10/12/2021
Ce Printemps d'Aquitaine, note sur Henry Montaigu:
Luc-Olivier d'Algange
Ce Printemps d’Aquitaine
L’œuvre de Henry Montaigu est une œuvre de combat,- sitôt l’on ôte au mot combat ses connotations idéologiques, au sens moderne, ou « engagées », au sens aphasique. Mais s’il s’agit de combattre pour sauver la pure joie de l’être, de lutter, jusqu’au bout, pour sauvegarder la légende de l’âme et le pressentiment d’un monde délivré du ressentiment, s’il faut croiser le fer avec l’ineptie et la goujaterie collective, avec la témérité de Don Quichotte et la générosité de Falstaff tel qu’Orson Welles en sut révéler la véritable figure dans Les Carillons de Minuit, s’il faut œuvrer avec héroïsme pour l’Idée Royale (qui est tout autre chose, et nous y reviendrons, que la royauté idéalisée), s’il faut combattre l’oubli, et l’oubli de l’oubli qui ne laisse plus même dans l’âme humaine le souvenir d’une déhiscence, l’œuvre de Henry Montaigu est présente, d’une présence réelle.
L’esprit humain, lorsqu’il ne se vénère pas à l’excès lui-même possède certaines dispositions heureuses à recueillir en lui les éclats d’un autre monde, voire à prolonger la création divine. La superstition moderne nous veut séparés du monde, reclus dans nos subjectivités outrées, vengeresses ou désespérées alors que le moindre silence, dans le calme revenu, suffit à nous révéler ce qui demeure, notre âme éprise de l’âme du monde, notre pensée adoubée par le Verbe : « Miser sur l’éternité. La part d’Eternité qui en toutes choses demeure. Plutôt que la grande Rupture au-delà des temps corrompus, ce printemps d’Aquitaine, ces collines fleuries, comme un premier matin. »
Il y a dans l’œuvre de Henry Montaigu, ce qui la distingue des travaux cuistres, grincheux ou fanatiques, un élan qui dénoue, une inclination vers la légèreté, une rapidité heureuse, printanière, qui l’apparente à Joseph Joubert. Sa pensée n’est pas « contre-révolutionnaire », ni même « contre-utopique » mais un assentiment à ce qui demeure ; plus mozartienne que wagnérienne, dépourvue de pathos et d’hystérie, virile, accordée à des temps plus affinés mais moins corrompus, moins barbares que les nôtres, sa musique déploie en corolle des pays qui n’ont jamais cessés d’exister que dans nos entendements obscurcis, des pays qui attendent à l’orée du temps, non dans un lointain fantastique mais dans une proximité extrême : « Quand le visible devient irréel, tout recomposer de l’intérieur – par où toute action commence ».
Il y a donc, pour commencer, le Pays, celui du Cavalier bleu, ici et maintenant, qui n’est hors de portée de nos mains, de nos souffles, que par un sortilège obscur. Ce Pays n’est pas seulement un Etat, ou une Nation, il n’est pas seulement les hommes rassemblés en une communauté de destin, il est une invitation moins soustraite à la totalité du visible et de l’invisible que ne la conçoit d’emblée ce que l’on nomme, sans savoir trop ce que l’on nomme, la « démocratie ». La réalité d’un Pays est plus vaste que toute loi ou jurisprudence ; elle enclôt les hommes, dans leurs diversités et leurs ressemblances, l’histoire et la géographie, dans leurs palimpsestes et leurs arcanes, les faunes et les flores naturelles et imaginaires, et cette sorte de clarté transversale qui frappe à la vitre, au matin ou au soir, et qui semble accordée à une salutation angélique. (Le Roi est alors Roi de cet ensemble, de ce Cosmos miroitant ; et c’est bien pourquoi il convient de le nommer, selon la tradition, Roi de France, et non point, comme par adultération bourgeoise, « Roi des Français ».)
Le Pays, qui n’appartient que pour une part moindre à ce que l’on nomme de nos jours la politique est une réalité poétique et métaphysique, c’est-à-dire une espérance d’universalité. Les abstracteurs modernes veulent nous précipiter dans l’Universel à partir de rien. Cette universalité déclarative leur paraît si parfaite qu’ils s’en prévalent pour renier tout héritage et conspuer toute fidélité. Mais de cet universalisme du vide versé dans le vide, nous voyons surtout les conséquences : clans et tribus fabriquées dans l’urgence, selon une logique publicitaire, et à chaque seconde sur le point de s’étriper. Ce ne sont plus des hommes qui parlent, mais d’absurdes « communautés », figées dans la représentation, dans le spectacle, et défendant leurs fonds de commerce en jouant de l’accusation et du remord. Toutefois, la belle idée d’universalité ne mérite point cette déchéance, dès que le Pays, en un poème ingénu et savant, redonne vie à cette puissance ramifiée, arborescente, qui est le propre de toute pensée vivante, de toute pensée inscrite dans la réalité. Du Pays d’Aquitaine, du pays nervalien, de la Provence ou de la Bretagne comment ne pas voir, que l’Orient vient à nous, en chevaleries amoureuses, mais aussi l’Allemagne romantique ; et suivre le pas du Cavalier bleu, c’est aussi suivre, selon la logique de Yi-King, la voie du Tao, et entrer dans la Chine profonde.
Le plus lointain s’irise dans la proximité extrême. L’universalité métaphysique se conquiert de proche en proche autant qu’elle s’hérite. « Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » disait Nerval. Et les pierres parlent, quelquefois, à la faveur de l’air. A cet entretien de la pierre et de l’air, qui n’est autre que le secret limpide de l’architecture sacrée, Henry Montaigu consacra quelques ouvrages décisifs : Reims, Paray-le Monial, Rocamadour, sans oublier Les Châteaux de la Loire,- qui laissent entrer dans l’entretien le miroitement du cours de l’eau. Le propre de la pensée traditionnelle, ce qui la distingue de la modernité, avant même de parler de métaphysique, est cette présence qu’elle accorde au cosmos, ce site qu’elle éclaire, celui de notre conscience, de notre entendement, entre l’air, l’eau, la terre et le feu. Il n’est point d’édifice traditionnel qui ne soit orienté, qui ne reconnaisse l’ordre de ce qui l’environne, où il doit prendre place, la sienne précisément, en toute beauté, en gloire même, mais sans outrecuider. Il en va de même de la pensée et du chant, orientés toujours, tendus vers l’aurora consurgens, autrement dit vers le Sens, vers l’or du temps, vers cette sagesse matutinale où tout recommence.
L’œuvre est orientation, elle est ce mouvement vers le Matin dont le secret fastueux est contenu dans le couchant : « Terre d’empire, espace extrême, terre étrange, royaume d’Hélicon au centre du débat, quand je veille au couchant de la ville immobile dont le temple doré décalque l’autre temps. » L’œuvre se distingue radicalement du travail ; et que font-ils d’autre, ces écrivains, ces artistes contemporains lorsqu’ils refusent l’œuvre et parlent de leur « travail », que de se dévouer corps et âme aux « jargons démagogiques », au plus vil utilitarisme ? L’œuvre est cheminement, pérégrination vers le Soi. Ce mouvement qui l’anime, cette émotion, la délivre des systèmes qui prétendent à l’administration de la vérité. Ambassadrice, médiatrice, diplomatique, chemin vers l’intérieur qui est, selon le mot de Novalis, le véritable « extérieur » (de même que l’herméneutique sauve la lettre en la restituant à la luminosité première), l’œuvre est recouvrance du monde vrai que le mensonge obnubile. « Tout a été disposé en images et en nombres, en symboles et en figures : le royaume de l’extérieur est la figure du royaume de l’Intérieur. Le centre visible n’est pas né des dogmes et des lois mais de l’architecture première, de l’universelle disposition. Il est la maison du Soi, la Demeure, le Chemin, l’Echéance. Il est le Jardin et la Ville : le commencement et la fin. »
L’œuvre d’Henry Montaigu n’est pas un amas de textes, mais la relation d’un voyage, la réponse à un appel, une vocation. D’où son étrangeté dans ces temps sinistres, d’où son exil, à la fois réel et métaphorique. Tels sont les temps que nous vivons que notre plus profonde appartenance est la condition de notre exil. « Etrangers en notre pays lui-même », comme l’écrivait Aragon, mais retrouvant dans cet exil, le sens de la beauté d’être là où nous sommes, dans le paradoxe d’une fidélité qui nous arrache au faux-semblant. « J’ai entendu l’appel de l’image visible, signe manifeste de la présence de Dieu. Et j’ai suivi l’interminable voyage à travers les dispositions du Maître d’œuvre, roi de rigueur, messager d’amour primordial ». Ce voyage qui débute avant la phrase écrite, et s’achève après elle, ce voyage irrigué de prières donne accès à une Sapience à la fois sensible et intelligible (et échappant ainsi doublement au jargons démagogique) : « Pourtant, je n’ignore rien de la nef silencieuse ni de la sainte solitude de la bénédiction du Retour, ni le voyage inouï dans le centre des choses où l’avenir se joue, ni la magie supérieure de l’ordre donné, ni aucune des tendres perfections du recommencement. »
Nous partons d’où, par erreur, nous ne croyons pas être, pour revenir là où nous sommes en vérité, nous partons de l’illusion, de la démesure, pour retrouver l’humilité intransigeante d’une terre ordonnée au ciel… Du Pays que nous aimons, car c’est dans sa lumière propre que nous pensons, que nos phrases à ses paysages s’accordent, qu’enfin nous nous promenons, battant le pavé, ou nous égarant aux orées, disant bonjour aux arbres de notre connaissance, (et quelles écritures sur ces écorces, quelles philosophies dans ces nuages qui apparaissent entre les feuillages !), c’est bien à force de le parcourir, ce Pays, d’y songer, de s’en approprier l’essence, non par le travail ou l’action, mais par l’œuvre et la contemplation, que peu à peu nous nous rapprochons de son centre, de son cœur, qui est véritablement le cœur des mondes, la véritable universalité, dont nous espérons être les hôtes, au double sens du mot, recevoir et être reçu, en mesurant la fragilité de tout cela, sa délicatesse extrême, sa nuance qui échappent aux doctrinaires. « Car tout centre est une espérance ».
Et ce Pays hélas, est paradoxalement loin. Cet « ici-même » est séparé de nous par mille épreuves, à commencer par celle qui doit rétablir en nous le juste sens de la hiérarchie, - celle des « états de l’être », et celle des importances. L’espérance n’exclut pas la lucidité, et « quêteur de la Graal » autant que « chercheur de noises », Henry Montaigu ne s’est pas privé de voir la France contemporaine devenue « cette hagarde gaupe lectrice du littéral exclusif, avorteuse tout ce qui dépasse le degré primaire et ne peut être traduit en jargon démagogique ». Triste constat que viennent confirmer ces légions de textes écrits, non plus en français mais en traduidu, au point que quiconque s’aventure à écrire en toute liberté, en suivant le mouvement de sa pensée et le génie de sa langue apparaît « suspect ». Plus grave encore, ce refus de tout herméneutique, de tout art de l’interprétation, ce littéralisme qui détruit la lettre qu’il prétend servir. Quant à la démagogie, elle s’est tant et si bien répandue, elle est si bien devenue la norme que tout ce qui lui échappe est inaudible, comme recueilli dans le silence, dans l’éternité même. Et c’est bien par ce recueillement que le triste constat que fait Henry Montaigu ne contredit pas l’espérance. Dans le vacarme silencieux comme la mort, sauve est la voix juste, la voix vivante. « Tout désespoir traversé engendre une vie nouvelle. Une liberté inaliénable. Aussi, ce règne obscur se défend-il de l’harmonie par le chaos, du chant par la surdité, de la connaissance par l’angoisse. » Mais sauve de l’angoisse est la parole recueillie, la parole saluée de l’autre rive, reçue comme « une rémanence du Royaume », dans ce Songe qui est le maître des songes. « Pour travailler à la victoire du Maître d’œuvre, je ne puis rien faire mieux que de parler de l’autre rive, depuis cet espace inouï qui est l’Enfance du monde, le royaume médian d’Hélicon. »
Le propre de la Tradition primordiale est de transcender le temps et de pouvoir être toute perdue ou toute retrouvée par la grâce, à chaque instant : « Déployée à l’écart dans sa royauté médiane, mon pays d’Auberhaudes n’est pas un espace imaginaire, c’est une Aquitaine préservée du saccage temporel qui la défigure. » Nulle lamentation, ni même d’excessifs regrets à celui qui combat la tristesse, n’est de mise ; son cœur se brise, mais l’éclat de la brisure éclaire le monde, le reconquiert : « Le plus souvent passer outre. Le monde serait-il pire qu’il n’est, les contradictions plus flagrantes, l’incohérence plus achevées, le mal plus redoutable – en toi et en dehors – l’Absolu n’en serait pas moins l’Absolu, et l’Absolu est ta demeure. »
Le sinistre labeur du temps est sans pouvoir à qui ne reconnaît pas le pouvoir du temps. Etre catholique et français comme le fut Henry Montaigu, c’est à dire, être, et non pas parler « en tant que » à la manière des idéologues, c’est comprendre qu’il y a beaucoup moins d’incompatibilités en ce monde qu’il n’y paraît (ou que le Diable, le diviseur, ne voudrait nous le laisser croire). Pour sauvegarder le Pays d’Auberhaudes, il faut encore savoir réconcilier les contraires, « les rétablir par rapport à ce Milieu dont ils sont les expressions complémentaires. Ne les isoler que provisoirement. Ne pas les opposer ». C’est d’opposer ce qui naturellement et surnaturellement œuvre de concert que nous perdons ou défigurons tout. Le poète est celui qui réconcilie l’inspir et l’expir, l’âme et la peau, l’apollinien et le dionysiaque ; et comme un exemple vaut mieux qu’une abstraction, il me souvient que Philippe Barthelet me faisait observer à quel point la France classique était encore vive des chasses sauvages, de ces merveilleux entrelacs de mystères, qui survivront jusqu’aux œuvres poétiques et cinématographiques de Jean Cocteau.
Voici donc tombée une autre opposition scolaire, entre le merveilleux et la raison, entre l’autre monde peuplé d’Anges ou de licornes et ce monde où nous sommes, et que nous demeurons libres de laisser fleurir. Il n’y a point à sacrifier le mystère à l’entendement ni le grand et beau retentissement du cosmos, prenant figure dans les légendes et les épopées, à quelque raison jugée plus « civilisée ». La France classique n’exige point de nous cette répartition supplétive, ce renoncement, ce désenchantement. Le discord entre l’exactitude des formes et les grandes puissances déferlantes de l’image n’est qu’une sophistique maligne. Toute idéologie procustéenne, autrement dit moderne, s’évertue à nous priver de la moitié de nous-même, de notre part d’ombre et de feu : « Malheur à la ville qui laisse inemployée cette forge des songes où habite l’extrême lucidité. » L’illusion est de choisir. En toutes circonstances nous gagnons ou nous perdons tout, la raison et le merveilleux, la lucidité et l’ivresse, le pouvoir et le droit, la liberté et l’autorité, le sensible et l’intelligible, la nature et la surnature, l’Eternité et l’instant. Henry Montaigu évoque ainsi « la condition du Poète, là au milieu ». Etre au milieu, c’est d’abord ne pas déserter. Le poète, que les gens rassis réputent divagant, perdu dans ses nuées « est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde ». Le monde moderne quant à lui est périphérique, cantonné dans les marges, les surfaces, les écorces mortes, il est ce monde de déserteurs ontologiques, qui quittent l’être et s’empressent de juger le monde inférieur à l’idée qu’ils s’en font.
« Déserteurs : ceux qui feignent de tout comprendre pour n’avoir rien à faire – et ceux qui feignent d’avoir tant à faire pour ne rien comprendre ». Or, la poésie, poïein, est à la fois le comprendre et le faire, la gnosis et l’action. Elle est pensée, juste pesée analogique, et elle est chant, musique éolienne, charme orphique renouvelant le pacte immémorial qui nous unit à la création du monde, et laisse en nous, antérieur à l’ontogenèse, le scintillement de la lumière une, de la lumière nue. A cet égard, l’espace de la poésie est en même temps l’espace de la politique, du cosmos, et non point, comme feignent de le croire nos individualistes massifiés, l’expression de quelque chose de privé, ou de subjectif. La poésie ordonne le monde, elle adoube la création, elle fait de la réalité le récipiendaire d’un ordre, d’une harmonie qui nous outrepasse, elle nous initie à la solennité légère du tradere et de la voix du cœur : « La poésie est de si haute essence qu’elle survit aux dieux, aux formes, aux images ». Heidegger nommait le langage « demeure de l’être », mais encore faut-il que l’être ne soit pas rigoureusement « absenté ».
Les modernes, réduits au travail et à la consommation, radicalement expropriés de tout ce qui importe, sans cesse reconduits à la frontière de l’être, chassés de la relation fondatrice avec le Bien, le Beau et le Vrai, livrés à un relativisme moral qui conduit directement aux camps de concentration, ne seront sauvés que par la nostalgie et le Songe. « Nostalgie : à travers ce qui demeure – afin de saisir ce qui Est. Songe : une réalité en survivance ». La poésie, ni subjective, ni privée, mais ressource de l’être, splendeur du cosmos, bien commun, exige à la fois d’être récitée et prédite. Toute nostalgie est pressentiment, toute récitation, dès lors que l’on sait par le cœur, est prophétie : « L’avenir est à une chevalerie inconnue. Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur. Etoiles ensevelie, quel vent vous délivrera ? » Voir, sans se laisser illusionner par le « fanal noir du progrès » dont parlait Baudelaire, la terrible défaite de l’espèce humaine, ce retour à l’animalité, à travers les dérisoires féeries technologiques, reconnaître l’immonde, ce n’est point s’en remettre à demain (« Remettre à demain, c’est s’en remettre aux forces obscures du monde. Plus tard, signifie Jamais »), mais disposer le monde à l’immédiateté prophétique, à ce « tout de suite » qui est le vibrato de la poésie réelle, de l’alliance retrouvée : « Faire claquer au vent, sur l’étendard, l’immobile signe d’alliance ».
Ainsi, se délivrer du travail, pour reconquérir l’œuvre, s’affranchir du divertissement, pour retrouver la liberté de la contemplation, c’est aussi « réconcilier, comme dans les romans de la Table Ronde, l’Aventure avec le Silence. » Oeuvre décisive, providentielle, dans un monde planifié, réglementé à l’extrême, contrôlé, et soumis à une incessante pollution sonore. Lorsque le monde redevient Aventure et Silence, tout est possible, tout est vrai, à commencer par ce qui échappe au temps profane : « Le chant des femmes à la fontaine témoigne de cet insaisissable bonheur dont l’Histoire ne tient nul compte, et qui fait qu’elle n’est qu’une duperie. ». L’Aventure et le Silence sont au creux de l’être, dans l’orbe du jour, dans le sans-fond de la saison qui délivre en pluies, en clartés, en feuilles et en fleurs, un aspect de la beauté qui tournoie dans son immobilité centrale. Loin de vouloir retourner à quelques moments antérieurs de notre déclin, comme le veulent les réactionnaires, la poésie, telle que l’exerce Henry Montaigu est annonciation de ce qui jamais ne cessa d’être, sinon dans ce monde spectral dont on devrait s’impatienter de voir la fin : « A présent, nous avons hâte de finir, le devoir une fois fait, car comment penser que la statue de sel peut survivre au déluge… N’est-il pas temps de chanter les splendeur de la mort, l’ouverture des portes et l’essentielle voie du grand Retour ». Mais alors, il ne s’agit plus de la mort de la vie, mais bien, au sens le plus strictement initiatique, de la mort de la mort, autrement dit de la renaissance immortalisante. La crainte n’est plus à l’ordre du jour, la fin de ce monde est déjà derrière nous, ce mal qui n’est que l’absence du Bien, n’a plus d’autre empire que celui du rien qu’il confine à disparaître : « Les trônes pourris s’effondrent, et les fallacieux pouvoirs de la conjuration nocturne sont voués à la dissolution. L’Empire du Matin se prépare dans la lumière inaperçue, et les nouveaux rois sont déjà parmi nous. »
Tout se joue à partir de la lumière inaperçue. La lumière est présente, elle est dans l’être-là, elle est l’existence pure, l’acte d’être de toute chose, ce n’est que l’absence qui nous en tient éloignée, ce n’est que notre regard qui défaille. Rien ne manque, tout est magnifiquement présent, chaque seconde est d’une beauté stellaire, chaque regard échangé nous reconduit à l’amitié divine, tout est déjà sauvé, il nous suffit de la reconnaître, d’opérer à la silencieuse révolution de la reconnaissance. Mais quelle force alors est exigée de nous ? Quelle force étrange, sans égards pour les volontés qui nous étouffent, pour les convenances, les attributions sociales, les mœurs grégaires ? Quelle force légère pour nous libérer du « Gros animal », des fausses responsabilités et des fausses hiérarchies ? « C’est que la littérature certifiée a fait son temps. Il faut sauver la poésie d’un naufrage culturel sans exemple. Que l’ambition du poète soit démesurée – et sa désobéissance absolue. Nous sommes tous responsables de ce que le système survit au désenchantement général. Nous répétons inlassablement les lourds mots d’ordre de l’héritage bourgeois dont la substance est depuis longtemps dilapidée. Refuser ce faux service. Refuser l’embarquement. Substituer à la révolution du bruit, la révolution du silence. »
La gnose, non le gnosticisme des sectes qui vitupèrent contre le monde, qui haïssent le sensible, mais la gnose nervalienne, qui se dit dans le pur idiome français, et non en jargons puritains, la gnose qui n’est pas volonté de pouvoirs, mais puissance du silence, la gnose qui approfondit la croyance et diffracte la croyance, s’y accorde, comme la voûte romane s’accorde au chœur, la gnose profonde comme l’attente, profonde et haute, à la fois crypte et flèche lancée vers le ciel, surgit alors d’une immédiateté retrouvée, d’un acte d’être, que rien ne peut nous arracher, sinon l’inadvertance, l’oubli ou le dédain. Mais ne méconnaissons pas, dans l’esprit moderne, cette persistance du dédain. Ces faramineux démocrates, si soucieux d’égalité, si constant dans l’exécration de toute « supériorité » héroïque ou sacerdotale, vivent dans l’aura d’un prodigieux dédain, celui de leurs semblables, certes (et ces dédains réciproques nous font une société torve et méchante) mais aussi dans celui du monde, de la nature même. Plus encore qu’accusateur, effondré, dépressif ou hargneux, plus encore que vain, futile ou fondamentaliste, le moderne est dédaigneux. Que lui font les œuvres de la nature ou de l’homme ? Que lui vaut ce qu’il ne peut acheter ? Quelle importance pour lui ces cathédrales, ces poèmes, ces forêts, ces mers qui ne lui parlent pas de lui-même ? Son dédain des physiques et métaphysiques anciennes est à la mesure de son enthousiasme pour les « thérapies » qui flattent sa subjectivité. Ce dédain est la condition même de ce que Hannah Arendt nommait la « banalité du bal ». Ne rien savoir, ne rien voir, vivre sans nostalgies ni fidélités, se persuader que « rien n’ est vrai » puisque « tout est relatif », c’est bien à cette forme d’agnosticisme que s’oppose la gnose du Prince d’Aquitaine, la gnose poétique, qui loin de détenir le Vrai et le Beau s’achemine vers eux, faisant de son cheminement un chemin de beauté et de vérité. « El Desdichado, le prince d’Aquitaine : les quatorze vers du sonnet de Nerval font le centre d’une littérature où domine la perspective gnostique. De Chrestien de Troyes à Maurice Scève, de Rabelais à Béroalde de Verville, de Ronsard, à Cyrano de Bergerac. »
Le poète est là « au milieu », au centre de tous les espaces-temps pour en sauvegarder la respiration, et le poète est aussi au milieu de nous qui ne le voyons pas. Le poète est au milieu de la France, alors que, dans la société (mais la société n’est le Pays, loin s’en faut !) les affairistes en tout genre occupent la première place, en marge de l’être. Là au milieu est la pure existence, la simple extase d’être, de recevoir. Ce « déjà là », cette éminente sagesse innocente d’être Soi, cette immédiateté, cet « éclair dans l’éclair » dont parlait Angélus Silésius, n’est autre que « la foudre iconographique de l’Intellect divin » qui nous prescrit d’écrire l’éclair et non la durée.
Par un paradoxe admirable, le propre de la condition humaine, sa déchéance essentielle, est de devoir infiniment aller à la recherche de ce qui est. Ce qui est, non seulement le plus proche, mais le plus intime est au plus loin : ce sont pérégrinations et tribulations infinies pour y atteindre. L’ésotérisme bien compris ne dit rien d’autre ; la sagesse ultime, celle qui advient au terme de l’initiation , après maintes épreuves, voyages, bouleversements de la conscience et de l’âme, la sagesse qui récompense l’ odyssée est à l’intérieur, non seulement ici-même, d’où nous partons pour le retrouver, mais au cœur le plus secret de l’ici-même, en son abîme lumineux, torrentueux, d’où s’élèvent les figures, les archétypes, les Symboles, oiseaux de vent et d’écume, volant à contre-force des cascades !
L’œuvre de Henry Montaigu est un graduel. Mais qu’est-ce qu’un « graduel » ? François Cheng nous le dit en parlant des paysages chinois, de la montagne vide, de l’apesanteur de la neige et de la flamme, de la Foudre et du Vent : la nature est le graduel de la surnature, l’intelligible est la fine pointe du sensible. Telles sont les métaphores du passage de la doxa à la gnosis, de l’exotérique à l’ésotérique. Nous retrouvons ce graduel « taoïste » dans le poème du Roi Dormant d’Henry Montaigu. La Royauté n’est pas une idéologie, une représentation, ni une administration du réel, elle périclite dès lors qu’elle s’extériorise, sitôt que l’Autorité dont elle témoigne s’absorbe et s’étiole dans le pouvoir qui la manifeste. L’auctoritas, telle que la conçoit Henry Montaigu est bien, comme le rappelle Philippe Barthelet, la vertu qui accroît, autrement du l’art du jardinier. Le déclin de l’Autorité juste, de l’Autorité légitime coïncide avec ce que Jean Tourniac nommait l’exotérisme dominateur, le triomphe de la lettre morte, fondamentaliste, qui n’est rien d’autre qu’une forme vindicative de la superficialité, un ressentiment moderne. Ce déclin, ce durcissement, cette « solidification », selon la terminologie guénonienne, n’est pas d’aujourd’hui. On pourrait dire qu’elle est une tentation permanente, une superstition immémoriale. Lao-Tzeu, déjà en décrivait le processus : « Après la perte du Tao, vint la vertu. Après la perte de la vertu vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites. »
A rebours de ce déclin, le Cavalier bleu va à la rencontre d’un autre monde qui est identique à notre monde, sauf la pesanteur. C’est le cœur léger, de voltes en révoltes heureuses, qu’il faut recevoir l’œuvre de Henry Montaigu, mais avec une révérence particulière pour celui qui tint plus haute que sa vie la vérité vivante, - c’est ainsi qu’il faut lire ces « fragments d’une longue marche, pages arrachées aux tumultes d’une épopée intérieure, aux batailles avec les fantômes et les témoins, les ombres et les lumières. Course précipitée avec très peu de temps de halte, dans une vie qui ne tient qu’à un fil et dont le harassement est la tentation. »
Luc-Olivier d’Algange
Extrait de Fin mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis
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