05/12/2021
Alchimie, l'Etincelle d'or:
Luc-Olivier d'Algange
Alchimie
« (…) un livre hermétique. On appelle de ce nom un texte entièrement clair, dont le sens se laisse continuellement pénétrer, mais qui dissimule dans cette transparence des vérités d’un ordre particulier que seule une certaine préparation morale peut faire surgir. »
Joë Bousquet
1. L'Herméneutique, vitrail du sens
On s'accorde parfois à dire que l'art de l'herméneutique tel que nous le connaissons en Occident, apparaît à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Soter, et sous le signe d'Hermès-Thoth, messager des dieux. Loin de se réduire à une simple analyse ou exégèse des textes, l'herméneutique est d'abord un art de l'interprétation infinie qui, au moyen de signes, porte témoignage de ce que Philon d'Alexandrie, nomme le « Logos intérieur » dont l'abîme de transparence s'ouvre sur la connaissance divine. « La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière n'est réelle que parce qu'elle est une expression de l'esprit. » Ce propos de Marcel Proust pourrait servir d'exergue à toute méditation et toute pratique herméneutique. Pour l'herméneute, les signes et les mots n'ont de réalité qu'en tant que traces de l'esprit, chiffres d'un Sens qui est la réalité même, centrale et polaire, d'où toutes les réalités contingentes tiennent leur existence et leur importance particulière.
A cet égard, l'herméneutique relève moins d'une explication de texte que d'une implication de l'homme dans une ascèse du Sens dont il pressent la clarté et dont il désire s'illuminer. Rien, dès lors, ne saurait être moins austère et plus aventureux que l'herméneutique car, à chaque instant, ce que nous pressentons peut nous échapper, nous éblouir ou nous mentir. Le Sens d'une oeuvre n'est jamais le résultat de cette agilité intellectuelle qui suffit à résoudre les rébus ou les mots croisés. Le Sens n'est pas un objet, mais, dirions-nous, en nous souvenant de Rainer Maria Rilke, un Ange,- et « tout Ange est terrible... » Si tout d'abord le Sens ne s'offre à nous qu'à travers des voiles et des nuées, ce n'est pas sans raison. Le Sens est le Graal dont la vision transfigure et glorifie mais peut aussi nous réduire en cendres. Ainsi les herméneutes devront-ils être non point d'arrogants spécialistes, mais, selon la belle formule de Nietzsche « des hommes profonds et joyeux, avec des âmes mélancoliques et folles ». Parmi les diverses ruses du vieux nihilisme professoral, l'une des moins honorables est sans doute d'avoir voulu faire de Nietzsche un précurseur du matérialisme moderne. Celui qui ne croit en rien comment serait-il le tragique jouet des dieux ? Comment chanterait-il l'éternité et l'anneau du retour ? Pourquoi, si le Rien domine, s'évertuer à sauver un idéal de qualité humaine, de courtoisie et de bon goût, et placer tout cela, de surcroît, sous l'égide du Mage Zoroastre ? Ainsi que le fait remarquer Georges Gusdorf, auteur d'un excellent ouvrage sur les origines de l'herméneutique: « Le nihilisme à la mode de notre temps, menue monnaie du scientisme du siècle dernier et résurgence abâtardie de l'esprit des Lumières, n'a rien à voir avec l'esprit romantique. Au surplus, le thème de la mort de Dieu chez Nietzsche ne revêt pas la signification qu'il a chez nos contemporains. Le Dieu mort des religions établies, dénoncé par Nietzsche évoque bien plutôt les formules de Schleiermacher dans le Discours sur l'écriture sainte devenue le mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit était là qui n'y est plus. Nietzsche aussi s'est grandement intéressé à l'herméneutique, à la genèse et à la valeur du Sens dans le devenir de la pensée. »
La part essentielle de l'art herméneutique tremble sur le miroir du désir et du pressentiment. L'herméneutique sait d'avance que tout ne peut pas être dit ou exposé dans l'évidence d'une formulation qui satisferait aux exigences didactiques. La glorification qui advient au terme de son ascèse purificatrice emporte l'herméneute dans la transparence du secret qu'il sut favoriser par sa fidélité et sa confiance. Tout lui est alors sacramentum, signe d'une chose cachée, à commencer par sa propre vie. Procession liturgique de l'âme à travers les signes de plus en plus subtils d'une réalité intérieure, l'herméneutique nous montre que toute chose en ce monde dérive d'une source unique, et que toute chose, tout instant peut en recevoir la scintillante fraîcheur et la profonde mémoire. L'éclaircie de l'être n'est pas une explication de l'être mais, avons-nous dit, une implication de « l'essence de l'homme dans la vérité de l'être », pour user d'une expression familière, mais non pour autant mieux comprise, des lecteurs de Martin Heidegger. L'éclaircie de l'être en nous-mêmes fait de notre oeuvre l'autobiographie du monde. Le sens ésotérique de la Genèse est celui de notre éveil à l'esprit, l'instant polaire, éternisé, de notre pure reconnaissance, par laquelle nous célébrons la splendeur de la création, sa vertu miroitante. Or, c'est en cette vertu, susciteuse infinie des reflets qui nous élèvent, que l'herméneutique trouve sa justification ascétique et sa divine légitimité.
Reconnaissance et résurrection du Sens, l'herméneutique est ainsi l'art qui saintement guerroie contre l'oubli de l'être. Elle est ce qui vivifie l'esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs. Vouée à la réprobation des progressistes, comme des littéralistes, qui refusent l'idée d'un Sens qui transcende l'histoire, l'herméneutique poursuit envers et contre tout son oeuvre, de façon, il est vrai, quelque peu clandestine mais porteuse des prestiges immémoriaux que surent y reconnaître ces proches aînés: les Romantiques Allemands. Car tel est bien le miracle qu'à travers les fanatismes dévots ou agnostiques, l'herméneutique se soit frayée un chemin, jusqu'à nous, chemin qui traverse les teintes, au sens alchimique, des époques hellénistiques, romanes, et romantiques, et par lequel nous témoignons de notre fidélité à la Tradition, et à sa primordialité, dont le sens est au-delà de toute temporalité, « lumière vers la lumière » en laquelle se précise l'idée même de civilisation .
Le discours universitaire et savant ayant renoncé, en sa vocation même, à l'expérience de la transcendance et de la pensée de l'être, à quelques rares exceptions près que nous ne manquerons pas de saluer; le discours théologique quant-à-lui, se réduisant trop souvent à de superficielles apologies, celui qui désire aller à la rencontre de ce qui survit encore du grand art de l'herméneutique devra sans doute se tourner de plus en plus vers la création littéraire et poétique, là où le plus ancien demeure présent, et présence, sous les atours de l'éternelle juvénilité du chant. Ainsi O.V de L. Milosz se considère-t-il, dans l'essence invariable de sa pensée poétique, comme le contemporain de l'Apocalypse de Saint-Jean dont il va écrire un commentaire éblouissant d'audace. De même Saint-Pol-Roux le Magnifique s'affirme « Symboliste comme Dante » et laisse refluer en la substance vive de sa poésie les images homériques et les nuances patristiques. On peut dire, en ce sens, qu'il n'existe pas de grand poète « moderne ». Tout oeuvre poétique digne de ce nom est d'abord l'espace sacré où reviennent à nous, de la nuit des temps, les symboles et les idées les plus anciens dont nous puissions garder souvenir. Antonin Artaud va s'initier aux rites primordiaux des Tarahumaras, de même que Leconte de Lisle va confondre sa voix avec celle de l'hymne védique et chanter Suryâ en des temps non moins que les nôtres dominés par les normes utilitaires et profanes. D'où cet échange entre le sens de l'être, dont témoignent les poètes, et l'être du sens qu'établissent les doctrines en leur unité intérieure. Plus que jamais, l'esprit souffle où il veut.
Alors que la critique matérialiste et la création artistique ou poétique se situent en des espaces radicalement différents, la poésie et l'herméneutique sont l'approfondissement l'une de l'autre, de même que dans la philosophie néoplatonicienne, la spéculation et l'expérience visionnaire. La poésie est l'herméneutique du monde, et l'art de l'interprétation infinie des saisons, des astres, des visages, des paysages et des désirs, de même que l'herméneutique ressuscite dans les signes et les mots le Sens de la vision qui les suscita: fulgurance du regard échangé. Car tel est le premier enseignement de la poésie, en accord avec l'enseignement de toutes les aurores mystiques et religieuses du monde: nous ne pouvons réellement voir la fleur, la pierre ou la nuit que pour autant qu'elles nous regardent. Ce que l'herméneutique nous donne à comprendre est l’image même qui nous rend transparent. Le Symbole que nous comprenons nous transfigure et nous sommes alors compris par lui, comme par toute chose offerte à notre attention fervente.
圆
2. Abeilles d'Or
« Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons
éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans
la grande ruche d'or de l'Invisible. »
Rainer Maria RILKE
« Bien respirer un beau poème, c'est boire l'or astral des Alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration »
Gaston BACHELARD
La « flamme qui fleurit »
Le langage des Alchimistes déroute et fascine. Au traité d'Alchimie semble convenir, au premier regard, le vers de Mallarmé : « Calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur ». Cependant dans ces ténèbres, les mots brillent d'éclats singuliers. Il y est question de Céruse, d'Orpiment, de Réalgar, d'Azurite, de Chélidoine. Les phrases qui décrivent les opérations, et dont on ne sait tout d'abord si elles sont matérielles ou mystiques, ou l'un et l'autre, convoquent un bestiaire en proie à des métamorphoses, une géographie sacrée où les mers, les ciels, les forêts changent de couleurs selon les changements survenus dans l'âme de l'Adepte. Tout semble se jouer dans une science de l'interdépendance où l'âme humaine et l'Ame du monde se découvrent de mystérieuses concordances. L'Alchimiste vit dans un monde qui n'est pas tout à fait notre monde mais auquel notre monde cependant donne accès. L'Alchimie n'est pas une évasion, elle révèle, par son langage si particulier, les arcanes de ce monde où nous nous trouvons et dont tant d'aspects essentiels nous demeurent méconnus. La terre sur laquelle nous allons, où nous nous livrons à nos affaires humaines, est déjà pour l'Alchimiste un grand mystère digne d'une attentive révérence.
Nous ne comprendrons rien aux traités, aux poèmes et à l'iconographie alchimique si nous ne consentons pas tout d'abord à changer notre regard et à retrouver quelque innocence dans notre façon de voir. Le sens du Merveilleux ne s'apprend pas, car il n'est pas quelque chose qui s'ajoute à notre entendement. Le sens du Merveilleux se retrouve. C'est à ces retrouvailles que nous invitons le lecteur en quête de Connaissance alchimique. La conversion du regard par laquelle nous quittons le monde utilitaire et profane change en lumière les ténèbres d'un langage dont la signification nous échappe. Car avant même de comprendre par le détail la signification particulière de telle ou telle phrase, c'est le sens même de l'œuvre qui doit magnétiser notre entendement.
Le sens de l'œuvre, c'est le Pôle, l'orientation la plus décisive et la plus immédiate de l'entendement dont la proximité suscite le Merveilleux. Est-il nécessaire de préciser que l'Alchimie n'est en aucune façon une science matérialiste. La « matière première » dont il est question dans les traités est la terre, mais cette terre ne correspond en aucune façon au concept de matière tel que le défendent les matérialistes modernes. La terre alchimique, ce que les alchimistes nomment « notre terre » est une terre en métamorphose, une terre traversée de forces florales et d'accomplissements lumineux qui ne peuvent en aucune façon s'expliquer par des lois mécaniques. La terre, disait Novalis, culmine dans « la flamme qui fleurit ».
L'explication mécanique, qui soumet les effets à des causes connues et répertoriées, infiniment et quantitativement reproductibles, est ici hors de propos. L'opération alchimique diffère de l'opération technologique aussi bien par ses moyens que par sa fin. Ce qui est en jeu est d'une toute autre nature. A la différence du technicien, l'Alchimiste ne cherche point le pouvoir ni « les pouvoirs » mais la souveraineté. La pierre philosophale est le symbole de cette souveraineté conquise sur toutes les faiblesses humaines et sur toutes les tentations de la démesure. L'opposition entre la science moderne, qui se définit elle-même comme « rationnelle » et les sciences traditionnelles supposées « irrationnelles » tombe d'elle d'elle-même car, de toute évidence, la science moderne, lorsqu'elle est au service de la Technique ne sert pas particulièrement la raison et le monde technique où nous vivons se trouve en proie aux plus désastreuses déraisons. Dans son refus nihiliste du Sens, le monde moderne s'effondre dans l'insignifiance et dans l'insensé et son mépris du Verbe créateur et du Logos implique, comme une fatalité subalterne, le mépris de la raison. L'opposition entre science moderne et science traditionnelle se joue, non point dans l'usage ou le non-usage de la raison mais, d'une façon beaucoup plus subtile, dans la distinction du divin et du titanesque. Là où la science moderne s'acharne à l'accroissement indéfini du pouvoir des titans, le pur chevalier de l'Art Royal va se dévouer à la célébration de la souveraineté du monde divin par la contemplation de l'être et de l'Un.
S'il fallait offrir d'emblée une définition, la plus succincte possible, de l'Alchimie, on pourrait dire ainsi qu'elle est, avant tout, une science de la contemplation. L'homme, haussé au-dessus de lui-même par la contemplation découvre le monde comme un temple. L'homme qui contemple est dépris du leurre de l'enchaînement des effets et des causes, de ce simulacre de raison qui l'enchaîne au déterminisme et à la servitude. Retrouvant la dimension verticale, la transcendance, si souvent figurée dans l'iconographie alchimique par un rai de lumière venant frapper l'athanor, son entendement s'édifie. Hauteur et profondeur se précisent dans la découverte des rapports et des proportions. Tout cheminement alchimique témoigne de cette verticalité de l'entendement, de cette conquête d'une vastitude que la vie quotidienne ignore et que les Normes profanes réprouvent. N'oublions jamais que tout conspire, en cet Age Noir, à nous rendre aussi ignorants et misérables que possible. Au monde abstrait, schématique, absurde et déterministe où survit l'homme moderne, exclu à la fois des patries du ciel et de la terre, l'Alchimie oppose un monde foisonnant, d'arborescence, de couleurs, de figures mythologiques, de songes prophétiques, de veilles ardentes et de réalisations imprévues ! L'Athanor où vit et change la terre alchimique ne cesse de célébrer les noces du monde extérieur et du monde intérieur, car le cours des saisons et des astres est, pour les Alchimistes, en étroite concordance avec l'assomption de la pensée à travers les diverses stations de la connaissance.
De la terre damnée, caput mortuum, à la terre adamique, le chemin est long et difficile, et l'on peut, à juste titre, le comparer à une traversée odysséenne. La terre solaire, la terre des philosophes, la terre « blanche feuillée »,- autant de formules pour décrire les étapes de la transmutation, les moments d'une renaissance immortalisante de l'âme humaine en la terre céleste. Ce monde matériel, qui prétend nous enchaîner dans les rets de ses déterminismes, l'Alchimiste ardemment croit pouvoir s'en délivrer, en retournant les forces, c'est-à-dire en prenant l'engagement de servir le subtil et le léger contre le grossier et le lourd. Les « réalistes » répliqueront qu'il ne s'agit là que d'un songe, mais la réalité où nous vivons, et ce qui subsiste par exemple de notre civilisation française, est-elle autre chose que le composé alchimique des songes magnifiques des poètes, des mystiques et des Rois ? Et la détresse dérisoire où nous sommes en cette fin de siècle, est-elle autre chose que le fait de l'absence de songe des « réalistes » qui ont tout fait pour réduire la réalité à leurs minimes mesures ? S'il fut de la vocation des Alchimistes de changer le plomb en or, sans doute la vocation du monde moderne est-elle de changer symboliquement l'or en plomb. « On est finalement tenté, écrit Nietzsche, de diviser l'humanité en une minorité d'êtres qui s'entendent à faire de peu beaucoup, et une majorité de ceux qui s'entendent à faire de beaucoup fort peu; on rencontre même de ces sorciers à rebours qui au lieu de tirer le monde du néant tirent du monde un néant. »
Face au monde moderne qui change l'or en plomb, dans toutes les occurrences de la vie, les chevaliers de la Pierre, ces poètes par excellence, feront d'abord oeuvre de résistance, et ensuite, si cela est encore possible, oeuvre de création. Le symbolisme du plomb et de l'or est sans doute le plus universel qui soit et chacun peut non seulement le comprendre mais l'éprouver. Qui, en certaines circonstances, n'a pas senti l'heure qu'il vivait s'alléger, être gagnée de lumière et n'a pas vu alors son âme s'épanouir sous l'action d'un ensoleillement intérieur ? Lumineux, incorruptible, l'or alchimique ne relève pas de l'économie mais du sentiment de l'irradiation secrète, de la connaissance intérieure. L'or alchimique est un or irradiant et non un or irradié par quelque valeur marchande ou idéologique. L'or alchimique renvoie aux modalités transfigurantes de la lumière, aux arcanes et aux variations de la lumière en tant que principe de création et de réception de la connaissance.
Là encore l'expérience ingénue et primordiale vient à notre rencontre. « L'âme se réjouit d'un juste regard » écrit Trakl. L'Idée est à la pensée ce que l'œil est à la lumière. Or, la lumière, tout en étant, dans son principe, toujours identique à elle-même, est dans l'expérience que nous avons d'elle infiniment variée. Ainsi nos états d'âme, les nuances les plus infimes de nos sensibilités, dépendent de la lumière qui nous environne. La lumière distingue et unit le ciel et la mer; la lumière instaure la dualitude et rétablit l'unité en passant, et en nous faisant passer, par la dialectique transitive de la teinte, de l'éclat, du ruissellement, de la transparence. Enfin, qui n'a été soudain saisi au vif de l'instant par un ressouvenir à la faveur d'un brusque changement de l'éclairage ? Ainsi la lumière est essentiellement messagère. C'est elle qui nous transmet les signes des Hauteurs, les discours célestes par l'entremise des impondérables météorologies du jour et de la nuit. Un orage d'été à Midi ne porte pas le même message qu'une tempête nocturne aux alentours du solstice d'hiver. Le Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu, tout comme les livres de Henry Bosco, nous enseignent à déchiffrer les messages qui, dans la nature, témoignent à l'évidence d'une Surnature.
Une réalité blasonnée
« Les hommes vont de multiples chemins, écrit Novalis, celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on entrevoit partout: sur les ailes, la coquille des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les lumières du ciel, sur les disques de verre et les plateaux de résine qu'on a touchés et frottés, dans les limailles autour de l'aimant et dans les conjonctures singulières du hasard. On pressent que là est la clef de cette écriture merveilleuse, sa grammaire même... » L'Alchimie est l'art de rendre à de tels aperçus la dignité d'une connaissance absolue, d'une gnose. Ces éclaircies de l'âme et de l'être qui, dans la vie quotidienne, sont passagères, furtives, au point d'en être presque indiscernables, l'Alchimie va, au contraire, leur conférer la plus haute importance, au point d'en faire le point de référence de toute aventure humaine digne d'être vécue. Délivré du déterminisme qui voue à produire et à se reproduire selon une logique purement économique, l'Alchimiste renouvelle l'expérience humaine en supposant un accord grandiose entre l'homme et le monde divin. Cet accord sera le principe de toutes les partitions alchimiques.
Or, toute partition suppose une clef, et toute clef, dès lors que l'on s'aventure dans l'ésotérique, suppose un arcane. La discipline de l'arcane que respectent les oeuvres alchimiques, a suscité d'innombrables malentendus. Il s'agit moins de garder par devers soi des informations qui, malencontreusement divulguées, eussent déclenchés des catastrophes, que de respecter la nature du secret en lui-même. René Guénon distingue, à juste escient, dans l'ordre de l'Initiation, ce qui relève du secret de convention de ce qui relève du secret de nature. Une chose dissimulée par convention n'a pas en elle-même la valeur d'un secret, mais il existe des connaissances cachées par nature, dont le secret est la nature même. De tels secrets ne peuvent en aucune façon être divulgués à n'importe qui, ni diffusés car la divulgation implique, non la réception du secret mais l'entrée dans le Secret. Celui à qui le secret est divulgué entre dans le secret et devient lui-même un secret. Tel est exactement le sens du titre d'un des plus célèbres traités d'Alchimie: L'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Le secret de nature, le secret essentiel est une porte ouverte à ce qui demeure caché : ce n'est pas le secret qui entre en nous mais nous qui entrons dans le secret. Tel est le sens de la consécration chevaleresque propre à l'adeptat spirituel. Nous continuons, certes, à vivre extérieurement dans le même monde mais la vision s'est brusquement élargie. Les mots et les choses ne sont plus réduits à leur simple utilité mais ardent d'un feu secret qui est le principe du Sens des mots et des choses. Si les mots, dans les traités d'Alchimie, scintillent comme des joyaux dans la pénombre drapée des chambres, c'est pour nous dire que semblablement dans la nature les choses brillent d'un éclat royal au juste regard.
Les pierres, les arbres, les rivières, les animaux, délivrés de leurs identités génériques retrouvent l'individualité farouche qu'elles eurent, par exemple, dans les légendes et les épopées celtes ou hindoues. Ce n'est plus le genre de l'arbre ou de la bête qui importe, la catégorie où le naturaliste entend la ranger pour sa commodité, mais sa singularité irréductible dans le récit du poète. « La tendresse ontologique des grands spirituels envers toute créature, écrit Paul Evdokimov, jusqu'aux reptiles et même jusqu'aux démons, s'accompagne d'une manière iconographique de contempler le monde, d'y déceler en transparence la pensée divine, de pénétrer la coquille cosmique jusqu'à l'amande porteuse de sens. » Le secret de cette singularité sera donc d'entrer dans la logique de l'incomparable, propre au Symbole.
Le sens du secret, qui fait si cruellement défaut aux modernes, se confond avec le sens du Symbole. Entrer dans le secret alchimique, c'est entrer, par la contemplation, dans la réalité métaphysique du Symbole. Celui qui entre dans la métaphysique du Symbole s'éveille. Le Symbole est ce qui relie la nature à la Surnature, le temps linéaire au temps sphérique ou encore à ce mystère qu'André Breton nommait « l'or du temps » et qu'il faut bien opposer au plomb du temps qui caractérise la vie quotidienne. De même qu'il existe un langage alchimique qui diffère du langage utilitaire par l'attention méditative qu'il porte aux mots et aux choses, de même, il existe une temporalité alchimique qui change le temps en éternité. Le langage alchimique est un langage héraldique qui nous invite à la contemplation des essences à travers les Figures. Blasonnée, la réalité apparaît, à travers les mots, dans l'intensité propre au juste regard poétique et philosophal. Les mots, au lieu de disparaître dans l'information qu'ils transmettent comme il advient dans le langage profane, vont poursuivre leur existence de façon, dirai-je, extatique. Délivrés de leur fonction utilitaire, de leur servitude, retrouvant leur noblesse primordiale toute rayonnante des fastes armoriaux de l'étymologie, les mots recomposent ce monde que les alchimistes nomment le monde philosophal et qui est tout autre chose que le monde philosophique des Modernes. Ce langage alchimique, si différent du langage profane, s'inscrira, de toute évidence, dans une conception du temps aussi différente que possible de celle qui prévaut actuellement. Dans le temps profane, le moment présent est détruit aussitôt que perçu et le passé n'est fait que des sombres décombres du temps détruit. Toute l'énergie humaine est alors mobilisée par le futur, qui est pure inexistence.
Une telle conception du temps est sans doute l'expression la plus parfaite du nihilisme: le passé n'existe plus, l'avenir n'existe pas encore et le présent est détruit aussitôt que perçu, autant dire que nous sommes néant dans le néant. Le temps alchimique au contraire se fonde sur l'être. L'être, pour l'alchimiste, précède le temps, quelque déroutante que puisse paraître la formule. Par son oeuvre, l'Alchimiste transfigure le plomb du temps en or du temps, et chaque seconde qui passe, loin de s'abîmer dans le néant, devient éternelle. Pour l'alchimiste, le passé est du temps éternisé, l'or du temps gagné par l'incorruptibilité essentielle que l'expérience du moment présent confère au moment passé. En un mot, pour l'alchimiste, rien ne passe, tout demeure. Les « œuvres » se succèdent, non en se niant les uns les autres mais dans l'approfondissement d'un même dessein. L'Idée revient sans cesse dans les traités de Jacob Böhme, de Paracelse ou de Maître Eckhart: les profondeurs de la matière première recèlent l'étincelle du feu secret et c'est dans le tréfonds de notre âme que scintille l'éclat divin dans sa plus grande puissance embrasante et lumineuse. Les diverses opérations de l'Alchimie sont là pour révéler la profondeur lumineuse de la substance, sa richesse cachée. La somptuosité des pierres est au cœur des pierres. La lumière n'est pas à la surface mais à l'intérieur. La voie ésotérique, la voie qui mène à l'intériorité est, par excellence, chromatique et musicale. La traversée odysséenne vers le cœur, vers le feu central de l'être dont nous attendons la transmutation, se traduit par la naissance des couleurs. Le Vaisseau alchimique est d'abord un microcosme versicolore. Ce monde de plomb où nous vivons, où tout est si terriblement opaque et lourd, il ne tient qu'à nous d'en transmuter la substance par la connaissance des profondeurs. Ainsi le vocable alchimique VITRIOL, qui désigne la nature mercurielle du dissolvant universel se laisse comprendre en acrostiche: « Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem » (Visite l'intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la Pierre cachée).
La discrète diaprure des profondeurs
S'aventurer dans les Profondeurs ! Rien n'est plus étranger à la mentalité moderne qui, en toutes choses, se contente des plans et des surfaces. Univers de grandes surfaces et de vastes planifications, le monde moderne s'impose comme un universel nivellement par le bas. L'homme devient plat comme une image et ne retrouve le volume que dans le monde virtuel où son imagination même est contrôlée par les « concepteurs ». Face à ce monde l'Alchimie est, pour le rebelle, le véritable « recours aux forêts » pour reprendre le mot de Jünger. La « forêt de Symboles » en laquelle nous sommes invités par les traités d'Alchimie est riche de « ces sentes qui ne mènent nulle part » qu'évoquait Heidegger car elles conduisent vers l'essentiel qui est de reconnaître que nous sommes toujours, à chaque instant, et déjà, au cœur de l'être. Les chemins qui ne mènent nulle part, les sentes forestières dont abondent la poésie et l'iconographie alchimique ne suscitent tant de réprobation et de désarroi que parce qu'ils nous délivrent du contrôle de l'évaluation morale utilitaire. Certes, l'amateur d'œuvres philosophales prend le risque de se perdre en une Brocéliande faites des figures arborescentes des songes et des civilisations disparues ! Mais ce péril, par l'exigence chevaleresque qui l'affronte, est lui-même salvateur. En nous aventurant nous échappons au pire danger qui est de vivre sans connaître jamais la moindre aventure. Ainsi que l'écrit le poète latin: « Il est nécessaire de naviguer mais il n'est pas nécessaire de vivre ». La voie alchimique, pour labyrinthique qu'elle puisse paraître, n'en reconduit pas moins la pensée vers son propre sens, et l'âme vers son propre centre. Ne faut-il pas se perdre de vue pour retrouver la splendeur du Soi, dissimulée sous les écorces mortes des identités d'emprunt dont nous sommes affublés par l'esprit grégaire et les nécessités subalternes de l'Histoire ?
L'Art alchimique, comme tout grand art, modifie radicalement celui qui le pratique, et c'est en ce sens là qu'il s'agit d'un Art Sacré et non point d'une technique profane. L'alchimiste lancé à la poursuite du Cerf dans la forêt des hautes figures toutes bruissantes de feuillages orphiques, risque certes de manquer sa proie, d'être privé, au dernier moment, de l'expérience de la Merveille, mais sa victoire sur la banalité et la médiocrité est déjà acquise, et sa nature propre, rendue plus subtile et plus ardente par son cheminement, est déjà ennoblie, rendue autre par l'approche de la Surnature dissimulée dans toutes les oeuvres de la nature. Ce qui est donné à l'alchimiste aux confins de sa Quête n'est donné qu'à lui seul, et lui seul peut en faire un noble usage : « C'est bien à tort que l'on a pris les alchimistes pour les précurseurs des chimistes puisqu'ils regardaient la vertu la plus pure et la sagesse comme une condition indispensable au succès de leurs manipulations, au lieu que Lavoisier cherchait, pour unir l'oxygène et l'hydrogène en eau une recette susceptible de réussir aussi bien entre les mains d'un idiot ou d'un criminel ».( Simone Weil)
A chacun donc de se retrouver au centre de son propre labyrinthe ! Les traités guident le chercheur mais ils ne planifient aucune découverte. La « chasse subtile » dont parle Ernst Jünger connaît des indices, les signes et les intersignes, mais la rencontre avec la proie, aussi ardemment désirée qu'elle puisse être, est toujours imprévue. Seul le labyrinthe peut conduire au centre car le centre est à la fois caché et révélé, « entrée ouverte au Palais fermé du Roi », et que l'instant des retrouvailles avec le centre appartient à chacun dans le mystère qui fait « un unique pour un Unique » (Hallâj). Ainsi que l'écrit Maître Eckhart, « le fond de Dieu et le fond de l'âme ne sont qu'un seul et même fond ».
L'herméneutique alchimique, à la différence des explications rationnelles, reconnaît la vertu de la dualitude, qui est tout autre chose que le dualisme. L'arborescence ne la déroute point, ni la multiplicité des interprétations, ni la diversité des appellations, car selon l'angle de la lumière, le sens change d'aspect et il est juste de lui trouver d'autres noms, de même que les noms, à leur tour, peuvent changer selon l'éclairage du Sens qui tombe sur eux. Ces métamorphoses, si déroutantes pour l'esprit schématique, sont, en Alchimie, le principe du « feu de roue » qui, à l'intérieur comme à l'extérieur de la matière alchimique, va révéler la multiplicité des états de l'être. L'être ne se réduit pas à un seul état comme l'imaginent les théories mécanistes ou matérialistes, de même qu'un texte ne se réduit pas à une seule interprétation définitive. Le feu de roue embrase successivement les aspects du réel, de même que la sagesse du Midi, comme l'écrit Michel Maier dans L'Atalante fugitive: « domine toutes choses, pénètre à droite jusqu'à l'Orient, à gauche jusqu'à l'Occident, et embrase la terre entière. »
Le labyrinthe est le cheminement du chevalier de l'Art Royal, car la réalité même est tissée et notre intelligence humaine, telle une rosée matinale, repose sur l'entrecroisement des fils. Tout à tour eau aérienne, eau divine, eau de l'abîme, eau ardente, l'intelligence alchimique entre dans le tissu du monde, art subtil par excellence et par étymologie, où l'exigence poétique retrouve la langue des oiseaux. L'homme qui se consacre à cette connaissance sera, selon l'admirable formule de Milosz, ami, à l'instar de Novalis, des modalités les plus subtiles de l'être: « un instrument dans la main des Anges ». Une autre logique se fait jour en révélant le jour secret enclos dans la nuit de la Parole Délaissée, une logique, non plus titanesque, mais divine. Ouverte sur l'histoire sacrée, elle est confiance et non plus arrogance, consentement à la discrète diaprure des choses reposant dans le mystère de l'être, comme à l'abri des forêts, et non plus éclairage artificiel tel que voulut l'imposer le rationalisme moderne. « Avant d'entreprendre la grande conquête du Ciel, écrit encore Milosz, il nous faut donc apprendre à considérer notre chère Raison non comme une qualité indépendante, mais seulement comme le complément d'une puissance intérieure obscure jusqu'à ce jour et inévoluée. » Le Verbe est cette puissance intérieure que Milosz définit comme « quelque chose de doux, de profond, de tendre, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, rompant la monotonie patiente. » Ni ceci donc, ni cela, expérience de la contradiction vécue et nuptialement transfigurée, acceptée, dans le secret de la Foi véritable qui n'est autre que la Gnose amoureuse: « Accepte ce présent, écrit Goethe, tissé de parfums d'aube et de clairs soleils. C'est le voile de la poésie reçue des mains de la vérité. »
Le « beau murmure des sages abeilles du Pays »
L'Alchimie, riche d'afflux des plus anciens savoirs de l'humanité, est par définition, une science traditionnelle. La Table d'Emeraude, les paroles attribuées à Hermès Trismégiste, les innombrables traités de la période alexandrine, du Moyen-Age, de la Renaissance, portent jusqu'à nous en vestiges parfois indéchiffrables, les signes de civilisations et de visions anciennes. Car avant le triomphe, somme toute récent, du positivisme, la connaissance était avant tout visionnaire. L'Idée n'était pas encore réduite à l'abstraction. Forme créatrice, vision, elle appelait à elle l'ardente imagination. Or, l'expérience visionnaire, pour étrange qu'elle paraisse à nos contemporains, est cela même qui rapproche de nous, au plus près, la gnose et l'Alchimie de jadis et de naguère. Les notions et les terminologies que notre culture moderne ignore ou méprise, les vestiges mythologiques ou religieux qui peuvent heurter notre sensibilité forgée par l'austérité des cléricatures modernes, trouvent leurs justes résonances et leur site idéal aussitôt que notre pensée s'abandonne à l'aventure intérieure. Il est vain de vouloir comprendre l'Alchimie de l'extérieur. Si l'on ne fait sienne l'intention de ces poètes et de ces aventuriers de l'Ame, autant s'occuper d'autre chose : il n'est rien de plus vain, ni de plus lourd, qu'une érudition qui n'est pas enchantée par la vision, par l'irisation que la gnose visionnaire suscite sur les objets intellectuels qu'elle approche.
Les réponses sont dans les Songes. Quiconque a prêté attention aux messages qui lui parviennent par la diplomatie des Songes, quiconque s'est trouvé, par quelque raison mystérieuse, mis en demeure de ne pas se satisfaire de la profanation universelle du monde moderne, quiconque a su faire de la fidélité la gardienne de Principes révélés en certaines heures heureuses de son existence, se trouve déjà engagé, et souvent plus loin qu'il ne le croit lui-même, dans la Voie royale des alchimistes. « L'étude engendre la connaissance. La Connaissance suscite l'amour. L'amour dévoile la ressemblance. La ressemblance produit l'abondance encore nommée communauté ou familiarité. La communion génère la confiance. La confiance la vertu. La vertu, la dignité. La dignité la puissance, et la puissance réalise le Miracle. » ( Gérard Dorn).
Science à la fois royale et sacerdotale, issue de la Tradition Primordiale, l'Alchimie unit en elle toutes les sources des traditions occidentales et orientales. Le traité d'Alchimie ignore les clivages historiques et culturels. S’inscrivant dans une Histoire sacrée, dont les histoires profanes, y compris les « histoires des religions » ne sont, selon la formule de Platon, que les « ombres mouvantes », les Alchimistes vont se référer aussi bien aux traditions bibliques qu'aux traditions païennes. Melkitsedeq qui est, selon Saint Paul « Roi de justice, ensuite Roi de la Paix, qui est sans père, ni mère, sans généalogie, qui n'a ni de commencement ni de fin... » va côtoyer Jason et les Argonautes partis à la recherche du Jardin des Hespérides. Le miel d'Or des Abeilles d'Aristée dans les Georgiques de Virgile, rejoindront à la pointe l'inspiration de Milosz: « Maintenant le profond, terrible et beau murmure des sages abeilles du Pays t'enseignent la langue oubliée ( aux lourdes et tremblantes syllabes de miel sombre) des livres noyés de Yasher. »
L'Histoire sacrée échappe aux déterminismes et aux particularismes qui sont les moteurs mêmes de l'histoire profane, avec les horreurs et les désastres que l'on connaît. L'Histoire sacrée, se fonde sur des filiations spirituelles qui ne tiennent à peu près aucun compte de la chronologie et de la géographie, car ce dont il est question se manifeste dans un tout autre ordre de réalité. « Il y a, écrit Milosz, dans l'Epître à Storge, une nécessité de substituer au concept enfantin d'une éternité de succession divisée en passé, présent et avenir, celui de simultanéité ou plutôt d'instantanéité. » L'homme qui reçoit le message philosophal par l'expérience visionnaire, devient, de fait, et le plus objectivement possible, contemporain de ses augustes prédécesseurs. Plus on remonte en amont vers le principe lumineux de l'être, et moins nous sommes enchaînés à la pesante, mais non moins illusoire, chaîne des effets et des causes; car certaines illusions sont plus pesantes que les plus irréfutables réalités. Délivrés de l'illusion, de la pénombre caractéristique du monde profane, de cette léthargie, de cette amnésie où nous maintiennent les règnes de la quantité et de l'insignifiance, une immense légèreté nous saisit et nous sommes entraînés dans les nues, vers les Hauteurs où la lumière devient palpable car nous sommes alors presque confondus avec elle.
Le paradoxe alchimique est que ces hauteurs sont symboliquement identiques aux profondeurs. Plus nous allons à la conquête des profondeurs de la matière et plus le ressouvenir des hauteurs torrentueusement éveille l'image du Soleil de la mémoire, car toujours, selon la sagesse philosophale, le soleil est au cœur. Ainsi que l'écrit encore Milosz: « Je me plais si fort dans la solitude de mon promontoire et le Soleil de la mémoire m'a fait connaître tant de richesses que je rougirais d'apercevoir autre chose dans ma découverte qu'un secret hermétique très-ancien hérité. » On ne saurait mieux dire l'identité de l'aventure intérieure, de la réminiscence et du « secret hermétique très-ancien ». L'héritage, s'il s'agit du secret hermétique, nous établit dans une réalité « sans généalogie, sans commencement ni fin », une réalité d'autant plus indubitable qu'elle se fonde non plus sur l'évanouissement du temps mais sur l'éternité de l'instant, île dorique, immobile, gardienne de l'or du temps dans le chaos des apparences. Quand bien même nous sommes submergés par la tourmente des aléas, l'Ile hyperboréenne de l'instant où règne le dieu dorique de la lumière, doit demeurer dans nos âmes comme le Soleil de la mémoire: telle est la Sapience du Noble Voyageur fidèle aux principes de la chevalerie spirituelle. « Revêtez-vous, dit Saint-Paul, de toutes les armes de Dieu. Ayez à vos reins la vérité pour ceinture; mettez pour chaussures à vos pieds, le zèle que donne l'évangile de paix, prenez par dessus tout cela le bouclier de la foi; prenez le casque du salut et l'épée de l'Esprit qui est la Parole de Dieu. »
La plus forte résolution est nécessaire au commencement de l'œuvre qui est nommée par les alchimistes « l'œuvre-au-noir », car c'est alors toutes les ténèbres en soi et autour de soi qu'il faut défier, avant de pouvoir espérer la Visitation du Verbe. Mais ce défi sera non point un défi replié sur la considération narcissique du moi mais un défi de sérénité. La sagesse philosophale dément, par la sérénité lumineuse, la folie du monde. Sans doute la sérénité sera-t-elle la porte solaire donnant sur la Délivrance ultime, pour reprendre le mot de Grégoire de Nysse, « de commencements en commencements qui n'ont pas de fin... » De Grégoire de Nysse, également, cette phrase qui éclaire jusqu'aux tréfonds, le dessein alchimique: « Le Logos joue avec les cieux, donnant à l'univers toutes sortes de formes. »
Si le monde des formes où nous nous trouvons n'a rien de hasardeux, et si nous pouvons donc y retrouver dans la nature même des hiéroglyphes sacrés, nous comprenons alors en quoi la prodigieuse espérance alchimique est fondée. L'herméneutique philosophale, loin d'être une « projection » de l'inconscient humain sur une « nature » qui lui serait radicalement étrangère, toucherait ainsi à une forme de vérité universelle, dépassant l'opposition ordinaire du sujet et de l'objet, de l'intérieur et de l'extérieur ! L'Au-delà de tout, écrit Grégoire de Nysse, est aussi au tréfonds de tout. Encore faut-il dans le dessein propre de l'Alchimie, - et afin de point confondre l'Art Royal avec une quelconque recherche de « pouvoirs »,- que les tréfonds fussent en correspondance avec l'au-delà de tout ! Dans cette mesure, qui est la destination même de la pensée en tant qu'art des divines pondérations, l'Alchimie rejoindra la plus pure tradition. Dans le tréfonds de la nature interrogée avec passion, nous retrouvons, par le génie de l'Art, les réfractions de « l'au-delà de tout » qui portent l'Alchimie à une dignité métaphysique supérieure à toute cosmogonie.
Ce qui est en jeu dans l'Alchimie appartient au cosmos, mais appartient aussi à la transcendance. Le cosmos, pour l'alchimiste, est transfiguré par la visitation du Verbe: « Celui qui interroge la nature, écrit Origène, et celui qui interroge les écritures aboutiront nécessairement aux mêmes conclusions... » Encore faut-il que l'interrogation soit d'ordre herméneutique et non un interrogatoire policier. Entretien infini du Quêteur de Sens avec l'écriture et le monde et non sommation inquisitoriale ! Là où la science profane dénombre et utilise, la science traditionnelle déchiffre et contemple. Déchiffrement et contemplation culmineront toujours dans la célébration et le chant. « Ta Gloire, ô Christ, écrit Grégoire de Naziance, c'est l'homme que tu as posé tel un chantre de Ton Rayonnement. »
Oeuvre de glorification de l'être, l'Alchimie, dans l'exactitude même des opérations qu'elle requiert, dans l'exigence de ses spéculations, participe ainsi, par essence, d'un acte religieux. Gnose, au sens le plus radical, c'est-à-dire le plus proche de la racine de la connaissance, l'Alchimie, par l'identité qu'elle présume entre le Livre et le Monde, accomplit, sur le « feu tournant » qui révèle successivement les états cachés de la substance, une véritable procession liturgique qui consacre, et sauve de l'insignifiance et de l'oubli, les espaces et les temps qui participent de son passage. Le cosmos qui, ainsi que l'écrit Jean Biès, « est à la fois ordre et parure », est redimé par l'œuvre alchimique qui fait de la parure l'essence de toute oeuvre d'art promise par la rencontre de l'homme et de Dieu et de l'ordre, un ordre sacré.
3. Le dialogue d'Albe et d'Aurore
Le Grand-Œuvre alchimique se compose de quatre Oeuvres: l'Œuvre-au-noir, l'Œuvre-au-blanc, l'Œuvre-au-jaune (souvent associé, sinon confondu, à l'Œuvre-au-blanc) et l'Œuvre-au-rouge. L'Œuvre-au-jaune, Xanthosis, indique le passage à l'Œuvre-au-rouge, lorsque l'Œuvre-au-blanc, ayant accompli sa vocation de synthèse (symbolisée par le Paon) de toutes les autres couleurs, l'ardeur solaire recommence à se manifester dans le visible. La symbologie de la succession des Oeuvres, en trois ou quatre étapes, peu importe, demeure parlante car on y retrouve les images mêmes de la naissance du jour. A la nuit de l'Œuvre-au-noir succède le passage au blanc, la « terre blanche feuillée » de l'Aube qui éclaire l'âme avant le rubis du soleil levant. Toute l'Oeuvre se joue donc symboliquement dans ce moment suspendu où la nuit va basculer dans le jour. La durée humaine de l'oeuvre, qui est souvent celle de toute une vie, concentre ainsi mystérieusement cette vie au moment majestueux et intemporel de l'orée du jour et de la nuit,- ce moment du commencement absolu. L'alchimiste conquiert l'immortalité non par quelque recette biologique ou chimique particulièrement efficiente mais par le site existentiel de sa quête qui se tient toujours au seuil de l'émerveillement, recueillie, en ces temporalités magiques de l'orée et du seuil où Albe et Aurore dialoguent dans les abysses lumineuses d'un pressentiment magnanime. Le site alchimique qui peut contenir la durée de toute une vie humaine est la terrasse songeuse où la vivacité matutinale de l'intelligence donne libre cours au pouvoir poétique d'inventer des images et des symboles dont les accords inouïs unissent le Ciel et la terre. L'Œuvre est l'Ange aux ailes de nuit et de jour qui s'élève dans la majesté de l'heure diplomatique.
Entre Albe et Aurore sont toutes les promesses et tous les accomplissements de l'oeuvre car à ces moments seuls l'être et la parole s'accordent encore au ressouvenir d'une unité originelle. Ce que le jour va uniformiser par ses normes, ses obligations et ses faux-semblants, les premiers instants de la conquête le gardent encore protégé par la parure fastueuse des Symboles. Aurora consurgens, le titre du grand traité d'Alchimie spirituelle de Jacob Böhme résume l'épanouissement même de l'oeuvre dans la conscience humaine. Entre le noir et le blanc paraît la réalité paonnante où toutes les couleurs vont se fondre dans la blancheur, laquelle, par teinture philosophale, sera amoureusement irradiée par la Xanthosis, l'Œuvre-au-jaune qui est la seconde saisie au vif juste avant la rubescente élévation du Soleil au-dessus de l'horizon.
Quiconque veut comprendre quelque chose à l'Alchimie doit laisser retentir en lui la beauté de ces Symboles et de ces images afin de relier ce qui est écrit avec le Cosmos lui-même. Le Grand-Œuvre est Oeuvre d'éveil. C'est alors que la conscience prend conscience d'elle-même et s'éveille à sa propre lumière prophétique. Yves-Albert Dauge: « La nature de Dieu doit être perçue dans tout ce qui existe, en tant qu'élan d'éveil et pluie d'icônes ». Le réel, pour l'alchimiste, est entretissé de souffle et de parole. Comprendre poétiquement la parole alchimique, c'est entrer dans la participation essentielle de l'Oeuvre. Le monde pour le chrétien, écrit Olivier Clément: « est un texte unitaire ou plutôt un tissu: les fils de chaîne, immobiles, symbolisant le Logos, les fils de trame, en mouvement, le dynamisme du pneuma. » Sur ces fils de chaîne et sur ces fils de trame les alchimistes du Mutus Liber vont recueillir analogiquement la rosée de l'Ame du monde. Ce qui se joue dans l'Athanor est similaire à ce qui est à l'oeuvre dans le cosmos. L'Art alchimique est d'abord un art de l'imitation, car le monde sensible lui-même est imitation du monde intelligible, ainsi que nous l'enseigne la Table d’Emeraude. De même, est-il écrit dans le Zohar: « Toutes les choses dépendent les unes des autres, et toutes sont reliées les unes aux autres. » Encore faut-il comprendre que ces choses dépendent les unes des autres d'une certaine façon, - et c’est l’arcane,- et qu'elles ne sont pas reliées n'importe comment, -et c'est la science de l'interdépendance universelle. L'idée générale que « tout est dans tout » n'a de sens que si l'on conçoit avec exactitude que, dans le cosmos et dans l'oeuvre, tout se tient à la façon dont chaque note, dans une fugue de Jean Sébastien Bach, tient aux autres, c'est-à-dire, de façon rien moins que hasardeuse.
L'Athanor alchimique sera donc à l'exacte ressemblance du cosmos, non seulement par son contenu mais par sa forme. Le « vase merveilleux » est sphérique: « Domus vitrea sphaeratilis sive circulari »s: maison de verre en forme de sphère ou de cercle. « On construira, écrit Dornéus, le vase spagyrique à la ressemblance du vase de la nature. Nous voyons en effet que le ciel dans son ensemble et avec lui les éléments représentent un corps sphérique au centre duquel vit la chaleur du feu qui se trouve au-dessous... Il était donc nécessaire que notre feu fût placé en dehors de notre vase et sous le centre de son fond rond, tel un soleil naturel. » Cependant, ainsi que le précise Nicolas Flamel, la totalité demeure tri-une car: « le vaisseau de terre en cette forme est appelé par le philosophe le triple vaisseau; car en son milieu, il y a un étage sur lequel il y a une écuelle de cendres tièdes dans lesquelles est posé l'oeuf philosophique qui est un Matras de verre... »
Ainsi comprenons-nous que le cosmos ne se réduit pas à lui-même et qu'il participe de la sanctification de cette « tri-unité » que Le Livre des Figures hiéroglyphiques de Nicolas Flamel et tant d'autres traités d'Alchimie tentent de raviver dans l'entendement humain. Ce monde hiérarchique, haut et profond, richement coloré, suppose une façon d'être à sa mesure: « C'est ainsi que cette ancienne physique était en même temps une théologie et une psychologie transcendantale: à cause des éclairs qui par dessous la matière des sens corporels, provoquaient des essences métaphysiques. La science naturelle était en même temps une science spirituelle et les nombreux sens des symboles recueillaient les différents aspects d'une connaissance unique. » Ce que Julius Evola nomme ici une « psychologie transcendantale » doit se rapporter explicitement au domaine métaphysique. Le mot de psychologie prête déjà à confusion car il semble supposer une action propre, « projective » de la « psyché » humaine alors que dans la perspective propre aux alchimistes c'est au contraire l'Oeuvre qui informe l'homme. Pour l'alchimiste, l'homme devient la Forme de son Oeuvre au point de disparaître en elle. Rien n'est plus absurde que de chercher dans l'Oeuvre des « contenus » psychiques. En bonne logique philosophale, c'est l'Oeuvre qui fait l'homme et non l'inverse. Telle est aussi l'approche générale de l'herméneutique qui s'intéresse d'abord à ce dont il est question dans l'Oeuvre, à cette ardeur du Sens dont l'Oeuvre est le buisson.
Vouloir expliquer l'Oeuvre par l'homme qui la composa suppose de connaître mieux l'homme que l'Oeuvre: hypothèse absurde car l'homme n'existe que par son Oeuvre. Il existe, il est vrai, des « psychanalystes » qui s'imaginent mieux connaître Chateaubriand ou Rousseau par des potins rapportés, des détails biographiques insignifiants ou scabreux que par les Mémoires d'Outre-Tombe ou les Confessions ! Mais ce n'est là encore qu'un exemple parmi d'autres de cette pathologie moderne qui consiste à expliquer le supérieur par l'inférieur, et il n'y a pas lieu de s'y attarder davantage. S'il faut parler, à l'instar de Julius Evola, d’une « psychologie transcendantale », ce ne peut être qu'en sachant que c'est l'Oeuvre qui définit, en soi, la transcendance de la psychologie humaine. Nous sommes très-exactement ce que nous décidons de faire, mais en dernière analyse cette décision est providentiellement entraînée par l'Oeuvre. Nous sommes, dans notre âme et dans notre conscience, les élus de notre Oeuvre. Nos espérances et nos craintes sont à la ressemblance de l'Oeuvre qui nous anime et nous transforme. « Deviens ce que tu es ». L'adage delphique prend toute sa signification dans la logique traditionnelle de l'Alchimie car ce que nous sommes est l'accomplissement de notre Oeuvre en devenir. Nous devenons ce que notre Oeuvre nous prescrit d'être. L'alchimiste est lié à son Oeuvre car son entendement est le miroir embrasé des métamorphoses à l'oeuvre dans le triple vaisseau. L'ultime sagesse consistera peut-être à comprendre que l'Oeuvre s'accomplit d'elle-même. « Instruments dans la main des Anges », nos destinées devancent, dans les nues inconnues, nos espérances les plus folles et nos plus farouches volontés.
Ces idées ne sont obscures que dans l'absence d'une véritable compréhension des Symboles. La symbologie demeure lettre morte pour autant que l'on demeure incapable de la situer dans une perspective métaphysique où elle prend sens, comme un miroir embrasé par le soleil tournant de l'Oeuvre. La procession liturgique des « Œuvres » de l'Alchimie trouve sa correspondance et donc sa signification dans cet ordre intellectuel universel évoqué par René Guénon dont l'expression historique et géographique la plus proche de nous est le Moyen-âge. L'architecture religieuse est la trace immanente de la perspective métaphysique. La beauté, la justesse, la sérénité, l'amicale familiarité de l'architecture romane invitent celui qui la découvre à une méditation lumineuse sans fin. Mais ce qui déjà nous ravit, par la simple intuition, il faut encore, si nous voulons entrer dans la connaissance de la tradition, tâcher d'en comprendre l'architecture métaphysique. Il y a indubitablement un « air » propre aux sites médiévaux. A moins d'être insensible à toute impression esthétique ou poétique, il est impossible de ne pas être gagné par un sentiment d'intemporalité, de légèreté profonde. Ce sentiment dépend lui-même d'une pensée, au sens où la pensée est étymologiquement la juste pesée dans l'auguste science des correspondances. La légèreté que nous font éprouver certaines architectures religieuses naît de l'équilibre de leurs formes. Or, qu'est-ce que l'équilibre des formes sinon la conquête savante de l'apesanteur ? Lorsque les lignes et les volumes s'accordent en d'exactes résolutions pythagoriciennes, l'âme s'allège, la matérialité est vaincue et littéralement terrassée.
Ainsi, l'architecture sacrée a pour dessein non de s'harmoniser avec le monde, mais de vaincre le monde, de même que l'Alchimiste, en oeuvrant au Vaisseau philosophal, aura pour dessein de dépasser la condition humaine, d'atteindre à la surhumanité mystique qui fait de la terre, une terre céleste, de l'humilité, une humilité céleste et du corps, un corps glorieux ! Pour l'architecture sacrée ni pour l'Alchimie, il ne s'agit de s'intégrer dans le monde selon les normes d'une sorte de naturalisme écologique, mais de poser l'absolu d'une quête comme principe et mot d'ordre dans une exigence chevaleresque qui arrache l'homme à sa terre et à ses appartenances pour en faire, héroïquement, un Noble Voyageur, un nomade en route vers le Graal ou la Jérusalem Céleste.
L'architecture sacrée témoigne d'une sagesse dont les réalisations ne sont plus de l'ordre du concept ou de l'abstraction mais d'un ordre ontologique. La Cathédrale ne délivre pas seulement un enseignement didactique, ce qu'elle fait au demeurant avec une pertinence que nos modernes moyens de « communication » sont loin d'atteindre, elle sollicite de l'entendement humain une collaboration à la transmutation. Ce que les livres de pierre nous font comprendre ne se réduit pas à une série d'objets de connaissance, fussent-ils théologiques. Car si nous entrons vraiment dans une Cathédrale, non en touriste ou en amateur d'art, mais l'esprit libre de toute représentation et de tout préjugé, nous entrons dans une dimension où, le temps étant aboli, ou à tout le moins suspendu, la distinction même du sujet et de l'objet cesse d'être pertinente. Nous ne sommes plus alors dans la situation d'un sujet face à un objet de connaissance. De même, l'alchimiste va attendre des opérations auxquelles il se livre, une transformation intérieure qui le concerne au premier chef et dont il n'est pas seulement le spectateur.
La réalité essentielle et décisive de la transmutation se joue dans cette corrélation. Le monde philosophique moderne se limite à des concepts-objets que l'étudiant acquiert et dont il use pour passer ses examens et enseigner à son tour sans que sa conscience ou son entendement eussent été modifiés. Le monde philosophal de l'alchimiste, au contraire, tient pour une condition primordiale le changement d'état du philosophe. Un concept que ne change pas l'état de la conscience de celui qui s'en empare est sans le moindre intérêt. Ce changement d'état de conscience lui-même n'est rien s'il n'induit pas un changement d'état d'être. En l'Alchimie se rejoignent ainsi deux philosophies jugées parfois inconciliables: la philosophie de l'être et la philosophie de la conscience: Albe et Aurore. Le fond lumineux de la conscience et le tréfonds de l'être, d'où jaillit l'étincelle philosophale de la transmutation sont un seul et même fond. « L'Au-delà de tout, écrit Grégoire de Naziance, est aussi le tréfonds de tout ». L'être humain et l'être divin ne se laissent comprendre dans leur distinction et dans leur unificence possibles que par une logique non-dualiste. L'Alchimie est, dans la tradition occidentale, l'exemple le plus connu et le plus opératif de logique non-dualiste. Mais pourquoi dire « non-dualiste » au lieu de « moniste » ? Pour cette simple raison que le monisme semble exclure le multiple et donc instaurer une nouvelle dualité entre l'Un et le Multiple. Non-dualiste est la pensée qui récuse la division de l'Un, mais aussi l'opposition de l'Un et du Multiple qui, selon les si pertinentes analyses de Henry Corbin, aboutissent à l'idolâtrie métaphysique. Pour combattre cette idolâtrie métaphysique, qui n'est rien d'autre, dans le monde moderne, que l'envers de l'idolâtrie matérialiste, l'Alchimie, dans la grande tradition angélologique et visionnaire des gnoses néoplatoniciennes et de la tradition hermétique, va célébrer les médiations, les rites de passage, les apparitions qui unissent ce qui est en ce monde et ce qui est au-delà de ce monde. « L'identité métaphysique de Dieu et de l'homme, écrit Léo Schaya, est le point d'intersection des rayons séphirotiques au sein du cosmos. »
L'Œuvre alchimique va consister à trouver, par expérimentations successives, le secret de ce point d'intersection qui n'est autre que la souveraine Sagesse. Les rêves, les songes et les visions qui tiennent une si grande part dans les traités d'Alchimie,- au point que certains d'entre eux peuvent se lire comme une véritable onirologie,- sont tels des barques franchissant le fleuve des Morts pour atteindre aux rives d'une conscience revivifiée par les forces nocturnes de ce jour absolu qui songe, aux royaumes de la nuit, en l'attente de notre reconnaissance. « Les Grecs, écrit Jean Biès, distinguaient le rêve (onar) d'origine humaine, passant par la porte d'ivoire, et le Songe (chrématismos) d'origine céleste passant par la porte de corne. » Chacun se souvient de l'admirable début d'Aurélia de Gérard de Nerval, sans doute l'un des plus beaux récits alchimiques de la littérature universelle: « Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire et de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres;- le monde des Esprits s'ouvre pour nous. »
Nous nous retrouvons là, par l'ambassade de cette spiritualité romane et romantique dont l'oeuvre de Nerval fut le testament éperdu, au coeur fusible de l'alambic de la culture occidentale où revivent aussi les plus réverbérantes conquêtes spirituelles d'Hildegarde de Bingen. Abbesse visionnaire, musicienne, incarnant l'autorité sacerdotale par la création, Hildegarde de Bingen témoigne de cette spiritualité, à la fois si proche et si lointaine, par l'expression de réalités plus hautes que toute expression. L'homme moderne ne comprend si mal l'Alchimie que parce qu'il se fait une idée fausse de la nature. Ce qui est la « nature » pour la spiritualité romane est devenu pour le Moderne, une réalité presque hors d'atteinte. Les livres de Sainte Hildegarde de Bingen, composés selon sa propre expression dans « l'ombre de la lumière vivante », s'imposent à l'intelligence de celui qui accepte de les considérer sans condescendance comme des visions revivifiantes.
Dans l'ombre de la lumière vivante, soudain, les choses renaissent à elles-mêmes chargées de forces merveilleuses, riches de prodiges cachés à l'entendement profane mais que des circonstances particulières peuvent révéler de façon fulgurante. La modalité de la connaissance, pour Hildegarde de Bingen, est celle de l'apparaître. Elle ne croit pas à proprement parler que l'apparence cache la réalité. Elle voit dans l'apparaître la vision de Dieu. La beauté du monde est celle de Dieu. L'apparence n'est pas mensonge, dissimulant un être hors d'atteinte qui serait « vérité » selon le dualisme philosophique classique. La vision du monde naît de l'expérience de la trancendance telle « qu'un trait de feu sorti du ciel entr'ouvert ». Ainsi, écrit M.M Davy: « Une vision de Beauté l'entoure. Dieu a crée un univers magnifique et a fait l'homme à l'image de sa propre beauté. A la beauté extérieure correspond la beauté intérieure. »
La musique du monde, qui est une et infiniment variée naît de cette correspondance où les répons aux répons se répondent, comme Albe et Aurore dans un jeu de miroir sans fin. La distinction entre le feu brillant, « lucidus igni », et le feu noir, « niger ignis », nous reporte déjà au coeur brasillant de la science hermétique, ainsi que la mise-en-miroir du microcosme et du macrocosme. Le monde est le miroir des Symboles. La Sagesse alchimique nous invite à un voyage à travers les couleurs, l'esprit des astres et des fleurs où la nature subtile, entretissée de signatures divines, nous divulgue à nous-mêmes notre pouvoir de vaincre tous les déterminismes et toutes les pesanteurs. A cet égard, nous aurons garde de ne pas soumettre les expériences visionnaires aux seules normes d'une « histoire de la culture ». L'Alchimie procède par visions et suscite des visions. L'Idée, qui est au sens étymologique la chose vue, est le signe sacré, le hiéroglyphe de la rencontre du monde et de l'entendement humain. Les visions de Hildegarde de Bingen nous entraînent jusqu'au pur éther dans une ferveur ascendante qui ordonne autour d'elle les paysages qu'elle parcourt selon des mesures analogiques.
Pour les alchimistes, ces mesures se retrouvent au coeur même de la matière car l'éther n'est autre que l'essence la plus subtile de chaque élément. Au plus subtil et au plus ardent, la terre est éther, l'eau est éther, le feu est éther, l'air est éther. L'énumération traditionnelle des éléments dans les plus anciens traités d'Alchimie ne mentionne que quatre éléments, à l'exclusion de l'éther,- mais l'éther qui survient dans les traités plus récents n'est pas un ajout, mais une précision apportée à des conceptions invariables. Le subtil et le grossier, l'âme et le corps, ne sont pas scindés mais distincts, et cette distinction suscite une tension, une dynamique où se révèle la vocation humaine. Aller du plus grossier, du plus lourd, du plus corporel au plus subtil, au plus léger et au plus spirituel,- c'est un appel auquel il est possible de ne pas répondre, - et tel est précisément le libre arbitre de l'homme et le sens de sa grandeur lorsqu'il décide de répondre à la vocation du Haut. Demeurer esclave ou se rendre libre, chaque être humain est un jour confronté de façon explicite à ce dilemme. « En fait, toutes ces distinctions, écrit M.M Davy, se ramènent à deux: ce qui est avant la maturité, c'est-à-dire les différentes étapes de la maturité elle-même; la maturité correspondant à l'or et les étapes qui précèdent désignant les divers processus de fusion. La maturation est une purification, un progrès en voie d'achèvement; la démarche se fait en allant de l'inauthentique à l'authentique. L'amour peut concorder avec la nature, de la même manière que la couleur de l'or concorde avec la véritable nature de l'Or. L'anti-thèse chair-esprit comporte un dynamisme déterminant la vocation de l'homme. »
Les Modernes, lorsqu'ils récusent la sainteté de l'Esprit, et l'immortalité de l'âme, si familières aux civilisations traditionnelles, se réclament volontiers d'un monisme qui, réduit à lui-même, nie la multiplicité des états de l'être et aboutit, fatalement, à la plus navrante uniformité. L'appel de l'Esprit-Saint, son irradiation lumineuse à travers les apparences, loin de diviser l'être et l'apparence, l'esprit et la chair, l'intérieur et l'extérieur, unit au contraire musicalement ces modalités dans un entrelacs dont témoignent les Songes et les intersignes, si précieux dans leur apport décisif à l'élaboration du Grand-Œuvre. La terrestréité de l'Oeuvre est le miroir d'une sagesse céleste. L'homme quoiqu'il veuille, est en marche dans le temps, et cette marche il ne tient qu'à lui qu'elle soit une marche ascendante. Pèlerin de la Jérusalem céleste, l'alchimiste chemine sur les traces de la présence divine. La présence est déjà par-delà mais la trace demeure et lorsque nous l'approchons, nous demeurons en elle, tels une promesse prophétique réalisée. Nous avons nommé Symboles ces traces de la présence divine car le mot Symbole suggère la double existence d'une part demeurée ici-bas et d'une part conférée au-delà. Symbolique est la réalité à la fois immanente et transcendante de la trace qui, d'étape en étape guide la pérégrination du chevalier de l'Art Royal. « Le Symbole, écrit M.M Davy, ne se situe point dans l'éphémère. Le ciel et la terre passeront. Le Symbole ne relève point d'un tel ciel et d'une terre condamnée à disparaître, fils de l'éternité, il appartient au solstice éternel. »
Signe donnant accès à la connaissance, le Symbole perdure dans l'éblouissement solsticial de la mathématique pythagoricienne comme dans la procession ascendante des néoplatoniciens. Signe sensible des réalités immatérielles, le Symbole nous permet de comprendre en quoi les conceptions gnostiques échappent au panthéisme. Dieu, certes, est partout, mais non comme immanence, mais comme trace d'une présence, qui est à la fois ici et ailleurs, en ce monde et dans un autre monde, éclats d'une transcendance qui demeure inscrite dans nos regards, comme le reflet d'une image hors d'atteinte car échappant à toute constatation. La Vérité ne se constate pas, elle s'éprouve. Cette épreuve suppose les concordances philosophiques entre l'alchimiste et son Oeuvre dont nous parlions plus haut. La vérité ne se constate pas car la constatation soumet la vérité à la condition de la constatation. Or, il n'est de vérité qu'inconditionnée. Ce qui est au-delà de toutes les conditions n'est pas séparé de toutes les conditions mais le moyeu immobile de la roue. C'est en faisant tourner la matière, par le « feu de roue » à travers toutes les transformations et conditions possibles que nous est révélé, par analogie, le moyeu immobile, l'Inconditionné.
L'alchimiste de la tradition romane ne diffère en aucune façon, à cet égard, de l'alchimiste de la tradition taoïste. Le Centre de la Roue demeure à sa place, quel que soit le point du cercle à partir duquel on l'envisage. La chose ne paraît pas si difficile à comprendre. Il faut croire cependant qu'elle l'est si l'on en juge par l'acharnement des uns et des autres à soumettre la Gnose à des particularités « culturelles ». Rappelons seulement le proverbe chinois: « L'imbécile, si on lui montre la lune regarde le doigt ». On peut se perdre en considérations infinies sur les formes de la Quête spirituelle sans jamais aborder le sens des oeuvres qui témoignent de cette Quête; mais les universitaires modernes eux-mêmes, longtemps sous le joug de ces tristes labeurs, commencent à douter de la pertinence de ces « méthodologies » qui ne peuvent s'appliquer qu'en niant l'intention des auteurs et les desseins des oeuvres. La possibilité même d'une métaphysique ou d'une ontologie qui libéreraient la pensée de la servitude du déterminisme théologique ou matérialiste, porte, plus haut et plus loin dans la frondaison des oeuvres, l'exigence herméneutique dont les « tracés de lumière », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, prédisposent l'entendement humain à la sagesse prophétique et nous autorise, à l'exemple du Cavalier Bleu de Henry Montaigu, à recourir à la Tradition chinoise pour mieux comprendre notre essentielle appartenance romane. Le Cavalier Bleu, où l'Adepte de l'Art royal trouvera l'exposé le plus charitable qui soit, sous le voile des symboles, des étapes du Grand-Œuvre, s'ouvre en effet sur un carré magique qui rend opérationnel les figures mises en structure du Yi-king. Nombreuses sont les passerelles qui unissent la tradition romane à la tradition chinoise, mais ces passerelles se trouvent à une certaine hauteur et, pour la plupart, elles sont perdues, indiscernables dans la brume des nues. Ce serait déjà fort beau, et l'auteur en serait grandement satisfait, si ces quelques pages favorisaient l'acuité du regard qui plonge dans le ciel jusqu'à la rencontre avec les passerelles célestes.
Nous retrouvons ainsi sous des formes différentes dans le taoïsme une expérience de l'envol dans les astres à travers une alchimie du réel proche de l'aventure visionnaire de Hildegarde de Bingen, non seulement dans le récit qui nous en est donné mais aussi dans la connaissance qui en résulte. Les visionnaires, les voyageurs du Haut, les nomades des nues, les chevaliers de notre « céleste compagnie » rapportent de leurs pérégrinations un savoir qui possède ses précisions, sa terminologie, empruntés à la fois à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Les taoïstes, tout comme les mystiques et les alchimistes de notre Moyen-âge chrétien ne voyaient pas le monde comme une mécanique distribuée en fonctions et obéissant à un enchaînement de causes et d'effets mais comme un jeu d'influence, un réseau de forces insaisissables d'où rien ne peut être à proprement parler isolé ou expliqué.
Cette logique philosophique n'est, en soi, ni occidentale ni orientale, elle est traditionnelle, c'est-à-dire qu'elle fut à l'origine de toutes les civilisations connues. On pourrait même dire qu'elle demeure fondatrice. Il suffit pour s'en convaincre de considérer les oeuvres littéraires importantes de ces dernières décennies. Presque toutes témoignent en faveur de cette logique traditionnelle, soit qu'elles oeuvrent, comme celles de Jünger ou d'Eliade, dans l'ordre d'une herméneutique créatrice, soit qu'elles actualisent avec feu, les principes mêmes de la Tradition, comme celles d'Antonin Artaud ou de Henry Montaigu. Nos poètes sont nos Chamanes, nos Saints, nos Apôtres et nos Prophètes ! Nerval, Baudelaire, Villiers de L’Isle-Adam, Rimbaud, Mallarmé, sont nos audacieux médiateurs avec l'Invisible. Leurs traces, leurs proférations sont plus illustres dans la mémoire de n'importe quel bon Français que les obscures tractations de notables fugaces, et de « puissants » dont le pouvoir ne fut jamais que le renoncement à toute véritable puissance créatrice. La littérature est notre légende dorée, où Albe et Aurore s’entretiennent à l’infini, car lorsque la société elle-même désavoue la civilité (qui est d'essence surnaturelle) la civilisation se réfugie dans l'âme des poètes en l'attente de temps meilleurs. Telle fut aussi la leçon du Roi Dormant de Henry Montaigu,- le plus taoïste, car le plus français, des écrivains de France. La Tradition, fondatrice de civilisation, demeure le Principe mais la « société » s'étant substituée à la civilisation, celle-ci demeure comme une vertu cachée, une aube secrète, aux feuilles encore repliées dans la conscience ésotérique du pressentiment. Rien n'empêche, pour autant, que nous devenions invisibles comme les sages taoïstes, afin que nous puissions ramener, de l'Invisible dans le visible, d’Albe en Aurore, la Gloire des plus hautes possibilités humaines et surhumaines.
4. L'œil de la colombe
Le corpus alchimique n'est pas moins remarquable par son iconographie que par ses écrits. Bien souvent, l'image, moins contrainte à la linéarité didactique délivre un message d'une plus grande plénitude que les traités qu'elle illustre et qui ne sont pas toujours le fait de grands écrivains. Lorsqu'un Clovis Hesteau de Nuysement ou un O.V. de L. Milosz s'emparent de la songerie alchimique, les oeuvres qui en sont la conséquence font vivre et vibrer la teneur philosophale jusqu'au point où elle s'impose comme une connaissance, une gnose, à l'entendement du lecteur. Mais souvent les traités d'Alchimie paraissent alambiqués et confus, l'attention s'égare dans un labyrinthe d'allusions et la perspective d'ensemble paraît, à première vue, faire défaut. L'iconographie alchimique a précisément pour objet de dire ce qui ne peut être dit par les mots, ou, mieux encore, de placer dans la juste perspective ce qui est dit, de telle sorte que l'image et le mot unissent à nouveau leurs pouvoirs dans l'ordre du Symbole. L'iconographie alchimique montre la nature comme une réalité symbolique. Ce ne sont pas seulement les éléments de la nature qui se font Symboles, mais, plus profondément et plus essentiellement, la nature qui révèle sa propriété de Symbole. La nature, tel est le message de l'iconographie alchimique, existe à l'intérieur du Symbole.
Aller au cœur du Symbole, porter le génie herméneutique jusqu'à ce tréfonds où le Symbole divulgue sa réalité ultime, c'est retrouver le monde avec ses couleurs, ses effluves, son immanence miroitante. La Quête alchimique ne nous dépossède point du monde en nous détachant de lui. Le propre de la Quête alchimique est de nous porter de la périphérie de l'être où nous vaguons jusqu'au cœur où nous rayonnons, souverains non plus désireux de l'être, éveillés de la « confusion morose » du sommeil qui passe généralement pour être la seule réalité. Nous invitons notre lecteur à s'attarder sur ces images de telle sorte à laisser retentir en lui-même le beau silence solennel qui en émane. Peu à peu, si nous nous attardons dans la contemplation, la réalité revient; la douce présence des arbres, de la terre, des ciels, des animaux, témoigne de la vérité de notre Quête.
Certes, les symboles doivent faire l'objet d'une interprétation mais cette étape de l'interprétation doit être précédée d'une appropriation contemplative de l'image. L'image n'est pas seulement un langage codé. Il importe de laisser s'accomplir en soi la songerie artistique, avec tout ce qu'elle porte d'intuitions et de sensations. Le sens métaphysique ne nous est donné que lorsque l'on renonce à son « quant-à-soi ». Il faut cesser un moment de se voir comme un « moi » face à un objet dont il faudrait à tout prix tirer de précises informations. La gravure alchimique nous invite à nous perdre nous mêmes de vue afin de nous retrouver. Le tout, en l'occurrence, est affaire d'imagination, à condition de concevoir l'imagination selon la notion d'imagination créatrice telle que l'éclairent les ouvrages magistraux de Henry Corbin.
Le monde imaginal, pour Henry Corbin, n'est pas cette dérive d'éléments irreliés, insolites, qui envahit l'entendement humain de ses terribles ressassements mais le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible, monde d'une réalité aussi certaine, objective et universelle que peut l'être, dans le monde sensible, l'existence d'une ville ou d'une forêt et dans le monde intellectuel l'existence d'un théorème mathématique. Les gravures alchimiques naissent du monde imaginal et sont ainsi des invitations faites à venir s'y retrouver. De même que la nature est à l'intérieur du Symbole comme une plénière réalité ésotérique, de même, il nous faut apprendre à nous mouvoir à l'intérieur des images. Cessons d'être à l'extérieur, entrons dans la beauté du Symbole, soyons le musicien des figures qui s'y meuvent, dont les actions nous sont décrites. Que la fraîcheur de la rosée, le vert des arbres que les gravures ne montrent pas mais disent impérieusement, nous deviennent familiers ! Parcourons, en randonneurs solitaires les arrière-plans de ces paysages, éloignons-nous, si possible, de tout ce qui peut être vu de l'extérieur, égarons-nous par-delà la rivière, perdons-nous dans les frondaisons à la rencontre d'autres bestiaires fantastiques que les admirables graveurs anonymes de ces images ont sagement laissés hors de portée de nos regards.
Là est toute la différence entre un tableau moderne et une gravure alchimique: il est dans l'intelligence propre de la gravure alchimique de ne montrer qu'une partie du paysage imaginal. Pour le peintre moderne, la toile est le tout et le « tout » se joue dans le travail des lignes et des couleurs. Dans l'Art sacré, tout se joue dans l'accès à ce qui n'est pas directement montré. Les gravures alchimiques ne sont pas des objets mais des portes entrouvertes. C’est davantage le paysage qui s'y profile que la porte elle-même qui doit susciter l'intérêt du Noble Voyageur. La question essentielle que l'image alchimique nous pose est celle de la conversion du regard.
La vision iconographique du réel que l'art alchimique révèle à notre entendement s'apparente à maints égards à la philocalie orthodoxe. « l'Esprit-Saint est la saisie directe de la beauté » écrivait Dostoïevski. L'Esprit-Saint est l'inépuisable source lumineuse du monde imaginal. La beauté iconographique doit se comprendre d'une toute autre façon qu'ornementale ou didactique. « Par rapport au Verbe, écrit Paul Evdokimov, l'Evangile de l'Esprit-Saint est virtuel, contemplatif, il est le doigt de Dieu qui trace l'Icône de l'Etre avec de la lumière incréée. »
Il importe donc d'apprendre à déchiffrer les œuvres de l'iconographe divin, apprendre, comme le dit Saint-Grégoire de Nysse à « regarder par l'œil de la Colombe ». Cette conversion du regard suppose, ainsi que le souligne Françoise Bonardel « une double oblation herméneutique », en citant Wang-Bi: « Les mots sont les traces sonores des images et les images sont les filets visibles des significations. Les images surgissent de la signification mais lorsqu'un homme se laisse prendre par les images, alors ce ne sont pas de justes images. Les mots naissent des images, mais lorsqu'un homme se laisse prendre par les mots, ce ne sont pas de justes mots. Ainsi ne peut-on saisir le sens que lorsque l'on oublie les images et ce n'est que lorsqu'on oublie les mots que l'on peut apprécier les images. La compréhension du sens à pour condition le sacrifice de l'image, la compréhension des images a pour condition le sacrifice des mots. » Il faut oublier les images pour entendre le secret des mots et oublier les mots pour entrer dans les royaumes impondérables de l'image. L'absolu tant désiré advient précisément dans l'oblation qui révèle la pure présence du Sens qui est par-delà toutes les images et tous les mots. Le « secret de nature » dont parlent les traités est d'abord une luminologie. Par-delà l'image et le mot est la lumière qui fait apparaître. L'image n'est rien sans le soleil visible et le mot n'est rien sans l'invisible soleil du Sens dans le ciel de l'entendement humain.
La Quête alchimique vers l'essence consiste à retrouver en toutes choses l'essence humaine dans sa réalité immanente, l'éclat éblouissant dans les ténèbres de la substance. Telle est la vision iconologique de l'Alchimie, telle est aussi sa prière et son oeuvre. « Les Saints priaient, écrit Saint-Basile, pour que la contemplation de la beauté divine s'étende sur l'éternité ». De même, l'Oeuvre alchimique voudra étendre à l'ensemble de la création l'embrasement transfigurateur de la lumière divine. « Selon une vieille croyance populaire, rapporte Paul Evdokimov, l'éclair pénétrant la nuit d'une huître engendre la perle. L'espace n'a d'existence que par la lumière qui en fait la matrice de toute vie. C'est en ce sens que la vie et la lumière s'identifient. La lumière rend tout être vivant en en faisant celui qui est présent, celui qui voit l'autre et qui est vu par l'autre, celui qui avec et vers l'autre, existant l'un dans l'autre. » De même, la philosophie hermétique est moins une philosophie fermée qu'une possibilité offerte d'aller à la rencontre du monde. « Bien respirer un beau poème, disait Bachelard, c'est boire l'or astral des alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration. » Aller à la rencontre du monde, c'est devenir ce que nous découvrons, non plus spectateurs mais acteurs de la dramaturgie alchimique définie par Antonin Artaud. « Toute figure, écrit Françoise Bonardel, cachant ce qu'elle feint de montrer, renvoie en fait le lecteur à l'obligation de devenir le lieu d'où, pour émerger, en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain (eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières ». Délivré par la méditation mercurielle, l'esprit humain s'élance avec impétuosité vers les ruisselantes lumières de l'Esprit-Saint. « De l'image visible, écrit Joseph de Volokolamsk, l'esprit s'élance vers le divin. Ce n'est pas l'objet (icône matérielle) qui est vénérée par la Beauté par ressemblance que l'Icône transmet mystérieusement. »
Retrouver la beauté par ressemblance que l'icône transmet mystérieusement, tel est l'Oeuvre qui nous confère la souveraineté. La pierre est l'aboutissement de l'Oeuvre. Rien ne sera jamais compris des procédures alchimiques si nous ne discernons pas, au-delà des images et des mots l'opération déïfiante dont ils décrivent le cheminement. Les mots conduisent à d'autres images et ces images à d'autres mots, mais tout cela demeure dans l'insignifiance si nous ne comprenons pas ces signes comme des étapes sur le chemin d'une souveraineté conquise. On se souvient de la formule frappante de Kant: « Le Beau est une finalité sans fin ». Cette souveraineté conquise par la ressemblance que l'image mystérieusement transmet est, pour l'alchimiste, la finalité sans fin. Et comment mieux définir la Pierre que par cette formule, « une finalité sans fin ».
A cette hauteur ou à cette profondeur, le paradoxe logique est seul capable de saisir le sens. Ainsi que l'écrit Evdokimov: « L'Homme-Dieu est le paradoxe à la puissance suprême, au sens définitif ». Le paradoxe incarné, la vertu christique, l'Oeuvre de l'alchimiste a pour destination d'en réaliser la plénitude par l'approche fervente de la nature, mais dans cette approche prédomine le pressentiment du voile, de la présence auguste d'une autre réalité. « Dès lors, ajoute Paul Evdokimov, il est évident que ce n'est pas dans la nature elle-même que se situe la vraie beauté mais dans l'épiphanie du transcendant qui fait de la nature le lieu cosmique de son rayonnement, un buisson ardent ».
La méditation philosophale à laquelle nous invitent les images et les poèmes est d'abord une invitation à reconquérir les prérogatives métaphysiques de l'Art sacré en ouvrant la conscience au buissonnement ardent des interprétations. De l'affirmation dostoïevskienne « la Beauté sauvera le monde » la gnose philocalique voudra faire une attestation métaphysique, en tant que double oblation. Car si la Beauté sauve le monde, il ne nous appartient pas moins de sauver le Beauté. D'où l'importance de l'Oeuvre. L'Alchimie est ainsi une contemplation oeuvrante ou une prière opérative; ce que devraient être toute contemplation et toute prière. La Beauté ne nous sauve que si nous sauvons la Beauté. Cette réciprocité à l'œuvre dans l'immanence et la transcendance est également mise en évidence par Clément d'Alexandrie: « L'Homme est semblable à Dieu parce que Dieu est semblable à l'Homme » La procession liturgique du Grand-Œuvre est orientée par la naissance de Dieu en l'homme, mais celle-ci n'a de sens que par la naissance de l'homme en Dieu. La Nativité et l'Ascension sont la double appartenance dont la Pierre est la Symbole de réalisation. L'Alchimie, cette forme métaphorique de la Gnose chrétienne et universelle, si elle dépasse les actes ordinaires du croyant ne s'écarte pas pour autant du génie propre au christianisme. « L'homme est un être qui a reçu l'ordre de devenir Dieu, dit Saint-Grégoire de Nysse. L'homme doit unir en lui la nature créée et l'énergie divine incréée car il est homme par la nature et Dieu par la Grâce » C'est à la reconnaissance de ces très anciennes paroles de feu que nous devons de ne pas éteindre l'Esprit-Saint qui vit et circule en toute chose. Ainsi que l'écrit justement Alexandra Charbonnier dans son ouvrage sur Milosz: « Le poète divulgue ainsi une sublime vérité: c'est la matière qui assume le destin de l'esprit. La régénération du minéral correspond à une transmutation de la nature déchue d'Adam ». Sans doute en sommes-nous au moment où il faudra choisir entre une vue-du-monde gnostique et une banale conception ecclésiastique, voire administrative, du monde. L'Art, véritable liturgie cosmique, nous porte, par ses puissances salvatrices, au seuil de la Connaissance.
5. La Science alchimique
L'Alchimie n'est pas seulement, comme nous l'avons vu, une philosophie et une liturgie, elle est aussi, au premier chef, une science, mais comment comprendre cette science sans la situer d'abord dans sa procession philosophale qui la rend possible et opérative ? Pour différente qu'elle soit de la science utilitaire ou profane, la science alchimique n'en obéit pas moins à des méthodes qui ne diffèrent pas essentiellement de la science prospective la plus contemporaine. On sait que le principal argument du dix-neuvième siècle pour dénier tout intérêt aux traités d'Alchimie fut le « dogme » de l'intransmutabilité des métaux. Or, la science du vingtième siècle a frappé d'inconsistance ce dogme en donnant raison à l'a priori alchimique de l'unité de la matière.
En bonne logique, il eût fallu alors reconsidérer ces traités, le principal argument contre leur validité étant tombé, mais il faut bien se rendre à l'évidence: la « scientificité » d'une époque tient bien davantage à l'idéologie et aux habitudes qu'à l'audacieuse exactitude. Ce que nous avons pris pour habitude de ne point prendre en considération, quand bien même de nouveaux éléments nous inciteraient à le faire, se tient à trop grande distance pour que notre paresse intellectuelle ne nous interdise pas de les atteindre. Entre l'Alchimie traditionnelle et le goût de l'objectivité scientifique se sont creusés des abîmes qui sont beaucoup plus idéologiques que réels. Rien n'entraîne l'être humain aussi loin de la Tradition que les coutumes et les habitudes. Les héritiers de Newton ne parviennent, pas davantage que ceux de Galilée ou de Ptolémée en leurs temps, à se départir de leurs habitudes mentales, car ils n'ont hérité que des convictions de leurs prédécesseurs et non de l'élan créateur. Alors même que l'a priori de la science alchimique n'est plus invalidé, et quand bien même on considère, désormais, les théories de Newton comme un apport décisif, on n'en persiste pas moins à ne pas vouloir prendre en considération les recherches alchimiques de Newton, comme si elles n'étaient que des lubies de vieillard ! Presque personne ne semble envisager que les théories hermétiques puisse donner à celui qui s'en approche loyalement une plasticité intellectuelle susceptible d'apporter à la logique scientifique ces modifications décisives qui aboutirent aux théories de Newton et d'Einstein.
L'alchimiste, en proie aux variations chromatiques de l'Athanor, qui est un résumé du cosmos, est mieux placé que tout autre pour voir à l'œuvre l'interdépendance du temps, de l'espace et de la matière et pour constater que la temporalité humaine, la temporalité de l'œuvre dans l'Athanor et la temporalité du cosmos entretiennent des relations complexes qui n'ont plus rien à voir avec le temps linéaire ni les logiques binaires du positivisme. Ainsi, l'a priori alchimique, l'unité de la matière et l'interaction des « composants » de l'univers, ainsi le mode d'observation, qui implique l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, présagent, dans la méthodologie alchimique traditionnelle, les avancées les plus récentes de la Physique. Notre thèse est que l'Alchimie n'était pas une « pré-chimie », une forme de logique archaïque, rendue obsolète par la chimie moderne, pour cette simple raison que la logique de l'interdépendance, fondée sur l'analogie, s'est toujours développée en marge du rationalisme qui, durant ces mêmes périodes, a suivi son cours.
La science « rationnelle » n'est point née de la disparition de l'Alchimie ou d'autres sciences traditionnelles, elle s'est développée, ailleurs, en d'autres sites, selon d'autres ambitions. Il se trouve que la science du dix-neuvième siècle, obsolète à son tour, laisse place à des théories qui entrent singulièrement en résonance avec la Tradition hermétique, mais tel n'est pas le propos précis de ces notes. L'étude comparative entre l'Alchimie et la science en devenir sera peut-être faite un jour. Elle sera le couronnement d'une transdisciplinarité qui commence à peine à voir le jour. Ces quelques remarques d'épistémologie philosophale permettront peut-être d'en esquisser le plan. Toutes les évidences sur lesquelles se fonde la science du dix-neuvième siècle sont tombées une à une. La matière, l'espace, le temps ne sont plus ces réalités indubitables et invariables que l'assurance d'une bourgeoisie, à l'aube de ses plus lucratives conquêtes techniques, projetait sur le monde. Nous avons compris, depuis, que la matière recèle les secrets d'une « vérité » et d'une « unicité » dont le Vedantâ et Leibniz avaient pressenti les opérations subtiles dans tous les ordres de la réalité intérieure ou extérieure. Les visions de Hildegarde de Bingen ou de Rumî nous avaient déjà donné à pressentir que la lumière entrait dans la constitution la plus essentielle de la matière. Or, nous disent aujourd'hui les physiciens, la lumière ne serait que de la matière morte. C'est donc à bon escient que les alchimistes sont à l'affût de « l'étincelle d'or » enclose dans les tréfonds de la matière. L'étude et la contemplation de la lumière, la tentative sans cesse réitérée d'en pénétrer les arcanes demeure d'actualité. A ne point oublier la nécessaire dépendance de la théorie de la lumière, de l'œil qui perçoit la lumière et de la lumière elle-même, dans son inconnaissable profondeur étrangère à l'humain, nous revenons, avec l'Alchimie à la science (née du regard « stéréoscopique » ou « panoramique », pour reprendre les mots de Jünger) qui n'a d'autre dessein que de modifier notre entendement dans le sens du plus profond bonheur et de la plus grande richesse.
Le « scientifique », encore imbu des catégories du siècle précédent, ne manquera pas d'objecter que l'on ne sait jamais, dans les traités d'Alchimie, si la lumière est la lumière physique ou la lumière métaphysique et que cette incertitude interdit l'approche scientifique des phénomènes décrits. Mais en logique philosophale, cette objection ne tient pas car, dans ses approches à angle variable, symbolisées par le « feu tournant », l'objet et le sujet, comme dans un ballet, se disposent en figures tournoyantes dont chacune, selon des lois chorégraphiques précises, est tour à tour objet et sujet de l'autre, selon qu'elle définit à tel ou tel moment le centre de gravitation du mouvement en cours. La musique baroque figure assez bien les trajectoires propres à la logique alchimique et sans doute à la logique de l'univers lui-même dont on s'aperçoit de plus en plus qu'il ne ressemble nullement à l'image que voulaient s'en faire les progressistes du siècle dernier. Le reflet métaphysique de la lumière physique divulgue le secret de la lumière divine. Le monde physique ne peut s'interpréter qu'à partir d'un monde métaphysique car l'interprétation est elle-même ce monde métaphysique. « L'Alchimiste, écrit Dorneus, verra peu à peu, et de plus en plus avec les yeux de l'esprit, luire un nombre infini d'étincelles qui deviendront une grande lumière. » En dehors du sens métaphysique dont elles sont le miroir, les choses n'existent pas. C'est ainsi que la confusion entre le « physique » et le « métaphysique » qui chagrine tant nos prétendus scientifiques apparaît au contraire, à qui sait en faire bon usage, comme une chance magnifiquement offerte, de saisir au vif le phénomène dans sa métamorphose, sans être dérouté par son caractère transitoire, ni par sa nature protéenne ou contradictoire. Qu'une chose puisse être à la fois ceci et cela, visible et invisible, physique et métaphysique, c'est là toute la pertinence du Symbole, qui, par nature, appartient à deux mondes. « Faire apparaître les choses cachées dans l'ombre, écrit Sendivogius, et en enlever l'ombre, voici ce qui est permis par Dieu au philosophe intelligent par l'intermédiaire de la nature. Toutes ces choses se produisent et les yeux des hommes ordinaires ne les voient pas, mais les yeux de l'esprit et de l'imagination les perçoivent par la vision vraie, par la vision la plus vraie ».
L'Alchimie nous propose donc une explication scientifique de la réalité, mais à des fins toutes autres que celles que se propose la science profane. Le monde existe, nous dit l'Alchimie, ses éléments sont en proie à d'irrésistibles variations et d'impérieuses métamorphoses et il n'y a pas lieu de s'en désintéresser. Il n'est plus question de rester enfermé dans ses opinions ou dans ses convictions. Le Merveilleux peut naître à chaque seconde de l'attention extrême que nous portons aux plus simples choses qui nous entourent: la terre, l'eau, l'air, le feu. Le tout est de saisir leur dynamique intime, de s'approprier le secret de la force qui les anime, d'en approcher les fulgurances. Il y a dans l'Alchimie une musique et un silence du Merveilleux. Les âmes des choses brasillent dans l'Athanor et, dans leurs déploiements chromatiques, soudain semblent gagnées par la solennité du silence. Il n'en demeure pas moins que cette intense poésie naît d'une science. Le monde auquel nous invitent les alchimistes est aussi peu subjectif et sentimental que possible, précisément car toutes les subjectivités et tous les sentiments s'y retrouvent. Cette totalité formule, mieux que n'importe quelle déclaration d'intention, l'objectivité de l'Alchimie.
A cet égard l'Alchimie appartient en effet à un monde radicalement différent de celui où nous vivons, car l'alchimiste expérimente dans sa recherche métaphysique même. L'alchimiste ne se contente pas de formules mathématiques inventées par d'autres. Chaque alchimiste doit refaire le parcours depuis la découverte de la matière première jusqu'à ses ultimes métamorphoses culminant dans le Rubis des Sages ! Tel est le paradoxe que cette science traditionnelle n'est point facilitée par la transmission du savoir. Tout est dit, mais sous un voile, et la révélation est l'aventure propre, et singulière, de l'alchimiste. L'alchimiste, face à son Oeuvre, est unique. Nul ne peut le remplacer, et c'est en effet ce qui tendrait à éloigner l'Alchimie de la science pour la rapprocher de l'Art. Mais, à l'inverse, pourquoi ne pas se fonder sur les exigences propres de l'Art, pour rapprocher l'Alchimie de la science ? L'Alchimie, science issue de la nuit des temps, témoigne d'un état de la connaissance humaine où l'Art, la science et la magie (au sens de moyen d'action sur le monde et sur soi-même) n'étaient pas encore séparés. On ne peut s'empêcher de considérer que cette séparation n'est efficace, comme la division du travail, que dans l'ordre de l'économie et de la gestion, et qu'elle est au contraire préjudiciable à la prospection et à la connaissance. Si se connaître et connaître le monde forme bien un seul acte de connaissance, la connaissance est une et toute subdivision, qui se prolonge abusivement, finit par atteindre la connaissance elle-même dans son principe. L'Art qui n'est pas un objet de connaissance est pure vanité, sinon pure inexistence. La Forme artistique elle-même est l'empreinte d'une volonté de connaissance qu'il importe de déchiffrer si l'on ne veut pas se limiter à une critique qui n'est que la vanité des vanités.
L'Alchimie peut ainsi nous enseigner à mieux comprendre l'Art et la science en mesurant ce qu'il y d' art dans la Science et ce qu'il y de science dans l'Art. De même que les romans de Balzac apportent davantage à la connaissance de l'Histoire des hommes que tous les traités de sociologie et de psychologie, il est fort probable que l'Alchimie nous apporte davantage sur la connaissance de la nature et du cosmos que les sciences positives vulgarisées telles qu'elles nous parviennent actuellement par l'enseignement secondaire ou universitaire ! L'Alchimie est une science qui fait sienne les exigences de l'Art, c'est-à-dire l'exigence d'une expérimentation directe, non-reproductible et cependant infiniment chargée de Sens. L'Alchimie est aussi, et simultanément, un art qui fait sien les exigences observatrices et méthodologiques de la science, respectant ce que Bachelard a nommé la dialectique de l'a priori et de l'a posteriori, l'expérimentation venant infirmer ou confirmer une théorie interprétative préalablement formulée. Rien, en Alchimie, n'est hasardeux. Le paramètre d'influence infime ou insignifiant n'existe pas. Toutes les influences jouent pleinement dans l'accomplissement de l'œuvre, et aucune n'est négligeable. Les lois selon lesquelles se réalisent les Principes sont exactement formulées, mais leur mode d'implication dans l'expérience est imprévisible et unique, non certes car il relève de l'aléatoire mais bien parce qu'il s'inscrit dans un faisceau d'influences si diverses et si nombreuses qu'il ne se reproduit jamais deux fois à l'identique. Les conditions requises sont toujours les mêmes, mais le mode opératif varie car la situation, prise dans son ensemble, et à commencer par l'opérateur, ne sont jamais les mêmes.
Si quelques ambitions président à cet ouvrage, la première d'entre elle serait de délivrer autant que possible les belles procédures opératives des alchimistes du pathos et de la médiocrité « occultiste », pour ne rien dire de l'abominable « New Age ». L'occultisme ne serait-il pas en dernière analyse la mauvaise humeur propre au narcissisme malheureux ? L'alchimiste est un mystique pragmatique. Son « moi » ne le préoccupe pas outre mesure car il sait que seule importe la rencontre du temps et de l'éternité, la seconde magique où l'éternité coupe verticalement le temps. Comment se préoccuper de son « moi »,- comme le font les psychanalystes et les occultistes modernes,- lorsque l'on sait que le « moi » n'existe pas, que nous sommes voyageurs odysséens en des réseaux d'analogies et de Symboles ?
L'Alchimie est une science dans la mesure où elle n'est pas une croyance, et elle est une science sacrée dans la mesure où elle dépasse l'utilitarisme. L'Alchimie, au lieu de se perdre en représentations abstraites va droit aux choses elles-mêmes. La connaissance absolue qu'elle poursuit passe par le jeu des éléments et les expérimentations variées et la songerie amoureuse. L'alchimiste face à son Oeuvre instaure un rapport au monde où le centre n'est plus son « moi », son humanité, ou quelque autre appartenance que l'on voudra, mais l'étincelle née de la rencontre du monde et de l'entendement humain. Le vrai n'est pas dans le « moi », le vrai n'est pas dans le monde mais dans « l'étincelle d'or », la seconde magique de la rencontre, l'escarbille soudaine qui, par la justesse de l'idéogramme qu'elle trace dans l'air, va illuminer la réalité dans la recouvrance de sa réalité aurélienne.
A cet égard l'Alchimie figure dans un registre philosophique fort éloigné de l'humanisme moderne qui préside actuellement aux destinées du « progrès » scientifique, voué selon la formule de Simone Weil que nous citions précédemment « à réussir aussi bien entre les mains des fous que des criminels ». Et c'est en effet ce que nous voyons. La faiblesse de l'humanisme moderne, qui se revendique fort abusivement de l'humanitas antique, est de ne jamais cesser de concevoir l'homme dans la perspective évolutionniste comme un animal auquel se serait ajouté quelque chose, à savoir l'âme, la raison, la parole, l'art de la guerre ou que sais-je ? Cette conception zoologique de l'humain comme « animal amélioré » par un ajout, contresigne l'absurdité de la thèse évolutionniste à laquelle nous devons d'autres théories encore, racistes, économiques, propres à satisfaire l'idéal à rebours des « hommes sans visage ». En Alchimie, comme dans toutes les autres sciences traditionnelles, l'identité humaine ne connaît pas de telles réductions génériques ou zoologiques. L'homme de la tradition ne classait point ses semblables en catégories naturalistes. L'être humain se définissait par son parcours spirituel, c'est-à-dire par le secret, car le parcours spirituel est un secret entre Dieu et l'homme.
L'Alchimie, comme toutes les sciences de l'interdépendance, suppose une conversion du regard qui bouleverse notre identité. Il est banal aujourd'hui de parler d'une « crise de l'identité », comme il existe au demeurant une crise de la propriété (l'une étant l'avers de l'autre); mais si l'on suit la logique philosophale, ces « identités » et ces « propriétés » ne sont que des écorces mortes, et il bon qu'elles soient menacées. Seule importe l'Oeuvre. L'existence humaine, dans sa prédestination surnaturelle n'est rien d'autre que l'accomplissement de l'Oeuvre. Or, l'identité humaine propre à « l'humanisme » moderne pose l'homme comme « ayant droit » de par sa seule identité humaine, mais il suffit, et cela, hélas, depuis le début de ce siècle ne cesse de se voir, de dénier à autrui cette identité pour instaurer l'horreur. L'Alchimie, et tout le courant herméneutique qui l'accompagne, pose au contraire l'être humain comme une possibilité renouvelée, dans chaque être humain, de tout reprendre à l'origine et d'atteindre par son Oeuvre à une sorte de responsabilité universelle.
La beauté de l'iconographie alchimique en témoigne: rien ne peut être laissé au hasard de la laideur. L'alchimiste n'est pas « l'ayant droit » satisfait de son identité ou de son appartenance, il est, sur la crête scintillante de l'instant qui naît et qui meurt, la possibilité de l'Oeuvre. Cette vue du monde esthétique, plastique, pragmatique, s'oppose aux idées générales, aux morales et aux dévotions du monde moderne. Le monde de la Tradition, que les modernes accusent volontaire d'être chimérique, n'a jamais cessé de prendre la mesure réelle de la vie humaine par l'ivresse et par le rêve de la beauté ; car, en fin de compte, rien n'est réel que la beauté. Les hommes de la Tradition étaient assez sages pour comprendre que nos identités ne sont rien, que notre humanité même, au sens générique, n'est qu'un leurre et que seule importe l'heure qui s'élève dans le ciel comme une prière adressée au rêve et à l'ivresse de la beauté.
L'homme moderne se veut extraordinairement réaliste et nous voyons son imprévoyance nous précipiter dans le désastre; il se croit informé des ressources de la Raison et son monde obéit à la plus noire déraison; il s’imagine enfin le gardien excellent de la morale et de l'humain et ne cesse de se trouver engagé dans les plus affreux massacres de tous les temps ; et même, lorsque le calme règne, en apparence, la vie quotidienne est morne comme un lendemain de défaite. Moins épris de généralités, l'homme de la Tradition portait son attention là où d'emblée sa vie s'embrasait, là où l'intensité du rêve et de l'ivresse signalaient l'approche du Sens, dépassant la sinistre usure des jours.
Le rêve et l'ivresse, c'est à dessein que j'insiste sur ces mots qui semblent si loin de toute science. Et pourtant, lorsque le rêve humain s'ouvre sur le songe divin, lorsque la spéculation danse de reflets et reflets jusqu'au tabernacle de la lumière incréée, la science devient un « science véritable », une Gnose. La différence entre la science moderne et la science alchimique est moins dans quelque « rigueur », qui ferait défaut à l'une et serait l'apanage de l'autre, que dans leur perception diverse de l'être humain. Ce n'est pas dans les opérations et dans les théories qu'il faut, en dernière analyse, chercher les différences majeures mais dans les opérateurs. Selon ce que l'on conçoit être à soi-même sa propre humanité, l'opération alchimique relèvera d'une planification ou d'une transmutation. Si l'on examine dans ses projets et dans ses réalisations majeures la science moderne, on s'aperçoit qu'elle exprime avant tout le besoin fondamental de planifier la réalité. Le singulier est que ce besoin de planification s'accompagne d'un manque total de prévoyance. Mais sans doute le besoin de planification naît-il précisément de l'impuissance qui est devenue la nôtre à prévoir. La prévision et la prévoyance, ces vertus traditionnelles de l'Autorité, relèvent de la prophétie alors que la planification relève de la technique. La technique, par l'effroi d'une réalité imprévisible, va céder à la croyance illusoire que l'on peut aplanir la réalité pour éviter de s'y affronter. Tout, dans le monde moderne vise à l'éviction de la présence réelle. La folie planificatrice du moderne est horreur de la présence. Planifier l'espace et le temps pour éviter le face à face à l'irréductible singularité de l'aléa, telle est la froide folie de cette fin de cycle. C'est ainsi que le Moderne ne va plus vivre au cœur de la présence réelle des choses qui sont d'abord l'air, l'eau, la terre et le feu, mais derrière des écrans, où il cultive, internaute, l'illusion de l'omnipotence.
Au désir de souveraineté de l'Alchimiste, qui s'accomplit dans la liberté, non pas octroyée mais conquise, s'oppose le fantasme d'omnipotence du Moderne qui se réalise dans la servitude absolue qui fait passer les hommes du rang de sujets à celui d'objets interchangeables. Ces distinctions sont essentielles si l'on veut aborder, en connaissance de cause, la description des étapes du Grand-Œuvre. Ces étapes ne sont pas des moments dans une évolution, mais les stations oratoires d'une transmutation. L'alchimiste ni son Oeuvre n'évoluent, ils se disposent à recevoir les influx sidéraux des changements d'états dont la soudaineté contraste dramatiquement avec la longueur des préparatifs. Il existe une dramaturgie alchimique, qui exclut le plan naturaliste de « la lente évolution des caractères ». Seule est décisive la conversion du regard qui transmute l'entendement à la si fine pointe du Temps que le Temps lui-même en devient imperceptible.
6. La dramaturgie des ténèbres rutilantes
« Il y a entre le principe du théâtre et celui de l'alchimie une mystérieuse identité d'essence. C'est que le théâtre comme l'alchimie est, quand on le considère dans son principe et souterrainement, attaché à un certain nombre de bases, qui sont les mêmes pour tous les arts, et qui visent dans le domaine spirituel et imaginaire à une efficacité analogue à celle qui, dans le domaine physique, permet de faire réellement de l'or. Mais il y a encore entre le théâtre et l'alchimie une ressemblance plus haute, et qui mène métaphysiquement beaucoup plus loin. C'est que l'alchimie comme le théâtre sont des arts pour ainsi dire virtuels, et qui ne portent pas plus leur fin que leur réalité en eux-mêmes. »
Antonin ARTAUD
La dramaturgie alchimique semble inspirée du Théâtre classique, du Nô ou encore, comme l'a souligné Antonin Artaud, du théâtre balinais. En effet, le théâtre, lorsqu'il s'efforce d'établir des ponts entre la représentation extérieure et une vérité intérieure rejoint la pratique de l'Alchimie. Considérons l'effet cathartique recherché de façon explicite ou implicite par les dramaturges, la mise en scène, si comparable à la « mise-en-vaisseau » où divers composants vont interagir selon leurs caractéristiques propres, voyons les figures hiéroglyphiques des personnages et des scènes, l'éclairage, les décors dont la charge symbolique va favoriser l'herméneutique des âmes, (le tout se déroulant dans le cadre mathématique des Actes, qui, semblables aux « Œuvres » des alchimistes, donnent aux personnages et aux situations où ils se trouvent la cohésion nécessaire à l'espérance du changement d'état,) et nous aurons déjà quelque idée de cette « délivrance » qui, dans presque toutes les dramaturgies classiques ou traditionnelles aimante à la fois le destin des personnages et l'attention des spectateurs.
La scène est, pour reprendre la formule de Françoise Bonardel, « le lieu d'où, pour émerger en tant que sens transitoire d'éveil, toute forme aurait d'abord à s'immerger, s'inverser dans le bain (Eau mercurielle) où elle subirait la décantation de ses connotations familières ». La suite des Actes montre les étapes de la décantation qui n'est possible que par la mise en situation des forces qui, dans l'espace profane, perdent leur vertu d'éveil. L'espace sacré de la scène où les Figures composent des faisceaux de puissance en voie de révélation, n'est pas seulement comparable à l'Athanor de l'alchimiste, elle est l'Athanor. La scène de théâtre est ce qui dresse la parole dans sa nécessité. Là où la vie quotidienne, surtout de nos jours, ne cesse de réduire toute parole à l'insignifiance par le bruitage permanent des musiques d'ambiance, des machines et des bavardages, le Théâtre se réapproprie les vertus fondamentales du Logos, sous toutes ses formes. La syllabe devient « mantra », intonation sacralisant le souffle, et le mot, soudain, porte à nouveau en lui toutes les possibilités de l'être. Mais ce Logos, comme la vertu aurifère de la lumière philosophale, ne se limite pas au langage articulé, au jeu des phrases en lesquelles pourtant basculent les mondes et se révèlent les envers des âmes ! Le Logos s'éploie, se dilate, comme une substance chimique sous l'effet de la flamme, se diffuse à l'ensemble de la manifestation théâtrale.
Les corps sont hiéroglyphes, les attitudes qui se suivent inventent un autre langage où le langage des mots se déplace comme dans un labyrinthe. Toutefois, pour l'alchimiste, comme pour le spectateur, le labyrinthe se crée au fur et à mesure que l'on s'y aventure. Tout est dit, ordonné par des Principes qui échappent aux déterminations humaines. Le Mystère théâtral et le Mystère alchimique sont, comme en témoignent les oeuvres de Goethe, de Milosz, ou d'Artaud, un seul et même Mystère. La pièce de théâtre de Raymond Roussel Poussière de Soleil, est un autre exemple de cette tentative d'entraîner le spectateur dans le labyrinthe métaphysique de la présence. Lorsque le théâtre accomplit le dessein alchimique, il cesse d'être représentation pour devenir pure présence. Tous les auteurs et tous les spectateurs qui ont quelque peu le sens du sentiment religieux savent que la célébration du magistère théâtral suscite l'existence d'une temporalité pure, miroitante, sans autre détermination. Ce qui est dit résonne dans la profondeur d'un espace qui n'est autre que temps ramené à son originelle forme sphérique. Chaque point du temps est alors à égale distance de la présence qui est le centre de la sphère; et ce centre est là, à la fine pointe de la chose dite, saisie à l'instant même où elle va s'évanouir par la pensée de celui à qui elle est adressée.
Qu'il soit clair, une fois pour toute, que nous sommes plus près de l'essence du Grand-Œuvre dans le grand songe limpide d'une pièce de Racine que dans des manipulations, fussent-elles « homéopathiques » des laboratoires pharmaceutiques ! Délivrer l'imagination alchimique des pesantes banalités de l'occultisme ou du scientisme, c'est aussi, c'est aussi délivrer l'Oeuvre de la tentation des usages médiocres. Le Grand-Œuvre ne sert à rien et ne sert personne. Il est simplement ce qui donne à notre vie son orientation, son sens, son intensité et sa beauté où se rejoignent le rêve et l'ivresse, c'est-à-dire Apollon et Dionysos, que nous savons être, depuis Nietzsche, les divinités tutélaires du théâtre. De même nous verrons, dans la magnifique conjugaison des contraires propre à l'Alchimie, les formes sculpturales du Songe être animées par les mouvements de l'ivresse, par l'impétuosité printanière des eaux et des feux.
Au songe apollinien correspond l'interprétation pythagoricienne, le déchiffrement des opérations, l'idée hermétique d'une mathématique céleste et supra-céleste dont la connaissance est nécessaire à la juste intervention de l'opérateur. A l'ivresse dionysiaque correspondent l'interaction dynamique des éléments, leurs guerres et leur alliances, admirablement évoquées par les présocratiques, Héraclite ou Empédocle. A la fulgurance d'Apollon qui, du plus haut des nues, va ordonner mathématiquement les éléments en quatre et les substances en trois (souffre, sel, mercure) vont répondre, dans le déroulement de l'Oeuvre, les dionysies enflammées des rencontres de l'eau et du feu, du souffre et du mercure, autant de combats épiques que l'on retrouve dans l'iconographie alchimique.
La sérénité philosophale n'est conquise que de haute-lutte. Chaque jour, et pendant des années, l'alchimiste doit terrasser le Dragon et faire briller à la lumière victoriale le glaive de la pensée droite. Nous sommes là à mille lieux de ces théories simplistes, qu'elles se veuillent matérialistes ou théologiques, qui soumettent les phénomènes à un simple enchaînement de causes et d'effets. Le déterminisme, tout comme certaines formes de providentialisme schématique, n'est qu'une interprétation a posteriori. La « pensée droite » n'est pas une pensée linéaire. La « droiture » dont il est question, par exemple dans les traités de Maître Eckhart, est verticale et non pas horizontale. L'aboutissement de la Quête labyrinthique est la vision verticale. Le centre du labyrinthe est le site où la verticale est donnée à l'expérience du regard. Le cheminement labyrinthique, à la ressemblance des lignes de force que tracent sur la scène les personnages du Mystère, récuse l'explication linaire.
Comprendre, en gnostique, la transcendance de Dieu, c'est sortir à jamais des logiques sommaires de la causalité auxquelles nous devons pratiquement tous les totalitarismes modernes. Rien n'est plus facile, ni plus trompeur, que l'explication d'une suite d'effets par l'énoncé d'une « cause ». Pour l'alchimiste, à rebours de cette « théologie » mécaniste, l'effet de Sens a un nombre infini de « causes » -, de même que le Centre s'explique par le nombre infini des points composant la sphère qui l'entoure. C'est pourquoi l'on peut dire que l'Alchimie n'est ni « causaliste », ni « finaliste », et c'est pourquoi les « Œuvres » qui s'y succèdent possèdent leur logique propre, « décantée », haussée à une signification plus intense, littéralement embrasée, où la durée elle-même est rituellement sacrifiée. L'écuelle de cendre du Vaisseau alchimique est un autel d'éternité.
L'Alchimie est une Science du Recommencement et il n'est d'autre éternité que celle du recommencement. Or, l'Aube recommence dans la nuit, et, en Alchimie, le symbole de la nuit n'est autre que l'Œuvre-au-noir. L'œuvre nommée par l’alchimiste « aile de corbeau » donne lieu à de nombreux développements dont le caractère énigmatique est lui-même chargé de sens. Les traités d'Alchimie ne sont pas des modes d'emploi plus ou moins chiffrés. L'Œuvre-au-noir exige l'affrontement avec les ténèbres fondamentales du langage, mais ces ténèbres, l'attentif lecteur ne manquera pas de s'en apercevoir, sont des ténèbres rutilantes. L'attrait que l'Alchimie a de tout temps exercé ne s'explique pas autrement. A l'inverse, le rejet péremptoire de l'Alchimie et des arts hermétiques s'explique par la « haine du secret », fort caractéristique de la mentalité moderne analysée avec tant de justesse et de pertinence par René Guénon. Haïr le secret, vouloir l'établissement d'une transparence universelle, promouvoir en tout et partout les tactiques de la « communication », il n'est pas difficile de voir que ces prémisses de la modernité sont aussi les prémisses du totalitarisme. A l'établissement de la communication et de la transparence mondiale, réclamées à cors et à cris par ceux qui n'ont rien à dire, correspondra, de toute évidence, le contrôle absolu. A la « liberté d'expression », qui n'a aucun sens en tant que « droit » car c'est là une liberté qui ne vaut que prise (octroyée, elle n'est qu'un leurre), la logique philosophale oppose le droit au secret.
Dans ses procédures fondamentales, l'Art hermétique n'est rien d'autre que l'éternelle revendication de l'âme humaine à ce droit au secret qui est considéré, par toutes les tyrannies, comme une menace. Dans les sociétés traditionnelles, le droit au secret fonde la liberté d'expression, car s'il n'y a rien à dire qui ne soit déjà sous contrôle de par sa formulation même, l'expression est inane. Le droit au secret est inaliénable car il se confond étymologiquement et philosophiquement avec l'indubitable présence du sacré. Pour nier le secret, il faudra donc, sous couvert de liberté d'expression, favoriser l'universelle profanation de tout par le magistère de cette étrange théologie moderniste dont la trinité « Economie-Technique-Marchandise » s'est substituée au Père, au Fils et au Saint-Esprit, si mystérieux, et, en dernière analyse, si providentiellement déroutants. A ces secrets et ces mystères du Passé, où se logeaient à merveille les libertés humaines, les « autoroutes de l'information » vont mettre bon ordre, à tel point que, si nous n'y prenons garde, l'être lui-même, dans ses teneurs énigmatiques, son immanence chatoyante, disparaîtra dans tant de « transparence » et tant de « communication » !
Il n'est donc pas impossible que la langue alchimique soit devenue l'ultime gardienne de l'être devant le néant dévorant du monde moderne qui s'est choisi pour Père, l'Economie, pour Fils, la Technique, et pour Saint-Esprit, la Marchandise ! Face au nouveau fondamentalisme qu'annonce notre fin de siècle, il conviendra d'invoquer d'immémoriales clandestinités, de retrouver une Parole, demeure du monde et de l'être. L'Alchimie, en laquelle nous retrouvons la pensée présocratique, magistralement éclairée par les herméneutiques de Heidegger, témoigne du cheminement secret de cette conscience occidentale de l'être à travers les ténèbres de l'Œuvre-au-noir dont témoignera aussi l'œuvre de Dominique de Roux. La Maison jaune, de Dominique de Roux rejoint, par l'expérimentation épiphanique du langage ce que Julius Evola à nommé, lui, le Chemin de Cinabre. Ces maillons de la « Catena Aurea », de la chaîne d'or des Alchimistes, montrent assez que tout ce qui importe est destiné, par d’imprévisibles voies, à parvenir jusqu'à nous.
(Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, collection Théôria, éditions de l'Harmattan, 368 pages, 38 euros.)
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