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05/11/2021

Malcolm de Chazal, un phénoménologue à l'état sauvage:

 

Luc-Olivier d'Algange

Malcolm de Chazal, un phénoménologue à l'état sauvage

 

Il existe différentes sortes de livres. Ceux que l'on étudie dans la boiserie des bibliothèques, ceux que l'on emporte avec soi dans le verdoiement des forêts, ceux, enfin, qui nous emportent où bon leur semble au point de nous faire oublier où nous sommes et qui nous sommes.

L'œuvre de Malcolm de Chazal appartient d'emblée à toutes ces catégories. Aussi prompte à alimenter les cogitations structurales d'un Raymond Abellio qu'à porter à l'incandescence des songeries chamaniques, aussi audacieuse dans ses spéculations métaphysiques qu'enracinée dans le sensible, dont elle réveille en nous les pouvoirs d'étonnement et de merveilleux, cette œuvre, phénoménologique, cosmogonique, poétique et mystique échappe à toutes les règles et tous les genres. Sans doute n'y eut-il point, depuis Novalis, une tentative aussi magistrale de réinventer la « grande herméneutique », celle de la nature et des choses, avec l'intuition de l'aruspice conjuguée à la virtuosité du poète.

Comment être au monde ? La Vie filtrée de Malcolm de Chazal répond à cette question non par des hypothèses, des raisonnements mais par des « répons » qui changent la nature même de l'entendement humain. Nous autres, Modernes, passons notre temps à croire que nous raisonnons alors que nous ne faisons que ratiociner (et médiocrement) dans le vide. Nous voyons le monde comme un spectacle dont nous nous croyons retranchés. Nous oublions que notre esprit, notre âme et notre corps ne sont rien d'autre que des organes de perception et que toute pensée qui nous vient ne vient pas de nous mais du monde. Mais nous vient-il encore des pensées ? Et qu'est-ce qu'une pensée ? En quoi pèse-t-elle sur notre âme ou l'allège-t-elle ? Malcolm de Chazal, qui ne croit ni à l'intelligence humaine ni à la raison s'efforce de capter l'influx de l'intelligence du monde, telle qu'elle se manifeste dans les nervures les plus subtiles de la vie intérieure et de la vie extérieure (qui n'en font qu'une). L'intelligence, pour Malcolm de Chazal n'est pas une faculté, mais une possibilité, « l'homme, en essence, n'étant pas intelligent, ni ne se faisant intelligent, mais étant fait intelligent par l'Influx, par la pénétration de l'Invisible... ». On se souviendra de la phrase de Schelling: « Le "Je pense donc je suis", est depuis Descartes, l'erreur fondamentale de toute connaissance. Le penser n'est pas mon penser, et l'être n'est pas mon être car tout n'appartient qu'à Dieu ou à l'univers. »

De même que Claudel parlait à propos de Rimbaud d'un mysticisme à l'état sauvage, on pourrait dire de Malcolm de Chazal qu'il fut un phénoménologue à l'état sauvage. Là où les phénoménologues universitaires se heurtent à d'infinies difficultés, l'auteur de La Vie filtrée devance ce piège que la raison lui tend en s'identifiant immédiatement au phénomène lui-même, en faisant de la métaphore poétique une façon d'être, et non plus seulement une façon d'écrire. Ce retournement de la vision, qu'Abellio, en gnostique, nommera la « conversion du regard », fut, pour Malcolm de Chazal une expérience fondatrice, au même titre que la réminiscence proustienne ou l'irradiante « étoile au front » de Raymond Roussel. Toute grande œuvre littéraire, poétique ou philosophique procède d'une expérience extatique de cette sorte, qu'on la dise mystique ou « expérience-limite », qu'elle se traduise par une mathématisation du Réel ou par une fusion immanente dans les fougères dans un archéon anté-humain comme chez Powys, qu'elle soit une intuition fulgurante de la nature inconnue de l'espace-temps, comme dans Ada ou l'Ardeur, le merveilleux roman de Nabokov, il s'agit toujours d'un instant fondateur, où le regard change et se trouve changé par ce qu'il voit. « Je suis, écrit Malcolm de Chazal, un être revenu aux origines. A mon sens, il est stupide de croire que l'on peut connaître l'homme si l'on ne connaît pas la fleur. Que l'on peut connaître Dieu si l'on ne connaît pas le sens occulte de la pierre. La connaissance est indivisible et cette connaissance a été perdue. »

La recouvrance de cette connaissance perdue n'est pas seulement un vœu pieux, comme elle le fut parfois dans le Romantisme et le Surréalisme, elle devient, par le « sens magique » de Malcolm de Chazal, une véritable métaphysique expérimentale. Touchant à ce qu'il y a en nous de plus archaïque, mais avec l'intelligence la mieux exercée, Malcolm de Chazal retourne vers le monde ce sens des nuances, des radicelles, propre à l'introspection. Ainsi la métaphore n'est plus le signe, la réverbération d'une réalité intérieure, inconsciente, mais un mouvement que l'on pourrait dire d'extrospection.

Cette herméneutique radicale et immense qui ressaisit le monde comme une conscience ensoleillante est à la fois œuvre de poète et de philosophe, œuvre de visionnaire et de naturaliste. Les philosophes sont nombreux à avoir cherché cette « clef magique » qui permettrait de penser et d'éprouver en même temps l'un et le multiple et d'en finir avec le dualisme, auquel le monisme métaphysique lui-même n'échappe pas, puisqu'il s'oppose encore au multiple et veut s'en distinguer. L'une des clefs de cette herméneutique totale se trouve sans doute dans la théorie des « passe-teintes ». Ainsi la multiplicité des mondes, des teintes, au sens alchimique, des états de conscience et de l'être est à la fois une réalité et une vue de l'esprit qu'unissent les « passe-teintes » comme autant de moments d'une gradation dynamique, en perpétuelle révolution, et dont les bouleversements imperceptibles dans l'apparente immobilité accordent ce qu'il y a de plus grand dans le cosmos à ce qu'il y a en nous de plus secret et de plus précieux. Loin d'être séparés, le microcosme et le macrocosme, le sensible et l'intelligible ne cessent, dans les pages admirables de Sens plastique et de La Vie filtrée, de s'illuminer et de s'obscurcir réciproquement, non sans déployer, entre cette clarté et cette nuit, les abîmes et les apogées des couleurs. « Quelque immense l'artiste, écrit Malcolm de Chazal, et à quelque grandeur que puisse atteindre l'Art dans les temps futurs, jamais ne seront inventées ces teintes qui font pont entre les berges des couleurs, quand les couleurs se frôlent en torrents dans l'air et laissent entre elles des fossés d'infinie profondeur. C'est le secret des couleurs d'enjambement dans la Nature de ne laisser aucun détroit de vide entre champs colorés, quelle que soit la furie avec laquelle une couleur glisse auprès d'une autre teinte à l'état stagnant ou ralenti, et quelque terrifiante la course de deux couleurs à la fois qui passent l'une contre l'autre sans se toucher. Cet art de mettre des ponts entre les couleurs est l'art naturel des passe-teintes qui fait que la fleur est mariée au fruit et à la feuille, et que la tige ne déborde pas sur le tronc, et que le tronc ne sème pas son feuillage en flaques colorées dans le vent, mais le marie au paysage d'alentour. » Il nous resterait donc encore, tâche exaltante, à faire de cette théorie, de cette vision, la charte d'une herméneutique, non plus dévouée seulement au déchiffrement des écrits mais à celui du monde lui-même (les écrits, au demeurant faisant aussi partie du monde, au même titre que les fleurs de givre sur les vitres hivernales ou le tracé des oiseaux dans le ciel).

Les ressassements les plus cacochymes étant, de nos jours, invariablement qualifiés de « nouveautés » on hésite à souligner la nouveauté de l'œuvre de Malcolm de Chazal. L'œuvre, par ailleurs, s'inscrit bien dans une tradition. Nous évoquions Novalis, mais l'on songe aussi au Maurice Scève du fabuleux et méconnu poème Microcosme, voire, et la comparaison ne nous paraît point injurieuse, à Gongora (auquel il conviendrait aussi de rendre justice). Ce qu'il y de nouveau, d'une nouveauté éternelle, dans l'œuvre de Malcolm de Chazal, au point de renouveler l'acte même de lire, ce n'est pas seulement qu'il nous apprend, en lisant son livre, à lire à notre façon le ciel et la terre, les couleurs, les astres, les fleurs et les songes, c'est d'avoir fait de cet art de lire une expérience non point singulière ou subjective mais objective et extrême. Il s'agit bien d'un au-delà de l'art, qui emporte avec lui et en lui tous les prestiges et toutes les libertés de l'art, mais pour s'en affranchir. La pensée devient ainsi, désentravée de l'utilitarisme et de son contraire, « l'art pour l'art », cette puissance recueillie et songeuse, dionysienne et précise qui « court et rattrape les couleurs qui bougent, les lient à travers l'espace, marie les houppes jaune d'or du mimosa au vert en flèche de ses feuilles, fiance pour toujours le feu à sa fumée, rattache les veines pourpres de la rose écarlate au fuseau vert de sa tige, allie les vertes vrilles de la vigne au corset gris de l'écorce, met un pont entre le bleu de l'azur et les blanches ailes des nuées... »

Pour Malcolm de Chazal, nous ne sommes point séparés du monde qui nous entoure, ou plus exactement nous entourons le monde qui entoure. Métaphysique fondée sur une physique expérimentale des sensations, restituant à l'intuition, à ce qu'il nomme « le sens angélique immédiat », sa place royale, la pensée de Malcolm de Chazal nous délivre radicalement du positivisme du dix-neuvième siècle et de la superstition de la logique linéaire des effets et des causes. Nous comprenons à lire La Vie filtrée qu'il serait aussi absurde de croire que notre pensée est un « produit » de notre cerveau que de croire que l'air est seulement un produit de nos poumons ou la lumière un épiphénomène de nos yeux. Puisant à source même de l'enfance (« Quand l'enfant goûte un fruit, il se sent goûté par le fruit qu'il goûte. Quand l'enfant touche l'eau, il se sent touché par l'eau en retour. Quand l'enfant regarde une fleur, il voit la fleur le regarder »), Malcolm de Chazal, puise à la source antérieure à tous les nihilismes, et rend possible, comme à jamais, la faculté de penser et d'être pensé au même instant. « Toutes les théories initiatiques de la connaissance, écrit Raymond Abellio dans sa préface à L'Homme et la connaissance de Malcolm de Chazal, procèdent, on le sait, d'un retour sur soi de la conscience qui, dans le rapport entre le sujet et l'objet transfigure l'objet en une sorte de panpsychisme parfaitement communiel. Ici nous assistons au retour sur soi de la sensation, ce qui est une autre façon de vivre le même chose tout en signifiant à la connaissance qu'elle est recréation, c'est-à-dire pure poésie. »

Cette « pure poésie » semble désormais, contre le nihilisme, la seule et ultime chance offerte, sous condition, bien sûr de n'être pas seulement, un « dépotoir sentimental » qui vise « à ne faire goûter que l'esthétique au dépens des vérités, à ne nous nourrir que du seul beau plaisir sans étancher notre soif de connaissance ». L'auteur est lui-même la création de son œuvre, de même que son œuvre est la création du monde. Ce « continuum » fait du cerveau « tout en même temps salle de laboratoire, outils, réactifs, expérimentateur, sujets, agent analytique et conclusif de données ». L'œuvre ne saurait être que plus vaste que la pensée qui la produit, la surprenant sans cesse, la défiant, la poussant dans ses ultimes retranchements, l'inquiétant et la ravissant tout à tour, exigeant d'elle de revenir sans cesse sur l'oraison et le labeur alchimique qui la rend possible. Ainsi La Vie filtrée se donne à lire, comme une « recondensation » de la pensée antérieure de l'auteur: « Pour obtenir les pages qu'on va lire, j'ai du revivre mon œuvre en esprit à la vitesse de l'éclair ». Ces métaphores de foudre et de tonnerre abondent dans l'œuvre de Malcolm de Chazal: elles sont la forme même de la manifestation de la pensée dans « ces hautes régions » où « l'homme se sent pensé ». L'inspiration, l'illumination, l'intuition extatique, qui ne relèvent, dans bien des cas, que de la pure rhétorique, retrouvent alors une irrécusable réalité. Le poète écrit «  à la vitesse de l'éclair, l'esprit vide, et cependant, il enfante le tonnerre et l'éclair ».

A nous que les Parques destinèrent à vivre dans un monde hors du monde, encombrés de ridicules abstraction publicitaires ou idéologiques, dans un «  temps » dépourvu de toute profondeur sacrée, nous à qui l'on enseigne chaque jour, par mille tours, à ne point faire usage de nos sens et de notre intellect, à méconnaître ces instruments prodigieux de connaissance et d'extase que sont nos sens et notre pensée, il se pourrait bien que l'œuvre de ce vertigineux aruspice que fut Malcolm de Chazal, maître de la « perspective tournante » et de la connaissance amoureuse, devienne un viatique majeur. 

 

 

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Didier Carette lit Luc-Olivier d'Algange (vidéo):


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03/11/2021

La saison secrète d'Eric Rohmer

 

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La Saison secrète d’Éric Rohmer

L'œuvre d’Éric Rohmer est sans outrances; elle va, de nuance en nuance, vers une résolution où frémit, dans un feuillage de mots français, la nostalgie du Paradis.

Le cinéma, et parfois même dans ses chefs d'œuvres, est un art de l'outrance et de la fascination accordé aux temps qui le firent naître. Son modèle est le guignol; il faut outrer le trait, les situations, le drame, la violence afin que les cervelles les plus engourdies par le vacarme physique et moral du monde industriel en perçoivent quelque chose. Cette surenchère parfois touche au génie, puis s'éteint. Rohmer d'emblée se situe hors de ce processus grandiloquent; il choisit de laisser advenir. L'image en mouvement recueille les phrases que les personnages échangent et qui se laissent lire, en ce qu’elles ne disent pas, sur leurs visages dans leurs gestes.

A considérer que le sujet de la plupart des films de Rohmer n'est autre que la conversation, on pourrait croire qu'il est bien peu cinématographique: ce serait une erreur; une conversation ne vaut pas seulement par les propos qui s'entrecroisent mais par les voix et les corps qui les tiennent et les délivrent, par les paysages alentours, les saisons, sans lesquels ils eussent été différents, et, plus vaste et moins directement discernable, la civilisation même qui les rend possibles.

Le sujet des films de Rohmer est la conversation, et le propos de la conversation est l'amour ; et nous apprenons doucement, c'est dire exactement, sans morale moralisatrice, de film en film, de saison en saison, d'allusion en allusion, qu'il est mille façons de s'aimer, en toutes sortes de gradations, à la fine pointe d'un désir héraclitéen « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ».

Entre l'Eros, l'Agapé et la Philia, l'air circule, car ils ne sont point donnés pour former un tout compact et despotique, mais pour, libérés les uns des autres, délivrer leurs essences et leurs puissances, et faire miroiter, sur l'orée, leurs affabulations légères, leurs tendres approches, leurs incertitudes enchantées.

Dans l'œuvre de Rohmer, toutes les saisons sont arcadiennes; elles sont, selon la formule de Stefan George, « saisons de l'âme » ; et toutes semblent cependant en attente d'une cinquième saison, mystérieuse, qui vit dans l'air secret de chacune d'elles, comme les mots demeurent dans l'air autant que dans la mémoire de ceux qui les entendent.

Cette saison d'un temps hors du temps vient de loin, d'une France à la fois historique et légendaire. Une grande liberté la surplombe comme un soleil, - qui nous est donnée si nous voulons bien la recevoir. Un paysage s'en éclaire, avec une rivière scintillante, issue de la Séquence de Sainte Eulalie, et venue jusqu'à nous qui veillons sur ses rives.

L'art du cinéma, me disait un soir Raul Ruiz, après un colloque de cinéphiles un peu vain où il fut question de servir l’actualité par le cinéma, n'est autre que l'exercice du double regard platonicien. L'œuvre, comme toute vie digne d'être vécue, toute vie odysséenne, va vers son origine, que nous ne connaissons pas. Ainsi, toute l'œuvre de Rohmer semble orientée vers ce temps du conte, vers cette Astrée qui, mieux que l'histoire profane, nous parle de ce qui nous regarde.

La langue d'Honoré d'Urfé est celle qu’Éric Rohmer écrivait pour ses films depuis toujours, et les amours, au bord du Lignon, où nous veillons, sont celles de toutes les autres saisons. Le pays de L'Astrée, cette Gaule mythologique, se déploie sous la cinquième saison, celle du Songe où toute réalité ingénue se précipite, comme en Alchimie, pour la faire resplendir.

La langue dite « baroque », qui est celle d'Honoré d'Urfé, n'est pas grandiloquente, mais sinueuse, comme un cours d'eau, complexe et harmonieuse comme un feuillage, arborescente et variable comme l'attente amoureuse, et de cet immense récit de plusieurs milliers de pages, Rohmer saisit l'essentiel ingénument, en suivant le cours de son art, sans s'embarrasser ni nous ennuyer.

Il faut d'infinis détours, d'exigeantes nuances, il faut être fleuve soi-même pour dire ce qui est au plus simple et au plus proche: le pays réel antérieur, les amours humaines, la terre, le ciel et les dieux. Il n'y a là rien de « précieux », au sens péjoratif du terme, mais une politesse à l'égard des êtres et des choses, qu'il convient de ne pas nommer trop brutalement, - car alors on nomme à côté, - et qu'il faut honorer d'attentions nombreuses, prismatiques, chantantes et dansantes, pour n'être pas, tristement, en deçà de leur simple réalité.

Or cette simplicité sur laquelle repose le cours de la rhétorique profonde d'Honoré d'Urfé, seul Éric Rohmer, sans toute, pouvait nous la montrer telle qu'elle est, en achevant son œuvre par ce salut à ce dont elle vient : ce moment ondoyant de la littérature française, qui garde une vigueur et une innocence médiévale tout en annonçant toutes les audaces modernes, - être « résolument moderne » en littérature et en art demeurant la meilleure façon d'être véritablement antimoderne.

La singularité extrême de l'œuvre d’Éric Rohmer vaut toutes les insolences. Etre de son temps à l'extrême sans y être du tout, dire à son temps précisément ce qu'il ne veut entendre; au « double regard » s'ajoute ainsi le double entendement. Si les personnages d’Éric Rohmer ne parlent pas comme dans un film, et surtout comme dans un de ces films français récents à vocation réaliste ou sociale, ils parlent comme nous parlons dans la réalité, lorsque nous avons quelque chose à dire à quelqu'un, - et nous parlons ainsi depuis Honoré d'Urfé et bien avant. Dans le Grand Légendaire de L'Astrée nous retrouverons ce qui nous lit, ce qui nous déchiffre, ce qui nous regarde, comme d'impondérables signes amoureux ambigus et chatoyants, ce qui nous permet soudain de nous reconnaître nous-même, avant qu'il ne soit trop tard.

Vaines, et peu honorables, sont la plupart des craintes humaines. La seul qui vaille, car elle n'accroit pas le danger mais le déjoue, est la crainte de faillir au Paradis donné.

Luc-Olivier d’Algange





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02/11/2021

Ezra Pound, en temps et en heure.

Luc-Olivier d’Algange

 

« Nous qui avons franchi le Léthé »

Notes sur Ezra Pound

 

Les contempteurs d'Ezra Pound, qui tentent, avec une mauvaise foi plus ou moins notoire, de réduire son oeuvre à l'idéologie, non moins que certains épigones qui la réduisent à un « travail d'intertextualité », exclusivement justiciable d'une sorte de critique littéraire para-universitaire, passent, mais c'est leur rôle, à côté de la réalité magnifique des Cantos en tant qu'aruspices. Ces mots sur la page, disposés en vol d'oiseaux, exigent un envol de la pensée, un envol, c'est à dire une conversion herméneutique qui, par-delà les écueils de l'analyse, nous portera jusqu'aux espaces ardents du déchiffrement.

Les Cantos sont, dans l'histoire de la poésie mondiale, un événement unique. Rien n'y ressemble de près ou de loin. Tout au plus pouvons-nous laisser se réverbérer en nous, à son propos, les ors fluants de la prosodie virgilienne, un art odysséen de la navigation, et le dessein récapitulatif et prophétique de La Divine Comédie. L'œuvre ne choisit pas entre l'amplitude et l'intensité, entre l'horizontalité et la verticalité. La vastitude des Cantos loge des formes brèves, des aphorismes qui s'ouvrent allusivement sur d'autres vastitudes. Pound est, avec Saint-John Perse, l'un des très-rares poètes modernes à ne point dédaigner ni le réel, ni le mythe. Les hommes dans le poème de Pound tracent les figures de leurs destinées entre les choses et les dieux. De surprenantes collisions s'opèrent, les temporalités se rencontrent et se traversent selon leurs propriétés et selon leurs signes.

Cette apparente confusion est le véritable « ordre » de la pensée. Il importe, en effet, de laisser au devenir, à l'histoire, leurs puissances et leur plasticité, et aux figures éternelles, leur éternité. Entre le mercure historial et le souffre de la flambée prophétique, le poète cristallise le sel de la sapide science. Le savoir est saveur. Le Gai Savoir d’Ezra Pound, relié aux arts poétiques romans, allège le monde. Ce monde si lourd, ce savoir si pesant, ce plomb des choses mortes et insues, la prosodie d’Ezra Pound les relance, les laisse voltiger dans les hauteurs et il nous livre, nous lecteurs, à ces prodigieux mouvements météorologiques ! Les Cantos frappent d'inconsistance une grande part de la poésie moderne, subjective, minimaliste ou sentimentale qui s'efforça d'abaisser le langage humain dans ses ressources, de rompre le pacte métaphysique unissant l'Aède à la Mesure et la pensée humaine à la diversité du monde.

Une erreur banale consiste à prendre les Cantos comme un chaos de formes, de citations, d'interférences, une machinerie sauvage d'hyperliens, pour user du jargon informatique, une rébellion polysémique contre l'ordre, la mémoire et le sens. C'est oublier qu'Ezra Pound, en bon confucéen, se voulut d'abord défenseur de la tradition, c'est à dire de la transmission du sens, de la déférence et des préséances, servant et créateur d'une Mesure sensible et métaphysique aux antipodes de l'outrecuidance de la pensée « anarchiste ».

Rien, dans cette oeuvre souverainement libre, ne se réduit à ce qui est devenu, hélas, un dérisoire mot d'ordre bourgeois: « Ni Dieu, ni Maître ». Le paradoxe n'en brille que d'un plus vif éclat. Les Cantos sont le récit de l'histoire du monde, disposés dans le ciel de la mémoire humaine, en ressouvenir du ciel de l'immémoire surhumaine, et offerts à notre déchiffrement. Nulle obscurité mais d'impérieuses lucidités. Nous ne sommes plus dans le stupide dix-neuvième siècle des téléologies évolutionnistes, ni dans l'abominable modernité fondamentaliste du vingtième siècle, mais dans une autre logique, traditionnelle et prospective, qui sera peut-être l'inventrice de l'Europe du prochain millénaire, si toutefois elle survit au ravage.

L'énigmatique « Il faut être résolument moderne » de Rimbaud trouve dans l’œuvre d’Ezra Pound à la fois son explication et son application. Etre moderne, pour Rimbaud c'est trouver la juste Mesure avant même que l'accord ne résonnât dans le monde. En ce sens, être moderne, c'est être, à l'évidence contre ce composé de toutes les paresses « progressistes » qui est le propre du « monde moderne ». Etre moderne au sens rimbaldien, c'est précisément inventer, comme le fait Ezra Pound, la prosodie de l'avenir, c'est être aruspice, c'est déchiffrer dans l'intemporel les lignes annonciatrices du plus grand avenir par fidélité à la mémoire et à la tradition. « Tout ce qui n'est pas Tradition est plagiat » écrivait Eugenio d'Ors, en échos avec Nietzsche: « L'homme de l'avenir est celui aura la mémoire la plus longue ». La remémoration des configurations décisives de notre passé n'est point nostalgique, elle est le dispositif nécessaire de toute reconquête.

Pound exige beaucoup de son lecteur, c'est sa façon de l'honorer, de le considérer comme son égal. Il est impossible de lire les Cantos sans parcourir les espaces, les savoirs, les songes qu'Ezra Pound lui-même parcourut pour les écrire. Les Cantos sont, à cet égard, une prodigieuse mise en demeure. Ils nous somment de vaincre notre paresse et notre ignorance. Ces chants sont des passerelles entre des mondes qu'il nous faut élever hors de l'oubli par l'attention et la remémoration. Le confucianisme de Pound est ainsi une méditation sur la Mesure qui unit le Ciel et la Terre, les configurations célestes, que traversent les formations ailées des vocables et les événements de l'histoire du monde.

Cette oeuvre d'un cosmopolitisme supérieur (et il faudrait un jour définir en quoi le cosmopolitisme impérial des « grands européens », pour reprendre la formule de Nietzsche, diffère fondamentalement du mondialisme uniformisateur) n'est point sans évoquer les langues de feu de ces véritables apôtres que sont les poètes qui consentent aux périls et aux gloires de l'aventure poétique. Alors que la démocratie universaliste enferme, de fait, les hommes dans des communautarismes ahistoriques, le cosmopolitisme d’Ezra Pound, dans sa perspective impériale et confucéenne, œuvre à la recouvrance des possibilités abandonnées de l'aventure poétique, virgilienne et orphique, qui discerne, au-delà des langues, la vérité épiphanique de la vox cordis et de cette expérience métaphysique fondamentale qui préside à la fois au chant des poètes et à la naissance des civilisations. Des civilisations naissent et meurent, et le poète s'y intéresse en premier lieu car ces civilisations naissent et meurent dans le chant des poètes. Les poètes n'accompagnent pas la naissance des civilisations, ils la précèdent. Il faut, disait Rimbaud, « tenir le pas gagné ».

« La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant ». A dire vrai, en avant, elle le fut de tous temps. Le « toujours » du poème devance l'histoire dans laquelle elle s'inscrit et qu'elle déchiffre, comme son reflet éblouissant. Le poète cherche sa Mesure; la civilisation est une Mesure trouvée. Toutes les questions de philosophie politique ou de métaphysique trouvent leur répons dans une prosodie. Il importe seulement de ne pas confondre cette Mesure avec une demi-mesure, ou avec un compromis, autrement dit une commune-mesure. La Mesure métaphysique ne prend son sens et son efficience que par le point surplombant qui la définit.

Le songe dont naissent les civilisations, et qui chante antérieurement dans toutes les langues dans l'entendement est d'une simplicité surhumaine. Par la récapitulation enchantée de l'histoire humaine (on ne saurait méconnaître que nous sommes désormais, pour le pire et le meilleur, héritiers de l'histoire du monde) les Cantos d'Ezra Pound nous convient à rien moins qu'au dépassement de nous-mêmes et à la conquête d'une surhumanité rayonnante dans la parousie de tous les chants destinés à traverser la mort, comme des âmes infiniment fragiles et glorieuses sur la barque léthéenne. C'est au moment où tout s'efface que la poésie castalienne nous fait le signe qui nous dit que tout recommence. Le poème est écrit en diverses langues, non par goût de la confusion des genres, ou du métissage, mais pour l'excellente raison que, dans l'ordre de la poésie, tout ce qui est dit est traduit d'un silence antérieur:

 

« Luit

Dans l'esprit du ciel

Dieu qui l'a créé

plus que

soleil en notre oeil. »

 

 

 

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01/11/2021

Ernst Jünger, le Coeur aventureux, version 1929;

 

 

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Luc-Olivier d'Algange

 

Une quête du langage originel

Notes sur Le Coeur aventureux d'Ernst Jünger, version 1929 

 

Ernst Jünger fut d'emblée un cœur aventureux. Il est banal et parfois fallacieux de rechercher dans les premières œuvres d'un auteur le germe de ses œuvres futures. Par le regard rétrospectif, nous cultivons souvent l'illusion de découvrir des causes, des origines que la succession semble légitimer mais qui ne sont souvent que la projection sur le passé de nos préjugés présents. L'art prospectif, au sens propre aventureux, est plus difficile. Quel critique eût prévu que Les Plaisirs et les Jours, si Proust eût disparu au lendemain de leur publication, se fussent déployé en la cathédrale d'A la Recherche du Temps Perdu ? A lire Orages d'acier ou la première version, de 1929, du Cœur aventureux, il est difficile de prévoir Héliopolis ou Eumeswil. Il n'en demeure pas moins que les premiers écrits de Jünger donnent le la et commencent déjà à décrire le cercle, qui se poursuivra en spirale ascendante, des préoccupations majeures et déterminantes de l'auteur. Ce que l'on nomme le courage et dont Ernst Jünger fit preuve comme soldat, se prolonge dans son œuvre par l'exercice de l'imagination et de l'intelligence. L'auteur digne de ce nom est celui qui écoute la vox cordis, il est aussi celui qui répond à l'injonction « sursum corda »! Si la vox cordis, la voix du cœur dont nous parle Pierre Boutang dans son Art poétique, est bien la voix du silence antérieur à toute formulation, celle où s'abreuvent les poètes et les mystiques, et dont la fraîcheur et la limpidité témoignent d'une divine antériorité, ce cri « sursum corda » viendra s'ajouter à l'action pour en inscrire les puissances bienfaitrices dans le monde même de la contemplation.

L'exigence du Cœur aventureux, telle qu'elle s'annonce dès les premières pages de la version de 1929, conjugue ces deux aspects du cœur: la part secrète, silencieuse, porte vers nous le souffle, le murmure du Verbe à sa naissance tandis que l'appel au courage, la force de l'action viennent, comme un cordial, porter ce silence antérieur dans le monde par l'ambassade de l'auteur. Si le mot même d'auteur, dans l'acception jüngérienne, renvoie, ainsi que le rappelle Philippe Barthelet, à l'auctoritas, la vertu qui accroît, que l'étymologie latine associe à l'art du jardinier, l'art d'écrire est aussi, par excellence, un art diplomatique. Ce qui importe à l'auteur, qui se lance aventureusement dans ses périples intérieurs et extérieurs, qui navigue avec la même attention sur les paquebots au long cours que sur les embarcations plus fragiles et plus aléatoires de ses rêves ou songeries impromptues ou provoquées, ce n'est pas tant de témoigner de sa subjectivité ou de sa singularité que d'être l'ambassadeur des pays et des régions explorés. A cet égard, Jünger ne fut pas un voyageur romantique à la française, épris de ses états d'âme orageux qui ne retrouve partout où il va que l'ombre portée de son trouble ou de son enthousiasme. L'auteur d’Orages d'acier, de Jardins et routes s'attache d'abord à l'exactitude et à l'objectivité de son récit.

Cet auteur que des critiques hâtifs ont classé parmi les obscurantistes fut surtout un homme qui fit de l'attention la vertu majeure de l'écrivain. A maints égards, ses récits de voyage s'apparentent aux chroniques du dix-septième siècle où, dans une prose magnifique, des militaires ou des négociants écrivaient leurs rapports et leurs chroniques sans autre intention, en apparence, que de donner au lecteur les informations les plus précises. Allant de pair avec l'exploration des profondeurs de l'âme humaine et de l'Ame du monde (l'une donnant accès à l'autre) un naturaliste, disciple de Buffon, de Linné, de Fabre, accompagne l'auteur dans ses cheminements. Etre attentif, ne point se laisser abuser par la facilité des explications mécanistes, laisser les phénomènes s'éployer dans l'entendement humain, prendre figure, telles seront les règles, au sens presque monastique, de l'écrivain.

L'approche jüngérienne, et c'est son originalité, ne fait a priori aucune différence entre l'attention requise par un phénomène naturel et l'attention requise par une œuvre de l'imagination. Si Jünger ne dissocie point les méthodes, c'est aussi qu'il se refuse à séparer radicalement les ordres de la réalité. Semblable aux grands platoniciens qui distinguent le sensible et l'intelligible, mais ne les opposent point, ni ne les séparent, Ernst Jünger présume entre ces deux ordres de la réalité une « gradation infinie » dont les degrés, qu'ils soient proches de la blancheur royale de l'Intelligible, ou, au contraire, proches de l'opacité du sensible, ou bien encore dans l'espace intermédiaire et versicolore de l'Imaginal, selon le néologisme judicieux forgé par Henry Corbin, n'en exigent pas moins de l'herméneute un même courage, et, pour ainsi dire, une même courtoisie. Jünger décrit les rêves comme Linné et Fabre décrivent les plantes et les fleurs. S'il décrit les fleurs comme un poète le ferait de ses rêves, ce n'est pas seulement un procédé de style. Dans la perspective « stéréoscopique », les phénomènes intérieurs et les phénomènes extérieurs se répondent. Le cœur aventureux de l'auteur est l'espace où résonnent les réponses que la réalité invisible adresse à la réalité visible. La descente aventureuse dans les abysses scintillants de l'âme humaine est aussi, mystérieusement, remontée dans les hauteurs de l'Ame du monde. Toute promenade, tout voyage, toute rêverie est parsemées d'intersignes.

Diplomate subtil, l'auteur établit la cartographie des sites physiques et métaphysiques où le passage d'un règne à un autre est attesté par une expérience décisive. L'aventure nous donne à comprendre, en nous arrachant aux opinions et aux fausses évidences, que l'âme humaine et l'Ame du monde ne sont point séparées. L'âme humaine n'est point pour Jünger, cette "psyché" séparée du monde, emprisonnée dans sa spécificité insolite qui nous leurre et nous déroute, pas davantage que le monde n'est cette réalité radicalement étrangère et inconnaissable que nous vante une certaine philosophie néo-kantienne. Pour peu qu'elle osât l'aventure, qu'elle s'arrachât à la caverne et refusât de se laisser abuser par les marionnettistes et leurs ombres trompeuses, l'âme humaine peut exercer son courage à devenir un moyen de connaissance de l'Ame du monde. Rien ne témoigne plus exactement de cette possibilité prodigieuse que la citation de Hamann qui figure en exergue à la version de 1929 du Cœur aventureux: « La semence de tout ce que j'ai en tête, je la trouve de toutes parts. »

 

« La pensée, habit de l'âme »

Pour se retrouver dans ce « toutes parts » encore faut-il consentir à sortir du Moi. Ernst Jünger eut, très tôt, d'heureuses prédispositions à cet exercice auquel beaucoup, en dépit d'ascèses parfois douloureuses, échouent. « Même aux instants de pire confusion, j'ai rarement perdu ce sentiment, comme si d'un point lointain et excentrique, une instance attentive observait le mécanisme mystérieux pour le contrôler et l'enregistrer. Il me semblait souvent que dans des instants très-humains comme ceux de l'angoisse, il se déclenchait là-haut quelque chose que l'on aurait pu, en gros, comparer à un rire moqueur. Mais il est aussi d'autres signes, deuil, émotion, fierté, semblables à des signaux d'une optique intérieure: je croyais parfois les reconnaître à ce point fixe que je définirai comme une conscience seconde, impersonnelle et plus subtile. »

Ce passage mérite une attention particulière car l'auteur y décrit exactement cette complexion qui lui est propre en laquelle la « méthode stéréoscopique » trouve son origine. De cette faculté d'être à fois ici et ailleurs, pris dans la tourmente des événements et observateur immobile, et dont témoignent aussi les récits autobiographiques des Orages d'acier, de Jeux africains, Jünger va induire une méthode, et, pour ainsi dire, une dioptrique qui conférera à ses livres cette double tonalité, à la fois ardente et froide qui tant décontenance la sentimentalité bourgeoise. Cette ubiquité de l'auteur, qui se décrit à la fois en proie aux bouleversements du moment et distant, presque moqueur, rejoint « l'ironie romantique » dont parle Novalis, qui n'est point le sarcasme mais l'hommage léger et serein à la signification multiple des êtres et des choses. Loin d'être obnubilé par la violence ou l'intensité de l'épreuve, l'esprit héroïque y acquiert cette faculté de détachement, cette « optique intérieure » qui témoigne du « point fixe » de la conscience.

Une métaphysique de la double nature de l'entendement humain s'ébauche dès les premiers paragraphes du Cœur aventureux. L'ironie, l'antiphrase sont l'expression non d'un déni, d'un nihilisme, ni même à proprement parler d'un doute mais d'une dualité vivante, chatoyante qui est la source même des couleurs et des qualités. L'ironie telle qu'en usent les œuvres de Novalis et de Jünger n'est pas cette pointe de l'esprit critique à l'apogée de son outrecuidance, mais bien une ironie songeuse, accueillante aux énigmes et aux mystères du monde. C'est en s'abandonnant, en renonçant aux prétentions parfois exagérées de la ratiocination, que la double nature du monde nous apparaît et que le rôle de la pensée cesse précisément de nous faire illusion. « Ce rôle, note Jünger, dont la vision entraîne Hamann à qualifier la pensée d'habit de l'âme et Rimbaud à attribuer aux voyelles une vie cachée qui confère aux mots une signification impénétrable ».

La pensée est approche, elle donne accès. Elle n'est point cette totalité close sur elle-même dans une unité insolite qu'imaginent les subjectivistes, mais une « zone frontalière ». Lorsque Hamann écrit que l » pensée n'est que l'habit de l'âme, il retrouve la distinction soufie de l'écorce et du noyau. De même, dans le Zohar, l'ouvrage fondateur de la Kabbale, il est dit que le texte n'est que « le vêtement de la Loi ». Par-delà la pensée elle-même dans son parcours exotérique, il existerait donc une âme, un secret, une vérité ésotérique, comparable à la couleur des voyelles qui témoignent d'une vie cachée, d'une âme. Le contenu des pensées qui importe moins que leur orientation, le sens de leur navigation, leur aventure propre, leur périple: « Les pensées sont des chargements très divers qui voguent sur des eaux sombres, et dont tout le fret intellectuel a quelque chose de très fortuit, glané de-ci de-là. Il dépend des endroits où nous faisons escale et de ce qui s'y trouve justement en stock. Une fois chargé pourtant, il s'adapte aux courants et aux ralentissements de fleuve, à ses méandres, à ses tourbillons, à ses danses. C'est du courant de la vie profonde qui la porte, et non d'elle-même que la pensée tient sa subtilité, son poids et sa dangerosité. »

Qu'est-ce que ce courant ? Est-ce le devenir héraclitéen, qui fait que l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ? Est-ce seulement la bruissante et perpétuelle présence anonyme de la vie, qui nous porte en dépit de notre volonté et de notre libre-arbitre, et à laquelle nous devrions obéir comme si elle était la maîtresse voilée de nos destinées ? Est-ce le fatum qui fait de nous des « êtres pour la mort » selon une formule de Heidegger ? L'Art de l'interprétation auquel l'œuvre de Jünger persiste à s'adonner, récuse en partie ces hypothèses trop simples. Pour Jünger, c'est bien au moment précis du « lâcher prise » que l'énigme soudain se dissout dans une plus vive clarté.

Pour assister à la transfiguration de l'énigme en arcane, il faut dans un premier mouvement s'abandonner à la complexité, s'étonner et s'émerveiller à la fois de ne pas comprendre, accepter humblement les limites imparties à notre raison. Une subtile opération devient alors possible, qui est la révélation de l'arcane. L'œuvre de Jünger se tiendra, tout au long de la traversée, à égale distance du rationalisme superstitieux des modernes et de la non moins moderne hybris des irrationalistes. L'aventure jüngérienne, pour périlleuse qu'elle soit, n'en chemine pas moins vers le Logos. Toute l'œuvre de Jünger illustrera cette possibilité d'interpréter et de connaître tous les aspects du monde par le Logos. Lorsque l'on sait que, par la sagesse grecque, la raison et le Verbe en leur unisson portent précisément le nom de Logos, l'erreur qui consisterait à réduire l'œuvre jüngérienne à quelque pur « vitalisme irrationaliste » est évitée. Pour Jünger, la conquête des profondeurs n'est pas éloignement du Logos, complaisance à l'égard de quelque confuse négation de l'intégrité humaine mais bien, selon la formule de René Char « retour amont »: « Pour finir, écrit Jünger, il ne resta de cette chute vertigineuse dans le puits de la connaissance qu'une seule voix, un sombre murmure qui semblait s'approcher du point absolu, de la zone de la parole originelle ».

 

La clef des formes

La navigation de l'auteur, son aventureuse traversée des circonstances terribles ou ravissantes du monde, de la confrontation aux « orages d'acier » de la première guerre mondiale à la légère présence bleutée de la cicindèle, par-delà l'apparent éclectisme de son fret, n'est perceptible que par un lecteur assez attentif et visionnaire pour voir dans les aperçus divers une seule et unique approche des contrées de la parole originelle. Si la poésie est bien, selon la célèbre formule de Hamann « la langue originelle de l'humanité », alors toute l'œuvre de Jünger peut être considérée comme approche du Mystère poétique, rendue nécessaire par le triomphe du nihilisme. Quelques exégètes d'une ingénuité désarmante ou feinte semblent croire que la poésie va de soi, qu'il lui suffit d'aller son chemin, en prose ou en vers, pour toucher les cœurs. Ernst Jünger, pour le moins, ne partage pas cette naïveté. Comme Heidegger, et nous aurons l'occasion de revenir sur l'influence que Martin Heidegger exerça sur Jünger et sur celle, moins généralement établie, mais certaine, que Jünger exerça sur Heidegger, l'auteur des Falaises de marbre ne cessa jamais d'être conscient de « l'oubli de l'être » et de notre éloignement du Logos. Le Logos demeure, il est notre demeure, mais nous nous sommes éloignés de lui au point qu'il nous est presque devenu indiscernable. Il faut pour accéder à sa splendeur pérenne littéralement se faire violence. Ce qui fut donné jadis, dans l'ensoleillement de l'être chanté par Hésiode, ce qui, aux confins de l'Age d'Or fut notre demeure et dont nous gardons, dans le secret du cœur, la nostalgie immense, s'est obscurci.

Notre entendement non seulement n'est plus transparent à la Merveille, mais s'impose désormais comme un écran. Ce monde est, par provenance et destination, un poème mais depuis que nous vivons dans l'Immonde, ce poème est devenu hors d'atteinte. La clé des formes nous échappe: le rôle de l'auteur qui s'en va aventureusement vers la parole originelle, sera d'œuvrer à la recouvrance du sens du déchiffrement. Le cœur aventureux ne s'abandonne point à la mélancolie de l'éloignement du Logos: il exige la reconquête: « Il y a trois choses qui sont la clé de toutes les formes: la vague, le nuage, la flamme. C'est pourquoi il y a toujours eu d'aimables cabalistes qui renonçaient volontiers à toute compagnie pourvu qu'ils puissent en pleine tranquillité se perdre dans la contemplation de l'eau, de l'air ou d'un bon feu de cheminée. Il y a trois états qui sont la clé de toutes les expériences: l'ivresse, le sommeil et la mort. C'est pourquoi il n'a jamais manqué de féroces buveurs de la vie, d'aristocrates du rêve serein et ténébreux, de guerriers, de lansquenets et d'aventuriers, bref de gens auxquels tout l'univers des employeurs et des employés, des boutiquiers et de l'argent étaient parfaitement indifférent. »

Les songeries cosmogoniques de Jünger le portent à méditer la vague car elle est à la fois le symbole du monde perpétuel et du retour. La vague s'élance, se retire et revient, selon un mouvement ternaire qui évoque la respiration du cosmos, chaque vague consacre à la fois une ressemblance et un retour, une figure héraclitéenne du « toujours autre » et une figure parménidienne de la permanence. Qui n'a été requis, sur une grève, par le sentiment que les vagues tentaient obstinément d'atteindre au langage par la réitération de leur immémoriale prosodie. L'écume qui scintille dans la chute évoque cette limite où la parole s'épuise face au territoire indicible: et cependant les vagues gagnent, elles transforment les roches en ce sable indispensable aux premières instruments de la mesure du Temps. La vague affirme le temps par son mouvement et elle nie le temps par sa répétition tout comme dans les disciplines monastiques la répétition du nom de Dieu maintient le récitant dans un éternel présent. Toutes les formes sont contenues dans la vague car son mouvement mystérieusement préside à l'immobilité. La contemplation du mouvement perpétuel nous donne accès à ce qui ne bouge ni de devient, de même que les oscillations du cœur et de l'âme révèlent l'immobilité souveraine du Soi.

La méditation du nuage prolonge naturellement celle de la vague car le nuage n'est autre ainsi que nous l'enseigne l'art héraldique de l'étymologie, que la nuance. Les béotiens disent volontiers du poète et du métaphysicien qu'ils sont « dans les nuages ». Il serait plus exact de dire qu'ils sont dans la nuance. Les nuages, les « merveilleux nuages » qu'aime l'étranger baudelairien sont les nuances de l'âme du monde. S'il fallait d'une seule formule définir la fonction de l'auteur, nous le dirions Maître des nuances. L'écrivain témoigne bien d'une maîtrise, mais c'est une maîtrise de la nuance et en faveur de la nuance. Les nuages offrent au regard la vision du nuancement des formes, de leurs transitions, de leurs gradations vivantes qui seront une métaphore heureuse de la toute-possibilité. Lorsque l'intelligence moyenne s'enferme et s'évertue à enfermer autrui dans des catégories qui n'ont d'autre réalité que le manque d'imagination et d'attention de celui qui les conçoit, le poète-métaphysicien persistera à dire la nuance dont dépendent également toute distinction et toute hiérarchie bien comprise. Maître des nuances, l'auteur sera « chasseur subtil », il favorisera l'interprétation infinie de l'approche au détriment de la définition et de l'explication totalitaire. Au monde statistique, le Maître des nuances oppose le monde des qualités qui correspond, selon la formulation confucéenne, aux « justes dénominations ». Bien nommer exige la reconnaissance de la nuance. Dans le ciel d'été, les nuances s'effilent et s'évanouissent peu à peu dans le bleu absolu qui les rend discernables. Les nuages apparaissent et disparaissent sur le fond absolu comme dans l'art littéraire, les nuances adviennent et s'abolissent dans le vaste espace de l'entendement.

Quant à la flamme, éclairante et destructrice, elle suscite les ombres mobiles dans le geste même qui dévore la ténèbre. Aimée comme la vague et les nuages des « aimables cabalistes », elle suffit à dire la vie qui brûle et s'élève et le secret des retrouvailles avec ce que Bachelard nommait le « temps vertical », qui rend possible, lorsque la contemplation s'en empare, une décisive victoire sur le temps de l'usure dont la linéarité nous dépossède de la gloire, de la beauté et de l'ivresse du moment présent. Ernst Jünger ne manquera jamais à cette éthique dispendieuse comme la flamme qui consent aux rêves sereins ou ténébreux, étrangère aux plans de carrière et à toute pensée calculante.

Ce serait toutefois fort mal comprendre l'œuvre de Jünger que de croire que ces puissances dionysiennes se suffisent à elles-mêmes et n'imposent à l'auteur rien d'autre qu'un refus de la lucidité, de l'éveil et de la vie. L'analyse assez commune de l'œuvre de Jünger en tant qu'œuvre « obscurantiste » trouve sa limite dans le déchiffrement auquel Jünger se livre de ces puissances. Elles ne sont pas des fins, mais des passages, des clés pour une connaissance lumineuse. S'il ne s'agit point de ramener l'inconnu au connu, ni d'abandonner le connu à l'inconnu ou de se départir, le moins du monde, de cette intelligence critique dont les modernes se targuent autant qu'ils en dédaignent l'exercice effectif. La logique jüngérienne n'obéit pas davantage à la logique de l'alternative qu'à celle du compromis. Il ne s'agit point de faire sombrer dans le sommeil, comme des vestiges en déshérence, les édifices de l'intelligence éveillée mais de faire lucidement l'épreuve de la nuit. La logique de l'alternative cède la place à la coincidentia oppositorum chère aux alchimistes. Dans cette perspective philosophale, avant d'atteindre aux couronnements de l'oeuvre-au-blanc et de l'oeuvre-au-rouge, il est nécessaire de faire l'épreuve de l'oeuvre-au-noir. Le propre du cœur aventureux est non de préjuger mais de faire l'épreuve. Ernst Jünger eut le beau courage d'aller au-devant des épreuves, car il voit en elles les clés d'une Sapience.

« Dans le commerce des hommes, et surtout à notre époque dépourvue de tenues et de normes, grande est aussi l'importance de cette clé magique, grâce à laquelle derrière ce que dit chacun, on découvre ce qui commande ses paroles ». Nous vivons ces temps étranges où l'autorité est cachée, où ce qui commande exige, pour être connu, une clé magique. Les normes ne sont point abolies, elles sont voilées. Les différences évidentes entre les hommes sont illusoires car elles ne témoignent que des seules appartenances sociales. Or, par-delà les classes, les habitudes, les mœurs, il existe d'autres distinctions, plus essentielles, quoique généralement ignorées, qui correspondent aux normes propres aux castes intérieures qui subsistent en dépit de toutes les subversions et de toutes les confusions. Quels que soient les désordres intérieurs ou extérieurs, et les abus de pouvoir, il n'en demeure pas moins que certains hommes obéissent à des « typologies » que l'on peut dire essentielles dans l'exacte mesure où elles échappent au déterminisme. Les cœurs aventureux, pour disparates que soient leurs parcours, sont prédestinés à se reconnaître car, en eux, la confrontation avec l'ivresse, le rêve et la mort révèle, par la splendeur du contraste, une éthique fondée, selon la formule de René Guénon, sur les « états multiples de l'être ».

 

« Les plus fines nervures »

Ernst Jünger fut cet homme lucide et ce grand vivant précisément car il sut discerner les « zones frontalières » de la lucidité et de la vie, et s'attarder en méditant sur le seuil, là où les signes apparaissent. La « vie magnifique » débute avec le regard de l'aruspice qui reconnaît dans les manifestations en apparence aléatoires ou accidentelles, les traces de l'écriture sacrée. Alors que la vue-du-monde bourgeoise ne reconnaît du réel que ce qui peut être soumis à ses desseins de planification et d'instrumentalisation, le regard de l'aruspice s'étant arraché aux normes profanes, consent au vertige et à l'éblouissement qui l'établiront dans un monde où chaque signe devient intersigne et comme l'illustration, au sens étymologique, de normes sacrées encore méconnues. La rupture héroïque avec les normes profanes prélude ainsi à une Sapience d'ordre magique et sacerdotal. Tels seront les « véritables communautés », c'est-à-dire les communautés unies sur l'essentiel, non plus régies par l'esprit grégaire, les mythes funestes du sang et du sol, ou les simulacres sociologiques, mais par l'Esprit et la Vision qui commandent les styles et les pensées.

La phrase de Pascal que cite Jünger « Tout auteur a un sens auquel tous les passages s'accordent ou il n'a point de sens du tout », montre assez que la rupture héroïque avec les normes profanes, loin d'introduire au monde « disséminé » ou « déconstruit » cher aux philosophes français des années 60, a pour fonction de rétablir l'Un dans sa souveraineté. Par la description du multiple versicolore des signes, haussés à la dignité métaphysique d'intersignes, Jünger œuvre, à sa façon à l'attestation de l'Unique : « C'est l'effort pour atteindre à travers ce qui est pensé la strate qui fait penser le cerveau, l'effort pour voir les pensées en transparence ». Loin d'être un épiphénomène de la matière, la pensée témoigne d'un au-delà de la réalité humaine qui est sa véritable provenance. Pour Jünger, les pensées ne sont pas des produits mais des moyens. Elles indiquent un passage, un lien, une transmission, non point tant horizontale, par la coutume ou la lignée, que verticale, par alliance avec l'intemporel, avec les « figures » invariables de l'être. " « A quel point les pensées ne sont que des moyens, cela ressort du fait, assurément curieux, que nous avons d'abord besoin de les détruire, de les dissoudre, de les digérer pour les rendre fécondes. Il procédait avec les systèmes comme les enfants avec les feuilles d'automne qu'ils frottent longuement avec une brosse jusqu'à ce qu'il n'en reste que les plus fines nervures ». Dans ses « ultimes nervures », le monde naturel révèle sa réalité pour ainsi dire pythagoricienne dont témoignent aussi les œuvres de Jean Sébastien Bach. Le cœur aventureux n'avance point au hasard; on le croit vagabond, mais il se révèle pèlerin vers l'ordre secret, vers l'autorité cachée que divulguent, à qui sait les déchiffrer, les « ultimes nervures du monde ».

Le métaphysicien est poète car, chasseur subtil, il reste sur le qui vive, au cœur de l'attention fervente; mais le poète est métaphysicien car, pour lui, les mots, ni même les pensées, n'ont de réalité en eux-mêmes: ils sont les clés tangibles d'un monde intangible, d'un silence antérieur dont procèdent, ici-bas, toute grandeur et toute signification. « C'est pourquoi il y a toujours eu des tentatives pour accroître l'impact des philosophèmes en les exposant par des moyens poétiques, et c'est pourquoi aussi on rencontre si souvent des natures tout à fait naïves qui, à la barbe des pédants, ont assimilé avec le plus grand profit leur Jakob Böhme, leur Angélus Silésius ou leur Swedenborg ». Sans doute la supériorité des natures naïves tient-elle en l'occurrence à leur moindre réticence à accueillir en eux la nuit du monde. Si Héliopolis est, comme l'indique son titre, de tonalité solaire, si les figures du rêve qui s'y déploient sont des figures ensoleillées, la première version du Cœur aventureux est, elle, incontestablement de tonalité nocturne. Jünger, dans ses premières approches, comme le relatent également, les Jeux africains, semble répondre à l'injonction de Joseph Conrad d'aller « jusqu'au cœur des ténèbres ».

« La vie, écrit Jünger, est une boucle qui se noue et se dénoue dans l'obscurité. Peut-être la mort sera-t-elle notre plus grande et dangereuse aventure, car ce n'est pas sans raison que l'aventurier est constamment en quête de ses lisières flamboyantes. » Telle est exactement la dimension métaphysique de l'aventure. Il ne s'agit pas seulement d'exalter les sensations, mais encore, à l'apogée de leur intensité, de déchiffrer la figure qui s'y dessine; non de s'abandonner à l'immanence mais de la vaincre »"à cet instant où se déchire le cordon ombilical qui nous reliait au monde de la matière et à ses hasards ». L'attention poétique au monde sensible loin d'incliner à une mystique matérialiste, à quelque idolâtrie de l'immanence et de la nature, porte au contraire vers l'intelligible qui préside, comme en filigrane, à ses métamorphoses. Celui qui chante la diversité révèle la sous-jacente unité. La sensation est une énigme à déchiffrer et son chiffre n'est autre que le « monde vrai », selon la formule néoplatonicienne: « Si dans les contes et la poésie, écrit Novalis, on voit la vraie histoire de la vie, alors, devant la secrète formule, toute erreur s'abolit, devient nulle. »

Le premier mouvement du cœur aventureux est de s'insatisfaire du mouvement du monde qui lui est proposé. Ce monde réduit à l'utile et aux restrictions morales afférentes, le poète-métaphysicien le rejette dès sa première intuition. Le sentiment qui incline à l'aventure s'accorde à l'intuition qui naît de l'étonnement philosophique. A l'étonnement d'être là, environné du beau cosmos miroitant des apparences, l'intuition philosophique répond par de nouvelles et incessantes questions: « Prenons garde au plus grand danger qui soit: celui de laisser la vie nous devenir quotidienne. Quelle que soit la matière à dominer et les moyens dont on dispose - cette chaleur du sang qui permet le contact immédiat ne doit pas risquer de se perdre. L'ennemi qui la possède a plus de prix à nos yeux que l'ami qui l'ignore. La foi, la piété, l'audace, la capacité à l'enthousiasme, à s'attacher avec amour quel qu'en soit l'objet, bref, tout ce que notre époque dénonce comme sottise radicale - partout où nous le rencontrons, nous respirons plus librement, fût-ce dans le cercle le plus restreint. Tout cela est lié à cette très simple expérience que j'appelle l'étonnement, cette ardeur à s'ouvrir au monde et cette immense envie de s'emparer de lui, comme un enfant qui aperçoit une boule de verre. »

Le questionnement philosophique, pour Jünger, n'exige point à proprement parler d'explication. La déception que suscite en lui son cursus universitaire d'études zoologiques eut sans doute pour cause majeure la méconnaissance de la magie qui environne les signes que la nature nous adresse à travers ses œuvres. A quoi bon s'attarder sur la diversité des formes, si celles-ci sont dépouillées de leur sens et du rayonnement secret qui témoigne de leur interdépendance: « Très tôt j'eus l'impression que de vastes domaines de vie restaient fermés à notre temps, qu'il fallait ressentir toutes choses de façon beaucoup plus ardente et que ce n'étaient que nos masques qui s'agitaient avec un tel affairement. Avant même d'aller à l'école, je nourrissais déjà le soupçon que les grandes personnes, d'une certaine façon, jouaient la comédie, que tout ce qu'on nous laissait voir était insignifiant et que l'important et le décisif se traitaient dans des appartements secrets. »

Ainsi, la complaisance dans l'ignorance, l'inclination à se satisfaire d'explications schématiques n'auraient d'autre cause que le manque d'ardeur. Ce que le cœur aventureux rend possible, n'est autre, à travers l'intuition ingénue et enfantine, que la recouvrance de la métaphysique. C'est à la pointe de l'ardeur poétique la plus libre et la plus intransigeante que naît l'intuition métaphysique restauratrice de toute véritable intellectualité qui s'interroge, elle, sur le sens et sur l'origine des phénomènes. Les masques et les apparences, les opinions et les convenances, ne sont jamais le tout. Peut-être même n'ont-ils d'autre rôle que de nous détourner de l'essentiel, de nous dérouter de notre voie, de nous décourager, au sens propre, de notre pèlerinage vers le cœur ardent de l'être ? « C'était, écrit Jünger, la question du Pourquoi ? qui, dans le cas de dispositions différentes, se serait peut-être manifestée sous la forme d'un premier doute relevant de la critique de la connaissance, mais qui, chez moi, fut ressentie comme une menace glaciale et combattue par la foi solide, en un sens, certes, caché mais assurément présent. »

Cette foi solide en un sens caché, mais assurément présent guidera toute l'œuvre de Jünger. L'intuition d'une connaissance, d'une gnosis possible de ce sens par la poésie même, sera à l'origine de sa métaphysique expérimentale. C'est par son arrachement même à l'intelligence moyenne, abstraite, discursive, que l'entendement humain retrouve, en même temps que les abysses de l'irrationnel, la possibilité d'une conquête, toujours périlleuse et menacée il est vrai, des espaces intelligibles et de la supra-rationalité. Où sont alors la folie et la sagesse ? Quel est le véritable amour de la sagesse, la prime et ultime philosophie ? La sagesse paraît folie aux yeux du monde lorsque ce monde méconnaît la multiplicité des états de l'être. « En ces temps où l'utilitarisme dirige la vie, les cœurs des fous sont donc les seuls à y échapper, de même que les fourvoiements des jeunes gens sont le seul signe qu'il subsiste encore un sentiment pour d'autres voies que la voie commune. »

Ce que les ennemis les plus acharnés de Jünger lui reprochent, ce n'est point, comme ils feignent, sa politique, ce qu'ils croient être, en ce domaine controversé, ses « idées », que la liberté d'allure, le détachement, la désinvolture qui accompagnent le mouvement de sa quête la plus ardente et la plus passionnée. Cette mise en incandescence des idées et des mots ne cessera jamais de s'opérer hors de la voie commune. Qu'est-ce qu'une éthique aristocratique ? Elle ne saurait assurément se contenter du simple état de fait des inégalités entérinées par les habitudes et les convenances. Jünger fait sienne la formule de Flaubert « est bourgeois tout ce qui pense bas ». La bassesse comme la hauteur ne sont point les attributs invariables de tel ou tel groupe humain mais des possibilités qui apparaissent comme des modes opératoires. Pour Jünger, comme pour Flaubert, Léon Bloy, Villiers de l'Isle-Adam, Gobineau, l'aristocratie, au sens étymologique de pouvoir de l'excellence, est à la fois une possibilité universelle de l'humanité essentielle et la condition nécessaire de toute métaphysique expérimentale.

Pour expérimenter métaphysiquement le monde, il faut s'être départi des préjugés, de ces facilités intellectuelles et morales qui nous abandonnent aux destinées mesquines. L'art royal de l'herméneutique générale du monde incombe aux fils de Roi. L'aristocratie spirituelle, qui n'est point liée à l'état de fait mais à la recouvrance d'un « possible » magnifique voilé par le mensonge de la vie quotidienne, court-circuite l'opposition banale entre les idéologies de l'égalité et les idéologies de l'inégalité. Le cœur est aventureux dès lors qu'il ne préjuge point de ses limites et de celles d'autrui. Sa vertu est de résister aux idéologies mesquines, soit qu'elles fondent une supériorité abusive sur des propriétés subalternes, soit qu'elles s'appliquent au nivellement par le bas. Le cœur aventureux, quand bien même il doit faire l'épreuve de sa solitude qui est le propre des contemplatifs, ne cesse pour autant d'être à la recherche d'une communauté idéale, c'est-à-dire obéissant non aux déterminismes inférieurs, mais à l'idéa, ce mot grec qui peut se traduire aussi bien par « forme » que par « vision » et dont la légitimité reconnue suffit à établir, selon le mot d'Abellio, « la transparence entre quelques uns ».

 

La vision stéréoscopique et « la secrète parenté de toute chose »

La grande pauvreté de la critique littéraire de ces dernières décennies, ce qui la rend si décevante, au point que l'on est en droit de soupçonner chez les critiques une sourde hostilité envers les œuvres dont ils glosent, provient sans doute de cette loi, plus ou moins tacite, qui veut à tout prix tenir pour nulle la pensée des auteurs. Que la gnose d'Ernst Jünger fût poétique, et que sa métaphysique s'aventurât dans l'expérience n'ôte rien à sa pertinence philosophique. Aussi bien notre règle est de ne point méconnaître l'intention de l'auteur. L'œuvre de Jünger est philosophique, mais elle retourne, comme le font précisément les œuvres de grands philosophes, à l'origine même de la philosophie. Ernst Jünger n'est point philosophe au sens moderne d'une philosophie ayant abandonnée l'amour de la sagesse au profit d'un positivisme dévoué aux sciences humaines, il est philosophe comme les Européens surent l'être dans l'Antiquité ou au Moyen-Age. Est-ce à dire que Jünger retourne simplement à une gnosis dépassée par la modernité ? Certes non ! Cette exigence philosophique qui l'apparente à la pensée grecque et aux théologiens médiévaux, c'est bien au déchiffrement de son temps qu'il va l'employer.

Ce que les modernes ne peuvent penser (dépourvus qu'ils sont de la nécessaire distance intérieure qui, selon les lois de la dioptrique, précise les perspectives et les contrastes) l'œuvre de Jünger aura pour fonction de le faire apparaître grâce à de nouveaux instruments intellectuels. Alors que par la psychanalyse et la sociologie, ou par le roman d'inspiration naturaliste décrivant des problèmes sentimentaux, des ascensions ou des déchéances sociales, une grande partie de la production littéraire du vingtième siècle se tient encore dans les rets du positivisme du dix-neuvième siècle, la pensée jüngérienne dont la longue mémoire assure l'avenir, invente une attention et pressent une autre logique, non plus exilée du monde dans une abstraction mortelle mais requise par l'attention extrême qui favorise les « approches ». Cette logique ne sera plus binaire, séparant le sujet et l'objet dans un face-à-face désespérant, comme dans l'existentialisme sartrien, elle ne sera pas davantage linéaire ou planifiante, comme le veut la technique moderne dans l'hybris de son arraisonnement du monde, elle sera stéréoscopique. « Je voudrais enchaîner ici sur une réflexion qui concerne l'un des plaisirs les plus rares qui soient, celui qui met en jeu des sensations que je nommerai stéréoscopiques? Le ravissement éveillé par une telle couleur repose sur une perception qui embrasse bien davantage que la pure couleur. Il s'y joignait dans ce cas particulier quelque chose que l'on pourrait appeler la valeur tactile de la couleur... »

La méthode jüngérienne s'ébauche donc à partir d'une observation et de l'observation de cette observation. L'attention devient ainsi attentive à elle-même, non moins qu'à son objet. Le phénomène n'est pas seulement objectif, il est saisi en ce qu'il délivre de possibilités de connaissance. Le sensible devient le point central d'un déploiement intelligible. Toute manifestation sensible peut fleurir et s'ouvrir en une corolle intelligible. Pour comprendre, il faut apprendre à voir. Ce qui enchante le poète devient instrument de connaissance. L'œuvre de Jünger tout entière peut être lue comme une procession liturgique vers ce moment, ou ce site, où l'intelligence poétique devient intelligence métaphysique. Pour Jünger, et nous aurons l'occasion d'y revenir en parlant des influence décisives de Novalis, de Böhme et des « philosophes de la nature », la connaissance métaphysique est décelable au cœur même de la « physis »: « Percevoir stéréoscopiquement, c'est donc découvrir dans un seul et même objet, deux qualités sensibles et cela, chose essentielle, par un organe unique. Il faut pour cela qu'un sens, outre sa propre fonction, puisse assurer aussi celle d'un autre sens ».

Par cette phénoménologie métaphysique de la perception, l'auteur va s'emparer de la perception à l'instant même de sa naissance: magique efflorescence de son essence avant que les rôles respectifs des sens ne fussent répartis. La perception immédiate rejoint la chose-en-soi dans son essence. La couleur parle, le Logos émane à travers elle et, en s'adressant à la vue, éveille, en même temps, les autres sens. Les sens, dans cette perspective, ne sont plus que des points de vue pouvant, le cas échéant, échanger leurs prérogatives: « Le langage authentique, celui des poètes, écrit Jünger, se distingue par des mots et des images ainsi dominés, des mots qui nous font étrangement dresser l'oreille et d'où semble ruisseler une merveilleuse lumière, une musique colorée. C'est ici que parvient à l'expression la secrète harmonie des choses dont Angélus Silésius chante ainsi l'origine:

Les sens sont dans l'esprit un seul sens et usage

Qui voit Dieu le respire, entend, goûte et ressent. 

La stéréoscopie sensitive est elle-même l'émanation d'une stéréoscopie spirituelle qui recompose le monde comme un langage. Si la poésie est bien, selon la formule de Hamann, le langage originel de l'humanité, ne serait-ce point car le monde est poème, qu'il obéit à une grammaire, une rhétorique et une sémantique subtiles ? Si la constitution du monde est prosodique, le phénomène stéréoscopique, qui est le propre du poème écrit, devient le principe d'une métaphysique expérimentale: « La rime fait également partie des phénomènes à action stéréoscopiques. Deux mots très différents par leur signification conceptuelle Brot, le pain, et Tod, la mort, sont mis en profonde harmonie par leur sonorité - ils vibrent aux deux extrême d'un même diapason. Ici, la parenté secrète de toute chose est immédiatement accessible au cœur. »

Comprendre le cheminement du cœur aventureux, c'est ainsi prendre avec soi le paradoxe. C'est, en effet, un paradoxe étonnant que d'atteindre par l'aventure, par le refus des normes, par le goût de l'imprévu à la « profonde harmonie » et la « secrète parenté ». Loin de faire succomber la pensée, le paradoxe en accroît le pouvoir, en revêtant la nature paradoxale de la réalité elle-même. Au sens propre, le paradoxe renvoie à ce qui est marge de la doxa, de l'opinion. Or, selon la distinction platonicienne, c'est là le propre de la gnosis Toute connaissance jaillit d'une reconnaissance du paradoxe. C'est en se déprenant des normes profanes dont la fausse évidence établit le mensonge de la vie quotidienne que l'aventure peut atteindre aux normes sacrées et à la vie magnifique qu'elles déploient dans les profondeurs et dans les hauteurs. La double nature de la réalité, à la fois parménidienne et héraclitéenne, ce langage paradoxal qui unit dans une même prosodie, l'être et le devenir, l'Immuable et la rivière enchantée, est inscrite dans la parfaite concordance du langage humain et du monde, - l'un et l'autre étant également des émanations du Logos Les configurations fondamentales du monde et celle du langage se répondent, non de façon artificieuse ou fortuite mais par la même nécessité qui rend indissociable les ailes de l'oiseau et l'air où il s'éploie: « Le fait que l'oreille exige alors l'identité des voyelles et la différence des consonnes, en sorte que la rime repose dans la voyelle et bouge dans les consonnes, se tend, se différencie, c'est un parfait symbole de la façon dont nous aimons qu'un même sens nous atteigne au sein d'une grande plénitude. Car dans la voyelle parle l'authentique magie du mot qui revêt dans les consonnes une enveloppe corporelle. »

Il appartient au cœur aventureux non seulement d'entendre chanter dans les voyelles, mais encore d'en déchiffrer le sens. Le sentiment est alors non plus la manifestation de la subjectivité humaine, mais l'empreinte du sens: « Le bruit de la rue dont les sonorités se fondent toujours plus nettement dans un sombre u lugubre, la plus effrayante de toutes les voyelles, possède quelque chose d'extrêmement menaçant. Comment pourrait-il en aller autrement, puisque l'imminence comminatoire de la mort est incluse dans les signaux et les klaxons des véhicules automobiles. Sur le marché au poisson de Naples que je ne pouvais traverser sans un grand sentiment de gaieté, il me semble que la sonorité dominante était un a chaleureux dont l'effet sur la sensibilité ressemblait à celui que décrit Goethe pour l'écarlate ».

Que le monde moderne eût, dans ses œuvres les plus ordinaires une valeur chromatique ou sonore déplaisante ou angoissante, seuls peuvent ne pas s'en apercevoir ceux-là dont les sens se sont étiolés. Peut-être le propre du monde moderne est-il de nous désapprendre à respirer, voir, entendre, goûter et ressentir. L'appauvrissement du langage accompagne l'appauvrissement des perceptions. Comment saurions-nous dire les nuances et les éclats que nous ne percevons plus ? Lorsque l'aventure prend fin, l'entendement s'obscurcit. La vision stéréoscopique, loin d'être un artifice est une vision de la nature double et une du réel. De même que pour Jünger « il ne peut faire aucun doute que l'on porte en soi non seulement quelqu'un qui se réjouit, mais encore un second personnage qui se réjouit de cette joie », le monde se distingue en deux mondes dont l'un peut-être dit naturel et l'autre surnaturel. L'aventurier sera celui qui ne méconnaît point ce que cette double nature, cette nature paradoxale au sens étymologique, recèle de possibilités prodigieuses, et qui, de surcroît, et c'est là où l'aventurier devient chevalier spirituel, s'efforcera de faire partager cette connaissance. Les folliculaires qui reprochent à Ernst Jünger son dandysme oublient ou feignent d'oublier le signe de générosité qui marque toute l'entreprise et sa morale: « J'ai toujours considéré, écrit Jünger, comme une tâche importante de persuader chaque homme qu'il était lui-même un être merveilleux et le dépositaire responsable de forces merveilleuses. »

 

« Le soleil invisible de Swedenborg »

Etre et se concevoir soi-même comme « dépositaire responsable de forces merveilleuses », on ne saurait imaginer tournure d'esprit plus étrangère au Moderne dont l'habitude exégétique la plus commune consiste à soumettre ce qui est en haut - la hauteur étant ici le Symbole de la toute-possibilité - à ce qui est en bas, c'est-à-dire aux déterminismes qui parent à toute possibilité d'aventure par une réduction de l'humanitas à des mécanismes qui se veulent explications scientifiques alors qu'elles ne sont que l'expression d'un dédain outrecuidant à l'égard de cette autre humanité que l'on peut dire « traditionnelle », au sens guénonien, et qui se voulut précisément « dépositaire responsable de forces merveilleuses ».

La morale s'avère ici non moins stéréoscopique que ce qu'il est convenu de nommer l'esthétique, en tant que science de « la splendeur du vrai ». Pour être dépositaire responsable de formes merveilleuses, il faut en même temps adopter le point de vue de l'humilité et d'une puissante confiance en soi qui pourrait paraître d'orgueil. L'humilité de n'être que « dépositaire » est la source de l'irrésistible puissance que nous confèrent les « forces merveilleuses ». Le même regard métaphysique qui nous ôte la prétention à imposer au monde notre Moi nous comble de la puissance de la Merveille, et nous tient responsable de ce don. « Dites-nous comment vous disposez du temps qui ne vous a été donné qu'une seule fois ? » L'âme, pour être à la hauteur du don prodigieux, doit être équanime. L'égalité d'âme n'est point la torpeur. Elle ne procède pas d'un amoindrissement des intensités mais de leur exaltation. L'humilité accueille en nous les puissances et notre résolution à les servir préside à notre équanimité.

La grande et belle sérénité se tient dans l'équilibre des forces contraires, et c'est ainsi qu'elle est la seule véritable preuve d'amour que nous pouvons adresser au monde. La gnose d'Ernst Jünger est poétique car il n'est point de connaissance légitime sans amour. Toute science qui n'est point aussi une gnose amoureuse se condamne à tuer l'objet qu'elle étudie. La vie lui échappe, la vie, c'est-à-dire non tant une banale réalité biologique, que les nuances métaphysiques dont elle se diapre sous l'œil du poète-métaphysicien. « En zoologie, écrit Jünger, la tendance innée de la science à tuer la vie pour pouvoir parler du vivant ressort avec une exceptionnelle clarté. Elle ressemble en cela à la psychologie qui est aussi une sorte de profanation des momies, dans la mesure où elle tente de partir du devenir d'autrefois pour en tirer des conclusions sur le devenir futur, et verrouiller ainsi dans l'étau de la logique la merveilleuse, l'évanescente essence du monde. Mais aucun bleu de méthylène, aucun rouge d'éosine ne saurait faire ressortir le noyau le plus tendre et le plus secret de la vie et tout ce qui survient dans l'espace et le temps, dans les causes et dans les effets, dans les instincts et les actions, dans les enveloppes magiques et multicolores de la chair, dans les circuits sanguins et les systèmes nerveux centraux, dans la procréation et dans la mort, dans l'amour, la lutte et le déclin, dans les mille surprises éblouissantes et les sombres menaces l'existence, - tout cela ne reçoit de signification que grâce à l'invisible cordon ombilical qui le relie à un monde de fécondité plus profonde. Celle-ci, dont le souffle anime l'espace, est étrangère aux choses que l'on peut voir et penser. C'est pourquoi, si l'on aspire à aller plus au fond, le moment vient toujours où la soif ne peut plus être apaisée par la science, et où l'on découvre qu'avec des concepts, on en est réduit à palper le masque de la vie. »

Par-delà la science des masques et des apparences, par-delà les schémas que les intelligences paresseuses ou timorées interposent entre le regard et le monde, une autre science est possible, qui rejoint la science des médiévaux. La suprême vertu de cette Sapience est amour. « La science n'est féconde que grâce à l'amour de la science: la connaissance n'est féconde que grâce à l'exigence qui en constitue le fondement. En cela réside la haute, l'exceptionnelle valeur des natures de la trempe de Saint-Augustin et de Pascal. L'union très-rare d'une âme de feu et d'une intelligence pénétrante, l'accès à ce soleil invisible de Swedenborg qui est aussi lumineux qu'ardent. » S'il y eut de tous temps et en tous lieux une religion du Cœur, qui, par-delà les formulations diverses, les exotérismes dominateurs, les soumissions à la lettre morte, s'efforça de veiller comme sur une flamme secrète, sur la pérennité de l'esprit qui vivifie, ce fut aux poètes-métaphysiciens, quand bien même leur souci premier ne fût point doctrinal, qu'au vingtième siècle, échut la tâche de perpétuer la mémoire par des actes fondateurs. L'aventure à laquelle le poète humblement se soumet, il appartient au métaphysicien de se remémorer qu'elle témoigne du Cœur, du centre invisible, du moyeu immobile de la roue: « C'est seulement si le cœur commande à l'armée des pensées que les faits et les constatations acquièrent leur valeur; ils renvoient sans déperdition, l'écho sauvage, le souffle chaud de la vie, car toute réponse est déjà contenue dans la manière du questionner. »

Qu'est-ce qu'une question pertinente ? N'assistons-nous point, dans les temps modernes à une érosion de la curiosité humaine ? Nos semblables dédaignant le « pourquoi » aux profondes résonances métaphysiques, ne s'interrogent plus que sur le comment, et même ce « comment », ils n'en usent plus que de façon utilitaire, voire policière. Les questions essentielles de la provenance ou de la destination, de l'origine et des fins dernières semblent s'être évanouies de l'intelligence humaine. L'esprit critique tant vanté se réduit désormais à une collection d'opinions à prétention démystificatrices dont nul, hormis quelques mal-pensants, ne s'avise d'interroger la généalogie. Si l'œuvre de Jünger ne peut être dite « nietzschéenne » au sens banal du terme, - qui recouvre toutes sortes de facilités et de déraisons, - l'influence de la méthode généalogique de Nietzsche n'en paraît pas moins déterminante. De même que Nietzsche s'interroge sur la généalogie de la morale, et d'une façon plus générale sur les idées, les concepts, les convictions qui paraissent aller de soi, Jünger va saisir, par la vision stéréoscopique, le phénomène dans sa double réalité temporelle et intemporelle. La question est alors une mise-en-demeure du questionneur lui-même. Le point de haute pertinence métaphysique est atteint lorsque l'observateur en vient à répondre à la question que lui pose le phénomène. C'est alors que la réponse lui parvient « sans déperdition ». Quelle peut bien être l'interrogation de celui qui ne voit rien, ne goûte rien, n'entend rien et ne ressent rien ? L'abandon de toute perspective métaphysique, y compris chez ceux qui se targuent encore d'une fidélité religieuse, tient pour l'essentiel à cet assombrissement de l'entendement. Qu'interroger, et par quoi être interrogé si d'emblée nous préjugeons le monde sans mystère ?

Seules importent les questions qui, soumises à l'autorité légitime du Cœur, vont vers le cœur des êtres et des choses dans la reconnaissance de leur simple dignité. La mentalité moderne est hostile au secret, à l'autorité, à la splendeur. Pour pouvoir utiliser librement les êtres et les choses, il faut aussi se donner le droit de nier leur royauté intérieure. La simple dignité des êtres et des choses est bafouée dans l'exacte mesure où l'on se confère le droit d'en user et d'en abuser, et la nature même de l'abus n'est point changée par le fait d'être exercée au nom de « l'intérêt général » ou du « bonheur futur ». Toute l'œuvre de Jünger sera une rébellion active contre ce finalisme profane qui ne s'accomplit que dans la négation de toute souveraineté. « Ta répugnance envers les querelles de nos pères et de nos grands-pères, et envers toutes les manières possibles de leur trouver une solution, trahit déjà que tu n'as pas besoin de réponses mais d'un questionnement plus aigu, non de drapeaux, mais de guerriers, non d'ordre mais de révolte, non de systèmes mais d'hommes ». Jünger reproche aux drapeaux, aux systèmes et aux réponses toutes faites d'émousser le questionnement.

Le double aspect, déroutant pour les esprits schématiques, à la fois traditionnel et libertaire d'Ernst Jünger tient à la pointe aiguë d'une interrogation qui veut aller au-delà des représentations « trop humaines » propres aux mentalités individualistes et grégaires, nul n'étant plus grégaire que l'individualiste moderne. Le Cœur est au-delà du sentiment et de l'intelligence abstraite car la réponse magique dont il se fait l'écho porte avec elle le ressac d'une réalité qui excède de toutes parts notre humanité, comme elle excède la nature et la vie elle-même sous leurs aspects génériques ou biologiques. « Il existe une grande différence entre l'anarchie de l'intelligence et celle du cœur. L'intelligence devient stérile dans la mesure même où elle détruit, car elle se prive des contenus qui assureraient du poids à son activité. Environnée de valeurs en ruines, elle perd sa validité: il ne reste plus rien que le triomphe sinistre des mesures vides de sens, rien que la mortelle domination des chiffres. Pour le coeur, en revanche, la vieille maxime selon laquelle les ruines ne saurait ensevelir une âme intrépide garde toute sa valeur. En lui aussi, l'instinct de destruction est inné, mais même s'il se détache de tout ce qui l'entoure et brûle les valeurs au feu de sa propre forge, il subsiste toujours en lui cet invisible et insaisissable point de croissance d'où la reconstruction peut repartir de manière nouvelle et merveilleuse. »

 

« Une image voilée et dissimulée par le temps »

Le cœur, le courage, la « vox cordis » sont cette unique instance à laquelle consentent de répondre ces esprits à la fois fidèles aux principes et à la liberté que Jünger, dans Eumeswil nommera les « Anarques ». En eux s'accordent le sens de l'équité et celui de la toute-possibilité, le refus des normes profanes, des exotérismes dominateurs et l'affirmation de la gradation des mondes. « Considère ta vie comme un rêve entre mille rêves, et chaque rêve comme une aventure particulière de la réalité ». Telle sera la Sapience des « fils de Roi » dont parlait Gobineau, de ces « rares heureux » auxquels s'adressait Stendhal. Cette Sapience sera héroïque et sacerdotale: « Ainsi se constitue autour de Saint-Antoine, au milieu d'un désert chaotique, un monde puissant, cerné par le ciel et l'enfer, plus riche, plus sauvage et plus mystérieux que toute espèce de monde réel. L'âme croyante était bien consciente de cet inexprimable différence de rang ».

Ainsi, le cœur aventureux qui témoignera de cette inexprimable différence de rang, loin de rechercher la distraction, l'évasion, sera au contraire en quête de nouvelles responsabilités. Entre le ciel et l'enfer se précisent les puissances et les échos. Par la science des correspondances, un ordre s'affirme. Le cœur aventureux résonne d'un répons qui se confond avec son propre battement. Etre à l'écoute du répons, entrer dans l'aire sacrée des correspondances, c'est acquérir un plus haut rang par l'intercession d'une responsabilité nouvelle. En tous temps et en tous lieux la « religion du cœur » en laquelle se rencontrent toutes les chevaleries spirituelles fut toujours une tentative éperdue d'élargir au-delà même de l'humain, le champ des responsabilités. « L'homme qui attribue de la valeur à ses expériences quelles qu'elles soient, en tant que parties de lui-même, ne veut pas les abandonner au royaume de l'obscurité, élargit le cercle de sa responsabilité. Or, rétrécir ce cercle, c'est précisément l'ambition de l'humanitarisme moderne ».

Si la vie n'est point la valeur suprême, s'il existe entre le vivants et les morts un commerce décisif, la modernité qui parie sur l'obsolescence et l'oubli est récusée. La vie n'est point le tout, ni ce que la mentalité moderne et profane nomme la « réalité », qui ne sera jamais, pour le cœur aventureux qu'une hypothèse restrictive, une preuve flagrante de la mesquinerie morale de ceux qui s'y complaisent et l'absolutisent. Toute réalité se réduit à l'insignifiance dès lors qu'elle refuse de se mesurer au rêve et à l'ivresse. Se rendre sourd au répons du rêve et de l'ivresse, s'enfermer dans l'illusoire sécurité moderne, négatrice des hauteurs et des profondeurs du Ciel et de l'Enfer, c'est non seulement se condamner à une vie médiocre, c'est aussi tarir les sources du Logos et réduire toute culture et toute civilisation à des simulacres. Lorsque les splendeurs du rêve et de l'ivresse n'atteignent plus l'entendement humain, l'appauvrissement du langage, précédé par l'inaptitude foncière du rationaliste à déchiffrer les énigmes, n'est plus que le signe extérieur de la misère de l'imagination. La flamme du Sens danse par excellence dans l'air de l'ivresse et du rêve. La science dont elle nous détourne révèle sa plus profonde raison d'être, son foyer qui arde et prophétise. Jünger s'attarde à « cette sorte de contemplation qui superpose la région du rêve et celle de la réalité comme deux lentilles transparentes braquées sur le foyer spirituel ».

Quelques critiques ont cru voir entre le Jünger guerrier, auteur des Orages d'acier, du Lieutenant Sturm, de Boqueteau 125 et le Jünger « anarque », contemplateur solitaire des jardins et des routes une sorte de rupture existentielle. Il y aurait un premier Jünger antihumaniste inquiétant et un second Jünger, esthète et rêveur. Or, si une lecture attentive de la première version du Cœur aventureux semble établir au contraire la coexistence des « deux lentilles transparentes » braquées sur le même foyer spirituel, si d'emblée les vertus du regard stéréoscopique, de la plongée méditative dans les royaume du Songe sont évoquées et pratiquées, les œuvres ultérieures témoigneront, elles aussi, de la persistance de la mentalité héroïque, appliquée aux chasses subtiles, au combat de la conscience avec les épreuves de l'ivresse, et, par-dessus tout, de la défense résolue, et chevaleresque, des principes et des styles qui sont l'héritage commun des écrivains européens. La guerre, dont Jünger soulignera qu'elle n'eût dans sa vie et dans son œuvre qu'une part secondaire à la comparer à l'art de lire et de contempler, fut une métaphysique expérimentale, de même que la gnose poétique qu'il développa par la suite fut animée d'un incontestable esprit guerrier. S'il y eut passage et changement, sans doute est-ce moins dans les principes que dans le mode d'application. Au combat frontal, déterminé par l'histoire, succéda le combat solitaire, le cheminement du chevalier errant. Le triomphe des totalitarismes, où Jünger ne vit jamais rien d'autre que le triomphe arrogant de la médiocrité, l'éloigna du militantisme, il ne l'éloigna point de l'éthique héroïque dont le propre est une fidélité attentive à la beauté du geste qui naît de la pensée pour y retentir.

Si l'œuvre de Jünger est bien celle d'un humaniste, au sens de l'héritage spirituel de l'humanitas telle que put la concevoir un Cicéron, elle n'en constitue pas moins une critique de l'humanisme moderne qui outrecuide au détriment du cosmos et des dieux. Le Moi insolite ou collectif qui impose à l'entendement des limites mesquines, sans doute est-ce bien abusivement que les modernes l'associent à l'idée antique de l'humanitas, mesure de toute chose. Cette mesure suppose que le point dont elle définit la situation n'est point le tout et qu'autre chose,- le monde, les dieux, le Ciel et les enfers,- est mesuré par elle. L'humanisme moderne, au contraire, veut croire que la seule chose qui méritât d'être mesurée, c'est le Moi. Or ce Moi, qui n'est sans doute pas plus haïssable qu'adorable, ne vaut que par contraste. Notre fugacité nous donne à comprendre l'éternité, notre condition, le « sans-condition », nos limites nous donnent une idée de l'illimité. Ce qui passe est la clef de ce qui demeure. L'attention au devenir nous établit dans l'être, l'obscurité révèle l'essence de la lumière: « L'homme ne doit pas faire trop cas de lui-même, étant semblable, comme dit le psaume, à l'herbe qui ne tarde pas à se faner, et qu'on coupe le soir. Il ne doit pas non plus faire trop de cas de lui-même étant semblable, non moins que cette herbe, avec ses lys et ses corolles étoilées, à un principe tout autre, une image voilée et dissimulée par le temps, l'espace, et ce qu'elle a de passager. »

Luc-Olivier d'Algange

Extrait de Le Déchiffrement du monde, La gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 170 pages. 18 euros 

Déchiffrement du monde (Le): La gnose poétique d'Ernst Jünger (Théôria) par [Luc-Olivier D'Algange]

 

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31/10/2021

D'où vient notre pensée ?

 

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D'où vient notre pensée ? Elle vient d'autres pensées et du monde. De la séquence de Sainte-Eulalie; de la romance arthurienne ; de nos promenades en forêt ou au bord de la mer ; des nuits traversées au long cours jusqu'au petit matin froid et rose ; d'Héraclite d'Ephèse et de son feu mêlé d'aromates dans l'Obscur ; de la délicatesse violente de Valéry Larbaud ; des romans d'aventure qui disent la vraie vie ; de l'identité scintillante de Pessoa ; des orages dont parle Henry Bosco ; du Sacre de la cathédrale de Reims ; de l'Éclair dans l'éclair d'Angélus Silésius ; de l'ermitage aux buissons blanc ; du gaélique et de la kabbale des arbres ; des sept temples des Sabéens de Harran ; de l'épaule de cette jeune femme où j'ai posé mes lèvres ; de la lumière qui est l'ombre de Dieu.

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Roger Nimier, en temps et en heure.

Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Roger Nimier

 

Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.

Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.

Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.

On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse. Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.

L'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés. Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.

Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.

Les épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.

Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »

Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »

Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.

Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.

Qu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.

Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».

Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »

Loin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».

On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».

Luc-Olivier d'Algange

 

 

 

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30/10/2021

L'Ame secrète de l'Europe, entretien avec Anna Calosso:

 

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Entretien avec Anna Calosso



Anna Calosso: On discerne dans presque toutes les pages que vous écrivez une sorte de filigrane sacré, tantôt chrétien, dans Lux Umbra Dei, et tantôt païen, dans Le Songe de Pallas, ou dans vos poèmes du Chant de l'Ame du monde, et parfois l'un et l'autre, comme dans L'Ombre de Venise, qui vient d'être republié, avec de nombreux inédits, dans L'Ame secrète de l'Europe (éditions de L'Harmattan, collection Theôria).

Luc-Olivier d'Algange: Allons en amont... Nous vivons dans un Purgatoire mais le Paradis s'entrevoit par éclats. Dans ces éclats le temps se rassemble puis vole au-dessus de lui-même, dans l'éther où vivent les dieux. Dans la tradition européenne le paganisme et le christianisme s'enchevêtrent, moins en théorie qu'en pratique, dans les rites, les légendes et les œuvres qu'elles soient poétiques, picturales ou architecturales. Est-il même possible, depuis le Moyen-Age, pour ne rien dire de la Renaissance, d'être chrétien sans être quelque peu païen, et à l'inverse ? Souvenons-nous simplement que le Versailles du « Roi Très-Chrétien » fut un temple apollinien.

Les « monothéistes » purs et durs le savent qui considèrent le catholicisme comme « associationniste », autrement dit comme un paganisme, voire comme une mécréance. Allons plus loin... Il me semble qu'il est même possible d'être catholique, ou païen, sans croire, en laissant simplement s'éprouver en nous le sens du surnaturel, du Temps au-delà du temps. Ce qui s'éprouve n'est-il pas plus profond que ce que l'on croit ?

Au demeurant, la croyance, comme l'opinion, sont affaires subjectives, souvent superficielles et étroites. On se demande pourquoi les hommes sont si attachés à leurs croyances: ils aiment l'étroitesse, ils s'y croient à l'abri, - grave illusion. Ils croient pour n'avoir pas à éprouver. La citerne croupissante leur semble préférable à la source vive... Et moins ils éprouvent et plus ils veulent faire croire, imposer leurs croyances qui ne reposent alors que sur leur incommensurable vanité.

La « gnôsis », qui dépasse la « doxa », ne se réduit pas au « gnosticisme », qui serait une autre croyance, mais une nouvelle profondeur, la profondeur de l'immédiat, la profondeur du sensible: telle couleur qui nous vient en transparence, tel silence entre les notes de Debussy ou de Ravel. La pensée ne vaut qu'anagogique, en vol d'oiseau. Certes la pensée s'exerce, mais elle se saisit au vol. Elle est un commerce avec l'impondérable qui nous vient de loin... Ce beau, ce vaste lointain est la profondeur de la présence.

A force de s'identifier à une croyance, la croyance elle-même se perd, devient écorce morte, revendication hargneuse. Cela se voit, hélas, tous les jours. Le ressentiment s'ensuit contre tout ce que nous aimons, la liberté d'allure et de propos, Villon, Rabelais, Musset, la musique, les cheveux au vent... Un grand défi se pose à l'honnête homme: ne pas être gagné lui-même par le ressentiment contre le ressentiment. Pour cela, cependant, il faut bien connaître ses ennemis, et plus encore, ses amis. Honorer ce qui nous est amical. L'air du matin qui nous délivre des songes moroses, les amants heureux de Valery Larbaud, les grains de pollen de Novalis, la bienveillance pleine de courage de Nietzsche, les rameaux, les rameaux d'or...

Toujours garder en mémoire : se garder du pathos et de l'outrance, et de ceux qui les propagent, et être, à cet égard, d'une intransigeance parfaite et limpide... Ne pas céder, tant qu'il est possible, sur nos vertus, nos légendes héritées, d'autant qu'européennes, elles sont arborescente, pleines de rumeurs et légères. Réciter en soi, de temps à autres, quelques noms, Homère, Pindare, Villon, Dante, Rabelais, Montaigne, Hölderlin, Shelley, Nerval…

Ce qui nous en vient n'est pas un dogme, un système, un goût peut-être, un savoir qui est saveur, une possibilité de traverser la vie, moins chagrine, moins vengeresse, moins stupide. Ces noms, comprenons bien, désignent des œuvres, et ces œuvres sont des évènements d'une bien plus grande importance, Horace le savait déjà, que les événements dits historiques ou politiques. Chacun de ces événements de l'âme est un avènement, l'entrée dans un Temps secret qui a tout à nous dire, à chaque instant. Si nous devions formuler un vœu, ou une prière, ce serait: Que chaque instant soit l'éclat de son Paradis !

Anna Calosso: Vos ouvrages récemment parus sont de préoccupations et de tons forts divers. Notes sur l'Eclaircie de l'être est consacré à Heidegger, Intempestiva Sapientia sont des propos, des formes brèves, proches de Joseph Joubert, Apocalypse de la beauté est une méditation sur la philocalie et la lumière émanée des icônes. Quel unité fonde ces diverses approches, s'il en est une ?

Luc-Olivier d'Algange: La réponse la plus simple, ce serait l'auteur. Mais sans doute ne suffit-elle pas pour un auteur auquel il semble assez souvent avoir pratiqué, comme une diététique, voire comme un exercice spirituel, une certaine « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola, elle-même issue de la philosophie stoïcienne. Au demeurant, je serais enclin à penser que, d'une certaine façon, toute activité créatrice nous impersonnalise dès lors que l'art n'est plus seulement, pour nous, l'expression de notre « moi » mais un véhicule, un vaisseau, un instrument de connaissance.

Enfin, les thèmes que vous indiquez ne sont pas si éloignés qu'il semblerait aux spécialistes de l'un ou de l'autre. C'est bien dans une éclaircie de l'être que surgissent et scintillent les formes brèves de Joseph Joubert. Les épiphanies qu'évoque la Philocalie orthodoxe, sont, elles aussi, surgissement. La beauté, enfin, est notre Haut Désir.

Anna Calosso: Si l'on vous en croit, la beauté mène un combat contre la laideur, la laideur de ce monde, la laideur moderne....

Luc-Olivier d'Algange: Ou peut-être, serait, dans l'autre sens, la laideur qui mène un combat contre la beauté... Il me semble parfois assister au spectacle d'une volonté planificatrice de la laideur, avec ses stratégies, ses machines de guerre, la télévision, l'architecture de masse etc... Il y a dans la beauté comme une ingénue, une inconsciente présence de l'être. La beauté est-elle combative ? Elle est une victoire à chaque fois qu'elle advient. Elle se suffit à elle-même, d'où le sentiment de plénitude qu'elle nous apporte, elle est, comme la rose d'Angélus Silésius, « sans pourquoi ». La laideur, elle, est un mouvement de destruction concerté, elle est le « quoi » du pourquoi, un ressentiment, une représentation; c'est la grimace de la jalousie à laquelle cependant toujours échappe ce qui est.

Le vaste enlaidissement de tout ne doit pas nous dissimuler que la beauté demeure, et l'enlaidissement même, dans sa planification, dans sa volonté, témoigne de la souveraineté de la beauté qui sera humiliée, recouverte, insultée mais jamais défaite. Le brin d'herbe perce le goudron.

On accuse souvent les amants de la beauté d'être des esthètes, et « l'esthète », il va sans dire, dans la bouche de ces moralisateurs, est un méchant homme. Mais est-il un plus généreux acte de bonté que de vouloir répandre la beauté, l'honorer et tenter de faire vivre nos semblables en sa compagnie ? Que serait une bonté qui serait laide ? Nous le savons par les meurtrières utopies, ces maîtresses du kitch. On voudrait alors pouvoir respirer, repousser les fanatiques, les « arriérés de toutes sortes », selon la formule de Rimbaud, les obtus, les puritains, pour élargir l'espace et le temps, laisser venir à nous des confins d'or et d'azur. C'est ainsi que l'idée d'une défense de la beauté redevient pertinente. Elle se fera par touches exquises, par intransigeances transparentes, par nuances, « sur des pattes de colombe », autant dire de la façon la plus aristocratique possible, - ce qui ne veut pas dire que chacun n’y soit pas convié. La beauté est ce qui ne passe pas. Au contraire des mœurs, elle demeure elle-même dans ses manifestations. Le temple de Delphes, les fresques de Piero de la Francesca sont aussi beaux pour nous qu'ils le furent pour leurs contemporains. Voici bien l'approche du Temps au-delà du temps, l'effleurement de son aile...

Anna Calosso: Tel pourrait bien être le cœur de vos écrits, dire le Temps au-delà du temps, dire le cœur du temps, l'éternité de l'Instant, et je songe, en particulier à ce poème, Le Sacre de l'Instant.

Luc-Olivier d'Algange: L'activisme planificateur nous assigne à une temporalité, laquelle nous pousse en avant à toutes fins utiles, mais n'oublions pas qu'en avant, c'est la mort, et non la mort toute nue, vouée aux vautours ou au feu, mais la mort profitable. Cette mort profitable, c'est la vie, toute la vie assignée au temps du travail et de l'usure... Je ne vois guère d'autre objet à la pensée, et précisément à une pensée qui résiste et se rebelle, que d'œuvrer à la révélation, à la réactivation d'autres temporalités secrètes, transversales ou latérales. J'en dis quelques mots dans un essai récent, Les dieux, ceux qui adviennent... Au discours du temps utilitariste, profane et profanateur, du discours qui nous sépare de nous-mêmes et du monde, opposons la fidélité à un autre cours, une rivière enchantée, un Lignon, dont Honoré d'Urfé savait qu'il traverse une géographie sacrée.

Toute géographie, au demeurant, est sacrée, mais nous l'avons oublié. Qui n'a observé que selon les lieux où nous nous trouvons, nos pensées changent de cours ? Une qualité particulière à tel lieu nous imprègne. ce que nous sommes est dans cet accord, dans cet échange magnétique, à la fois intime et impersonnel, par notre façon de nous y mouvoir, de même que la musique, à chaque note, désigne le silence pur où elle se pose, le révélant par ses interstices.

Anna Calosso: Il semblerait que dans votre éloge de l'accord entre l'homme et son paysage, il y eût une implicite critique du « cosmopolitisme », tel, du moins qu'il se revendique parfois aujourd'hui.

Luc-Olivier d'Algange: Votre précision est importante : tel qu'il se revendique aujourd'hui. La critique, implicite ou explicite, en l'occurrence, porte bien davantage sur la globalisation, et la mondialisation, qui ont pour conséquences les communautarismes les plus obtus, les plus incarcérés, que sur le « cosmopolitisme », mot grec qui désigne une pratique spécifiquement européenne. On doute fort que ces grands cosmopolites à leur façon, que furent Fernando Pessoa, Valery Larbaud, Paul Morand, Mircea Eliade, et, plus en amont, Goethe ou Frédéric II de Hohenstaufen, eussent éprouvés la moindre sympathie pour l'actuelle globalisation. Le cosmopolite, l’habitant du cosmos, de l’ordre, est enraciné et peut s'enraciner, et il peut aussi éprouver le sens de l'exil, qu'évoquaient Hölderlin ou, plus proche de nous dans le temps, Dominique de Roux... Le cosmopolite goûte le charme de la découverte, de la mission de reconnaissance. Le globalisé, lui, est partout chez lui dans le nulle part. Le cosmopolitisme appartient, dans son ambiguïté même, à la tradition européenne. Le globalisé n'appartient à rien, sinon aux outrances de sa subjectivité. Dans ce monde déchu, qui est celui de la séparation, du diaballein, la pire séparation est celle qui règne dans le monde globalisé; chacun y étant le geôlier de soi-même. Autant le cosmopolitisme était le luxe de ceux qui s'inscrivent dans un tradere, autant la globalisation est la misère, fut-elle cossue et bancaire, des renégats.

Anna Calosso: L'adversaire, si je vous suis, est donc l'uniformisation...

Luc-Olivier d'Algange: oui, elle, et la schématisation, la simplification, la généralité et l'abstraction, choses plus ou moins équivalentes en la circonstance. La liberté n'est possible que dans un monde complexe et même profus, mais d'une profusion, non point numérique mais concrète. Si tout est plat, on nous tire à vue. Il faut, pour être libre, des espaces secrets, des labyrinthes, des passages vers d'autres mondes et d'autres temps. Tanizaki écrivit un Eloge de l'ombre, dont je conseille la lecture. Ceux auxquels on colle volontiers l'étiquette « anarchistes de droite » aiment le secret, les abbayes de Thélème, les Ermitages aux buissons blanc, les « mondes flottants », comme on dit au Japon. Le monde ante-moderne excellait à ces désordres féconds qui obéissaient à un ordre supérieur, invisible. Voyez une cité médiévale, ses recoins, ses surprises, son harmonie qui semble improvisée, voyez encore Venise et comparez les aux productions des architectes et urbanistes modernes conçues rigoureusement pour travailler, vendre et surveiller. Quelques architectes modernes eurent même l'idée de supprimer les rues, où l'on se promène, et de créer un dispositif où les hommes, parqués selon leurs catégories professionnelles, iraient directement de leur appartement à leur lieu de travail, avec pour seules stations intermédiaires le garage collectif et le supermarché. Nous sommes là aux antipodes de ce que Pasolini nommait la société des arcades où les castes se mêlaient dans la recherche des conversations, des saveurs et des plaisirs, dans le goût de l'otium. L'étymologie dit bien que c'est le negotium qui est la négation de l'otium. On voit aussitôt de quel côté est le nihilisme.

Anna Calosso: Le nihilisme est quelque chose qui doit être surmonté nous dit Nietzsche...

Luc-Olivier d'Algange: Surmonté est le mot juste. Tout homme de ce temps est contraint à la traversée du nihilisme. Que voit-il dans ce parcours ? Les murs qui l'enserrent de plus en plus ou la lueur au loin, celle des « aurores » védiques ? La critique de la modernité est souvent perçue comme le fait de « réactionnaires », - mais nombre de ceux que l'on nomme ainsi ne le sont guère. Ce ne sont pas les formes anciennes qu'ils veulent restaurer mais perpétuer les forces, l'imagination créatrice qui les firent naître. Ce qui est tout autre chose.

Anna Calosso: J'hésite enfin à vous poser cette question, un peu trop courue: êtes-vous optimiste ou pessimiste ?

Luc-Olivier d'Algange: La grande espérance, la plus lumineuse, nous vient lorsque tout est à désespérer. Peut-être même y a-t-il quelque chose de providentiel dans le détachement auquel nous sommes obligés, et dont nous serons peut-être les obligés. Une réduction à l'essentiel s'opère, un feu de roue alchimique. Les œuvres qui ne sont plus enseignées publiquement deviennent un secret, dont naît une discipline de l'arcane. La beauté perdue au milieu de la laideur devient éperdue. La destruction des formes visibles nous livre au « séjour auprès de l'invisible invulnérable » pour reprendre la formule de Heidegger. L'hostilité du monde renforce l'amour entre quelques-uns. Les temps prochains seront aux Calenders.







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Les droits de l'âme:

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Luc-Olivier d'Algange

De l’Ame



Il n'est rien de moins abstrait que l'âme. Lorsque presque tout en ce monde, selon le mot de Guy Debord, tend à « s'éloigner dans une représentation », à s'abstraire de sa propre immédiateté; lorsque notre entendement, dans son usage commun, se borne à n'être qu'une machine à abstraire (ce qu'il est peut-être par nature, sauf à se subvertir lui-même dans une conversion gnostique); lorsque notre corps, tel que nous nous le représentons dans le regard d'autrui est tout autant abstrait de lui-même, - l'âme seule, qui est intérieure à toutes les choses, s'y déploie, pour qu'elles soient là, qu'elle existent, et dans leur mouvement même.

Qu'importe de savoir si nous croyons ou non en l'existence de l'âme, comme en une chose ou une notion, puisque ce qui existe, en s'éprouvant, est le mouvement de l'âme elle-même.

Pas davantage qu'une abstraction, l'âme n'est une « subjectivité »; elle n'est point la somme ou la synthèse de nos représentations et il serait presque trop de dire qu'elle est en nous, - cet « en nous » invitant à l'erreur de croire que notre âme serait emprisonnée dans notre corps, comme un moteur l'est dans une machine.

Or la nature de l'âme est d'être impondérable et de franchir, légère, les limites et les frontières. Elle n'est pas seulement un bien intériorisé mais la circulation entre l'intérieur et l'extérieur, la fluidité même.

Notre peau n'est pas notre limite, ainsi que l’écrivais René Daumal, mais l'un des plus subtils organes de perception. Ce qui perçoit avant nous en fissions une représentation, c'est l'âme. « Peau d'âme » disait Catherine Pozzi. La formule est admirable de justesse. L'âme ne s'oppose pas au sensible comme le voudraient les morales puritaines; elle est ce qui le rend possible. Là où l'âme agit, le monde intérieur et le monde extérieur échangent leurs puissances et s'entrepénètrent amoureusement.

Que serait un monde sans âme ? Celui où nous avons la disgrâce ou la chance terrible de vivre. La disgrâce; parce que le monde moderne, le monde des hommes uniformisés et des objets de série, est cette machine à fabriquer de l'interchangeable et que la Grâce, comme le savait Al-Hallaj, ne vient qu'aux uniques. Mais chance terrible aussi, car la mise-en-péril de l'essentiel en révèle la splendeur cachée, l'inaltérable beauté sise au cœur des êtres et des choses.

L'âme humaine et l'Ame du monde sont une seule âme. L'âme des paysages est âme car elle est notre âme. Celui qui perçoit l'âme d'un paysage a la sensation de s'y perdre, à cet instant où, l'air, le ciel, les arbres et le vent affluant en lui, il vacille au bord de l'extase. Il fait plus, et mieux, que le voir. Ce qu'il voit n'est que le signe de l'âme qui regarde en lui.

Telle prairie dans son apothéose fleurie éveille en nous le printemps de l'âme. Tel océan nous rappelle à l'exigence de nos abîmes. Tel vol d'hirondelles est notre pensée même et ne se distingue en rien de ce qui la perçoit en nous. L'âme est la vive, l'avivante intersection entre ce qui perçoit et ce qui est perçu.

Le sentiment qui en surgit est bien, comme vous le dites justement, celui du Pays perdu, la sehnsucht des Romantiques Allemands, - l'orée tremblante de l'âme.

A certaines heures, particulièrement à l'aube et au crépuscule, le visible semble s'éloigner en lui-même, dans la profondeur du regard, jusqu'à l'orée d'où reviennent, en ressacs, les ressouvenirs du Pays perdu. Ce pays n'est perdu, en vérité, que parce qu'il est trouvé. Son absence est l'espace de son advenue.

Quiconque oublie le sens de l'exil vit dans l'exil de l'exil, - dans cette absence carcérale qu'est la représentation. La présence réelle, au contraire, est l'hôte de l'absence, son invitation, et selon la formule fameuse de Dante, sa « salutation angélique ». A l'orée du visible, l'absence du visible, l'invisible nous fait signe afin que nous cheminions vers lui. Toute vie qui n'est pas une quête du Graal est un avilissement sans fin.

Dans le fondamentalisme, tout se réduit à l'idolâtrie du signe extérieur, d'une apparence qui ne laisse rien apparaître. Apparence sans apparition, mur aveugle, sur lequel, tout au plus, on peut apposer des affiches de propagande haineuse. Le fondamentaliste veut bannir le doute, mais bannissant le doute, il détruit la Foi. A sa façon, c'est un « réaliste », il veut « du concret », c'est-à-dire de la servitude et de la mort concrètement réalisés. Il est aux antipodes, non du matérialiste ou du « mécréant », comme il se plait à le dire, et peut-être à le croire, mais du mystique et de l'herméneute, et de tout homme en qui s'élève un chant de louange en l'honneur de la Création.

Vindicatif, mesquin, obtus, il vient comme une menace, mais dans un monde qui lui ressemble. On le dit « archaïque » ou « barbare » mais il n'est ni l'un ni l'autre, - plutôt idéologue et publiciste, inscrit, et parmi les premiers rôles, au cœur de la société du spectacle. Il n'est pas ce qui s'oppose au monde moderne mais sa vérité de moins en moins dissimulée. Comment lui opposerait-on la société dite moderne dominée par la finance et la technique alors que ce sont les moteurs de sa guerre, que bien abusivement, il qualifie de « sainte » ?

La guerre de ces deux forces, antagonistes seulement par les apparences, car elles sont l'une et l'autre idolâtres des apparences, ne contient aucun espoir. Elle est la force même du péché contre l'espérance. Ce qu'il y eut de beau, de noble et libre dans la culture européenne est pris en tenaille entre ces frères ennemis qui obéissent au même Maître, - celui de la restriction de l'expérience sensible et spirituelle, celui du contrôle total.

En ces circonstances où le monde s'uniformise et s'attriste, l'âme est atteinte, blessée. Les poètes en seront les guérisseurs, au sens chamanique, et les héros, au sens d'une sauvegarde de certaines possibilités d'être. La question est cruciale et vitale car enfin, sans âme, tout simplement, on ne vit point, ou bien seulement d'une vie réduite à un processus biologique, - auquel s'intéresse précisément le « transhumanisme », qui est sans doute la phase ultime de cet « interventionnisme » moderne qui veut ôter aux hommes la joie et le tragique, et la beauté même de l'instant éternel, pour en faire des mécaniques perpétuelles.

Le Moderne hait le donné. Rien n'est assez bon pour lui; et c'est ainsi qu'il détruit le monde et s'appareille. Les causes et les conséquences de ce processus, qui est avant tout une vengeance contre tout ce que l'on ne sait pas aimer, ont, au demeurant, été admirablement analysés par Heidegger et René Guénon. Le Moderne est un homme mécontent du monde et de lui-même et ce mécontentement, au contraire de l'inquiétude spirituelle, n'est pas une invitation au voyage, un consentement à l'impondérable, mais un grief qui se traduit par un activisme planificateur. Tout est bétonné, aseptisé, stérilisé, climatisé, - et finalement empoisonné. Plus rien n'est laissé au temps pour y éclore. Les incessantes exactions commises contre la nature, les paysages donnés par la création ou par le labeur intelligent de nos ancêtres, ne sont que la conséquence des atteintes continûment portées à l'âme des individus et des peuples qui pouvaient encore les comprendre, les honorer et les aimer.

L'âme est ce qui relie. Toute atteinte à l'âme nous sépare du monde, de nos semblables et de nos dissemblables, pour nous jeter dans l'abstraction, dans cette subjectivité morbide qui s'exacerbe devant les écrans. Les écrans, par définition font écran; ils sont des instances séparatrices et l'on reste, pour le moins, dubitatif devant ces injonctions gouvernementales qui prescrivent de les imposer dans tous les collèges et toutes les écoles, pour le plus grand bénéfice de ceux qui en font l'industrie.

L'homme irrelié, séparé des influx de toutes les forces sensibles et intelligibles, est le parfait esclave-consommateur. Irrelié, il ne peut plus recevoir, ni donner, - et symétriquement, une étrange outrecuidance s'accroît en lui, et il croit d'un clic pouvoir dominer le monde entier en le faisant apparaître et disparaître. Ses sens et la présence de l'Esprit s'altèrent en lui par cet usage. Vide d'Esprit, son cerveau s'encombre de fatras et de décombres, sa syntaxe et sa grammaire s'effondrent, ses affects s'hystérisent et sa peau devient imperméable à l'air et à la lumière, à ces forces immenses, sensibles et suprasensibles, qui embrassent, apaisent et sauvegardent.

Le propre de cette machine de guerre uniformisatrice est qu'elle s'exerce désormais non par une collectivité contre une autre, mais contre chacun, contre chaque âme éprise de l'Ame du monde. Dans ce combat, chacune de nos défaites a une conséquence immédiate pour chacun d'entre nous et par chacun d'entre nous.

A l'ensoleillement de l'âme qui naît dans la nuit dont elle révèle et fait resplendit le mystère, le Moderne a substitué l'éclairage scialytique, le néon commercial, la blafarde clarté de l'écran d'ordinateur. Il a remplacé la pensée méditante, qui délivre, par la pensée calculante qui emprisonne et infléchit les caractères vers la cupidité, l'envie et l'ennui. La fréquentation des humains en devient difficile. Les conversations, dans la plupart des cas, se ramènent à un « zapping » fastidieux; toute promenade devient une prédation touristique; toute relation humaine, une tractation pesante, voire menaçante.

Lorsque le monde disparaît, lorsque les femmes et les hommes n'ont plus conscience de faire partie de cette Quaternité, avec le ciel, la terre et les dieux, que Heidegger évoque en suivant Hölderlin, une affreuse incarcération commence, une peine illimitée dans ce « sous-sol » dont parle Dostoïevski, et d'où ne s'élèvent que des plaintes haineuses.

L'Enfer et le Paradis sont l'un et l'autre à notre portée ; cette belle énigme théologique, nommée le « libre-arbitre » trouve ici son mode d'application. Tel est l’alpha et l’oméga de la sapience : il est en nous, et donc ici-bas, un enfer et un paradis pris dans les rets du temps qui sont les reflets de l’Enfer et du Paradis éternel, et, non point en général, mais à chaque instant précis, il nous appartient de choisir l’un ou l’autre, de prendre le parti de l’un ou de l’autre. Même lorsque nous ne faisons rien en apparence, ou que nous ne faisons que songer et penser, il nous appartient que ces songes et ces pensées soient de la source vive ou de la citerne croupissante ; il nous appartient qu’elles chantent et se remémorent les heures heureuses, ou qu’elles s’aigrissent. Il nous appartient de boire à la source de Mnémosyne ou à celle du Léthé. Quiconque demeure encore quelque peu attaché à la spiritualité européenne peut se redire, dans le fond du cœur, en toute circonstance, ce qui est écrit sur la Feuille d’Or orphique trouvée à Pharsale :

«  A l’entrée de la demeure des morts

Tu trouveras sur la droite une source.

Près d’elle se dresse un cyprès blanc

Cette source ne t’en approche pas.

Plus loin tu trouveras l’eau fraîche

Qui jaillit du lac de Mémoire, veillée par des gardiens.

Ils te demanderont pourquoi tu viens vers eux.

Dis-leur : je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé.

Mon vrai nom est l’Astré. La soif me consume.

O laissez-moi boire à la source ».

Les Symboles ne sont pas seulement des allégories, des représentations, ils sont des actes d’être. Ce qu’ils donnent à voir est l’invisible dont ils sont l’empreinte visible. Le sensible et l’intelligible ne sont pas seulement des catégories de l’entendement, mais des pôles entre lesquels se déploie une gradation infinie, que nos sens et notre entendement seuls ne peuvent parcourir. Entre le corps et l’esprit, l’âme est cet instrument de perception du « monde imaginal » qu’on ne saurait réduire à la fantaisie ou à ce que l’on nomme ordinairement l’imaginaire, lequel appartient à la pure subjectivité. Les œuvres de Sohravardî, de Ruzbéhân de Shîraz, ou d’Ibn’Arabi, admirablement commentées par Henry Corbin, donnent à comprendre en quoi le mundus imaginalis est bien ce « suprasensible concret », cette Ile Verte ou ce Château Tournoyant qui s’offrent à tous les hommes, par l’expérience visionnaire, aussi objectivement qu’un paysage réel.

L’Archange Empourpré qu’évoque Sohravardî, qui apparaît au crépuscule, est le messager ce qui dans la pensée fut et n’est pas encore, l’aube en attente dont le crépuscule révèle la splendeur et le sens caché. Ainsi, oui, l’âme est l’Ange, elle est ce qui en dispose en nous la présence entre les mondes, le miroitement, l’orée, l’attente, l’attention.

Il y eut dans les grandes œuvres persanes du Moyen-Age une attention extrême et précise à ces gradations, à ces variations chromatiques de l’âme allant à la rencontre de son ange, à cette multiplicité des états d’être et de conscience, sans laquelle nous demeurons emprisonnés dans des représentations sommaires et réduits à un exercice de la vie purement utilitaire et avilissant, mais cette attention se retrouve tout aussi bien chez Hildegarde de Bingen ou Maître Eckhart, et plus en amont, dans les Ennéades de Plotin.

Une catena aurea néoplatonicienne, quelque peu secrète, traverse la culture européenne fort différente du « platonisme » selon sa commune définition scolaire de « séparation entre le monde sensible et le monde idéal ». L’Idée n’est pas séparée de la forme sensible, elle est la forme formatrice de cette forme. Le monde sensible n’est pas « séparé », et encore moins « opposé », au monde des Idées, mais empreinte héraldique des Idées. Ce n’est que dans l’oubli de l’âme que s’opposent le corps et l’esprit, qui deviennent ainsi l’un à l’autre leur propre enfer. Or voici Marsile Ficin, qui parle du « rire de la lumière », voici Shelley, qui nous invite au voyage de « l’âme de l’Ame », Epispsychidion, voici Saint-Pol-Roux et ses ensoleillements, « symboliste comme Dante », voici Oscar Wenceslas de Lubicz-Milosz, dont l’Ars Magna et les Arcanes décrivent le surgissement, par le Verbe, d’un « autre espace-temps » non point irréel mais à partir duquel toute réalité s’ordonne, s’éclaire ou s’obscurcît, selon l’attention déférente que nous savons, ou non, lui porter.

Tout ce qui importe se joue dans notre perception du temps. Est-il un autre temps que le temps de l’usure et de la destruction ? Sous quelles conditions s’offre-t-il à notre attention, dans quelles incandescences ? La plus haute intensité, celle qui délivre, ne vient pas dans la hâte, l’agitation et le tumulte, mais dans le calme et le silence : « regard de diamant » comme disent les taoïstes.

L’âme est ce qui éveille, derrière les yeux de chair, les « yeux de feu ». «  C’est au yeux de feu seuls qu’apparaît ce qui unit Proclus à Botticelli et l’Empereur Julien à Franz Liszt » disait Jean-Louis Vieillard-Baron, dans l’une de ses belles conférences de l’Université Saint-Jean de Jérusalem. Par l’exercice herméneutique, un arrière-plan apparaît, une conscience dans la conscience, antérieure à toute analyse et à toute explication historique, qui, si elle ne peut se prouver, selon les lois de la science reproductive, s’éprouve et se dit. En amont, dans une immensité antérieure, dans un ressac de réminiscences se tient une Sapience, qui est le bonheur même, une région paradisiaque, cet « invincible été » que l’on porte en soi au cœur de l’hiver, comme disait Camus, une gnose soleilleuse, si merveilleusement figurée dans le fameux traité d’Alchimie, intitulé précisément Splendor Solis, et qui nous revient, non de façon planifiable mais à la venvole, et pour laquelle il convient donc de se tenir prêts à chaque instant.

Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, de ce cheminement vers le Graal ou la Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable, comme sur la gravure de Dürer. Le combat pour l’Ame du monde oppose un sacrifice à un gâchis. Le moderne ne voulant rien sacrifier gâche tout. A tant vouloir opposer le corps et l’esprit, il perd le bon usage de l’un et de l’autre. Nous conquerrons, ou nous perdrons, en même temps et du même geste, la beauté de l’instant et la splendeur de l’éternité, le frémissement sensible et les lumières secrètes de l’Intellect, la présence immédiate, l’éclosion de l’acte d’être et la fidélité à la Tradition qui nous en donne les clefs. A la fine pointe de la seconde advenante, à l’aube de la fragile et fraîche éclosion, le beau récitatif nous vient en vagues depuis la nuit des temps par l’intercession d’Orphée et de Virgile.

Contre les armes dont le monde moderne use contre nous afin de nous épuiser et de nous distraire, reprenons sans ambages le Bouclier de Vulcain tel qu’il apparaît, en figuration de l’Ame du monde, dans l’Enéide : feu primordial et cœur du monde. « Par lui, écrit Yves Dauge, s’enracinent dans l’histoire les Idées pensées par Jupiter, formée par Apollon, transmise par Mercure et vivifiées par Vénus ». Telle est exactement l’âme avivée, l’âme sauvegardée : une voie vers la pensée intérieure des êtres et des choses, au point où elles se forment en se délivrant de l’informe, et voyagent vers nous par des ambassades ailées, celle des poètes et des herméneutes, pour finalement être touchées et vivifiées par l’amour.

Luc-Olivier d’Algange



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Eloge de L'Enchantement, notes sur les romantiques allemands:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Eloge de l'enchantement

Notes sur les Romantiques allemands

 

Le romantisme allemand fut à la fois une quête et une humeur. La quête romantique, au moins dans ses préférences, semble mieux connue que son humeur. Par des ouvrages didactiques, parfois hostiles, plus souvent hélas que par les œuvres, nous nous sommes formés, en France, une idée du Romantisme allemand comme d'une quête de l'irrationnel, d'un culte de la Nature et des forces obscures, d'un environnement de brumes et de forêts sur fond d'orchestrations wagnériennes. Nous savons de ces romantiques qu’ils écrivirent des romans d'initiation, qui s'aventurent du côté de l'orient et des arcanes du monde invisible. Les mieux informés, enfin, savent que les romantiques allemands furent aussi des philologues, des naturalistes, des mythologues qui eurent le souci de recueillir des contes et des légendes et d'esquisser une méditation sur la communauté de destin des Allemands.

La quête romantique, toutefois, ne se laisse pas distinguer de son humeur, qui ne se trouve que dans les œuvres, et relève d'une réalité plus subtile, plus impondérable que les « notions » dont la collecte peut satisfaire l'universitaire mais laisse ne suspens celui qui voudrait, lui aussi, « romantiser » avec les Romantiques, faire siennes leurs aspirations et leurs découvertes; ce qui est sans doute la seule manière de lire qui vaille mieux que l'ignorance.

Avant d'être une théorie, un système, s'il le fut jamais, le Romantisme allemand fut une façon d'être. Pour savants qu'ils eussent été, férus de toute les sciences de leur temps non moins que d'excellents humanistes, connaissant souvent non seulement le grec, le latin, les langues romanes, mais encore le sanscrit et l’hébreu, pour encyclopédiques que fussent leurs curiosités ( ne méconnaissons pas tout ce par quoi l’œuvre de Novalis, par exemple, relève encore du dix-huitième siècle), les Romantiques n’en tinrent pas moins leur modi essendi, leurs façons d’être, leur présence au monde, comme supérieures aux modi intellegendi, aux « modes de connaissance », à l’intelligence didactique ou critique.

A ces poètes-métaphysiciens, qui revendiquèrent la phrase de Goethe : «  Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense », toute science était vaine qui ne fût ordonnée à l’être, autrement dit à une connaissance supérieure, à une sapience à la fois sensible et intelligible qui se laisse traduire non par des systèmes et des doctrines, mais par une qualité d’élégance et d’enchantement, de noblesse et de légèreté à laquelle les esprits pompeux et lourds ne peuvent rien comprendre et qu’ils tiendront toujours, à juste titre, pour ennemie.

Novalis, qui fut bien le contraire d’un esprit chagrin, Novalis qui fut tant aimé des dieux qu’il mourut à l’âge de trente ans, reprochait précisément à la seconde partie du Wilhelm Meister de Goethe ce retour au sérieux, à la vie domestique, au savoir planifié, cette trahison de l’intensité et de la joie, qui éclate, au profit du bonheur qui dure et qui s’étale. Rien n’est plus difficile à définir qu’une humeur, elle est ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » dont parlait Fénelon, qui nous emporte. On peut, sans trop prendre le risque de se tromper, la dire juvénile, quand bien même Jean-Paul Richter en perpétua toutes les vertus jusqu’au grand âge). On peut aussi, en hommage à Antoine Blondin, la dire vagabonde. La Lucinde de Schlegel, les Mémoires d’un propre à rien de Joseph von Eichendorf, annoncèrent la couleur : elle sera d’un bleu léger, d’une révolte sans pathos, souvent encline au libertinage, où le sens de la rencontre, du rêve et de l’ivresse avive le monde, délie les langues, dénoue les peurs, et nous précipite, avec impatience, vers le mystère des êtres et des choses.

Ces vertus, chères aux premiers Romantiques allemands, sont d’un genre viril. Elles se nomment liberté et courage, amitié chevaleresque et fidélité, et correspondent assez peu à l’image du Romantique se tordant les mains au clair de lune. L’humeur romantique se laisse aussi approcher par ce que Gobineau dit des « Calenders » dans son roman Les Pléiades, qui fut sans doute largement influencé par les romans de Jean-Paul Richter, et en particulier par Titan, - cet immense entrelacs de songes, d’aventures et de bonheurs. Si la peine et la mélancolie des temps qui nous abandonnent, la nostalgie et la déréliction, la folie même de ceux que frappe la foudre d’Apollon, la tragédie et la mort ne sont pas absente des œuvres romantiques, leur humeur, à qui fréquente leurs œuvres, fut d’emblée à la fantaisie, à l’audace, au rire et à l’ironie.

L’ombre et la lumière, au demeurant, n’existent que l’une par l’autre. Pour les Romantiques allemands, précurseurs, nous y reviendrons, de la logique du tiers-inclus, le Bien et le Mal ne sont pas des entités massive, irréductibles l’une à l’autre qu’affectionnent les esprits schématiques ; les crépuscules contiennent les aurores, et la Nuit dont Novalis écrivit les Hymnes, laisse se réfugier en elle, comme un éclat de lumière dans la prunelle de l’Aimée, tous les secrets du jour.

Il y aurait un livre entier à écrire sur l’ironie romantique. Cette ironie n’est point le ricanement de la certitude ou de la supériorité, l’antiphrase didactique et condescendante de Voltaire, mais une reconnaissance de la nature double, visible-invisible, du réel. Tout sens apparent divulgue, à celui qui s’y rend attentif, un sens caché. Toute apparence est transparence. Le monde n’est pas cette prison de convenances ou cette autre prison que serait une liberté dépourvue de sens. Le monde nous parle. Pour les Romantiques allemand, le langage que le monde nous adresse à travers les cristaux de neige, les murmures des feuillages ou les rumeurs de la mer n’est pas radicalement différents de celui dont nous autres humains usons et mésusons à loisir. Cette similitude, cette parenté est, pour les Romantiques allemands, une leçon d’humilité et de prodiges. Elle témoigne d’un accord possible entre le monde et l’homme, elle annonce des solitudes immensément peuplées d’âmes.

« La nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe » écrivait Héraclite. Le Grand-Œuvre des Romantiques allemands sera le déchiffrement de ces signes, - déchiffrement dont l’humour, comme en témoignent le Contes de Hoffmann, n’est pas exclu. Tant qu’il est possible de rire, à travers l’herméneutique elle-même, rien n’est perdu. Les Romantiques allemands sont d’autant moins obscurantistes que l’interprétation qu’ils proposent des apparences et des signes, des textes sacrés (dont font partie les œuvres des poètes) est infinie. La sapience romantique est aussi peu administrative que possible. Le jeu de symboles et des correspondances, ne s’y trouve ni réglementé, ni instrumentalisé.

On pourrait dire, dans un apparent paradoxe, que ce qui sauve les Romantiques allemands de l’obscurantisme, c’est précisément cette défiance pour le rationalisme. Le culte de la « déesse Raison », dont on connaît les ravages, leur fut largement étranger. Le fou n’est pas celui auquel la raison fait défaut, mais bien celui qui a tout perdu sauf la raison. Toutefois, se défier de la raison n'interdit point d'être logicien ni de faire de la logique un instrument de spéculation et de prospection. L'accusation d'obscurantisme habituellement portée contre eux tient d'autant moins que ceux qui la formulent furent bien souvent les héritiers ou les instigateurs du totalitarisme moderne. Que le réel soit dialogique, pour reprendre le mot de Gilbert Durand, voire, polyphonique et gradué, - et avec une grande part d'imprévisible, - qu'il y eût une interdépendance entre la connaissance, celui qui connaît et la chose connue, que les ombres soient colorées et nos âmes chatoyantes et « tigrées » pour reprendre l'admirable formule de Victor Hugo, que les frontières entre la réalité et le songe soient indécises, que les métaphores soient à l'œuvre, qui changent les feuillages en serpents d'or, les amoureuses en sirènes, les arbres en patriarches, que les dieux puissent surgir et transparaître, que la parole soit donnée aux hiboux ou aux chats, que la différence entre les fées et les libellules puisse n'être, en certains cas, que de pure convenance, tout cela qui appartient au patrimoine imaginaire, ne reste point sans ouvrir des perspectives d'avenir, de nouvelles logiques et de neufs enchantements.

Peu encline à la linéarité, on ne saurait dire si la pensée romantique fut davantage tournée vers le passé ou vers l'avenir. Bien plus que rectiligne, la pensée romantique est encline à l'arborescence, à la sporade, à la spirale. « Grains de pollen », les pensées se dispersent, mais chacune d'elle tient en elle, mystérieusement, le ressouvenir de son origine. Ainsi, les Romantiques allemands ne furent ni progressistes, ni passéistes, ni excessivement confiant dans le « sens de l'histoire », ni adeptes d'une pure théorie de la décadence. Issus d'une tradition de l'intériorité, d'une spiritualité « paraclétique » illustrée par Angélus Silesius, Franz von Baader ou Jacob Böhme, ils répugnaient à se croire enchainés à quelque déterminisme historique: l'Histoire, avec des bonheurs divers, était en eux.

Certains critiques, non sans pertinence, ont distingué, chez les Romantiques allemands, deux courants, l'un « révolutionnaire » et quelque peu napoléonien, et l'autre, « réactionnaire», tourné vers l'anamnesis, l'ésotérisme, la recherche des fondements de « l'Allemagne secrète », ainsi que le nommera Stefan George. Ces deux courants, toutefois, s'opposent moins qu'il n'y paraît. Ce qui paraît juste, c'est de discerner un glissement, qui est moins d’ordre politique que mythologique. Peu à peu s'éloignant du dix-huitième siècle, de l'euphorie d'une Révolution vue de loin, Prométhée cède la place à Hermès. A la logique du voleur de feu (qui, par Hegel, est aux soubassements du marxisme qui voit en Prométhée la figure tutélaire des révolutions) succède le « feu de roue » des Alchimistes, les feux tournants de l'athanor, qui sont à la fois l'âme et le monde, l’intériorité et l'extériorité.

A la marche forcée du sens de l'Histoire, Novalis, Chamisso, Jean-Paul, préfèreront la promenade où, quelquefois, et comme par inadvertance, le vagabondage se change en pèlerinage, où la simple inclination au voyage devient une quête du Graal. On pourrait dire que le courant « hermésien » de l'Encyclopédie de Novalis s'oppose au courant prométhéen de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, comme, en retour, la volonté planifiante, étatique, hostile à la bigarrure du monde, s'oppose à la contemplation, au recueillement. Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simple, et il y eut bien un « hégélianisme de droite » qui, de Villiers de l'Isle-Adam à Jean-Louis Vieillard-Baron, tenta de donner à la procession hégélienne de l'Esprit une dimension verticale, et, pour tout dire, gnostique. Force est cependant de reconnaître qu'en sa postérité, comme le sut montrer Michel Le Bris, l'œuvre de Hegel engendra les philosophies et les idéologies les plus closes, poussant la raison triomphante à la folie et les hommes à la servitude.

Paradoxalement, ce passage de Prométhée à Hermès, du rationalisme à une sorte de sapience holistique, ajoute à la pensée romantique une finesse questionnante, un scepticisme, un « je ne sais quoi » de pyrrhonien qui fera toujours défaut à la lignée rivale, demeurée fidèle à l'hybris du voleur de feu.

Il y a davantage de question que de réponses dans les «grains de pollen » de Novalis, et si peu d'acrimonie et de ressentiment, que son œuvre nous apparaît aujourd'hui venir d'un autre monde. Voici belle lurette que les hommes n'écrivent plus sans haïr, au point que bien souvent la haine, le dépit, la rancœur semblent les seuls moteurs de leur écriture. Le fiel est ce qui demeure lorsque les enchantements ont disparu.

Au-delà la de leurs diversités qui sont grandes et qui rendent bien difficiles d'en parler en quelques pages, les Romantiques allemands, des plus sombres aux plus clairs, des plus rieurs aux plus tourmentés, des plus optimistes aux plus pessimistes, sont tous des hommes, et des femmes, de l'enchantement. Ces enchantements peuvent, eux aussi, être lumineux ou ténébreux, tels de douces brises sur la joue ou de noirs ensorcellements, des rencontres éblouies avec des paysages italiens, de suaves ensommeillements dans les bras des amantes ou des combats furieux contre des dragons; ces enchantements peuvent être austères ou dionysiaques, nous pencher de longues nuits sur des grimoires ou nous lancer dans de folles fêtes de fleurs ou de flamme; ces enchantements peuvent nous perdre ou nous sauver, peu importe, nous porter au-devant du monde sensible, dans les fracas, ou nous rassembler dans le silence d'une méditation mathématique, ils n'en demeurent pas moins la ressource commune à la tous les Romantiques allemands, leur irréfutable singularité, leur étrangeté dans un monde aussi désenchanté que le nôtre.

Nous sommes désormais si loin de tout enchantement que certains de nos intellectuels ont fait de l'enchantement l'ennemi par excellence: il facile de se faire un ennemi de qui ne règne plus ! Véritable arrière-garde, ces « intellectuels » (par antiphrase) persistent à batailler contre ce qui ne demeure plus qu'aux marges extrême de la vie. Dans ce monde planifié, rationalisé, médiatisé, dans ce technocosme surveillé, informatisé, où jamais la part du secret ne fut si rabougrie, ils voudraient encore nous persuader que l'enchantement est ce Mal à l'origine de tous les maux, ce germe du totalitarisme qu'il faut écraser avant qu'il ne s'éploie. Le désenchantement, la démystification, la déconstruction sont leurs grandes affaires, tout ce qui est numineux ou sacré est leur adversaire, comme si la grande « ruée vers le bas » et vers l'horreur n'était pas le démocratique produit du nihilisme et de l'hybris de la volonté, de la raison idolâtrée, planificatrice. Comme si de ne s'émerveiller de rien et de dénigrer toute chose, les hommes s'en trouvaient être meilleurs !

C'est méconnaître que l'enchantement est d'abord ce qui nous dénoue, ce qui nous surprend, ce qui sollicite notre hospitalité. C'est ne pas voir que l'enchantement est une « approche », ou, plus exactement, cette émotion qui survient au moment de l'approche, - à cette seconde magique où nous nous délivrons de nous-mêmes, de notre narcissisme individuel ou collectif, pour recevoir du monde un signe de bienvenue.

Voir dans l'enchantement un Mal est un étrange désespoir et ce désespoir mélangé d'optimisme historique ne laisse pas d'être inquiétant. Les Romantiques allemands pressentirent ce monde déserté des Anges et des Dieux, ce monde sans messagers, où plus rien n'advient de l'autre côté des apparences. Mais si plus rien ne doit advenir, alors les apparences ne sont plus des apparences, mais des murs de néant. D'où l’élan romantique vers les prodiges, qui sont en nous tout autant que dans le monde: « Il est étrange, écrit Novalis que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ? »

L'entendement humain apparaît aux Romantiques allemands comme un instrument prodigieux et méconnu, un stradivarius dont on se servirait comme d'un tambourin avant de le laisser brisé et à l'abandon. Refuser l'enchantement, c'est ainsi refuser non seulement le poème, le chant des sirènes, mais la spéculation elle-même, l'Intellect dans ses plus hautes œuvres. Il y a, certes, un danger dans le chant, comme dans la pensée, on peut s'y perdre mais ce danger est le propre de l'humain et sans doute n'est-il point si grand que le danger que recèle, pour la beauté de la vie, le culte bourgeois de la sécurité à tout prix.

Par ailleurs, l'enchantement romantique est fort loin de sa caricature. Il n'est point cet abandon aux forces de la vie et de la nature, ce panthéisme primaire, cette passivité végétale ou infrahumaine, ce culte de la Magna Mater ou ce fondamentalisme écologique que ses adversaires dépeignent avec complaisance : « Bien des gens, écrit Novalis, s'attachent à la nature, parce que, comme des enfants gâtés, ils craignent leur père et cherchent un refuge auprès de leur mère ». S'il importe d'apprendre à manier la baguette magique de l'analogie, ce n'est pas au détriment de la déduction, mais en contraste avec elle, sachant que « les contrastes sont des analogies inversées ». Ainsi, « la vie des dieux est mathématique » mais « c'est en l'humain que se manifeste l'empire des cieux ».

Pour le Romantique, la science chante comme les nombres et rien n'est véritablement abstrait. « Chaque descente du regard en soi-même est, en même temps, une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable ». L'enchantement est ce point, cette frontière incertaine où le monde intérieur et le monde extérieur se rencontrent. Nous pouvons choisir de lutter contre le monde, de le prendre à bras le corps, de le défier, mais, en dernière instance, cette joute est nuptiale. Entre l'élan prométhéen et la sagesse d'Hermès, il est un accord possible, que Novalis, avec génie, résume en une seule phrase: « Nous ne nous comprendrons jamais entièrement; mais nous ferons et nous pouvons bien plus que nous comprendre ».

Luc-Olivier d'Algange

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Ode au Cinquième Empire, en hommage à Fernando Pessoa et Dominique de Roux:

Luc-Olivier d’Algange

 

Ode au Cinquième Empire

 

« Le Mythe est le rien qui est le tout »

Fernando PESSOA

 

Ombres claires, jardins d'or, de quel désert bleu, tendu

Entre ces êtres et ces apparences ma mémoire en ces temps frissonnait !

C'était un battement des ailes de la victoire, un chant d'astres immobiles

Dans la profonde ténèbre de l'azur: comment ne point croire

A ces bras d'Océanides, ces pointes d'écume et de rocs

Et leurs traits de fierté sur les chemins des fantômes !

Tout reviendra, je le sais, dans ce Lointain, dans cette blancheur.

Armures du deuil, prunelles étoilées, sagesses perdues aux confins

De la mer dont les cieux tordent les couleurs comme des vaisseaux.

Nous sentions sur notre joue l'éther grandiose, son libre essor

Vers les oliviers pâles du rivage, son reflet de ciel, ses larmes étouffées

Et son sourire d'où renaissent les consolations au bord des cils

Comme une brume d'exil. J'en porte le témoignage pour ceux-là mêmes

Qui ne veulent rien entendre, pour cet ouragan immobile du matin, du plus

Haut bonheur, si tant est que l'on puisse encore dire en ce monde.

J'en porte témoignage sous le manteau de la nuit si claire à qui sait voir,

Sous le manteau de l'oubli de la Mer, sous le manteau du souffle éperdu

Où marche le souvenir de douceur et de feu des rois dont l'âme verdoie !

Est-ce fuir que de céder à ces beautés pensives ? Est-ce trahir que d'entendre

Les abeilles d'Orphée tournoyer dans l'admiration de l'ébauche du monde ?

Tel était notre bonheur que chaque seconde nous fut une cosmogonie.

Point de sommeil mais une secrète fureur de joie

Composant des siècles de pourpre avec les agrafes d'or de l'instant...

Tes lèvres douces revivaient une fable vermeille, un songe immobile

Sur l'abîme, sur la coupe visible de l'aurore

Encore endormie dans l'aile magnanime du dieu !

 

Que l'âpre beauté nous soulève, qu'elle nous dise

Nous serons ces cœurs brûlants jusqu'aux huées, nous serons

Les traces de son langage disparu et, s'il le faut, son haïssable mélancolie !

Forces célestes, fournaises bleues, triomphe pour la gloire

D'une innocence infaillible lorsque de toutes parts se hâtent

Les souffles étésiens, que scintillent dans les verres les vins

Parfumés de résine dans la grande trève apollinienne de l'Empire !

Nous n'étions point étrangers à ces frontons, à cette emprise

De la Connaissance pure où s'éternisent à la fois

Les Hauteurs sans visage et les racines des oliviers !

 

Nous vaincrons le courroux de ces escaliers sablonneux

Et d'une pensée pure nous fleurirons d'une blancheur immobile

Comme l'instant de cette tempête adorée... Libations aux confins du monde,

Ivresses légères qui éveillent la douceur des pêches mures

Et la splendeur septentrionale des ombres du Soir,

De l'autre côté de la naissance des mondes...

De l'autre côté du temps, de l'autre côté du vent, quelque Songe

Elargit nos pupilles au ressouvenir de ces Lois excellentes...

Sites de la lumière chantante: des noms divins naissent des bronzes de la voix.

Les hymnes enseignent à la musique son propre secret

Qu'elle ne divulgue point, sinon dans la procession des regards

Qui passent, équanimes, sur les rives, entre les pins et les genévriers

Qui passent en s'attardant à peine vers l'éternité et les Mystères !

Que le dieu lumineux tende les voiles, qu'il avive le chatoiement

Des vêtements sacrés et ne nous détourne point de la face invisible de la Mer !

 

Nous serons fidèles entre les fidèles, dans le secret et dans l'évidence du Temps.

Fidèles en quelque lieu et en quelque temps que nous nous trouvions,

Fidèles dans la vérité de la brise qui porte le Chant et fidèles

Au sillage qui porte le Don de la mort vaincue, fidèles à Ce moment-là,

Fidèles dans le silence et dans le vacarme des dieux, fidèles

Aux pailles qu'allège la Terre et que Ciel embrase d'une image immense,

Fidèles aux ruisseaux pierreux, aux ruches cuivrées et aux expériences

Du silence et du jour éternel. Fidèles à la voix limpide qui scintille

De batailles subtiles. Voici les réverbérations messagères ! Voici le chemin précis

Dans l'immensité, voici les traces, voici les empreintes du dieu

Dont le sceau rivalise avec la douce coupole du Printemps

Pour nous faire comprendre la limite et l'illimité

Et la sagesse de l'Empire que l'on devine devant une fenêtre claire

Dans le pressentiment des cieux profonds et des mers chaudes

Que voilent à notre souvenir les siècles de vanités et de mensonges !

Quel regard de Pallas, à la pointe de l'instant où l'éternité se divise !

Que de brûlures et de fraîcheurs, dans nos veines et sur notre peau !

Les vignes et le miel, l'eau et le vent polissent notre aveugle matière.

La lumière innombrable couronne le murmure des sources, les buissons

Embaument le Grand-Oeuvre du Cosmos. Le passé, le présent et l'avenir

Se détaillent sur les feuilles et dans le vol des aigles.

Comment croire encore en la Séparation devant cette volupté puissante dont l'image nouvelle

Vient d'éclore dans l'air où tremble encore un parfum d'eau de pluie !

Voici la voix humaine et voici le silence, voici la bonté de la terre

Et voici les vases d'argile, comme une volonté surhumaine précédant,

Les plaines qui vont chuchotantes vers le soir. Voici l'Orbe du Temps !

 

Et qu'est-ce que le Temps, qu'il nous accable ou resplendisse,

Peu importe ce n'est pas lui qui passe, mais nous seuls, déjà flammes

Dans le bannissement de l'imminence, dans le secret de l'étoile au front

Dans les Formes de l'univers, les Symboles augustes que les quadriges de nos sens

Ouvrent à la connaissance des antiques tablettes d'Erato perdues

Sous le rugissement des flots ! Perdues et retrouvées comme un amour humain

Dans ses recueillements de rires, de beautés, d'acanthes prophétiques...

Qu'est-ce que le Temps, qu'il nous accable ou resplendisse

Que nous ne puissions étreindre contre notre coeur

Comme le parfum du Soir, comme une prière délaissée,

Comme une épaule nue dans une roseraie, un front empourpré ?

Qu'est-ce que le Temps s'il ne se courbe sous notre regard

Comme un horizon prosterné ? Il existe des secrets. Le Temps,

Ce promontoire, cette lance dans l'air vibrant ou comment le dire,

Peut-être ce sable chaud où nous nous endormons côte à côte,

Le Temps n'est rien, qu'il nous accable ou resplendisse, le Temps

N'est qu'un silence universel ! Notre grandeur sera d'avoir courbé aux Lois

De la douceur d'être tout ce néant tumultueux ! Notre grandeur, notre sagesse !

 

Grandes voiles tendues jusqu'au gémissement céleste ! Métaphores vivantes

Des peuples et des heures, nous reviendrons aussi vers la grandeur

Avec nos carènes solides, nous reviendrons jusqu'aux temples en ruines

Porter la crinière de l'air marin et des ressouvenances de labeur et d'adoration !

Nous reviendrons lavés et forts, chaque aspect de notre entendement

D'une clarté presque aveuglante annonçant que la victoire humaine est illusoire.

Nous reviendrons avec nos dieux enroulés autour des mâts, nos dieux peuplant

La grande voile, nos dieux forts comme des cordages.

Quel beau règne pour cette Terre que le règne de notre retour !

Tout recommence car le Temps n'est rien et que la brûlure de la fidélité

Plus profonde que le cri orne de son signe sacré, de son passage ailé

Le ciel fécond d'enseignements à qui sait lire... Tout recommence, Chœur

Infini, premier voile de l'Apparue disant "je te trouve enfin".

Et nous avions tant attendu Ce moment-là, avec une telle ferveur

Et une telle patience qu'une brume de chaleur montait vers nous, que les eaux

Tremblaient à nouveau, après tant de batailles, de fatigues, cette salutation enfin

Changeait un cœur, et l'étincelante obscurité se renversait

Comme une corbeille de fleurs sur l'orgueil aérien de la conquête.

Tout recommence, Chœur infini, car le Temps, qu'il accable ou resplendisse

Ne passe point. La Terre élève ses senteurs pour notre triomphe venu de la mer.

 

L'Ode enclot un prodige d'ordre étincelant. Point d'outrage à cet horizon

Que la proue de mon Chant et point d'oraison d'une plus haute innocence .

Une soif ardente fond dans le sommeil comme un oiseau de proie !

Dans quelle apparence cette lumière descendante me charme !

Ne rien dire à la voile de ce péril et vivre ! Tout entière à cet autel

Où meurt et renaît l'accord innombrable du Temps, ta bouche parfumée

Enonce le prodige. La voie, les degrés, le marbre, ô fille des astres,

Seront ces stations d'immortalité, où le dieu allège de toute sa force

Nos pas l'un après l'autre sculptés, nos pas l'un après l'autre perdus

Dans le marbre que travaille l'abîme ! Légère cette force vers le haut !

Légère et toute figurée d'être et de puissance. L'Empire compose d'immortalités

Ces générations innombrables de pas sur les marches du Temple.

Quelle abondance d'oubli comme une pulpe enracine notre savoir

Dans la profonde saveur d'une pureté qui allonge les ombres

Et que nous suivons pas à pas ! S'approche ainsi le Toit de l'intercesseur.

 

Le Soleil, l'Air, Dieu s'accordent à l'ombre que j'endure

A l'ouvrage des vigne et des puits, aux mille figures

De notre consolation nouvelle, à la volupté inconnue.

Ce ressouvenir fut l'onde parnassienne suspendue sur l'augure

Dont la beauté semblable à sa Ressemblance oubliée

Disparaît dans la couronne du Soleil, de l'Air et de Dieu.

Haute la nef, soulevée, dans la clameur, dans le péril !

Haute dans le prodige des vagues anciennes et mélodieuses,

Et plus haute encore dans la mémoire virgilienne de l'Esprit !

Rien n'égale cette beauté qui ressuscite, qui s'élève

Dans la louange d'un écho éternel et dans la justice du destin !

Rien n'égale la joute suprême d'une grandeur où tremblent nos mains,

Dans la ferveur de la victoire qui dilate la poitrine et hante

La vertu des songes et des dieux, le sel des cités disparues

Dans la solennité d'un Soir où nous retrouvons nos visages

Sous les casques brillants de la bienveillance du Soleil, de l'Air et de Dieu !

Lucide est l'âme accourue vers la lumière de l'être, oeuvre immense.

Lucide est la louange de la voile latine, la louange ingénue

Dont nous retrouverons l'augure dans la bruissement de la cigale

Dans ce travail secret du Jour, dans la fraternité des nuages

Et des racines, dans la concordance haute du Soleil, de l'Air et de Dieu.

 

Sous ce ciel de signes ardents, les collines, sœurs de l'aube et de l'oubli

Déroulent leurs rumeurs et leurs parfums. La douceur obscurcie

Penche le front sous les feuillages comme un repos divin.

La royauté se retrouve dans ce « Toujours ! » que disent les jeunes arbres.

Le jardin se referme dans sa lumière inexorable. Beauté semblable

Et qui protège ! Beauté que portent pour la fête d'Artémis

Les jeunes filles qui disent l'or flottant, vive beauté !

Sous le ciel des signes ardents et des vents fougueux,

Nous serons délivrés et comme une onde notre orgueil

Se perdra dans la royale voile radieuse qu'elle élève

Comme signe plus haut dans le ciel ardent,

Comme le signe du Soleil, de l'Air et de Dieu.

Qu'elles soient, les très-belles, les gardiennes du labyrinthe de nos pensées

Et de la profondeur des grèves, et du Soleil du Soleil, Logos intérieur

Embrasant l'Air de l'Air jusqu'aux profondes mémoires de l'éther,

Jusqu'à ce silence de Dieu qui chante dans le Cœur de Dieu...

Qu'elles soient, ces jeunes filles d'Artémis, les flammes

Du redoublement des Formes, dans l'intarissable secret

Dont la beauté subjugue le spectacle immense de l'aube

Où nous retrouvions enfin les ombres claires et le jardin d'or.

 

*

 

Que d'ombres pour les hommes dans ce devenir de soleil

Que d'attentes, pour les cieux où chante la divine confusion des astres !

La Forme demeurait comme une promesse dans l'aube immense

Et toute chose naissait de cette flamme comme un théâtre murmurant !

Beauté et sagesse, légèreté et désinvolture précédaient notre entendement

De leur sillage clair sur les eaux. Les songes étaient des acclamations.

Le ciel se tendait dans la solennité du bleu. A la proue, l'ombre se divisait

Comme une voix orphique. Car le Chant est ici et ailleurs. Il s'élève

Dans le mystère et plonge dans l'éblouissement de la profondeur.

Nous frappons notre parole sur des murailles de silence et l'écho

Invente des contrées étincelantes dans nos âmes !

 

S'élèvent dans l'air les songes maritimes ! Le cœur bat dans l'or du sang

Et nos prunelles brûlent d'adoration et de conquête. La mélodie veinée

De bleu de l'univers enchante l'arbre d'or de nos poumons. Le vent

Violente les voiles immenses et fragiles. La vigueur nous entraîne et la joie !

A l'aube de l'Idée sont les naissances du destin ! Que j'entende les voix

De la toile et du bois, que je goûte les saveurs de sel de l'air qui brûle,

Et voici que la mémoire du monde s'éveille de sa léthargie !

La mémoire du monde entre en miroir avec l'Empire désiré !

 

Car je garde la mémoire d'Ulysse dans l'estuaire du Tage,

Arborescence d'âmes vives sauvées des eaux et revenues

Alors que le Temps, par d'innombrables détours nous ment,

La Vérité scintille sur la proue et dans nos prunelles: l'être

Débute dans ce recueillement de la mémoire: Ulysse reviendra

Comme un ressouvenir dans la voix de notre allégresse,

Comme un chant de triomphe et de péril s'adressant

Au ciel avec ses clameurs et son grand silence d'été

Qui précède l'entrée du navire dans sa destinée surhumaine !

Apparition dans l'estuaire, mystérieuse beauté ! Le silence

Joue de cette image du Soleil que nous gardons dans la mémoire

Telle une prévision inclinée dans la brume sourde où tremblent

Les générations tressées des roses divines sur la voile du Soleil !

 

Ainsi, l'immense nouveauté du destin lance l'onde sur l'envers

Du monde où revivent les mythologies du monde comme une voile gonflée,

Entraînant les nerfs de chanvre, de bois et de métal du navire qui est un songe,

Avec la douceur infaillible du messager - sa volonté

Scrutant l'espace avec la sûre ténacité des Anciens,

Et son âme d'ouragan et d'incendie, son âme subtile comme la syllabe

Douce enclose dans la strophe méditée et dans son espérance

Persistante ! Tout cela fut inscrit comme un feuillage sur le bouclier.

 

De quelles sources lointaines s'abreuve notre Mer ? De quels confins ?

De quelles hauteurs ? De quelle glace translucide ? La limite

Est dans la réponse refusée à l'énigme et dans l'assentiment au silence.

Nous apercevrons, au-delà de la réponse refusée, quelque flamme

Céleste éclairant les contrées de notre orgueil et les plaines

Où Zeus, père du Jour, ordonne une bataille silencieuse

Entre notre hardiesse et la juste méditation de l'univers !

J'honore cette aube, ces colonnes, ce faîte où repose le chant

Dont le sens se perd dans l'éternité et dont s'abreuve notre nostalgie.

Rien n'est perdu. Tout se tient dans l'apaisement immense.

 

Comme la goutte de rosée à la pointe du brin d'herbe,

Les mondes invisibles rassemblent leur limpidité à la pointe

De notre entendement. Le dieu se diffuse dans le soir versicolore.

Tout se tient: la sagesse et le nom, la lumière et la chevelure

De l'Aimée comme le sourire et le geste qui l'invente

Sur le visage. Tout se tient. Le soleil se tient dans la prunelle.

La Grandeur est dans le regard. L'Empire est dans l'instant.

Et le ciel à notre front s'accorde. Les écumantes constellations

Frémissent dans le battement de nos cils, et toutes les saisons

Vivent et meurent sous nos paupières. La douce chaleur de l'automne

S'évanouit entre nos lèvres fécondes comme des vergers. L'hiver

S'immobilise comme un chœur de pierre dans notre cœur

Et le printemps fait éclater cette rosace minérale avant l'été

Qui fait glisser comme dans un songe léger le navire d'Ulysse...

Tout se tient dans cet estuaire du Tage: le souvenir de la déréliction

Et, dans la tremblante douceur, celui de la lumière étonnée.

 

*

 

Apaisement du souffle dans l'Immense, j'acquiers le puissant espace

Alors même que la déclive destinée humaine ne pourvoit point à ma patrie.

Elle fut cette frondaison de fleurs sur l'horizon inconnu...Apaisement

Du front, apaisement du Temps. L'Olympe résonne de cet appel,

Homme qu'un entendement adamantin fourvoie dans la bataille lumineuse !

L'Apaisement triomphe ! Dans ces hautes trames de l'espace-temps,

L'Apaisement triomphe et nous en sommes les témoins. Tisseuse de profondes

Imminences est la parole de l'Apaisement. Car les éléments rugissent dans

L'Apaisement dont je parle et qui n'est point l'abandon des forces

Mais leur apogée dans la gloire d'une discordance vaincue.

Sur les tablettes de la nuit une voix écrit des signes vaporeux.

Invisible est le signe mais présent dans l'agitation de l'esprit.

Tel est l'Apaisement qui s'en élève, tel est le vaste accord

De l'Apaisement... La brindille qui ploie sous le souffle en témoigne.

Le bruit sourd de l'eau sur la pierre. Lentement nos paumes se tournent vers le  ciel

Est-ce pour le sommeil ou pour une prière ? Notre âme

Est la conque bruissante de l'abîme. Notre âme est la louange.

Tel est l'Apaisement, une mélodieuse gratitude. L'âme connaît l'été.

Elle triomphe dans l'oscillation des feuilles, dans l'allégresse

De l'été dont nous atteignîmes la cime par la sérénité !

Sourdre ainsi du cœur de silence d'une saison ! L'Apaisement

Est cette verte limite ! L'Apaisement dis-je, point l'inertie. L'Apaisement

Est cette alacrité des forces dominantes et charnelles qui fleurissent

En Idées, comme surent les célébrer Virgile et Porphyre !

L'Apaisement gît dans le secret de la roche dorée platonicienne.

L'Apaisement est le Don des dieux. L'Apaisement est une claire fanfare

Qui se répercute dans le Silence comme le soleil vermeil

Derrière les paupières. Nous feignons de dormir, mais voici

Que sur la table de l'esprit brûlent les aromates et montent

Vers les ondes impétueuses du ciel qui reviennent et m'envahissent !

L'Apaisement est de s'épandre dans quelque lumière

Tombée de Haut. L'Apaisement est d'entendre la bouillonnante

Harmonie résonner dans les formes parfaites du rêve

Qui pose sa tête sur notre épaule lorsque nous feignons de dormir,

Lorsque derrière nos paupières nous devinons l'efflorescence vermeille du monde.

 

Dans toutes nos oeuvres, l'Apaisement nous attendait.

Dans la violence, dans la tristesse, dans l'étonnement, l'Apaisement

Veillait. Attendant son heure. Levant l'ancre

Avant même que nous ne fussions éveillés. L'Apaisement amplifiait

La nuit et le jour, de sorte que nous ne pouvions en percevoir les limites.

L'Apaisement gardait l'orgueil de sa frontière infaillible. De cercles

En cercles, et de plus loin, l'Apaisement veillait sur nous

Pour nous conduire vers l'émerveillement et les richesses inconnues

Du matin d'or. Mes amis, gardez mémoire du bas-relief égyptien

Qui montre la déesse Hathor accueillant le Roi Séthi premier

Car dans le geste de sa main s'éveille l'Apaisement.

 

Comment dire la paix de l'âme. Est-elle cette lumière d'Or

Où nous voulons nous ensevelir au terme de l'exigence

D'une pure pensée, ou vive, dans l'occulte allégresse d'un vin

L'ardente soif que seule comble une soif nouvelle ? Comment dire

Cette moisson des puissances devant le portique des tourbillons ?

La terre pareillement fut-t-elle cette nombreuse beauté vers l'Occident désert

Comme le cours du temps dont un mensonge nous sauva ?

La paix de l'âme est-elle dans la vérité ? Mais quelle ?

Elle divise la fontaine de notre orgueil. Elle songe, vagabonde,

Elle brille dans la tourmente auguste, recueillie, perdue,

Retrouvée dans la perdition de toute évidence du cœur,

Mais visible, ô Merveille, dans l'intelligence nuancée ! Quelle Vérité ?

Celle qui ne cesse point d'être dans l'attente d'elle-même,

Celle qui prodigue les promesses, les méandres, trame frémissante

De l'aube, et chacune de nos pensées vient à son appel

S'instruire à sa mémoire mystérieuse, s'égarer délicieusement

Et se retrouver... Quelle vérité ? Mais la Seule qui dise

La patience et l'autorité, la seule qui chante la divine temporalité

De la rencontre des regards ! La Seule dont la voix est couleur de houle.

 

Il y eut de ces prodiges, des roues étincelantes dans le ciel !

 

Luc-Olivier d’Algange

 

 

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Mythe et Logos

 

 

Luc-Olivier d'Algange

Mythe et Logos 

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Nous savons depuis Hölderlin et Nietzsche que la pensée grecque ne fut pas seulement dévouée à la mesure et à la clarté telles que nous les concevons aujourd'hui. La mesure, loin d'être seulement cette parcimonie de l'intelligence, voire cette étroitesse de caractère propre aux morales utilitaires, sans doute en faudrait-il chercher le sens ailleurs que dans les "nobles glaçons" de nos habitudes ratiocinantes, dont parlait Jean Cocteau, et, par exemple, dans les spéculations pythagoriciennes ou dans le néoplatonisme ardent de l'Empereur Julien: mesure d'infini alors, ou mesure confrontée à l'infini, s'en faisant l'épreuve, comme une balance (dont l'axe serait l'Axis mundi) qui laisse se reposer, de part et d'autre, un visible et un invisible, d'égale importance. Car si la pensée olympienne est claire, d'une clarté jamais entrevue avant elle, ni depuis lors, cette clarté est chargée d'une puissance tout à la fois intellectuelle et ouranienne sans commune mesure avec la clarté rationnelle qui suffit à planifier les activités ordinaires du travail ou de la didactique. La mesure et la clarté grecque ne peuvent se comprendre sans les dieux qui la manifestent, ces dieux qui appartiennent à un invisible qui est la condition même du visible.

Nous autres modernes admirons les oeuvres de l'art et de la pensée grecque tout en méconnaissant ce qui en est le principe et qui demeure en elles comme un profonde raison d'être. Sur le passé antique, comme sur le passé médiéval, nous projetons nos propres façons de voir, notre inquiétude et nos indigences et nous admirons les conséquences au détriment des causes. Or pour ressaisir la pensée grecque dans sa plasticité, dans ses gradations infinies, dans son mouvement, dans son émotion, il nous faudrait remonter en amont de la séparation que nous opérons, comme si elle allait de soi, entre le Mythe et le Logos. Platon, certes, distingue le Mythe et le Logos tout en ne cessant d'établir entre l'un et l'autre une circulation qui nous enchante autant qu'elle nous déroute. Les néoplatoniciens, de Plotin à l'Empereur Julien, quant-à eux, refondèrent le Logos dans le Mythe en faisant du Logos lui-même un mythe fondateur, en reconnaissant dans le Logos, une puissance héliaque et divine.

L'étonnement, l'enchantement, l'ivresse, le merveilleux, l'extase que nous dissocions des travaux de la raison (à laquelle nous réduisons désormais le Logos, celui-ci n'étant plus que le logos de la logique) loin d'appartenir à un autre monde que celui du réel, animaient comme autant de grâces, de périls et de faveurs toutes les apparences, des plus augustes et lointaines aux plus proches et familières. La logique elle-même, dont les Grecs sont dans une certaine mesure les inventeurs, à tout le moins pour nous, leurs héritiers, leur apparaissait mystérieusement en accord avec les forces qui régissent le monde et comme un aperçu éblouissant de ses arcanes. Loin d'être cette routine de la pensée qui accompagne les tractations économiques et les planifications technologiques, la logique ailée, devineresse, leur apparut sans doute comme une pénétration dans la profondeur de l'être et comme une entente possible, une entente sacrée, de l'entendement humain avec la musique des sphères.

Rien n'est plus difficile à saisir, pour nous qui vivons dans un monde disjoint, que cette entente entre la raison et le merveilleux, entre la clarté des lignes et l'intensité du numineux, - encore qu'elle subsiste, sous quelques aspects dans le "merveilleux raisonnable" de Perrault, qu'évoquait Pierre Boutang, et dans les mythologies chasseresses et apolliniennes de la France classique, et plus tardivement, dans l'oeuvre poétique et cinématographique de Jean Cocteau. Mais sinon cette ligne de crête, force est de reconnaître que nous sommes généralement emprisonnés dans une fausse alternative et qu'abandonnant les ressources de la plénitude jadis aimée, jadis couronnée, nous en sommes réduits à devoir choisir entre le merveilleux et la raison, à prendre le parti soit du Mythe, redevenu alors mensonge, récit fallacieux, soit le parti du Logos, ramené à une rationalité aux conséquences souvent déraisonnables. A vivre seulement dans une moitié de monde, c'est le monde entier que nous perdons, le Logos s'étiolant de sa rupture avec le Mythe et le Mythe laissé à lui-même devenant monstrueux ou cauchemardesque.

Si le Logos nous ouvre les portes de la sapience, le Mythe nous ouvre celles de l'amour. Or que nous dit le Choeur de la Médée d'Euripide ? Nommant Aphrodite, c'est-à-dire lui offrant l'oblation de sa présence heureuse, le Choeur nous dit qu'Aphrodite "envoie à la Sapience, pour l'assister, les dieux de l'Amour, les compagnons de toute excellence". La Sapience, la sophia, est elle-même appel amoureux, appel aux dieux de l'amour, appel à la profondeur frémissante de la déesse, qui vient de la nuit et de la mer "comme la douce respiration du vent qu'elle fait naître du Céphise".

La sapience exige l'amour qui fera de l'amour de la sagesse, de la philosophie au sens antique et étymologique, une sapience amoureuse, accordée à la beauté en tant que "vérité de l'être". Aphrodite, "déesse de l'heureuse navigation", vient en témoignage de la profondeur de l'être, au secours de la sapience. Venue des ténèbres maritimes, surgie de l'écume des flots, du plus vaste indiscernable, l'infini de la nuit s'ajoutant à la vastitude de la mer, elle engendre alors, elle-même secourue par la parole du poète, par le Logos dont le poète est l'intercesseur, "le miroir de la mer, le lointain lumineux du ciel" qu'évoque Lucrèce. Le poète fût-il "matérialiste", comme on le dit parfois de Lucrèce, reconnaît ce recours, cette hospitalité réciproque, cette entente sacrée entre le Logos et le Mythe, entre les rumeurs de la nuit maritime et les claires prairies qu'évoque l'Hymne homérique à Aphrodite "où seule l'abeille passe rêveuse au printemps".

Séparés, exilés l'un de l'autre, sans mesure ni oeuvre commune, comme saisis d'une retractation, d'un rebroussement ou d'un retrait, le Mythe et le Logos nous laissent à ce désert d'abstractions, cette effarante restriction des sentiments du vrai et beau, du sensible et de l'intelligible, corrélative d'un appauvrissement du langage tel que toute poésie et toute métaphysique en deviennent peu à peu incompréhensibles. Toutefois si le Logos se restreint et se dessèche, les Mythes, eux ne meurent point. "Ce qui fut jadis, écrit Goethe, dans tout l'éclat de l'apparaître, cela se meut là-bas, cela veut être éternel". L'être des dieux, écrit Walter Otto est "l'être de l'avoir été". Or l'avoir été demeure, ne fût-ce que dans le chant du poète qui témoigne du chant des Muses. "Cela n'est jamais advenu et pourtant c'est toujours" écrit l'Empereur Julien. Et ce "là-bas", cet "éternel", ce "toujours" où sont-il sinon dans la recouvrance du moment présent ?

Homère, dans l'Iliade nomme les dieux "ceux qui vivent légers". Cette légèreté, cette apesanteur, nous seraient-elles ôtées à jamais ? La recouvrance nous est-elle à jamais interdite, et, avec elle, tous les enchantements nuptiaux de la rencontre du Mythe et du Logos ? Comment le croire, si nous devinons encore la profondeur du monde et de l'être, et si, dans cette profondeur, nous pressentons les dieux dans leur retrait ? Comment le croire, sinon dans un saisissement mortel qui nous laisserait comme interdits face au monde, statues de sel, âmes vitrifiées, imperméables ? "Si l'oeil, écrit Goethe, n'était pas soleillant, comment verrions-nous la lumière ? Si la vigueur du dieu n'était vivante en nous comment l'appel divin pourrait-il nous ravir ? "

L'épreuve du nocturne révèle par contraste le "soleillant". L'absence creuse l'abîme limpide de la toute-présence; l'exil du dieu signe sa proximité ardente. La mesure et la clarté, comme l'écume dont naît la déesse de l'amour, viennent à nous sur des houles de nuit.

Luc-Olivier d'Algange 

 

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08/04/2013 | Lien permanent

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29/10/2021

Joseph Joubert l'altissime

Luc-Olivier d'Algange

Hommage à Joseph Joubert

 

D’emblée, à lire les Cahiers de Joseph Joubert, nous sommes saisis par un sentiment de légèreté, d’enfance, un « je ne sais quoi », un « presque rien » (selon la formule de Fénelon) qui évoque le matin profond des dialogues platoniciens, - ce moment qui précède leur exécution maïeutique ou didactique. La pensée de Joseph Joubert fréquente l’amont. Elle scintille au vif de l’instant qui la voit naître et l’auteur ne s’y attarde pas. A trop s’attarder sur elles-mêmes, les pensées les plus justes, les plus heureuses, deviennent fallacieuses et mauvaises.

S’il est des penseurs de l’après-midi ou du soir, ou de la nuit, Joseph Joubert est le penseur du matin, du jour qui point, de la fine pointe. D’où la vertu éveillante et roborative de ces fragments, - cette façon d’aviver l’intelligence, de la cueillir, de la précipiter, comme on le dirait dans le vocabulaire de la chimie, non sans lui donner parfois, et comme par inadvertance, une portée prophétique ou générale : «  Les idées exagérées de compassion, d’humanité conduisent à la cruauté. Chercher comment. » Esprit chrétien, classique et platonicien, Joseph Joubert répugne à l’exagération, mais son goût de la mesure loin d’être seulement un accord de la morale et de la raison se fonde sur une intuition métaphysique. Pour Joseph Joubert, il n’est d’équilibre, d’harmonie et d’ordre que légers. L’ordre n’échappe à sa caricature que par des affinités particulières avec l’âme, la germination, la composition musicale : «  L’ordre aperçu dans le mouvement : la danse, la démarche, les évolutions militaires ». L’exagération de la compassion, comme toute exagération, substitue à l’âme la volonté qui est négation de l’âme. La volonté outrecuide et grince ; sa dissonance est d’outrepasser les prérogatives humaines en passant à côté des bonnes actions qui naissent directement de la bonté et du cœur.

On se souvient de la phrase de La Rochefoucauld : «  Cet homme n’a pas assez d’étoffe pour être bon ». C’est que la bonté est un art, une force, un don, une résolution peut-être, mais nullement une volonté. Elle nous est donnée par la Providence et nous devons la servir. Répondant aux circonstances qui la sollicitent en nous, elle ne peut exagérer ; elle est juste ou elle n’est pas. La vérité et le bonheur ne se détiennent pas, ils n’obéissent pas à notre volonté : « Nous sommes nés pour les chercher toujours, mais pour ne les trouver qu’en Dieu ». La belle et heureuse fidélité n’est pas crispée sur son dû. Elle est consentement à ce qui, en nous, est plus profond ou plus haut que nous-mêmes et non pas volonté de faire de nous-mêmes autre chose que ce que nous sommes dans nos plaisirs et vraisemblances. De la vraisemblance à la vérité, le chemin, qui n’est point une marche forcée, ne saurait être que providentiel.

Ainsi, « le siècle a cru faire des progrès en allant dans des précipices ». La suspension de jugement est bien souvent plus spirituelle que la certitude dont la volonté s’empare pour la faire servir à ses exagérations et ses aveuglements. L’humanité véritable s’exerce non dans le système, dans l’abstraction, dans la volonté, mais dans le regard échangé, dans l’attention et le recueillement : « Porter en soi et avec soi cette attention et cette indulgence qui fait fleurir les pensées d’autrui. »

Joseph Joubert distingue l’incrédulité de l’impiété, l’une n’étant qu’une « manière d’être de l’esprit », presque égale à la crédulité, alors que l’autre est « un véritable vice du cœur » : « Il entre dans ce sentiment de l’horreur pour ce qui est divin, du dédain pour les hommes et du mépris pour l’aimable simplicité. ». L’incrédulité est une vue partielle, alors que l’impiété est une volonté. «  La piété nous rattache à ce qu’il y a de plus puissant et de plus faible ». Printanière, la pensée de Joseph Joubert l’est aussi par cette déférence à l’égard de la fragilité, par ce sens tragique du caractère irremplaçable de tout ce qui est, par la soumission à l’impératif divin qui fonde en son unificence chaque chose qui existe, et dont l’existence est, par voie de conséquence, à nulle autre semblable. La beauté du principe resplendit en chacun : « L’Un est tout ce qui n’est pas lui ».

La pensée de Joseph Joubert opère ainsi par élans, par des brusqueries bienvenues qui devancent le préjugé et nous donnent une chance, deux siècles plus tard, de nous poser les bonnes questions. «  Scintillation, lumière par élancement » écrit Joseph Joubert, nous donnant la clef de sa méthode : «  La musique a sept lettres, l’écriture a vingt-cinq notes. » Cette attention musicale sera singulièrement favorable à l’intelligence prospective. « Connaître la musique », l’expression vaut aussi pour les désastres de l’Histoire, les ruses des idéologues, les moroses confusions de l’Opinion dont les ritournelles ne sont pas si nombreuses. L’ « Empire du Bien », comme disait Philippe Muray, nous y sommes, et l’enfer moderne pave la planète de ses indiscutables bonnes intentions au nom d’une humanité qui n’est plus la douceur mais une abstraction vengeresse, une farouche volonté de contrôle et d’uniformisation, moins imputable à tel ou tel système qu’à l’esprit du temps lui-même qui est au ressentiment, à la conjuration puritaine contre toute forme de sérénité ardente et de profonde intelligence du cœur : «  L’envie est un vice qui ne connaît que des peines ».

La cruauté moderne est de nous arracher exactement le « bonheur » qu’elle nous promet : « Chercher comment. » L’injonction joubertienne a ceci d’imparable et de nécessaire que faute de comprendre le processus qui nous asservit nous ne pouvons-nous en libérer. L’œuvre de Joubert est une invitation à perfectionner l’art de poser des questions imprévues au programme des idéologies, par exemple : « La démocratie et l’esclavage inséparables ». D’aucuns se contenteront de reléguer l’aperçu au rang des paradoxes ou des mauvaises pensées. Mais aussitôt consentons-nous à y chercher une question, c’est une grande partie de notre passé qui s’en trouvé éclairé, autrement dit ces « totalitarismes » toujours fondés sur la décapitation des autorités légitimes, voués à la surveillance généralisée, la haine du secret, la « fusion » sociale obligatoire, qui éteignent peu à peu tous les feux de l’âme et de l’esprit.

Dans le règne des esclaves sans maîtres, qui s’accommode fort bien, au demeurant, de vertigineuses disparités de fortune, l’esclavage est universel. C’est un « meilleur des mondes » où, tout simplement, la liberté n’a plus cours et où toute pensée n’est jamais, comme le remarquait Ernst Jünger, que réponse à un questionnaire préétabli. Or lire Joseph Joubert, c’est s’initier, pas à pas, à trouver ses propres questions, à varier leurs angles, leurs aspects, à exercer librement son attention et la rendre digne de la solennité légère du langage et du monde, digne d’être à la ressemblance des hirondelles de mars qui passent dans un cri.

Nulle trace, chez Joseph Joubert, de cette hubris (de laquelle, à des degrés divers tous les modernes sont atteints, y compris les modernes « antimodernes ») mais approche déférente de ce qui est et de ce qui passe, l’éphémère et l’éternel n’apparaissant pas comme des catégories radicalement séparées. Joubert écrit exactement ce qui lui passe par la tête. Il écrit non pas ce qu’il pense devoir écrire, ou ce qu’il faudrait écrire, moins encore ce qu’il conviendrait d’écrire mais ce qui lui apparaît, ce qui surgit, ce qui vole : «  Evocations d’idées. Evoquer ses idées. Attendre que les idées apparaissent. »

Joseph Joubert nous révèle que le centre de gravitation de sa pensée n’est pas le moi, ni le nous, mais, comme en dehors de l’individuel ou du collectif, un consentement à la vérité de l’être : «  Car l’erreur est ce qui n’est pas ». La vérité, si elle vaut comme réalité métaphysique et universelle, ne saurait être circonscrite par l’entendement humain. Joseph Joubert distingue « les pensées qui naissent de l’entendement » et « les pensées qui y viennent et s’y forment seulement ». Distinction capitale qui ouvre la perspective à l’intuition d’un suprasensible concret, à des idées dont l’entendement humain serait l’instrument de perception. «  Ainsi l’esprit est presque à l’âme ce que la matière est à l’esprit ». Entre le sensible et l’intelligible, en bon platonicien, Joseph Joubert perçoit les états intermédiaires, comme entre la lumière et les couleurs : «  Imagination, cet œil. Objets qui se peignent dans sa prunelle ». »

Ce sentiment de liberté qui nous gagne à la lecture de Joseph Joubert tient non seulement aux latitudes heureuses laissées à l’intuition mais encore à ce dégagement du moi, de la subjectivité, de la psychologie qui ne conçoivent les formes, les idées, les imaginations qu’issues du moi, le sien propre ou le moi d’autrui, sans jamais entrevoir, ne fût-ce qu’à titre d’hypothèse, qu’elles soient telles des lumières extérieures en provenance du monde, y compris du monde de l’âme ou du monde de l’esprit : «  Et comme la poésie est quelquefois plus philosophique même que la philosophie, la métaphysique est, par sa nature, plus poétique même que la poésie ».

Mieux qu’un traité systématique, didactique, fermé sur lui-même, singeant la perfection ou la totalité ( et l’on sait à quelles abominations conduisent ces singeries lorsqu’elles ajoutent une « praxis » à leur « théorie »), l’œuvre en sporades, en fulgurances, en étincellements de Joseph Joubert nous reporte au centre qui, « partout et nulle part » selon le mot de Pascal, se trouve toujours et en toute plénitude dans l’instant pour peu qu’à l’auteur fût dévoué le génie de s’en saisir : «  Poésie. Ce qui la fait. Claires pensées, paroles d’air, et lumineuses. »

Ce centre est non dans la subjectivité, où la critique subalterne, appareillée de « sciences humaines », cherche des preuves explicatives mais dans la hauteur et la profondeur dont l’entendement humain reçoit les figures et les symboles, autrement dit «  la lumière par élancements ». Cette luminologie poétique ouvre à une métaphysique du resplendissement et du miroitement : « Dieu, seul miroir où l’on puisse se connaître. Dans tous les autres on ne fait que se voir ». De reflets en reflets, nous comprenons qu’il faut « penser au-delà de ce que nous disons » et « voir au-delà de ce que nous pensons ». La poésie est mouvement vers la lumière, vers l’Intelligence, au sens platonicien : «  Dans le ciel personne ne sera poète car nous ne pourrons rien imaginer au-delà de ce que nous voyons. Nous ne serons qu’intelligents. »

Platonicien, Joseph Joubert l’est par expérience de la pensée comme le furent, avant lui, Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole. Ce ne sont pas les catégories qui requièrent son intelligence mais les passages, les gradations, les notes et les couleurs, les nuances et les nuées, le chatoiement, le frémissement des feuillages, l’âme qui « se parle en paraboles » dans la rapidité des choses entrevues : «  Pour entendre Platon, et le supporter, il faudrait que les mots avec lesquels on les traduit eussent pour nous le sens équivoque qu’avaient les siens propres pour les lecteurs et les auditeurs de son temps ». Les mots pour Joseph Joubert n’ont pas d’identité fixe, ils oscillent dans la balance des analogies, selon les poids et les mesures de la phrase, selon un ordre qui dépasse l’entendement de celui qui le perçoit : « Il faut que les mots naissent des pensées et que les phrases naissent des mots. » C’est aimée des Muses, musicienne, que la pensée se laisse ressaisir par la métaphysique et non par le jargon qui fixe arbitrairement le sens, perversion commune aux idéologues et aux spécialistes. La clarté et la légèreté ne sont pas hostiles à la profondeur et au mystère, bien au contraire, ils en exaltent les vertus, les sauvent de l’informe et du difforme et redonnent à nos trouvailles l’enfantine vérité des commencements : «  Il faut adorer et prier selon les coutumes de son enfance. Dieu le veut, et aussi la nécessité. »

Joseph Joubert n’a nul besoin d’être antimoderne pour ne pas être moderne, et, plus encore, pour être déjà au-delà de la modernité, pour faire du monde moderne une chose obsolète, déjà dissipée et dont on peine à se souvenir. Sa pensée ne lutte plus avec ce qui nous entrave encore, elle s’en dégage, et comme dit Rimbaud, « vole selon », non sans donner, en une phrase, le portrait parfait et suffisant du siècle révolu où nous sommes nés, qu’il ne pouvait que deviner : «  Un cerveau sombre, un esprit lourd, une imagination glacée et une raison échauffée… »

Le commentaire universitaire, qui ressasse Platon depuis quelques décennies, en croyant par surcroît le réfuter ou le « renverser », témoigne à sa façon de cette « imagination glacée » qui fige en simplifiant et ne renverse qu’une préalable caricature. Or, écrit Joseph Joubert, «  Le même trait qui est agréable lorsqu’il est fugitif devient hideux s’il reste fixe ». Peut-être conviendrait-il alors de se souvenir que les dialogues platoniciens, ces « jardins tournoyants », donnent une pensée en conversation et en promenade, et non un système dualiste qui opposerait le sensible et l’intelligible. L’objection ordinaire faite à Platon et aux néoplatoniciens tombe ainsi d’elle-même. Le système que l’on croit réfuter n’est que l’invention du contempteur ou du réfutateur : «  Il est des objections qui annoncent moins le défaut d’une exposition que les défauts de celui qui écoute. Elles ne viennent pas de l’obscurité de la matière mais de l’obscurité de l’esprit qui la considère, ou de sa lenteur, de sa précipitation ou de son inattention. »

Pour Joseph Joubert, le sensible et l’intelligible ne s’opposent pas mais se distinguent comme la lumière se distingue des couleurs : « La lumière entre dans les couleurs, qui néanmoins ne deviennent visibles que lorsqu’elles sont fixées, agglomérées par une matière propre à fournir cet effet ». D’où la préférence joubertienne pour l’élancement de la lumière, qui précède la fixation de la couleur, pour l’âme, qui est pur mouvement, pour l’intelligence d’où naissent les mots et la musique des phrases. Ce serait pure outrecuidance que de vouloir fixer l’éternité dont le temps est précisément, selon la formule de Platon « l’image mobile ».

La Tradition n’est pas immobilité mais traduction, interprétation infinie, scintillante rivière, elle ne peut être servie par des « cerveaux sombres » et des « esprits lourds ». Elle vient à nous par enchantement, par ce qui nous chante, par le suspens, dans l’apesanteur, qui est pure attente, claire attention : « Suspendue. Cette idée entre essentiellement dans toute idée d’enchantement. L’éclat y entre aussi. Et la légèreté, et le peu de durée. Ravissement est la suspension de l’âme ». La durée et la volonté sont des impiétés ; elles se substituent à l’éternité qui nous apparaît par éclats et à l’âme qui se meut par elle-même. L’âme est involontaire. Il en va de même dans l’art : «  Il ne faut qu’un sujet à un ouvrage ordinaire. Mais pour un bel ouvrage, il faut un germe qui se développe de lui-même dans l’esprit comme une plante. »

Si donc pour atteindre aux idées, la pensée doit se retirer dans l’intelligible, ce retrait n’est nécessaire que pour y emporter avec soi, en les transfigurant, les images sensibles, d’autant que « toute grande attention est toujours double et quand on regarde devant soi, on regarde au dedans de soi ». Remonter de la couleur vers la lumière, ce ne sera pas nier les couleurs et moins encore les dévaloriser de façon puritaine mais œuvrer ( « comme les secousses d’une lumière qui cherche à se dégager ») à la recouvrance du principe : «  Expliquer les reflets, et à quel point les rayons du soleil les augmentent ». Point de séparation entre le sensible et l’intelligible, mais des gradations : «  Il faut une échelle à l’esprit. Une échelle et des échelons. »

La vérité n’est jamais acquise, ni détenue, mais approchée. Ce qui interdira donc de la planifier ou de l’administrer de façon indue. L’approche laisse un vague, mais ce vague n’est pas un vice mais une probité : «  Il y a des figurations vagues qui doivent demeurer telles. La précision y nuirait à la vérité, et, pour ainsi dire, à la justice ». Le jargon, qui échauffe la raison (au point de la rendre meurtrière) est une outrance de la précision, de même que les écrits excessivement subdivisés sont des logiques outrées. La pensée juste est plus exigeante : elle désire rendre justice à ce qui lui parvient : «  L’essentiel n’est pas qu’il y ait beaucoup de vérités dans un ouvrage mais qu’aucune vérité n’y soit blessée. » Nous n’avons de part à ces vérités que par reflet, de façon seconde, par notre disposition à les recevoir : «  Nos meilleurs jugements sont ceux qui se forment en nous malgré nous et sans que par nos soins, nous y ayons part pour ainsi dire. »

D’où la nécessité du silence et du retrait qui honorent la parole et la communion : «  C’est ici le désert. Dans ce silence tout me parle : et dans votre bruit tout se tait » Excellent alexipharmaque contre les poisons léthéens de notre temps, art de recouvrance du beau silence profané par nos temps vacarmeux, et qui font du vacarme une arme de destruction massive contre toute forme de méditation, l’œuvre de Joseph Joubert éveille en nous apprenant, par touches successives, à empreindre nos gestes et nos pensées de la beauté donnée. Il s’en faut d’infiniment peu que le monde ne soit paradisiaque, mais ce peu obnubile, tonitrue, s’impose. Sans cesse, pour ne pas en être possédé, il faut apprendre et réapprendre à se délier, reprendre souffle. Il n’est pas une occurrence du monde qui ne soit atteinte, marquée par le déni, par l’usure ou par cette formidable volonté de contrôle, guidée par la peur, qui semble être le mouvement majeur de notre temps, sa « vocation » oserait-on dire si l’on ne craignait de profaner le mot. D’où encore la justesse de l’œuvre de Joseph Joubert dans sa forme même, insaisissable, diverse et mouvementée, sa parfaite actualité faisant de la pensée des actes, des sollicitations agissantes à l’intelligence du lecteur, aux antipodes de toute propagande. Point de train en marche qu’il faudrait prendre, point de locomotives, point de rails, mais bien plutôt une façon de descendre du train, d’aller dans le paysage, dans « le silence des champs », de retrouver le monde de la pensée accordé au monde (c’est-à-dire en constellation et non plus en ligne droite), un monde délivré de cette compulsion à démontrer à tout prix, de cette hybris discuteuse, de cet assommoir argumentatif qui nous interdit de le voir comme il est !

Si donc de tous nos grands classiques, Joseph Joubert est l’un des moins fréquentés, sans doute est-ce qu’il ne trouve aucune prise à notre manie du résumé et à l’utilisation que nous en voudrions faire : il nous laisse émerveillés et désemparés aux rayonnements du jour et aux hirondelles de mars. Lorsqu’un penchant funeste nous porte à considérer toute pensée serve de l’idéologie, de la stratégie, voire de la cupidité ou du pouvoir, Joseph Joubert la reporte, si l’on peut dire, sur sa naturelle portée musicale d’où elle nous dit ce qui lui chante, infiniment humble et souveraine, puissante et fragile.

Si presque toutes les apparences du monde sont désormais profanées par le ricanement, la dérision, la « joie d’abaisser » comme disait Nietzsche, qu’en est-il de nos pensées, - et de celles, surtout, qui « se forment dans notre entendement », qui nous viennent d’ailleurs ou d’autre part ? Savons-nous encore les accueillir ? « L’œil de l’imagination » n’est-il pas aveuglé ? « Esprit humain. J’en cherche la nature ; d’autres en apprendront l’usage ». Aveu capital, immense dessein ! Ce n’est pas à l’usage de l’esprit humain que s’attache l’attention de Joseph Joubert mais bien à sa nature, à ce qu’il est, à la source même de nos paroles et de nos pensées, avant leur profanation utilitaire, avant leur réduction au plus petit dénominateur commun.

L’œuvre est celle du retour de l’âme (« L’Ame. Elle peut soulever le corps ») qui ré-enchante la pensée dans sa nature tout en nous désabusant de ses usages. Cependant la lucidité de Joseph Joubert n’est nullement désespérée car la nature de la pensée, à sa source, demeure impolluée de ses usages. Toujours vient le moment : «  Dieu reprend alors le gouvernement de ce monde perdu ». Dieu, principe lumineux, antérieur, en amont, au matin, son heure est de toutes les heures, étymologiquement, de toutes les prières. Son éloignement est à la mesure de nos mauvais usages. Mais le Ciel est invariable : «  Ciel, - le raisonnement en est banni, mais non l’éloquence ou la poésie. Au contraire, c’est là leur véritable séjour. Toutes les pensées y ont une éclatante beauté, parce qu’elles ont toutes pour objet les essences mêmes qui sont représentées dans tous les esprits avec une exactitude et une clarté parfaite. »

Luc-Olivier d’Algange

 

 

 

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28/10/2021

André Suarès, une vision paraclétique:

Luc-Olivier d’Algange

 

André Suarès, une vision paraclétique

 

« Lucere et ardere, perfectum est. »

 

Saint-Bernard

 

« Ils m'ont tant méconnu, qu'enfin je me connais.

Ils m'ont tant dépeuplé que j'ai créé dans le désir un monde.

Ils m'ont fait si solitaire que j'ai passé tous les déserts sans encombre: j'ai été d'oasis en oasis jusqu'à la source délicieuse, de flamme fraîche et d'ombre blonde »

 

André Suarès

 

 

Nul ne fut plus artiste qu'André Suarès; nul mieux que lui n'osa concevoir le sens de l'Art comme une question de vie ou de mort. Pour André Suarès, voir le monde en artiste, ou en poète, ce n'est pas seulement opposer la vie à la mort, vouloir le triomphe de la vie sur la mort, c'est aussi discerner ce qu'il y de mort chez les vivants, et les en vouloir délivrer; et pressentir dans la mort, dès lors que nous cessons de la craindre, pour l'avoir défiée, la possibilité inépuisable d'une renaissance immortalisante. On a parlé, à propos d'André Suarès d'une « mystique de l'Art », qui précéderait celle de Malraux. Toutefois l’Art, selon André Suarès, ou la poésie, ne se substituent pas exactement à la Religion mais s'en trouvent être la manifestation précellence et l'expression essentielle. Il serait ainsi plus exact d'évoquer une métaphysique de l'Art.

Si la nature symbolise avec l'Art, l'Art lui-même symbolise avec une réalité qui lui est supérieure sans en être distincte ni lui être antérieure. L'Art témoigne mais ce dont il témoigne se tient tout entier dans le témoignage. Lorsque l'homme, conquis par sa plus haute exigence, laisse derrière lui le monde tel que le conçoivent les utilitaires et les « « sots moralisateurs », il s'empare des mots, des sons, des lignes, des couleurs, autrement dit des formes et des idées (au sens grec, l'idéa n'est autre que la forme) et s'achemine, à travers les œuvres qu'il suscite, vers une gloire qui n'est plus de ce monde. Il témoigne alors d'une autre réalité qui n'est point antérieure ni séparée mais qui se trouve être au cœur, son propre cœur bruissant, flamboyant: ce buisson ardent de l'herméneutique spirituelle en attente du Paraclet, qui laisse aux visages, aux paysages et aux Cités une chance d'être en concordance avec ce qui les dépasse et dont ils procèdent. Cette chance cependant n'est point donnée mais conquise, ou, plus exactement, donnée, elle doit encore être reconquise contre tout ce qui, en ce monde, conspire à nous faire méconnaître ce don, à nous l'obscurcir, à nous en tenir éloignés. Mieux que d'autres en son temps, André Suarès nous avertit que l'Art est un combat contre son temps, contre cet insensé rabougrissement de l'imagination et de l'entendement que les « progressistes » nous proposent comme une « libération » ou un accomplissement final de l'humanitas.

 

« Tout est voile en plein ciel. Rien n'est allégorie et tout est Symbole ». Là se précise la métaphysique d'André Suarès dont l'œuvre toute entière semble destinée à nous délivrer de la fadaise allégorique et à laisser resplendir en nous la beauté et la vérité du Symbole. Alors que l'allégorie s'abolit dans ce qu'elle allégorise, qu'elle n'est qu'une formulation provisoire, vouée à périr dans l'abstraction qu'elle désigne, le Symbole sauvegarde le visible dans l'invisible et l'invisible dans le visible. La part visible du Symbole est inséparable de sa part invisible; elle demeure dans le mystère ingénu de sa forme, de sa vocation; et de ne point s'étioler dans l'invisible auquel elle se rapporte, lorsque nous l'atteignons, elle acquiert, ici-bas, comme pour la première fois, la splendeur de la beauté dont elle est le nom et l'épiphanie.

Loin de se laisser traduire d'un langage à l'autre, comme l'allégorie, de se laisser convertir du concret à l'abstrait, le Symbole demeure dans sa vérité de part et d'autre de l'orée qui distingue et unit le sensible et l'intelligible. Cette « voile en plein ciel » est notre songe et notre ivresse. Elle est aussi le voile qui révèle en revoilant. Ce monde où tout est Symbole nous lance dans les Hauteurs car tout Symbole symbolise lui-même avec un autre Symbole: telle est la clef de la grandeur, de la vastitude. Toute chose symbolise, et sans doute n'y a-t-il que l'espace qui ne symbolise avec rien d'autre qu'avec lui-même.

Le métaphysicien le plus aigu, l'herméneute spirituel le plus audacieux, se trouvent ainsi, dans leur méditation du Symbole, plus proches de la simple croyance, de la naïve et lumineuse ferveur, que de la Théologie rationnelle qui change les Symboles en allégories et finit par ne voir en celles-ci que des ombres inutiles de quelque « morale citoyenne ». Si la procession liturgique, l'Ange et toute la splendeur architecturale et musicale de la Religion sont, en effet, des Symboles d'une réalité plus haute, leur réalité ici-bas n'en est que plus réelle, leur « acte d'être », offert à nos sens, n'en est que plus intense et plus adorable.

Prenons, mais nullement au hasard, pour exemple, les récits de la légende arthurienne et de la Quête du Graal. Le cheminement, les combats, le Graal lui-même symbolisent avec une réalité supérieure, mais est-ce à dire qu'ils s'abolissent pour autant en celle-ci, qu'ils disparaissent dans la réalité qui les suscite ? Si le Graal est la vérité ultime, la « rejuvénation » du monde et de l'âme, celles-ci n'en demeurent pas moins le Graal. L'herméneutique spirituelle des Symboles se fonde ainsi sur la reconnaissance d'un surnaturel concret, d'une vérité qui est réelle et d'une réalité qui est vraie et non point sur une simple résorption du sensible dans l'intelligible. Si Dieu est bien « ce trésor caché qui aspire à être connu », les formes qui le manifestent sont aussi indispensables à cette aspiration que l'Intellect qui, par l'intuition lumineuse, le rejoint. Telle serait la mission paraclétique de l'œuvre d'Art.

 

Les ultimes pages écrites par André Suarès, réunies sous le titre Le Paraclet (et que nous devons lire exactement, selon la formule consacrée, comme son « testament spirituel ») ressaisissent en un seul geste les préoccupations esthétiques, métaphysiques, religieuses et morales de l'auteur. Elles sont à la fois son Ecce homo et un viatique pour ses successeurs. Elles récapitulent non moins qu'elles annoncent. Le dernier mot est toujours un avant-dire.

Le ressouvenir de ces grands intercesseurs, que furent pour André Suarès les écrivains et les artistes qu'il aima, s'accomplit, en ces pages frontalières (voiles dans le ciel !) dans le pressentiment de l'accomplissement prophétique. Ces formes de la beauté qui frémissent et brûlent, ces  « ombres blondes », ces « sources de flamme fraîche » », cette terre paradisiaque qui ondoie dans le piano de Ravel ou les orchestrations de Debussy, sont annonciatrices. Elles ne se résolvent point dans leurs mécanismes; elles ne renvoient point seulement à elles-mêmes; elles ne s'éteignent point dans les objets qu'elles inventent: elles préfigurent l'advenue d'un Règne, et ce Règne est celui du Saint-Esprit, du Paraclet, qu'annonce l'Evangile de Jean.

Avant d'être cet « esthète », cet amoureux exclusif du Beau à quoi l'on s'obstine à le réduire, André Suarès fut le héraut d'une métaphysique radicale de l'Art. Qu'est-ce que la Beauté, si elle ne symbolise, sinon une catégorie, par surcroît relative, du sentiment, à la merci des époques, des modes, ou d'autres capricieuses variations d'humeur ? Vaudrait-elle ce combat, ces héros et ces martyrs dont André Suarès récita la geste ? Ne serait-elle point alors un banal épiphénomène de l'entendement; et destinée, alors, à rendre ses armes, toutes ses armes étincelantes de jeunesse, de courage, de légèreté et de rêve, à ces hommes sérieux, ces Messieurs Homais qui planifient le monde et entendent objectivement le « gérer », selon ce mot ignoble qui souille désormais toutes les bouches.

Le parti-pris de laideur, d'insignifiance, de vulgarité (qui se veut « dérision ») d'une certaine production « artistique » moderne abonde en cette hypothèse qui procède elle-même d'une volonté idéologique d'éradiquer, dans l'Art comme dans la vie, toute survivance métaphysique ainsi que toute attente eschatologique. Je ne vois, pour ma part, rien de plus pompier que ces « installations » qui ravissent les « gogos du vieil art moderne », et rien de plus fastidieusement allégorique que les commentaires spécialisés qui les accompagnent, ces modes d'emploi pour demeurés, qui conjuguent un jargon digne des bulletins officiels de l'Education nationale avec la fumisterie éventée. Quelle tristesse ! Ce nihilisme de pacotille ne cesse d'apporter la démonstration massive que l'informe est au principe des pires conformismes. Observons, en passant, comment ces cléricatures se défendent contre ceux qui osent les contester: ces gens-là, qui s'affichent « contestataires » manient l'excommunication et le lynchage avec la même diligence dont ils usent, en général, à mettre la main sur les subventions de l'Etat. Il existe bien un « art officiel » de ces dernières décennies et il se trouve être aussi bourgeois et pompier, mais avec le savoir-faire artisanal en moins, que « l'art officiel » du dix-neuvième siècle. Cet « art » qui se vante de n'avoir pas de sens, qui s'édifie, et de la façon la plus bonhomesquement édifiante, sur la négation du Sens, ne s'en oriente pas moins vers les poubelles de l'Histoire. Il n'en restera pas davantage que des scènes mythologiques léchées ou les portraits empesés des notaires de province que les critiques préféraient naguère à Monet ou à Cézanne.

Ne nous leurrons pas davantage: l'Art sera paraclétique ou ne sera pas. Tout Art est sacré par définition, c'est-à-dire par provenance et par destination. L'Art profane fut une utopie fallacieuse qui finit comme nous la voyons: en calembredaines publicitaires. Le grand Art moderne fut une reconquête du sacré contre les bondieuseries et les saintsulpiceries « réalistes ». Le retour aux ibères et aux étrusques de Picasso, le catholicisme mystique de Cézanne (dont il conviendrait de relire les écrits), les subtiles épiphanies de Vuillard qui irisent et approfondissent le réel, qui dévoilent ce réel qui est vrai et cette vérité qui est réelle, offrent au regard ce qu'il faut bien considérer comme les étapes d'un cheminement, les moments d'un combat qui ne sauraient se résoudre en une théologie rationnelle. « Paraclet, Paraclet, Saint-Esprit, sois l'hôte: reçois et sois reçu ».

 

Le traité du Paraclet d'André Suarès se distribue en trois livres: Livre I, La Voie, livre II, Le Seuil, livre III, Le Règne. Ces trois moments procèdent de cet appel premier, de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui est aussi une éthique de l'hospitalité. « Le monde, écrit Hugues de Saint-Victor, est la grammaire de Dieu ». Tout le mystère de l'Esprit se joue, en effet, dans ce dépassement du substantif et de l'infinitif et dans la brusque surrection de l'impératif. « Par Saint-Esprit, j'entends l'intuition pure, le miracle intérieur, la lumière sans méthode, sans étude et sans règle, éclairant tout d'un coup la pensée, pliant les mœurs et la conduite. Intuition: vue du fond par le dedans: quel que puisse être le sens rationnel par où l'on doive conclure ». Le Dieu dont le Paraclet est l'intercesseur ne saurait donc être un « étant suprême », un potentat auquel on pourrait se contenter d'obéir, une « entité » plus puissante, mais semblable à d'autres qui peuplent le monde: c'est assez dire qu'il n'est pas un substantif. Il n'est pas davantage l'être, à l'infinitif, dont nous parle l'ontologie, de Parménide à Heidegger, qui repose dans son « éclaircie ». Il est l'être à l'impératif, esto !, l'Un dans le chacun, c'est-à-dire l'hôte, au double sens du mot: celui qui reçoit et celui est reçu.

Cette métaphysique de l'être à l'impératif éclaire la morale d'André Suarès toute entière dévouée à s'arracher à la nature, à l'infantilisme et à la bestialité. L'Art est ainsi non plus « l'Art pour l'Art » (encore que l'Art pour l'Art soit aux yeux d'André Suarès infiniment préférable à l'Art au service d'un grégarisme) mais l'Art pour l'au-delà de la vie et de la mort: « Humble superbe, quasi divine superbe divinité qui s'humilie. On s'élève dans l'ordre de l'esprit, le seul qui compte. On se fait soi-même un être neuf et grand au long parcours. On se crée enfin, car tel quel l'homme n'est pas créé: il est encore à naître. Qu'est-ce qu'une vie qui ne s'est pas dépassée ? »

L'Art, comme métaphysique de l'être à l'impératif, tient ainsi ensembles dans son geste, la morale, l'esthétique et le sacré. La morale qui correspond à cette métaphysique ne saurait être qu'une morale héroïque, au sens exact, chevaleresque, c'est-à-dire une morale, non de bourgeois, mais de Noble Voyageur. Dans cette hiérarchie des « actes d'être » qui vont du plus épais au plus subtil, du plus lourd au plus léger, du moins intense au plus intense, l'Art apparaît à André Suarès comme une trans-ascendance guerroyant: « On entre alors dans une lutte sans merci. La lutte est la somme de l'être et de l'homme. La lutte est ouverte contre tous les anges et tous les démons: ils sont postés sur toutes les routes pour perdre l'homme: ils font le guet pour le noyer comme un chat dans son destin. La nature n'aime pas l'homme: ils sont ennemis. La ruine propre de l'homme engage la ruine de la pensée et du monde ».

C'est assez pour comprendre que le Paraclet est à la fois au principe d'une Quête chevaleresque et d'une attente eschatologique. Toutefois cette attente ne sera point passive: elle ne sera pas ce consentement au destin que les matérialistes nomment déterminisme et que certains dévots veulent faire passer, en la profanant odieusement, pour un assentiment à la divine Providence. Pour André Suarès, le Règne n'advient que pour autant que nous le fassions advenir. L'attente n'est point soumise, elle est ardente: elle est cette attention ardente qui est le sens et la vertu même de la poésie, de l'acte d'être à l'impératif de celui qui crée dans le péril, dans l'attente extrême où tout se joue dans l'instant et à jamais: « A chaque pas, le coup de dé: le risque de tout perdre se joue contre une chance éternelle. Il ne s'agit pas de repos: la paix est dans la victoire, et l'on ne vainc que dans la lutte. Cette palme pousse sur l'arbre sacré de la connaissance. Le jardin de l'esprit est l'Eden, dont nul ne peut être chassé, s'il entre. Ouvre-le, Paraclet: c'est ton paradis. En proie à ton désir insatiable, l'homme en quête de son éternité, Paraclet, t'invoque: il t'appelle, entends sa voix et réponds-lui ».

Révolte contre le destin, la nature, les religiosités soumises, les cléricatures de toutes sortes, le Paraclet est, au vrai, une Convocation et cette Convocation, cet Appel est, en même temps « seule réalité ». « Paraklétos est le terme sacré, le cri qui répond à la condition humaine: il veut dire le Prié, l'Invoqué, l'Appelé au secours ». Il s'agit bien, dans l'ardeur de l'attente, de répondre à l'Appel de toutes ses forces car le secours vient de part et d'autre et il n'est rien moins allégorique. Le Paraclet exige de nous autant que nous attendons de lui; et sa première exigence est de nous délivrer du narcissisme religieux qui nous fige derrière la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes, à travers nos Eglises, nos Dogmes, nos « raisons » plus ou moins bonnes ou mauvaises. « Voici le seuil de la maison divine: le Paraclet. Qu'il a fallu de siècles, et d'efforts, de douleurs et d'Apocalypses pour y atteindre. Parsifal est le pèlerin du Paraclet. Il croit chercher le Saint Graal; mais cette coupe où brûle à jamais le sang d'un dieu, est le Paraclet: il l'ignore. La quête du Paraclet est le destin et l'espoir de l'homme racheté ».

Le Paraclet est à la fine pointe de ce que nous disent l'Evangile de Jean, l'Apocalypse, et les récits de la Quête du Graal. Il y aurait ainsi une Ecclésia spiritualis, distincte, et même opposée aux cléricatures, et annonciatrice d'un autre Règne, celui de l'Esprit succédant aux Règnes du Père et au Règne du Fils. Que dit, en effet l'Apocalypse de Jean ? « Puis je vis le Ciel ouvert, et voici: parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes; il avait un Nom écrit que personne ne connaît si ce n'est lui-même; et il était revêtu d'un vêtement teinté de sang. Son nom est la parole de Dieu. Les armées qui sont dans le Ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de lin fin, blanc et pur... Il avait sur son vêtement et sur la cuisse un nom écrit: Roi des rois et Seigneur des seigneurs. » Comment comprendre cette vision, sans la réduire à l'allégorie ? La distinction qu'établit André Suarès entre l'allégorie et le Symbole s'avère ici particulièrement opérative. Le Tiers Règne qu'annoncent ses écrits paraclétiques, celui-là même dont parle Joachim de Flore, suppose la reconnaissance de toute chose, non plus comme allégorie, mais comme Symbole. Dans un commentaire d'un extraordinaire récit initiatique ismaélien, Henry Corbin, revient sur cette aperception apocalyptique, ce retour de la chose vue à son « apparaître même » qui « réalise », au sens alchimique, le sens de l'herméneutique spirituelle: « Il ne s'agit point, écrit Henry Corbin, de faire de la vision une allégorie, ni d'en abolir ou détruire les configurations concrètes, puisque c'est précisément la réalité intérieure cachée qui provoque le phénomène visionnaire et soutient la réalité de la vision. Il s'agit de percevoir ce qu'annonce chacune de ses apparentiae reale. » Ainsi, le « ciel ouvert » est le sens intérieur du Verbe. Le « cheval blanc » est l'intelligence spirituelle et le cavalier est le Verbe de Dieu. Après le Règne du Père, c'est -à-dire de la prophétie législatrice, après de Règne du Fils, c'est-à-dire celui de l'amour sacrifié viendra le Règne de l'Esprit, de la révélation du sens caché des textes sacrés. Alors, comme il est dit dans l'Evangile de Jean, nous ne serons plus serviteurs mais amis.

Nulle âme ne fut moins servile que celle d'André Suarès, nulle n'aspira avec une telle ferveur, faite d'humilité et de colère, à l'amitié divine. D'où sa méfiance constante pour les religiosités légalitaires, les théologies rationnelles, et les dévotions grégaires. « Après le Père, le Fils; après le Fils, le Saint-Esprit: les grandeurs ne se distinguent pas, elles s'accomplissent. Le Troisième Règne n'est pas la confusion ni l'opposition des deux autres, mais leur révélation dans la conscience de l'homme. Et l'homme alors possédé par l'Esprit, doit entrer en possession. Les plus amants de Dieu, les plus spirituels et les plus mystiques sont les plus suspects d'hérésie. »

Cette hérésie, au demeurant, est moins une hérésie à l'égard du Dogme qu'une hérésie à l'égard de la société, de ce qu'en langage platonicien, Simone Weil, nomme « le gros animal » en quoi s'accomplissent, dans l'hybris, la vulgarité, la cupidité et la laideur, toutes les bestialités à visage humain : « J'ai su, dès longtemps, que nous étions à la fin d'une ère. On pouvait déjà voir les forces en guerre, celles que l'on croit en déclin, parce qu'elles ne savent plus se défendre, et celles qui se vantent de l'ascension. Toute la crasse de la conscience est sous nos yeux: la haine de la brute pour l'esprit, la rage de Caliban le Romain contre Archimède; la fureur de l'antisémite, qui masque le dessein d'anéantir l'Evangile; l'assaut du nombre et des masses; la rébellion de la matière, le monde aveugle du ventre et de l'automate contre le génie libre; la technique, cette servante maîtresse, dressée contre l'esprit qui, après l'avoir su créer, ne sait plus la tenir à la chaîne: enfin, tout ce qui doit obéir et qui n'est plus contenu, tout ce qu'il faut contenir et qui met la main sur le règne. »

Le Mal, pour André Suarès n'est autre que la Matière où s'abolissent toutes les formes, où s'éteignent les « actes d'être » de la forme. D'où précisément la mission paraclétique de l'Art. L'esthétique et la métaphysique, loin de s'exclure ou de parcourir des voies parallèles, n'existent que l'une par l'autre. La beauté est une victoire métaphysique de la forme sur la Matière: elle est aussi une victoire de la vérité et du bien. Cette victoire métaphysique est l'accomplissement de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui s'écarte du dogme lorsque le dogme nous présente le destin indifférent comme une manifestation de la divine Providence. Pour André Suarès, il n'est pas question de se soumettre à la laideur, au mal, à la mort, sous prétexte qu'ils seraient eux aussi l'expression de la volonté divine. La Mal est privation du vrai, du beau et bien; il est ce paradoxal « être du non-être » qu'il faut affronter et surmonter par la remémoration et l'invention des formes. Le Mal est l'informe qui nous lie, nous englue, et tend à nous dissoudre dans cet égoïsme grégaire, dans cet individualisme de masse qui n'est autre que le triomphe de la Matière. « Le sort de la métaphysique est lié à celui du Paraclet. On ne vivra plus pour la misérable vie d'ici-bas, si bornée, si vaine, et qui est toute inscrite dans le cercle de l'intérêt égoïste: on cessera d'être en viager, pour toucher la rente d'une âme basse et sordide. Toute vie devra tendre à la sphère immortelle, où chacun n'aura et ne peut avoir que la place qu'il s'y est faite. »

 

Il ne saurait y avoir de véritable métaphysique de l'Art sans un double refus essentiel. Ni la pure soumission au destin (qu'abusivement des clercs fallacieux nommeront Providence), ni le refus du monde ne sauraient satisfaire à l'exigence chevaleresque d'André Suarès. Au renoncement, comme au consentement au destin comme il va, Suarès le Condottiere oppose un vigoureux: non possum ! Le Mal n'appartient pas à Dieu; il n'en est que l'absence ou l'oubli, comme la Matière n'est que l'absence de la Forme. Quand bien même il voit le monde comme l'espace tourmenté d'un combat contre le Mal, Suarès n'en demeure pas moins plus plotinien que manichéen ou cathare. Ce monde odieux, qui inclinerait presque au taedium vitae, au dégoût de la vie, n'est que la privation d'un autre monde, celui du Paraclet, qui flamboie dans l'attente ardente, sur l'horizon eschatologique. « L'ennui des grandes âmes ne vient pas d'elles-mêmes, mais des autres. On ne s'ennuie qu'avec les hommes, avec tous les neutres. On ne s'ennuie pas avec Dieu. »

Ce monde est « en creux » du Paraclet. Il est le « non-être », l'ennui, l'informe, le malheur que l'on combat et ce combat est de chaque seconde car, en chaque seconde, se tient la promesse du Paraclet, du Tiers Règne, que nous faisons advenir. « Ce qui nous sépare de l'Esprit est le seul malheur qui compte: hélas, il surgit de toute part; tout lui est occasion de nous faire obstacle. Ce mal nous guette, il est partout. » L'attente paraclétique est ainsi, non point passivité, mais activité créatrice où les formes nouvelles renaissent des formes vaincues, où l'instrument même de l'Art en vient à modifier celui qui en use, dans une connaissance plus profonde du monde et de lui-même. « Connaître Dieu, c'est être et faire. Etre dans le faire, et faire dans être. Tel est le miracle: une connaissance si adéquate de l'objet qu'elle est l'objet même ». L'être est « acte d'être », le « faire », autrement dit la poésie, est l'être même. Il n'est point antérieur à l'être; il est sa puissance instauratrice, éternellement contemporaine de ce qu'elle instaure. L'Art métaphysique est ce site incandescent où l'être et le faire sont une seule et même réalité.

L'Art paraclétique, tel que le conçoit André Suarès, en ressaisissant dans un même geste la métaphysique et la poésie, le vrai et le réel, serait ainsi le principe moral et politique par excellence : « Quel homme, s'il pense et se connaît digne de penser n'a pas senti qu'il tombe s'il ne s'élève ? » Azizoddin Nasafî, le grand philosophe persan de lignée ismaélienne et d'inspiration paraclétique, Jacob Böhme, Joachim de Flore, Marsile Ficin et les autres néoplatoniciens de la Renaissance tel que Pic de la Mirandole ou le Cardinal Egide de Viterbe, ne disent pas autre chose: l'homme dispose du pouvoir d'être, selon son cœur, supérieur aux Anges ou inférieur aux bêtes. L'humanitas n'est point une espèce parmi d'autre, comme le songent creusement les écologistes et les darwiniens, mais, en chaque individu, la possibilité magnifique, la liberté indicible d'être l'au-delà ou l'en-deçà de lui-même : « Fi de ce monde épais, compact et brutal. La masse est compacte. Le nombre est brutal. Tout ce qui est du nombre et de la masse est de la bête: la brute sent alors sa force et se connaît des droits contre l'esprit. Saint-Michel contre le dragon, Persée qui délivre Andromède, toujours l'esprit qui tombe vertical sur la brute. Tous les insectes tendent à l'unité dans le bonheur de la matière: plus de termites un à un, mais une seule termitière, et bientôt toutes les termitières en une seule. Le train mécanique du monde favorise ce mouvement: un seul tissu, le plus grossier de tous, et un organe unique. »

Cette termitière mondialiste, nous y sommes. Le Tribulat Bonhomet de Villiers de l'Isle-Adam y règne en maître, grosse termite forant ses galeries technologiques et financières dans les poutres du vieux monde. Nul compromis possible avec cette épaisseur, cette compacité, cette brutalité ! La rupture est totale, la guerre de tous les instants. Les âmes les plus conciliantes, les plus naturellement éprises de paix, les plus assoiffées de réconciliation, les plus douces, si elles sont grandes, sont conduites ainsi à un combat sans merci, à un cheminement, entre la Mort et le Diable, vers le scintillement nocturne de la Jérusalem Céleste. Là, enfin, si nous résistons (et la partie n'est point gagnée, loin s'en faut), notre esprit tombera vertical sur la brute, le Paraclet effusera en nous et la divine seigneurialité sera notre statut !

« Rien n'est moins près du Paraclet, que le dogme et le docteur, le temple et la théologie. La religion vit d'hérésie et meurt de scholastique. » Ces phrases dures, ces phrases qui heurtent ne sont pourtant pas le fait d'un homme qui méconnaît les splendeurs et les vérités de la Théologie. Mais que reste-t-il, à dire vrai, de la Théologie, quel office est celui des docteurs ? Ne s'accordent-ils point trop au monde comme il va ? L'hérésie telle que la nomme André Suarès ne serait-elle point ce retour à la « flamme blonde » et « l'ombre fraîche » de la véritable et immémoriale Sapience ? Si le Paraclet doit advenir, si le Tiers Règne transparaît déjà dans les œuvres des poètes et des métaphysiciens, dans le courage et le silence d'or de la sainteté, dans la ferveur des Amis de Dieu, n'est-ce point à dire que les théologies anciennes, les prophéties législatrices, les dogmes sont aussi destinés à s'ouvrir, à révéler enfin, comme la pierre brute les gemmes qu'elle dissimule, d'autres éclats, d'autres couleurs que les « docteurs de la loi » méconnurent ? Le Paraclet sera la Parole Retrouvée après la Parole Perdue, mais ces retrouvailles nous appartiennent; elles ne se délèguent point, elles ne se laissent point endiguer: elles emportent torrentueusement l'âme du pèlerin dans des épreuves qui n'appartiennent qu'à lui, de même que les œuvres d'un artiste, pour impersonnelles ou supra-personnelles qu'elles soient, n'en appartiennent pas moins à celui-ci, « par la triple précellence de la priorité, de la recherche et de la lutte »

Nous empruntons cette citation, non plus à André Suarès, mais à ce roman initiatique ismaélien, commenté par Henry Corbin, auquel nous faisions allusion plus haut: «  Savoir, c'est recevoir une information d'un autre. Comprendre, c'est voir soi-même de ses propres yeux. » Le Paraclet n'appartient point au dogme, il ne se récite point, il n'administre aucune conformité, il advient, il est le regard même, lorsque les yeux de chair se changent en yeux de feu. L'espace et le temps profanes sont alors frappés d'inconsistance, car le temps est devenu espace. Et ce qui se disait dans le secret des gnoses iraniennes entre en concordance avec l'attente de Caërdal et du Condottiere, ces deux figures suarésiennes. Il est ainsi permis de voir en André Suarès à la fois l'héritier et l'intercesseur, le continuateur et le recréateur de cet éternel combat entre le dogme oublieux de son propre sens, et le sens reconquis, la Parole Retrouvée par ses propres forces, par l'entremise d'un homme. « La vue du Paraclet est à moi. Tout ce qu'elle a de merveilleux est mien (...), je ne veux pas me laisser dépouiller d'une vaste espérance. Je ne laisse pas mon droit d'aînesse pour un plat de lentilles véreuses, bouillies dans un journal ». La révolte d'André Suarès est légitime, sa vision lui appartient, même si elle apparût à d'autres, et par-delà dix siècles le philosophe inconnu iranien lui donne raison: « C'est qu'en effet celui qui cherche le vrai sans connaître les portes de la recherche, celui-là sera d'autant plus prompt à accuser les autres d'erreur, et cela parce que les éclats du faux se manifestent par l'hypocrisie et l'accord des opinions, le conformisme ou de dogmatisme du groupe, tandis que les éclats du Vrai se manifestent par l'épreuve que l'on affronte et les passions que l'on déchaîne contre soi. »

Les « éclats du vrai » pour être les éclats d’une vérité universelle, verticale, n'en appartiennent pas moins, comme son espérance, à celui qui affronte l'épreuve et déchaîne les passions contre soi. Suarès, au contraire de tant d'écrivains de son siècle, prompts à se reposer dans quelque idéologie, poursuit son périple, jusqu'à la fin, sans égards pour tout ce qui peut affaiblir son élan, assourdir ses appels, l'incliner enfin vers l'un ou l'autre bords qui feignent de s'affronter mais qui ne vivent que l'un de l'autre, complices histrionesques et meurtriers, où le dévot n'existe que par l'anticlérical et inversement, où les opinions, de plus en plus rudimentaires tiennent lieu de pensée, reléguant toute véritable pensée dans la marge. « Dans la marge où s'allument les étoiles et la lumière, au flanc de la révélation et de la réalité religieuse, il y a une métaphysique de Saint-Paul et de Saint-Jean: elle est héroïque, à mon sens comme elle est sainte: une pensée nouvelle est là, un monde neuf de l'esprit. La plupart des théologiens sont les esclaves de l'expression. »

Ne pas être esclave de l'expression, tout est là. Retourner en amont dans la chose dite vers le Dire lui-même, le Logos ou le Verbe. « La connaissance, nous dit le récit ismaélien, est vastitude ». Nous n'eussions pas été surpris de trouver la même phrase sous la plume de Suarès. Rien d'étonnant à cela puisque le « Javanmard » persan, le chevalier spirituel, et le poète français cherchent la même chose, sont en attente du même bien, avec la même violence du cœur, avec la même grandeur d'âme.

Il est difficile de contenter une grande âme. Les idéologies, ces hochets babouinesques, n'y parviennent. Les « grandes idées » elles-mêmes, lorsqu'elles sont générales, y défaillent. Le Paraclet quoiqu'on en veuille, n'appartient pas aux médiocres mais aux indomptables, il n'annonce pas une conformité nouvelle, une autre Loi, d'autres doctorales certitudes, mais une vastitude jusqu'alors impressentie. Les charmes du beau langage, les puissances rhétoriques ne suffisent point à combler, elles ne sauraient tenir lieu de révélation. Entre Bossuet et Pascal, Suarès choisit Pascal, qui résiste: « L'indomptable génie qui s'élève au plus haut dans l'ordre de la charité, rien n'est si grand. Au prix de cette grandeur, les politiques et les conquérants sont des bousiers ». Il y a chez les clercs, enclins à la trahison, cette honte, cette mauvaise conscience poisseuse dont ils croient s'affranchir en s'adonnant à une puissance du temps, un déterminisme majeur qui peut être le prolétariat ou la race, l'Etat ou l'économie, peu importe. Si craintifs dans leur solitude studieuse, dont ils déméritent, dont ils ne savent pas voir ni soutenir la grandeur, ils s'agrègent à tout ce qui leur semble devoir être le « sens de l'histoire », le « progrès », l'avancée du monde comme il va. De la sorte, ils se rendent superflus en croyant se rendre nécessaires, voire en s'affirmant à  « l'avant-garde » de cette nécessité. De ce lamentable mensonge, de cette odieuse traîtrise, André Suarès fut bien l'un des rares à être entièrement exempt. Ces chantres de la termitière ne troublèrent jamais son jugement, et ce qu'il dit de Pascal vaut pour lui-même: « seul contre tous » ! Cette solitude toutefois n'est pas une pure autarcie; elle est une solitude de communion, de prière. Elle n'est pas même, comme on l'a dit assez bassement, « ombrageuse ». Pour le caractère, une devise suffit: ne pas aboyer avec les chiens, ne pas être de la meute. Cette exigence morale suffit-elle à nous faire « ombrageux » aux yeux du monde: c'est alors que le monde est bien pénombreux !

« On ne doit rien rendre à César que ce qui ne vaut pas la peine qu'on le garde. La prise de César sur le Paraclet fait horreur, comme celle du corps sur l'Esprit, et de la pourriture sur l'âme. La chair est vouée à la corruption, quoiqu'il arrive. Le désastre de l'âme est qu'elle soit corrompue: car elle peut être incorruptible. » C'est assez dire que le Paraclet n'est pas un mouvement de la dialectique de l'Histoire, qu'il ne succède point, dans le temps, à d'autres puissances dont l'abrogation ne serait qu'un changement de masque. Le Paraclet ne vaut que pour l'Esseulé, et c'est alors qu'il vaut pour tous, pour tous les hommes et tous les anges, tous les arbres, tous les oiseaux, toutes les pierres, et même pour les insectes ou les reptiles blafards qui vivent sous les pierres. « On fait soi-même sa vie éternelle. On n'est jugé que par soi. »

Que n'avons-nous tressé des louanges à la France, que n'avons-nous chanté l'Europe clairvoyante et musicienne ! Que de liens subtils nous unissent à notre histoire, et pour commencer ce fil d'Ariane du langage écrit qui trace ses boucles infiniment au fil de notre pensée. Nous sommes les premiers à nous reconnaître héritiers et presque inépuisablement redevables aux hommes qui nous précédèrent; mais cette gratitude, il nous appartient encore de la dire; cette lieutenance nous incombe dans la solitude. Et dans les temps obscurs, il advient qu'un « seul contre tous » soit, dans son esseulement même, la sauvegarde de tous les autres, qu'il soit la mémoire préservée et la révolte sainte contre le destin. Cet "Unique pour un Unique", ou, comme l'eût dit Angélus Silésius, cet « éclair dans un éclair » est la pure éclaircie où le Moi s'abolit dans sa lieutenance divine.

L'impératif divin, le « soit ! » illuminateur se prouve en faisant de chacun un « unique ». Qu'en ce monde toute chose fût dissemblable, qu'il n'y eût point un flocon de neige à l'exacte ressemblance de son voisin dans la nuit de Décembre, cela vaut bien toutes les démonstrations de l'existence de Dieu. Au demeurant, Dieu n'existe pas. C'est à trop croire en l'existence de Dieu que se gonflent les grenouilles de bénitier, que s'hypertrophie le Moi des fanatiques, ces bœufs attelés. Là où il faudrait se dépouiller, se dénuder, s'abolir, le fanatique se vêt, s'adorne, s'affirme. Il ne mesure nullement ce qu'il convient de restituer à César car il veut être César à la place de César. Le pouvoir l'enivre plus encore que la puissance, l'existence lui paraît plus adorable que l'être, surtout lorsque ce qui existe, il croit le posséder. Le fanatique est ainsi l'avers du progressiste. Là encore Suarès voit juste, avant tout le monde. Ce ne sont point des contraires qui se combattent, mais des semblables, autrement dit deux formes de grégarisme au sein de la même termitière, et l'on hésite franchement à trancher pour savoir laquelle est la pire. Le pire ne se mesure point. « Au fond de tous les fanatiques, grouille l'hydre: le plus hideux amour-propre. Ils font semblant de servir un Dieu; plus d'un le croit peut-être, tant les fanatiques ont de complaisance à eux-mêmes, tant ils sont étroits et obscurcis par leurs propres ténèbres. Mais ils ne respirent que l'orgueil d'être soi. Ils sont prêts à tous les attentats, à tous les crimes pour continuer de prévaloir. Et ils font parler Dieu, l'Etat, la gloire, ou quelque autre abjecte incarnation de l'Empire. Ils sont stupide à la racine; et d'autant plus forte est la racine en eux qu'ils sont plus stupides. Le propre du fanatisme, en attendant que Dieu parle, est de faire parler Dieu. Et, bien entendu, la plupart ils n'y croient pas: il leur suffit de confondre Dieu avec soi. Les plus scélérats y réunissent mieux que les autres. »

 

Le Paraclet, le Troisième Règne, est ainsi une tierce voie, à égale distance de l'adorateur de la Matière et du narcissique religieux qui se renvoient l'un à l'autre cette ombre du Mal qu'ils refusent de voir en eux-mêmes. « La venue du Paraclet est une révélation, l'Avent de l'Esprit. Ce que les mystiques de l'Age Chrétien ont entendu par le Saint-Esprit n'est qu'une prophétie, comme celles d'Isaïe annoncent le Nouveau Testament dans la langue, la trame et les mœurs de l'Ancien. Mais ceux-là ne sont qu'à la surface de la pensée, qui n'ont pas le pressentiment de l'objet réel que la prophétie décèle dans le brouillard même où elle s'enveloppe. Comme le sait si bien le plus vaste des voyants, Shakespeare, il est un monde entre le ciel et la terre: inconnu, il est à connaître, tout de même que l'homme est à être, car il n'est pas. Ou, du moins, pas encore: il ne tient à l'esprit, à la charité et à l'amour que par des radicelles: le grand chêne n'est pas sorti de terre, dans toute sa hauteur et toutes son étendue. »

La prose d'André Suarès est une rafale de flèches qui, presque toutes, touchent au centre des cibles. S'il est une esthétique du style, chez Suarès, elle est de saisir l'idée au vif de l'instant, de s'emparer d'elle immédiatement. Telle idée laissée à l'abandon, lorsque nous la retrouvons, est moisie. Telle autre, laissée à d'indignes propagandistes devient adipeuse. Le Paraclet, cet « Avent de l'Esprit » choisit ses élus parmi les sveltes et les rapides. La métaphysique de Suarès gagne à son allure stendhalienne. La hâte, l'impatience loin d'être des défauts sont les conditions nécessaires à la justesse, surtout lorsqu'il est question du Paraclet. Car le Paraclet nous tarde; nous n'en pouvons plus d'en être éloigné. Le poète-métaphysicien du Paraclet est, par définition, un impatient. Il ne consent plus aux atermoiements. C'est ainsi que, pour Suarès, le Paraclet ne saurait être une nouvelle prophétie mais bien l'accomplissement présent, dans la lumière et le feu, des prophéties anciennes. Il ne s'agit point de se reporter à quelque futur hypothétique, mais de faire advenir le Paraclet, ou, plus exactement, de prendre conscience qu'il est déjà advenu. « Le Paraclet met fin à toute Eglise. Dieu n'est pas avec les Eglises; car les Eglises mettent la main sur Dieu. Toutes, leur vœu est de tenir l'Esprit en esclavage. Par elles, il tombe sous la tutelle de César, d'Assur et de la force. Le règne du Paraclet n'est rien s'il n'est celui qui met fin au règne de la force. »

Au règne de la Théologie doit succéder le Règne de la Théognosis, de même qu'au savoir doit succéder la connaissance et à l'obéissance l'amour. « Voilà enfin la raison qui prend conscience de la raison. » Cette raison qui s'est interrogée sur sa propre raison d'être, qui ne s'est point idolâtrée elle-même comme « déesse raison », est la fine pointe du doute et du réel qui s'offre à la prière. « La France pense toujours dans le concret métaphysique, chaque fois qu'elle s'élève à philosopher. » Cette métaphysique concrète n'est autre que le réel que nous masquent les convictions, les abstractions, les idéologies, les fanatismes de toutes sortes, dont le moindre n'est pas le fanatisme de la raison et de la Matière.

Métaphysique concrète, la prière est le « faire advenir », l'acte poétique accomplissant le pressentiment prophétique. « Non plus serviteur mais ami », comme le dit l'Evangile de Jean, l'homme de prière, selon la formule de Maître Eckhart, « ne trafique point avec Notre Seigneur » ni ne renonce aux ressources de la raison. Les œuvres sont des prières destinées à sauver ceux qui ne pas savent prier et ceux-là encore qui savent prier mais n'entendent point d'échos dans les nuées amassées au-dessus de leurs têtes. Ils se courbent alors et veulent convaincre autrui à vivre, comme eux, penchés: ce qu'ils nomment leur « prosélytisme ». L'inclination est forte, chez les dévots, à vouloir faire croire d'autres qu'eux-mêmes à ce dont ils croient si peu. Le fanatisme, dont on glose beaucoup ces derniers temps, n'est pas une intensification de la croyance, mais son épuisement. Les fanatiques ne vivent que dans une seule crainte: n'être pas assez nombreux, n'être pas assez agrégés dans leurs incertitudes. D'où leur girouettisme notoire. Mais ce n'est point le souffle de l'Esprit qui les oriente mais le typhon de l'Histoire humaine « pleine de bruits et de fureurs ». Ils veulent rassembler, marcher du même pas, chanter ou vociférer en chœur au bord des routes, ou, mieux encore, sur les écrans de télévision. Ils ignorent tout de la solitude du cœur, de l'esseulement de la pensée, de l'Un dont ils se targuent et qu'ils réduisent aux dimensions de leur Moi, voire de leurs petites affaires financières.

L'Un instaurateur, le Dieu transcendant exige beaucoup moins et infiniment plus, il nous dit Esto ! Ce « soit ! » à l'impératif, est le principe de la prière qui est vastitude reconquise, délivrance de la bestialité collective. L'homme qui s'offre à la prière, peu lui importe que ces mots s'accordent ou non aux convenances du temps : « Il lui faut un espace sans mesure à la prison où il est confiné. Ne sachant ni le pays ni la route, aveugle même, il vole en esprit: il bondit vers il ne sait qui d'infiniment supérieur à lui-même, et à toute la nature, d'infiniment meilleur, d'infiniment plus beau, plus vrai, plus doux et plus puissant: une réalité qui les contient et les accomplit toutes. En sorte que se connaître pleinement soi-même, c'est déjà être forcé de prier. Et ceux qui ne prient pas ou s'en moquent, si fameux philosophes qu'ils se croient, si libres ou si hardis, sont des oiseaux sans ailes: ils sont bornés à la basse-cour: ces volatiles s'élèvent jusqu'au perchoir logique, ainsi les paons, ces dindons rois de Golconde. Mais ils n'ont pas l'envergure. La prière est de l'amour qui prend son vol vers l'Esprit. »

Luc-Olivier d'Algange

 

 

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25/10/2021

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.

Luc-Olivier d’Algange

Dans le triple mouvement de la vague

« La mer, le bleu Protée »

Borges

 

Tant que nous ne comprenons pas qu'il y a une coalition de forces destinées à nous restreindre, nous démoraliser, nous faire taire et finalement, nous tuer, nous demeurons à sa merci, livrés aux tumultes sans espérances. Notre alliée majeure sera la distance, celle que nous prenons avec l'amer discours global que l'on nous tient et l'universelle tristesse diffuse, répandue en marées noires sur nos consciences, - distance prise et maintenue entre les hommes qui, se refusant à vivre en tas, se saluent de loin en loin, et parfois cheminent ensembles, non en touristes mais en fils de roi, - tels les Pléiades de Gobineau.

*

N'attendons pas de nous croire abandonnés de tous pour savoir que nous sommes seuls. Devançons l'appel que nous font les forêts, les nuages, les prairies, et prenons les chemins de traverse. Notre mémoire nous précède: nous ne savons pas encore ce dont nous nous souviendrons, croyant l'ignorer. La sapience du cœur bruissant de tous les temps est sise dans chaque seconde justement honorée. Elle nous fait signe, divulguée et cachée, héraclitéenne par nature dans l'immanence irisée de transcendance. Elle nous revient à la fois comme héritage et comme pressentiment; elle revient d'en-deçà, d'en-dessous et le monde est l'écume de la vague qu'elle roule et dont nous sommes sculptés, témoins de pierre.

*

L'âme verdoie. Le souffle s'avive. La joie, secrète éclosion, est gnose qui divague d'éons en éons, jusqu'au-delà de Dieu qui n'est qu'un IL ! La voici saisissable dans l'éclat de la lumière du fond de la noire prunelle. Toute la lumière possible est dans la nuit. Le bel honneur sera d'y demeurer fidèle, ordonné à ses impondérables racines, à ses éclairs d'orage d'été sous le ciel gagné par le grand silence d'avant-tonnerre.

*

Nous venons d'avant, et c'est ainsi qu'aujourd'hui est déjà derrière nous, dans cette pénombre où se perdent les cris et les rages.

*

Souvent la plénitude à l'improviste survient et aussitôt les forces adverses adviennent pour s'en venger. La plus grande puissance intérieure est ainsi confrontée, par la fatalité d'un temps dominé par le ressentiment, à la plus grande menace. La beauté conquise excite l'animosité de ceux auxquels elle se refuse. Ce qui n'est pas est en guerre permanente contre ce qui est, - qui doit ainsi recourir à l'éthique héroïque pour ne pas disparaitre. Espérons qu'aux rêveurs, aux intercesseurs et aux désintéressés revienne aussi le privilège du Bouclier de Vulcain afin qu'ils survivent encore un peu dans ce monde désastré.

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Quelques personnes connues, aimées peut-être, ou même simplement entrevues suffisent à sauver la vie de quelques autres, à lui donner un sens, une ampleur qui, en leur absence, se fussent refusés.

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La grande entreprise d'avilissement se poursuit dans l'activisme planificateur des cupides et des moroses. Quiconque prétend vouloir y échapper et entraîner quelques autres dans cette échappée belle sera jugé hérétique, autrement dit, dans l'actuel jargon antiphrastique, « réactionnaire » voire pire. La perte du sens des mots est l'un des signes des temps les plus notables et les plus sinistres. Ah que reviennent l'approfondissement de l'été sous le règne des dieux impondérables, le scintillement épiphanique de la lumière sur la surface des eaux, la simple beauté de la voile latine, la ruée des orages lumineux, - et la grande désinvolture délivrée, tragique et joyeuse, devant la vie et la mort !

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Une sapience nous en viendra, en ressacs odysséens et divines anamnèses, dont Porphyre détenait le secret.

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Le moderne est celui qui juge que rien de ce qui lui est donné n'est assez bon pour lui, ni la terre, ni le ciel, ni les dieux, ni ses semblables. D'où son activisme modificateur, ses technologies arrogantes et despotiques et sa rage qui change tout legs en décombres, - et avec cela, moralisateur hystérique contre toute vertu au sens antique.

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La force ne fut, n'est et ne sera jamais ailleurs que dans le calme. L'ennemi, en nous, et en dehors de nous, le sait bien: tout ce qui nous fait perdre notre calme nous affaiblit et nous dispose à la défaite.

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L'homme chevaleresque n'est pas l'homme sans défaut et sans faiblesse, ni même un homme perfectible: il est celui qui, de ses faibles forces humaines, s'efforce vers une beauté qui, peut-être, va l'anéantir. Cependant, toute existence qui n'est pas une quête du Graal est un interminable avilissement.

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La mémoire heureuse est une croisée de chemins qui portent vers le cœur le souvenir des allées, le parfum des prairies, la rumeur des cités mystérieuses. La mémoire malheureuse est une comptabilité de déceptions, de remords et de griefs, sous éclairage artificiel.

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« Là où il n'y a plus de dieux règnent les spectres ». Ce propos de Novalis, si nous en tirons les fils jusqu'à nous, dit à peu près ce qu'il faut savoir de notre temps. Il nous reste, à nous qui sommes relégués aux marges d'une société devenue l'ennemie de notre civilisation, à opposer à cette réalité spectrale, le réel immense, tantôt lapidaire, tantôt diffus qui, par bonheur, quelquefois, se laisse accueillir dans la ressource de notre langue accordée à la grammaire du monde.

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Sitôt que les anciennes civilités, qui sont l'enseignement des siècles, sont contraintes de battre en retraite, une torve barbarie s'installe, utilitaire et fondamentaliste. Tout ce que Villon, Rabelais, Montaigne, Cyrano de Bergerac, le Prince de Ligne, Villiers de l'Isle-Adam ou Valery Larbaud tentèrent de nous apprendre, disparaît et nous sommes laissés sans défense devant les néons, les écrans, les banquiers et les barbus fanatisés.

*

Le monde est plein de dieux et d'œuvres, qui sont la preuve de la générosité humaine, et réserve ainsi à ceux qui les honorent, des forces sensibles et consolatrices dont nul acharnement nihiliste ne peut venir à bout. Tout au plus peut-il restreindre encore l'aire heureuse, mais si limitée qu'elle soit, même réduite à une tête d'épingle, voire à une pointe invisible, elle demeure cette prodigieuse trouée dans l'espace-temps d'où reviendront d'improbables épiphanies.

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Il est bon et juste quelquefois, face à l'outrecuidance du pouvoir, - celui de l'argent, qui s'exerce sous le couvert de la loi, celui du guichet et de la bêtise accréditée par le plus grand nombre, - de réveiller quelque ancien mépris aristocratique et de se souvenir que ces oppresseurs ne sont jamais que des esclaves promus ou des maîtres dérogés et avilis.

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Ce qui empêche la plupart des êtres humains de saisir leur bonheur, c'est d'ignorer, en préalable, l'immensité du désastre où ils se trouvent et l'abomination de leur condition. Enfin, tout nous sera ôté de ce que nous aimions et de ce qui nous aimait, et que nous eussions aimé davantage si nous n'avions pas été si vétilleux et vindicatifs, si aveugle à la magnificence du don offert.

La condition humaine est telle que, dans Le Septième Sceau, sur cette rive austère, où l'on voit le chevalier pâle jouer aux échecs contre la Mort.

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Ce jour, ce soleil dans les nuées, cette cité au bord de la mer, sont tant plus vastes que nous qu'il est juste de s'y laisser dissoudre nos craintes et nos acrimonies, et même de nous y perdre jusqu'à disparaître.

*

Paradoxe notre temps: plus loin nos racines plongent dans le passé, jusqu'aux nappes phréatiques de notre civilisation même, et plus nous nous trouvons exilés sur les terres qui furent celles de nos légendes et de nos songes. Qu'est-ce qu'un homme, dans l'actuelle société française, dont les pensées s'accordent naturellement à l'Astrée d'Honoré d'Urfé ou à la promenade nervalienne « par-delà les portes de cornes et d'ivoire » ? Un exilé d'entre les exilés, parlant à ses contemporains une langue devenue presque incompréhensible.

*

Et c'est bien ce qui vient à l'esprit lorsqu'on assiste à tant de débats et discussion simplificateurs et acrimonieux. Parlons d'autre chose ! Parlons des livres oubliés et des plages désertes, des mystères du sommeil et de la musique des morts, qui, selon Nicolas Gomez Davila, persiste sous le vacarme des vivants. Parlons de l'Ange du crépuscule et de l'avant-matin, des Ennéades de Plotin et de L'Antre des Nymphes de Porphyre. Parlons de la paracelsienne « signature des choses ». Parlons de la peau frémissante et des chevelures ensoleillées des amantes. Parlons des poètes, des saints et des héros, des arcanes de notre pays, des demeures philosophales, de l'or du temps, de la belle gradation qui unit le sensible et l'intelligible, parlons des astres et de la pluie.

*

Les bien-pensants sont, désormais, en permanente crise anaphylactique: toute libre pensée, même à des doses infinitésimales, les révulse. Un ministre nous dit que tel intellectuel aurait « perdu ses repères » et voici une horde d'obséquieux de surenchérir, tout heureux de nuire avec l'aval du gouvernement. Le spectacle qu'ils offrent est à la fois comique et sinistre: sauts de puces s'évertuant, comme au cirque, à complaire à l'Empire du Bien. Que se disent à l'envi ces moralisateurs dans la citerne croupissante de leur cervelle ? « Si je puis être un homme de talent, que je sois au moins celui qui le juge et le condamne ! ». Il y a, chevillée au corps de tous les moralisateur, et pourrissant leur âme, cette rancœur, cette volonté de pouvoir aigrie, pour laquelle la fin justifie les moyens, - et qui participe, par le fait, à l'enlaidissement du monde.

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Il est bon de reconnaître le moment où il faut sortir du débat, prendre le Large et reconquérir la souveraineté de l'Instant dont le prisme diffracte et diffuse les clartés de tous les temps, - où le passé le plus lointain donne son halo discernable au moment présent, lequel contient la toute-possibilité d'un monde recommencé. Les « « réalistes » appliqués comme de bons élèves à traiter des « questions de société » participent de ce qu'ils dénoncent parfois, et nous emprisonnent dans une fatalité forgée. Leurs adversaires semblent être les seuls points d'appui de leur pensée mais ces joutes valent moins de celles des raseteurs du port de Sète. Mieux vaut, sur une terrasse, attarder son regard sur une page d'Horace ou la chevelure d'une amie où vient se prendre la lumière du soir qui tombe. Là nous trouverons la force du vrai combat.

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Rituel personnel: réciter chaque jour, en fondations de notre raison d'être, les raisons de notre gratitude et faire l'éloge de ce qui nous est donné, à commencer par ce ciel de Merveilles au-dessus de nos têtes, ce Graal d'azur renversé, ou ces nuages dont le mouvement, si nous le traduisons en notre âme, est la plus belle symphonie du monde.

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Ce qui importe n'est pas en nous mais dans un ailleurs proche comme un souffle, un ailleurs qui bat dans notre propre veine jugulaire par l'intercession de l'air et de la lumière.

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Seul sur une terrasse au bord de la mer, je suis dieu.

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La fameuse technique dont on nous ressasse les avantages est avant tout une technique de contrôle et de dépendance. Chacun de ses « progrès » accroît l'emprise sur nous des « fournisseurs de service » que nous payons pour être contrôlés par eux. La servitude volontaire interdit d'y résister, même pour protester contre elle puisque les moyens de protestation sont eux-mêmes souvent conditionnés par un abonnement internet. Reste le papier, la magie concrète d'une page imprimée qui n'est pas une information virtuelle mais une chose concrète, comme un arbre ou une pierre. Adressons un signe d'une rive à l'autre. Quittons l'écran. Ouvrons un livre.

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Toutes les grandes œuvres littéraires, même les plus classiques de forme et d'apparence, sont éperdues. Elles sont des signes jetés au monde, brefs scintillements dans la course vers la mort.

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Le plus grand calme est conquis par ceux qui, entourés d'énervés, y résistent. Le calme est précisément un nerf, une nervure dont l'absence a pour conséquence l'inconséquente agitation de la plupart.

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Le bien commun par excellence est notre langue. Ceux qui l'altèrent, l'offensent, la dénaturent, l'enlaidissent, la restreignent et la réduisent sont, têtes de poissons pourries, nos ennemis. Notons bien, en passant, que la plupart de ceux que l'on dit illettrés offensent moins la langue française de nos prétendues élites politiques, « communicationnelles » ou technocratiques. La « faute de français », en l'occurrence, est un péché véniel.

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Une seule phrase accordée aux ressources de l'intelligence et de la langue française suffit à contrebattre la totalité du mécanique bredouillis global dominant, - de même que l'infini déhiscent dans une goutte de rosée, ou d’un regard, fait contrepoids à la close totalité, - de même encore que la source vive nous fait oublier la citerne croupissante. Une fois écrite ou entendue, cette phrase devient inaltérable et tomberions-nous en prostration ou mélancolie noire, vaincus par les vengeurs et les moroses, elle demeurerait, claquant dans l'air vif de l'amitié, étendard d'une irrécusable victoire, d'un symbole actif.

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« Etre de bonne race », cette formule qui fut encore familière, et sans arrière-pensées, aux homme du dix-septième siècle, ne veut pas dire que nous appartenons à une race au sens biologique, scientiste, qui serait meilleure que d'autres, qui seraient mauvaises, mais qu'une fidélité nous porte, venue du fonds des temps, dont nous nous efforcerons, sans toujours y parvenir, d'être digne: rien n'est acquis qui ne soit encore à reconquérir.

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« Orare et laborare ». Il faut entendre dans cette formule initiatique et alchimique, tout de même autre chose qu'aller au bureau et assister à la messe du dimanche.

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« Réalistes » est le nom que se donnent ceux qui ne voient en toute chose que les raisons d'être les plus basses et les plus communes. Le réel polyphonique, imprévisible, vaste et prodigieux leur échappe, et lorsqu'ils l'entrevoient, ils ferment la porte et verrouillent à triple tour.

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Quelle crainte anime ceux qui veulent nous amoindrir, nous dissiper, nous diffamer, nous démoraliser, nous faire taire ? Pourquoi tant s'évertuer ? Serait-ce que nos songeries, nos spéculations sont, pour eux, et pour le monde dans lequel ils s'enferment et veulent nous enfermer, une menace ? Nos ennemis ne sont ainsi pas les derniers à nous révéler les fins dernières de nos plus innocentes et improvisées audaces. Ils semblent tant assurés de leur victoire et de notre fragilité que nous finissons par en douter, et par nous croire plus forts que nous ne l'imaginions au départ. De tout grand rêveur confronté à leurs hostilités et à leurs mépris, ils forgent un héros malgré lui, - et préparent ainsi la venue du « nouveau règne » qu'évoquait Stefan George.

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La société de consommation, outre sa nature polluante et inepte, a pour conséquence d'atteindre en l'homme le sens de la gratitude et de la valeur: tout ce qui lui est donné sera pour lui sans valeur, et achetant tout le reste, c'est à dire presque rien, il n'aura jamais à remercier. Ainsi sommes-nous entourés de ces femmes et de ces hommes qui se plaignent de la faiblesse de leur pouvoir d'achat, ou, pire encore, qui en usent comme inépuisable vengeance contre l'insatisfaction fatale où il les plonge. Les plus belles heures sont altérées par leurs reproches et leurs griefs fracassant. Rien, ni personne, n'est assez bon pour eux. Ils ne comprendront la beauté de ce qui leur fut offert qu'au seuil de la perdre. Une grâce ultime leur sera donnée, - dans un éclair de lucidité avant la mort. En attendant, l'étincelle d'or dans l'iris des Rares Heureux leur insupporte et ils feront tout pour l'éteindre. Tout leur sera bon, de la tyrannie domestique jusqu'aux massacres de masse, en passant par tous les systèmes d'asservissement que la société imbrique les uns dans les autres à la manière des poupées russes. Quelle sera leur victoire ? Un spectre délétère flottant sur les décombres.

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J'éprouve, à la longue, un léger agacement, à l'égard de ceux qui, se fiant à quelques signes extérieurs, me font valoir leurs mérites en suggérant que, pour moi, par contraste, tout a toujours été plus facile. Je ferai un jour (lorsqu'il y aura prescription) le récit de mes témérités et de mes efforts, et je doute que ces futurs retraités méritants, plus ou moins cossus, en eussent affronté le quart.

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La seule question, en fin, qui se pose aux réfractaires: comment n'être pas détruits par la bêtise et la laideur. La réponse est sans doute dans le secret du recommencement. Ce jour qui se lève est éternellement le premier jour; il dispose autour de nous tous les recours du temps et l'éternité même, facettée de nostalgies et de pressentiments.

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Ecrire pour jeter quelques éclats avant la nuit: immense orgueil, vaste humilité.

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L'histoire de la philosophie, en situant les philosophes dans une logique progressive, entre leurs prédécesseurs et leurs successeurs qui les caducisent, passe largement à côté de ce qui, dans leurs œuvres, s'adresse à nous avec amitié et hors du temps. Cet « hors du temps » est l'actualisation même, l'acte d'être de la pensée, sa profonde raison d'être. Tout le reste est anecdote et commérages, instrumentalisations et publicité. Lisons, par exemple Plotin, comme s'il avait écrit la veille de ce jour, et pour nous seuls.

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Dans tout esprit qui mérite attention, il y a, sous la plus grande exactitude de ses formulations, quelque chose de vague, d'incertain et de nuageux, sur lequel reposent, en vols précis, telle des escadres ailées, les signes discernables de la pensée.

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Par-delà les classes sociales visibles, qui conforment des apparences et des pouvoirs, les êtres humains obéissent aux lois de leur caste invisible, c'est-à-dire à une orientation majeure vers l'esprit, vers le combat ou vers les affaires économiques. Ce qu'ils sont au monde s'en trouvera destiné d'une certaine façon.

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En ces temps dominés par la caste économique, les hommes d'esprit et de courage sont relégués, voire persécutés, - les instances auxquelles ils se réfèrent contredisant un pouvoir qui voudrait absorber en lui tout autorité pour finalement l’abolir. Un règne étrange en découle, celui que nous vivons, où la pensée calculante domine, où la fin justifie les moyens et où la subjectivité outrecuide dans un pathos vengeur à l'égard de tout ce qui s'accorde au souffle, à l'héroïsme, au lointain. Règne à la fois morose et hyperactif, informe et furieusement enlaidisseur dont la loi de fer est le plus vaste programme d'avilissement. Nous constatons que ce programme est déjà largement réalisé en observant les progrès de la servitude volontaire (que les esclaves nomment « Progrès »,- tout court, comme une pendaison, et avec une majuscule).

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Dans ce monde, les esclaves demandent des comptes aux derniers hommes libres, leur imposent leur confusion, leur vacarme, leurs stupidités ostensibles et les manifestations incessantes de leurs griefs immémoriaux. L'homme libre est leur haïssable mauvaise conscience et sa seule existence, tel un remord affreux, révèle la vie magnifique à laquelle ils ont renoncé, ou pire encore, qu'ils ont bafouée ou insultée, - et dont ils ont éradiqué, avant même que n'en eclosent les corolles solaires, les plus infimes surgeons.

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Cependant, leur grande entreprise de découragement est vaine car ceux qui y travaillent ne peuvent comprendre que, par nature, quand bien même serait-elle vaincue, la caste héroïque des hommes de courage ne peut être découragée et que les serviteurs de la souveraineté de l'Esprit ne peuvent servir un autre maître. La caste économique raisonne selon ses propres normes et ne parvient à concevoir qu'il y eût encore des hommes plus intensément dévoués à leurs actions non-lucratives qu'elle-même ne s'y emploie. Là est sa faiblesse: le manque d'imagination. Le sens même de l'action désintéressée et noble lui échappe, et par voie de conséquence, risque de la surprendre au moment où elle se croira définitivement établie. Ce qui se nomme périr dans son triomphe.

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Les théories conspirationnistes ont le charme frelaté des romans feuilletons du dix-neuvième siècle: l'illusion s'y cultive que le combat contre des Puissants dissimulés tirant leurs ficelles à travers les nations, est encore possible, pour ainsi dire d'homme à homme. Or la situation est bien pire. La servitude est généralement volontaire et les tireurs de ficelles n'en sont que les agents indéfiniment remplaçables.

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L'Ame du monde attend d'être sauvée par des âmes humaines.

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Sauf à sa cupidité, le Moderne renonce bien vite à tout, - à la souveraineté de son pays, à sa civilisation, à ses dieux, à ses légendes, à son bonheur, à sa liberté, et à ce bien commun par excellence qu'est sa langue - si tant est qu'il puisse acheter un peu du fatras inutile que la publicité lui vante comme nécessaire à son « estime de soi », pour user du jargon des psychologues. De ces grands renoncements qui sont l'envers de sa petite avidité, il ira jusqu'à faire une « morale », arguant qu'en tout ce à quoi il renonce, il y eut, et demeure, un germe du Mal. L'éthique la plus vile se trouve ainsi parée des atours conviviaux d'une dictature du Bien, loisible de s'exercer, en représailles, contre ceux qui persistent dans l'être, dans l'anamnèse, - dans la fidélité à la source de Mnémosyne.



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Héritiers de la plus lointaine culture européenne, nous sommes menacés, comme le furent avant nous les belles cultures amérindiennes, dans la terreur et la désolation, et nous le sommes, non point abstraitement, « en général », mais concrètement, individuellement, un par un, - les vecteurs de cette menace n'étant pas seulement une armée discernable, mais une glue, un poison, une atteinte portée par ceux qui nous entourent, voire par nous-mêmes, lorsque nous défaillons. D'où l'importance de sauvegarder les chants, échelles du vent, de demeurer fidèle à Orphée et à Empédocle et de boire à la source de Mnémosyne avant notre mort, - et même, et surtout, après elle, comme il est dit sur une feuille d'or trouvée à Pharsale.

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Dans son grief hystérique qui est, ni plus ni moins, un processus concerté d'anéantissement, ce monde tient pour rien tout ce que nous sommes et veut en tout, nous faire devenir ce que nous ne sommes pas, - c'est-à-dire, rien du tout.

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Notre force surhumaine est le cœur de notre plus extrême fragilité humaine.

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On peut suivre le courant commun ou nager à contre-courant vers les hauteurs, la source. L'effort n'est pas le même. Certains sur les berges honorent et remercient, d'autres tirent à vue, profitant de ce que l'effort même interdit de riposter.

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Les faibles prennent presque toujours parti pour ce qu'il y a de plus fort, - l'argent, la technique, le progrès, la médiocrité, le plus grand nombre, - contre les plus forts qui deviennent ainsi, fors leur courage, les plus fragiles.

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Ce qui manque à l'extrême à nos contemporains, c'est bien le « double-regard » que nous enseigne Platon: voir en même temps la plénitude du présent et sa fin, son achèvement, la vie et la mort, et, par voir de conséquence, la beauté tragique de l'heure heureuse, à la fois passagère et éternelle. Les grands gâcheurs (et gâcheuses) sont là, épris de saccage, emprisonnés dans leurs subjectivité ulcérée, dans une insatisfaction qui nourrit l'esprit de vengeance, tous engoncés dans leurs problèmes qu'ils veulent faire les nôtres afin de faire à leur ressemblance, tristes et vindicatifs, aveugles à l'inépuisable beauté du monde et aux « allusions instigatrices » qu'il persiste à nous lancer dans le chaos et la déroute, signes d'intelligence, hirondelles de mars.

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Question décisive. Comment être heureux au milieu des tristes, vifs avec les avachis, exercer son intellect face à celles et à ceux dont les « affects » saturent et fourvoient l'entendement, comment survivre sous les assauts des plaintifs ? Comment ne pas accuser ceux qui nous accusent, et ne pas se plaindre de ceux qui font de leurs plaintes une accusation ? Une seule réponse: la désinvolture, qui, certes, nous sera comptée comme le crime suprême.

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Autre signe des temps: ces incessants procès pour « mauvaise moralité » que l'on fait, de façon rétrospective ou contemporaine, à nos écrivains, - procès que l'on dirait inquisitoriaux s'ils n'étaient pires, - par la supériorité spectaculaire qu'elle donne aux Médiocres de se faire les juges d'hommes plus talentueux et courageux qu'ils ne le seront jamais.

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A ceux qui ont été amenés quelquefois à se poser la question « Comment faire pour survivre à cette journée », de vastes et heureuse perspectives s'ouvriront les autres jours.

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On rencontre des gens qui, inépuisables dans leur apologie de la médiocrité, se vantent de leur modestie, de leur absence de vanité et de prétention. « Voyez comme je suis si modeste en ce miroir ! ». Le dandy le plus flamboyant, le Calender le plus radical, l'artiste le plus mégalomane sont, à les comparer d'une humilité rafraîchissante.

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Prendre conscience que l'on veut nous clouer le bec, nous réduire au silence, à tout prix, sous n'importe quel prétexte, demeure un diapason moral sur lequel nous pourrons toujours accorder notre musicale façon d'être dans un monde qui n'aime que vacarme et discordance. Puisons les ressources du chant dans le silence des âmes bien-nées.

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Qu'aimons-nous chez autrui ? La bienveillance et le courage à suivre sa voie, la force au cœur de la fragilité, et quelques nuances d'âme éperdue.

(Caetera desiderantur)

Luc-Olivier d’Algange











 

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Astrée

J'ai trop vu, le coeur lourd, les créatures humaines les plus belles, ardentes, généreuses, portées par d'heureuses puissances, virtuoses, - accordées à ce qu'il y a de plus haut et de plus léger dans leur tradition, - livrées au ressentiment et à la tyrannie du médiocre et être enfin usées et détruites, en dépit de leur courage. Nous vivons dans un monde qui hait la beauté sauf à l'exposer, en porte-manteau, sur un podium, et l'intelligence, sauf à en user pour asservir et s'asservir par la technique et la finance. Le triomphe est au plus vil.
Entre la crapulerie des notables installés, la poussée des barbares qui veulent imposer leur loi, la tentation est forte de prendre le Large. Mais où ? Peut-être en un "soi-même" qui serait le grand En-dehors, là où tremble, dans une lumière d'automne, le pays de l'Astrée, ou vers la lumière du printemps, "vita nova", sur ce pont florentin, hors du temps, où Dante reçut la salutation angélique.
 
 
 
 

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01/02/2021

Un article de Rémi Soulié à propos de L'Ame secrète de l'Europe:

 

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05/01/2021

Luc-Olivier d'Algange, L'Ame secrète de l'Europe

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02/11/2020

Entretien avec Anne Brassié à propos de L'AME SECRETE DE L'EUROPE, éditions de L'Harmattan


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22/06/2020

L'Ame secrète de l'Europe, de Luc-Olivier d'Algange, vient de paraître dans la collection Théôria, aux éditions de L'Harmattan

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08/02/2020

Luc-Olivier d'Algange, Eloge de l'Enchantement, notes sur le Romantisme allemand:

cas1.jpg

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1969640868.rtf

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