Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/12/2021

L'Icône et la vertu du paradoxe:

Afficher l’image source

Luc-Olivier d’Algange

L'Icône et la vertu du paradoxe

 

Qu'est-ce que la Beauté ? Si l'on croit en une relativité générale des goûts et des valeurs, la question est dépourvue de sens. L'historicisme abonde extrêmement dans cette opinion qui veut à tout prix ôter de nos intelligences le pressentiment d'une clef de voûte. Tout, nous dit-on, est aléatoire, fugitif, le Vrai et le Beau n'ont ni essence, ni substance, livrés qu'ils sont au hasard des circonstances et des subjectivités. Telle est la doxa moderne: « Le message, c'est le médium », - la surface ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, la forme est purement matérielle. Face à cette doxa dont la nature même est de devenir totalitaire, sans doute le moment est-il venu d'affirmer la vertu du paradoxe.

Nous sommes quelques-uns uns à penser que la réalité est elle-même de nature paradoxale, que la nature du monde est une double nature. Au-delà de l'opinion, de la croyance, de la conviction, débute la seule véritable aventure spirituelle. Le Mystère religieux est le paradoxe suprême. Comment être à la fois homme et Dieu ? Se tenir au cœur de ce questionnement, c'est laisser s'approcher de soi le seuil de la beauté. Toute méditation sur la beauté naît d'un éloge du paradoxe. Dans la splendeur du Beau s'unissent les clartés intelligibles du Vrai et les flammes du pur amour. Alors que la doxa nous tient dans la dualitude de la croyance et de la non croyance, l'expérience paradoxale de la déification nous fait tomber dans l'abîme de la clef de voûte du Très-Haut, - que les métaphysiques orientales nomment la non-dualité. La déification, la théosis, nous rappelle Jean Biès dans son beau livre Athos, la montagne transfigurée, est la fin dernière de l'être humain: « Les Pères en font la base, la raison d'être du christianisme, proclamant Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu, avec d'innombrables variations sur le thème. Par sa philanthropie, Dieu devient homme afin que, par la grâce, l'homme devienne Dieu en réunissant dans son hypostase le divin et l'humain. Par sa naissance même, l'homme est un être qui tend à se dépasser, qui aspire vers tout autre que soi. Car il est consubstantiel à l'humanité du Christ, comme celui-ci l'est à la divinité du Père. Adage patristique: Dieu ne parle qu'aux dieux ».

Dans cette procession déïfiante, les étapes sont des étapes de Beauté. Dans la perspective traditionnelle, qui est métaphysique et universelle, la Beauté n'est pas relative, hasardeuse, encore moins « matérielle ». La Beauté est l'empreinte, le sceau héraldique de l'invisible, qui n'est pas l'inconnu mais l'Intelligible. Dans la perspective métaphysique qui lui est propre, la Beauté advient dans l'irradiation d'une rencontre entre les mondes que séparent habituellement le Mal, la profanation, la veulerie ou l'habitude. La Beauté n'est pas aléatoire mais révélatrice, et tel est son divin paradoxe de montrer ce qu'elle voile et de dévoiler ce qu'elle révèle dans un seul geste. La méditation de la Beauté s'écarte ainsi du domaine un peu vague de la philosophie ou de l'esthétique pour entrer dans l'exactitude de la Gnose.

La Gnose débute là où cessent les idées générales, les convictions, fussent-elles religieuses. Le sens de la Beauté révèle la beauté du Sens. Au sortir des ténèbres de l'insignifiance et de la laideur, qui sont, avec la brutalité, les caractères dominant du monde moderne, nous apercevons, écrit Jean Biès « ce que l'orthodoxie nomme l'éclat trisolaire et sans crépuscule de l'esprit, et l'Alchimie, la Rubedo ». La rubescence aurorale est le signe immanent du recommencement, - signe qui suppose, en ce monde, l'inscription transcendante du Symbole.

Alors que l'image moderne s'assujettit à l'objet, dans ce comble de l'idolâtrie et de l'aliénation qu'est le message publicitaire, l'image, dans la perspective métaphysique, est une pure émanation de la Présence. La différence entre le sacré et le profane est aussi simple et difficile à comprendre que la différence qui existe entre la Présence et la représentation. Quitter le monde profane, c'est quitter le monde des représentations pour entrer dans le monde de la présence. Ce que les kabbalistes nomment la descente sur nous de la Schekhina, correspond à l'effusion lumineuse du Paraclet. Ce qui est à jamais, ce qui est de tous temps, ce qui est par-delà tous les temps, dans l'exacte certitude du vif de l'Instant, c'est la Présence et la révélation de la Présence est la « clairière de l'être », pour reprendre la formule de Martin Heidegger. Etre dans la Présence, c'est quitter la fuite en avant des représentations qui s'abolissent les unes, les autres dans l'accélération de leur éloignement du Principe. L'être est l'éclaircie et le sens de la Présence est la lumière qui en émane.

Tout, dans l'image, se joue dans la lumière. L'image est un mode de révélation ou d'obstruction de la lumière, selon qu'elle invite à la Présence de l'être, qui est le site véritable de Prière, ou qu'elle nous emprisonne dans les représentations. L'icône est sans doute l'une des formes les plus accomplies de la révélation de la lumière à travers le visage, symbole de la sainteté de l'Autre dans sa rencontre avec le Même. Sainteté du visage, grandeur du regard, équanimité souveraine sur le seuil du plus grand péril, l'icône nous invite dans le silence bruissant du face à face, à reconnaître la douce clarté de la Présence. Enfin, nous sommes là, dans la clairière que le temps sacré dessine pour nous, non plus dans le ressassement du passé, avec ses ressentiments et ses griefs, non plus dans l'anticipation vaine et impie, mais au coeur.

Qu'est-ce que le Péché contre l'Esprit, le seul irrémissible, si ce n'est être délibérément sans cœur ? Les terribles méfaits du monde moderne, ses aberrations meurtrières, ne proviennent-ils pas, pour l'essentiel, de l'exotérisme dominateur et des utopies sans charité qui sont autant de façon de déserter le cœur de la Présence, de choisir l'écorce et le futur ? L'Age Noir est bien l'âge des représentations meurtrières, soit qu'elles annihilent en nous le sens de la Beauté présente, soit qu'elles exigent que l'on tue pour elles. Entre la lumière et l'entendement, la représentation profane est un écran, alors que l'icône révèle en nous, lorsque nous nous abîmons dans sa contemplation, la lumière dont nous émanons: « Il n'était pas la lumière mais le témoin de la lumière. La lumière véritable qui illumine tout homme venait dans le monde. Elle était dans le monde et le monde existait par elle, et le monde ne l'a pas connue. » (Jean,I, 8-10)

Quelle est la provenance de la Lumière ? Au sens métaphysique, la lumière est elle-même primordiale, de même que toute primordialité est lumineuse. La Tradition primordiale se révèle par épiphanies, qui sont autant de signes de l'Intelligible dans le monde sensible. Dans le chapitre sur la lumière et la pluie, des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, René Guénon souligne la connivence alchimique de l'eau et de la lumière. Des pluies lumineuses, invoquées par les Chamanes jusqu'à la rimbaldienne « mer allée avec le soleil », l'intelligence poétique sut toujours reconnaître, dans l'alliance de l'eau et de la lumière le Symbole par excellence. N'est-ce point par la médiation de l'eau que la lumière révèle les couleurs qui la composent ? La splendeur n'est-elle point l'œuvre de la surface des eaux lorsque l'éclat solaire s'y répercute ? Dans la tradition taoïste, l'épiphanie prend la forme de la rencontre nuptiale de la lumière et de l'eau. Ainsi que l'écrit Houai-nan Tseu: « Le Carré (la terre) préside au manifeste. Le manifeste est exhalaison de souffle, c'est pourquoi le feu est lumière extériorisée. Le caché est le souffle contenu; c'est pourquoi l'eau est lumière intériorisée. »

Or, tel est précisément le secret de l'icône: la rencontre par l'image, en elle, et au-delà d'elle, du feu de la lumière extériorisée, par les lignes et les ors, et de l'eau de la lumière intériorisée du regard. L'icône est une liturgie du regard. L'homme, face à l'icône est ravi par la dialogie subtile des prunelles. L'eau intériorisée du regard est l'infinie interprétation du feu de la lumière extériorisée de celui qui voit. Voir et être vu se confondent nuptialement en une seule opération de l'entendement. Cette opération outrepasse clairement le domaine de la mystique pour entrer dans celui de la Gnose, ou, plus exactement, de la métaphysique, au sens que René Guénon sut redonner à ce mot. L'image, conçue dans la perspective métaphysique donne lieu à une expérience intérieure où ce que les modernes, imbus de leurs caractères accidentels, nomment leur « subjectivité », n'a plus aucune part.

Pour prendre la mesure des possibilités d'éclaircissement intérieur de l'image, de ses vertus d'enseignement au sens prophétique, sans doute devrons-nous nous placer au cœur même de la question théologique, telle que surent la poser les mystiques rhénans, ainsi Maître Eckhart écrivant: « L’œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ». Le mystère de l'icône tient sa source dans le mystère de l'Incarnation. « Les sens affinés, écrit Paul Evdomikov, perçoivent sensiblement l'Insensible, ou mieux, le Transsensible. Le beau apparaît comme un éclat de la profondeur mystérieuse de l'être, de cette intériorité qui témoigne de la relation intime entre le corps et l'esprit. » L'icône nous est un enseignement sur la nature du monde et le secret du regard que le monde porte sur nous dans le silence de ses manifestations et que nous lui rendons dans la contemplation et dans l'oraison. « Dieu crée par la pensée, et la pensée devient œuvre » dit Jean Damascène. De même, écrit Paul Evdokimov, « pour Saint-Maxime, la nature sensible n'est pas matérialiste dans sa profondeur, elle est chargée des énergies et représente même une certaine condensation du monde spirituel et intelligible. On peut dire dans ce sens que la matière est l'épiphénomène de l'esprit. »

L'Art sacré nous invite à une vision iconologique du réel. L'icône est plus proche de la nature profonde du réel que ne l'est la réalité elle-même, emprisonnée dans ses représentations utilitaires. L'art « réaliste » est avant tout un art de l'illusion dont les mérites se limitent au savoir-faire de l'artiste. L'Art sacré, lui, donne accès, par l'amoureuse liturgie du regard, à la connaissance de la réalité, et, plus profondément encore, à la pensée qui donne naissance à la réalité. L'Art sacré nous porte à ce seuil de l'entendement divin où la pensée devient œuvre. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'icône est plus proche de la pensée de Dieu que ne l'est la nature elle-même, pur épiphénomène de l'esprit. L'Art sacré, par l'oraison dialogique qu'il instaure au cœur le plus intérieur du réel, nous révèle la transparence du monde.

Qu'est-ce que la transparence du monde ? Est-ce la destruction des surfaces, la triomphe de la lumière, l'abolissement de toute chose dans l'éclat ? Le mystère de l'Incarnation nous donne à penser la connaissance et le salut dans l'épreuve du temps. Mais épreuve ne signifie point soumission. L'Art sacré est là pour nous dire que le mystère de l'Incarnation transfigure la nature et la chair de l'intérieur. La glorification des corps débute par l'ensoleillement intérieur de la connaissance, de la Gnose: « L'éternité des créatures, précise Paul Evdokimov, n'est pas l'absence du temps, ni surtout notre temps tronqué de sa fin mais sa forme positive. C'est le temps dans lequel le passé est entièrement conservé et le présent ouvert sur l'infini des éons: c'est le Mémorial du Royaume, le fait de se référer et d'être totalement présent au regard de l'Eternel. »

Toute approche attentive et fervente d'une œuvre d'Art sacré établit le spectateur dans une autre temporalité où il cesse précisément d'être spectateur pour devenir le co-auteur de l'œuvre qu'il contemple et dont la connaissance est sa propre connaissance autant que la connaissance du Tout-Autre. Si quelque incertitude subsiste quant à la distinction de l'Art sacré et de l'art profane, qu'il suffise de s'interroger sur la temporalité de la rencontre entre l'œuvre et la pensée. Certes, le motif religieux ne suffit pas à faire l'Art sacré, et l'absence apparente d'un symbolisme reconnaissable ne fait pas l'œuvre profane. Dans sa destination essentielle et son accomplissement, toute œuvre est sacrée, et l'on voit bien qu'un poème de Verlaine ou d'Apollinaire vaut bien, dans la charité du cœur et la justesse de la vision, toute la littérature dévote de ces deux derniers siècles, si imbue d'elle-même et si vaine ! L'image sacrée, du seul fait qu'elle nous délivre une véritable connaissance, universelle et métaphysique, change notre situation existentielle. Nous ne sommes plus un « moi » face à un « objet » mais le site miroitant d'un échange qui outrepasse toute condition. Ainsi, écrit Paul Evdokimov, « chaque instant peut s'ouvrir du dedans sur une autre dimension, ce qui nous fait vivre dans l'instant, dans le présent éternel. C'est le temps sacré ou liturgique. Sa participation à l'absolument différent change sa nature. L'éternité n'est ni avant, ni après le temps, elle est cette dimension sur laquelle le temps peut s'ouvrir. »

L'Art sacré est l'invitation faite à s'élever, à se retrouver dans la Chambre Haute, qui est le véritable lieu de la communion eucharistique. Ce qui est en Haut est au Cœur. Le fond du cœur est le point le plus haut de l'Intelligible que nous atteignons par l'intercession des Anges de la Présence. L'Art sacré est la Face de Dieu tournée vers le monde. Telles sont les prémisses élémentaires de toute compréhension de la science sacrée des Symboles: « Le Verbe, écrit René Guénon, le Logos, est à la fois Pensée et Parole: en soi Il est l'Intellect divin qui est le lieu des possibles; par rapport à nous, Il se manifeste et s'exprime par la Création où se réalisent dans l'existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu'essence, sont contenues en lui de toute éternité. La Création est l'œuvre du Verbe; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure; et c'est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre. »

La coalescence, dans l'œuvre d'Art, de la vision et de l'Intellect, nous porte d'emblée sur l'orée où la nature et la Surnature, le monde physique et le monde métaphysique se rencontrent. Le monde, nous dit René Guénon, est un langage divin. La Création est l'œuvre du Verbe. L'Art sacré indique le site métaphysique de la compréhension du sens le plus profond de la Création. Ce que le monde des représentations, la « société du spectacle », pour reprendre l'expression pertinente de Guy Debord, nous interdit d'atteindre, c'est précisément le sens de la rencontre, le mystère de la communion des esprits. Monde de la séparation, diabolique si l'on en croit l'étymologie, le monde moderne apparaît comme une titanesque manœuvre de diversion opposée à la recherche du Vrai et du Beau, colonnes du Temple de la contemplation.

La destruction de l'image par la publicité, la destruction du sens par l' « information », la destruction de la communion par la « communication » ne sont que des aspects de la destruction du Temps par la hâte frénétique des hommes à fuir ce qu'ils ont de meilleur en eux-mêmes. La destruction de la nature est la conséquence de l'incompréhension de la nature en tant que Symbole. Or, ce qui échappe à la connaissance devient ennemi. Comment le refus de la Gnose, - qui est connaissance amoureuse, - n'aurait-il pas pour effet la généralisation des inimitiés ? Ce monde étranger, ce monde incompréhensible, ce monde sans Dieu, ni âme du monde, ni intelligence agente, est ennemi. Les civilisations traditionnelles respectaient la nature sans l'idolâtrer car elles supposaient une alliance métaphysique entre l'apparaître et la chose apparue « ... toute signification, écrit René Guénon, devant avoir à l'origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose signifiée ».

Le monde visible est Symbole du monde invisible, mais cette symbolisation demeure généralement inapparente et inintelligible. L'apparence et l'intelligibilité de la nature symbolique du réel sont littéralement l'œuvre de l'Art sacré et de la métaphysique. « Si le Verbe, écrit René Guénon, est Pensée à l'intérieur et Parole à l'extérieur, et si le monde est l'effet de la Parole divine proférée à l'origine des temps, la nature entière peut-être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. » C'est donc à la vertu professorale et prophétique de la parole extérieure que nous devrons d'atteindre à la Pensée intérieure des mondes, et c'est à partir de cette pensée que naissent les œuvres qui nous délivrent de l'ignorance et de la pesanteur. L'ignorance et la pesanteur séparent ce qu'il appartient au Symbole d'unir. « En grec, note Paul Evdokimov, les mots qui désignent le diable et le Symbole ont la même racine, mais le diable sépare ce que le Symbole lie ».

La formule de Renan selon laquelle les hommes ont créé sur terre l'enfer auquel ils ne croyaient plus, trouve une puissante confirmation dans cette observation étymologique. Le diable, et donc l'enfer, s'installent là où le Symbole cesse d'être l'opérative jonction des rives visibles et invisibles. Les formes infernales que prennent les « exotérismes dominateurs » dans le monde moderne, n'ont pas d'autre explication. Mais ce qui est vrai dans l'ordre du politique ne l'est pas moins dans l'ordre individuel; notre vie ne cesse d'être disharmonieuse que par un acte de remémoration liturgique, une anamnésis numineuse de l'être s'éclairant lui-même des tréfonds et des hauteurs de la Toute-Possibilité.

L'anamnésis, le ressouvenir, précède dans la contemplation du Symbole, l'épiclèse, qui est l'invocation de l'Esprit. Le Symbole opère en nous la transmutation essentielle aussitôt que nous sommes saisis par la vague mémoriale. Tout dans l'accomplissement épiphanique de l'Art sacré se joue dans la remémoration de l'Invisible à partir du visible, du métaphysique à partir du physique. Rien, à dire vrai, n'est abstrait. Le Symbole n'est ni abstrait, ni abstracteur mais advenant. L'advenue de la lumière incréée sur la surface des eaux, la correspondance du ciel et de la terre, à laquelle nous faisions allusion plus haut à propos d'un texte taoïste, se retrouve dans la Jérusalem Céleste, et plus généralement dans le symbole de la nef. « Navire eschatologique, écrit Paul Evdokimov, la nef, surmontée de la forme sphérique de la coupole, synthétise l'union du cercle et du carré, mesure et chiffre du ciel et du Royaume. Le sanctuaire, dit Saint-Maxime, éclaire et dirige la nef et cette dernière devient son expression visible. Une telle relation restaure l'ordre, rétablit ce qui était au Paradis et sera dans le Royaume. »

L'Art sacré est une partance. Aller au-devant de l'œuvre, c'est conquérir le Grand-Large de la mémoire retrouvée, et l'envol, et la délivrance, et le véritable Salut dans la salutation angélique. Notre âme devient alors l'arche de Noé telle « un bateau lancé dans les espaces et se dirigeant vers l'orient ». Ce voyage vers le Soleil de Justice est le salut lui-même, non plus administrativement attribué, mais conquis: « chemin du salut qui mène à la cité des Saints et la terre des vivants où luit le Soleil sans déclin. »

*

L'Art sacré est un chemin de connaissance. L'arche de Noé des couleurs vibre dans l'âme de l'artiste dans le pressentiment de sa proche glorification. Celui qui peint et ce qui est peint est le Même, - non certes par l'aboutissement sinistre d'une considération narcissique mais par l'abolition du Moi, c'est à-dire l'abolition du pire servage, qui est celui qui nous enchaîne à la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes.

Le discours religieux, hélas, n'est pas moins enchaîné que d'autres lorsqu'il pose l'identité de la croyance comme équivalente de la ferveur. Qui n'a entendu ces clercs péremptoires qui parlent « en tant que » Chrétiens, Juifs, Musulmans, et s'imaginent que cet « en tant que » vaut toutes les vérités, comme si l'identité religieuse, l'appartenance à telle ou telle communauté devait prévaloir sur les Principes eux-mêmes ! N'est-ce point renverser la hiérarchie des importances et subvertir le message théologique ? N'est-ce point pécher contre l'humilité ? La perspective métaphysique, en laquelle René Guénon nous invite à approfondir les champs de notre vision, ouvre notre intelligence à l'humilité qui consiste à aller vers les Principes métaphysiques et universels dont les formes religieuses ne sont que les expressions. Etre fidèle aux Principes, c'est précisément comprendre que la mémoire profonde à laquelle nous invitent les rites et les Symboles de notre religion est une mémoire métaphysique, commune à toutes les formes traditionnelles.

La lumière primordiale de l'icône témoigne de la primordialité de la Tradition qui est la mémoire profonde de toutes les formes religieuses. L'Art sacré émane de la lumière primordiale et ne peut être compris que par elle. Aussi bien faut-il se rendre à l'évidence magnifique que le germe de cette lumière gît dans les tréfonds de nos propres obscurités innées ou acquises. J.Thomas dans un article sur le thème de la splendeur cite l'expérience du Lucius des Métamorphoses d'Apulée: media nocte vidi solem coruscantem, « en pleine nuit je vis le soleil étinceler de lumière blanche » et comme en écho, ces vers d'Apollinaire:

« Descendant des hauteurs où pense la lumière

Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles

L'avenir masqué flambe en traversant les cieux... »

L'expérience visionnaire de la poésie unit en un seul feu des expressions humaines que séparent les millénaires ! Au seuil du troisième d'entre eux, à compter selon la chronologie chrétienne, sans doute le moment est-il venu d'apprendre à réduire l'importance de l'historicité et du Temps lui-même dans l'approche de l'Art sacré. Par ses incursions dans le monde « imaginal », l'Art sacré se situe hors des contingences historiques, sur l'orée resplendissante de l'Idée. La philosophie néoplatonicienne, mieux que d'autres, sut livrer à notre compréhension la procession lumineuse de l'âme à travers l'expérience visionnaire, sans l'intelligence de laquelle l'Art sacré n'est rien d'autre qu'un art profane avec des motifs religieux. L'étude de l’ « évolution des techniques » se substitue, chez certains historiens de l'Art à l'approche des œuvres. Certes, il n'existe point de savoir qui soit totalement vain; il n'en demeure pas moins que la perspective historique est fort peu opportune pour éclairer des œuvres qui émanent d'une région qui échappe par définition aux vicissitudes du temps. L'idée même que certaines œuvres naissent d'une perspective métaphysique, et s'y reflètent dans la spéculation sans fin de leurs aspects, demeure aussi étrangère à la mentalité moderne que la théorie de la multiplicité des états de l'être.

Le refus radical de l'herméneutique, l'acharnement à maintenir dans une perspective qui n'est pas la sienne l'œuvre d'art, n'est sans doute rien d'autre que la forme extrême de ce que les bouddhistes nomment « l'attachement à l'ignorance » et qui n'est autre que passion de la discontinuité. « On détruit le réel, écrit Paul Evdokimov, en dissociant ses éléments, en suscitant des discontinuités infranchissables. Il ne reste plus à l'homme que la spiritualité de l'âme, foncièrement acosmique ou un moralisme de la volonté, qui l'une et l'autre lui interdisent l'atteinte transfigurante de la matière. » Le refus de l'herméneutique et de sa perspective métaphysique est une annihilation du regard, mais cette annihilation n'est pas fatale. L’éthique héroïque oppose la création du regard à l'annihilation du regard. L'Art sacré et la poésie disposent du privilège d'éveiller le flamboiement intérieur des choses, de ressusciter le Logos enclos dans l'immanence de la nature. Les plus vastes embrasements naissent d'un secret « iota » philosophal qui se trouve souvent, sans que nous sachions le discerner, dans une extrême proximité. L'exigence sacerdotale de l'Art, sa vertu pontificale, ou diplomatique, de passage entre les mondes renaît de la profanation elle-même par la simple perception de la Présence. « La liturgie nous enseigne, écrit P. Evdokimov, aujourd'hui plus qu'hier que l'Art se décompose non parce qu'il est enfant de son siècle mais parce qu’il est réfractaire à ses fonctions sacerdotales: faire l'art théophanique, au cœur des espérances trompées et enterrées, poser l'icône, l'Ange de la Présence en robe bariolée de toutes les couleurs, Beauté sophianique de l'Eglise. Son visage est humain; d'une part c'est la Sainte Face du Dieu-homme et, d'autre part, c'est la Femme habillée de soleil, Joie de toutes les joies, celle qui combat toute tristesse et ruisselle de tendresse sans déclin. »

Alors que l'art moderne se voue à l'apologie du support ou de la conception insolite et s'efforce laborieusement de réduire par tous les moyens l'œuvre d'art à sa nature d'objet, et, par voie de conséquence, de marchandise, l'Art sacré est une tentative de réconcilier les mondes, de réinventer une communion des âmes dans le creuset d'une supra-temporalité conquise de haute-lutte. Les récentes polémiques autour de certaines formes d'Art contemporain ont montré à quel point l'Art, aussi marginal et dérisoire soit-il rendu demeure un enjeu décisif. Le discours sur l'Art, quoiqu'il en semble, engage l'essentiel du sens de la destination humaine. Les deux grandes possibilités de l'œuvre d'art, la fascination et la communion, s'affrontent dans les œuvres et dans le discours critique avec une virulence jamais atteinte. L'histoire de l'Art, telle qu'on l'enseigne, et qui est de toutes les historiographies l'une des plus falsifiées, est avant tout l'expression de l'idéologie dominante du moment. A une société dominée par la caste marchande correspond la théorie de l'œuvre d'art en tant qu'objet de tractations commerciales. L'acharnement du Moderne à défendre un art-objet, c'est-à-dire un art réduit à son support et à sa surface, correspond à l'acharnement du vendeur à défendre son fond de commerce. Il n'en demeure pas moins légitime de défendre une Idée de l'Art, qui échappe à la fois à la réification marchande et à la représentation publicitaire, mais cette légitimité rencontre, et nous sommes bien placés pour le savoir, une permanente mise-en-cause au nom de la morale.

Le monde moderne est le plus moralisateur qui soit car ayant perdu le sens du Beau et du Vrai, il s'attache éperdument à un « Bien » dont il fait une idole et qu'il sert avec inhumanité. La sacralité de l'Art est, dans le monde moderne, une notion scandaleuse. Tout chez l'artiste « moderne » doit aboutir à la profanation, à la démystification, à la négation des idées d'inspiration et d'intelligence divine. Tout doit ramener l'art au travail et au négoce, placé sous l'égide d'une vantardise et d'une fatuité sans limite. Le règne de la Quantité dont parle René Guénon est aussi le règne de la platitude. Le monde de l'Art profané est un monde plat. La dimension de la Hauteur et de la Profondeur lui fait défaut. Or tout, dans la création artistique, se joue dans le Symbolisme de la croix. Le livre de René Guénon, ainsi intitulé, et son complément, Les Etats multiples de l'Etre, donnent la vue à la fois ascendante et plongeante nécessaire à la révélation du site réconciliateur de la Beauté.

« Qu'une ligne horizontale, partie de n'importe quel point de l'espace rencontre une ligne verticale partie de n'importe quel autre point, écrit Jean Biès, voilà une possibilité de télescopage qui avait une chance sur des milliards de se produire dans l'immensité sidérale. Or, c'est ce qui s'est un jour produit, quand, au regard de l'homme a surgi la figure de la croix: la plus simple, la plus élémentaire qui soit, et pourtant la plus lourde et révélatrice de la gnose paradoxale. Noces de la terre et du ciel, le miracle des miracles est là: qu'une horizontale épouse une verticale et par là réussisse la première conciliation d'opposés, - véritable défi lancé à l'unilatéralité du rationalisme dualiste. »

Unilatérale: telle est bien la mentalité moderne qui s'efforce de restreindre autant que faire se peut le champ de la vision humaine. Ne rien voir, ne rien comprendre, c'est à cette fin que se multiplient les images sur les écrans. Comprendre l'exigence de l'Art sacré, entrer en résonance avec lui, c'est entrer dans la gnose paradoxale de la déification. Cette gnose outrepasse la forme religieuse, - et comment ne pas voir, par exemple, que dans son éclairage propre, l'œuvre de Cézanne est plus immédiatement « théocentrique » que les innombrables « saint-sulpiceries » catholiques ou « New-Age » qui dilapident le Symbolisme religieux au lieu d'en centrer l'entendement, comme le fait Cézanne, par un renversement herméneutique sur le cosmos, vu de l'intérieur de la lumière.

L'Art sacré n'est pas un art appliqué à des motifs sacrés et dont le « sacré » serait pour ainsi dire ajouté à l'Art. L'Art sacré se laisse comprendre, au sens platonicien, par la clef de voûte de l'Idée. L'Art n'est sacré que parce qu’il est une émanation du Sacré. Ce n'est point le Sacré qui qualifie l'Art mais l'Art qui est qualifié par le Sacré, dans un sens beaucoup plus métaphysique que grammatical, encore que la métaphysique et la grammaire fussent unis par des liens impérieux, l'Art n'est ainsi qu'une réverbération humainement perceptible du Sacré. Telle est la gnose paradoxale: à la fois en marge de la doxa, de la croyance et de l'opinion communes et science des orées et des seuils. L'œuvre naît de la Gnose et nous délivre le secret du site paradoxal de la vision la plus haute et la plus profonde.

« Dieu lui-même, écrit Jean Biès, est à la fois Essence et Suressence; sa ténèbre est plus que lumineuse: elle est lumière plus que lumière, ténébreuse par excès d'éclat; et elle est obscurité la plus noire, parce qu'au-delà de toute lumière. Elle est en outre ténébre plus que lumineuse du Silence, - admirable synesthésie métaphysique qui marie la vue et l'ouïe ! ». L'Art sacré est la signature ici-bas de cette gnose ténébreuse-lumineuse, synesthésique, où toute méditation symbolique invite à se retrouver « dans une âme et un corps », selon la formule abellienne, par l'appel aux splendeurs suprasensibles de l'Esprit ! L'Art sacré, à la différence de l'Art profane, est toujours une manifestation du Logos et l'image qu'il donne de la réalité sensible et intelligible est issue d'un plan de la réalité plus profond et plus directement relié au Verbe dont la Création, dans ses innombrables aspects, témoigne.

« Dans le divers, écrit Maxime le Confesseur, est caché Celui qui est un, dans ce qui est composé, Celui qui est parfaitement simple, dans ce qui a commencé un jour, Celui qui n'a pas de commencement, dans le visible, Celui qui est invisible, dans le tangible, Celui qui est intangible. » Le devenir de toute métaphore esthétique s'incline sous l'impérieuse évidence du Logos. « En chaque chose créée, écrit Jean Biès, se dit et se tait le Logos ». L'image naît du Logos et la sacralité de l'Art témoigne de sa filiation. Si la parole humaine témoigne de la majesté du silence, le silence lui-même est le témoin du Logos glorieux. Toute la différence entre le pouvoir profane et fascinateur des images et l'Autorité de l'Art sacré tient entre le silence imposé et le silence conquis. L'image fascinatrice nous réduit au silence. L'icône, elle, nous laisse conquérir le Grand-Large du silence face au Logos.

L'essentiel du message de l'Art sacré est compris lorsque le Soleil-Logos embrase la silencieuse surface des eaux. Dans l'instant paradoxal du calme hauturier c'est l'eau qui fait silence et le soleil qui résonne. Tel est le mystère de l'Apparaître. Nul ne peut le connaître en son entièreté mais chacun est un jour nommé par ce mystère pour y inscrire son nom secret. Toute œuvre est œuvre de connaissance: voyez ces grandes vagues d'anamnésis avec leurs écumes scintillantes, lorsque le soleil redevient silence et l'eau, musique ! Lorsqu'elles tombent sur vous, c'est pour vous abolir dans la recouvrance d'une nudité lustrale. Le Soi ruisselant, glorieux, surgit de la disparition du Moi, cette gangue d'inné et d'acquis, misérable représentation que les idéologies profanes prétendent seule existante dans l'enténèbrement de la Présence.

L'Art sacré est un art opératif. Il ne suppose pas un spectateur, même avisé, mais un acteur. L'Art sacré se réalise non dans l'objet mais dans l'opération transfiguratrice de l'entendement. L'œuvre est ouvrante. L'œuvre, à la différence d'un « travail » poursuit son mouvement au-delà de la forme qui lui est assignée. Dans l'Œuvre, le sens n'est pas immanent à la forme car la forme manifeste la vertu du paradoxe. Ce qui est dit est à la fois là et ailleurs, par sa forme et dans la transcendance de la forme. L'Art moderne qui se veut « travail des formes et des couleurs » n'est rien d'autre que la répudiation du paradoxe, le refus de s'engager dans la complexité du réel. Réduire l'Art au « travail » et l’œuvre à l'objet, c'est refuser l'expérience dialogique, nier la science des orées et des seuils et tenter ainsi d'enfermer l'homme dans l'immanence totalitaire. A cette tentation, si grandes sont les séductions du confort intellectuel, le monde moderne céda plus que de raison, entraînant le rationalisme lui-même dans l'apologie déraisonnable d'un « tout » que rien ne peut transcender. L'Art sacré n'en persiste pas moins à apporter son magnifique démenti aux règnes de l'uniformité et de la Quantité. Qualifiant le temps et l'espace, ouvrant d'un geste magnanime le champ des possibles et des nuances, l'Art sacré nous sauve à la fois de l'hybris et du nihilisme, de la tentation d'être tout et de n'être rien, en jetant dans nos tumultes et nos outrances l'échelle du vent des Symboles. Tout honneur désormais sera dans le pressentiment qui nous délivre de la pesanteur.

Extrait de L'Apocalypse de la Beauté, éditions Arma Artis. 

15:25 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

06/12/2021

Les Idées et les dieux:

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d'Algange

Les Idées et les dieux

 

Qu'en est-il des dieux antérieurs ? Peut-on, sans avoir à se dire « païen », recevoir d'eux quelque lumière ? Peut-on s'interroger, par leurs ambassades ouraniennes, maritimes ou forestières sur le monde tel qu'il s'offre à nos sens et à notre intelligence? Pouvons-nous les entendre, ces dieux, dans l'acception ancienne du verbe, c'est-à-dire les comprendre, les ressaisir dans la trame de notre entendement où vogue la navette du tisserand, dieu lui-même, comme des réalités allant de soi, mues par elles-mêmes, pourvues de cet impondérable que l'on nomme l'âme ? Les dieux existent: c'est leur faiblesse car ce qui existe peut disparaître; ce qui existe n'est point l'être; et l'être lui-même n'est qu'à l'infinitif (or l'impératif seul est créateur !). Mais ce qui existe vaut tout de même que l'on s'y attarde... L'existence des dieux demeure difficile à situer car elle est ubique: à la fois intérieure et extérieure. Précisons encore. Les dieux sont ce qui se laisse dire comme une réalité qui est à la fois en-dedans et au-dehors, subjective non moins qu'objective. Hélios éclaire à la fois la terre et notre intellect. Dionysos fait danser en même temps la terre et nos âmes. Apollon ordonne ensemble le Cosmos et nos pensées. Ces quelques notes, prises sur le vif, il y a déjà longtemps, s'interrogent sur cette « zone frontalière », avec les inconséquences désirables qui sont le propre du promeneur.

Les rivages scintillants: disparition et apparition des dieux

Longtemps, et il n'est pas vraiment certain que l'on se soit dépris de cette habitude, on associa l'intérêt pour le monde antique à un engagement « républicain » dont nos sociétés modernes (où la res publica, hélas, s'est évanouie dans le culte de l'économie) seraient les héritières. Le fidèle aux anciens dieux se retrouvait ainsi fort paradoxalement du côté de la modernité, des « réformes », voire d'une forme de « progressisme » opposée aux « ténèbres » du Moyen-Age et des souverainetés royales Or, on ne saurait imaginer forme de pensée plus étrangère aux Anciens que l'idéologie du Progrès. Toute leur pensée était au contraire orientée par le constat d'une dégradation, d'une déchéance, d'un éloignement graduel de l'Age d'Or. Comment cette pensée « pessimiste » fut à l'origine des créations les plus audacieuses en philosophie, de la plus grande plénitude artistique, c'est là une question décisive à laquelle il nous importe d'autant plus d'apporter une réponse que nous constatons que la croyance inverse, « optimiste », nous fait sombrer dans la veulerie et l'informe. Le Progrès, disait Baudelaire, est la doctrine des paresseux. N'est-ce point se dispenser d'avance de tout effort et briser tout élan créateur que d'assigner au seul écoulement du temps le pouvoir de nous améliorer ou de nous parfaire ? Au contraire, si, comme Hésiode, nous croyons au déclin, à l'assombrissement des âges, ne disposons-nous point alors nos intelligences et nos âmes, notre ingéniosité et notre courage à faire contrepoids à ce déclin ?

Pour une intelligence qui s'accorde aux présocratiques, le monde de la symbolique romane demeurera certes infiniment plus proche, plus amical, que la « société du spectacle » du monde des esclaves sans maîtres. Fidèles à la logique du tiers inclus, nous n'entrerons point dans ces polémiques qui font du paganisme une sorte d'anti-christianisme à peine moins sommaire que l'anti-paganisme des premiers chrétiens, tel que le décrivent Celse et l'Empereur Julien. Si le combat du Poète contre le Clerc revêt à nos yeux quelque importance, comment n'engagerions-nous pas la puissante vision poétique et métaphysique de Maître Eckhart et de Jean Tauler contre les modernes cléricatures de la « pensée unique » ? De plus en plus vulgaire, utilitaire, éprise de médiocrité, l'idéologie dominante n'a jamais cessé de détruire la splendeur divine chère aux Archaiothrèskoi, les fidèles aux anciens dieux, alors même qu'elle paraît de temps à autres s'en revendiquer. Mais cet éloignement, n'est qu'un éloignement quantitatif. La qualité de l'être, sa vision, demeure, elle, subtilement présente.

Le monde des dieux anciens n'est pas mort car il n'est jamais né. Que cette pérennité lumineuse soit devenue provisoirement hors d'atteinte pour le plus grand nombre d'entre nous, n'en altère nullement le sens ni la possibilité sans cesse offerte. Pérennes, les forces et les vertus divines s'entrecroisent dans le tissu du monde et nous laissent le choix d'être de simples spectateurs enchaînés dans une représentation schématique du monde ou bien d'entrer dans la présence réelle des êtres et des choses par la reconnaissance de l'Ame du monde. Séparés de tout, enfermés dans une « psyché » qu'il croit être l' « autre » du monde, le Moderne s'asservit à la représentation narcissique qu'il se fait de lui-même.

Pour le Moderne, les dieux, les Idées, les Formes prennent source dans son esprit, mais il ne voit pas assez loin pour comprendre que cet esprit lui-même prend source ailleurs qu'en lui-même. Cette impuissance à imaginer au-delà du cercle étroit de sa propre contingence, n'est-ce point ce que les platoniciens nommaient « être prisonniers des ombres de la Caverne » ? Le Moderne idolâtre sa propre contingence, il en fait la mesure de toute chose, inversant le principe grec qui enseigne que l'homme doit retrouver la mesure de toute chose. Croire que les dieux sont purement « intérieurs », aboutit à une idolâtrie de l'intériorité. Les utopies meurtrières du vingtième siècle, le fanatisme uniformisateur et planificateur des fondamentalismes divers qui se donnèrent cours n'ont-ils pas pour origine ce subjectivisme effréné qui veut faire de l’intériorité de l'homme et de son incommensurable prétention d'être moral, la mesure du monde ? Pour l'homme ancien, les dieux sont en nous car ils miroitent en nous. Notre entendement capte les forces extérieures auxquelles il lui appartiendra, en vertu d'un principe de création poétique, de donner des Formes; et ces Formes, à leur tour, seront hommages aux dieux qu'elles nomment et enclosent pour d'autres temps.

Cette vue du monde est humble et généreuse, attentive et donatrice. Loin de penser l'homme comme l'Autre, ou face à l'Autre, elle reconnaît en soi le Même sous les atours de l'apparition divine. Le dieu est celui qui apparaît. Or l'homme, qui va à la rencontre du monde divin et ne connaît ni naissance, ni mort, apparaît à l'éternité et le dieu qui lui apparaît est selon l'admirable formule d'Angélus Silésius, « un éclair dans un éclair ». C'est dans l'éclat le plus bref et le plus intense que l'éternité nous est donnée. La fulguration d'Apollon demeure à jamais dans l'instant de l'apparition qui nous révèle à nous-mêmes, dans la pure présence de l'être.

Etres de lumière, les dieux; et non point êtres d'ombre, êtres de présence et non point être de représentation. L'apparition est l'acte du saisissement souverain où la vision se délivre de la représentation pour reconquérir la présence. Telle est la promesse, la seule, que nous font les dieux antérieurs. Ils ne nous promettent que d'être présents au monde, car aussitôt sommes-nous présents au monde que nous entendons leurs voix. Etre présent au monde, n'est-ce point déjà, dans une large mesure, être déjà désencombré de soi-même ? N'est-ce point devenir l'infini à soi-même ? Que suis-je qui ne soit à l'image des vastes configurations des forces du monde que nomment les dieux ?

Croire aux dieux, c'est croire que le monde intérieur et le monde extérieur sont un. La force lumineuse apollinienne se manifeste à la fois dans le soleil physique, qui épanouit la nature et le soleil métaphysique, le Logos, qui épanouit l'Intelligence. Le génie de l'ancienne sagesse est d'avoir donné un même nom à ces forces intérieures et extérieures, visibles et invisibles. Comment vaincre l'usure des temps, la transformation progressive de la vie en objet, la réification propre à la société marchande, sans le recours aux exigences et aux beautés plus anciennes? La diversité, la liberté, la complexité des anciennes sagesses, la précellence accordée aux Poètes, Bardes, Chantres ou Aèdes (qui sont les créateurs de la vérité qu'ils énoncent, à la différence du Clerc qui administre une vérité déjà définitivement formulée) nous demeurent une injonction permanente à ne point nous soumettre. Le monde moderne paraît triompher dans ses vastes planifications, mais il est bien connu qu'il existe des triomphes dont on périt.

Le déterminisme dont les Modernes se rengorgent pour affirmer l'irrémédiable de leurs soi-disantes « civilisations » n'est probablement qu'une vue de l'esprit, particulièrement inepte, qu'un peu de pragmatisme suffirait à corriger. Là où le Moderne voit un enchaînement nécessaire, ce qu'il nomme un « progrès » ou une « évolution », un esprit libre ne verra qu'une interprétation à posteriori. La suite d'événements qui conduisent à un désastre ou à une circonstance heureuse, selon l'interprétation qu'on lui donne, n'apparaît précisément comme « une suite » qu'après coup. Cette suite, que la science du dix neuvième siècle nomme déterminisme, apparaît à l'intelligence dégagée et pourvue de quelque imagination, comme un leurre. Dans la vaste polyphonie humaine et divine, les choses eussent pu se passer autrement, et de fait, elles ne cessent de se passer autrement. Les configurations auxquelles elles obéissent engagent non seulement la ligne et le plan, mais aussi les hauteurs et les profondeurs.

2. La terre dansante

Apollon et Dionysos, par exemple, se manifestent par une logique différente de celle de la planification ou de la linéarité. Apollon fulgure des Hauteurs et s'épanouit dans l'ensoleillement intérieur des Formes parvenues à l'équilibre parfait. Dionysos, lui, selon la formule d'Euripide, fait danser la terre. « Quand Dionysos guidera, la terre dansera » chante le chœur des Bacchantes. La formule mérite que l'on s'y recueille. Ce recueillement est recueillement dans la légèreté. La terre dionysiaque n'est plus la terre lourde, immobile, des gens « terre à terre », c'est la terre vibrante, la terre mystérieuse, la terre gagnée par le Symbole aérien de l'excellence: la danse, victoire sur la pesanteur.

Dans le temps et le monde profane, la pesanteur est ce qui nous attache à la terre, nous ferme le royaume du ciel, le séjour des dieux. Dans l'espace et le temps sacré, sous le signe de Dionysos, les forces telluriques elles-mêmes nous délivrent de la pesanteur: la terre danse. Notre danse sur cette terre gagnée par les puissances phoriques du sacré, est la danse de la terre elle-même. L'ivresse nous accorde au monde.

Cet accord, certes, ne préjuge point d'ultérieurs désaccords. L'accord au monde que suscite l'ivresse n'est pas une béatitude définitive, il n'est pas davantage une approbation sans limite. La face sombre du mythe dionysien, comme du mythe orphique, témoigne que l'accord est la conquête d'un dépassement de la condition humaine ordinaire, avec toutes les audaces, les périls, mais aussi les enchantements qu'implique un tel dépassement. La part dangereuse de l'ivresse n'est pas seulement dangereuse pour l'individualisme, elle est aussi dangereuse pour l'ordre social lorsque celui-ci ne parvient pas à lui donner la place qui lui revient.

Le génie grec fut d'avoir donné au mystérieux et inquiétant Dionysos une place centrale dans la mythologie. Alors que les fondamentalismes modernes paraissent être avant tout des expressions humaines de la crainte devant les dionysies de l'âme et du corps, les mythologies anciennes surent réserver au sens de la dépense pure et à l'exubérance festive, la part royale. Dans la mythologie grecque, Dionysos est souvent nommé, à l'égal de Zeus, « le maître des dieux ». C'est que l'infinie prodigalité de l'ivresse est à l'image de l'inépuisable richesse du monde des dieux.

Aux valeurs d'utilité, de thésaurisation, l'ivresse oppose le Don rendu à son ingénuité native. Lorsque Dionysos guide, les identités sont bouleversées. Ce qui, dans la temporalité profane, nous circonscrit dans l'espace-temps dont nous tenons nos identités, est ici remis en jeu sous l'influx des forces du devenir. Dans les époques bourgeoises, les êtres humains qui ne savent conquérir de nouvelles vertus sont de plus en plus attachés à leur identité, mais cet attachement est mortel, car l'identité n'est qu'une écorce morte et seule importe la tradition qui irrigue, traverse et bouleverse les apparences comme une rivière violente. Lors des dionysies, les identités profanes sont mises à mal et une force de renouvellement saisit l'être, le désencombre de ses écorces mortes, l'expose à nouveau aux aventures. Pour les hommes épris de leur statut, pour les hommes imbus de leurs certitudes, les dionysies sont la pire des menaces. En revanche, pour le poète, voire pour l'homme qui désire faire de sa vie un hommage au Beau et Vrai, les dionysies sont une promesse. Les certitudes qu'elles détruisent dans leur emportement, les identités dont elles révèlent le mal fondé ne sont que des leurres qui font obstacle à l'expérience de la vérité de l'être.

Le resplendissement de l'être, dont les dieux sont en ce monde les messagers, ne cesse, dans les conditions profanes de l'existence, d'être voilé, recouvert de scories qui sont autant d'habitudes mentales. C'est en nous délivrant de ces habitudes mentales par l'apport de la vigueur donatrice de l'ivresse que nous recouvrons une vision de la réalité qui n'est plus une vision instrumentale mais ontologique. L'ivresse nous révèle le monde non plus tel que nous l'utilisons ou le planifions, mais tel qu'il est dans l'ouragan de l'être se révélant à lui-même. Quittant les évidences illusoires de l'identité, nous nous retrouvons au centre d'un jeu de forces dansantes qui nous portent témoignage de l'être que nous méconnaissions.

L'ivresse, lorsque Dionysos en personne guide la danse est connaissance. Le monde devant lequel nous passons habituellement, comme devant un spectacle qui ne nous concerne pas, s'impose à nous, retentit en nous, nous exalte et nous effraie tour à tour. L'homme en proie à l'ivresse, ou mieux vaudrait dire, à une ivresse (car il existe autant d'ivresses que de couleurs et même de nuances à l'arc-en-ciel) est enclin à voir dans les choses des Mystères. Les arbres deviennent des arcanes. Les ciels et les mers s'offrent à lui comme de lancinantes interrogations. Les forêts sont bruissantes de présences, et les villes elles-mêmes deviennent des Brocéliande. Mais par dessus tout, les mots acquièrent une puissance et une résonance nouvelles.

Le dithyrambe dionysiaque fête les retrouvailles de l'homme avec les sources de la parole. Car la source de la parole n'est pas dans l'utilisation du réel mais dans sa célébration. Ces mots qui, dans le langage profane sont des écorces mortes, de vaines identités, la puissance dionysiaque va leur rendre la magie invocatoire. Là où le monde est rendu à la présence de l'être, le mot résonne infiniment dans l'âme humaine. Le mot n'est pas étranger à la réalité qu'il nomme, il est le site magique de la rencontre de l'homme et du monde. L'ivresse dionysiaque désempierre la source de la parole. De tout temps, le génie verbal eut partie liée avec l'ivresse. La pauvreté de la parole, la ladrerie de l'expression (que certains critiques modernes vantent sous l'appellation « d'économie des moyens ») qu'est-elle d'autre sinon une crispation sur les évidences, un refus de se laisser gagner par les vastes exactitudes de l'ivresse. Les belles éloquences sont les œuvres du consentement à l'ivresse, de l'accord souverain de l'âme et du corps. La parole, lorsqu'elle se fait rythme et musique et entraîne avec elle la pensée en de nouvelles aventures, naît de l'accord de l'âme et du corps. Lorsque l'âme et le corps sont désaccordés, la parole se fige et s'étiole.

3. Le rire des dieux et la Science de l'Ame

La culture du ressentiment, anti-dionysienne par excellence, répugne à ces preuves magnifiques de la concordance de la hauteur et de la profondeur. La parole, elle la veut « écriture » et « minimaliste », c'est-à-dire aussi peu enivrée que possible, comme si l'ivresse, qui bouleverse les identités, était le Mal par excellence. Les œuvres d'André Suarès, de Saint-John Perse ou de John Cowper Powys sont de magnifiques défis à cette culture du ressentiment dont les seules « valeurs » irréfutables sont la mesquinerie et le calcul. Le « rire des dieux » dont parle Nietzsche est fait précisément pour effaroucher le « bien-pensant », pour montrer le comique foncier des « valeurs », et leur inanité face aux Principes et la puissance dont se compose la polyphonie du monde.

Le Moderne, soumis au principe d'identité, est foncièrement attaché aux « valeurs » alors que l'Archaiothrèskos est fidèle aux Principes qui seront dans la geste éperdue des extases, principes de métamorphoses. Protéenne, l'ivresse invente des formes là où l'identité se contente de reproduire des formes. L'ivresse change, l'ivresse transfigure, là où le principe d'identité profane se limite à la duplication quantitative. L'ivresse crée des qualités. Elle inaugure l'ère, sans cesse reportée mais sans cesse sur le point d'advenir, du qualitatif. Toute perception d'une qualité est prélude d'ivresse. La qualité appartient à l'ordre de l'indiscutable. Celui qui ne la perçoit point ne saurait en parler. Perçue, la qualité suscite une interprétation infinie. L'herméneutique de la qualité est sans limite, alors que la quantité, aussi considérable soit-elle, se définit d'emblée par sa limite. La quantité est limitée, la qualité est infinie. L'ivresse dionysiaque est principe de poésie car elle invite au registre des harmoniques qualitatives du monde. Le souffle s'accorde à l'idée et le poème naît de ce « rien » qui est la chose elle-même rendue à la souveraineté de l'être. Les Mystères orphiques ou dionysiaques n'ont d'autre sens. Le moment du mystère est celui où l'être apparaît sous les atours de la réalité. Mystère car le site d'où se déploie le chant est celui de l'être irréductible dont aucune explication logique, ou grammaticale, ne peut s'emparer. Ce Mystère n'est point le mystère des « arrière-mondes », il ne relève pas davantage de cette sorte d'occultisme qu'affectionnent les Modernes. C'est le Mystère de la chose rendue, enfin, après la traversée odysséenne du Chant, à son propre silence.

Or, nous ne pouvons dire les choses que si nous recevons en nous, comme une promesse, le silence dont elles émanent. Longtemps, les sciences humaines feignirent de croire que les dieux n'étaient que de maladroites explications, dont on pouvait désormais se passer, des phénomènes naturels. Le dieu, en réalité, est ailleurs. Il n'explique pas, il nomme, et il nomme avec une pertinence telle que nous n'avons pas jusqu'à présent trouvé mieux que les noms des dieux, et les récits de leurs aventures, pour décrire les aléas de l'âme et du monde. Dire que la croyance aux dieux est morte avec le christianisme, c'est se faire de cette croyance, et de la croyance en général, une bien pauvre idée. L'exubérance, la prodigalité, l'ivresse ne meurent pas sur un décret, fût-il « théologique ». Leconte de l'Isle, par son goût pour la plénitude prosodique, les espaces grands et profonds, les symboles augustes, retrouve naturellement une part du génie ancien. La fidélité aux dieux antérieurs loin d'être une construction artificielle renoue avec une tradition qui ne fut jamais vraiment interrompue. L'éloignement des sagesses anciennes, leur supposée incompréhensibilité pour nous « Modernes », apparaît de plus en plus comme un vœu pieux que la plupart des œuvres d'art, de littérature ou de poésie modernes démentent avec ardeur.

Les dieux virgiliens frémissent dans la Provence de Giono avec une évidence que la morale chrétienne, pour louable qu'elle soit à certains égards, ne saurait leur ôter. Celui qui veut connaître l'être comme une présence, et non comme un concept, voit paraître les dieux qui nomment et racontent les aspects et les forces du monde réel qui échappent à toute utilisation possible. Nous pouvons ainsi reconnaître la pertinence herméneutique du récit mythique, son aptitude à dire ce qui advient en ce monde dans l'obéissance à des lois que nous ne comprenons pas entièrement. Les dieux décrivent une connaissance et disent en même temps les limites de la connaissance. Les dieux, certes, régissent, mais l'homme consent à la limite de sa science en disant qu'il ne sait pas exactement de quelle façon les dieux régissent. On ne saurait attendre une plus heureuse pondération de la part d'un physicien actuel. Le dieu ne dit pas la cause d'un mécanisme, il nomme le mécanisme et tout ce qui dans son antériorité ou sa postérité ne révèle rien d'évaluable.

Si nous acceptons de reconsidérer cette terminologie divine dans la perspective de nos propres préoccupations herméneutiques, nous allons au-devant d'heureuses surprises. Qui n'a constaté que la faiblesse de maints systèmes d'interprétation tenait d'abord à la scission entre l'intérieur et l'extérieur, l'objet et le sujet ? Dans l'épistémologie moderne, la science du monde intérieur et la science du monde extérieur paraissent séparées par des barrières infranchissables. Or, chacun sait que le monde intérieur conditionne la connaissance du monde extérieur, et inversement. Il n'en demeure pas moins que les sciences de l'Ame et les sciences de la « physis » se développent de façon séparées et marquent l'une à l'égard de l'autre une indifférence immense.

Le génie du paganisme et des récits mythologiques fut de formuler la connaissance du monde dans une terminologie qui concernait simultanément le monde physique et le monde l'Ame. Loin d'être au-delà de la science, cette recherche d'une coïncidence de l'intérieur et de l'extérieur semble désormais au diapason des recherches contemporaines. Pourquoi faudrait-il tenir en des catégories radicalement séparées ce qui ordonne le monde et ce qui ordonne l'esprit ? Cette obstination dualiste n'est-elle pas la cause du désemparement où nous sommes ? Le triomphe de la technique extérieure et l'absence totale de maîtrise de soi, de discipline intérieure, où nous voyons nos contemporains n'est-il point la preuve de l'inefficience de cette pensée dualiste ? Le dieu antique nous parle car il parle d'un site qui ignore la séparation de l'en-dehors et de l'en-dedans.

Dans les mythologies hindoues, grecques, celtiques, les principes intérieurs et les principes extérieurs ne sont pas jugés de nature différente. Ils sont des degrés différents, non des natures différentes. Nous avons traité ailleurs de l'erreur d'interprétation fort commune, qui voit dans l'œuvre de Platon une « séparation radicale » entre l'Idée et le monde sensible, là où Platon parle d'une « gradation infinie ». De même, les dieux ne sont pas radicalement séparés du monde. Ils sont eux-mêmes gradation infinie, messagers, principes de variations infinies, reliés à d'autres principes selon la loi de l'analogie qui gouverne le monde et nous enseigne que, dans la présence de l'être, rien ne se crée et rien n'est perdu. Les dieux témoignent de l'éternité de nos âmes, de nos pensées comme ils témoignent de l'éternité du monde.

4. Une temporalité illuminée

Maître des ivresses, Dionysos nous invite à une expérience du temps dégagé de toute servitude linéaire. L'ivresse dionysiaque est la première, et la plus immédiate, des approches du temps modifié. Par l'ivresse, la temporalité devient chatoyante, complexe, variable selon des données métaphoriques et poétiques dont l'imagination est alors la maîtresse souveraine. L'accélération et l'exacerbation des idées, la fougue des sentiments et de l'imaginaire, les puissances démultiplicatrices de l'ivresse subvertissent l'illusion du temps mécanique et du temps quantifiable. Lorsque Dionysos mène la danse, l'âme bondit de qualités en qualités, d'intensités en intensités, si bien que le temps devient semblable à un espace résonnant d'échos et miroitant d'apparitions, toutes moins prévisibles les unes que les autres. L'univers entier devient alors le théâtre de cette fête dithyrambique. Pleine d'intersignes, de manifestations brusques, d'illuminations, au sens rimbaldien, la temporalité dionysiaque est une temporalité illuminée.

La lumineuse construction apollinienne n'est pas moins dégagée du temps linéaire que la fougue dionysiaque. Dionysos lutte encore avec le temps linéaire comme avec un ennemi, alors qu'Apollon domine toutes les temporalités de son évidence sculpturale. L'erreur d'interprétation la plus commune croit tirer avantage de l'intemporalité des dieux pour conclure à leur inexistence, car, selon l'historiographie profane, seules existent les choses et les créatures soumises au temps. Certes, tout ce qui tombe sous nos yeux semble soumis au temps. N'est-ce point parce que nous sommes soumis au temps que nous croyons voir dans les choses la marque de cette soumission ? N'anticipons-nous point arbitrairement de la nature des dieux par la connaissance de nos propres infirmités ? Nous passons à travers les apparences vers une extinction plus ou moins certaine et nous en concluons à la fugacité de toute chose. N'est-ce point sauter directement de la prémisse à la conclusion et faillir aux exigences élémentaires de l'exactitude philosophique ? L'ivresse, en nous délivrant de nos affaires trop humaines, de nos préoccupations mesquines, et des conditions qui nous enchaînent, nous laisse enfin face au monde réel que nous ne nous croyons plus obligés, alors, d'assujettir aux circonstances qui voient nos limites et nos défaites. Les théurgies anciennes, néoplatoniciennes et orphiques, prescrivaient de sortir de soi-même par l'extase afin d'accéder à la vision. Ce n'est que délivré des conditions de la nature humaine que nous pouvons voir. L'extase visionnaire fut ainsi longtemps considérée comme un instrument de connaissance.

Connaître par l'extase, voir par l'extase, loin de ramener l'homme vers la subjectivité ou l'intériorité, était alors un moyen de voir le monde hors des limites ordinaires de l'entendement humain. La mesure de l'homme ne devient la mesure du monde, du Cosmos, que si nous acceptons de nous abandonner à l'Odyssée de la pensée et de l'Ame. L'exigence épique n'est pas radicalement différente de l'exigence philosophique. Empédocle rejoint Homère dans la célébration de l'areté, cette vertu fondamentale qui dégage l'homme de la soumission banale aux phénomènes. L'éthique héroïque est une éthique du dégagement qui peut aller jusqu'à paraître désinvolture. La vision sera d'autant plus juste, et d'autant plus riche d'enseignements, qu'elle sera plus inhabituelle, mieux dégagée des conditions ordinaires de l'existence. De même, par ses instruments, explorateurs de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, par ses audacieuses hypothèses mathématiques, le chimiste et le physicien usent de méthodes qui invitent le regard à voir la réalité sous un jour radicalement différent de celui auquel elle se propose dans la vie quotidienne. Ce que le physicien nous apprend de la nature du Temps, depuis Newton, contredit l'expérience que nous en faisons dans la succession de nos travaux et de nos jours. Le Théurge des Mystères dionysiens ou orphiques n'agissait pas autrement en faisant de l'expérience visionnaire, qui rompt les logiques de la perception profane, une source de connaissance. Seul le point de vue inhabituel peut nous renseigner sur la nature de l'habituel. La « sur-temporalité » du monde divin qui se révèle dans la vision du Théurge délivre de la prison de la subjectivité, qui ne voit en toute chose que sa propre image insignifiante et périssable.

Dans les civilisations de masse, soumises à la loi du plus grand nombre et au règne de la Quantité, il est de coutume d'expliquer le supérieur par l'inférieur. Ainsi le désintéressement et les comportements humains, qui participent de la vertu donatrice, sont-ils soumis à la suspicion de l'inférieur qui cherchera les motifs intéressés là où s'exerce librement un génie dispendieux. De même, l'inspiration divine, l'extase visionnaire, les hautes opérations de l'entendement auxquelles nous convie la Théurgie orphique seront-elles soumises, par la critique profane, à la « subjectivité » ou justiciables d'une psychologie plus ou moins naturaliste. Dans un ordre plus récent et plus restreint, l'œuvre littéraire et son auteur, lorsqu'ils ne bénéficient point, en espèces sonores et trébuchantes, des fruits de leur labeur sont invariablement taxés de vanité. L'inaptitude du Moderne à voir au-delà du cercle étroit de ses intérêts les plus immédiats lui ôte d'emblée toute compétence à juger de la poésie et de la métaphysique. Il s'agit là moins d’une question de culture que d'orientation intérieure. Le monde auquel l'ivresse porte atteinte laisse place à de plus subtiles constructions où la multiplicité des états de conscience dévoile la multiplicité des états de l'être.

Les cultes grecs tardifs, les philosophies hermétiques, loin d'être seulement les éléments décadents d'une civilisation destinée à laisser place au christianisme, paraissent ainsi à celui qui s'y attache avec une certaine déférence, d'une richesse exceptionnelle. Les Hymnes Orphiques, dont une traduction nouvelle et musicale vient d'être donnée par Jacques Lacarrière, témoignent d'une ferveur ancienne et portent en eux le témoignage des plus lointaines méditations grecques. De même le Discours sur Hélios-Roi de l'Empereur Julien, Les Mystères égyptiens de Jamblique, les fragments pythagoriciens, loin de témoigner d'une corruption des sagesses anciennes en révèlent certains aspects probablement maintenus cachés jusqu'alors, la discipline de l'arcane se levant, par exception, en ces périodes pressenties comme ultimes.

Si ces témoignages ne sont que lubies ou médiocres compilations, alors, en effet, le christianisme le plus exclusif et le plus administratif prouve sa nécessité. En revanche, si les ultimes formes libres du paganisme sont diaprées de sens et de beauté, si nous pouvons entendre et laisser miroiter en nous ce sens et cette beauté, alors, rien n'est joué. La perspective traditionnelle, à laquelle certains des plus éminents auteurs catholiques se sont ralliés, incline à croire que la Sagesse n'est point datable, « qu'elle naît avec les jours » selon la formule de Joseph de Maistre, et que les formes religieuses les plus anciennes sont aussi les plus lumineuses ambassadrices de la lumière d'or des origines. Ces conceptions, ennemies de toute exclusive religieuse, étaient partagées par les fidèles aux dieux antérieurs. Si le centre du temps est l'origine du monde, alors toutes nos formulations sont des points sur la périphérie, horizon d'éternité que rien n'altère, qu'aucune obsolescence ne menace fondamentalement.

5. Les textes sacrés et l'étincelle d'or du secret

Le génie du paganisme tardif fut d'avoir transposé dans l'ordre du secret, en vue d'une transmission de maître à disciple, les vastes certitudes des dieux afin de garantir leur survie en « ces temps de détresse » qu'évoquait Hölderlin. L'orphisme, le pythagorisme, les poétiques dionysiennes, alexandrines, hermétiques, ne sont pas du paganisme « préchrétien », mais du paganisme rendu subtil, en vue d'une traversée historique pleine d'incertitudes. Si les polémiques contre le christianisme, surtout sous la forme vulgaire qu'affectionnent les Modernes, nous semblent vaines (un cloître roman demeurant plus proche, par la forme et le fond, du temple d'Epidaure que de n'importe quelle construction moderne, fût-elle « néo-classique », issue de l'hybris moderniste) nous garderons à cœur, en revanche, de ne rien céder des ferveurs anciennes à l'illusion d'un quelconque « progrès ». Si le génie grec persiste dans l'architecture romane, il persiste aussi ailleurs, avant et après. La similitude entre la fin de l'Empire et l'actuel déclin de l'Occident est trop évidente pour n'être pas de quelque façon fallacieuse.

Certes, l'Occident sombre, et l'arrogance occidentale est mise à mal, mais voici bien longtemps que cet Occident-là, voué au dogme bicéphale de la marchandise, et de la technique n'est plus que la subversion des principes fondateurs des Cités et des Empires dont nos arts et nos philosophies furent les héritiers. Voici bien longtemps que le génie de l'Europe et les destinées historiques de l'Occident ne coïncident plus en aucune façon, et souvent paraissent, aux observateurs les plus avisés, antagonistes. Le génie de l'Europe n'a pas disparu avec le triomphe historique de l'Occident mais il est devenu secret, apanage des individus audacieux qui surent résister à la planification et à l'uniformisation.

Les trois totalitarismes du siècle, totalitarisme nazi, communiste et capitaliste, furent des tentatives partiellement réussies d'arracher définitivement l'homme à son autarcie pour en faire l'objet docile de la technique et de la société de masse, où l'Occident marque précisément son désastreux triomphe. Le vingtième siècle restera dans l'Histoire comme le siècle de la destruction programmée de toutes les cultures traditionnelles. L'Occident fut destructeur de la magnifique culture chevaleresque et visionnaire des Indiens d'Amérique parce qu'il avait déjà renié en lui-même le génie européen. Pourquoi serions-nous solidaires de ce qui nous tue ? Poètes, artistes, ou amoureux des grandes heures, des ivresses dionysiennes et des songes apolliniens, pourquoi notre destin se confondrait-il avec le titanisme d'un pouvoir qui se fonde, selon l'excellente formule de Heidegger, sur « l'oubli de l'être » ? Le génie de l'Europe est fidélité aux dieux, le destin de l'Occident est la soumission aux Titans. Lorsque, selon la formule de Drieu « les Titans à genoux raidissent leur buste », ce ne sont point les dieux qui rêvent leur défaite mais le règne d'une force mécanique, aussi insolite que destructrice et passagère. Certes, des milliers de destinées humaines peuvent encore s'y briser, mais le simple regard d'Athéna qui se pose sur nos tumultes, si nous en prenons conscience, éloigne déjà tout ce dont nous souffrons dans les limbes des erreurs passées. Quoiqu'il advienne, les dieux nous précèdent. Les dieux ne sont pas dans notre passé, c'est nous qui sommes dans le passé des dieux et qui nous efforçons de les rejoindre.

6. La Mémoire et la bienveillance des dieux

A chaque phrase que nous écrivons, et qui arrache à l'abrutissement et au mutisme le sens de la parole, nous reconnaissons que nous vivons dans la bienveillance des dieux. Lorsque les dieux veillent sur nous, notre existence est une ardente veillée. Aux confins du déclin, nous discernons « l'étincelle d'or » rimbaldienne. Les poètes gardent le sens, c'est-à-dire la possibilité infinie de dire le génie d'une tradition, quand bien même cette tradition paraît être provisoirement vaincue ou oubliée: il n'est d'autre combat que de mémoire. Par l'étymologie, et par l'expérience de la pensée, la vérité et la réminiscence ne sont qu'une seule et même chose. Nous méconnaissons le sens profond de la mémoire dès lors que nous ne discernons plus en elle la source de la vérité. Un monde peuplé de dieux n'est pas un monde, plus que d'autres, soumis à l'irrationalité.

Un monde peuplé de dieux innombrables, s'il n'est pas un monde où l'on croit davantage, est parfois un monde où l'on voit mieux, un monde où les hommes sont davantage préoccupés du monde et des forces qui le gouvernent que d'eux-mêmes, un monde où les regards s'attardent plus volontiers sur le ciel, les mers, les forêts. Les dieux viennent là où la déférente attention au monde devient inventive. Les poètes sont les chantres des dieux car ils reçoivent de l'attention qu'ils portent au monde des messages dont témoigneront leurs poèmes. Les Anciens croyaient que le poème est un moyen de connaissance du monde, et pas seulement un moyen de connaissance du poète. Ce que l'on nomme la littérature sacrée n'est rien d'autre qu'une littérature à laquelle on reconnaît le pouvoir d'être un moyen de connaissance du monde, et non pas seulement un « vecteur de savoirs ». Sacrée est toute littérature dont le dessein est de dire le monde et d'unir à ce monde, par le Dire, celui qui l'entend et qui, par son entendement, va revivre l'aventure dite.

Lorsque le texte sacré n'est pas lu avec un regard profane ou profanateur, celui qui déchiffre les phrases en devient l'Auteur. Le principal reproche que l'on peut adresser à certains sectateurs monothéistes, adversaires de l'herméneutique, est d'avoir voulu désacraliser l'ensemble des poésies du monde, depuis l'origine des temps, au profit exclusif de la Bible et du Coran. La critique moderne, formaliste, narratologique ou psychanalytique est l'héritière de cette désacralisation. Pour les poètes cependant, et pour les herméneutiques issues de Homère et de Virgile, cette désacralisation est à peine un vœu pieux! Quiconque lit Novalis, Hölderlin, Mallarmé, Rimbaud ou Saint John Perse voit bien qu'il s'agit d'une littérature qui nous apporte bien davantage qu'un savoir concernant leurs auteurs. Ce qui se trouve remis en jeu dans ces œuvres nous touche précisément car nous avons accès par elles à la Connaissance dont les auteurs et nous-mêmes ne sommes que les miroirs. Toutefois, la littérature sacrée ne demeure sacrée que par l'herméneutique. En l'absence d'une herméneutique, d'un art de l'interprétation, le sacré du texte devient un pur secret, hors d'atteinte.

L'augure dit le sens du vol des oiseaux, il déchiffre ces configurations célestes. En l'absence de l'interprète, certes, les oiseaux ne suspendent point leur vol mais leur vol ne dit plus rien. De même, lorsque les herméneutiques sont étouffées par la pesanteur des Dogmes, des convictions et des mots d'ordre, les textes sacrés ne disent plus rien ou ne disent plus que des banalités répertoriées et admises. Réduire les textes sacrés à l'insignifiance, telle fut, de tous temps, la stratégie des uniformisateurs, soit qu'ils eussent pour dessein d'établir l'exclusive d'un discours symbolique au détriment de tout les autres, soit qu'ils ourdissent le projet de faire disparaître toute forme de sacré, de langage mythique, et d'éteindre le Logos lui-même sous l'accumulation des scories et des insignifiances.

Qu'est-ce qu'un texte sacré ? La science sacrée étant ce qui qualifie la réalité par opposition à la science profane qui quantifie la réalité, on pourrait dire qu'un texte sacré est un écrit qui dispose du pouvoir de faire entrer son lecteur ou son auditeur dans le monde des qualités. Connaître qualitativement le monde, tel est le projet créateur du texte sacré. Cette connaissance qualitative, cette Gnose, diffère de la connaissance quantitative comme le déchiffrement diffère du dénombrement. Le texte sacré déchiffre le réel et offre ce déchiffrement, par le Don poétique, à celui qui sera digne de s'en approprier l'exigence. L'interprète du texte sacré, l'herméneute, prolonge les résonances de la création initiale. Son dessein se confond avec le dessein de l'œuvre. L'herméneutique homérique et virgilienne ne fut point un simple commentaire des œuvres, mais une réponse du déchiffrement entrepris par les œuvres elles-mêmes. L'herméneute ne se situe point à l'extérieur de l'œuvre, dont il dénombrerait les caractéristiques de façon neutre, il reprend l'opération du déchiffrement là où elle fut laissée par l'Auteur, afin de mener l'entendement humain le plus loin possible dans le monde des qualités, autrement dit, le monde sacré.

7. La légère et infinie trame du monde

Dans un monde où règnent les dieux, la primauté de la Qualité sur la Quantité est avérée par les rites qui conditionnent l'ordre de la Cité. Lorsque la Qualité prime la Quantité (de même que le léger domine le lourd) l'existence s'enrichit elle-même de qualités, qui sont vertus et puissances. Contrairement à ce que prétendent certains exégètes hâtifs, le monde du sacré est beaucoup moins finaliste que le monde profane, lequel soumet finalement tout acte et toute chose à une évaluation quantitative, utilitaire et marchande. Si le monde des qualités auquel nous invite l'herméneutique sacrée ignore les finalités générales des logiques linéaires, il nous dispose, en revanche, à comprendre l'interdépendance des qualités, des puissances et des vertus. Les dieux et les hommes entrecroisent leur destin, et de cet entrecroisement naît l'épopée.

Hommes et dieux tissent la trame du monde et leurs hostilités mêmes sont fécondes. Les dieux pas davantage que les hommes n'ont de sens insolite, ils prennent sens par leurs échanges, en des configurations complexes qui témoignent de l'éternité de l'être. Une certaine intelligence philosophique est nécessaire pour comprendre que le non-finalisme des théurgies anciennes coïncide avec une vision de l'éternité et de l'être. L'être et l'éternité ne sont pas des finalités, ils sont les principes du déchiffrement en même temps qu'ils en sont la fin. Pour les contemporains d'Empédocle mais aussi pour ceux de Platon et de Jamblique, il n'y a point évolution de l'intelligence mais reconnaissance du vrai, ce que résume le mot grec Aléthéia, qui signifie à la fois vérité et réminiscence. Cette vision non-évolutive de l'accroissement de la connaissance suppose que la plénitude est toujours une recouvrance.

« Deviens ce que tu es ». La formule delphique résume admirablement cette vue-du-monde qui tient la plénitude de la connaissance de la recouvrance de l'origine. Le devenir est la célébration de l'être et non point, comme on se hasarde parfois à la penser, le refus ou la négation de l'être. Les dithyrambes de Dionysos de Nietzsche saisissent au vif cette vision du tréfonds à partir de la surface, tréfonds et surface ne faisant qu'un dans la vision que gemme l'instant ! Le finalisme de la théologie exotérique dogmatique et l'évolutionnisme sont également étrangers au « deviens ce que tu es » dans la mesure où, pour eux, tout se joue, sinon dans l'achèvement, du moins dans l'étape ultérieure qui marque l'obsolescence de l'étape antérieure. Pour le finaliste et l'évolutionniste, ce que nous sommes dans la présence des choses est dépourvu de sens. La plénitude est hors d'atteinte.

Pour les intuitions les plus anciennes, en revanche, l'éternité est consubstantielle au monde. Chaque instant témoigne d'un faisceau de forces à nul autre semblable. L'unificence de l'Instant est le signe de son éternité. Ce qui est unique, irremplaçable, ne passe jamais. La fidélité aux dieux antérieurs n'est point nostalgie, ni seulement un recours au passé afin de peupler un présent déserté de présences. Cette fidélité est éveil. La foi que nous dispense la magnificence du monde est éveil. Nous nous éveillons à la grandeur sitôt que nous nous oublions quelque peu. Un monde sans dieux est un monde sans grandeur. Voyez la mesquinerie de ces existences réduites à elles-mêmes, vaniteuses, despotiques, sourdes à toutes les sollicitations du monde, à toute musique !

Les dieux nous éveillent à la conscience du monde. En nommant les forces qui nous gouvernent en même temps qu'elles gouvernent le monde, nous tentons d'entrer dans leur connivence. Les rites qui invoquent les dieux tentent l'approche, au sens jüngérien du mystère dont émanent nos heures les plus belles. L'absurde de certaines formes religieuses tardives ou décadentes est de vouloir contraindre l'homme au sacré alors que le sacré est la nature fondamentale du monde perçu qualitativement. Or, on peut contraindre à la Quantité, ce que font la productivité, la religion du rendement et la démocratie; il est impossible de contraindre à la Qualité, la Qualité étant, par définition, ce qui échappe à toute détermination. La Qualité conditionne, elle n'est jamais conditionnée.

8. L'inépuisable « première foi » et l'exactitude herméneutique

Invoquer un dieu, c'est déjà nier le déterminisme. Tant que des dieux, quelles que soient leurs appellations, vivent dans nos mémoires, l'uniformisation n'est que partiellement réalisée et le totalitarisme est un échec. Or, la distance qui sépare certains hommes des grandes théurgies antiques est moins grande qu'il n'y paraît. Cendrars est un Eubage. Ce qui sépare Saint-John Perse des grands Aèdes est certainement beaucoup moins significatif que ce qui sépare le soldat d'aujourd'hui du guerrier de jadis. Les poètes inventent le nouveau car leur parole provient du site de l'éternelle nouveauté. Leur Logos est la source de l'inépuisable « première fois ». Eliade sut montrer magistralement que le rite ne commémore point mais réactualise. Par le rite qui invoque les dieux, nous retrouvons la première fois (où prend source la fidélité première) et la possibilité universelle de toutes les Formes. Ce qui naît de la première fois est sans précédent et rigoureusement imprévisible. La Tradition, dans sa primordialité inépuisable, devrait, à partir de telles prémisses, être quelque peu moins sujette aux mésinterprétations et aux abus. L'acte herméneutique, si proche de l'acte poétique, devrait également retrouver un sens plus précis et autre que celui de la glose, de l'analyse ou de l'exégèse. La fidélité aux sources les plus lointaines de notre culture ne saurait, en aucune façon, sous peine de tomber dans les pires contrefaçons, se dispenser de l'exactitude herméneutique.

Mais qu'est-ce, au juste, que l'exactitude herméneutique ? Ce n'est point à coup sûr, s'embourber dans une terminologie de spécialiste, ni singer la rigueur de la prose juridique. L'exactitude herméneutique réside bien davantage dans le sens de la nuance, une certaine plasticité de l'intelligence qui favorise le sens de la sympathie entre l'œuvre et son interprète. Les Modernes ne connaissent plus d'exactitude que dans le domaine de la Technique. Lorsqu'ils abordent les questions essentielles, ils le font avec une telle négligence que l'on pourrait croire à du pur mépris. Or, rien n'exige plus d'exactitude et de rigueur qu'une approche herméneutique. Les Modernes, persuadés qu'ils sont que tout ce qui ne concerne pas le monde mécanique est purement subjectif, s'autorisent à aborder le monde métaphysique dans la confusion la plus grande, comme s'il était absolument indifférent de dire n'importe quoi sur des questions qui furent, par les réponses qu'on leur donna, à l'origine des styles des différentes civilisations dont nous héritons.

Pour l'herméneute, le style exprime la profondeur du sens, et pour ainsi dire, sa réalité ultime. Dans la perspective d'une herméneutique créatrice, il n'y a rien de plus profond que le style. L'idée générale, l'opinion, la conviction, le savoir, les significations immédiatement repérables, tout ce qui relève du jeu du « pour » et du « contre » n'est que l'apparence, la surface. Le profond est le style, qui manifeste ce qui anime les idées. Par le style, quelles que soient nos argumentations, nos parti-pris (qui peuvent être origine et cause de malentendus) nous témoignons essentiellement de la provenance de nos pensées. Notre style témoigne du site originel de notre pensée. Chaque vrai lecteur sait que la première et la plus profonde sympathie qui se noue entre un auteur et son lecteur est d'ordre musical. Que nous importent les convictions d'un auteur lorsque la « consanguinité des esprits », pour reprendre la formule de Marcel Proust, dispose du privilège d'accorder les intelligences par la sympathie musicale. «  Nous nous entendons bien »- l'expression familière dit tout. L'herméneute excelle à trouver le la. Dès lors, son interprétation sera infinie comme l'est, même enclose dans une durée immanente, la variation du musicien. Par la faute de certaines traductions quelque peu moroses et pesantes, mais surtout par manque d'oreille (et l'entendement dans sa plénitude est toujours divinateur !) nous mésestimons la vertu musicale de l'Epopée.

L'Odyssée est non seulement le paradigme de presque tous nos récits d'aventure et de toutes nos audaces herméneutiques, elle est aussi la source de notre grande musique. Variation, musique, interprétation, tels sont les modes opératoires des « odyssées » de notre âme. Dans cette perspective, l'expression « perdre son âme » reprend son sens fatidique. Lorsque nous avons perdu notre âme dans l'oubli, tout en nous et autour de nous devient immobile et schématique. Les puissances lumineuses et bouleversantes des dieux n'irriguent plus les apparences et nous nous étiolons doucement dans des identités d'emprunt. L'âme, si l'on se souvient de l'étymologie, est ce qui anime. A l'interprétation musicale de la variation correspond, dans l'Epopée, l'herméneutique métaphysique de la péripétie. L'Odyssée est elle-même art de l'interprétation. Ulysse est non seulement le héros exemplaire, il est aussi le regard qui découvre et délivre dans les choses elles-mêmes le sens et les qualités qui, autrement, seraient demeurées inaperçues.

9. Le Groenland métaphysique

L'exemplarité du héros se renforce de la primordialité du regard dont l'amplitude conquiert à la fois les hauteurs et les profondeurs. Le regard ample, cela même qu' Ernst Jünger nommera la vision panoramique, telle est la conquête de l'Epopée. En lisant Homère, nous voyons avec d'autres yeux, et comme pour la première fois, un monde riche d'émerveillements et d'effrois, un monde de forces et de présences qui nous entraîne avec lui dans la plus belle et la plus irrécusable métaphore de l'existence humaine: un voyage en mer.

Ceux des écrivains qui firent l'expérience de l'aventure maritime, tel Hermann Melville, se reconnaissent à une vision qui dépasse l'apparence immédiate, une vision symbolique. La vision symbolique du réel ne naît point d'un refus ou d'un éloignement du réel mais de l'expérience de la réalité la plus intense qui soit. Lorsque la réalité est portée à un degré extrême d'incandescence et d'intensité, elle devient Symbole. Celui qui vit dans la banalité et l'ennui du quotidien a fort peu de chances d'atteindre à une vision symbolique du réel. Les navigateurs, les poètes, les hommes qui remettent en jeu leur existence dans l'aventure d'une réalité non soumise à la planification, non réduite à l'innocuité, se haussent souvent à une vision lyrique et symbolique de la réalité. Nul mieux que Hermann Melville ne sait dire l'expérience métaphysique fondamentale: « Nous servons de fourreau à nos âmes. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme elle est plus resplendissante que le cimeterre d'Aladin. Hélas ! combien laissent dormir l'acier jusqu'à ce qu'il ait rongé le fourreau lui-même et que l'un et l'autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d'un bric-à-brac guerrier, d'arsenaux vénitiens en ruines et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les taches de rouille comme des ennemies; par maint coup de taille et d'estoc il en maintient l'acier coupant et clair comme les lances de l'aurore boréale à l'assaut du Groenland. »

Toute aventure, lorsqu'elle n'est pas réduite à une pure représentation est toujours une aventure de l'âme. L'audace qui se lance à l'assaut des éléments et des circonstances inhabituelles ou extrêmes, est déchiffrante. Le navigateur doit déchiffrer les signes du ciel et de la mer. La météorologie, si décisive dans toutes les aventures physiques, n'est autre que le langage des hauteurs dont l'herméneute doit s'efforcer de discerner la correspondance dans le langage des profondeurs. L'aventure est déchiffrement et tout déchiffrement est aventureux. Point d'Epopée ni d'herméneutique sans une confrontation directe avec l'Inconnu.

L'Inconnu, nous enseigne l'Odyssée, doit être recherché et affronté héroïquement. Il ne s'agit point pour le héros-herméneute de ramener l'inconnu au connu mais bien au contraire de s'affronter intensément et amoureusement à l'inconnu. Le héros ne réduit point l'inconnu au connu; il hausse le connu jusqu'à la magnificence de l'inconnu. L'herméneute et le héros non seulement ne se contentent point du connu, ils considèrent que ce connu est un leurre misérable, un mensonge. L'attrait de l'inconnu guide également celui qui s'aventure sur les mers que l'interprète qui s'aventure dans les contrées indéchiffrées de l'esprit. L'Odyssée conjugue magistralement ces deux exigences fondamentales de l'être humain. Dans la vision héroïque et herméneutique du monde, l'inconnu n'étant pas réduit au connu, mais au contraire, le connu augmenté d'une plénitude d'inconnu, l'être humain, loin de ramener le monde à lui-même, à son propre usage et à ses instrumentations, s'expose à être métamorphosé par le monde. L'inconnu dans lequel je m'aventure fait de moi un être inconnaissable, et cet inconnaissable est le pouvoir de ma souveraineté.

Dans la part du secret réside ma liberté, ce qui en moi ne saurait être l'objet d'une utilisation ou d'une évaluation quantitative. Affronté à l'inconnu de l'aventure herméneutique, je deviens ce que je conquiers. La lumière herméneutique transfigure ce qu'elle touche et qui elle atteint. L'inconnaissable dont elle me revêt m'illumine jusqu'au fond du cœur.

 

Luc-Olivier d'Algange

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages, 38 euros. 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

 

23:09 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

05/12/2021

Alchimie, l'Etincelle d'or:

Résultat d’images pour splendor solis

Luc-Olivier d'Algange

Alchimie

 

« (…) un livre hermétique. On appelle de ce nom un texte entièrement clair, dont le sens se laisse continuellement pénétrer, mais qui dissimule dans cette transparence des vérités d’un ordre particulier que seule une certaine préparation morale peut faire surgir. »

Joë Bousquet

 

1. L'Herméneutique, vitrail du sens

On s'accorde parfois  à dire que l'art de l'herméneutique tel que nous le connaissons en Occident, apparaît à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Soter, et sous le signe d'Hermès-Thoth, messager des dieux. Loin de se réduire à une simple analyse ou exégèse des textes, l'herméneutique est d'abord un art de l'interprétation infinie qui, au moyen de signes, porte témoignage de ce que Philon d'Alexandrie, nomme le « Logos intérieur » dont l'abîme de transparence s'ouvre sur la connaissance divine. « La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière n'est réelle que parce qu'elle est une expression de l'esprit. » Ce propos de Marcel Proust pourrait servir d'exergue à toute méditation et toute pratique herméneutique. Pour l'herméneute, les signes et les mots n'ont de réalité qu'en tant que traces de l'esprit, chiffres d'un Sens qui est la réalité même, centrale et polaire, d'où toutes les réalités contingentes tiennent leur existence et leur importance particulière.

A cet égard, l'herméneutique relève moins d'une explication de texte que d'une implication de l'homme dans une ascèse du Sens dont il pressent la clarté et dont il désire s'illuminer. Rien, dès lors, ne saurait être moins austère et plus aventureux que l'herméneutique car, à chaque instant, ce que nous pressentons peut nous échapper, nous éblouir ou nous mentir. Le Sens d'une oeuvre n'est jamais le résultat de cette agilité intellectuelle qui suffit à résoudre les rébus ou les mots croisés. Le Sens n'est pas un objet, mais, dirions-nous, en nous souvenant de Rainer Maria Rilke, un Ange,- et « tout Ange est terrible... » Si tout d'abord le Sens ne s'offre à nous qu'à travers des voiles et des nuées, ce n'est pas sans raison. Le Sens est le Graal dont la vision transfigure et glorifie mais peut aussi nous réduire en cendres. Ainsi les herméneutes devront-ils être non point d'arrogants spécialistes, mais, selon la belle formule de Nietzsche «  des hommes profonds et joyeux, avec des âmes mélancoliques et folles ». Parmi les diverses ruses du vieux nihilisme professoral, l'une des moins honorables est sans doute d'avoir voulu faire de Nietzsche un précurseur du matérialisme moderne. Celui qui ne croit en rien comment serait-il le tragique jouet des dieux ? Comment chanterait-il l'éternité et l'anneau du retour ? Pourquoi, si le Rien domine, s'évertuer à sauver un idéal de qualité humaine, de courtoisie et de bon goût, et placer tout cela, de surcroît, sous l'égide du Mage Zoroastre ? Ainsi que le fait remarquer Georges Gusdorf, auteur d'un excellent ouvrage sur les origines de l'herméneutique: « Le nihilisme à la mode de notre temps, menue monnaie du scientisme du siècle dernier et résurgence abâtardie de l'esprit des Lumières, n'a rien à voir avec l'esprit romantique. Au surplus, le thème de la mort de Dieu chez Nietzsche ne revêt pas la signification qu'il a chez nos contemporains. Le Dieu mort des religions établies, dénoncé par Nietzsche évoque bien plutôt les formules de Schleiermacher dans le Discours sur l'écriture sainte devenue le mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit était là qui n'y est plus. Nietzsche aussi s'est grandement intéressé à l'herméneutique, à la genèse et à la valeur du Sens dans le devenir de la pensée. »

La part essentielle de l'art herméneutique tremble sur le miroir du désir et du pressentiment. L'herméneutique sait d'avance que tout ne peut pas être dit ou exposé dans l'évidence d'une formulation qui satisferait aux exigences didactiques. La glorification qui advient au terme de son ascèse purificatrice emporte l'herméneute dans la transparence du secret qu'il sut favoriser par sa fidélité et sa confiance. Tout lui est alors sacramentum, signe d'une chose cachée, à commencer par sa propre vie. Procession liturgique de l'âme à travers les signes de plus en plus subtils d'une réalité intérieure, l'herméneutique nous montre que toute chose en ce monde dérive d'une source unique, et que toute chose, tout instant peut en recevoir la scintillante fraîcheur et la profonde mémoire. L'éclaircie de l'être n'est pas une explication de l'être mais, avons-nous dit, une implication de « l'essence de l'homme dans la vérité de l'être », pour user d'une expression familière, mais non pour autant mieux comprise, des lecteurs de Martin Heidegger. L'éclaircie de l'être en nous-mêmes fait de notre oeuvre l'autobiographie du monde. Le sens ésotérique de la Genèse est celui de notre éveil à l'esprit, l'instant polaire, éternisé, de notre pure reconnaissance, par laquelle nous célébrons la splendeur de la création, sa vertu miroitante. Or, c'est en cette vertu, susciteuse infinie des reflets qui nous élèvent, que l'herméneutique trouve sa justification ascétique et sa divine légitimité.

Reconnaissance et résurrection du Sens, l'herméneutique est ainsi l'art qui saintement guerroie contre l'oubli de l'être. Elle est ce qui vivifie l'esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs. Vouée à la réprobation des progressistes, comme des littéralistes, qui refusent l'idée d'un Sens qui transcende l'histoire, l'herméneutique poursuit envers et contre tout son oeuvre, de façon, il est vrai, quelque peu clandestine mais porteuse des prestiges immémoriaux que surent y reconnaître ces proches aînés: les Romantiques Allemands. Car tel est bien le miracle qu'à travers les fanatismes dévots ou agnostiques, l'herméneutique se soit frayée un chemin, jusqu'à nous, chemin qui traverse les teintes, au sens alchimique, des époques hellénistiques, romanes, et romantiques, et par lequel nous témoignons de notre fidélité à la Tradition, et à sa primordialité, dont le sens est au-delà de toute temporalité, « lumière vers la lumière » en laquelle se précise l'idée même de civilisation .

Le discours universitaire et savant ayant renoncé, en sa vocation même, à l'expérience de la transcendance et de la pensée de l'être, à quelques rares exceptions près que nous ne manquerons pas de saluer; le discours théologique quant-à-lui, se réduisant trop souvent à de superficielles apologies, celui qui désire aller à la rencontre de ce qui survit encore du grand art de l'herméneutique devra sans doute se tourner de plus en plus vers la création littéraire et poétique, là où le plus ancien demeure présent, et présence, sous les atours de l'éternelle juvénilité du chant. Ainsi O.V de L. Milosz se considère-t-il, dans l'essence invariable de sa pensée poétique, comme le contemporain de l'Apocalypse de Saint-Jean dont il va écrire un commentaire éblouissant d'audace. De même Saint-Pol-Roux le Magnifique s'affirme « Symboliste comme Dante » et laisse refluer en la substance vive de sa poésie les images homériques et les nuances patristiques. On peut dire, en ce sens, qu'il n'existe pas de grand poète « moderne ». Tout oeuvre poétique digne de ce nom est d'abord l'espace sacré où reviennent à nous, de la nuit des temps, les symboles et les idées les plus anciens dont nous puissions garder souvenir. Antonin Artaud va s'initier aux rites primordiaux des Tarahumaras, de même que Leconte de Lisle va confondre sa voix avec celle de l'hymne védique et chanter Suryâ en des temps non moins que les nôtres dominés par les normes utilitaires et profanes. D'où cet échange entre le sens de l'être, dont témoignent les poètes, et l'être du sens qu'établissent les doctrines en leur unité intérieure. Plus que jamais, l'esprit souffle où il veut.

Alors que la critique matérialiste et la création artistique ou poétique se situent en des espaces radicalement différents, la poésie et l'herméneutique sont l'approfondissement l'une de l'autre, de même que dans la philosophie néoplatonicienne, la spéculation et l'expérience visionnaire. La poésie est l'herméneutique du monde, et l'art de l'interprétation infinie des saisons, des astres, des visages, des paysages et des désirs, de même que l'herméneutique ressuscite dans les signes et les mots le Sens de la vision qui les suscita: fulgurance du regard échangé. Car tel est le premier enseignement de la poésie, en accord avec l'enseignement de toutes les aurores mystiques et religieuses du monde: nous ne pouvons réellement voir la fleur, la pierre ou la nuit que pour autant qu'elles nous regardent. Ce que l'herméneutique nous donne à comprendre est l’image même qui nous rend transparent. Le Symbole que nous comprenons nous transfigure et nous sommes alors compris par lui, comme par toute chose offerte à notre attention fervente.

 

2. Abeilles d'Or

 

« Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons

éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans

la grande ruche d'or de l'Invisible. »

Rainer Maria RILKE

 

« Bien respirer un beau poème, c'est boire l'or astral des Alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration »

Gaston BACHELARD

 

La « flamme qui fleurit »

Le langage des Alchimistes déroute et fascine. Au traité d'Alchimie semble convenir, au premier regard, le vers de Mallarmé : « Calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur ». Cependant dans ces ténèbres, les mots brillent d'éclats singuliers. Il y est question de Céruse, d'Orpiment, de Réalgar, d'Azurite, de Chélidoine. Les phrases qui décrivent les opérations, et dont on ne sait tout d'abord si elles sont matérielles ou mystiques, ou l'un et l'autre, convoquent un bestiaire en proie à des métamorphoses, une géographie sacrée où les mers, les ciels, les forêts changent de couleurs selon les changements survenus dans l'âme de l'Adepte. Tout semble se jouer dans une science de l'interdépendance où l'âme humaine et l'Ame du monde se découvrent de mystérieuses concordances. L'Alchimiste vit dans un monde qui n'est pas tout à fait notre monde mais auquel notre monde cependant donne accès. L'Alchimie n'est pas une évasion, elle révèle, par son langage si particulier, les arcanes de ce monde où nous nous trouvons et dont tant d'aspects essentiels nous demeurent méconnus. La terre sur laquelle nous allons, où nous nous livrons à nos affaires humaines, est déjà pour l'Alchimiste un grand mystère digne d'une attentive révérence.

Nous ne comprendrons rien aux traités, aux poèmes et à l'iconographie alchimique si nous ne consentons pas tout d'abord à changer notre regard et à retrouver quelque innocence dans notre façon de voir. Le sens du Merveilleux ne s'apprend pas, car il n'est pas quelque chose qui s'ajoute à notre entendement. Le sens du Merveilleux se retrouve. C'est à ces retrouvailles que nous invitons le lecteur en quête de Connaissance alchimique. La conversion du regard par laquelle nous quittons le monde utilitaire et profane change en lumière les ténèbres d'un langage dont la signification nous échappe. Car avant même de comprendre par le détail la signification particulière de telle ou telle phrase, c'est le sens même de l'œuvre qui doit magnétiser notre entendement.

Le sens de l'œuvre, c'est le Pôle, l'orientation la plus décisive et la plus immédiate de l'entendement dont la proximité suscite le Merveilleux. Est-il nécessaire de préciser que l'Alchimie n'est en aucune façon une science matérialiste. La « matière première » dont il est question dans les traités est la terre, mais cette terre ne correspond en aucune façon au concept de matière tel que le défendent les matérialistes modernes. La terre alchimique, ce que les alchimistes nomment « notre terre » est une terre en métamorphose, une terre traversée de forces florales et d'accomplissements lumineux qui ne peuvent en aucune façon s'expliquer par des lois mécaniques. La terre, disait Novalis, culmine dans « la flamme qui fleurit ».

L'explication mécanique, qui soumet les effets à des causes connues et répertoriées, infiniment et quantitativement reproductibles, est ici hors de propos. L'opération alchimique diffère de l'opération technologique aussi bien par ses moyens que par sa fin. Ce qui est en jeu est d'une toute autre nature. A la différence du technicien, l'Alchimiste ne cherche point le pouvoir ni « les pouvoirs » mais la souveraineté. La pierre philosophale est le symbole de cette souveraineté conquise sur toutes les faiblesses humaines et sur toutes les tentations de la démesure. L'opposition entre la science moderne, qui se définit elle-même comme « rationnelle » et les sciences traditionnelles supposées « irrationnelles » tombe d'elle d'elle-même car, de toute évidence, la science moderne, lorsqu'elle est au service de la Technique ne sert pas particulièrement la raison et le monde technique où nous vivons se trouve en proie aux plus désastreuses déraisons. Dans son refus nihiliste du Sens, le monde moderne s'effondre dans l'insignifiance et dans l'insensé et son mépris du Verbe créateur et du Logos implique, comme une fatalité subalterne, le mépris de la raison. L'opposition entre science moderne et science traditionnelle se joue, non point dans l'usage ou le non-usage de la raison mais, d'une façon beaucoup plus subtile, dans la distinction du divin et du titanesque. Là où la science moderne s'acharne à l'accroissement indéfini du pouvoir des titans, le pur chevalier de l'Art Royal va se dévouer à la célébration de la souveraineté du monde divin par la contemplation de l'être et de l'Un.

S'il fallait offrir d'emblée une définition, la plus succincte possible, de l'Alchimie, on pourrait dire ainsi qu'elle est, avant tout, une science de la contemplation. L'homme, haussé au-dessus de lui-même par la contemplation découvre le monde comme un temple. L'homme qui contemple est dépris du leurre de l'enchaînement des effets et des causes, de ce simulacre de raison qui l'enchaîne au déterminisme et à la servitude. Retrouvant la dimension verticale, la transcendance, si souvent figurée dans l'iconographie alchimique par un rai de lumière venant frapper l'athanor, son entendement s'édifie. Hauteur et profondeur se précisent dans la découverte des rapports et des proportions. Tout cheminement alchimique témoigne de cette verticalité de l'entendement, de cette conquête d'une vastitude que la vie quotidienne ignore et que les Normes profanes réprouvent. N'oublions jamais que tout conspire, en cet Age Noir, à nous rendre aussi ignorants et misérables que possible. Au monde abstrait, schématique, absurde et déterministe où survit l'homme moderne, exclu à la fois des patries du ciel et de la terre, l'Alchimie oppose un monde foisonnant, d'arborescence, de couleurs, de figures mythologiques, de songes prophétiques, de veilles ardentes et de réalisations imprévues ! L'Athanor où vit et change la terre alchimique ne cesse de célébrer les noces du monde extérieur et du monde intérieur, car le cours des saisons et des astres est, pour les Alchimistes, en étroite concordance avec l'assomption de la pensée à travers les diverses stations de la connaissance.

De la terre damnée, caput mortuum, à la terre adamique, le chemin est long et difficile, et l'on peut, à juste titre, le comparer à une traversée odysséenne. La terre solaire, la terre des philosophes, la terre « blanche feuillée »,- autant de formules pour décrire les étapes de la transmutation, les moments d'une renaissance immortalisante de l'âme humaine en la terre céleste. Ce monde matériel, qui prétend nous enchaîner dans les rets de ses déterminismes, l'Alchimiste ardemment croit pouvoir s'en délivrer, en retournant les forces, c'est-à-dire en prenant l'engagement de servir le subtil et le léger contre le grossier et le lourd. Les « réalistes » répliqueront qu'il ne s'agit là que d'un songe, mais la réalité où nous vivons, et ce qui subsiste par exemple de notre civilisation française, est-elle autre chose que le composé alchimique des songes magnifiques des poètes, des mystiques et des Rois ? Et la détresse dérisoire où nous sommes en cette fin de siècle, est-elle autre chose que le fait de l'absence de songe des « réalistes » qui ont tout fait pour réduire la réalité à leurs minimes mesures ? S'il fut de la vocation des Alchimistes de changer le plomb en or, sans doute la vocation du monde moderne est-elle de changer symboliquement l'or en plomb. « On est finalement tenté, écrit Nietzsche, de diviser l'humanité en une minorité d'êtres qui s'entendent à faire de peu beaucoup, et une majorité de ceux qui s'entendent à faire de beaucoup fort peu; on rencontre même de ces sorciers à rebours qui au lieu de tirer le monde du néant tirent du monde un néant. »

Face au monde moderne qui change l'or en plomb, dans toutes les occurrences de la vie, les chevaliers de la Pierre, ces poètes par excellence, feront d'abord oeuvre de résistance, et ensuite, si cela est encore possible, oeuvre de création. Le symbolisme du plomb et de l'or est sans doute le plus universel qui soit et chacun peut non seulement le comprendre mais l'éprouver. Qui, en certaines circonstances, n'a pas senti l'heure qu'il vivait s'alléger, être gagnée de lumière et n'a pas vu alors son âme s'épanouir sous l'action d'un ensoleillement intérieur ? Lumineux, incorruptible, l'or alchimique ne relève pas de l'économie mais du sentiment de l'irradiation secrète, de la connaissance intérieure. L'or alchimique est un or irradiant et non un or irradié par quelque valeur marchande ou idéologique. L'or alchimique renvoie aux modalités transfigurantes de la lumière, aux arcanes et aux variations de la lumière en tant que principe de création et de réception de la connaissance.

Là encore l'expérience ingénue et primordiale vient à notre rencontre. « L'âme se réjouit d'un juste regard » écrit Trakl. L'Idée est à la pensée ce que l'œil est à la lumière. Or, la lumière, tout en étant, dans son principe, toujours identique à elle-même, est dans l'expérience que nous avons d'elle infiniment variée. Ainsi nos états d'âme, les nuances les plus infimes de nos sensibilités, dépendent de la lumière qui nous environne. La lumière distingue et unit le ciel et la mer; la lumière instaure la dualitude et rétablit l'unité en passant, et en nous faisant passer, par la dialectique transitive de la teinte, de l'éclat, du ruissellement, de la transparence. Enfin, qui n'a été soudain saisi au vif de l'instant par un ressouvenir à la faveur d'un brusque changement de l'éclairage ? Ainsi la lumière est essentiellement messagère. C'est elle qui nous transmet les signes des Hauteurs, les discours célestes par l'entremise des impondérables météorologies du jour et de la nuit. Un orage d'été à Midi ne porte pas le même message qu'une tempête nocturne aux alentours du solstice d'hiver. Le Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu, tout comme les livres de Henry Bosco, nous enseignent à déchiffrer les messages qui, dans la nature, témoignent à l'évidence d'une Surnature.

Une réalité blasonnée

« Les hommes vont de multiples chemins, écrit Novalis, celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout: sur les ailes, la coquille des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les disques de verre et les plateaux de résine qu'on a touchés et frottés, dans les limailles autour de l'aimant et dans les conjonctures singulières du hasard. On pressent que là est la clef de cette écriture merveilleuse, sa grammaire même... » L'Alchimie est l'art de rendre à de tels aperçus la dignité d'une connaissance absolue, d'une gnose. Ces éclaircies de l'âme et de l'être qui, dans la vie quotidienne, sont passagères, furtives, au point d'en être presque indiscernables, l'Alchimie va, au contraire, leur conférer la plus haute importance, au point d'en faire le point de référence de toute aventure humaine digne d'être vécue. Délivré du déterminisme qui voue à produire et à se reproduire selon une logique purement économique, l'Alchimiste renouvelle l'expérience humaine en supposant un accord grandiose entre l'homme et le monde divin. Cet accord sera le principe de toutes les partitions alchimiques.

Or, toute partition suppose une clef, et toute clef, dès lors que l'on s'aventure dans l'ésotérique, suppose un arcane. La discipline de l'arcane que respectent les oeuvres alchimiques, a suscité d'innombrables malentendus. Il s'agit moins de garder par devers soi des informations qui, malencontreusement divulguées, eussent déclenchés des catastrophes, que de respecter la nature du secret en lui-même. René Guénon distingue, à juste escient, dans l'ordre de l'Initiation, ce qui relève du secret de convention de ce qui relève du secret de nature. Une chose dissimulée par convention n'a pas en elle-même la valeur d'un secret, mais il existe des connaissances cachées par nature, dont le secret est la nature même. De tels secrets ne peuvent en aucune façon être divulgués à n'importe qui, ni diffusés car la divulgation implique, non la réception du secret mais l'entrée dans le Secret. Celui à qui le secret est divulgué entre dans le secret et devient lui-même un secret. Tel est exactement le sens du titre d'un des plus célèbres traités d'Alchimie: L'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Le secret de nature, le secret essentiel est une porte ouverte à ce qui demeure caché : ce n'est pas le secret qui entre en nous mais nous qui entrons dans le secret. Tel est le sens de la consécration chevaleresque propre à l'adeptat spirituel. Nous continuons, certes, à vivre extérieurement dans le même monde mais la vision s'est brusquement élargie. Les mots et les choses ne sont plus réduits à leur simple utilité mais ardent d'un feu secret qui est le principe du Sens des mots et des choses. Si les mots, dans les traités d'Alchimie, scintillent comme des joyaux dans la pénombre drapée des chambres, c'est pour nous dire que semblablement dans la nature les choses brillent d'un éclat royal au juste regard.

Les pierres, les arbres, les rivières, les animaux, délivrés de leurs identités génériques retrouvent l'individualité farouche qu'elles eurent, par exemple, dans les légendes et les épopées celtes ou hindoues. Ce n'est plus le genre de l'arbre ou de la bête qui importe, la catégorie où le naturaliste entend la ranger pour sa commodité, mais sa singularité irréductible dans le récit du poète. « La tendresse ontologique des grands spirituels envers toute créature, écrit Paul Evdokimov, jusqu'aux reptiles et même jusqu'aux démons, s'accompagne d'une manière iconographique de contempler le monde, d'y déceler en transparence la pensée divine, de pénétrer la coquille cosmique jusqu'à l'amande porteuse de sens. » Le secret de cette singularité sera donc d'entrer dans la logique de l'incomparable, propre au Symbole.

Le sens du secret, qui fait si cruellement défaut aux modernes, se confond avec le sens du Symbole. Entrer dans le secret alchimique, c'est entrer, par la contemplation, dans la réalité métaphysique du Symbole. Celui qui entre dans la métaphysique du Symbole s'éveille. Le Symbole est ce qui relie la nature à la Surnature, le temps linéaire au temps sphérique ou encore à ce mystère qu'André Breton nommait « l'or du temps » et qu'il faut bien opposer au plomb du temps qui caractérise la vie quotidienne. De même qu'il existe un langage alchimique qui diffère du langage utilitaire par l'attention méditative qu'il porte aux mots et aux choses, de même, il existe une temporalité alchimique qui change le temps en éternité. Le langage alchimique est un langage héraldique qui nous invite à la contemplation des essences à travers les Figures. Blasonnée, la réalité apparaît, à travers les mots, dans l'intensité propre au juste regard poétique et philosophal. Les mots, au lieu de disparaître dans l'information qu'ils transmettent comme il advient dans le langage profane, vont poursuivre leur existence de façon, dirai-je, extatique. Délivrés de leur fonction utilitaire, de leur servitude, retrouvant leur noblesse primordiale toute rayonnante des fastes armoriaux de l'étymologie, les mots recomposent ce monde que les alchimistes nomment le monde philosophal et qui est tout autre chose que le monde philosophique des Modernes. Ce langage alchimique, si différent du langage profane, s'inscrira, de toute évidence, dans une conception du temps aussi différente que possible de celle qui prévaut actuellement. Dans le temps profane, le moment présent est détruit aussitôt que perçu et le passé n'est fait que des sombres décombres du temps détruit. Toute l'énergie humaine est alors mobilisée par le futur, qui est pure inexistence.

Une telle conception du temps est sans doute l'expression la plus parfaite du nihilisme: le passé n'existe plus, l'avenir n'existe pas encore et le présent est détruit aussitôt que perçu, autant dire que nous sommes néant dans le néant. Le temps alchimique au contraire se fonde sur l'être. L'être, pour l'alchimiste, précède le temps, quelque déroutante que puisse paraître la formule. Par son oeuvre, l'Alchimiste transfigure le plomb du temps en or du temps, et chaque seconde qui passe, loin de s'abîmer dans le néant, devient éternelle. Pour l'alchimiste, le passé est du temps éternisé, l'or du temps gagné par l'incorruptibilité essentielle que l'expérience du moment présent confère au moment passé. En un mot, pour l'alchimiste, rien ne passe, tout demeure. Les « œuvres » se succèdent, non en se niant les uns les autres mais dans l'approfondissement d'un même dessein. L'Idée revient sans cesse dans les traités de Jacob Böhme, de Paracelse ou de Maître Eckhart: les profondeurs de la matière première recèlent l'étincelle du feu secret et c'est dans le tréfonds de notre âme que scintille l'éclat divin dans sa plus grande puissance embrasante et lumineuse. Les diverses opérations de l'Alchimie sont là pour révéler la profondeur lumineuse de la substance, sa richesse cachée. La somptuosité des pierres est au cœur des pierres. La lumière n'est pas à la surface mais à l'intérieur. La voie ésotérique, la voie qui mène à l'intériorité est, par excellence, chromatique et musicale. La traversée odysséenne vers le cœur, vers le feu central de l'être dont nous attendons la transmutation, se traduit par la naissance des couleurs. Le Vaisseau alchimique est d'abord un microcosme versicolore. Ce monde de plomb où nous vivons, où tout est si terriblement opaque et lourd, il ne tient qu'à nous d'en transmuter la substance par la connaissance des profondeurs. Ainsi le vocable alchimique VITRIOL, qui désigne la nature mercurielle du dissolvant universel se laisse comprendre en acrostiche: « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem » (Visite l'intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la Pierre cachée).

La discrète diaprure des profondeurs

S'aventurer dans les Profondeurs ! Rien n'est plus étranger à la mentalité moderne qui, en toutes choses, se contente des plans et des surfaces. Univers de grandes surfaces et de vastes planifications, le monde moderne s'impose comme un universel nivellement par le bas. L'homme devient plat comme une image et ne retrouve le volume que dans le monde virtuel où son imagination même est contrôlée par les « concepteurs ». Face à ce monde l'Alchimie est, pour le rebelle, le véritable « recours aux forêts » pour reprendre le mot de Jünger. La « forêt de Symboles » en laquelle nous sommes invités par les traités d'Alchimie est riche de « ces sentes qui ne mènent nulle part » qu'évoquait Heidegger car elles conduisent vers l'essentiel qui est de reconnaître que nous sommes toujours, à chaque instant, et déjà, au cœur de l'être. Les chemins qui ne mènent nulle part, les sentes forestières dont abondent la poésie et l'iconographie alchimique ne suscitent tant de réprobation et de désarroi que parce qu'ils nous délivrent du contrôle de l'évaluation morale utilitaire. Certes, l'amateur d'œuvres philosophales prend le risque de se perdre en une Brocéliande faites des figures arborescentes des songes et des civilisations disparues ! Mais ce péril, par l'exigence chevaleresque qui l'affronte, est lui-même salvateur. En nous aventurant nous échappons au pire danger qui est de vivre sans connaître jamais la moindre aventure. Ainsi que l'écrit le poète latin: « Il est nécessaire de naviguer mais il n'est pas nécessaire de vivre ». La voie alchimique, pour labyrinthique qu'elle puisse paraître, n'en reconduit pas moins la pensée vers son propre sens, et l'âme vers son propre centre. Ne faut-il pas se perdre de vue pour retrouver la splendeur du Soi, dissimulée sous les écorces mortes des identités d'emprunt dont nous sommes affublés par l'esprit grégaire et les nécessités subalternes de l'Histoire ?

L'Art alchimique, comme tout grand art, modifie radicalement celui qui le pratique, et c'est en ce sens là qu'il s'agit d'un Art Sacré et non point d'une technique profane. L'alchimiste lancé à la poursuite du Cerf dans la forêt des hautes figures toutes bruissantes de feuillages orphiques, risque certes de manquer sa proie, d'être privé, au dernier moment, de l'expérience de la Merveille, mais sa victoire sur la banalité et la médiocrité est déjà acquise, et sa nature propre, rendue plus subtile et plus ardente par son cheminement, est déjà ennoblie, rendue autre par l'approche de la Surnature dissimulée dans toutes les oeuvres de la nature. Ce qui est donné à l'alchimiste aux confins de sa Quête n'est donné qu'à lui seul, et lui seul peut en faire un noble usage : « C'est bien à tort que l'on a pris les alchimistes pour les précurseurs des chimistes puisqu'ils regardaient la vertu la plus pure et la sagesse comme une condition indispensable au succès de leurs manipulations, au lieu que Lavoisier cherchait, pour unir l'oxygène et l'hydrogène en eau une recette susceptible de réussir aussi bien entre les mains d'un idiot ou d'un criminel ».( Simone Weil)

A chacun donc de se retrouver au centre de son propre labyrinthe ! Les traités guident le chercheur mais ils ne planifient aucune découverte. La « chasse subtile » dont parle Ernst Jünger connaît des indices, les signes et les intersignes, mais la rencontre avec la proie, aussi ardemment désirée qu'elle puisse être, est toujours imprévue. Seul le labyrinthe peut conduire au centre car le centre est à la fois caché et révélé, « entrée ouverte au Palais fermé du Roi », et que l'instant des retrouvailles avec le centre appartient à chacun dans le mystère qui fait « un unique pour un Unique » (Hallâj). Ainsi que l'écrit Maître Eckhart, « le fond de Dieu et le fond de l'âme ne sont qu'un seul et même fond ».

L'herméneutique alchimique, à la différence des explications rationnelles, reconnaît la vertu de la dualitude, qui est tout autre chose que le dualisme. L'arborescence ne la déroute point, ni la multiplicité des interprétations, ni la diversité des appellations, car selon l'angle de la lumière, le sens change d'aspect et il est juste de lui trouver d'autres noms, de même que les noms, à leur tour, peuvent changer selon l'éclairage du Sens qui tombe sur eux. Ces métamorphoses, si déroutantes pour l'esprit schématique, sont, en Alchimie, le principe du « feu de roue » qui, à l'intérieur comme à l'extérieur de la matière alchimique, va révéler la multiplicité des états de l'être. L'être ne se réduit pas à un seul état comme l'imaginent les théories mécanistes ou matérialistes, de même qu'un texte ne se réduit pas à une seule interprétation définitive. Le feu de roue embrase successivement les aspects du réel, de même que la sagesse du Midi, comme l'écrit Michel Maier dans L'Atalante fugitive: « domine toutes choses, pénètre à droite jusqu'à l'Orient, à gauche jusqu'à l'Occident, et embrase la terre entière. »

Le labyrinthe est le cheminement du chevalier de l'Art Royal, car la réalité même est tissée et notre intelligence humaine, telle une rosée matinale, repose sur l'entrecroisement des fils. Tout à tour eau aérienne, eau divine, eau de l'abîme, eau ardente, l'intelligence alchimique entre dans le tissu du monde, art subtil par excellence et par étymologie, où l'exigence poétique retrouve la langue des oiseaux. L'homme qui se consacre à cette connaissance sera, selon l'admirable formule de Milosz, ami, à l'instar de Novalis, des modalités les plus subtiles de l'être: « un instrument dans la main des Anges ». Une autre logique se fait jour en révélant le jour secret enclos dans la nuit de la Parole Délaissée, une logique, non plus titanesque, mais divine. Ouverte sur l'histoire sacrée, elle est confiance et non plus arrogance, consentement à la discrète diaprure des choses reposant dans le mystère de l'être, comme à l'abri des forêts, et non plus éclairage artificiel tel que voulut l'imposer le rationalisme moderne.  « Avant d'entreprendre la grande conquête du Ciel, écrit encore Milosz, il nous faut donc apprendre à considérer notre chère Raison non comme une qualité indépendante, mais seulement comme le complément d'une puissance intérieure obscure jusqu'à ce jour et inévoluée. » Le Verbe est cette puissance intérieure que Milosz définit comme « quelque chose de doux, de profond, de tendre, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, rompant la monotonie patiente. » Ni ceci donc, ni cela, expérience de la contradiction vécue et nuptialement transfigurée, acceptée, dans le secret de la Foi véritable qui n'est autre que la Gnose amoureuse: « Accepte ce présent, écrit Goethe, tissé de parfums d'aube et de clairs soleils. C'est le voile de la poésie reçue des mains de la vérité. »

Le « beau murmure des sages abeilles du Pays »

L'Alchimie, riche d'afflux des plus anciens savoirs de l'humanité, est par définition, une science traditionnelle. La Table d'Emeraude, les paroles attribuées à Hermès Trismégiste, les innombrables traités de la période alexandrine, du Moyen-Age, de la Renaissance, portent jusqu'à nous en vestiges parfois indéchiffrables, les signes de civilisations et de visions anciennes. Car avant le triomphe, somme toute récent, du positivisme, la connaissance était avant tout visionnaire. L'Idée n'était pas encore réduite à l'abstraction. Forme créatrice, vision, elle appelait à elle l'ardente imagination. Or, l'expérience visionnaire, pour étrange qu'elle paraisse à nos contemporains, est cela même qui rapproche de nous, au plus près, la gnose et l'Alchimie de jadis et de naguère. Les notions et les terminologies que notre culture moderne ignore ou méprise, les vestiges mythologiques ou religieux qui peuvent heurter notre sensibilité forgée par l'austérité des cléricatures modernes, trouvent leurs justes résonances et leur site idéal aussitôt que notre pensée s'abandonne à l'aventure intérieure. Il est vain de vouloir comprendre l'Alchimie de l'extérieur. Si l'on ne fait sienne l'intention de ces poètes et de ces aventuriers de l'Ame, autant s'occuper d'autre chose : il n'est rien de plus vain, ni de plus lourd, qu'une érudition qui n'est pas enchantée par la vision, par l'irisation que la gnose visionnaire suscite sur les objets intellectuels qu'elle approche.

Les réponses sont dans les Songes. Quiconque a prêté attention aux messages qui lui parviennent par la diplomatie des Songes, quiconque s'est trouvé, par quelque raison mystérieuse, mis en demeure de ne pas se satisfaire de la profanation universelle du monde moderne, quiconque a su faire de la fidélité la gardienne de Principes révélés en certaines heures heureuses de son existence, se trouve déjà engagé, et souvent plus loin qu'il ne le croit lui-même, dans la Voie royale des alchimistes. « L'étude engendre la connaissance. La Connaissance suscite l'amour. L'amour dévoile la ressemblance. La ressemblance produit l'abondance encore nommée communauté ou familiarité. La communion génère la confiance. La confiance la vertu. La vertu, la dignité. La dignité la puissance, et la puissance réalise le Miracle. » ( Gérard Dorn).

Science à la fois royale et sacerdotale, issue de la Tradition Primordiale, l'Alchimie unit en elle toutes les sources des traditions occidentales et orientales. Le traité d'Alchimie ignore les clivages historiques et culturels. S’inscrivant dans une Histoire sacrée, dont les histoires profanes, y compris les « histoires des religions » ne sont, selon la formule de Platon, que les « ombres mouvantes », les Alchimistes vont se référer aussi bien aux traditions bibliques qu'aux traditions païennes. Melkitsedeq qui est, selon Saint Paul « Roi de justice, ensuite Roi de la Paix, qui est sans père, ni mère, sans généalogie, qui n'a ni de commencement ni de fin... » va côtoyer Jason et les Argonautes partis à la recherche du Jardin des Hespérides. Le miel d'Or des Abeilles d'Aristée dans les Georgiques de Virgile, rejoindront à la pointe l'inspiration de Milosz: « Maintenant le profond, terrible et beau murmure des sages abeilles du Pays t'enseignent la langue oubliée ( aux lourdes et tremblantes syllabes de miel sombre) des livres noyés de Yasher. »

L'Histoire sacrée échappe aux déterminismes et aux particularismes qui sont les moteurs mêmes de l'histoire profane, avec les horreurs et les désastres que l'on connaît. L'Histoire sacrée, se fonde sur des filiations spirituelles qui ne tiennent à peu près aucun compte de la chronologie et de la géographie, car ce dont il est question se manifeste dans un tout autre ordre de réalité. « Il y a, écrit Milosz, dans l'Epître à Storge, une nécessité de substituer au concept enfantin d'une éternité de succession divisée en passé, présent et avenir, celui de simultanéité ou plutôt d'instantanéité. » L'homme qui reçoit le message philosophal par l'expérience visionnaire, devient, de fait, et le plus objectivement possible, contemporain de ses augustes prédécesseurs. Plus on remonte en amont vers le principe lumineux de l'être, et moins nous sommes enchaînés à la pesante, mais non moins illusoire, chaîne des effets et des causes; car certaines illusions sont plus pesantes que les plus irréfutables réalités. Délivrés de l'illusion, de la pénombre caractéristique du monde profane, de cette léthargie, de cette amnésie où nous maintiennent les règnes de la quantité et de l'insignifiance, une immense légèreté nous saisit et nous sommes entraînés dans les nues, vers les Hauteurs où la lumière devient palpable car nous sommes alors presque confondus avec elle.

Le paradoxe alchimique est que ces hauteurs sont symboliquement identiques aux profondeurs. Plus nous allons à la conquête des profondeurs de la matière et plus le ressouvenir des hauteurs torrentueusement éveille l'image du Soleil de la mémoire, car toujours, selon la sagesse philosophale, le soleil est au cœur. Ainsi que l'écrit encore Milosz: «  Je me plais si fort dans la solitude de mon promontoire et le Soleil de la mémoire m'a fait connaître tant de richesses que je rougirais d'apercevoir autre chose dans ma découverte qu'un secret hermétique très-ancien hérité. » On ne saurait mieux dire l'identité de l'aventure intérieure, de la réminiscence et du « secret hermétique très-ancien ». L'héritage, s'il s'agit du secret hermétique, nous établit dans une réalité « sans généalogie, sans commencement ni fin », une réalité d'autant plus indubitable qu'elle se fonde non plus sur l'évanouissement du temps mais sur l'éternité de l'instant, île dorique, immobile, gardienne de l'or du temps dans le chaos des apparences. Quand bien même nous sommes submergés par la tourmente des aléas, l'Ile hyperboréenne de l'instant où règne le dieu dorique de la lumière, doit demeurer dans nos âmes comme le Soleil de la mémoire: telle est la Sapience du Noble Voyageur fidèle aux principes de la chevalerie spirituelle. « Revêtez-vous, dit Saint-Paul, de toutes les armes de Dieu. Ayez à vos reins la vérité pour ceinture; mettez pour chaussures à vos pieds, le zèle que donne l'évangile de paix, prenez par dessus tout cela le bouclier de la foi; prenez le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui est la Parole de Dieu. »

La plus forte résolution est nécessaire au commencement de l'œuvre qui est nommée par les alchimistes « l'œuvre-au-noir », car c'est alors toutes les ténèbres en soi et autour de soi qu'il faut défier, avant de pouvoir espérer la Visitation du Verbe. Mais ce défi sera non point un défi replié sur la considération narcissique du moi mais un défi de sérénité. La sagesse philosophale dément, par la sérénité lumineuse, la folie du monde. Sans doute la sérénité sera-t-elle la porte solaire donnant sur la Délivrance ultime, pour reprendre le mot de Grégoire de Nysse, « de commencements en commencements qui n'ont pas de fin... » De Grégoire de Nysse, également, cette phrase qui éclaire jusqu'aux tréfonds, le dessein alchimique: « Le Logos joue avec les cieux, donnant à l'univers toutes sortes de formes. »

Si le monde des formes où nous nous trouvons n'a rien de hasardeux, et si nous pouvons donc y retrouver dans la nature même des hiéroglyphes sacrés, nous comprenons alors en quoi la prodigieuse espérance alchimique est fondée. L'herméneutique philosophale, loin d'être une « projection » de l'inconscient humain sur une « nature » qui lui serait radicalement étrangère, toucherait ainsi à une forme de vérité universelle, dépassant l'opposition ordinaire du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur ! L'Au-delà de tout, écrit Grégoire de Nysse, est aussi au tréfonds de tout. Encore faut-il dans le dessein propre de l'Alchimie, - et afin de point confondre l'Art Royal avec une quelconque recherche de « pouvoirs »,- que les tréfonds fussent en correspondance avec l'au-delà de tout ! Dans cette mesure, qui est la destination même de la pensée en tant qu'art des divines pondérations, l'Alchimie rejoindra la plus pure tradition. Dans le tréfonds de la nature interrogée avec passion, nous retrouvons, par le génie de l'Art, les réfractions de « l'au-delà de tout » qui portent l'Alchimie à une dignité métaphysique supérieure à toute cosmogonie.

Ce qui est en jeu dans l'Alchimie appartient au cosmos, mais appartient aussi à la transcendance. Le cosmos, pour l'alchimiste, est transfiguré par la visitation du Verbe: « Celui qui interroge la nature, écrit Origène, et celui qui interroge les écritures aboutiront nécessairement aux mêmes conclusions... » Encore faut-il que l'interrogation soit d'ordre herméneutique et non un interrogatoire policier. Entretien infini du Quêteur de Sens avec l'écriture et le monde et non sommation inquisitoriale ! Là où la science profane dénombre et utilise, la science traditionnelle déchiffre et contemple. Déchiffrement et contemplation culmineront toujours dans la célébration et le chant. « Ta Gloire, ô Christ, écrit Grégoire de Naziance, c'est l'homme que tu as posé tel un chantre de Ton Rayonnement. »

Oeuvre de glorification de l'être, l'Alchimie, dans l'exactitude même des opérations qu'elle requiert, dans l'exigence de ses spéculations, participe ainsi, par essence, d'un acte religieux. Gnose, au sens le plus radical, c'est-à-dire le plus proche de la racine de la connaissance, l'Alchimie, par l'identité qu'elle présume entre le Livre et le Monde, accomplit, sur le « feu tournant » qui révèle successivement les états cachés de la substance, une véritable procession liturgique qui consacre, et sauve de l'insignifiance et de l'oubli, les espaces et les temps qui participent de son passage. Le cosmos qui, ainsi que l'écrit Jean Biès, « est à la fois ordre et parure », est redimé par l'œuvre alchimique qui fait de la parure l'essence de toute oeuvre d'art promise par la rencontre de l'homme et de Dieu et de l'ordre, un ordre sacré.

 

3. Le dialogue d'Albe et d'Aurore

Le Grand-Œuvre alchimique se compose de quatre Oeuvres: l'Œuvre-au-noir, l'Œuvre-au-blanc, l'Œuvre-au-jaune (souvent associé, sinon confondu, à l'Œuvre-au-blanc) et l'Œuvre-au-rouge. L'Œuvre-au-jaune, Xanthosis, indique le passage à l'Œuvre-au-rouge, lorsque l'Œuvre-au-blanc, ayant accompli sa vocation de synthèse (symbolisée par le Paon) de toutes les autres couleurs, l'ardeur solaire recommence à se manifester dans le visible. La symbologie de la succession des Oeuvres, en trois ou quatre étapes, peu importe, demeure parlante car on y retrouve les images mêmes de la naissance du jour. A la nuit de l'Œuvre-au-noir succède le passage au blanc, la « terre blanche feuillée » de l'Aube qui éclaire l'âme avant le rubis du soleil levant. Toute l'Oeuvre se joue donc symboliquement dans ce moment suspendu où la nuit va basculer dans le jour. La durée humaine de l'oeuvre, qui est souvent celle de toute une vie, concentre ainsi mystérieusement cette vie au moment majestueux et intemporel de l'orée du jour et de la nuit,- ce moment du commencement absolu. L'alchimiste conquiert l'immortalité non par quelque recette biologique ou chimique particulièrement efficiente mais par le site existentiel de sa quête qui se tient toujours au seuil de l'émerveillement, recueillie, en ces temporalités magiques de l'orée et du seuil où Albe et Aurore dialoguent dans les abysses lumineuses d'un pressentiment magnanime. Le site alchimique qui peut contenir la durée de toute une vie humaine est la terrasse songeuse où la vivacité matutinale de l'intelligence donne libre cours au pouvoir poétique d'inventer des images et des symboles dont les accords inouïs unissent le Ciel et la terre. L'Œuvre est l'Ange aux ailes de nuit et de jour qui s'élève dans la majesté de l'heure diplomatique.

Entre Albe et Aurore sont toutes les promesses et tous les accomplissements de l'oeuvre car à ces moments seuls l'être et la parole s'accordent encore au ressouvenir d'une unité originelle. Ce que le jour va uniformiser par ses normes, ses obligations et ses faux-semblants, les premiers instants de la conquête le gardent encore protégé par la parure fastueuse des Symboles. Aurora consurgens, le titre du grand traité d'Alchimie spirituelle de Jacob Böhme résume l'épanouissement même de l'oeuvre dans la conscience humaine. Entre le noir et le blanc paraît la réalité paonnante où toutes les couleurs vont se fondre dans la blancheur, laquelle, par teinture philosophale, sera amoureusement irradiée par la Xanthosis, l'Œuvre-au-jaune qui est la seconde saisie au vif juste avant la rubescente élévation du Soleil au-dessus de l'horizon.

Quiconque veut comprendre quelque chose à l'Alchimie doit laisser retentir en lui la beauté de ces Symboles et de ces images afin de relier ce qui est écrit avec le Cosmos lui-même. Le Grand-Œuvre est Oeuvre d'éveil. C'est alors que la conscience prend conscience d'elle-même et s'éveille à sa propre lumière prophétique. Yves-Albert Dauge: « La nature de Dieu doit être perçue dans tout ce qui existe, en tant qu'élan d'éveil et pluie d'icônes ». Le réel, pour l'alchimiste, est entretissé de souffle et de parole. Comprendre poétiquement la parole alchimique, c'est entrer dans la participation essentielle de l'Oeuvre. Le monde pour le chrétien, écrit Olivier Clément: « est un texte unitaire ou plutôt un tissu: les fils de chaîne, immobiles, symbolisant le Logos, les fils de trame, en mouvement, le dynamisme du pneuma. » Sur ces fils de chaîne et sur ces fils de trame les alchimistes du Mutus Liber vont recueillir analogiquement la rosée de l'Ame du monde. Ce qui se joue dans l'Athanor est similaire à ce qui est à l'oeuvre dans le cosmos. L'Art alchimique est d'abord un art de l'imitation, car le monde sensible lui-même est imitation du monde intelligible, ainsi que nous l'enseigne la Table d’Emeraude. De même, est-il écrit dans le Zohar: « Toutes les choses dépendent les unes des autres, et toutes sont reliées les unes aux autres. » Encore faut-il comprendre que ces choses dépendent les unes des autres d'une certaine façon, - et c’est l’arcane,- et qu'elles ne sont pas reliées n'importe comment, -et c'est la science de l'interdépendance universelle. L'idée générale que « tout est dans tout » n'a de sens que si l'on conçoit avec exactitude que, dans le cosmos et dans l'oeuvre, tout se tient à la façon dont chaque note, dans une fugue de Jean Sébastien Bach, tient aux autres, c'est-à-dire, de façon rien moins que hasardeuse.

L'Athanor alchimique sera donc à l'exacte ressemblance du cosmos, non seulement par son contenu mais par sa forme. Le « vase merveilleux » est sphérique: « Domus vitrea sphaeratilis sive circulari »s: maison de verre en forme de sphère ou de cercle. « On construira, écrit Dornéus, le vase spagyrique à la ressemblance du vase de la nature. Nous voyons en effet que le ciel dans son ensemble et avec lui les éléments représentent un corps sphérique au centre duquel vit la chaleur du feu qui se trouve au-dessous... Il était donc nécessaire que notre feu fût placé en dehors de notre vase et sous le centre de son fond rond, tel un soleil naturel. » Cependant, ainsi que le précise Nicolas Flamel, la totalité demeure tri-une car: « le vaisseau de terre en cette forme est appelé par le philosophe le triple vaisseau; car en son milieu, il y a un étage sur lequel il y a une écuelle de cendres tièdes dans lesquelles est posé l'oeuf philosophique qui est un Matras de verre... »

Ainsi comprenons-nous que le cosmos ne se réduit pas à lui-même et qu'il participe de la sanctification de cette « tri-unité » que Le Livre des Figures hiéroglyphiques de Nicolas Flamel et tant d'autres traités d'Alchimie tentent de raviver dans l'entendement humain. Ce monde hiérarchique, haut et profond, richement coloré, suppose une façon d'être à sa mesure: « C'est ainsi que cette ancienne physique était en même temps une théologie et une psychologie transcendantale: à cause des éclairs qui par dessous la matière des sens corporels, provoquaient des essences métaphysiques. La science naturelle était en même temps une science spirituelle et les nombreux sens des symboles recueillaient les différents aspects d'une connaissance unique. » Ce que Julius Evola nomme ici une « psychologie transcendantale » doit se rapporter explicitement au domaine métaphysique. Le mot de psychologie prête déjà à confusion car il semble supposer une action propre, « projective » de la « psyché » humaine alors que dans la perspective propre aux alchimistes c'est au contraire l'Oeuvre qui informe l'homme. Pour l'alchimiste, l'homme devient la Forme de son Oeuvre au point de disparaître en elle. Rien n'est plus absurde que de chercher dans l'Oeuvre des « contenus » psychiques. En bonne logique philosophale, c'est l'Oeuvre qui fait l'homme et non l'inverse. Telle est aussi l'approche générale de l'herméneutique qui s'intéresse d'abord à ce dont il est question dans l'Oeuvre, à cette ardeur du Sens dont l'Oeuvre est le buisson.

Vouloir expliquer l'Oeuvre par l'homme qui la composa suppose de connaître mieux l'homme que l'Oeuvre: hypothèse absurde car l'homme n'existe que par son Oeuvre. Il existe, il est vrai, des « psychanalystes » qui s'imaginent mieux connaître Chateaubriand ou Rousseau par des potins rapportés, des détails biographiques insignifiants ou scabreux que par les Mémoires d'Outre-Tombe ou les Confessions ! Mais ce n'est là encore qu'un exemple parmi d'autres de cette pathologie moderne qui consiste à expliquer le supérieur par l'inférieur, et il n'y a pas lieu de s'y attarder davantage. S'il faut parler, à l'instar de Julius Evola, d’une « psychologie transcendantale », ce ne peut être qu'en sachant que c'est l'Oeuvre qui définit, en soi, la transcendance de la psychologie humaine. Nous sommes très-exactement ce que nous décidons de faire, mais en dernière analyse cette décision est providentiellement entraînée par l'Oeuvre. Nous sommes, dans notre âme et dans notre conscience, les élus de notre Oeuvre. Nos espérances et nos craintes sont à la ressemblance de l'Oeuvre qui nous anime et nous transforme. « Deviens ce que tu es ». L'adage delphique prend toute sa signification dans la logique traditionnelle de l'Alchimie car ce que nous sommes est l'accomplissement de notre Oeuvre en devenir. Nous devenons ce que notre Oeuvre nous prescrit d'être. L'alchimiste est lié à son Oeuvre car son entendement est le miroir embrasé des métamorphoses à l'oeuvre dans le triple vaisseau. L'ultime sagesse consistera peut-être à comprendre que l'Oeuvre s'accomplit d'elle-même. « Instruments dans la main des Anges », nos destinées devancent, dans les nues inconnues, nos espérances les plus folles et nos plus farouches volontés.

Ces idées ne sont obscures que dans l'absence d'une véritable compréhension des Symboles. La symbologie demeure lettre morte pour autant que l'on demeure incapable de la situer dans une perspective métaphysique où elle prend sens, comme un miroir embrasé par le soleil tournant de l'Oeuvre. La procession liturgique des « Œuvres » de l'Alchimie trouve sa correspondance et donc sa signification dans cet ordre intellectuel universel évoqué par René Guénon dont l'expression historique et géographique la plus proche de nous est le Moyen-âge. L'architecture religieuse est la trace immanente de la perspective métaphysique. La beauté, la justesse, la sérénité, l'amicale familiarité de l'architecture romane invitent celui qui la découvre à une méditation lumineuse sans fin. Mais ce qui déjà nous ravit, par la simple intuition, il faut encore, si nous voulons entrer dans la connaissance de la tradition, tâcher d'en comprendre l'architecture métaphysique. Il y a indubitablement un « air » propre aux sites médiévaux. A moins d'être insensible à toute impression esthétique ou poétique, il est impossible de ne pas être gagné par un sentiment d'intemporalité, de légèreté profonde. Ce sentiment dépend lui-même d'une pensée, au sens où la pensée est étymologiquement la juste pesée dans l'auguste science des correspondances. La légèreté que nous font éprouver certaines architectures religieuses naît de l'équilibre de leurs formes. Or, qu'est-ce que l'équilibre des formes sinon la conquête savante de l'apesanteur ? Lorsque les lignes et les volumes s'accordent en d'exactes résolutions pythagoriciennes, l'âme s'allège, la matérialité est vaincue et littéralement terrassée.

Ainsi, l'architecture sacrée a pour dessein non de s'harmoniser avec le monde, mais de vaincre le monde, de même que l'Alchimiste, en oeuvrant au Vaisseau philosophal, aura pour dessein de dépasser la condition humaine, d'atteindre à la surhumanité mystique qui fait de la terre, une terre céleste, de l'humilité, une humilité céleste et du corps, un corps glorieux ! Pour l'architecture sacrée ni pour l'Alchimie, il ne s'agit de s'intégrer dans le monde selon les normes d'une sorte de naturalisme écologique, mais de poser l'absolu d'une quête comme principe et mot d'ordre dans une exigence chevaleresque qui arrache l'homme à sa terre et à ses appartenances pour en faire, héroïquement, un Noble Voyageur, un nomade en route vers le Graal ou la Jérusalem Céleste.

L'architecture sacrée témoigne d'une sagesse dont les réalisations ne sont plus de l'ordre du concept ou de l'abstraction mais d'un ordre ontologique. La Cathédrale ne délivre pas seulement un enseignement didactique, ce qu'elle fait au demeurant avec une pertinence que nos modernes moyens de « communication » sont loin d'atteindre, elle sollicite de l'entendement humain une collaboration à la transmutation. Ce que les livres de pierre nous font comprendre ne se réduit pas à une série d'objets de connaissance, fussent-ils théologiques. Car si nous entrons vraiment dans une Cathédrale, non en touriste ou en amateur d'art, mais l'esprit libre de toute représentation et de tout préjugé, nous entrons dans une dimension où, le temps étant aboli, ou à tout le moins suspendu, la distinction même du sujet et de l'objet cesse d'être pertinente. Nous ne sommes plus alors dans la situation d'un sujet face à un objet de connaissance. De même, l'alchimiste va attendre des opérations auxquelles il se livre, une transformation intérieure qui le concerne au premier chef et dont il n'est pas seulement le spectateur.

La réalité essentielle et décisive de la transmutation se joue dans cette corrélation. Le monde philosophique moderne se limite à des concepts-objets que l'étudiant acquiert et dont il use pour passer ses examens et enseigner à son tour sans que sa conscience ou son entendement eussent été modifiés. Le monde philosophal de l'alchimiste, au contraire, tient pour une condition primordiale le changement d'état du philosophe. Un concept que ne change pas l'état de la conscience de celui qui s'en empare est sans le moindre intérêt. Ce changement d'état de conscience lui-même n'est rien s'il n'induit pas un changement d'état d'être. En l'Alchimie se rejoignent ainsi deux philosophies jugées parfois inconciliables: la philosophie de l'être et la philosophie de la conscience: Albe et Aurore. Le fond lumineux de la conscience et le tréfonds de l'être, d'où jaillit l'étincelle philosophale de la transmutation sont un seul et même fond. « L'Au-delà de tout, écrit Grégoire de Naziance, est aussi le tréfonds de tout ». L'être humain et l'être divin ne se laissent comprendre dans leur distinction et dans leur unificence possibles que par une logique non-dualiste. L'Alchimie est, dans la tradition occidentale, l'exemple le plus connu et le plus opératif de logique non-dualiste. Mais pourquoi dire « non-dualiste » au lieu de « moniste » ? Pour cette simple raison que le monisme semble exclure le multiple et donc instaurer une nouvelle dualité entre l'Un et le Multiple. Non-dualiste est la pensée qui récuse la division de l'Un, mais aussi l'opposition de l'Un et du Multiple qui, selon les si pertinentes analyses de Henry Corbin, aboutissent à l'idolâtrie métaphysique. Pour combattre cette idolâtrie métaphysique, qui n'est rien d'autre, dans le monde moderne, que l'envers de l'idolâtrie matérialiste, l'Alchimie, dans la grande tradition angélologique et visionnaire des gnoses néoplatoniciennes et de la tradition hermétique, va célébrer les médiations, les rites de passage, les apparitions qui unissent ce qui est en ce monde et ce qui est au-delà de ce monde. « L'identité métaphysique de Dieu et de l'homme, écrit Léo Schaya, est le point d'intersection des rayons séphirotiques au sein du cosmos. »

L'Œuvre alchimique va consister à trouver, par expérimentations successives, le secret de ce point d'intersection qui n'est autre que la souveraine Sagesse. Les rêves, les songes et les visions qui tiennent une si grande part dans les traités d'Alchimie,- au point que certains d'entre eux peuvent se lire comme une véritable onirologie,- sont tels des barques franchissant le fleuve des Morts pour atteindre aux rives d'une conscience revivifiée par les forces nocturnes de ce jour absolu qui songe, aux royaumes de la nuit, en l'attente de notre reconnaissance. « Les Grecs, écrit Jean Biès, distinguaient le rêve (onar) d'origine humaine, passant par la porte d'ivoire, et le Songe (chrématismos) d'origine céleste passant par la porte de corne. » Chacun se souvient de l'admirable début d'Aurélia de Gérard de Nerval, sans doute l'un des plus beaux récits alchimiques de la littérature universelle: « Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire et de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres;- le monde des Esprits s'ouvre pour nous. »

Nous nous retrouvons là, par l'ambassade de cette spiritualité romane et romantique dont l'oeuvre de Nerval fut le testament éperdu, au coeur fusible de l'alambic de la culture occidentale où revivent aussi les plus réverbérantes conquêtes spirituelles d'Hildegarde de Bingen. Abbesse visionnaire, musicienne, incarnant l'autorité sacerdotale par la création, Hildegarde de Bingen témoigne de cette spiritualité, à la fois si proche et si lointaine, par l'expression de réalités plus hautes que toute expression. L'homme moderne ne comprend si mal l'Alchimie que parce qu'il se fait une idée fausse de la nature. Ce qui est la « nature » pour la spiritualité romane est devenu pour le Moderne, une réalité presque hors d'atteinte. Les livres de Sainte Hildegarde de Bingen, composés selon sa propre expression dans « l'ombre de la lumière vivante », s'imposent à l'intelligence de celui qui accepte de les considérer sans condescendance comme des visions revivifiantes.

Dans l'ombre de la lumière vivante, soudain, les choses renaissent à elles-mêmes chargées de forces merveilleuses, riches de prodiges cachés à l'entendement profane mais que des circonstances particulières peuvent révéler de façon fulgurante. La modalité de la connaissance, pour Hildegarde de Bingen, est celle de l'apparaître. Elle ne croit pas à proprement parler que l'apparence cache la réalité. Elle voit dans l'apparaître la vision de Dieu. La beauté du monde est celle de Dieu. L'apparence n'est pas mensonge, dissimulant un être hors d'atteinte qui serait « vérité » selon le dualisme philosophique classique. La vision du monde naît de l'expérience de la trancendance telle « qu'un trait de feu sorti du ciel entr'ouvert ». Ainsi, écrit M.M Davy: « Une vision de Beauté l'entoure. Dieu a crée un univers magnifique et a fait l'homme à l'image de sa propre beauté. A la beauté extérieure correspond la beauté intérieure. »

La musique du monde, qui est une et infiniment variée naît de cette correspondance où les répons aux répons se répondent, comme Albe et Aurore dans un jeu de miroir sans fin. La distinction entre le feu brillant, « lucidus igni », et le feu noir, « niger ignis », nous reporte déjà au coeur brasillant de la science hermétique, ainsi que la mise-en-miroir du microcosme et du macrocosme. Le monde est le miroir des Symboles. La Sagesse alchimique nous invite à un voyage à travers les couleurs, l'esprit des astres et des fleurs où la nature subtile, entretissée de signatures divines, nous divulgue à nous-mêmes notre pouvoir de vaincre tous les déterminismes et toutes les pesanteurs. A cet égard, nous aurons garde de ne pas soumettre les expériences visionnaires aux seules normes d'une « histoire de la culture ». L'Alchimie procède par visions et suscite des visions. L'Idée, qui est au sens étymologique la chose vue, est le signe sacré, le hiéroglyphe de la rencontre du monde et de l'entendement humain. Les visions de Hildegarde de Bingen nous entraînent jusqu'au pur éther dans une ferveur ascendante qui ordonne autour d'elle les paysages qu'elle parcourt selon des mesures analogiques.

Pour les alchimistes, ces mesures se retrouvent au coeur même de la matière car l'éther n'est autre que l'essence la plus subtile de chaque élément. Au plus subtil et au plus ardent, la terre est éther, l'eau est éther, le feu est éther, l'air est éther. L'énumération traditionnelle des éléments dans les plus anciens traités d'Alchimie ne mentionne que quatre éléments, à l'exclusion de l'éther,- mais l'éther qui survient dans les traités plus récents n'est pas un ajout, mais une précision apportée à des conceptions invariables. Le subtil et le grossier, l'âme et le corps, ne sont pas scindés mais distincts, et cette distinction suscite une tension, une dynamique où se révèle la vocation humaine. Aller du plus grossier, du plus lourd, du plus corporel au plus subtil, au plus léger et au plus spirituel,- c'est un appel auquel il est possible de ne pas répondre, - et tel est précisément le libre arbitre de l'homme et le sens de sa grandeur lorsqu'il décide de répondre à la vocation du Haut. Demeurer esclave ou se rendre libre, chaque être humain est un jour confronté de façon explicite à ce dilemme. «  En fait, toutes ces distinctions, écrit M.M Davy, se ramènent à deux: ce qui est avant la maturité, c'est-à-dire les différentes étapes de la maturité elle-même; la maturité correspondant à l'or et les étapes qui précèdent désignant les divers processus de fusion. La maturation est une purification, un progrès en voie d'achèvement; la démarche se fait en allant de l'inauthentique à l'authentique. L'amour peut concorder avec la nature, de la même manière que la couleur de l'or concorde avec la véritable nature de l'Or. L'anti-thèse chair-esprit comporte un dynamisme déterminant la vocation de l'homme. »

Les Modernes, lorsqu'ils récusent la sainteté de l'Esprit, et l'immortalité de l'âme, si familières aux civilisations traditionnelles, se réclament volontiers d'un monisme qui, réduit à lui-même, nie la multiplicité des états de l'être et aboutit, fatalement, à la plus navrante uniformité. L'appel de l'Esprit-Saint, son irradiation lumineuse à travers les apparences, loin de diviser l'être et l'apparence, l'esprit et la chair, l'intérieur et l'extérieur, unit au contraire musicalement ces modalités dans un entrelacs dont témoignent les Songes et les intersignes, si précieux dans leur apport décisif à l'élaboration du Grand-Œuvre. La terrestréité de l'Oeuvre est le miroir d'une sagesse céleste. L'homme quoiqu'il veuille, est en marche dans le temps, et cette marche il ne tient qu'à lui qu'elle soit une marche ascendante. Pèlerin de la Jérusalem céleste, l'alchimiste chemine sur les traces de la présence divine. La présence est déjà par-delà mais la trace demeure et lorsque nous l'approchons, nous demeurons en elle, tels une promesse prophétique réalisée. Nous avons nommé Symboles ces traces de la présence divine car le mot Symbole suggère la double existence d'une part demeurée ici-bas et d'une part conférée au-delà. Symbolique est la réalité à la fois immanente et transcendante de la trace qui, d'étape en étape guide la pérégrination du chevalier de l'Art Royal. «  Le Symbole, écrit M.M Davy, ne se situe point dans l'éphémère. Le ciel et la terre passeront. Le Symbole ne relève point d'un tel ciel et d'une terre condamnée à disparaître, fils de l'éternité, il appartient au solstice éternel. »

Signe donnant accès à la connaissance, le Symbole perdure dans l'éblouissement solsticial de la mathématique pythagoricienne comme dans la procession ascendante des néoplatoniciens. Signe sensible des réalités immatérielles, le Symbole nous permet de comprendre en quoi les conceptions gnostiques échappent au panthéisme. Dieu, certes, est partout, mais non comme immanence, mais comme trace d'une présence, qui est à la fois ici et ailleurs, en ce monde et dans un autre monde, éclats d'une transcendance qui demeure inscrite dans nos regards, comme le reflet d'une image hors d'atteinte car échappant à toute constatation. La Vérité ne se constate pas, elle s'éprouve. Cette épreuve suppose les concordances philosophiques entre l'alchimiste et son Oeuvre dont nous parlions plus haut. La vérité ne se constate pas car la constatation soumet la vérité à la condition de la constatation. Or, il n'est de vérité qu'inconditionnée. Ce qui est au-delà de toutes les conditions n'est pas séparé de toutes les conditions mais le moyeu immobile de la roue. C'est en faisant tourner la matière, par le « feu de roue » à travers toutes les transformations et conditions possibles que nous est révélé, par analogie, le moyeu immobile, l'Inconditionné.

L'alchimiste de la tradition romane ne diffère en aucune façon, à cet égard, de l'alchimiste de la tradition taoïste. Le Centre de la Roue demeure à sa place, quel que soit le point du cercle à partir duquel on l'envisage. La chose ne paraît pas si difficile à comprendre. Il faut croire cependant qu'elle l'est si l'on en juge par l'acharnement des uns et des autres à soumettre la Gnose à des particularités « culturelles ». Rappelons seulement le proverbe chinois: « L'imbécile, si on lui montre la lune regarde le doigt ». On peut se perdre en considérations infinies sur les formes de la Quête spirituelle sans jamais aborder le sens des oeuvres qui témoignent de cette Quête; mais les universitaires modernes eux-mêmes, longtemps sous le joug de ces tristes labeurs, commencent à douter de la pertinence de ces « méthodologies » qui ne peuvent s'appliquer qu'en niant l'intention des auteurs et les desseins des oeuvres. La possibilité même d'une métaphysique ou d'une ontologie qui libéreraient la pensée de la servitude du déterminisme théologique ou matérialiste, porte, plus haut et plus loin dans la frondaison des oeuvres, l'exigence herméneutique dont les « tracés de lumière », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, prédisposent l'entendement humain à la sagesse prophétique et nous autorise, à l'exemple du Cavalier Bleu de Henry Montaigu, à recourir à la Tradition chinoise pour mieux comprendre notre essentielle appartenance romane. Le Cavalier Bleu, où l'Adepte de l'Art royal trouvera l'exposé le plus charitable qui soit, sous le voile des symboles, des étapes du Grand-Œuvre, s'ouvre en effet sur un carré magique qui rend opérationnel les figures mises en structure du Yi-king. Nombreuses sont les passerelles qui unissent la tradition romane à la tradition chinoise, mais ces passerelles se trouvent à une certaine hauteur et, pour la plupart, elles sont perdues, indiscernables dans la brume des nues. Ce serait déjà fort beau, et l'auteur en serait grandement satisfait, si ces quelques pages favorisaient l'acuité du regard qui plonge dans le ciel jusqu'à la rencontre avec les passerelles célestes.

Nous retrouvons ainsi sous des formes différentes dans le taoïsme une expérience de l'envol dans les astres à travers une alchimie du réel proche de l'aventure visionnaire de Hildegarde de Bingen, non seulement dans le récit qui nous en est donné mais aussi dans la connaissance qui en résulte. Les visionnaires, les voyageurs du Haut, les nomades des nues, les chevaliers de notre « céleste compagnie » rapportent de leurs pérégrinations un savoir qui possède ses précisions, sa terminologie, empruntés à la fois à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Les taoïstes, tout comme les mystiques et les alchimistes de notre Moyen-âge chrétien ne voyaient pas le monde comme une mécanique distribuée en fonctions et obéissant à un enchaînement de causes et d'effets mais comme un jeu d'influence, un réseau de forces insaisissables d'où rien ne peut être à proprement parler isolé ou expliqué.

Cette logique philosophique n'est, en soi, ni occidentale ni orientale, elle est traditionnelle, c'est-à-dire qu'elle fut à l'origine de toutes les civilisations connues. On pourrait même dire qu'elle demeure fondatrice. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les oeuvres littéraires importantes de ces dernières décennies. Presque toutes témoignent en faveur de cette logique traditionnelle, soit qu'elles oeuvrent, comme celles de Jünger ou d'Eliade, dans l'ordre d'une herméneutique créatrice, soit qu'elles actualisent avec feu, les principes mêmes de la Tradition, comme celles d'Antonin Artaud ou de Henry Montaigu. Nos poètes sont nos Chamanes, nos Saints, nos Apôtres et nos Prophètes ! Nerval, Baudelaire, Villiers de L’Isle-Adam, Rimbaud, Mallarmé, sont nos audacieux médiateurs avec l'Invisible. Leurs traces, leurs proférations sont plus illustres dans la mémoire de n'importe quel bon Français que les obscures tractations de notables fugaces, et de « puissants » dont le pouvoir ne fut jamais que le renoncement à toute véritable puissance créatrice. La littérature est notre légende dorée, où Albe et Aurore s’entretiennent à l’infini, car lorsque la société elle-même désavoue la civilité (qui est d'essence surnaturelle) la civilisation se réfugie dans l'âme des poètes en l'attente de temps meilleurs. Telle fut aussi la leçon du Roi Dormant de Henry Montaigu,- le plus taoïste, car le plus français, des écrivains de France. La Tradition, fondatrice de civilisation, demeure le Principe mais la « société » s'étant substituée à la civilisation, celle-ci demeure comme une vertu cachée, une aube secrète, aux feuilles encore repliées dans la conscience ésotérique du pressentiment. Rien n'empêche, pour autant, que nous devenions invisibles comme les sages taoïstes, afin que nous puissions ramener, de l'Invisible dans le visible, d’Albe en Aurore, la Gloire des plus hautes possibilités humaines et surhumaines.

 

4. L'œil de la colombe

Le corpus alchimique n'est pas moins remarquable par son iconographie que par ses écrits. Bien souvent, l'image, moins contrainte à la linéarité didactique délivre un message d'une plus grande plénitude que les traités qu'elle illustre et qui ne sont pas toujours le fait de grands écrivains. Lorsqu'un Clovis Hesteau de Nuysement ou un O.V. de L. Milosz s'emparent de la songerie alchimique, les oeuvres qui en sont la conséquence font vivre et vibrer la teneur philosophale jusqu'au point où elle s'impose comme une connaissance, une gnose, à l'entendement du lecteur. Mais souvent les traités d'Alchimie paraissent alambiqués et confus, l'attention s'égare dans un labyrinthe d'allusions et la perspective d'ensemble paraît, à première vue, faire défaut. L'iconographie alchimique a précisément pour objet de dire ce qui ne peut être dit par les mots, ou, mieux encore, de placer dans la juste perspective ce qui est dit, de telle sorte que l'image et le mot unissent à nouveau leurs pouvoirs dans l'ordre du Symbole. L'iconographie alchimique montre la nature comme une réalité symbolique. Ce ne sont pas seulement les éléments de la nature qui se font Symboles, mais, plus profondément et plus essentiellement, la nature qui révèle sa propriété de Symbole. La nature, tel est le message de l'iconographie alchimique, existe à l'intérieur du Symbole.

Aller au cœur du Symbole, porter le génie herméneutique jusqu'à ce tréfonds où le Symbole divulgue sa réalité ultime, c'est retrouver le monde avec ses couleurs, ses effluves, son immanence miroitante. La Quête alchimique ne nous dépossède point du monde en nous détachant de lui. Le propre de la Quête alchimique est de nous porter de la périphérie de l'être où nous vaguons jusqu'au cœur où nous rayonnons, souverains non plus désireux de l'être, éveillés de la « confusion morose » du sommeil qui passe généralement pour être la seule réalité. Nous invitons notre lecteur à s'attarder sur ces images de telle sorte à laisser retentir en lui-même le beau silence solennel qui en émane. Peu à peu, si nous nous attardons dans la contemplation, la réalité revient; la douce présence des arbres, de la terre, des ciels, des animaux, témoigne de la vérité de notre Quête.

Certes, les symboles doivent faire l'objet d'une interprétation mais cette étape de l'interprétation doit être précédée d'une appropriation contemplative de l'image. L'image n'est pas seulement un langage codé. Il importe de laisser s'accomplir en soi la songerie artistique, avec tout ce qu'elle porte d'intuitions et de sensations. Le sens métaphysique ne nous est donné que lorsque l'on renonce à son « quant-à-soi ». Il faut cesser un moment de se voir comme un « moi » face à un objet dont il faudrait à tout prix tirer de précises informations. La gravure alchimique nous invite à nous perdre nous mêmes de vue afin de nous retrouver. Le tout, en l'occurrence, est affaire d'imagination, à condition de concevoir l'imagination selon la notion d'imagination créatrice telle que l'éclairent les ouvrages magistraux de Henry Corbin.

Le monde imaginal, pour Henry Corbin, n'est pas cette dérive d'éléments irreliés, insolites, qui envahit l'entendement humain de ses terribles ressassements mais le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible, monde d'une réalité aussi certaine, objective et universelle que peut l'être, dans le monde sensible, l'existence d'une ville ou d'une forêt et dans le monde intellectuel l'existence d'un théorème mathématique. Les gravures alchimiques naissent du monde imaginal et sont ainsi des invitations faites à venir s'y retrouver. De même que la nature est à l'intérieur du Symbole comme une plénière réalité ésotérique, de même, il nous faut apprendre à nous mouvoir à l'intérieur des images. Cessons d'être à l'extérieur, entrons dans la beauté du Symbole, soyons le musicien des figures qui s'y meuvent, dont les actions nous sont décrites. Que la fraîcheur de la rosée, le vert des arbres que les gravures ne montrent pas mais disent impérieusement, nous deviennent familiers ! Parcourons, en randonneurs solitaires les arrière-plans de ces paysages, éloignons-nous, si possible, de tout ce qui peut être vu de l'extérieur, égarons-nous par-delà la rivière, perdons-nous dans les frondaisons à la rencontre d'autres bestiaires fantastiques que les admirables graveurs anonymes de ces images ont sagement laissés hors de portée de nos regards.

Là est toute la différence entre un tableau moderne et une gravure alchimique: il est dans l'intelligence propre de la gravure alchimique de ne montrer qu'une partie du paysage imaginal. Pour le peintre moderne, la toile est le tout et le « tout » se joue dans le travail des lignes et des couleurs. Dans l'Art sacré, tout se joue dans l'accès à ce qui n'est pas directement montré. Les gravures alchimiques ne sont pas des objets mais des portes entrouvertes. C’est davantage le paysage qui s'y profile que la porte elle-même qui doit susciter l'intérêt du Noble Voyageur. La question essentielle que l'image alchimique nous pose est celle de la conversion du regard.

La vision iconographique du réel que l'art alchimique révèle à notre entendement s'apparente à maints égards à la philocalie orthodoxe. « l'Esprit-Saint est la saisie directe de la beauté » écrivait Dostoïevski. L'Esprit-Saint est l'inépuisable source lumineuse du monde imaginal. La beauté iconographique doit se comprendre d'une toute autre façon qu'ornementale ou didactique. « Par rapport au Verbe, écrit Paul Evdokimov, l'Evangile de l'Esprit-Saint est virtuel, contemplatif, il est le doigt de Dieu qui trace l'Icône de l'Etre avec de la lumière incréée. »

Il importe donc d'apprendre à déchiffrer les œuvres de l'iconographe divin, apprendre, comme le dit Saint-Grégoire de Nysse à « regarder par l'œil de la Colombe ». Cette conversion du regard suppose, ainsi que le souligne Françoise Bonardel « une double oblation herméneutique », en citant Wang-Bi: « Les mots sont les traces sonores des images et les images sont les filets visibles des significations. Les images surgissent de la signification mais lorsqu'un homme se laisse prendre par les images, alors ce ne sont pas de justes images. Les mots naissent des images, mais lorsqu'un homme se laisse prendre par les mots, ce ne sont pas de justes mots. Ainsi ne peut-on saisir le sens que lorsque l'on oublie les images et ce n'est que lorsqu'on oublie les mots que l'on peut apprécier les images. La compréhension du sens à pour condition le sacrifice de l'image, la compréhension des images a pour condition le sacrifice des mots. » Il faut oublier les images pour entendre le secret des mots et oublier les mots pour entrer dans les royaumes impondérables de l'image. L'absolu tant désiré advient précisément dans l'oblation qui révèle la pure présence du Sens qui est par-delà toutes les images et tous les mots. Le « secret de nature » dont parlent les traités est d'abord une luminologie. Par-delà l'image et le mot est la lumière qui fait apparaître. L'image n'est rien sans le soleil visible et le mot n'est rien sans l'invisible soleil du Sens dans le ciel de l'entendement humain.

La Quête alchimique vers l'essence consiste à retrouver en toutes choses l'essence humaine dans sa réalité immanente, l'éclat éblouissant dans les ténèbres de la substance. Telle est la vision iconologique de l'Alchimie, telle est aussi sa prière et son oeuvre. « Les Saints priaient, écrit Saint-Basile, pour que la contemplation de la beauté divine s'étende sur l'éternité ». De même, l'Oeuvre alchimique voudra étendre à l'ensemble de la création l'embrasement transfigurateur de la lumière divine. « Selon une vieille croyance populaire, rapporte Paul Evdokimov, l'éclair pénétrant la nuit d'une huître engendre la perle. L'espace n'a d'existence que par la lumière qui en fait la matrice de toute vie. C'est en ce sens que la vie et la lumière s'identifient. La lumière rend tout être vivant en en faisant celui qui est présent, celui qui voit l'autre et qui est vu par l'autre, celui qui avec et vers l'autre, existant l'un dans l'autre. » De même, la philosophie hermétique est moins une philosophie fermée qu'une possibilité offerte d'aller à la rencontre du monde. « Bien respirer un beau poème, disait Bachelard, c'est boire l'or astral des alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration. » Aller à la rencontre du monde, c'est devenir ce que nous découvrons, non plus spectateurs mais acteurs de la dramaturgie alchimique définie par Antonin Artaud. « Toute figure, écrit Françoise Bonardel, cachant ce qu'elle feint de montrer, renvoie en fait le lecteur à l'obligation de devenir le lieu d'où, pour émerger, en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain (eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières ». Délivré par la méditation mercurielle, l'esprit humain s'élance avec impétuosité vers les ruisselantes lumières de l'Esprit-Saint. « De l'image visible, écrit Joseph de Volokolamsk, l'esprit s'élance vers le divin. Ce n'est pas l'objet (icône matérielle) qui est vénérée par la Beauté par ressemblance que l'Icône transmet mystérieusement. »

Retrouver la beauté par ressemblance que l'icône transmet mystérieusement, tel est l'Oeuvre qui nous confère la souveraineté. La pierre est l'aboutissement de l'Oeuvre. Rien ne sera jamais compris des procédures alchimiques si nous ne discernons pas, au-delà des images et des mots l'opération déïfiante dont ils décrivent le cheminement. Les mots conduisent à d'autres images et ces images à d'autres mots, mais tout cela demeure dans l'insignifiance si nous ne comprenons pas ces signes comme des étapes sur le chemin d'une souveraineté conquise. On se souvient de la formule frappante de Kant: « Le Beau est une finalité sans fin ». Cette souveraineté conquise par la ressemblance que l'image mystérieusement transmet est, pour l'alchimiste, la finalité sans fin. Et comment mieux définir la Pierre que par cette formule, « une finalité sans fin ».

A cette hauteur ou à cette profondeur, le paradoxe logique est seul capable de saisir le sens. Ainsi que l'écrit Evdokimov: « L'Homme-Dieu est le paradoxe à la puissance suprême, au sens définitif ». Le paradoxe incarné, la vertu christique, l'Oeuvre de l'alchimiste a pour destination d'en réaliser la plénitude par l'approche fervente de la nature, mais dans cette approche prédomine le pressentiment du voile, de la présence auguste d'une autre réalité. « Dès lors, ajoute Paul Evdokimov, il est évident que ce n'est pas dans la nature elle-même que se situe la vraie beauté mais dans l'épiphanie du transcendant qui fait de la nature le lieu cosmique de son rayonnement, un buisson ardent ».

La méditation philosophale à laquelle nous invitent les images et les poèmes est d'abord une invitation à reconquérir les prérogatives métaphysiques de l'Art sacré en ouvrant la conscience au buissonnement ardent des interprétations. De l'affirmation dostoïevskienne « la Beauté sauvera le monde » la gnose philocalique voudra faire une attestation métaphysique, en tant que double oblation. Car si la Beauté sauve le monde, il ne nous appartient pas moins de sauver le Beauté. D'où l'importance de l'Oeuvre. L'Alchimie est ainsi une contemplation oeuvrante ou une prière opérative; ce que devraient être toute contemplation et toute prière. La Beauté ne nous sauve que si nous sauvons la Beauté. Cette réciprocité à l'œuvre dans l'immanence et la transcendance est également mise en évidence par Clément d'Alexandrie: « L'Homme est semblable à Dieu parce que Dieu est semblable à l'Homme » La procession liturgique du Grand-Œuvre est orientée par la naissance de Dieu en l'homme, mais celle-ci n'a de sens que par la naissance de l'homme en Dieu. La Nativité et l'Ascension sont la double appartenance dont la Pierre est la Symbole de réalisation. L'Alchimie, cette forme métaphorique de la Gnose chrétienne et universelle, si elle dépasse les actes ordinaires du croyant ne s'écarte pas pour autant du génie propre au christianisme. « L'homme est un être qui a reçu l'ordre de devenir Dieu, dit Saint-Grégoire de Nysse. L'homme doit unir en lui la nature créée et l'énergie divine incréée car il est homme par la nature et Dieu par la Grâce » C'est à la reconnaissance de ces très anciennes paroles de feu que nous devons de ne pas éteindre l'Esprit-Saint qui vit et circule en toute chose. Ainsi que l'écrit justement Alexandra Charbonnier dans son ouvrage sur Milosz: «  Le poète divulgue ainsi une sublime vérité: c'est la matière qui assume le destin de l'esprit. La régénération du minéral correspond à une transmutation de la nature déchue d'Adam ». Sans doute en sommes-nous au moment où il faudra choisir entre une vue-du-monde gnostique et une banale conception ecclésiastique, voire administrative, du monde. L'Art, véritable liturgie cosmique, nous porte, par ses puissances salvatrices, au seuil de la Connaissance.

5. La Science alchimique

L'Alchimie n'est pas seulement, comme nous l'avons vu, une philosophie et une liturgie, elle est aussi, au premier chef, une science, mais comment comprendre cette science sans la situer d'abord dans sa procession philosophale qui la rend possible et opérative ? Pour différente qu'elle soit de la science utilitaire ou profane, la science alchimique n'en obéit pas moins à des méthodes qui ne diffèrent pas essentiellement de la science prospective la plus contemporaine. On sait que le principal argument du dix-neuvième siècle pour dénier tout intérêt aux traités d'Alchimie fut le « dogme » de l'intransmutabilité des métaux. Or, la science du vingtième siècle a frappé d'inconsistance ce dogme en donnant raison à l'a priori alchimique de l'unité de la matière.

En bonne logique, il eût fallu alors reconsidérer ces traités, le principal argument contre leur validité étant tombé, mais il faut bien se rendre à l'évidence: la « scientificité » d'une époque tient bien davantage à l'idéologie et aux habitudes qu'à l'audacieuse exactitude. Ce que nous avons pris pour habitude de ne point prendre en considération, quand bien même de nouveaux éléments nous inciteraient à le faire, se tient à trop grande distance pour que notre paresse intellectuelle ne nous interdise pas de les atteindre. Entre l'Alchimie traditionnelle et le goût de l'objectivité scientifique se sont creusés des abîmes qui sont beaucoup plus idéologiques que réels. Rien n'entraîne l'être humain aussi loin de la Tradition que les coutumes et les habitudes. Les héritiers de Newton ne parviennent, pas davantage que ceux de Galilée ou de Ptolémée en leurs temps, à se départir de leurs habitudes mentales, car ils n'ont hérité que des convictions de leurs prédécesseurs et non de l'élan créateur. Alors même que l'a priori de la science alchimique n'est plus invalidé, et quand bien même on considère, désormais, les théories de Newton comme un apport décisif, on n'en persiste pas moins à ne pas vouloir prendre en considération les recherches alchimiques de Newton, comme si elles n'étaient que des lubies de vieillard ! Presque personne ne semble envisager que les théories hermétiques puisse donner à celui qui s'en approche loyalement une plasticité intellectuelle susceptible d'apporter à la logique scientifique ces modifications décisives qui aboutirent aux théories de Newton et d'Einstein.

L'alchimiste, en proie aux variations chromatiques de l'Athanor, qui est un résumé du cosmos, est mieux placé que tout autre pour voir à l'œuvre l'interdépendance du temps, de l'espace et de la matière et pour constater que la temporalité humaine, la temporalité de l'œuvre dans l'Athanor et la temporalité du cosmos entretiennent des relations complexes qui n'ont plus rien à voir avec le temps linéaire ni les logiques binaires du positivisme. Ainsi, l'a priori alchimique, l'unité de la matière et l'interaction des « composants » de l'univers, ainsi le mode d'observation, qui implique l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, présagent, dans la méthodologie alchimique traditionnelle, les avancées les plus récentes de la Physique. Notre thèse est que l'Alchimie n'était pas une « pré-chimie », une forme de logique archaïque, rendue obsolète par la chimie moderne, pour cette simple raison que la logique de l'interdépendance, fondée sur l'analogie, s'est toujours développée en marge du rationalisme qui, durant ces mêmes périodes, a suivi son cours.

La science « rationnelle » n'est point née de la disparition de l'Alchimie ou d'autres sciences traditionnelles, elle s'est développée, ailleurs, en d'autres sites, selon d'autres ambitions. Il se trouve que la science du dix-neuvième siècle, obsolète à son tour, laisse place à des théories qui entrent singulièrement en résonance avec la Tradition hermétique, mais tel n'est pas le propos précis de ces notes. L'étude comparative entre l'Alchimie et la science en devenir sera peut-être faite un jour. Elle sera le couronnement d'une transdisciplinarité qui commence à peine à voir le jour. Ces quelques remarques d'épistémologie philosophale permettront peut-être d'en esquisser le plan. Toutes les évidences sur lesquelles se fonde la science du dix-neuvième siècle sont tombées une à une. La matière, l'espace, le temps ne sont plus ces réalités indubitables et invariables que l'assurance d'une bourgeoisie, à l'aube de ses plus lucratives conquêtes techniques, projetait sur le monde. Nous avons compris, depuis, que la matière recèle les secrets d'une « vérité » et d'une « unicité » dont le Vedantâ et Leibniz avaient pressenti les opérations subtiles dans tous les ordres de la réalité intérieure ou extérieure. Les visions de Hildegarde de Bingen ou de Rumî nous avaient déjà donné à pressentir que la lumière entrait dans la constitution la plus essentielle de la matière. Or, nous disent aujourd'hui les physiciens, la lumière ne serait que de la matière morte. C'est donc à bon escient que les alchimistes sont à l'affût de « l'étincelle d'or » enclose dans les tréfonds de la matière. L'étude et la contemplation de la lumière, la tentative sans cesse réitérée d'en pénétrer les arcanes demeure d'actualité. A ne point oublier la nécessaire dépendance de la théorie de la lumière, de l'œil qui perçoit la lumière et de la lumière elle-même, dans son inconnaissable profondeur étrangère à l'humain, nous revenons, avec l'Alchimie à la science (née du regard « stéréoscopique » ou « panoramique », pour reprendre les mots de Jünger) qui n'a d'autre dessein que de modifier notre entendement dans le sens du plus profond bonheur et de la plus grande richesse.

Le « scientifique », encore imbu des catégories du siècle précédent, ne manquera pas d'objecter que l'on ne sait jamais, dans les traités d'Alchimie, si la lumière est la lumière physique ou la lumière métaphysique et que cette incertitude interdit l'approche scientifique des phénomènes décrits. Mais en logique philosophale, cette objection ne tient pas car, dans ses approches à angle variable, symbolisées par le « feu tournant », l'objet et le sujet, comme dans un ballet, se disposent en figures tournoyantes dont chacune, selon des lois chorégraphiques précises, est tour à tour objet et sujet de l'autre, selon qu'elle définit à tel ou tel moment le centre de gravitation du mouvement en cours. La musique baroque figure assez bien les trajectoires propres à la logique alchimique et sans doute à la logique de l'univers lui-même dont on s'aperçoit de plus en plus qu'il ne ressemble nullement à l'image que voulaient s'en faire les progressistes du siècle dernier. Le reflet métaphysique de la lumière physique divulgue le secret de la lumière divine. Le monde physique ne peut s'interpréter qu'à partir d'un monde métaphysique car l'interprétation est elle-même ce monde métaphysique. «  L'Alchimiste, écrit Dorneus, verra peu à peu, et de plus en plus avec les yeux de l'esprit, luire un nombre infini d'étincelles qui deviendront une grande lumière. » En dehors du sens métaphysique dont elles sont le miroir, les choses n'existent pas. C'est ainsi que la confusion entre le « physique » et le « métaphysique » qui chagrine tant nos prétendus scientifiques apparaît au contraire, à qui sait en faire bon usage, comme une chance magnifiquement offerte, de saisir au vif le phénomène dans sa métamorphose, sans être dérouté par son caractère transitoire, ni par sa nature protéenne ou contradictoire. Qu'une chose puisse être à la fois ceci et cela, visible et invisible, physique et métaphysique, c'est là toute la pertinence du Symbole, qui, par nature, appartient à deux mondes. « Faire apparaître les choses cachées dans l'ombre, écrit Sendivogius, et en enlever l'ombre, voici ce qui est permis par Dieu au philosophe intelligent par l'intermédiaire de la nature. Toutes ces choses se produisent et les yeux des hommes ordinaires ne les voient pas, mais les yeux de l'esprit et de l'imagination les perçoivent par la vision vraie, par la vision la plus vraie ».

L'Alchimie nous propose donc une explication scientifique de la réalité, mais à des fins toutes autres que celles que se propose la science profane. Le monde existe, nous dit l'Alchimie, ses éléments sont en proie à d'irrésistibles variations et d'impérieuses métamorphoses et il n'y a pas lieu de s'en désintéresser. Il n'est plus question de rester enfermé dans ses opinions ou dans ses convictions. Le Merveilleux peut naître à chaque seconde de l'attention extrême que nous portons aux plus simples choses qui nous entourent: la terre, l'eau, l'air, le feu. Le tout est de saisir leur dynamique intime, de s'approprier le secret de la force qui les anime, d'en approcher les fulgurances. Il y a dans l'Alchimie une musique et un silence du Merveilleux. Les âmes des choses brasillent dans l'Athanor et, dans leurs déploiements chromatiques, soudain semblent gagnées par la solennité du silence. Il n'en demeure pas moins que cette intense poésie naît d'une science. Le monde auquel nous invitent les alchimistes est aussi peu subjectif et sentimental que possible, précisément car toutes les subjectivités et tous les sentiments s'y retrouvent. Cette totalité formule, mieux que n'importe quelle déclaration d'intention, l'objectivité de l'Alchimie.

A cet égard l'Alchimie appartient en effet à un monde radicalement différent de celui où nous vivons, car l'alchimiste expérimente dans sa recherche métaphysique même. L'alchimiste ne se contente pas de formules mathématiques inventées par d'autres. Chaque alchimiste doit refaire le parcours depuis la découverte de la matière première jusqu'à ses ultimes métamorphoses culminant dans le Rubis des Sages ! Tel est le paradoxe que cette science traditionnelle n'est point facilitée par la transmission du savoir. Tout est dit, mais sous un voile, et la révélation est l'aventure propre, et singulière, de l'alchimiste. L'alchimiste, face à son Oeuvre, est unique. Nul ne peut le remplacer, et c'est en effet ce qui tendrait à éloigner l'Alchimie de la science pour la rapprocher de l'Art. Mais, à l'inverse, pourquoi ne pas se fonder sur les exigences propres de l'Art, pour rapprocher l'Alchimie de la science ? L'Alchimie, science issue de la nuit des temps, témoigne d'un état de la connaissance humaine où l'Art, la science et la magie (au sens de moyen d'action sur le monde et sur soi-même) n'étaient pas encore séparés. On ne peut s'empêcher de considérer que cette séparation n'est efficace, comme la division du travail, que dans l'ordre de l'économie et de la gestion, et qu'elle est au contraire préjudiciable à la prospection et à la connaissance. Si se connaître et connaître le monde forme bien un seul acte de connaissance, la connaissance est une et toute subdivision, qui se prolonge abusivement, finit par atteindre la connaissance elle-même dans son principe. L'Art qui n'est pas un objet de connaissance est pure vanité, sinon pure inexistence. La Forme artistique elle-même est l'empreinte d'une volonté de connaissance qu'il importe de déchiffrer si l'on ne veut pas se limiter à une critique qui n'est que la vanité des vanités.

L'Alchimie peut ainsi nous enseigner à mieux comprendre l'Art et la science en mesurant ce qu'il y d' art dans la Science et ce qu'il y de science dans l'Art. De même que les romans de Balzac apportent davantage à la connaissance de l'Histoire des hommes que tous les traités de sociologie et de psychologie, il est fort probable que l'Alchimie nous apporte davantage sur la connaissance de la nature et du cosmos que les sciences positives vulgarisées telles qu'elles nous parviennent actuellement par l'enseignement secondaire ou universitaire ! L'Alchimie est une science qui fait sienne les exigences de l'Art, c'est-à-dire l'exigence d'une expérimentation directe, non-reproductible et cependant infiniment chargée de Sens. L'Alchimie est aussi, et simultanément, un art qui fait sien les exigences observatrices et méthodologiques de la science, respectant ce que Bachelard a nommé la dialectique de l'a priori et de l'a posteriori, l'expérimentation venant infirmer ou confirmer une théorie interprétative préalablement formulée. Rien, en Alchimie, n'est hasardeux. Le paramètre d'influence infime ou insignifiant n'existe pas. Toutes les influences jouent pleinement dans l'accomplissement de l'œuvre, et aucune n'est négligeable. Les lois selon lesquelles se réalisent les Principes sont exactement formulées, mais leur mode d'implication dans l'expérience est imprévisible et unique, non certes car il relève de l'aléatoire mais bien parce qu'il s'inscrit dans un faisceau d'influences si diverses et si nombreuses qu'il ne se reproduit jamais deux fois à l'identique. Les conditions requises sont toujours les mêmes, mais le mode opératif varie car la situation, prise dans son ensemble, et à commencer par l'opérateur, ne sont jamais les mêmes.

Si quelques ambitions président à cet ouvrage, la première d'entre elle serait de délivrer autant que possible les belles procédures opératives des alchimistes du pathos et de la médiocrité « occultiste », pour ne rien dire de l'abominable « New Age ». L'occultisme ne serait-il pas en dernière analyse la mauvaise humeur propre au narcissisme malheureux ? L'alchimiste est un mystique pragmatique. Son « moi » ne le préoccupe pas outre mesure car il sait que seule importe la rencontre du temps et de l'éternité, la seconde magique où l'éternité coupe verticalement le temps. Comment se préoccuper de son « moi »,- comme le font les psychanalystes et les occultistes modernes,- lorsque l'on sait que le « moi » n'existe pas, que nous sommes voyageurs odysséens en des réseaux d'analogies et de Symboles ?

L'Alchimie est une science dans la mesure où elle n'est pas une croyance, et elle est une science sacrée dans la mesure où elle dépasse l'utilitarisme. L'Alchimie, au lieu de se perdre en représentations abstraites va droit aux choses elles-mêmes. La connaissance absolue qu'elle poursuit passe par le jeu des éléments et les expérimentations variées et la songerie amoureuse. L'alchimiste face à son Oeuvre instaure un rapport au monde où le centre n'est plus son « moi », son humanité, ou quelque autre appartenance que l'on voudra, mais l'étincelle née de la rencontre du monde et de l'entendement humain. Le vrai n'est pas dans le « moi », le vrai n'est pas dans le monde mais dans « l'étincelle d'or », la seconde magique de la rencontre, l'escarbille soudaine qui, par la justesse de l'idéogramme qu'elle trace dans l'air, va illuminer la réalité dans la recouvrance de sa réalité aurélienne.

A cet égard l'Alchimie figure dans un registre philosophique fort éloigné de l'humanisme moderne qui préside actuellement aux destinées du « progrès » scientifique, voué selon la formule de Simone Weil que nous citions précédemment « à réussir aussi bien entre les mains des fous que des criminels ». Et c'est en effet ce que nous voyons. La faiblesse de l'humanisme moderne, qui se revendique fort abusivement de l'humanitas antique, est de ne jamais cesser de concevoir l'homme dans la perspective évolutionniste comme un animal auquel se serait ajouté quelque chose, à savoir l'âme, la raison, la parole, l'art de la guerre ou que sais-je ? Cette conception zoologique de l'humain comme « animal amélioré » par un ajout, contresigne l'absurdité de la thèse évolutionniste à laquelle nous devons d'autres théories encore, racistes, économiques, propres à satisfaire l'idéal à rebours des « hommes sans visage ». En Alchimie, comme dans toutes les autres sciences traditionnelles, l'identité humaine ne connaît pas de telles réductions génériques ou zoologiques. L'homme de la tradition ne classait point ses semblables en catégories naturalistes. L'être humain se définissait par son parcours spirituel, c'est-à-dire par le secret, car le parcours spirituel est un secret entre Dieu et l'homme.

L'Alchimie, comme toutes les sciences de l'interdépendance, suppose une conversion du regard qui bouleverse notre identité. Il est banal aujourd'hui de parler d'une « crise de l'identité », comme il existe au demeurant une crise de la propriété (l'une étant l'avers de l'autre); mais si l'on suit la logique philosophale, ces « identités » et ces « propriétés » ne sont que des écorces mortes, et il bon qu'elles soient menacées. Seule importe l'Oeuvre. L'existence humaine, dans sa prédestination surnaturelle n'est rien d'autre que l'accomplissement de l'Oeuvre. Or, l'identité humaine propre à « l'humanisme » moderne pose l'homme comme « ayant droit » de par sa seule identité humaine, mais il suffit, et cela, hélas, depuis le début de ce siècle ne cesse de se voir, de dénier à autrui cette identité pour instaurer l'horreur. L'Alchimie, et tout le courant herméneutique qui l'accompagne, pose au contraire l'être humain comme une possibilité renouvelée, dans chaque être humain, de tout reprendre à l'origine et d'atteindre par son Oeuvre à une sorte de responsabilité universelle.

La beauté de l'iconographie alchimique en témoigne: rien ne peut être laissé au hasard de la laideur. L'alchimiste n'est pas « l'ayant droit » satisfait de son identité ou de son appartenance, il est, sur la crête scintillante de l'instant qui naît et qui meurt, la possibilité de l'Oeuvre. Cette vue du monde esthétique, plastique, pragmatique, s'oppose aux idées générales, aux morales et aux dévotions du monde moderne. Le monde de la Tradition, que les modernes accusent volontaire d'être chimérique, n'a jamais cessé de prendre la mesure réelle de la vie humaine par l'ivresse et par le rêve de la beauté ; car, en fin de compte, rien n'est réel que la beauté. Les hommes de la Tradition étaient assez sages pour comprendre que nos identités ne sont rien, que notre humanité même, au sens générique, n'est qu'un leurre et que seule importe l'heure qui s'élève dans le ciel comme une prière adressée au rêve et à l'ivresse de la beauté.

L'homme moderne se veut extraordinairement réaliste et nous voyons son imprévoyance nous précipiter dans le désastre; il se croit informé des ressources de la Raison et son monde obéit à la plus noire déraison; il s’imagine enfin le gardien excellent de la morale et de l'humain et ne cesse de se trouver engagé dans les plus affreux massacres de tous les temps ; et même, lorsque le calme règne, en apparence, la vie quotidienne est morne comme un lendemain de défaite. Moins épris de généralités, l'homme de la Tradition portait son attention là où d'emblée sa vie s'embrasait, là où l'intensité du rêve et de l'ivresse signalaient l'approche du Sens, dépassant la sinistre usure des jours.

Le rêve et l'ivresse, c'est à dessein que j'insiste sur ces mots qui semblent si loin de toute science. Et pourtant, lorsque le rêve humain s'ouvre sur le songe divin, lorsque la spéculation danse de reflets et reflets jusqu'au tabernacle de la lumière incréée, la science devient un « science véritable », une Gnose. La différence entre la science moderne et la science alchimique est moins dans quelque « rigueur », qui ferait défaut à l'une et serait l'apanage de l'autre, que dans leur perception diverse de l'être humain. Ce n'est pas dans les opérations et dans les théories qu'il faut, en dernière analyse, chercher les différences majeures mais dans les opérateurs. Selon ce que l'on conçoit être à soi-même sa propre humanité, l'opération alchimique relèvera d'une planification ou d'une transmutation. Si l'on examine dans ses projets et dans ses réalisations majeures la science moderne, on s'aperçoit qu'elle exprime avant tout le besoin fondamental de planifier la réalité. Le singulier est que ce besoin de planification s'accompagne d'un manque total de prévoyance. Mais sans doute le besoin de planification naît-il précisément de l'impuissance qui est devenue la nôtre à prévoir. La prévision et la prévoyance, ces vertus traditionnelles de l'Autorité, relèvent de la prophétie alors que la planification relève de la technique. La technique, par l'effroi d'une réalité imprévisible, va céder à la croyance illusoire que l'on peut aplanir la réalité pour éviter de s'y affronter. Tout, dans le monde moderne vise à l'éviction de la présence réelle. La folie planificatrice du moderne est horreur de la présence. Planifier l'espace et le temps pour éviter le face à face à l'irréductible singularité de l'aléa, telle est la froide folie de cette fin de cycle. C'est ainsi que le Moderne ne va plus vivre au cœur de la présence réelle des choses qui sont d'abord l'air, l'eau, la terre et le feu, mais derrière des écrans, où il cultive, internaute, l'illusion de l'omnipotence.

Au désir de souveraineté de l'Alchimiste, qui s'accomplit dans la liberté, non pas octroyée mais conquise, s'oppose le fantasme d'omnipotence du Moderne qui se réalise dans la servitude absolue qui fait passer les hommes du rang de sujets à celui d'objets interchangeables. Ces distinctions sont essentielles si l'on veut aborder, en connaissance de cause, la description des étapes du Grand-Œuvre. Ces étapes ne sont pas des moments dans une évolution, mais les stations oratoires d'une transmutation. L'alchimiste ni son Oeuvre n'évoluent, ils se disposent à recevoir les influx sidéraux des changements d'états dont la soudaineté contraste dramatiquement avec la longueur des préparatifs. Il existe une dramaturgie alchimique, qui exclut le plan naturaliste de « la lente évolution des caractères ». Seule est décisive la conversion du regard qui transmute l'entendement à la si fine pointe du Temps que le Temps lui-même en devient imperceptible.

 

6. La dramaturgie des ténèbres rutilantes

« Il y a entre le principe du théâtre et celui de l'alchimie une mystérieuse identité d'essence. C'est que le théâtre comme l'alchimie est, quand on le considère dans son principe et souterrainement, attaché à un certain nombre de bases, qui sont les mêmes pour tous les arts, et qui visent dans le domaine spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, dans le domaine physique, permet de faire réellement de l'or. Mais il y a encore entre le théâtre et l'alchimie une ressemblance plus haute, et qui mène métaphysiquement beaucoup plus loin. C'est que l'alchimie comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes. »

Antonin ARTAUD

 

La dramaturgie alchimique semble inspirée du Théâtre classique, du Nô ou encore, comme l'a souligné Antonin Artaud, du théâtre balinais. En effet, le théâtre, lorsqu'il s'efforce d'établir des ponts entre la représentation extérieure et une vérité intérieure rejoint la pratique de l'Alchimie. Considérons l'effet cathartique recherché de façon explicite ou implicite par les dramaturges, la mise en scène, si comparable à la « mise-en-vaisseau » où divers composants vont interagir selon leurs caractéristiques propres, voyons les figures hiéroglyphiques des personnages et des scènes, l'éclairage, les décors dont la charge symbolique va favoriser l'herméneutique des âmes, (le tout se déroulant dans le cadre mathématique des Actes, qui, semblables aux « Œuvres » des alchimistes, donnent aux personnages et aux situations où ils se trouvent la cohésion nécessaire à l'espérance du changement d'état,) et nous aurons déjà quelque idée de cette « délivrance » qui, dans presque toutes les dramaturgies classiques ou traditionnelles aimante à la fois le destin des personnages et l'attention des spectateurs.

La scène est, pour reprendre la formule de Françoise Bonardel, « le lieu d'où, pour émerger en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain (Eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières ». La suite des Actes montre les étapes de la décantation qui n'est possible que par la mise en situation des forces qui, dans l'espace profane, perdent leur vertu d'éveil. L'espace sacré de la scène où les Figures composent des faisceaux de puissance en voie de révélation, n'est pas seulement comparable à l'Athanor de l'alchimiste, elle est l'Athanor. La scène de théâtre est ce qui dresse la parole dans sa nécessité. Là où la vie quotidienne, surtout de nos jours, ne cesse de réduire toute parole à l'insignifiance par le bruitage permanent des musiques d'ambiance, des machines et des bavardages, le Théâtre se réapproprie les vertus fondamentales du Logos, sous toutes ses formes. La syllabe devient « mantra », intonation sacralisant le souffle, et le mot, soudain, porte à nouveau en lui toutes les possibilités de l'être. Mais ce Logos, comme la vertu aurifère de la lumière philosophale, ne se limite pas au langage articulé, au jeu des phrases en lesquelles pourtant basculent les mondes et se révèlent les envers des âmes ! Le Logos s'éploie, se dilate, comme une substance chimique sous l'effet de la flamme, se diffuse à l'ensemble de la manifestation théâtrale.

Les corps sont hiéroglyphes, les attitudes qui se suivent inventent un autre langage où le langage des mots se déplace comme dans un labyrinthe. Toutefois, pour l'alchimiste, comme pour le spectateur, le labyrinthe se crée au fur et à mesure que l'on s'y aventure. Tout est dit, ordonné par des Principes qui échappent aux déterminations humaines. Le Mystère théâtral et le Mystère alchimique sont, comme en témoignent les oeuvres de Goethe, de Milosz, ou d'Artaud, un seul et même Mystère. La pièce de théâtre de Raymond Roussel Poussière de Soleil, est un autre exemple de cette tentative d'entraîner le spectateur dans le labyrinthe métaphysique de la présence. Lorsque le théâtre accomplit le dessein alchimique, il cesse d'être représentation pour devenir pure présence. Tous les auteurs et tous les spectateurs qui ont quelque peu le sens du sentiment religieux savent que la célébration du magistère théâtral suscite l'existence d'une temporalité pure, miroitante, sans autre détermination. Ce qui est dit résonne dans la profondeur d'un espace qui n'est autre que temps ramené à son originelle forme sphérique. Chaque point du temps est alors à égale distance de la présence qui est le centre de la sphère; et ce centre est là, à la fine pointe de la chose dite, saisie à l'instant même où elle va s'évanouir par la pensée de celui à qui elle est adressée.

Qu'il soit clair, une fois pour toute, que nous sommes plus près de l'essence du Grand-Œuvre dans le grand songe limpide d'une pièce de Racine que dans des manipulations, fussent-elles « homéopathiques » des laboratoires pharmaceutiques ! Délivrer l'imagination alchimique des pesantes banalités de l'occultisme ou du scientisme, c'est aussi, c'est aussi délivrer l'Oeuvre de la tentation des usages médiocres. Le Grand-Œuvre ne sert à rien et ne sert personne. Il est simplement ce qui donne à notre vie son orientation, son sens, son intensité et sa beauté où se rejoignent le rêve et l'ivresse, c'est-à-dire Apollon et Dionysos, que nous savons être, depuis Nietzsche, les divinités tutélaires du théâtre. De même nous verrons, dans la magnifique conjugaison des contraires propre à l'Alchimie, les formes sculpturales du Songe être animées par les mouvements de l'ivresse, par l'impétuosité printanière des eaux et des feux.

Au songe apollinien correspond l'interprétation pythagoricienne, le déchiffrement des opérations, l'idée hermétique d'une mathématique céleste et supra-céleste dont la connaissance est nécessaire à la juste intervention de l'opérateur. A l'ivresse dionysiaque correspondent l'interaction dynamique des éléments, leurs guerres et leur alliances, admirablement évoquées par les présocratiques, Héraclite ou Empédocle. A la fulgurance d'Apollon qui, du plus haut des nues, va ordonner mathématiquement les éléments en quatre et les substances en trois (souffre, sel, mercure) vont répondre, dans le déroulement de l'Oeuvre, les dionysies enflammées des rencontres de l'eau et du feu, du souffre et du mercure, autant de combats épiques que l'on retrouve dans l'iconographie alchimique.

La sérénité philosophale n'est conquise que de haute-lutte. Chaque jour, et pendant des années, l'alchimiste doit terrasser le Dragon et faire briller à la lumière victoriale le glaive de la pensée droite. Nous sommes là à mille lieux de ces théories simplistes, qu'elles se veuillent matérialistes ou théologiques, qui soumettent les phénomènes à un simple enchaînement de causes et d'effets. Le déterminisme, tout comme certaines formes de providentialisme schématique, n'est qu'une interprétation a posteriori. La « pensée droite » n'est pas une pensée linéaire. La « droiture » dont il est question, par exemple dans les traités de Maître Eckhart, est verticale et non pas horizontale. L'aboutissement de la Quête labyrinthique est la vision verticale. Le centre du labyrinthe est le site où la verticale est donnée à l'expérience du regard. Le cheminement labyrinthique, à la ressemblance des lignes de force que tracent sur la scène les personnages du Mystère, récuse l'explication linaire.

Comprendre, en gnostique, la transcendance de Dieu, c'est sortir à jamais des logiques sommaires de la causalité auxquelles nous devons pratiquement tous les totalitarismes modernes. Rien n'est plus facile, ni plus trompeur, que l'explication d'une suite d'effets par l'énoncé d'une « cause ». Pour l'alchimiste, à rebours de cette « théologie » mécaniste, l'effet de Sens a un nombre infini de « causes » -, de même que le Centre s'explique par le nombre infini des points composant la sphère qui l'entoure. C'est pourquoi l'on peut dire que l'Alchimie n'est ni « causaliste », ni « finaliste », et c'est pourquoi les « Œuvres » qui s'y succèdent possèdent leur logique propre, « décantée », haussée à une signification plus intense, littéralement embrasée, où la durée elle-même est rituellement sacrifiée. L'écuelle de cendre du Vaisseau alchimique est un autel d'éternité.

L'Alchimie est une Science du Recommencement et il n'est d'autre éternité que celle du recommencement. Or, l'Aube recommence dans la nuit, et, en Alchimie, le symbole de la nuit n'est autre que l'Œuvre-au-noir. L'œuvre nommée par l’alchimiste « aile de corbeau » donne lieu à de nombreux développements dont le caractère énigmatique est lui-même chargé de sens. Les traités d'Alchimie ne sont pas des modes d'emploi plus ou moins chiffrés. L'Œuvre-au-noir exige l'affrontement avec les ténèbres fondamentales du langage, mais ces ténèbres, l'attentif lecteur ne manquera pas de s'en apercevoir, sont des ténèbres rutilantes. L'attrait que l'Alchimie a de tout temps exercé ne s'explique pas autrement. A l'inverse, le rejet péremptoire de l'Alchimie et des arts hermétiques s'explique par la « haine du secret », fort caractéristique de la mentalité moderne analysée avec tant de justesse et de pertinence par René Guénon. Haïr le secret, vouloir l'établissement d'une transparence universelle, promouvoir en tout et partout les tactiques de la « communication », il n'est pas difficile de voir que ces prémisses de la modernité sont aussi les prémisses du totalitarisme. A l'établissement de la communication et de la transparence mondiale, réclamées à cors et à cris par ceux qui n'ont rien à dire, correspondra, de toute évidence, le contrôle absolu. A la « liberté d'expression », qui n'a aucun sens en tant que « droit » car c'est là une liberté qui ne vaut que prise (octroyée, elle n'est qu'un leurre), la logique philosophale oppose le droit au secret.

Dans ses procédures fondamentales, l'Art hermétique n'est rien d'autre que l'éternelle revendication de l'âme humaine à ce droit au secret qui est considéré, par toutes les tyrannies, comme une menace. Dans les sociétés traditionnelles, le droit au secret fonde la liberté d'expression, car s'il n'y a rien à dire qui ne soit déjà sous contrôle de par sa formulation même, l'expression est inane. Le droit au secret est inaliénable car il se confond étymologiquement et philosophiquement avec l'indubitable présence du sacré. Pour nier le secret, il faudra donc, sous couvert de liberté d'expression, favoriser l'universelle profanation de tout par le magistère de cette étrange théologie moderniste dont la trinité « Economie-Technique-Marchandise » s'est substituée au Père, au Fils et au Saint-Esprit, si mystérieux, et, en dernière analyse, si providentiellement déroutants. A ces secrets et ces mystères du Passé, où se logeaient à merveille les libertés humaines, les « autoroutes de l'information » vont mettre bon ordre, à tel point que, si nous n'y prenons garde, l'être lui-même, dans ses teneurs énigmatiques, son immanence chatoyante, disparaîtra dans tant de « transparence » et tant de « communication » !

Il n'est donc pas impossible que la langue alchimique soit devenue l'ultime gardienne de l'être devant le néant dévorant du monde moderne qui s'est choisi pour Père, l'Economie, pour Fils, la Technique, et pour Saint-Esprit, la Marchandise ! Face au nouveau fondamentalisme qu'annonce notre fin de siècle, il conviendra d'invoquer d'immémoriales clandestinités, de retrouver une Parole, demeure du monde et de l'être. L'Alchimie, en laquelle nous retrouvons la pensée présocratique, magistralement éclairée par les herméneutiques de Heidegger, témoigne du cheminement secret de cette conscience occidentale de l'être à travers les ténèbres de l'Œuvre-au-noir dont témoignera aussi l'œuvre de Dominique de Roux. La Maison jaune, de Dominique de Roux rejoint, par l'expérimentation épiphanique du langage ce que Julius Evola à nommé, lui, le Chemin de Cinabre. Ces maillons de la « Catena Aurea », de la chaîne d'or des Alchimistes, montrent assez que tout ce qui importe est destiné, par d’imprévisibles voies, à parvenir jusqu'à nous.

Résultat d’images pour splendor solis

(Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, collection Théôria, éditions de l'Harmattan, 368 pages, 38 euros.) 

22:18 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

De l'Ame:

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d'Algange

De l’Ame

 

Il n'est rien de moins abstrait que l'âme. Lorsque presque tout en ce monde, selon le mot de Guy Debord, tend à « s'éloigner dans une représentation », à s'abstraire de sa propre immédiateté; lorsque notre entendement, dans son usage commun, se borne à n'être qu'une machine à abstraire (ce qu'il est peut-être par nature, sauf à se subvertir lui-même dans une conversion gnostique); lorsque notre corps, tel que nous nous le représentons dans le regard d'autrui est tout autant abstrait de lui-même, - l'âme seule, qui est intérieure à toutes les choses, s'y déploie, pour qu'elles soient là, qu'elle existent, et dans leur mouvement même. Qu'importe de savoir si nous croyons ou non en l'existence de l'âme, comme en une chose ou une notion, puisque ce qui existe, en s'éprouvant, est le mouvement de l'âme elle-même.

Pas davantage qu'une abstraction, l'âme n'est une « subjectivité »; elle n'est point la somme ou la synthèse de nos représentations et il serait presque trop de dire qu'elle est en nous, - cet « en nous » invitant à l'erreur de croire que notre âme serait emprisonnée dans notre corps, comme un moteur l'est dans une machine. Or la nature de l'âme est d'être impondérable et de franchir, légère, les limites et les frontières. Elle n'est pas seulement un bien intériorisé mais la circulation entre l'intérieur et l'extérieur, la fluidité même.

Notre peau n'est pas notre limite, ainsi que l’écrivais René Daumal, mais l'un des plus subtils organes de perception. Ce qui perçoit avant nous en fissions une représentation, c'est l'âme. « Peau d'âme » disait Catherine Pozzi. La formule est admirable de justesse. L'âme ne s'oppose pas au sensible comme le voudraient les morales puritaines; elle est ce qui le rend possible. Là où l'âme agit, le monde intérieur et le monde extérieur échangent leurs puissances et s'entrepénètrent amoureusement.

Que serait un monde sans âme ? Celui où nous avons la disgrâce ou la chance terrible de vivre. La disgrâce; parce que le monde moderne, le monde des hommes uniformisés et des objets de série, est cette machine à fabriquer de l'interchangeable et que la Grâce, comme le savait Al-Hallaj, ne vient qu'aux uniques. Mais chance terrible aussi, car la mise-en-péril de l'essentiel en révèle la splendeur cachée, l'inaltérable beauté sise au cœur des êtres et des choses.

L'âme humaine et l'Ame du monde sont une seule âme. L'âme des paysages est âme car elle est notre âme. Celui qui perçoit l'âme d'un paysage a la sensation de s'y perdre, à cet instant où, l'air, le ciel, les arbres et le vent affluant en lui, il vacille au bord de l'extase. Il fait plus, et mieux, que le voir. Ce qu'il voit n'est que le signe de l'âme qui regarde en lui.

Telle prairie dans son apothéose fleurie éveille en nous le printemps de l'âme. Tel océan nous rappelle à l'exigence de nos abîmes. Tel vol d'hirondelles est notre pensée même et ne se distingue en rien de ce qui la perçoit en nous. L'âme est la vive, l'avivante intersection entre ce qui perçoit et ce qui est perçu. Le sentiment qui en surgit est celui du Pays perdu, la sehnsucht des Romantiques Allemands, - l'orée tremblante de l'âme.

A certaines heures, particulièrement à l'aube et au crépuscule, le visible semble s'éloigner en lui-même, dans la profondeur du regard, jusqu'à l'orée d'où reviennent, en ressacs, les ressouvenirs du Pays perdu. Ce pays n'est perdu, en vérité, que parce qu'il est trouvé. Son absence est l'espace de son advenue.

Quiconque oublie le sens de l'exil vit dans l'exil de l'exil, - dans cette absence carcérale qu'est la représentation. La présence réelle, au contraire, est l'hôte de l'absence, son invitation, et selon la formule fameuse de Dante, sa « salutation angélique ». A l'orée du visible, l'absence du visible, l'invisible nous fait signe afin que nous cheminions vers lui. Toute vie qui n'est pas une quête du Graal est un avilissement sans fin.

Dans le fondamentalisme, tout se réduit à l'idolâtrie du signe extérieur, d'une apparence qui ne laisse rien apparaître. Apparence sans apparition, mur aveugle, sur lequel, tout au plus, on peut apposer des affiches de propagande haineuse. Le fondamentaliste veut bannir le doute, mais bannissant le doute, il détruit la Foi. A sa façon, c'est un « réaliste », il veut « du concret », c'est-à-dire de la servitude et de la mort concrètement réalisés. Il est aux antipodes, non du matérialiste ou du « mécréant », comme il se plait à le dire, et peut-être à le croire, mais du mystique et de l'herméneute, et de tout homme en qui s'élève un chant de louange en l'honneur de la Création.

Vindicatif, mesquin, obtus, il vient comme une menace, mais dans un monde qui lui ressemble. On le dit « archaïque » ou « barbare » mais il n'est ni l'un ni l'autre, - plutôt idéologue et publiciste, inscrit, et parmi les premiers rôles, au cœur de la société du spectacle. Il n'est pas ce qui s'oppose au monde moderne mais sa vérité de moins en moins dissimulée. Comment lui opposerait-on la société dite moderne dominée par la finance et la technique alors que ce sont les moteurs de sa guerre, que bien abusivement, il qualifie de « sainte » ?

La guerre de ces deux forces, antagonistes seulement par les apparences, car elles sont l'une et l'autre idolâtres des apparences, ne contient aucun espoir. Elle est la force même du péché contre l'espérance. Ce qu'il y eut de beau, de noble et libre dans la culture européenne est pris en tenaille entre ces frères ennemis qui obéissent au même Maître, - celui de la restriction de l'expérience sensible et spirituelle, celui du contrôle total.

En ces circonstances où le monde s'uniformise et s'attriste, l'âme est atteinte, blessée. Les poètes en seront les guérisseurs, au sens chamanique, et les héros, au sens d'une sauvegarde de certaines possibilités d'être. La question est cruciale et vitale car enfin, sans âme, tout simplement, on ne vit point, ou bien seulement d'une vie réduite à un processus biologique, - auquel s'intéresse précisément le « trans-humanisme », qui est sans doute la phase ultime de cet « interventionnisme » moderne qui veut ôter aux hommes la joie et le tragique, et la beauté même de l'instant éternel, pour en faire des mécaniques perpétuelles.

Le Moderne hait le donné. Rien n'est assez bon pour lui; et c'est ainsi qu'il détruit le monde et s'appareille. Les causes et les conséquences de ce processus, qui est avant tout une vengeance contre tout ce que l'on ne sait pas aimer, ont, au demeurant, été admirablement analysés par Heidegger et René Guénon. Le Moderne est un homme mécontent du monde et de lui-même et ce mécontentement, au contraire de l'inquiétude spirituelle, n'est pas une invitation au voyage, un consentement à l'impondérable, mais un grief qui se traduit par un activisme planificateur. Tout est bétonné, aseptisé, stérilisé, climatisé, - et finalement empoisonné. Plus rien n'est laissé au temps pour y éclore. Les incessantes exactions commises contre la nature, les paysages donnés par la création ou par le labeur intelligent de nos ancêtres, ne sont que la conséquence des atteintes continûment portées à l'âme des individus et des peuples qui pouvaient encore les comprendre, les honorer et les aimer.

L'âme est ce qui relie. Toute atteinte à l'âme nous sépare du monde, de nos semblables et de nos dissemblables, pour nous jeter dans l'abstraction, dans cette subjectivité morbide qui s'exacerbe devant les écrans. Les écrans, par définition font écran; ils sont des instances séparatrices et l'on reste, pour le moins, dubitatif devant ces injonctions gouvernementales qui prescrivent de les imposer dans tous les collèges et toutes les écoles, pour le plus grand bénéfice de ceux qui en font l'industrie.

L'homme irrelié, séparé des influx de toutes les forces sensibles et intelligibles, est le parfait esclave-consommateur. Irrelié, il ne peut plus recevoir, ni donner, - et symétriquement, une étrange outrecuidance s'accroît en lui, et il croit d'un clic pouvoir dominer le monde entier en le faisant apparaître et disparaître. Ses sens et la présence de l'Esprit s'altèrent en lui par cet usage. Vide d'Esprit, son cerveau s'encombre de fatras et de décombres, sa syntaxe et sa grammaire s'effondrent, ses affects s'hystérisent et sa peau devient imperméable à l'air et à la lumière, à ces forces immenses, sensibles et suprasensibles, qui embrassent, apaisent et sauvegardent.

Le propre de cette machine de guerre uniformisatrice est qu'elle s'exerce désormais non par une collectivité contre une autre, mais contre chacun, contre chaque âme éprise de l'Ame du monde. Dans ce combat, chacune de nos défaites a une conséquence immédiate pour chacun d'entre nous et par chacun d'entre nous.

A l'ensoleillement de l'âme qui naît dans la nuit dont elle révèle et fait resplendit le mystère, le Moderne a substitué l'éclairage scialytique, le néon commercial, la blafarde clarté de l'écran d'ordinateur. Il a remplacé la pensée méditante, qui délivre, par la pensée calculante qui emprisonne et infléchit les caractères vers la cupidité, l'envie et l'ennui. La fréquentation des humains en devient difficile. Les conversations, dans la plupart des cas, se ramènent à un « zapping » fastidieux; toute promenade devient une prédation touristique; toute relation humaine, une tractation pesante, voire menaçante.

Lorsque le monde disparaît, lorsque les femmes et les hommes n'ont plus conscience de faire partie de cette Quaternité, avec le ciel, la terre et les dieux, que Heidegger évoque en suivant Hölderlin, une affreuse incarcération commence, une peine illimitée dans ce « sous-sol » dont parle Dostoïevski, et d'où ne s'élèvent que des plaintes haineuses.

L'Enfer et le Paradis sont l'un et l'autre à notre portée ; cette belle énigme théologique, nommée le « libre-arbitre » trouve ici son mode d'application. Tel est l’alpha et l’oméga de la sapience : il est en nous, et donc ici-bas, un enfer et un paradis pris dans les rets du temps qui sont les reflets de l’Enfer et du Paradis éternel, et, non point en général, mais à chaque instant précis, il nous appartient de choisir l’un ou l’autre, de prendre le parti de l’un ou de l’autre. Même lorsque nous ne faisons rien en apparence, ou que nous ne faisons que songer et penser, il nous appartient que ces songes et ces pensées soient de la source vive ou de la citerne croupissante ; il nous appartient qu’elles chantent et se remémorent les heures heureuses, ou qu’elles s’aigrissent. Il nous appartient de boire à la source de Mnémosyne ou à celle du Léthé. Quiconque demeure encore quelque peu attaché à la spiritualité européenne peut se redire, dans le fond du cœur, en toute circonstance, ce qui est écrit sur la Feuille d’Or orphique trouvée à Pharsale :

«  A l’entrée de la demeure des morts

Tu trouveras sur la droite une source.

Près d’elle se dresse un cyprès blanc

Cette source ne t’en approche pas.

Plus loin tu trouveras l’eau fraîche

Qui jaillit du lac de Mémoire, veillée par des gardiens.

Ils te demanderont pourquoi tu viens vers eux.

Dis-leur : je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé.

Mon vrai nom est l’Astré. La soif me consume.

O laissez-moi boire à la source ».

Les Symboles ne sont pas seulement des allégories, des représentations, ils sont des actes d’être. Ce qu’ils donnent à voir est l’invisible dont ils sont l’empreinte visible. Le sensible et l’intelligible ne sont pas seulement des catégories de l’entendement, mais des pôles entre lesquels se déploie une gradation infinie, que nos sens et notre entendement seuls ne peuvent parcourir. Entre le corps et l’esprit, l’âme est cet instrument de perception du « monde imaginal » qu’on ne saurait réduire à la fantaisie ou à ce que l’on nomme ordinairement l’imaginaire, lequel appartient à la pure subjectivité. Les œuvres de Sohravardî, de Ruzbéhân de Shîraz, ou d’Ibn’Arabi, admirablement commentées par Henry Corbin, donnent à comprendre en quoi le mundus imaginalis est bien ce « suprasensible concret », cette Ile Verte ou ce Château Tournoyant qui s’offrent à tous les hommes, par l’expérience visionnaire, aussi objectivement qu’un paysage réel.

L’Archange Empourpré qu’évoque Sohravardî, qui apparaît au crépuscule, est le messager ce qui dans la pensée fut et n’est pas encore, l’aube en attente dont le crépuscule révèle la splendeur et le sens caché. Ainsi, oui, l’âme est l’Ange, elle est ce qui en dispose en nous la présence entre les mondes, le miroitement, l’orée, l’attente, l’attention.

Il y eut dans les grandes œuvres persanes du Moyen-Age une attention extrême et précise à ces gradations, à ces variations chromatiques de l’âme allant à la rencontre de son ange, à cette multiplicité des états d’être et de conscience, sans laquelle nous demeurons emprisonnés dans des représentations sommaires et réduits à un exercice de la vie purement utilitaire et avilissant, mais cette attention se retrouve tout aussi bien chez Hildegarde de Bingen ou Maître Eckhart, et plus en amont, dans les Ennéades de Plotin.

Une catena aurea néoplatonicienne, quelque peu secrète, traverse la culture européenne fort différente du « platonisme » selon sa commune définition scolaire de « séparation entre le monde sensible et le monde idéal ». L’Idée n’est pas séparée de la forme sensible, elle est la forme formatrice de cette forme. Le monde sensible n’est pas « séparé », et encore moins « opposé », au monde des Idées, mais empreinte héraldique des Idées. Ce n’est que dans l’oubli de l’âme que s’opposent le corps et l’esprit, qui deviennent ainsi l’un à l’autre leur propre enfer. Or voici Marsile Ficin, qui parle du « rire de la lumière », voici Shelley, qui nous invite au voyage de « l’âme de l’Ame », Epispsychidion, voici Saint-Pol-Roux et ses ensoleillements, « symboliste comme Dante », voici Oscar Wenceslas de Lubicz-Milosz, dont l’Ars Magna et les Arcanes décrivent le surgissement, par le Verbe, d’un « autre espace-temps » non point irréel mais à partir duquel toute réalité s’ordonne, s’éclaire ou s’obscurcît, selon l’attention déférente que nous savons, ou non, lui porter.

Tout ce qui importe se joue dans notre perception du temps. Est-il un autre temps que le temps de l’usure et de la destruction ? Sous quelles conditions s’offre-t-il à notre attention, dans quelles incandescences ? La plus haute intensité, celle qui délivre, ne vient pas dans la hâte, l’agitation et le tumulte, mais dans le calme et le silence : « regard de diamant » comme disent les taoïstes.

L’âme est ce qui éveille, derrière les yeux de chair, les « yeux de feu ». «  C’est au yeux de feu seuls qu’apparaît ce qui unit Proclus à Botticelli et l’Empereur Julien à Franz Liszt » disait Jean-Louis Vieillard-Baron, dans l’une de ses belles conférences de l’Université Saint-Jean de Jérusalem. Par l’exercice herméneutique, un arrière-plan apparaît, une conscience dans la conscience, antérieure à toute analyse et à toute explication historique, qui, si elle ne peut se prouver, selon les lois de la science reproductive, s’éprouve et se dit. En amont, dans une immensité antérieure, dans un ressac de réminiscences se tient une Sapience, qui est le bonheur même, une région paradisiaque, cet « invincible été » que l’on porte en soi au cœur de l’hiver, comme disait Camus, une gnose soleilleuse, si merveilleusement figurée dans le fameux traité d’Alchimie, intitulé précisément Splendor Solis, et qui nous revient, non de façon planifiable mais à la venvole, et pour laquelle il convient donc de se tenir prêts à chaque instant.

Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, de ce cheminement vers le Graal ou la Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable, comme sur la gravure de Dürer. Le combat pour l’Ame du monde oppose un sacrifice à un gâchis. Le moderne ne voulant rien sacrifier gâche tout. A tant vouloir opposer le corps et l’esprit, il perd le bon usage de l’un et de l’autre. Nous conquerrons, ou nous perdrons, en même temps et du même geste, la beauté de l’instant et la splendeur de l’éternité, le frémissement sensible et les lumières secrètes de l’Intellect, la présence immédiate, l’éclosion de l’acte d’être et la fidélité à la Tradition qui nous en donne les clefs. A la fine pointe de la seconde advenante, à l’aube de la fragile et fraîche éclosion, le beau récitatif nous vient en vagues depuis la nuit des temps par l’intercession d’Orphée et de Virgile.

Contre les armes dont le monde moderne use contre nous afin de nous épuiser et de nous distraire, reprenons sans ambages le Bouclier de Vulcain tel qu’il apparaît, en figuration de l’Ame du monde, dans l’Enéide : feu primordial et cœur du monde. « Par lui, écrit Yves Dauge, s’enracinent dans l’histoire les Idées pensées par Jupiter, formée par Apollon, transmise par Mercure et vivifiées par Vénus ». Telle est exactement l’âme avivée, l’âme sauvegardée : une voie vers la pensée intérieure des êtres et des choses, au point où elles se forment en se délivrant de l’informe, et voyagent vers nous par des ambassades ailées, celle des poètes et des herméneutes, pour finalement être touchées et vivifiées par l’amour. 

12:57 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Poème pour Ezra Pound, traduction de Carlos Camara et Miguel Angel Frontan:

( très belle traduction en espagnol, précédée de la version en français) 

Afficher l’image source

Luc Olivier d'Algange

Homenaje a Ezra Pound

 

L'ANGE DE LA FACE

 

Et comme jamais, la syzygie de la lumière;

elle chantera de nouveau

            regardant la mer inoubliable de la cinquième dynastie

et dans le souvenir de la forme dorienne d'Hélios

            ou encore au coeur du nocturne végétal....

Alors ils arrivèrent à Oxalhunca,

mais ce furent eux qui donnèrent les noms aux districts, aux puits, aux villes...

Dépouillés des insignes, nous errions

sous les aspects ténébreux, les surplis de la flamme noire

car les temps sont venus de tout dire !

" Anna Livia ! je veux tout savoir d'Anna Livia !"

Et de la liturgie astrale des Sabéens,

            et d'Amon-Ré

            et des prêtres de Hiéropolis...

Issus du labyrinthe des clartés et des fraîcheurs du deuxième crépuscule avant la fin,

            nous souvenant

des hommes-lumière de la Sveta-dvipa, l'Ile blanche dont l'éclat ressemble à la

splendeur manifestée du soleil lorsqu'approche le moment

de la dissolution de l'univers.

Et plus loin de nous encore, de quelque obscure superstition,

            la fragile cosmogonie de notre amour.

 

Alors les Anges sont venus

            posant sur nos fronts l'aube de leurs ailes...

en d'autres temps.

Dans l'île de Chio, il y avait autrefois un visage de Diane qui paraissait triste à ceux qui

entraient et joyeux à ceux qui sortaient...

Il y avait un laurier planté sur le tombeau de Bribia roi du Pont.

Les morts sont plus nombreux et nos souvenirs sont plus anciens.

Ils passent au-dessus des ruines de notre mémoire.

            Et voici, dit Corneille-Agrippa,

            les 72 Anges porteurs du nom de Dieu,

Schemhamphoras

et leur Table.

 

            " Tout ce que j'avais vu jusqu'ici n'était rien en comparaison de ce que l'on

promettait de me faire voir".

 

Et de plus loin encore, les Anges sont venus sur l'horizon doré

au-dessus des villes de Toulouse et de Bordeaux

            ce 12 Janvier 1986, en prophétie

des chevaleries de l'Aurore

et dans la profonde mélancolie échue de la couleur verte

à notre destin,

couleur de la juste doctrine...

                        Venus de l'orée miroitant, ils nous entourèrent

tandis que, vers la place Gemme de Dioscure,

je marchais dans la rue paramnésique

reconnaissant, je le jure, chaque visage.

Et, lentement, dans nos habits de fête, avec le pressentiment

d'une Loi incompréhensible, nous devenions inoubliables

            sauvés par l'aurore boréale de la Mémoire !

 

Car n'est-il point venu, clair, d'une déconcertante clarté

            le temps des derniers empires

dont les chants nous accompagnent avec le déclin

du derniers dieu souffrant ?

Où donc, l'interstice des mondes ?

                                   A Göttingen, où je suis né, dans l'heure blanche qui précède

Aurora Consurgens, je relisais la Götzen Dämmerung

et les Dionysos dithyramben

dans l'Alfred Krönx Verlag,

            en me souvenant des liturgies zoroastriennes de Sohravardî

            "suspendu au tabernacle de l'Exaltation et de la Gloire",

et j'entendais bruire

                                   au dessus de moi

                                   dans l'heure bleue sombre

les Ailes de Gabriel

n'y pouvant rien.

 

Mais l'été à son tour disparaît à une puissance nouvelle

et les eaux claires sont le pardon.

Tout est vrai, rien n'est permis.

            Nous arrivions en des Pays qui portaient déjà

            les noms de notre pressentiment...

Les horloges se dissolvent en une écume noire sous les phases lunaires et les rêves

inquiétants. Mais pour conjurer

            le Sort,

            j'offris à Vénus, la verveine, à Mercure, le quintefeuille

            et à Saturne, l'asphodèle.

 

Nous vivions dans l'inquiétude, la lucidité et l'espoir.

Etait-ce le "commencement perpétuel"

            dont parle Jacob Böhme (Mystérium Pansophicum)

ou bien la toute dernière chance des épithalames ?

Qui saurait le dire ?

            " L'esprit de profondeur ne meurt point".

Nous eussions aimé que les idées devinssent des icônes;

non plus des fins

            mais des aurores

            comme la Maison-Dieu ou l'Impératrice des Tarots.

Hommage à vous, cathédrales, obscurités, symboles -

            en ce non-pays aux terrasses d'or,

            belles comme l'affabulation spectrale d'un paon nocturne,

sur la soleilleuse tragédie de l'horizon...

            Et la resplendissante chorégraphie des nuages...

 

Tu me regardes encore à l'angle du dyptique de la nature

et de la Surnature, belle comme l'Eurydice platonicienne

dont parle Ange Politien.

La Magie Naturelle précise qu'entre les pierres

                        dépendent de Vénus,

le béril, la chrisolithe, l'émeraude, le saphir, le jaspe vert, la cornaline, "et toutes celles

qui ont une couleur belle, changeante, blanche ou verte".

                                   Ainsi, Fluvia d'Eliasem me reçut dans sa mémoire,

vaste palais ardent disjoignant le songe du sommeil...

 

Venus de l'autre côté de l'horizon avec les tendres feuillages de l'enfance,

nos yeux se heurtèrent aux fenêtres inhabitées...

Les Pâques du silence vivaient dans la pierre de nos mains.

            O Agathe au démon, une ombre bleue sur ton front

            présageait la terreur

de la grande nuit de l'été.

 

Au dessous de Tiphéreth, l'Eclair étincelant allumait

            les piliers de la Miséricorde et de la Rigueur,

            entre Netsach l'Eternité, et

            Hod, la Réverbération.

Tout cela se passait à Toulouse pour une heure

            il punto a cui tutti li tempi son presenti.

Un cercle de feu tournait autour de nous, Ariel me souriait, et dans la ténébreuse

béance de ses pupilles, mon image pour la première fois délivrée de ses miroirs parjures

montrait

            un visage d'éternité.

Et l'ombre bleue sur mon front présageait les temps venus de tout dire

                        et la grande nuit polaire

                        et la fragile cosmogonie de notre amour.

 

O lîlâ, jeu des nesciences dont nous fûmes délivrés -

            et le souvenir d'Amon-Râ, au-delà des appartenances

            de l'espace et du temps

                        dove s'appunta ogni ubi ed ogni quando

car Il dit: "ne vous souciez pas du lendemain" - par les labyrinthes d'air d'un feuillage.

Il dit: "laissez les morts enterrer les morts" - et l'aube diadémée exile

            au front noir des roses de sel l'ultime apparence des plus nombreux....

tandis que les rares marchent à légers pas de fantômes

                                   vers l'Etoile Flamboyante.

 

Nous nous souvenions de la Loi des Ages dont parlait Hésiode.

            " Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre

au milieu de ceux de la cinquième race... Alors,

quittant pour l'Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des

voiles blancs, Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les

Eternels".

 

            Le bondissement cadencé

            des lignes télégraphiques

me rapprochait des bleuïssantes seigneuries de la mer.

En ces temps lointains - l'Age d'Or dont parlait Hésiode...

Car je suis né avant la victoire des Titans

                        in Héliopolis Magna

Et comme Hermès-Thoth-Mercure, sous le signe Gemme de Dioscure,

je fus le scribe de l'Ennéade divine,

créateur de langues,

Grand Magicien des Sphères au côté de Ptah

et Maître des cycles du Temps, il me souvient...

                        " Dans les espaces éternels

                        Se voient de toutes parts les traces

de l'écroulement des mondes".

Ainsi vivions-nous dans le siècle de l'arc-en-ciel,

            gardant mémoire d'elles de pluies claires maudites...

De hautes ombres précédaient notre déroute. Au coeur de la nuit

            s'ouvrait l'Aigle des transparences.

 

Et la blancheur d'or dans la cartographie des songes...

            fenêtres boréales ouvertes sur le front du ciel -

Le sommeil nous fut un jardin prophétique,

une arborescence de lumière....

                                                    car il était dit, enfin,

que nous allions tomber hors du Temps.

 

" Dans l'étendue infinie des planes de Saturne...",

soudain je me souviens du poème d'Hermann Broch,

les longues phrases du Feu ( la Descente) et de la beauté,

                        une fois atteinte la limite du Temps...

Et Virgile soudain

éclaire la mémoire, après l'Alighieri,

            dans ce train, entre deux villes natales

            entre deux mondes - où vers les seigneuries d'Annabel Lee.

" l'épaule penchée contre son genou, et il avait lu l'Egloge de la Magicienne..."

Au-dehors, des champs de tournesol se glorifiaient dans le bleu crépusculaire

et ma compagne souriait dans son sommeil.

            O Geilissa, des noms de dieux appris dans l'enfance venaient à ma rencontre

peuplant le grand espace désert de notre espoir...

            Atrée, Camira, Astypalaea...

Nous cheminions avec douceur, et sans crainte vers l'ancienne cité.

                                                                                                                                                                                    EL ÁNGEL DEL ROSTRO

 

Y como nunca antes, la sizigia de la luz;

volverá a cantar

      mirando el mar inolvidable de la quinta dinastía

 

y en el recuerdo de la forma dórica de Helios

      o hasta en lo hondo del nocturno vegetal…

Entonces llegaron a Oxalhunca,

pero fueron ellos quienes dieron nombre a los distritos, a los pozos, a las ciudades…

Despojados de las insignias, errábamos

bajo los tenebrosos aspectos, las sobrepellices de la llama oscura,

¡porque ha llegado el tiempo de decirlo todo!

“¡Anna Livia, quiero saberlo todo de Anna Livia!”

Y de la liturgia astral de los sabeos,

      y de Amón-Ra

      y de los sacerdotes de Hierópolis…

Salimos del laberinto de las claridades y del aire fresco del segundo crepúsculo antes del fin,

      acordándonos

de los hombres-luz de la Shveta-dvipa, la isla blanca cuyo fulgor semeja al

esplendor manifestado del sol cuando se acerca el momento

de la disolución del universo.

Y más lejos de nosotros aún, de alguna oscura superstición,

      la frágil cosmogonía de nuestro amor.

 

Entonces los ángeles llegaron

      y posaron en nuestras frentes el amanecer de sus alas…

en otros tiempos.

En la isla de Quíos había antaño un rostro de Diana que les parecía triste a los que entraban y alegre a los que salían…

Había un laurel plantado en la tumba de Bribia, rey del Ponto.

Los muertos son más numerosos y nuestros recuerdos más antiguos.

Pasan por encima de las ruinas de nuestra memoria.

      Y aquí están, dice Cornelio Agripa,

      los 72 Ángeles que portan el nombre de Dios,

Shemhamphoras

y su Tabla.

      “Todo lo que yo había visto hasta aquí no era nada comparado con lo que prometían hacerme ver.”

 

Y desde más lejos aún, los Ángeles llegaron al horizonte dorado

por encima de las ciudades de Tolosa y Burdeos

      este 12 de enero de 1986, en profecía

de las caballerías de la Aurora

y en la profunda melancolía que cae del color verde

en nuestro destino,

color de la justa doctrina…

            Llegados del linde, refulgentes, nos rodearon

mientras que, hacia la plaza Gema de Dioscuro,

yo caminaba por la calle paramnésica,

reconociendo, lo juro, cada rostro.

Y, lentamente, con nuestros trajes de fiesta, presintiendo una ley incomprensible nos volvíamos inolvidables,

      ¡salvados por la aurora boreal de la Memoria!

 

Ya que, ¿acaso no ha llegado, claro, con una desconcertante claridad

      el tiempo de los últimos imperios

cuyos cantos nos acompañan con el ocaso

del último dios doliente?

¿Dónde está, pues, el intersticio de los mundos?

                  En Göttingen, donde nací, en la hora blanca que precede

a Aurora Consurgens, yo releía la Götzen Dämmerung

y los Dionysos dithyramben

en el Alfred Krönx Verlag,

      recordando las liturgias zoroastrianas de Sohravardî

      “suspendido del tabernáculo de la Exaltación y de la Gloria”,

y oía el murmullo

                  por encima de mí

                  en la hora azul oscura

de las Alas de Gabriel,

sin poder hacer nada.

 

Pero el verano desaparece, a su vez, ante un nuevo poder

y las aguas claras son el perdón.

Todo es verdadero, nada está permitido.

      Llegábamos a países que ya llevaban

      los nombres de nuestro presentimiento…

Los relojes se disolvieron en una espuma negra bajo las faces lunares y los sueños inquietantes. Pero para conjurar

      la Suerte,

      le ofrecí a Venus la verbena, a Mercurio el quinquefolio

      y a Saturno el asfódelo.

 

Vivíamos en la inquietud, la lucidez y la esperanza.

¿Era el “comienzo perpetuo”

      del que habla Jacob Böhme (Mysterium Pansophicum)

o bien la última posibilidad de los epitalamios?

¿Quién podría decirlo?

      “El espíritu de profundidad nunca muere.”

Nos habría gustado que las ideas se transformaran en íconos;

no finales

      sino auroras

     como la Torre o la Emperatriz del Tarot.

Que mi homenaje vaya a las catedrales, a las oscuridades, a los símbolos—

      en este no-país de terrazas de oro,

      hermosas como la fabulación espectral de un pavo real nocturno,

sobre la soleada tragedia del horizonte…

     Y la resplandeciente coreografía de las nubes…

 

Tú me me miras de nuevo en el ángulo del díptico de la naturaleza

y de la Sobrenaturaleza, bella como la Eurídice platónica

de la que habla Angelo Poliziano.

La Magia Natural establece que de las piedras

                 las que dependen de Venus son

el berilo, el crisólito, la esmeralda, el zafiro, el jaspe verde, la cornalina, “y todas aquellas

que tienen un color bello, cambiante, blanco o verde”.

                    Fue así como Fluvia de Eliasem me acogió en su memoria,

vasto palacio ardiente que separaba la ensoñación del sueño…

 

Llegamos desde el otro lado del horizonte con los tiernos follajes de la infancia y nuestra mirada chocó con las ventanas deshabitadas…

Las Pascuas del silencio vivían en la piedra de nuestras manos.

      ¡Oh Ágata endemoniada, una sombra azul en tu frente

      presagiaba el terror

de la gran noche del estío.

 

Debajo de Tipheret, el Relámpago brillante alumbraba

    los pilares de la Misericordia y del Rigor,

    entre Netsach, la Eternidad, y

    Hod, la Reverberación.

Todo eso ocurría en Tolosa durante una hora

      il punto a cui tutti li tempi son presenti.

Un círculo de fuego daba vueltas en torno a nosotros, Ariel me sonreía, y en la tenebrosa

apertura de sus pupilas mi imagen, por primera vez librada de sus espejos perjuros,

mostraba

      un rostro de eternidad.

Y la sombra azul en mi frente presagiaba que había llegado el tiempo de decirlo todo:

                  la gran noche polar

                  y la frágil cosmogonía de nuestro amor.

 

Oh Lîlâ, juego de nesciencias del que se nos ha librado—

      y el recuerdo de Amón-Ra, más allá de la dependencia

     del espacio y del tiempo

                 dove s’appunta ogni ubi ed ogni quando

ya que Él dijo: “no os preocupéis por el mañana” —por los laberintos de aire de un follaje.

Él dijo: “dejad que los muertos entierren a sus muertos” —y el alba con diademas destierra

      en la frente negra de las rosas de sal la última apariencia de los más numerosos…

mientras que los menos caminan con ligeros pasos de fantasma

                  hacia la Estrella Flamígera.

 

Nos acordábamos de la Ley de las Edades de la que hablaba Hesíodo.

      “Y quiera el cielo que no tenga yo a mi vez que vivir en medio de los de la quinta raza… Entonces,

Dejando por el Olimpo la tierra de las anchos caminos, ocultando sus hermosos cuerpos bajo velos blancos, Consciencia y Vergüenza, abandonando a los hombres, subirán hacia los dioses eternos”.

 

     Los brincos acompasados

     de las líneas telegráficas

me acercaban a los azulados señoríos del mar.

En esos tiempos lejanos —la Edad de Oro de la que hablaba Hesíodo…

Porque nací antes de la victoria de los Titanes

                  en Heliópolis Magna,

y como Hermes-Thoth-Mercurio, bajo el signo Gema de Dioscuro,

yo fui el escriba de la Enéada divina,

creador de lenguas,

Gran Mago de las Esferas al lado de Ptah

y Maestre de los ciclos del Tiempo, según recuerdo…

                  “En los espacios eternos

                   por todas partes se ven las huellas

del hundimiento de los mundos”.

Así vivíamos en el siglo del arco iris,

      conservando la memoria de ellas, de claras lluvias malditas…

Altas sombras precedían nuestra huida. En lo hondo de la noche

      se abría el Águila de las transparencias.

 

Y la blancura de oro en la cartografía de los sueños…

      ventanas boreales abiertas en la frente del cielo—

El sueño fue para nosotros un jardín profético,

una arborescencia de luz…

                                                  ya que había sido dicho, en fin,

que íbamos a caer fuera del Tiempo.

 

“En la superficie infinita de los arces de Saturno…”,

me acuerdo de pronto del poema de Hermann Broch,

las largas frases del fuego (el Descenso) y de la belleza,

                   una vez alcanzado el límite del Tiempo…

Y Virgilio de pronto

ilumina la memoria, después del Alighieri,

      en este tren, entre dos ciudades natales

      entre dos mundos o hacia los azulados señoríos de Annabel Lee.

”Con los hombros inclinados hasta las rodillas, y él había leído el Eglogio de la Maga…”

Afuera, campos de girasoles se exaltaban en el azul crepuscular

y mi compañera sonreía dormida.

      Oh Geilissa, nombres de dioses aprendidos en la infancia me salían al encuentro

llenando el gran espacio desierto de nuestra esperanza…

      Atreo, Camira, Astypalaea…

Avanzábamos despacio y sin temor hacia la antigua ciudad.

 

Traducción, autorizada por el autor, de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán.

12:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

04/12/2021

Les commémorations manquées: Corneille.

Afficher les détails de l’image associée

Luc-Olivier d’Algange

Palmis, Chimène et Bérénice

 

« L’année Corneille », par exemple, fut des plus subreptices. La manie des Modernes à se trouver des précurseurs (ces Anciens et ces classiques « si modernes n’est-ce pas ? ») étant sans doute fort loin de trouver son compte dans Polyeucte ou dans Cinna, et c’est heureux ! Cette étrange manie qui réduit les œuvres à ce qui convient aux préjugés du temps, pour humaine et trop humaine qu’elle soit, trouve chez Corneille sa limite pour deux raisons. La première est que le temps de Corneille peut d’autant moins s’inscrire dans le nôtre comme précurseur (ou « annonciateur » selon la mystique progressiste) qu’il ne s’inscrit pas même dans le sien. Antimoderne, Corneille le fut déjà pour ses contemporains, ce qui paradoxalement en ferait un « moderne antimoderne », au sens que donne à cette notion paradoxale, mais fertile, Antoine Compagnon.

Ce monde féodal, chevaleresque, sublime ( au sens où le sublime implique à la fois le tragique et son dépassement), par l’élan vers une grandeur qui peut nous sauver comme nous terrasser, n’est déjà plus le monde du temps de Corneille : il est un « contre-monde », comme le sera celui de Stefan George, où persistent un mouvement, un émotion, une âme, - termes au demeurant presque synonymes. La seconde raison pour laquelle l’œuvre de Corneille semble échapper aux habituelles manipulations commémoratives n’est autre que la transmission dont elle fit l’objet, jusqu’à une période pas si lointaine où les collégiens et les lycéens étaient invités à traverser, au moins au pas de course, quelques pièces de Corneille, voire à en apprendre par cœur quelques fameuses tirades.

Cette proximité avec un temps où l’enseignement ne s’acharnait pas encore à exclure tout ce qui, de près ou de loin, pouvait évoquer une « communauté de destin », rend l’œuvre de Corneille d’autant plus odieuse aux yeux de la culture dominante et comme le témoin d’une époque, que l’on pourrait dire « gaullienne », qui serait enfin derrière nous. Après le Général, lecteur de Corneille, de Chateaubriand et de Péguy, voici le temps des politiques dont les bardes sont des publicitaires, des « lofteurs » ou des faiseurs de chansonnettes. Ce « contre-monde » cornélien qui étrangement persista dans le siècle précédent comme une vigie, il n’est rien dans ce « nouveau monde » où nous vivons qui n’en soit, plus encore que la réfutation (nous n’en sommes plus là !) la négation pure et simple, ou, plus exactement, l’anéantissement, par amnésie ou lavage de cerveau. Ces flambées d’honneur, de fidélité, d’héroïsme, d’amour, ne sont plus seulement ridicules, elles sont devenues incompréhensibles ou scandaleuses comme des crimes ! Les personnages de Corneille seraient aujourd’hui, sans exception, catalogués comme de dangereux « hyperactifs », à surveiller de près, si possible avec une sérieuse camisole chimique. Autres temps, autres mœurs !

Entre l’époque où Corneille servait à la formation des jeunes gens et celle où son œuvre disparaît, le visage de la France a changé. Les borborygmes, les babils et les vociférations se sont substitués à l’éloquence, et l’élan du cœur, le courage, est devenu une des plus communes incarnations du Mal. La société fondée sur la négation du sublime loin de se déconstruire ou de se dissiper  s’est concentrée en une sorte de théocratie parodique qui nous dit que tout est là, hic et nunc : le paradis, sous forme de jet-set siliconée et poudreuse, le purgatoire morose des classes moyennes laborieuses, tristes et moquées, et l’enfer enfin, ces banlieues où brûlent les automobiles. Tout est là en un résumé ridicule et cauchemardesque : le temps n’existe plus, ni l’histoire, ni le divin, sous aucune forme, tout est bien, sauf ce qui est mal, et comme dit la chanson «  tout le monde, il est beau ».

La disparition de Corneille, au-delà de ces remarques d’humeur que les bons esprits qualifieront de « réactionnaires » témoigne aussi, plus profondément, du discord, désormais abyssal entre la société et la civilisation. Désormais, la société est hostile à la civilisation. On mesure encore mal, si même on la discerne vaguement, les conséquences de cette nouvelle configuration, de ce nouveau « cas de figure » que constitue la guerre froide menée par la société contre la civilisation. Tout ce qui faisait la civilisation française et européenne, à commencer par le sens du tragique, est devenu contraire aux valeurs de la société. La société est devenue tout entière un mécanisme à faire disparaître le Tragique. Les moyens mis en œuvre sont la dérision, le relativisme, et une forme particulière d’égalitarisme qui rend interchangeables les destinées humaines (qui, dès lors qu’interchangeables, ne sont plus des destinées). Tout est du pareil au même, et rien n’a d’importance : le destin d’un individu comme le destin d’un peuple ou d’une civilisation n’ont strictement plus aucun sens. Quiconque s’y réfère encore tombe sous la justice des comiques mi-troupiers, mi-potaches. Or l’œuvre de Corneille, qui fut longtemps constituante de la civilisation française, nous dit tout autre chose. Elle nous dit que rien n’est interchangeable, que la tragédie est liée à la joie et à la grandeur, et que la grandeur est une forme de la bonté.

Le discord entre la société et la civilisation n’est pas sans analogie avec le combat, aussi véhément que qu’immémorial, qui oppose les généreuses célébrations du divin et les restrictions fondamentalistes. La société est ainsi devenue l’écorce morte de la civilisation, autrement dit une superstition au sens étymologique, un signe qui survit à la disparition du sens. Les critères habituels du conformisme et de la rébellion s’en trouvent bouleversés. L’ennemi de la société peut être quelquefois un ennemi de la civilisation, un nihiliste adepte de la table rase, mais il peut aussi en être un des ultimes défenseurs. Par contre, l’ennemi de la civilisation, le contempteur de toute tradition, de toute fidélité, se trouve être presque systématiquement du côté des « valeurs » dominantes de la société : d’où la figure éminemment « culturelle » du rebelle ultra-conformiste : rebelle contre la civilisation, rebelle contre les vaincus, rebelle contre la mémoire, rebelle contre le tragique cornélien. La société aspire à un bonheur insignifiant, un bonheur pour tous, où s’abolissent non seulement les privilèges mais les singularités elles-mêmes, car toute singularité est par définition tragique, si la mort signifie la disparition de ce qui ne peut en aucune façon être remplacé.

L’objet de série, le clonage, la suppression de toute aspiration à la grandeur et au sublime, le nivellement par la dérision, le bonheur indistinct et grégaire sont autant de façons de se déprendre du Tragique et de l’amour, c’est-à-dire de la responsabilité, et de fuir tout ce qu’affrontent les personnages de Corneille. Toutefois cette fuite n’est pas une fuite vers une destinée plus vaste et plus heureuse, c’est une fuite vers le virtuel, vers les réalités d’emprunt, vers le faux-semblant cliquant d’une sorte de parc d’attraction universel. Cette fuite n’est pas fuite vers le Grand Large des romans de Melville mais vers une morale étriquée d’hommes de mauvaise conscience, toujours crispés et vexés, vindicatifs, ricaneurs, et hargneux. Insecte mort dont les pattes et les mandibules, appareillées de mécanismes technologiques, s’agitent encore vaguement, la société ennemie de la civilisation, pour dominante qu’elle soit, semble avoir peu d’avenir, à moins, hypothèse effroyable, que son propre néant ne soit notre avenir commun, dans une tragédie méconnue, arrachée à la possibilité même du chant. En attendant, rien ne nous interdit de lire Corneille, de réinventer la civilisation par la civilité et l’amour,- et d’aimer, dans le secret du cœur, Palmis, Chimène ou Bérénice

Luc-Olivier d’Algange

18:48 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Luc-Olivier d'Algange, VIATICO PARA TIEMPOS OSCURO, VIATIQUE POUR DES TEMPS OBSCURS, traduit par Miguel Angel Frontan et Carlos Camara:

(Magnifique traduction, suivie du texte en français) 

 

Résultat d’images pour albatros

Luc-Olivier d'Algange

VIÁTICO PARA TIEMPOS OSCUROS

"Estamos exiliados en tiempos oscuros".

Giorgio Cavalcanti

 

Quizás nunca somos realmente los únicos a los que estos tiempos en que vivimos les parecen algo oscuros. Un velo opaco, que difumina las formas y los colores, parece haber caído, como un temprano crepúsculo brumoso, sobre los seres y las cosas. Las ciudades se extienden llenas de fealdad, las verdaderas libertades se reducen en esas almas ignorantes de sí mismas que aspiran a gobernar nuestras costumbres y nuestros pensamientos más íntimos. El resentimiento y la queja, despóticos, reniegan de las horas felices y de la cantarina urbanidad cuya hermosa herencia florecía en iris y en lirios.

Paralizados frente a sus pantallas, como estatuas de sal, nuestros contemporáneos rinden culto a Hipnos, bañados en una luz lívida, y Mnemósine, abandonada, busca y encuentra, pero sólo en unos pocos afortunados, a sus aliados y amigos. El centelleante río del tradere pasa desapercibido, y a los que oyen su curso se los tiene por iluminados, malvados y locos. La titánica alquimia inversa, equipada con diferentes tecnologías, trabaja para cambiar el oro del tiempo en plomo —en tinieblas tenaces e inexpugnables.

Ni la misericordia concedida al pasado, ni el amor por el presente, ni la disposición providencial del futuro, ordenan ya los entendimientos humanos, oscurecidos por el reproche y el rencor. El arte del agradecimiento parece haberse perdido, y, con él, la noción de las felicidades frágiles. Nuestra civilización misma, en sus fastos y en sus debilidades, semejante a nuestras vidas fugaces, se aleja, y descuidamos lo que tiene de bello y de grande para comentar, con acusaciones histéricas, sólo sus errores y sus defectos.

Lo que quedará de esos estragos críticos serán sólo otros errores, adornados con virtudes morales pero, una vez quitada la película que los recubre, vengativos como lo fueron las Harpías y las Erinias, que, menos rutilantes que en el pasado, tienen su sitial en esas nuevas ligas de la virtud, donde la "benevolencia" por cualquier cosa se combina con el odio a sí mismo —menos individual, por lo demás, que colectivo; el moralista aprecia aún, como escribió La Rochefoucauld, el desprecio por sí mismo.

Nuestra lengua misma, que nos posibilitaba reinventarlo todo en medio de los peores desastres, está desfigurada y envilecida. El resentimiento marca el tono de toda ideología, y la alegría, entregada al mutismo, cede la palabra —la logorrea, deberíamos decir— a la queja y a la envidia. No basta con decir que esta época penal, penada  y punitiva, ya no honra a los dioses, que son poderes; en realidad, se esfuerza por destruir en nosotros todo rastro de ellos, todo recuerdo. Un hombre que honra a los dioses está perdido para el culto de la tecnología y las finanzas —esos ídolos de los realistas a los que siempre se les escapará lo Real.

Tiempos oscuros, decíamos, pero se impone un matiz. Si bien nuestros tiempos son oscuros, no es en lo Oscuro de Heráclito donde se aventuran, ni en la sombra de Tanizaki, y menos todavía en la noche de Novalis. No son luces mortecinas de albas o atardeceres las que nos llegan, ya no es ni siquiera el Untergang, la crepuscular decadencia, a la que Baudelaire le encontraba  su encanto y Oswald Spengler su necesidad, sino un nudo negro que se anuda en nosotros bajo la luz scialítica, como en un quirófano, del control universal. Este mundo es tan enemigo de las gloriosas epifanías como de las sombras secretas. En su odio por lo secreto, perfecciona lo que llama "progreso", que no es sólo, como escribió Cocteau, "el progreso de un error", sino el del achatamiento, el de la planificación global de los seres y las cosas.

El mensaje es claro: "Ustedes, que aún se distinguen por algunas fidelidades a las antiguas sapiencias, de las más humildes a las más altivas, se van a morir y dejarán únicamente, de eso nos ocupamos, la posibilidad de ser remplazados, al principio por bárbaros, y una vez que estos últimos hayan hecho su trabajo, por una ciberhumanidad, aumentada, chipeada, controlada. Desaparezcan cuanto antes, Hombres Antiguos, con sus vicios y sus virtudes entremezcladas, con sus sueños, sus ritos, sus canciones, sus reminiscencias, su tiempo ha pasado, están atascando las autopistas de la Información, están ralentizando los flujos financieros; el apego que ustedes tienen a sus tierras, sus cielos, sus obras, es una ofensa al Mejor de los Mundos; nosotros los haremos desaparecer porque somos el Bien en hipóstasis, somos el futuro sin Providencia, nuestra Benevolencia nos da el derecho y hasta el deber de matarlos". Conocer el discurso de las fuerzas contrarias, lo que pretende hacer con nosotros, es el primer viático, el que nos permite atrevernos a seguir un camino fuera del sendero común, una huida legítima.

La acusación permanente de toda belleza y de toda grandeza no es un accidente de la Historia, sino, de ahora en adelante, su significado. Así, tendremos que escapar de la Historia, pero no de la memoria; entrar en los secretos del Tiempo, que no es esa cosa lineal que querrían hacernos creer que es. La experiencia, por muy peligrosa que sea, es salvífica. Será lo que fue para Dante la "salutación angélica" a Beatriz. Cierta luz lateral encendida a su paso por la verdad secreta de los colores toca de repente nuestra frente y nuestros párpados, de modo que, incluso con los ojos cerrados, la percibimos, y el suave foco de oro que despierta en nuestras pupilas anuncia una Vita Nova, una vida nueva, o más exactamente, renovada. El tiempo vuelve a su base, que es el ritmo, el latido del corazón, o el triple movimiento susurrante de la ola que siempre vuelve a empezar.

La Feliz Anunciación triunfa sobre la Historia, todas las derrotas quedan abolidas, la resolución nueva entonces ya no es del orden de la voluntad, esa gran extraviadora, sino de la evidencia ligera. Sería muy vano querer vencer a este pesado mundo mediante otra pesadez, mediante algún despliegue de fuerzas titánicas, pues él mismo es súbdito del reino de los Titanes. Lo que se requiere es una ligereza divina, un entendimiento semejante al vuelo del polen, a las iridiscencias de las alas de una libélula, a la profundidad infinita de la contemplación de lo ínfimo —de lo casi indiscernible, que hace señas. ¿De qué noche de los tiempos provienen ese brillo, ese centelleo? Aquí está, protectora, como el vasto manto de las constelaciones.

En tiempos oscuros, en este exilio que amenaza con hacernos perder el sentido mismo del exilio —y no hay nada más fatal que un exilio olvidadizo de sí mismo—, es importante reconocer y honrar a nuestros aliados. La inmemorial distinción entre amigos y enemigos sigue siendo válida. Fuerza es reconocer que la gran reconciliación universal que hubiera podido esperarse, esa parusía, aún no se ha producido. Los tiempos son oscuros, ya que nuestros enemigos tienen por ahora más poder que nuestros amigos. Sin embargo, la enemistad que tenemos que enfrentar no es sólo la de los bárbaros puritanos, sino el Enemigo-en-sí, es decir que está también dentro de nosotros, y la enemistad de los bárbaros no está sólo en los lugares donde se manifiesta con fuerza, con su falsa piedad y sus reglamentaciones obtusas, sino también en las áreas en las que nuestra pusilanimidad se niega a discernirla y combatirla; no actúa entonces como una espada sino como un veneno, una tristeza que nos parece no tener causa —y de la que no podemos defendernos.

¿Quiénes, en este desastre, serán nuestros aliados? Así como es importante discernir, en la confusión y el alboroto modernos, lo que quiere exactamente dañarnos, empezando por esa misma confusión, es importante reconocer a nuestros aliados allí donde estén o donde surjan. Una noche, recuerdo, un ave marina que pasaba por el cielo me salvó la vida. Se había producido una transferencia misteriosa, yo era ella y ella era yo. La tentación de arrojarme por la ventana en ese momento había quedado suspendida por el imponderable intercambio entre la magnífica criatura alada de alas plateadas en el azul del cielo matutino y mi persona, tambaleante, abrumada, ensordecida, con la garganta atenazada por el horror del mundo, y como empujada por una fuerza activa hacia la muerte, que siempre es banal.

Esa gaviota salvadora, ahora, mientras escribo estas líneas, lo recuerdo, me hacía también otro tipo de señas; me devolvía, sin que yo fuera consciente de ello en el momento en que se me apareció, para que yo siguiera viviendo, a un espacio-tiempo de la infancia, el de nuestras largas estadías en la costa de Liguria, en Alassio. Con mis jóvenes amigos italianos, habíamos recogido un gabbiano, varado en la playa, con las alas sucias de fuel-oil. Lo pusimos en el balcón del hotel, le limpiamos delicadamente las alas y lo alimentamos hasta que recobró fuerzas para volar de vuelta a su extraña patria de aire y de mar. El pájaro que, mucho más tarde, me envió su saludo desde lo profundo del cielo, era quizás un "Gracias" dirigido a mí desde lo profundo del Tiempo.

Así, lo profundo del tiempo volvió a ser una profundidad de cielo, y la muerte hacia la que me empujaba una decepción atroz quedó abolida. Lo que nos salva viene de lejos, de lejanías de las que no éramos lo bastante conscientes, de una lejanía perdida. Contemplé como el hermoso aliado desaparecía de mi vista del mismo modo en que había llegado, y la vida retomó su curso, Vita nova.

Algunas fechas son importantes, fue el 11 de marzo de 2018 —el genio numerológico de Dante descifrará su significado— cuando se me ocurrió la idea de la obra que estoy escribiendo en este momento, y, sobre todo, el ánimo para escribirla, más exactamente en Alassio, donde nos habíamos detenido en el camino que debía llevarnos a Florencia. El sonido del mar en la noche, frente a un altar floral dedicado a San Francisco de Asís, la impresión, bajo el manto de la noche que se iba llenando de estrellas, de haber encontrado refugio en una caracola del Tiempo, el puente entre la infancia y aquel día, con las Alas de Merced del gabbiano entre ambos, una alquimia imponderable que llegaba a su fin, un fruto del opus nigrum.

Cuando los aliados humanos flaquean, al menos los que son contemporáneos nuestros, y a los que no podemos, en estos tiempos desastrosos, reprochárselo mucho, otros vienen a nuestro rescate en la linde, allí donde, en palabras de Heráclito, “la naturaleza no muestra, no oculta, sino que hace señas”. Lo que nos hace señas es anterior a la visión, es el vacío del cielo antes de que aparezcan las alas —espera, atención. Entre el que ve y lo que se ve, ha surgido el signo que los armoniza en el secreto del corazón. Toda vida es espera y sacrificio —y cuando es posible esperar algo más que la muerte, y sacrificarse por algo más que el utilitarismo de los “realistas”, entonces los dioses se sienten felices porque supimos honrarlos.

Sin duda, todos somos exiliados de nuestra infancia. En la realidad adulterada que se nos brinda, estamos en el exilio de lo Real. Lo Real no es sólo "aquello con lo que tropezamos", como decía Lacan, sino una doble naturaleza, oculta-revelada, sombreada y clara, visible e invisible, interior y exterior. Lo Real es el adversario del mundo planificado, que se esfuerza por instaurar en todas partes lo no-real “realista”, la ficción común en la que deberíamos creer, y cuya naturaleza consiste en ignorar esas gradaciones, esos misterios, esas temporalidades circulares o transversales que escapan al tiempo del desgaste y nos invitan a recomenzar o a trascender. El mundo de los realistas —que hace de nuestra tierra una tierra de exilio— ya no es ni pagano ni cristiano, y sin embargo lo rodea una espantosa devoción, una devoción invertida, ya que la ficción que quiere imponer sólo existe gracias a la creencia, a la doxa más obtusa y menos proclive a la duda.

El Misterio de Delfos, el Misterio cristiano, seguían velando en nuestras fronteras temblorosas y dejaban a los que los experimentaban la sensación de su mañana profunda. A estas latitudes y longitudes del alma, el realista moderno opone una certeza tan totalitaria que ya no le parece una certeza que una incertidumbre podría contradecir o matizar, sino una evidencia, algo “fuera de toda duda”, un perpetuum mobile. El realista ignora el exilio; se encuentra plenamente en el lugar donde ha reducido el mundo, y si sufre por ello, no lo sabe. Lo idéntico es su fin último —y por tal motivo trabaja por la uniformización del mundo, para escapar de la experiencia fundamental, propia de la especie humana, que consiste en vislumbrar una profundidad del Tiempo en la que es tan posible perderse como reencontrarse. Sabiendo que siempre estamos perdiéndonos, nos damos, por medio de este conocimiento, la oportunidad de reencontrarnos.

La peor de las decadencias no es la desesperación, sino el olvido de lo que hemos perdido. El sentido del exilio es la posibilidad del reencuentro; el exilio del exilio nos aprisiona para siempre en la ilusión de que no existieron jamás, en ninguna parte, ni en la tierra ni en el cielo, los prados floridos, las orillas, los bosques, los jardines de una patria amada. Mientras el exilio del exilio, el olvido del olvido, no haya extendido su tiranía sobre todas las cosas y en todas las almas, la mayor de las esperanzas sigue viva, la que nos viene del Carro Alado, de la platónica reminiscencia.

Todo le resulta útil al mundo planificado y planificador para prohibir u oscurecer estos advenimientos. En las orillas del mundo moderno no se esperan Afroditas Anadiomenas, sino una resaca de botellas de plástico y charcos de fuel-oil. Todo lo que pueda perjudicar, desmoralizar, exacerbar el instinto de muerte, es favorecido, los medios de comunicación se encargan de ello. ¿Tenemos todavía en nosotros la predisposición a una expectativa feliz? El hombre sin nostalgia, el perfecto consumidor, será también un hombre sin presentimientos. Cuando un mundo perdido ya no brilla en los confines de la memoria, cuando una palabra perdida ya no palpita en el corazón del silencio anterior, somos, por el hecho de ignorar que estamos perdidos, como amnésicos extraviados en el horror de una zona comercial y que creen estar en casa.

Rodeados por los Siniestros y los Amargados, esos mayoritarios, ¿cómo no tener ese presentimiento de nostalgia, esa intuición de que hubo, y quizás habrá, un mundo más intenso y más ligero, un mundo de gradaciones felices y de matices que hacen soñar, como las nubes, allá en lo alto, sus hermanas etimológicas? Entre los diversos procesos de neutralización de las obras que son, en su esencia y en su manifestación, puentes que llevan a ese mundo perdido, el método psicologizante, después de las muchas excomuniones ideológicas, es el más común. Lo que se dice ya no es un aspecto de la palabra, un espejo del Verbo, sino un síntoma que hay que clasificar en tal o cual categoría.

Todo autor y toda obra y, más profundamente, toda distinción, se toman ahora en cuenta sólo para ser neutralizados. Los tiempos del exilio dentro del exilio, del olvido dentro del olvido, son fundamentalmente tiempos de neutralización, como atestiguan, por ejemplo, la llamada escritura inclusiva y sus teorías afines. Sin embargo, en el lenguaje de los servicios especiales y de los maleantes, "neutralizar" significa lisa y llanamente matar, y es efectivamente un instinto de muerte el que actúa en la uniformización de los estilos, el odio a toda distinción, a toda superioridad y a todo secreto. Todo ser vivo es la eclosión de un secreto.

En el mundo moderno, los únicos secretos protegidos son los bancarios, y las únicas jerarquías son las del dinero y la técnica, que colocan precisamente en la cúspide a los que tienen el mayor poder de neutralización, e inmediatamente debajo de ellos, a los técnicos subalternos, al personal menor, a las manos menores de la neutralización, a los políticos, los periodistas, los semiintelectuales, los agentes de la actual papilla “cultural” y subvencionada que sólo existe para sofocar los escasos brotes de libertad de expresión y de belleza. Se promueve cualquier tontería, eso sí, una tontería totalitaria, vulgar y denigrante, siempre que tenga el poder de neutralizar el medio a través del cual algo se comunica, ya sea la palabra, la imagen o el sonido. Por consiguiente, la lengua francesa se escribirá en traducidodel, la imagen será elegida por su extrema fealdad y el sonido por su función ensordecedora o embrutecedora.

La civilización se ha convertido en nuestro pensamiento más impensado, el más neutralizado. Como las costumbres, la forma de reaccionar ante los seres y las cosas, ya no pueden remitirse a él, las llamadas ciencias humanas hacen todo lo posible para analizar el comportamiento humano en términos de psicología y sociología. Ahora bien, lo que le respondemos al mundo, e incluso las respuestas que éste nos da, dependen tanto o más de la civilización que heredamos como de nuestra particular complexión psicológica o nuestra clase social —las que a su vez adquieren significado por la manera en que las interpretamos, según nuestras propias modalidades civilizacionales. En una cultura determinada, el padre que degüella a su hija al ser sorprendida coqueteando salva su honor y el de su familia; en otra, sería considerado un criminal. El heredero de Rabelais, Montaigne, el Príncipe de Ligne o Pierre Louÿs no tiene la misma relación con el alma y el cuerpo que el salafista o el puritano anglosajón. Esta relación, menos estrecha, más suelta, nunca, como toda cosa humana, la peor o la mejor, resulta evidente por sí misma. Se aprende y se transmite, la inventa una libertad conquistada, no en abstracto, sino en el ejercicio espiritual y carnal, transmitido de persona a persona, que atenúa nuestros furores y refina nuestros matices.

Sin ánimo de hacerles tragar a los escritores su proverbial orgullo (recordaremos esta deliciosa frase de Montherlant, al final de un poema: “Dios me besó la mano cuando acabé de escribir esto”), y en un mundo mediocrático, algunos de ellos tienen mucha razón, frente a la arrogancia de todos, de enarbolar ese supuesto vicio que a menudo se confunde con la virtud del valor —fuerza es reconocer que nuestros buenos escritores, hasta en sus menores epítetos, sus comas más meditadas y, sobre todo, el ritmo que imprimen a sus frases, son ante todo, en especial los más singulares entre ellos, herederos de una civilización, a la que le deben sus imágenes y símbolos, los temas que tratan y su estilo.

Aquello a lo que pertenecemos —profundamente—, a pesar de todos los efectos superficiales deliberados, se revela en dos frases, de modo tal que las obras más “originales” no son más que una parte del follaje que extrae su savia y recibe su sol de una urbanidad más antigua, sin la cual sólo seríamos, por obra del Diablo, “Comunicadores”. Lo que nos es propio, nuestra persona, lo que en nosotros es irreductible, será, sepámoslo —sin que podamos hacer nada para evitarlo y cualesquiera sean nuestras transigencias, nuestras amabilidades—, objeto del odio más acérrimo. Por un instinto maligno, lo que nos funda será odiado, o nos será cuestionado, tanto como los seremos nosotros mismos, en nuestras particularidades adquiridas. Esa libertad de movimiento, ese porte, ese estilo que ya no se ajusta a las conveniencias mediático-mediocráticas, esas posibilidades de ejercer la vida durante nuestra breve estadía, fuera de las normas de la servidumbre voluntaria, despertarán voluntades que se unirán contra nosotros.

No son sólo los bárbaros los que devastan nuestra civilización, sino también nuestras abjuraciones más íntimas, que les dejan a los bárbaros el poder que ella extingue en nuestros propios corazones. Los “Derechos Humanos” (que, por lo demás, sólo se ejercen cuando no contradicen algún interés financiero o tecnomórfico) han sustituido, en la doxa común, a los derechos del Alma, y acaban siendo, en definitiva, en el reino de la cantidad, sólo la obligación de ser intercambiables. Ahora bien, cuando los hombres se vuelven intercambiables, el pensamiento les falla y la conciencia sorda de su miseria les hace inventar tenebrosas conspiraciones, causalidades maléficas, externas a ellos mismos, mientras que en un mundo planificado, un mundo literalmente neutralizado, los seres intercambiables sólo son dominados por otros seres intercambiables, y los agentes de la servidumbre ya no tienen identidad, como la que hace tiempo tenían en las novelas de Eugène Sue.

A partir de ahora, ya no son los hombres los que se comunican entre sí por medio de las máquinas, sino que es la Máquina la que se comunica consigo misma por medio de los hombres. El gran Controlador, que se ve a sí mismo como “jefe”, está controlado por el aparato al que sirve; lo que puede ganar, en dinero o en poderes ilusorios, es infinitamente inferior a lo que pierde: la relación sensible con los seres y las cosas —y su alma. Cada vez son más los que han perdido hasta tal punto su alma que ya no creen que nadie tenga una. Poco a poco se van haciendo a imagen y semejanza de su dios, que es Máquina, y sueñan con acoplarse, perpetuarse, aumentarse, como lo hacen las Máquinas. El alma negada subsiste en ellos como esa ausencia que los vuelve locos, con una locura insaciable. Pero, ¿qué es el Alma? El alma es vida, movimiento, literalmente “lo que anima”, es florecimiento y misterio, profundidad en la profundidad; el alma es una mañana de primavera en la que estamos en casa, de pronto, aunque sabemos que el mundo es nuestro exilio.

Cuenten ustedes las horas que pasan delante de una pantalla, es decir, lo más radicalmente separados del mundo que es posible. Cada una de esas horas es una plegaria sustraída a los recursos del alma — un triunfo de lo abstracto en detrimento de lo sensible. El primer viático para tiempos oscuros será mirar al lado y por encima de la pantalla, de todo lo que se interpone como pantalla, más allá de esa falsa perfección, hacia todo lo que es imperfecto y cambiante, hacia todo lo que descansa en su fragilidad original, hacia todas las potencias en proceso de eclosión, las del día que nace, las de las nubes que se deshacen y se juntan, las de la lluvia que golpea los cristales y, quizás, las del rostro del prójimo. Por muy pequeña que sea la pantalla, aunque quepa en la palma de la mano, hay ahora nuevas generaciones a las que les bastará para suprimir el mundo que las rodea.

El Diablo está en la falta de atención que nos separa del mundo y nos deja a disposición de los pensamientos venenosos que él nos inspira. Abstraídos del mundo, quedamos librados, indiscutiblemente, a su triste palabrería. Todas las envidias amargas y las quejas dolorosas que nos quiere inspirar nos ensordecen en un silencio de muerte. Abstraídos del mundo, quedamos indefensos ante las malas tentaciones de la tristeza. Esto significa comprender suficientemente que los tiempos oscuros están en primer término dentro de nosotros mismos, en forma de deprimentes pensamientos, por cierto, pero también en forma de un Tiempo cuya linealidad, la medida puramente cuantitativa, no le deja ninguna esperanza a lo que resplandece, ni a la calidad exquisita.

Al tiempo lineal, que nos aleja de cualquier patria amada, opongamos el tiempo en forma de rayos, de corolas, como supieron representarlos los rosetones de nuestras catedrales. A la cantidad omnipotente opongamos las cualidades de los seres y de las cosas y su irreductible misterio, y sus sabores que son sapiencia. “Los gustos y los colores no se discuten”, dice el proverbio. Si no se discuten, se interpretan a la manera del hermeneuta o del músico —es también una cuestión de gusto. Lo que una civilización desarrolla en nosotros es el gusto.

El progreso notorio de la vulgaridad se debe a que, constantemente, se la premia, como se hace también con el mal gusto y la mala fe. Vivimos en tiempos en los que toda distinción es vilipendiada en nombre de una moral que considera que toda virtud aristocrática es un mal en sí misma. El favor del que goza la vulgaridad es ideológico y supera la aprobación que los vulgares dan a sus semejantes. Para convencerse de ello, basta con encender la televisión: todo lo que es vil y degradante nos salta a la cara. Esa vulgaridad no es sólo la ausencia de distinción, es su destrucción duramente programada, establecida con determinación, con arrogancia absoluta.

¿Quizás sería conveniente detenerse en la naturaleza de lo que está condenado a desaparecer bajo la embestida? ¿Cuáles son ese gusto, esa ética, ese estilo, esa sapiencia que ya no interesan y que, según la buena moral en curso, hay que erradicar? ¿Cuáles son los criterios con los que el mundo utilitario, global, planificador identifica a esa urbanidad como el Enemigo? Para entenderlo cabalmente, sería necesario —y no es un ejercicio habitual— concebir lo que es a la vez lo más impersonal y lo más íntimo, y restablecer entre esos dos extremos una relación fulgurante.

Este mundo que nos exilia de nosotros mismos es en primer lugar un mundo de subjetividades en serie, separadas, abstraídas, no sólo de los demás sino de la misma corriente del río de la tradición, y lo que por ello nos falta no es tanto una “identidad” —el mundo moderno está plagado de ellas— como un armónico, una gradación de lo posible, cuyo ejercicio fue en un principio musical, incluso en el silencio de la letra y la contemplación de la imagen. Lo que nos falta, pero que entonces se manifiesta como un deseo creativo por medio de la ausencia así designada, un propósito de reconquista de un país perdido librado a los bárbaros, no es otra cosa que el coro de voces sensibles e intelectuales, tal como las encontramos intactas, sin embargo, como ejemplos entre otros, felizmente diversos, en las voces recibidas y transmitidas por Hildegarda de Bingen o también en las Novecientas conclusiones de Pico della Mirandola.

¿Qué nos dicen esas obras mayores, aunque un tanto secretas, sobre nuestra civilización? Nos dicen que los seres y las cosas no son sólo lo que parecen ser. La vida y la muerte no son sólo un proceso biológico y su terminación. Un rostro no es sólo una realidad morfológica. Un árbol no es sólo una planta, sino un símbolo. Los dioses son realidades a la vez interiores y exteriores. La aventura del alma es conocer las gradaciones entre lo sensible y lo inteligible, que velan y desvelan lo que es único, indivisible.

Las nociones más difundidas, discutidas y criticadas suelen ser las más incomprendidas y las menos indagadas. Así ocurre con el “individuo” —objeto de considerables disputas entre nuestros ideólogos. A los partidarios del individuo y de su libertad universal se oponen los críticos, de izquierdas y de derechas, a veces pertinentes dentro de sus propios límites, salvo que parecen olvidar que el individuo intercambiable del mundo global es el sujeto mismo del colectivismo más radical, cuyo triunfo es la indiferenciación.

¿Qué es un individuo? ¿En qué es característico de la cultura europea un determinado modo de ser individuado, con, por supuesto, todos los peligros inherentes a ese proceso de individuación? Tiene su importancia constatar que las diversas vertientes de la filosofía moderna —alzadas contra la filosofía estoica y platónica y contra la tradición teológica de Occidente—, desde el marxismo clásico hasta los filósofos de la "deconstrucción", se esforzaron en primer lugar en hacer la crítica del “sujeto” como individuo. Al rescate de estas teorías llegaron, más tarde, ideologías más ingenuas: “tribus” de la New Age, comunitarismos vindicativos, colectivismo empresarial o gerencial —todas con un mismo impulso dedicado a hacer desaparecer esa disposición frágil, inquieta, pero tanto más creativa cuanto que se halla perpetuamente en peligro, y matizada por su propia experiencia del nihilismo, que llamamos civilización—, como si no hubiera más, en nuestro horizonte político, que la notable oposición existente entre el individuo y lo colectivo, sea cual sea, y el individuo se limitara a ser sólo el sinónimo del liberalismo económico, cuando éste en realidad, en su modus operandi y en sus fines —el sometimiento a la producción y al consumo—, es un colectivismo como cualquier otro, y no el menor, ya que supone el sometimiento voluntario.

Algunos antiliberales argumentan que el liberalismo concede la libertad a los individuos sólo para quitársela a los pueblos, pero el argumento parece ingenuo, ya que la libertad concedida a los individuos no sólo es abstracta, sino que es un engaño. El individuo carente de lazos cae bajo el yugo del poder más evidente: el del dinero y la técnica, esos déspotas inflexibles. ¿En qué soy un sujeto libre, individuado, si no puedo decir ni manifestar nada de lo que heredo, y si mi lengua misma se reduce a ser sólo el vector del utilitarismo y de la comunicación de masas; o si, habiendo aprendido a leer, a pensar, con Montaigne o Valéry, ya nadie me comprende y, por lo tanto, quedo condenado a un exilio sin fin en mi propio uso del lenguaje?

El individuo verdaderamente diferenciado es lo indiviso, lo que en mí es irreductible y no puede dividirse, ese núcleo de ser que establece mi relación con el núcleo del ser, el fuego central del ser, según la fórmula de Dominique de Roux —que es a la vez lo más íntimo y lo más objetivo. ¿Qué se proponen las teorías de la deconstrucción, si no a hacer desaparecer lo indiviso en el flujo de la sociedad, en la indiferenciación global? Ahora bien, la sociedad, convertida en la enemiga de la civilización, no puede ser de ninguna ayuda contra el drama de la existencia insólita, aislada en la masa, que prohíbe la experiencia misma de la soledad esencial, la del contemplador del mar de nubes, la de Nietzsche que quiere librarse de su asco al ver a la canalla sentada junto a la fuente. La crítica al individualismo es de poco alcance cuando el individuo al que se dirige ya no es más que esa unidad intercambiable y perfectamente entrenada con la que soñaron, sin lograr alcanzarla, los totalitarismos de ayer. Lo verdaderamente indiviso no se divide ni se intercambia; se arraiga en la tierra y en el tiempo y se multiplica. Si nuestra herencia no nos aligera y aumenta nuestro poder, si no es más que cortezas muertas y peso atmosférico, es hora, no de rechazarla, sino de ir a buscar en ella, más lejos y más profundamente, el misterio que nos mantiene exiliados de nuestra verdad más abisal.  “Conviértete en quien eres”, dice el adagio. Vamos, amigos míos, a Delfos y Eleusis, recibamos la enseñanza de los bosques y los mares, seamos artúricos y odiseanos hasta la locura, acordémonos de las Musas, para que ellas se acuerden de nosotros y nos protejan.

LUC-OLIVIER D'ALGANGE

Adelanto de su próximo libro, publicado con la autorización del autor

Traducción, para Literatura & Traducciones, de Miguel Ángel Frontán y Carlos Cámara

 •

Luc-Olivier d'Algange

Viatique pour des temps obscurs

«  Nous sommes en exil dans des temps obscurs  »

Giorgio Cavalcanti

 

Sans doute ne sommes-nous jamais entièrement seuls à trouver ces temps que nous vivons quelque peu obscurs. Un voile terne, qui estompe les formes et les couleurs, semble être tombé, comme un précoce crépuscule brumeux, sur les êtres et les choses. Les cités s'étendent dans la laideur, les véritables libertés se restreignent dans ces âmes ignorantes d'elles-mêmes qui prétendent à gouverner nos mœurs et nos plus intimes pensées. Le ressentiment et la plainte despotisent et renient les heures heureuses et la chantante civilité dont fleurissait, en lys et en iris, le bel héritage.

Figés devant leurs écrans, en statues de sel, nos contemporains rendent leur culte à Hypnos, dans une clarté blafarde, et Mnémosyne délaissée cherche, et trouve, mais seulement chez de rares heureux, ses amis et ses alliés. La scintillante rivière du tradere passe inaperçue et ceux qui entendent son cours passent pour des illuminés, des fous et des méchants. La titanesque alchimie à rebours, appareillée de technologies diverses, travaille à changer l'or du temps en plomb, — en ténèbres tenaces et inexpugnables.

Ni la miséricorde accordée au passé, ni l'amour du présent, ni la disposition providentielle de l'avenir n'ordonnent plus les entendements humains qu’obscurcissent le grief et la rancune. L'art de la gratitude semble s'être perdu, et, avec lui, le sens des bonheurs fragiles. Notre civilisation elle-même, dans ses fastes et ses défaillances, semblable à nos vies fugitives, s'éloigne et nous négligeons ses beautés et ses grandeurs pour n'en plus commenter, en accusations hystériques, que les erreurs et les fautes.

Ce qui subsistera de ces ravages critiques, ne seront que d'autres erreurs, parées de vertus morales, mais, la pellicule ôtée, vengeresses comme le furent les Mégères et les Erynnies, lesquelles, moins rutilantes qu'autrefois, siègent dans ces nouvelles ligues de vertus, où la «  bienveillance  » pour n'importe quoi se conjugue à une haine de soi, — moins individuelle au demeurant, que collective ; le moralisateur prise encore, selon le mot de La Rochefoucauld, de se mépriser.

Notre langue elle-même, qui nous donnait la chance de tout réinventer au cœur des pires désastres, est défigurée et avilie. Le ressentiment donne le la de toute idéologie, et, rendue mutique, la joie laisse la parole, la logorrhée devrait-on dire, à la plainte et à la jalousie. C'est peu dire que cette époque pénale, punie et punitive, n'honore plus les dieux, qui sont puissances; elle s'applique à en détruire en nous toute trace, tout ressouvenir. Un homme qui honore les dieux est perdu pour le culte de la technique et de la finance, — ces idoles des réalistes auxquels le Réel échappera toujours.

Temps obscurs disions-nous, mais une nuance s'impose. Si nos temps sont obscurs, ce n'est pas dans l'Obscur d'Héraclite qu'ils s'aventurent, ni dans l'ombre de Tanizaki, et moins encore dans la nuit de Novalis. Ce ne sont point des demi-jours d'aurore ou de tombée du soir qui nous viennent, ce n'est plus même l'Untergang, la crépusculaire décadence, à laquelle Baudelaire trouvait son charme et Oswald Spengler, sa nécessité, mais un nœud noir qui se noue en nous sous la clarté scialytique, comme dans une salle d'opération, du contrôle universel. Ce monde est l'ennemi tout autant des glorieuses épiphanies que des secrets ombrages. En sa haine du secret, il parachève ce qu'il nomme le «  progrès  », qui n'est pas seulement, comme l'écrivait Cocteau, «  le progrès d'une erreur  », mais celui de l'aplatissement, de la planification globale des êtres et des choses.

Le message est clair: «  Vous qui vous distinguez encore par quelque fidélités aux anciennes sapiences, des plus humbles aux plus hautaines, vous allez mourir et ne laisserez, comme nous y veillons, que la possibilité de vous remplacer, dans un premier temps par des barbares, et ceux-ci ayant accompli leur travail, par une cyber-humanité, augmentée, pucée, contrôlée. Disparaissez au plus vite, Hommes Anciens, avec vos vices et vos vertus mêlées, vos songes, vos rites, vos chants, vos réminiscences, votre temps est passé, vous encombrez les autoroutes de l'Information, vous ralentissez les flux financiers, votre attachement à vos terres, vos ciels, vos œuvres, est une offense au Meilleur des mondes, nous vous ferons disparaître car nous sommes le Bien en hypostasie, nous sommes le futur sans Providence, notre Bienveillance nous donne le droit et même le devoir de vous tuer.  » Connaître le discours des forces adverses, ce qu'il nous veut, est le premier viatique, celui qui permet d'oser un cheminement hors des sentiers communs, une fuite légitime.

La mise en accusation permanente de toute beauté et de toute grandeur n'est pas un accident de l'Histoire, mais son sens, désormais. Ainsi nous faudra-t-il échapper à l'Histoire, mais non à la mémoire; entrer dans les secrets du Temps, qui n'est point cette chose linéaire que l'on voudrait nous faire accroire. L'expérience, si périlleuse soit-elle, est salvatrice. Elle sera ce que fut pour Dante, la «  salutation angélique  » de Béatrice. Telle clarté latérale qu'allume sur son passage la vérité secrète des couleurs  soudain touche notre front et nos paupières, si bien que, même les yeux fermés, nous la percevons et ce doux foyer d'or qu'elle éveille dans nos prunelles annonce une Vita nova, une vie nouvelle, ou, plus exactement, renouvelée. Le temps revient à sa base qui est le rythme, le battement du cœur, ou le triple mouvement bruissant de la vague qui toujours recommence.

L'Annonce heureuse est victorieuse de l'Histoire, toutes les défaites sont abolies, la résolution nouvelle alors n'est plus de l'ordre de la volonté, cette grande fourvoyeuse, mais de l'évidence légère. Ce monde lourd, il serait bien vain de le vouloir vaincre par une autre lourdeur, par quelque déploiement de forces titanesques, car il est lui-même sujet du règne des Titans. C'est une légèreté divine qui est requise, un entendement semblable à l'envol du pollen, aux irisations d'une aile de libellule, à la profondeur infinie de la contemplation de l'infime, — du presque indiscernable, qui fait signe. De quelle nuit des temps adviennent cet éclat, ce scintillement ? La voici, protectrice, telle le vaste manteau des constellations.

Par temps obscurs, dans cet exil qui menace de nous faire perdre le sens même de l'exil, — et il n'est rien de plus fatal qu'un exil oublieux de lui-même — il importe de reconnaître et d'honorer ses alliés. L'immémoriale distinction entre amis et ennemis demeure de bon usage. Force est de reconnaître que la grande réconciliation universelle que l'on eût espéré, cette parousie, n'est pas encore advenue. Les temps sont obscurs car nos ennemis, pour lors, ont plus de pouvoir que nos amis. Cependant l'inimitié à laquelle nous devons faire face n'est pas seulement celle des barbares puritains, mais l'Ennemi-en-soi, c'est dire qu'il est aussi en nous-mêmes, et l'inimitié des barbares n'a pas seulement pour espace les lieux où elle se manifeste en force, avec sa fausse piété et ses règlementations obtuses, mais aussi les aires où notre pusillanimité refuse de la discerner et de la combattre; elle agit alors non comme un glaive mais comme un poison, une tristesse qui nous semble sans cause, —et dont nous ne pouvons nous défendre.

Quels, dans ce désastre, seront nos alliés ? De même qu'il importe de discerner, dans la confusion et le brouhaha moderne, ce qui veut exactement nous nuire, à commencer par cette confusion elle-même, il importe de reconnaître, là où ils se trouvent ou adviennent, nos alliés. Un soir, il m'en souvient, un oiseau marin passant dans le ciel, me sauva la vie. Une translation mystérieuse s'était opérée, j'étais lui et il était moi. La tentation de me jeter par la fenêtre à ce moment-là avait été suspendue par cet impondérable échange entre la magnifique créature ailée aux ailes argentées dans le bleu du ciel au matin et ma personne, chancelante, accablée, assourdie, prise à gorge par l'horreur du monde, et comme poussée par une force active vers la mort, qui est toujours banale.

Cette mouette salvatrice, il m'en souvient maintenant, alors que j'écris ces lignes, me faisait signe aussi d'une autre façon; me ramenant, sans que j'en eusse conscience au moment où elle m'apparut, pour que je vive, à un espace-temps de l'enfance, celui de nos longs séjours sur la côte ligure, à Alassio. Avec mes jeunes amis italiens, nous avions recueilli un gabbiano, échoué sur la plage, dont les ailes avaient été souillé par du mazout. Nous l'avions installé sur le balcon de l'hôtel, nettoyé délicatement ses ailes et nourri jusqu'à ce que lui vint l'allant de s'envoler vers son étrange patrie d'air et de mer. L'oiseau qui, bien plus tard, m'avait adressé son salut, du fond de l'azur, était peut-être un "Merci" qui m'était adressé du fond du Temps.

Ainsi le fond du temps redevenait une profondeur de ciel, et la mort vers laquelle une déconvenue atroce me poussait, se trouvait abolie. Ce qui nous sauve vient de loin, d'un lointain dont nous n'avions pas assez conscience, d'un lointain perdu. Je contemplais le bel allié disparaître de ma vue comme il était venu, et la vie repris son cours, Vita nova.

Quelques dates sont importantes, c'est le 11 Mars 2018, — le génie numérologique de Dante en déchiffrera le sens, — que l'idée me vint de l'ouvrage que j'écris en ce moment, et surtout, le courage de l'écrire, plus exactement à Alassio, où nous nous étions arrêté sur la route qui devait nous conduire à Florence. Le bruit de la mer la nuit, en face d'un autel floral dédié à Saint-François d'Assise, l'impression, sous le manteau de la nuit qui s'étoilait progressivement, d'avoir trouvé refuge dans une conque du Temps, la passerelle entre l'enfance et ce jour-là, avec, entre les deux les Ailes de Mercy du gabbiano, une alchimie impondérable s'accomplissait, une sortie de l'œuvre-au-noir.

Lorsque les alliés humains défaillent, ceux du moins qui nous sont contemporains, et auxquels on ne saurait, par ces temps désastreux, trop le reprocher, d'autres viennent à notre rescousse sur l'orée, là où, selon la formule d'Héraclite, «  la nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe  ». Ce qui nous fait signe est antérieur à la vision, il est ce vide du ciel avant que les ailes n'y paraissent, —attente, attention. Entre celui qui voit et la chose vue, le signe a surgi, qui les accorde dans le secret du cœur. Toute vie est attente et sacrifice —et quand il est possible d'attendre autre chose que la mort, et de se sacrifier à autre chose qu'à l'utilitarisme des «  réalistes  », alors les dieux sont heureux car nous sûmes les honorer.

Sans doute sommes-nous tous les exilés de notre enfance. Dans la réalité adultérée qui nous est faite, nous sommes en exil du Réel. Celui-ci n'est pas seulement «  ce à quoi l'on se heurte  » selon le mot de Lacan, mais une double-nature, cachée-révélée, ombrée et claire, visible et invisible, intérieure et extérieure. Le Réel est l'adversaire du monde planifié, lequel s'efforce d'établir partout le non-réel «  réaliste  », la fiction commune à laquelle il faudrait croire, et dont le propre est d'ignorer ces gradations, ces mystères, ces temporalités circulaires ou transversales qui échappent au temps de l'usure et nous invitent au recommencement ou à la transcendance. Le monde des réalistes, — qui fait de notre terre une terre d'exil, — n'est plus ni païen, ni chrétien, et cependant une effroyable dévotion, une dévotion inversée, l'entoure, car la fiction qu'il veut imposer n'existe que par la croyance, la doxa la plus butée et la moins encline au doute.

Le Mystère de Delphes, le Mystère chrétien veillaient encore sur nos frontières tremblantes et laissaient à celui qui les éprouvait le sentiment de son matin profond. À ces latitudes et ces longitudes de l'âme le réaliste moderne oppose une certitude si totalitaire qu'elle ne lui apparaît plus comme une certitude qu'une incertitude pourrait contredire ou nuancer mais comme une évidence, une chose «  qui va de soi  », perpetuum mobile. Le réaliste ignore l’exil  ; il est entièrement là où il a réduit le monde, et s'il en souffre, il ne le sait pas. L'identique est sa fin dernière, — et c'est ainsi qu'il travaille à l'uniformisation du monde, afin d'échapper à cette expérience fondamentale, propre de l'espèce humaine, qui est d'entrevoir une profondeur du Temps dans laquelle il est tout aussi possible de se perdre que de se retrouver. Sachant que nous ne cessons de nous perdre, nous nous donnons, par ce savoir, une chance de nous retrouver.

La pire déchéance n'est pas le désespoir mais l'oubli de ce que nous avons perdu. Le sens de l'exil est la chance des retrouvailles; l'exil de l'exil nous incarcère à jamais dans l'illusion qu'il n'y eut jamais, nulle part, ni sur la terre, ni au ciel, les prairies fleuries, les rives, les forêts, les jardins d'une patrie aimée. Tant que l'exil de l'exil, l'oubli de l'oubli n'a pas étendu sa tyrannie sur toute chose et dans toute âme, la plus grande espérance demeure vive, elle qui nous vient de l'Attelage Ailé, de la platonicienne réminiscence.

Tout est bon au monde planifié et planificateur pour nous interdire ou obscurcir ces advenues. Sur les rivages du monde moderne, ce ne sont pas des Aphrodites Anadyomènes qui sont attendues mais un ressac de bouteilles en plastique et de flaques de mazout. Tout ce qui peut nuire, démoraliser, exacerber l'instinct de mort, est favorisé, les médias s'en chargent. Avons-nous encore, en nous, la disposition d'une attente heureuse ? L'homme sans nostalgie, le parfait consommateur, sera aussi un homme sans pressentiment. Lorsqu'un monde perdu ne luit plus aux confins de la mémoire, lorsqu'une parole perdu ne palpite plus au cœur du silence antérieur, nous sommes, de ne plus nous savoir perdus, semblables à des amnésiques égarés dans l'horreur d'une zone commerciale, et croyant qu’ils sont chez eux.

Entourés des Sinistres et des Rabat-joie, ces majoritaires, comment n'aurions-nous pas ce pressentiment de nostalgie, cette intuition qu'il y eut, et qu'il y aura peut-être, un monde plus intense et plus léger, un monde de gradation heureuses et de nuances qui font rêver, comme les nuées, là-bas, leurs sœurs étymologiques ? Parmi divers processus de neutralisation des œuvres qui sont, dans leur essence et dans leur manifestation, des passerelles vers ce monde perdu, la méthode psychologisante,  après les nombreuses excommunications idéologiques, est la plus courue. Ce qui est dit n'est plus un aspect de la parole, un miroir du Verbe, mais un symptôme à classer dans telle ou telle catégorie.

Tout auteur et toute œuvre, et, plus profondément, toute distinction, ne sont désormais pris en considération que pour être neutralisées. Les temps de l'exil dans l'exil, de l'oubli dans l'oubli sont, fondamentalement des temps de neutralisation, comme en témoignent, par exemple, l'écriture, dite inclusive, et ses théories afférentes. Cependant, dans la langue des services spéciaux et des malfrats, «  neutraliser  » veut bien dire tuer, et c'est bien un instinct de mort qui est à l'œuvre dans l'uniformisation des styles, la haine de toute distinction, de toute supériorité et de tout secret. Toute chose vivante est l'éclosion d'un secret.

Dans le monde moderne, les seuls secrets protégés sont bancaires et les seules hiérarchies, celles de l'argent et de la technique qui mettent précisément au plus haut ceux qui ont le plus grand pouvoir de neutralisation et juste en dessous, les techniciens subalternes, le petit personnel, les petites mains de la neutralisation, politiciens, journalistes, semi-intellectuels, agents de l'actuelle bouillie «  culturelle  » et subventionnée qui n'existe que pour étouffer les rares surgissements de la parole libre et de la beauté. Tout ce qui peut être produit de niais, mais d'une niaiserie totalitaire, de vulgaire et d'avilissant est promu, à la condition de disposer du pouvoir de neutraliser le médium par lequel quelque chose est communiqué, que ce soit le mot, l'image ou le son. La langue française sera ainsi écrite en traduidu, l'image choisie pour sa hideur et le son pour sa fonction assourdissante ou abrutissante.

La civilisation est devenue notre plus impensé, notre pensée la plus neutralisée. Les mœurs, la façon de réagir aux êtres et aux choses, ne pouvant plus lui être rapportée, les sciences dites humaines s'évertuent à analyser les comportements humains en fonction de la psychologie et la sociologie. Or, ce que nous répondons au monde, et même les réponses que nous en recevons, tiennent tout autant, sinon plus, à la civilisation dont nous héritons qu'à notre complexion psychologique particulière ou à notre classe sociale, — qui elles-mêmes prennent sens par la façon dont nous les interprétons, selon nos propres modalités civilisationnelles. Dans telle culture, le père qui égorge sa fille surprise à fleureter, sauve son honneur et celui de sa famille; dans telle autre, il serait considéré comme criminel. L'héritier de Rabelais, de Montaigne, du Prince de Ligne ou de Pierre Louÿs n'entretient pas les mêmes relations avec l'âme et le corps que le salafiste ou le puritain anglo-saxon. Cette relation moins nouée, plus déliée, ne va, comme toute chose humaine, la pire ou la meilleure, jamais de soi. Elle est apprise et transmise, inventée par une liberté conquise, non dans l'abstrait mais dans l'exercice spirituel et charnel, de proche en proche, qui atténue nos rages et affine nos nuances.

Sans vouloir en rabattre à l'orgueil proverbial des écrivains (on se souviendra de cette phrase délicieuse de Montherlant, à la fin d'un poème: «  Dieu baisa ma main lorsque j'eus écrit ceci  ») et dans un monde médiocratique, certains ont bien raison, face à l'arrogance de tous, de faire flamber haut ce soi-disant vice qui, souvent, se confond avec la vertu du courage, — force est de reconnaître que jusqu'en leurs moindres épithètes, leur virgule la mieux méditée, et surtout dans le rythme qu'ils impriment à leurs phrases, nos bons écrivains sont d'abord, et les plus singuliers d'entre eux, héritiers d'une civilisation, à laquelle ils doivent leurs images et leurs symboles, les sujets dont ils traitent et leur style.

Ce à quoi nous appartenons — en profondeur, — en dépit de tous les effets de surface voulus, se trahit en deux phrases, si bien que les œuvres les plus «  originales  » ne sont encore qu'une part de la frondaison qui vient puiser sa sève et recevoir son soleil d'une civilité plus ancienne, et sans laquelle nous ne serions, par le Diable, que des «  Communiquants  ». Ce qui nous est propre, notre personne, ce qui, en nous, est irréductible, sachons-le, sera sans que nous n'y puissions rien, et quelles que soient nos transigeances, nos douceurs, l'objet de la haine la plus noire. Par un instinct malfaisant, ce qui nous fonde sera haï, ou nous sera contesté, autant que nous le serons nous-mêmes, dans nos particularités acquises. Ce mouvement dégagé, cette allure, ce style qui ne convient plus aux convenances média-médiocratiques, ces possibilités d'exercer la vie durant notre bref séjour, hors des normes de la servitude volontaire, suscitera contre nous des volontés agrégées.

Notre civilisation est dévastée non seulement par les barbares, mais par nos reniements les plus intimes, lesquels laissent aux barbares la puissance qu'elle éteint dans notre propre cœur. Les «  Droits de l'homme  » (qui au demeurant ne sont exercés que lorsqu'ils ne contredisent pas quelque intérêt financier ou technomorphe) ont remplacés, dans la doxa commune, les droits de l'Âme, et finissent par ne plus être, somme toute, dans le règne de la quantité, que le devoir d'être interchangeables. Or, lorsque les hommes sont devenus interchangeables, la pensée leur fait défaut et la conscience sourde de leur misère leur fait inventer de ténébreuses conspirations, des causalités maléfiques, extérieures à eux-mêmes alors que dans un monde planifié, un monde littéralement neutralisé, les interchangeables ne sont jamais dominés que par d'autres interchangeables, et que les agents de la servitude n'ont plus d'identité, comme ils en eurent naguère dans les romans d'Eugène Sue.

Désormais ce ne sont plus les hommes qui communiquent entre eux par l'entremise des machines mais la Machine qui communique avec elle-même par l'entremise des hommes. Le grand Contrôleur qui se figure lui-même «  en chef  » est lui-même contrôlé par le dispositif qu'il sert  ; ce qu'il peut y gagner, en argent ou en pouvoirs illusoires, est infiniment inférieur à ce qu'il y perd: le rapport sensible avec les être et les choses, — et son âme. De plus en plus nombreux sont ceux qui ont tant et si bien perdu leur âme qu'ils ne croient plus en son existence pour personne. Ils se font progressivement à l'image de leur dieu, qui est Machine, et rêvent de s'appareiller, de se perpétuer, de s'augmenter, comme le font les Machines. L'âme niée demeure cette absence en eux qui les rend fou, d'une folie insatiable. Mais qu'est-ce que l'Âme ? L'âme est vive, mouvement, littéralement «  ce qui anime  », elle est floraison et mystère, profondeur dans la profondeur; l'âme est un matin de printemps où nous sommes chez nous, soudain, alors même que nous savons que le monde est notre exil.

Comptez les heures que vous passez devant un écran, c'est dire aussi radicalement séparés du monde que possible. Chacune de ces heures est une prière ôtée aux ressources de l'âme, — un triomphe de l'abstrait au détriment du sensible. Le premier viatique par temps obscurs sera de regarder à côté et au-dessus de l'écran, de tout ce qui fait écran, par-delà cette fausse perfection, vers tout ce qui est imparfait et changeant, vers tout ce qui repose dans sa fragilité originelle, vers toutes les puissances en train d'éclore, celles du jour qui point, des nuages qui se défont et s'assemblent, de la pluie qui heurte la vitre, et, peut-être, du visage de son semblable. Si petit que soit l'écran, tenant au creux de la main, voici de nouvelles générations auquel il suffira pour abolir le monde autour d'eux.

Le Diable est dans l'inattention qui nous sépare du monde et nous laisse à disposition des pensées venimeuses qu'il nous inspire. Abstraits du monde, nous sommes livrés, sans contredits, à ses tristes palabres. Ce qu'il veut nous inspirer de jalousies amères et de griefs lancinants nous assourdit dans un silence de mort. Abstraits du monde, nous sommes sans défenses face aux mauvaises tentations de la tristesse. Est-ce assez comprendre que les temps obscurs sont d'abord en nous-mêmes, sous forme d'attristantes pensées, certes, mais aussi sous la forme d'un Temps dont la linéarité, la mesure purement quantitative ne laisse aucun espoir à ce qui rayonne, ni à la qualité exquise.

Au temps linéaire, qui nous éloigne de toute patrie aimée, opposons le temps en rayons, en corolles, telles que surent les figurer les rosaces de nos cathédrales. À la quantité omnipotente opposons les qualités des êtres et des choses et leur irréductible mystère, et leurs saveurs qui sont sapience. «  Les goûts et les couleurs ne se discutent  » dit le proverbe. S'ils ne se discutent, ils s'interprètent à la façon de l'herméneute ou du musicien, — c'est encore une affaire de goût. Ce qu'une civilisation développe en nous, c'est le goût.

Les progrès notoires de la vulgarité tiennent à ce qu'elle ne cesse d'être récompensée, comme le sont aussi le mauvais goût et la mauvaise foi. Nous vivons ces temps où toute distinction est honnie au nom d'une morale qui tient toute vertu aristocratique pour un mal en soi. La faveur dont jouit la vulgarité est idéologique et dépasse l'assentiment que les vulgaires donnent à leurs semblables. Pour s'en convaincre, il suffit d'allumer le poste : tout ce qu'il y a de vil et d'avilissant nous saute au visage. Cette vulgarité n'est pas seulement l'absence de distinction, elle est sa destruction âprement programmée, voulue avec détermination, avec une arrogance absolue.

Peut-être conviendrait-il de s'attarder sur la nature de ce qui est ainsi voué à disparaître sous l'assaut ? Quel est ce goût, cette éthique, ce style, cette sapience dont on ne veut plus, et qu'il convient, selon la bonne morale en cours, d'éradiquer ? À partir de quels critères cette civilité est-elle reconnue comme l'Ennemie par le monde utilitaire, global, planificateur ? Pour bien le comprendre, il faudrait, et l'exercice n'est pas coutumier, concevoir ce qui est à la fois le plus impersonnel et le plus intime et rétablir entre ces deux extrêmes une relation fulgurante.

Ce monde qui nous exile de nous-mêmes est d'abord un monde de subjectivités en série, séparées, abstraites, non seulement d'autrui mais du courant même de la rivière de la tradition, et ce qui nous en vient à manquer, ce n'est pas tant une «  identité  », le monde moderne en pullule, qu'une harmonique, une gradation des possibles dont l'exercice fut d'abord musical, y compris dans le silence de la lettre et la contemplation de l'image. Ce qui nous manque, mais se manifeste alors comme un désir créateur par l'absence ainsi désignée, un dessein de reconquête d'un pays perdu livré aux barbares, n'est autre que le chœur des voix sensibles et intellectuelles, telles que nous les retrouvons intactes cependant, exemples parmi d'autres, diverses avec bonheur, dans les voix reçues et transmises par Hildegarde de Bingen ou encore, dans les Neufs cents conclusions de Pic de la Mirandole.

Que nous disent ces œuvres majeures, mais secrètes quelque peu, de notre civilisation ? Elles nous disent que les êtres et les choses ne sont pas seulement ce qu'ils paraissent être. La vie et la mort ne sont pas seulement un processus biologique et sa cessation. Un visage n'est pas seulement une réalité morphologique. Un arbre n'est pas seulement une plante, mais un symbole. Les dieux sont des réalités à la fois intérieures et extérieures. L'aventure de l'âme est de connaître les gradations entre le sensible et l'intelligible, qui voilent et dévoilent ce qui est unique, indivisible.

Les notions les plus généralement répandues, traitées, critiquées sont souvent les plus incomprises et les moins interrogées. Ainsi en est-il de «  l'individu  », — objet de notables disputes de la part de nos idéologues. Aux adeptes de l'individu et de sa liberté universelle s'opposent les critiques, de gauche et de droite, parfois pertinentes dans leurs limites propres, sinon qu'elles semblent oublier que l'individu interchangeable du monde global est le sujet même du collectivisme le plus radical, dont le triomphe est l'indifférenciation.

Qu'est-ce qu'un individu ? En quoi une certaine façon d'être individué, est-il le propre de la culture européenne, avec, certes, tous les périls inhérents à ce processus d'individuation ? Il n'est pas indifférent de constater que les occurrences diverses de la philosophie moderne, — dressées contre la philosophie stoïcienne, platonicienne, et contre la tradition théologique de l’Occident, — du marxisme classique aux philosophes de la «  déconstruction  », se sont d'abord évertuées à la critique du «  sujet  » en tant qu'individu. À la rescousse de ces théories sont venues, par la suite, des idéologies plus naïves  : «  tribus  » new âge, communautarismes vindicatifs, collectivisme entrepreneurial ou managérial, — tout cela dans un même mouvement appliqué à faire disparaître cette disposition fragile, inquiète, mais d'autant plus créatrice que perpétuellement en péril, et nuancée par sa propre expérience du nihilisme, que l'on nomme une civilisation, — comme s'il n'y avait plus, sur notre horizon politique, que cette notable opposition entre l'individu et le collectif, quel qu'il soit, et que l'individu se bornait à n'être que la figure du libéralisme économique, alors que celui-ci, dans son mode opératoire et ses fins, — l'asservissement à la production et à la consommation, — est un collectivisme comme les autres, et non le moindre car il suppose la servitude volontaire.

Certains anti-libéraux arguent du fait que le libéralisme n'accorde la liberté aux individus que pour l’ôter aux peuples, mais l'argument semble naïf, car la liberté accordé aux individus n'est pas seulement abstraite, elle est un leurre. L'individu irrélié tombe sous le joug du pouvoir le plus évident: celui de l'argent et de la technique, ces despotes sans défaillances. En quoi suis-je libre, individué, si rien de ce dont j'hérite ne peut plus être dit ni manifesté, et si ma langue elle-même se réduit à n'être que le vecteur de l'utilitarisme et de la communication de masse  ; ou si, ayant appris à lire, à penser, avec Montaigne ou Valéry, je ne suis plus compris de personne, et condamné ainsi à un exil sans fin dans mon propre usage de la langue ?

L'individu véritablement différencié est l'indivis, ce qui, en moi, est irréductible et ne peut être divisé, ce noyau d'être qui établit ma relation avec le noyau de l'être, le feu central de l'être, selon la formule de Dominique de Roux, — qui est à la fois la chose la plus intime et la plus objective. À quoi visent les théories de la déconstruction, sinon à fondre l'indivis dans le flux de la société, dans l’indifférenciation globale ? Or, la société, devenue l'ennemie de la civilisation, ne saurait être d'aucun recours contre le drame de l'existence insolite, isolée dans la masse, qui interdit l'expérience même de la solitude essentielle, celle du contemplateur de la mer de nuages, celle de Nietzsche qui veut se délivrer de son dégoût à voir la canaille assise près de la fontaine. La critique de l'individualisme tourne court dès lors que l'individu qu'elle vise n'est déjà plus que cette unité interchangeable, parfaitement rodée, que rêvèrent, sans pouvoir la réaliser, les totalitarismes de naguère. Le véritable indivis, ne se divise ni ne s'interchange, il s'enracine dans la terre et le temps et se démultiplie. Si notre héritage ne nous allège et n'accroît notre puissance, s'il n'est qu'écorces mortes et pesanteur atmosphérique, il est temps, non de le renier, mais d'aller chercher en lui, plus loin, plus profond, jusqu'au mystère, qui nous tient en exil de notre plus abyssale vérité.  «  Deviens qui tu es  » dit l'adage. Allons, mes amis, vers Delphes et vers Éleusis, recevons l'enseignement des forêts et des mers, soyons arthuriens et odysséens à la folie, souvenons-nous des Muses, afin qu'elles se souviennent de nous et nous protègent.


 

00:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

03/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, Chant de l'Etoile polaire:

Luc-Olivier d’Algange

 

Le chant de l’Etoile polaire

 

Maudites, les apparences ?

Il fallait un jour en finir avec ce mensonge dont les conciles d'azur et d'or

assistaient au péril de nos royaumes...

Jadis, il m'en souvient, toute chose était dite en cet honneur.

La Gloire, et les certitudes philologiques, l'empire et la tristesse des conquérants salutaires...

Toute chose, oui, s'il m'en souvient, était ainsi dévouée à cette rive sablonneuse,

toute chose en vain

tout en bas de l'escalier de la nuit et des millénaires,

toute chose évanouie dans l'illusion de l'heure

dans cette flamme inextinguible

sous le regard le plus clair, le coursier le plus blanc,

telle cette Ode Olympique dont l'aube

encore peuplée d'astres mystérieusement

nous ôtait le sommeil.

Et nous demeurions ainsi les yeux ouverts,

nous demeurions

immobiles,

comme la descendante de l'ultime prodige

sur les degrés du temple taurique

- doucement elle feignit de s'endormir...

Or, tout cela revint

à ma mémoire comme une libation de la vive nature.

Tout cela m'enjoignait à comprendre la joie et la douleur

l'épreuve des enfers et la pieuse tristesse

d'un jour pluvieux,

l'automne...

Car il était dit

que nous devions douter de notre victoire,

douter du Chœur

et de cette saveur subtile de l'âme,

alors même que la beauté

en sa chantante terrestreïté,

devisait avec la Mer et nos tempes !

Et nous rêvions alors

d'un envol prodigieux, d'une race du libre ciel et de l'essor, car l'Ether,

l'Ether toujours

nous fut,

entre toutes,

l'éblouissante promesse...

Quelle légèreté alors nous saisissait dans le miroir

argenté des feuilles d'olivier,

et de quel promontoire auguste

nous entendions la voile frémir

et se défaire l'emprise des tristes générations !

Ainsi, la belle philosophie des hauteurs

s'offrit à nous comme une jeune fille.

Comme une nuit

portée dans le sein du jour le plus vaste,

notre âme

s'éveillait à l'entendement divin,- car longtemps silencieuse

elle fut,

comme des forêts, des steppes

dans le déclin crépusculaire d'invisibles civilisations...

Longtemps elle ne fut qu'une ombre dans l'Hadès, une

incertaine traversée

de l'Ombre dans une Ombre... Longtemps elle ne fut

qu'un murmure indistinct sur l'ardoise où agonise l'été.

Mais voici

qu'à travers l'immanence de la joie

l'immanence du Signe qui fulgure comme un diamant

sur l'eau ensoleillée

comme un feu clair dans le Jour

le plus vaste,

voici qu'advient la puissance nouvelle

issue d'une avant-région encore sans nom,

issue d'un nous-même dont nous ignorions

l'existence et le sens,

voici

comme une brûlure, une folie, une parfaite constellation,

la synthèse parfaite.

Toute chose ne débute-t-elle point, strophe céleste,

dans le prodige d'un voyage

dans les Jardins de la Mer

dont les roses tardives

sont les plus douces légendes

de l'Hellade rêvée ?

Que l'illusion soit

dans cette profondeur détruite !

Et qu'elle soit le recommencement.

Tant d'errances dans les villes et les siècles en seront redimées, tant d'espérances exaucées,

et le thème de l'ultime citation,

en majesté concise

dédiée à la patience du malheur

dont le sens désormais nous sera vain !

Notre grâce était si légère dans notre combat contre Chronos

que le ciel soudain

fut envahi

d'un turquoise d'une musique si belle

que des larmes coulaient sur tes joues

et les temps passés refleurissaient et se mariaient

à ces ombres si délicates que le ciel nous dispensait

comme si

dans le décret de cette heure fière

tout devait nous être donné

et au-delà,

car telle était la récompense de notre fuite amoureuse...

Plaignons un instant ceux qui sont resté en arrière et oublions, sous l'arc immense du dernier jour du monde

tous les déchirements seront des retrouvailles

et songes, fumées, seront toutes les misères humaines.

C'est pourquoi, en cet instant qui nous emporte

en ce vaisseau

qui nous éloigne

de ce que nous étions

en cette seconde salvatrice,

cet élan vers l'Ether où nulle ombre défunte ne sourit,

j'ai osé refuser ,- et volent les fragments célestes dans l'urgence du Chant !

Et gloire à Eros qui donna le diapason à ces mélodies !

 

Mon histoire est l'histoire du monde,

ma mémoire est au-delà de moi.

J'ai souvenance

de plus vastes empires dans l'aube inconnue

et le destin des couleurs s'unissait à mon chagrin

de voir disparaître

la patiente et lente science

des nuages empourprés dont les métamorphoses

en dehors de moi-même

semblaient en vérité n'être plus

que l'inexplicable adoration de l'émoi le plus secret,

de l'émoi

le plus intime

et dont jamais, jamais je n'eusse deviné, ni espéré qu'un jour

il fût

ainsi offert à la théâtralité et l'évidence infinie du Ciel, véritable patrie...

Oui, je bénissais cette heure, ce firmament, ce chant

et la plus profonde pensée

qui jamais ne s'achève et chante en moi sans cesse

le regain de la puissance

de l'invisible et sainte puissance des mots

dont j'ignorais alors

qu'ils viendraient une aube au devant de la plénitude...

Car en ces temps-là

j'ignorais l'unisson et la différence,

j'ignorais l'histoire et même les voiles blanches des rituels,- ceux là mêmes

que nous allions inventer

en notre occidentale conjuration de l'Etoile Polaire,

notre société secrète des pensées et des transparences...

En ces temps-là, oui, j'ignorais tout, car les dieux ne m'avaient pas encore gratifié de splendeur.

Tout n'était que pressentiment...

Que personne

jugeant cette douleur de l'être où je subsistais

n'en vienne à dire le naufrage et la mélancolie

car elles sont encore des récompenses destinées

aux grandes audaces consacrées du lointain.

Que nul

ne vienne s'approprier cette déréliction

qui fut la mienne

et ce combat absurde où périssent les plus beaux dialogues !

Le Ciel s'abreuve à l'incertitude qui me hante.

Le Ciel connaît le sens de ces batailles et de ces bannières

dont je parlais jadis en d'autres poèmes orageux.

Ce que j'aime est d'une plus imprévisible douceur.

Tout ce que j'aime est dans cette fidélité à l'Instant

source créée et incréée

des millénaires qui dorment dans mes phrases

et que ton souffle éveille dans la consolante aube sororale,

Ides perdues et retrouvées.

 

Ma mémoire est un ciel d'été.

Elle est dans le bleu et la chair ensoleillée de l'amante

cette éternité conquise

à jamais,

dans la délicatesse des ombres et des baisers

dans la clarté de vitrail

de la seconde magicienne.

... Et les feuilles furent légères dans l'obscur abri

du crépuscule. C'était un labyrinthe

où je découvrais

le Sel et la Somme du Dieu sans nom. Quelle pure pensée

alors nous éblouissait

dont nous entendions la voix sur les rochers,

Quelle silencieuse et limpide fureur nous saisissait

et nous arrachait au pouvoir de la douleur

comme une sentence marine.

Fils du Ciel et du soleil,

l'audace était notre devise. Elle devançait nos rires

sur l'abîme et l'océan ardent

et cette joie d'être à soi-même la proie du plus secret désir des apparences,

du plus secret désir des transparences...

Cette ivresse était sans égale.

Devant les portes consacrées et les forêts de l'aube pâle,

devinant le sens des cendres et des empreintes, nous devancions le cri et l'enfer,

et de larges voiles se faisaient accueillantes à notre ferveur. De larges voiles comme des Anges,

de larges voiles

sous un ciel plus sombre que la Mer...

 

Que la limpidité soit le Mystère, et l'allusion,

cette transparence offerte aux sens,

à la sagesse cardinale du désir qui sait

que toute chose donnée par amour

est inépuisable dans le Sens

et dans la profondeur des cieux et de la nuit...

Se peut-il que l'ignorance domine

au point de laisser déroutées et hostiles des âmes humaines

à l'approche du chant mystérieux ?

Que le souvenir du saphir des mers les plus lointaines vienne à notre secours

- et la fraîcheur et les embruns,-

pour dire

que jamais le Sens n'est obscur car la ténèbre toujours

est dans le cœur délaissé des hommes...

Que le souvenir du scintillement du Sel alchimique vole à notre secours

pour dire que jamais le Sens

n'est interdit

sinon par timidité ou paresse humaine.

Le Chant du poète

est la Gloire retrouvée, sa patience infinie,

retrouvée,

son image divine,

retrouvée,

son audace,

retrouvée,

et cette immense puissance bienheureuse, ce soleil somptueux, retrouvé dans le cœur et l'être

que nous sommes

de toute éternité,

dans la présence.

 

Toute chose dérive d'une source unique,

et mes pensées et mes rêves...

Comment ne pas voir

que nos rencontres étaient écrites

dans les registres de la lumière ?

L'amour de notre belle trinité amoureuse nous sauvait de l'insignifiance, de l'insensibilité et de l'Insensé

dont l'otage

était le monde.

Notre rencontre fut l'eau castalienne

pour notre soif que seule

comble une soif nouvelle...

Elle fut le rêve silencieux,

le rêve dont la profonde et douce et calme lumière lavande

abreuve

l'âme et l'esprit

tandis que le corps exulte entre tes bras.

Elle fut

ces larmes de bonheur dans tes yeux.

L'Etre cependant

fulgure dans la mathématique des transparences.

l'Etre,

dont l'exactitude s'émeut des plus lointaines litanies

dont l'adoration

dore le front d'un Christ Vainqueur...

L'Etre, qui n'est point

le Tout,

exige le divin qui le fonde,- de même que la raison

oublieuse du Verbe n'est plus qu'une pitoyable superstition.

Ainsi, il m'en souvient, d'amples considérations déployaient leurs arcs au-dessus de nos têtes...

Telle fut pour nous l'interprétation infinie du monde

cette impétuosité

du Sens ailé

cette conflagration céleste et silencieuse en nous

dont l'œuvre

s'attardait en notre souvenir,

avec la solennité acquise

de l'assouvissement et de la pensée, qui transparaît,

de la pensée

advenue dans la trace comme une promesse

d'accomplissement...

Telle fut pour nous la Saison divine

la Saison de l'heure adonnée au rivage

d'une plus haute légitimité,

la Saison amoureusement éperdue

sous le triomphe multicolore des Anges.

Telle fut pour nous l'Anadyomène

éternellement surgie des eaux pour nous ceindre

de sa clarté et de sa fougueuse juvénilité...

Ainsi débutait

l'épopée

heureuse de la Sagesse, l'aventure hauturière sous le Signe de la Conjuration de l'Etoile Polaire.

C'était un éloge de la vie et des plus hauts reflets de la vie,

un éloge des temporalités secrètes en nous

dont l'aube et le crépuscule divulguaient les splendeurs...

Bénies étaient les apparences dans le ciel d'été de ma mémoire.

La métaphysique du Jour

stylisait nos gestes en perfection.

Sous le ciel ordonné

notre destin était un empire,

et la beauté devineresse...

Pourquoi vivre dans la banale confusion

alors que la métaphysique du Jour

précisait le site de nos envols

écartant de nous

les malentendus et les équivoques,-

et nous offrant la désinvolture de surcroît .

Celui

qui parle

au vif de l'instant

sauve ce qui est dit et ce qui n'est point dit,

en un seul geste

dans la subtile justice de la métaphysique du Jour.

 

Qu'elles osent l'azur attique

de la pure pensée...

Qu'elles y reviennent, avec leurs danses

comme dans un temple d'enfantement:

ce furent

les germinations de la Saison divine. Il fallait bien

que nous fussions vengés de connaître ce premier don

cette première cadence véhémente

dont la limite était un front de lumière.

Il fallait bien que nous eussions secoué le poids

des attentes vaines,

oublieuses,

pour que sans armes visibles

l'on nous jugeât dignes d'accéder aux présages,-

ce serait, disaient les devineresses,

ce serait sur une autre terre

et sous un autre ciel...

Ecumes, Muses, printemps, vertus, vols dans l'aube éternelle.

Ecoutez cette rumeur de mes jours,

comme des ondes...

Telle fut pour nous la Saison divine,

en ce septentrion léger d'une traversée,

d'une saveur,

soudain, prés des fontaines de Thèbes

là où la pureté ressemble

à tes chevilles fines...

Telle fut pour nous

le belle espérance romaine,

la folie solaire

dans le cercle de plus en plus vaste

dont elle honore la beauté

sonore.

Offertes nous furent

tant de richesses inconnues, tant de vigueurs.

Les Cités

étaient lentes sous nos regards

et nous connaissions

le signe de la justice infinie

et le trident marin.

Qu'elle fût touchée, par la mystérieuse parabole des reflets

qu'elle fût nommée,

je devinais

cette éblouissante théurgie...

Son nom

s'éveillait à l'angle des apparences,

dans la ligne brisée

de la transparence,

entre l'ordre du monde et son abîme,

entre le rêve et le sommeil...

Là, je pressentais une feuille frémissante

et le royal accord

de nos contrées et de nos âmes.

 

Au bord de cette Mer, le sable

est la blonde pensée des dieux...

Infinie si l'on songe

et salvatrice

et mortelle si l'on

compte.

En ces temps-là, nous nous laissions griser

par les scintillements de l'eau et de la lumière.

Le crépuscule était

une immense promesse.

Notre allégresse précédait les événements du récit.

Notre âme

était forte de sa vision

et notre compréhension de la bataille.

Quel souvenir de ciel

austral étendait alors

ses ailes sur nos refuges,

nos ancêtres ?

Et de quel autre souvenir cette âme humaine fut détruite ?

Etait-ce d'un seul refus la croyance cruelle ou bien

dans l'exactitude d'un compas géant

la rosace d'un univers

dont les architectes seraient

la nécessité et le hasard ?

Pieux mensonge !

Toute chose dément cette triste habitude

et même notre honte à nous y résigner

et notre nostalgie d'une certitude plus haute

et la branche de laurier dans l'azur profond

et l'immobilité vibrante

de la pierre: toute chose dément...

Toute chose devine

et j'en détiens la connaissance mélodieuse.

 

Mais nous connûmes aussi de sombres clameurs,

les déchirements,

le soliloque de l'effroi...

Instants irrespirables,

haines, mélancolies,

à l'intérieur de ces ténèbres en tentation

où toute chose

ressemble à une confuse prostitution,

à une misère machinale,

sous les affreuses évaluations du Règne de la Quantité...

Les temps modernes avaient cette allure qui ne pardonne

et quand bien même

nous n'eussions rien connus d'autre

l'imperfection

était visible

spectre visible

outrance banale

où toute chose n'est qu'un autel de la vengeance,

une idole du ressentiment.

Fuir ! C'était la seule éclatante destinée !

Aller vers les cieux verts et les feuilles brillantes

et les chevaleries

irréelles d'une gloire oubliée...

Fuir cet inavouable rétablissement de Chronos et cette triste et banale barbarie...

Ainsi notre sillage inventait

une subtile civilisation de lueurs et de caresses

entre nos regards et nos corps

ainsi l'instant méditait

en nous la victoire de cette exquise énigme bleuïssante

qui portait

en nous

ce nom de la Conjuration de l'Etoile polaire.

L'Instant

dont jadis nous écrivîmes le Sacre

portait en nous ce nom

qui nous unissait,

ce nom qui nous destinait

aux plus vertigineuses et calmes ivresses, Isis voilée et dévoilée...

 

Et que de monstres frappés d'inconsistance !

Que de belles victoires sur le front du resplendissement,

la large absence farouche de quelle vie antérieure !

Etait-ce

un zénith moins pur,

un bec d'azur

dans la présence majeure ?

Notre audace devenait pensive

et Sphinx dans le péril...

Et dans le grand théâtre des châtaigniers

dans l'ample dramaturgie de ces phrases,

nous inventions le tourment délicieux d'une liberté

injustifiable...

Le Soir évanouissait en nous un trône transfiguré par les nombres somptueux de la Mer.

Et pourtant

de ces folies

il ne resta

que la haute abstraction du Ciel, et la louange angélique.

Car nous savions que la souffrance, en vérité, était une fausse nudité de l'être,

et Virgile riait avec ses épreuves claires

dans ce jour pluvieux que nous traversions sans y croire dans cet effondrement du monde

que nous subissions sans y croire,

sombres clameurs,

déchirements,

soliloques de l'effroi... Pieux mensonges !

Il était dit que nous ne nous laisserions point encombrer de ces écorces mortes...

La messagère était trop belle

en sa présence perpétuelle,

la séduction de sa bouche et de sa hanche,

car l'éternité est dans cette heure qui ressemble

à la grande distance du bonheur

et du malheur

telle qu'elle nous touche dans le silence de notre enfance

dans ce silence d'aigue-marine

qui prédit à notre première espérance

le ciel nocturne et pur

où chante l'écume prodigieuse des astres...

 

Vous qui étiez de la jeunesse perdue l'éloge et le conseil,

cette mémoire

dont l'accueil

eût tari mes paroles

vous seules, vêtues de l'Aube

profonde comme la contemplation,

n'ai-je aimé que votre réalité passive ?

Quel esseulement

et quelle fierté navrée se courbait

sous la funèbre incertitude...

Vous étiez, il m'en souvient, douce de lassitude apprise

avant que ne surgisse

l'autre merveille !

Un char brillant hors de la brume

vous regardait

et vous n'osiez dire,

vous n'osiez acclamer

cette étincelante finitude...

Jadis l'Inanimé effarouchait

l'Esprit,- mais notre course fut

plus rapide !

Plutôt que l'ombre, c'était la vie,

la cathédrale sonore de notre amour !

 

Vous qui étiez le soleil d'hiver, l'humeur tragique,

la précipitation

des illustres blancheurs, des ancêtres et des alliances,

de ce flot assombri que d'autres que moi choisirent !

Tout cela me fut-t-il autre chose

qu'une capricieuse beauté

à moins que l'encre et le sang n'eussent le même emblème ?

Et quelle excellence nous bénissait

quelles allégories ? Où donc

débutait ce monde qui nous abandonnait ainsi sans remord ?

Où donc débutait l'enfance de cette jeunesse sans nom, où donc

le vain repos ?

Où donc le fanatisme des mers ingouvernables, les gestes d'Ossian ?

Tout doit-il encore une fois retourner dans la nuit ?

Devons-nous, une fois encore, nous perdre dans ce face-à-face ?

 

O vous qui étiez l'éternité immanente, le message

et le témoignage

du sommeil et des yeux ouverts dans le sommeil ?

Vous qui étiez la réprimande et la tragédie,- aujourd'hui notre conjuration

nous éloigne de vous

car nous sommes l'instant, le miroir,

où brille l'éclat du dieu dorique de la lumière...

 

Et de ce Songe que fut le monde en son bonheur,

et de ce Songe singulier comme un vœu

exaucé

avant toute formulation, nous étions les devins

de même que nous fûmes princes pour nos amantes...

Alors les constructions florales de l'été

rayonnaient

dans l'intemporel...

Le Songe gardait en lui ces légendes

comme des semences

et nos mains

dansaient dans les mosaïques de l'air

comme des voyelles, des oiseaux

dont l'extrême courtoisie céleste s'emparait

de nos erreurs passées...

Car tout cela était déjà loin de nous

dans cette extrême proximité

où toute chose brûle

dans la distance infinie de l'immédiat.

Ainsi,

nous exercions notre raison à comprendre

l'euphorie,

l'eau tranquille, et cet éros cosmogonique

dont les apparences dévoilaient la corolle... C'étaient

des images sauvées,

un orient où l'illusion s'abandonnait

au ravissement du Jour

et la maxime de l'Instant nous éblouissait...

Et de ce Songe que fut le monde en son bonheur,

l'équilibre fut l'atteinte du Jeu,

sa figure de splendeur

surgie dans l'audace souveraine d'une ronce,

ultime logique d'une histoire sainte encore inconnue...

Ce Songe, en vérité,

hantait

le signe du dauphin,

scintillante perfection volant

dans le bleu du ciel et de la mer

 

Les dieux seuls connaissent les rougeoyantes

feuilles

du Songe

cette immense Atlantide

abandonnée à l'emphase

de la destruction. Mais qui donc disait:

«  La destruction est un rêve »-

quel écho de nos propres paroles

dans la lente connaissance de soi-même où tout commence et recommence.

Et nul ne saurait en contester la classique pudeur !

Les dieux seuls

connaissent l'automne du Songe.

Les dieux seuls peuvent parler de destruction et de fin,

d'achèvement

et de disparition.

Aux hommes qui ne vivent qu'un instant,

qu'un battement de paupière

il est prescrit

de connaître l'éternité vivante,

la présence auguste d'Atlantis,

sa beauté,

dans la seconde qui nous ravit.

Toute notre existence est

dans cette certitude parcourue de pluies et de clartés,

dans cette certitude

dont le cours, l'embouchure et la source témoignent

de l'illimitée

prière du désir

et ses métamorphoses

dont l'ultime ivresse me rédime.

O sainte simplicité du message,- ce que je veux dire s'éveille dans la légèreté:

les dieux seuls connaissent la mort parfois.

Le pur espace est le deuil où le semblable va à la rencontre du semblable...

Mais autour de nous et du monde

ce sont d'éternelles tragédies et les paroles du bonheur

et le sens dont l'ardeur nous unit

dans l'interprétation infinie de la naissance de l'être...

Que peuvent les dieux contre notre ignorance altérée,

contre la recherche infinie qui nous porte

au-devant

des empires de la terre et du ciel

de la mer

et du feu.

Les dieux seuls connaissent le crépuscule.

A nous

l'aube fleurie

où la frémissante attente s'accorde

à l'accomplissement des gestes, à l'éclairement du monde sous les savantes caresses et les baisers

qui s'attardent

en ces belles impudeurs de chevelures et de lèvres,-

et l'aube du visage humain

reconnaît l'éternité qui le songe

dans un tumulte ondoyant. 

 

Extrait de Le Chant de l’Ame du monde, éditions Arma Artis.

 

Peut être une image de une personne ou plus

 

 

 

19:27 | Lien permanent | Commentaires (2) | |  Facebook

Luc-Olivier d'Algange, Hommage à Henry Corbin:

 

Afficher l’image source

Hommage à Henry Corbin

 

La philosophie est cheminement, ou plus exactement, comme le disait Heidegger, « acheminement vers la parole ». Ce qui est dit porte en soi un long parcours, une pérégrination, à la fois historique et spirituelle. Avant de parvenir à l'oreille de celui à qui elle s'adresse, la parole humaine accomplit un voyage qui la conduit des sources du Logos jusqu'à l'entendement humain. Ce voyage, à maints égards, ressemble à une Odyssée. Dans l'éclaircie de la présence de la chose dite frémissent des clartés immémoriales, des songes et des visions. Toute spéculation philosophique témoigne, en son miroitement étymologique, d'une vision qui n'appartient ni entièrement au monde sensible, ni entièrement au monde intelligible, mais participe de l'un et de l'autre en les unissant, selon la formule de Platon, « par des gradations infinies ». L’idée est à la fois la « chose vue », l’Idea au sens grec, la forme, et la « cause » qui nous donne à voir. De même que la parole ne se situe ni exactement dans la bouche de celui qui parle ni exactement dans l'oreille de celui qui entend, mais entre eux, le monde imaginal, qui sera au principe de l'herméneutique corbinienne, se situe entre l'Intelligible et le sensible, donnant ainsi accès à la fois à l'un et à l'autre et favorisant ainsi l'étude historique la mieux étayée non moins que l'interprétation spirituelle la plus précise.

On pourrait, par analogie, transposer ce qu'à propos de Mallarmé, Charles Mauron nomma le « symbolisme du drame solaire ». De l'Occident extrême, crépusculaire, de Sein und Zeit, de la méditation allemande du déclin de l'Occident, une pérégrination débute, qui conduit, à travers l'œuvre-au-noir et la mise-en-demeure de « l’être pour la mort » à l'aurora consurgens de la « renaissance immortalisante ». Point de rupture, ni de renversement, ici, mais un patient approfondissement de la question. Le crépuscule inquiétant des poèmes de Trakl, la « lumière noire » de la foudre d'Apollon des poèmes d'Hölderlin, ne contredisent point mais annoncent l'âme d'azur, « dis-cédée », et la terre céleste dans le resplendissement du Logos. Le crépuscule détient le secret de l'aurore, l'extrême Occident tient, dans son déclin, le secret de la sagesse orientale. Au philosophe, pour qui, je cite, « les variations linguistiques ne sont que des incidents de parcours, ne signalent que des variantes topographiques d'importance secondaires », l'art de l'interprétation sera une attention matutinale. A l'orée des signes, entre le jour et la nuit, sur la lisière impondérable, il n'est pas impossible que le secret de l'aube et le secret du crépuscule, le secret de l'Occident et le secret de l'Orient soient un seul un même secret. L'attention herméneutique guette cet instant où le Sens s'empourpre comme l'Archange dont parle le Traité de Sohravardî.

Cet Archange empourpré, dont une aile est blanche et l'autre noire, dont l'envol repose à la fois sur le jour et sur la nuit, est le Sens lui-même qui se refuse à l'exclusive ou à la division. Opposer l'Orient et l'Occident, ce serait ainsi refuser le drame solaire du Logos lui-même, découronner le Logos, le réduire à n'être qu'une monnaie d'échange, un or irradié, dont la valeur est attribuée, utilitaire au lieu d'être un or irradiant, donateur et philosophal, forgé dans l'œuvre-au-rouge de l'herméneutique. Tout homme habitué au patient compagnonnage avec des textes lointains ou difficiles connaît ce moment de l'éclaircie, où le Sens s'exhausse de sa gangue, où les signes s'irisent, où l'exil devient la fine pointe des retrouvailles. Après avoir affronté les tempêtes et le silence des vents, l'excès du mouvement comme l'excès de l'immobilité, la houle et la désespérance du navire encalminé, après avoir déjoué les ruses de Calypso, les asiles fallacieux, et la nuit et le jour également aveuglants, l'odyssée herméneutique entrevoit le retour à la question d'origine, enfin déployée comme une voile heureuse. L'acheminement se distingue du simple cheminement. L'herméneute s'achemine vers: il ne vagabonde point, il pèlerine vers le secret de la question qu'il se pose au commencement. Il ne fuit point, ne s'éloigne point, mais s'approche au plus près du Dire dans la chose dite, de l'essence même du Logos qui parle à travers lui.

Toute herméneutique est donc odysséenne, par provenance et destination. Elle l'est par provenance, comme en témoigne le catalogue des œuvres détruites par le feu de la bibliothèque d'Alexandrie dont une grande part fut consacrée à la méditation du « logos intérieur » (selon la formule du Philon d'Alexandrie) de l'Odyssée, et dont quelques fragments nous demeurent, tel que L'Antre des Nymphes de Porphyre. L'Orient, comme l'Occident demeure spolié de cet héritage de l'herméneutique alexandrine où s'opéra la fécondation mutuelle du Logos grec et de la sagesse hébraïque. L'herméneutique est odysséenne par destination en ce qu'elle ne cesse de vouloir retrouver dans l'oméga, le sens de l'alpha initial. Pour l'herméneute, l'horizon du voyage est le retour. La ligne ultime, celle de l'horizon, comme « l'heure treizième » du sonnet de Gérard de Nerval, est aussi et toujours la première ligne de ce livre originel que figurent les rouleaux de la mer. L'herméneute, pour s'avancer sur les abysses, dont les couleurs assombries sont elles-mêmes l'interprétation de la lumière du ciel, pour s'orienter dans les étendues qui lui paraissent infinies, ne dispose que du sextant de son entendement qu'il sait faillible, dont il sait qu'il n'est qu'un instrument,- ce qui lui épargnera l'hybris de la raison qui omet de s'interroger sur elle-même et les errances du discours subjectif qui perd de vue l'alpha et l'oméga et restreint le sens dans l'aléatoire, l'éphémère et l'accidentel.

Ainsi devons-nous à Henry Corbin, non seulement la lumière faite sur des pans méconnus des cultures orientales et occidentales mais aussi le recouvrance de l'Art herméneutique à sa fine pointe, qui au-delà de l'exposition et de l'explication, serait une nouvelle implication du lecteur dans l'écrit qui se déroule sous ses yeux. Loin de considérer les œuvres de Mollâ Sadrâ ou de Ruzbéhan de Shîraz comme des objets culturels, délimités par l'histoire et la géographie, et dont nous séparerait à jamais la doxa de notre temps, Henry Corbin nous restitue à elles, à notre possibilité de les comprendre (dont dépend la possibilité de nous comprendre nous-mêmes), à cette implication, plus pointue que toute explication, à cette gnosis qui, je cite « convertit en jour cette nuit qui pourtant est toujours là, mais qui est une nuit de lumière ». «  Ainsi donc, écrit Henry Corbin, lorsqu'il nous arrive de mettre en épigraphe les mots Ex oriente lux, nous nous tromperions du tout au tout en croyant dire la même chose que les Spirituels dont il sera question ici, si, pour guetter cette lumière de l'Orient, nous nous contentions de nous tourner vers l'orient géographique. Car, lorsque nous parlons du Soleil se levant à l'orient, cela réfère à la lumière du jour qui succède à la nuit. Le jour alterne avec la nuit, comme alternent deux contrastes qui, par essence, ne peuvent coexister. Lumière se levant à l'orient, et lumière déclinant à l'occident: deux prémonitions d'une option existentielle entre le monde du Jour et ses normes et le monde de la nuit, avec sa passion profonde et inassouvissable. Tout au plus, à leur limite, un double crépuscule: crepusculum vesperinum qui n'est plus le jour et qui n'est pas encore la nuit; crepusculum matutinum qui n'est plus la nuit et n'est pas encore le jour. C'est par cette image saisissante, on le sait, que Luther définissait l'être de l'homme ».

Dans ce crépuscule matutinal, auquel Baudelaire consacra un poème, dans cette lumière transversale, rasante, où le ciel semble plus proche de la terre, tout signe devient sacramentum, c'est-à-dire signe d'une chose cachée. L'oméga du crépuscule vespéral ouvre la mémoire à l'anamnésis du crépuscule matutinal. Par l'interprétation du « signe caché », du sacramentum, l'herméneute récitera, mais en sens inverse, le voyage de l'incarnation de l'esprit dans la matière, semblable, je cite « à la Columna gloriae constituée de toutes les parcelles de Lumière remontant de l'infernum à la terre de lumière, la Terra lucida ».

Matutinale est la pensée de l'implication dont l'interprétation est semblable à une procession liturgique, à une trans-ascendance vers la nuit lumineuse des Symboles. Voir les signes du monde et le monde des signes à la lumière de l'Ange suppose cette conquête du « suprasensible concret » qui n'appartient ni au monde matériel ni au monde de l'abstraction, mais à la présence même, qui selon la formule Héraclite, traduite par Battistini, « ne voile point, ne dévoile point, mais fait signe ». Or, si tout signe est signe d'éternité, la chance prodigieuse nous est offerte de lire les œuvres non plus au passé, comme s'y emploient les historiographies profanes et les fondamentalismes, mais bien au présent, à la lumière matutinale de l'Ange de la présence, témoin céleste de l'avènement herméneutique qui, souligne Henry Corbin, « implique justement la rupture avec le collectif, le rejonction avec la dimension transcendante qui prémunit individuellement la personne contre les sollicitations du collectif, c'est-à-dire contre toute socialisation du spirituel ».

L'implication de l'herméneute dans le déchiffrement des signes, le monde lui-même apparaissant, selon l'expression de Hugues de Saint-Victor, comme « la grammaire de Dieu », dévoile ainsi la vérité matutinale de l'Orient, en tant que « pôle de l'être », centre métaphysique, d'où l'Archange Logos nous invite à la transfiguration de l'entendement, à la conquête d'une surconscience délivrée des logiques grégaires, des infantilismes et des bestialités de ce que Simone Weil, après Platon, nomma « le Gros Animal », autrement dit, le monde social réduit à lui-même. « Le jour de la conscience, écrit Henry Corbin, forme un entre-deux entre la nuit lumineuse de la surconscience et la nuit ténébreuse de l'inconscience ». La psychologie transcendantale, dont Novalis, dans son Encyclopédie, déplorait l'inexistence ou la disparition, Henry Corbin en retrouvera non seulement les traces, mais la connaissance admirablement déployée dans la « Science de la Balance » et les théories chromatiques des soufis qui décrivent exactement l'espace versicolore entre la nuit ténébreuse et la nuit lumineuse, entre l'inconscience et la surconscience. L'intérêt de l'étude de cette psychologie transcendantale dépasse, et de fort loin, l'histoire des idées; elle se laisse si peu lire au passé, elle devance si largement nos actuels savoirs psychologiques que l'on doit imputer sans doute à une déplorable imperméabilité des disciplines qu'elle n'eût point encore renouvelé de fond en comble ces « sciences humaines » qui se revendiquent aujourd'hui de la psychologie ou de la psychanalyse, et semblent encore tributaires, à maint égards, du positivisme du dix-neuvième siècle.

Sans doute le moment est-il venu de ressaisir aussi l'œuvre de Henry Corbin dans cette vertu transdisciplinaire, qui fut d'ailleurs de tous temps le propre de toutes les grandes œuvres philosophiques, à commencer par celle de Sohravardî qui, dans son traité de la Sagesse orientale, résume toutes les sciences de son temps, à l'intersection des sagesses grecques, abrahamiques, zoroastriennes et védantiques.

De l'herméneutique heideggérienne, dont il fut un des premiers traducteur, jusqu'à cette phénoménologie de l'Esprit gnostique, que sont les magistrales études sur l'imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn’Arabî, Henry Corbin renoue avec la lignée des philosophes qui ne limitent point leur dessein à méditer sur l'essence ou la légitimité de la philosophie, mais œuvrent, à l'exemple de Leibniz ou de Pascal, à partir d'un savoir, d'un corpus de connaissances, qu'ils portent au jour et qui, sans eux fût demeuré voilé, méconnu ou hors d'atteinte. L'acheminement, à travers les disciplines diverses qu'il éclaire, rétablit l'usage d'une gnose polyglotte et transdisciplinaire qui s'affranchit des assignations ordinaires du spécialiste. Au voyage extérieur, historique et géographique, correspond un voyage intérieur vers la Jérusalem Céleste, pour autant que ces deux personnage: le Chevalier de la célèbre gravure de Dürer, chère à Gilbert Durand, qui s'achemine vers le Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable, et Ulysse sont les deux versants, l'un grec et l'autre abrahamique, de l'aventure herméneutique.

Mais revenons, faisons retour sur le principe même de l'acheminement, à partir d'une phrase lumineuse d'Eugenio d'Ors qui écrivait, je cite «  Tout ce qui n'est pas tradition est plagiat ». L'herméneute participe de la tradition en ce qu'il suppose possible la traduction, en ce qu'il ne croit point en la nature arbitraire, immanente et close des langues humaines. Traduire, suppose à l'évidence, que l'on ne récuse point l'existence du Sens. Hamann, dans sa Rhapsodie en prose Kabbalistique, éclaire le processus herméneutique même de la traduction: « Parler, c'est traduire d'une langue angélique en une langue humaine, c'est-à-dire des pensées en des mots, des choses en des noms, des images en des signes ». Ce qui, dans les œuvres se donne à traduire est déjà, à l'origine, la traduction d'une langue angélique. L'office du traducteur-herméneute consistera alors à faire, selon la formule phénoménologique, « acte de présence » à ce dont le texte qu'il se propose de traduire est lui-même la traduction. Les théologiens médiévaux nommaient cette « présence » en amont, la vox cordis, la voix du cœur.

Loin de délaisser l'herméneutique heideggérienne et la phénoménologie occidentale, Henry Corbin en accomplit ainsi les possibles en de nouvelles palingénésies. A lire « au présent » les œuvres du passé, l'herméneute révèle le futur voilé inaccompli dans « l'Ayant-été ». « L'être-là, le dasein, écrit Henry Corbin, c'est essentiellement faire acte de présence, acte de cette présence par laquelle et pour laquelle se dévoile le sens au présent, cette présence sans laquelle quelque chose comme un sens au présent ne serait jamais dévoilé. La modalité de cette présence est bien alors d'être révélante, mais de telle sorte qu'en révélant le sens, c'est elle-même qui se révèle, elle-même qui est révélée ». L'implication essentielle de cette lecture au présent, qui révèle ce que le passé recèle d'avenir, fonde, nous dit Corbin, « le lien indissoluble, entre modi intellegendi et modi essendi, entre modes de comprendre et modes d'être ». Le dévoilement de ce qui est caché, c'est-à-dire de la vérité du Sens n'est possible que par cet acte de présence herméneutique qui, selon la formule soufie « reconduit la chose à sa source, à son archétype ». « Cet acte de présence, nous dit Henry Corbin, consiste à ouvrir, à faire éclore l'avenir que recèle le soi-disant passé dépassé. C'est le voir en avant de soi. ». A cet égard l'œuvre de Henry Corbin, bien plus que celle de Sartre ou de Derrida, qui usèrent à leur façon des approches de Sein und Zeit, semble véritablement répondre à la mise-en-demeure de la question heideggérienne, voire à la dépasser dans l'élan de son mouvement même.

Ainsi de la notion fondamentale d'historialité (qu'Heidegger distingue de l'historicité en laquelle nous nous laissons insérer, nous interdisant par là même l'acte de présence phénoménologique) que Henry Corbin couronnera de la notion de hiéro-histoire: « histoire sacrale, laquelle ne vise nullement les fait extérieurs d'une "histoire sainte", d'une histoire du salut mais quelque chose de plus originel, à savoir l'ésotérique caché sous le phénomène de l'apparence littérale, celle des récits des Livres saints. » Si l'historialité permet de se déprendre des sommaires logiques déterministes, « en nous arrachant à l'historicité de l'Histoire », aux logiques purement discursives et chronologiques qui enferment les pensées dans leurs « contextes » sociologiques, la hiéro-histoire, elle, « nous apprend qu'il y a des filiations plus essentielles et plus vraies que les filiations historiques. » Non seulement les disparités linguistiques ou sociologiques ne nous interdisent pas de comprendre les œuvres du passé, mais, nous détachant des contingences de la chose dite, des écorces mortes, elles révèlent la vox cordis, la présence en acte, la vérité des filiations essentielles. L'empreinte visible détient le secret du sceau invisible et « la vieille image héraldique qui parlait en figures » dont parle Ernst Jünger dans La Visite à Godenholm, se révèle sous l'acception acquise des mots à celui interroge leur étymologie. Hamann, dans sa lumineuse « Rhapsodie » ne dit rien d'autre: « La poésie est la langue maternelle de l'humanité », de même que les alchimistes et des théosophes de l'Occident, les philosophes de la nature, les paracelsiens qui s'acheminent vers le déchiffrement des « signatures » de l'Invisible dans le visible et perçoivent la lumière révélante dans les éclats de la lumière révélée.

Le propre de cette langue, « qui parle en image », de cette langue prophétique et poétique sera, en dévoilant ce qui est caché, en laissant éclore et fleurir la lumière révélante, en élevant l'œcuménisme des branches et des racines jusqu'à la temporalité subtile de l'œcuménisme des essences et des parfums, de nous délivrer de la causalité historique, de transfigurer notre entendement, de l'ouvrir en corolle aux « Lumières seigneuriales » dont les lumières visibles et sensibles ne sont que les épiphénomènes ou les ombres. Lux umbra dei, disent les théologiens médiévaux: « La lumière est l'ombre de Dieu ». L'histoire n'est que l'ombre projetée dans les apparences de la hiéro-histoire. D'où, chez le gnostique, comme chez l'herméneute-phénoménologue, le nécessaire renversement de la métaphore.

Ce ne sont point l'Idée ou le Symbole qui sont métaphores de la nature ou de l'histoire, mais la nature et l'histoire qui sont une métaphore de l'Idée ou du Symbole. Ainsi, les interprétations allégoriques ou evhéméristes tombent d'elles-mêmes. Ce ne sont point les Symboles qui empruntent à la nature, ni les Mythes qui empruntent à l'histoire mais la nature et l'histoire qui en sont les reflets ou les réverbérations. Etre présent aux êtres et aux choses, c'est percevoir en eux l'éclat de la souveraineté divine dont ils procèdent. Le renversement de la métaphore dépasse la connaissance formelle, qui présume une représentation, pour atteindre à ce que les Ishrâqîyûns, les platoniciens de Perse, nomment une « connaissance présentielle ». Dès lors, les êtres et les choses ne sont plus des objets mais des présences. A « l'être pour la mort », qui fut pour un certain existentialisme, l'horizon indépassable de la pensée heideggérienne, et à la « laïcisation du Verbe » qui lui correspond (avec toutes les abusives et monstrueuses sacralisations de l'immanence qui s'ensuivirent), Henry Corbin répond par « l'être par-delà la mort » que dévoile « l'ek-stasis herméneutique » vers, je cite  « ces autres mondes invisibles qui donnent son sens vrai au nôtre, à notre phénomène du monde. » Loin de débuter avec Sein und Zeit, comme sembleraient presque le croire quelques fondamentalistes heideggériens, la distinction classique entre l'Etre et l'étant (fut-il « Etant Suprême ») est précisément à l'origine de la méditation sur le tawhîd, sur « l'Attestation de l'Unique », qui est au cœur de la pensée d'Ibn’Arabî et de Sohravardî. Tout l'effort de ces gnostiques consiste à nous donner penser la distinction entre l'Unité théologique, exotérique, en tant que Ens supremum et l'Unificence ésotérique qui témoigne d'une ontologie de l'unité transcendantale de l'Etre. Nulle trace, ici, d'un « quiproquo onto-théologique », nul syncrétisme ou mélange malvenu. Pour reprendre la distinction platonicienne, la « doxa » ne confond pas avec la « gnosis ». Si la croyance s'adresse à un Dieu personnel ou à un Etant suprême, la gnose s'ordonne à la phrase ultime et oblative de Hallâj: « Le bon compte de l'Unique est que l'Unique le fasse unique », autrement dit, en langage eckhartien: « Le regard par lequel je vois Dieu et le regard par lequel Dieu me voit sont un seul et même regard. »

La Tradition, au sens d'art herméneutique de la traduction, Sapience de la « réelle présence », comme eût dit Georges Steiner, implication du « comprendre » dans l'être, est donc bien comme le suggère Eugenio d'Ors, recommencement, c'est-à-dire le contraire du plagiat ou du psittacisme. Ce qui est traduit recouvre son sens dans la traduction. Lorsque la traduction se prolonge en herméneutique, cette recouvrance est révélation. De même que les textes grecs nous sont parvenus par l'ambassade de la langue arabe, la traduction en français des textes persans et arabe de Sohravardî s'offre à nous comme un recommencement, une recouvrance, de la pensée grecque, aristotélicienne et platonicienne. L'œuvre de Henry Corbin s'inscrit ainsi dans une tradition et son art diplomatique, sinon par des circonstances contingentes, ne diffère pas essentiellement, des commentaires de ses prédécesseurs iraniens. Dans son mouvement odysséen, l'herméneutique, fut-elle le « commentaire d'un commentaire », ne s'éloigne point de la source du sens, mais s'en rapproche. Ainsi qu'Heidegger le disait à propos d'Hölderlin, certaines œuvres demeurent « en réserve »; et c'est bien à partir de cette « réserve », qui est le fret du navigateur, que s'accomplissent les renaissances, y compris artistiques. Point de Renaissance florentine, par exemple, sans le retour au texte, sans la volte néoplatonicienne de Pic de la Mirandole, de Marsile Ficin, ou celle kabbalistique et hébraïsante, du Cardinal Egide de Viterbe. La cause est entendue, ou devrait l'être depuis Saint-Bernard: « Nous sommes des nains assis sur les épaules des géants ». Non seulement les textes anciens ne nous sont pas devenus étrangers, incompréhensibles, inutiles, comme nous le veulent faire croire ces plagiaires qui s'intitulent parfois « progressistes », mais nos ombres qui nous devancent ne bougent que par la clarté antérieure qu'ils jettent sur nous. Traducteur, homme de Tradition, au sens étymologique, l'herméneute, ravive un lignage spirituel dont l'ultime manifestation, aussi obscurcie et profanée qu'elle soit, récapitule, pour qui sait se rendre attentif, l'entière lignée dont elle est l'aboutissement mais non la fin.

Les ultimes sections d'En Islam iranien portent ainsi sur la notion de chevalerie spirituelle et de lignage spirituel. Ce lignage toutefois n'implique nulle archéolâtrie, nulle vénération fallacieuse des « origines ». Il n'est point tourné vers le passé, et sa redite, il n'est récapitulation morne ou cortège funèbre, mais renouvellement du Sens, fine pointe phénoménologique obéissant à l'impératif grec: sôzeïn ta phaïmomenon, sauver les phénomènes. « Ce qu'une philosophie comparée doit atteindre, écrit Henry Corbin, dans les différents secteurs d'un champ de comparaison défini, c'est avant tout ce que l'on appelle en allemand Wesenschau, la perception intuitive d'une essence ». Or cette perception intuitive dépend, non plus d'une nostalgie mais d'une attente eschatologique qui, nous dit Corbin « est enracinée au plus profond de nos consciences ». L'archéon de l'archéologie, ne suffit pas à la reconquête de l'eschaton de l'eschatologie. La transmutation du temps du ressouvenir en temps du pressentiment suppose que nous surmontions « la grande infirmité de la pensée moderne » qui est l'emprisonnement dans l'Histoire et que nous retrouvions l'accès à notre temps propre. « Un philosophe, écrit Henry Corbin, est d'abord lui-même son temps propre car s'il est vraiment un philosophe, il domine ce qu'il est abusivement convenu d'appeler son temps, alors que ce temps n'est pas du tout le sien, puisqu'il est le temps anonyme de tout le monde. »

A se délivrer du temps anonyme, autrement dit de la temporalité grégaire, propre au « Gros Animal », l'herméneute, je cite, « s'insurge contre la prétention de réduire la notion d'événement aux événements de ce monde, perceptibles par la voie empirique, constatables par tout un chacun, enregistrés dans les archives. » A cette conception de l'homme à l'intérieur de l'histoire, s'opposera, écrit Henry Corbin « une conception fondamentale, sans laquelle celle de l'histoire extérieure est privée de tout fondement. Elle considère que c'est l'histoire qui est dans l'homme ». Ces événements intérieurs, supra historiques, sans lesquels il n'y aurait point d'événements extérieurs, ces visions, intuitions ou extases qui nous font passer du monde des phénomènes à celui des noumènes sont à la fois le fruit de la grâce et d'une décision résolue. Dans sa temporalité propre reconquise Ruzbéhân de Shîraz écrit: « Il m'arriva quelque chose de semblable aux lueurs du ressouvenir et aux brusques aperçus qui s'ouvrent à la méditation. »

Ce quelque chose qui arrive, ou, plus exactement qui advient, qui n'appartient ni à la subjectivité ni à la perception empirique, n'arrive toutefois pas à n'importe qui et ne peut être jugée, ou contredit par n'importe qui. Ce que voient les yeux de feu ne saurait être contesté par les yeux de chair. « Que valent en effet, écrit Henry Corbin, les critiques adressées à ceux qui ont vus eux-mêmes, donc aux témoins oculaires, par ceux qui n'ont jamais vu et ne verront jamais rien ? La position est intrépide, je le sais, mais je crois que la situation de nos jours est telle que le philosophe, conscient de sa responsabilité, doit faire sienne cette intrépidité sohravardienne. » L'événement intérieur porte en lui le principe de la recouvrance d'une temporalité délivrée des normes profanes et de ces formes de socialisation extrême où se fourvoient les fondamentalismes religieux ou profanes. Ces événements hiérologiques dévoilent à l'intrépide, c'est-à-dire au chevalier spirituel, ce qui caché dans ce qui se révèle en frappant d'inconsistance le hiatus chronologique qui nous en sépare. Ce caché-révélé, qui réconcilie Héraclite et Platon, nous indique que l'Idée est à la fois immanente et transcendante. Elle est immanente, par les formes perceptibles qu'elle donne aux choses mais transcendante car, selon la belle formule platonisante d'André Fraigneau, « sans jeunesse antérieure et sans vieillesse possible ».

Ce paradoxe, que la philosophe platonicienne résout sous le terme de methexis, c'est-à-dire de « participation », précède un autre paradoxe. Les Platoniciens de Perse parlent en effet des Idées comme de natures ou de substances « missionnées » ou « envoyées ». Cet impérissable que sont les Idées n'est point figé dans un ciel immuable, mais nous est envoyé dans une perspective eschatologique, dans la profondeur du temps qui doit advenir. Dans le creuset de la pensée des Platoniciens de Perse, la fusion des Idées platoniciennes, des archanges zoroastriens, des Puissances divines (Dynameis) de Philon d'Alexandrie s'accomplit bien dans et par un feu prophétique. Les Lumières des Idées archétypes, comparables aux séphiroth de la kabbale hébraïque, ne demeurent point dans leur lointain: elles ont pour mission de nous faire advenir au saisissement de leur splendeur, elles nous sont « envoyées » pour que nous puissions établir un pont entre l'archéon et l'eschaton, entre ce que nous dévoile l'anamnésis et ce qui demeure caché dans les fins dernières. La Tradition à laquelle se réfère la chevalerie spirituelle n'a d'autre sens: elle est cette tension, dans la présence même de l'expérience intérieure, d'une relation entre ce qui n'est plus et ce qui n'est pas encore. Cette Tradition n'est point commémorative ou muséologique mais éveil du plus lointain dans la présence, fraîcheur castalienne, élévation verdoyante du Sens, semblable à l'Arbre qui, dans l'Ile Verte domine le temple de l'Imâm Caché.

L'intrépidité sohravardienne qu'évoque Henry Corbin et qu'il fit sienne, cette vertu d'areté, qui est à la fois homérique et évangélique, donne seule accès à ce qu’il nomme, à partir de l'œuvre de Mollâ Sadrâ, « la métaphysique existentielle » des palingénésies et des métamorphoses que supposent le processus initiatique et la tension eschatologique: « L'acte d'exister, écrit Henry Corbin est en effet capable d'une multitude de degrés d'intensification ou de dégradation. Pour la métaphysique des essences, le statut de l'homme, par exemple, ou le statut du corps sont constant. Pour la métaphysique existentielle de Mollâ Sadrâ, être homme comporte une multitude de degrés, depuis celui des démons à face humaine jusqu'à l'état sublime de l'Homme Parfait. Ce qu'on appelle le corps passe par une multitude d'états, depuis celui du corps périssable de ce monde jusqu'à l'état du corps subtil, voire du corps divin. Chaque fois ces exaltations dépendent de l'intensification ou de l'atténuation, de la dégradation de l'existence, de l'acte d'exister ». Ce champ de variation, cette « latitude des formes » est au principe même de l'expérience intérieure, des événements du monde imaginal. Leur histoire est l'histoire sacrée de la temporalité propre du chevalier spirituel, le signe de son intrépidité à reconnaître dans les apparences la figure héraldique dont elles procèdent par la précision des lignes et l'intensité des couleurs. L'herméneutique tient ainsi à une métaphysique de l'attention et de l'intensité. La tension de l'attente eschatologique favorise l'intensité de l'attention. A l'opposé de cette tension, l'inattention à autrui, au monde et à soi-même est atténuation et dégradation de l'acte d'exister, par le mépris, l'indifférence, l'insensibilité, la complaisance dans l'illusion ou l'erreur, la vénération du confus ou de l'informe, qui engendrent les pires conformismes.

L'areté de l'herméneute, l'intrépidité chevaleresque précisent ainsi une éthique, c'est-à-dire une notion du Bien, indissociable du Vrai et du Beau qui s'exerce par l'attente et l'attention, en nous faisant hôtes, au double sens du mot: recevoir et être reçu. Si le voyage chevaleresque entre l'Orient et l'Occident définit une géographie sacrée avec ses épicentres, ses sites de haute intensité spirituelle, ses « cités emblématiques » où la Vision advint, où s'opéra la jonction entre le sensible et l'Intelligible, c'est bien parce qu'il se situe dans l'attente et dans l'attention, dans l'accroissement de la latitude des formes, et non dans la soumission aux opinions, aux jugements collectifs, fussent-ils de prétention religieuse. Que des temples eussent été édifiés à l'endroit où des errants, des déracinés, ont vu la terre et le Ciel s'accorder, que, de la sorte, l'espace et la géographie sacrée fussent déterminés par les révélations, les extases des « Nobles Voyageurs », cela suffirait à montrer que le mouvement, le tradere, la pérégrination précède les certitudes établies. D'où l'importance de la distinction, maintes fois réaffirmée par Henry Corbin et les auteurs dont il traite, entre la vérité ésotérique, intérieure, et l'exotérisme dominateur, qui veut emprisonner la spéculation et la vision dans l'immobilité d'une légalité outrecuidante et ratiocinante.

Ainsi, la notion de chevalerie spirituelle, que Henry Corbin définit comme un compagnonnage avec l'Ange, se donne à comprendre comme l'acheminement de la philosophie vers la métaphysique, c'est-à-dire vers son origine, sa source désempierrée. Loin d'être une philosophie plus abstraite que la philosophie, la métaphysique de la « latitude des formes » se distingue, comme le souligne Jean Brun par une relation concrète à des hommes concrets: « L'homme qui prétend atteindre une connaissance directe de Dieu par la nature ou par l'histoire se divinise et ne rend, en effet, témoignage que de lui-même. » Si la philosophie forge la clavis herméneutica, la métaphysique ouvre la porte qui nous porte au-delà du seuil. « Un mot simple comme l'être, écrit Jünger, a des profondeurs plus grandes qu'on ne saurait l'exprimer, ni même le penser. Par un mot comme sésame, l'un entend une poignée de graines oléagineuses, alors que l'autre, en le prononçant, ouvre d'un coup la porte d'une caverne aux trésors. Celui-ci possède la clef. Il a dérobé au pivert le secret de faire s'ouvrir la balsamine. » La clef n'est point la porte et la porte n'est point l'espace inconnu qu'elle ouvre à celui qui la franchit. Toutefois, ainsi que le souligne Jünger, « ce sont les grandes transitions que l'on remarque le moins. »

On ne saurait ainsi nier, que, par la vertu de l'art odysséen de l'herméneutique, une sorte de translation essentielle soit possible entre la philosophie et la métaphysique. Si la vérité ne se réduit pas à la cohérence des propositions logiques, si elle est bien aléthéia, dévoilement et ressouvenir, c'est-à-dire expérience intérieure où l'homme en tant qu'être du lointain s'éveille à la « coprésence », la conversion du regard qui change la philosophie en métaphysique, les yeux de chair en yeux de feu, échappe à toute contrôle, à toute vérification, voire à toute législation. De ce voyage intérieur, le grand soufi Djalal-ûd-din Rûmi put dire: «  Ceci n'est pas l'ascension de l'homme jusqu'à la lune mais l'ascension de la canne à sucre jusqu'au sucre. » Le savoir ne devient Sapience, la philosophie ne devient métaphysique que par l'épreuve de la saveur, de l'essentielle intimité du voyage intérieur. S'adressant à nous, c'est-à-dire à ces êtres du lointain que nous étions pour lui, dans la coprésence du ressouvenir et de l'attente, Sohravardî nous dit « Toi-même tu es l'un des bruissements des ailes de Gabriel ». L'embarcation herméneutique est la clef de la mer et du ciel, le vaisseau subtil alchimique de l'interprétation infinie nous invite au dialogue où la lumière matérielle, sensible, devient la lux perpétua de la philosophie illuminative, autrement dit de la métaphysique. Ce que le ciel et la mer ont à se dire, en assombrissements et en splendeurs, nous invite à nous retrouver nous- mêmes. « Nous sommes un dialogue, écrit Heidegger, dans ses Approches de Hölderlin, l'unité du dialogue consiste en ce que chaque fois, dans la parole essentielle soit révélé l'Un et même sur lequel nous nous unissons, en raison duquel nous sommes Un et ainsi authentiquement nous -mêmes. » Loin de ramener le religieux au social, ou la philosophie à une religiosité grégaire, la conversion de la philosophie en métaphysique, telle qu'elle s'illustre dans l'œuvre de Henry Corbin, en ce voyage vers l'Ile Verte en la mer blanche nous conduit à une science de la vérité cachée, non détenue, et, par voie de conséquence, rétive à toute instrumentalisation.

Ces dernières décennies nous ont montré, si nécessaire, que l'instrumentalisation du religieux en farces sanglantes appartenait bien à notre temps, qu'elle était, selon la formule de René Guénon, avec la haine du secret, un des « Signes des Temps » qui sont les nôtres. Si elle n'est pas cortège funèbre, fixation sur la lettre morte, idolâtrie des écorces de cendre, la Tradition est renaissance, recueillement dans la présence du voyage intérieur où l'Un dans son unificence devient principe d'universalité. « Il ne s'agit plus, écrit Jean Brun, de permettre à l'historicisme d'accomplir son travail dissolvant en laissant croire que la recherche des sources se situe dans le cadre d'une histoire comparée de la philosophie des religions ou de la mythologie. Toutes ces spécialités analysent des combustibles ou des cendres au lieu de se laisser illuminer par le feu de la Tradition. » Il ne s'agit pas davantage, de se soumettre, par fidélité aveugle, à des coutumes ou des dénomination confessionnelles, d'emprisonner la parole dans la catastrophe de répétition mais bien de comprendre la vertu paraclétique de la Tradition, qui n'est point un « mythe » au sens de mensonge, moins encore une réalité historique mais, selon la formule de Henry Corbin « un synchronisme réglant un champs de conscience dont les lignes de force nous montrent à l'œuvre les mêmes réalités métaphysiques. » Le Paraclet est la présence même dont l'advenue confirme en nous la pertinence de l'idée augustinienne selon laquelle le passé et le présent, par le souvenir et l'attente, sont présents dans la présence. « Tout se passe, écrit Henry Corbin, comme si une voix se faisait entendre à la façon dont se ferait entendre au grand orgue le thème d'une fugue, et qu'une autre voix lui donnât la réponse par l'inversion du thème. A celui qui peut percevoir les résonances, la première voix fera peut-être entendre le contrepoint qu'appelle la seconde, et d'épisode en épisode l'exposé de la fugue sera complet. Mais cet achèvement c'est le Mystère de la Pentecôte, et seul le Paraclet a mission de le dévoiler. »

Loin de se réduire à un comparatisme profane, l'art de percevoir des résonances relève lui-même sinon du Mystère du moins d'une approche du Mystère. Husserl, qui définissait la phénoménologie comme une « communauté gnostique » disait que, pour mille étudiants capables de restituer ses cours de façon satisfaisante et même brillante, il ne devait s'en trouver que deux ou trois pour avoir vraiment réalisé en eux-mêmes l'expérience phénoménologique du « Nous transcendantal ». Sans doute en est-il de même des symboles religieux, qui peuvent être de banales représentations d'une appartenance collective ou pure présence d'un retour paraclétique à soi-même, c'est à dire au principe d'un au-delà de l'individualisme, d'une universalité métaphysique dont l'uniformisation moderne n'est que l'abominable parodie. « J'ai réfléchi, dit Hallâj, sur les dénominations confessionnelles, faisant effort pour les comprendre, et je les considère comme un Principe unique à ramification nombreuses. Ne demande donc pas à un homme d'adopter telle dénomination confessionnelle, car cela l'écarterait du Principe fondamental, et certes, c'est ce Principe Lui-même qui doit venir le chercher, Lui en qui s'élucident toutes les grandeurs et toutes les significations: et l'homme alors comprendra. »

Que le Principe dût nous venir chercher, car il est de l'ordre du ressouvenir et de l'attente, de la nostalgie et du pressentiment, que nous ne puissions-nous saisir de Lui, nous l'approprier, le soumettre à l'hybris de nos ambitions trop humaines, il suffit pour s'en persuader de comprendre ce qu'Heidegger disait du langage: « Le langage n'est pas un instrument disponible, il est tout au contraire, cet historial qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l'être de l'homme. » L'apparition vespérale-matutinale de l'Archange Logos, dont nous ne sommes qu'un bruissement, ce dévoilement de la vérité hors d'atteinte, à la fois anamnésis et désir, n'est autre, selon la formule de Rûmi que « la recherche de la chose déjà trouvée » qui, entre la nuit et le jour, réinvente le dialogue de l'Unique avec l'unique: « Si tu te rapproches de moi, c'est parce que je me suis rapproché de toi. Je suis plus près de toi que toi-même, que ton âme, que ton souffle ».

Loin d'être cet Etant suprême de la théologie exotérique, qui nous tient en exil de la vérité de l'être, séparé de l'éclaircie essentielle, Dieu est alors celui qui se voit lui-même à travers nous-mêmes, de même que nous ne parlons pas le langage mais que le langage se parle à travers nous, nous disant, par exemple, par la bouche d'Ibn’Arabî, à ce titre prédécesseur de la Mystique rhénane,: « C'est par mon œil que tu me vois , ce n'est pas par ton œil que tu peux me concevoir ». Croire que Dieu n'est qu'un Etant suprême, c'est confondre la forme avec ce qu'elle manifeste, c'est être idolâtre, c'est demeurer sourd à l'Appel, c'est renoncer à la vision du cœur et à l'attestation de l'Unique. A la tristesse, la morosité, l'ennui, la jalousie, le ressentiment qui envahissent l'âme emprisonnée dans l'exil occidental, dans le ressassement du déclin, dans l'oubli de l'oubli comme dans « la volonté de la volonté », la vertu paraclétique oppose la ferveur, la légèreté dansante, le tournoiement des possibles, l'intensification des actes d'exister. « Comment, écrit Rûmi, le soufi pourrait-il ne pas se mettre à danser, tournoyant sur lui-même comme l'atome au soleil de l'éternité afin qu'il le délivre de ce monde périssable ? » S'unissant en un même mouvement, dans un même tournoiement des possibles, la nostalgie et le pressentiment, le passé et le futur se délivrent d'eux-mêmes pour éclore dans la présence pure en corolle, qui est la réponse même, le répons, à « la question qui ne vient ni du monde, ni de l'homme ».

La clef herméneutique heideggérienne, trouvant son usage pertinent dans la métaphysique, qui n'est plus la métaphysique dualiste, et pour tout dire caricaturale, du platonisme scolaire, ni la théologie de l'Etant suprême, ni la soumission aveugle à la forme en tant que telle, - en nous ouvrant à la perspective de la « gradation infinie » des états de l'être et de la conscience, du plus atténué au plus intense, en graduant la connaissance selon les principes initiatiques, nous délivre ainsi, du même geste, de toute forme de socialisation extrême, de tout fondamentalisme, fût-il « démocratique ». L'Imâm caché sous le grand Arbre cosmogonique d'où jaillit la source la vie, l'eau castalienne de la mémoire retrouvée, interdit toute socialisation du religieux, toute réduction du Symbole à la part visible et immanente, à une beauté qui ne serait que purement terrestre, donc relative et variable selon les us et coutumes. La laideur qui s'empare des Symboles profanés, des coutumes instrumentalisées, est un signe de la fausseté qui en abuse. La Beauté prouve le Vrai, comme l'humilité et courtoisie prouvent le Bien. Si le monde sensible est la métaphore de l'intelligible, si la forme perçue est le miroir de la forme idéale, ce monde-ci, avec ses Normes profanes, ses communautés vindicatives, ne peut en aucune façon prétendre au Beau et au Vrai. «  Dès que les hommes se rassemblent, écrit Henry de Montherlant, ils travaillent pour quelque erreur. Seule l'âme solitaire dialogue avec l'esprit de vérité. » Cette solitude cependant, par un paradoxe admirable, n'est point esseulement mais communion car elle suppose l'oubli de soi-même, l'extinction du moi devant l'Ange de la Face, le consentement à la pérégrination infinie loin de soi-même, dans les écumes de la mer blanche et le pressentiment de l'Ile Verte. Au relativisme absolu des Modernes, qui emprisonnent chaque chose dans une abstraction profane, pour lesquels « le corps n'est que le corps », la danse des soufis oppose l'absolu des relations tournoyantes dans l'approche d'une Beauté dont toutes les beautés relatives ne sont que l'émanation ou le reflet. A la philosophie, comme instrument de pouvoir (ce qu'elle fut, dans la continuité hégélienne, avec fureur) la métaphysique reconquise, par l'humilité et l'abandon à la grandeur divine, opposera ce décisif retournement de la métaphore qui laisse à la beauté de la vérité son resplendissement, comme le reflet du soleil sur la mer, comme la solitude de l'Unique pour un unique.

Luc-Olivier d'Algange

19:08 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Luc-Olivier d'Algange, Entretien avec la revue "Livr'Arbitre" à propos d'Ernst Jünger:

Afficher les détails de l’image associée

Entretien avec la revue Livr’Arbitre

1. « Il était à prévoir que dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire » écrivez-vous au début de votre ouvrage. De là également l'urgence de proposer aux lecteurs « un traité de résistance au nihilisme ». A quel appel répondiez-vous en débutant cet essai ?

Luc-Olivier d'Algange: Peut-être à l'appel du monde où les enchantements, les approches, selon le mot d'Ernst Jünger, brillent par leur absence, où le nihilisme, sous des formes diverses, surtout passives, est l'idéologie dominante, où l'exil est devenu, dans la planification générale « exil de l'exil » et l'oubli, dans l'encombrement des informations et des communications vaines, « oubli de l'oubli ». Peut-être aussi pour répondre à la mise-en-demeure formulée par cet alexandrin du poète roman qui ne sera pas commémoré (mais nommons-le, il s'agit de Charles Maurras): « La simple dignité des êtres et des choses »; celle qu'il importe de retrouver. Quel que soit l'aspect du monde visible ou invisible dont la phrase de Jünger se saisit, cette dignité, précisément, est toujours sauvegardée. Des grands paysages orageux jusqu’à l'infime cicindèle, le monde, dans son œuvre, nous revient pour que nous y discernions la beauté qui sauve par le mystère dont elle témoigne. La fin de ce bref et admirable récit, Visite à Godenholm, dit, autant qu'il se peut, cet ensoleillement de l'être, cette victoire à jamais sur la déréliction et sur l'oubli.

2. Comment se fit votre rencontre avec les textes du sage de Wilflingen ?

Un texte de Julien Gracq fut l'intercesseur, et je débutais ainsi avec Les Falaise de marbre, récit allégorique, symbolique, héraldique et politique, qui demeure, comme Péguy le disait d'Homère, d'une actualité perpétuelle. Plus que jamais, hélas, notre « Marina » de vignes et de livres, notre simplicité romane, nos « ermitages aux buissons blancs » sont menacés par ceux que Jünger nomma les « Lémures », - ceux-ci ayant pris, certes, depuis, des atours plus exotiques et technologiques, mais relevant toujours de noirs ensorcellements auxquels la raison seule, la raison sans raison d'être, - c'est dire sans la prosodie profonde qui enchante l'âme et le monde - est impuissante à résister. Les Falaises de marbre donnent, selon le mot de Rimbaud, le lieu et la formule. A nous d'en faire une sagesse qui semblera folie aux yeux du monde.

3. Le Traité du rebelle, quoique épuisé aujourd'hui, ne cesse de réveiller, dans chaque génération, des cohortes secrètes de lecteurs enflammés, des phratries, dirait Christopher Gérard, est-il pour vous le titre majeur de l'œuvre ?

Le Traité du rebelle tient un peu dans l'œuvre d'Ernst Jünger la place qu'occupe Chevaucher le Tigre dans l'œuvre de Julius Evola. Ce livre répond, de façon pragmatique, à diverses question cruciales qui viennent à se poser à ceux qui, ne voulant point appartenir au monde tel qu'il va mesurent cependant à quel point la pure inimitié dont ils pourraient témoigner à son égard, le renforce. Quel est le jeu entre une force et une force contraire ? Comment échapper au contrôle ? Comment faire ce « pas de côté » qui ne renonce à rien, mais change la perspective, et nous offre ainsi d'autres possibilités, d'autres puissances que celles que nous usons à lutter contre des forces adverses (lesquelles ont pour fonction, par l'exercice de la fascination, de nous détourner précisément des actions contre lesquelles elles ne peuvent rien). Comment échapper, autrement dit, au simple rapport de force, dont nous ne pouvons sortir que vaincu ? Changer de perspective, ajouter d'autres « plans », d'autres temporalités ; comprendre que le vrai combat n'est pas toujours là où il semble faire rage, mais, peut-être, dans d'autres espace-temps, plus discrets ou plus silencieux. D'où le beau conseil d'Ernst Jünger de cheminer « jusqu'aux ultimes nervures du monde ». C'est ainsi que nous reprendrons le monde dont nous avons été expropriés, - par des temporalités latérales, des paysages héraldiques, de longues mémoires et des « matins profonds ».

4. Les Journaux d'Ernst Jünger constituent un continent à part entière, des journaux des deux grandes guerres à ceux de l'âge mûr publiés en France sous le titre Soixante-dix s'efface. Quelle nourriture apportent-ils au lecteur ?

La meilleure qui soit, celle qui initie au savoir et aux saveurs, - et à la connaissance de leur parenté non seulement étymologique, mais ontologique. Le savoir, dans l'œuvre de Jünger est d'abord affaire de goût. Ce qui est sans saveur est sans intérêt. Jünger fait sienne la phrase de Goethe « Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense. » Mais ce savoir, alors, n'est plus exactement savoir, au sens premier, mais information. Ce qui distingue les Journaux d'Ernst Jünger, de beaucoup d'autres, est qu'une vague y semble avoir passé emportant les scories de l'actualité et ne laissant que l'essentiel, c'est-à-dire ce qui donne à comprendre et à goûter. Pas davantage ces Journaux ne sont des journaux intimes, où l'auteur s'épancherait sur ses états d'âme et ses sentiments. Le regard de Jünger semble résolument tourné vers l'extérieur, mais de cet « extérieur » qui est, comme le savait Novalis, « la clef de toute vérité intérieure ». De jour en jour, de saison en saison, par temps de guerre ou d'accalmie, Jünger ne déroge jamais à cette belle vertu désormais un peu oubliée: la discrétion. Ainsi, oui, j'y reviens, la grande mémoire n'est pas ressassement mais la profondeur du matin. Le temps est ce recommencement que la discrétion de l'auteur laisse advenir, et qu'il nous offre à contempler, en platonicien, « image mobile de l'éternité ».

5. Comme leur auteur, ces volumineux journaux réalisent le tour de force de traverser un siècle entier, qui plus est à l'ère des Titans - dans une inaltérable sérénité, sur quoi se fonde-t-elle ?

La sérénité n'est pas un état, mais une conquête et reconquête permanente, - contre le ressentiment, le grief, la plainte, la vindicte, et autres formes de distractions dont nos temps sont prodigues. Elle se fonde sur l'éthos du guerrier. Tout conjure à nous abêtir et nous avilir, et à nous laisser énervés, c'est à dire en proie à l'agitation morose de qui est privé de nerf. La sérénité requiert la plus haute discipline. Ainsi, par l'attention, la chance nous est donnée, chaque jour, de ne pas passer à côté de la « première oraison » qu'évoque Paul Valéry. La sérénité, pour Ernst Jünger, est d'ordre martial et sacerdotal. Elle est ardente.

6. Vous accordez une grande importance à la notion de vision stéréoscopique, chère à Jünger, comment bien la comprendre ?

Notre entendement, surtout dans le monde des Titans, est porté à se restreindre, - tant en longitude qu'en latitude. La technique, le calcul, l'écran limitent ce qu'il perçoit à des données « utiles » qui ne sont plus ordonnées à rien, sinon à des « valeurs », dont la côte varie selon les modes. Or l'entendement, pour ne pas s'effondrer sur lui-même, pour ne pas se réduire à un rationalisme déraisonnable (qui augure de sinistres démences) doit s'ordonner à quelque chose qui le dépasse, et qui en serait, en quelque sorte, la clef de voûte. La vision stéréoscopique, qui est un élement fondamental de la métaphysique expérimentale d'Ernst Junger, est une façon d'échapper à la logique purement linéaire de cause et d'effet qui ne se saisit que d'une infime partie du réel. Elle s'apparente d'une certaine façon au « double regard » platonicien qui réunit dans un même instant la présence réelle et la fin dernière. Elle s'exerce aussi par les synesthésies, les correspondances, les analogies, dans une « sapience » qui fut illustrée au Moyen-Age, et que l'on retrouve, au demeurant, dans chaque cathédrale, où la mathématique architecturale s'accorde à celle de la musique qui devait s'y déployer, à l'ordonnance des vitraux, des couleurs, - témoins du silence et de la lumière.

7. Jünger ne se départit jamais d'une grande tenue, - qui conduisit le critique à l'habiller en junker prussien, ce qu'il n'était pas, sans jamais sombrer dans la posture. A quoi répondait cette extraordinaire exigence vis-à-vis de lui-même ?

La tenue, comme le goût, sont de l'ordre de la civilité, - qui est la racine de la civilisation. Celle-ci peut être gravement atteinte, délitée, submergée, il demeure, dans le cœur de quelques-uns une « cité inspiratrice ». La tenue, est alors ce qui tient, - vis-à-vis de soi-même et des autres. Toute l'œuvre de Jünger nous enseigne, avec amitié et sans se crisper, à tenir bon.

8. Bien qu'activement engagé dans les assauts de la Révolution Conservatrice contre la molle démocratie de son temps, Jünger se détacha bien vite des luttes politiques pour leur préférer une réflexion « du haut des cimes » puis un retrait assumé, celui de l'Anarque et du « recours au forêts ». Certains lui reprochent a postériori ce détachement, est-ce un malentendu ?

Sans doute est-ce moins Jünger qui change, que le monde autour de lui. Si Jünger fut combattant et militant, en un sens, là encore, plus proche de l'étymologie, il ne fut jamais idéologue, ni même théoricien. Le retrait est précisément une façon de demeurer fidèle aux premiers recours, aux vertus, voire à l'Idée, au sens de forme, et même de « forme formatrice ». Il faut agir là une notre puissance n'est pas d'emblée entravée ou faussée. Les idéologues parlent d'une voix de fausset. Les politiques, on le voit, disent n'importe quoi, et son contraire, surtout en ce moment. Les engagements politiques se présentent souvent comme des pièges où l'on finit par détruire ce que l'on croyait défendre. Le recours aux forêts cependant est le fait du rebelle, c'est dire de celui qui retourne à la guerre, non de celui qui renonce. Le détachement n'est pas renoncement. Il peut être attente, celle du cours, en vigueur revenue, après des temps de sècheresse, de quelque source sacrée.

9. La voie que nous ouvre Jünger n'est-elle pas plutôt poétique que politique ? Vous citez ainsi un de ses avertissement: « Prenons garde au plus grand danger: celui de laisser la vie nous devenir quotidienne ».

La poésie est puissance alors que la politique est pouvoir. Toutefois toute grande politique, est d'abord accomplissement d'un dessein poétique. L'Iliade et l'Odyssée sont à la fois la source de notre poésie et de toute philosophie politique. Sitôt que la vie cesse de s'assombrir dans un quotidien sans ombres et sans lumières, tout redevient possible. A chaque instant deux chances nous sont offertes, celle, sinistre, des alchimistes à rebours du monde moderne, de changer l'or en plomb et celle, issue du tradere, de la tradition, de transmuter le métal vil en ensoleillement de l'être. Celui qui prend garde au plus grand danger sauvegarde aussi pour autrui, et pour la cité, les droits de l'âme.

 

Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 170 pages. 18 euros. 

 

18:38 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

02/12/2021

Un article de Philippe Barthelet:

Article paru dans Valeurs actuelles, N° 2810:

Profil

Pour cet auteur rare, familier des moralistes européens et des mystiques persans, l'art d'écrire s'apparente à une alchimie.

 

Cocteau disait que les poètes vivaient très au-dessus des moyens de leur époque; le mot pourrait servir de légende à un portrait de Luc-Olivier d'Algange. Voilà un homme rare, qui unit tous les sens du mot à commencer par le premier, le plus méconnu - le plus rare... - où l'emploie Virgile: léger, mais non par ce que l'on entend par là d'ordinaire, de cette légèreté regrettable qui n'est que l'effervescence de la sottise, tout au contraire, ce qui ne pèse pas. Et tant que nous en sommes au latin, un autre mot vient aussitôt à l'esprit, et à la plume, s'agissant de lui: longanime, d'emploi si rare de nos jours qu'il n'y a plus que les vieux dictionnaires qui le connaissent. C'est pourtant la vertu la plus aimable, cette égalité d'humeur, et d'humeur précisément légère qui est la forme la plus naturelle et la plus délicate et la plus française aussi, de politesse à l'égard des êtres et des choses.

Luc-Olivier d'Algange est poète comme on respire, et l'on ne peut pas dire, comme M. Gracq le disait de la littérature contemporaine, qu'il "respire mal": est-ce que l'âme du monde respire mal ? On le voit commensal d'André Suarès, interlocuteur de Pessoa, correspondant de Novalis, compagnon d'un de ces gentilshommes de plume et d'épée - du Bartas, d'Urfé - que les professeurs, qui se rassurent comme ils peuvent avec des étiquettes, diront "baroques". Mais encore, tout aussi bien et plus mystérieusement, de la suite de Pythagore et de Plotin, de Jamblique ou de ces mystiques persans dont il parle comme s'ils étaient ses voisins de campagne, sans la moindre pose.

Il aura beaucoup écrit en abandonnant ses pages à des revues, sans trop se soucier des "feuilles tombées" - il est bien trop courtois pour être gendelettre. Peu de volumes donc: le Manifeste baroque, le Traité de l'Ardente proximité, des poèmes, le Chant de l'âme du monde (Arma Artis), le Songe de Pallasl'Ombre de Venise (Alexipharmaque) et ce livre: Fin mars. Les Hirondelles, dont le titre est emprunté à Joubert, le plus méconnu et peut-être le plus grand de nos moralistes. L'Etincelle d'or a pour sous-titre: "Notes sur la science d'Hermès"; pour Luc-Olivier d'Algange, l'art d'écrire tel qu'il le pratique est une forme d'alchimie.

Joubert définissait la poésie comme des "paroles d'air, et lumineuses": c'est ainsi que l'auteur nous parle, et comme l'intelligence est tout d'abord générosité, au lieu de parler de soi il dit volontiers son admiration en parlant d'écrivains, de philosophes ou de mystiques.

Que si, selon la formule de Raphaël - qui est la clef d'or de la vie de l'esprit -, "admirer c'est égaler", alors on remarquera que, loin de se contenter de faire écho à ses grands devanciers (qu'il s'appellent Henry Montaigu, René Guénon, Dominique de Roux, Ernst Jünger, Henry Corbin ou Gustave Thibon, Nicola Gomez Davila ou encore Azîzoddin Nasafî), il les continue, attentif à ces "idées dont l'entendement humain serait l'instrument de perception", qui aux antipodes de l'abstraction artificielle des concepts, sont les nuances infinies de la réalité qui s'offre à nous.

On pense en refermant le livre, à une autre citation de Joubert, sur la lecture de Platon "qui est comme l'air des montagne". Elle ne nourrit pas mais elle aiguise nos organes et donne le goût des bons aliments. Luc-Olivier d'Algange est sans doute l'un des plus platoniciens de nos auteurs.

Philippe Barthelet

13:14 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Victor Hugo ou le retour des "âges éclatants":

 

Afficher l’image source

Luc-Olivier d’Algange

Victor Hugo et le retour des « Âges éclatants »

 

Nous vivons en des temps commémoratifs et quelque peu funéraires. Le présent nous échappe, faute de réelle présence au monde, l'avenir nous semble incertain et le passé incompréhensible. Ce qui fut autrefois tradition, c'est-à-dire transmission de vivant à vivant des formes, des sagesses et des visions, sous le signe de la reconnaissance et de la « métamorphose » (selon le mot d'André Malraux) n'est plus qu'une répétition morne, un ressassement cauchemardesque de disque rayé.

Nos commémorations ne sont plus des hommages, qui impliqueraient que nous relevions à notre tour quelque défi essentiel, mais des autopsies. Nos critiques littéraires, lorsqu'ils n'empruntent pas la rhétorique du procureur ou de l'avocat adoptent la méthodologie de la médecine légale. Tout se passe comme s'il s'agissait de s'assurer que nos défunts le demeurent, qu'ils ne risquent plus, par leurs œuvres, d'animer nos ardeurs, de susciter de nouvelles flambées de poésie et de songe dans nos âmes dévastées. Nous recyclons ces cadavres augustes et nous les nommons, avec une outrecuidance infinie, « nos précurseurs ».

Je doute fort que nous fassions honneur à nos hommes illustres en les retournant ainsi dans leurs tombes, à intervalles réguliers, selon la logique, chronologiquement rigoureuse mais philosophiquement hasardeuse, des anniversaires, dont on peut dire qu'ils sont, pour paraphraser Lautréamont, la rencontre sur une pièce montée, du scalpel du dissecteur et de la clef à molette du ferrailleur. Entre la nouvelle critique et le nouveau journalisme, chacun peut y aller de bon cœur dans le charcutage ou dans la récupération...

Prenez ces quelques lignes comme un refus de souffler les bougies d'un poète qui allume encore dans la nuit de nos cœurs des flambeaux. Non, Victor Hugo n'est pas ce poète « moderne », « démocrate », « progressiste », précurseur de la monnaie unique et du monde mondialisé ! Victor Hugo n'est pas davantage ce paillard sympathique, ce républicain jacobin où d'autres trouvent leur miel et leur fiel. Victor Hugo, s'il vous en souvient, est l'auteur de La Légende des Siècles.

Tout ce que le monde moderne abomine se trouve dans Victor Hugo: le chant patriotique, la célébration des héros, la vision légendaire et épique, les cosmogonies et les théogonies, le sens du tragique et de l'amour sublime, l'âpreté de la nature et des combats, la vision impériale... Est-il même nécessaire de préciser, en passant, que Les Misérables sont bien plus proche de Léon Bloy que de l'idéologie social-démocrate ? Certes, quelques esprits chagrins, de tendance intégriste, peuvent encore considérer Hugo comme un hérésiarque, mais il n'échappera à personne que, dans sa poésie, Hugo ne parle que de Dieu.

Ce Dieu est en toute chose et en même temps en dehors de toute chose. Les ombres et les nombres, qui riment infiniment dans la poésie hugolienne, les brins d'herbe, les pierres, les arbres, les cieux sereins ou en folie, la geste des paladins, l'Océan et les profondes forêts de nos songes font, dans les poèmes de Victor Hugo, honneur au Dieu qui les créa. Ce n'est point Saint-François ni Maître Eckhart qui contrediront Hugo, mais l'agnostique moderne, avec sa tiédeur pseudo-sceptique.

Hugo trouve Dieu partout: dans les hauteurs du Ciel comme dans les profondeurs de la mer. Ennemi acharné de la platitude, qu'il voyait triompher dans la monarchie bourgeoise, Hugo ne cessa de nous mettre en demeure de partager sa vision verticale et vertigineuse de l'âme humaine et du monde. La « république » d’Hugo est héroïque et panthéiste, et sa « démocratie » est cosmique. Loin d'opposer aux despotes et aux tyrans l'idéologie procustéenne, qui en est à la fois la cause et la conséquence, Hugo invoque les puissances secrètement détenues dans la vision des Mages et des Prophètes. Hugo célèbre la magnanimité de l'Aède et la subtile, mais imparable, ambassade du Symbole:

« Qu'on pense ou qu'on aime

Sans cesse agité,

Vers un but suprême

Tout vole emporté;

L'esquif cherche le môle,

L'abeille un vieux saule,

La boussole un pôle

Moi la vérité. »

En ces quelques vers rimbaldiens Hugo précise son dessein: ce ne sont point le relatif ou l'éphémère, ces idoles modernes, qu'il courtise, mais le pôle de l'être, « Vérité profonde/ Granit éprouvé. ». Logocrate, comme Steiner le disait de Pierre Boutang, Hugo se livre à une herméneutique générale du monde. Pour lui tout est signe et intersigne. Le monde, écriture divine, se laisse déchiffrer. Le visible est l'empreinte de l'Invisible. Le poème hugolien participe d'une théologie du Verbe incarné. Le monde sensible est un livre ouvert au poète qui sait le contempler:

« Saint livre où la voile

Qui flotte en tous lieux

Saint livre où l'étoile

Qui rayonne aux yeux

Ne trace, ô mystère !

Qu'un nom solitaire

Qu'un nom sur la terre

Qu'un nom dans les cieux... »

On nous répète qu’Hugo est « novateur » en idéologie. Nous le voyons surtout novateur en poésie: certain de ses vers semblent frappés par Mallarmé, d'autres, nous l'avons vu, semblent forgés dans la forge philosophale de Rimbaud. Le Surréalisme est beaucoup moins surréaliste qu’Hugo. A les comparer à Dieu et à La fin de Satan, les cadavres exquis font figure d'une tempête dans un verre d'eau. La Bouche d'Ombre n'est point exquise, elle est grandiose. Toute l'œuvre d’Hugo se place sous le signe de la grandeur.

Ce qui n'est point grand toujours l'offusque; ce qui est grand presque invariablement le ravit. Hugo est le poète qui veut introduire d'autres ordres de grandeur dans l'intelligence humaine, ou, plus exactement, œuvrer à leur recouvrance. Pour Victor Hugo, radicalement antimoderne à cet égard, la grandeur et l'éclat sont à l'origine de notre cycle historique. Comme Hésiode, dont La Légende des siècles semble l'interprétation magnifique, Hugo croit au déclin des puissances, selon une logique que l'on pourrait presque dire « guénonienne ». Cette évidence, soigneusement occultée par les adeptes de la « modernité » n'a pas échappée à Gustave Thibon, qui savait, au sens littéral, la poésie de Victor Hugo, par cœur, et par le cœur:

« Toutes les vérités premières sont tuées.

Les heures qui ne sont que des prostituées,

Viennent chanter pour eux, montrant de vils appas

Leur offrant l'avenir sacré, qu'elles n'ont pas. »

Gustave Thibon voit à juste titre dans ces quatre vers, qui résument le projet de La Légende des siècles, une condamnation radicale du progressisme. Cet « avenir sacré qu'elles n'ont pas », comment ne pas y reconnaître la fallacieuse promesse des lendemains qui chantent, internationalistes ou « mondialistes », de tous les totalitarismes progressistes ? Ce qui importe par-dessus tout c'est: « la sombre fidélité pour les choses tombées ». La victoire appartient aux heures menteuses, mais seulement pour un temps, dans l'interrègne: « Pour les vaincus la lutte est un grand bonheur triste/ Qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'on peut ». Rien n'est plus étranger à la mentalité progressiste que ce pessimisme actif qui se transfigure en espérance platonicienne: « Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas éternel ? ». Suivons encore Gustave Thibon, lorsqu'il nous fait remarquer, dans ses entretiens avec Philippe Barthelet, que « tout Platon est là: des trois transcendantaux, la beauté seule a le privilège de l'apparence sensible »:

« Mon péristyle semble un précepte des cieux,

Toute loi vraie étant un rythme harmonieux...

Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse (...)

Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;

Le beau c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant. »

Si Victor Hugo est novateur, c'est précisément par ce sens de la recouvrance, qui relève le défi de l'Age Noir, par la remémoration des « âges éclatants », et la promesse que leur présence en nous laisse transparaître. Victor Hugo fut, avec Novalis, Leconte de Lisle et Schopenhauer, l'un des premiers à opérer au retour de l'hindouisme traditionnel dans la culture européenne, dans son poème Suprématie, adaptation-traduction d'une upanishad, initiant ainsi le retour au « mystérieux sanscrit de l'âme » de nos origines les plus lointaines dont parlait Novalis. « L'impossible à travers l'évidence transparaît » écrit Hugo. L'Age d'or bruit et scintille dans nos âmes avec le souvenir des « vérités premières » assassinées.

Luc-Olivier d'Algange

 

 

12:41 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

30/11/2021

La conversation d'André Suarès:

269778541_5260374663989909_6695469223798607128_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange
 
La conversation d'André Suarès
 
Qu’est-ce qu’une civilisation? Alors que la notion en devient incertaine, menacée par l’indifférence, ou des «déconstructions» pédantes et repentantes, un livre nous advient qui donne à cette question une réponse magnifique, tant par le style (dont on sait, par Buffon et Saint Pol-Roux, qu’il est l’homme, et l’âme, et sans doute la vie elle-même) que par une multiplicité d’exemples précis, de Suétone à Cézanne, en passant par Spinoza, Cervantès, Goethe, Chateaubriand, Dostoïevski, Tolstoï, Wagner, Stevenson, Péguy, Debussy, d’Annunzio, et bien d’autres.
 
Ce livre, intitulé Miroir du temps , rassemble les principaux inédits d’André Suarès. Il est le résultat de deux décennies de recherches, de voyages et de rencontres. Nous le devons à Stéphane Barsacq, auteur par ailleurs, entre autres, d’un beau recueil de pensées intitulé Mystica. Ce livre nous vient, comme une victoire du Kaïros, au juste moment. Plutôt que de nous perdre dans les remugles des romans du ressentiment, du grief et de la vindicte, dans ces récits d’hommes et de femmes incarcérés en eux-mêmes, qui haïssent leur passé et celui de l’Europe depuis la nuit des temps, voici que la chance nous est donnée de nous abreuver à la source de Mnémosyne grâce à une œuvre altière dont l’immédiate vertu est de nous rendre à ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes. Les plus grands d’entre ses contemporains et de ses successeurs, au demeurant, ne s’y trompèrent pas. De Claudel à Cendrars, de Malraux à Jankélévitch, tous reconnurent en André Suarès un des plus grands écrivains de la langue française.
 
Toute œuvre digne de ce nom est au service d’un grand dessein. Celui d’André Suarès est de délivrer l’âme de ses écorces mortes et de relever la vie, en lui donnant une hauteur oubliée et l’intensité d’une épice, «sel de Typhon», selon la formule virgilienne. Voici son adresse au lecteur, qui donne le ton de l’ouvrage, son orgueil, qui est pudeur, et son insolence, qui est amitié: «Tu as toujours de l’or pour boire, pour manger, pour te mettre au lit ou pour aller voir danser des oies pendant que des singes font de la musique en frappant sur des casseroles: soucie-toi un peu de ton âme, mon Lecteur, il est temps. Tu n’y penses pas, telle est ta négligence et nous le savons bien: c’est pourquoi nous y avons songé pour toi
 
De splendides journées de lecture seront données à celui qui, ouvrant ce livre, laissera André Suarès songer à son âme. L’incuriosité est souvent le fait de ceux qui, trop pleins d’eux-mêmes, ne laissent, dans leur ressassement égotiste, aucune place aux songes qui viennent de haut et de loin. Lire André Suarès, à cet égard, est un exercice spirituel; l’espace intérieur s’accroît, en longitudes et en latitudes, le temps s’approfondit comme une grotte marine, Pétrone et Suétone posent leur main sur notre épaule, et à lire ce qu’en dit André Suarès, voici qu’ils sont, depuis toujours, nos voisins de campagne, de chers amis. Un beau ressac gronde et chante, dont les crêtes sont des œuvres, non plus embrigadées, ou empoussiérées, non plus objets de la triste médecine légale des universitaires, mais toutes vives, ruisselantes d’écumes, aimables enfin, ou redoutables, comme l’Aphrodite Anadyomène. Chez André Suarès, l’Intellect, qui est particulièrement aiguisé, est toujours au service de l’Eros ou de la Philia. L’œuvre qu’il évoque, entre en vibration; il en parle, souvent en bien et parfois en mal, comme d’une amante; son esprit souffle à travers les ramures des phrases comme Eole par les cordes. «Mon œuvre, écrivait André Suarès à Stefan Zweig, est un vaste poème de la connaissance. Comme à un vieux Grec de l’Occident, tout est poésie à mes yeux, mais poésie de Psyché, qui cherche l’Amour dans le palais de la Métaphysique.»
 
André Suarès ne céda jamais aux facilités ni aux opportunités des idéologies, qui permirent à tant d’autres écrivains, avec l’usage d’une certaine mauvaise foi, de passer la rampe, comme on dit, et de toucher le gros public. À la doxa, Suarès préfère le paradoxe, - non, s’il faut préciser, le jeu d’un esprit enclin au sophisme mais la fervente délivrance de cette chape de plomb que font peser sur nous ces dévots, fussent-ils «matérialistes», auxquels précisément manque l’immémoriale piété, - paradoxe alors comme une brèche ouverte sur le Grand Large, là où tournoient les nuées, où règnent, en leurs impondérables puissances, les dieux. «De plus en plus, écrit André Suarès, je me suis rendu compte de mon être véritable: un homme du VIè siècle avant Jésus-Christ, qui voit partout des dieux et qui ne peut voir qu’eux

Libre d’allure, André Suarès est un classique incandescent. Aucun romantique ne le surpasse en fougue. S’il est classique, ce n’est point par atermoiements raisonnables, goût du passé, mais par une défiance à l’égard du mauvais infini, celui qui finit justement par tout uniformiser. L’indistinction n’est pas son fort; en toute œuvre il discerne, et retient, pour l’honorer, le trait sans ressemblance, la limite heureuse, l’accord de la pensée avec l’acte d’être, la sollicitude pour la nuance. La Grèce et l’Italie de ce classique dionysien ne sont pas celles, en blouse ou en habit, ou en mots d’ordre, des scolaires, des académiques ou des politiques. Son esprit veille mieux au bord du volcan d’Empédocle. Une transcendance le requiert, mais insoumise au Dogme, une conscience morale le hante, comme son ami Péguy, mais contre ces moralisateurs vaniteux toujours empressés à rabattre ce qui leur est supérieur à doses, de plus en plus létales, de moraline.

Sitôt croit-on saisir André Suarès qu’il est ailleurs. Le croit-on païen plus que Leconte de Lisle qu’il donne cette précision: «Comme je suis à l’aise entre Eleusis et Delphes; et d’Olympie à l’Hymette! Toutefois, Jésus, la Vierge et les autres dieux du cœur palpitant sont aussi dans mon Olympe.» Les autres dieux du cœur palpitant... peut-être ceux qui viendront, les dieux attendus, qui veillent sur l’orée, entre la parole et le silence, ceux qui annonceront le second souffle de l’Europe, le Paraclet. Par devers la société, qui n’est que «le masque de la convenance sur l’os nu de l’intérêt», Suarès évoque la Vierge du Paraclet «celle sans le savoir, qui est née pour le Paraclet, qui va d’un pas si léger, si doux et si tranquille sur la route sacrée». Quoiqu’il nous dise, tout, chez André Suarès, est toujours écrit à fleur de peau, mais cette peau est d’âme, comme le savait Karin Pozzi ; elle est ce qu’il y a de plus profond en nous. Toute surface lui est ainsi révélatrice. En platonicien d’instinct, en platonicien homérique, ce qui n’est point tant un oxymore, le beau lui fait resplendir le vrai, non comme une finalité, mais comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, «la mer allée avec le soleil», l’éternité rimbaldienne. Cependant le mot de Nietzsche lui conviendrait assez bien: «Je cherche non la vie éternelle mais l’éternelle vivacité».

Rien n’est plus vivace qu’une phrase d’André Suarès, et c’est à sa phrase qu’il faut juger un écrivain, non à sa thèse. Ses essais ne sont pas du «paratexte», mais un dialogue. Nous le voyons ainsi engager une conversation, parfois âpre, souvent rêveuse et admirative, avec des écrivains, des peintres, des musiciens dont les œuvres nous viennent, non comme des objets d’étude mais comme des voix vivantes, des sapiences nocturnes ou soleilleuses. André Suarès n’écrit pas sur Debussy, par exemple, il écrit à Debussy: «Rien d’ascétique en vous, ni d’un homme qui fuit le monde; mais beaucoup de celui qui n’y est pas sans y être étranger» ou ceci encore: «Votre imagination tournait en beauté musicale tout ce qui touchait vos sens et vos pensées». Nul mieux qu’André Suarès ne sait discerner ce qui dans une œuvre est profondément français, et qui, s’éloignant de nous, devient peu un mystère. Suarès, ce «grand européen», mais au sens de Nietzsche, a l’oreille et le cœur, pour reconnaître, dans la prose, dans la peinture, dans la musique, celles des Muses grecques qui veillent, avec une diligence particulière, aux œuvres françaises. Il y faut une alliance particulière, reconnaissable, mais difficile à analyser, entre la désinvolture et la vigueur, la liberté conquise et le goût des formes, une façon parfois de fluer au-dessus des apparences que la langue française favorise, et que le génie de Stendhal ou de Valéry illustra diversement. «La musique française, écrit André Suarès, à propos de Debussy, a trouvé dans Claude Achille son Watteau et son Racine, le maître qu’elle attendait depuis Rameau, celui qui enrôle la puissance dans la grâce et la profondeur dans la suprême élégance. Le Valois est une contrée de l’Attique: on l’a bien vu, cette fois. Un grand Français est toujours, quoiqu’il semble, ou presque toujours, un grand aristocrate. Le vrai peuple de France, jusqu’ici, a toujours été bien né, comme celui d’Athènes». Jusqu’ici, oui, mais qu’en est-il depuis? Où sont les hommes, bien nés, les Athéniens d’esprit, sinon relégués dans quelques marges extrêmes; mais nous savons qui ils sont, ces insoumis: lecteurs d’André Suarès, déjà, que nous espérons aussi nombreux que possible.

André Suarès parle de ce qu’il aime, certes; ses goûts sont, selon la formule de Philippe Sollers, «une guerre», qu’il lui convient de mener, non sans le beau fanatisme de celui qui est entré, un jour, dans le temple de la beauté, et s’en souvient; il parle aussi de ce qui nous regarde, si nous daignons ne point passer à côté sans le voir. André Suarès n’est pas esthète monomane, un Des Esseintes abîmé dans la contemplation de sa tortue coruscante; il s’adresse à nous, sa phrase est toujours orientée, flèche, hirondelle, vers nous, fut-ce au-dessus de nous, ses lecteurs, ou vers les dieux qu’il nous rend présents. Rien n’est moins morose que le monde d’André Suarès, tout y est vif, tragique et joyeux, la joie étant le bel envers du consentement au tragique. Tout ce que nous eussions été si nous n’étions pas passés à côté, dans nos sinistres affairements, se trouve, dans un air d’aurore, dans l’œuvre d’André Suarès: l’attente exquise, l’ombre bleue des amandiers, et dans toute chose discernable, une couleur, un accord, un mot, l’immense gradation qui va du sensible à l’intelligible. 

André Suarès fut de ceux qui ne vécurent que pour la beauté, existence héroïque s’il en est, par laquelle le monde est moins laid qu’il ne l’eût été sans lui. André Suarès ne déroge pas au bel orgueil de le savoir, et même de le rappeler aux gendelettres qui, à ses yeux, galvaudent et souillent le Logos-Roi; mais lorsque la grandeur apparaît, hors de son œuvre, et dans la vie, dans l’Histoire, il est aussi le premier à lui rendre hommage. Excepté Albert Londres, peu nombreux furent en France, ceux qui reconnurent la grandeur de Gabriele d’Annunzio à Fiume, dont la reconquête, pour Suarès, dépasse la rébellion nationale, le refus d’un traité félon, voire l’utopie sociale, pour réinventer l’accord fondamental entre la poésie et la politique. «Faute de poésie, la politique n’est jamais qu’au jour le jour. Elle manque de but même lorsqu’elle y touche.» Ce qui nous est au plus proche vient de l’horizon inconnu, la force qui arrache au prosaïque comme l’aile arrache à la pesanteur. «Du balcon illustre, écrit André Suarès, trente siècles de culture et de pensée ont volé de sa bouche; sa parole a manié la foule, sans l’aduler; il a su la convaincre sans l’avilir jusqu’à la suivre; Il n’a jamais eu plus de raison dans l’ardeur, ni plus de sage magnanimité. Il les a ennoblis de sa propre noblesse.»

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan

 
 
 

18:52 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Pessoa et les états multiples de l'être:

Luc-Olivier d’Algange

Hétéronymes et « états multiples de l’être »

Notes sur l’œuvre de Fernando Pessoa

 

Le dessein initiatique de Fernando Pessoa est de donner accès à ce paysage qui, bien qu'il soit à jamais, à l'exemple du poète, « tel qu'en lui-même l'éternité le change », offre des visages multiples. De même que change l'apparence de la mer et des feuillages selon la position du soleil, de même, dans l'œuvre de Fernando Pessoa, change, par l'usage des hétéronymes et en vertu des états multiples de l'être, le sens et l'orientation du poème.

Tout va se jouer dans cette autre conception de l'être et du temps dont la perspective non-utilitaire suffit déjà à nous délivrer des identités fixées par des déterminismes étrangers à la poésie et à la métaphysique. Il suffit que le désir de transmettre un message spirituel prime sur l'utilité de la « communication » pour que nous entrions dans cet espace limpide et incandescent où les « valeurs » du monde moderne ne sont plus que d'imperceptibles écorces de cendre. Le sens d'un poème, alors, s'avère identique, par essence, au sens d'une cathédrale, d'un cairn, d'une rune gravée sur la pierre qui contient l’audace de transcender le temps, la volonté d'abattre Kronos du trait de cette lance de feu que l'on nomme l'Instant. A cette exigence correspondent également une éthique et une esthétique.

L'initiation n'est pas une formalité. Elle n'est pas le résultat invariable de quelques lectures ou rituels choisis, mais avant tout, pour reprendre le mot de Malraux, le destin d'un « anti-destin », une rébellion, éternisée par l'Instant, contre les déterminismes et les normes profanes qui nous condamnent habituellement à la médiocrité, à la banalité hargneuse ou satisfaite, morne ou fanfaronne. Le monde moderne étant, par définition, un monde subverti (et particulièrement dans ses mœurs les plus bourgeoises), il ne saurait être question d'y prôner ces valeurs d'obéissance, de fidélité, d'enracinement, ou de civisme, qui seraient légitimes dans un ordre traditionnel. L'homme de la Tradition ne saurait obéir au chaos, être fidèle à l'ignorance, s'enraciner dans la parodie ni certes exercer les vertus civiques à l'endroit d'une société qui, à chaque instant, bafoue le Vrai, le Beau et le Bien.

Disciple sur une terre traditionnelle, l'homme de la Tradition se voudra, ainsi que l’écrit Fernando Pessoa, « indisciplineur » dans le monde moderne et bourgeois: «  Le Portugal a besoin d'un indisciplineur... Travaillons au moins, nous les jeunes, à perturber les âmes, à désorienter les esprits... » Que ceci nous aide à dissiper une fois pour toute l'équivoque issue de l'usage ésotérique ou initiatique du mot Tradition. L'homme de la Tradition sera toujours, à l'égard des morales bourgeoises, travaillistes ou grégaires infiniment plus « libertaire » que ceux-là mêmes qui se revendiquent comme tels. L'initiation commence par une révolte contre l'identité profane, c'est-à-dire, comme l'indique le sens même du mot révolte, par un retour sur soi. L'aventure débute ainsi: il faut rompre les amarres, être fidèle, non aux convenances, mais à l'appel du Grand Large que décrit admirablement l'hétéronyme Alvaro de Campos, dans son Ode maritime:

« Mais mon âme est avec ce que je vois le moins

Avec le paquebot qui entre

Parce qu'il est avec la Distance, avec le Matin

Avec la signification maritime de cette Heure... »

Pessoa évoque ainsi, dans une splendide inspiration néoplatonicienne:

« Le Grand Quai Antérieur, éternel et divin,-

De quel port? En quelles eaux? Et pourquoi ainsi ai-je rêvé

Grand Quai, comme les autres quai, mais l'Unique

Plein comme eux de silences bruissants dès l'aurore... »

L’Idée est très-exactement une chose vue, ainsi que nous l'enseignent Jamblique, Proclus ou Porphyre. Le matin profond de la vision commence le temps sacré, le Grand Départ vers les jardins de la mer, et le vent est soudain annonciateur de la présence invisible, mais indubitable, de l'Ile Verte, refuge des dieux et des héros, qui n'est autre que le Soi:

« Plus je sentirai, plus je sentirai en personnes diverses,

Plus j'aurai de personnalités

Plus je les aurai avec intensité, avec stridence

Plus je sentirai simultanément avec elles toutes

Plus divers dans l'unité, attentif dans la dispersion

Je sentirai, je vivrai, je serai dans l'Instant et dans mon essence,

Plus je possèderai l'existence totale de l'univers

Plus je serai complet dans l'espace entier

Plus je serai analogue à Dieu, quel qu'il soit

Parce que, quel qu'Il soit, Lui à coup sûr, est Tout

Et hors de Lui il n'est que Lui, et tout pour Lui n'est guère.

Chaque âme est une échelle qui mène à Dieu

Chaque âme est un corridor-univers qui débouche sur Dieu... »

Nul mieux qu'Alvaro de Campos, dans son Ode Maritime, n'éclaire le sens même du dessein « hétéronymique » de Fernando Pessoa, qui, en aucune façon ne saurait se réduire à quelque jeu littéraire (du genre oulipiste) issu de quelque scepticisme philosophique, de même que l'on ne saurait réduire l'ésotérisme à un vague syncrétisme de croyances religieuses. « La religion, écrit René Guénon, considère l'être uniquement dans l'état individuel humain et ne vise aucunement à l'en faire sortir mais au contraire à lui assurer les conditions les plus favorables à cet état même, tandis que l'initiation a essentiellement pour but de dépasser les possibilités de cet état et de rendre effectivement possible le passage aux états supérieurs, et même, finalement, de conduire l'être au-delà de tout état conditionné quel qu'il soit. » La fonction de l'acteur, du personnage et du masque s'en trouvent singulièrement éclairée. « L'acteur, écrit encore René Guénon, est un symbole du Soi ou de la personnalité se manifestant par une série indéfinie d'états et de rôles différents, et il faut noter l'importance qu'avait l'usage du masque pour la parfaite exactitude de ce symbolisme. » Le propre de l'œuvre de Fernando Pessoa étant justement de se manifester « par une multiplicité de noms représentant autant de modalités de l'être », le théâtre spirituel dissimule et divulgue à la fois l'unité du dessein et du message.

Indissolublement liés, l'œuvre et la destinée de Fernando Pessoa semblent ainsi illustrer cet autre propos de René Guénon concernant les noms profanes et les noms initiatiques: « La désignation par un nom profane, même si elle est exacte matériellement, sera toujours entachée de fausseté, à peu près comme le serait la confusion entre un acteur et un personnage dont il joue le rôle et dont on s'obstinerait à lui appliquer le nom dans toutes les circonstances de son existence... On peut aller plus loin: à tous degrés d'initiation effective correspond encore une autre modalité de l'être; celui-ci devra donc recevoir un nom pour chacun de ces degrés. »

Un nombre considérable d'études se contentent de constater des similitudes symbologiques ou thématiques entre certains textes littéraires et le corpus des écrits dits « ésotériques » sans toutefois s'attacher à préciser la nature de la ressemblance, laquelle peut être d'ordre purement formel, et donc, sans aucune conséquence autre qu'ornementale, ou, au contraire, témoigner d'une expérience de la pensée qui réactualise véritablement l'esprit des Mystères. Il se peut aussi qu'un dessein ou un processus initiatique soient présents en des œuvres qui, par ailleurs, ne portent aucune référence explicite à la Tradition. On pourrait dire que, par définition même, les formes et les références sont toujours d’importance secondaire. Ainsi que l'écrit Joao Gaspar Simoes (in Vida e obra de Fernando Pessoa, qui publié en 1949, fut le premier livre consacré à Pessoa): « La grandeur de sa poésie ne réside pas tant dans ses extrêmes beautés de forme ou dans ses prodigieuses richesses de contenus, ou dans la complexité de l'âme même du poète qui l'a produite que dans le fait qu'elle se trouve toute entière réellement structurée sur une pensée métaphysique, métaphysique magique, métaphysique occultiste, si l'on veut mais non moins révélatrice, pour autant, d'une conscience qui vécut en communion avec l'insondable mystère. »

De même que la rigueur, qui tranche de façon systématique et puritaine, s'oppose à l'exactitude, qui discerne et respecte les nuances, de même les convenances, les conformismes et les fondamentalismes sont les ennemis de la Tradition. L'uniformité est la parodie et l'ennemie de l'unité. La théorie du corps des couleurs d'Oswald (que cite à juste escient l'auteur anonyme des Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot) éclaire cette idée. Ce corps de couleur est constitué de deux cônes et donc de deux pôles et d'un équateur. Le pôle « nord » est le pôle blanc, synthèse de toutes les couleurs. La lumière blanche se différencie de plus en plus à mesure qu'elle descend vers l'équateur. Les mêmes couleurs, en continuant leur descente de l'équateur vers le pôle sud perdent progressivement leurs distinctions, s'obscurcissent et deviennent toutes également noires. Le pôle blanc est la synthèse, le pôle noir la confusion de toutes les couleurs. Or, ce point lumineux de synthèse transcendante (qui correspond à l'En-Sof de l'Arbre séphirotique) se retrouve dans tous les ordres de la pensée et du monde. Il est, en quelque sorte, la clef de voûte de toute herméneutique du Livre et du monde. Ainsi, l'idée de Tradition primordiale correspond de toute évidence au pôle blanc alors que l'universalisme moderne, qui réduit tous les hommes au plus petit dénominateur commun, correspond au pôle noir. En tout ce qui concerne l'initiation et les sciences traditionnelles, voire les questions métapolitiques, il importe de garder présente à l'esprit cette distinction, sous peine de lâcher la proie pour l'ombre et se laisser abuser par des contre-façons, les totalitarismes uniformisateurs s'opposant ici à l'unificence impériale. Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas de trouver l'idée d'Empire au cœur même de la pensée de Fernando Pessoa dont l'œuvre, il faut le redire, ne vise point à charmer les loisirs mais se propose comme un instrument de transmutation de l'entendement.

« Tout Empire, écrit Fernando Pessoa, qui n'est pas fondé, sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une Mort sur un trône. Seule une petite nation peut véritablement réaliser un Empire Spirituel car en elle la croissance d'un idéal national ne saurait susciter nulle tentative d'annexion territoriale qui finirait par adultérer son impérialisme psychique initial et le détourner de son destin spirituel. » L'idée d'Empire pose ainsi la question de l'au-delà et de l'en-deçà de l'individualisme. « L'individu, c'est la masse » écrivait Ernst Jünger, s'en prenant à cet individualisme bourgeois où chaque individu se trouve uniformisé par un même idéal de réussite sociale et de confort matériel. Ce pourquoi, les prétendues élites du monde moderne, technocratiques ou financières, pas davantage que les masses ne sauraient prétendre à donner une orientation à nos destinées. Or, tel est le magnanime pressentiment de Fernando Pessoa: de la destruction nuptiale des identités naîtront de nouveaux règnes.

Au pôle transcendantal de l'unique souveraineté de l'Esprit s'oppose donc la sinistre parodie des « identités » soumises à un « ordre moral » que les classes dominantes, aussi bien que les subalternes, s'accorderaient à faire régner au détriment des poètes, des esthètes, des mystiques et des hommes de connaissance. On devine ainsi de quelles nostalgies et de quels pressentiments s'éclaire le dessein initiatique de Fernando Pessoa, ce dessein qui débute avant la page écrite et s'achève après elle en des oeuvres vives, ardentes, impressenties, que l'on peut dire philosophales. En refusant, par le jeu des hétéronymes, le romantisme inférieur de l'individualisme psychologique, l'œuvre polyphonique de Pessoa entre d'emblée dans cette « impersonnalité active » condition impérieuse de l’expérimentation des états multiples de l'être. Comparable à l'Arbre séphirotique de la Kabbale, l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, avec ses colonnes de Clémence et de Rigueur, et ses stations opératoires que surplombe l’En-Sof (l'infini souverain d'où procèdent toutes les couleurs et toutes les valeurs sensibles ou intellectuelles), nous laisse entrevoir une anthropologie radicalement différente de celle de l'humanisme moderne. Encore faut-il, pour ne pas rester dans le vague, se familiariser quelque peu avec la pensée par analogie dont on peut dire qu'elle œuvre sur les qualités alors que la pensée par déduction travaille sur les quantités. « De même, écrit Fernando Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance occulte. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps, de telle sorte que la connaissance de l'un englobe la connaissance de l'autre. Dans le Grand Oeuvre, le métal préparé selon la raison pour devenir l'or, perfection de la matière, doit, dans le même acte, être préparé selon l'Analogie pour devenir l'Or Spirituel symbolisé. Dans ces quelques mots réside ce qui fait l'intime distinction entre la production artificielle de l'or par l'alchimie et cette même production par la science. Dans les deux cas l'or matériel sera identique en tant que matière, mais l'or produit par la science ne sera rien de plus que de l'or, puisque dans la fabrication de celui-ci elle ne visait qu'à produire de l'or, tandis que l'Or produit par l'alchimie sera beaucoup plus que de l'or, puisque dans la fabrication de celui-ci elle cherchait non seulement à produire de l'or mais aussi le secret de l'or. »

Ce secret d'Or est le dessein de l'œuvre, sa vie intime, ardente, inextinguible. Le refus de l'ésotérisme n'est souvent que la haine du secret. Cette haine, comme le soulignait René Guénon dans ses Aperçus sur l'Initiation est un trait caractéristique de l'homme moderne. A cette haine du secret s'ajoute la haine de l'élite, présumée défendre jalousement ces secrets. La vérité est tout autre. Le secret initiatique n'est pas un secret bancaire. Secret par nature et non par convention, il relève du secret de l'Art, voire du secret de la jouissance du l'Art. A l'homme dépourvu de toute sensibilité musicale, l'Art de la fugue de Bach demeurera secrète; l'accès de cette beauté lui sera à jamais défendue, non par une volonté délibérée mais par la nature même de l'œuvre. Sans doute la haine du secret n'est-elle rien d'autre que la haine du Sens et du Sacré. Le Sens s'oppose à l'insignifiance comme l'ordre s'oppose au chaos. Séparé de l'insignifiance, pourvu de limites précises et claires, le Sens est retranché, secret. Il ne s'en révèle pas moins à notre conscience par un geste où la divulgation extérieure se confond à la réminiscence intérieure. La naissance du Sens est dévoilement, anamnèse. Elle nous donne accès à la « conscience de la conscience », où le Soleil du soleil s'exhausse des ténèbres antérieures, conscience aurorale et aurifère.

Ainsi, à la haine du secret Pessoa oppose un amour du secret qui serait d'abord un amour de la nuance, de la variation, de la transition infime, presque imperceptible, subtile. L'attente contemplative, l'ardente veillée précède les Retrouvailles du visible et de l'Invisible. « L'acte même de la foi, écrit Frithjof Schuon, est le souvenir de Dieu. Or se souvenir en latin est recordare, c'est-à-dire re-cordare, ce qui évoque un retour au cœur, cor. L'acte d'oraison, en tant qu'acte de foi actualise en effet la certitude immanente et quasi-paraclétique; le cœur est la foi immanente et incréée, il coïncide avec cette grâce naturellement surnaturelle qu'est l'Intellection. Le mystère de la certitude, c'est notre consubstantialité avec tout le connaissable, avec tout ce qui est. » Art hiératique, fidèle au dessein initiatique, la poésie, à la fois royale et sacerdotale, dépassera ainsi les dualités connues. L'archaïsme ingénu d'Alberto Caiero et le futurisme savant d'Alvaro de Campos, témoignent que, pour Pessoa, l'antérieur est la fleur ultime de l'ultérieur. « Inventons, écrivait Pessoa, un Impérialisme androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. » Soit un Empire à l'image exacte du rebis alchimique, irisé d'une fulgurance apollinienne.

Le grand songe du Cinquième Empire fut, pour Fernando Pessoa, à n'en pas douter, la seule vision possible de l'avenir: « L'avenir du Portugal que je n'imagine pas mais que je sais est déjà écrit, pour qui sait lire, dans les strophes de Bandara et dans les quatrains de Nostradamus. Cet avenir c'est d'être tout. Qui donc, s'il est portugais, peut vivre dans l'étroitesse d'une seule personnalité, d'une seule nation, d'une seule foi ? » Qu'advienne enfin cet impérialisme des poètes ! « Absorbons tous les dieux, nous avons déjà conquis la Mer, il ne reste qu'à conquérir le Ciel, en laissant aux autres, la terre. »

 

18:29 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

29/11/2021

Antonin Artaud, toujours ardoyant:

 

Antonin Artaud, toujours ardoyant

 

Les plus profonds enseignements nous viennent sans doute des œuvres qui, adressant à notre entendement une mise-en-demeure radicale, se refusent à être édifiantes. Une défaillance, un refus, voire un effondrement, ou la conscience d'un effondrement collectif, sont alors la mesure, en précipices, de la plus haute exigence qui s'irise, comme en neiges éternelles, des hauteurs de l'âme, et interdit la réduction de l'écrit au rôle subalterne d'objet artistique.

« Nous ne sommes pas encore au monde », nous dit Antonin. Nous ne pensons pas encore dans une âme et un corps. Pire encore, nous pensons moins que nous ne pensions; une force, une lucidité ont été perdues et toutes les évaluations, sciences, religions réduites à leurs écorces mortes, à leurs superstitions, travaillent encore à rendre impossible l'advenue du ressac de cette pensée entrevue par la brèche qu'Antonin Artaud décrit dans L'Ombilic des limbes et dans ses premières lettres à Jacques Rivière.

Ce que sa pensée ne peut faire, - c'est-à-dire réduire son langage à l'édification d'une forme littéraire convenue - sera le principe de la puissance, d'une magie concrète qui débute par la conscience de l'œuvre-au-noir et dont le « théâtre alchimique » sera l'instrument de connaissance, non en termes scientifiques, mais rituels, selon l'ordre abyssal d'un sacré originel qui transparaît en feux noirs et feux de roue, selon la formule alchimique , à chaque ligne écrite.

Le livre que Françoise Bonardel vient de publier aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, se tient à la hauteur de cette mise-en-demeure. Plus encore que de parler de la vie et de l'œuvre d'Antonin Artaud, ce qu'elle fait admirablement, Françoise Bonardel nous parle de ce dont il est question dans cette vie et cette œuvre, « l'honneur vital » qui s'y trouve engagé, fidélité à l'infini.

Au-delà d'une analyse strictement universitaire qui prétendrait à une explication à partir d'analyses, l'auteur s'engage, et c'est ce qui rend ce livre passionnant, dans une interprétation, une herméneutique orientée vers une implication dans l'œuvre et dans la pensée agissante de l'œuvre, échappant ainsi au double écueil du mimétisme et de la distanciation.

Le diagnostic que fait Antonin Artaud est clair, sa critique du monde moderne, radicale. L'Occident moderne s'est effondré: « Nous vivons des temps tragiques et plus personne n'est à la hauteur de la tragédie ». Nous avons cessé de penser et d'être. Un envoutement pénombreux nous tient dans une abstraction restreinte, fallacieuse et mortifère, nous avons perdu « la culture cuivrée du soleil ». Seul, nous dit Antonin Artaud, « un homme en marche depuis toujours » peut dire la sapience perdue. A tant dénier la mort, et la dimension tragique qu'elle impose à chaque être et à chaque moment, l'Occident moderne a renié la Vie: « Réaliser la suprématie de la mort, n'équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C'est mettre la vie présente à sa place, la faire chevaucher divers plans à la fois, éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre. »

L'Occident moderne est apostasie, reniement de ses ressources européennes, triste régression vers un état larvaire de docilité, « règne de l'On » comme disait Heidegger, ou du « dernier des hommes » dont parlait Nietzsche. De Nietzsche à Artaud, au demeurant, se tissent des affinités. « Quand le corps est blessé, écrit Artaud, c'est là qu'on trouve l'âme, l'Aigle et le Serpent ; totems protecteurs dont nous recevrons, ou non, la force de tout perdre ou de tout gagner, - ce qui est peut-être la même chose.

Antonin Artaud dépossédé de tout, - à commencer par l'usage utilitaire ou décoratif du langage, - s'empare du « tout », tellurique et ouranien, car ce « rien » qui lui reste n'est autre que la langue redevenue Soleil-Logos, puissance héliaque, fulgurance d'Apollon. On comprend mieux l'intérêt d'Artaud pour Apollonios de Thyane, Héliogabale ou le néoplatonisme solaire de l'Empereur Julien par lesquels il songera, je cite, à « retrouver et ressusciter les vestiges de l'antique culture solaire ».

Bien au-delà de la simple polémique antimoderne, la guerre d'Artaud est ontologique: « Ne jamais discuter, frapper avec ma richesse, ça se taira ». Le dénuement total est la richesse absolue. Tout est dans l'acte d'être qu'il faut révéler par une suite d'épreuves, au sens vrai initiatiques. La conscience aiguë de l'Hors d'atteinte de la pensée et de la défaillance du langage, la vision abrupte, fatale, de cet effondrement central, seront ainsi le principe de la reconquête, mot par mot, geste par geste, d'une intégrité et d'une pureté perdue par une civilisation d'individus que plus rien ne relie à un ordre supérieur. Civilisation envoûtée de l'intérieur par la représentation qu'elle se fait d'elle-même et qui la condamne à être tenue à distance, déportée, exilée à l'intérieur de l'exil lui-même, - là où la servitude volontaire nous installe, dans ce « partout-nulle-part », déraciné, où plus rien ne symbolise avec rien.

Françoise Bonardel, dans ce livre magistral, nous rappelle à cette évidence: si Antonin Artaud n'est pas « homme de Lettres », si sa vie est, en soi, une insurrection et un cri, son œuvre ne saurait se réduire à un « cri » et s'avère être celle d'un très-grand écrivain français. Etre « toujours ardoyant » dans le creuset philosphal où s'animent l'Aigle et le Serpent, tel fut le dessein gnostique d'Antonin Artaud, qui renouvelle à certains égard celui de Maurice Scève, en ses blasons et cosmogonies.

L'ouvrage de Françoise Bonardel approfondit magistralement ce dessein que l'on peut dire gnostique et alchimique, ce « voyage vers Tula », qui est aussi la mythique Thulée hyperboréenne, - autrement dit, le voyage vers ce qu'Antonin Artaud, nomme la Vie, avec une majuscule, Mercurius alchimique. La Vie, pour Artaud, est magnétisation, émanation, irisation des dieux « qui jouent aux quatre coins sonnant du ciel, aux quatre nœuds magnétiques du ciel. »

Contre l'abstraction conceptuelle, Antonin Artaud ravive le spirituel concret dans la tradition de Paracelse, Böhme, Novalis, Hamann et Franz von Baader. La guerre est ouverte contre la pensée calculante, restrictive, pensée d'usure et de pénurie, capitalisante et profanatrice qui nous réduit à l'état de spectre dans les « cavernes de l'être ». Pour Antonin Artaud, rien n'est plus concret que le suprasensible: « J'ai de l'esprit une idée matérielle bien que j'aie une philosophie anti-matérialiste de la vie ». La magie est concrète et d'une exactitude « cruelle ».

Se déprendre de ce qui désincarne nos présences en représentations, de ce qui dégrade nos « actes d'être » en concepts abstraits, de ce qui avilit la tradition (qui est transmission ardente, transfusion) en coutumes bourgeoises, c'est enfin, pour Antonin Artaud, retrouver, en même temps, l'intensité et l'exaltation, les longitudes et les latitudes de l'âme et du monde, sans lesquelles les corps sont sans esprit et les esprits sans corps. La Thulée de l'âme est cette contrée murmurante, ce « voyage à travers son propre sang », comme l'écrit Françoise Bonardel, ce « Styx rutilant de tous les feux nocturnes » qui « nous invite à entreprendre dès ce monde-ci, l'ultime navigation vers et dans l'au-delà. »

L'œuvre sera cette « lame d'obsidienne », éclat solaire porté à la jonction des mondes qui donnera à Antonin Artaud le droit d'écrire: « Mais moi, je suis un être vrai, sans rien de phénoménal, et je me manifeste à tout instant, mort et vivant »

Luc-Olivier d'Algange

 

 

23:07 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

27/11/2021

Luc-Olivier d'Algange: Notes sur Villiers de L'isle-Adam:

 

Extrait d'un article de Philippe Barthelet (Valeurs Actuelles)

Axël

d'Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

La vertigineuse beauté de ce drame, l'un des plus nobles et des plus étranges de notre théâtre, contredit à elle seule cette loi d'insignifiance qui, de la tragédie classique au mélodrame romantique, veut que le fond soit sacrifié à une forme de plus en plus incertaine. Axël est un traité de "haute magie" dont un de nos écrivains les plus purs a fait ce "mystère" d'un genre inédit, - soit l'initiation d'un élu et la traversée successive des mondes religieux, tragique, occulte, passionnel, jusqu'à l'héroïque délivrance que seules les âmes moins bien empennées prendront pour un suicide: "Vivre, les serviteurs feront cela pour nous". L'éditeur Arma Artis, a eu l'heureuse idée de le faire préfacer par Luc-Olivier d'Algange, non pas un spécialiste de Villiers de L'isle-Adam, mais son héritier.

 

Luc-Olivier d’Algange

 Notes sur Villiers de L'Isle-Adam

 

Pour quelques écrivains qui sont aussi poètes et métaphysiciens, l'Œuvre, au sens alchimique, coïncide avec la création littéraire. Le dédain où divers « praticiens » tiennent la littérature est la preuve de leur profonde méconnaissance des vertus transfiguratrices et initiatiques du langage.

Le langage, selon qui en use, peut être la chose la plus banale, la plus bassement profanée, mais aussi la plus resplendissante des expériences humaines. Or, il est une constante en philosophie hermétique: l'aboutissement ultime, glorieux, a pour origine la matière la plus commune qui soit. Telle est aussi la parole humaine, sans cesse dispensée pour ne rien dire, voire pour ne rien entendre (et nous ne parlons souvent que pour n'être pas mis en demeure d'écouter notre semblable) mais quelquefois saisie d'une fureur sacrée, d'une luminosité imprévue qui nous gagne et suscite en nous cet enthousiasme, cette allégresse qui nous annoncent que soudain notre existence va trouver son sens, c'est-à-dire, son essor. De tout ce qui nous importe vraiment, il n'est rien, dans le tréfonds de nos âmes et aux confins de notre conscience dont la destinée ne fût essentiellement liée à l'envol, à l'élévation, à la légèreté et d'une façon ou d'une autre, au Ciel. La souveraineté de l'Esprit est avant tout la reconnaissance en nous d'un intarissable désir de nous joindre au Souffle, à cette prodigieuse liberté qui, croyons-nous, règne dans les Hauteurs. Or, de ces Hauteurs, dont nous hante la nostalgie, palpite le reflet dans les abysses même du langage: images, icônes, blasons dont naquirent tous les mots et toutes les phrases et dont nous retrouvons les figures simples dans les œuvres les plus savantes et les plus nobles; l'extrême science ne cessant de sertir plus somptueusement ces pierres primordiales, sans âge, que notre enfance aimait déjà et dont nous emporterons avec nous, dans la mort, l'ultime et versicolore consolation.

De ces nostalgies et de ces pressentiments l'œuvre de Villiers de l'Isle-Adam magnifiquement témoigne, la création littéraire étant pour lui identique à l'Œuvre alchimique par laquelle l'individu se délivre à la fois du monde et de lui-même. Toutefois, l'état général du monde étant à la déchéance et à la trahison, cette délivrance ne pouvant plus s'accomplir que par exception, elle sera désormais limitée à cette élite ultime dont la sagesse implique une lucide révolte contre le monde moderne et « l'hypnotisme du Progrès » qui, ainsi que nous le montrent L'Affichage céleste et La Machine à analyser le dernier soupir, sont allés jusqu'à profaner le Ciel et la Mort !

Dès lors, Villiers va fondre en l'exigence de l'Auteur les diverses possibilités créatrices du Mage et du Poète, de celui qui maîtrise la part invisible du monde et de celui qui la réalise. « Ta vérité sera ce que tu l'auras conçue: son essence n'est pas infinie, comme toi ! Ose donc l'enfanter la plus radieuse, c'est-à-dire la choisir telle... car elle aura déjà précédé de ton être tes pensées, devant s'y appeler sous cette forme où tu l'y reconnaîtras! Conclus enfin qu'il est difficile de devenir un Dieu,- et passe outre: car cette pensée même si tu t'y arrêtes devient inférieure: elle contient une hésitation stérile. »(1) Cet appel, que Maître Janus adresse à Axël, résume assez bien ce sens de la grandeur, cette magnanimité intérieure que la Délivrance désirée exige de l'Adepte. Choisir de toutes les illusions la plus grande et la plus belle, tel sera le dessein de l'Auteur conscient de ses privilèges. « L'Initiation, écrit Raymond Abellio, est l'éveil de la conscience à sa propre conscience de soi transcendantale. Elle est intériorisation des ténèbres et transmutation radicale de celles-ci en même temps que de l'être tout entier. » (2) Cette citation d'Abellio éclaire non seulement le propos de Villiers concernant l'essence de l'homme, elle donne aussi une idée des diverses épreuves à travers lesquelles Axël d'Aüersperg devra passer, épreuves de l'enténèbrement par l'or et d'obscuration par la passion, avant d'atteindre à l'infini qu'il porte en lui, de toute éternité, et précédant de son être, ses pensées.

L'Auteur d'Axël ne se contente pas d'un quelconque « travail du texte » pas davantage qu'il n'envisage de réduire sa fonction à distraire son lecteur, et son éventuel spectateur. Le dessein de l'œuvre est magnifique,- au sens que Saint-Pol-Roux donnera à ce mot dans un mouvement qui se voudra « symboliste comme Dante » et s'intitulera le Magnificisme. L'Auteur est le « prophète de la grandeur »" et son œuvre est l'autobiographie spirituelle de cette quête de l'immensité et de la transparence. Aux journalistes qui l'interrogent sur Axël d'Aüersperg, Villiers de L'Isle-Adam donne la seule réponse ingénue et magnifique: « Vous y verrez la promenade à travers toute existence, toute apparence, toute pensée, du héros accompli de corps et d'âme, en qui j'ai mis toutes mes complaisances. Et je veux que telle soit la conclusion qui s'impose à ceux qui sortiront de cette lecture: Illusion pour illusion, nous gardons celle de Dieu, qui seule donne à ses éternels éblouis la lumière et la paix. »(3)

A la différence d'autres œuvres qui ne sont « initiatiques » que par analogie lointaine, si ce n'est par abus de langage, un usage ornemental des symboles religieux ayant abusé les exégètes, l'œuvre de Villiers mérite d'autant mieux d'être dite initiatique, et initiatrice, qu'elle se définit telle, et de façon fort guerroyante, à l'encontre du monde moderne, profane et bourgeois. Dans l'introduction à son livre Initiation, rites, sociétés secrètes, Mircéa Eliade définit en effet le monde moderne comme étant précisément un monde qui se caractérise par son absence d'initiation: « D'une importance capitale dans les sociétés traditionnelles, l'initiation est pratiquement inexistante dans la société occidentale de nos jours. Certes, les différentes confessions chrétiennes conservent, dans une mesure variable, des traces d'un Mystère initiatique. Le baptême est essentiellement un rite initiatique; le sacerdoce comporte une initiation. Mais il ne faut pas oublier que le christianisme n'a justement triomphé et n'est devenu une religion universelle que parce qu'il s'est détaché du climat des Mystères gréco-orientaux et s'est proclamé une religion du salut accessible à tous. D'autre part, a-t-on encore le droit d'appeler chrétien le monde moderne en sa totalité ? S'il existe un homme moderne, c'est bien dans la mesure où il refuse de se reconnaître dans l'anthropologie chrétienne. L'originalité de l'homme moderne, sa nouveauté par rapport aux sociétés traditionnelles, c'est précisément sa volonté de se considérer un être uniquement historique, son désir de vivre dans un cosmos radicalement désacralisé. » (4) Ce pourquoi, dans l'œuvre de Villiers, l'exigence du cheminement initiatique se fonde sur une préalable réfutation de toutes les valeurs du monde moderne, réfutation d'autant plus héroïque que ces valeurs sont dominantes et fermement résolues, semble-t-il, à ne rien laisser survivre qui ne leur fût docile. En témoigne ce propos, rapporté par Victor Emile Michelet: «  Axël n'a pas pour théâtre l'espace céleste. C'est un aigle prisonnier dans une cave, mais il s'y démène avec une telle furie, un tel fracas d'aileron que le bruit percera les épaisses voûtes et l'on entendra au dehors les clameurs de l'aigle blessé. »(5)

Encore que l'on puisse y discerner une analogie avec la caverne platonicienne, la « cave » n'est ici rien d'autre que la modernité que Villiers ne prétend nullement pouvoir frapper d'inconsistance par les seules vertus de sa révolte ou de sa sagesse. La souveraineté de la connaissance, la gnose la plus pure ne peuvent à elles seules effacer la déchéance où se trouve le monde. Dans l'oubli des principes divins, l'humanité est condamnée à une vie qui est en-deçà de la vie. Elle subsiste, ayant rompu avec les messages des Hauteurs, dans cet inframonde figuré par les caves, alvéoles souterraines où, par définition, la contemplation des vastitudes célestes est impossible. Ce pourquoi l'Initiation débute par la révolte, la blessure, le cri, ces instances du monde tragique. Avant même d'entrer dans le cycle des épreuves, Axël débute son initiation par un meurtre, comme si l'Age Noir, ayant étendu son règne sur toute chose, on ne pouvait, sans violence, se détacher de l'ordre profane. Le Commandeur qu'Axël exécute à la fin de la troisième partie, Le Monde tragique, peut apparaître comme une figure inverse du Don Juan de Mozart où le meurtre du Commandeur est une transgression de la morale chrétienne. Alors que Don Juan défie le sacré, Axël, lui, défie les normes profanes. De ce fait, Axël n'est point englouti dans les enfers comme Don Juan, pas davantage qu'il ne semble éprouver le moindre repentir de son geste. Toutefois si l'exécution du Commandeur n'apparaît pas comme une faute morale (le Commandeur, au demeurant, s'étant rendu assez odieux dans les scènes précédentes pour ne pas apitoyer davantage le spectateur) elle s'inscrit dans le destin d'Axël comme une sorte d'erreur magique. Désormais le meurtrier, en vertu d'une mystérieuse loi de sympathie, va hériter des caractères de sa victime, et jusqu'à un certain point, devenir semblable à elle.

Par cet « Œuvre-au-noir » débute le processus initiatique: « Te voici donc mûr pour l'Epreuve suprême. La vapeur du Sang versé pour de l'Or vient de t'amoindrir l'être: ses fatals effluves t'enveloppent, te pénètrent le cœur... Héritier des instincts de l'homme que tu as tué, les vieilles soifs de volupté, de puissance, d'orgueil, respirées et résorbées dans ton organisme, s'allument au plus rouge de tes veines. Or, descendu des seuils sacrés, l'ancien mortel va ressusciter dans les méconnaissables yeux de l'initié coupable ! C'est bien l'heure.- Elle aussi va venir, celle qui renonçait à l'idéal divin pour le secret de l'Or, comme tu vas renoncer tout à l'heure, à tes sublimes finalités, pour ce méprisable secret. Voici donc en présence la dualité finale des deux races, élues par moi, du fond des âges, pour que soit vaincue, par la simple et virginale humanité, la double illusion de l'Or et de l'Amour,- c'est-à-dire pour que soit fondée, en un point du devenir, la vertu d'un Signe nouveau.»(6)

La vertu du Signe nouveau est déïfiante, elle s'écarte de la banale voie du mérite: tel est le principe des idées philosophiques que développe Maître Janus dans la troisième partie d'Axël, qui s'intitule Le Monde Occulte. Que les écrits hermétistes du XIXème siècle fussent le support de ces hautes spéculations (Pierre Mariel cite un certain nombre de passages qui sont presque mot pour mot, empruntés au Dogme et rituel de la Haute-Magie, d'Eliphas Levi), cela n'empêche nullement Villiers de rejoindre des considérations qui appartiennent véritablement à la Tradition universelle, au sens guénonien, et ne doivent plus rien d'essentiel à tel ou tel auteur particulier de son siècle.

De même que Villiers, d'après Eugène Lefébure, regarde l'œuvre de Hegel comme « une explication incomplète de l'Evangile »(7) (et, par voie de conséquence en fait un usage qui s'écarte pour le moins de celui qu'en firent Marx ou Engels), sa lecture des hermétistes et des occultistes de son temps s'apparente, de la même façon, à une tentative de reconquérir, ou mieux encore, de reconstruire de l'intérieur, avec les matériaux dont il dispose, cette théosophie immémoriale qui est le cœur secret de la théologie chrétienne et dont tous les accès ont été obstrués, y compris par les dévots eux-mêmes. Hegel, la philosophie idéaliste de Fichte ou de Schopenhauer, l'hermétisme, le catholicisme sont ainsi pour Villiers autant de moyens de reconquérir la Science Sacrée, la Gnose, la Tradition dont la modernité est l'Ennemie. En cela Villiers partage l'intention affirmée de Saint-Yves d'Alveydre ou de Fabre d'Olivet mais il n'en est point l'épigone.

« Epouse en toi la destruction de la Nature; résiste à ses aimants mortels. Sois la privation ! Renonce ! Délivre-toi. Sois ta propre victime ! Consacre-toi sur les brasiers d'amour de la Science auguste pour y mourir, en ascète de la mort des phénix. Ainsi réfléchissant l'essentielle valeur de tes jours sur la Loi, tous leurs moments pénétrés de sa réfraction, participeront de ta pérennité. Ainsi tu annuleras en toi, autour de toi, toute limite ! Et oublieux à jamais de ce qui fut l'illusion de toi-même, ayant conquis, libre enfin, l'idée de ton être, tu deviendras dans l'Intemporel, esprit purifié, distincte essence en l'esprit absolu,- le consort même de ce que tu appelles Déïté. »(8)

En ce passage capital d'Axël, où nous pouvons reconnaître ce que Henry Corbin a nommé une « métaphysique de l'être à l'impératif », nous retrouvons cette tradition théosophique, ou gnostique, dont nous écartent à la fois la croyance littéraliste et l'agnosticisme. Dans L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn'Arabi, Henry Corbin précise ainsi la différence fondamentale qui existe entre une métaphysique de l'Etre, qui débouche sur une véritable initiation, c'est-à-dire une « renaissance immortalisant »" (la  « mort des Phénix ») et d'autres voies de connaissance, profanes ou religieuses: « Le non-gnostique, le croyant dogmatique, ignore et ne peut qu'être scandalisé si on le lui suggère, que la louange qu'il offre à celui en qui il croit est une louange qui s'adresse à soi-même. Cela justement parce que n'étant pas un gnostique, il ignore le processus et le sens de cette création à l'œuvre dans la croyance, et reste inconscient de ce qui en fait la vérité. Aussi érige-t-il sa croyance en un dogme absolu, alors qu'elle est nécessairement limitée et conditionnée. D'où ces impitoyables luttes entre croyances qui rivalisent, se rejettent, se réfutent les unes les autres. Au fond, juge Ibn'Arabi, la croyance de ces croyants n'a d'autre nature que celle d'une opinion, et ils n'ont pas conscience de ce qu'implique cette parole divine: je me conforme à l'opinion que mon fidèle à de moi. » (9)

Etre initié, c'est reconquérir l'Etre et comprendre que le Soi, qui demeure, est la seule réalité. Le monde que les positivistes réputent réel n'est que représentation, illusion, ce que la tradition hindoue nomme « le voile de May »". La Déïté est le Soi, seule réalité qui ne passe point. La connaissance de la réalité divine, seule réalité, exige donc de la part de l'Initié qu'il reconnaisse en lui sa propre nature divine, idée centrale de la philosophie néoplatonicienne. Dans les Ennéades de Plotin il est dit que « Jamais un œil ne verrait le soleil sans être semblable au soleil ni une âme ne verrait le Beau sans être belle »(10). Hors cette concordance essentielle, l'initiation s'avère impossible. En témoigne également le Corpus Herméticum: « Si tu ne te rends pas égal à Dieu, tu ne peux comprendre Dieu ». (11)

Ces quelques citations suffisent à montrer que l'idée de l'Initiation, en tant que connaissance déïfiante, loin d'être une fantaisie ou une outrance d'auteur, s'inscrit dans une tradition gnostique, dont les hermétistes du XIXème siècle sont, pour une part les héritiers, mais souvent les héritiers confus. Dans l'œuvre de Villiers, l'Initiation, loin de se perdre dans une profusion de rites et de symboles disparates, retrouve la pureté de son dessein. L'initiation, l'étymologie l'indique, suppose l'idée de renaissance. Or, pour renaître, il faut mourir. Telle est précisément la leçon d'Axël. La mort de Sara et d'Axël n'est pas une défaite mais, l'ordre du monde étant ce qu'il est, la plus belle des victoires possibles. Leur mort est la mort des Phénix, c'est-à-dire, la « mort de la mort », qui précède la renaissance immortalisante. Cette initiation peut-être dite surhumaniste en ce qu'elle implique, de la part des initiés, de vaincre en eux toute appartenance à l'espèce humaine et au monde, qui est l'illusion la plus commune de l'espèce. Tout en s'inspirant de ce qui chez les occultistes est la trace d'une tradition immémoriale, Villiers se défait des aspects folkloriques, exotiques ou ornementaux des livres d'Eliphas Levi ou de Papus. L'Idée, pour Villiers, prime tous les rites. L'acte magique, par excellence, c'est d'écrire, et ensuite, l'œuvre accomplie, de se taire. La Haute-Magie, pour Villiers, comme pour Mallarmé, se révèle dans l'abysse-miroir qui unit et sépare la Parole et le Silence.

« Sache une fois pour toutes qu'il n'est d'autre univers pour toi que la conception même qui s'en réfléchit au fond de tes pensées;- car tu ne peux le voir pleinement, ni le connaître, en distinguer même un seul point tel que ce mystérieux point doit être en sa réalité. Si par impossible, tu pouvais, un moment, embrasser l'omnivision du monde, ce serait encore une illusion l'instant d'après, puisque l'univers change,- comme tu changes toi-même,- à chaque battement de tes veines, et qu'ainsi son Apparaître, quel qu'il puisse être, n'est en principe que fictif, mobile, illusoire, insaisissable. » (12). Illusion dans l'illusion, ténèbres à l'intérieur des ténèbres, tel est l'Apparaître. Sans doute faut-il désespérer de tout pour être enfin un Délivré. Mais cette désespérance n'est en aucune façon un consentement à la passivité ou à la résignation; c'est une désespérance ardente, impérieuse, qui rejoint les plus belles inspirations d'Angélus Silésius: « Vois, ce monde est passager... Que dis-je ? Il ne passe pas, ce n'est que l'obscurité que Dieu brise en lui. » (13). Or, de cet Apparaître fictif et trompeur, l'homme, en tant qu'il appartient à l'espèce humaine, est partie intégrante: « Où ta limite en lui, s'interroge Villiers, où la tienne en toi ? ... Il s'agit donc de t'en isoler, de t'en affranchir, de vaincre en toi ses fictions, ses mobilités, ses illusions, son caractère ! Telle est la vérité selon l'absolu que tu peux pressentir, car la Vérité n'est elle-même qu'une indécise conception de l'espèce où tu passes et qui prête à la Totalité les formes de son esprit. Si tu veux la posséder, Crée la ! Comme tout le reste ! » (14) « Ce qu'est Dieu, dit encore Angélus Silésius, on ne le sait: Il est ce que moi, toi, et toute créature nous n'apprenons jamais avant d'être devenu ce qu'Il est. »(15). Tel est aussi le sens de l'Initiation, la mort du Phénix: « Tu es ton futur créateur. Tu es un Dieu qui ne feint d'oublier sa toute-essence qu'afin d'en réaliser le rayonnement... reconnais-toi ! Profère-toi dans l'Etre ! Extraits-toi de la geôle du monde, enfant des prisonniers. Evade-toi du Devenir »(16).

A la différence d'Isis, qui eût exigé un développement beaucoup plus vaste pour pouvoir donner une idée d'ensemble du processus initiatique et à la différence de La Maison du bonheur où l'initiation est pour ainsi dire déjà accomplie, par le triomphe d'un amour heureux, Axël est un drame qui nous montre le cheminement de l'Initié. Isis, pourrait-on dire, établit les circonstances et les conditions nécessaires de l'Initiation. La Maison du Bonheur suggère l'issue victorieuse d'un combat contre les normes profanes. Axël va montrer le passage par les épreuves.

Certains critiques ont comparé Axël au Second Faust de Goethe, et sans doute est-il vrai que Villiers, à l'instar de Goethe, voulut, par son drame, donner une forme idéale à ses préoccupations philosophiques, morales ou religieuses. En rompant avec la morale conventionnelle, liée à l'utilitarisme bourgeois, et comme telle, morale sociale et nullement morale transcendante, Villiers ne va nullement sombrer dans une forme d'amoralisme ou de nihilisme; il va se forger, nous l'avons vu, une éthique initiatique, à certains égards surhumaniste, qui seule va pouvoir le sauver des périls qui le menacent. Ainsi que l'écrit Gérard de Sorval: « Au contraire de la destinée sédentaire du laïc, faite de passivité et de docile soumission à un magistère extérieur, la voie chevaleresque comporte nécessairement l'errance et le combat, comme conditions de la rencontre avec Dieu. C'est l'aventure vécue qui permet l'irruption dans la conscience et l'avènement dans l'âme de la présence divine. »(17)

Cette aventure et cet avènement sont, pour ainsi dire déjà écrits. Les épreuves sont d'autant plus nécessaires qu'elles sont déjà inscrites dans le destin de l'initié. On pourrait même dire que l'expression « par avance » est mal appropriée en cela que l'Initiation fait entrer l'initié dans l'Intemporel où, devenu ce qu'il était de toute éternité, l'avant et l'après n'ont plus aucun sens. Toutes les choses passées ou passives refleurissent alors dans les purs agissements d'un éternel présent. Il importe alors à travers les épreuves, les étapes, de décrypter peu à peu le chiffre du destin, ce qui nous ramène à l'herméneutique: « Comme patron des hérauts et des herméneutes, Hermès parle aussi par rébus, ou, si l'on préfère, il blasonne les énigmes du monde pour mieux induire et révéler leur déchiffrement. Les choses sont aussi éclatées qu'imbriquées; celui qui en donne le signe et le chiffre propose la clef de leur signification et de leur assemblage. C'est le maître du symbole dont la fonction est de passer le sens, en tous sens et par tous les sens de l'homme. »(18)

 

Les devises et les armoiries des héros d'Axël se laissent interpréter dans le sens du drame. Voyons d'abord la devise d'Axël: « Altius resurgere spero gemmatu »s: gonflé de sève, j'espère ressusciter plus haut. La mort des Phénix sera l'illustration de la fidélité d'Axël à sa devise ancestrale. Ressusciter plus haut, ce n'est pas seulement vaincre la mort, c'est aussi, et surtout, changer d'état d'être, c'est-à-dire « atteindre à cette identité céleste que tout guerrier recherche lorsqu'il poursuit la vraie gloire » ainsi que l'écrit Gérard de Sorval. Or, la vraie gloire appartient au royaume subtil, à l'Ether lumineux, splendeur du Vrai où toute beauté se recueille. La devise ancestrale de Sara ne s'offre pas moins à une interprétation initiatique:  Macte animo ! Ultima perfulget et sola: Courage ! La seule dernière (étoile) flamboie de tous ses feux.

Cette devise s'éclaire à la description du blason lui-même: D'azur- à la tête de mort, ailée, d'argent, sur un septenaire d'étoile de même, en abyme, avec la devise courant sur les lettres du nom. Le cheminement de l'initiation, spirale prophétique qui nous entraîne vers le centre du monde, ce « point suprême » qu'évoque André Breton dans sa définition du Surréalisme, est à la fois inscrit dans le ciel, les étoiles et dans le cœur humain, en vertu des paroles attribuées à Hermès Trismégiste: « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, pour faire le miracle d'une seule chose ».

« La spirale, note Gérard de Sorval, décrit le mouvement des étoiles au firmament, inverse de la rotation de la terre. Ce qui indique que le terrain de la Quête du veneur et du guerrier est au ciel, ou, pour mieux dire, c'est la terre céleste, dont le centre est l'étoile polaire et les sept astres de la Grande Ourse ». (19) Le septénaire du blason de Sara trouve ainsi son explication, ainsi que l'étoile de la devise, symbole du Pôle, c'est-à-dire du cœur de l'être, du Soi, où règne la Déïté, où l'amant, l'aimée et l'amour lui-même se confondent en une réalité unique. « La spirale de l'Initiation, écrit encore Gérard de Sorval, tourne de l'extérieur vers l'intérieur, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Ce qui veut dire dans un certain sens (entendu comme signification et orientation) qu'il faut remonter le temps. Mais non pas vers le passé, car alors on l'enfermerait dans la succession chronologique, et la spirale, au lieu de resserrer ses anneaux de l'extérieur vers l'intérieur se déroulerait au contraire indéfiniment en spires de plus en plus larges. Et l'on serait alors prisonnier des anneaux de Saturne. Bien au contraire, il s'agit de remonter le flux, vers sa source qui est intemporelle, palpable à chaque instant comme éternel présent: parvenir au moyeu de la roue pour se tenir en son axe vertical immobile »(20). Aller du cercle extérieur vers le point central, remonter de l'exotérique vers l'ésotérique, de l'apparence vers l'être,- que symbolise « l'étoile polaire qui flamboie de tous ses feux »,- telle est donc l'Initiation dont le paradoxe apparent est d'être déjà réalisée avant même de débuter.

C'est ainsi que le meurtre du Commandeur, la révolte d'Axël contre la sagesse de Janus font partie du plan divin concernant la réalisation de cette sagesse. L'emprise du Sang et de l'Or n'est point une vaine dispersion pas davantage que la mort du Commandeur n'est un accident. Tout cela est écrit et Janus le sait. Gustav Meyrink, autre romancier initiatique, écrit dans Le Visage Vert: « Les hommes qui ont remis leur sort entre les mains de l'esprit qui est en eux-mêmes relèvent d'une loi spirituelle. Ils sont déclarés majeurs et échappent à la tutelle de la terre dont ils deviendront un jour les maîtres »(21). L'œuvre n'est rien sans les épreuves qui en précèdent l'accomplissement dans les obscurités mêmes de la forêt primitive que hantent les puissances de l'instinct.  « Toute Quête, écrit Gérard de Sorval, commence par la forêt gaste des contes arthuriens, celle qui symbolise la multiplicité opaque, sombre, menaçante, indéfinie, où l'on s'égare sans guide, où l'on se fait dévorer par les bêtes sauvages que sont nos instincts et nos passions livrées à elles-mêmes. c'est la nature de l'état déchu de l'homme, image inverse du Jardin de l'Eden, où les forces vitales, végétales et animales ne sont plus soumises à l'ancien maître du Jardin. » (22)

Pour Villiers, l'Initiation consiste donc à laisser derrière soi ce qui fait la raison ou la déraison de vivre des humains. Il faut laisser derrière soi le monde religieux, car la dévotion souvent s'y réduit à l'obéissance aveugle à la lettre morte, au détriment de l'esprit qui vivifie. Il faut laisser derrière soi le monde tragique, si possible en sortant victorieux de l'affrontement, mais sans oublier jamais que l'action importe plus que le fruit de l'action. Il faut laisser derrière soi le monde occulte, car au terme de l'Initiation le Caché doit devenir le Révélé, de même que le connaissant s'identifie avec le connu. Enfin, il faut laisser derrière soi le monde passionnel, l'Amour étant l'illusion ultime qui cède devant la connaissance de l'unité transcendante de l'Amour, de l'Amant et de l'Aimée, au terme d'une herméneutique absolue du monde. « L'Ecu héraldique, note encore G. de Sorval, constitue par sa forme même une table d'Hermès, qui dessine la figure du mercure philosophal lorsqu'il s'est fixé dans sa puissance régénératrice et transmutatrice ». En effet: «  Le bouclier, ou boucle liée, est le produit de cette coagulation, de ce lac d'amour noué: après que, dans une phase antérieure le subtil eut été séparé de l'épais, l'âme du corps, et que les deux principes eurent été purifiés dans leur propre sang, la formation du bouclier manifeste une nouvelle conjonction. Ainsi, l'apparition du blason témoigne de la venue au jour du corps subtil, fruit de cette union. » « Le blason du guerrier est médiation entre son apparence visible et son être spirituel invisible, réfraction des couleurs, ou énergies lumineuses dominantes, et des formes archétypales traduisant son identité céleste, telle qu'elle est conçue et connue de toute éternité dans la pensée divine. » (23)

Médiatrice, l'Idée de l'amour peut apparaître, dans l'œuvre de Villiers, sous une apparence paradoxale. L'Amour est à la fois ce qui perd et ce qui sauve, l'épreuve à dépasser et la puissance par laquelle il nous est donné de dépasser. L'Amour est l'illusion qu'il faut vaincre mais il est en même temps ce qui nous donne la force de vaincre toute illusion. Est-ce à dire que l'on trouverait chez Villiers une sorte de « philosophie de l'alternance », comparable, par exemple, à celle de Henry de Montherlant ? Dans l'appendice à Carnaval sacré, Montherlant écrit: « On dit qu'il m'arrive d'écrire contre moi-même. Etant tout, je suis sans cesse à l'autre bout de moi-même mais je ne puis être contre moi-même. A moins qu'un pôle soit contre l'autre pôle. » Et Montherlant ajoute, un peu plus loin: « Toujours aimer les multiples faces de chaque événement, de chaque situation. Le Zen, comme le Taoïsme, est le culte du relatif. Un Maître définit le Zen, l'art de percevoir l'étoile polaire dans le ciel méridional. On ne peut parvenir à la vérité que par l'intelligence des contraires. » (24). La connaissance intérieure de la Vérité, c'est-à-dire du Cœur, nous donne à comprendre que la logique des contraires n'est pas une logique de l'exclusion mais une logique de la complémentarité. L'amour heureux et salvateur de La Maison du Bonheur, qui protège les amants du monde extérieur, ne contredit point l'idée, développée dans Isis, que l'amour peut-être aussi un danger pour la connaissance et la sagesse. Dans La Maison du Bonheur, Paule de Luçanges et le duc Valleran de la Villethéar sont d'emblée au-delà de la vie: « Tels, ne laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette pensée qu'ils habitent ce qui n'a ni commencement ni fin, ils savent grandir de toute la beauté de l'Occulte et du Surnaturel,- dont ils acceptent le sentiment,- l'intensité de leur amour. »(25)

La distance prise avec le monde sauve leur amour des périls auxquels il n'eût manqué de les exposer s'ils se fussent mêlés à leurs contemporains d'une façon ou d'une autre. Mais, par bonheur: « Ayant compris de quelle atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives fictions se repaît la sagesse purement terre à terre, de quels bruissements de hochets de puérilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel ennui désespéré se constitue la frivole vanité du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi dire, fait ce vœu de se contenter de leur bonheur solitaire. » (26). Hors d'atteinte, les amants de La Maison du Bonheur incarnent cette possibilité de l'amour sublime qui, dans le symbolisme initiatique du Jeu de l'Oie, correspond au Cœur flamboyant. « Plus encore, pour ceux-là dont l'amour sublime concilie en un seul être toutes les puissances, a pris tout le pouvoir sur eux, et rassemble dans l'aimé tout ce qui est attendu du dehors et du dedans, une protection invisible se manifeste: d'une certaine manière, cet amour se transporte au-delà des limites humaines normales, au-dessus des lois ordinaires et de l'enchaînement des causes et des effets, hors d'atteinte du monde. Cet amour crée autour d'eux une enceinte invisible, infranchissable, un cercle de feu, un espace sacré, comme si la célébration de ce mystère engendrait de soi-même son sanctuaire protecteur. Dans cet état, toute femme est Mercure, tout homme Souffre, leur humanité charnelle est la matière de l'œuvre, et il se forme autour d'eux un athanor invisible qui préserve le feu de leur coction des influences délétères, afin de permettre au Sel de leur amour de cristalliser et de croître » (27). Mais hormis cette radieuse possibilité de l'innocence retrouvée, et gardée, il existe d'autres formes d'amour où l'initié et l'initiée doivent guerroyer contre les enchaînements funestes de la passion.

La dualitude de l'amour est celle du feu, qui éclaire et consume, éveille la lumière au cœur des ténèbres et réduit en cendres. La science du secret, qui se fonde sur le principe de l'alliance des contraires, nous renseigne aussi quant aux vertus cachées des sentiments. Toute chose recèle son contraire. Il y a là l'ébauche de cette loi de symétrie qui, généralisée, nous restitue à l'intuition primordiale de l'interdépendance universelle. Dans la mort, germe la vie. Le visible est le manteau de l'Invisible. Dans la lumière qui ordonne, il y a le feu qui détruit. Telle est la réalité du monde d'être toujours, pour une part apparente et pour une autre, cachée. L'Unité du monde ne peut s'expliquer par un mécanisme, comme le voudraient les positivistes, elle s'éprouve et se devine dans une interprétation sans fin. Tullia Fabriana est Isis, mais Isis demeure l'exquise Tullia, destinée à séduire et à être séduite. Tullia, pourrait-on dire, est d'autant plus Isis qu'elle est davantage séduite, de même que l'existence d'un pôle renforce et précise l'existence de l'autre pôle.

 

Luc-Olivier d'Algange

 

(1) Axël p.203

(2) Abellio dans L'Esprit moderne et la Tradition, préface à Au seuil de l'ésotérisme de Paul Sérant, ed. Grasset, p.18

(3) Propos de Villiers au journaliste H.Leroux, cité dans Portraits de cire, ed. Lecène et Ourdin.

(4) Mircéa Eliade, Initiation, rites et sociétés secrètes, ed. Idées/Gallimard

(5) Propos rapporté à V.E Michelet, dans Figures d'évocateurs, p.231

(6)J.H Bornecque, à propos des lectures que Villiers fait de Hegel dans Henri Mondor: Eugène Lefébure.

(7) Axël,p.190

(8) Axël,p. 197

(9) Henry Corbin: L'Imagination dans le soufisme d'Ibn'Arabi, ed. Flammarion,p.206

(10) Jean Brun: Le néoplatonisme

(11) Corpus Hermeticum, Association Guillaume Budé.

(12) Axël p. 203

(13) Yves-Albert Dauge: L'Esotérisme pour quoi faire.

(14) Axël p. 203

(15) Y.A Dauge ibidem

(16) Axël p. 203

(17)G. de Sorval: La Marelle ou les Septs marches du paradis p. 69

(18) ibidem p 66

(19) ibidem p 24

(20) ibidem p 34

(21) ibidem p 70

(22) ibidem p 21

(23) ibidem P 122

(24) H. de Montherlant, Oeuvres, La pléiade p 433

(25) La Maison du Bonheur p. 148

(26) ibidem p. 149

(27) G. de Sorval: ibidem p. 96-97

18:55 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

un poème: Car les temps sont venus de rendre grâce.

Car les temps sont venus de rendre grâce

 

Car les temps sont venus de rendre grâce.

Toute chose nous fut donnée pour le partage de l'ombre

Dont les yeux vers le sommeil composent la neuve ivresse

Et le murmure des preuves que nous n'entendons pas !

 

Là-bas un autre monde prend naissance

Dans le Songe que redit la pénombre des formes,

Un autre monde frissonne dans le visible

Telle une vérité oisive encore

Dans la sûre conscience de son lointain...

Qu'être dans ce Moi dont le rêve est la désespérance de la pensée ?

Peut-être ce consentement profond à l'incertitude

Dans l'unisson de toutes les essences et de toutes les apparences,

J'en devinais le ressouvenir à l'orée de l'éveil:

Universelle beauté des vagues, écumes rieuses, nostalgies...

 

Ce que nous sommes, croyant l'être,

Est notre manteau royal. Les labyrinthes

Sont nos communes demeures en vérité.

Car la justesse éminente tombe comme une poussière

Sur le déchiffrement du Beau et Vrai... Nos paroles

Sont telles des silhouettes égyptiennes pour celui

Dont la mémoire est l'auguste sentiment de son art.

 

Et c'est ainsi que l'obscurité drape en majesté

Le toucher subtil de l'être à sa naissance;

Et l'obscurité défaille dans sa vaste célébration

Ne sachant si l'objet est cette pensée du soleil

Ou la pure présence de l'impression.

 

Ainsi nous formulions le désir de la légende la plus ancienne...

Doucement ordonnée aux racines, aux rythmes

Qui nous frôlent de leur bonheur, comme, jusqu'à la fin,

L'ivresse d'une louange vibrante !

Car les temps sont venus de rendre grâce.

Notre persévérance est le bonheur de notre exil,

Ce flambeau dans la main tremblante...

 

Passer d'un trait sur le paysage... J'interroge

Le matin de la légèreté. L'humain est cet Adieu

Que la forme enchante pour les dieux qui débutent

Sous nos pas et dans la sainte solitude.

Les secondes sont les stèles des millénaires.

J'avoue que l'être s'évanouit dans le pressentiment de la beauté.

Les temps sont venus, les temps sont venus

De nous déshabituer de cet âge terrestre, -

Et nous en rendons grâce à la Bien Aimée.

 

Luc-Olivier d'Algange

00:05 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

25/11/2021

Note sur Pierre Boutang, Songeurs et chanteurs:

Luc-Olivier d'Algange

Songeurs et chanteurs

 

Dans un texte lumineux, intitulé Sur les traces d'Homère, Pierre Boutang écrit: « Nous ne sommes que des rêveurs, songeurs et chanteurs». Cette affirmation, rien moins que gratuite, situe d'emblée la méditation de Pierre Boutang, quand bien même elle emprunte les voies du discours didactique, dans la perspective d'un Art poétique. Elle ne se laisse comprendre que si nous faisons nôtre une mystérieuse alliance de la poésie et de la raison. La logique du songeur et du chanteur, la logique de l'Art poétique, refuse à la fois l'alternative, qui nous somme de choisir entre la raison et le chant, et le compromis, à savoir l'hypothèse absurde d'une poésie « raisonnable ».

Pour Pierre Boutang, comme pour Dante ou pour Maurice Scève, la raison procède de la poésie, et non l'inverse. La raison poétique est la meilleure, car elle est une raison d'être. La poésie ouvre la voie de l'ontologie et de la métaphysique. En amont de la raison (mais non contre elle, comme le préconisaient les Surréalistes qui demeurent là, à leur façon, des positivistes) l'être est l'ensoleillement intérieur du Logos, sa gloire secrète. La poésie est raison d'être, car elle est victoire sur l'oubli de l'être, ressouvenir et pressentiment d'une civilité perdue. Qui entendre et de qui se faire entendre, si le chant ne domine point, si un Songe plus vaste que nous ne nous environne ? Pierre Boutang est poète, car il nous délivre de l'humanisme de la démesure, de l'humanisme outrecuidant.

Poète, Pierre Boutang, nous délivre des fausses alternatives, qui sont le propre du prosaïsme (l'alternative de l'individu et de la collectivité, par exemple). Qu'opposer, sans fanatisme, mais avec fermeté à l'humanisme de la démesure si ce n'est précisément la Mesure éminente et surnaturelle des retrouvailles avec « la simple dignité des êtres et des choses » dont parlait Charles Maurras. L'entendement du poète est semblable à une voûte romane: songeuse et pleine de raison.

L'œuvre de Pierre Boutang donne confiance: elle ressaisit la pensée avant qu'elle ne soit dévastée par l'écueil nihiliste. Pierre Boutang nous enseigne l'humilité. Or, point d'herméneutique sans humilité. Il faut accueillir en soi (« en soi » et non enfermer dans le Moi, dans la subjectivité) le doux ou violent rayonnement des mots et des choses, le sentiment fugace ou permanent de la présence. Telle est la raison d'être d'une civilité étendue aux plus humbles manifestations, comme aux plus grandioses.

Délivrée de la subjectivité qui outrecuide, et de la bête de troupeau, l'aventure odysséenne de la pensée débute sous des auspices heureux : « Cette trace que nous suivons, lumineuse dans les mémoires, indistincte sous la poussière des livres, soudain fraîche comme les joues de la belle Théano, est celle de l'Aède divin. Tout ce qui est de lui nous trouble et nous enchante ». L'humilité est de consentir au ressouvenir et au trouble et à l'enchantement. Les retrouvailles de la poésie et de la raison disent ce consentement de la grande âme reçue par la grandeur du monde. L'intelligence n'est pas l'ennemie de l'enchantement. L'exactitude est enchanteresse, elle compose pour nous, à travers nous, un chant dont nous sommes les messagers. Nous traversons notre chant et ses possibilités prodigieuses de pensée comme Ulysse la mer violette, lorsque l'orage menace, que surviennent les éclaircies, que la chance magnifique est offerte.

Boutang va, à certains égards, plus loin que Maurras. Il nous délivre non seulement de l'illusion de l'individu, il nous délivre de la subjectivité et, mieux encore, des subjectivités agrégées que constituent les « masses » du monde moderne. Nous, c'est-à-dire, quelques rares heureux, quelques audacieux « ondoyants et divers », selon la formule de Montaigne. Ce sens de la minorité n'est pas de l'orgueil; il est l'humilité même, il est la Mesure de la limite agissante de toute parole. C'est folie d'orgueil, démesure maléfique que d'imaginer qu'une parole humaine dût engager dans sa formulation l'avenir de tous les hommes. L'humilité essentielle tient un autre langage, moins flatteur. C'est le langage de l'être lui-même, c'est-à-dire de la possibilité universelle. En toute connaissance de cause, selon la plus harmonieuse et la plus mesurée des raisons d'être, c'est la possibilité universelle qu'il faut sauvegarder. Tel est le sens de la vocation héroïque de Pierre Boutang.

Pierre Boutang, et c'est tout l'enseignement de son Art poétique, ne croit pas en la formulation, il croit au silence antérieur, au silence lumineux de la toute-possibilité. Le « nationalisme » de Pierre Boutang ne se fonde pas sur un quelconque idéal « identitaire » (l'atrocité du néologisme trahissant déjà l'impasse de la pensée). Notons, en passant que De Gaulle ne parle pas davantage d'identité française, mais d'Idée, dans un sens platonicien. Certes, la formulation n'est pas hasardeuse, gratuite ou aléatoire, mais elle n'est point le tout. Elle témoigne d'une possibilité souveraine qui la dépasse et que Pierre Boutang nomme la « vox cordis », la voix du cœur : « A la différence de tous les "nationalitaires", écrit Pierre Boutang, comme Fichte, dont procèdent toutes les hérésies allemandes racistes ou national-socialistes, Maurras maintenait l'unité de l'esprit humain et se bornait à reconnaître dans la beauté athénienne, l'ordre romain et la civilisation française classique des réussites presque miraculeuses de l'humanité essentielle ».

Il ressortira de ce principe, par le mémorable entretien de Pierre Boutang avec Georges Steiner, une théorie de la traduction. Il est pertinent d'interroger l'œuvre d'un philosophe à partir de sa théorie de la traduction. Pierre Boutang ne croit point que la parole humaine et le Logos dussent se réduire à la particularité immanente des langues. Il ne croit pas que le sens séjourne tout entier dans le langage comme un objet à l'intérieur d'un objet. Le genre littéraire que le préjugé moderne considère comme le plus radicalement intraduisible, la poésie, c'est par lui que Pierre Boutang, dans son magistral Art poétique entend démontrer l'antériorité du Sens sur le signe. Tout poème est traduisible car il est lui-même traduit d'une réalité poétique antérieure au langage. La question est cruciale, non seulement pour le linguiste ou le philologue, mais pour le philosophe, voire pour le politique. Dire la possibilité de la traduction, c'est dire la vive tradition. Si la traduction était impossible, si chaque langue était à jamais emprisonnée dans sa spécificité pour ainsi dire matérielle, la subjectivité triompherait et l'universalité deviendrait impensable. La voix que le poète écoute, dont il témoigne, dont sa langue divulgue les splendeurs, est la « voix du coeur ».

Le poète se tient dans le silence royal et sacré, il appartiendra au traducteur d'oser le même séjour, de faire par l'imagination créatrice ce retour au temps et au site excellents où l'image se manifestera, où elle surgira, prompte et souveraine, pour se saisir des mots qui n'attendaient qu'elle pour renaître des écorces de cendre de leurs usages profanes et profanateurs. Croire en la possibilité de la traduction, c'est parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, c'est interroger la lettre, la prier, l'exhorter, la ravir amoureusement jusqu'à ce qu'elle cède et révèle la lumière incréée. Les lettres qu'écrivent les poètes sont des lettres de feu; elles scintillent dans les ténèbres avant d'être de nuit d'encre sur le papier. Elles sont la trace lumineuse, la trace de la lumière qui, hors d'elle, retrace dans l'entendement du traducteur, un autre poème, qui est le même.

La traduction, pour Pierre Boutang est une résurrection, non seulement de l'esprit du poème mais aussi du corps et de l'âme du poème. Si la traduction est possible, elle l'est dans sa plénitude. Là encore se tiennent dans une même clarté la raison et la poésie. Le traducteur ne fait pas seulement passer ce qui, du poème, serait raison, en laissant derrière lui comme un bien précieux mais intransmissible, ce qui ne serait que « poétique ». Le traducteur qui trouve « l'accès au sans accès » du poème, reconnaît, par son aventure même, que l'abstrait et le concret, ou, plus exactement, le sensible et l'intelligible, ressuscitent ensemble car le point d'où le poète et le traducteur les considèrent est le même et qu'il précède leur distinction. Ce n'est que du point de vue du sensible que l'intelligible et le sensible sont distincts. La vox cordis dit leur unité essentielle.

Ainsi, celui qui comprend le mystère de la traduction s'ouvre au Mystère plus haut de l'Incarnation et fait sienne la fidélité, si audacieuse et si novatrice en notre fin de siècle cynique et dérélictoire, qui relie l'œuvre de Pierre Boutang à la Théologie médiévale. Tel est le sens de la traduction qu'il ne peut être compris ni par une banale « perspective historique » ni certes par l'abusive et mensongère immobilité de « l'identité », mais bien par ce mouvement de la pensée qui suit le mouvement de la rosace. Le lecteur qui médite l'œuvre de Pierre Boutang est conduit par un tel mouvement. Peu importe la discipline dont la pensée emprunte le cours pourvu qu'elle revienne au terme de sa course à la vox cordis qui la vivifie, au cœur de la rosace méditée.

 

11:06 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Un article de Pierre Le Vigan:

Un article de Pierre Le Vigan:

A être doctrinaire, la critique des modernes serait vite aussi ennuyeuse que la modernité elle-même. Mais le contraire de l'ennuyeux n'est pas le superficiel, c'est le vif, c'est ce qui est allègre. Ce sont les qualités que l'on trouvera aux Propos réfractaires de Luc-Olivier d'Algange. Il y défend l'aristocratie comme projet et non comme pièce de musée, le droit à la désinvolture et à une pointe de folie. Il y critique la grande solderie de tout, le Progrès comme progression du lourd, du triste et du laid. Le règne de la quantité du moche. Ce qui est moderne a exterminé la diversité, note-il. "Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qu'il devient ?"

On a fait de la raison une idole, explique encore L.O. d'Algange, et c'est une folie. On a immergé l'homme dans le culte de la réalité du moment, en oubliant que l'important est d'être présent au monde et à soi. On a fait un impératif de "vivre avec son temps", en oubliant que les hommes les plus vrais sont de tous les temps. On a cru que les paysages de banlieues étaient une banalité qui devait être contrebalancée par de l'imaginatif et du ludique, alors que leurs formes relèvent bien souvent du hideux et du démoniaque, et doivent trouver remède dans un classicisme.

On a oublié que tout grand roman est métaphysique, que toute esthétique est une métaphysique en mineur. On a oublié que le libéralisme est une caricature de l'exaltation du risque et de la liberté, que la Mégamachine veut des êtres qui lui ressemblent, et que les vrais écrivains ne peuvent écrire que dans le bruissement du monde, qui est la forme supérieure du silence. Nous avons oublié que la puissance est en amont du pouvoir, et qu'il n'y a que des pouvoirs impuissants s'ils ne sont pas inspirés par une puissance qui relève des forces de l'esprit.

D'Algange délivre une leçon de jeunesse contre le jeunisme de notre époque. La plupart des êtres ferment tôt le couvercle de leur vocation ultime. Ils demeurent désespérément raisonnables. Or, nous ne sommes pas la somme des moments de notre carrière professionnelle, ni la somme de nos actes d'achats. Nous nous devons d'être ouvert à un plus essentiel des choses, à un plus essentiel dans le monde. " Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde". Nous devons être attentifs à ce qui se transmet, à ce qui n'a pas de prix car il n'est que gratuité. " A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre résistance contre ce qui nous est vendu (...)".

Pierre Le Vigan

Propos réfractaires, éditions Arma Artis.

10:53 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

23/11/2021

Gérard de Nerval lecteur de Joseph de Maistre:

Luc-Olivier d'Algange

Le flambeau de l'Analogie

Gérard de Nerval lecteur de Joseph de Maistre

 

Il existe dans la tradition française un fort courant songeur, surnaturaliste, mystique et prophétique qui, loin de soustraire à notre entendement quelque clarté que ce soit en éprouve les véritables puissances d'embrasement et de transfiguration. Comment ne pas entendre l'œuvre de Racine comme l'épanouissement d'un Songe mélodieux et terrible ? Comment ne pas reconnaître dans les pensées de Pascal la persistante présence des abysses ? S'il est une constante dans la littérature française, elle est bien dans la coïncidence de la métaphysique et de la poésie, dans l'accord de la Doctrine et du Chant et dans l'audace à requérir contre la banalité des apparences le jugement d'une « expérience-limite » où la claire raison, en s'éprouvant à ce qui la fonde et la menace, ouvre à la pensée l'empire des illuminations et des correspondances.

Gérard de Nerval fut, comme Baudelaire et Balzac, un fervent lecteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Il y trouva l'idée, traditionnelle par excellence, d'une antériorité lumineuse et inspiratrice, qui réduit à l'état de vantardise pure la prétention civilisatrice des modernes: « C'est une idée très-frappante, écrit Gérard de Nerval, que celle de Joseph de Maistre qui suppose que les sauvages ne sont nullement des hommes primitifs, mais, au contraire, les derniers représentants d'une civilisation dégradée et abolie ». En amont du temps, en quelques contrées hors d'atteinte mais présentes dans l'âme des poètes, il y eut donc une sapience plus haute. Certes, cette sapience semble éteinte, sa doctrine est généralement oubliée, et toutes les « valeurs » modernes se fondent sur cet oubli, mais elle n'est pas, pour autant, annulée. De tout ce qui fut, il demeure quelque chose. La sagesse s'est éloignée, mais ses traces demeurent en nous, non dans notre entendement diurne mais dans nos rêves, une fois franchies « les portes de cornes et d'ivoire qui nous séparent du monde invisible » - et gardent l'empreinte des Symboles oubliés ou bafoués.

La vie et l'œuvre de Gérard de Nerval consisteront à retrouver, par des voies périlleuses, dans les profondeurs du rêve, l'empreinte du sceau invisible des Symboles. Dans Le carnet de Dolbreuse, Nerval écrit: « Les songes avertissent l'homme parce qu'alors la conscience prend une vision indépendante ». L'œuvre du poète consiste à se rendre attentif à ces avertissements. Ce qui demeure en nous des Symboles d'un Age d'Or oublié nous avertit des désastres et des reconquêtes futures en nous révélant que l'espace-temps qui nous emprisonne n'est qu'une illusion. « Pour en revenir à la nuit et aux songes, écrit Joseph de Maistre, nous voyons que les plus grands génies de l'antiquité, sans distinction, ne doutaient nullement de l'importance des songes, et qu'ils venaient même s'endormir dans les temps pour y recevoir des oracles. Job n'a-t-il pas dit que Dieu se sert des songes pour avertir l'homme ? »

Tel est donc le paradoxe admirable: les songes nous avertissent, ils nous éveillent. La plongée dans le monde invisible éveille les images, et ces images sont vraies. Pour Gérard de Nerval, le rêve éveille à cette vérité que le somnambulisme ordinaire recouvre de ses écorces de cendre. A la veille machinale des travaux utiles et des distractions planifiées, dont le caractère hypnotique n'échappe qu'à ceux qui le subissent, Nerval oppose l'insurrection des songes où vivent les assemblées des déesses et des dieux. Son audace ultime sera de porter la Veille du Songe avertisseur au cœur même de la vie éveillée au risque d'être frappé par foudre d'Apollon. Lorsque le monde ressemble à un faux-sommeil machinal, lorsque la raison partagée ignore la vérité, comment encore oser donner une voix aux augustes et vertigineuses vérités de la Doctrine et du Chant ?

Sans doute l'intelligence moderne n'est-elle si désastreuse que par son impuissance à accorder l'image et la vérité. Pour le moderne, l'imagination est bien « maîtresse de fausseté ». Aux Symboles se sont substituées les fantasmagories. Les songes mentent car ils sont édictés, non par le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible dont nous parle Henry Corbin, le mundus imaginalis, mais par rumeur confuse des subjectivités agrégées. Cependant le souvenir lancine, et la nostalgie ardente, d'une imagination vraie, telle qu'elle se déploya, par exemple, dans L'Odyssée ou La Divine comédie.

Ce souvenir, qui présume l'antériorité d'une sapience lumineuse, d'une anamnésis possible, rassemble en lui les forces conjointes de l'Intellect et de l'impression. Les signes avertisseurs des rêves et les signes que nous adresse le monde sensible sous les atours du « hasard objectif », ou, pour mieux dire, des « synchronicités », lorsqu'ils opèrent ensemble, peuvent aussi bien éclairer que foudroyer. « Le monde est un ensemble de choses invisibles manifestées visiblement ». Si le songe est bien l'avertissement de l'invisible dans le visible, alors l'oniromancie, saisie par le génie du poète, peut d'avérer être une rigoureuse méthode d'induction. Les Soirées de Saint-Pétersbourg ne disent rien d'autre: « Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes. Mais quand voudra-t-on comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel et qu'elles doivent toutes être recherchées dans un autre cercle ? Il n'y a que les hommes religieux qui puissent et veulent en sortir; les autres ne croient qu'en la matière et se courroucent même lorsqu'on leur parle d'un autre ordre de chose. »

Or cet « autre cercle », plus vaste que les mondes, est aussi, par la prodigieuse magnanimité de la providence divine, contenue dans nos âmes. Le mystère des hauteurs se tient dans les profondeurs, le point de focalisation extrême détient l'ampleur hors d'atteinte, toute la splendeur du monde est dite dans le iota de la lumière incréée. La sagesse humaine, lorsqu'elle s'affranchit des fausses sciences, nous dit Jacob Böhme, « outrepasse la sagesse des Anges ».

Le péril contre lequel nous mettent en garde Joseph de Maistre et Gérard de Nerval est de confondre cette possibilité magnifique avec le prométhéisme des modernes. Rien ne s'accomplit avec bonheur sans le diapason d'une humilité, que l'on peut dire pythagoricienne ou chrétienne. « La musique creuse le ciel » disait Baudelaire qui savait entendre comme naguère l'on savait prier. L'œuvre de Joseph de Maistre déplait fort aux modernes car elle ne laisse presque aucune carrière à l'outrecuidance. Le moderne veut bien prétendre aux gnoses souveraines, mais il ne veut rien abandonner aux prérogatives de son « moi », il veut bien s'approcher des « ésotérismes », des « réalités cachées », surtout lorsqu'elles sont exotiques, - mais la simple et humble prière lui est étrangère, hostile, incompréhensible. « Si la crainte de mal prier, écrit Joseph de Maistre, peut empêcher de prier, que penser de ceux qui ne savent pas prier, qui se souviennent à peine d'avoir prié et ne croient pas même à l'efficacité de la prière ? »

Qu'est-ce qu'une prière ? Les heures où lentement s'écoulent les entretiens du Comte, du Sénateur et du Chevalier sont des prières de l'intelligence. Si l'âme et le cœur entrent en prière sous l'afflux des sentiments généreux et des pressentiments magnanimes, est-ce à dire que l'intelligence ne saurait prier ? Il existe une prière de l'Intellect, qui est pure théorie, c'est-à-dire contemplation. Mais cette prière, en nos temps de fausses raisons outrecuidantes, est aussi la plus rare et la plus difficile. Une prière de l'Intellect serait ainsi une prière de délivrance. La raison doit s'affranchir des raisons et des déraisons et devenir pure oraison; elle doit se délivrer non seulement de la rationalité linéaire mais de la temporalité même où s'inscrit cette linéarité. Il faut infiniment prier pour cette libre gloire de la pensée.

« L'homme est assujetti au temps et néanmoins, il est, par nature, étranger au temps ». La considération maistrienne ouvre des perspectives infinies. Elle fonde la légitimité du prophétisme, non moins que la pertinence de la négation du hasard. Ainsi, la providence divine, loin d'être une énigme impénétrable, serait inscrite, au titre de sapience originelle, dans la nature même de l'homme, « étranger au temps ».

Cette perspective métaphysique modifie, et rectifie, les notions fondamentales de l'humanisme moderne, si éloigné de l'humanitas des Anciens. Si la nature de l'homme est d'être « étranger au temps », toute explication de l'humain par des théories évolutionnistes est infirmée. La prière de l'Intellect témoigne de la possibilité d'une vision surplombante. « L'esprit prophétique, écrit Joseph de Maistre, est naturel à l'homme et ne cessera de s'agiter dans le monde. L'homme en essayant à toutes les époques et dans tous les lieux de pénétrer dans l'avenir, déclare qu'il n'est pas fait pour le temps, car le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu'à finir... »

« Le temps est quelque chose de forcé ». On peut ajouter qu'il en est de même de l'espace. La juste et humble prière de l'Intellect touche sans efforts aux réalités, si troublantes pour des raisons profanes, que sont la prédiction et l'ubiquité. En témoignent les Prédictions et les Bilocations de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit. L'espace et le temps sont « forcés », ils sont illusoires. En franchir les limites artificieuses, ce n'est point transgresser l'ordre de notre nature mais retrouver par la simple légèreté de la prière un état d'être non forcé, ni soumis. Outrepasser les conditions de l'espace et du temps, ce n'est point conquérir quelque pouvoir d'exception mais répondre à l'attente même de l'univers. « L'univers, écrit Joseph de Maistre, est en attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion, et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par des signes divins, se livrent à de saintes recherches ? » La prière répond à l'attente de l'univers, et cette réponse résonne en notre cœur, dont l'humilité essentielle est de se confondre avec le cœur de l'univers.

« Toute la science changera de face; l'Esprit longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place. Il sera démontré que les traditions antiques sont toutes vraies, que le paganisme entier n'est qu'un système de vérités corrompues et déplacées. » Déplacées, en l'occurrence, par le temps lui-même, - d'où l'importance d'une clef de voûte, d'un Hors-du-Temps, fine pointe de la spéculation divinatrice. « Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grand pas ». Mais ces pas n'y conduiront que s'ils sont autant d'étapes d'un déchiffrement des signes et des intersignes.

L'armorial initiatique des Chimères de Gérard de Nerval marque, lui aussi, le pas de la recouvrance du limpide secret des songes et des raisons, du Chant et de la Doctrine. Ces sonnets sont des creusets versicolores où le récit autobiographique s'inscrit. Cette inscription fait office, en même temps, de mystère et de précepte. La nuit reconquise, la nuit aimée, la nuit éperdue tient en elle le principe d'un ordre ensoleillé, d'une souveraine raison d'être.

Il est temps d'en finir avec ce dualisme de pacotille qui ne se lasse point d'opposer une raison diurne à une irrationalité nocturne, un « classicisme » prétendument raisonnable et un « romantisme » qui serait tout embarbouillé d'obscurantisme. La forte prégnance mystique de Racine et des œuvres dites du Grand Siècle tient en son exactitude rhétorique une perspective à perte de vue, de même que le romantisme roman, celui de Novalis, dans ses plus libres effusions, rétablit la légitimité d'une norme métaphysique qui s'avère être, désormais, l'ultime sauvegarde de l'homme différencié. La vertu augurale et inaugurale de l'œuvre de Joseph de Maistre tient à cette double appartenance. Ce que l'on nomme le classicisme s'exaltera dans les Soirées de Saint-Pétersbourg jusqu'à donner à Baudelaire et à Nerval les ressources et les puissances nécessaires à s'affranchir des épigones du classicisme.

Œuvre par excellence frontalière, non seulement par sa chronologie mais par sa vocation (l'appel auquel elle répond non moins que celui qu'elle lance !), l'œuvre de Joseph de Maistre illustre la permanente possibilité de penser hors des entraves édictées. Toute pensée exigeante, pour peu qu'elle envisage de ne point servir les idéologies mais les Idées, doit ainsi faire son deuil des facilités conjointes de l'alternative et du compromis. La divine providence que les Soirées déchiffrent, par le dialogue et non par l'exposé systématique, s'exerce sur nous par la quête où elle nous précipite. Elle avive nos curiosités, nous entraînant à une approche encyclopédique, et peut-être faudra-t-il quelque jour admettre que les points de convergences de l'Encyclopédie de Diderot et de l'Encyclopédie de Novalis sont autant à considérer que leurs divergences, de même que l'allure, voltairienne quelquefois, de Joseph de Maistre devrait peut-être interdire de réduire Voltaire au seul usage qu'en font des « voltairiens » qui ne l'ont guère lu.

La providence, et c'est le propre de sa nature divine, s'inscrit à la fois dans la raison et dans un mystère plus haut que le raison. Rien de tout cela n’est compréhensible sans la notion de hiérarchie. Qu’il y eût un mystère plus haut que la raison, cela, certes, n’ôte rien à la raison ; et que ce mystère fût déchiffrable par la raison, et que cette raison s’éployât en oraison, cela ne diminue en rien la souveraineté du mystère.

La grande détresse des modernes sera d’avoir perdu à la fois la raison et le mystère par l’exacerbation simultanée d’un rationalisme outrecuidant et des superstitions du « démos ». Sans l’appel du mystère, la raison s’effondre. Nous autres modernes vivons dans cette raison ruinée, dans les décombres de cet en-deçà de la raison que hantent les superstitions et les barbaries. Contrairement à ce que feignirent de croire certains intellectuels, la destruction des normes grammaticales et métaphysiques, loin de donner lieu à l’épanouissement de la sirène Diversité fut au contraire extrêmement uniformisatrice. Les gravats sont toujours plus uniformes que les édifices et la confusion, pour séduisante qu’elle apparaisse aux yeux de certains, présage immanquablement la planification. Comme l’écrivait Dominique de Roux, «  nous en sommes là ».

Les différenciations individuelles elles-mêmes s’estompent dans la subjectivité de masse : la preuve en est qu’il suffit d’une phrase pour distinguer les uns des autres, pour reconnaître en leur singularité irréductible, les écrivains de belle race et de grande tradition, alors que nos adeptes du subjectivisme se ressemblent tous. Tel est l’apparent paradoxe : la norme grammaticale et métaphysique est l’éminente gardienne de la diversité humaine, alors que la confusion, la subversion, sont les non moins évidentes propagatrices de l’uniformité. La divine providence nous laisse toutes les chances de comprendre ou de ne pas comprendre, et sa mise-en-demeure, loin de nous planifier, nous hausse vers l’extrême singularité. Cette aventure-là, certes, n’est pas du goût de tout le monde car ce elle exige de nous, - outre l’épreuve de la solitude, - s’apparente à quelque dédaigneux dédain pour le « moi », cette idole bourgeoise, laquelle, comme l’automobile, si chère à nos classes moyennes, n’est jamais qu’un objet de série. Le « moi », la subjectivité du moderne, où il se figure être délivré des normes, n’est jamais que le véhicule de sa banalité.

«  Tout se tient, tout s’accroche, tout se marie, écrit Joseph de Maistre, lors même que l’ensemble échappe à nos faibles yeux c’est une consolation de savoir que cet ensemble existe et de lui rendre hommage dans l’auguste brouillard où il se cache. »

Que serait une raison qui se refuserait à s’affronter au brouillard, une raison qui se déclarerait au-suffisante, sinon la pire des folies ? A l’inverse, il est des divagations fécondes en hypothèses surgissantes dont le cheminement, pour déroutant qu’il paraisse, réconcilie entre eux, et quand bien leurs auteurs en furent parfois égarés, les pouvoirs de l’Esprit. Fut-t-elle si irrémédiablement folle, la folie de Nerval, en son siècle bourgeois où se précisaient déjà les méthodiques folies qui allaient conduire aux totalitarismes modernes, si autistiquement déductifs ? Pour retrouver nos raisons d’être, il fallut qu’un homme doué des grâces du pur parler du Valois s’aventure en des contrées crépusculaires. Nous lui en sommes infiniment redevables, comme nous le sommes à Joseph de Maistre, d’avoir restauré, pour nous, le « flambeau de l’Analogie ».

L’Analogie et la hiérarchie, celle-là étant le mode opératoire de celle-ci, sont au cœur de la pensée maistrienne, bien proche à cet égard de la métaphysique des gradations du Colloque entre Monos et Una d’Edgar Poe. Cette métaphysique graduée, ou graduelle, au vrai sens initiatique, témoignera des correspondances et de ce monde qu’il faut bien voir comme un « temple de symboles », sous peine ne rien percevoir du grain et de la ductilité du monde sensible.

L’idée à la fois architecturale et musicale d’une Analogie fondatrice, - l’architecture, de par le mouvement de celui qui la découvre, se faisant musique, et la musique reconstruisant dans l’entendement une architecture, - nous sauvera peut-être des déterminismes inférieurs où prétendent nous enfermer ces « rationalistes » dont l’engagement n’a d’autre fin que la destruction pure et simple de la raison. Quiconque croit, par exemple en la légitimité exclusive du « démos » à gouverner toute chose, y compris ce qui échappe, de fait, à ses prérogatives, doit faire son deuil de la raison qui, par nature, est hostile «  au sommeil de la brute et à la convulsion du fauve ». A Joseph de Maistre écrivant : «  Il n’y a rien de pire que la foule », Gérard de Nerval renchérit : «  Fatale époque d’aveuglement, de doutes et de haines mortelles, où la Providence n’intervient plus par les éclairs du génie, mais par les forces déchaînées des éléments et des passions ». Et ceci encore : « C’est un triste appel celui qui se fait, au nombre d’une part, et de l’autre à la force : au courage sans raisonnement, à la foule sans moralité ». Point d’envol qui d’emblée on s’englue dans l’Opinion. Aux esprits ouraniens, en revanche, à ceux qui manifestent leur préférence pour l’esprit de l’air, et contre le démon calibanesque, la chance est offerte de gravir l’échelle du vent, - qui nomme cette hiérarchie que nous évoquions, qui n’a, en soi, rien d’administratif, ni même de militaire.

Que les esprits vétilleux cherchent encore à démêler le tien du mien, à répartir ce qui appartient au christianisme et ce qui appartient au paganisme, il n’importe. Nous savons par l’Aurélia de Gérard de Nerval que les dieux antiques dorment à peine derrière les plus fines apparences du Songe et du Réel, et par Joseph de Maistre, prédécesseur capital de René Guénon, qu’il est une tradition antérieure à tous les dogmes. Une identique menace pèse désormais sur toutes les formes de l’esprit, et cette menace s’accroît de tout ce qu’elle divise en prévision de son règne sans nuance. « La génération présente, écrit Joseph de Maistre, est témoin de l’un des plus grands spectacles qui jamais ait occupé l’œil humain : c’est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l’univers regarde. » Le « philosophisme », en l’occurrence, c’est l’ « isme » qui ne se soucie plus ni de l’amour ni de la sagesse, - tout entier livré au despotisme de ses bonnes intentions meurtrières.

Gérard de Nerval lui répondra, dans Quintus Aucler, par cette question : «  S’il était vrai, selon l’expression d’un philosophe moderne que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, - ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et prières au pieds de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, - dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole ? »

 

19:32 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

22/11/2021

Milosz, la Visitation du Verbe

Luc-Olivier d'Algange

Milosz, La Visitation du Verbe

Préface aux Arcanes d’O.V. de L. Milosz, éditions Arma Artis 2016

 

Il vient une heure, tôt ou tard, dans toute vie humaine digne d'être vécue, toute vie accordée aux profondeurs et aux hauteurs, ouverte sur des latitudes et des longitudes insoupçonnées, plus vastes que la prison des signes où le monde de la communication prétend nous enfermer, une heure où « l'autre espace » nous fait signe, où s'ouvre « la porte d'or de la mémoire », où nous trouvons enfin, après l'avoir tant devinée et cherchée, « l'issue du labyrinthe ».

Quelques mots, un peu vagues et de convenance, susceptibles d'acceptions diverses et contradictoires, désignent ce cheminement, mais ne suffisent à le dire: gnose, ésotérisme, initiation. Pour les comprendre, il faut revenir à la source qui n'est pas scripturaire mais intérieure, qui se dit en ne se disant pas, et s'abandonne humblement à cette divine inscience, simple et pure comme l'ultime Etoile du Matin.

Le monde est une prison, et ceux qui le dominent en sont les gardes-chiourme, mais non moins ceux qui s'en trouvent dominés. Tout conjure à nous persuader que cette prison est la totalité du monde, et par surcroît que nous y sommes libres. Cependant une mémoire persiste en attente, qui nous fait signe, comme un appel au cœur même de l'effroi et du désastre: « Quand tout à coup, écrit Milosz, au paroxysme de l'universelle terreur, je sentis que je gagnais de vitesse mon souvenir. Au même instant, j'abjurais à jamais, devant le rien primordial, tout souci de réalité ».

Ce que l'on nomme la réalité, et que nous distinguerons ici du réel, est ce mensonge carcéral. Le réel que nous ne pouvons entrevoir que par l'extase est tout ce qui excède la réalité, la déborde et s'en échappe, pour, paradoxalement, nous ramener au centre, au cœur du « feu caché », « ce point mathématique igné dont la distance fictive de n'importe quelle étoile nous rappelle la primitive image ». Ce point, nous dit Milosz, « d'espace-matière igné est déjà virtuellement tout l'univers. »

L'ésotérisme, voie vers l'intérieur, sera, pour Milosz, ce cheminement qui conduit de la périphérie vers le centre, de la lettre morte vers l'esprit qui vivifie. La devise initiatique vient aussitôt à l'esprit: orare et laborare. Il faut être fort dans sa prière pour trouver le courage d'ôter l'écorce morte des signes, des mots et des symboles, afin qu'ils ne meurent en eux-mêmes, et recouvrent, en s'éveillant, la puissance du symballein qui relie le visible à l'invisible. Ce qui est n'existe que par sa relation avec ce qui est sur le point d'être, en attente, en veille ardente, de l'autre côté.

Tel est le secret de la grande herméneutique amoureuse et créatrice de Milosz, issue du poème, qui est la source de la sapience. L'interprétation du poème et du texte sacré, - interprétation infinie et non point explication totale, implication dans ce qui n'est pas encore dit dans le Dire lui-même, requiert, et Milosz à cet égard sera notre maître, une amitié avec le silence et avec la « langue des oiseaux » qui en peuple « l'autre espace ».

Herméneute de son propre poème, comme le fut jadis Ibn'Arabî dans son Traité de l'Ardent Désir, Milosz voile et révèle le Dit poétique en soi, l'herméneutique du poème n'étant pas un étalage de ses secrets mais, au contraire, un voile qui en recouvre la forme invisible pour la faire apparaître et la protéger. La révélation « revoile » non pour obscurcir mais pour favoriser, à nos entendements humains, l'advenue de la lumière sensible. Entre le poème et l'herméneutique du poème s'instaure une relation qui ravive la relation essentielle entre le regard et la chose vue, entre celui qui contemple et ce qui est contemplé.

Ce poème traduit du plus resplendissant et abyssal silence antérieur est au commencement mais ne pourra nous reconduire au recommencement que par l'interprétation qui aura le souci d'en sauvegarder l'immédiate présence, - qui est l'acte d'être même de l'Arcane.

Ce que nous apprenons du poème interprété de Milosz sera ainsi non seulement ce que l'auteur veut nous en dire, mais ce qu'il en est, en amont de toute volonté, du Verbe lui-même, et de l'Esprit, qui souffle où il veut. L'herméneutique dévoile la lettre, la fait éclore, la déploie et la protège dans son « noyau igné »; elle ne semble s'éloigner du sens littéral que pour y revenir et le faire resplendir dans la lumière même qui le suscita, - lumière incréée, suprasensible vers laquelle l'herméneute-poète conduit, comme à sa source, la lumière sensible.

De même que le monde de la fausse réalité nous maintient dans les apparences, les surfaces, le littéralisme, l'exotérisme dominateur, il nous emprisonne dans une temporalité linéaire, d'usure et de planification. Or, dans pensée de Milosz, à l'autre espace correspond une autre temporalité et même une autre conception de l'éternité.

Dans quel temps vivons-nous ? A quelle illusion de causalité et de linéarité s'ordonnent nos pensées et nos actions ? Dans la temporalité planifiée, quantitative, moderne, l'instant est détruit aussitôt que perçu, tué dans son éclosion même et au service d'une finalité qui, n'ayant plus rien de transcendant, est elle-même détruite dans son accomplissement. Cette course en avant n'est pas seulement sociale, économique ou politique, elle conforme les modalités de notre pensée et de notre rapport au monde. Le propre de l'art poétique et herméneutique de Milosz est, d'emblée, par une décision résolue, métaphysique, de suspendre cet enchaînement qui celui de la servitude de notre pensée à l'utilitarisme. Dans cette suspension du temps adviennent les messages, les salutations angéliques sises dans le secret des mots, dans le souffle qui les porte jusqu'à nous, comme des embruns, comme une pluie lustrale sur nos visages.

Le texte sacré immémorial s'accorde alors à l'audace éveillée du poète. La parole n'a plus un but, un sens communicable où elle s'abolirait comme l'instant profane dans le cours du temps quantitatif, mais éclosion elle-même, arborescence en elle-même, voix qui éveille de la torpeur; elle porte jusqu'à nous le chant de l'âme du monde dont les accords, les timbres, le rythme, la mélodie sont les Arcanes du monde.

Si la plupart des discords et des disputes, surtout idéologiques, sont assez vains et insignifiants, une opposition demeure, irréductible, entre ceux pour qui le monde, planifiable, est un monde sans mystère destiné à être utilisé et ceux qui en devinent les Arcanes et veillent sur la sauvegarde de ce qui, dans les êtres et les choses, demeure hors d'atteinte, dans le resplendissement de l'unique souveraineté de l'esprit. Les uns sont des exploiteurs et des touristes, les autres, selon la formule initiatique, des Nobles Voyageurs. « Ainsi, écrivait Goethe, je travaille à la trame des temps; et je tisse la robe vivante de dieux. »

Au langage de la communication, retreint à ses fins utiles, Milosz opposera la Verbe, cet hors du temps qui féconde le temps, ce « quelque chose de doux, de profond, de tendre, le Verbe, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, d'inoui et d'éternel, rompant la monotonie patiente de mon être ». Rien de moins dogmatique que, dans l'œuvre de Milosz, cette reconnaissance du Verbe, cette mission de reconnaissance, inquiète, mouvementée, offrant à l'imprévisible sa part royale, printanière: « Le Printemps est revenu de ses lointains voyages ».

N'est-ce point comprendre déjà que, hors du champ de notre attention, la sapience, ce beau printemps de l'âme, est voyageuse et que, de ses voyages, elle nous rapporte sa provende de beauté, son tradere, autrement dit la Tradition, au sens ésotérique du terme, fort éloigné des coutumes et convenances, et plus éloignée encore de la répétition et du ressassement des formes qui sont propre du monde moderne. De la Tradition, Joseph de Maistre écrivit: « Elle naquit le jour où naquirent les jours ». Admirable définition qui laisse à leurs rancœurs ces exotérismes dominateurs, des littéralismes obtus qui accompagnent la marche du supposé progrès aussi sûrement que les poissons-pilotes les prédateurs des océans.

Le Voyage vers les Arcanes est un voyage dans le printemps de l'âme attentive. L'espace et le temps s'y transfigurent en laissant apparaître dans leurs trames les figures hiéroglyphiques de la beauté et de la vérité du moment présent. A propos des Nobles Voyageurs, « cette chevalerie célestielle amoureuse dont le but est la conquête du Graal », la précision de Milosz n'est pas inutile en ce qu'elle relie directement son œuvre à celle des Orphiques et de Dante car elle est bien « le nom secret des initiés de l'Antiquité, transmis par la tradition orale à ceux du Moyen-Age et des temps modernes. »

Le poète s'inscrit dans une catena aurea, une chaîne d'or d'initiés et de voyageurs. Ce qui vient à lui et dont il se fait l'intercesseur, vient de loin, - de cette nuit des temps où se déploie l'aurore boréale de la mémoire. Le secret initiatique, transmis par la catena aurea, n'est pas un secret de convention, pour reprendre la distinction de René Guénon, mais un secret de nature. Des premiers poèmes de Milosz jusqu'aux Arcanes, ce secret chemine en trame cachée dans la prose et la prosodie. Ce secret n'est pas quelque chose qui pourrait être révélé et offert en pâture aux regards profanes mais un secret qui révèle. On songe, bien sûr, à la formule d'Héraclite à propos de la nature « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ». Les Arcanes seront ainsi des signes à déchiffrer mais ce déchiffrement, - et toute l'œuvre de Milosz en atteste, - ne peut l'être qu'à partir d'une expérience intérieure qui est le véritable noyau, le pôle, de l'œuvre.

De même qu'il existe une conscience profane, qui évalue, classe et quantifie, il existe une conscience secrète qui entre en contact avec le halo, le vibrato, la musique intérieure des êtres, des choses et des mots. L'œuvre de déchiffrement rétablit la circulation rompue entre l'intérieur et l'extérieur, le visible et l'invisible. Si le profane dénombre, avec l'illusion que les unités qu'il dénombre sont identiques, voire interchangeables, le Noble Voyageur, lui, déchiffre. Les mots, comme les êtres et les choses, lui font signe, sont vivants, ils évoquent et ils invoquent, et scellent, de leur chiffre, de leur figure héraldique, une profondeur nocturne et diurne, un abîme de jour et de nuit.

« Un peu alchimiste par hérédité, et par goût personnel, j'arrive, écrit Milosz, à réaliser le rêve de ma vie, la création d'un langage poétique qui dépasse la musique elle-même et reflète directement, au moyen de l'âme des mots, les modes d'existence inexprimables. » Telle est bien la grande Idée orphique et néoplatonicienne que les poètes, mieux que les spécialistes, furent aptes à saisir au vif de l'instant: ce qui est hors d'atteinte dans la toute-possibilité de l'unique souveraineté de l'esprit, dans l'En-Sof, comme disent les Kabbalistes, ce qui est inexprimable et cependant se reflète dans le Dit poétique, de même que la beauté est le resplendissement de la vérité. « Milosz, écrivit Carlos Larronde, découvre par l'intuition exaltée que l'on nomme inspiration et qui ne se sépare jamais du lyrisme. Et ce qu'il découvre et plus haut et plus grand que la banale réalité. Cette inspiration est une sorte d'état second qui permet de percevoir des concordances et de de les rendre sensibles par des images ».

Dans l'état de conscience secrète, la mémoire seconde transparaît, des images adviennent qui disent le mystère de la concordance, mystère auquel le langage profane se refuse mais, qu'en des circonstances rares, il accueille. L'œuvre, née des heures favorables, en sauve la possibilité, en elle-même et hors d'elle, dans l'esprit des lecteurs qui sont en quête de ce Graal, de cet or du temps, de cette pierre philosophale qui sauve le réel lui-même en ses puissances. La prière du cœur accompagne la floraison, le mouvement des saisons, le chant de la terre et le resplendissement du ciel sur la mer. Sans l'œuvre du poète, qui est l'ambassadeur du Verbe, le monde ne serait que morne confusion, - celle à laquelle voudraient nous réduire les uniformisateurs. L'ordre du monde est un perpétuel recommencement du chant sur lequel il faut veiller et qu'il faut accomplir.

L'idéal chevaleresque des Veilleurs, des Nobles Voyageurs, qui est au cœur du dessein poétique et initiatique de Milosz, hausse à la plus grande incandescence cette conscience d'un Bien et d'un Beau qui sont à la fois menacés dans le temps et inaltérables dans l'éternité. L'Ordre dont le poète est le récipiendaire est protecteur de ce qu'il y a, au monde, de plus fragile, et la plus grande force, voire la témérité spirituelle, sont alors nécessaires. Le plus fragile est, en ce monde, le plus innocent, hommes et les femmes de bon cœur et de bonne foi, et plus fragiles encore, en eux, ces visitations du Verbe qui transparaissent aux heures heureuses, dans le silence amoureux de la contemplation, dans la proximité ardente. Car tout dans ce monde profané conjure à nous rendre hors d'atteinte ces éclaircies, par l'information, le vacarme, l'idéologie, ces formes diverses de l'âpre jalousie, de la vile vengeance contre la chatoyance du réel.

Qu'est-ce qu'un Moderne ? Précisément un homme pour lequel il n'y a plus d'arcanes, et pour lequel le monde se réduit à des fonctionnements utilisables et des apparences photographiables ou duplicables. Les conséquences en sont connues: l'aplatissement de toute hiérarchie par un pouvoir totalitaire, l'enlaidissement du monde, la bétaillisation des hommes. L'Ordre auquel songeait Milosz, fondé sur les Arcanes, c'est-à-dire sur ce qui nous échappe et que nous pouvons qu’entrevoir, sera ainsi une protestation de l'humilité contre l'immense arrogance planificatrice, mais non point une humble ou modeste protestation. Le monde, pour Milosz, tient à notre regard, à nos mots, à nos intuitions. Il sera tel que le poète le fait, retrouvant ainsi l'étymologie du mot grec poien.

Pour Milosz, ce n'est point nous qui discernons les Arcanes mais les Arcanes qui, antérieurs, porteurs de la nuit des temps, nous donnent à voir. Les Arcanes sont une dioptrique, un prisme, une structure transparente qui révèle en même temps la profondeur et la surface, - nous apprenant ainsi que le monde n'est pas seulement cette représentation qu'on nous propose mais un accord que suscite le rapprochement soudain de la Lettre et de l'Esprit, du monde sensible et du monde intelligible, autrement, comme disait Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », l'Eternité même qui n'est pas ce monde séparé du temps mais son cœur même.

Milosz, poète immense et méconnu, dont la prosodie s'accorde aux plus secrètes mélancolies comme aux plus soudaines extases, à l'Eros cosmogonique non moins qu'à la méditation sur l'impossible condition humaine, revient à nous dans un murmure au bord du temps, dans le frémissement de lumière de l'Autre Rive, entrevue, qui nous fait signe, silencieusement, dans nos vacarmes vains et nos tumultes de convenance. La rupture avec le monde s'y fait non dans les indignations et les cris mais dans un retrait qui laisse le corps et l'âme parmi nous dans la fragile beauté et la désespérance de tout, alors que l'esprit est déjà bien loin. De ce lointain témoignent les Arcanes pour faire éclore la présence pure du sens de la plus grande absence, rose mystique toute scintillante du néant qui l'environne, et qu'elle nie, dans une plus haute affirmation.

A cette « terre sainte intérieure à chaque homme », à « ce lieu seul situé » se réfère l'Ordre chevaleresque et initiatique que Milosz entend ressusciter; c'est à ce temple intérieur qu'œuvrent la prière et le chant, - où les plus fragiles impressions venues des abysses à travers l'immanente beauté du monde seront protégées et sauvegardées de la cacophonie dictatoriale et de cet activisme planificateur qui voudrait rendre les êtres humains interchangeables et répandre partout la même servitude. Milosz, herméneute et chevalier, Noble Voyageur, vient à nous, en faisant resplendir les Arcanes du texte sacré et du monde, - au secours de la sainte fragilité de nos âmes en attente de la Parole Perdue.

 

17:03 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook