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10/12/2021

Note sur l'expérience visionnaire:

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Luc-Olivier d'Algange

L'expérience visionnaire

 

Tout écrivain qui n'a jamais éprouvé l'impuissance ou la vanité du langage humain est indigne de confiance. Mais celui qui, à cette épreuve, en vient à renoncer, ne trahit pas moins la confiance que nous placions en lui. Le grand dessein de l'âme, ce par quoi elle s'oriente et s'achemine vers l'Ame du monde, n'est-il pas de surmonter ce sentiment d'impuissance et de vanité ? Sentiment le plus souvent alimenté par les sophismes de la paresse et les doléances de la lâcheté.

Certes, l'expérience transcendante demeure « incommunicable ». A quelque tentative s'essaye-t-on, il reste impossible de la faire passer systématiquement de l'un à l'autre par la seule vertu des mots, ne serait-ce qu'en la raison de la diversité de l'entendement humain.

La transmission du message céleste, de la vision angélique, obéit à des lois subtiles, plus proches de la poésie et de l'art que de l'information scientifique. Rien ne peut nous assurer que le sentiment de la beauté dût fatalement passer de telle œuvre à tel spectateur, celle-là fût--elle admise pour géniale et celui-ci, un amateur éclairé.

La vision que les philosophes néoplatoniciens eurent la sagesse de juger indissociable de la spéculation, appartient à une réalité antérieure aux pensées et aux phrases... S'étend alors devant nous un monde silencieux et enfantin où la couleur, et le grain de la couleur, et sa musique intérieure, vivent dans la souveraine lumière, doués d'une mystérieuse intensité.

La chose, pierre, astre ou chimère, doit apparaître dans l'aube du regard, ainsi que l'étymologie du mot, comme la cause véritable de l'être, sa preuve nécessaire et suffisante. Que dire alors de l'apogée de cette vision ? Les mots « unité », « simplicité », s'ils sont justes, ne disent rien de la fabuleuse intensité de l'instant ; instant devenu comme le lieu géométrique du faisceau de toutes les temporalités possibles. S'il est donc impossible de « communiquer » l'expérience à quiconque ne l'a point vécue, il demeure possible de la dire à ceux qui en ont conservé un vague ou parcellaire souvenir.

On reconnaît sans peine les visionnaires du monde intérieur. Les auteurs anonymes des récits de voyage aux Pays des Ancêtres dans les traditions chamaniques, l'Apocalypse de Saint-Jean, mais aussi, plus proches de nous, Emmanuel Swedenborg, Jacob Böhme, William Blake, Victor Hugo, Gérard de Nerval sont les témoins de cet autre monde, vertigineusement étendu dans l'invisible, que les yeux de la pensée découvrent avec émerveillement ou effroi. Car ce monde intérieur n'est en aucun cas subjectif, individuel, aléatoire ou passager : il existe bel et bien, dans un royaume de l'âme dont les manifestations obéissent à des lois aussi précises que celles du monde empirique.

J’en veux pour preuve la similitude de certaines expériences visionnaires réalisées en des régions de l'espace et du temps les plus disparates. La théorie « behaviouriste » qui veut que le monde intérieur soit pour ainsi dire suscité et modelé par les seules circonstances historiques ne résiste pas à la comparaison du Journal visionnaire de Rûzbehân de Shîraz et de l'Aurélia de Nerval. Tout différencie la situation de ces hommes par l’histoire et la géographie mais ils ne s'en retrouvent pas moins, imprévisiblement complices en leur aventure spirituelle, dans la manière de la retranscrire, jusque dans le mouvement des phrases. L'expérience visionnaire ouvre une porte sur un monde qui, bien que suprasensible, n'en dispose pas moins de toute les vertus de l'objectivité.

L'une des plus belles descriptions objective de ce monde suprasensible est sans doute le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain ; mais les poètes d'Europe, Rimbaud, Milosz ou Yeats n’en reçurent pas moins le mandat de perpétuer ces formes subtiles de connaissance que le monde moderne, tend, de plus en plus, à exclure du champ des investigations réputées sérieuses ou licites.

Les attaques « démystifiantes » d'une certaine critique contre la poésie du mystère et de la voyance marquent cette volonté, pour ainsi dire colonialiste, du monde moderne à prendre sa revanche définitive sur la part magique, surnaturelle et irréductible de l'être humain. D'où ces théories du « travail du texte » et du « signe réduit à lui-même » dont on se réjouit qu'elles ne retiennent plus aujourd'hui l'attention que de quelques vieux birbes des facultés de province.

Ce serait un leurre navrant que de vouloir raviver l'existence immémoriale du monde visionnaire par le seul mépris de l'Europe et de ses œuvres, et la fuite incertaine vers un Orient, qui n'est plus que de quelques décennies en retard sur notre déchéance. L'Orient nous apporte une lucidité et une soif nouvelle, un sens, non exclusivement géographique, plus strictement « cardinal », un sens auroral, tel qu’une « réorientation » vers le matin de notre propre pensée et de notre art redevient possible.

Une fois passé l'attrait de l'exotisme, le poème de Shelley, Epispsychidion, l'Ame de l'âme, révèle des lumières sont la vertu de transmutation vaut mieux, pour le moins, que les « orientalismes » touristiques du « New Age ». Mais sans doute cette œuvre nous est-elle devenue, paradoxalement, en cette fin de siècle où une moitié de la planète s'exprime dans un idiome qui ressemble à l'anglais, infiniment plus étrangère que peuvent l’être, hélas, à nos contemporains désorientés, les « gourous » exotiques pour cadres-moyens fatigués, ces nouveaux médecins imaginaires. Il en va de même de toute la tradition occidentale, que l’on peut dire « hermétique », et qui, des Mystères d’Egypte de Jamblique aux Reposoirs de la Procession de Saint-Pol-Roux, en passant par le De Lumine de Marsile Ficin et Les Disciples à Saïs de Novalis, témoigne d’une expérience initiatique des états multiples de la conscience et de l’être. Ces œuvres, néoplatoniciennes, alchimiques, symbolistes ou romantiques, constituent pour l’ordre mercantile et technocratique, une menace infiniment plus précise qu’un passager engouement orientaliste.

Le rêve d’une authenticité perdue hante l’Occident dans le sommeil agité de sa mauvaise conscience : il croit retrouver cette innocence, à la fois désirée et haïe, chez ceux qu’il jugea « primitifs » ou « archaïques », - comme on le fait de la nostalgie d’une enfance irrémédiablement perdue, et dont on repousse le souvenir. Or il n’est de maturité harmonieuse et civilisatrice que par le rayonnement, en nous, d’une enfance oubliée ; infante invisible dans l’aube de tous les pays et de toutes les saisons de l’âme.

Les authentiques Mages de l’Occident, ses chamanes, ses sages, ses prophètes, sont les poètes ; ivres de vin, de vertu, de volupté, comme disait Baudelaire, ils vivent dans un exil sans fin. Ils ne se contentent point, comme des intellectuels blasés, de déplorer, entre deux dîners, la pauvreté spirituelle ; ils vont vers l’illumination de la pensée. L’aventure visionnaire exige, pour être dite, l’Alchimie du Verbe : le solve et coagula qui nous fait entrer dans la nuit des symboles par l’œuvre-au-noir, avant l’extase de l’œuvre-au-blanc qui précède la reconquête de l’œuvre-au-rouge. Dès lors, ne nous étonnons pas de ce que les lecteurs ordinaires, accoutumés au langage exclusivement informatif, n’y voient que verbosité et démesure, - la perspective même qui légitime leur jugement leur faisant défaut. Ils ne jugent que selon une morale étroite où la notion d’utilité s’est substituée aux principes de vérité et de beauté.

On déplore que cette réduction de l’âme soit devenue, à quelques exceptions près, la commune mesure des « intellectuels » français, qui d’une façon ou d’une autre, allant de reniements en reniements, prétendent à représenter « l’esprit » de la France et s’exercent particulièrement à cette prétention par la conjuration du silence. De cette conjuration sont victimes les œuvres de ces écrivains que l’on peut, faute de mieux, nommer les visionnaires de l’extériorité, John Cowper Powys ou Malcolm de Chazal. Le monde qu’ils nous découvrent n’est pas d’abord celui des rêves prophétiques mais le monde immédiat, tangible, qui nous environne chaque matin dès que nous soulevons nos paupières. Ce qui sacre le visionnaire n’est pas alors dans la chose vue mais dans le regard même. Le monde, au lieu de se schématiser à travers une grille d’interprétation, s’offre à nous, se révèle, s’impose dans le faste, le mystère et la violence de ses manifestations. L’entendement, qui filtre la perception et l’amoindrit à ce qu’elle capte comme nécessaire à l’activité du moment, se trouve soudain assailli par une symphonie prodigieuse, synesthésique.

Là où la chose était réduite au signe qui la représente, à la fonction qu’elle occupe, soudain elle se rebelle, elle surgit de l’abstraction pour s’imposer à nous dans sa présence réelle. L’attrait que de nombreux poètes ont éprouvé pour les sciences naturelles tient à cette aptitude particulière du regard. La fameuse toile de Caspar David Friedrich, Les Falaises de Rügen montre cette limpidité retrouvée dont l’herboriste partage le secret. Novalis, et plus tard, Ernst Jünger, surent trouver la lisière, l’orée, où la vision de l’intérieur, favorisée par les rêves et les ivresses, rejoint une vision de l’extérieur dont les divinités, minéraux, papillons ou fleurs sont autant de rappels: au regard de notre « Moi transcendantal », l’intérieur et l’extérieur demeurent des catégories relatives et dérivées.

Dans un admirable essai sur Pouchkine, Vladimir Nabokov, lui aussi visionnaire du détail irremplaçable et de la nuance captée avec l’art minutieux de l’entomologiste, n’en propose pas moins cette définition du roman idéal : «  Qu’il serait émouvant, écrit Nabokov, se suivre à travers les siècles les aventures d’une idée. Sans jeu de mots, je crois que ce serait là le roman idéal : car, d’une limpidité parfaite et dégagée de toute poussière humaine, cette image abstraite semblerait jouir vraiment d’une vie intense qui se développe, s’enfle, montre ses mille plis, avec la souplesse diaphane d’une aurore boréale. » Précisons que l’Idée, dont il est question ici, n’a rien à voir avec les « idées générales » qu’abomine l’auteur d’Ada ou l’ardeur, opinions ou idéologies qui déterminent, selon leur degré d’importance ou d’envahissement, la plus ou moins grande vulgarité de celui qui les professe. L’Idée dont parle Nabokov, c’est l’Idée au sens étymologique, la chose vue, la forme, apparition subtile entre le sensible et l’intelligible, qui se manifeste, par exemple, dans la concordance inexplicable de certains instants. Nous sentons alors que ce que importe se tient en dehors du temps, ainsi que les amours de Van et d’Ada dans le chef-d’œuvre irisé et chatoyant de Nabokov. Le fantastique est ici-même car l’ici est l’ailleurs, et ce monde où nous sommes est le double d’un autre monde, Terra, subtilement différent, dont nous retrouvons la vérité par l’art d’inventer un monde (versicolore et dansant comme les Arlequins) qui existe déjà mais que nous ne savions pas regarder : «  Avant de commencer à l’écrire, je sais que mon livre existe déjà, écrit Nabokov, entièrement achevé, dans une autre dimension ».

Toute littérature visionnaire débute par cette intuition qui se suffit à elle-même, sans référence à cette brocante de divinités hors d’usage, de rituels pseudo-initiatiques, de superstitions et de prétentions à la sagesse qui constituent l’arrière-monde d’une modernité dépourvue, au point de s’en rendre folle, de toute allégeance claire à l’Esprit. La reconquête de l’Esprit, que chacun semble attendre et désirer ne saurait se faire sans une ardente reconsidération de la beauté. Vaincre la pesanteur du monde profane et désenchanté qui nous entoure, c’est tout un art.

Le mépris que certains « ésotéristes » affectent à l’endroit de la création artistique est encore une diversion puritaine, un service rendu à l’Ennemi qui, à la faveur de ces équivoques renoncements, conforte la puissance de la laideur sur le monde, où nous existons mais où nous sommes de moins en moins. Edifiante est la hargne dont s’entredéchirent les soi-disant « adeptes » de l’ésotérisme, qui ne s’accordent en général que sur l’infériorité de la littérature, rejoignant ainsi, en leur préjugé le plus ordinaire, les plus arrogants sectateurs des « sciences » dites « humaines ».

Or dans sa diversité même, la littérature, inséparable de la poésie, demeure sans doute la chance ultime, avec l’amour, se sauver quelques contrées de l’âme du désenchantement universel, - l’âme étant la médiatrice dont le royaume transparaît en ce monde, pour qui sait voir, à l’aube et au crépuscule, sous l’apparence d’un Ange dont une aile est blanche et l’autre noire. De ces contrées intérieures, certaines œuvres sont les seules gardiennes, et non point les œuvres de doctrine mais bien celles, inspirées, qui racontent, sous une forme ou une autre, l’ordalie d’une conscience éprise du geste qui la fit naître.

« Toujours plus haut », - telle pourrait être la devise de la conscience dont l’ascension ressemble à celle du soleil, cette figuration sensible du Logos, au-dessus de l’horizon du temps : édification du temple d’une éternité ordonnatrice. Dans l’expérience visionnaire, qui inaugure le voyage à travers les états multiples de l’être, le passé et le futur ne sont que des distinctions toute relatives, voire illusoires. Que ce soit dans la contemplation d’un Ange ou d’une fleur, la vision s’offre à nous hors du temps. Le passé et le futur se confondent dans le miroitement d’une seconde éternité, de même que la chose vue devient regard et que nous cessons d’être nous-mêmes pour nous confondre avec elle et la reconnaître. Cette renaissance « autre » (« Je est un autre » dit Rimbaud), est la gnose, telle que la définit Frithjof Schuon : «  Pour le volitif et l’affectif, Dieu est Lui, et l’égo est moi, tandis que pour le gnostique, ou l’intellectif, Dieu est moi, et l’égo est lui, ou l’autre ».

L’aventure ne se réduit pas à un simple jeu intellectuel : elle engage l’être entier et devient la destinée choisie de l’homme qui s’est révolté contre le destin et les limites prescrites de l’entendement humain qui sont une insulte à la nostalgie immense qui le hante, - cette sehnsucht , âme des œuvres du Romantisme Allemand, dont le caractère indéfinissable, loin de nous désarmer doit, au contraire, donner un surcroît d’élan à l’intelligence spéculative. Pour l’âme bien née, l’indéfinissable n’est pas une idole que l’on révère, mais un défi que l’on relève.

Cet héroïsme fut celui de Novalis, qui, par ses poèmes, ses récits et son Encyclopédie, voulut se saisir des « coïncidences» qui témoignent de la « mystérieuse écriture » du monde visible. Au mépris des textes, pourtant disponibles, les adeptes comme les ennemis français du Romantisme Allemand n’en continuent pas moins de propager ce préjugé inepte : l’œuvre de Novalis serait erratique, perdue en des ténèbres affectives. C’est exactement le contraire. La méthode de Novalis se fonde sur un usage non restrictif de la raison, toutes les hypothèses y sont admises et germinatives. La passion qui obscurcit la raison est bien ce qui lui est le plus étranger. A cette passion qui dépossède, Novalis oppose la ferveur légère du pressentiment créateur qui sait que toute chose acquise par l’entendement doit encore être conquise par l’âme et illuminée et transfigurée par l’Esprit.

Ce ne sont point la déraison et de lourds tourments orageux qui requièrent l’attention de Novalis mais une sur-rationalité  où s’allume l’enchantement, comme la flamme de la chandelle dont parlait Bachelard, d’une concordance entre le monde en ses inépuisables nuances et l’Idée dont il procède selon les lois de l’Idéalisme magique. D’où l’indifférence de Novalis à l’égard du Werther de Goethe et sa préférence pour le Traité des couleurs.

Une heureuse victoire de l’Esprit serait de comprendre, et de faire comprendre, que l’expérience visionnaire est d’abord le privilège de ceux dont une enfance magique arde encore sous les sous les cendres grises ou blanches des habitudes adultérées ; que cette expérience n’a nul besoin d’un apparat sentencieux; ce serait plutôt un « jour de fête », comme dit le poème d’Hölderlin, accordé aux heures profondes.

Les rapports humains dont on déplore souvent l’indigence, s’en trouvent bouleversés. Ce n’est plus l’intérêt matériel et l’instinct grégaire qui rassemblent les hommes et les femmes en de moroses congrégations profanes, mais le vaste, le très-vaste pressentiment d’une « éternité retrouvée » qui scelle entre les humains le pacte d’une connivence dans l’invisible. L’expérience visionnaire nous donne accès à un monde où se retrouveront tous les exilés, Calenders ou Justes secrets, dont l’audace inventive et la fidélité au plus lointain nous seront, si nous savons les entendre, une renaissance immortalisante.

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