui s'inscrit dans l'ordre de l'âme, non par un mouvement qui lâche, quitte, trahit, mais un mouvement vers le haut et le cœur, - vers la source invisible qui est l'apparaître de l'apparence, son advenue, à la fois transcendante et immanente. La révolution est passée, entre deux forces équivoques, versant finalement dans le saccage, puis dans un relativisme généralisé. Joseph Joubert n'opposera pas un ressentiment à un autre, une contre-révolution à la révolution, pas même une nostalgie explicite. Il se détourne du vacarme, de la lourdeur, se souvient qu'il est un homme et cultivera l'amitié des êtres et des choses, toujours sur le « qui vive ».
Nous trouverons dans les pensées de Joseph Joubert le meilleur usage possible de l'inquiétude. Le temps est court, les jours sont comptés, le désastre immense. Joseph Joubert sait déjà que les temps ne sont plus à la construction des systèmes ou des contre-systèmes, des visions globales, mais à la reconquête du retour vers une finesse native, vers une ressemblance subtile de la pensée humaine avec les œuvres de la nature et de Dieu.
Quelle avance dans cette œuvre pleine de retenue ! Et comme nous autres modernes, traînons derrière elle avec nos concepts, nos problématiques sociales, nos « sciences humaines », nos démagogies, nos jargons, notre volonté d'imposer et de convaincre, nos banalités sinistres, nos fanatismes de commande, nos effarantes étroitesses puritaines, nos embarras, nos encombrements.
On cherche, avec une espérance de plus en plus ténue, un esprit vif, délié, honnête. Partout ce ne sont que grimaces, hystérie, pathos et vengeance, publiques ou privées, politiques ou domestiques. Reniements qui s'adulent eux-mêmes, se veulent imposer comme la norme du monde, haines du bonheur machinés par ceux que l'ennui a chassé d'un paradis terrestre trop généreusement offert.
L'impiété nie le monde en reniant Dieu. Joseph Joubert, par bonheur pour lui, n'a pas connu ce qu'hélas nous connaissons: les hommes tapis derrière leurs écrans avec leurs petites âmes ulcérées et vétilleuses et dont le projet moral est de faire honte à l'esprit d'aventure et de porter aux héros, et sans risque, le coup fatal. La médiocrité despotique est au travail. Toute l'énergie qu'elle omet de dévouer à l'amitié et à l'amour va au service de cette normalité grimaçante, parodique. La vague et protectrice anarchie qui subsistait dans des époques plus anciennes est derrière nous. Tout est contrôlé et planifié tant il semblerait que le monde n'est plus gouverné par l'arbitraire d'un tyran ou téléguidé par les milles yeux du Docteur Mabuse mais par une mégère planétaire réduisant tout à ses ambitions et ses rancunes domestiques et dont les remugles sont l'étouffoir de toute pensée, de toute justice et de toute gratitude.
Le choix est simple: vous remerciez pour ce qui est donné, et donc vous goûtez ce qui est donné, ou point du tout. La négation du donné est la négation du possible, puisque le possible est le premier donné. Le goût est le possible dans le donné. Nier le possible, c'est nier la création dans la chose créée.
Joseph Joubert nous accompagne. Nous cheminons avec lui. Il n'entend pas modifier notre trajectoire, nous diriger, mais nous donner, à chaque intersection, la chance du choix le plus heureux, c'est-à-dire le mieux approprié à notre nature. Nul n'est plus idéaliste que lui (mais dans un sens bien différent de l'acception commune et récente du mot), lui qui, en bon platonicien sait contempler les idées.
On ne saurait utiliser ce que l'on contemple. La chose contemplée est cause. Elle est servie et non servante, ni serviable. Toute contemplation recèle un péril, elle est, au sens étymologique, expérience, traversée d'un péril, alors que les idéologies sont asservissement à des représentations secondes, à des fins empiriques et normatives, - alors même que ces normes ne correspondent qu'à l'illusion la plus largement répandue.
Une exigence secrète, ésotérique, traverse toutes les pensées de Joseph Joubert, les engendre, les lance; qui pourrait ainsi se résumer: il serait possible dans nos existences et dans nos pensées, de faire mieux, plus juste, plus léger, et mieux accordé à une bonté vaste, puissante, qui divague au-dessus de nous dans les nuées, et que, faute de lever la tête, nous n'apercevons plus, - mais qui nous guide et formule des vœux de bienvenue à ce qui, en nous, connaît les vertus de dégagement, de la tangente (qu'il faut prendre).
Telles se formulent les pensées de Joseph Joubert, non dans la linéarité démonstrative, en la monstruosité d'une pensée abîmée dans la considération de ses propres représentations, mais précisément dans la tangente, la traverse, - une oblique évoquant les rayons du matin et du soir, des sagesses naissantes ou déclinantes. Ce qui ne se pense plus, ce qui ne se pense pas encore.
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08/12/2021
Witkacy contre le "nivellisme":
Note sur Stanislas Ignacy Witkiewicz, dit Witkacy:
Luc-Olivier d'Algange
Witkacy contre le nivellisme
A Malgorzata Cieslak
Rarement une œuvre n’aura, tant et si bien que celle de Witkacy, fait se heurter, dans le présent, dans la présence d’un désastre grandiose, le passé et l’avenir, ce qui disparaît et ce qui doit advenir , - au point de révoquer en doute la nature même de l’existence des êtres et des choses, et à peu près tout ce que nous pensions savoir de l’entendement humain.
Ce précipité du temps porté à incandescence, ce heurt, ne relève en rien de la fantaisie ou de l’arbitraire d’une subjectivité : la situation historique nous renseigne ; Witkacy se donne la mort à l’entrée des troupes russes et allemandes dans son pays. Le passé était détruit, et l’avenir au « nivellisme ».
Avant de se donner la mort, cet homme qui fut prodigieusement un grand vivant fit de l’art, de la littérature, de la philosophie, du théâtre, de l’amour, de la science, de l’ivresse autant d’expériences métaphysiques, mues par une énergie et une discipline peu communes. Avant de quitter le monde qu’il avait prodigieusement honoré de son intelligence et de ses passions, Witkacy qui se considérait d’abord comme un philosophe, écrivit des romans, considérant que la genèse d’une pensée vaut autant que la pensée elle-même dans ses résultats et qu’un roman, diachronique plus que synchronique, témoigne mieux qu’un traité de ces temporalités abruptes ou bouleversées qui révèlent des causes lointaines et des effets indiscernables, sans plus céder à l’illusion scientiste des expériences reproductibles. Là où les systèmes traitent de cas généraux, avec des paramètres en nombres limités, le roman décrit des cas particuliers, avec des paramètres en nombre infini. Là où les systèmes définissent l’humanité en général, le roman va à la rencontre des hommes de chair et de sang, les « frères, les vrais frères », comme disait Mighel de Unamuno.
Witkacy se pose ainsi la question abyssale de l’individu, au moment où il lui semble que celui-ci est sur le point de disparaître. Qu’est-ce qu’un individu ? Pour Witkacy l’individu, ce qui ne peut se diviser, est un irréductible, un indivis, et aussi, comme en témoigne la dernière phrase de L’Adieu à l’Automne, un drôle d’individu, une sorte de mauvais sujet, un mal-pensant.
L’individu est unique, il est une réalité plus ontologique que sociale, et l’on pourrait presque dire parménidienne, au sens où, pour Parménide, le propre de ce qui est d’être un, c’est-à-dire, de se refuser, de toute sa force d’être et de toute sa raison d’être, à être interchangeable. Si le propre de tout ce qui est d’être unique, que dire des êtres humains, uniques conscients de l’être, mais conscients jusqu’à un certain point seulement, et toujours menacés de fléchir, de s’abandonner à la machine ou à la bestialité, à l’appareillage cybernétique ou à la nostalgie tribale, et de renoncer à cette épuisante singularité.
Dès lors qu’elle échappe à la réduction au plus petit commun dénominateur, dès lors elle ose être un défi aux convenances, la pensée ne témoigne plus que pour elle-même. Toutefois écrit Witkacy, « la caractéristique du moment, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et de les imposer partout ». Les six décennies qui nous séparent de la mort de Witkacy, l’une après l’autre confirment ses vues : « Le nivellisme : cette idée maniaque était comme un fleuve dans lequel s’écoulaient depuis un certain temps, comme de petites rivières, toutes ses autres pensées ; ce fleuve se jetait dans la mer : dans l’idée s’une société d’automates désindividualisés. S’automatiser au plus vite et cesser de souffrir ! »
Ce que Witkacy nomme le « nivellisme » ne porte ainsi pas seulement atteinte à ses goûts, et il serait trop facile d’opposer le généreux sens commun au service de l’intérêt général aux préférences aristocratiques de l’esthète. Ce « nivellisme » est aussi et surtout une négation de la nature humaine dans ses nuances et gradations. Emprisonné dans un seul temps, dans un seul état de conscience et d’être, une seule destinée, nous voici, tel du bétail, au nom du bonheur collectif ou de « l’homme nouveau », livrés à la pire des régressions. Le « nivellisme » sera donc une mise en demeure à celui qui voudra ne pas s’y résigner, de sauver, une dernière fois avant l’Adieu, toutes les puissances de l’intelligence, de l’imagination et du désir humain.
Les hallucinogènes, les narcotiques et excitants divers seront, par exemple, pour Witkacy, non des complaisances du désespoir, mais des clefs ouvrant à divers états de conscience qui aiguiseront, par contraste, la lucidité qu’ils ont pour fonction d’exacerber ou de troubler. De même la culture encyclopédique, loin de ramener au bercail d’un savoir commun, sera pour Witkacy une mise en abîme héraldique de l’étonnement : pouvoir être quelques instants l’infini à soi-même et comme la toute-possibilité du monde, mais détachée : « Ensuite un soleil gigantesque, de grands chats paresseux, des serpents et des condors tristes, tous devenaient lui-même et en même temps n’étaient pas du tout lui. »
Toute philosophie, nous le savons depuis Nietzsche, est toujours autobiographique. Celle de Witkacy est un combat dans le Désastre, un Adieu au monde héraldique, en abîme, où le visible fut plus mystérieux encore que l’invisible dont il est l’empreinte. Un Adieu au monde complexe, tourmenté et fallacieux qui devra laisser sa place à un monde déterminé banal, simple et sincère (celui des « derniers des hommes » dont parle Nietzsche) où la conscience réduite à l’utilité sociale se laissera borner par une morale puritaine, où l’existence comme une corolle frémissante, une corolle épouvantée, s’étiolera dans la communication de masse et l’éclairage scialytique.
Avant que cette banalité ne fît oublier les fastes qui la précédèrent, avant l’Adieu, avant « l’oubli de l’oubli » des hommes heureux, des amnésiques, qui, je cite, « ne sauront plus rien de leur déchéance », autrement dit avant la bestialisation et l’infantilisation totale de l’espèce, qui rebutera définitivement la beauté du monde, Witkacy évoquera donc le moment inaugural de la pensée : « Donc tout existe quand même. Cette constatation n’était pas aussi banale qu’elle pouvait paraître. L’ontologie subconsciente, animale, principalement animiste, n’est rien à côté du premier éblouissement de l’ontologie conceptuelle, du premier jugement existentiel. Le fait de l’existence en lui-même n’avait jusqu’alors représenté pour lui rien d’étrange. Pour la première fois il comprenait l’insondabilité abyssale de ce problème ».
Avant donc la culture commune « conviviale, festive, et citoyenne », avant « l’homme-masse » (et je renvoie ici à l’excellente postface à L’Adieu à l’Automne, d’Alain van Crugten, pour la comparaison avec Ortega) Witkacy retourne aux ressources profondes de la culture européenne, à l’esprit critique, à l’ontologie conceptuelle qui laisse entre les hommes et le monde, entre les hommes entre eux, entre la certitude et le doute, entre ce que nous sommes et ce que nous croyons être dans nos appartenances, une distance, une attention qui rendent possibles, non seulement la pensée, l’art romanesque, mais encore le sens du tragique et de l’absurde, ainsi que la possibilité magnifique et terrible pour les êtres humains d’être dissemblables et seuls, au lieu d’être voués, de naissance, à cette fusion sociale purement immanente, ce grégarisme, souvent meurtrier, qui évoque bien davantage la vie des insectes que l’humanitas. Quoiqu’on en veuille, et l’œuvre de Witkacy est ici anticipatrice sinon prophétique, ce nivellisme, nous y sommes, menacés par la facilité, et « cette sensation de triomphe et de domination qu’éprouvera en lui chaque individu moyen ».
L’individu moyen, se concevant et se revendiquant comme moyen sera non le maître sans esclave rêvé par les utopies généreuses, mais l’esclave sans maître, c’est à dire le dominateur le plus impitoyable, le plus résolu, le mieux armé, par sa quantité, le plus administratif, le mieux assis dans sa conviction d’incarner le Bien.
Notons, en passant, la différence fondamentale entre une Eglise, qui unit les hommes en les considérant comme une communauté de pécheurs, et ces communautés nouvelles « d’hommes nouveaux », qui se considèrent, dans leur médiocrité, littéralement impeccables et parfaits, sans plus rien avoir à apprendre du passé, et relisons contre eux, comme un alexipharmaque, c’est à dire un contre-poison, les romans provocants, vénéneux, vénériens, sarcastiques, lyriques, coruscants, métaphysiques, cruels et humoristiques de Witkacy, relisons dans les heures, et nous savons que les heures, par étymologie sont des prières, - qui nous restent avant d’être dissous dans la communication de masse, avant d’être, dans l’informe la proie au pire conformisme !
En lisant les romans de Witkacy, on reconnaît qu’il fut homme de théâtre, tant ils semblent se dérouler dans un espace où l’alentour aurait été aboli dans une sorte de frayeur intersidérale. Un vide métaphysique, sans plus de civilisation, ni de spectateurs semble entourer les personnages, dans leur étrangeté.
Sur la scène, deux figures du passé s’entrebattent. L’une est liée à la forme, à l’Idéa, à la réminiscence, au double regard platonicien, qui voit les choses à la fois comme déjà advenues et comme devant advenir, réminiscence, je cite, « de ces instant où la vie contemporaine mais lointaine et comme étrangère à elle-même, rayonnait de cet éclat mystérieux que n’avaient habituellement pour lui que certains des meilleurs moments du passé ». L’autre force est de dissolution, de nostalgie mauvaise, je cite « Etre un taureau, un serpent, même un insecte, ou encore une amibe occupée à se reproduire par simple division, mais surtout ne pas penser, ne se rendre compte de rien » Autrement dit, être parfait, sans péchés, sans manques, sans attentes, sans transcendance… Nous en sommes là. L’heure est, selon la formule rimbaldienne « pour le moins très sévère ». La témérité spirituelle est requise. L’Adieu est une oraison funèbre, mais sans pomposité, à des êtres humains téméraires et fragiles, à des êtres humains imparfaits, livrés à l’incertitude et au doute, à l’exaltation et à l‘acédie, et cette imperfection, pour Witkacy, et pour nous qui consentons à être les hôtes du romancier, vaut infiniment mieux qu’une perfection planifiée, une perfection considérée comme due par d'arrogants médiocres épris du bonheur de l’amibe, - perfection qui ne saurait être réalisée qu’au prix d’une terrible réduction procustéenne. Nous y sommes.
L’Adieu de Witkacy est un Adieu à l’imperfection, c’est à dire un Adieu à l’Inassouvissement, à l’insatisfaction, un Adieu à la beauté escarpée, anfractueuse, déroutante. Un Adieu à la fragilité des hommes seuls, désemparés, pessimistes, audacieux et frémissants. Un Adieu à des hommes, qui sont des personnages flamboyants et farfelus alors que nous sommes sur le point d’entrer dans un monde de figurants tristes, terne et sérieux.
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Discours contre l'uniformisation des êtres et des choses:
Luc-Olivier d'Algange
Discours contre l'uniformisation des êtres et des choses
Longtemps les formes furent honorées en ce qui les différenciaient les unes des autres. Les hommes trouvaient un bonheur à la fois sensuel et intellectuel à rendre hommage à ce qui se distingue. La diversité et la variation plaisaient à leurs regards. Par une attention et des attentions dévouées, ils aimaient à servir ce qui leur donnait à penser des nuances, la polyphonie, le versicolore, la multiplicité des styles, des genres et des états de conscience et d'être. Les Yézidis, par exemple, depuis des temps antérieurs au monothéisme, adoraient l'Ange-Paon, le messager qui diffracte et déploie en couleurs la lumière primordiale, et leur fidélité dans cette adoration leur vaut aujourd’hui, avec et après tant d'autres, d'être l'objet du ressentiment le plus vil et de la haine la plus obscure.
Notre monde n'est pas « mondialisé », il est globalisé, et cette globalisation est une extinction massive. Les langues, les peuples, les espèces, les paysages mêmes, disparaissent. Une architecture et des mœurs simplets et utilitaires se répandent partout, servis non par quelque fatalité de l'histoire mais par une âpre volonté vengeresse contre tout ce qui, dans les êtres et les choses, ne serait pas interchangeable.
L'interchangeable est non seulement la condition du fonctionnement du monde globalisé, mais, si l'on ose dire, en profanant un mot si noble, sa vocation. Ce monde fonctionne par l'interchangeable et pour l'interchangeable, c'est-à-dire contre le sentiment tragique qui accompagne la joie vivante du caractère irremplaçable des êtres et des choses, et cependant voués à la mort. Par la généralisation de l'interchangeable, les Modernes cultivent l'illusion de vaincre la mort en nous précipitant dans un monde à sa ressemblance. Ainsi veut triompher la sécurité fallacieuse de l'ennui, en se départissant d'un même mouvement du tragique et de la joie.
Je ne puis me défendre de l'idée que le sous-titre de ce discours, qui va au plus urgent, ne vaut que s'il découvre son avers logique. Ce discours contre l'uniformisation des êtres et des choses est d'abord, en amont, par essence, un éloge des formes des êtres et des choses. L'uniformisation à laquelle nous assistons n'est pas même la réduction des formes à une forme mais la destruction de la forme en soi, la poussée, la « ruée vers le bas », selon l’expression de Léon Bloy, vers un informe, une confusion morose, qui rendrait à jamais impossible l'essor vers l'au-delà de la forme, cette toute-possibilité de toutes les formes.
Notre temps est en proie à cette rage, à cet activisme planificateur qui emprunte tout autant à la technique et à la finance qu'au fondamentalisme religieux, au littéralisme obtus. Dans un cas comme dans l'autre, la surface uniformisatrice despotise au détriment de la profondeur d'où naissent les formes, c'est dire au détriment des êtres et des choses, au détriment de l'âme des hommes et de l'Ame du monde.
Notre civilisation est notre monde particulier, le point à partir duquel nous allons vers le monde en général, comme le monde va vers nous. Dans une civilisation morte ou moribonde, en proie aux affres pathologiques du reniement de soi-même et du dénigrement de son propre passé, ce n'est pas seulement une certaine forme de beauté qui est niée et détruite mais notre faculté de percevoir et d'aimer toute beauté, et à l'intérieur de cette faculté, un frémissement sensible, un vibrato, - cet accord entre les êtres et les choses qu'Hölderlin évoquait en écrivant: « L'homme habite en poète ».
Le reniement de sa civilisation, de son tradere n'est pas une ouverture à l'universel, mais, tout au contraire, enfermement dans la subjectivité et incarcération dans cette société de contrôle, cet individualisme de masse, qui réduit les êtres et les choses au plus petit dénominateur commun. Et qu'ont en commun tous les êtres et toutes les choses sinon de dépérir et de mourir ? La volonté uniformisatrice se révèle ainsi pour ce qu'elle est: une volonté de mort: « soumettre, selon la formule de Maurice Blanchot, à la toute-puissance de la mort ce qui ne se mesure pas en termes de pouvoir », - disons encore, en référence, et déférence, à René Guénon, ce qui ne se mesure pas selon le Règne de la Quantité.
Toute qualité, toute distinction, est résistance à cette usure programmée en accéléré, et cette distinction n'est pas seulement un « pour soi » ou un « pour les nôtres », elle n'est pas seulement un culte du Moi ou du Nous, mais la sauvegarde de la possibilité pour les hommes de n'être pas seulement des unités interchangeables, des monnaies d'échange, des choses destinées à disparaître une fois convertie en « croissance économique », dans l'indifférence générale.
Etre attaché à sa langue, à son tradere, - qui rendra possible précisément toutes les traductions, - n'est pas une volonté restrictive mais un consentement à ce qui est, un éclore qui s'ouvre à d'autres éclosions, une voie vers l'universel qui emprunte des sentes réelles, parfois difficiles et escarpées, et non ces « autoroutes de l'information » parcourues par des hommes abstraits dans des espaces et des temporalités abstraites, devant des écrans, hors du monde.
Quiconque demeure fidèle à sa tradition se trouve accusé, s'il se trouve être français et européen, d'être nationaliste, européocentriste, voire xénophobe ou raciste. Cependant nous ne disons pas que notre tradition est au centre du monde, supérieure en vertu d'on ne sait quels critères, mais qu'elle est en notre cœur et que nous sommes dans son cœur, non par choix mais par ces grandes évidences méconnues, dont la première est que nous écrivons en français.
Les Modernes ont cette passion, nier l'évidence. Tout leur semble mieux que le donné, et c'est ainsi qu'ils veulent un monde où tout s'achète parce que tout est destiné à être mis en vente. Tout leur est préférable au réel, et c'est ainsi qu'ils se précipitent dans le monde virtuel. Tout leur est plus cher que ce qui est, et c'est ainsi qu'ils rêvent de devenir des machines, c'est-à-dire d'être à la fois morts et perpétuels, immortels et sans âme.
Il n'y a pas, comme le disent les imbéciles ou les faux naïfs, un bon ou un mauvais usage de la technique. La technique est, par essence, la mise en œuvre de cette volonté d'ôter l'âme du corps afin que celui-ci puisse devenir une machine immortelle, autrement dit une mécanique morte, et donc inusable, en parfait état de fonctionnement.
Ce qui vaut pour l'individu vaut pour le collectif. L'extinction des civilisations a cet horizon: le fonctionnement parfait, la transparence parfaite (sauf pour les affaires étrangères et financières !), le contrôle parfait enfin débarrassé de ces folklores, mythes, symboles, légendes, singularités, nuances et distinctions auxquels les hommes furent tant attachés depuis des millénaires et pour lesquels ils inventaient des formes dissemblables, des caractères irréductibles, des œuvres et des styles immédiatement reconnaissables.
Ce monde uniformisé est ce monde où plus rien ne sera reconnaissable, - un monde où il n'y aurait plus rien à reconnaître en amitié, en sapience ou en gratitude, un monde sans mystère, sans missions de reconnaissance, où il n'y aura plus rien à découvrir ou à dévoiler, un monde sans Eros et sans herméneutique, un monde pornographique et puritain, un monde non de recoins rêveurs et de dons impondérables, mais de grandes surfaces régies par la Loi du Marché, un monde où la flamme de la chandelle qu'évoquait Bachelard n'aura plus de sens ni de lueur pour personne.
Nous écrivons dans la pénombre, cette pénombre qui nous rend indistincts et presque indiscernables mais qui, cependant, laisse à nos regards le loisir d'apercevoir le tremblement des flammes lointaines ou oubliées qui portent les noms des dieux et des Muses et s'incline sous le souffle comme la salutation angélique que Dante reçut de Béatrice. Nos ressouvenirs sont des ressacs. Un Grand Large scintille du fond de nos mémoires, l'âme odysséenne nous revient dans cette épiphanie d'eau et de lumière qu'avive le cours de nos phrases françaises.
L'âme est une chose vague mais les formes où elle se manifeste sont précises, et cette précision, en retour, est au principe d'une songerie et d'une interprétation infinie. La plus infime, la plus fugitive apparence, dans l'instant exact où notre attention s'en saisit, tient en elle, distincte, un reflet d'éternité qui irise d'un insondable mystère les choses les plus familières: un paysage d'enfance, une rivière, un peuplier, un puit, une poignée de mûres, un scarabée ou un lézard, la buée sur une vitre. Notre âme s'éveille au contact de l'Ame du monde, là où elle se manifeste, chatoyante et versicolore, dans la nuance ou le contraste, délicate ou violente, - avivée.
L'inlassable discours du pédagogisme contre « l'élitisme intellectuel » censé perpétuer, par l'héritage, les inégalités sociales, est le principal moteur des inégalités dénoncées. Si l'on n'offre plus le meilleurs à tous, on le réserve à quelques-uns, non les meilleurs mais les mieux protégés, qui, au demeurant, n'en feront souvent rien de bien audacieux ni de bien créateur. On voit sans peine que cette idéologie a pour dessein premier d'abolir toute inégalité qui ne soit pas d'argent; elle est au service de ce pouvoir ultime et exclusif qui voit d'un mauvais œil, pour le moins, toute excellence dont les origines et la fin lui échapperaient et dont surgiraient des formes individuelles et collectives irréductibles à la pure circulation monétaire qui permet aux malins de se servir au passage.
Ces jeunes gens ignorants de la culture dont ils héritent, ces connectés globaux, ces distraits perpétuels auxquels l'usage de leur propre langue n'est plus transmis, ne recevront jamais le secours d'Epictète ou de Marc-Aurèle pour échapper au pouvoir sur lequel ils ne peuvent rien; jamais Hölderlin ou Nerval ne viendront leur dire l'enchantement et la profonde vertu d'habiter en poète; jamais Nietzsche ou Artaud ne viendront briser la prison des signes et les dissuader d'être les parfaits agents de la Machine et de bien dociles consommateurs.
Disposés pour eux, voici un monde binaire, profondément déprimant, réduisant toute pensée en moraline inepte, l'affect au « pour » ou « contre » téléguidés, la sensation à l'agréable ou au désagréable primaires, toute poésie à la publicité et toute politique à la « force de vente ». La modification ainsi opérée n'est pas seulement politique mais intime au plus intime: la gratitude s'y tourne en ressentiment et le bonheur d'être en amertume. Les facultés cognitives et sensibles s'y étiolent, les paysages intérieurs s'amenuisent et le discours, s'il est encore possible, se rabougrit à des actes d'accusation contre les rares esprits demeurés, tant bien que mal, quelque peu libres et audacieux.
L'Universel lui-même, tant évoqué en prétexte à ces arasements, devient hors d'atteinte du seul fait qu'il ne peut se comprendre qu'à partir d'une forme mise en analogie avec d'autres formes, - la destruction des formes distinctes établissant non l'universalité mais la confusion des formes, leurs décombres, d'où surgissent comme des figures cauchemardesques, « zombifiées », si l'on ose dire, les caricatures des identités niées. Ainsi que l'écrivait Dominique de Roux « Nous en sommes là ».
L'uniformisation, qui est bien le contraire de l'universel, n'aboutit pas même à cette utopie triste d'une ressemblance pacifiée de tous les êtres humains sous l'éclairage exclusif de la Finance et de la Technique mais à un chaos qui délivre ce dont la Finance et la Technique sont les masques acceptables, - à savoir une régression vers le culte des Érinyes et le règne des Titans, - qui sera celui des hommes sans visage.
Cependant, contre cet activisme planificateur, un recours existe bien, et se laisse dire en ce seul mot latin que nous évoquions, tradere, autre dit la Tradition en action, l'acte d'être de la Tradition, qui n'est pas, au contraire de la ressassante modernité, commémorative ou muséologique, mais variation, cours scintillant qui, à chaque instant, garde la mémoire de sa source, qui est hors du temps.
L'hors du temps dans le Temps, la corolle qui s'ouvre amoureusement dans l'intime de l'instant, la perspective à perte de vue, le Grand Large soudain offert sur la rive conquise, précèdent la conscience que nous en avons et ce que nous pouvons en dire. Ils sont littéralement attente, attention, fraîcheur soleilleuse, éclatante, qui veille derrière les apparences ternies. Cet hors du temps revient en nous comme un ressac porté par le ressouvenir.
Une inimitié profonde et chargée de sens, l'une des rares à n'être ni vaine, ni circonstancielle, ni fallacieuse, est celle qui oppose, de tous temps et en toute contrée, les hommes de la planification et les hommes du ressouvenir. Ce n'est pas tant que les hommes de la planification ne se souviennent de rien mais ce dont ils se souviennent, et qui les encombre, ils veulent s'en venger, en détruire les traces dans le présent afin d'instaurer leur pouvoir sans conteste et sans rien qui demeurât dans les êtres et les choses pour voir de loin.
Le planificateur veut le tout du pouvoir sur ce « tout » qui doit être planifié pour que sa seule volonté puisse y régner. Rien ne lui semble plus détestable que ce qu'il nomme les « survivances » ou les « archaïsmes », - ces mots désignent ce qu'il y a pour lui de plus odieux, alors que, dans leur stricte acception, ils disent simplement ce qui survit et ce qui vient de l'origine.
Pour le planificateur, le monde doit être littéralement aplati, réduit à cette surface où bâtir de « grandes surfaces » désorientées. Son adversaire premier est la hiérarchie (au sens étymologique, hiéros et arché) qui ordonne le monde par le sacré et le principe, en gradations infinies, et d'abord en nous-mêmes.
La destruction de cette hiérarchie intérieure a pour première conséquence la prolifération des fausses hiérarchies extérieures: un monde de petits chefs, de guichetiers, d'escrocs où la Loi du Marché désigne ses exécuteurs préférés, c'est-à-dire, et là encore au sens étymologique, les plus ignobles. Là où les états, obéissant naguère encore aux logiques de la souveraineté, veillaient, par le Droit, à sauvegarder le bien public, ils cèdent désormais et font servir le Droit au secours de ceux qui nous volent et nous dépouillent, autrement dit ces chancres que sont les banques. La conséquence n'en est pas seulement macro-économique, mais intime, et profondément démoralisante. Ni l'héritage, ni le fruit du travail n'appartiennent plus vraiment aux individus et aux peuples mais à des instances anonymes, abstraites et incertaines.
Face à ces ennemis sans formes, les formes semblent devoir capituler, et jusqu'aux formes formatrices: celles de la langue. Entre les jargons financiers, juridiques ou universitaires, que l'on peut regrouper sous le terme générique d'enfumage, et le babil débilité commun où le vocabulaire s'est réduit en peau de chagrin au milieu d'une syntaxe effondrée, notre langue natale ne survit que par la fervente fidélité de quelques-uns.
Cette fidélité n'est pas seulement fidélité au parler de nos ancêtres, fidélité aux belles œuvres, fidélité « logocratique » pour reprendre la formule de George Steiner, mais encore fidélité aux êtres que nous écoutons et auxquels nous parlons, et déférence à l'égard des choses que nous nommons. Sauvegarder sa langue natale n'est pas seulement un projet linguistique mais ontologique: ce que nous sommes dans notre relation au monde, avec la toute-possibilité.
Il n'y a rien de bien surprenant à ce que la Machine de guerre uniformisatrice se soit d'abord appliquée à saper les fondements de l'usage poétique et sapientiel de notre langue, - laquelle contient en elle tous les recours et toutes les puissances de résistance et de rébellion. Telle phrase de Valery Larbaud dispose du pouvoir d'aller directement à l'âme française et à l'éveiller; encore faut-il pouvoir l'entendre, encore faut-il porter en soi un assez vaste silence pour qu'elle nous advienne.
Naguère, les totalitaires pensaient ingénument se débarrasser des œuvres en brûlant des livres. Depuis, la méthode s'est perfectionnée à fabriquer les conditions où ces livres deviendront incompréhensibles, hors d'atteinte, dans une humanité à laquelle rien de ce qu'ils évoquent ne parlera plus, ni la vigueur ironique des héros de Stendhal, ni les mystères des filles du feu nervalienne, ni la liberté d'allure de Paul Morand, ni la gnose poétique de Henry Bosco qui roule dans les rivières de la nuit et dans les orages entre les arbres.
Ce qui est ôté à ceux qui sont réduits à ne plus jamais les entendre, ce ne sont pas des objets d'art, des témoignages du passé, une bibliothèque, mais des possibilités d'être, - qui sont autant de Châteaux Tournoyants qui élèvent les cœurs et résistent à l'uniformisation du monde.
Luc-Olivier d'Algange
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07/12/2021
Luc-Olivier d'Algange, L'érudition et l'amour, Introduction aux "Scolies pour un texte implicite":
( Traduction de Carlos Camara et Miguel Angel Frontan, suivie de la version en français)
Luc-Olivier d'Algange
INTRODUCCIÓN A LOS ESCOLIOS DE NICOLÁS GÓMEZ DÁVILA
«Las dos alas de la inteligencia son la erudición y el amor».
Nicolás Gómez Dávila es uno de esos raros autores que tienen a sus lectores en tan alta estima que sólo le ofrecen lo mejor de sí mismos. El verdadero título de estas formas breves, que no son ni aforismos ni sentencias, reunidas bajo el título de Los horrores de la democracia (elección de editor no exenta de un toque de sana provocación) es Escolios a un texto implícito. Esos «escolios» tienen por regla no dejar adivinar del pensamiento sino la afinada punta, y, por virtud, la generosidad de suponer en el lector la inteligencia y el arte de desplegar, a partir de esas afinadas puntas, un texto que está al mismo tiempo ausente y presente, implícito, es decir, que se brinda, sin por esto revelarse.
Toda obra digna de nuestra atención se asemeja a la parte emergente del iceberg: lo que dice es sólo una señal de lo que no dice. Lo implícito es, por lo general, el sello de la alta literatura, lo que la distingue de la información, las humanidades y la palabrería, donde lo que no se dice vale aún menos que lo que se dice. Cuando la palabra escrita se eleva al rango de la palabra hablada, cuando las páginas son como la reverberación del Logos-Rey, el más pequeño destello da testimonio del abismo luminoso del Cielo. Lo que se dice está, en cierto modo, exaltado por el poder de lo que no se dice, tal como el balanceo de la ola está en armonía con el magnetismo de las mareas. Ahora bien, en lo que atañe a ese poder, la eminente generosidad de Nicolás Gómez Dávila lo pone desde el principio en armonía con su lector, sin preocuparse por ninguna otra cualificación externa. Este supuesto «antidemócrata» plantea como un a priori teórico a su obra, a su «método» (en el sentido en que Valéry habla del «método» de Leonardo da Vinci), la posibilidad de que cualquier hombre preocupado por tener vida interior lo comprenda. «Los hombres son menos iguales de lo que dicen y más de lo que piensan». Aquí la lógica es exactamente la opuesta a la del «demócrata» fundamentalista que afirma teóricamente la igualdad de todos, no sin arrogarse el magisterio de la definición de la igualdad y, en consecuencia, una superioridad absoluta que, en política, sólo podría traducirse por la generalización de los métodos policiales. «El Estado moderno realizará su esencia cuando la policía, como Dios, presencie todos los actos del hombre».
Los Escolios de Gómez Dávila son una obra de combate. Lo que está en juego es nada menos que la dignidad y la libertad humanas, pero, a diferencia de tantos otros que machacan con las palabras «dignidad» y «libertad», Gómez Dávila no pacta con las fuerzas que las desnaturalizan y las arruinan. No perdamos el tiempo con los cuzcos del periodismo mediocre que se les echó a los faldones de ese libro magnífico: sólo existen para ilustrar su pertinencia: «El demócrata no considera que sus críticos desaciertan, sino que blasfeman». Esta figura del Moderno, a quien Gómez Dávila llama el «demócrata» (no como partidario, aclara, de un sistema político sino como defensor de una «perversión metafísica») puede, en efecto, definirse aquí como fundamentalista en la medida en que solamente alaba el «debate», la «discusión», el «pólemos» con la condición imperativa de que aquellos con los que está permitito debatir, discutir y polemizar sean ya, desde mucho tiempo atrás y de manera notoria, de la misma opinión que él; y que lo sean, además, con el mismo vocabulario, las mismas retóricas y, si es posible, las mismas entonaciones, el mismo estilo o, más probablemente aún, la misma falta de estilo. El demócrata fundamentalista sólo «razona», así, dentro de los límites de su locura procusteana; su amor por la humanidad «en general» sólo se realiza mediante el desprecio por el individuo; sólo estima la libertad de expresión cuando está estrictamente reservada a los que no tienen nada que decir; para él, la «dignidad» humana sólo merece que se la defienda cuando se lo hace en favor de quienes se burlan de ella y se envilecen por puro capricho.
«A los ojos del demócrata, el que no se envilece resulta sospechoso*». No hay ningún escritor un poco libre que no experimente a diario esa sospecha. Incluso si se mantuviera alejado de las ideas ofensivas, el simple giro de una frase, una palabra en un sentido un poco anticuado, una vaga nostalgia o el rechazo a considerar el mundo contemporáneo como el parangón de todas las virtudes y la fuente de todos los bienes bastan para designarlo como sospechoso. La crítica literaria, que debería situarse entre la metafísica y el hedonismo, entre la sabiduría y el placer, entre la verdad y la belleza, se reduce tristemente a meras fanfarronerías moralizantes o a una fastidiosa retórica de fiscal o abogado, como si ya no se pudiera leer una novela o un ensayo sin ponerlos en el banquillo de los acusados, como si todo sentimiento de gratitud se hubiera desvanecido de los corazones humanos para dar lugar únicamente a las manías de un Fouquier-Tinville sin relevancia ni coraje. «Los individuos, en la sociedad moderna, son cada día más parecidos los unos a los otros y cada día más ajenos entre sí. Mónadas idénticas que se enfrentan con individualismo feroz».
El crítico moderno es un hombre que, para ejercer su función, no debe conocer ni el remordimiento ni la misericordia, sino enamorarse locamente de la cantinela leguleya a la que se reducen ahora todas las formas de Eris. Traspuesta en mezquindad, la agresividad moderna toma el rostro zalamero del pensamiento políticamente correcto, es decir, del «pensamiento» colectivo, gregario, tan hosco, obtuso y oscurantista en la «aldea global» como lo fue en los «pueblos» imaginados por burgueses liberales, poblados, naturalmente, por un campesinado torvo y cruel, y por horribles chuanes enemigos de la libertad. El Moderno, cuando describe a su enemigo, se describe a sí mismo. Ese «arcaico», ese «supersticioso», ese «adversario de la razón» es él mismo. Cuanto más se llama a sí mismo «demócrata», más desprecia a ese «pueblo», al que no concede más poder que el de la situación de hecho, que él llama «voluntad general», por pura hipocresía. «Voluntad general es la ficción que le permite al demócrata pretender que para inclinarse ante una mayoría hay otra razón que el simple miedo».
Lo composición puntillista de los Escolios, que mezcla ideas éticas, estéticas y políticas, impidió tratar cada área como una región separada. Lo bueno, lo bello y lo verdadero son indisociables. El esteta es siempre moralista y político. «El mundo moderno es un levantamiento contra Platón». Por lo tanto, le corresponde al «reaccionario», tal como lo define Gómez Dávila (cuya vocación es ser «el asilo de todas las ideas desterradas por la ignominia moderna»), trabajar para la recuperación del platonismo, no como sistema filosófico (suponiendo que existiera un «sistema» platónico fuera de los apuntes de algunos pedagogos, demasiado ansiosos por enseñar lo que no saben, para leer los Diálogos) sino como una experiencia metafísica fundamental de la lectura (lectura del mundo tanto como lectura de libros). «Detrás de todo apelativo se levanta el mismo apelativo con mayúscula: detrás del amor el Amor, detrás del encuentro el Encuentro. El universo se evade de su cautiverio, cuando en la instancia individual percibimos la esencia».
Lo político, para Gómez Dávila, no es el fin del pensamiento, ni siquiera su comienzo. El pensamiento se sitúa en una zona intermedia, más o menos frecuentable según las épocas, entre lo metafísico y lo perceptible, entre la teoría y el gusto. «Todo es trivial si el universo no está comprometido en una aventura metafísica». Esa trivialidad, sin embargo, no es en absoluto trivial, en el sentido de que sería insignificante: es horrible. Nos libra a la esclavitud y a la fealdad, peor aún: a una esclavitud y a una fealdad siempre idénticas a sí mismas, como en una catástrofe o una pesadilla, con el pretexto del «cambio» y la «novedad». «El mundo moderno ha llegado a institucionalizar el cambio, la revolución, el anticonformismo con una astucia tal que cualquier intento de liberación es una rutina inscrita en el reglamento de la prisión*».
Ese «cambio», es decir, ese odio a la Tradición, que es lo propio del Moderno, ese culto a la amnesia, ese olvido del olvido, es tal que olvida su propia identidad consigo mismo. El olvido del olvido es esa pura nada inmóvil que se imagina como un cambio perpetuo, en otras palabras, como un presente sin presencia. Así es como «las democracias describen un pasado que nunca existió y predicen un futuro que nunca se realiza.»
Cuando la política se destruye a sí misma mediante la cobardía, cuando el Logos se profana mediante la propaganda y la publicidad, cuando la alquimia inversa transforma el oro del amor puro en el plomo de la «convivialidad» obligatoria, caemos bajo el yugo de esa casta que pretende no ser tal y cuyo amor por la humanidad en general es el pretexto para no tener que amar a nadie en particular, cuya «tolerancia» abstracta es la astucia para no tener que perdonar nunca una ofensa y la «apertura a los demás» es la primera condición para eximirse de cualquier magnanimidad. La ideología «ciudadana» hace las veces de indulgencia, sin que los Pobres se beneficien en lo más mínimo.
Si bien para Gómez Dávila la política es imposible, esto es una razón suplementaria para interesarse en ella, pero en forma individual. «La lucha contra el mundo moderno tiene que ser solitaria. Donde haya dos hay traición». Aquí pensamos en la frase de Montherlant: «En cuanto los hombres se juntan, trabajan para fomentar algún error». Sea como sea, hubo momentos en los que el orden político parecía destinado a evitarnos lo peor, en la medida de lo posible. Lo peor, es decir, el nihilismo, el totalitarismo, el terror. «La democracia tiene el terror por medio y el totalitarismo por fin». Sin embargo, el «totalitarismo» y el «terror» no lo dicen todo sobre lo que constituye lo peor. El demócrata nunca deja de hablar de lo peor, de afirmar que él es un baluarte contra este último, cuando resulta ser su condición, su premisa. Lo peor es aquello en lo que el hombre se convierte, en lo que todos los hombres se convierten, cuando la contemplación desaparece del mundo, cuando el trato entre los hombres no tiene otro objeto que la economía. «La ausencia de vida contemplativa convierte la vida activa de una sociedad en tumulto de ratas pestilentes». De aquello mediante lo cual el lenguaje brinda testimonio de la contemplación, y de esa alegría profunda, ambarina y luminosa del Logos-Rey, poco es decir que el Moderno ya no quiere ni oír hablar. Desea que su mundo carezca de fallas, que sea compacto y masivo, es decir, lo desea reducido a sí mismo, a su pura inmanencia, en otras palabras, reducido a la opinión que los más tontos e irreflexivos tienen de él. «El Moderno se niega a escuchar al reaccionario, no porque sus objeciones le parezcan inadmisibles, sino porque no le resultan inteligibles*».
A medida que ese espacio de lo ininteligible se expande, se expande la desdicha. La sabiduría y la alegría, el fervor y la sutileza, los matices y las gradaciones, relegados a márgenes cada vez más distantes, o sumidos en un secreto cada vez más profundo, sólo les hacen señas a los pocos afortunados que se consagran a una regla de arte o religión. «Quien se respeta a sí mismo sólo puede vivir hoy en los intersticios de la sociedad*». Más que un pensamiento «reaccionario», en el sentido restringido del término (el que sin embargo hay que atreverse, de vez en cuando, a alzar como estandarte, pero el correcto), los Escolios de Gómez Dávila restablecen los derechos inmemoriales de un gran pensamiento libertario y aristocrático, que combina, en la exigencia de su estilo, «la dureza de la piedra y el temblor de la rama». ¿Qué dice esa dureza, que no es dureza de corazón? Nos dice que, para ser, debemos resistir a lo informe, amar el brillo, la precisión lapidaria, y quizás incluso la piedra que vence a ese Goliat que es el mundo moderno.
Gómez Dávila, sin embargo, no prevé una victoria temporal. «El reaccionario no argumenta contra el mundo moderno esperando vencerlo, sino para que los derechos del alma no prescriban». Al igual que el texto, la victoria es implícita, secreta. Porque si los derechos del alma siguen siendo imprescriptibles, el Moderno resulta efectivamente derrotado y sus triunfos no son más que nubes. A la imprescriptibilidad de los derechos del alma, el Moderno quiso oponer los «derechos humanos», otra engañifa, porque el derecho a algo general y abstracto resulta irrisorio ante la fuerza, cosa que Demóstenes ya sabía. Ahora bien, el derecho del alma es, a cada momento, lo que experimentamos. Para empezar, en la remembranza, que es más amplia que nosotros: «Alma culta es aquella donde el estruendo de los vivos no ahoga la música de los muertos». Contrariamente a los «derechos humanos», los derechos del alma, de esa alma que exalta y aligera, no ofrecen ninguna solución. «Los problemas metafísicos no acosan al hombre para que los resuelva, sino para que los viva».
Quizás en esta manía moderna de querer encontrar «soluciones», de dejar atrás los «problemas», en tiempos pasados, de creerse más listo por no interesarse en nada, hay un inmenso cansancio de vivir. Ese Moderno, que nunca deja de alabar la «vida» y el «cuerpo», los reduce a muy poca cosa. ¿Qué significa para él esa «vida» si no la ve como el resplandor de una gradación hacia la eternidad, qué significa ese «cuerpo» del que tiene una conciencia tan fuerte, si no es un cuerpo enfermo, y enfermo de haber olvidado que no es el alma la que está en el cuerpo sino el cuerpo el que está en el alma? Con el pretexto de que algunos creyeron mediocremente en Dios, llamando «Dios» a su propia mediocridad, el Moderno no quiere creer más que en el «hombre», pero «si el hombre es el único fin del hombre, una reciprocidad inane nace de ese principio como el mutuo reflejarse de dos espejos vacíos». Es del todo vano que Modernos y antimodernos busquen río arriba, en la historia de la filosofía, precursores dignos del mundo moderno. Dejemos a Spinoza, Hegel, e incluso a Voltaire donde están. El verdadero precursor del mundo moderno es, por supuesto, el señor Perogrullo. El Moderno no es en absoluto panteísta, dialéctico o ironista, es «perogrullista». Su filosofía es de las más claras: el hombre no es más que el hombre, la vida no es más que la vida, el cuerpo no es más que el cuerpo. Éste es, realmente, el pensamiento moderno en todo su esplendor, que nos exige que quememos, como obsoletas y nefastas, todas las filosofías, todas las religiones, todas las artes que durante algunos milenios, en todo el mundo, le hicieron a la humanidad la abominable afrenta de enseñarle la complejidad, los matices, las relaciones y las proporciones, cosas todas ellas vanas, en efecto, para los que sólo quieren destruir.
Estos Escolios a un texto implícito deben ser leídos así, no sólo como una serie de lúcidas ideas en forma de ejercicios de desengaño, en la línea de nuestros mejores moralistas, como Vauvenargues o Rivarol, sino también como un Arte de la Guerra, un tratado de combate contra los «perogrullistas». «Es demócrata el que espera que lo exterior le fije metas.» Contra la pasividad de las tautologías y contra el reinado de la cantidad que ella instaura, es tan sólo a la vida interior, al alma imprescriptible del lector, a quien corresponde, en esa soledad esencial que es la verdadera comunión, matizar con un imprevisible rayo de sol, es decir, con una esperanza implícita pero dispuesta a entrar de un salto en el mundo, estos Escolios que una mirada distraída adjudicaría únicamente al pesimismo.
Tanto más perturbadores, fortificantes y saludables son estos Escolios, cuanto que lo que no dicen se abre camino en nosotros sin que lo sepan los censores. «Sólo conspiran eficazmente contra el mundo actual quienes propagan en secreto la admiración por la belleza*».
Ya sabemos qué será de esa belleza y de esa admiración. «Nunca es demasiado tarde para nada verdaderamente importante.» De este modo, Gómez Dávila opera una especie de inversión del pesimismo, que ya no es sólo la aguda punta de la lucidez, sino la de una audacia reconquistada contra la insistencia interminable en la vanidad de todas las cosas. Por cierto nos hemos adentrado mucho en la noche del mundo, en la trampa moderna («La humanidad cayó en la historia moderna como un animal en una trampa»), pero si nunca es demasiado tarde para algo realmente importante, ¿no quiere decir esto que toda la esperanza del mundo puede concentrarse en un punto? «Un gesto, un gesto solo, basta a veces para justificar la existencia del mundo.» Este pensamiento batallador y culto, polémico y erudito, es, sobre todo, un pensamiento amoroso. El combate contra la uniformidad, el estudio erudito que distingue y honra la prodigiosa diversidad son todas salvaguardas del amor. «El amor es el órgano con que percibimos la inconfundible individualidad de los seres». Ahora bien, esa «individualidad irremplazable» no es sino la belleza. «La belleza del objeto es su verdadera sustancia.» Ésta no pertenece a la duración, así como la tradición no pertenece a la perpetuidad, sino al instante. «La eternidad de la verdad, como la eternidad de la obra de arte, son ambas hijas del instante.» El instante se ofrece solamente a quien lo atrapa al vuelo, cazador sutil que discierne en el mundo ruidos que se transforman en música, por debajo o más allá del estrépito obligatorio (el mundo moderno es ruidoso como lo son las prisiones). «Las cosas no son mudas. Meramente seleccionan a sus oyentes.» La utopía del «todo para todos», invertida en la realidad del «nada para nadie», llega entonces al punto de calumniar a las cosas mismas, tanto las mudas como las que hablan. La verdadera bondad nunca es general, así como «Dios no está en el mundo como una roca en un paisaje tangible, sino como la nostalgia en un paisaje pintado.» La verdadera bondad ocurre en lo impredictible: «Para despertar una sonrisa en una faz adolorida me siento capaz de cualquier bajeza.»
Así como los Escolios son las cimas del discurso, su «allende» salvador, la verdadera magnanimidad es el más allá de la moralidad general, el surgimiento del conocimiento del Uno en el instante mismo, la pura fulgor donde la libertad absoluta se encuentra con la sumisión al Reino de Dios. «El que habla de las regiones extremas del alma necesita pronto un vocabulario teológico.» El pensamiento de Gómez Dávila, de naturaleza teológica, no deja de guardar la distancia con lo que Gustave Thibon llamaba «narcisismo religioso», esa inclinación fatal a ver en la Iglesia ante todo una comunidad humana, con sus administraciones, su sociología y su oportunismo. «La obediencia del católico se ha trocado en una infinita docilidad a todos los vientos del mundo.» Poco importa, por otra parte: «Un solo concilio no es más que una sola voz en el verdadero concilio ecuménico de la Iglesia, que es su historia total.» Ahora bien, para Gómez Dávila esa historia total incluye a los dioses anteriores. La Ilíada y Pitágoras están más cerca de él que esa Iglesia que «no estrecha a la democracia en sus brazos porque la perdona, sino para que la democracia la perdone.»
Lo sagrado tiene que «brotar como un manantial en el bosque y no como una fuente pública en una plaza*». Frente al mundo moderno, «ese espantoso acostumbramiento al mal y a la fealdad*», la discordia entre paganismo y cristianismo aparece como secundaria y artificial. «El cristianismo es una insolencia que no debemos disfrazar de amabilidad.» No estará prohibido volver esa insolencia contra los «representantes» del propio cristianismo: «No habiendo logrado que los hombres practiquen lo que enseña, la Iglesia actual ha resuelto enseñar lo que practican.» El mundo griego se presenta entonces como «el otro Antiguo Testamento», al que no es inoportuno recurrir porque «entre el mundo profano y el mundo divino, hay un mundo sagrado.» Todo, entonces, no es más que cuestión de matiz y entonación. La precisión del brillo de la espuma está en el movimiento previo de la ola. «La cultura del escritor no debe volcarse en su prosa, sino ennoblecer el timbre de su frase*». De igual modo, por tanto, hay que entender el mundo, como la obra de un escritor que «nos invita a entender su idioma, no a traducirlo en el idioma de nuestras equivalencias.» Esta lección de humildad y de orgullo, humildad ante el mundo y orgullo visible ante la arrogancia moderna, nos invita a la única aventura esencial, que es la de ser en el mundo, como la escritura misma del mundo, Escolios, nosotros mismos, del texto implícito del mundo que nos corresponde descifrar.
El mundo, dicen los teólogos medievales, es «la gramática de Dios». Así es como perdemos o ganamos, al mismo tiempo, a Dios y al mundo, tal como perdemos (o ganamos), al mismo tiempo, la comprensión de Homero y los Evangelios. «Cuando el buen gusto y la inteligencia conciertan, la prosa no parece escrita por un autor, sino por ella misma». ¿Qué nos dice el texto implícito sino nuestro propio secreto, que es el secreto del mundo? Todo se juega entonces en la voz, la voz única, irremplazable, la del amor divino («Tan sólo para Dios somos irreemplazables»); siendo la más irrefutable prueba del Uno que todo, mientras se mantengan los derechos imprescriptibles del alma, es único. No existe una hoja cuyas nervaduras puedan ser exactamente iguales a las de la hoja que tiene lado. El gran mito moderno, en el sentido de mentira, reside en esa cobardía, esa pereza frente a la interpretación, que jerarquiza sin cesar los seres y las cosas, de lo más basto a lo más sutil. El Moderno quiere creer a toda costa que el mundo es ininteligible para poder saquearlo a su antojo. La suerte y la desgracia consisten en que no es así de ningún modo. Todo está escrito, y nosotros sólo añadimos la puntuación. «Mis frases concisas son las pinceladas de una composición puntillista*». Lo implícito sólo sería entonces lo aún no puntuado. «El universo no resulta de lectura difícil porque sea texto hermético, sino porque es texto sin puntuación. Sin la entonación adecuada, ascendente o descendente, su sintaxis ontológica es ininteligible.»
No hay problema de sentido que no sea un problema de estilo, de entonación. Pero los problemas de sentido no tienen solución, mientras que los problemas de estilo se prueban a cada momento. «La coherencia y la evidencia se excluyen mutuamente*». Toda precisión sólo puede aparecer engalanada con la paradoja o el escándalo. Cuando el pensamiento está puntuado con precisión, choca de frente con la inclinación unanimista del demócrata, para el que sólo lo amorfo y lo indistinto resultan deseables. «Mucho “filósofo” cree pensar porque no sabe escribir». La búsqueda de la puntuación precisa, de la entonación adecuada, va más allá de la opinión común e incluso de la opinión minoritaria; va más allá, con el mismo ímpetu, de las ideas, las teorías y los sistemas. «La desventura del que no es inteligente es que no haya ideas inteligentes. Ideas que bastara adoptar para emparejar con el inteligente». El objetivo de Gómez Dávila no es compartir sus ideas, ponerlas en circulación, como una moneda acuñada con su efigie, sino hacer posible una meditación sobre la «coherencia» que escapa a lo evidencia, sobre lo «implícito» que sus Escolios indican y disimulan. «Para que la idea más sutil se vuelva tonta, no es necesario que un tonto la exponga, basta que la escuche». El silencio en torno al libro de Gómez Dávila sería por lo tanto algo excelente, si no previera, sin embargo, en exceso la escucha de los imbéciles y la sordera de los inteligentes.
«No soy un intelectual moderno inconforme, sino un campesino medieval indignado». Si la palabra rebelde aún significase algo, el exégeta de los Escolios podría usarla; pero no es así. Detrás de lo que se dice subsiste la posibilidad brindada de no estar sometido al tiempo, de imaginar o de recordar una coherencia del mundo, misteriosa y sensible a «la entonación ascendente o descendente». Lo implícito de los Escolios es una intimación a recuperar la historia sagrada, es decir, una historia que no se reduce a la «incertidumbre de la anécdota» ni a la «futilidad de los números». En ese sentido, «los enemigos del mito no son amigos de la realidad sino de la trivialidad», ya que el mito, entonces, no es la mentira, sino la reverberación de lo verdadero, la belleza suspendida entre la inmanencia ingenua de nuestra raza y la trascendencia universal. Todo escritor digno de ese nombre recita una mitología tanto más real, en el sentido platónico, es decir, tanto más verdadera, cuanto que le resulta más personal, que se le brinda, casi sin darse cuenta, como una afortunadda fatalidad. «Los pensadores contemporáneos difieren entre sí como los hoteles internacionales, cuya estructura uniforme se adorna superficialmente con motivos indígenas. Cuando, en verdad, sólo es interesante el localismo mental que se expresa en léxico cosmopolita».
La mejor manera de fomentar el odio fanático de los hombres entre ellos es fomentar su semejanza, confrontarlos en el otro con la imagen detestada de sí mismos. El universalismo, ese pecado que, en palabras de Gustave Thibon, consiste en «querer realizar el Uno demasiado rápido», se convierte entonces, a falta de un adversario leal, en el principio de una inmensa catástrofe, así como «la liberación total es el proceso que construye la prisión perfecta*».
Entre el principio universal del cristianismo y la herencia cultural, donde murmuran aún el follaje órfico, las armas de la Ilíada y la espuma de mar de la Odisea, las pensativas sabidurías pitagóricas o la soberanía interior de Marco Aurelio, la libertad de Gómez Dávila consistirá en no elegir. «La estructura de la relación entre el cristianismo y la cultura debe ser paradójica. Una tensión dinámica de los opuestos. Ni fusión donde se disuelven el uno al otro, ni capitulación de ninguno*». Ya se habrá comprendido que este «reaccionario», cuyos «santos patrones» son Montaigne y Burckhardt, este declarado adversario de la democracia como «perversión metafísica», es, por eso mismo, lo contrario de un fanático. «Al pueblo no lo elogia sino el que se propone venderle algo o robarle algo». Frente a la demagogia («Demagogia es el vocablo que emplean los demócratas cuando la democracia los asusta»), casi no hay más que la aristocracia, definida ésta, sin embargo, no en términos sociológicos, sino rigurosamente metafísicos, como una posibilidad universal: «Verdadero aristócrata es el que tiene vida interior. Cualquiera que sea su origen, su rango, o su fortuna». «El supremo aristócrata no es el señor feudal en su castillo, sino el monje contemplativo en su celda». Y, además, esto: «En el lóbrego y sofocante edificio del mundo, el claustro es el espacio abierto al sol y al aire». Los Escolios se presentarán así, a quien quiera dar fe de ellos, como los signos de la presencia de esos claustros destruidos, de esos templos saqueados, pero cuyas criptas subsisten; textos implícitos de nuestras imprescriptibles vidas interiores.
Traducción, autorizada por el autor, de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán
NOTA de los traductores:
Hemos señalado con un asterisco las citas de Gómez Dávila que nos hemos resignado a traducir del francés, puesto que no hemos podido hallar el original en español.
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SCOLIES POUR UN TEXTE IMPLICITE
« Les deux ailes de l’intelligence sont l’érudition et l’amour. »
Nicolás Gómez Dávila est de ces rares auteurs qui tiennent leur lecteur en assez haute estime pour ne lui offrir que le meilleur d’eux-mêmes. Le véritable titre de ces formes brèves, qui ne sont ni des aphorismes, ni des sentences, rassemblées sous le titre Les Horreurs de la Démocratie (choix d’éditeur non dépourvu de roborative provocation) est « Escolios a un texto implícito », Scolies pour un texte implicite. Ces « scolies » ont pour règle de ne laisser apercevoir de la pensée que la fine pointe et pour vertu, la générosité de supposer au lecteur l’intelligence et l’art de déployer, à partir de ces fines pointes, un texte qui est à la fois absent et présent, implicite, c’est à dire donné, sans être pour autant révélé.
Toute œuvre digne que l’on s’y attarde ressemble à la part émergée de l’Iceberg : ce qu’elle dit n’est que le signe de ce qu’elle ne dit point. L’implicite est, plus généralement, le propre de la haute littérature ; ce qui la distingue de l’information, des sciences humaines et du bavardage où ce qui n’est pas dit vaut encore moins que ce qui est dit. Lorsque l’écrit s’élève au rang de parole, lorsque les pages sont comme la réverbération du Logos-Roi, le moindre scintillement témoigne du gouffre lumineux du Ciel. Ce qui est dit est comme soulevé par la puissance de ce qui n’est pas dit, comme le roulement de la vague accordée au magnétisme des marées. Or, cette puissance-là, l’éminente générosité de Nicolás Gómez Dávila est de l’accorder d’emblée à son lecteur, sans se soucier d’aucune autre qualification extérieure. Ce réputé « anti-démocrate » pose en a priori théorique à son œuvre, à sa « méthode » (au sens où Valéry parle de la « méthode » de Léonard de Vinci) la possibilité pour tout homme soucieux d’une vie intérieure de le comprendre. « Les hommes sont moins égaux qu’ils ne le disent mais plus qu’ils ne le croient. » La logique est ici exactement inverse à celle du « démocrate » fondamentaliste qui affirme théoriquement l’égalité de tous non sans s’accorder le magistère de la définition de l’égalité et, par voie de conséquence, une supériorité absolue qui ne saurait se traduire, en Politique, que par la généralisation des méthodes policières. « L’État moderne réalisera son essence lorsque la police, comme Dieu, sera témoin de tous les actes de l’homme. »
Les Scolies de Gómez Dávila sont une œuvre de combat. Ce qui est en jeu n’est rien moins que la dignité et la liberté humaines, mais à la différence de tant d’autres qui mâchonnent les mots de « dignité » et de « liberté », Gómez Dávila ne pactise point avec les forces qui les galvaudent et les ruinent. Ne nous attardons pas sur les roquets-folliculaires qui furent lancés aux basques de ce livre magnifique : ils n’existent que pour en illustrer la pertinence : « Le démocrate ne considère pas que les gens qui le critiquent se trompent, mais qu’ils blasphèment. » Cette figure du Moderne, que Gómez Dávila nomme le « démocrate » (non, précise-t-il, en tant que partisan d’un système politique mais comme défenseur d’une « perversion métaphysique ») peut, en effet, être définie ici comme fondamentaliste dans la mesure où elle ne louange le « débat », la « discussion », le « polémos » que sous l’impérative condition que ceux avec qui il est permis de débattre, discuter et polémiquer fussent déjà, de longtemps et notoirement, du même avis qu’elle ; et qu’ils le soient, par surcroît, avec le même vocabulaire, les mêmes rhétoriques, et si possible, avec les mêmes intonations, le même style ou, plus probablement, la même absence de style. Le démocrate fondamentaliste ne « raisonne » ainsi que dans les limites de sa folie procustéenne ; son amour de l’humanité « en général » ne s’accomplit qu’au mépris du particulier ; la liberté d’expression ne lui vaut que strictement réservée à ceux qui n’ont rien à dire ; la « dignité » humaine ne mérite à ses yeux d’être défendue qu’en faveur de ceux qui s’en moquent et s’avilissent à plaisir.
« Aux yeux d’un démocrate, qui ne s’avilit pas est suspect ». Il n’est point d’écrivain un peu libre qui ne fasse chaque jour l’expérience de cette suspicion. Quand bien même se tiendrait-il à l’écart des idées qui fâchent, une simple tournure, un mot pris dans une acception un peu ancienne, une vague nostalgie, ou le refus de considérer le monde contemporain comme le parangon de toutes les vertus et la source de tous les bienfaits suffisent à le désigner comme suspect. La critique littéraire qui devrait se situer entre la métaphysique et l’hédonisme, entre la sagesse et le plaisir, le vrai et le beau, se réduit tristement à des rodomontades moralisatrices ou de fastidieuses rhétoriques de procureur ou d’avocat, comme si l’on ne pouvait plus lire un roman ou un essai sans en instruire le procès, comme si tout sentiment de gratitude s’était évanoui des cœurs humains pour ne plus laisser place qu’à des maniaqueries de Fouquier-Tinville sans envergure ni courage. « Les individus, dans la société moderne, sont chaque jour plus semblables les uns aux autres et chaque jour plus étrangers les uns aux autres. Des monades identiques qui s’affrontent dans un individualisme féroce. »
Le critique moderne est un homme qui, pour exercer son office, ne doit connaître ni remord, ni merci, mais s’enticher éperdument de la scie procédurière à quoi se réduit désormais toute forme d’Eris. Transposée dans la mesquinerie, l’agressivité moderne prend le visage patelin de la bien-pensance, c’est-à-dire de la « pensance » collective, grégaire, aussi revêche, obtuse et obscurantiste dans le « village planétaire » qu’elle le fut dans les « villages » imaginés par des bourgeois libéraux, peuplés, comme de bien entendu, d’une paysannerie torve et cruelle et d’affreux chouans ennemis de la liberté. Le Moderne lorsqu’il décrie son ennemi se décrit lui-même. Cet « archaïque », ce « superstitieux », cet « adversaire de la raison », c’est lui-même. Plus il se nomme « démocrate », et plus il méprise ce « peuple » auquel il n’accorde d’autre pouvoir que celui de l’état de fait, qu’il nomme « volonté générale », par pure tartufferie. « La volonté générale, c’est la fiction qui permet au démocrate de prétendre que pour s’incliner devant une majorité, il y a d’autres raisons que la pure et simple couardise. »
La composition pointilliste des Scolies, qui mêlent les aperçus éthiques, esthétiques et politiques, interdit que l’on traitât de chaque domaine comme d’une région séparée. Le bien, le beau et le vrai sont indissociables. L’esthète est toujours moraliste et politique. « Le monde moderne est un soulèvement contre Platon. » Il appartient donc au « réactionnaire » tel que le définit Gómez Dávila (dont la vocation est d’être « l’asile de toutes les idées frappées d’ostracisme par l’ignominie moderne ») d’œuvrer à la recouvrance du platonisme, non en tant que système philosophique (à supposer qu’il existât un « système » platonicien hors des aide-mémoires de quelques pédagogues trop pressés d’enseigner ce qu’ils ne savent pas pour lire les Dialogues) mais en tant qu’expérience métaphysique fondamentale de la lecture (lecture du monde non moins que lecture des livres). « Derrière chaque vocable se lève le même vocable avec une majuscule : derrière l’amour, l’Amour, derrière la rencontre la Rencontre. L’univers s’évade de sa prison lorsque dans l’instance individuelle, nous percevons l’essence. »
Le Politique, pour Gómez Dávila, n’est pas la fin de la pensée, ni même son commencement. Elle se tient dans une zone médiane, plus où moins fréquentable selon les époques, entre le métaphysique et le perceptible, entre la théorie et le goût. « Tout est banal si l’homme n’est pas engagé dans une aventure métaphysique. » Cette banalité toutefois n’est point banale, au sens où elle serait négligeable : elle est horrible. Elle nous livre à la servitude et à la laideur, pire à une servitude et une laideur toujours identiques à elles-mêmes, comme dans une catastrophe ou un cauchemar, sous couvert de « changement » et de « nouveauté ». « Le monde moderne est arrivé à institutionnaliser avec une telle astuce le changement, la révolution, l’anticonformisme que toute entreprise de libération est une routine inscrite dans le règlement de la prison. »
Ce « changement », c’est-à-dire cette haine de la Tradition, qui est le propre du Moderne, ce culte de l’amnésie, cet oubli de l’oubli est tel qu’il en oublie sa propre identité avec lui-même. L’oubli de l’oubli est ce pur néant immobile qui se rêve comme un changement perpétuel, autrement dit comme un présent sans présence. Ainsi, « les démocrates décrivent un passé qui n’a jamais existé et prédisent un avenir qui ne se réalise jamais. »
La politique se détruisant elle-même dans la lâcheté, le Logos se profanant en propagande et publicité, l’alchimie à rebours transformant l’or du pur amour en plomb de « convivialité » obligatoire, nous tombons sous le joug de cette caste qui prétend n’en point être une et dont l’amour de l’humanité en général est le prétexte pour n’avoir personne à aimer en particulier, dont la « tolérance » abstraite est la ruse pour n’avoir jamais à pardonner une offense, et « l’ouverture aux autres » la condition première à se dispenser de toute magnanimité. L’idéologie « citoyenne » fait office d’indulgences, sans que les Pauvres n’en profitent le moins du monde.
Si pour Gómez Dávila la politique est impossible, c’est une raison supplémentaire pour s’y intéresser, mais seul. « La lutte contre le monde moderne doit être conduite dans la solitude. Lorsqu’on est deux, il y a déjà trahison. » On songe ici à la phrase de Montherlant : « Dès que les hommes se rassemblent, ils travaillent pour quelque erreur. » Il n’en demeure pas moins qu’il y eut des temps où l’ordre politique semblait destiné à nous éviter le pire, autant que possible. Le pire, c’est à-dire, le nihilisme, le totalitarisme, la terreur. « La démocratie a la terreur pour moyen et le totalitarisme pour fin. » Toutefois, le « totalitarisme » et la « terreur » ne disent point l’entièreté du pire. Le démocrate ne cesse d’en parler, de s’en prétendre le rempart lorsqu’il s’en trouve être la condition, la prémisse. Le pire est ce que l’homme devient, ce que tous les hommes deviennent, lorsque la contemplation disparaît du monde, lorsque le commerce entre les hommes ne s’ordonne plus qu’à l’économie. « L’absence de vie contemplative fait de la vie active d’une société un grouillement de rats pestilentiels. » Ce par quoi le langage témoigne de la contemplation, et de cette joie profonde, ambrée et lumineuse du Logos-Roi, c’est peu dire que le Moderne ne veut plus en entendre parler. Son monde, il le veut sans faille, compact et massif, c’est-à-dire réduit à lui-même, à sa pure immanence, autrement dit à l’opinion que les plus sots et les plus irréfléchis se font de lui. « Le moderne se refuse à entendre le réactionnaire, non que ses objections lui paraissent irrecevables, mais parce qu’elles ne lui sont pas intelligibles. »
A mesure que s’étend cet espace de l’inintelligible, s’étend le malheur. La sagesse et la joie, la ferveur et la subtilité, les nuances et les gradations, reléguées aux marges de plus en plus lointaines, ou dans un secret de plus en plus profond, ne font plus signe qu’aux rares heureux dévoués à une règle d’art ou de religion. « Celui qui se respecte ne peut vivre aujourd’hui que dans les interstices de la société. » Mieux qu’une pensée « réactionnaire » au sens restreint du terme (dont on doit cependant oser, de temps à autre, se faire un étendard, mais le bon), les Scolies de Gómez Dávila rétablissent les droits immémoriaux d’une grande pensée libertaire et aristocratique, alliant, dans l’exigence de son style « la dureté de la pierre et le frémissement de la feuille. » Que dit cette dureté, qui n’est point dureté du cœur ? Elle nous dit que pour être, il nous faut résister à l’informe, aimer l’éclat, la justesse lapidaire, et peut-être encore la pierre qui triomphe de ce Goliath qu’est le monde moderne.
Gómez Dávila, cependant, n’envisage point une victoire temporelle. « Le réactionnaire n’argumente pas contre le monde moderne dans l’espoir de le vaincre, mais pour que les droits de l’âme ne se prescrivent jamais. » Comme le texte, la victoire est implicite, secrète. Car si les droits de l’âme demeurent imprescriptibles, le Moderne est bel et bien vaincu et ses triomphes ne sont que nuées. À l’imprescriptibilité des droits de l’âme, le Moderne voulut opposer les « droits de l’homme », autre marché de dupe, car le droit de quelque chose de général et d’abstrait fait piètre figure face à la force, ce que savait déjà Démosthène. Or, le droit de l’âme est, en chaque instant, ce qui s’éprouve. A commencer dans le ressouvenir plus vaste que nous-mêmes : « L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts. » Au contraire des « droits de l’homme », les droits de l’âme, de cette âme qui emporte et allège, n’apportent aucune solution. « Les problèmes métaphysiques ne tourmentent pas l’homme afin qu’il les résolve, mais qu’il les vive. »
Sans doute y a t-il dans cette manie moderne à vouloir trouver des « solutions », à laisser les « problèmes » derrière soi, dans des époques révolues, à se croire plus avisé de ne s’intéresser à rien, une immense lassitude à vivre. Ce Moderne qui ne cesse de louanger la « vie » et le « corps » les réduit à bien peu de chose. Que lui est-elle cette « vie » s’il ne la voit comme le miroitement d’une gradation vers l’éternité, qu’est-ce que ce « corps » dont il a une si forte conscience, sinon un corps malade, et malade d’avoir oublié que ce n’est point l’âme qui est dans le corps mais bien le corps qui est dans l’âme ? Sous prétexte que certains crurent médiocrement en Dieu, nommant « Dieu » leur propre médiocrité, le Moderne ne veut plus croire qu’en « l’homme », mais « si le seul but de l’homme est l’homme, de ce principe dérive une vaine réciprocité, comme le double reflètement de deux miroirs vides. » C’est bien en vain que les Modernes et les antimodernes cherchent en amont, dans l’histoire de la philosophie, de dignes précurseurs au monde moderne. Laissons Spinoza, Hegel, et même Voltaire où ils sont. Le véritable précurseur du monde moderne est, bien sûr, Monsieur de La Palice. Le Moderne n’est point panthéiste, dialecticien ou ironiste, il est « lapaliciste. » Sa philosophie est des plus claires : l’homme n’est que l’homme, la vie n’est que la vie, le corps n’est que le corps. Voilà bien cette pensée moderne dans toute sa splendeur qui exige de nous que nous brûlions, comme obsolètes et néfastes, toutes les philosophies, toutes les religions, tous les arts qui durant quelques millénaires, de par le monde, firent à l’humanité l’affront abominable de lui enseigner la complexité, les nuances, les relations, les rapports et les proportions, toutes choses vaines, en effet, pour qui ne veut que détruire.
Ces Scolies à un texte implicite, se donnent à lire ainsi, non seulement comme une suite d’aperçus lucides en forme d’exercices de désabusement, dans la lignée des meilleurs d’entre nos Moralistes, tels que Vauvenargues ou Rivarol, mais aussi, comme un Art de la guerre, un traité de combat contre les « lapalicistes. » « Est démocrate, celui qui attend du monde extérieur la définition de ses objectifs. » Contre la passivité des tautologies et contre le règne de la quantité qu’elle instaure, c’est à la seule vie intérieure, à la seule âme imprescriptible du lecteur qu’il appartient, dans cette solitude essentielle qui est la véritable communion, de nuancer d’un imprévisible ensoleillement, autrement dit, d’une espérance implicite mais prête à bondir dans le monde, ces Scolies qu’un inattentif regard ordonnerait au seul pessimisme.
D’autant plus inquiétantes, roboratives et salubres, ces Scolies, que ce qu’elles ne disent pas chemine en nous à l’insu des censeurs ! « Seuls conspirent efficacement contre le monde actuel ceux qui propagent en secret l’admiration de la beauté. »
Ce qu’il en sera de cette beauté et de cette admiration, nous le savons déjà. « Il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important. » Gómez Dávila opère ainsi à une sorte de renversement du pessimisme, celui-ci n’étant plus seulement la fine pointe de la lucidité, mais celle d’une audace reconquise sur le ressassement sans fin de la vanité de toute chose. Certes, nous sommes bien tard dans la nuit du monde, dans la trappe moderne (« tombés dans l’histoire moderne comme dans une trappe »), mais s’il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important, n’est-ce point à dire que toute l’espérance du monde peut se concentrer en un point ? « Un geste, un seul geste suffit parfois à justifier l’existence du monde. » Cette pensée guerroyante et savante, polémique et érudite, est avant tout une pensée amoureuse. Le combat contre l’uniformité, l’étude savante qui distingue et honore la diversité prodigieuse sont autant de sauvegardes de l’amour. « L’amour est l’organe avec lequel nous percevons l’irremplaçable individualité des êtres. » Or cette « irremplaçable individualité » n’est autre que la beauté. « La beauté de l’objet est sa véritable substance. » Celle-ci n’appartient pas à la durée, de même que la tradition n’appartient pas à la perpétuité, mais à l’instant. « L’éternité de la vérité, comme l’éternité de l’œuvre d’art sont toutes deux filles de l’instant. » L’instant ne s’offre qu’à celui qui le saisit au vol, chasseur subtil, qui discerne dans le monde des rumeurs qui se font musique, en-deçà ou par-delà le vacarme obligatoire (le monde moderne étant bruyant comme le sont les prisons). « Les choses ne sont pas muettes, seulement elles sélectionnent leurs auditeurs. » L’utopie du « tout pour tous » renversée en réalité du « rien pour personne » en vient alors à médire des choses elles-mêmes, muettes ou parlantes. La véritable bonté n’est jamais générale de même que « Dieu n’est pas dans le monde comme un rocher dans un paysage tangible mais comme la nostalgie dans le paysage d’un tableau. » La véritable bonté advient dans l’imprévisible : « Pour éveiller un sourire sur un visage douloureux, je me sens capable de toutes les bassesses. »
De même que les Scolies sont les cimes du discours, leur « par-delà » salvateur, la véritable magnanimité est l’au-delà de la morale générale, le surgissement de la connaissance de l’Un dans l’instant lui-même, la fulgurance pure où la liberté absolue rejoint la soumission au Règne de Dieu. « Celui qui parle des régions extrêmes de l’âme doit vite avoir recours à un vocabulaire théologique. » Théologique, la pensée de Gómez Dávila n’en garde pas moins ses distances avec ce que Gustave Thibon nommait le « narcissisme religieux », cette inclination fatale à voir l’Église d’abord comme une communauté humaine, avec ses administrations, sa sociologie, et son opportunisme. « L’obéissance du catholique s’est muée en une docilité infinie à tous les vents du monde. » Peu importe au demeurant : « Un seul concile n’est rien de plus qu’une seule voix dans le véritable concile œcuménique de l’Église, lequel est son histoire totale. » Or, pour Gómez Dávila cette histoire totale inclut les dieux antérieurs. L’Iliade et Pythagore lui sont plus proches que cette Église « qui serre dans ses bras la démocratie non parce qu’elle lui pardonne mais pour que la démocratie lui pardonne. »
Le sacré doit « jaillir comme une source dans la forêt et non pas comme une fontaine publique sur une place. » Face au monde moderne « cette effrayante accoutumance au mal et à laideur », le discord entre paganisme et christianisme apparaît secondaire et artificieux. « Le christianisme est une insolence que nous ne devons pas déguiser en amabilité. » Cette insolence, il ne sera pas interdit de la retourner contre les « représentants » du christianisme lui-même : « N’ayant pas obtenu que les hommes pratiquent ce qu’elle enseigne, l’Église actuelle a décidé d’enseigner ce qu’ils pratiquent. » Le monde grec apparaît alors comme « l’autre ancien Testament » auquel il n’est pas malvenu de recourir car « entre le monde divin et le monde profane, il y a le monde sacré. » Tout, alors, est bien une question de timbre et d’intonation. La justesse du scintillement d’écume est dans le mouvement antérieur de la vague. « La culture de l’écrivain ne doit pas se répandre dans sa prose mais ennoblir le timbre de sa phrase. » Ainsi faut-il également entendre le monde, comme l’œuvre d’un écrivain « qui nous invite à comprendre son langage, et non à le traduire dans le langage de nos équivalences. » Cette leçon d’humilité et d’orgueil, humilité face au monde et orgueil apparent face à l’arrogance moderne, nous invite à la seule aventure essentielle qui est d’être au monde, comme l’écriture même du monde, nous mêmes Scolies du texte implicite du monde qu’il nous appartient de déchiffrer.
Le monde, disent les Théologiens médiévaux, est « la grammaire de Dieu. » C’est ainsi que nous perdons ou gagnons en même temps Dieu et le monde, de même que nous perdons en même temps (ou gagnons) la compréhension d’Homère et des Évangiles. « Lorsque le bon goût et l’intelligence vont de pair, la prose ne semble pas écrite par l’auteur, mais par elle-même. » Que nous dit le texte implicite sinon notre propre secret qui est le secret du monde ? Tout se joue alors dans la voix, la voix unique, irremplaçable, celle de l’amour divin (« Nous ne sommes irremplaçables que pour Dieu ») ; la plus irrécusable preuve de l’Un étant que toute chose, tant que demeurent les droits imprescriptibles de l’âme, est unique. Point de feuille dont les nervures fussent exactement semblables à sa voisine. Le grand mythe moderne, au sens de mensonge, tient dans cette lâcheté, cette paresse face à l’interprétation qui sans fin hiérarchise les êtres et les choses du plus épais jusqu’au plus subtil. Le Moderne veut croire à tout prix que le monde est inintelligible pour pouvoir le saccager à sa guise. Le bonheur et le malheur est qu’il en est rien. Tout est écrit, et nous ne faisons qu’ajouter la ponctuation. « Mes phrases concises sont les touches d’une composition pointilliste. » L’implicite ne serait alors que le non-encore ponctué. « Si l’univers est d’une lecture malaisée, ce n’est pas qu’il soit un texte hermétique, mais parce que c’est un texte sans ponctuation. Sans l’intonation adéquate, montante ou descendante, sa syntaxe ontologique est inintelligible. »
Il n’est point de question de sens qui ne soit une question de style, d’intonation. Or, les questions de sens sont sans solution, alors que les questions de style se prouvent à chaque instant. « Cohérence et évidence s’excluent. » Toute justesse ne saurait apparaître que sous les atours du paradoxe ou du scandale. Lorsque la pensée est justement ponctuée, elle heurte de front cette inclination unanimiste du démocrate pour qui seuls l’informe et l’indistinct sont aimables. « Maint philosophe croit penser parce qu’il ne sait pas écrire. » La quête de la juste ponctuation, de l’intonation adéquate dépasse non seulement l’opinion commune, et même l’opinion minoritaire, elle dépasse du même élan les idées, les théories, les systèmes. « Le malheur de celui qui n’est pas intelligent, c’est qu’il n’y a pas d’idées intelligentes. Des idées qu’il suffirait d’adopter pour se mettre à la hauteur de l’homme intelligent. » Le dessein de Gómez Dávila n’est pas de faire partager ses idées, de les mettre en circulation, comme une monnaie frappée à son effigie, mais de rendre possible une méditation sur la « cohérence » qui échappe à l’évidence, sur « implicite » que ses Scolies désignent et dissimulent. « Si l’on veut que l’idée la plus subtile devienne stupide, il n’est pas nécessaire qu’un imbécile l’expose, il suffit qu’il l’écoute. » Le silence autour du livre de Gómez Dávila serait donc d’excellent aloi s’il ne préjugeait toutefois à l’excès de l’écoute des imbéciles et de la surdité des intelligents.
« Je ne suis pas un intellectuel moderne contestataire mais un paysan médiéval indigné. » Si le mot rebelle voulait encore dire quelque chose, l’exégète des Scolies pourrait en faire usage ; tel n’est pas le cas. Demeure à travers ce qui est dit la possibilité offerte de n’être pas soumis au temps, d’imaginer ou de se souvenir d’une cohérence du monde, mystérieuse et sensible à « l’intonation montante ou descendante. » L’implicite des Scolies est une mise-en-demeure à la recouvrance de l’histoire sacrée, c’est-à-dire d’une histoire qui ne se réduit pas à « l’incertitude de l’anecdote » ni à la « futilité des chiffres. » En ce sens, « les ennemis du mythe ne sont pas les amis de la réalité mais de la banalité », le mythe n’étant pas alors le mensonge, mais bien la réverbération du vrai, la beauté suspendue entre l’immanence ingénue de notre race et la transcendance universelle. Tout écrivain digne de ce nom récite une mythologie d’autant plus réelle, au sens platonicien, c’est-à-dire d’autant plus vraie, qu’elle lui est plus personnelle, se proposant à lui presque par inadvertance, comme une fatalité heureuse. « Les penseurs contemporains sont aussi différents les uns des autres que les hôtels internationaux dont la structure uniforme se pare superficiellement de motifs indigènes. Alors qu’en vérité seul est intéressant le particularisme qui s’exprime dans un langage cosmopolite. »
La meilleure façon de favoriser la haine fanatique des hommes entre eux est de favoriser leur ressemblance, de les confronter en autrui à l’image détestée d’eux-mêmes. L’universalisme, ce péché qui, selon le mot de Gustave Thibon, consiste « à vouloir faire l’Un trop vite » devient alors, faute d’adversaire loyal, le principe d’une catastrophe immense, de même que « la libération totale est le processus qui construit la prison parfaite. »
Entre le principe universel du christianisme et l’héritage culturel, où bruissent encore les feuillages orphiques, les armes de l’Iliade et les écumes de l’Odyssée, les pensives sagesses pythagoriciennes ou la souveraineté intérieure de Marc-Aurèle, la liberté de Gómez Dávila sera de ne pas choisir. « La structure des relations entre christianisme et culture doit être paradoxale. Tension dynamique des contraires. Non pas fusion où ils se dissolvent mutuellement, ni capitulation d’aucun des deux. » On aura compris que ce « réactionnaire », dont les « saints patrons » sont Montaigne et Burckhardt, cet adversaire déclaré de la démocratie, en tant que « perversion métaphysique » est, par cela même, le contraire d’un fanatique. « Ne flattent le Peuple que ceux qui mijotent de lui vendre ou de lui voler quelque chose. » Face à la démagogie (« Démagogie est le mot qu’emploie les démocrates quand la démocratie leur fait peur »), il n’y a guère que l’aristocratie, celle-ci toutefois, étant définie, non en termes sociologiques, mais rigoureusement métaphysiques comme une possibilité universelle : « Le véritable aristocrate est celui qui a une vie intérieure. Quels que soient son origine, son rang ou sa fortune. L’aristocrate par excellence n’est pas le seigneur féodal dans son château, c’est le moine contemplatif dans se cellule. » Et ceci encore : « Au milieu de l’oppressante et ténébreuse bâtisse du monde, le cloître est le seul espace ouvert à l’air et au soleil. » Les Scolies apparaîtrons ainsi, à qui voudra bien en répondre, comme les signes de la présence de ces cloîtres détruits, de ces temples saccagés, mais dont les cryptes demeurent, textes implicites, de nos vies intérieures imprescriptibles.
Luc-Olivier d'Algange
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Baudelaire et Joseph de Maistre:
Luc-Olivier d’Algange
Baudelaire et Joseph de Maistre
Les exégètes et les biographes modernes cèdent excessivement à la suspicion, à la dépréciation, voire à une certaine acrimonie à l'égard des œuvres dont ils traitent et dont ils font à la fois leur fonds de commerce et l'exutoire de leur ressentiment à se voir bornés au rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel part d'un principe de révérence et de fidélité qui l'incline, par son interprétation, à poursuivre dans la voie ouverte par l'œuvre qu'il distingue et à laquelle il se dévoue, le moderne juge en général plus « gratifiant » de suspecter l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre, dont il ignore qu'elle le contemple autant qu'il l'examine. L'exégète suspicieux trace, plus souvent qu'à son tour, son propre portrait, avec sa poutre.
Lorsque Sartre suggère que la lecture baudelairienne de Maistre est sommaire, qu'elle obéit à des raisons subalternes, superficielles, il nous renseigne sur sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre, par la même occasion, son autoportrait: « un penseur austère et de mauvaise foi. ». On peut tout reprocher à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui résista au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre: la défiance que les modernes éprouvent à son endroit ne s'explique pas autrement. Adeptes étroits de la vertu et de la terreur, de la morale dépourvue de perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandies (ces ultimes gardiens de la concordance du Vrai et du Beau) les modernes firent de l'austérité et de la mauvaise-foi leurs armes théoriques et pratiques pour exterminer toutes les survivances théologiques, où qu'elles se trouvent.
L'influence de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur exerça jamais sur un poète, à ceci près que l'on ne saurait oublier que Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg est continûment poète, de même que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, ses fusées et les notes de Mon cœur mis à nu, ne cessa jamais d'être un métaphysicien avisé. Baudelaire se reconnaît en Maistre autant qu'il lui doit les principes esthétiques et philosophiques principaux de sa méthode. Baudelaire eût sans doute été maistrien sans même avoir à lire Joseph de Maistre, tant il se tient par son goût, et par de mystérieuses et providentielles affinités, au diapason des préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et celle-ci doit tout à Joseph de Maistre.
La théorie baudelairienne des correspondances, relève bien davantage, dans sa formulation, de Maistre que de Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l'invisible : « Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible». Rappelons, encore une fois, que le mot Diable vient de diaballein, qui signifie désunir, alors que le mot Symbole de même racine vient du verbe sumballein qui signifie unir ou rassembler. Il n'est pas une phrase dans tout l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation maistrienne sur le Mal et sur les œuvres de la divine Providence. L'essentiel paradoxe dans lequel s'agence l'œuvre de Baudelaire et la réponse humaine qui lui est donnée procède d'une méditation constante des Soirées de Saint-Pétersbourg.
Le Mal existe mais il n'est que la désunion du Bien, le Diable est prince de ce monde mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et qui sauve. Les Fleurs du Mal ne sont pas du satanisme de pacotille, style Rollinat, ou fêtes de « Halloween » (le Mal étant véritablement dans la dérision de la pacotille) mais une preuve rétroactive du sumballein. Le Bien n'est pas en face du Mal, c'est le Mal qui, lorsque le Bien triomphe, retourne à l'intérieur du Bien, pour disparaître. « L'abîme du jour, écrit Raymond Abellio, contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour ». Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations: « Il y a en tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistrienne est cette considération corollaire: « Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir. Souvent ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi: je veux pouvoir couper ta tête; mais tu ne toucheras pas à la mienne. Les abolisseurs d'âme (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer; ils y sont à coup sûr intéressés; tout au moins ce sont de gens qui ont peur de revivre,- des paresseux. »
Sartre méconnaît l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par ignorance de l'œuvre de Maistre que par incompréhension de l'œuvre de Baudelaire. Il se donne donc la latitude de juger de l'œuvre de Maistre avec mauvaise-foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrase, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect en tant que perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui exerça sur lui l'influence décisive, dans l'ordre de la pensée et du style: cela suffit à l'acrimonie sartrienne pour juger Baudelaire comme un menteur. Le poète, certes, possède le droit imprescriptible de s'écarter des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la conquête d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra tout d'abord, dans son émanation, sous l'apparence des nuées et des mystères, - mais dès lors que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où la prosodie et la métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg apparaissent comme une clef.
Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que loin de chercher à paraître original, en dissimulant ses influences et ses rencontres, il ne cessa jamais de vouloir étayer son œuvre d'autres œuvres plus anciennes ou contemporaines. Ce qui est dit paraissait à ce dandy plus important que celui qui le dit, ( ce qui n'est pas sans jeter quelque lumière sur l'impersonnalité active à laquelle obéit le dandysme baudelairien, bien différent du « culte du Moi ») et, à cet égard, il se révèle encore plus différent de Sartre qui, sous le titre de L'Etre et le Néant se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans se référer outre mesure à l'auteur de Sein und Zeit.
Baudelaire intègre Maistre dans son œuvre, comme un point de référence, auquel son lecteur est prié de se reporter pour comprendre ce qu'il va lire, de même que Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation sur une référence à Kant. Les temporalités humaines sont brèves; lorsque certains principes ont été parfaitement énoncés, lorsqu'une méthode se tient et prouve son efficience, il convient de couper court et de s'y confronter immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous esquissions plus haut se double d'une distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de déplorer que d'autres avant eux eussent déjà parcouru leur chemin, les seconds s'en réjouissent: ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers jalousent et seraient prêts à tout reformuler à leur façon, les seconds, qui cultivent en général le goût antique et aristocratique de l'otium aimeraient à trouver l'œuvre à laquelle ils songent déjà écrite par un autre. Les uns raisonnent en bourgeois: ce dont ils ne peuvent être propriétaires n'existe pas, les autres pensent, comme disent les hindous, en kshatryas: ils s'honorent de servir un Vrai, un Bien et un Beau impersonnels. « Toute croyance constamment universelle est vraie, écrit Joseph de Maistre, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce reste est une vérité ».
La sophia perennis, ou, plus exactement encore, ce que René Guénon nommera la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique, ou surnaturelle, est universelle par définition. C'est à ce titre, que pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples auront moins d'importance que les différences de caste, qui elles-mêmes sont d'une tout autre nature que les différences de classe.
« Il n'existe, écrit Baudelaire, que trois êtres respectables; le prêtre, le guerrier, la poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce que l'on nomme des professions ». Baudelaire, ainsi, prolonge Maistre et répond par avance à Sartre qui se hasardera à écrire : « Et précisément Baudelaire, dans la mesure où il se veut chose au milieu du monde de Maistre, rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout juste comme la valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles ». D'où la nécessité prophétique pour Baudelaire de préciser: « Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Notons en passant que Sartre tout en y attachant un sens tout différent, retrouve par inadvertance dans sa métaphore la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, « l'eau et l'aiguière » dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, nul doute que Sartre préfère être la carafe ! La solidité de la fonction lui paraît plus enviable que la fluidité du Sens.
Baudelaire est maistrien précisément par le choix d'échapper héroïquement à toute instrumentalisation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître au-delà de toutes les carafes, la transparence suprême de la vérité métaphysique: « Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Qu'est-ce que la Religion universelle ? Il y a une Religion universelle, faite pour les Alchimistes de la pensée, une Religion qui se dégage de l'homme considéré comme mémento divin ».
Sartre se trompe du tout au tout lorsqu'il écrit, non sans goujaterie, que « l'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade, notre auteur trouvait "distingué" de s'en réclamer », mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dépourvue de signification: elle montre que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau et non l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et moderne, se réduit à cette inversion, qui est aussi le propre de tous les fondamentalismes, au demeurant mal nommés, car ils exaltent l'accessoire, l'ustensile au détriment du sens et de son universalité métaphysique. L'utilitarisme abaisse l'homme, d'où la nécessité, pour Baudelaire, de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion, comme en politique l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et l'apparence. « Le commerce, écrit Baudelaire, est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu: Rends-moi plus que je ne te donne ».
Précipité dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire dut trouver dans les conversations du Sénateur, du Comte et du Chevalier un refuge heureux et comme un témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, à travers ses fidélités raciniennes, à interpréter les discords et les nostalgies de l'âme abandonnée dans la morne vilenie des classes moyennes. Baudelaire, pressentit ce que Hannah Arendt allait nommer la banalité du Mal. A la pointe de son exigence maistrienne, il voulut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, comme il s'en vint à supplier ironiquement Satan de prendre pitié de sa longue misère. Lorsque Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte: « Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire », Baudelaire intervient en précisant sa théorie de la vraie civilisation: « Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ».
Du point de vue de l'Histoire, Baudelaire se trouve là où les entretiens se sont évanouis. Les temps sont au progressisme, c'est-à-dire à la « doctrine des paresseux », ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme ou de grégarisme. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il existe en effet un en-delà et un au-delà de l'individu, et le monde auquel nous dévoue la « doctrine des paresseux » est un monde qui détruit à son principe tout dépassement de l'individu. La moindre des choses est d'avoir été ce que l'on doit dépasser. Baudelaire en qui l'on a trop tendance à voir le modèle de l'asocial demeure fidèle à l'idée maistrienne de la société en tant que civilisation, « gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu'ils rentrent dans la grande famille, elle leur en dévoile le secret par la langue qu'elle leur enseigne ».
Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue, bafouée, triturée et saccagée, il ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche point sa soif, la parodie d'ordre que le bourgeois fait régner, avec une rigueur extrême, ne lui semble guère aimable, en un mot, déterminé à « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau », Baudelaire, loin de ces maistriens de façade que sont les réactionnaires bourgeois, invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi « le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire d'une révolution ».
Là où la révolution mobilise, planifie, instrumentalise, Baudelaire se fera un devoir de démobiliser, d'accroître le sentiment de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il trouve chez Maistre, son dandysme, si mal compris, coupe court à toutes les velléités d'action collective, d'appel au Peuple, de mobilisation de troupes, de référendum ou d'élection: « Ce que je pense du vote et du droit d'élection? Des droits de l'homme. Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque ? Un Dandy ne fait rien. Vous figurez vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Le dandysme baudelairien, son caractère inconnu et novateur, consiste à demeurer là où nous sommes, obstinément. La stratégie, au demeurant n'est pas mauvaise, elle nous épargne des combats où nous eussions été vaincus immanquablement. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égotiste efféminé, il est le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée: « Etre un grand homme et un saint pour soi-même. Voilà l'unique chose importante ». Le dandy est le témoin de lui-même, c'est assez dire que pour Baudelaire, il n'est pas seulement un Moi emprisonné dans l'immanence mais le subtil diplomate de l'Idée: « Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière ».
Lorsque la Révolution et la Contre-révolution fourvoient le « faire » et le « défaire » dans l'inane et le vulgaire, le « contraire d'une Révolution » maintient l'être, durant l'interrègne, dans la plénitude de son possible. Baudelaire, penseur de l'ultime, va jusqu'au bout des prémices maistriennes, il les applique rigoureusement, en persistant dans une façon d'être qui est aussi une façon de dire. La lucidité baudelairienne départit son pessimisme de la tentation que serait le péché contre l'espérance. La leçon maistrienne tient Baudelaire sur ses gardes: « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration et de l'évidence ». Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et si cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. Ce qui importe c'est de sauvegarder la musique et l'espace. « La musique, écrit Baudelaire, donne l'idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace. » Le poème le redit: « La musique creuse le ciel ». L'immobilité du poète garde la vastitude et l'unité.
Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis
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L'Icône et la vertu du paradoxe:
Luc-Olivier d’Algange
L'Icône et la vertu du paradoxe
Qu'est-ce que la Beauté ? Si l'on croit en une relativité générale des goûts et des valeurs, la question est dépourvue de sens. L'historicisme abonde extrêmement dans cette opinion qui veut à tout prix ôter de nos intelligences le pressentiment d'une clef de voûte. Tout, nous dit-on, est aléatoire, fugitif, le Vrai et le Beau n'ont ni essence, ni substance, livrés qu'ils sont au hasard des circonstances et des subjectivités. Telle est la doxa moderne: « Le message, c'est le médium », - la surface ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, la forme est purement matérielle. Face à cette doxa dont la nature même est de devenir totalitaire, sans doute le moment est-il venu d'affirmer la vertu du paradoxe.
Nous sommes quelques-uns uns à penser que la réalité est elle-même de nature paradoxale, que la nature du monde est une double nature. Au-delà de l'opinion, de la croyance, de la conviction, débute la seule véritable aventure spirituelle. Le Mystère religieux est le paradoxe suprême. Comment être à la fois homme et Dieu ? Se tenir au cœur de ce questionnement, c'est laisser s'approcher de soi le seuil de la beauté. Toute méditation sur la beauté naît d'un éloge du paradoxe. Dans la splendeur du Beau s'unissent les clartés intelligibles du Vrai et les flammes du pur amour. Alors que la doxa nous tient dans la dualitude de la croyance et de la non croyance, l'expérience paradoxale de la déification nous fait tomber dans l'abîme de la clef de voûte du Très-Haut, - que les métaphysiques orientales nomment la non-dualité. La déification, la théosis, nous rappelle Jean Biès dans son beau livre Athos, la montagne transfigurée, est la fin dernière de l'être humain: « Les Pères en font la base, la raison d'être du christianisme, proclamant Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu, avec d'innombrables variations sur le thème. Par sa philanthropie, Dieu devient homme afin que, par la grâce, l'homme devienne Dieu en réunissant dans son hypostase le divin et l'humain. Par sa naissance même, l'homme est un être qui tend à se dépasser, qui aspire vers tout autre que soi. Car il est consubstantiel à l'humanité du Christ, comme celui-ci l'est à la divinité du Père. Adage patristique: Dieu ne parle qu'aux dieux ».
Dans cette procession déïfiante, les étapes sont des étapes de Beauté. Dans la perspective traditionnelle, qui est métaphysique et universelle, la Beauté n'est pas relative, hasardeuse, encore moins « matérielle ». La Beauté est l'empreinte, le sceau héraldique de l'invisible, qui n'est pas l'inconnu mais l'Intelligible. Dans la perspective métaphysique qui lui est propre, la Beauté advient dans l'irradiation d'une rencontre entre les mondes que séparent habituellement le Mal, la profanation, la veulerie ou l'habitude. La Beauté n'est pas aléatoire mais révélatrice, et tel est son divin paradoxe de montrer ce qu'elle voile et de dévoiler ce qu'elle révèle dans un seul geste. La méditation de la Beauté s'écarte ainsi du domaine un peu vague de la philosophie ou de l'esthétique pour entrer dans l'exactitude de la Gnose.
La Gnose débute là où cessent les idées générales, les convictions, fussent-elles religieuses. Le sens de la Beauté révèle la beauté du Sens. Au sortir des ténèbres de l'insignifiance et de la laideur, qui sont, avec la brutalité, les caractères dominant du monde moderne, nous apercevons, écrit Jean Biès « ce que l'orthodoxie nomme l'éclat trisolaire et sans crépuscule de l'esprit, et l'Alchimie, la Rubedo ». La rubescence aurorale est le signe immanent du recommencement, - signe qui suppose, en ce monde, l'inscription transcendante du Symbole.
Alors que l'image moderne s'assujettit à l'objet, dans ce comble de l'idolâtrie et de l'aliénation qu'est le message publicitaire, l'image, dans la perspective métaphysique, est une pure émanation de la Présence. La différence entre le sacré et le profane est aussi simple et difficile à comprendre que la différence qui existe entre la Présence et la représentation. Quitter le monde profane, c'est quitter le monde des représentations pour entrer dans le monde de la présence. Ce que les kabbalistes nomment la descente sur nous de la Schekhina, correspond à l'effusion lumineuse du Paraclet. Ce qui est à jamais, ce qui est de tous temps, ce qui est par-delà tous les temps, dans l'exacte certitude du vif de l'Instant, c'est la Présence et la révélation de la Présence est la « clairière de l'être », pour reprendre la formule de Martin Heidegger. Etre dans la Présence, c'est quitter la fuite en avant des représentations qui s'abolissent les unes, les autres dans l'accélération de leur éloignement du Principe. L'être est l'éclaircie et le sens de la Présence est la lumière qui en émane.
Tout, dans l'image, se joue dans la lumière. L'image est un mode de révélation ou d'obstruction de la lumière, selon qu'elle invite à la Présence de l'être, qui est le site véritable de Prière, ou qu'elle nous emprisonne dans les représentations. L'icône est sans doute l'une des formes les plus accomplies de la révélation de la lumière à travers le visage, symbole de la sainteté de l'Autre dans sa rencontre avec le Même. Sainteté du visage, grandeur du regard, équanimité souveraine sur le seuil du plus grand péril, l'icône nous invite dans le silence bruissant du face à face, à reconnaître la douce clarté de la Présence. Enfin, nous sommes là, dans la clairière que le temps sacré dessine pour nous, non plus dans le ressassement du passé, avec ses ressentiments et ses griefs, non plus dans l'anticipation vaine et impie, mais au coeur.
Qu'est-ce que le Péché contre l'Esprit, le seul irrémissible, si ce n'est être délibérément sans cœur ? Les terribles méfaits du monde moderne, ses aberrations meurtrières, ne proviennent-ils pas, pour l'essentiel, de l'exotérisme dominateur et des utopies sans charité qui sont autant de façon de déserter le cœur de la Présence, de choisir l'écorce et le futur ? L'Age Noir est bien l'âge des représentations meurtrières, soit qu'elles annihilent en nous le sens de la Beauté présente, soit qu'elles exigent que l'on tue pour elles. Entre la lumière et l'entendement, la représentation profane est un écran, alors que l'icône révèle en nous, lorsque nous nous abîmons dans sa contemplation, la lumière dont nous émanons: « Il n'était pas la lumière mais le témoin de la lumière. La lumière véritable qui illumine tout homme venait dans le monde. Elle était dans le monde et le monde existait par elle, et le monde ne l'a pas connue. » (Jean,I, 8-10)
Quelle est la provenance de la Lumière ? Au sens métaphysique, la lumière est elle-même primordiale, de même que toute primordialité est lumineuse. La Tradition primordiale se révèle par épiphanies, qui sont autant de signes de l'Intelligible dans le monde sensible. Dans le chapitre sur la lumière et la pluie, des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, René Guénon souligne la connivence alchimique de l'eau et de la lumière. Des pluies lumineuses, invoquées par les Chamanes jusqu'à la rimbaldienne « mer allée avec le soleil », l'intelligence poétique sut toujours reconnaître, dans l'alliance de l'eau et de la lumière le Symbole par excellence. N'est-ce point par la médiation de l'eau que la lumière révèle les couleurs qui la composent ? La splendeur n'est-elle point l'œuvre de la surface des eaux lorsque l'éclat solaire s'y répercute ? Dans la tradition taoïste, l'épiphanie prend la forme de la rencontre nuptiale de la lumière et de l'eau. Ainsi que l'écrit Houai-nan Tseu: « Le Carré (la terre) préside au manifeste. Le manifeste est exhalaison de souffle, c'est pourquoi le feu est lumière extériorisée. Le caché est le souffle contenu; c'est pourquoi l'eau est lumière intériorisée. »
Or, tel est précisément le secret de l'icône: la rencontre par l'image, en elle, et au-delà d'elle, du feu de la lumière extériorisée, par les lignes et les ors, et de l'eau de la lumière intériorisée du regard. L'icône est une liturgie du regard. L'homme, face à l'icône est ravi par la dialogie subtile des prunelles. L'eau intériorisée du regard est l'infinie interprétation du feu de la lumière extériorisée de celui qui voit. Voir et être vu se confondent nuptialement en une seule opération de l'entendement. Cette opération outrepasse clairement le domaine de la mystique pour entrer dans celui de la Gnose, ou, plus exactement, de la métaphysique, au sens que René Guénon sut redonner à ce mot. L'image, conçue dans la perspective métaphysique donne lieu à une expérience intérieure où ce que les modernes, imbus de leurs caractères accidentels, nomment leur « subjectivité », n'a plus aucune part.
Pour prendre la mesure des possibilités d'éclaircissement intérieur de l'image, de ses vertus d'enseignement au sens prophétique, sans doute devrons-nous nous placer au cœur même de la question théologique, telle que surent la poser les mystiques rhénans, ainsi Maître Eckhart écrivant: « L’œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ». Le mystère de l'icône tient sa source dans le mystère de l'Incarnation. « Les sens affinés, écrit Paul Evdomikov, perçoivent sensiblement l'Insensible, ou mieux, le Transsensible. Le beau apparaît comme un éclat de la profondeur mystérieuse de l'être, de cette intériorité qui témoigne de la relation intime entre le corps et l'esprit. » L'icône nous est un enseignement sur la nature du monde et le secret du regard que le monde porte sur nous dans le silence de ses manifestations et que nous lui rendons dans la contemplation et dans l'oraison. « Dieu crée par la pensée, et la pensée devient œuvre » dit Jean Damascène. De même, écrit Paul Evdokimov, « pour Saint-Maxime, la nature sensible n'est pas matérialiste dans sa profondeur, elle est chargée des énergies et représente même une certaine condensation du monde spirituel et intelligible. On peut dire dans ce sens que la matière est l'épiphénomène de l'esprit. »
L'Art sacré nous invite à une vision iconologique du réel. L'icône est plus proche de la nature profonde du réel que ne l'est la réalité elle-même, emprisonnée dans ses représentations utilitaires. L'art « réaliste » est avant tout un art de l'illusion dont les mérites se limitent au savoir-faire de l'artiste. L'Art sacré, lui, donne accès, par l'amoureuse liturgie du regard, à la connaissance de la réalité, et, plus profondément encore, à la pensée qui donne naissance à la réalité. L'Art sacré nous porte à ce seuil de l'entendement divin où la pensée devient œuvre. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'icône est plus proche de la pensée de Dieu que ne l'est la nature elle-même, pur épiphénomène de l'esprit. L'Art sacré, par l'oraison dialogique qu'il instaure au cœur le plus intérieur du réel, nous révèle la transparence du monde.
Qu'est-ce que la transparence du monde ? Est-ce la destruction des surfaces, la triomphe de la lumière, l'abolissement de toute chose dans l'éclat ? Le mystère de l'Incarnation nous donne à penser la connaissance et le salut dans l'épreuve du temps. Mais épreuve ne signifie point soumission. L'Art sacré est là pour nous dire que le mystère de l'Incarnation transfigure la nature et la chair de l'intérieur. La glorification des corps débute par l'ensoleillement intérieur de la connaissance, de la Gnose: « L'éternité des créatures, précise Paul Evdokimov, n'est pas l'absence du temps, ni surtout notre temps tronqué de sa fin mais sa forme positive. C'est le temps dans lequel le passé est entièrement conservé et le présent ouvert sur l'infini des éons: c'est le Mémorial du Royaume, le fait de se référer et d'être totalement présent au regard de l'Eternel. »
Toute approche attentive et fervente d'une œuvre d'Art sacré établit le spectateur dans une autre temporalité où il cesse précisément d'être spectateur pour devenir le co-auteur de l'œuvre qu'il contemple et dont la connaissance est sa propre connaissance autant que la connaissance du Tout-Autre. Si quelque incertitude subsiste quant à la distinction de l'Art sacré et de l'art profane, qu'il suffise de s'interroger sur la temporalité de la rencontre entre l'œuvre et la pensée. Certes, le motif religieux ne suffit pas à faire l'Art sacré, et l'absence apparente d'un symbolisme reconnaissable ne fait pas l'œuvre profane. Dans sa destination essentielle et son accomplissement, toute œuvre est sacrée, et l'on voit bien qu'un poème de Verlaine ou d'Apollinaire vaut bien, dans la charité du cœur et la justesse de la vision, toute la littérature dévote de ces deux derniers siècles, si imbue d'elle-même et si vaine ! L'image sacrée, du seul fait qu'elle nous délivre une véritable connaissance, universelle et métaphysique, change notre situation existentielle. Nous ne sommes plus un « moi » face à un « objet » mais le site miroitant d'un échange qui outrepasse toute condition. Ainsi, écrit Paul Evdokimov, « chaque instant peut s'ouvrir du dedans sur une autre dimension, ce qui nous fait vivre dans l'instant, dans le présent éternel. C'est le temps sacré ou liturgique. Sa participation à l'absolument différent change sa nature. L'éternité n'est ni avant, ni après le temps, elle est cette dimension sur laquelle le temps peut s'ouvrir. »
L'Art sacré est l'invitation faite à s'élever, à se retrouver dans la Chambre Haute, qui est le véritable lieu de la communion eucharistique. Ce qui est en Haut est au Cœur. Le fond du cœur est le point le plus haut de l'Intelligible que nous atteignons par l'intercession des Anges de la Présence. L'Art sacré est la Face de Dieu tournée vers le monde. Telles sont les prémisses élémentaires de toute compréhension de la science sacrée des Symboles: « Le Verbe, écrit René Guénon, le Logos, est à la fois Pensée et Parole: en soi Il est l'Intellect divin qui est le lieu des possibles; par rapport à nous, Il se manifeste et s'exprime par la Création où se réalisent dans l'existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu'essence, sont contenues en lui de toute éternité. La Création est l'œuvre du Verbe; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure; et c'est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre. »
La coalescence, dans l'œuvre d'Art, de la vision et de l'Intellect, nous porte d'emblée sur l'orée où la nature et la Surnature, le monde physique et le monde métaphysique se rencontrent. Le monde, nous dit René Guénon, est un langage divin. La Création est l'œuvre du Verbe. L'Art sacré indique le site métaphysique de la compréhension du sens le plus profond de la Création. Ce que le monde des représentations, la « société du spectacle », pour reprendre l'expression pertinente de Guy Debord, nous interdit d'atteindre, c'est précisément le sens de la rencontre, le mystère de la communion des esprits. Monde de la séparation, diabolique si l'on en croit l'étymologie, le monde moderne apparaît comme une titanesque manœuvre de diversion opposée à la recherche du Vrai et du Beau, colonnes du Temple de la contemplation.
La destruction de l'image par la publicité, la destruction du sens par l' « information », la destruction de la communion par la « communication » ne sont que des aspects de la destruction du Temps par la hâte frénétique des hommes à fuir ce qu'ils ont de meilleur en eux-mêmes. La destruction de la nature est la conséquence de l'incompréhension de la nature en tant que Symbole. Or, ce qui échappe à la connaissance devient ennemi. Comment le refus de la Gnose, - qui est connaissance amoureuse, - n'aurait-il pas pour effet la généralisation des inimitiés ? Ce monde étranger, ce monde incompréhensible, ce monde sans Dieu, ni âme du monde, ni intelligence agente, est ennemi. Les civilisations traditionnelles respectaient la nature sans l'idolâtrer car elles supposaient une alliance métaphysique entre l'apparaître et la chose apparue « ... toute signification, écrit René Guénon, devant avoir à l'origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose signifiée ».
Le monde visible est Symbole du monde invisible, mais cette symbolisation demeure généralement inapparente et inintelligible. L'apparence et l'intelligibilité de la nature symbolique du réel sont littéralement l'œuvre de l'Art sacré et de la métaphysique. « Si le Verbe, écrit René Guénon, est Pensée à l'intérieur et Parole à l'extérieur, et si le monde est l'effet de la Parole divine proférée à l'origine des temps, la nature entière peut-être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. » C'est donc à la vertu professorale et prophétique de la parole extérieure que nous devrons d'atteindre à la Pensée intérieure des mondes, et c'est à partir de cette pensée que naissent les œuvres qui nous délivrent de l'ignorance et de la pesanteur. L'ignorance et la pesanteur séparent ce qu'il appartient au Symbole d'unir. « En grec, note Paul Evdokimov, les mots qui désignent le diable et le Symbole ont la même racine, mais le diable sépare ce que le Symbole lie ».
La formule de Renan selon laquelle les hommes ont créé sur terre l'enfer auquel ils ne croyaient plus, trouve une puissante confirmation dans cette observation étymologique. Le diable, et donc l'enfer, s'installent là où le Symbole cesse d'être l'opérative jonction des rives visibles et invisibles. Les formes infernales que prennent les « exotérismes dominateurs » dans le monde moderne, n'ont pas d'autre explication. Mais ce qui est vrai dans l'ordre du politique ne l'est pas moins dans l'ordre individuel; notre vie ne cesse d'être disharmonieuse que par un acte de remémoration liturgique, une anamnésis numineuse de l'être s'éclairant lui-même des tréfonds et des hauteurs de la Toute-Possibilité.
L'anamnésis, le ressouvenir, précède dans la contemplation du Symbole, l'épiclèse, qui est l'invocation de l'Esprit. Le Symbole opère en nous la transmutation essentielle aussitôt que nous sommes saisis par la vague mémoriale. Tout dans l'accomplissement épiphanique de l'Art sacré se joue dans la remémoration de l'Invisible à partir du visible, du métaphysique à partir du physique. Rien, à dire vrai, n'est abstrait. Le Symbole n'est ni abstrait, ni abstracteur mais advenant. L'advenue de la lumière incréée sur la surface des eaux, la correspondance du ciel et de la terre, à laquelle nous faisions allusion plus haut à propos d'un texte taoïste, se retrouve dans la Jérusalem Céleste, et plus généralement dans le symbole de la nef. « Navire eschatologique, écrit Paul Evdokimov, la nef, surmontée de la forme sphérique de la coupole, synthétise l'union du cercle et du carré, mesure et chiffre du ciel et du Royaume. Le sanctuaire, dit Saint-Maxime, éclaire et dirige la nef et cette dernière devient son expression visible. Une telle relation restaure l'ordre, rétablit ce qui était au Paradis et sera dans le Royaume. »
L'Art sacré est une partance. Aller au-devant de l'œuvre, c'est conquérir le Grand-Large de la mémoire retrouvée, et l'envol, et la délivrance, et le véritable Salut dans la salutation angélique. Notre âme devient alors l'arche de Noé telle « un bateau lancé dans les espaces et se dirigeant vers l'orient ». Ce voyage vers le Soleil de Justice est le salut lui-même, non plus administrativement attribué, mais conquis: « chemin du salut qui mène à la cité des Saints et la terre des vivants où luit le Soleil sans déclin. »
*
L'Art sacré est un chemin de connaissance. L'arche de Noé des couleurs vibre dans l'âme de l'artiste dans le pressentiment de sa proche glorification. Celui qui peint et ce qui est peint est le Même, - non certes par l'aboutissement sinistre d'une considération narcissique mais par l'abolition du Moi, c'est à-dire l'abolition du pire servage, qui est celui qui nous enchaîne à la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes.
Le discours religieux, hélas, n'est pas moins enchaîné que d'autres lorsqu'il pose l'identité de la croyance comme équivalente de la ferveur. Qui n'a entendu ces clercs péremptoires qui parlent « en tant que » Chrétiens, Juifs, Musulmans, et s'imaginent que cet « en tant que » vaut toutes les vérités, comme si l'identité religieuse, l'appartenance à telle ou telle communauté devait prévaloir sur les Principes eux-mêmes ! N'est-ce point renverser la hiérarchie des importances et subvertir le message théologique ? N'est-ce point pécher contre l'humilité ? La perspective métaphysique, en laquelle René Guénon nous invite à approfondir les champs de notre vision, ouvre notre intelligence à l'humilité qui consiste à aller vers les Principes métaphysiques et universels dont les formes religieuses ne sont que les expressions. Etre fidèle aux Principes, c'est précisément comprendre que la mémoire profonde à laquelle nous invitent les rites et les Symboles de notre religion est une mémoire métaphysique, commune à toutes les formes traditionnelles.
La lumière primordiale de l'icône témoigne de la primordialité de la Tradition qui est la mémoire profonde de toutes les formes religieuses. L'Art sacré émane de la lumière primordiale et ne peut être compris que par elle. Aussi bien faut-il se rendre à l'évidence magnifique que le germe de cette lumière gît dans les tréfonds de nos propres obscurités innées ou acquises. J.Thomas dans un article sur le thème de la splendeur cite l'expérience du Lucius des Métamorphoses d'Apulée: media nocte vidi solem coruscantem, « en pleine nuit je vis le soleil étinceler de lumière blanche » et comme en écho, ces vers d'Apollinaire:
« Descendant des hauteurs où pense la lumière
Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles
L'avenir masqué flambe en traversant les cieux... »
L'expérience visionnaire de la poésie unit en un seul feu des expressions humaines que séparent les millénaires ! Au seuil du troisième d'entre eux, à compter selon la chronologie chrétienne, sans doute le moment est-il venu d'apprendre à réduire l'importance de l'historicité et du Temps lui-même dans l'approche de l'Art sacré. Par ses incursions dans le monde « imaginal », l'Art sacré se situe hors des contingences historiques, sur l'orée resplendissante de l'Idée. La philosophie néoplatonicienne, mieux que d'autres, sut livrer à notre compréhension la procession lumineuse de l'âme à travers l'expérience visionnaire, sans l'intelligence de laquelle l'Art sacré n'est rien d'autre qu'un art profane avec des motifs religieux. L'étude de l’ « évolution des techniques » se substitue, chez certains historiens de l'Art à l'approche des œuvres. Certes, il n'existe point de savoir qui soit totalement vain; il n'en demeure pas moins que la perspective historique est fort peu opportune pour éclairer des œuvres qui émanent d'une région qui échappe par définition aux vicissitudes du temps. L'idée même que certaines œuvres naissent d'une perspective métaphysique, et s'y reflètent dans la spéculation sans fin de leurs aspects, demeure aussi étrangère à la mentalité moderne que la théorie de la multiplicité des états de l'être.
Le refus radical de l'herméneutique, l'acharnement à maintenir dans une perspective qui n'est pas la sienne l'œuvre d'art, n'est sans doute rien d'autre que la forme extrême de ce que les bouddhistes nomment « l'attachement à l'ignorance » et qui n'est autre que passion de la discontinuité. « On détruit le réel, écrit Paul Evdokimov, en dissociant ses éléments, en suscitant des discontinuités infranchissables. Il ne reste plus à l'homme que la spiritualité de l'âme, foncièrement acosmique ou un moralisme de la volonté, qui l'une et l'autre lui interdisent l'atteinte transfigurante de la matière. » Le refus de l'herméneutique et de sa perspective métaphysique est une annihilation du regard, mais cette annihilation n'est pas fatale. L’éthique héroïque oppose la création du regard à l'annihilation du regard. L'Art sacré et la poésie disposent du privilège d'éveiller le flamboiement intérieur des choses, de ressusciter le Logos enclos dans l'immanence de la nature. Les plus vastes embrasements naissent d'un secret « iota » philosophal qui se trouve souvent, sans que nous sachions le discerner, dans une extrême proximité. L'exigence sacerdotale de l'Art, sa vertu pontificale, ou diplomatique, de passage entre les mondes renaît de la profanation elle-même par la simple perception de la Présence. « La liturgie nous enseigne, écrit P. Evdokimov, aujourd'hui plus qu'hier que l'Art se décompose non parce qu'il est enfant de son siècle mais parce qu’il est réfractaire à ses fonctions sacerdotales: faire l'art théophanique, au cœur des espérances trompées et enterrées, poser l'icône, l'Ange de la Présence en robe bariolée de toutes les couleurs, Beauté sophianique de l'Eglise. Son visage est humain; d'une part c'est la Sainte Face du Dieu-homme et, d'autre part, c'est la Femme habillée de soleil, Joie de toutes les joies, celle qui combat toute tristesse et ruisselle de tendresse sans déclin. »
Alors que l'art moderne se voue à l'apologie du support ou de la conception insolite et s'efforce laborieusement de réduire par tous les moyens l'œuvre d'art à sa nature d'objet, et, par voie de conséquence, de marchandise, l'Art sacré est une tentative de réconcilier les mondes, de réinventer une communion des âmes dans le creuset d'une supra-temporalité conquise de haute-lutte. Les récentes polémiques autour de certaines formes d'Art contemporain ont montré à quel point l'Art, aussi marginal et dérisoire soit-il rendu demeure un enjeu décisif. Le discours sur l'Art, quoiqu'il en semble, engage l'essentiel du sens de la destination humaine. Les deux grandes possibilités de l'œuvre d'art, la fascination et la communion, s'affrontent dans les œuvres et dans le discours critique avec une virulence jamais atteinte. L'histoire de l'Art, telle qu'on l'enseigne, et qui est de toutes les historiographies l'une des plus falsifiées, est avant tout l'expression de l'idéologie dominante du moment. A une société dominée par la caste marchande correspond la théorie de l'œuvre d'art en tant qu'objet de tractations commerciales. L'acharnement du Moderne à défendre un art-objet, c'est-à-dire un art réduit à son support et à sa surface, correspond à l'acharnement du vendeur à défendre son fond de commerce. Il n'en demeure pas moins légitime de défendre une Idée de l'Art, qui échappe à la fois à la réification marchande et à la représentation publicitaire, mais cette légitimité rencontre, et nous sommes bien placés pour le savoir, une permanente mise-en-cause au nom de la morale.
Le monde moderne est le plus moralisateur qui soit car ayant perdu le sens du Beau et du Vrai, il s'attache éperdument à un « Bien » dont il fait une idole et qu'il sert avec inhumanité. La sacralité de l'Art est, dans le monde moderne, une notion scandaleuse. Tout chez l'artiste « moderne » doit aboutir à la profanation, à la démystification, à la négation des idées d'inspiration et d'intelligence divine. Tout doit ramener l'art au travail et au négoce, placé sous l'égide d'une vantardise et d'une fatuité sans limite. Le règne de la Quantité dont parle René Guénon est aussi le règne de la platitude. Le monde de l'Art profané est un monde plat. La dimension de la Hauteur et de la Profondeur lui fait défaut. Or tout, dans la création artistique, se joue dans le Symbolisme de la croix. Le livre de René Guénon, ainsi intitulé, et son complément, Les Etats multiples de l'Etre, donnent la vue à la fois ascendante et plongeante nécessaire à la révélation du site réconciliateur de la Beauté.
« Qu'une ligne horizontale, partie de n'importe quel point de l'espace rencontre une ligne verticale partie de n'importe quel autre point, écrit Jean Biès, voilà une possibilité de télescopage qui avait une chance sur des milliards de se produire dans l'immensité sidérale. Or, c'est ce qui s'est un jour produit, quand, au regard de l'homme a surgi la figure de la croix: la plus simple, la plus élémentaire qui soit, et pourtant la plus lourde et révélatrice de la gnose paradoxale. Noces de la terre et du ciel, le miracle des miracles est là: qu'une horizontale épouse une verticale et par là réussisse la première conciliation d'opposés, - véritable défi lancé à l'unilatéralité du rationalisme dualiste. »
Unilatérale: telle est bien la mentalité moderne qui s'efforce de restreindre autant que faire se peut le champ de la vision humaine. Ne rien voir, ne rien comprendre, c'est à cette fin que se multiplient les images sur les écrans. Comprendre l'exigence de l'Art sacré, entrer en résonance avec lui, c'est entrer dans la gnose paradoxale de la déification. Cette gnose outrepasse la forme religieuse, - et comment ne pas voir, par exemple, que dans son éclairage propre, l'œuvre de Cézanne est plus immédiatement « théocentrique » que les innombrables « saint-sulpiceries » catholiques ou « New-Age » qui dilapident le Symbolisme religieux au lieu d'en centrer l'entendement, comme le fait Cézanne, par un renversement herméneutique sur le cosmos, vu de l'intérieur de la lumière.
L'Art sacré n'est pas un art appliqué à des motifs sacrés et dont le « sacré » serait pour ainsi dire ajouté à l'Art. L'Art sacré se laisse comprendre, au sens platonicien, par la clef de voûte de l'Idée. L'Art n'est sacré que parce qu’il est une émanation du Sacré. Ce n'est point le Sacré qui qualifie l'Art mais l'Art qui est qualifié par le Sacré, dans un sens beaucoup plus métaphysique que grammatical, encore que la métaphysique et la grammaire fussent unis par des liens impérieux, l'Art n'est ainsi qu'une réverbération humainement perceptible du Sacré. Telle est la gnose paradoxale: à la fois en marge de la doxa, de la croyance et de l'opinion communes et science des orées et des seuils. L'œuvre naît de la Gnose et nous délivre le secret du site paradoxal de la vision la plus haute et la plus profonde.
« Dieu lui-même, écrit Jean Biès, est à la fois Essence et Suressence; sa ténèbre est plus que lumineuse: elle est lumière plus que lumière, ténébreuse par excès d'éclat; et elle est obscurité la plus noire, parce qu'au-delà de toute lumière. Elle est en outre ténébre plus que lumineuse du Silence, - admirable synesthésie métaphysique qui marie la vue et l'ouïe ! ». L'Art sacré est la signature ici-bas de cette gnose ténébreuse-lumineuse, synesthésique, où toute méditation symbolique invite à se retrouver « dans une âme et un corps », selon la formule abellienne, par l'appel aux splendeurs suprasensibles de l'Esprit ! L'Art sacré, à la différence de l'Art profane, est toujours une manifestation du Logos et l'image qu'il donne de la réalité sensible et intelligible est issue d'un plan de la réalité plus profond et plus directement relié au Verbe dont la Création, dans ses innombrables aspects, témoigne.
« Dans le divers, écrit Maxime le Confesseur, est caché Celui qui est un, dans ce qui est composé, Celui qui est parfaitement simple, dans ce qui a commencé un jour, Celui qui n'a pas de commencement, dans le visible, Celui qui est invisible, dans le tangible, Celui qui est intangible. » Le devenir de toute métaphore esthétique s'incline sous l'impérieuse évidence du Logos. « En chaque chose créée, écrit Jean Biès, se dit et se tait le Logos ». L'image naît du Logos et la sacralité de l'Art témoigne de sa filiation. Si la parole humaine témoigne de la majesté du silence, le silence lui-même est le témoin du Logos glorieux. Toute la différence entre le pouvoir profane et fascinateur des images et l'Autorité de l'Art sacré tient entre le silence imposé et le silence conquis. L'image fascinatrice nous réduit au silence. L'icône, elle, nous laisse conquérir le Grand-Large du silence face au Logos.
L'essentiel du message de l'Art sacré est compris lorsque le Soleil-Logos embrase la silencieuse surface des eaux. Dans l'instant paradoxal du calme hauturier c'est l'eau qui fait silence et le soleil qui résonne. Tel est le mystère de l'Apparaître. Nul ne peut le connaître en son entièreté mais chacun est un jour nommé par ce mystère pour y inscrire son nom secret. Toute œuvre est œuvre de connaissance: voyez ces grandes vagues d'anamnésis avec leurs écumes scintillantes, lorsque le soleil redevient silence et l'eau, musique ! Lorsqu'elles tombent sur vous, c'est pour vous abolir dans la recouvrance d'une nudité lustrale. Le Soi ruisselant, glorieux, surgit de la disparition du Moi, cette gangue d'inné et d'acquis, misérable représentation que les idéologies profanes prétendent seule existante dans l'enténèbrement de la Présence.
L'Art sacré est un art opératif. Il ne suppose pas un spectateur, même avisé, mais un acteur. L'Art sacré se réalise non dans l'objet mais dans l'opération transfiguratrice de l'entendement. L'œuvre est ouvrante. L'œuvre, à la différence d'un « travail » poursuit son mouvement au-delà de la forme qui lui est assignée. Dans l'Œuvre, le sens n'est pas immanent à la forme car la forme manifeste la vertu du paradoxe. Ce qui est dit est à la fois là et ailleurs, par sa forme et dans la transcendance de la forme. L'Art moderne qui se veut « travail des formes et des couleurs » n'est rien d'autre que la répudiation du paradoxe, le refus de s'engager dans la complexité du réel. Réduire l'Art au « travail » et l’œuvre à l'objet, c'est refuser l'expérience dialogique, nier la science des orées et des seuils et tenter ainsi d'enfermer l'homme dans l'immanence totalitaire. A cette tentation, si grandes sont les séductions du confort intellectuel, le monde moderne céda plus que de raison, entraînant le rationalisme lui-même dans l'apologie déraisonnable d'un « tout » que rien ne peut transcender. L'Art sacré n'en persiste pas moins à apporter son magnifique démenti aux règnes de l'uniformité et de la Quantité. Qualifiant le temps et l'espace, ouvrant d'un geste magnanime le champ des possibles et des nuances, l'Art sacré nous sauve à la fois de l'hybris et du nihilisme, de la tentation d'être tout et de n'être rien, en jetant dans nos tumultes et nos outrances l'échelle du vent des Symboles. Tout honneur désormais sera dans le pressentiment qui nous délivre de la pesanteur.
Extrait de L'Apocalypse de la Beauté, éditions Arma Artis.
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06/12/2021
Les Idées et les dieux:
Luc-Olivier d'Algange
Les Idées et les dieux
Qu'en est-il des dieux antérieurs ? Peut-on, sans avoir à se dire « païen », recevoir d'eux quelque lumière ? Peut-on s'interroger, par leurs ambassades ouraniennes, maritimes ou forestières sur le monde tel qu'il s'offre à nos sens et à notre intelligence? Pouvons-nous les entendre, ces dieux, dans l'acception ancienne du verbe, c'est-à-dire les comprendre, les ressaisir dans la trame de notre entendement où vogue la navette du tisserand, dieu lui-même, comme des réalités allant de soi, mues par elles-mêmes, pourvues de cet impondérable que l'on nomme l'âme ? Les dieux existent: c'est leur faiblesse car ce qui existe peut disparaître; ce qui existe n'est point l'être; et l'être lui-même n'est qu'à l'infinitif (or l'impératif seul est créateur !). Mais ce qui existe vaut tout de même que l'on s'y attarde... L'existence des dieux demeure difficile à situer car elle est ubique: à la fois intérieure et extérieure. Précisons encore. Les dieux sont ce qui se laisse dire comme une réalité qui est à la fois en-dedans et au-dehors, subjective non moins qu'objective. Hélios éclaire à la fois la terre et notre intellect. Dionysos fait danser en même temps la terre et nos âmes. Apollon ordonne ensemble le Cosmos et nos pensées. Ces quelques notes, prises sur le vif, il y a déjà longtemps, s'interrogent sur cette « zone frontalière », avec les inconséquences désirables qui sont le propre du promeneur.
Les rivages scintillants: disparition et apparition des dieux
Longtemps, et il n'est pas vraiment certain que l'on se soit dépris de cette habitude, on associa l'intérêt pour le monde antique à un engagement « républicain » dont nos sociétés modernes (où la res publica, hélas, s'est évanouie dans le culte de l'économie) seraient les héritières. Le fidèle aux anciens dieux se retrouvait ainsi fort paradoxalement du côté de la modernité, des « réformes », voire d'une forme de « progressisme » opposée aux « ténèbres » du Moyen-Age et des souverainetés royales Or, on ne saurait imaginer forme de pensée plus étrangère aux Anciens que l'idéologie du Progrès. Toute leur pensée était au contraire orientée par le constat d'une dégradation, d'une déchéance, d'un éloignement graduel de l'Age d'Or. Comment cette pensée « pessimiste » fut à l'origine des créations les plus audacieuses en philosophie, de la plus grande plénitude artistique, c'est là une question décisive à laquelle il nous importe d'autant plus d'apporter une réponse que nous constatons que la croyance inverse, « optimiste », nous fait sombrer dans la veulerie et l'informe. Le Progrès, disait Baudelaire, est la doctrine des paresseux. N'est-ce point se dispenser d'avance de tout effort et briser tout élan créateur que d'assigner au seul écoulement du temps le pouvoir de nous améliorer ou de nous parfaire ? Au contraire, si, comme Hésiode, nous croyons au déclin, à l'assombrissement des âges, ne disposons-nous point alors nos intelligences et nos âmes, notre ingéniosité et notre courage à faire contrepoids à ce déclin ?
Pour une intelligence qui s'accorde aux présocratiques, le monde de la symbolique romane demeurera certes infiniment plus proche, plus amical, que la « société du spectacle » du monde des esclaves sans maîtres. Fidèles à la logique du tiers inclus, nous n'entrerons point dans ces polémiques qui font du paganisme une sorte d'anti-christianisme à peine moins sommaire que l'anti-paganisme des premiers chrétiens, tel que le décrivent Celse et l'Empereur Julien. Si le combat du Poète contre le Clerc revêt à nos yeux quelque importance, comment n'engagerions-nous pas la puissante vision poétique et métaphysique de Maître Eckhart et de Jean Tauler contre les modernes cléricatures de la « pensée unique » ? De plus en plus vulgaire, utilitaire, éprise de médiocrité, l'idéologie dominante n'a jamais cessé de détruire la splendeur divine chère aux Archaiothrèskoi, les fidèles aux anciens dieux, alors même qu'elle paraît de temps à autres s'en revendiquer. Mais cet éloignement, n'est qu'un éloignement quantitatif. La qualité de l'être, sa vision, demeure, elle, subtilement présente.
Le monde des dieux anciens n'est pas mort car il n'est jamais né. Que cette pérennité lumineuse soit devenue provisoirement hors d'atteinte pour le plus grand nombre d'entre nous, n'en altère nullement le sens ni la possibilité sans cesse offerte. Pérennes, les forces et les vertus divines s'entrecroisent dans le tissu du monde et nous laissent le choix d'être de simples spectateurs enchaînés dans une représentation schématique du monde ou bien d'entrer dans la présence réelle des êtres et des choses par la reconnaissance de l'Ame du monde. Séparés de tout, enfermés dans une « psyché » qu'il croit être l' « autre » du monde, le Moderne s'asservit à la représentation narcissique qu'il se fait de lui-même.
Pour le Moderne, les dieux, les Idées, les Formes prennent source dans son esprit, mais il ne voit pas assez loin pour comprendre que cet esprit lui-même prend source ailleurs qu'en lui-même. Cette impuissance à imaginer au-delà du cercle étroit de sa propre contingence, n'est-ce point ce que les platoniciens nommaient « être prisonniers des ombres de la Caverne » ? Le Moderne idolâtre sa propre contingence, il en fait la mesure de toute chose, inversant le principe grec qui enseigne que l'homme doit retrouver la mesure de toute chose. Croire que les dieux sont purement « intérieurs », aboutit à une idolâtrie de l'intériorité. Les utopies meurtrières du vingtième siècle, le fanatisme uniformisateur et planificateur des fondamentalismes divers qui se donnèrent cours n'ont-ils pas pour origine ce subjectivisme effréné qui veut faire de l’intériorité de l'homme et de son incommensurable prétention d'être moral, la mesure du monde ? Pour l'homme ancien, les dieux sont en nous car ils miroitent en nous. Notre entendement capte les forces extérieures auxquelles il lui appartiendra, en vertu d'un principe de création poétique, de donner des Formes; et ces Formes, à leur tour, seront hommages aux dieux qu'elles nomment et enclosent pour d'autres temps.
Cette vue du monde est humble et généreuse, attentive et donatrice. Loin de penser l'homme comme l'Autre, ou face à l'Autre, elle reconnaît en soi le Même sous les atours de l'apparition divine. Le dieu est celui qui apparaît. Or l'homme, qui va à la rencontre du monde divin et ne connaît ni naissance, ni mort, apparaît à l'éternité et le dieu qui lui apparaît est selon l'admirable formule d'Angélus Silésius, « un éclair dans un éclair ». C'est dans l'éclat le plus bref et le plus intense que l'éternité nous est donnée. La fulguration d'Apollon demeure à jamais dans l'instant de l'apparition qui nous révèle à nous-mêmes, dans la pure présence de l'être.
Etres de lumière, les dieux; et non point êtres d'ombre, êtres de présence et non point être de représentation. L'apparition est l'acte du saisissement souverain où la vision se délivre de la représentation pour reconquérir la présence. Telle est la promesse, la seule, que nous font les dieux antérieurs. Ils ne nous promettent que d'être présents au monde, car aussitôt sommes-nous présents au monde que nous entendons leurs voix. Etre présent au monde, n'est-ce point déjà, dans une large mesure, être déjà désencombré de soi-même ? N'est-ce point devenir l'infini à soi-même ? Que suis-je qui ne soit à l'image des vastes configurations des forces du monde que nomment les dieux ?
Croire aux dieux, c'est croire que le monde intérieur et le monde extérieur sont un. La force lumineuse apollinienne se manifeste à la fois dans le soleil physique, qui épanouit la nature et le soleil métaphysique, le Logos, qui épanouit l'Intelligence. Le génie de l'ancienne sagesse est d'avoir donné un même nom à ces forces intérieures et extérieures, visibles et invisibles. Comment vaincre l'usure des temps, la transformation progressive de la vie en objet, la réification propre à la société marchande, sans le recours aux exigences et aux beautés plus anciennes? La diversité, la liberté, la complexité des anciennes sagesses, la précellence accordée aux Poètes, Bardes, Chantres ou Aèdes (qui sont les créateurs de la vérité qu'ils énoncent, à la différence du Clerc qui administre une vérité déjà définitivement formulée) nous demeurent une injonction permanente à ne point nous soumettre. Le monde moderne paraît triompher dans ses vastes planifications, mais il est bien connu qu'il existe des triomphes dont on périt.
Le déterminisme dont les Modernes se rengorgent pour affirmer l'irrémédiable de leurs soi-disantes « civilisations » n'est probablement qu'une vue de l'esprit, particulièrement inepte, qu'un peu de pragmatisme suffirait à corriger. Là où le Moderne voit un enchaînement nécessaire, ce qu'il nomme un « progrès » ou une « évolution », un esprit libre ne verra qu'une interprétation à posteriori. La suite d'événements qui conduisent à un désastre ou à une circonstance heureuse, selon l'interprétation qu'on lui donne, n'apparaît précisément comme « une suite » qu'après coup. Cette suite, que la science du dix neuvième siècle nomme déterminisme, apparaît à l'intelligence dégagée et pourvue de quelque imagination, comme un leurre. Dans la vaste polyphonie humaine et divine, les choses eussent pu se passer autrement, et de fait, elles ne cessent de se passer autrement. Les configurations auxquelles elles obéissent engagent non seulement la ligne et le plan, mais aussi les hauteurs et les profondeurs.
2. La terre dansante
Apollon et Dionysos, par exemple, se manifestent par une logique différente de celle de la planification ou de la linéarité. Apollon fulgure des Hauteurs et s'épanouit dans l'ensoleillement intérieur des Formes parvenues à l'équilibre parfait. Dionysos, lui, selon la formule d'Euripide, fait danser la terre. « Quand Dionysos guidera, la terre dansera » chante le chœur des Bacchantes. La formule mérite que l'on s'y recueille. Ce recueillement est recueillement dans la légèreté. La terre dionysiaque n'est plus la terre lourde, immobile, des gens « terre à terre », c'est la terre vibrante, la terre mystérieuse, la terre gagnée par le Symbole aérien de l'excellence: la danse, victoire sur la pesanteur.
Dans le temps et le monde profane, la pesanteur est ce qui nous attache à la terre, nous ferme le royaume du ciel, le séjour des dieux. Dans l'espace et le temps sacré, sous le signe de Dionysos, les forces telluriques elles-mêmes nous délivrent de la pesanteur: la terre danse. Notre danse sur cette terre gagnée par les puissances phoriques du sacré, est la danse de la terre elle-même. L'ivresse nous accorde au monde.
Cet accord, certes, ne préjuge point d'ultérieurs désaccords. L'accord au monde que suscite l'ivresse n'est pas une béatitude définitive, il n'est pas davantage une approbation sans limite. La face sombre du mythe dionysien, comme du mythe orphique, témoigne que l'accord est la conquête d'un dépassement de la condition humaine ordinaire, avec toutes les audaces, les périls, mais aussi les enchantements qu'implique un tel dépassement. La part dangereuse de l'ivresse n'est pas seulement dangereuse pour l'individualisme, elle est aussi dangereuse pour l'ordre social lorsque celui-ci ne parvient pas à lui donner la place qui lui revient.
Le génie grec fut d'avoir donné au mystérieux et inquiétant Dionysos une place centrale dans la mythologie. Alors que les fondamentalismes modernes paraissent être avant tout des expressions humaines de la crainte devant les dionysies de l'âme et du corps, les mythologies anciennes surent réserver au sens de la dépense pure et à l'exubérance festive, la part royale. Dans la mythologie grecque, Dionysos est souvent nommé, à l'égal de Zeus, « le maître des dieux ». C'est que l'infinie prodigalité de l'ivresse est à l'image de l'inépuisable richesse du monde des dieux.
Aux valeurs d'utilité, de thésaurisation, l'ivresse oppose le Don rendu à son ingénuité native. Lorsque Dionysos guide, les identités sont bouleversées. Ce qui, dans la temporalité profane, nous circonscrit dans l'espace-temps dont nous tenons nos identités, est ici remis en jeu sous l'influx des forces du devenir. Dans les époques bourgeoises, les êtres humains qui ne savent conquérir de nouvelles vertus sont de plus en plus attachés à leur identité, mais cet attachement est mortel, car l'identité n'est qu'une écorce morte et seule importe la tradition qui irrigue, traverse et bouleverse les apparences comme une rivière violente. Lors des dionysies, les identités profanes sont mises à mal et une force de renouvellement saisit l'être, le désencombre de ses écorces mortes, l'expose à nouveau aux aventures. Pour les hommes épris de leur statut, pour les hommes imbus de leurs certitudes, les dionysies sont la pire des menaces. En revanche, pour le poète, voire pour l'homme qui désire faire de sa vie un hommage au Beau et Vrai, les dionysies sont une promesse. Les certitudes qu'elles détruisent dans leur emportement, les identités dont elles révèlent le mal fondé ne sont que des leurres qui font obstacle à l'expérience de la vérité de l'être.
Le resplendissement de l'être, dont les dieux sont en ce monde les messagers, ne cesse, dans les conditions profanes de l'existence, d'être voilé, recouvert de scories qui sont autant d'habitudes mentales. C'est en nous délivrant de ces habitudes mentales par l'apport de la vigueur donatrice de l'ivresse que nous recouvrons une vision de la réalité qui n'est plus une vision instrumentale mais ontologique. L'ivresse nous révèle le monde non plus tel que nous l'utilisons ou le planifions, mais tel qu'il est dans l'ouragan de l'être se révélant à lui-même. Quittant les évidences illusoires de l'identité, nous nous retrouvons au centre d'un jeu de forces dansantes qui nous portent témoignage de l'être que nous méconnaissions.
L'ivresse, lorsque Dionysos en personne guide la danse est connaissance. Le monde devant lequel nous passons habituellement, comme devant un spectacle qui ne nous concerne pas, s'impose à nous, retentit en nous, nous exalte et nous effraie tour à tour. L'homme en proie à l'ivresse, ou mieux vaudrait dire, à une ivresse (car il existe autant d'ivresses que de couleurs et même de nuances à l'arc-en-ciel) est enclin à voir dans les choses des Mystères. Les arbres deviennent des arcanes. Les ciels et les mers s'offrent à lui comme de lancinantes interrogations. Les forêts sont bruissantes de présences, et les villes elles-mêmes deviennent des Brocéliande. Mais par dessus tout, les mots acquièrent une puissance et une résonance nouvelles.
Le dithyrambe dionysiaque fête les retrouvailles de l'homme avec les sources de la parole. Car la source de la parole n'est pas dans l'utilisation du réel mais dans sa célébration. Ces mots qui, dans le langage profane sont des écorces mortes, de vaines identités, la puissance dionysiaque va leur rendre la magie invocatoire. Là où le monde est rendu à la présence de l'être, le mot résonne infiniment dans l'âme humaine. Le mot n'est pas étranger à la réalité qu'il nomme, il est le site magique de la rencontre de l'homme et du monde. L'ivresse dionysiaque désempierre la source de la parole. De tout temps, le génie verbal eut partie liée avec l'ivresse. La pauvreté de la parole, la ladrerie de l'expression (que certains critiques modernes vantent sous l'appellation « d'économie des moyens ») qu'est-elle d'autre sinon une crispation sur les évidences, un refus de se laisser gagner par les vastes exactitudes de l'ivresse. Les belles éloquences sont les œuvres du consentement à l'ivresse, de l'accord souverain de l'âme et du corps. La parole, lorsqu'elle se fait rythme et musique et entraîne avec elle la pensée en de nouvelles aventures, naît de l'accord de l'âme et du corps. Lorsque l'âme et le corps sont désaccordés, la parole se fige et s'étiole.
3. Le rire des dieux et la Science de l'Ame
La culture du ressentiment, anti-dionysienne par excellence, répugne à ces preuves magnifiques de la concordance de la hauteur et de la profondeur. La parole, elle la veut « écriture » et « minimaliste », c'est-à-dire aussi peu enivrée que possible, comme si l'ivresse, qui bouleverse les identités, était le Mal par excellence. Les œuvres d'André Suarès, de Saint-John Perse ou de John Cowper Powys sont de magnifiques défis à cette culture du ressentiment dont les seules « valeurs » irréfutables sont la mesquinerie et le calcul. Le « rire des dieux » dont parle Nietzsche est fait précisément pour effaroucher le « bien-pensant », pour montrer le comique foncier des « valeurs », et leur inanité face aux Principes et la puissance dont se compose la polyphonie du monde.
Le Moderne, soumis au principe d'identité, est foncièrement attaché aux « valeurs » alors que l'Archaiothrèskos est fidèle aux Principes qui seront dans la geste éperdue des extases, principes de métamorphoses. Protéenne, l'ivresse invente des formes là où l'identité se contente de reproduire des formes. L'ivresse change, l'ivresse transfigure, là où le principe d'identité profane se limite à la duplication quantitative. L'ivresse crée des qualités. Elle inaugure l'ère, sans cesse reportée mais sans cesse sur le point d'advenir, du qualitatif. Toute perception d'une qualité est prélude d'ivresse. La qualité appartient à l'ordre de l'indiscutable. Celui qui ne la perçoit point ne saurait en parler. Perçue, la qualité suscite une interprétation infinie. L'herméneutique de la qualité est sans limite, alors que la quantité, aussi considérable soit-elle, se définit d'emblée par sa limite. La quantité est limitée, la qualité est infinie. L'ivresse dionysiaque est principe de poésie car elle invite au registre des harmoniques qualitatives du monde. Le souffle s'accorde à l'idée et le poème naît de ce « rien » qui est la chose elle-même rendue à la souveraineté de l'être. Les Mystères orphiques ou dionysiaques n'ont d'autre sens. Le moment du mystère est celui où l'être apparaît sous les atours de la réalité. Mystère car le site d'où se déploie le chant est celui de l'être irréductible dont aucune explication logique, ou grammaticale, ne peut s'emparer. Ce Mystère n'est point le mystère des « arrière-mondes », il ne relève pas davantage de cette sorte d'occultisme qu'affectionnent les Modernes. C'est le Mystère de la chose rendue, enfin, après la traversée odysséenne du Chant, à son propre silence.
Or, nous ne pouvons dire les choses que si nous recevons en nous, comme une promesse, le silence dont elles émanent. Longtemps, les sciences humaines feignirent de croire que les dieux n'étaient que de maladroites explications, dont on pouvait désormais se passer, des phénomènes naturels. Le dieu, en réalité, est ailleurs. Il n'explique pas, il nomme, et il nomme avec une pertinence telle que nous n'avons pas jusqu'à présent trouvé mieux que les noms des dieux, et les récits de leurs aventures, pour décrire les aléas de l'âme et du monde. Dire que la croyance aux dieux est morte avec le christianisme, c'est se faire de cette croyance, et de la croyance en général, une bien pauvre idée. L'exubérance, la prodigalité, l'ivresse ne meurent pas sur un décret, fût-il « théologique ». Leconte de l'Isle, par son goût pour la plénitude prosodique, les espaces grands et profonds, les symboles augustes, retrouve naturellement une part du génie ancien. La fidélité aux dieux antérieurs loin d'être une construction artificielle renoue avec une tradition qui ne fut jamais vraiment interrompue. L'éloignement des sagesses anciennes, leur supposée incompréhensibilité pour nous « Modernes », apparaît de plus en plus comme un vœu pieux que la plupart des œuvres d'art, de littérature ou de poésie modernes démentent avec ardeur.
Les dieux virgiliens frémissent dans la Provence de Giono avec une évidence que la morale chrétienne, pour louable qu'elle soit à certains égards, ne saurait leur ôter. Celui qui veut connaître l'être comme une présence, et non comme un concept, voit paraître les dieux qui nomment et racontent les aspects et les forces du monde réel qui échappent à toute utilisation possible. Nous pouvons ainsi reconnaître la pertinence herméneutique du récit mythique, son aptitude à dire ce qui advient en ce monde dans l'obéissance à des lois que nous ne comprenons pas entièrement. Les dieux décrivent une connaissance et disent en même temps les limites de la connaissance. Les dieux, certes, régissent, mais l'homme consent à la limite de sa science en disant qu'il ne sait pas exactement de quelle façon les dieux régissent. On ne saurait attendre une plus heureuse pondération de la part d'un physicien actuel. Le dieu ne dit pas la cause d'un mécanisme, il nomme le mécanisme et tout ce qui dans son antériorité ou sa postérité ne révèle rien d'évaluable.
Si nous acceptons de reconsidérer cette terminologie divine dans la perspective de nos propres préoccupations herméneutiques, nous allons au-devant d'heureuses surprises. Qui n'a constaté que la faiblesse de maints systèmes d'interprétation tenait d'abord à la scission entre l'intérieur et l'extérieur, l'objet et le sujet ? Dans l'épistémologie moderne, la science du monde intérieur et la science du monde extérieur paraissent séparées par des barrières infranchissables. Or, chacun sait que le monde intérieur conditionne la connaissance du monde extérieur, et inversement. Il n'en demeure pas moins que les sciences de l'Ame et les sciences de la « physis » se développent de façon séparées et marquent l'une à l'égard de l'autre une indifférence immense.
Le génie du paganisme et des récits mythologiques fut de formuler la connaissance du monde dans une terminologie qui concernait simultanément le monde physique et le monde l'Ame. Loin d'être au-delà de la science, cette recherche d'une coïncidence de l'intérieur et de l'extérieur semble désormais au diapason des recherches contemporaines. Pourquoi faudrait-il tenir en des catégories radicalement séparées ce qui ordonne le monde et ce qui ordonne l'esprit ? Cette obstination dualiste n'est-elle pas la cause du désemparement où nous sommes ? Le triomphe de la technique extérieure et l'absence totale de maîtrise de soi, de discipline intérieure, où nous voyons nos contemporains n'est-il point la preuve de l'inefficience de cette pensée dualiste ? Le dieu antique nous parle car il parle d'un site qui ignore la séparation de l'en-dehors et de l'en-dedans.
Dans les mythologies hindoues, grecques, celtiques, les principes intérieurs et les principes extérieurs ne sont pas jugés de nature différente. Ils sont des degrés différents, non des natures différentes. Nous avons traité ailleurs de l'erreur d'interprétation fort commune, qui voit dans l'œuvre de Platon une « séparation radicale » entre l'Idée et le monde sensible, là où Platon parle d'une « gradation infinie ». De même, les dieux ne sont pas radicalement séparés du monde. Ils sont eux-mêmes gradation infinie, messagers, principes de variations infinies, reliés à d'autres principes selon la loi de l'analogie qui gouverne le monde et nous enseigne que, dans la présence de l'être, rien ne se crée et rien n'est perdu. Les dieux témoignent de l'éternité de nos âmes, de nos pensées comme ils témoignent de l'éternité du monde.
4. Une temporalité illuminée
Maître des ivresses, Dionysos nous invite à une expérience du temps dégagé de toute servitude linéaire. L'ivresse dionysiaque est la première, et la plus immédiate, des approches du temps modifié. Par l'ivresse, la temporalité devient chatoyante, complexe, variable selon des données métaphoriques et poétiques dont l'imagination est alors la maîtresse souveraine. L'accélération et l'exacerbation des idées, la fougue des sentiments et de l'imaginaire, les puissances démultiplicatrices de l'ivresse subvertissent l'illusion du temps mécanique et du temps quantifiable. Lorsque Dionysos mène la danse, l'âme bondit de qualités en qualités, d'intensités en intensités, si bien que le temps devient semblable à un espace résonnant d'échos et miroitant d'apparitions, toutes moins prévisibles les unes que les autres. L'univers entier devient alors le théâtre de cette fête dithyrambique. Pleine d'intersignes, de manifestations brusques, d'illuminations, au sens rimbaldien, la temporalité dionysiaque est une temporalité illuminée.
La lumineuse construction apollinienne n'est pas moins dégagée du temps linéaire que la fougue dionysiaque. Dionysos lutte encore avec le temps linéaire comme avec un ennemi, alors qu'Apollon domine toutes les temporalités de son évidence sculpturale. L'erreur d'interprétation la plus commune croit tirer avantage de l'intemporalité des dieux pour conclure à leur inexistence, car, selon l'historiographie profane, seules existent les choses et les créatures soumises au temps. Certes, tout ce qui tombe sous nos yeux semble soumis au temps. N'est-ce point parce que nous sommes soumis au temps que nous croyons voir dans les choses la marque de cette soumission ? N'anticipons-nous point arbitrairement de la nature des dieux par la connaissance de nos propres infirmités ? Nous passons à travers les apparences vers une extinction plus ou moins certaine et nous en concluons à la fugacité de toute chose. N'est-ce point sauter directement de la prémisse à la conclusion et faillir aux exigences élémentaires de l'exactitude philosophique ? L'ivresse, en nous délivrant de nos affaires trop humaines, de nos préoccupations mesquines, et des conditions qui nous enchaînent, nous laisse enfin face au monde réel que nous ne nous croyons plus obligés, alors, d'assujettir aux circonstances qui voient nos limites et nos défaites. Les théurgies anciennes, néoplatoniciennes et orphiques, prescrivaient de sortir de soi-même par l'extase afin d'accéder à la vision. Ce n'est que délivré des conditions de la nature humaine que nous pouvons voir. L'extase visionnaire fut ainsi longtemps considérée comme un instrument de connaissance.
Connaître par l'extase, voir par l'extase, loin de ramener l'homme vers la subjectivité ou l'intériorité, était alors un moyen de voir le monde hors des limites ordinaires de l'entendement humain. La mesure de l'homme ne devient la mesure du monde, du Cosmos, que si nous acceptons de nous abandonner à l'Odyssée de la pensée et de l'Ame. L'exigence épique n'est pas radicalement différente de l'exigence philosophique. Empédocle rejoint Homère dans la célébration de l'areté, cette vertu fondamentale qui dégage l'homme de la soumission banale aux phénomènes. L'éthique héroïque est une éthique du dégagement qui peut aller jusqu'à paraître désinvolture. La vision sera d'autant plus juste, et d'autant plus riche d'enseignements, qu'elle sera plus inhabituelle, mieux dégagée des conditions ordinaires de l'existence. De même, par ses instruments, explorateurs de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, par ses audacieuses hypothèses mathématiques, le chimiste et le physicien usent de méthodes qui invitent le regard à voir la réalité sous un jour radicalement différent de celui auquel elle se propose dans la vie quotidienne. Ce que le physicien nous apprend de la nature du Temps, depuis Newton, contredit l'expérience que nous en faisons dans la succession de nos travaux et de nos jours. Le Théurge des Mystères dionysiens ou orphiques n'agissait pas autrement en faisant de l'expérience visionnaire, qui rompt les logiques de la perception profane, une source de connaissance. Seul le point de vue inhabituel peut nous renseigner sur la nature de l'habituel. La « sur-temporalité » du monde divin qui se révèle dans la vision du Théurge délivre de la prison de la subjectivité, qui ne voit en toute chose que sa propre image insignifiante et périssable.
Dans les civilisations de masse, soumises à la loi du plus grand nombre et au règne de la Quantité, il est de coutume d'expliquer le supérieur par l'inférieur. Ainsi le désintéressement et les comportements humains, qui participent de la vertu donatrice, sont-ils soumis à la suspicion de l'inférieur qui cherchera les motifs intéressés là où s'exerce librement un génie dispendieux. De même, l'inspiration divine, l'extase visionnaire, les hautes opérations de l'entendement auxquelles nous convie la Théurgie orphique seront-elles soumises, par la critique profane, à la « subjectivité » ou justiciables d'une psychologie plus ou moins naturaliste. Dans un ordre plus récent et plus restreint, l'œuvre littéraire et son auteur, lorsqu'ils ne bénéficient point, en espèces sonores et trébuchantes, des fruits de leur labeur sont invariablement taxés de vanité. L'inaptitude du Moderne à voir au-delà du cercle étroit de ses intérêts les plus immédiats lui ôte d'emblée toute compétence à juger de la poésie et de la métaphysique. Il s'agit là moins d’une question de culture que d'orientation intérieure. Le monde auquel l'ivresse porte atteinte laisse place à de plus subtiles constructions où la multiplicité des états de conscience dévoile la multiplicité des états de l'être.
Les cultes grecs tardifs, les philosophies hermétiques, loin d'être seulement les éléments décadents d'une civilisation destinée à laisser place au christianisme, paraissent ainsi à celui qui s'y attache avec une certaine déférence, d'une richesse exceptionnelle. Les Hymnes Orphiques, dont une traduction nouvelle et musicale vient d'être donnée par Jacques Lacarrière, témoignent d'une ferveur ancienne et portent en eux le témoignage des plus lointaines méditations grecques. De même le Discours sur Hélios-Roi de l'Empereur Julien, Les Mystères égyptiens de Jamblique, les fragments pythagoriciens, loin de témoigner d'une corruption des sagesses anciennes en révèlent certains aspects probablement maintenus cachés jusqu'alors, la discipline de l'arcane se levant, par exception, en ces périodes pressenties comme ultimes.
Si ces témoignages ne sont que lubies ou médiocres compilations, alors, en effet, le christianisme le plus exclusif et le plus administratif prouve sa nécessité. En revanche, si les ultimes formes libres du paganisme sont diaprées de sens et de beauté, si nous pouvons entendre et laisser miroiter en nous ce sens et cette beauté, alors, rien n'est joué. La perspective traditionnelle, à laquelle certains des plus éminents auteurs catholiques se sont ralliés, incline à croire que la Sagesse n'est point datable, « qu'elle naît avec les jours » selon la formule de Joseph de Maistre, et que les formes religieuses les plus anciennes sont aussi les plus lumineuses ambassadrices de la lumière d'or des origines. Ces conceptions, ennemies de toute exclusive religieuse, étaient partagées par les fidèles aux dieux antérieurs. Si le centre du temps est l'origine du monde, alors toutes nos formulations sont des points sur la périphérie, horizon d'éternité que rien n'altère, qu'aucune obsolescence ne menace fondamentalement.
5. Les textes sacrés et l'étincelle d'or du secret
Le génie du paganisme tardif fut d'avoir transposé dans l'ordre du secret, en vue d'une transmission de maître à disciple, les vastes certitudes des dieux afin de garantir leur survie en « ces temps de détresse » qu'évoquait Hölderlin. L'orphisme, le pythagorisme, les poétiques dionysiennes, alexandrines, hermétiques, ne sont pas du paganisme « préchrétien », mais du paganisme rendu subtil, en vue d'une traversée historique pleine d'incertitudes. Si les polémiques contre le christianisme, surtout sous la forme vulgaire qu'affectionnent les Modernes, nous semblent vaines (un cloître roman demeurant plus proche, par la forme et le fond, du temple d'Epidaure que de n'importe quelle construction moderne, fût-elle « néo-classique », issue de l'hybris moderniste) nous garderons à cœur, en revanche, de ne rien céder des ferveurs anciennes à l'illusion d'un quelconque « progrès ». Si le génie grec persiste dans l'architecture romane, il persiste aussi ailleurs, avant et après. La similitude entre la fin de l'Empire et l'actuel déclin de l'Occident est trop évidente pour n'être pas de quelque façon fallacieuse.
Certes, l'Occident sombre, et l'arrogance occidentale est mise à mal, mais voici bien longtemps que cet Occident-là, voué au dogme bicéphale de la marchandise, et de la technique n'est plus que la subversion des principes fondateurs des Cités et des Empires dont nos arts et nos philosophies furent les héritiers. Voici bien longtemps que le génie de l'Europe et les destinées historiques de l'Occident ne coïncident plus en aucune façon, et souvent paraissent, aux observateurs les plus avisés, antagonistes. Le génie de l'Europe n'a pas disparu avec le triomphe historique de l'Occident mais il est devenu secret, apanage des individus audacieux qui surent résister à la planification et à l'uniformisation.
Les trois totalitarismes du siècle, totalitarisme nazi, communiste et capitaliste, furent des tentatives partiellement réussies d'arracher définitivement l'homme à son autarcie pour en faire l'objet docile de la technique et de la société de masse, où l'Occident marque précisément son désastreux triomphe. Le vingtième siècle restera dans l'Histoire comme le siècle de la destruction programmée de toutes les cultures traditionnelles. L'Occident fut destructeur de la magnifique culture chevaleresque et visionnaire des Indiens d'Amérique parce qu'il avait déjà renié en lui-même le génie européen. Pourquoi serions-nous solidaires de ce qui nous tue ? Poètes, artistes, ou amoureux des grandes heures, des ivresses dionysiennes et des songes apolliniens, pourquoi notre destin se confondrait-il avec le titanisme d'un pouvoir qui se fonde, selon l'excellente formule de Heidegger, sur « l'oubli de l'être » ? Le génie de l'Europe est fidélité aux dieux, le destin de l'Occident est la soumission aux Titans. Lorsque, selon la formule de Drieu « les Titans à genoux raidissent leur buste », ce ne sont point les dieux qui rêvent leur défaite mais le règne d'une force mécanique, aussi insolite que destructrice et passagère. Certes, des milliers de destinées humaines peuvent encore s'y briser, mais le simple regard d'Athéna qui se pose sur nos tumultes, si nous en prenons conscience, éloigne déjà tout ce dont nous souffrons dans les limbes des erreurs passées. Quoiqu'il advienne, les dieux nous précèdent. Les dieux ne sont pas dans notre passé, c'est nous qui sommes dans le passé des dieux et qui nous efforçons de les rejoindre.
6. La Mémoire et la bienveillance des dieux
A chaque phrase que nous écrivons, et qui arrache à l'abrutissement et au mutisme le sens de la parole, nous reconnaissons que nous vivons dans la bienveillance des dieux. Lorsque les dieux veillent sur nous, notre existence est une ardente veillée. Aux confins du déclin, nous discernons « l'étincelle d'or » rimbaldienne. Les poètes gardent le sens, c'est-à-dire la possibilité infinie de dire le génie d'une tradition, quand bien même cette tradition paraît être provisoirement vaincue ou oubliée: il n'est d'autre combat que de mémoire. Par l'étymologie, et par l'expérience de la pensée, la vérité et la réminiscence ne sont qu'une seule et même chose. Nous méconnaissons le sens profond de la mémoire dès lors que nous ne discernons plus en elle la source de la vérité. Un monde peuplé de dieux n'est pas un monde, plus que d'autres, soumis à l'irrationalité.
Un monde peuplé de dieux innombrables, s'il n'est pas un monde où l'on croit davantage, est parfois un monde où l'on voit mieux, un monde où les hommes sont davantage préoccupés du monde et des forces qui le gouvernent que d'eux-mêmes, un monde où les regards s'attardent plus volontiers sur le ciel, les mers, les forêts. Les dieux viennent là où la déférente attention au monde devient inventive. Les poètes sont les chantres des dieux car ils reçoivent de l'attention qu'ils portent au monde des messages dont témoigneront leurs poèmes. Les Anciens croyaient que le poème est un moyen de connaissance du monde, et pas seulement un moyen de connaissance du poète. Ce que l'on nomme la littérature sacrée n'est rien d'autre qu'une littérature à laquelle on reconnaît le pouvoir d'être un moyen de connaissance du monde, et non pas seulement un « vecteur de savoirs ». Sacrée est toute littérature dont le dessein est de dire le monde et d'unir à ce monde, par le Dire, celui qui l'entend et qui, par son entendement, va revivre l'aventure dite.
Lorsque le texte sacré n'est pas lu avec un regard profane ou profanateur, celui qui déchiffre les phrases en devient l'Auteur. Le principal reproche que l'on peut adresser à certains sectateurs monothéistes, adversaires de l'herméneutique, est d'avoir voulu désacraliser l'ensemble des poésies du monde, depuis l'origine des temps, au profit exclusif de la Bible et du Coran. La critique moderne, formaliste, narratologique ou psychanalytique est l'héritière de cette désacralisation. Pour les poètes cependant, et pour les herméneutiques issues de Homère et de Virgile, cette désacralisation est à peine un vœu pieux! Quiconque lit Novalis, Hölderlin, Mallarmé, Rimbaud ou Saint John Perse voit bien qu'il s'agit d'une littérature qui nous apporte bien davantage qu'un savoir concernant leurs auteurs. Ce qui se trouve remis en jeu dans ces œuvres nous touche précisément car nous avons accès par elles à la Connaissance dont les auteurs et nous-mêmes ne sommes que les miroirs. Toutefois, la littérature sacrée ne demeure sacrée que par l'herméneutique. En l'absence d'une herméneutique, d'un art de l'interprétation, le sacré du texte devient un pur secret, hors d'atteinte.
L'augure dit le sens du vol des oiseaux, il déchiffre ces configurations célestes. En l'absence de l'interprète, certes, les oiseaux ne suspendent point leur vol mais leur vol ne dit plus rien. De même, lorsque les herméneutiques sont étouffées par la pesanteur des Dogmes, des convictions et des mots d'ordre, les textes sacrés ne disent plus rien ou ne disent plus que des banalités répertoriées et admises. Réduire les textes sacrés à l'insignifiance, telle fut, de tous temps, la stratégie des uniformisateurs, soit qu'ils eussent pour dessein d'établir l'exclusive d'un discours symbolique au détriment de tout les autres, soit qu'ils ourdissent le projet de faire disparaître toute forme de sacré, de langage mythique, et d'éteindre le Logos lui-même sous l'accumulation des scories et des insignifiances.
Qu'est-ce qu'un texte sacré ? La science sacrée étant ce qui qualifie la réalité par opposition à la science profane qui quantifie la réalité, on pourrait dire qu'un texte sacré est un écrit qui dispose du pouvoir de faire entrer son lecteur ou son auditeur dans le monde des qualités. Connaître qualitativement le monde, tel est le projet créateur du texte sacré. Cette connaissance qualitative, cette Gnose, diffère de la connaissance quantitative comme le déchiffrement diffère du dénombrement. Le texte sacré déchiffre le réel et offre ce déchiffrement, par le Don poétique, à celui qui sera digne de s'en approprier l'exigence. L'interprète du texte sacré, l'herméneute, prolonge les résonances de la création initiale. Son dessein se confond avec le dessein de l'œuvre. L'herméneutique homérique et virgilienne ne fut point un simple commentaire des œuvres, mais une réponse du déchiffrement entrepris par les œuvres elles-mêmes. L'herméneute ne se situe point à l'extérieur de l'œuvre, dont il dénombrerait les caractéristiques de façon neutre, il reprend l'opération du déchiffrement là où elle fut laissée par l'Auteur, afin de mener l'entendement humain le plus loin possible dans le monde des qualités, autrement dit, le monde sacré.
7. La légère et infinie trame du monde
Dans un monde où règnent les dieux, la primauté de la Qualité sur la Quantité est avérée par les rites qui conditionnent l'ordre de la Cité. Lorsque la Qualité prime la Quantité (de même que le léger domine le lourd) l'existence s'enrichit elle-même de qualités, qui sont vertus et puissances. Contrairement à ce que prétendent certains exégètes hâtifs, le monde du sacré est beaucoup moins finaliste que le monde profane, lequel soumet finalement tout acte et toute chose à une évaluation quantitative, utilitaire et marchande. Si le monde des qualités auquel nous invite l'herméneutique sacrée ignore les finalités générales des logiques linéaires, il nous dispose, en revanche, à comprendre l'interdépendance des qualités, des puissances et des vertus. Les dieux et les hommes entrecroisent leur destin, et de cet entrecroisement naît l'épopée.
Hommes et dieux tissent la trame du monde et leurs hostilités mêmes sont fécondes. Les dieux pas davantage que les hommes n'ont de sens insolite, ils prennent sens par leurs échanges, en des configurations complexes qui témoignent de l'éternité de l'être. Une certaine intelligence philosophique est nécessaire pour comprendre que le non-finalisme des théurgies anciennes coïncide avec une vision de l'éternité et de l'être. L'être et l'éternité ne sont pas des finalités, ils sont les principes du déchiffrement en même temps qu'ils en sont la fin. Pour les contemporains d'Empédocle mais aussi pour ceux de Platon et de Jamblique, il n'y a point évolution de l'intelligence mais reconnaissance du vrai, ce que résume le mot grec Aléthéia, qui signifie à la fois vérité et réminiscence. Cette vision non-évolutive de l'accroissement de la connaissance suppose que la plénitude est toujours une recouvrance.
« Deviens ce que tu es ». La formule delphique résume admirablement cette vue-du-monde qui tient la plénitude de la connaissance de la recouvrance de l'origine. Le devenir est la célébration de l'être et non point, comme on se hasarde parfois à la penser, le refus ou la négation de l'être. Les dithyrambes de Dionysos de Nietzsche saisissent au vif cette vision du tréfonds à partir de la surface, tréfonds et surface ne faisant qu'un dans la vision que gemme l'instant ! Le finalisme de la théologie exotérique dogmatique et l'évolutionnisme sont également étrangers au « deviens ce que tu es » dans la mesure où, pour eux, tout se joue, sinon dans l'achèvement, du moins dans l'étape ultérieure qui marque l'obsolescence de l'étape antérieure. Pour le finaliste et l'évolutionniste, ce que nous sommes dans la présence des choses est dépourvu de sens. La plénitude est hors d'atteinte.
Pour les intuitions les plus anciennes, en revanche, l'éternité est consubstantielle au monde. Chaque instant témoigne d'un faisceau de forces à nul autre semblable. L'unificence de l'Instant est le signe de son éternité. Ce qui est unique, irremplaçable, ne passe jamais. La fidélité aux dieux antérieurs n'est point nostalgie, ni seulement un recours au passé afin de peupler un présent déserté de présences. Cette fidélité est éveil. La foi que nous dispense la magnificence du monde est éveil. Nous nous éveillons à la grandeur sitôt que nous nous oublions quelque peu. Un monde sans dieux est un monde sans grandeur. Voyez la mesquinerie de ces existences réduites à elles-mêmes, vaniteuses, despotiques, sourdes à toutes les sollicitations du monde, à toute musique !
Les dieux nous éveillent à la conscience du monde. En nommant les forces qui nous gouvernent en même temps qu'elles gouvernent le monde, nous tentons d'entrer dans leur connivence. Les rites qui invoquent les dieux tentent l'approche, au sens jüngérien du mystère dont émanent nos heures les plus belles. L'absurde de certaines formes religieuses tardives ou décadentes est de vouloir contraindre l'homme au sacré alors que le sacré est la nature fondamentale du monde perçu qualitativement. Or, on peut contraindre à la Quantité, ce que font la productivité, la religion du rendement et la démocratie; il est impossible de contraindre à la Qualité, la Qualité étant, par définition, ce qui échappe à toute détermination. La Qualité conditionne, elle n'est jamais conditionnée.
8. L'inépuisable « première foi » et l'exactitude herméneutique
Invoquer un dieu, c'est déjà nier le déterminisme. Tant que des dieux, quelles que soient leurs appellations, vivent dans nos mémoires, l'uniformisation n'est que partiellement réalisée et le totalitarisme est un échec. Or, la distance qui sépare certains hommes des grandes théurgies antiques est moins grande qu'il n'y paraît. Cendrars est un Eubage. Ce qui sépare Saint-John Perse des grands Aèdes est certainement beaucoup moins significatif que ce qui sépare le soldat d'aujourd'hui du guerrier de jadis. Les poètes inventent le nouveau car leur parole provient du site de l'éternelle nouveauté. Leur Logos est la source de l'inépuisable « première fois ». Eliade sut montrer magistralement que le rite ne commémore point mais réactualise. Par le rite qui invoque les dieux, nous retrouvons la première fois (où prend source la fidélité première) et la possibilité universelle de toutes les Formes. Ce qui naît de la première fois est sans précédent et rigoureusement imprévisible. La Tradition, dans sa primordialité inépuisable, devrait, à partir de telles prémisses, être quelque peu moins sujette aux mésinterprétations et aux abus. L'acte herméneutique, si proche de l'acte poétique, devrait également retrouver un sens plus précis et autre que celui de la glose, de l'analyse ou de l'exégèse. La fidélité aux sources les plus lointaines de notre culture ne saurait, en aucune façon, sous peine de tomber dans les pires contrefaçons, se dispenser de l'exactitude herméneutique.
Mais qu'est-ce, au juste, que l'exactitude herméneutique ? Ce n'est point à coup sûr, s'embourber dans une terminologie de spécialiste, ni singer la rigueur de la prose juridique. L'exactitude herméneutique réside bien davantage dans le sens de la nuance, une certaine plasticité de l'intelligence qui favorise le sens de la sympathie entre l'œuvre et son interprète. Les Modernes ne connaissent plus d'exactitude que dans le domaine de la Technique. Lorsqu'ils abordent les questions essentielles, ils le font avec une telle négligence que l'on pourrait croire à du pur mépris. Or, rien n'exige plus d'exactitude et de rigueur qu'une approche herméneutique. Les Modernes, persuadés qu'ils sont que tout ce qui ne concerne pas le monde mécanique est purement subjectif, s'autorisent à aborder le monde métaphysique dans la confusion la plus grande, comme s'il était absolument indifférent de dire n'importe quoi sur des questions qui furent, par les réponses qu'on leur donna, à l'origine des styles des différentes civilisations dont nous héritons.
Pour l'herméneute, le style exprime la profondeur du sens, et pour ainsi dire, sa réalité ultime. Dans la perspective d'une herméneutique créatrice, il n'y a rien de plus profond que le style. L'idée générale, l'opinion, la conviction, le savoir, les significations immédiatement repérables, tout ce qui relève du jeu du « pour » et du « contre » n'est que l'apparence, la surface. Le profond est le style, qui manifeste ce qui anime les idées. Par le style, quelles que soient nos argumentations, nos parti-pris (qui peuvent être origine et cause de malentendus) nous témoignons essentiellement de la provenance de nos pensées. Notre style témoigne du site originel de notre pensée. Chaque vrai lecteur sait que la première et la plus profonde sympathie qui se noue entre un auteur et son lecteur est d'ordre musical. Que nous importent les convictions d'un auteur lorsque la « consanguinité des esprits », pour reprendre la formule de Marcel Proust, dispose du privilège d'accorder les intelligences par la sympathie musicale. « Nous nous entendons bien »- l'expression familière dit tout. L'herméneute excelle à trouver le la. Dès lors, son interprétation sera infinie comme l'est, même enclose dans une durée immanente, la variation du musicien. Par la faute de certaines traductions quelque peu moroses et pesantes, mais surtout par manque d'oreille (et l'entendement dans sa plénitude est toujours divinateur !) nous mésestimons la vertu musicale de l'Epopée.
L'Odyssée est non seulement le paradigme de presque tous nos récits d'aventure et de toutes nos audaces herméneutiques, elle est aussi la source de notre grande musique. Variation, musique, interprétation, tels sont les modes opératoires des « odyssées » de notre âme. Dans cette perspective, l'expression « perdre son âme » reprend son sens fatidique. Lorsque nous avons perdu notre âme dans l'oubli, tout en nous et autour de nous devient immobile et schématique. Les puissances lumineuses et bouleversantes des dieux n'irriguent plus les apparences et nous nous étiolons doucement dans des identités d'emprunt. L'âme, si l'on se souvient de l'étymologie, est ce qui anime. A l'interprétation musicale de la variation correspond, dans l'Epopée, l'herméneutique métaphysique de la péripétie. L'Odyssée est elle-même art de l'interprétation. Ulysse est non seulement le héros exemplaire, il est aussi le regard qui découvre et délivre dans les choses elles-mêmes le sens et les qualités qui, autrement, seraient demeurées inaperçues.
9. Le Groenland métaphysique
L'exemplarité du héros se renforce de la primordialité du regard dont l'amplitude conquiert à la fois les hauteurs et les profondeurs. Le regard ample, cela même qu' Ernst Jünger nommera la vision panoramique, telle est la conquête de l'Epopée. En lisant Homère, nous voyons avec d'autres yeux, et comme pour la première fois, un monde riche d'émerveillements et d'effrois, un monde de forces et de présences qui nous entraîne avec lui dans la plus belle et la plus irrécusable métaphore de l'existence humaine: un voyage en mer.
Ceux des écrivains qui firent l'expérience de l'aventure maritime, tel Hermann Melville, se reconnaissent à une vision qui dépasse l'apparence immédiate, une vision symbolique. La vision symbolique du réel ne naît point d'un refus ou d'un éloignement du réel mais de l'expérience de la réalité la plus intense qui soit. Lorsque la réalité est portée à un degré extrême d'incandescence et d'intensité, elle devient Symbole. Celui qui vit dans la banalité et l'ennui du quotidien a fort peu de chances d'atteindre à une vision symbolique du réel. Les navigateurs, les poètes, les hommes qui remettent en jeu leur existence dans l'aventure d'une réalité non soumise à la planification, non réduite à l'innocuité, se haussent souvent à une vision lyrique et symbolique de la réalité. Nul mieux que Hermann Melville ne sait dire l'expérience métaphysique fondamentale: « Nous servons de fourreau à nos âmes. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme elle est plus resplendissante que le cimeterre d'Aladin. Hélas ! combien laissent dormir l'acier jusqu'à ce qu'il ait rongé le fourreau lui-même et que l'un et l'autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d'un bric-à-brac guerrier, d'arsenaux vénitiens en ruines et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les taches de rouille comme des ennemies; par maint coup de taille et d'estoc il en maintient l'acier coupant et clair comme les lances de l'aurore boréale à l'assaut du Groenland. »
Toute aventure, lorsqu'elle n'est pas réduite à une pure représentation est toujours une aventure de l'âme. L'audace qui se lance à l'assaut des éléments et des circonstances inhabituelles ou extrêmes, est déchiffrante. Le navigateur doit déchiffrer les signes du ciel et de la mer. La météorologie, si décisive dans toutes les aventures physiques, n'est autre que le langage des hauteurs dont l'herméneute doit s'efforcer de discerner la correspondance dans le langage des profondeurs. L'aventure est déchiffrement et tout déchiffrement est aventureux. Point d'Epopée ni d'herméneutique sans une confrontation directe avec l'Inconnu.
L'Inconnu, nous enseigne l'Odyssée, doit être recherché et affronté héroïquement. Il ne s'agit point pour le héros-herméneute de ramener l'inconnu au connu mais bien au contraire de s'affronter intensément et amoureusement à l'inconnu. Le héros ne réduit point l'inconnu au connu; il hausse le connu jusqu'à la magnificence de l'inconnu. L'herméneute et le héros non seulement ne se contentent point du connu, ils considèrent que ce connu est un leurre misérable, un mensonge. L'attrait de l'inconnu guide également celui qui s'aventure sur les mers que l'interprète qui s'aventure dans les contrées indéchiffrées de l'esprit. L'Odyssée conjugue magistralement ces deux exigences fondamentales de l'être humain. Dans la vision héroïque et herméneutique du monde, l'inconnu n'étant pas réduit au connu, mais au contraire, le connu augmenté d'une plénitude d'inconnu, l'être humain, loin de ramener le monde à lui-même, à son propre usage et à ses instrumentations, s'expose à être métamorphosé par le monde. L'inconnu dans lequel je m'aventure fait de moi un être inconnaissable, et cet inconnaissable est le pouvoir de ma souveraineté.
Dans la part du secret réside ma liberté, ce qui en moi ne saurait être l'objet d'une utilisation ou d'une évaluation quantitative. Affronté à l'inconnu de l'aventure herméneutique, je deviens ce que je conquiers. La lumière herméneutique transfigure ce qu'elle touche et qui elle atteint. L'inconnaissable dont elle me revêt m'illumine jusqu'au fond du cœur.
Luc-Olivier d'Algange
Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages, 38 euros.
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05/12/2021
Alchimie, l'Etincelle d'or:
Luc-Olivier d'Algange
Alchimie
« (…) un livre hermétique. On appelle de ce nom un texte entièrement clair, dont le sens se laisse continuellement pénétrer, mais qui dissimule dans cette transparence des vérités d’un ordre particulier que seule une certaine préparation morale peut faire surgir. »
Joë Bousquet
1. L'Herméneutique, vitrail du sens
On s'accorde parfois à dire que l'art de l'herméneutique tel que nous le connaissons en Occident, apparaît à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Soter, et sous le signe d'Hermès-Thoth, messager des dieux. Loin de se réduire à une simple analyse ou exégèse des textes, l'herméneutique est d'abord un art de l'interprétation infinie qui, au moyen de signes, porte témoignage de ce que Philon d'Alexandrie, nomme le « Logos intérieur » dont l'abîme de transparence s'ouvre sur la connaissance divine. « La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière n'est réelle que parce qu'elle est une expression de l'esprit. » Ce propos de Marcel Proust pourrait servir d'exergue à toute méditation et toute pratique herméneutique. Pour l'herméneute, les signes et les mots n'ont de réalité qu'en tant que traces de l'esprit, chiffres d'un Sens qui est la réalité même, centrale et polaire, d'où toutes les réalités contingentes tiennent leur existence et leur importance particulière.
A cet égard, l'herméneutique relève moins d'une explication de texte que d'une implication de l'homme dans une ascèse du Sens dont il pressent la clarté et dont il désire s'illuminer. Rien, dès lors, ne saurait être moins austère et plus aventureux que l'herméneutique car, à chaque instant, ce que nous pressentons peut nous échapper, nous éblouir ou nous mentir. Le Sens d'une oeuvre n'est jamais le résultat de cette agilité intellectuelle qui suffit à résoudre les rébus ou les mots croisés. Le Sens n'est pas un objet, mais, dirions-nous, en nous souvenant de Rainer Maria Rilke, un Ange,- et « tout Ange est terrible... » Si tout d'abord le Sens ne s'offre à nous qu'à travers des voiles et des nuées, ce n'est pas sans raison. Le Sens est le Graal dont la vision transfigure et glorifie mais peut aussi nous réduire en cendres. Ainsi les herméneutes devront-ils être non point d'arrogants spécialistes, mais, selon la belle formule de Nietzsche « des hommes profonds et joyeux, avec des âmes mélancoliques et folles ». Parmi les diverses ruses du vieux nihilisme professoral, l'une des moins honorables est sans doute d'avoir voulu faire de Nietzsche un précurseur du matérialisme moderne. Celui qui ne croit en rien comment serait-il le tragique jouet des dieux ? Comment chanterait-il l'éternité et l'anneau du retour ? Pourquoi, si le Rien domine, s'évertuer à sauver un idéal de qualité humaine, de courtoisie et de bon goût, et placer tout cela, de surcroît, sous l'égide du Mage Zoroastre ? Ainsi que le fait remarquer Georges Gusdorf, auteur d'un excellent ouvrage sur les origines de l'herméneutique: « Le nihilisme à la mode de notre temps, menue monnaie du scientisme du siècle dernier et résurgence abâtardie de l'esprit des Lumières, n'a rien à voir avec l'esprit romantique. Au surplus, le thème de la mort de Dieu chez Nietzsche ne revêt pas la signification qu'il a chez nos contemporains. Le Dieu mort des religions établies, dénoncé par Nietzsche évoque bien plutôt les formules de Schleiermacher dans le Discours sur l'écriture sainte devenue le mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit était là qui n'y est plus. Nietzsche aussi s'est grandement intéressé à l'herméneutique, à la genèse et à la valeur du Sens dans le devenir de la pensée. »
La part essentielle de l'art herméneutique tremble sur le miroir du désir et du pressentiment. L'herméneutique sait d'avance que tout ne peut pas être dit ou exposé dans l'évidence d'une formulation qui satisferait aux exigences didactiques. La glorification qui advient au terme de son ascèse purificatrice emporte l'herméneute dans la transparence du secret qu'il sut favoriser par sa fidélité et sa confiance. Tout lui est alors sacramentum, signe d'une chose cachée, à commencer par sa propre vie. Procession liturgique de l'âme à travers les signes de plus en plus subtils d'une réalité intérieure, l'herméneutique nous montre que toute chose en ce monde dérive d'une source unique, et que toute chose, tout instant peut en recevoir la scintillante fraîcheur et la profonde mémoire. L'éclaircie de l'être n'est pas une explication de l'être mais, avons-nous dit, une implication de « l'essence de l'homme dans la vérité de l'être », pour user d'une expression familière, mais non pour autant mieux comprise, des lecteurs de Martin Heidegger. L'éclaircie de l'être en nous-mêmes fait de notre oeuvre l'autobiographie du monde. Le sens ésotérique de la Genèse est celui de notre éveil à l'esprit, l'instant polaire, éternisé, de notre pure reconnaissance, par laquelle nous célébrons la splendeur de la création, sa vertu miroitante. Or, c'est en cette vertu, susciteuse infinie des reflets qui nous élèvent, que l'herméneutique trouve sa justification ascétique et sa divine légitimité.
Reconnaissance et résurrection du Sens, l'herméneutique est ainsi l'art qui saintement guerroie contre l'oubli de l'être. Elle est ce qui vivifie l'esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs. Vouée à la réprobation des progressistes, comme des littéralistes, qui refusent l'idée d'un Sens qui transcende l'histoire, l'herméneutique poursuit envers et contre tout son oeuvre, de façon, il est vrai, quelque peu clandestine mais porteuse des prestiges immémoriaux que surent y reconnaître ces proches aînés: les Romantiques Allemands. Car tel est bien le miracle qu'à travers les fanatismes dévots ou agnostiques, l'herméneutique se soit frayée un chemin, jusqu'à nous, chemin qui traverse les teintes, au sens alchimique, des époques hellénistiques, romanes, et romantiques, et par lequel nous témoignons de notre fidélité à la Tradition, et à sa primordialité, dont le sens est au-delà de toute temporalité, « lumière vers la lumière » en laquelle se précise l'idée même de civilisation .
Le discours universitaire et savant ayant renoncé, en sa vocation même, à l'expérience de la transcendance et de la pensée de l'être, à quelques rares exceptions près que nous ne manquerons pas de saluer; le discours théologique quant-à-lui, se réduisant trop souvent à de superficielles apologies, celui qui désire aller à la rencontre de ce qui survit encore du grand art de l'herméneutique devra sans doute se tourner de plus en plus vers la création littéraire et poétique, là où le plus ancien demeure présent, et présence, sous les atours de l'éternelle juvénilité du chant. Ainsi O.V de L. Milosz se considère-t-il, dans l'essence invariable de sa pensée poétique, comme le contemporain de l'Apocalypse de Saint-Jean dont il va écrire un commentaire éblouissant d'audace. De même Saint-Pol-Roux le Magnifique s'affirme « Symboliste comme Dante » et laisse refluer en la substance vive de sa poésie les images homériques et les nuances patristiques. On peut dire, en ce sens, qu'il n'existe pas de grand poète « moderne ». Tout oeuvre poétique digne de ce nom est d'abord l'espace sacré où reviennent à nous, de la nuit des temps, les symboles et les idées les plus anciens dont nous puissions garder souvenir. Antonin Artaud va s'initier aux rites primordiaux des Tarahumaras, de même que Leconte de Lisle va confondre sa voix avec celle de l'hymne védique et chanter Suryâ en des temps non moins que les nôtres dominés par les normes utilitaires et profanes. D'où cet échange entre le sens de l'être, dont témoignent les poètes, et l'être du sens qu'établissent les doctrines en leur unité intérieure. Plus que jamais, l'esprit souffle où il veut.
Alors que la critique matérialiste et la création artistique ou poétique se situent en des espaces radicalement différents, la poésie et l'herméneutique sont l'approfondissement l'une de l'autre, de même que dans la philosophie néoplatonicienne, la spéculation et l'expérience visionnaire. La poésie est l'herméneutique du monde, et l'art de l'interprétation infinie des saisons, des astres, des visages, des paysages et des désirs, de même que l'herméneutique ressuscite dans les signes et les mots le Sens de la vision qui les suscita: fulgurance du regard échangé. Car tel est le premier enseignement de la poésie, en accord avec l'enseignement de toutes les aurores mystiques et religieuses du monde: nous ne pouvons réellement voir la fleur, la pierre ou la nuit que pour autant qu'elles nous regardent. Ce que l'herméneutique nous donne à comprendre est l’image même qui nous rend transparent. Le Symbole que nous comprenons nous transfigure et nous sommes alors compris par lui, comme par toute chose offerte à notre attention fervente.
圆
2. Abeilles d'Or
« Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons
éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans
la grande ruche d'or de l'Invisible. »
Rainer Maria RILKE
« Bien respirer un beau poème, c'est boire l'or astral des Alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration »
Gaston BACHELARD
La « flamme qui fleurit »
Le langage des Alchimistes déroute et fascine. Au traité d'Alchimie semble convenir, au premier regard, le vers de Mallarmé : « Calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur ». Cependant dans ces ténèbres, les mots brillent d'éclats singuliers. Il y est question de Céruse, d'Orpiment, de Réalgar, d'Azurite, de Chélidoine. Les phrases qui décrivent les opérations, et dont on ne sait tout d'abord si elles sont matérielles ou mystiques, ou l'un et l'autre, convoquent un bestiaire en proie à des métamorphoses, une géographie sacrée où les mers, les ciels, les forêts changent de couleurs selon les changements survenus dans l'âme de l'Adepte. Tout semble se jouer dans une science de l'interdépendance où l'âme humaine et l'Ame du monde se découvrent de mystérieuses concordances. L'Alchimiste vit dans un monde qui n'est pas tout à fait notre monde mais auquel notre monde cependant donne accès. L'Alchimie n'est pas une évasion, elle révèle, par son langage si particulier, les arcanes de ce monde où nous nous trouvons et dont tant d'aspects essentiels nous demeurent méconnus. La terre sur laquelle nous allons, où nous nous livrons à nos affaires humaines, est déjà pour l'Alchimiste un grand mystère digne d'une attentive révérence.
Nous ne comprendrons rien aux traités, aux poèmes et à l'iconographie alchimique si nous ne consentons pas tout d'abord à changer notre regard et à retrouver quelque innocence dans notre façon de voir. Le sens du Merveilleux ne s'apprend pas, car il n'est pas quelque chose qui s'ajoute à notre entendement. Le sens du Merveilleux se retrouve. C'est à ces retrouvailles que nous invitons le lecteur en quête de Connaissance alchimique. La conversion du regard par laquelle nous quittons le monde utilitaire et profane change en lumière les ténèbres d'un langage dont la signification nous échappe. Car avant même de comprendre par le détail la signification particulière de telle ou telle phrase, c'est le sens même de l'œuvre qui doit magnétiser notre entendement.
Le sens de l'œuvre, c'est le Pôle, l'orientation la plus décisive et la plus immédiate de l'entendement dont la proximité suscite le Merveilleux. Est-il nécessaire de préciser que l'Alchimie n'est en aucune façon une science matérialiste. La « matière première » dont il est question dans les traités est la terre, mais cette terre ne correspond en aucune façon au concept de matière tel que le défendent les matérialistes modernes. La terre alchimique, ce que les alchimistes nomment « notre terre » est une terre en métamorphose, une terre traversée de forces florales et d'accomplissements lumineux qui ne peuvent en aucune façon s'expliquer par des lois mécaniques. La terre, disait Novalis, culmine dans « la flamme qui fleurit ».
L'explication mécanique, qui soumet les effets à des causes connues et répertoriées, infiniment et quantitativement reproductibles, est ici hors de propos. L'opération alchimique diffère de l'opération technologique aussi bien par ses moyens que par sa fin. Ce qui est en jeu est d'une toute autre nature. A la différence du technicien, l'Alchimiste ne cherche point le pouvoir ni « les pouvoirs » mais la souveraineté. La pierre philosophale est le symbole de cette souveraineté conquise sur toutes les faiblesses humaines et sur toutes les tentations de la démesure. L'opposition entre la science moderne, qui se définit elle-même comme « rationnelle » et les sciences traditionnelles supposées « irrationnelles » tombe d'elle d'elle-même car, de toute évidence, la science moderne, lorsqu'elle est au service de la Technique ne sert pas particulièrement la raison et le monde technique où nous vivons se trouve en proie aux plus désastreuses déraisons. Dans son refus nihiliste du Sens, le monde moderne s'effondre dans l'insignifiance et dans l'insensé et son mépris du Verbe créateur et du Logos implique, comme une fatalité subalterne, le mépris de la raison. L'opposition entre science moderne et science traditionnelle se joue, non point dans l'usage ou le non-usage de la raison mais, d'une façon beaucoup plus subtile, dans la distinction du divin et du titanesque. Là où la science moderne s'acharne à l'accroissement indéfini du pouvoir des titans, le pur chevalier de l'Art Royal va se dévouer à la célébration de la souveraineté du monde divin par la contemplation de l'être et de l'Un.
S'il fallait offrir d'emblée une définition, la plus succincte possible, de l'Alchimie, on pourrait dire ainsi qu'elle est, avant tout, une science de la contemplation. L'homme, haussé au-dessus de lui-même par la contemplation découvre le monde comme un temple. L'homme qui contemple est dépris du leurre de l'enchaînement des effets et des causes, de ce simulacre de raison qui l'enchaîne au déterminisme et à la servitude. Retrouvant la dimension verticale, la transcendance, si souvent figurée dans l'iconographie alchimique par un rai de lumière venant frapper l'athanor, son entendement s'édifie. Hauteur et profondeur se précisent dans la découverte des rapports et des proportions. Tout cheminement alchimique témoigne de cette verticalité de l'entendement, de cette conquête d'une vastitude que la vie quotidienne ignore et que les Normes profanes réprouvent. N'oublions jamais que tout conspire, en cet Age Noir, à nous rendre aussi ignorants et misérables que possible. Au monde abstrait, schématique, absurde et déterministe où survit l'homme moderne, exclu à la fois des patries du ciel et de la terre, l'Alchimie oppose un monde foisonnant, d'arborescence, de couleurs, de figures mythologiques, de songes prophétiques, de veilles ardentes et de réalisations imprévues ! L'Athanor où vit et change la terre alchimique ne cesse de célébrer les noces du monde extérieur et du monde intérieur, car le cours des saisons et des astres est, pour les Alchimistes, en étroite concordance avec l'assomption de la pensée à travers les diverses stations de la connaissance.
De la terre damnée, caput mortuum, à la terre adamique, le chemin est long et difficile, et l'on peut, à juste titre, le comparer à une traversée odysséenne. La terre solaire, la terre des philosophes, la terre « blanche feuillée »,- autant de formules pour décrire les étapes de la transmutation, les moments d'une renaissance immortalisante de l'âme humaine en la terre céleste. Ce monde matériel, qui prétend nous enchaîner dans les rets de ses déterminismes, l'Alchimiste ardemment croit pouvoir s'en délivrer, en retournant les forces, c'est-à-dire en prenant l'engagement de servir le subtil et le léger contre le grossier et le lourd. Les « réalistes » répliqueront qu'il ne s'agit là que d'un songe, mais la réalité où nous vivons, et ce qui subsiste par exemple de notre civilisation française, est-elle autre chose que le composé alchimique des songes magnifiques des poètes, des mystiques et des Rois ? Et la détresse dérisoire où nous sommes en cette fin de siècle, est-elle autre chose que le fait de l'absence de songe des « réalistes » qui ont tout fait pour réduire la réalité à leurs minimes mesures ? S'il fut de la vocation des Alchimistes de changer le plomb en or, sans doute la vocation du monde moderne est-elle de changer symboliquement l'or en plomb. « On est finalement tenté, écrit Nietzsche, de diviser l'humanité en une minorité d'êtres qui s'entendent à faire de peu beaucoup, et une majorité de ceux qui s'entendent à faire de beaucoup fort peu; on rencontre même de ces sorciers à rebours qui au lieu de tirer le monde du néant tirent du monde un néant. »
Face au monde moderne qui change l'or en plomb, dans toutes les occurrences de la vie, les chevaliers de la Pierre, ces poètes par excellence, feront d'abord oeuvre de résistance, et ensuite, si cela est encore possible, oeuvre de création. Le symbolisme du plomb et de l'or est sans doute le plus universel qui soit et chacun peut non seulement le comprendre mais l'éprouver. Qui, en certaines circonstances, n'a pas senti l'heure qu'il vivait s'alléger, être gagnée de lumière et n'a pas vu alors son âme s'épanouir sous l'action d'un ensoleillement intérieur ? Lumineux, incorruptible, l'or alchimique ne relève pas de l'économie mais du sentiment de l'irradiation secrète, de la connaissance intérieure. L'or alchimique est un or irradiant et non un or irradié par quelque valeur marchande ou idéologique. L'or alchimique renvoie aux modalités transfigurantes de la lumière, aux arcanes et aux variations de la lumière en tant que principe de création et de réception de la connaissance.
Là encore l'expérience ingénue et primordiale vient à notre rencontre. « L'âme se réjouit d'un juste regard » écrit Trakl. L'Idée est à la pensée ce que l'œil est à la lumière. Or, la lumière, tout en étant, dans son principe, toujours identique à elle-même, est dans l'expérience que nous avons d'elle infiniment variée. Ainsi nos états d'âme, les nuances les plus infimes de nos sensibilités, dépendent de la lumière qui nous environne. La lumière distingue et unit le ciel et la mer; la lumière instaure la dualitude et rétablit l'unité en passant, et en nous faisant passer, par la dialectique transitive de la teinte, de l'éclat, du ruissellement, de la transparence. Enfin, qui n'a été soudain saisi au vif de l'instant par un ressouvenir à la faveur d'un brusque changement de l'éclairage ? Ainsi la lumière est essentiellement messagère. C'est elle qui nous transmet les signes des Hauteurs, les discours célestes par l'entremise des impondérables météorologies du jour et de la nuit. Un orage d'été à Midi ne porte pas le même message qu'une tempête nocturne aux alentours du solstice d'hiver. Le Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu, tout comme les livres de Henry Bosco, nous enseignent à déchiffrer les messages qui, dans la nature, témoignent à l'évidence d'une Surnature.
Une réalité blasonnée
« Les hommes vont de multiples chemins, écrit Novalis, celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout: sur les ailes, la coquille des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les disques de verre et les plateaux de résine qu'on a touchés et frottés, dans les limailles autour de l'aimant et dans les conjonctures singulières du hasard. On pressent que là est la clef de cette écriture merveilleuse, sa grammaire même... » L'Alchimie est l'art de rendre à de tels aperçus la dignité d'une connaissance absolue, d'une gnose. Ces éclaircies de l'âme et de l'être qui, dans la vie quotidienne, sont passagères, furtives, au point d'en être presque indiscernables, l'Alchimie va, au contraire, leur conférer la plus haute importance, au point d'en faire le point de référence de toute aventure humaine digne d'être vécue. Délivré du déterminisme qui voue à produire et à se reproduire selon une logique purement économique, l'Alchimiste renouvelle l'expérience humaine en supposant un accord grandiose entre l'homme et le monde divin. Cet accord sera le principe de toutes les partitions alchimiques.
Or, toute partition suppose une clef, et toute clef, dès lors que l'on s'aventure dans l'ésotérique, suppose un arcane. La discipline de l'arcane que respectent les oeuvres alchimiques, a suscité d'innombrables malentendus. Il s'agit moins de garder par devers soi des informations qui, malencontreusement divulguées, eussent déclenchés des catastrophes, que de respecter la nature du secret en lui-même. René Guénon distingue, à juste escient, dans l'ordre de l'Initiation, ce qui relève du secret de convention de ce qui relève du secret de nature. Une chose dissimulée par convention n'a pas en elle-même la valeur d'un secret, mais il existe des connaissances cachées par nature, dont le secret est la nature même. De tels secrets ne peuvent en aucune façon être divulgués à n'importe qui, ni diffusés car la divulgation implique, non la réception du secret mais l'entrée dans le Secret. Celui à qui le secret est divulgué entre dans le secret et devient lui-même un secret. Tel est exactement le sens du titre d'un des plus célèbres traités d'Alchimie: L'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Le secret de nature, le secret essentiel est une porte ouverte à ce qui demeure caché : ce n'est pas le secret qui entre en nous mais nous qui entrons dans le secret. Tel est le sens de la consécration chevaleresque propre à l'adeptat spirituel. Nous continuons, certes, à vivre extérieurement dans le même monde mais la vision s'est brusquement élargie. Les mots et les choses ne sont plus réduits à leur simple utilité mais ardent d'un feu secret qui est le principe du Sens des mots et des choses. Si les mots, dans les traités d'Alchimie, scintillent comme des joyaux dans la pénombre drapée des chambres, c'est pour nous dire que semblablement dans la nature les choses brillent d'un éclat royal au juste regard.
Les pierres, les arbres, les rivières, les animaux, délivrés de leurs identités génériques retrouvent l'individualité farouche qu'elles eurent, par exemple, dans les légendes et les épopées celtes ou hindoues. Ce n'est plus le genre de l'arbre ou de la bête qui importe, la catégorie où le naturaliste entend la ranger pour sa commodité, mais sa singularité irréductible dans le récit du poète. « La tendresse ontologique des grands spirituels envers toute créature, écrit Paul Evdokimov, jusqu'aux reptiles et même jusqu'aux démons, s'accompagne d'une manière iconographique de contempler le monde, d'y déceler en transparence la pensée divine, de pénétrer la coquille cosmique jusqu'à l'amande porteuse de sens. » Le secret de cette singularité sera donc d'entrer dans la logique de l'incomparable, propre au Symbole.
Le sens du secret, qui fait si cruellement défaut aux modernes, se confond avec le sens du Symbole. Entrer dans le secret alchimique, c'est entrer, par la contemplation, dans la réalité métaphysique du Symbole. Celui qui entre dans la métaphysique du Symbole s'éveille. Le Symbole est ce qui relie la nature à la Surnature, le temps linéaire au temps sphérique ou encore à ce mystère qu'André Breton nommait « l'or du temps » et qu'il faut bien opposer au plomb du temps qui caractérise la vie quotidienne. De même qu'il existe un langage alchimique qui diffère du langage utilitaire par l'attention méditative qu'il porte aux mots et aux choses, de même, il existe une temporalité alchimique qui change le temps en éternité. Le langage alchimique est un langage héraldique qui nous invite à la contemplation des essences à travers les Figures. Blasonnée, la réalité apparaît, à travers les mots, dans l'intensité propre au juste regard poétique et philosophal. Les mots, au lieu de disparaître dans l'information qu'ils transmettent comme il advient dans le langage profane, vont poursuivre leur existence de façon, dirai-je, extatique. Délivrés de leur fonction utilitaire, de leur servitude, retrouvant leur noblesse primordiale toute rayonnante des fastes armoriaux de l'étymologie, les mots recomposent ce monde que les alchimistes nomment le monde philosophal et qui est tout autre chose que le monde philosophique des Modernes. Ce langage alchimique, si différent du langage profane, s'inscrira, de toute évidence, dans une conception du temps aussi différente que possible de celle qui prévaut actuellement. Dans le temps profane, le moment présent est détruit aussitôt que perçu et le passé n'est fait que des sombres décombres du temps détruit. Toute l'énergie humaine est alors mobilisée par le futur, qui est pure inexistence.
Une telle conception du temps est sans doute l'expression la plus parfaite du nihilisme: le passé n'existe plus, l'avenir n'existe pas encore et le présent est détruit aussitôt que perçu, autant dire que nous sommes néant dans le néant. Le temps alchimique au contraire se fonde sur l'être. L'être, pour l'alchimiste, précède le temps, quelque déroutante que puisse paraître la formule. Par son oeuvre, l'Alchimiste transfigure le plomb du temps en or du temps, et chaque seconde qui passe, loin de s'abîmer dans le néant, devient éternelle. Pour l'alchimiste, le passé est du temps éternisé, l'or du temps gagné par l'incorruptibilité essentielle que l'expérience du moment présent confère au moment passé. En un mot, pour l'alchimiste, rien ne passe, tout demeure. Les « œuvres » se succèdent, non en se niant les uns les autres mais dans l'approfondissement d'un même dessein. L'Idée revient sans cesse dans les traités de Jacob Böhme, de Paracelse ou de Maître Eckhart: les profondeurs de la matière première recèlent l'étincelle du feu secret et c'est dans le tréfonds de notre âme que scintille l'éclat divin dans sa plus grande puissance embrasante et lumineuse. Les diverses opérations de l'Alchimie sont là pour révéler la profondeur lumineuse de la substance, sa richesse cachée. La somptuosité des pierres est au cœur des pierres. La lumière n'est pas à la surface mais à l'intérieur. La voie ésotérique, la voie qui mène à l'intériorité est, par excellence, chromatique et musicale. La traversée odysséenne vers le cœur, vers le feu central de l'être dont nous attendons la transmutation, se traduit par la naissance des couleurs. Le Vaisseau alchimique est d'abord un microcosme versicolore. Ce monde de plomb où nous vivons, où tout est si terriblement opaque et lourd, il ne tient qu'à nous d'en transmuter la substance par la connaissance des profondeurs. Ainsi le vocable alchimique VITRIOL, qui désigne la nature mercurielle du dissolvant universel se laisse comprendre en acrostiche: « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem » (Visite l'intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la Pierre cachée).
La discrète diaprure des profondeurs
S'aventurer dans les Profondeurs ! Rien n'est plus étranger à la mentalité moderne qui, en toutes choses, se contente des plans et des surfaces. Univers de grandes surfaces et de vastes planifications, le monde moderne s'impose comme un universel nivellement par le bas. L'homme devient plat comme une image et ne retrouve le volume que dans le monde virtuel où son imagination même est contrôlée par les « concepteurs ». Face à ce monde l'Alchimie est, pour le rebelle, le véritable « recours aux forêts » pour reprendre le mot de Jünger. La « forêt de Symboles » en laquelle nous sommes invités par les traités d'Alchimie est riche de « ces sentes qui ne mènent nulle part » qu'évoquait Heidegger car elles conduisent vers l'essentiel qui est de reconnaître que nous sommes toujours, à chaque instant, et déjà, au cœur de l'être. Les chemins qui ne mènent nulle part, les sentes forestières dont abondent la poésie et l'iconographie alchimique ne suscitent tant de réprobation et de désarroi que parce qu'ils nous délivrent du contrôle de l'évaluation morale utilitaire. Certes, l'amateur d'œuvres philosophales prend le risque de se perdre en une Brocéliande faites des figures arborescentes des songes et des civilisations disparues ! Mais ce péril, par l'exigence chevaleresque qui l'affronte, est lui-même salvateur. En nous aventurant nous échappons au pire danger qui est de vivre sans connaître jamais la moindre aventure. Ainsi que l'écrit le poète latin: « Il est nécessaire de naviguer mais il n'est pas nécessaire de vivre ». La voie alchimique, pour labyrinthique qu'elle puisse paraître, n'en reconduit pas moins la pensée vers son propre sens, et l'âme vers son propre centre. Ne faut-il pas se perdre de vue pour retrouver la splendeur du Soi, dissimulée sous les écorces mortes des identités d'emprunt dont nous sommes affublés par l'esprit grégaire et les nécessités subalternes de l'Histoire ?
L'Art alchimique, comme tout grand art, modifie radicalement celui qui le pratique, et c'est en ce sens là qu'il s'agit d'un Art Sacré et non point d'une technique profane. L'alchimiste lancé à la poursuite du Cerf dans la forêt des hautes figures toutes bruissantes de feuillages orphiques, risque certes de manquer sa proie, d'être privé, au dernier moment, de l'expérience de la Merveille, mais sa victoire sur la banalité et la médiocrité est déjà acquise, et sa nature propre, rendue plus subtile et plus ardente par son cheminement, est déjà ennoblie, rendue autre par l'approche de la Surnature dissimulée dans toutes les oeuvres de la nature. Ce qui est donné à l'alchimiste aux confins de sa Quête n'est donné qu'à lui seul, et lui seul peut en faire un noble usage : « C'est bien à tort que l'on a pris les alchimistes pour les précurseurs des chimistes puisqu'ils regardaient la vertu la plus pure et la sagesse comme une condition indispensable au succès de leurs manipulations, au lieu que Lavoisier cherchait, pour unir l'oxygène et l'hydrogène en eau une recette susceptible de réussir aussi bien entre les mains d'un idiot ou d'un criminel ».( Simone Weil)
A chacun donc de se retrouver au centre de son propre labyrinthe ! Les traités guident le chercheur mais ils ne planifient aucune découverte. La « chasse subtile » dont parle Ernst Jünger connaît des indices, les signes et les intersignes, mais la rencontre avec la proie, aussi ardemment désirée qu'elle puisse être, est toujours imprévue. Seul le labyrinthe peut conduire au centre car le centre est à la fois caché et révélé, « entrée ouverte au Palais fermé du Roi », et que l'instant des retrouvailles avec le centre appartient à chacun dans le mystère qui fait « un unique pour un Unique » (Hallâj). Ainsi que l'écrit Maître Eckhart, « le fond de Dieu et le fond de l'âme ne sont qu'un seul et même fond ».
L'herméneutique alchimique, à la différence des explications rationnelles, reconnaît la vertu de la dualitude, qui est tout autre chose que le dualisme. L'arborescence ne la déroute point, ni la multiplicité des interprétations, ni la diversité des appellations, car selon l'angle de la lumière, le sens change d'aspect et il est juste de lui trouver d'autres noms, de même que les noms, à leur tour, peuvent changer selon l'éclairage du Sens qui tombe sur eux. Ces métamorphoses, si déroutantes pour l'esprit schématique, sont, en Alchimie, le principe du « feu de roue » qui, à l'intérieur comme à l'extérieur de la matière alchimique, va révéler la multiplicité des états de l'être. L'être ne se réduit pas à un seul état comme l'imaginent les théories mécanistes ou matérialistes, de même qu'un texte ne se réduit pas à une seule interprétation définitive. Le feu de roue embrase successivement les aspects du réel, de même que la sagesse du Midi, comme l'écrit Michel Maier dans L'Atalante fugitive: « domine toutes choses, pénètre à droite jusqu'à l'Orient, à gauche jusqu'à l'Occident, et embrase la terre entière. »
Le labyrinthe est le cheminement du chevalier de l'Art Royal, car la réalité même est tissée et notre intelligence humaine, telle une rosée matinale, repose sur l'entrecroisement des fils. Tout à tour eau aérienne, eau divine, eau de l'abîme, eau ardente, l'intelligence alchimique entre dans le tissu du monde, art subtil par excellence et par étymologie, où l'exigence poétique retrouve la langue des oiseaux. L'homme qui se consacre à cette connaissance sera, selon l'admirable formule de Milosz, ami, à l'instar de Novalis, des modalités les plus subtiles de l'être: « un instrument dans la main des Anges ». Une autre logique se fait jour en révélant le jour secret enclos dans la nuit de la Parole Délaissée, une logique, non plus titanesque, mais divine. Ouverte sur l'histoire sacrée, elle est confiance et non plus arrogance, consentement à la discrète diaprure des choses reposant dans le mystère de l'être, comme à l'abri des forêts, et non plus éclairage artificiel tel que voulut l'imposer le rationalisme moderne. « Avant d'entreprendre la grande conquête du Ciel, écrit encore Milosz, il nous faut donc apprendre à considérer notre chère Raison non comme une qualité indépendante, mais seulement comme le complément d'une puissance intérieure obscure jusqu'à ce jour et inévoluée. » Le Verbe est cette puissance intérieure que Milosz définit comme « quelque chose de doux, de profond, de tendre, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, rompant la monotonie patiente. » Ni ceci donc, ni cela, expérience de la contradiction vécue et nuptialement transfigurée, acceptée, dans le secret de la Foi véritable qui n'est autre que la Gnose amoureuse: « Accepte ce présent, écrit Goethe, tissé de parfums d'aube et de clairs soleils. C'est le voile de la poésie reçue des mains de la vérité. »
Le « beau murmure des sages abeilles du Pays »
L'Alchimie, riche d'afflux des plus anciens savoirs de l'humanité, est par définition, une science traditionnelle. La Table d'Emeraude, les paroles attribuées à Hermès Trismégiste, les innombrables traités de la période alexandrine, du Moyen-Age, de la Renaissance, portent jusqu'à nous en vestiges parfois indéchiffrables, les signes de civilisations et de visions anciennes. Car avant le triomphe, somme toute récent, du positivisme, la connaissance était avant tout visionnaire. L'Idée n'était pas encore réduite à l'abstraction. Forme créatrice, vision, elle appelait à elle l'ardente imagination. Or, l'expérience visionnaire, pour étrange qu'elle paraisse à nos contemporains, est cela même qui rapproche de nous, au plus près, la gnose et l'Alchimie de jadis et de naguère. Les notions et les terminologies que notre culture moderne ignore ou méprise, les vestiges mythologiques ou religieux qui peuvent heurter notre sensibilité forgée par l'austérité des cléricatures modernes, trouvent leurs justes résonances et leur site idéal aussitôt que notre pensée s'abandonne à l'aventure intérieure. Il est vain de vouloir comprendre l'Alchimie de l'extérieur. Si l'on ne fait sienne l'intention de ces poètes et de ces aventuriers de l'Ame, autant s'occuper d'autre chose : il n'est rien de plus vain, ni de plus lourd, qu'une érudition qui n'est pas enchantée par la vision, par l'irisation que la gnose visionnaire suscite sur les objets intellectuels qu'elle approche.
Les réponses sont dans les Songes. Quiconque a prêté attention aux messages qui lui parviennent par la diplomatie des Songes, quiconque s'est trouvé, par quelque raison mystérieuse, mis en demeure de ne pas se satisfaire de la profanation universelle du monde moderne, quiconque a su faire de la fidélité la gardienne de Principes révélés en certaines heures heureuses de son existence, se trouve déjà engagé, et souvent plus loin qu'il ne le croit lui-même, dans la Voie royale des alchimistes. « L'étude engendre la connaissance. La Connaissance suscite l'amour. L'amour dévoile la ressemblance. La ressemblance produit l'abondance encore nommée communauté ou familiarité. La communion génère la confiance. La confiance la vertu. La vertu, la dignité. La dignité la puissance, et la puissance réalise le Miracle. » ( Gérard Dorn).
Science à la fois royale et sacerdotale, issue de la Tradition Primordiale, l'Alchimie unit en elle toutes les sources des traditions occidentales et orientales. Le traité d'Alchimie ignore les clivages historiques et culturels. S’inscrivant dans une Histoire sacrée, dont les histoires profanes, y compris les « histoires des religions » ne sont, selon la formule de Platon, que les « ombres mouvantes », les Alchimistes vont se référer aussi bien aux traditions bibliques qu'aux traditions païennes. Melkitsedeq qui est, selon Saint Paul « Roi de justice, ensuite Roi de la Paix, qui est sans père, ni mère, sans généalogie, qui n'a ni de commencement ni de fin... » va côtoyer Jason et les Argonautes partis à la recherche du Jardin des Hespérides. Le miel d'Or des Abeilles d'Aristée dans les Georgiques de Virgile, rejoindront à la pointe l'inspiration de Milosz: « Maintenant le profond, terrible et beau murmure des sages abeilles du Pays t'enseignent la langue oubliée ( aux lourdes et tremblantes syllabes de miel sombre) des livres noyés de Yasher. »
L'Histoire sacrée échappe aux déterminismes et aux particularismes qui sont les moteurs mêmes de l'histoire profane, avec les horreurs et les désastres que l'on connaît. L'Histoire sacrée, se fonde sur des filiations spirituelles qui ne tiennent à peu près aucun compte de la chronologie et de la géographie, car ce dont il est question se manifeste dans un tout autre ordre de réalité. « Il y a, écrit Milosz, dans l'Epître à Storge, une nécessité de substituer au concept enfantin d'une éternité de succession divisée en passé, présent et avenir, celui de simultanéité ou plutôt d'instantanéité. » L'homme qui reçoit le message philosophal par l'expérience visionnaire, devient, de fait, et le plus objectivement possible, contemporain de ses augustes prédécesseurs. Plus on remonte en amont vers le principe lumineux de l'être, et moins nous sommes enchaînés à la pesante, mais non moins illusoire, chaîne des effets et des causes; car certaines illusions sont plus pesantes que les plus irréfutables réalités. Délivrés de l'illusion, de la pénombre caractéristique du monde profane, de cette léthargie, de cette amnésie où nous maintiennent les règnes de la quantité et de l'insignifiance, une immense légèreté nous saisit et nous sommes entraînés dans les nues, vers les Hauteurs où la lumière devient palpable car nous sommes alors presque confondus avec elle.
Le paradoxe alchimique est que ces hauteurs sont symboliquement identiques aux profondeurs. Plus nous allons à la conquête des profondeurs de la matière et plus le ressouvenir des hauteurs torrentueusement éveille l'image du Soleil de la mémoire, car toujours, selon la sagesse philosophale, le soleil est au cœur. Ainsi que l'écrit encore Milosz: « Je me plais si fort dans la solitude de mon promontoire et le Soleil de la mémoire m'a fait connaître tant de richesses que je rougirais d'apercevoir autre chose dans ma découverte qu'un secret hermétique très-ancien hérité. » On ne saurait mieux dire l'identité de l'aventure intérieure, de la réminiscence et du « secret hermétique très-ancien ». L'héritage, s'il s'agit du secret hermétique, nous établit dans une réalité « sans généalogie, sans commencement ni fin », une réalité d'autant plus indubitable qu'elle se fonde non plus sur l'évanouissement du temps mais sur l'éternité de l'instant, île dorique, immobile, gardienne de l'or du temps dans le chaos des apparences. Quand bien même nous sommes submergés par la tourmente des aléas, l'Ile hyperboréenne de l'instant où règne le dieu dorique de la lumière, doit demeurer dans nos âmes comme le Soleil de la mémoire: telle est la Sapience du Noble Voyageur fidèle aux principes de la chevalerie spirituelle. « Revêtez-vous, dit Saint-Paul, de toutes les armes de Dieu. Ayez à vos reins la vérité pour ceinture; mettez pour chaussures à vos pieds, le zèle que donne l'évangile de paix, prenez par dessus tout cela le bouclier de la foi; prenez le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui est la Parole de Dieu. »
La plus forte résolution est nécessaire au commencement de l'œuvre qui est nommée par les alchimistes « l'œuvre-au-noir », car c'est alors toutes les ténèbres en soi et autour de soi qu'il faut défier, avant de pouvoir espérer la Visitation du Verbe. Mais ce défi sera non point un défi replié sur la considération narcissique du moi mais un défi de sérénité. La sagesse philosophale dément, par la sérénité lumineuse, la folie du monde. Sans doute la sérénité sera-t-elle la porte solaire donnant sur la Délivrance ultime, pour reprendre le mot de Grégoire de Nysse, « de commencements en commencements qui n'ont pas de fin... » De Grégoire de Nysse, également, cette phrase qui éclaire jusqu'aux tréfonds, le dessein alchimique: « Le Logos joue avec les cieux, donnant à l'univers toutes sortes de formes. »
Si le monde des formes où nous nous trouvons n'a rien de hasardeux, et si nous pouvons donc y retrouver dans la nature même des hiéroglyphes sacrés, nous comprenons alors en quoi la prodigieuse espérance alchimique est fondée. L'herméneutique philosophale, loin d'être une « projection » de l'inconscient humain sur une « nature » qui lui serait radicalement étrangère, toucherait ainsi à une forme de vérité universelle, dépassant l'opposition ordinaire du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur ! L'Au-delà de tout, écrit Grégoire de Nysse, est aussi au tréfonds de tout. Encore faut-il dans le dessein propre de l'Alchimie, - et afin de point confondre l'Art Royal avec une quelconque recherche de « pouvoirs »,- que les tréfonds fussent en correspondance avec l'au-delà de tout ! Dans cette mesure, qui est la destination même de la pensée en tant qu'art des divines pondérations, l'Alchimie rejoindra la plus pure tradition. Dans le tréfonds de la nature interrogée avec passion, nous retrouvons, par le génie de l'Art, les réfractions de « l'au-delà de tout » qui portent l'Alchimie à une dignité métaphysique supérieure à toute cosmogonie.
Ce qui est en jeu dans l'Alchimie appartient au cosmos, mais appartient aussi à la transcendance. Le cosmos, pour l'alchimiste, est transfiguré par la visitation du Verbe: « Celui qui interroge la nature, écrit Origène, et celui qui interroge les écritures aboutiront nécessairement aux mêmes conclusions... » Encore faut-il que l'interrogation soit d'ordre herméneutique et non un interrogatoire policier. Entretien infini du Quêteur de Sens avec l'écriture et le monde et non sommation inquisitoriale ! Là où la science profane dénombre et utilise, la science traditionnelle déchiffre et contemple. Déchiffrement et contemplation culmineront toujours dans la célébration et le chant. « Ta Gloire, ô Christ, écrit Grégoire de Naziance, c'est l'homme que tu as posé tel un chantre de Ton Rayonnement. »
Oeuvre de glorification de l'être, l'Alchimie, dans l'exactitude même des opérations qu'elle requiert, dans l'exigence de ses spéculations, participe ainsi, par essence, d'un acte religieux. Gnose, au sens le plus radical, c'est-à-dire le plus proche de la racine de la connaissance, l'Alchimie, par l'identité qu'elle présume entre le Livre et le Monde, accomplit, sur le « feu tournant » qui révèle successivement les états cachés de la substance, une véritable procession liturgique qui consacre, et sauve de l'insignifiance et de l'oubli, les espaces et les temps qui participent de son passage. Le cosmos qui, ainsi que l'écrit Jean Biès, « est à la fois ordre et parure », est redimé par l'œuvre alchimique qui fait de la parure l'essence de toute oeuvre d'art promise par la rencontre de l'homme et de Dieu et de l'ordre, un ordre sacré.
3. Le dialogue d'Albe et d'Aurore
Le Grand-Œuvre alchimique se compose de quatre Oeuvres: l'Œuvre-au-noir, l'Œuvre-au-blanc, l'Œuvre-au-jaune (souvent associé, sinon confondu, à l'Œuvre-au-blanc) et l'Œuvre-au-rouge. L'Œuvre-au-jaune, Xanthosis, indique le passage à l'Œuvre-au-rouge, lorsque l'Œuvre-au-blanc, ayant accompli sa vocation de synthèse (symbolisée par le Paon) de toutes les autres couleurs, l'ardeur solaire recommence à se manifester dans le visible. La symbologie de la succession des Oeuvres, en trois ou quatre étapes, peu importe, demeure parlante car on y retrouve les images mêmes de la naissance du jour. A la nuit de l'Œuvre-au-noir succède le passage au blanc, la « terre blanche feuillée » de l'Aube qui éclaire l'âme avant le rubis du soleil levant. Toute l'Oeuvre se joue donc symboliquement dans ce moment suspendu où la nuit va basculer dans le jour. La durée humaine de l'oeuvre, qui est souvent celle de toute une vie, concentre ainsi mystérieusement cette vie au moment majestueux et intemporel de l'orée du jour et de la nuit,- ce moment du commencement absolu. L'alchimiste conquiert l'immortalité non par quelque recette biologique ou chimique particulièrement efficiente mais par le site existentiel de sa quête qui se tient toujours au seuil de l'émerveillement, recueillie, en ces temporalités magiques de l'orée et du seuil où Albe et Aurore dialoguent dans les abysses lumineuses d'un pressentiment magnanime. Le site alchimique qui peut contenir la durée de toute une vie humaine est la terrasse songeuse où la vivacité matutinale de l'intelligence donne libre cours au pouvoir poétique d'inventer des images et des symboles dont les accords inouïs unissent le Ciel et la terre. L'Œuvre est l'Ange aux ailes de nuit et de jour qui s'élève dans la majesté de l'heure diplomatique.
Entre Albe et Aurore sont toutes les promesses et tous les accomplissements de l'oeuvre car à ces moments seuls l'être et la parole s'accordent encore au ressouvenir d'une unité originelle. Ce que le jour va uniformiser par ses normes, ses obligations et ses faux-semblants, les premiers instants de la conquête le gardent encore protégé par la parure fastueuse des Symboles. Aurora consurgens, le titre du grand traité d'Alchimie spirituelle de Jacob Böhme résume l'épanouissement même de l'oeuvre dans la conscience humaine. Entre le noir et le blanc paraît la réalité paonnante où toutes les couleurs vont se fondre dans la blancheur, laquelle, par teinture philosophale, sera amoureusement irradiée par la Xanthosis, l'Œuvre-au-jaune qui est la seconde saisie au vif juste avant la rubescente élévation du Soleil au-dessus de l'horizon.
Quiconque veut comprendre quelque chose à l'Alchimie doit laisser retentir en lui la beauté de ces Symboles et de ces images afin de relier ce qui est écrit avec le Cosmos lui-même. Le Grand-Œuvre est Oeuvre d'éveil. C'est alors que la conscience prend conscience d'elle-même et s'éveille à sa propre lumière prophétique. Yves-Albert Dauge: « La nature de Dieu doit être perçue dans tout ce qui existe, en tant qu'élan d'éveil et pluie d'icônes ». Le réel, pour l'alchimiste, est entretissé de souffle et de parole. Comprendre poétiquement la parole alchimique, c'est entrer dans la participation essentielle de l'Oeuvre. Le monde pour le chrétien, écrit Olivier Clément: « est un texte unitaire ou plutôt un tissu: les fils de chaîne, immobiles, symbolisant le Logos, les fils de trame, en mouvement, le dynamisme du pneuma. » Sur ces fils de chaîne et sur ces fils de trame les alchimistes du Mutus Liber vont recueillir analogiquement la rosée de l'Ame du monde. Ce qui se joue dans l'Athanor est similaire à ce qui est à l'oeuvre dans le cosmos. L'Art alchimique est d'abord un art de l'imitation, car le monde sensible lui-même est imitation du monde intelligible, ainsi que nous l'enseigne la Table d’Emeraude. De même, est-il écrit dans le Zohar: « Toutes les choses dépendent les unes des autres, et toutes sont reliées les unes aux autres. » Encore faut-il comprendre que ces choses dépendent les unes des autres d'une certaine façon, - et c’est l’arcane,- et qu'elles ne sont pas reliées n'importe comment, -et c'est la science de l'interdépendance universelle. L'idée générale que « tout est dans tout » n'a de sens que si l'on conçoit avec exactitude que, dans le cosmos et dans l'oeuvre, tout se tient à la façon dont chaque note, dans une fugue de Jean Sébastien Bach, tient aux autres, c'est-à-dire, de façon rien moins que hasardeuse.
L'Athanor alchimique sera donc à l'exacte ressemblance du cosmos, non seulement par son contenu mais par sa forme. Le « vase merveilleux » est sphérique: « Domus vitrea sphaeratilis sive circulari »s: maison de verre en forme de sphère ou de cercle. « On construira, écrit Dornéus, le vase spagyrique à la ressemblance du vase de la nature. Nous voyons en effet que le ciel dans son ensemble et avec lui les éléments représentent un corps sphérique au centre duquel vit la chaleur du feu qui se trouve au-dessous... Il était donc nécessaire que notre feu fût placé en dehors de notre vase et sous le centre de son fond rond, tel un soleil naturel. » Cependant, ainsi que le précise Nicolas Flamel, la totalité demeure tri-une car: « le vaisseau de terre en cette forme est appelé par le philosophe le triple vaisseau; car en son milieu, il y a un étage sur lequel il y a une écuelle de cendres tièdes dans lesquelles est posé l'oeuf philosophique qui est un Matras de verre... »
Ainsi comprenons-nous que le cosmos ne se réduit pas à lui-même et qu'il participe de la sanctification de cette « tri-unité » que Le Livre des Figures hiéroglyphiques de Nicolas Flamel et tant d'autres traités d'Alchimie tentent de raviver dans l'entendement humain. Ce monde hiérarchique, haut et profond, richement coloré, suppose une façon d'être à sa mesure: « C'est ainsi que cette ancienne physique était en même temps une théologie et une psychologie transcendantale: à cause des éclairs qui par dessous la matière des sens corporels, provoquaient des essences métaphysiques. La science naturelle était en même temps une science spirituelle et les nombreux sens des symboles recueillaient les différents aspects d'une connaissance unique. » Ce que Julius Evola nomme ici une « psychologie transcendantale » doit se rapporter explicitement au domaine métaphysique. Le mot de psychologie prête déjà à confusion car il semble supposer une action propre, « projective » de la « psyché » humaine alors que dans la perspective propre aux alchimistes c'est au contraire l'Oeuvre qui informe l'homme. Pour l'alchimiste, l'homme devient la Forme de son Oeuvre au point de disparaître en elle. Rien n'est plus absurde que de chercher dans l'Oeuvre des « contenus » psychiques. En bonne logique philosophale, c'est l'Oeuvre qui fait l'homme et non l'inverse. Telle est aussi l'approche générale de l'herméneutique qui s'intéresse d'abord à ce dont il est question dans l'Oeuvre, à cette ardeur du Sens dont l'Oeuvre est le buisson.
Vouloir expliquer l'Oeuvre par l'homme qui la composa suppose de connaître mieux l'homme que l'Oeuvre: hypothèse absurde car l'homme n'existe que par son Oeuvre. Il existe, il est vrai, des « psychanalystes » qui s'imaginent mieux connaître Chateaubriand ou Rousseau par des potins rapportés, des détails biographiques insignifiants ou scabreux que par les Mémoires d'Outre-Tombe ou les Confessions ! Mais ce n'est là encore qu'un exemple parmi d'autres de cette pathologie moderne qui consiste à expliquer le supérieur par l'inférieur, et il n'y a pas lieu de s'y attarder davantage. S'il faut parler, à l'instar de Julius Evola, d’une « psychologie transcendantale », ce ne peut être qu'en sachant que c'est l'Oeuvre qui définit, en soi, la transcendance de la psychologie humaine. Nous sommes très-exactement ce que nous décidons de faire, mais en dernière analyse cette décision est providentiellement entraînée par l'Oeuvre. Nous sommes, dans notre âme et dans notre conscience, les élus de notre Oeuvre. Nos espérances et nos craintes sont à la ressemblance de l'Oeuvre qui nous anime et nous transforme. « Deviens ce que tu es ». L'adage delphique prend toute sa signification dans la logique traditionnelle de l'Alchimie car ce que nous sommes est l'accomplissement de notre Oeuvre en devenir. Nous devenons ce que notre Oeuvre nous prescrit d'être. L'alchimiste est lié à son Oeuvre car son entendement est le miroir embrasé des métamorphoses à l'oeuvre dans le triple vaisseau. L'ultime sagesse consistera peut-être à comprendre que l'Oeuvre s'accomplit d'elle-même. « Instruments dans la main des Anges », nos destinées devancent, dans les nues inconnues, nos espérances les plus folles et nos plus farouches volontés.
Ces idées ne sont obscures que dans l'absence d'une véritable compréhension des Symboles. La symbologie demeure lettre morte pour autant que l'on demeure incapable de la situer dans une perspective métaphysique où elle prend sens, comme un miroir embrasé par le soleil tournant de l'Oeuvre. La procession liturgique des « Œuvres » de l'Alchimie trouve sa correspondance et donc sa signification dans cet ordre intellectuel universel évoqué par René Guénon dont l'expression historique et géographique la plus proche de nous est le Moyen-âge. L'architecture religieuse est la trace immanente de la perspective métaphysique. La beauté, la justesse, la sérénité, l'amicale familiarité de l'architecture romane invitent celui qui la découvre à une méditation lumineuse sans fin. Mais ce qui déjà nous ravit, par la simple intuition, il faut encore, si nous voulons entrer dans la connaissance de la tradition, tâcher d'en comprendre l'architecture métaphysique. Il y a indubitablement un « air » propre aux sites médiévaux. A moins d'être insensible à toute impression esthétique ou poétique, il est impossible de ne pas être gagné par un sentiment d'intemporalité, de légèreté profonde. Ce sentiment dépend lui-même d'une pensée, au sens où la pensée est étymologiquement la juste pesée dans l'auguste science des correspondances. La légèreté que nous font éprouver certaines architectures religieuses naît de l'équilibre de leurs formes. Or, qu'est-ce que l'équilibre des formes sinon la conquête savante de l'apesanteur ? Lorsque les lignes et les volumes s'accordent en d'exactes résolutions pythagoriciennes, l'âme s'allège, la matérialité est vaincue et littéralement terrassée.
Ainsi, l'architecture sacrée a pour dessein non de s'harmoniser avec le monde, mais de vaincre le monde, de même que l'Alchimiste, en oeuvrant au Vaisseau philosophal, aura pour dessein de dépasser la condition humaine, d'atteindre à la surhumanité mystique qui fait de la terre, une terre céleste, de l'humilité, une humilité céleste et du corps, un corps glorieux ! Pour l'architecture sacrée ni pour l'Alchimie, il ne s'agit de s'intégrer dans le monde selon les normes d'une sorte de naturalisme écologique, mais de poser l'absolu d'une quête comme principe et mot d'ordre dans une exigence chevaleresque qui arrache l'homme à sa terre et à ses appartenances pour en faire, héroïquement, un Noble Voyageur, un nomade en route vers le Graal ou la Jérusalem Céleste.
L'architecture sacrée témoigne d'une sagesse dont les réalisations ne sont plus de l'ordre du concept ou de l'abstraction mais d'un ordre ontologique. La Cathédrale ne délivre pas seulement un enseignement didactique, ce qu'elle fait au demeurant avec une pertinence que nos modernes moyens de « communication » sont loin d'atteindre, elle sollicite de l'entendement humain une collaboration à la transmutation. Ce que les livres de pierre nous font comprendre ne se réduit pas à une série d'objets de connaissance, fussent-ils théologiques. Car si nous entrons vraiment dans une Cathédrale, non en touriste ou en amateur d'art, mais l'esprit libre de toute représentation et de tout préjugé, nous entrons dans une dimension où, le temps étant aboli, ou à tout le moins suspendu, la distinction même du sujet et de l'objet cesse d'être pertinente. Nous ne sommes plus alors dans la situation d'un sujet face à un objet de connaissance. De même, l'alchimiste va attendre des opérations auxquelles il se livre, une transformation intérieure qui le concerne au premier chef et dont il n'est pas seulement le spectateur.
La réalité essentielle et décisive de la transmutation se joue dans cette corrélation. Le monde philosophique moderne se limite à des concepts-objets que l'étudiant acquiert et dont il use pour passer ses examens et enseigner à son tour sans que sa conscience ou son entendement eussent été modifiés. Le monde philosophal de l'alchimiste, au contraire, tient pour une condition primordiale le changement d'état du philosophe. Un concept que ne change pas l'état de la conscience de celui qui s'en empare est sans le moindre intérêt. Ce changement d'état de conscience lui-même n'est rien s'il n'induit pas un changement d'état d'être. En l'Alchimie se rejoignent ainsi deux philosophies jugées parfois inconciliables: la philosophie de l'être et la philosophie de la conscience: Albe et Aurore. Le fond lumineux de la conscience et le tréfonds de l'être, d'où jaillit l'étincelle philosophale de la transmutation sont un seul et même fond. « L'Au-delà de tout, écrit Grégoire de Naziance, est aussi le tréfonds de tout ». L'être humain et l'être divin ne se laissent comprendre dans leur distinction et dans leur unificence possibles que par une logique non-dualiste. L'Alchimie est, dans la tradition occidentale, l'exemple le plus connu et le plus opératif de logique non-dualiste. Mais pourquoi dire « non-dualiste » au lieu de « moniste » ? Pour cette simple raison que le monisme semble exclure le multiple et donc instaurer une nouvelle dualité entre l'Un et le Multiple. Non-dualiste est la pensée qui récuse la division de l'Un, mais aussi l'opposition de l'Un et du Multiple qui, selon les si pertinentes analyses de Henry Corbin, aboutissent à l'idolâtrie métaphysique. Pour combattre cette idolâtrie métaphysique, qui n'est rien d'autre, dans le monde moderne, que l'envers de l'idolâtrie matérialiste, l'Alchimie, dans la grande tradition angélologique et visionnaire des gnoses néoplatoniciennes et de la tradition hermétique, va célébrer les médiations, les rites de passage, les apparitions qui unissent ce qui est en ce monde et ce qui est au-delà de ce monde. « L'identité métaphysique de Dieu et de l'homme, écrit Léo Schaya, est le point d'intersection des rayons séphirotiques au sein du cosmos. »
L'Œuvre alchimique va consister à trouver, par expérimentations successives, le secret de ce point d'intersection qui n'est autre que la souveraine Sagesse. Les rêves, les songes et les visions qui tiennent une si grande part dans les traités d'Alchimie,- au point que certains d'entre eux peuvent se lire comme une véritable onirologie,- sont tels des barques franchissant le fleuve des Morts pour atteindre aux rives d'une conscience revivifiée par les forces nocturnes de ce jour absolu qui songe, aux royaumes de la nuit, en l'attente de notre reconnaissance. « Les Grecs, écrit Jean Biès, distinguaient le rêve (onar) d'origine humaine, passant par la porte d'ivoire, et le Songe (chrématismos) d'origine céleste passant par la porte de corne. » Chacun se souvient de l'admirable début d'Aurélia de Gérard de Nerval, sans doute l'un des plus beaux récits alchimiques de la littérature universelle: « Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire et de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres;- le monde des Esprits s'ouvre pour nous. »
Nous nous retrouvons là, par l'ambassade de cette spiritualité romane et romantique dont l'oeuvre de Nerval fut le testament éperdu, au coeur fusible de l'alambic de la culture occidentale où revivent aussi les plus réverbérantes conquêtes spirituelles d'Hildegarde de Bingen. Abbesse visionnaire, musicienne, incarnant l'autorité sacerdotale par la création, Hildegarde de Bingen témoigne de cette spiritualité, à la fois si proche et si lointaine, par l'expression de réalités plus hautes que toute expression. L'homme moderne ne comprend si mal l'Alchimie que parce qu'il se fait une idée fausse de la nature. Ce qui est la « nature » pour la spiritualité romane est devenu pour le Moderne, une réalité presque hors d'atteinte. Les livres de Sainte Hildegarde de Bingen, composés selon sa propre expression dans « l'ombre de la lumière vivante », s'imposent à l'intelligence de celui qui accepte de les considérer sans condescendance comme des visions revivifiantes.
Dans l'ombre de la lumière vivante, soudain, les choses renaissent à elles-mêmes chargées de forces merveilleuses, riches de prodiges cachés à l'entendement profane mais que des circonstances particulières peuvent révéler de façon fulgurante. La modalité de la connaissance, pour Hildegarde de Bingen, est celle de l'apparaître. Elle ne croit pas à proprement parler que l'apparence cache la réalité. Elle voit dans l'apparaître la vision de Dieu. La beauté du monde est celle de Dieu. L'apparence n'est pas mensonge, dissimulant un être hors d'atteinte qui serait « vérité » selon le dualisme philosophique classique. La vision du monde naît de l'expérience de la trancendance telle « qu'un trait de feu sorti du ciel entr'ouvert ». Ainsi, écrit M.M Davy: « Une vision de Beauté l'entoure. Dieu a crée un univers magnifique et a fait l'homme à l'image de sa propre beauté. A la beauté extérieure correspond la beauté intérieure. »
La musique du monde, qui est une et infiniment variée naît de cette correspondance où les répons aux répons se répondent, comme Albe et Aurore dans un jeu de miroir sans fin. La distinction entre le feu brillant, « lucidus igni », et le feu noir, « niger ignis », nous reporte déjà au coeur brasillant de la science hermétique, ainsi que la mise-en-miroir du microcosme et du macrocosme. Le monde est le miroir des Symboles. La Sagesse alchimique nous invite à un voyage à travers les couleurs, l'esprit des astres et des fleurs où la nature subtile, entretissée de signatures divines, nous divulgue à nous-mêmes notre pouvoir de vaincre tous les déterminismes et toutes les pesanteurs. A cet égard, nous aurons garde de ne pas soumettre les expériences visionnaires aux seules normes d'une « histoire de la culture ». L'Alchimie procède par visions et suscite des visions. L'Idée, qui est au sens étymologique la chose vue, est le signe sacré, le hiéroglyphe de la rencontre du monde et de l'entendement humain. Les visions de Hildegarde de Bingen nous entraînent jusqu'au pur éther dans une ferveur ascendante qui ordonne autour d'elle les paysages qu'elle parcourt selon des mesures analogiques.
Pour les alchimistes, ces mesures se retrouvent au coeur même de la matière car l'éther n'est autre que l'essence la plus subtile de chaque élément. Au plus subtil et au plus ardent, la terre est éther, l'eau est éther, le feu est éther, l'air est éther. L'énumération traditionnelle des éléments dans les plus anciens traités d'Alchimie ne mentionne que quatre éléments, à l'exclusion de l'éther,- mais l'éther qui survient dans les traités plus récents n'est pas un ajout, mais une précision apportée à des conceptions invariables. Le subtil et le grossier, l'âme et le corps, ne sont pas scindés mais distincts, et cette distinction suscite une tension, une dynamique où se révèle la vocation humaine. Aller du plus grossier, du plus lourd, du plus corporel au plus subtil, au plus léger et au plus spirituel,- c'est un appel auquel il est possible de ne pas répondre, - et tel est précisément le libre arbitre de l'homme et le sens de sa grandeur lorsqu'il décide de répondre à la vocation du Haut. Demeurer esclave ou se rendre libre, chaque être humain est un jour confronté de façon explicite à ce dilemme. « En fait, toutes ces distinctions, écrit M.M Davy, se ramènent à deux: ce qui est avant la maturité, c'est-à-dire les différentes étapes de la maturité elle-même; la maturité correspondant à l'or et les étapes qui précèdent désignant les divers processus de fusion. La maturation est une purification, un progrès en voie d'achèvement; la démarche se fait en allant de l'inauthentique à l'authentique. L'amour peut concorder avec la nature, de la même manière que la couleur de l'or concorde avec la véritable nature de l'Or. L'anti-thèse chair-esprit comporte un dynamisme déterminant la vocation de l'homme. »
Les Modernes, lorsqu'ils récusent la sainteté de l'Esprit, et l'immortalité de l'âme, si familières aux civilisations traditionnelles, se réclament volontiers d'un monisme qui, réduit à lui-même, nie la multiplicité des états de l'être et aboutit, fatalement, à la plus navrante uniformité. L'appel de l'Esprit-Saint, son irradiation lumineuse à travers les apparences, loin de diviser l'être et l'apparence, l'esprit et la chair, l'intérieur et l'extérieur, unit au contraire musicalement ces modalités dans un entrelacs dont témoignent les Songes et les intersignes, si précieux dans leur apport décisif à l'élaboration du Grand-Œuvre. La terrestréité de l'Oeuvre est le miroir d'une sagesse céleste. L'homme quoiqu'il veuille, est en marche dans le temps, et cette marche il ne tient qu'à lui qu'elle soit une marche ascendante. Pèlerin de la Jérusalem céleste, l'alchimiste chemine sur les traces de la présence divine. La présence est déjà par-delà mais la trace demeure et lorsque nous l'approchons, nous demeurons en elle, tels une promesse prophétique réalisée. Nous avons nommé Symboles ces traces de la présence divine car le mot Symbole suggère la double existence d'une part demeurée ici-bas et d'une part conférée au-delà. Symbolique est la réalité à la fois immanente et transcendante de la trace qui, d'étape en étape guide la pérégrination du chevalier de l'Art Royal. « Le Symbole, écrit M.M Davy, ne se situe point dans l'éphémère. Le ciel et la terre passeront. Le Symbole ne relève point d'un tel ciel et d'une terre condamnée à disparaître, fils de l'éternité, il appartient au solstice éternel. »
Signe donnant accès à la connaissance, le Symbole perdure dans l'éblouissement solsticial de la mathématique pythagoricienne comme dans la procession ascendante des néoplatoniciens. Signe sensible des réalités immatérielles, le Symbole nous permet de comprendre en quoi les conceptions gnostiques échappent au panthéisme. Dieu, certes, est partout, mais non comme immanence, mais comme trace d'une présence, qui est à la fois ici et ailleurs, en ce monde et dans un autre monde, éclats d'une transcendance qui demeure inscrite dans nos regards, comme le reflet d'une image hors d'atteinte car échappant à toute constatation. La Vérité ne se constate pas, elle s'éprouve. Cette épreuve suppose les concordances philosophiques entre l'alchimiste et son Oeuvre dont nous parlions plus haut. La vérité ne se constate pas car la constatation soumet la vérité à la condition de la constatation. Or, il n'est de vérité qu'inconditionnée. Ce qui est au-delà de toutes les conditions n'est pas séparé de toutes les conditions mais le moyeu immobile de la roue. C'est en faisant tourner la matière, par le « feu de roue » à travers toutes les transformations et conditions possibles que nous est révélé, par analogie, le moyeu immobile, l'Inconditionné.
L'alchimiste de la tradition romane ne diffère en aucune façon, à cet égard, de l'alchimiste de la tradition taoïste. Le Centre de la Roue demeure à sa place, quel que soit le point du cercle à partir duquel on l'envisage. La chose ne paraît pas si difficile à comprendre. Il faut croire cependant qu'elle l'est si l'on en juge par l'acharnement des uns et des autres à soumettre la Gnose à des particularités « culturelles ». Rappelons seulement le proverbe chinois: « L'imbécile, si on lui montre la lune regarde le doigt ». On peut se perdre en considérations infinies sur les formes de la Quête spirituelle sans jamais aborder le sens des oeuvres qui témoignent de cette Quête; mais les universitaires modernes eux-mêmes, longtemps sous le joug de ces tristes labeurs, commencent à douter de la pertinence de ces « méthodologies » qui ne peuvent s'appliquer qu'en niant l'intention des auteurs et les desseins des oeuvres. La possibilité même d'une métaphysique ou d'une ontologie qui libéreraient la pensée de la servitude du déterminisme théologique ou matérialiste, porte, plus haut et plus loin dans la frondaison des oeuvres, l'exigence herméneutique dont les « tracés de lumière », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, prédisposent l'entendement humain à la sagesse prophétique et nous autorise, à l'exemple du Cavalier Bleu de Henry Montaigu, à recourir à la Tradition chinoise pour mieux comprendre notre essentielle appartenance romane. Le Cavalier Bleu, où l'Adepte de l'Art royal trouvera l'exposé le plus charitable qui soit, sous le voile des symboles, des étapes du Grand-Œuvre, s'ouvre en effet sur un carré magique qui rend opérationnel les figures mises en structure du Yi-king. Nombreuses sont les passerelles qui unissent la tradition romane à la tradition chinoise, mais ces passerelles se trouvent à une certaine hauteur et, pour la plupart, elles sont perdues, indiscernables dans la brume des nues. Ce serait déjà fort beau, et l'auteur en serait grandement satisfait, si ces quelques pages favorisaient l'acuité du regard qui plonge dans le ciel jusqu'à la rencontre avec les passerelles célestes.
Nous retrouvons ainsi sous des formes différentes dans le taoïsme une expérience de l'envol dans les astres à travers une alchimie du réel proche de l'aventure visionnaire de Hildegarde de Bingen, non seulement dans le récit qui nous en est donné mais aussi dans la connaissance qui en résulte. Les visionnaires, les voyageurs du Haut, les nomades des nues, les chevaliers de notre « céleste compagnie » rapportent de leurs pérégrinations un savoir qui possède ses précisions, sa terminologie, empruntés à la fois à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Les taoïstes, tout comme les mystiques et les alchimistes de notre Moyen-âge chrétien ne voyaient pas le monde comme une mécanique distribuée en fonctions et obéissant à un enchaînement de causes et d'effets mais comme un jeu d'influence, un réseau de forces insaisissables d'où rien ne peut être à proprement parler isolé ou expliqué.
Cette logique philosophique n'est, en soi, ni occidentale ni orientale, elle est traditionnelle, c'est-à-dire qu'elle fut à l'origine de toutes les civilisations connues. On pourrait même dire qu'elle demeure fondatrice. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les oeuvres littéraires importantes de ces dernières décennies. Presque toutes témoignent en faveur de cette logique traditionnelle, soit qu'elles oeuvrent, comme celles de Jünger ou d'Eliade, dans l'ordre d'une herméneutique créatrice, soit qu'elles actualisent avec feu, les principes mêmes de la Tradition, comme celles d'Antonin Artaud ou de Henry Montaigu. Nos poètes sont nos Chamanes, nos Saints, nos Apôtres et nos Prophètes ! Nerval, Baudelaire, Villiers de L’Isle-Adam, Rimbaud, Mallarmé, sont nos audacieux médiateurs avec l'Invisible. Leurs traces, leurs proférations sont plus illustres dans la mémoire de n'importe quel bon Français que les obscures tractations de notables fugaces, et de « puissants » dont le pouvoir ne fut jamais que le renoncement à toute véritable puissance créatrice. La littérature est notre légende dorée, où Albe et Aurore s’entretiennent à l’infini, car lorsque la société elle-même désavoue la civilité (qui est d'essence surnaturelle) la civilisation se réfugie dans l'âme des poètes en l'attente de temps meilleurs. Telle fut aussi la leçon du Roi Dormant de Henry Montaigu,- le plus taoïste, car le plus français, des écrivains de France. La Tradition, fondatrice de civilisation, demeure le Principe mais la « société » s'étant substituée à la civilisation, celle-ci demeure comme une vertu cachée, une aube secrète, aux feuilles encore repliées dans la conscience ésotérique du pressentiment. Rien n'empêche, pour autant, que nous devenions invisibles comme les sages taoïstes, afin que nous puissions ramener, de l'Invisible dans le visible, d’Albe en Aurore, la Gloire des plus hautes possibilités humaines et surhumaines.
4. L'œil de la colombe
Le corpus alchimique n'est pas moins remarquable par son iconographie que par ses écrits. Bien souvent, l'image, moins contrainte à la linéarité didactique délivre un message d'une plus grande plénitude que les traités qu'elle illustre et qui ne sont pas toujours le fait de grands écrivains. Lorsqu'un Clovis Hesteau de Nuysement ou un O.V. de L. Milosz s'emparent de la songerie alchimique, les oeuvres qui en sont la conséquence font vivre et vibrer la teneur philosophale jusqu'au point où elle s'impose comme une connaissance, une gnose, à l'entendement du lecteur. Mais souvent les traités d'Alchimie paraissent alambiqués et confus, l'attention s'égare dans un labyrinthe d'allusions et la perspective d'ensemble paraît, à première vue, faire défaut. L'iconographie alchimique a précisément pour objet de dire ce qui ne peut être dit par les mots, ou, mieux encore, de placer dans la juste perspective ce qui est dit, de telle sorte que l'image et le mot unissent à nouveau leurs pouvoirs dans l'ordre du Symbole. L'iconographie alchimique montre la nature comme une réalité symbolique. Ce ne sont pas seulement les éléments de la nature qui se font Symboles, mais, plus profondément et plus essentiellement, la nature qui révèle sa propriété de Symbole. La nature, tel est le message de l'iconographie alchimique, existe à l'intérieur du Symbole.
Aller au cœur du Symbole, porter le génie herméneutique jusqu'à ce tréfonds où le Symbole divulgue sa réalité ultime, c'est retrouver le monde avec ses couleurs, ses effluves, son immanence miroitante. La Quête alchimique ne nous dépossède point du monde en nous détachant de lui. Le propre de la Quête alchimique est de nous porter de la périphérie de l'être où nous vaguons jusqu'au cœur où nous rayonnons, souverains non plus désireux de l'être, éveillés de la « confusion morose » du sommeil qui passe généralement pour être la seule réalité. Nous invitons notre lecteur à s'attarder sur ces images de telle sorte à laisser retentir en lui-même le beau silence solennel qui en émane. Peu à peu, si nous nous attardons dans la contemplation, la réalité revient; la douce présence des arbres, de la terre, des ciels, des animaux, témoigne de la vérité de notre Quête.
Certes, les symboles doivent faire l'objet d'une interprétation mais cette étape de l'interprétation doit être précédée d'une appropriation contemplative de l'image. L'image n'est pas seulement un langage codé. Il importe de laisser s'accomplir en soi la songerie artistique, avec tout ce qu'elle porte d'intuitions et de sensations. Le sens métaphysique ne nous est donné que lorsque l'on renonce à son « quant-à-soi ». Il faut cesser un moment de se voir comme un « moi » face à un objet dont il faudrait à tout prix tirer de précises informations. La gravure alchimique nous invite à nous perdre nous mêmes de vue afin de nous retrouver. Le tout, en l'occurrence, est affaire d'imagination, à condition de concevoir l'imagination selon la notion d'imagination créatrice telle que l'éclairent les ouvrages magistraux de Henry Corbin.
Le monde imaginal, pour Henry Corbin, n'est pas cette dérive d'éléments irreliés, insolites, qui envahit l'entendement humain de ses terribles ressassements mais le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible, monde d'une réalité aussi certaine, objective et universelle que peut l'être, dans le monde sensible, l'existence d'une ville ou d'une forêt et dans le monde intellectuel l'existence d'un théorème mathématique. Les gravures alchimiques naissent du monde imaginal et sont ainsi des invitations faites à venir s'y retrouver. De même que la nature est à l'intérieur du Symbole comme une plénière réalité ésotérique, de même, il nous faut apprendre à nous mouvoir à l'intérieur des images. Cessons d'être à l'extérieur, entrons dans la beauté du Symbole, soyons le musicien des figures qui s'y meuvent, dont les actions nous sont décrites. Que la fraîcheur de la rosée, le vert des arbres que les gravures ne montrent pas mais disent impérieusement, nous deviennent familiers ! Parcourons, en randonneurs solitaires les arrière-plans de ces paysages, éloignons-nous, si possible, de tout ce qui peut être vu de l'extérieur, égarons-nous par-delà la rivière, perdons-nous dans les frondaisons à la rencontre d'autres bestiaires fantastiques que les admirables graveurs anonymes de ces images ont sagement laissés hors de portée de nos regards.
Là est toute la différence entre un tableau moderne et une gravure alchimique: il est dans l'intelligence propre de la gravure alchimique de ne montrer qu'une partie du paysage imaginal. Pour le peintre moderne, la toile est le tout et le « tout » se joue dans le travail des lignes et des couleurs. Dans l'Art sacré, tout se joue dans l'accès à ce qui n'est pas directement montré. Les gravures alchimiques ne sont pas des objets mais des portes entrouvertes. C’est davantage le paysage qui s'y profile que la porte elle-même qui doit susciter l'intérêt du Noble Voyageur. La question essentielle que l'image alchimique nous pose est celle de la conversion du regard.
La vision iconographique du réel que l'art alchimique révèle à notre entendement s'apparente à maints égards à la philocalie orthodoxe. « l'Esprit-Saint est la saisie directe de la beauté » écrivait Dostoïevski. L'Esprit-Saint est l'inépuisable source lumineuse du monde imaginal. La beauté iconographique doit se comprendre d'une toute autre façon qu'ornementale ou didactique. « Par rapport au Verbe, écrit Paul Evdokimov, l'Evangile de l'Esprit-Saint est virtuel, contemplatif, il est le doigt de Dieu qui trace l'Icône de l'Etre avec de la lumière incréée. »
Il importe donc d'apprendre à déchiffrer les œuvres de l'iconographe divin, apprendre, comme le dit Saint-Grégoire de Nysse à « regarder par l'œil de la Colombe ». Cette conversion du regard suppose, ainsi que le souligne Françoise Bonardel « une double oblation herméneutique », en citant Wang-Bi: « Les mots sont les traces sonores des images et les images sont les filets visibles des significations. Les images surgissent de la signification mais lorsqu'un homme se laisse prendre par les images, alors ce ne sont pas de justes images. Les mots naissent des images, mais lorsqu'un homme se laisse prendre par les mots, ce ne sont pas de justes mots. Ainsi ne peut-on saisir le sens que lorsque l'on oublie les images et ce n'est que lorsqu'on oublie les mots que l'on peut apprécier les images. La compréhension du sens à pour condition le sacrifice de l'image, la compréhension des images a pour condition le sacrifice des mots. » Il faut oublier les images pour entendre le secret des mots et oublier les mots pour entrer dans les royaumes impondérables de l'image. L'absolu tant désiré advient précisément dans l'oblation qui révèle la pure présence du Sens qui est par-delà toutes les images et tous les mots. Le « secret de nature » dont parlent les traités est d'abord une luminologie. Par-delà l'image et le mot est la lumière qui fait apparaître. L'image n'est rien sans le soleil visible et le mot n'est rien sans l'invisible soleil du Sens dans le ciel de l'entendement humain.
La Quête alchimique vers l'essence consiste à retrouver en toutes choses l'essence humaine dans sa réalité immanente, l'éclat éblouissant dans les ténèbres de la substance. Telle est la vision iconologique de l'Alchimie, telle est aussi sa prière et son oeuvre. « Les Saints priaient, écrit Saint-Basile, pour que la contemplation de la beauté divine s'étende sur l'éternité ». De même, l'Oeuvre alchimique voudra étendre à l'ensemble de la création l'embrasement transfigurateur de la lumière divine. « Selon une vieille croyance populaire, rapporte Paul Evdokimov, l'éclair pénétrant la nuit d'une huître engendre la perle. L'espace n'a d'existence que par la lumière qui en fait la matrice de toute vie. C'est en ce sens que la vie et la lumière s'identifient. La lumière rend tout être vivant en en faisant celui qui est présent, celui qui voit l'autre et qui est vu par l'autre, celui qui avec et vers l'autre, existant l'un dans l'autre. » De même, la philosophie hermétique est moins une philosophie fermée qu'une possibilité offerte d'aller à la rencontre du monde. « Bien respirer un beau poème, disait Bachelard, c'est boire l'or astral des alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration. » Aller à la rencontre du monde, c'est devenir ce que nous découvrons, non plus spectateurs mais acteurs de la dramaturgie alchimique définie par Antonin Artaud. « Toute figure, écrit Françoise Bonardel, cachant ce qu'elle feint de montrer, renvoie en fait le lecteur à l'obligation de devenir le lieu d'où, pour émerger, en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain (eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières ». Délivré par la méditation mercurielle, l'esprit humain s'élance avec impétuosité vers les ruisselantes lumières de l'Esprit-Saint. « De l'image visible, écrit Joseph de Volokolamsk, l'esprit s'élance vers le divin. Ce n'est pas l'objet (icône matérielle) qui est vénérée par la Beauté par ressemblance que l'Icône transmet mystérieusement. »
Retrouver la beauté par ressemblance que l'icône transmet mystérieusement, tel est l'Oeuvre qui nous confère la souveraineté. La pierre est l'aboutissement de l'Oeuvre. Rien ne sera jamais compris des procédures alchimiques si nous ne discernons pas, au-delà des images et des mots l'opération déïfiante dont ils décrivent le cheminement. Les mots conduisent à d'autres images et ces images à d'autres mots, mais tout cela demeure dans l'insignifiance si nous ne comprenons pas ces signes comme des étapes sur le chemin d'une souveraineté conquise. On se souvient de la formule frappante de Kant: « Le Beau est une finalité sans fin ». Cette souveraineté conquise par la ressemblance que l'image mystérieusement transmet est, pour l'alchimiste, la finalité sans fin. Et comment mieux définir la Pierre que par cette formule, « une finalité sans fin ».
A cette hauteur ou à cette profondeur, le paradoxe logique est seul capable de saisir le sens. Ainsi que l'écrit Evdokimov: « L'Homme-Dieu est le paradoxe à la puissance suprême, au sens définitif ». Le paradoxe incarné, la vertu christique, l'Oeuvre de l'alchimiste a pour destination d'en réaliser la plénitude par l'approche fervente de la nature, mais dans cette approche prédomine le pressentiment du voile, de la présence auguste d'une autre réalité. « Dès lors, ajoute Paul Evdokimov, il est évident que ce n'est pas dans la nature elle-même que se situe la vraie beauté mais dans l'épiphanie du transcendant qui fait de la nature le lieu cosmique de son rayonnement, un buisson ardent ».
La méditation philosophale à laquelle nous invitent les images et les poèmes est d'abord une invitation à reconquérir les prérogatives métaphysiques de l'Art sacré en ouvrant la conscience au buissonnement ardent des interprétations. De l'affirmation dostoïevskienne « la Beauté sauvera le monde » la gnose philocalique voudra faire une attestation métaphysique, en tant que double oblation. Car si la Beauté sauve le monde, il ne nous appartient pas moins de sauver le Beauté. D'où l'importance de l'Oeuvre. L'Alchimie est ainsi une contemplation oeuvrante ou une prière opérative; ce que devraient être toute contemplation et toute prière. La Beauté ne nous sauve que si nous sauvons la Beauté. Cette réciprocité à l'œuvre dans l'immanence et la transcendance est également mise en évidence par Clément d'Alexandrie: « L'Homme est semblable à Dieu parce que Dieu est semblable à l'Homme » La procession liturgique du Grand-Œuvre est orientée par la naissance de Dieu en l'homme, mais celle-ci n'a de sens que par la naissance de l'homme en Dieu. La Nativité et l'Ascension sont la double appartenance dont la Pierre est la Symbole de réalisation. L'Alchimie, cette forme métaphorique de la Gnose chrétienne et universelle, si elle dépasse les actes ordinaires du croyant ne s'écarte pas pour autant du génie propre au christianisme. « L'homme est un être qui a reçu l'ordre de devenir Dieu, dit Saint-Grégoire de Nysse. L'homme doit unir en lui la nature créée et l'énergie divine incréée car il est homme par la nature et Dieu par la Grâce » C'est à la reconnaissance de ces très anciennes paroles de feu que nous devons de ne pas éteindre l'Esprit-Saint qui vit et circule en toute chose. Ainsi que l'écrit justement Alexandra Charbonnier dans son ouvrage sur Milosz: « Le poète divulgue ainsi une sublime vérité: c'est la matière qui assume le destin de l'esprit. La régénération du minéral correspond à une transmutation de la nature déchue d'Adam ». Sans doute en sommes-nous au moment où il faudra choisir entre une vue-du-monde gnostique et une banale conception ecclésiastique, voire administrative, du monde. L'Art, véritable liturgie cosmique, nous porte, par ses puissances salvatrices, au seuil de la Connaissance.
5. La Science alchimique
L'Alchimie n'est pas seulement, comme nous l'avons vu, une philosophie et une liturgie, elle est aussi, au premier chef, une science, mais comment comprendre cette science sans la situer d'abord dans sa procession philosophale qui la rend possible et opérative ? Pour différente qu'elle soit de la science utilitaire ou profane, la science alchimique n'en obéit pas moins à des méthodes qui ne diffèrent pas essentiellement de la science prospective la plus contemporaine. On sait que le principal argument du dix-neuvième siècle pour dénier tout intérêt aux traités d'Alchimie fut le « dogme » de l'intransmutabilité des métaux. Or, la science du vingtième siècle a frappé d'inconsistance ce dogme en donnant raison à l'a priori alchimique de l'unité de la matière.
En bonne logique, il eût fallu alors reconsidérer ces traités, le principal argument contre leur validité étant tombé, mais il faut bien se rendre à l'évidence: la « scientificité » d'une époque tient bien davantage à l'idéologie et aux habitudes qu'à l'audacieuse exactitude. Ce que nous avons pris pour habitude de ne point prendre en considération, quand bien même de nouveaux éléments nous inciteraient à le faire, se tient à trop grande distance pour que notre paresse intellectuelle ne nous interdise pas de les atteindre. Entre l'Alchimie traditionnelle et le goût de l'objectivité scientifique se sont creusés des abîmes qui sont beaucoup plus idéologiques que réels. Rien n'entraîne l'être humain aussi loin de la Tradition que les coutumes et les habitudes. Les héritiers de Newton ne parviennent, pas davantage que ceux de Galilée ou de Ptolémée en leurs temps, à se départir de leurs habitudes mentales, car ils n'ont hérité que des convictions de leurs prédécesseurs et non de l'élan créateur. Alors même que l'a priori de la science alchimique n'est plus invalidé, et quand bien même on considère, désormais, les théories de Newton comme un apport décisif, on n'en persiste pas moins à ne pas vouloir prendre en considération les recherches alchimiques de Newton, comme si elles n'étaient que des lubies de vieillard ! Presque personne ne semble envisager que les théories hermétiques puisse donner à celui qui s'en approche loyalement une plasticité intellectuelle susceptible d'apporter à la logique scientifique ces modifications décisives qui aboutirent aux théories de Newton et d'Einstein.
L'alchimiste, en proie aux variations chromatiques de l'Athanor, qui est un résumé du cosmos, est mieux placé que tout autre pour voir à l'œuvre l'interdépendance du temps, de l'espace et de la matière et pour constater que la temporalité humaine, la temporalité de l'œuvre dans l'Athanor et la temporalité du cosmos entretiennent des relations complexes qui n'ont plus rien à voir avec le temps linéaire ni les logiques binaires du positivisme. Ainsi, l'a priori alchimique, l'unité de la matière et l'interaction des « composants » de l'univers, ainsi le mode d'observation, qui implique l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, présagent, dans la méthodologie alchimique traditionnelle, les avancées les plus récentes de la Physique. Notre thèse est que l'Alchimie n'était pas une « pré-chimie », une forme de logique archaïque, rendue obsolète par la chimie moderne, pour cette simple raison que la logique de l'interdépendance, fondée sur l'analogie, s'est toujours développée en marge du rationalisme qui, durant ces mêmes périodes, a suivi son cours.
La science « rationnelle » n'est point née de la disparition de l'Alchimie ou d'autres sciences traditionnelles, elle s'est développée, ailleurs, en d'autres sites, selon d'autres ambitions. Il se trouve que la science du dix-neuvième siècle, obsolète à son tour, laisse place à des théories qui entrent singulièrement en résonance avec la Tradition hermétique, mais tel n'est pas le propos précis de ces notes. L'étude comparative entre l'Alchimie et la science en devenir sera peut-être faite un jour. Elle sera le couronnement d'une transdisciplinarité qui commence à peine à voir le jour. Ces quelques remarques d'épistémologie philosophale permettront peut-être d'en esquisser le plan. Toutes les évidences sur lesquelles se fonde la science du dix-neuvième siècle sont tombées une à une. La matière, l'espace, le temps ne sont plus ces réalités indubitables et invariables que l'assurance d'une bourgeoisie, à l'aube de ses plus lucratives conquêtes techniques, projetait sur le monde. Nous avons compris, depuis, que la matière recèle les secrets d'une « vérité » et d'une « unicité » dont le Vedantâ et Leibniz avaient pressenti les opérations subtiles dans tous les ordres de la réalité intérieure ou extérieure. Les visions de Hildegarde de Bingen ou de Rumî nous avaient déjà donné à pressentir que la lumière entrait dans la constitution la plus essentielle de la matière. Or, nous disent aujourd'hui les physiciens, la lumière ne serait que de la matière morte. C'est donc à bon escient que les alchimistes sont à l'affût de « l'étincelle d'or » enclose dans les tréfonds de la matière. L'étude et la contemplation de la lumière, la tentative sans cesse réitérée d'en pénétrer les arcanes demeure d'actualité. A ne point oublier la nécessaire dépendance de la théorie de la lumière, de l'œil qui perçoit la lumière et de la lumière elle-même, dans son inconnaissable profondeur étrangère à l'humain, nous revenons, avec l'Alchimie à la science (née du regard « stéréoscopique » ou « panoramique », pour reprendre les mots de Jünger) qui n'a d'autre dessein que de modifier notre entendement dans le sens du plus profond bonheur et de la plus grande richesse.
Le « scientifique », encore imbu des catégories du siècle précédent, ne manquera pas d'objecter que l'on ne sait jamais, dans les traités d'Alchimie, si la lumière est la lumière physique ou la lumière métaphysique et que cette incertitude interdit l'approche scientifique des phénomènes décrits. Mais en logique philosophale, cette objection ne tient pas car, dans ses approches à angle variable, symbolisées par le « feu tournant », l'objet et le sujet, comme dans un ballet, se disposent en figures tournoyantes dont chacune, selon des lois chorégraphiques précises, est tour à tour objet et sujet de l'autre, selon qu'elle définit à tel ou tel moment le centre de gravitation du mouvement en cours. La musique baroque figure assez bien les trajectoires propres à la logique alchimique et sans doute à la logique de l'univers lui-même dont on s'aperçoit de plus en plus qu'il ne ressemble nullement à l'image que voulaient s'en faire les progressistes du siècle dernier. Le reflet métaphysique de la lumière physique divulgue le secret de la lumière divine. Le monde physique ne peut s'interpréter qu'à partir d'un monde métaphysique car l'interprétation est elle-même ce monde métaphysique. « L'Alchimiste, écrit Dorneus, verra peu à peu, et de plus en plus avec les yeux de l'esprit, luire un nombre infini d'étincelles qui deviendront une grande lumière. » En dehors du sens métaphysique dont elles sont le miroir, les choses n'existent pas. C'est ainsi que la confusion entre le « physique » et le « métaphysique » qui chagrine tant nos prétendus scientifiques apparaît au contraire, à qui sait en faire bon usage, comme une chance magnifiquement offerte, de saisir au vif le phénomène dans sa métamorphose, sans être dérouté par son caractère transitoire, ni par sa nature protéenne ou contradictoire. Qu'une chose puisse être à la fois ceci et cela, visible et invisible, physique et métaphysique, c'est là toute la pertinence du Symbole, qui, par nature, appartient à deux mondes. « Faire apparaître les choses cachées dans l'ombre, écrit Sendivogius, et en enlever l'ombre, voici ce qui est permis par Dieu au philosophe intelligent par l'intermédiaire de la nature. Toutes ces choses se produisent et les yeux des hommes ordinaires ne les voient pas, mais les yeux de l'esprit et de l'imagination les perçoivent par la vision vraie, par la vision la plus vraie ».
L'Alchimie nous propose donc une explication scientifique de la réalité, mais à des fins toutes autres que celles que se propose la science profane. Le monde existe, nous dit l'Alchimie, ses éléments sont en proie à d'irrésistibles variations et d'impérieuses métamorphoses et il n'y a pas lieu de s'en désintéresser. Il n'est plus question de rester enfermé dans ses opinions ou dans ses convictions. Le Merveilleux peut naître à chaque seconde de l'attention extrême que nous portons aux plus simples choses qui nous entourent: la terre, l'eau, l'air, le feu. Le tout est de saisir leur dynamique intime, de s'approprier le secret de la force qui les anime, d'en approcher les fulgurances. Il y a dans l'Alchimie une musique et un silence du Merveilleux. Les âmes des choses brasillent dans l'Athanor et, dans leurs déploiements chromatiques, soudain semblent gagnées par la solennité du silence. Il n'en demeure pas moins que cette intense poésie naît d'une science. Le monde auquel nous invitent les alchimistes est aussi peu subjectif et sentimental que possible, précisément car toutes les subjectivités et tous les sentiments s'y retrouvent. Cette totalité formule, mieux que n'importe quelle déclaration d'intention, l'objectivité de l'Alchimie.
A cet égard l'Alchimie appartient en effet à un monde radicalement différent de celui où nous vivons, car l'alchimiste expérimente dans sa recherche métaphysique même. L'alchimiste ne se contente pas de formules mathématiques inventées par d'autres. Chaque alchimiste doit refaire le parcours depuis la découverte de la matière première jusqu'à ses ultimes métamorphoses culminant dans le Rubis des Sages ! Tel est le paradoxe que cette science traditionnelle n'est point facilitée par la transmission du savoir. Tout est dit, mais sous un voile, et la révélation est l'aventure propre, et singulière, de l'alchimiste. L'alchimiste, face à son Oeuvre, est unique. Nul ne peut le remplacer, et c'est en effet ce qui tendrait à éloigner l'Alchimie de la science pour la rapprocher de l'Art. Mais, à l'inverse, pourquoi ne pas se fonder sur les exigences propres de l'Art, pour rapprocher l'Alchimie de la science ? L'Alchimie, science issue de la nuit des temps, témoigne d'un état de la connaissance humaine où l'Art, la science et la magie (au sens de moyen d'action sur le monde et sur soi-même) n'étaient pas encore séparés. On ne peut s'empêcher de considérer que cette séparation n'est efficace, comme la division du travail, que dans l'ordre de l'économie et de la gestion, et qu'elle est au contraire préjudiciable à la prospection et à la connaissance. Si se connaître et connaître le monde forme bien un seul acte de connaissance, la connaissance est une et toute subdivision, qui se prolonge abusivement, finit par atteindre la connaissance elle-même dans son principe. L'Art qui n'est pas un objet de connaissance est pure vanité, sinon pure inexistence. La Forme artistique elle-même est l'empreinte d'une volonté de connaissance qu'il importe de déchiffrer si l'on ne veut pas se limiter à une critique qui n'est que la vanité des vanités.
L'Alchimie peut ainsi nous enseigner à mieux comprendre l'Art et la science en mesurant ce qu'il y d' art dans la Science et ce qu'il y de science dans l'Art. De même que les romans de Balzac apportent davantage à la connaissance de l'Histoire des hommes que tous les traités de sociologie et de psychologie, il est fort probable que l'Alchimie nous apporte davantage sur la connaissance de la nature et du cosmos que les sciences positives vulgarisées telles qu'elles nous parviennent actuellement par l'enseignement secondaire ou universitaire ! L'Alchimie est une science qui fait sienne les exigences de l'Art, c'est-à-dire l'exigence d'une expérimentation directe, non-reproductible et cependant infiniment chargée de Sens. L'Alchimie est aussi, et simultanément, un art qui fait sien les exigences observatrices et méthodologiques de la science, respectant ce que Bachelard a nommé la dialectique de l'a priori et de l'a posteriori, l'expérimentation venant infirmer ou confirmer une théorie interprétative préalablement formulée. Rien, en Alchimie, n'est hasardeux. Le paramètre d'influence infime ou insignifiant n'existe pas. Toutes les influences jouent pleinement dans l'accomplissement de l'œuvre, et aucune n'est négligeable. Les lois selon lesquelles se réalisent les Principes sont exactement formulées, mais leur mode d'implication dans l'expérience est imprévisible et unique, non certes car il relève de l'aléatoire mais bien parce qu'il s'inscrit dans un faisceau d'influences si diverses et si nombreuses qu'il ne se reproduit jamais deux fois à l'identique. Les conditions requises sont toujours les mêmes, mais le mode opératif varie car la situation, prise dans son ensemble, et à commencer par l'opérateur, ne sont jamais les mêmes.
Si quelques ambitions président à cet ouvrage, la première d'entre elle serait de délivrer autant que possible les belles procédures opératives des alchimistes du pathos et de la médiocrité « occultiste », pour ne rien dire de l'abominable « New Age ». L'occultisme ne serait-il pas en dernière analyse la mauvaise humeur propre au narcissisme malheureux ? L'alchimiste est un mystique pragmatique. Son « moi » ne le préoccupe pas outre mesure car il sait que seule importe la rencontre du temps et de l'éternité, la seconde magique où l'éternité coupe verticalement le temps. Comment se préoccuper de son « moi »,- comme le font les psychanalystes et les occultistes modernes,- lorsque l'on sait que le « moi » n'existe pas, que nous sommes voyageurs odysséens en des réseaux d'analogies et de Symboles ?
L'Alchimie est une science dans la mesure où elle n'est pas une croyance, et elle est une science sacrée dans la mesure où elle dépasse l'utilitarisme. L'Alchimie, au lieu de se perdre en représentations abstraites va droit aux choses elles-mêmes. La connaissance absolue qu'elle poursuit passe par le jeu des éléments et les expérimentations variées et la songerie amoureuse. L'alchimiste face à son Oeuvre instaure un rapport au monde où le centre n'est plus son « moi », son humanité, ou quelque autre appartenance que l'on voudra, mais l'étincelle née de la rencontre du monde et de l'entendement humain. Le vrai n'est pas dans le « moi », le vrai n'est pas dans le monde mais dans « l'étincelle d'or », la seconde magique de la rencontre, l'escarbille soudaine qui, par la justesse de l'idéogramme qu'elle trace dans l'air, va illuminer la réalité dans la recouvrance de sa réalité aurélienne.
A cet égard l'Alchimie figure dans un registre philosophique fort éloigné de l'humanisme moderne qui préside actuellement aux destinées du « progrès » scientifique, voué selon la formule de Simone Weil que nous citions précédemment « à réussir aussi bien entre les mains des fous que des criminels ». Et c'est en effet ce que nous voyons. La faiblesse de l'humanisme moderne, qui se revendique fort abusivement de l'humanitas antique, est de ne jamais cesser de concevoir l'homme dans la perspective évolutionniste comme un animal auquel se serait ajouté quelque chose, à savoir l'âme, la raison, la parole, l'art de la guerre ou que sais-je ? Cette conception zoologique de l'humain comme « animal amélioré » par un ajout, contresigne l'absurdité de la thèse évolutionniste à laquelle nous devons d'autres théories encore, racistes, économiques, propres à satisfaire l'idéal à rebours des « hommes sans visage ». En Alchimie, comme dans toutes les autres sciences traditionnelles, l'identité humaine ne connaît pas de telles réductions génériques ou zoologiques. L'homme de la tradition ne classait point ses semblables en catégories naturalistes. L'être humain se définissait par son parcours spirituel, c'est-à-dire par le secret, car le parcours spirituel est un secret entre Dieu et l'homme.
L'Alchimie, comme toutes les sciences de l'interdépendance, suppose une conversion du regard qui bouleverse notre identité. Il est banal aujourd'hui de parler d'une « crise de l'identité », comme il existe au demeurant une crise de la propriété (l'une étant l'avers de l'autre); mais si l'on suit la logique philosophale, ces « identités » et ces « propriétés » ne sont que des écorces mortes, et il bon qu'elles soient menacées. Seule importe l'Oeuvre. L'existence humaine, dans sa prédestination surnaturelle n'est rien d'autre que l'accomplissement de l'Oeuvre. Or, l'identité humaine propre à « l'humanisme » moderne pose l'homme comme « ayant droit » de par sa seule identité humaine, mais il suffit, et cela, hélas, depuis le début de ce siècle ne cesse de se voir, de dénier à autrui cette identité pour instaurer l'horreur. L'Alchimie, et tout le courant herméneutique qui l'accompagne, pose au contraire l'être humain comme une possibilité renouvelée, dans chaque être humain, de tout reprendre à l'origine et d'atteindre par son Oeuvre à une sorte de responsabilité universelle.
La beauté de l'iconographie alchimique en témoigne: rien ne peut être laissé au hasard de la laideur. L'alchimiste n'est pas « l'ayant droit » satisfait de son identité ou de son appartenance, il est, sur la crête scintillante de l'instant qui naît et qui meurt, la possibilité de l'Oeuvre. Cette vue du monde esthétique, plastique, pragmatique, s'oppose aux idées générales, aux morales et aux dévotions du monde moderne. Le monde de la Tradition, que les modernes accusent volontaire d'être chimérique, n'a jamais cessé de prendre la mesure réelle de la vie humaine par l'ivresse et par le rêve de la beauté ; car, en fin de compte, rien n'est réel que la beauté. Les hommes de la Tradition étaient assez sages pour comprendre que nos identités ne sont rien, que notre humanité même, au sens générique, n'est qu'un leurre et que seule importe l'heure qui s'élève dans le ciel comme une prière adressée au rêve et à l'ivresse de la beauté.
L'homme moderne se veut extraordinairement réaliste et nous voyons son imprévoyance nous précipiter dans le désastre; il se croit informé des ressources de la Raison et son monde obéit à la plus noire déraison; il s’imagine enfin le gardien excellent de la morale et de l'humain et ne cesse de se trouver engagé dans les plus affreux massacres de tous les temps ; et même, lorsque le calme règne, en apparence, la vie quotidienne est morne comme un lendemain de défaite. Moins épris de généralités, l'homme de la Tradition portait son attention là où d'emblée sa vie s'embrasait, là où l'intensité du rêve et de l'ivresse signalaient l'approche du Sens, dépassant la sinistre usure des jours.
Le rêve et l'ivresse, c'est à dessein que j'insiste sur ces mots qui semblent si loin de toute science. Et pourtant, lorsque le rêve humain s'ouvre sur le songe divin, lorsque la spéculation danse de reflets et reflets jusqu'au tabernacle de la lumière incréée, la science devient un « science véritable », une Gnose. La différence entre la science moderne et la science alchimique est moins dans quelque « rigueur », qui ferait défaut à l'une et serait l'apanage de l'autre, que dans leur perception diverse de l'être humain. Ce n'est pas dans les opérations et dans les théories qu'il faut, en dernière analyse, chercher les différences majeures mais dans les opérateurs. Selon ce que l'on conçoit être à soi-même sa propre humanité, l'opération alchimique relèvera d'une planification ou d'une transmutation. Si l'on examine dans ses projets et dans ses réalisations majeures la science moderne, on s'aperçoit qu'elle exprime avant tout le besoin fondamental de planifier la réalité. Le singulier est que ce besoin de planification s'accompagne d'un manque total de prévoyance. Mais sans doute le besoin de planification naît-il précisément de l'impuissance qui est devenue la nôtre à prévoir. La prévision et la prévoyance, ces vertus traditionnelles de l'Autorité, relèvent de la prophétie alors que la planification relève de la technique. La technique, par l'effroi d'une réalité imprévisible, va céder à la croyance illusoire que l'on peut aplanir la réalité pour éviter de s'y affronter. Tout, dans le monde moderne vise à l'éviction de la présence réelle. La folie planificatrice du moderne est horreur de la présence. Planifier l'espace et le temps pour éviter le face à face à l'irréductible singularité de l'aléa, telle est la froide folie de cette fin de cycle. C'est ainsi que le Moderne ne va plus vivre au cœur de la présence réelle des choses qui sont d'abord l'air, l'eau, la terre et le feu, mais derrière des écrans, où il cultive, internaute, l'illusion de l'omnipotence.
Au désir de souveraineté de l'Alchimiste, qui s'accomplit dans la liberté, non pas octroyée mais conquise, s'oppose le fantasme d'omnipotence du Moderne qui se réalise dans la servitude absolue qui fait passer les hommes du rang de sujets à celui d'objets interchangeables. Ces distinctions sont essentielles si l'on veut aborder, en connaissance de cause, la description des étapes du Grand-Œuvre. Ces étapes ne sont pas des moments dans une évolution, mais les stations oratoires d'une transmutation. L'alchimiste ni son Oeuvre n'évoluent, ils se disposent à recevoir les influx sidéraux des changements d'états dont la soudaineté contraste dramatiquement avec la longueur des préparatifs. Il existe une dramaturgie alchimique, qui exclut le plan naturaliste de « la lente évolution des caractères ». Seule est décisive la conversion du regard qui transmute l'entendement à la si fine pointe du Temps que le Temps lui-même en devient imperceptible.
6. La dramaturgie des ténèbres rutilantes
« Il y a entre le principe du théâtre et celui de l'alchimie une mystérieuse identité d'essence. C'est que le théâtre comme l'alchimie est, quand on le considère dans son principe et souterrainement, attaché à un certain nombre de bases, qui sont les mêmes pour tous les arts, et qui visent dans le domaine spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, dans le domaine physique, permet de faire réellement de l'or. Mais il y a encore entre le théâtre et l'alchimie une ressemblance plus haute, et qui mène métaphysiquement beaucoup plus loin. C'est que l'alchimie comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes. »
Antonin ARTAUD
La dramaturgie alchimique semble inspirée du Théâtre classique, du Nô ou encore, comme l'a souligné Antonin Artaud, du théâtre balinais. En effet, le théâtre, lorsqu'il s'efforce d'établir des ponts entre la représentation extérieure et une vérité intérieure rejoint la pratique de l'Alchimie. Considérons l'effet cathartique recherché de façon explicite ou implicite par les dramaturges, la mise en scène, si comparable à la « mise-en-vaisseau » où divers composants vont interagir selon leurs caractéristiques propres, voyons les figures hiéroglyphiques des personnages et des scènes, l'éclairage, les décors dont la charge symbolique va favoriser l'herméneutique des âmes, (le tout se déroulant dans le cadre mathématique des Actes, qui, semblables aux « Œuvres » des alchimistes, donnent aux personnages et aux situations où ils se trouvent la cohésion nécessaire à l'espérance du changement d'état,) et nous aurons déjà quelque idée de cette « délivrance » qui, dans presque toutes les dramaturgies classiques ou traditionnelles aimante à la fois le destin des personnages et l'attention des spectateurs.
La scène est, pour reprendre la formule de Françoise Bonardel, « le lieu d'où, pour émerger en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain (Eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières ». La suite des Actes montre les étapes de la décantation qui n'est possible que par la mise en situation des forces qui, dans l'espace profane, perdent leur vertu d'éveil. L'espace sacré de la scène où les Figures composent des faisceaux de puissance en voie de révélation, n'est pas seulement comparable à l'Athanor de l'alchimiste, elle est l'Athanor. La scène de théâtre est ce qui dresse la parole dans sa nécessité. Là où la vie quotidienne, surtout de nos jours, ne cesse de réduire toute parole à l'insignifiance par le bruitage permanent des musiques d'ambiance, des machines et des bavardages, le Théâtre se réapproprie les vertus fondamentales du Logos, sous toutes ses formes. La syllabe devient « mantra », intonation sacralisant le souffle, et le mot, soudain, porte à nouveau en lui toutes les possibilités de l'être. Mais ce Logos, comme la vertu aurifère de la lumière philosophale, ne se limite pas au langage articulé, au jeu des phrases en lesquelles pourtant basculent les mondes et se révèlent les envers des âmes ! Le Logos s'éploie, se dilate, comme une substance chimique sous l'effet de la flamme, se diffuse à l'ensemble de la manifestation théâtrale.
Les corps sont hiéroglyphes, les attitudes qui se suivent inventent un autre langage où le langage des mots se déplace comme dans un labyrinthe. Toutefois, pour l'alchimiste, comme pour le spectateur, le labyrinthe se crée au fur et à mesure que l'on s'y aventure. Tout est dit, ordonné par des Principes qui échappent aux déterminations humaines. Le Mystère théâtral et le Mystère alchimique sont, comme en témoignent les oeuvres de Goethe, de Milosz, ou d'Artaud, un seul et même Mystère. La pièce de théâtre de Raymond Roussel Poussière de Soleil, est un autre exemple de cette tentative d'entraîner le spectateur dans le labyrinthe métaphysique de la présence. Lorsque le théâtre accomplit le dessein alchimique, il cesse d'être représentation pour devenir pure présence. Tous les auteurs et tous les spectateurs qui ont quelque peu le sens du sentiment religieux savent que la célébration du magistère théâtral suscite l'existence d'une temporalité pure, miroitante, sans autre détermination. Ce qui est dit résonne dans la profondeur d'un espace qui n'est autre que temps ramené à son originelle forme sphérique. Chaque point du temps est alors à égale distance de la présence qui est le centre de la sphère; et ce centre est là, à la fine pointe de la chose dite, saisie à l'instant même où elle va s'évanouir par la pensée de celui à qui elle est adressée.
Qu'il soit clair, une fois pour toute, que nous sommes plus près de l'essence du Grand-Œuvre dans le grand songe limpide d'une pièce de Racine que dans des manipulations, fussent-elles « homéopathiques » des laboratoires pharmaceutiques ! Délivrer l'imagination alchimique des pesantes banalités de l'occultisme ou du scientisme, c'est aussi, c'est aussi délivrer l'Oeuvre de la tentation des usages médiocres. Le Grand-Œuvre ne sert à rien et ne sert personne. Il est simplement ce qui donne à notre vie son orientation, son sens, son intensité et sa beauté où se rejoignent le rêve et l'ivresse, c'est-à-dire Apollon et Dionysos, que nous savons être, depuis Nietzsche, les divinités tutélaires du théâtre. De même nous verrons, dans la magnifique conjugaison des contraires propre à l'Alchimie, les formes sculpturales du Songe être animées par les mouvements de l'ivresse, par l'impétuosité printanière des eaux et des feux.
Au songe apollinien correspond l'interprétation pythagoricienne, le déchiffrement des opérations, l'idée hermétique d'une mathématique céleste et supra-céleste dont la connaissance est nécessaire à la juste intervention de l'opérateur. A l'ivresse dionysiaque correspondent l'interaction dynamique des éléments, leurs guerres et leur alliances, admirablement évoquées par les présocratiques, Héraclite ou Empédocle. A la fulgurance d'Apollon qui, du plus haut des nues, va ordonner mathématiquement les éléments en quatre et les substances en trois (souffre, sel, mercure) vont répondre, dans le déroulement de l'Oeuvre, les dionysies enflammées des rencontres de l'eau et du feu, du souffre et du mercure, autant de combats épiques que l'on retrouve dans l'iconographie alchimique.
La sérénité philosophale n'est conquise que de haute-lutte. Chaque jour, et pendant des années, l'alchimiste doit terrasser le Dragon et faire briller à la lumière victoriale le glaive de la pensée droite. Nous sommes là à mille lieux de ces théories simplistes, qu'elles se veuillent matérialistes ou théologiques, qui soumettent les phénomènes à un simple enchaînement de causes et d'effets. Le déterminisme, tout comme certaines formes de providentialisme schématique, n'est qu'une interprétation a posteriori. La « pensée droite » n'est pas une pensée linéaire. La « droiture » dont il est question, par exemple dans les traités de Maître Eckhart, est verticale et non pas horizontale. L'aboutissement de la Quête labyrinthique est la vision verticale. Le centre du labyrinthe est le site où la verticale est donnée à l'expérience du regard. Le cheminement labyrinthique, à la ressemblance des lignes de force que tracent sur la scène les personnages du Mystère, récuse l'explication linaire.
Comprendre, en gnostique, la transcendance de Dieu, c'est sortir à jamais des logiques sommaires de la causalité auxquelles nous devons pratiquement tous les totalitarismes modernes. Rien n'est plus facile, ni plus trompeur, que l'explication d'une suite d'effets par l'énoncé d'une « cause ». Pour l'alchimiste, à rebours de cette « théologie » mécaniste, l'effet de Sens a un nombre infini de « causes » -, de même que le Centre s'explique par le nombre infini des points composant la sphère qui l'entoure. C'est pourquoi l'on peut dire que l'Alchimie n'est ni « causaliste », ni « finaliste », et c'est pourquoi les « Œuvres » qui s'y succèdent possèdent leur logique propre, « décantée », haussée à une signification plus intense, littéralement embrasée, où la durée elle-même est rituellement sacrifiée. L'écuelle de cendre du Vaisseau alchimique est un autel d'éternité.
L'Alchimie est une Science du Recommencement et il n'est d'autre éternité que celle du recommencement. Or, l'Aube recommence dans la nuit, et, en Alchimie, le symbole de la nuit n'est autre que l'Œuvre-au-noir. L'œuvre nommée par l’alchimiste « aile de corbeau » donne lieu à de nombreux développements dont le caractère énigmatique est lui-même chargé de sens. Les traités d'Alchimie ne sont pas des modes d'emploi plus ou moins chiffrés. L'Œuvre-au-noir exige l'affrontement avec les ténèbres fondamentales du langage, mais ces ténèbres, l'attentif lecteur ne manquera pas de s'en apercevoir, sont des ténèbres rutilantes. L'attrait que l'Alchimie a de tout temps exercé ne s'explique pas autrement. A l'inverse, le rejet péremptoire de l'Alchimie et des arts hermétiques s'explique par la « haine du secret », fort caractéristique de la mentalité moderne analysée avec tant de justesse et de pertinence par René Guénon. Haïr le secret, vouloir l'établissement d'une transparence universelle, promouvoir en tout et partout les tactiques de la « communication », il n'est pas difficile de voir que ces prémisses de la modernité sont aussi les prémisses du totalitarisme. A l'établissement de la communication et de la transparence mondiale, réclamées à cors et à cris par ceux qui n'ont rien à dire, correspondra, de toute évidence, le contrôle absolu. A la « liberté d'expression », qui n'a aucun sens en tant que « droit » car c'est là une liberté qui ne vaut que prise (octroyée, elle n'est qu'un leurre), la logique philosophale oppose le droit au secret.
Dans ses procédures fondamentales, l'Art hermétique n'est rien d'autre que l'éternelle revendication de l'âme humaine à ce droit au secret qui est considéré, par toutes les tyrannies, comme une menace. Dans les sociétés traditionnelles, le droit au secret fonde la liberté d'expression, car s'il n'y a rien à dire qui ne soit déjà sous contrôle de par sa formulation même, l'expression est inane. Le droit au secret est inaliénable car il se confond étymologiquement et philosophiquement avec l'indubitable présence du sacré. Pour nier le secret, il faudra donc, sous couvert de liberté d'expression, favoriser l'universelle profanation de tout par le magistère de cette étrange théologie moderniste dont la trinité « Economie-Technique-Marchandise » s'est substituée au Père, au Fils et au Saint-Esprit, si mystérieux, et, en dernière analyse, si providentiellement déroutants. A ces secrets et ces mystères du Passé, où se logeaient à merveille les libertés humaines, les « autoroutes de l'information » vont mettre bon ordre, à tel point que, si nous n'y prenons garde, l'être lui-même, dans ses teneurs énigmatiques, son immanence chatoyante, disparaîtra dans tant de « transparence » et tant de « communication » !
Il n'est donc pas impossible que la langue alchimique soit devenue l'ultime gardienne de l'être devant le néant dévorant du monde moderne qui s'est choisi pour Père, l'Economie, pour Fils, la Technique, et pour Saint-Esprit, la Marchandise ! Face au nouveau fondamentalisme qu'annonce notre fin de siècle, il conviendra d'invoquer d'immémoriales clandestinités, de retrouver une Parole, demeure du monde et de l'être. L'Alchimie, en laquelle nous retrouvons la pensée présocratique, magistralement éclairée par les herméneutiques de Heidegger, témoigne du cheminement secret de cette conscience occidentale de l'être à travers les ténèbres de l'Œuvre-au-noir dont témoignera aussi l'œuvre de Dominique de Roux. La Maison jaune, de Dominique de Roux rejoint, par l'expérimentation épiphanique du langage ce que Julius Evola à nommé, lui, le Chemin de Cinabre. Ces maillons de la « Catena Aurea », de la chaîne d'or des Alchimistes, montrent assez que tout ce qui importe est destiné, par d’imprévisibles voies, à parvenir jusqu'à nous.
(Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, collection Théôria, éditions de l'Harmattan, 368 pages, 38 euros.)
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De l'Ame:
Luc-Olivier d'Algange
De l’Ame
Il n'est rien de moins abstrait que l'âme. Lorsque presque tout en ce monde, selon le mot de Guy Debord, tend à « s'éloigner dans une représentation », à s'abstraire de sa propre immédiateté; lorsque notre entendement, dans son usage commun, se borne à n'être qu'une machine à abstraire (ce qu'il est peut-être par nature, sauf à se subvertir lui-même dans une conversion gnostique); lorsque notre corps, tel que nous nous le représentons dans le regard d'autrui est tout autant abstrait de lui-même, - l'âme seule, qui est intérieure à toutes les choses, s'y déploie, pour qu'elles soient là, qu'elle existent, et dans leur mouvement même. Qu'importe de savoir si nous croyons ou non en l'existence de l'âme, comme en une chose ou une notion, puisque ce qui existe, en s'éprouvant, est le mouvement de l'âme elle-même.
Pas davantage qu'une abstraction, l'âme n'est une « subjectivité »; elle n'est point la somme ou la synthèse de nos représentations et il serait presque trop de dire qu'elle est en nous, - cet « en nous » invitant à l'erreur de croire que notre âme serait emprisonnée dans notre corps, comme un moteur l'est dans une machine. Or la nature de l'âme est d'être impondérable et de franchir, légère, les limites et les frontières. Elle n'est pas seulement un bien intériorisé mais la circulation entre l'intérieur et l'extérieur, la fluidité même.
Notre peau n'est pas notre limite, ainsi que l’écrivais René Daumal, mais l'un des plus subtils organes de perception. Ce qui perçoit avant nous en fissions une représentation, c'est l'âme. « Peau d'âme » disait Catherine Pozzi. La formule est admirable de justesse. L'âme ne s'oppose pas au sensible comme le voudraient les morales puritaines; elle est ce qui le rend possible. Là où l'âme agit, le monde intérieur et le monde extérieur échangent leurs puissances et s'entrepénètrent amoureusement.
Que serait un monde sans âme ? Celui où nous avons la disgrâce ou la chance terrible de vivre. La disgrâce; parce que le monde moderne, le monde des hommes uniformisés et des objets de série, est cette machine à fabriquer de l'interchangeable et que la Grâce, comme le savait Al-Hallaj, ne vient qu'aux uniques. Mais chance terrible aussi, car la mise-en-péril de l'essentiel en révèle la splendeur cachée, l'inaltérable beauté sise au cœur des êtres et des choses.
L'âme humaine et l'Ame du monde sont une seule âme. L'âme des paysages est âme car elle est notre âme. Celui qui perçoit l'âme d'un paysage a la sensation de s'y perdre, à cet instant où, l'air, le ciel, les arbres et le vent affluant en lui, il vacille au bord de l'extase. Il fait plus, et mieux, que le voir. Ce qu'il voit n'est que le signe de l'âme qui regarde en lui.
Telle prairie dans son apothéose fleurie éveille en nous le printemps de l'âme. Tel océan nous rappelle à l'exigence de nos abîmes. Tel vol d'hirondelles est notre pensée même et ne se distingue en rien de ce qui la perçoit en nous. L'âme est la vive, l'avivante intersection entre ce qui perçoit et ce qui est perçu. Le sentiment qui en surgit est celui du Pays perdu, la sehnsucht des Romantiques Allemands, - l'orée tremblante de l'âme.
A certaines heures, particulièrement à l'aube et au crépuscule, le visible semble s'éloigner en lui-même, dans la profondeur du regard, jusqu'à l'orée d'où reviennent, en ressacs, les ressouvenirs du Pays perdu. Ce pays n'est perdu, en vérité, que parce qu'il est trouvé. Son absence est l'espace de son advenue.
Quiconque oublie le sens de l'exil vit dans l'exil de l'exil, - dans cette absence carcérale qu'est la représentation. La présence réelle, au contraire, est l'hôte de l'absence, son invitation, et selon la formule fameuse de Dante, sa « salutation angélique ». A l'orée du visible, l'absence du visible, l'invisible nous fait signe afin que nous cheminions vers lui. Toute vie qui n'est pas une quête du Graal est un avilissement sans fin.
Dans le fondamentalisme, tout se réduit à l'idolâtrie du signe extérieur, d'une apparence qui ne laisse rien apparaître. Apparence sans apparition, mur aveugle, sur lequel, tout au plus, on peut apposer des affiches de propagande haineuse. Le fondamentaliste veut bannir le doute, mais bannissant le doute, il détruit la Foi. A sa façon, c'est un « réaliste », il veut « du concret », c'est-à-dire de la servitude et de la mort concrètement réalisés. Il est aux antipodes, non du matérialiste ou du « mécréant », comme il se plait à le dire, et peut-être à le croire, mais du mystique et de l'herméneute, et de tout homme en qui s'élève un chant de louange en l'honneur de la Création.
Vindicatif, mesquin, obtus, il vient comme une menace, mais dans un monde qui lui ressemble. On le dit « archaïque » ou « barbare » mais il n'est ni l'un ni l'autre, - plutôt idéologue et publiciste, inscrit, et parmi les premiers rôles, au cœur de la société du spectacle. Il n'est pas ce qui s'oppose au monde moderne mais sa vérité de moins en moins dissimulée. Comment lui opposerait-on la société dite moderne dominée par la finance et la technique alors que ce sont les moteurs de sa guerre, que bien abusivement, il qualifie de « sainte » ?
La guerre de ces deux forces, antagonistes seulement par les apparences, car elles sont l'une et l'autre idolâtres des apparences, ne contient aucun espoir. Elle est la force même du péché contre l'espérance. Ce qu'il y eut de beau, de noble et libre dans la culture européenne est pris en tenaille entre ces frères ennemis qui obéissent au même Maître, - celui de la restriction de l'expérience sensible et spirituelle, celui du contrôle total.
En ces circonstances où le monde s'uniformise et s'attriste, l'âme est atteinte, blessée. Les poètes en seront les guérisseurs, au sens chamanique, et les héros, au sens d'une sauvegarde de certaines possibilités d'être. La question est cruciale et vitale car enfin, sans âme, tout simplement, on ne vit point, ou bien seulement d'une vie réduite à un processus biologique, - auquel s'intéresse précisément le « trans-humanisme », qui est sans doute la phase ultime de cet « interventionnisme » moderne qui veut ôter aux hommes la joie et le tragique, et la beauté même de l'instant éternel, pour en faire des mécaniques perpétuelles.
Le Moderne hait le donné. Rien n'est assez bon pour lui; et c'est ainsi qu'il détruit le monde et s'appareille. Les causes et les conséquences de ce processus, qui est avant tout une vengeance contre tout ce que l'on ne sait pas aimer, ont, au demeurant, été admirablement analysés par Heidegger et René Guénon. Le Moderne est un homme mécontent du monde et de lui-même et ce mécontentement, au contraire de l'inquiétude spirituelle, n'est pas une invitation au voyage, un consentement à l'impondérable, mais un grief qui se traduit par un activisme planificateur. Tout est bétonné, aseptisé, stérilisé, climatisé, - et finalement empoisonné. Plus rien n'est laissé au temps pour y éclore. Les incessantes exactions commises contre la nature, les paysages donnés par la création ou par le labeur intelligent de nos ancêtres, ne sont que la conséquence des atteintes continûment portées à l'âme des individus et des peuples qui pouvaient encore les comprendre, les honorer et les aimer.
L'âme est ce qui relie. Toute atteinte à l'âme nous sépare du monde, de nos semblables et de nos dissemblables, pour nous jeter dans l'abstraction, dans cette subjectivité morbide qui s'exacerbe devant les écrans. Les écrans, par définition font écran; ils sont des instances séparatrices et l'on reste, pour le moins, dubitatif devant ces injonctions gouvernementales qui prescrivent de les imposer dans tous les collèges et toutes les écoles, pour le plus grand bénéfice de ceux qui en font l'industrie.
L'homme irrelié, séparé des influx de toutes les forces sensibles et intelligibles, est le parfait esclave-consommateur. Irrelié, il ne peut plus recevoir, ni donner, - et symétriquement, une étrange outrecuidance s'accroît en lui, et il croit d'un clic pouvoir dominer le monde entier en le faisant apparaître et disparaître. Ses sens et la présence de l'Esprit s'altèrent en lui par cet usage. Vide d'Esprit, son cerveau s'encombre de fatras et de décombres, sa syntaxe et sa grammaire s'effondrent, ses affects s'hystérisent et sa peau devient imperméable à l'air et à la lumière, à ces forces immenses, sensibles et suprasensibles, qui embrassent, apaisent et sauvegardent.
Le propre de cette machine de guerre uniformisatrice est qu'elle s'exerce désormais non par une collectivité contre une autre, mais contre chacun, contre chaque âme éprise de l'Ame du monde. Dans ce combat, chacune de nos défaites a une conséquence immédiate pour chacun d'entre nous et par chacun d'entre nous.
A l'ensoleillement de l'âme qui naît dans la nuit dont elle révèle et fait resplendit le mystère, le Moderne a substitué l'éclairage scialytique, le néon commercial, la blafarde clarté de l'écran d'ordinateur. Il a remplacé la pensée méditante, qui délivre, par la pensée calculante qui emprisonne et infléchit les caractères vers la cupidité, l'envie et l'ennui. La fréquentation des humains en devient difficile. Les conversations, dans la plupart des cas, se ramènent à un « zapping » fastidieux; toute promenade devient une prédation touristique; toute relation humaine, une tractation pesante, voire menaçante.
Lorsque le monde disparaît, lorsque les femmes et les hommes n'ont plus conscience de faire partie de cette Quaternité, avec le ciel, la terre et les dieux, que Heidegger évoque en suivant Hölderlin, une affreuse incarcération commence, une peine illimitée dans ce « sous-sol » dont parle Dostoïevski, et d'où ne s'élèvent que des plaintes haineuses.
L'Enfer et le Paradis sont l'un et l'autre à notre portée ; cette belle énigme théologique, nommée le « libre-arbitre » trouve ici son mode d'application. Tel est l’alpha et l’oméga de la sapience : il est en nous, et donc ici-bas, un enfer et un paradis pris dans les rets du temps qui sont les reflets de l’Enfer et du Paradis éternel, et, non point en général, mais à chaque instant précis, il nous appartient de choisir l’un ou l’autre, de prendre le parti de l’un ou de l’autre. Même lorsque nous ne faisons rien en apparence, ou que nous ne faisons que songer et penser, il nous appartient que ces songes et ces pensées soient de la source vive ou de la citerne croupissante ; il nous appartient qu’elles chantent et se remémorent les heures heureuses, ou qu’elles s’aigrissent. Il nous appartient de boire à la source de Mnémosyne ou à celle du Léthé. Quiconque demeure encore quelque peu attaché à la spiritualité européenne peut se redire, dans le fond du cœur, en toute circonstance, ce qui est écrit sur la Feuille d’Or orphique trouvée à Pharsale :
« A l’entrée de la demeure des morts
Tu trouveras sur la droite une source.
Près d’elle se dresse un cyprès blanc
Cette source ne t’en approche pas.
Plus loin tu trouveras l’eau fraîche
Qui jaillit du lac de Mémoire, veillée par des gardiens.
Ils te demanderont pourquoi tu viens vers eux.
Dis-leur : je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé.
Mon vrai nom est l’Astré. La soif me consume.
O laissez-moi boire à la source ».
Les Symboles ne sont pas seulement des allégories, des représentations, ils sont des actes d’être. Ce qu’ils donnent à voir est l’invisible dont ils sont l’empreinte visible. Le sensible et l’intelligible ne sont pas seulement des catégories de l’entendement, mais des pôles entre lesquels se déploie une gradation infinie, que nos sens et notre entendement seuls ne peuvent parcourir. Entre le corps et l’esprit, l’âme est cet instrument de perception du « monde imaginal » qu’on ne saurait réduire à la fantaisie ou à ce que l’on nomme ordinairement l’imaginaire, lequel appartient à la pure subjectivité. Les œuvres de Sohravardî, de Ruzbéhân de Shîraz, ou d’Ibn’Arabi, admirablement commentées par Henry Corbin, donnent à comprendre en quoi le mundus imaginalis est bien ce « suprasensible concret », cette Ile Verte ou ce Château Tournoyant qui s’offrent à tous les hommes, par l’expérience visionnaire, aussi objectivement qu’un paysage réel.
L’Archange Empourpré qu’évoque Sohravardî, qui apparaît au crépuscule, est le messager ce qui dans la pensée fut et n’est pas encore, l’aube en attente dont le crépuscule révèle la splendeur et le sens caché. Ainsi, oui, l’âme est l’Ange, elle est ce qui en dispose en nous la présence entre les mondes, le miroitement, l’orée, l’attente, l’attention.
Il y eut dans les grandes œuvres persanes du Moyen-Age une attention extrême et précise à ces gradations, à ces variations chromatiques de l’âme allant à la rencontre de son ange, à cette multiplicité des états d’être et de conscience, sans laquelle nous demeurons emprisonnés dans des représentations sommaires et réduits à un exercice de la vie purement utilitaire et avilissant, mais cette attention se retrouve tout aussi bien chez Hildegarde de Bingen ou Maître Eckhart, et plus en amont, dans les Ennéades de Plotin.
Une catena aurea néoplatonicienne, quelque peu secrète, traverse la culture européenne fort différente du « platonisme » selon sa commune définition scolaire de « séparation entre le monde sensible et le monde idéal ». L’Idée n’est pas séparée de la forme sensible, elle est la forme formatrice de cette forme. Le monde sensible n’est pas « séparé », et encore moins « opposé », au monde des Idées, mais empreinte héraldique des Idées. Ce n’est que dans l’oubli de l’âme que s’opposent le corps et l’esprit, qui deviennent ainsi l’un à l’autre leur propre enfer. Or voici Marsile Ficin, qui parle du « rire de la lumière », voici Shelley, qui nous invite au voyage de « l’âme de l’Ame », Epispsychidion, voici Saint-Pol-Roux et ses ensoleillements, « symboliste comme Dante », voici Oscar Wenceslas de Lubicz-Milosz, dont l’Ars Magna et les Arcanes décrivent le surgissement, par le Verbe, d’un « autre espace-temps » non point irréel mais à partir duquel toute réalité s’ordonne, s’éclaire ou s’obscurcît, selon l’attention déférente que nous savons, ou non, lui porter.
Tout ce qui importe se joue dans notre perception du temps. Est-il un autre temps que le temps de l’usure et de la destruction ? Sous quelles conditions s’offre-t-il à notre attention, dans quelles incandescences ? La plus haute intensité, celle qui délivre, ne vient pas dans la hâte, l’agitation et le tumulte, mais dans le calme et le silence : « regard de diamant » comme disent les taoïstes.
L’âme est ce qui éveille, derrière les yeux de chair, les « yeux de feu ». « C’est au yeux de feu seuls qu’apparaît ce qui unit Proclus à Botticelli et l’Empereur Julien à Franz Liszt » disait Jean-Louis Vieillard-Baron, dans l’une de ses belles conférences de l’Université Saint-Jean de Jérusalem. Par l’exercice herméneutique, un arrière-plan apparaît, une conscience dans la conscience, antérieure à toute analyse et à toute explication historique, qui, si elle ne peut se prouver, selon les lois de la science reproductive, s’éprouve et se dit. En amont, dans une immensité antérieure, dans un ressac de réminiscences se tient une Sapience, qui est le bonheur même, une région paradisiaque, cet « invincible été » que l’on porte en soi au cœur de l’hiver, comme disait Camus, une gnose soleilleuse, si merveilleusement figurée dans le fameux traité d’Alchimie, intitulé précisément Splendor Solis, et qui nous revient, non de façon planifiable mais à la venvole, et pour laquelle il convient donc de se tenir prêts à chaque instant.
Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, de ce cheminement vers le Graal ou la Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable, comme sur la gravure de Dürer. Le combat pour l’Ame du monde oppose un sacrifice à un gâchis. Le moderne ne voulant rien sacrifier gâche tout. A tant vouloir opposer le corps et l’esprit, il perd le bon usage de l’un et de l’autre. Nous conquerrons, ou nous perdrons, en même temps et du même geste, la beauté de l’instant et la splendeur de l’éternité, le frémissement sensible et les lumières secrètes de l’Intellect, la présence immédiate, l’éclosion de l’acte d’être et la fidélité à la Tradition qui nous en donne les clefs. A la fine pointe de la seconde advenante, à l’aube de la fragile et fraîche éclosion, le beau récitatif nous vient en vagues depuis la nuit des temps par l’intercession d’Orphée et de Virgile.
Contre les armes dont le monde moderne use contre nous afin de nous épuiser et de nous distraire, reprenons sans ambages le Bouclier de Vulcain tel qu’il apparaît, en figuration de l’Ame du monde, dans l’Enéide : feu primordial et cœur du monde. « Par lui, écrit Yves Dauge, s’enracinent dans l’histoire les Idées pensées par Jupiter, formée par Apollon, transmise par Mercure et vivifiées par Vénus ». Telle est exactement l’âme avivée, l’âme sauvegardée : une voie vers la pensée intérieure des êtres et des choses, au point où elles se forment en se délivrant de l’informe, et voyagent vers nous par des ambassades ailées, celle des poètes et des herméneutes, pour finalement être touchées et vivifiées par l’amour.
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Poème pour Ezra Pound, traduction de Carlos Camara et Miguel Angel Frontan:
( très belle traduction en espagnol, précédée de la version en français)
Luc Olivier d'Algange
Homenaje a Ezra Pound
L'ANGE DE LA FACE
Et comme jamais, la syzygie de la lumière;
elle chantera de nouveau
regardant la mer inoubliable de la cinquième dynastie
et dans le souvenir de la forme dorienne d'Hélios
ou encore au coeur du nocturne végétal....
Alors ils arrivèrent à Oxalhunca,
mais ce furent eux qui donnèrent les noms aux districts, aux puits, aux villes...
Dépouillés des insignes, nous errions
sous les aspects ténébreux, les surplis de la flamme noire
car les temps sont venus de tout dire !
" Anna Livia ! je veux tout savoir d'Anna Livia !"
Et de la liturgie astrale des Sabéens,
et d'Amon-Ré
et des prêtres de Hiéropolis...
Issus du labyrinthe des clartés et des fraîcheurs du deuxième crépuscule avant la fin,
nous souvenant
des hommes-lumière de la Sveta-dvipa, l'Ile blanche dont l'éclat ressemble à la
splendeur manifestée du soleil lorsqu'approche le moment
de la dissolution de l'univers.
Et plus loin de nous encore, de quelque obscure superstition,
la fragile cosmogonie de notre amour.
Alors les Anges sont venus
posant sur nos fronts l'aube de leurs ailes...
en d'autres temps.
Dans l'île de Chio, il y avait autrefois un visage de Diane qui paraissait triste à ceux qui
entraient et joyeux à ceux qui sortaient...
Il y avait un laurier planté sur le tombeau de Bribia roi du Pont.
Les morts sont plus nombreux et nos souvenirs sont plus anciens.
Ils passent au-dessus des ruines de notre mémoire.
Et voici, dit Corneille-Agrippa,
les 72 Anges porteurs du nom de Dieu,
Schemhamphoras
et leur Table.
" Tout ce que j'avais vu jusqu'ici n'était rien en comparaison de ce que l'on
promettait de me faire voir".
Et de plus loin encore, les Anges sont venus sur l'horizon doré
au-dessus des villes de Toulouse et de Bordeaux
ce 12 Janvier 1986, en prophétie
des chevaleries de l'Aurore
et dans la profonde mélancolie échue de la couleur verte
à notre destin,
couleur de la juste doctrine...
Venus de l'orée miroitant, ils nous entourèrent
tandis que, vers la place Gemme de Dioscure,
je marchais dans la rue paramnésique
reconnaissant, je le jure, chaque visage.
Et, lentement, dans nos habits de fête, avec le pressentiment
d'une Loi incompréhensible, nous devenions inoubliables
sauvés par l'aurore boréale de la Mémoire !
Car n'est-il point venu, clair, d'une déconcertante clarté
le temps des derniers empires
dont les chants nous accompagnent avec le déclin
du derniers dieu souffrant ?
Où donc, l'interstice des mondes ?
A Göttingen, où je suis né, dans l'heure blanche qui précède
Aurora Consurgens, je relisais la Götzen Dämmerung
et les Dionysos dithyramben
dans l'Alfred Krönx Verlag,
en me souvenant des liturgies zoroastriennes de Sohravardî
"suspendu au tabernacle de l'Exaltation et de la Gloire",
et j'entendais bruire
au dessus de moi
dans l'heure bleue sombre
les Ailes de Gabriel
n'y pouvant rien.
Mais l'été à son tour disparaît à une puissance nouvelle
et les eaux claires sont le pardon.
Tout est vrai, rien n'est permis.
Nous arrivions en des Pays qui portaient déjà
les noms de notre pressentiment...
Les horloges se dissolvent en une écume noire sous les phases lunaires et les rêves
inquiétants. Mais pour conjurer
le Sort,
j'offris à Vénus, la verveine, à Mercure, le quintefeuille
et à Saturne, l'asphodèle.
Nous vivions dans l'inquiétude, la lucidité et l'espoir.
Etait-ce le "commencement perpétuel"
dont parle Jacob Böhme (Mystérium Pansophicum)
ou bien la toute dernière chance des épithalames ?
Qui saurait le dire ?
" L'esprit de profondeur ne meurt point".
Nous eussions aimé que les idées devinssent des icônes;
non plus des fins
mais des aurores
comme la Maison-Dieu ou l'Impératrice des Tarots.
Hommage à vous, cathédrales, obscurités, symboles -
en ce non-pays aux terrasses d'or,
belles comme l'affabulation spectrale d'un paon nocturne,
sur la soleilleuse tragédie de l'horizon...
Et la resplendissante chorégraphie des nuages...
Tu me regardes encore à l'angle du dyptique de la nature
et de la Surnature, belle comme l'Eurydice platonicienne
dont parle Ange Politien.
La Magie Naturelle précise qu'entre les pierres
dépendent de Vénus,
le béril, la chrisolithe, l'émeraude, le saphir, le jaspe vert, la cornaline, "et toutes celles
qui ont une couleur belle, changeante, blanche ou verte".
Ainsi, Fluvia d'Eliasem me reçut dans sa mémoire,
vaste palais ardent disjoignant le songe du sommeil...
Venus de l'autre côté de l'horizon avec les tendres feuillages de l'enfance,
nos yeux se heurtèrent aux fenêtres inhabitées...
Les Pâques du silence vivaient dans la pierre de nos mains.
O Agathe au démon, une ombre bleue sur ton front
présageait la terreur
de la grande nuit de l'été.
Au dessous de Tiphéreth, l'Eclair étincelant allumait
les piliers de la Miséricorde et de la Rigueur,
entre Netsach l'Eternité, et
Hod, la Réverbération.
Tout cela se passait à Toulouse pour une heure
il punto a cui tutti li tempi son presenti.
Un cercle de feu tournait autour de nous, Ariel me souriait, et dans la ténébreuse
béance de ses pupilles, mon image pour la première fois délivrée de ses miroirs parjures
montrait
un visage d'éternité.
Et l'ombre bleue sur mon front présageait les temps venus de tout dire
et la grande nuit polaire
et la fragile cosmogonie de notre amour.
O lîlâ, jeu des nesciences dont nous fûmes délivrés -
et le souvenir d'Amon-Râ, au-delà des appartenances
de l'espace et du temps
dove s'appunta ogni ubi ed ogni quando
car Il dit: "ne vous souciez pas du lendemain" - par les labyrinthes d'air d'un feuillage.
Il dit: "laissez les morts enterrer les morts" - et l'aube diadémée exile
au front noir des roses de sel l'ultime apparence des plus nombreux....
tandis que les rares marchent à légers pas de fantômes
vers l'Etoile Flamboyante.
Nous nous souvenions de la Loi des Ages dont parlait Hésiode.
" Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre
au milieu de ceux de la cinquième race... Alors,
quittant pour l'Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des
voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les
Eternels".
Le bondissement cadencé
des lignes télégraphiques
me rapprochait des bleuïssantes seigneuries de la mer.
En ces temps lointains - l'Age d'Or dont parlait Hésiode...
Car je suis né avant la victoire des Titans
in Héliopolis Magna
Et comme Hermès-Thoth-Mercure, sous le signe Gemme de Dioscure,
je fus le scribe de l'Ennéade divine,
créateur de langues,
Grand Magicien des Sphères au côté de Ptah
et Maître des cycles du Temps, il me souvient...
" Dans les espaces éternels
Se voient de toutes parts les traces
de l'écroulement des mondes".
Ainsi vivions-nous dans le siècle de l'arc-en-ciel,
gardant mémoire d'elles de pluies claires maudites...
De hautes ombres précédaient notre déroute. Au coeur de la nuit
s'ouvrait l'Aigle des transparences.
Et la blancheur d'or dans la cartographie des songes...
fenêtres boréales ouvertes sur le front du ciel -
Le sommeil nous fut un jardin prophétique,
une arborescence de lumière....
car il était dit, enfin,
que nous allions tomber hors du Temps.
" Dans l'étendue infinie des planes de Saturne...",
soudain je me souviens du poème d'Hermann Broch,
les longues phrases du Feu ( la Descente) et de la beauté,
une fois atteinte la limite du Temps...
Et Virgile soudain
éclaire la mémoire, après l'Alighieri,
dans ce train, entre deux villes natales
entre deux mondes - où vers les seigneuries d'Annabel Lee.
" l'épaule penchée contre son genou, et il avait lu l'Egloge de la Magicienne..."
Au-dehors, des champs de tournesol se glorifiaient dans le bleu crépusculaire
et ma compagne souriait dans son sommeil.
O Geilissa, des noms de dieux appris dans l'enfance venaient à ma rencontre
peuplant le grand espace désert de notre espoir...
Atrée, Camira, Astypalaea...
Nous cheminions avec douceur, et sans crainte vers l'ancienne cité.
•
EL ÁNGEL DEL ROSTRO
Y como nunca antes, la sizigia de la luz;
volverá a cantar
mirando el mar inolvidable de la quinta dinastía
y en el recuerdo de la forma dórica de Helios
o hasta en lo hondo del nocturno vegetal…
Entonces llegaron a Oxalhunca,
pero fueron ellos quienes dieron nombre a los distritos, a los pozos, a las ciudades…
Despojados de las insignias, errábamos
bajo los tenebrosos aspectos, las sobrepellices de la llama oscura,
¡porque ha llegado el tiempo de decirlo todo!
“¡Anna Livia, quiero saberlo todo de Anna Livia!”
Y de la liturgia astral de los sabeos,
y de Amón-Ra
y de los sacerdotes de Hierópolis…
Salimos del laberinto de las claridades y del aire fresco del segundo crepúsculo antes del fin,
acordándonos
de los hombres-luz de la Shveta-dvipa, la isla blanca cuyo fulgor semeja al
esplendor manifestado del sol cuando se acerca el momento
de la disolución del universo.
Y más lejos de nosotros aún, de alguna oscura superstición,
la frágil cosmogonía de nuestro amor.
Entonces los ángeles llegaron
y posaron en nuestras frentes el amanecer de sus alas…
en otros tiempos.
En la isla de Quíos había antaño un rostro de Diana que les parecía triste a los que entraban y alegre a los que salían…
Había un laurel plantado en la tumba de Bribia, rey del Ponto.
Los muertos son más numerosos y nuestros recuerdos más antiguos.
Pasan por encima de las ruinas de nuestra memoria.
Y aquí están, dice Cornelio Agripa,
los 72 Ángeles que portan el nombre de Dios,
Shemhamphoras
y su Tabla.
“Todo lo que yo había visto hasta aquí no era nada comparado con lo que prometían hacerme ver.”
Y desde más lejos aún, los Ángeles llegaron al horizonte dorado
por encima de las ciudades de Tolosa y Burdeos
este 12 de enero de 1986, en profecía
de las caballerías de la Aurora
y en la profunda melancolía que cae del color verde
en nuestro destino,
color de la justa doctrina…
Llegados del linde, refulgentes, nos rodearon
mientras que, hacia la plaza Gema de Dioscuro,
yo caminaba por la calle paramnésica,
reconociendo, lo juro, cada rostro.
Y, lentamente, con nuestros trajes de fiesta, presintiendo una ley incomprensible nos volvíamos inolvidables,
¡salvados por la aurora boreal de la Memoria!
Ya que, ¿acaso no ha llegado, claro, con una desconcertante claridad
el tiempo de los últimos imperios
cuyos cantos nos acompañan con el ocaso
del último dios doliente?
¿Dónde está, pues, el intersticio de los mundos?
En Göttingen, donde nací, en la hora blanca que precede
a Aurora Consurgens, yo releía la Götzen Dämmerung
y los Dionysos dithyramben
en el Alfred Krönx Verlag,
recordando las liturgias zoroastrianas de Sohravardî
“suspendido del tabernáculo de la Exaltación y de la Gloria”,
y oía el murmullo
por encima de mí
en la hora azul oscura
de las Alas de Gabriel,
sin poder hacer nada.
Pero el verano desaparece, a su vez, ante un nuevo poder
y las aguas claras son el perdón.
Todo es verdadero, nada está permitido.
Llegábamos a países que ya llevaban
los nombres de nuestro presentimiento…
Los relojes se disolvieron en una espuma negra bajo las faces lunares y los sueños inquietantes. Pero para conjurar
la Suerte,
le ofrecí a Venus la verbena, a Mercurio el quinquefolio
y a Saturno el asfódelo.
Vivíamos en la inquietud, la lucidez y la esperanza.
¿Era el “comienzo perpetuo”
del que habla Jacob Böhme (Mysterium Pansophicum)
o bien la última posibilidad de los epitalamios?
¿Quién podría decirlo?
“El espíritu de profundidad nunca muere.”
Nos habría gustado que las ideas se transformaran en íconos;
no finales
sino auroras
como la Torre o la Emperatriz del Tarot.
Que mi homenaje vaya a las catedrales, a las oscuridades, a los símbolos—
en este no-país de terrazas de oro,
hermosas como la fabulación espectral de un pavo real nocturno,
sobre la soleada tragedia del horizonte…
Y la resplandeciente coreografía de las nubes…
Tú me me miras de nuevo en el ángulo del díptico de la naturaleza
y de la Sobrenaturaleza, bella como la Eurídice platónica
de la que habla Angelo Poliziano.
La Magia Natural establece que de las piedras
las que dependen de Venus son
el berilo, el crisólito, la esmeralda, el zafiro, el jaspe verde, la cornalina, “y todas aquellas
que tienen un color bello, cambiante, blanco o verde”.
Fue así como Fluvia de Eliasem me acogió en su memoria,
vasto palacio ardiente que separaba la ensoñación del sueño…
Llegamos desde el otro lado del horizonte con los tiernos follajes de la infancia y nuestra mirada chocó con las ventanas deshabitadas…
Las Pascuas del silencio vivían en la piedra de nuestras manos.
¡Oh Ágata endemoniada, una sombra azul en tu frente
presagiaba el terror
de la gran noche del estío.
Debajo de Tipheret, el Relámpago brillante alumbraba
los pilares de la Misericordia y del Rigor,
entre Netsach, la Eternidad, y
Hod, la Reverberación.
Todo eso ocurría en Tolosa durante una hora
il punto a cui tutti li tempi son presenti.
Un círculo de fuego daba vueltas en torno a nosotros, Ariel me sonreía, y en la tenebrosa
apertura de sus pupilas mi imagen, por primera vez librada de sus espejos perjuros,
mostraba
un rostro de eternidad.
Y la sombra azul en mi frente presagiaba que había llegado el tiempo de decirlo todo:
la gran noche polar
y la frágil cosmogonía de nuestro amor.
Oh Lîlâ, juego de nesciencias del que se nos ha librado—
y el recuerdo de Amón-Ra, más allá de la dependencia
del espacio y del tiempo
dove s’appunta ogni ubi ed ogni quando
ya que Él dijo: “no os preocupéis por el mañana” —por los laberintos de aire de un follaje.
Él dijo: “dejad que los muertos entierren a sus muertos” —y el alba con diademas destierra
en la frente negra de las rosas de sal la última apariencia de los más numerosos…
mientras que los menos caminan con ligeros pasos de fantasma
hacia la Estrella Flamígera.
Nos acordábamos de la Ley de las Edades de la que hablaba Hesíodo.
“Y quiera el cielo que no tenga yo a mi vez que vivir en medio de los de la quinta raza… Entonces,
Dejando por el Olimpo la tierra de las anchos caminos, ocultando sus hermosos cuerpos bajo velos blancos, Consciencia y Vergüenza, abandonando a los hombres, subirán hacia los dioses eternos”.
Los brincos acompasados
de las líneas telegráficas
me acercaban a los azulados señoríos del mar.
En esos tiempos lejanos —la Edad de Oro de la que hablaba Hesíodo…
Porque nací antes de la victoria de los Titanes
en Heliópolis Magna,
y como Hermes-Thoth-Mercurio, bajo el signo Gema de Dioscuro,
yo fui el escriba de la Enéada divina,
creador de lenguas,
Gran Mago de las Esferas al lado de Ptah
y Maestre de los ciclos del Tiempo, según recuerdo…
“En los espacios eternos
por todas partes se ven las huellas
del hundimiento de los mundos”.
Así vivíamos en el siglo del arco iris,
conservando la memoria de ellas, de claras lluvias malditas…
Altas sombras precedían nuestra huida. En lo hondo de la noche
se abría el Águila de las transparencias.
Y la blancura de oro en la cartografía de los sueños…
ventanas boreales abiertas en la frente del cielo—
El sueño fue para nosotros un jardín profético,
una arborescencia de luz…
ya que había sido dicho, en fin,
que íbamos a caer fuera del Tiempo.
“En la superficie infinita de los arces de Saturno…”,
me acuerdo de pronto del poema de Hermann Broch,
las largas frases del fuego (el Descenso) y de la belleza,
una vez alcanzado el límite del Tiempo…
Y Virgilio de pronto
ilumina la memoria, después del Alighieri,
en este tren, entre dos ciudades natales
entre dos mundos o hacia los azulados señoríos de Annabel Lee.
”Con los hombros inclinados hasta las rodillas, y él había leído el Eglogio de la Maga…”
Afuera, campos de girasoles se exaltaban en el azul crepuscular
y mi compañera sonreía dormida.
Oh Geilissa, nombres de dioses aprendidos en la infancia me salían al encuentro
llenando el gran espacio desierto de nuestra esperanza…
Atreo, Camira, Astypalaea…
Avanzábamos despacio y sin temor hacia la antigua ciudad.
Traducción, autorizada por el autor, de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán.
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04/12/2021
Les commémorations manquées: Corneille.
Luc-Olivier d’Algange
Palmis, Chimène et Bérénice
« L’année Corneille », par exemple, fut des plus subreptices. La manie des Modernes à se trouver des précurseurs (ces Anciens et ces classiques « si modernes n’est-ce pas ? ») étant sans doute fort loin de trouver son compte dans Polyeucte ou dans Cinna, et c’est heureux ! Cette étrange manie qui réduit les œuvres à ce qui convient aux préjugés du temps, pour humaine et trop humaine qu’elle soit, trouve chez Corneille sa limite pour deux raisons. La première est que le temps de Corneille peut d’autant moins s’inscrire dans le nôtre comme précurseur (ou « annonciateur » selon la mystique progressiste) qu’il ne s’inscrit pas même dans le sien. Antimoderne, Corneille le fut déjà pour ses contemporains, ce qui paradoxalement en ferait un « moderne antimoderne », au sens que donne à cette notion paradoxale, mais fertile, Antoine Compagnon.
Ce monde féodal, chevaleresque, sublime ( au sens où le sublime implique à la fois le tragique et son dépassement), par l’élan vers une grandeur qui peut nous sauver comme nous terrasser, n’est déjà plus le monde du temps de Corneille : il est un « contre-monde », comme le sera celui de Stefan George, où persistent un mouvement, un émotion, une âme, - termes au demeurant presque synonymes. La seconde raison pour laquelle l’œuvre de Corneille semble échapper aux habituelles manipulations commémoratives n’est autre que la transmission dont elle fit l’objet, jusqu’à une période pas si lointaine où les collégiens et les lycéens étaient invités à traverser, au moins au pas de course, quelques pièces de Corneille, voire à en apprendre par cœur quelques fameuses tirades.
Cette proximité avec un temps où l’enseignement ne s’acharnait pas encore à exclure tout ce qui, de près ou de loin, pouvait évoquer une « communauté de destin », rend l’œuvre de Corneille d’autant plus odieuse aux yeux de la culture dominante et comme le témoin d’une époque, que l’on pourrait dire « gaullienne », qui serait enfin derrière nous. Après le Général, lecteur de Corneille, de Chateaubriand et de Péguy, voici le temps des politiques dont les bardes sont des publicitaires, des « lofteurs » ou des faiseurs de chansonnettes. Ce « contre-monde » cornélien qui étrangement persista dans le siècle précédent comme une vigie, il n’est rien dans ce « nouveau monde » où nous vivons qui n’en soit, plus encore que la réfutation (nous n’en sommes plus là !) la négation pure et simple, ou, plus exactement, l’anéantissement, par amnésie ou lavage de cerveau. Ces flambées d’honneur, de fidélité, d’héroïsme, d’amour, ne sont plus seulement ridicules, elles sont devenues incompréhensibles ou scandaleuses comme des crimes ! Les personnages de Corneille seraient aujourd’hui, sans exception, catalogués comme de dangereux « hyperactifs », à surveiller de près, si possible avec une sérieuse camisole chimique. Autres temps, autres mœurs !
Entre l’époque où Corneille servait à la formation des jeunes gens et celle où son œuvre disparaît, le visage de la France a changé. Les borborygmes, les babils et les vociférations se sont substitués à l’éloquence, et l’élan du cœur, le courage, est devenu une des plus communes incarnations du Mal. La société fondée sur la négation du sublime loin de se déconstruire ou de se dissiper s’est concentrée en une sorte de théocratie parodique qui nous dit que tout est là, hic et nunc : le paradis, sous forme de jet-set siliconée et poudreuse, le purgatoire morose des classes moyennes laborieuses, tristes et moquées, et l’enfer enfin, ces banlieues où brûlent les automobiles. Tout est là en un résumé ridicule et cauchemardesque : le temps n’existe plus, ni l’histoire, ni le divin, sous aucune forme, tout est bien, sauf ce qui est mal, et comme dit la chanson « tout le monde, il est beau ».
La disparition de Corneille, au-delà de ces remarques d’humeur que les bons esprits qualifieront de « réactionnaires » témoigne aussi, plus profondément, du discord, désormais abyssal entre la société et la civilisation. Désormais, la société est hostile à la civilisation. On mesure encore mal, si même on la discerne vaguement, les conséquences de cette nouvelle configuration, de ce nouveau « cas de figure » que constitue la guerre froide menée par la société contre la civilisation. Tout ce qui faisait la civilisation française et européenne, à commencer par le sens du tragique, est devenu contraire aux valeurs de la société. La société est devenue tout entière un mécanisme à faire disparaître le Tragique. Les moyens mis en œuvre sont la dérision, le relativisme, et une forme particulière d’égalitarisme qui rend interchangeables les destinées humaines (qui, dès lors qu’interchangeables, ne sont plus des destinées). Tout est du pareil au même, et rien n’a d’importance : le destin d’un individu comme le destin d’un peuple ou d’une civilisation n’ont strictement plus aucun sens. Quiconque s’y réfère encore tombe sous la justice des comiques mi-troupiers, mi-potaches. Or l’œuvre de Corneille, qui fut longtemps constituante de la civilisation française, nous dit tout autre chose. Elle nous dit que rien n’est interchangeable, que la tragédie est liée à la joie et à la grandeur, et que la grandeur est une forme de la bonté.
Le discord entre la société et la civilisation n’est pas sans analogie avec le combat, aussi véhément que qu’immémorial, qui oppose les généreuses célébrations du divin et les restrictions fondamentalistes. La société est ainsi devenue l’écorce morte de la civilisation, autrement dit une superstition au sens étymologique, un signe qui survit à la disparition du sens. Les critères habituels du conformisme et de la rébellion s’en trouvent bouleversés. L’ennemi de la société peut être quelquefois un ennemi de la civilisation, un nihiliste adepte de la table rase, mais il peut aussi en être un des ultimes défenseurs. Par contre, l’ennemi de la civilisation, le contempteur de toute tradition, de toute fidélité, se trouve être presque systématiquement du côté des « valeurs » dominantes de la société : d’où la figure éminemment « culturelle » du rebelle ultra-conformiste : rebelle contre la civilisation, rebelle contre les vaincus, rebelle contre la mémoire, rebelle contre le tragique cornélien. La société aspire à un bonheur insignifiant, un bonheur pour tous, où s’abolissent non seulement les privilèges mais les singularités elles-mêmes, car toute singularité est par définition tragique, si la mort signifie la disparition de ce qui ne peut en aucune façon être remplacé.
L’objet de série, le clonage, la suppression de toute aspiration à la grandeur et au sublime, le nivellement par la dérision, le bonheur indistinct et grégaire sont autant de façons de se déprendre du Tragique et de l’amour, c’est-à-dire de la responsabilité, et de fuir tout ce qu’affrontent les personnages de Corneille. Toutefois cette fuite n’est pas une fuite vers une destinée plus vaste et plus heureuse, c’est une fuite vers le virtuel, vers les réalités d’emprunt, vers le faux-semblant cliquant d’une sorte de parc d’attraction universel. Cette fuite n’est pas fuite vers le Grand Large des romans de Melville mais vers une morale étriquée d’hommes de mauvaise conscience, toujours crispés et vexés, vindicatifs, ricaneurs, et hargneux. Insecte mort dont les pattes et les mandibules, appareillées de mécanismes technologiques, s’agitent encore vaguement, la société ennemie de la civilisation, pour dominante qu’elle soit, semble avoir peu d’avenir, à moins, hypothèse effroyable, que son propre néant ne soit notre avenir commun, dans une tragédie méconnue, arrachée à la possibilité même du chant. En attendant, rien ne nous interdit de lire Corneille, de réinventer la civilisation par la civilité et l’amour,- et d’aimer, dans le secret du cœur, Palmis, Chimène ou Bérénice
Luc-Olivier d’Algange
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