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11/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Le flambeau de l'Analogie:

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Le flambeau de l'Analogie

 

Il existe dans la tradition française un fort courant songeur, surnaturaliste, mystique et prophétique qui, loin de soustraire à notre entendement quelque clarté que ce soit en éprouve les véritables puissances d'embrasement et de transfiguration. Comment ne pas entendre l'œuvre de Racine comme l'épanouissement d'un Songe mélodieux et terrible ? Comment ne pas reconnaître dans les pensées de Pascal la persistante présence des abysses ? S'il est une constante dans la littérature française, elle est bien dans la coïncidence de la métaphysique et de la poésie, dans l'accord de la Doctrine et du Chant et dans l'audace à requérir contre la banalité des apparences le jugement d'une « expérience-limite » où la claire raison, en s'éprouvant à ce qui la fonde et la menace, ouvre à la pensée l'empire des illuminations et des correspondances.

Gérard de Nerval fut, comme Baudelaire et Balzac, un fervent lecteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Il y trouva l'idée, traditionnelle par excellence, d'une antériorité lumineuse et inspiratrice, qui réduit à l'état de vantardise pure la prétention civilisatrice des modernes: « C'est une idée très-frappante, écrit Gérard de Nerval, que celle de Joseph de Maistre qui suppose que les sauvages ne sont nullement des hommes primitifs, mais, au contraire, les derniers représentants d'une civilisation dégradée et abolie ». En amont du temps, en quelques contrées hors d'atteinte mais présentes dans l'âme des poètes, il y eut donc une sapience plus haute. Certes, cette sapience semble éteinte, sa doctrine est généralement oubliée, et toutes les « valeurs » modernes se fondent sur cet oubli, mais elle n'est pas, pour autant, annulée. De tout ce qui fut, il demeure quelque chose. La sagesse s'est éloignée, mais ses traces demeurent en nous, non dans notre entendement diurne mais dans nos rêves, une fois franchies « les portes de cornes et d'ivoire qui nous séparent du monde invisible » - et gardent l'empreinte des Symboles oubliés ou bafoués.

La vie et l'œuvre de Gérard de Nerval consisteront à retrouver, par des voies périlleuses, dans les profondeurs du rêve, l'empreinte du sceau invisible des Symboles. Dans Le carnet de Dolbreuse, Nerval écrit: « Les songes avertissent l'homme parce qu'alors la conscience prend une vision indépendante ». L'œuvre du poète consiste à se rendre attentif à ces avertissements. Ce qui demeure en nous des Symboles d'un Age d'Or oublié nous avertit des désastres et des reconquêtes futures en nous révélant que l'espace-temps qui nous emprisonne n'est qu'une illusion. « Pour en revenir à la nuit et aux songes, écrit Joseph de Maistre, nous voyons que les plus grands génies de l'antiquité, sans distinction, ne doutaient nullement de l'importance des songes, et qu'ils venaient même s'endormir dans les temps pour y recevoir des oracles. Job n'a-t-il pas dit que Dieu se sert des songes pour avertir l'homme ? »

Tel est donc le paradoxe admirable: les songes nous avertissent, ils nous éveillent. La plongée dans le monde invisible éveille les images, et ces images sont vraies. Pour Gérard de Nerval, le rêve éveille à cette vérité que le somnambulisme ordinaire recouvre de ses écorces de cendre. A la veille machinale des travaux utiles et des distractions planifiées, dont le caractère hypnotique n'échappe qu'à ceux qui le subissent, Nerval oppose l'insurrection des songes où vivent les assemblées des déesses et des dieux. Son audace ultime sera de porter la Veille du Songe avertisseur au cœur même de la vie éveillée au risque d'être frappé par foudre d'Apollon. Lorsque le monde ressemble à un faux-sommeil machinal, lorsque la raison partagée ignore la vérité, comment encore oser donner une voix aux augustes et vertigineuses vérités de la Doctrine et du Chant ?

Sans doute l'intelligence moderne n'est-elle si désastreuse que par son impuissance à accorder l'image et la vérité. Pour le moderne, l'imagination est bien « maîtresse de fausseté ». Aux Symboles se sont substituées les fantasmagories. Les songes mentent car ils sont édictés, non par le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible dont nous parle Henry Corbin, le mundus imaginalis, mais par rumeur confuse des subjectivités agrégées. Cependant le souvenir lancine, et la nostalgie ardente, d'une imagination vraie, telle qu'elle se déploya, par exemple, dans L'Odyssée ou La Divine comédie.

Ce souvenir, qui présume l'antériorité d'une sapience lumineuse, d'une anamnésis possible, rassemble en lui les forces conjointes de l'Intellect et de l'impression. Les signes avertisseurs des rêves et les signes que nous adresse le monde sensible sous les atours du « hasard objectif », ou, pour mieux dire, des « synchronicités », lorsqu'ils opèrent ensemble, peuvent aussi bien éclairer que foudroyer. « Le monde est un ensemble de choses invisibles manifestées visiblement ». Si le songe est bien l'avertissement de l'invisible dans le visible, alors l'oniromancie, saisie par le génie du poète, peut d'avérer être une rigoureuse méthode d'induction. Les Soirées de Saint-Pétersbourg ne disent rien d'autre: « Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes. Mais quand voudra-t-on comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel et qu'elles doivent toutes être recherchées dans un autre cercle ? Il n'y a que les hommes religieux qui puissent et veulent en sortir; les autres ne croient qu'en la matière et se courroucent même lorsqu'on leur parle d'un autre ordre de chose. »

Or cet « autre cercle », plus vaste que les mondes, est aussi, par la prodigieuse magnanimité de la providence divine, contenue dans nos âmes. Le mystère des hauteurs se tient dans les profondeurs, le point de focalisation extrême détient l'ampleur hors d'atteinte, toute la splendeur du monde est dite dans le iota de la lumière incréée. La sagesse humaine, lorsqu'elle s'affranchit des fausses sciences, nous dit Jacob Böhme, « outrepasse la sagesse des Anges ».

Le péril contre lequel nous mettent en garde Joseph de Maistre et Gérard de Nerval est de confondre cette possibilité magnifique avec le prométhéisme des modernes. Rien ne s'accomplit avec bonheur sans le diapason d'une humilité, que l'on peut dire pythagoricienne ou chrétienne. « La musique creuse le ciel » disait Baudelaire qui savait entendre comme naguère l'on savait prier. L'œuvre de Joseph de Maistre déplait fort aux modernes car elle ne laisse presque aucune carrière à l'outrecuidance. Le moderne veut bien prétendre aux gnoses souveraines, mais il ne veut rien abandonner aux prérogatives de son « moi », il veut bien s'approcher des « ésotérismes », des « réalités cachées », surtout lorsqu'elles sont exotiques, - mais la simple et humble prière lui est étrangère, hostile, incompréhensible. « Si la crainte de mal prier, écrit Joseph de Maistre, peut empêcher de prier, que penser de ceux qui ne savent pas prier, qui se souviennent à peine d'avoir prié et ne croient pas même à l'efficacité de la prière ? »

Qu'est-ce qu'une prière ? Les heures où lentement s'écoulent les entretiens du Comte, du Sénateur et du Chevalier sont des prières de l'intelligence. Si l'âme et le cœur entrent en prière sous l'afflux des sentiments généreux et des pressentiments magnanimes, est-ce à dire que l'intelligence ne saurait prier ? Il existe une prière de l'Intellect, qui est pure théorie, c'est-à-dire contemplation. Mais cette prière, en nos temps de fausses raisons outrecuidantes, est aussi la plus rare et la plus difficile. Une prière de l'Intellect serait ainsi une prière de délivrance. La raison doit s'affranchir des raisons et des déraisons et devenir pure oraison; elle doit se délivrer non seulement de la rationalité linéaire mais de la temporalité même où s'inscrit cette linéarité. Il faut infiniment prier pour cette libre gloire de la pensée.

« L'homme est assujetti au temps et néanmoins, il est, par nature, étranger au temps ». La considération maistrienne ouvre des perspectives infinies. Elle fonde la légitimité du prophétisme, non moins que la pertinence de la négation du hasard. Ainsi, la providence divine, loin d'être une énigme impénétrable, serait inscrite, au titre de sapience originelle, dans la nature même de l'homme, « étranger au temps ».

Cette perspective métaphysique modifie, et rectifie, les notions fondamentales de l'humanisme moderne, si éloigné de l'humanitas des Anciens. Si la nature de l'homme est d'être « étranger au temps », toute explication de l'humain par des théories évolutionnistes est infirmée. La prière de l'Intellect témoigne de la possibilité d'une vision surplombante. « L'esprit prophétique, écrit Joseph de Maistre, est naturel à l'homme et ne cessera de s'agiter dans le monde. L'homme en essayant à toutes les époques et dans tous les lieux de pénétrer dans l'avenir, déclare qu'il n'est pas fait pour le temps, car le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu'à finir... »

« Le temps est quelque chose de forcé ». On peut ajouter qu'il en est de même de l'espace. La juste et humble prière de l'Intellect touche sans efforts aux réalités, si troublantes pour des raisons profanes, que sont la prédiction et l'ubiquité. En témoignent les Prédictions et les Bilocations de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit. L'espace et le temps sont « forcés », ils sont illusoires. En franchir les limites artificieuses, ce n'est point transgresser l'ordre de notre nature mais retrouver par la simple légèreté de la prière un état d'être non forcé, ni soumis. Outrepasser les conditions de l'espace et du temps, ce n'est point conquérir quelque pouvoir d'exception mais répondre à l'attente même de l'univers. « L'univers, écrit Joseph de Maistre, est en attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion, et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par des signes divins, se livrent à de saintes recherches ? » La prière répond à l'attente de l'univers, et cette réponse résonne en notre cœur, dont l'humilité essentielle est de se confondre avec le cœur de l'univers.

« Toute la science changera de face; l'Esprit longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place. Il sera démontré que les traditions antiques sont toutes vraies, que le paganisme entier n'est qu'un système de vérités corrompues et déplacées. » Déplacées, en l'occurrence, par le temps lui-même, - d'où l'importance d'une clef de voûte, d'un Hors-du-Temps, fine pointe de la spéculation divinatrice. « Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grand pas ». Mais ces pas n'y conduiront que s'ils sont autant d'étapes d'un déchiffrement des signes et des intersignes.

L'armorial initiatique des Chimères de Gérard de Nerval marque, lui aussi, le pas de la recouvrance du limpide secret des songes et des raisons, du Chant et de la Doctrine. Ces sonnets sont des creusets versicolores où le récit autobiographique s'inscrit. Cette inscription fait office, en même temps, de mystère et de précepte. La nuit reconquise, la nuit aimée, la nuit éperdue tient en elle le principe d'un ordre ensoleillé, d'une souveraine raison d'être.

Il est temps d'en finir avec ce dualisme de pacotille qui ne se lasse point d'opposer une raison diurne à une irrationalité nocturne, un « classicisme » prétendument raisonnable et un « romantisme » qui serait tout embarbouillé d'obscurantisme. La forte prégnance mystique de Racine et des œuvres dites du Grand Siècle tient en son exactitude rhétorique une perspective à perte de vue, de même que le romantisme roman, celui de Novalis, dans ses plus libres effusions, rétablit la légitimité d'une norme métaphysique qui s'avère être, désormais, l'ultime sauvegarde de l'homme différencié. La vertu augurale et inaugurale de l'œuvre de Joseph de Maistre tient à cette double appartenance. Ce que l'on nomme le classicisme s'exaltera dans les Soirées de Saint-Pétersbourg jusqu'à donner à Baudelaire et à Nerval les ressources et les puissances nécessaires à s'affranchir des épigones du classicisme.

Œuvre par excellence frontalière, non seulement par sa chronologie mais par sa vocation (l'appel auquel elle répond non moins que celui qu'elle lance !), l'œuvre de Joseph de Maistre illustre la permanente possibilité de penser hors des entraves édictées. Toute pensée exigeante, pour peu qu'elle envisage de ne point servir les idéologies mais les Idées, doit ainsi faire son deuil des facilités conjointes de l'alternative et du compromis. La divine providence que les Soirées déchiffrent, par le dialogue et non par l'exposé systématique, s'exerce sur nous par la quête où elle nous précipite. Elle avive nos curiosités, nous entraînant à une approche encyclopédique, et peut-être faudra-t-il quelque jour admettre que les points de convergences de l'Encyclopédie de Diderot et de l'Encyclopédie de Novalis sont autant à considérer que leurs divergences, de même que l'allure, voltairienne quelquefois, de Joseph de Maistre devrait peut-être interdire de réduire Voltaire au seul usage qu'en font des « voltairiens » qui ne l'ont guère lu.

La providence, et c'est le propre de sa nature divine, s'inscrit à la fois dans la raison et dans un mystère plus haut que le raison. Rien de tout cela n’est compréhensible sans la notion de hiérarchie. Qu’il y eût un mystère plus haut que la raison, cela, certes, n’ôte rien à la raison ; et que ce mystère fût déchiffrable par la raison, et que cette raison s’éployât en oraison, cela ne diminue en rien la souveraineté du mystère.

La grande détresse des modernes sera d’avoir perdu à la fois la raison et le mystère par l’exacerbation simultanée d’un rationalisme outrecuidant et des superstitions du « démos ». Sans l’appel du mystère, la raison s’effondre. Nous autres modernes vivons dans cette raison ruinée, dans les décombres de cet en-deçà de la raison que hantent les superstitions et les barbaries. Contrairement à ce que feignirent de croire certains intellectuels, la destruction des normes grammaticales et métaphysiques, loin de donner lieu à l’épanouissement de la sirène Diversité fut au contraire extrêmement uniformisatrice. Les gravats sont toujours plus uniformes que les édifices et la confusion, pour séduisante qu’elle apparaisse aux yeux de certains, présage immanquablement la planification. Comme l’écrivait Dominique de Roux, «  nous en sommes là ».

Les différenciations individuelles elles-mêmes s’estompent dans la subjectivité de masse : la preuve en est qu’il suffit d’une phrase pour distinguer les uns des autres, pour reconnaître en leur singularité irréductible, les écrivains de belle race et de grande tradition, alors que nos adeptes du subjectivisme se ressemblent tous. Tel est l’apparent paradoxe : la norme grammaticale et métaphysique est l’éminente gardienne de la diversité humaine, alors que la confusion, la subversion, sont les non moins évidentes propagatrices de l’uniformité. La divine providence nous laisse toutes les chances de comprendre ou de ne pas comprendre, et sa mise-en-demeure, loin de nous planifier, nous hausse vers l’extrême singularité. Cette aventure-là, certes, n’est pas du goût de tout le monde car ce elle exige de nous, - outre l’épreuve de la solitude, - s’apparente à quelque dédaigneux dédain pour le « moi », cette idole bourgeoise, laquelle, comme l’automobile, si chère à nos classes moyennes, n’est jamais qu’un objet de série. Le « moi », la subjectivité du moderne, où il se figure être délivré des normes, n’est jamais que le véhicule de sa banalité.

«  Tout se tient, tout s’accroche, tout se marie, écrit Joseph de Maistre, lors même que l’ensemble échappe à nos faibles yeux c’est une consolation de savoir que cet ensemble existe et de lui rendre hommage dans l’auguste brouillard où il se cache. »

Que serait une raison qui se refuserait à s’affronter au brouillard, une raison qui se déclarerait au-suffisante, sinon la pire des folies ? A l’inverse, il est des divagations fécondes en hypothèses surgissantes dont le cheminement, pour déroutant qu’il paraisse, réconcilie entre eux, et quand bien leurs auteurs en furent parfois égarés, les pouvoirs de l’Esprit. Fut-t-elle si irrémédiablement folle, la folie de Nerval, en son siècle bourgeois où se précisaient déjà les méthodiques folies qui allaient conduire aux totalitarismes modernes, si autistiquement déductifs ? Pour retrouver nos raisons d’être, il fallut qu’un homme doué des grâces du pur parler du Valois s’aventure en des contrées crépusculaires. Nous lui en sommes infiniment redevables, comme nous le sommes à Joseph de Maistre, d’avoir restauré, pour nous, le « flambeau de l’Analogie ».

L’Analogie et la hiérarchie, celle-là étant le mode opératoire de celle-ci, sont au cœur de la pensée maistrienne, bien proche à cet égard de la métaphysique des gradations du Colloque entre Monos et Una d’Edgar Poe. Cette métaphysique graduée, ou graduelle, au vrai sens initiatique, témoignera des correspondances et de ce monde qu’il faut bien voir comme un « temple de symboles », sous peine ne rien percevoir du grain et de la ductilité du monde sensible.

L’idée à la fois architecturale et musicale d’une Analogie fondatrice, - l’architecture, de par le mouvement de celui qui la découvre, se faisant musique, et la musique reconstruisant dans l’entendement une architecture, - nous sauvera peut-être des déterminismes inférieurs où prétendent nous enfermer ces « rationalistes » dont l’engagement n’a d’autre fin que la destruction pure et simple de la raison. Quiconque croit, par exemple en la légitimité exclusive du « démos » à gouverner toute chose, y compris ce qui échappe, de fait, à ses prérogatives, doit faire son deuil de la raison qui, par nature, est hostile «  au sommeil de la brute et à la convulsion du fauve ». A Joseph de Maistre écrivant : «  Il n’y a rien de pire que la foule », Gérard de Nerval renchérit : «  Fatale époque d’aveuglement, de doutes et de haines mortelles, où la Providence n’intervient plus par les éclairs du génie, mais par les forces déchaînées des éléments et des passions ». Et ceci encore : « C’est un triste appel celui qui se fait, au nombre d’une part, et de l’autre à la force : au courage sans raisonnement, à la foule sans moralité ». Point d’envol qui d’emblée on s’englue dans l’Opinion. Aux esprits ouraniens, en revanche, à ceux qui manifestent leur préférence pour l’esprit de l’air, et contre le démon calibanesque, la chance est offerte de gravir l’échelle du vent, - qui nomme cette hiérarchie que nous évoquions, qui n’a, en soi, rien d’administratif, ni même de militaire.

Que les esprits vétilleux cherchent encore à démêler le tien du mien, à répartir ce qui appartient au christianisme et ce qui appartient au paganisme, il n’importe. Nous savons par l’Aurélia de Gérard de Nerval que les dieux antiques dorment à peine derrière les plus fines apparences du Songe et du Réel, et par Joseph de Maistre, prédécesseur capital de René Guénon, qu’il est une tradition antérieure à tous les dogmes. Une identique menace pèse désormais sur toutes les formes de l’esprit, et cette menace s’accroît de tout ce qu’elle divise en prévision de son règne sans nuance. « La génération présente, écrit Joseph de Maistre, est témoin de l’un des plus grands spectacles qui jamais ait occupé l’œil humain : c’est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l’univers regarde. » Le « philosophisme », en l’occurrence, c’est l’ « isme » qui ne se soucie plus ni de l’amour ni de la sagesse, - tout entier livré au despotisme de ses bonnes intentions meurtrières.

Gérard de Nerval lui répondra, dans Quintus Aucler, par cette question : «  S’il était vrai, selon l’expression d’un philosophe moderne que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, - ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et prières au pieds de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, - dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole ? »

Luc-Olivier d'Algange

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10/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Antonin Artaud, toujours ardoyant:

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Antonin Artaud, toujours ardoyant

 

Les plus profonds enseignements nous viennent sans doute des œuvres qui, adressant à notre entendement une mise-en-demeure radicale, se refusent à être édifiantes. Une défaillance, un refus, voire un effondrement, ou la conscience d'un effondrement collectif, sont alors la mesure, en précipices, de la plus haute exigence qui s'irise, comme en neiges éternelles, des hauteurs de l'âme, et interdit la réduction de l'écrit au rôle subalterne d'objet artistique.

« Nous ne sommes pas encore au monde », nous dit Antonin. Nous ne pensons pas encore dans une âme et un corps. Pire encore, nous pensons moins que nous ne pensions; une force, une lucidité ont été perdues et toutes les évaluations, sciences, religions réduites à leurs écorces mortes, à leurs superstitions, travaillent encore à rendre impossible l'advenue du ressac de cette pensée entrevue par la brèche qu'Antonin Artaud décrit dans L'Ombilic des limbes et dans ses premières lettres à Jacques Rivière.

Ce que sa pensée ne peut faire, - c'est-à-dire réduire son langage à l'édification d'une forme littéraire convenue - sera le principe de la puissance, d'une magie concrète qui débute par la conscience de l'œuvre-au-noir et dont le « théâtre alchimique » sera l'instrument de connaissance, non en termes scientifiques, mais rituels, selon l'ordre abyssal d'un sacré originel qui transparaît en feux noirs et feux de roue, selon la formule alchimique , à chaque ligne écrite.

Le livre que Françoise Bonardel vient de publier aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, se tient à la hauteur de cette mise-en-demeure. Plus encore que de parler de la vie et de l'œuvre d'Antonin Artaud, ce qu'elle fait admirablement, Françoise Bonardel nous parle de ce dont il est question dans cette vie et cette œuvre, « l'honneur vital » qui s'y trouve engagé, fidélité à l'infini.

Au-delà d'une analyse strictement universitaire qui prétendrait à une explication à partir d'analyses, l'auteur s'engage, et c'est ce qui rend ce livre passionnant, dans une interprétation, une herméneutique orientée vers une implication dans l'œuvre et dans la pensée agissante de l'œuvre, échappant ainsi au double écueil du mimétisme et de la distanciation.

Le diagnostic que fait Antonin Artaud est clair, sa critique du monde moderne, radicale. L'Occident moderne s'est effondré: « Nous vivons des temps tragiques et plus personne n'est à la hauteur de la tragédie ». Nous avons cessé de penser et d'être. Un envoutement pénombreux nous tient dans une abstraction restreinte, fallacieuse et mortifère, nous avons perdu « la culture cuivrée du soleil ». Seul, nous dit Antonin Artaud, « un homme en marche depuis toujours » peut dire la sapience perdue. A tant dénier la mort, et la dimension tragique qu'elle impose à chaque être et à chaque moment, l'Occident moderne a renié la Vie: « Réaliser la suprématie de la mort, n'équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C'est mettre la vie présente à sa place, la faire chevaucher divers plans à la fois, éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre. »

L'Occident moderne est apostasie, reniement de ses ressources européennes, triste régression vers un état larvaire de docilité, « règne de l'On » comme disait Heidegger, ou du « dernier des hommes » dont parlait Nietzsche. De Nietzsche à Artaud, au demeurant, se tissent des affinités. « Quand le corps est blessé, écrit Artaud, c'est là qu'on trouve l'âme, l'Aigle et le Serpent ; totems protecteurs dont nous recevrons, ou non, la force de tout perdre ou de tout gagner, - ce qui est peut-être la même chose.

Antonin Artaud dépossédé de tout, - à commencer par l'usage utilitaire ou décoratif du langage, - s'empare du « tout », tellurique et ouranien, car ce « rien » qui lui reste n'est autre que la langue redevenue Soleil-Logos, puissance héliaque, fulgurance d'Apollon. On comprend mieux l'intérêt d'Artaud pour Apollonios de Thyane, Héliogabale ou le néoplatonisme solaire de l'Empereur Julien par lesquels il songera, je cite, à « retrouver et ressusciter les vestiges de l'antique culture solaire ».

Bien au-delà de la simple polémique antimoderne, la guerre d'Artaud est ontologique: « Ne jamais discuter, frapper avec ma richesse, ça se taira ». Le dénuement total est la richesse absolue. Tout est dans l'acte d'être qu'il faut révéler par une suite d'épreuves, au sens vrai initiatiques. La conscience aiguë de l'Hors d'atteinte de la pensée et de la défaillance du langage, la vision abrupte, fatale, de cet effondrement central, seront ainsi le principe de la reconquête, mot par mot, geste par geste, d'une intégrité et d'une pureté perdue par une civilisation d'individus que plus rien ne relie à un ordre supérieur. Civilisation envoûtée de l'intérieur par la représentation qu'elle se fait d'elle-même et qui la condamne à être tenue à distance, déportée, exilée à l'intérieur de l'exil lui-même, - là où la servitude volontaire nous installe, dans ce « partout-nulle-part », déraciné, où plus rien ne symbolise avec rien.

Françoise Bonardel, dans ce livre magistral, nous rappelle à cette évidence: si Antonin Artaud n'est pas « homme de Lettres », si sa vie est, en soi, une insurrection et un cri, son œuvre ne saurait se réduire à un « cri » et s'avère être celle d'un très-grand écrivain français. Etre « toujours ardoyant » dans le creuset philosphal où s'animent l'Aigle et le Serpent, tel fut le dessein gnostique d'Antonin Artaud, qui renouvelle à certains égard celui de Maurice Scève, en ses blasons et cosmogonies.

L'ouvrage de Françoise Bonardel approfondit magistralement ce dessein que l'on peut dire gnostique et alchimique, ce « voyage vers Tula », qui est aussi la mythique Thulée hyperboréenne, - autrement dit, le voyage vers ce qu'Antonin Artaud, nomme la Vie, avec une majuscule, Mercurius alchimique. La Vie, pour Artaud, est magnétisation, émanation, irisation des dieux « qui jouent aux quatre coins sonnant du ciel, aux quatre nœuds magnétiques du ciel. »

Contre l'abstraction conceptuelle, Antonin Artaud ravive le spirituel concret dans la tradition de Paracelse, Böhme, Novalis, Hamann et Franz von Baader. La guerre est ouverte contre la pensée calculante, restrictive, pensée d'usure et de pénurie, capitalisante et profanatrice qui nous réduit à l'état de spectre dans les « cavernes de l'être ». Pour Antonin Artaud, rien n'est plus concret que le suprasensible: « J'ai de l'esprit une idée matérielle bien que j'aie une philosophie anti-matérialiste de la vie ». La magie est concrète et d'une exactitude « cruelle ».

Se déprendre de ce qui désincarne nos présences en représentations, de ce qui dégrade nos « actes d'être » en concepts abstraits, de ce qui avilit la tradition (qui est transmission ardente, transfusion) en coutumes bourgeoises, c'est enfin, pour Antonin Artaud, retrouver, en même temps, l'intensité et l'exaltation, les longitudes et les latitudes de l'âme et du monde, sans lesquelles les corps sont sans esprit et les esprits sans corps. La Thulée de l'âme est cette contrée murmurante, ce « voyage à travers son propre sang », comme l'écrit Françoise Bonardel, ce « Styx rutilant de tous les feux nocturnes » qui « nous invite à entreprendre dès ce monde-ci, l'ultime navigation vers et dans l'au-delà. »

L'œuvre sera cette « lame d'obsidienne », éclat solaire porté à la jonction des mondes qui donnera à Antonin Artaud le droit d'écrire: « Mais moi, je suis un être vrai, sans rien de phénoménal, et je me manifeste à tout instant, mort et vivant »

Luc-Olivier d'Algange

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08/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Eloge de l'Enchantement:

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Eloge de l'enchantement

Notes sur les Romantiques allemands

 

Le romantisme allemand fut à la fois une quête et une humeur. La quête romantique, au moins dans ses préférences, semble mieux connue que son humeur. Par des ouvrages didactiques, parfois hostiles, plus souvent hélas que par les œuvres, nous nous sommes formés, en France, une idée du Romantisme allemand comme d'une quête de l'irrationnel, d'un culte de la Nature et des forces obscures, d'un environnement de brumes et de forêts sur fond d'orchestrations wagnériennes. Nous savons de ces romantiques qu’ils écrivirent des romans d'initiation, qui s'aventurent du côté de l'orient et des arcanes du monde invisible. Les mieux informés, enfin, savent que les romantiques allemands furent aussi des philologues, des naturalistes, des mythologues qui eurent le souci de recueillir des contes et des légendes et d'esquisser une méditation sur la communauté de destin des Allemands.

La quête romantique, toutefois, ne se laisse pas distinguer de son humeur, qui ne se trouve que dans les œuvres, et relève d'une réalité plus subtile, plus impondérable que les « notions » dont la collecte peut satisfaire l'universitaire mais laisse ne suspens celui qui voudrait, lui aussi, « romantiser » avec les Romantiques, faire siennes leurs aspirations et leurs découvertes; ce qui est sans doute la seule manière de lire qui vaille mieux que l'ignorance.

Avant d'être une théorie, un système, s'il le fut jamais, le Romantisme allemand fut une façon d'être. Pour savants qu'ils eussent été, férus de toute les sciences de leur temps non moins que d'excellents humanistes, connaissant souvent non seulement le grec, le latin, les langues romanes, mais encore le sanscrit et l’hébreu, pour encyclopédiques que fussent leurs curiosités ( ne méconnaissons pas tout ce par quoi l’œuvre de Novalis, par exemple, relève encore du dix-huitième siècle), les Romantiques n’en tinrent pas moins leur modi essendi, leurs façons d’être, leur présence au monde, comme supérieures aux modi intellegendi, aux « modes de connaissance », à l’intelligence didactique ou critique.

A ces poètes-métaphysiciens, qui revendiquèrent la phrase de Goethe : «  Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense », toute science était vaine qui ne fût ordonnée à l’être, autrement dit à une connaissance supérieure, à une sapience à la fois sensible et intelligible qui se laisse traduire non par des systèmes et des doctrines, mais par une qualité d’élégance et d’enchantement, de noblesse et de légèreté à laquelle les esprits pompeux et lourds ne peuvent rien comprendre et qu’ils tiendront toujours, à juste titre, pour ennemie.

Novalis, qui fut bien le contraire d’un esprit chagrin, Novalis qui fut tant aimé des dieux qu’il mourut à l’âge de trente ans, reprochait précisément à la seconde partie du Wilhelm Meister de Goethe ce retour au sérieux, à la vie domestique, au savoir planifié, cette trahison de l’intensité et de la joie, qui éclate, au profit du bonheur qui dure et qui s’étale. Rien n’est plus difficile à définir qu’une humeur, elle est ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » dont parlait Fénelon, qui nous emporte. On peut, sans trop prendre le risque de se tromper, la dire juvénile, quand bien même Jean-Paul Richter en perpétua toutes les vertus jusqu’au grand âge). On peut aussi, en hommage à Antoine Blondin, la dire vagabonde. La Lucinde de Schlegel, les Mémoires d’un propre à rien de Joseph von Eichendorf, annoncèrent la couleur : elle sera d’un bleu léger, d’une révolte sans pathos, souvent encline au libertinage, où le sens de la rencontre, du rêve et de l’ivresse avive le monde, délie les langues, dénoue les peurs, et nous précipite, avec impatience, vers le mystère des êtres et des choses.

Ces vertus, chères aux premiers Romantiques allemands, sont d’un genre viril. Elles se nomment liberté et courage, amitié chevaleresque et fidélité, et correspondent assez peu à l’image du Romantique se tordant les mains au clair de lune. L’humeur romantique se laisse aussi approcher par ce que Gobineau dit des « Calenders » dans son roman Les Pléiades, qui fut sans doute largement influencé par les romans de Jean-Paul Richter, et en particulier par Titan, - cet immense entrelacs de songes, d’aventures et de bonheurs. Si la peine et la mélancolie des temps qui nous abandonnent, la nostalgie et la déréliction, la folie même de ceux que frappe la foudre d’Apollon, la tragédie et la mort ne sont pas absente des œuvres romantiques, leur humeur, à qui fréquente leurs œuvres, fut d’emblée à la fantaisie, à l’audace, au rire et à l’ironie.

L’ombre et la lumière, au demeurant, n’existent que l’une par l’autre. Pour les Romantiques allemands, précurseurs, nous y reviendrons, de la logique du tiers-inclus, le Bien et le Mal ne sont pas des entités massive, irréductibles l’une à l’autre qu’affectionnent les esprits schématiques ; les crépuscules contiennent les aurores, et la Nuit dont Novalis écrivit les Hymnes, laisse se réfugier en elle, comme un éclat de lumière dans la prunelle de l’Aimée, tous les secrets du jour.

Il y aurait un livre entier à écrire sur l’ironie romantique. Cette ironie n’est point le ricanement de la certitude ou de la supériorité, l’antiphrase didactique et condescendante de Voltaire, mais une reconnaissance de la nature double, visible-invisible, du réel. Tout sens apparent divulgue, à celui qui s’y rend attentif, un sens caché. Toute apparence est transparence. Le monde n’est pas cette prison de convenances ou cette autre prison que serait une liberté dépourvue de sens. Le monde nous parle. Pour les Romantiques allemand, le langage que le monde nous adresse à travers les cristaux de neige, les murmures des feuillages ou les rumeurs de la mer n’est pas radicalement différents de celui dont nous autres humains usons et mésusons à loisir. Cette similitude, cette parenté est, pour les Romantiques allemands, une leçon d’humilité et de prodiges. Elle témoigne d’un accord possible entre le monde et l’homme, elle annonce des solitudes immensément peuplées d’âmes.

« La nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe » écrivait Héraclite. Le Grand-Œuvre des Romantiques allemands sera le déchiffrement de ces signes, - déchiffrement dont l’humour, comme en témoignent le Contes de Hoffmann, n’est pas exclu. Tant qu’il est possible de rire, à travers l’herméneutique elle-même, rien n’est perdu. Les Romantiques allemands sont d’autant moins obscurantistes que l’interprétation qu’ils proposent des apparences et des signes, des textes sacrés (dont font partie les œuvres des poètes) est infinie. La sapience romantique est aussi peu administrative que possible. Le jeu de symboles et des correspondances, ne s’y trouve ni réglementé, ni instrumentalisé.

On pourrait dire, dans un apparent paradoxe, que ce qui sauve les Romantiques allemands de l’obscurantisme, c’est précisément cette défiance pour le rationalisme. Le culte de la « déesse Raison », dont on connaît les ravages, leur fut largement étranger. Le fou n’est pas celui auquel la raison fait défaut, mais bien celui qui a tout perdu sauf la raison. Toutefois, se défier de la raison n'interdit point d'être logicien ni de faire de la logique un instrument de spéculation et de prospection. L'accusation d'obscurantisme habituellement portée contre eux tient d'autant moins que ceux qui la formulent furent bien souvent les héritiers ou les instigateurs du totalitarisme moderne. Que le réel soit dialogique, pour reprendre le mot de Gilbert Durand, voire, polyphonique et gradué, - et avec une grande part d'imprévisible, - qu'il y eût une interdépendance entre la connaissance, celui qui connaît et la chose connue, que les ombres soient colorées et nos âmes chatoyantes et « tigrées » pour reprendre l'admirable formule de Victor Hugo, que les frontières entre la réalité et le songe soient indécises, que les métaphores soient à l'œuvre, qui changent les feuillages en serpents d'or, les amoureuses en sirènes, les arbres en patriarches, que les dieux puissent surgir et transparaître, que la parole soit donnée aux hiboux ou aux chats, que la différence entre les fées et les libellules puisse n'être, en certains cas, que de pure convenance, tout cela qui appartient au patrimoine imaginaire, ne reste point sans ouvrir des perspectives d'avenir, de nouvelles logiques et de neufs enchantements.

Peu encline à la linéarité, on ne saurait dire si la pensée romantique fut davantage tournée vers le passé ou vers l'avenir. Bien plus que rectiligne, la pensée romantique est encline à l'arborescence, à la sporade, à la spirale. « Grains de pollen », les pensées se dispersent, mais chacune d'elle tient en elle, mystérieusement, le ressouvenir de son origine. Ainsi, les Romantiques allemands ne furent ni progressistes, ni passéistes, ni excessivement confiant dans le « sens de l'histoire », ni adeptes d'une pure théorie de la décadence. Issus d'une tradition de l'intériorité, d'une spiritualité « paraclétique » illustrée par Angélus Silesius, Franz von Baader ou Jacob Böhme, ils répugnaient à se croire enchainés à quelque déterminisme historique: l'Histoire, avec des bonheurs divers, était en eux.

Certains critiques, non sans pertinence, ont distingué, chez les Romantiques allemands, deux courants, l'un « révolutionnaire » et quelque peu napoléonien, et l'autre, « réactionnaire», tourné vers l'anamnesis, l'ésotérisme, la recherche des fondements de « l'Allemagne secrète », ainsi que le nommera Stefan George. Ces deux courants, toutefois, s'opposent moins qu'il n'y paraît. Ce qui paraît juste, c'est de discerner un glissement, qui est moins d’ordre politique que mythologique. Peu à peu s'éloignant du dix-huitième siècle, de l'euphorie d'une Révolution vue de loin, Prométhée cède la place à Hermès. A la logique du voleur de feu (qui, par Hegel, est aux soubassements du marxisme qui voit en Prométhée la figure tutélaire des révolutions) succède le « feu de roue » des Alchimistes, les feux tournants de l'athanor, qui sont à la fois l'âme et le monde, l’intériorité et l'extériorité.

A la marche forcée du sens de l'Histoire, Novalis, Chamisso, Jean-Paul, préfèreront la promenade où, quelquefois, et comme par inadvertance, le vagabondage se change en pèlerinage, où la simple inclination au voyage devient une quête du Graal. On pourrait dire que le courant « hermésien » de l'Encyclopédie de Novalis s'oppose au courant prométhéen de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, comme, en retour, la volonté planifiante, étatique, hostile à la bigarrure du monde, s'oppose à la contemplation, au recueillement. Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simple, et il y eut bien un « hégélianisme de droite » qui, de Villiers de l'Isle-Adam à Jean-Louis Vieillard-Baron, tenta de donner à la procession hégélienne de l'Esprit une dimension verticale, et, pour tout dire, gnostique. Force est cependant de reconnaître qu'en sa postérité, comme le sut montrer Michel Le Bris, l'œuvre de Hegel engendra les philosophies et les idéologies les plus closes, poussant la raison triomphante à la folie et les hommes à la servitude.

Paradoxalement, ce passage de Prométhée à Hermès, du rationalisme à une sorte de sapience holistique, ajoute à la pensée romantique une finesse questionnante, un scepticisme, un « je ne sais quoi » de pyrrhonien qui fera toujours défaut à la lignée rivale, demeurée fidèle à l'hybris du voleur de feu.

Il y a davantage de question que de réponses dans les «grains de pollen » de Novalis, et si peu d'acrimonie et de ressentiment, que son œuvre nous apparaît aujourd'hui venir d'un autre monde. Voici belle lurette que les hommes n'écrivent plus sans haïr, au point que bien souvent la haine, le dépit, la rancœur semblent les seuls moteurs de leur écriture. Le fiel est ce qui demeure lorsque les enchantements ont disparu.

Au-delà la de leurs diversités qui sont grandes et qui rendent bien difficiles d'en parler en quelques pages, les Romantiques allemands, des plus sombres aux plus clairs, des plus rieurs aux plus tourmentés, des plus optimistes aux plus pessimistes, sont tous des hommes, et des femmes, de l'enchantement. Ces enchantements peuvent, eux aussi, être lumineux ou ténébreux, tels de douces brises sur la joue ou de noirs ensorcellements, des rencontres éblouies avec des paysages italiens, de suaves ensommeillements dans les bras des amantes ou des combats furieux contre des dragons; ces enchantements peuvent être austères ou dionysiaques, nous pencher de longues nuits sur des grimoires ou nous lancer dans de folles fêtes de fleurs ou de flamme; ces enchantements peuvent nous perdre ou nous sauver, peu importe, nous porter au-devant du monde sensible, dans les fracas, ou nous rassembler dans le silence d'une méditation mathématique, ils n'en demeurent pas moins la ressource commune à la tous les Romantiques allemands, leur irréfutable singularité, leur étrangeté dans un monde aussi désenchanté que le nôtre.

Nous sommes désormais si loin de tout enchantement que certains de nos intellectuels ont fait de l'enchantement l'ennemi par excellence: il facile de se faire un ennemi de qui ne règne plus ! Véritable arrière-garde, ces « intellectuels » (par antiphrase) persistent à batailler contre ce qui ne demeure plus qu'aux marges extrême de la vie. Dans ce monde planifié, rationalisé, médiatisé, dans ce technocosme surveillé, informatisé, où jamais la part du secret ne fut si rabougrie, ils voudraient encore nous persuader que l'enchantement est ce Mal à l'origine de tous les maux, ce germe du totalitarisme qu'il faut écraser avant qu'il ne s'éploie. Le désenchantement, la démystification, la déconstruction sont leurs grandes affaires, tout ce qui est numineux ou sacré est leur adversaire, comme si la grande « ruée vers le bas » et vers l'horreur n'était pas le démocratique produit du nihilisme et de l'hybris de la volonté, de la raison idolâtrée, planificatrice. Comme si de ne s'émerveiller de rien et de dénigrer toute chose, les hommes s'en trouvaient être meilleurs !

C'est méconnaître que l'enchantement est d'abord ce qui nous dénoue, ce qui nous surprend, ce qui sollicite notre hospitalité. C'est ne pas voir que l'enchantement est une « approche », ou, plus exactement, cette émotion qui survient au moment de l'approche, - à cette seconde magique où nous nous délivrons de nous-mêmes, de notre narcissisme individuel ou collectif, pour recevoir du monde un signe de bienvenue.

Voir dans l'enchantement un Mal est un étrange désespoir et ce désespoir mélangé d'optimisme historique ne laisse pas d'être inquiétant. Les Romantiques allemands pressentirent ce monde déserté des Anges et des Dieux, ce monde sans messagers, où plus rien n'advient de l'autre côté des apparences. Mais si plus rien ne doit advenir, alors les apparences ne sont plus des apparences, mais des murs de néant. D'où l’élan romantique vers les prodiges, qui sont en nous tout autant que dans le monde: « Il est étrange, écrit Novalis que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ? »

L'entendement humain apparaît aux Romantiques allemands comme un instrument prodigieux et méconnu, un stradivarius dont on se servirait comme d'un tambourin avant de le laisser brisé et à l'abandon. Refuser l'enchantement, c'est ainsi refuser non seulement le poème, le chant des sirènes, mais la spéculation elle-même, l'Intellect dans ses plus hautes œuvres. Il y a, certes, un danger dans le chant, comme dans la pensée, on peut s'y perdre mais ce danger est le propre de l'humain et sans doute n'est-il point si grand que le danger que recèle, pour la beauté de la vie, le culte bourgeois de la sécurité à tout prix.

Par ailleurs, l'enchantement romantique est fort loin de sa caricature. Il n'est point cet abandon aux forces de la vie et de la nature, ce panthéisme primaire, cette passivité végétale ou infrahumaine, ce culte de la Magna Mater ou ce fondamentalisme écologique que ses adversaires dépeignent avec complaisance : « Bien des gens, écrit Novalis, s'attachent à la nature, parce que, comme des enfants gâtés, ils craignent leur père et cherchent un refuge auprès de leur mère ». S'il importe d'apprendre à manier la baguette magique de l'analogie, ce n'est pas au détriment de la déduction, mais en contraste avec elle, sachant que « les contrastes sont des analogies inversées ». Ainsi, « la vie des dieux est mathématique » mais « c'est en l'humain que se manifeste l'empire des cieux ».

Pour le Romantique, la science chante comme les nombres et rien n'est véritablement abstrait. « Chaque descente du regard en soi-même est, en même temps, une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable ». L'enchantement est ce point, cette frontière incertaine où le monde intérieur et le monde extérieur se rencontrent. Nous pouvons choisir de lutter contre le monde, de le prendre à bras le corps, de le défier, mais, en dernière instance, cette joute est nuptiale. Entre l'élan prométhéen et la sagesse d'Hermès, il est un accord possible, que Novalis, avec génie, résume en une seule phrase: « Nous ne nous comprendrons jamais entièrement; mais nous ferons et nous pouvons bien plus que nous comprendre ».

Luc-Olivier d'Algange

 

Vidéo de la conférence à propos du Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de l'Harmattan;


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07/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Milosz la Visitation du Verbe:

Milosz

 

Milosz, La Visitation du Verbe

 

Il vient une heure, tôt ou tard, dans toute vie humaine digne d'être vécue, toute vie accordée aux profondeurs et aux hauteurs, ouverte sur des latitudes et des longitudes insoupçonnées, plus vastes que la prison des signes où le monde de la communication prétend nous enfermer, une heure où « l'autre espace » nous fait signe, où s'ouvre « la porte d'or de la mémoire », où nous trouvons enfin, après l'avoir tant devinée et cherchée, « l'issue du labyrinthe ».

Quelques mots, un peu vagues et de convenance, susceptibles d'acceptions diverses et contradictoires, désignent ce cheminement, mais ne suffisent à le dire: gnose, ésotérisme, initiation. Pour les comprendre, il faut revenir à la source qui n'est pas scripturaire mais intérieure, qui se dit en ne se disant pas, et s'abandonne humblement à cette divine inscience, simple et pure comme l'ultime Etoile du Matin.

Le monde est une prison, et ceux qui le dominent en sont les gardes-chiourme, mais non moins ceux qui s'en trouvent dominés. Tout conjure à nous persuader que cette prison est la totalité du monde, et par surcroît que nous y sommes libres. Cependant une mémoire persiste en attente, qui nous fait signe, comme un appel au cœur même de l'effroi et du désastre: « Quand tout à coup, écrit Milosz, au paroxysme de l'universelle terreur, je sentis que je gagnais de vitesse mon souvenir. Au même instant, j'abjurais à jamais, devant le rien primordial, tout souci de réalité ».

Ce que l'on nomme la réalité, et que nous distinguerons ici du réel, est ce mensonge carcéral. Le réel que nous ne pouvons entrevoir que par l'extase est tout ce qui excède la réalité, la déborde et s'en échappe, pour, paradoxalement, nous ramener au centre, au cœur du « feu caché », « ce point mathématique igné dont la distance fictive de n'importe quelle étoile nous rappelle la primitive image ». Ce point, nous dit Milosz, « d'espace-matière igné est déjà virtuellement tout l'univers. »

L'ésotérisme, voie vers l'intérieur, sera, pour Milosz, ce cheminement qui conduit de la périphérie vers le centre, de la lettre morte vers l'esprit qui vivifie. La devise initiatique vient aussitôt à l'esprit: orare et laborare. Il faut être fort dans sa prière pour trouver le courage d'ôter l'écorce morte des signes, des mots et des symboles, afin qu'ils ne meurent en eux-mêmes, et recouvrent, en s'éveillant, la puissance du symballein qui relie le visible à l'invisible. Ce qui est n'existe que par sa relation avec ce qui est sur le point d'être, en attente, en veille ardente, de l'autre côté.

Tel est le secret de la grande herméneutique amoureuse et créatrice de Milosz, issue du poème, qui est la source de la sapience. L'interprétation du poème et du texte sacré, - interprétation infinie et non point explication totale, implication dans ce qui n'est pas encore dit dans le Dire lui-même, requiert, et Milosz à cet égard sera notre maître, une amitié avec le silence et avec la « langue des oiseaux » qui en peuple « l'autre espace ».

Herméneute de son propre poème, comme le fut jadis Ibn'Arabî dans son Traité de l'Ardent Désir, Milosz voile et révèle le Dit poétique en soi, l'herméneutique du poème n'étant pas un étalage de ses secrets mais, au contraire, un voile qui en recouvre la forme invisible pour la faire apparaître et la protéger. La révélation « revoile » non pour obscurcir mais pour favoriser, à nos entendements humains, l'advenue de la lumière sensible. Entre le poème et l'herméneutique du poème s'instaure une relation qui ravive la relation essentielle entre le regard et la chose vue, entre celui qui contemple et ce qui est contemplé.

Ce poème traduit du plus resplendissant et abyssal silence antérieur est au commencement mais ne pourra nous reconduire au recommencement que par l'interprétation qui aura le souci d'en sauvegarder l'immédiate présence, - qui est l'acte d'être même de l'Arcane.

Ce que nous apprenons du poème interprété de Milosz sera ainsi non seulement ce que l'auteur veut nous en dire, mais ce qu'il en est, en amont de toute volonté, du Verbe lui-même, et de l'Esprit, qui souffle où il veut. L'herméneutique dévoile la lettre, la fait éclore, la déploie et la protège dans son « noyau igné »; elle ne semble s'éloigner du sens littéral que pour y revenir et le faire resplendir dans la lumière même qui le suscita, - lumière incréée, suprasensible vers laquelle l'herméneute-poète conduit, comme à sa source, la lumière sensible.

De même que le monde de la fausse réalité nous maintient dans les apparences, les surfaces, le littéralisme, l'exotérisme dominateur, il nous emprisonne dans une temporalité linéaire, d'usure et de planification. Or, dans pensée de Milosz, à l'autre espace correspond une autre temporalité et même une autre conception de l'éternité.

Dans quel temps vivons-nous ? A quelle illusion de causalité et de linéarité s'ordonnent nos pensées et nos actions ? Dans la temporalité planifiée, quantitative, moderne, l'instant est détruit aussitôt que perçu, tué dans son éclosion même et au service d'une finalité qui, n'ayant plus rien de transcendant, est elle-même détruite dans son accomplissement. Cette course en avant n'est pas seulement sociale, économique ou politique, elle conforme les modalités de notre pensée et de notre rapport au monde. Le propre de l'art poétique et herméneutique de Milosz est, d'emblée, par une décision résolue, métaphysique, de suspendre cet enchaînement qui celui de la servitude de notre pensée à l'utilitarisme. Dans cette suspension du temps adviennent les messages, les salutations angéliques sises dans le secret des mots, dans le souffle qui les porte jusqu'à nous, comme des embruns, comme une pluie lustrale sur nos visages.

Le texte sacré immémorial s'accorde alors à l'audace éveillée du poète. La parole n'a plus un but, un sens communicable où elle s'abolirait comme l'instant profane dans le cours du temps quantitatif, mais éclosion elle-même, arborescence en elle-même, voix qui éveille de la torpeur; elle porte jusqu'à nous le chant de l'âme du monde dont les accords, les timbres, le rythme, la mélodie sont les Arcanes du monde.

Si la plupart des discords et des disputes, surtout idéologiques, sont assez vains et insignifiants, une opposition demeure, irréductible, entre ceux pour qui le monde, planifiable, est un monde sans mystère destiné à être utilisé et ceux qui en devinent les Arcanes et veillent sur la sauvegarde de ce qui, dans les êtres et les choses, demeure hors d'atteinte, dans le resplendissement de l'unique souveraineté de l'esprit. Les uns sont des exploiteurs et des touristes, les autres, selon la formule initiatique, des Nobles Voyageurs. « Ainsi, écrivait Goethe, je travaille à la trame des temps; et je tisse la robe vivante de dieux. »

Au langage de la communication, retreint à ses fins utiles, Milosz opposera la Verbe, cet hors du temps qui féconde le temps, ce « quelque chose de doux, de profond, de tendre, le Verbe, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, d'inoui et d'éternel, rompant la monotonie patiente de mon être ». Rien de moins dogmatique que, dans l'œuvre de Milosz, cette reconnaissance du Verbe, cette mission de reconnaissance, inquiète, mouvementée, offrant à l'imprévisible sa part royale, printanière: « Le Printemps est revenu de ses lointains voyages ».

N'est-ce point comprendre déjà que, hors du champ de notre attention, la sapience, ce beau printemps de l'âme, est voyageuse et que, de ses voyages, elle nous rapporte sa provende de beauté, son tradere, autrement dit la Tradition, au sens ésotérique du terme, fort éloigné des coutumes et convenances, et plus éloignée encore de la répétition et du ressassement des formes qui sont propre du monde moderne. De la Tradition, Joseph de Maistre écrivit: « Elle naquit le jour où naquirent les jours ». Admirable définition qui laisse à leurs rancœurs ces exotérismes dominateurs, des littéralismes obtus qui accompagnent la marche du supposé progrès aussi sûrement que les poissons-pilotes les prédateurs des océans.

Le Voyage vers les Arcanes est un voyage dans le printemps de l'âme attentive. L'espace et le temps s'y transfigurent en laissant apparaître dans leurs trames les figures hiéroglyphiques de la beauté et de la vérité du moment présent. A propos des Nobles Voyageurs, « cette chevalerie célestielle amoureuse dont le but est la conquête du Graal », la précision de Milosz n'est pas inutile en ce qu'elle relie directement son œuvre à celle des Orphiques et de Dante car elle est bien « le nom secret des initiés de l'Antiquité, transmis par la tradition orale à ceux du Moyen-Age et des temps modernes. »

Le poète s'inscrit dans une catena aurea, une chaîne d'or d'initiés et de voyageurs. Ce qui vient à lui et dont il se fait l'intercesseur, vient de loin, - de cette nuit des temps où se déploie l'aurore boréale de la mémoire. Le secret initiatique, transmis par la catena aurea, n'est pas un secret de convention, pour reprendre la distinction de René Guénon, mais un secret de nature. Des premiers poèmes de Milosz jusqu'aux Arcanes, ce secret chemine en trame cachée dans la prose et la prosodie. Ce secret n'est pas quelque chose qui pourrait être révélé et offert en pâture aux regards profanes mais un secret qui révèle. On songe, bien sûr, à la formule d'Héraclite à propos de la nature « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ». Les Arcanes seront ainsi des signes à déchiffrer mais ce déchiffrement, - et toute l'œuvre de Milosz en atteste, - ne peut l'être qu'à partir d'une expérience intérieure qui est le véritable noyau, le pôle, de l'œuvre.

De même qu'il existe une conscience profane, qui évalue, classe et quantifie, il existe une conscience secrète qui entre en contact avec le halo, le vibrato, la musique intérieure des êtres, des choses et des mots. L'œuvre de déchiffrement rétablit la circulation rompue entre l'intérieur et l'extérieur, le visible et l'invisible. Si le profane dénombre, avec l'illusion que les unités qu'il dénombre sont identiques, voire interchangeables, le Noble Voyageur, lui, déchiffre. Les mots, comme les êtres et les choses, lui font signe, sont vivants, ils évoquent et ils invoquent, et scellent, de leur chiffre, de leur figure héraldique, une profondeur nocturne et diurne, un abîme de jour et de nuit.

« Un peu alchimiste par hérédité, et par goût personnel, j'arrive, écrit Milosz, à réaliser le rêve de ma vie, la création d'un langage poétique qui dépasse la musique elle-même et reflète directement, au moyen de l'âme des mots, les modes d'existence inexprimables. » Telle est bien la grande Idée orphique et néoplatonicienne que les poètes, mieux que les spécialistes, furent aptes à saisir au vif de l'instant: ce qui est hors d'atteinte dans la toute-possibilité de l'unique souveraineté de l'esprit, dans l'En-Sof, comme disent les Kabbalistes, ce qui est inexprimable et cependant se reflète dans le Dit poétique, de même que la beauté est le resplendissement de la vérité. « Milosz, écrivit Carlos Larronde, découvre par l'intuition exaltée que l'on nomme inspiration et qui ne se sépare jamais du lyrisme. Et ce qu'il découvre et plus haut et plus grand que la banale réalité. Cette inspiration est une sorte d'état second qui permet de percevoir des concordances et de de les rendre sensibles par des images ».

Dans l'état de conscience secrète, la mémoire seconde transparaît, des images adviennent qui disent le mystère de la concordance, mystère auquel le langage profane se refuse mais, qu'en des circonstances rares, il accueille. L'œuvre, née des heures favorables, en sauve la possibilité, en elle-même et hors d'elle, dans l'esprit des lecteurs qui sont en quête de ce Graal, de cet or du temps, de cette pierre philosophale qui sauve le réel lui-même en ses puissances. La prière du cœur accompagne la floraison, le mouvement des saisons, le chant de la terre et le resplendissement du ciel sur la mer. Sans l'œuvre du poète, qui est l'ambassadeur du Verbe, le monde ne serait que morne confusion, - celle à laquelle voudraient nous réduire les uniformisateurs. L'ordre du monde est un perpétuel recommencement du chant sur lequel il faut veiller et qu'il faut accomplir.

L'idéal chevaleresque des Veilleurs, des Nobles Voyageurs, qui est au cœur du dessein poétique et initiatique de Milosz, hausse à la plus grande incandescence cette conscience d'un Bien et d'un Beau qui sont à la fois menacés dans le temps et inaltérables dans l'éternité. L'Ordre dont le poète est le récipiendaire est protecteur de ce qu'il y a, au monde, de plus fragile, et la plus grande force, voire la témérité spirituelle, sont alors nécessaires. Le plus fragile est, en ce monde, le plus innocent, hommes et les femmes de bon cœur et de bonne foi, et plus fragiles encore, en eux, ces visitations du Verbe qui transparaissent aux heures heureuses, dans le silence amoureux de la contemplation, dans la proximité ardente. Car tout dans ce monde profané conjure à nous rendre hors d'atteinte ces éclaircies, par l'information, le vacarme, l'idéologie, ces formes diverses de l'âpre jalousie, de la vile vengeance contre la chatoyance du réel.

Qu'est-ce qu'un Moderne ? Précisément un homme pour lequel il n'y a plus d'arcanes, et pour lequel le monde se réduit à des fonctionnements utilisables et des apparences photographiables ou duplicables. Les conséquences en sont connues: l'aplatissement de toute hiérarchie par un pouvoir totalitaire, l'enlaidissement du monde, la bétaillisation des hommes. L'Ordre auquel songeait Milosz, fondé sur les Arcanes, c'est-à-dire sur ce qui nous échappe et que nous pouvons qu’entrevoir, sera ainsi une protestation de l'humilité contre l'immense arrogance planificatrice, mais non point une humble ou modeste protestation. Le monde, pour Milosz, tient à notre regard, à nos mots, à nos intuitions. Il sera tel que le poète le fait, retrouvant ainsi l'étymologie du mot grec poien.

Pour Milosz, ce n'est point nous qui discernons les Arcanes mais les Arcanes qui, antérieurs, porteurs de la nuit des temps, nous donnent à voir. Les Arcanes sont une dioptrique, un prisme, une structure transparente qui révèle en même temps la profondeur et la surface, - nous apprenant ainsi que le monde n'est pas seulement cette représentation qu'on nous propose mais un accord que suscite le rapprochement soudain de la Lettre et de l'Esprit, du monde sensible et du monde intelligible, autrement, comme disait Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », l'Eternité même qui n'est pas ce monde séparé du temps mais son cœur même.

Milosz, poète immense et méconnu, dont la prosodie s'accorde aux plus secrètes mélancolies comme aux plus soudaines extases, à l'Eros cosmogonique non moins qu'à la méditation sur l'impossible condition humaine, revient à nous dans un murmure au bord du temps, dans le frémissement de lumière de l'Autre Rive, entrevue, qui nous fait signe, silencieusement, dans nos vacarmes vains et nos tumultes de convenance. La rupture avec le monde s'y fait non dans les indignations et les cris mais dans un retrait qui laisse le corps et l'âme parmi nous dans la fragile beauté et la désespérance de tout, alors que l'esprit est déjà bien loin. De ce lointain témoignent les Arcanes pour faire éclore la présence pure du sens de la plus grande absence, rose mystique toute scintillante du néant qui l'environne, et qu'elle nie, dans une plus haute affirmation.

A cette « terre sainte intérieure à chaque homme », à « ce lieu seul situé » se réfère l'Ordre chevaleresque et initiatique que Milosz entend ressusciter; c'est à ce temple intérieur qu'œuvrent la prière et le chant, - où les plus fragiles impressions venues des abysses à travers l'immanente beauté du monde seront protégées et sauvegardées de la cacophonie dictatoriale et de cet activisme planificateur qui voudrait rendre les êtres humains interchangeables et répandre partout la même servitude. Milosz, herméneute et chevalier, Noble Voyageur, vient à nous, en faisant resplendir les Arcanes du texte sacré et du monde, - au secours de la sainte fragilité de nos âmes en attente de la Parole Perdue.

Luc-Olivier d'Algange

 

Luc-Olivier d'Algange et Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores et les signes des temps, éditions de l'Harmattan, collection Théôria, 2022. 

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05/01/2023

Dominique de Roux, entre la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste:

 

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Luc-Olivier d’Algange

 

Dominique de Roux, entre la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste

 

«  L’existence, c’est quand l’être envoie en exil une expérience particulière de lui-même, qui devient alors souvenir, mémoire, volonté ou désir de retour, sinon revenir. Exister, c’est donc être en exil par rapport à l’être, s’en souvenir et tout sacrifier au retour, ressusciter les choses mortes. Reconquête de tout un art, d’un esprit de renaissance. »

Dominique de Roux

 

La portée poétique et métaphysique d’une œuvre tend à demeurer méconnue de ceux qui n’en retiennent que la figure humaine qu’elle dessine et le génie du style, en oubliant ce dont il est question, l’action que le Songe précipite comme une matière ardente dans ces conditions nécessaires que sont un destin d’homme et un art d’écrire. Il existerait ainsi, dans une zone antérieure à l’œuvre, comme le sceau d’une empreinte invisible. Qu’en est-il du sceau de l’œuvre de Dominique de Roux ? Quelle est sa mise-en-demeure ? De quelle nature, ouranienne, héliaque, impériale, est l’invisible dans ce que nous voyons d’elle, de ces images qu’elle fait apparaître ? Qu’en est-il des mythes et des Symboles ? Quelle attente ardente brûle dans ces phrases ? Et pour qui ? Une œuvre, et surtout une œuvre laissée en suspens, n’est-elle pas une courbe qui débute avant la page écrite et s’achève après elle ? Faute de se poser ces questions, la littérature des littérateurs, ou des idéologues, ce qui revient au même, nous rattrape, et nous en sommes réduits à juger et à jauger l’œuvre selon des normes sommaires, stéréotypées, grégaires.

L’œuvre de Dominique de Roux témoigne d’une stratégie de rupture, mais rupture pour retrouver la plénitude de l’être, à laquelle, selon la théologie apophatique, « tout ce qui s’ajoute retranche ». Il faut donc rompre là, s’arracher avec une ruse animale non moins qu’avec l’art de la guerre (et l’on sait l’intérêt tout particulier que Dominique de Roux porta à Sun Tsu et à Clausewitz) pour échapper à ce qui caractérise abusivement, à ce qui détermine, et semble ajouter à ce que nous sommes, alors que la plénitude est déjà là, dans « l’être-là », dans l’existant pur, lorsque celui-ci, par une succession d’épreuves initiatiques, de ressouvenirs orphiques, de victoires sur les hypnoses léthéennes, devient le témoin de l’être et l’hôte du Sacré.

La radicalité de Dominique de Roux, ses provocations de Moderne anti-moderne, ne s’expliquent pas autrement : il faut aller au cœur de l’être, résolument, encourir le blâme pour s’établir souverainement dans ce qui nous appartient de toute éternité, s’y établir pour en devenir l’hôte et ne point laisser prise à ce qui, par l’usage quotidien, nous dépossède de sa claire vérité. N’hésitons point alors à encourir le reproche que certains firent à Dominique de Roux : de parler de lui-même en parlant des autres, - reproche mal fondé au demeurant car à parler de ce qu’une œuvre met en mouvement, de ce qu’elle suscite, à s’éloigner du texte et de la biographie, de la linguistique et de la psychologie, ou encore de l’idéologie, qui furent longtemps les seules grilles d’interprétation des critiques ( mais que voir et que vivre derrière des grilles ?), à s’évader de la fausse objectivité où s’exacerbe jusqu’à l’hybris la vanité du savoir, c’est bien une humilité que nous retrouvons, celle de laisser l’œuvre agir sur nous, d’en recevoir, pour nous-mêmes, ce qu’elle veut nous donner, de la lire comme si elle n’avait été écrite que pour nous, de suivre les pistes qu’elle nous indique au lieu, du haut de notre science, de la vouloir démonter, déconstruire, expliquer, comme si nous savions mieux que l’auteur ce dont il s’agit !

Longtemps Dominique de Roux fut notre aîné ; et voici, depuis quelques années, qu'il est notre cadet, qu'il nous devance déjà et encore de sa juvénilité, nous rappelle aux audaces essentielles, nous invite à découvrir et à défendre d'autres oeuvres que la nôtre et nous délivre, par cela même, de la mécanique odieuse de la subjectivité, de cet enfermement dans le « moi », autrement dit, de la « psychologie des larves » dont parlait Novalis, pour solliciter en nous ce songe de grandeur, cette nostalgie impériale qui veut le monde plus grand que ce que nous en pouvons penser. Nous gardons le souvenir des découvertes, des « missions de reconnaissance », où il nous précéda, de l’aventure prodigieuse des Cahiers de l’Herne, de son ultime revue Exil, où nous retrouvions tout ce qui, ces dernières années, nous avait requis, d'une requête tout autant métaphysique que littéraire, Pessoa, Julius Evola, Valery Larbaud, Knut Hamsun, Céline, Raymond Abellio, Gombrowicz, et parmi les contemporains, Jean Parvulesco, André Coyné, Matthieu Messagier, Patrice Covo… Les poètes et leurs intercesseurs, les aventuriers du Logos, les « calenders », selon le mot de Gobineau, les Exilés, car depuis que le monde se montre tel que nous le connaissons, les Fils de Roi  sont toujours en exil. Qu’en est-il de l'exil, non point dans l'ailleurs mais dans l'ici-même ? Qu'en est-il de l'exil ontologique, et non point circonstanciel ou historique ?

L'exil, dans un monde déserté de l'être, dans un monde de vide et de vent, où toute présence réelle est démise par sa représentation dans une sorte de platonisme inversé, est notre plus profond enracinement. Et ce plus profond enracinement est ce qui nous projette, nous emporte au voisinage des prophéties. «  Etre aristocrate, que voulez-vous, c’est ne jamais avoir coupé les ponts avec ailleurs, avec autre chose ». Cette fidélité aristocratique, qui scelle le secret de l’exil ontologique, autrement dit, de l’exil de l’être en lui-même, dans le cœur et dans l’âme de quelques uns, est au plus loin de la seule révérence au passé, aux coutumes d’une identité vouée aux processions funéraires : «  Je ne me dédouble pas je cherche à multiplier l’existence, toujours dans le flot des fluctuations, vérités et mensonges qui existent, qui n’existent pas, au bord du langage. »

L’héritage, alors, n’est plus un poids, un carcan de convenances mais un recours, une puissance à celui qui sait de par ses choix « être toujours et partout en territoire ennemi ». Etre en exil, c’est-à-dire au plus proche de l’être, au bord du langage, c’est être offert, comme en sacrifice, à la possibilité d’inventer une écriture dont le tracé, de crêtes en crêtes, d’énigmes en clartés, ravive le pouvoir de « protéger le ciel le plus haut, autrement dit, sa tradition ». Rien de moins conservateur, toutefois, que cette sauvegarde de sa tradition ; nul repli, fût-il stratégique, sur des positions obsolètes. Aux guerres frontales, qui, de notre côté, ne peuvent qu’être perdues, Dominique de Roux préfère les guérillas nuancées de logique taoïste, d’un « ethos » à la Sun Tsu qui feront de cet « anti-moderne » une figure décisive de l’ultra modernité, -autrement dit de la modernité au sens rimbaldien : celle de « l’étincelle d’or », de la fulgurance imprévisible. D’où l’importance de se garder d’être « inébranlable dans ses concepts, catégorique dans ses déclarations, clair dans ses idéologies, féru dans ses goûts, responsable dans ses dires et dans ses actes, précis et cristallisé dans ses manières d’être.»

Seuls pourront, en territoire ennemi, prolonger ce qui doit l’être, « le plus haut ciel », ceux qui refusent d’endosser un rôle, de se revêtir de la livrée ou de l’uniforme, de simplifier ou de schématiser leurs pensées ou leurs croyances à toutes fins utiles. Ce qui importe n’est point la doxa mais la gnosis, non point la représentation mais la présence réelle, non point l’eau croupie de la citerne mais l’eau vive, non point les mots mais la parole : «  Le présent, donc, le passé ainsi que l’avenir d’une littérature qui est celle dont nous assumons les destinées sont chacun pris à part et tous ensemble, le temps d’un seul et même combat. Le combat de la parole contre les mots, du pouvoir d’intégration contre les puissances de la désintégration, et c’est là le mystère ultime de la parole d’Orphée déchiré par les chiens d’Hécate que sont les mots laissés à eux-mêmes ».

Loin d’être soumission aux prestiges fallacieux de la lettre, à la fascination des « signifiants » et à leurs structures immanentes, l’écriture de Dominique de Roux, au sens où lui-même parlait de l’écriture du Général de Gaulle, ressaisit dans un même combat le passé, le présent et le futur, la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste, ressaisit, ou plus exactement refonde, la fondation étant aussi fusion dans le creuset alchimique de l’existence voulue comme expression de l’être, le Sens lui-même, le fluidifiant, lui restituant ses impondérables, ses fugacités tremblantes, ses chromatismes insaisissables qui sont le propre de la parole, c’est-à-dire du Logos lorsque de celui-ci ne se sont pas encore emparés les idolâtres et les abstracteurs.

Ecrire sera ainsi pour Dominique de Roux cette action subversive, « ultra-moderne » qui consiste à retourner à l’intérieur des mots la parole contre les mots, à subvertir, donc, l’exotérique par l’ésotérique et à ne plus s’en laisser conter par ceux-là qui oublient que la parole humaine voyage entre les lèvres et les oreilles, comme sur les lignes ou entre les lignes, qu’elle voyage entre celui qui la formule et celui qui la reçoit, comme entre la vie et la mort, le visible et l’invisible : ce profond mystère qui se laisse sinon éclaircir, du moins comprendre, par la Théologie.

L’ardente polémique contre les diverses cuistreries plus ou moins universitaires qui prévalaient alors, loin de relever seulement d’une joyeuse humeur mousquetaire, se fondait, on ne le vit pas assez, sur une autre vision du langage et du monde, autrement dit de l’écriture comme « praxis » du haut et du profond, du lointain et de l’immédiat, destinée à lutter contre l’obscurcissement de l’être, contre cette banalité et cet ennui, toujours aux aguets, qui nous envahissent à la moindre inadvertance.

Dominique de Roux fut ainsi bien davantage que « le plus grand éditeur de l’après-guerre » selon la formule perfide de Jean-Edern Hallier qui dut avoir quelque difficulté à comprendre que l’on pouvait être un écrivain de grande race sans être exclusivement tourné vers soi-même. « Editeur », au demeurant, fût-ce « le plus grand » suffit mal à définir l’action de Dominique de Roux dans ce domaine pour autant que sa méthode, si méthode il y eut, fut d’abord de prolonger, de prouver par des actes, ses admirations. Editeur, Dominique de Roux le fut non par défaut mais par surcroît.

Par surcroît aussi, la politique, sujet litigieux. Disons simplement, avant d’en revenir à l’écriture, qu’il n’y a plus à discutailler de son prétendu « fascisme » dès lors que l’on sait que tout ce qui s’est opposé, s’oppose ou s’opposera au monde comme il va globalement a été, est, ou sera traité de « fasciste » par les adeptes de la loi du plus fort et qu’il n’y a pas de rébellion, de « contre-monde », fussent-ils purement contemplatifs, qu’il n’y a pas de métaphysique ou d’esthétique rétives au règne de l’argent et de la technique qui ne seront traités de « fascistes » par les défenseurs, pathétiquement dépourvus d’imagination, de l’ordre établi, comme naguère on réputait hérésiarques Maître Eckhart ou Giordano Bruno. Comme si le fascisme réel, le nazisme opérationnel ne furent pas aussi et d’abord de lourdes collusions entre l’esprit grégaire et les puissances de l’argent et de la technique !

Des temps où il fut notre aîné, Dominique de Roux nous incita à donner forme à notre dessein. Devenu notre cadet, lorsque nous eûmes dépassé la frontière des quarante-deux ans, son œuvre nous fut cette mise-en-demeure à ne point céder, à garder au cœur la juvénile curiosité, à déchiffrer, dans son écriture aux crêtes téméraires, le sens d’une jeunesse qui, suspendue trop tôt dans l’absence, ne peut finir. Il y a une écriture de Dominique de Roux, un style, un usage de la langue française en révolte contre cette facilité à glisser, avec élégance, mais sans conséquence, sur la surface du monde. On s’exténue à condamner ou à défendre sa plume de « polémiste d’extrême-droite », alors que ce qui advient dans ces bouillonnements, ces ébréchures, ces anfractuosités n’est autre que la pure poésie.

Sauver la poésie de ce qu’en font les poètes de laboratoire ou les poètes minimalistes ou illettrés, redonner la poésie à la prose et la prose à la poésie ( et je ne vois nul texte dit de « poésie » plus digne du beau nom de poème que La Maison jaune, texte inclassable, lapidaire et mystérieux) ; retrouver de la poésie un à un les pouvoirs, tel fut, semble-t-il le dessein de Dominique de Roux, - d’où l’absurdité de vouloir juger de ses œuvres selon les normes du genre romanesque ou de la prose française néoclassique.

La poésie est aussi présente à chaque page des romans et des essais que du journal et de la correspondance ( dont l’excellente biographie de Jean-Luc Barré nous livre maints extraits inédits) qu’elle est absente de la plupart des recueils de poèmes des « poètes » patentés par les satrapes du texte à lignes irrégulières qui officièrent alors dans la régulation des petits bouts de proses vantardes qui n’emportent rien sinon la pose de celui qui consent à ne rien dire, à ne rien évoquer, à s’en tenir rigoureusement en deçà du péril lyrique et liturgique du langage en cultivant de molles ambiguïtés par l’utilisation de métaphores discrètes, bien policées, insoupçonnables de moindres « accointances » avec le Sacré, avec le mythe ou avec le tragique, - autrement dit, avec la vérité orphique que l’enfer du décor où nous vivons nous dissimule alors qu’elle est, cette vérité, la seule à pouvoir dire en même temps notre destin et notre anti-destin, notre monde ( c’est-à-dire notre exil) et ce contre-monde qu’il nous faut ourdir en faveur de l’être et contre le néant.

C’est donc bien vers l’écriture de Dominique de Roux qu’il nous faudra nous tourner comme lui-même se tourna par un livre ardent vers l’écriture du Général de Gaulle : écriture des épicentres, non point cette écriture diurne, cette écriture de l’après-midi, coulée d’évidences en évidences au rythme du canotage mais bien une écriture nocturne, s’enroulant autour d’une métaphore solaire, mais d’un soleil en voie de création. D’abord l’Image, et ensuite les mots : «  Ne servir que sa vision ». La rencontre éblouie avec d’autres œuvres, venues là comme des « confirmations », selon le mot de Philippe Barthelet, lui permettra précisément d’échapper au déjà formulé, au banal, au stéréotype et d’aller chercher l’impondérable entre l’œuvre et celui qui la reçoit : ce passage où le Verbe devient silence. L’espace de la passation des pouvoirs, la zone philosophale et « diplomatique » n’est pas le moi fictif, la subjectivité dont le triomphe nous réduit à l’état de mécanique, mais l’expérience métaphysique du Verbe. Ainsi la confrontation explicite avec d’autres œuvres, avec l’encre de sang d’autres « horribles travailleurs » devient fondatrice d’une vérité et d’une liberté essentielle.

Rien n’importe que « la saison mystérieuse de l’âme». Toutes nos luttes, nos impatiences, et notre solitude conquise et notre exil, nos œuvres, qui ne sont ni des victoires ni des défaites, tout cela, non seulement au bout du compte, mais dès le départ ne vaut que pour ces retrouvailles légères : « Je viendrai en janvier. Je viendrai longtemps. Vous me parlerez encore des jardins et des hommes… dans cette petite salle blanche du monastère qui sent la pomme et le grain, sur cette colline de silence et de beauté, parmi les pluies qui tressent tout autour une saison mystérieuse. Je vous écouterai. Vous calmerez ma foi clignotante comme une étoile. J’enserrerai votre trésor comme un écureuil entre mes mains. »

Dominique de Roux ne fut ni « fasciste » ni « réactionnaire » comme le disent les imbéciles mais antimoderne (ce qui est tout autre chose et peut-être le contraire) ; et antimoderne, il faut bien reconnaître qu’il y a de bonnes rasions de l’être pour peu que l’on soit sensible à l’âme des êtres et des choses, à leurs « saisons mystérieuses ». Substituant le confort à la beauté, la prédation à l’héroïsme, le pouvoir de l’argent (qui rend également esclaves les dominants et les dominés) aux jeux divers de la puissance et de la gloire, le monde moderne est cette lèpre, cet enlaidissement général de tout par tous les moyens, y compris ceux de la morale déchue en « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche.

Antimoderne en morale, c’est-à-dire ultra-moderne pour ce qui est de l’inventivité littéraire, penseur paradoxal, c’est-à-dire littéralement en marge de la doxa, de la croyance commune de son temps, aimant le heurt des contradictions, Dominique de Roux fut, à sa façon, le parfait représentant de sa lignée alors que d’autres, qui ne sont point idiots, le voient en rebelle à toute convenance héritée. Or, s’il fut l’un et l’autre, fidèle et rebelle, ce ne fut pas même alternativement mais en même temps, c’est-à-dire dans l’éternité qui, pour éternelle qu’elle soit, ne nous est donnée que par brusques échappées, semblables à ces rafales qui, dans leurs embruns, nous étourdissent.

Dominique de Roux fut cet aristocrate antimoderne, ce fidèle, ce chevalier, dans le geste même qui affirme la liberté absolue : «  Un nouvel équilibre est à conquérir dans la fièvre » ou encore : «  Il faut rester des hommes libres… Jamais je ne me laisserai prendre dans ma vie à quelque parti que ce soit, droite gauche centre vert bleu hormis celui de l’amitié, de la violence de l’amitié, ses traits bien fermes, ses grandes passes d’ombre, ses vivacités nerveuses, ses inconnues, ses droits. »

A l’exigence morale qui consiste à ne pas être là où les autres vous attendent correspondra une écriture aux incidentes imprévisibles où les mots inattendus, dans leurs explosions fixes, captent les éclats du pur instant : «  Par rapport à l’écriture, ni loi, ni science, pas même une destinée ». L’héritage comme force motrice, élan donné, s’oppose à la destinée, forme consentie de la soumission. Du peu de liberté qui nous reste, l’anti-moderne ultra-moderne veut étendre le champ d’action et les prestiges secrets pour aller vers la réalité, tracé de lumière entre deux ténèbres : «  Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ».

S’il faut « jeter par-dessus bord les totems et les tabous de la tribu », c’est-à-dire devenir, selon la formule d’Al-Hallâj « un Unique pour un Unique », s’il faut, en même temps, accompagner « la longue marche de l’Occident à son propre être, au-delà du déclin », ce ne saurait être sans le dévoilement de l’écriture par elle-même, où plus exactement, sans le voilement de l’écriture par l’Ecriture qui accomplit à travers elle cette « intelligence prophétique de l’Histoire » cette « expérience du salut, secrète, existentielle » que Dominique de Roux évoquait à propos du Général de Gaulle.

Ecrire, alors, ce n’est plus s’évertuer, dans le néant du sens, à composer un « texte », lui-même destiné aux thanatopracteurs virtuels, universitaires ou journalistes, mais laisser œuvrer en soi la « vague d’assaut », l’action théurgique, d’un « certain retour à la vie ». Ces vagues, toutefois, ne sont pas un vain tumulte mais orbes venues d’une immobilité centrale, d’un cœur de calme infini, là où règnent « les Forts, les Sereins, les Légers » de L’Etoile de l’Alliance, évoquée par Stefan George. « Maintenant, les cercles sont plus lents et plus hauts, c’est le temps de l’exil, de l’écriture ». Le sens de la tradition, de la fidélité à l’appartenance se révèlent dans la distance et dans la solitude. L’écrivain doit être séparé du monde « pour qu’il lui faille l’imaginer à nouveau et l’aimer autrement, l’unifier et en éclairer toutes les causes, le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. »

Pour témoigner du monde, il faut le porter en soi, et pour le porter en soi, il faut s’en détacher. La politique et l’écriture dévoilante sont à équidistance de ce détachement qui permet de « transcender abruptement l’actualité immédiate, de nouer avec le passé le fil rompu, d’appliquer un De Monarchia. » Point de retour à Ithaque sans l’arrachement, le déracinement, sans l’exil dans le vent et la mer qui nous revêt de « la livrée majeure de l’Esprit ».

« L’exil n’est pas une autre demeure. Il est séparation d’avec notre demeure. L’exil s’accompagne de la volonté de retour. C’est le visage dans les mains de l’homme séparé de lui-même (…) Et si la grande poésie arrache au monde, le développement de l’exil ne concerne pas seulement l’expérience de celui qui le vit, il abandonne les organisations têtes baissées vers la flamme et commence une vie nouvelle, cherchant la passe. »

Cette « passe », impériale et portugaise, passe vers l’écriture à travers la politique et non subordination de l’une à l’autre, comme il en advient aux écrivains dits « engagés ». Loin d’être ce retour contrit à l’Histoire et au collectif des clercs hantés par la conscience malheureuse ou mauvaise, l’engagement de Dominique de Roux se trouve être exactement contemporain de son plus radical désengagement, de sa perception d’un au-delà de l’Histoire, véritable et seul objet de l’enquête : « Le Portugal, parce qu’il croit aux réalités finales a compris, quand le reste de l’Afrique est livré au désordre, que dans le continent noir il ne fallait pas seulement avancer en espace mais aussi en esprit (…). Quand l’histoire européenne est pleine de peuples morts ou moralement détruits par le temps, le Portugal, refusant d’échapper au temps humain, qui est aussi une manière d’échapper aux exigences de la réalité, fait coexister dans son espace planétaire, une réalité humaine universellement pensée et prétendant agir sur l’Histoire ».

Ne pas échapper au temps mais le transmuter de l’intérieur, tel sera le propre du Cinquième Empire que Dominique de Roux entrevoit. C’est aussi toute la différence entre la Révolution et la contre-révolution qui veulent échapper au temps en le niant, en refusant le palimpseste du réel et ce « contraire de la révolution » qu’évoquait Joseph de Maistre qui vainc le temps en opérant à sa transmutation alchimique, providentielle. L’écriture de Dominique de Roux accompagne et souvent précède ces étapes successives, ou ces stations de la conscience où la conscience individuelle devient le miroir ardent de la conscience du monde. A la globalisation uniformisatrice, Dominique de Roux n’oppose pas ces vieilleries du modernisme que sont le nationalisme, le racisme, le pétainisme mais une autre universalité qui est celle du palimpseste, de la mémoire libérée de ses propres représentations, de la mémoire rendue à sa matière fusible, chatoyante et dispersée.

Le révolutionnaire comme le contre-révolutionnaire sont des nihilistes : ils nient la mémoire réelle, ils veulent, dans l’hybris de leur volonté, conformer le monde à leurs plans : hybris de ménagère et non de conquérant. Il faut défendre sa vision du monde ; mais telle est la limite du colonialisme, il convient que les mondes conquis, et même le monde natal, nous demeurent quelque peu étrangers. Cette étrangeté discrète et persistante est la condition universelle de l’homme que les planificateurs modernes ont en horreur et dont ils veulent à tout prix départir les êtres et les choses au nom d’un « universalisme » qui n’est rien d’autre que la plus odieuse des hégémonies, la soumission des temporalités subtiles de l’âme au temps utilitaire, au faux destin de l’Histoire idolâtrée, à l’optimisme stupide, au nihilisme béat.

Le « code secret du fado », la saudade qui « projette les êtres et les choses hors du temps », sera pour Dominique de Roux le signe du retour, l’aperception directe, en mode visionnaire, d’un horizon paraclétique où s’opèrent les noces de l’eau mercurielle et du feu apollinien, de la nostalgie et du pressentiment : «  Le Cinquième Empire ? L’Empire de la Fin d’après la fin, quand toutes les choses humaines auront été consommées (consumées) et ce qui apparaîtra de l’homme alors, ce sera ce que l’homme aura passé l’histoire entière à gommer, et qui lui reviendra : sa ressemblance. »

Que l’homme soit enfin, et au-delà de toute fin, à sa propre ressemblance comme à la ressemblance de son empire infime et infini sur les êtres et les choses, que notre solitude soit enfin signe et condition de cette amitié divine qu’évoquent Maître Eckhart et Rûmî, qu’une ombre jetée, qui est pure transparence, « antiforme éternelle », entre le monde et nous advienne pour nous réconcilier, l’écriture de Dominique de Roux nous en persuade d’autant mieux qu’elle devance, par un Songe (creuset de la réalité) toute démonstration et toutes arguties : ainsi à la pointe du Songe comme à la pointe du Calame, l’écriture de l’Empire « universel, missionné pour l’éternité » sera désormais  « comme fondu dans l’immensité océanique de son rêve, non point âge de conquérants ou de bâtisseurs, mais de découvreurs, de messagers, de navigateurs sans fin tenant leur raison d’être et leur force de cette absence de fin. »

Le Cinquième Empire appartient au passé autant qu’à l’avenir et quand bien même son attente semble déçue, il appartient encore au présent, à cette « lumière qui persiste identique à elle-même derrière le film » pour reprendre la formule de Nisargadata Maharaj. L’une des énigmes du Cinquième Empire se trouve paradoxalement chez Gombrowicz dont le parti pris anti-idéologique, le mépris de toute forme collective, l’aristocratisme libertaire sont précisément les plus profondes raisons d’être. C’ est que l’Empire, pour Dominique de Roux, loin d’être un super-état (c’est-à-dire, pour paraphraser Nietzsche, le plus grand des plus froids des monstres froids) serait au contraire, s’il advenait, un espace géopolitique et spirituel d’une « rejuvénation » du monde, d’un retour à cette enfance, à cette adolescence, d’avant les systèmes, à cet Eros premier, cette humeur turquoise, qui précède les adultérations, le sérieux utilitaire, l’esprit « homaisien », le puritanisme, auquel les intellectuels échappent si rarement quand bien même ils se veulent parangons de la « transgression » et de la « dérision » .

Que ce monde soit triste, torve, rancuneux et qu’il nous apparaisse tel sans que nous en eussions connu un autre suffit à convaincre qu’il n’est qu’un leurre, un mauvais rêve, un brouillard qui laisse deviner, derrière lui, une vérité éclatante mais encore plus ou moins informulée. Dominique de Roux fut exactement le contraire d’un nihiliste ; loin de nous ressasser que tout a déjà été dit, il nous donne à penser que presque tout reste à dire et même à créer : ainsi le Cinquième Empire dont la venue a pour condition le retour du Roi, un soir de brume sur le Tage ou le Nouveau Règne paraclétique de Stefan George ou encore l’Imam caché du prophétisme ismaélien.

L’attente paraclétique n’est pas le contraire de l’action, quand bien même elle subordonne l’action à la contemplation, l’action n’ayant pour raison d’être que de favoriser les conditions de la contemplation. Cette attente est une « écriture du monde », et cette écriture est un renouvellement, une « rejuvénation poétique », celle là même que Dominique de Roux chercha chez les poètes de la Beat Génération ou chez les Electriques. De même que pour Sohravardî la prophétie n’était point scellée, que d’autres prophètes pouvaient survenir, croyance qui lui coûta la vie, Dominique de Roux crut en une poésie future, une poésie autre, non encore advenue, celle des « langues de feu » de la Pentecôte, du Paraclet annonçant l’Imperium Amoris, ou celle encore de la « foudre d’Apollon » qui frappa Hölderlin. D’où l’incertitude où nous sommes de savoir si sa vue-du-monde est païenne ou prophétique, inspirée par quelque gnose orphique ou empédocléenne ou inscrite dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs et des parfums de la tradition abrahamique.

Si le Paraclet est avenir, s’il est l’eschaton de notre destin, la foudre d’Apollon, elle, est déjà tombée, mais elle est aussi mystérieusement en chemin vers nous, comme voilée, encore insue. De son ultime chantre, ou victime, Hölderlin, qui incarne pour Dominique de Roux « la poésie absolue », il nous reste encore à déchiffrer les traces, ces « jours de fêtes » dans l’éclaircie de l’être, ces silhouettes à la fois augurales et nostalgiques sur les bords précis de la Garonne, dans la lumière d’or de Bordeaux, cet exil en forme de talvera de la patrie perdue et infiniment retrouvée.

«  Tout recommence » écrit Dominique de Roux et ce recommencement contient en lui l’admirable paradoxe de la coexistence du révolu et du prophétique, dépassant ainsi dans une torrentueuse assomption, l’opposition, somme toute subalterne, de l’anti-modernité et de l’ultra-modernité que nous évoquions plus haut. Le propre du Songe impérial est non seulement d’arracher le politique au despotisme de la société individualiste ou communautariste, de retrouver la dimension historiale et légendaire du destin commun des peuples, des races, des nations, mais aussi, et par cela même, de sauver, en même temps, la fidélité hölderlinienne aux dieux antérieurs et le frémissement annonciateur du Nouveau Règne. La société, dès lors qu’elle est livrée à la goujaterie, à la crétinisation de masse ne saurait en aucune façon trouver en elle-même les ressources du recommencement. Condamnée à l’infantilisme cacochyme, elle laisse jouer, en une apparence de liberté, une alternative emprisonnée dans la conjoncture profane, apoétique, soumise aux aléas des coutumes dévastées. Ces « communautés » que l’on veut opposer à l’individualisme, prises dans le plan général (et donc dépourvue de volume) sont à l’intérieur de la société, comme une âme qui serait emprisonnée dans un corps, comme dans un cachot dont, sauf un gardien muet, tout le monde a oublié l’existence. L’Empire que rêve Dominique de Roux suppose un radical renversement herméneutique : comprendre soudain que ce n’est point l’âme qui gît dans le corps mais le corps qui est dans l’âme, qui est environné d’âme, qui voyage dans l’âme.

A ce point de recouvrance, l’intériorité et l’extériorité ne se distinguent plus et le temps n’est plus de distinguer l’individu du collectif, le subjectif de l’objectif, une autre logique apparaît où nous nous apercevons soudain que la clef de notre destin est un « mantra » en accord avec la poésie du monde. Le Cinquième Empire, comme le nouveau règne de Stefan George, comme l’état confucéen rêvé par Ezra Pound, comme la « république » impériale de Valery Larbaud apparurent à Dominique de Roux comme autant de chances offertes à un contre-impérialisme – étant entendu que seule une idée d’Empire, idée au sens platonicien de « forme formatrice » suscitée par l’anamnésis (le ressouvenir d’Hésiode à Hölderlin, en vagues d’or…) disposera de la puissance en songe et en acte de frapper d’inconsistance l’impérialisme brutal, fiduciaire et puritain.

Luc-Olivier d'Algange

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12/12/2022

Le secret du bonheur, un texte de Stéphane Barsacq à propos de "Terre Lucide, entretiens sur les météores":

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Un trop bref texte que j'avais écrit après la lecture de «Terre lucide» de mon ami Luc-Olivier d'Algange, alors que je voyageais dans les montagnes du Caucase en octobre :
 
 
Le secret du bonheur
 
Parution d’un livre de dialogue important entre Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet. Il est question, dans ce compendium, des météores, ces signes dans le ciel, à quoi s'arrêtent les Pharisiens et Saducéens, qui ne savent pas lire les signes des temps, comme il le leur est reproché dans l’Evangile : - «Il y aura de l'orage aujourd'hui, car le ciel est d'un rouge sombre. Vous savez discerner l'aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps.» (Mt, XVI, 4). Les deux auteurs de ces entretiens s'attachent à relever ces signes des temps, dont René Guénon a fait le titre d'un livre célèbre, publié en 1945. Et si la vérité débutait après nos dernières illusions ?
 
Il était, dit-on en Géorgie où je me trouve, un roi qui décida un jour de quitter son palais pour parcourir le monde. Il voulait connaître le secret du bonheur. Il alla de terres en terres, puis de provinces en provinces, mais partout, il retrouvait ce qu’il avait quitté : une nostalgie, une tristesse, un désir inassouvi. Partout, jusqu’au jour où, au plus profond d’une vallée, protégés par une rivière, il découvrit, retirés de tous, des êtres heureux, comme il n’en pouvait plus imaginer. Ils banquetaient, le vin coulait à flot, les discours poétiques s’enchaînaient, et il décida de s’asseoir avec eux pour partager leur bonheur. C’est alors que …
 
Sur ce point, la suspension s’impose. Cette découverte du roi, c’est celle que Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet dans leur ouvrage, «Terre lucide», arrivent à susciter, au gré d’un dialogue passionné, dans l’esprit de leur lecteur. Lire ce livre en Géorgie, alors que les Russes fuyant la conscription sont nombreux à errer dans la capitale et sur les routes du pays, lire ce livre, dis-je, dans de telles conditions et dans un tel endroit, c’est ressentir un double plaisir : échapper à l’histoire en ce qu’elle a de pire, et être à son rendez-vous en ce qu’elle entretient une promesse qui, d’âge en âge, ne cesse de nous tenir debout.
 
Luc-Olivier d’Algange est un éminent connaisseur des penseurs de la poésie, de Novalis à Jünger, quand Philippe Barthelet est un poète de la connaissance, comme le fut son maître, Gustave Thibon, l’ami de Simone Weil. Tous deux ont en commun dans ce livre de se déposséder de la prétention à avoir raison l’un sur l’autre, ou à prouver que l’un seul aurait raison. Non qu’ils soient d’accord sur tout dans détail, sans être en désaccord sur l’essentiel. À la parole conçue comme un tournoi, ils opposent un dialogue apparenté au chant selon une exigence autrement plus redoutable : où la première voix fait entendre ses harmonies, la seconde reprend et se doit de développer le motif, comme à l’infini. Autant le dire : rien de plus plaisant, car on sent qu’on est soi-même convoqué à chercher la vérité avec les amis, plutôt que d’assister à une joute où chacun est condamné à son quant-à-soi. Vieille tradition, au demeurant, qui remonte aux Entretiens de Goethe avec Eckermann, en passant par le dialogue de Mercier et Camier chez Beckett, ou sur un versant intellectuel, à celui de Pierre Boutang et George Steiner qui avait tant ébloui ceux qui l’avaient vu à la télévision. C’est que ce livre montre ce qu’est un dialogue : non pas un monologue interrompu par une question, mais l’appréhension à deux d’une vérité qui ne s’offre que dans l’échange, selon une loi dégagée voilà des millénaires par les disciples de Socrate et Platon. Mais après tout, n’était-ce pas Nietzsche qui affirmait lui aussi que «la vérité commence à deux» ?
 
La vérité, certes, mais laquelle ? Celle qui veut qu’on ne se montre digne de sa vocation à être humain que si on cherche «l’âme du monde», qui n’est rien de commun avec une énigme. «L’âme du monde» est au mystère ce que la devinette est à l’énigme : ce qu’on désire chercher sans fin, plutôt qu’une interrogation subtile dont la réponse disqualifierait la profondeur. Pour avancer dans leur quête, Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet convoquent le meilleur de la tradition : Joubert, Joseph de Maistre, les Romantiques allemands, des penseurs aussi originaux que René Guénon ou Philippe Muray. Pour autant, ils ne se privent pas de cravacher certaines vaches sacrées. Alors revient, lancinante, la question à l’oracle comme à Delphes : que faire, non pour fabriquer je ne sais quoi, mais pour être ? À l’heure où la science rend les avancées du post-humanisme concrètes, cette question prend toute sa force, qui n’est pas tant passéiste qu’appelée à être prophétique. Qui suis-je dès que je ne souhaite pas me réduire à un numéro de sécurité sociale, à un code-barre, à un agent consommateur et bientôt consommé ? Qui suis-je pour pouvoir rêver, aimer, créer ? Qui suis-je, si le Verbe peut seul me conduire au salut, pour parler comme il le conviendrait ? Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet ne manquent de décrire notre époque pour y apporter non seulement une critique, mais les éléments pour résister à cette critique et aller plus avant, emporté par le vent d’un galop, où nos plus lointains ancêtres reconnaîtraient leur frappe. Certes, comment ne pas être saisi ? «Nous nous trouvons comme à ce moment de L'Ile mystérieuse de Jules Verne où le frêle esquif des héros se trouve pris dans une immobilité exquise, encalminée entre deux magnifiques mouvements en sens inverse l'un de l'autre : celui, en bas, des bancs de poissons, et, en haut, des nuées d'oiseaux.»
 
C’est l’impression du conte géorgien. Le secret du bonheur peut soudain advenir. Mais que dit la fin du conte ? Après avoir bu et mangé avec un ravissement inconnu, et après avoir écouté les discours de celui qui tenait la table, le roi alla voir le chef du village et lui déclara : «j’ai tout quitté pour trouver le bonheur. Et je l’ai enfin trouvé chez vous.» À quoi le chef du village répondit : «Mais que dis-tu ? Nous sommes les êtres les plus malheureux du monde ! C’est pour cette raison que nous faisons la fête et que nous chantons.»
 
Stéphane Barsacq
 
Luc-Olivier D'Algange, Philippe Barthelet, Terre lucide, Entretiens sur les météores et les signes des temps, Collection Théôria, L'Harmattan, 30 €

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11/12/2022

Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:

Un article de Philippe Barthelet:
 

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Le Seigneur des Formes
 
Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.
 
« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…
 
Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs. « Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ».
 
C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ».
 
C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entre-maudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».
 
L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.
 
Philippe Barthelet
 
Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne", Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.
(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)

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04/12/2022

Hommage à Stefan George:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Stefan George

 

 

 

La poésie est un combat. Aussi sereine, désinvolte ou légère qu’on la veuille, si éprise de songes vagues ou du halo des mots qui surgissent, comme l’écume, de l’immensité houleuse de ce qui n’est pas encore dit, la poésie n’existe en ce monde que par le dévouement, le courage, l’oblation martiale de ses Serviteurs. A ce titre, toute poésie est militante, non en ce qu’elle se voudrait au service d’une idéologie mais par la mise en demeure qu’elle fait à ceux qui la servent de ne servir qu’elle. Nul plus que Stefan George ne fut conscient de cette exigence à la fois héroïque et sacerdotale qui pose la destinée humaine dans sa relation avec la totalité de l’être, entre le tout et le rien, entre le noble et l’ignoble, entre l’aurore et le crépuscule, entre la dureté du métal et « l’onde du printemps » :

 

« Toi, toujours début et fin et milieu pour nous

Nos louanges de ta trajectoire ici-bas

S’élèvent Seigneur du Tournant vers ton étoile… »(1)

 

Le cours ordinaire des jours tend à nous faire oublier que nous vivons brièvement entre deux vastitudes incertaines qui n’appartiennent point à ce que l’homme peut concevoir en terme de vie personnelle, et qu’à chaque instant une chance nous est offerte d’atteindre à la beauté et à la grandeur en même temps que nous sommes exposés au risque d’être subjugués par la laideur et la petitesse. Depuis que nous ne prions plus guère et que nos combats ne sont plus que des luttes intestines pour le confort ou la vanité sociale, ce qu’il y a de terrible ou d’enchanteur dans notre condition nous fait défaut. Nous voici au règne des « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Pour Stefan George, la poésie est un combat car le monde, tel qu’il se configure, n’en veut pas. La poésie n’est pas seulement le combat de l’artiste avec la matière première de son art, elle est aussi un combat contre le monde, un « contre-monde » selon la formule de Ludwig Lehnen, qui est, pour des raisons précises, le contraire d’une utopie. Pour Stefan George, ce n’est pas la poésie qui est l’utopie, le nulle part, mais ce monde tel qu’il va, ce monde du dernier des hommes auquel la poésie résiste :

 

« Ainsi le cri dolent vers le noyau vivant

Retentit dans notre conjuration fervente » (2)

 

On peut, certes, et ce sera la première tentation du Moderne, considérer cette majestueuse, hiératique et solennelle construction georgéenne comme une illusion et, de la sorte, croire la récuser. Il n’en demeure pas moins que cette illusion est belle, que cette illusion, si illusion il y a, entraîne en elle, pour exercer les pouvoirs du langage humain, le sens de la grandeur et du sacrifice, l’exaltation réciproque du sensible et de l’intelligible. Force est de reconnaître que cette « illusion » si l’on tient à ainsi la nommer, est à la fois la cause et la conséquence d’une façon d’être et de penser plus intense et plus riche que celles que nous proposent ces autres illusions, ces illusions subalternes dispensées par les sociétés techniciennes ou mercantiles, voire par les idéologies dont les griseries sont monotones et fugaces :

 

« Et renferme bien en ta mémoire que sur cette terre

Aucun duc aucun sauveur ne le devient sans avoir respiré

Avec son premier souffle l’air rempli de la musique des prophètes

Sans qu’autour de son berceau n’eût tremblé un chant héroïque. » (3)

 

L’éthique s’ordonne à des Symboles et à une discipline qui resserre l’exigence autour du poïen. Ascèse de la centralité, du retour à l’essentiel, de l’épure, cette éthique rétablit la précellence d’une vérité qui se laisse prouver par la beauté en toute connaissance de cause. Pour Stefan George, rien n’est moins fortuit que la poésie. Loin d’être le règne des significations aléatoires ou de vagues divagations de l’inconscient, la poésie est l’expression de la conscience ardente, de la lucidité extrême. L’Intellect n’est point l’ennemi de la vision, bien au contraire. L’Image n’advient à la conscience humaine que par le miroir de la spéculation. Toute poésie est métaphysique et toute métaphysique, poésie. On peut considérer cette poésie métaphysique comme une illusion, Stefan George se refusant à en faire un dogme, mais cette illusion demeure une illusion supérieure dont la supériorité se prouve par la ferveur et la discipline qu’elle suscite :

 

« Seul peut d’aider ce qu’avec toi tu as fait naître –

Ne gronde pas ton mal tu es ton mal lui-même

Fais retour dans l’image retour dans le son ! » (4)

 

Notons, par ailleurs, que ceux-là mêmes qui « déconstruisent » et « démystifient » avec le plus d’entrain les métaphysiques sont aussi ceux qui s’interrogent le moins sur les constructions et les illusions banales comme si, du seul fait d’être majoritaires à tel moment de l’Histoire, elles échappaient à toute critique, voire à toute analyse. La pensée de Stefan George se refuse à cette complaisance. Peu lui importe le jugement ou les habitudes de la majorité. Plus humaniste, au vrai sens du terme que des détracteurs, Stefan George prend sa propre conscience comme point de référence à la conscience humaine. Il éprouve la conscience, la valeur, la volonté, la possibilité et la création à partir de son propre exemple et de sa propre expérience : méthode singulière où l’on peut voir aussi bien un immense orgueil qu’une humilité pragmatique qui consisterait à ne juger qu’à partir de ce que l’on peut connaître directement, soi-même, et non par ouïe dire, précisément à partir d’un « soi-même » dont l’exemplarité vaut bien toutes les représentations et tous les stéréotypes du temps :

 

« Seuls ceux qui ont fui vers le domaine

Sacré sur des trirèmes d’or qui jouent

Mes harpes et font les sacrifices au temple..

Et qui cherchent encore le chemin tendant

Des bras fervent dans le soir – d’eux seuls

Je suis encore le pas avec bienveillance

Et tout le reste est nuit et néant. » (5)

 

Pour Stefan George, croire que sa propre conscience ne puisse nullement être exemplaire de la conscience humaine, ce serait consentir à une démission fondamentale, saper le fondement même du « connais-toi toi-même » c’est-à-dire le fondement de la pensée grecque du Logos qui tient en elle le secret de la liberté humaine. Si un seul homme ne peut, en toute légitimité, donner tort à ses contemporains, fussent-ils en majorité absolue, toute pensée s’effondre dans un établissement automatique et général de la barbarie, voire dans une régression zoologique : le triomphe de l’homme-insecte. Toutefois, à la différence de Stirner, George ne s’appuie pas exclusivement sur l’unique. Sa propre expérience de la valeur, il consent à la confronter à l’Histoire, ou, plus exactement à la tradition. Son « contre-monde » se fonde à la fois sur l’expérimentation du « connais-toi toi-même » et sur la tradition qui nous juge autant que nous la jugeons. L’humanitas, en effet, ne se réduit pas aux derniers venus quand bien même ils s’en prétendent être l’accomplissement ultime et merveilleux. Ce que le dépassement de sa propre conscience exige de lui, ce qu’exige son sens de la beauté et de la grandeur, son refus des valeurs des « derniers des hommes », Stefan George le confronte à ce que furent, dans leurs œuvres, les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, les Prophètes, les Aèdes, les moines guerriers ou contemplatifs, non pour être strictement à leur ressemblance mais pour consentir à leur regard, pour mesurer à l’aune de leurs œuvres et de leurs styles, ce que sa solitude en son temps lui inspire, ce que sa liberté exige, ce que son pressentiment lui laisse entrevoir :

 

« Nommez-le foudre qui frappa signe et guida :

Ce qui à mon heure venait en moi…

Nommez-le étincelle jaillie du néant

Nommez-le retour de la pensée circulaire :

Les sentences ne le saisissent : force et flamme

Remplissez-en images et mondes et dieux !

Je ne viens annoncer un nouvel Une-fois :

De l’ère de la volonté droite comme une flèche

J’emmène vers la ronde j’entraîne vers l’anneau » (6)

 

Si la joie de Stefan George n’était que nostalgie, elle ne serait point ce salubre péril pour notre temps. La nostalgie n’est que le frémissement du pressentiment, semblable à ces ridules marines qui, sous le souffle prophétique, précèdent la haute vague. Il ne s’agit pas, pour George, de plaindre son temps ou de s’en plaindre mais de le réveiller ou de s’en réveiller, par une décision résolue, comme d’un mauvais rêve. La décision georgéenne n’est nullement une outrecuidance ; elle a pour contraire non point une indécision, qui pourrait se targuer de laisser les hommes et le monde à eux-mêmes, mais une décision inverse, également résolue :

 

« Possédant tout sachant tout ils gémissent :

‘’Vie avare ! Détresse et faim partout !

La plénitude manque !’’

Je sais des greniers en haut de chaque maison

Remplis de blé qui vole et de nouveau s’amoncelle –

Personne ne prend… » (7)

 

De même que l’on ne peut nuire à la sottise que par l’intelligence, on ne peut nuire à la laideur que par la beauté. Les promoteurs du laid sous toutes ses formes sont si intimement persuadés que la beauté leur nuit qu’ils n’ont de cesse d’en médire. La beauté, selon eux, serait archaïque ou élitiste et, quoiqu’il en soit, une odieuse offense faite à la morale démocratique et aux vertus grégaires. Le plus expédient est de dire qu’elle n’existe pas : fiction aristocratique et platonicienne dépassée par le relativisme moderne. Sans entrer dans la dispute fameuse concernant l’existence ou l’inexistence de la beauté en soi (et devrait-elle même exister pour être la cause de ce qui existe ?) les démonstrations en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse tiennent sans doute plus à ce que l’on éprouve qu’à ce que l’on raisonne. La beauté telle que la célèbrent Platon ou Plotin est moins une catégorie abstraite qu’une ascension, une montée, une ivresse. Cette beauté particulière, sensible, lorsqu’elle nous émeut, lorsque nous en éprouvons le retentissement à la fois dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit, nous la voulons éternelle. La pensée platonicienne, surtout lorsque s’en emparent les poètes, autrement dit le platonisme qui n’est laissé pas exclusivement à l’usage didactique, est une ivresse, une extase dionysienne qui, par gradations infinies, entraîne l’âme du sensible vers l’intelligible qui est un sensible plus intense et plus subtil. Entre le Sens et les sens, Stefan George refuse le divorce. Sa théorie de la beauté, et le mot « théorie » renvoie ici à son étymologie de contemplation, dépend de ce qu’elle donne ou non à éprouver à travers ses diverses manifestations. Eprouvée jusqu’à la pointe exquise de l’ivresse, la beauté devient éternelle. On peut certes discuter de la relativité des critères esthétiques, selon les temps et les lieux, il n’en demeure pas moins que par l’expérience que nous en faisons, la beauté nous arrache à la temporalité linéaire pour nous précipiter dans un autre temps, un temps rayonnant, sphérique, harmonique, qui n’est plus le temps de l’usure, ni celui de la finalité. Confrontée à cette expérience, la pensée platonicienne édifie la théorie de la beauté comme splendeur du vrai qui n’exclut nullement l’exclamation rimbaldienne : «  O mon bien, ô mon beau ! » car cette beauté en soi n’est « en soi » que parce qu’elle se manifeste en nous. Elle nous doit autant que nous lui devons et réalise ce que les métaphysiciens nomment une « unité supérieure à la somme des parties » :

 

« … Instant intemporel

Où le paysage devient spirituel et le rêve présence.

Un frisson nous enveloppa… Instant du plus grand heur

Qui couronnait toute une vie terrestre en la résumant

Et ne laissait plus de place à l’envie de la splendeur

De la mer parsemée d’îles de la mer divine. »(8)

 

La beauté n’appartient ni à l’Esprit, ni à la chair mais à leur fusion ardente. Sauver la cohésion du monde, son unité supérieure pour garder en soi la multiplicité, la richesse des contradictions, la polyphonie des passions, ce vœu exactement contraire à celui des Modernes, Stefan George en appellera pour le réaliser « aux Forts, aux Sereins aux Légers », qu’il veut armer contre les faibles, les excités et les lourds, autrement dit les hommes grégaires, acharnés à peupler le monde de leurs abominations sonores non sans, par surcroît, être de pompeux moralisateurs et les infatigables publicistes de leur excellence, au point de considérer tous les génies antérieurs comme leurs précurseurs. Tout Moderne imbu de sa modernité est un dictateur en puissance éperdu d’auto-adulation mais en même temps extraordinairement soumis, soucieux de conformité sociale, « bien-pensant », zélé, esclave heureux jamais lassé de s’orner des signes distinctifs de son esclavage. Le Moderne « croit en l’homme », c’est-à-dire en lui-même, mais ce « lui-même », il consent à ce qu’il soit bien peu, sinon rien ! Rien ne lui importe que d’être, à ses propres yeux, supérieur à ses ancêtres. La belle affaire ! Ceux-ci étant morts, il s’en persuade plus aisément.

 

« Ne me parlez d’un Bien suprême : avant d’expier

Vous le ravalez à vos existences basses…

Dieu est une ombre si vous-mêmes pourrissez !

(…) Ne parlez pas du peuple : aucun de vous ne soupçonne

Le joint de la glèbe avec l’aire pavée de pierres

La juste co-extension montée et descente –

Le filet renoué des fils d’or fissurés. »(9)

 

L’œuvre est ainsi un rituel de résistance à l’indifférenciation, c’est-à-dire à la mort : rituel magique, exorcisme au sens artaldien où la sorcellerie évocatoire et l’intelligence aiguë s’associent en un même combat contre Caliban. Pour Stefan George, rien n’est dû et tout est à conquérir, ce qui relève tout autant d’une haute morale que d’une juste pragmatique. Chaque espace de véritable liberté contemplative ou créatrice est conquis de haute lutte contre les autres et contre soi-même. Il n’est d’autre guerre sainte, pour Stefan George, que celle qui sauve, qui sanctifie la beauté de l’instant.

A l’heure où l’Europe fourvoyée se désagrège, on peut voir en Stefan George l’œuvre ultime de la culture européenne. Cet Allemand nostalgique de la France, disciple de Shakespeare et de Dante, ce poète demeuré fidèle dans ses plus radicales audaces formelles aux exigences et aux libertés de la pensée grecque nous donne à penser que l’Europe existe en poésie. Une idée, une forme européenne serait ainsi possible mais qui ne saurait se réaliser en dehors ou contre les nations. Pour Stefan George, l’Idée européenne jaillit des profondeurs de l’Allemagne secrète, autrement dit de ces puissances cachées, étymologique, ésotériques qui gisent dans le palimpseste de la langue nationale. Evitons un malentendu. Certes, la poésie, comme nous en informe Mallarmé, est composée non avec des sentiments ou des significations mais avec des mots, mais ces mots participent d’une poétique qui engage la totalité de l’homme et du monde. La poésie qui n’est point confrontation avec la totalité de l’être n’est que babil, « inanité sonore ». Toute chose possède son double hideux ; celui de la poésie est la publicité.

La poésie de Stefan George est militante, mais en faveur d’elle-même, où, plus exactement, en faveur de la souveraineté du Symbole dont elle témoigne, du dessein dont elle est l’accomplissement. La poésie est au service de son propre dessein qui, loin de se réduire aux mots, s’abandonne aux resplendissements de l’Esprit dont les mots procèdent et qu’ils tentent de rejoindre sur ces frêles embarcations que sont les destinées humaines. Stefan George dissipe ainsi le malentendu post-mallarméen. Son œuvre restitue aux vocables leur souveraineté. On distingue d’ordinaire dans l’œuvre de Stefan George deux époques, l’une serait vouée à « l’art pour l’art », dans l’influence de Villiers de l’Isle-Adam et de Mallarmé, l’autre, qui lui succède, serait militante, au service de l’Idée et de l’Allemagne secrète. L’une n’en est pas moins la condition de l’autre. Mallarmé et Villiers sont pour Stefan George, « les soldats sanglants de l’Idée ». Villiers est un écrivain engagé contre le « progrès » et contre l’embourgeoisement du monde. Mallarmé poursuit une « explication orphique de la terre ». C’est en accomplissant l’exigence de la poésie, en amont, que la poésie et la politique se rejoignent. Toute politique procède de la poésie. Rétablir la souveraineté de la poésie, c’est aussi rétablir celle de la politique contre le monde des insectes, contre le triomphe du subalterne sur l’essentiel.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

  1. L’Etoile de l’Alliance, éditions de la Différence, page 9

  2. Ibid., page 19

  3. Ibid., page 29

  4. Ibid., page 37

  5. Ibid., page 49

  6. Ibid., page 43

  7. Ibid., page 51

  8. Ibid., page 139

  9. Ibid., page 59

 

Stefan George, L’Etoile de l’Alliance, Traduit de l’allemand et postfacé par Ludwig Lehnen (éditions de la Différence)

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Un article de Romaric Sangars sur "Terre Lucide" , L'INCORRECT, décembre 2022:

 

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DUEL AU SOMMET

 

TERRE LUCIDE, LUC-OLIVIER D'ALGANGE et PHILIPPE BARTHELET , L'Harmattan, collection Théôria.

 

«  Ce qui manque le plus à notre temps, c'est une aristocratie de l'esprit » déclarait le grand Bernanos comme le rappelle Philippe Barthelet au cours de l'un de ces onze entretiens avec Luc-Olivier d'Algange placés sous le signe des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre dont ils reprennent le protocole, ce qui est audacieux, mais non pas présomptueux tant le résultat se révèle édifiant et comble à merveille ce vide désigné par le prophète de La France contre les robots.

 

Réédition d'un livre publié en 2010, Terre Lucide n'a rien perdu de son urgente actualité puisque les deux écrivains s'y attaquent à l'époque en tant qu'ère métaphysique, autant dire que les années qui passent ne cessent d'en révéler davantage la nature profonde ; une ère qui fait du vivant avec du mort, dont la perspective est mécanique, déliée, absurde, et l'humeur dépressive et grimaçante. Se référant aux grands mystiques, à la théologie médiévale, à Novalis, Hölderlin et Jünger, Maistre ou Bloy, nos contemplatifs armés lui opposent un symbolisme supérieur où la vie, l'art et le surnaturel retrouvent leurs connexions, leurs vibrations et leur puissance. Une cure d'altitude, le temps d'une promenade au bord de la Seine ou de quelques verres devant le Louvre, tandis que tout s'effondre. Salutaire, voire salvifique.

 

Romaric SANGARS, L'INCORRECT, décembre 2022.

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03/12/2022

Paul Ducay, La conversation comme révolte littéraire, Revue Philitt. novembre 2022:

 

Paul Ducay 

La conversation comme révolte littéraire

Dans Terre Lucide. Entretiens sur les météores et les signes des temps, réédité chez L’Harmattan (coll. Théôria), les écrivains Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet s’abandonnent au fleuve créateur de la conversation autour d’une question fondamentale : quelle forme peut prendre une écriture rebelle qui ne soit pas une littérature contraire, mettant en péril le geste créateur de l’écrivain, mais le contraire de la littérature, où la création, libérée de la vanité prolifique de l’industrie littéraire et communicante, serait restituée aux sources authentiques de l’inspiration ?

Le fleuve de cette série de onze entretiens littéraires sourd de la fameuse sentence de Joseph de Maistre : « que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution ». S'il est vrai que Luc-Olivier d'Algange n'est pas insensible à la mystique royale de Henry Montaigu, nos deux écrivains ne se donnent pas pour ambition de dialoguer sur l’idéal monarchique du Comte. Ils prennent pour base cette formule pour la regarder, plutôt, comme l’équation de toute entreprise d’opposition véritable, positive et féconde : on ne supprime pas une négation en affirmant quelque chose contre elle, mais en niant sa négativité. Negatio negationis : la négation d’une négation produit une affirmation. Si, par ses offenses répétées au goût et à la puissance édifiante des mots, la littérature est devenue négatrice, comme la Révolution le fut, selon l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, non par ce qu’elle accomplissait de providentiel dans la marche du monde, mais par son ferment de désordre et de mort, alors « ce qu’il faut écrire, c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature. » Au-delà même du devoir, Luc-Olivier d’Algange nous fait pressentir la nécessité de cette entreprise : « il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés ». La littérature, poison et remède de la littérature : l’écriture est ce pharmakon indispensable à la réouverture des mots à l’être, dont l’accès est obstrué par leur vaine prolifération. Dénoncer l’absence cacophonique de sens et en transmettre un nouveau ne peut se tenter que par une confiance retrouvée dans la signification des mots, ne fût-ce que pour nous inviter au silence.

Écouter en silence le récit du monde

L’écrivain Julien Gracq (1910-2007)

« Ce monde mondialisé est exactement un monde décomposé ; plus rien ne s’y distingue, et, par voie de conséquence, plus rien ne tient ensemble ». L’harmonie du monde nous est dérobée par la saturation des signifiants dont la prolifération en altère jusqu’à la perception même des signifiés : témoin, comme doit l’être à sa manière tout bon écrivain, Julien Gracq, qui « faisait remarquer à quel point le monde d’un lycéen d’avant-guerre était silencieux, à côté de celui d’un lycéen de maintenant ». Nous vivons en effet à l’heure du « vacarme organisé comme norme acoustique », véritable industrie de « dépravation psychique » où le Dernier Homme vient remplir de bruit le tonneau percé de son existence désorientée. Ainsi fuient ce silence où l’on se confronte à notre humaine condition, ces cadres et ces entrepreneurs qui festoient « dans une boîte de nuit – où une oreille normalement constituée ne peut tenir plus de trois minutes ». Pareillement vont ces artistes, étudiants ou citadins abîmer leur précieuse légèreté dans « les rave parties encadrées par la force publique, [ces] messes noires de masse proposées comme divertissements à la jeunesse, sous le contrôle de l’État ». Ainsi vont enfin les consommateurs de tout horizon, ravager leur attention dans « le zapping perpétuel et la distraction en chaîne ». Dans un tel monde où tout conspire contre les révélations du silence, le livre semble représenter le seul sanctuaire où l’âme peut fixer son attention hors des bruits addictifs. 

Le péché propre de la littérature est pourtant l’introduction du bruit dans le silence des pages. Le miracle du livre n’est-il pas de nous parler un langage qui n’interrompt pas le silence mais se marie avec lui, s’y unit comme le divin s’unissant à l’humain, comme une duplication discrète du mystère hypostatique ? « Un livre, note Luc-Olivier d’Algange, qui n’est pas n’importe quel livre, un livre choisi, qui échappe à la rumeur médiatique ou à l’obligation universitaire, ou “citoyenne”, reste ce beau bloc de silence, cette temporalité repliée, enroulée, qui ne parle que si on l’ouvre. Et souvent même, par ce qu’il requiert d’attention, par ce qu’il brûle d’écorces mortes, il rétablit le silence autour de nous. Cet objet silencieux, qui se feuillette comme le temps lui-même, comme les oignons, comme la plupart des phénomènes naturels, possède cette politesse exquise de ne pas s’imposer. » Pourtant, la critique littéraire abolit ce miracle lorsque, inversant l’ordre du sujet et de l’attribut, devenant littérature critique, idolâtre les mots et tombe dans « la superstition du texte » : « il y aurait, commente à ce propos Philippe Barthelet, une science amusante à fonder, qu’on pourrait appeler “paratextologie”, qui rassemblerait leurs plus belles perles pour la désopilation des jeunes esprits : ainsi de Gazier, l’éditeur de La Fontaine (…), qui se croit obligé de mettre une note au Chêne et le roseau : “Cependant que mon front, au Caucase pareil…” : “Exagération manifeste”, souligne ce professeur à la Sorbonne et éminent philologue : “Le mont Elbrouz, au Caucase, a 6341 mètres”… »

De silencieux qu’il est censé être pour être sensé, le livre devient assourdissant quand une « débauche d’érudition », moins excessive que mal-à-propos, vient autopsier le livre pour voir un texte à la place d’une œuvre : « les œuvres, remarque Luc-Olivier d’Algange, comme toute chose qui existe, sont uniques et parfaites, toujours ; elles sont un rayonnement, un frémir, comme l’eût dit Aragon avec sa façon de donner à tous les mots du poème la force du verbe et aux verbes la réalité tangible des noms ». Or, que vaut une critique qui, objectivant ce qui est le lieu même de la parole d’un sujet inspiré, le lieu même d’une lyrophanie, d’une manifestation poétique, empêche au contraire son destinataire de frémir à sa lecture ? « Les œuvres (n’en déplaisent aux critiques dont les gloses ne sont que les phases préparatoires à leur mise au rebut) demeurent des appels. Elles sont des vocations. Et comme le dit le Coran, elles s’adressent “aux frémissants”. » En nous introduisant à ce qui, dans l’existence, échappe à la perception obtuse de notre vie ordinaire, l’œuvre doit nous faire frémir dedans l’être, comme frémit le feu dedans l’âtre.

Nominalismes

Le critique littéraire Roland Barthes (1915-1980)

La littérature dont nos écrivains recherchent le contraire n’est donc pas l’héritage des œuvres qui interpellent le lecteur au détour inattendu d’une librairie ou dans le gracieux égarement d’un regard sur le rayon d’une bibliothèque. La littérature à combattre, c’est la somme des textes : la parole déchue en abstraction, le symbole déchu en métaphore ou, en résumé, toute tentative de faire divorcer le verbe et l’être. « Il y a chez les critiques une extrême compulsion à ramener la chose vue à celui qui voit alors que pour celui qui voit seule importe la chose vue », note Luc-Olivier d’Algange. Ainsi Roland Barthes accomplit-il dans la littérature le projet nominaliste déjà parvenu avant lui, dans la modernité, à vaincre la réalité désignée par les mots. Dans « l’article “Léon Bloy” du Tableau de la littérature française, tome troisième, apparu aux éditions Gallimard en 1974 », le célèbre critique littéraire excuse son admiration très bourgeoise pour le plus anti-bourgeois des écrivains, Léon Bloy, en désamorçant le contenu polémique des saillies de l’auteur catholique. Pour ce faire, il décrète comme étant des « “illusions” ses “contenus” (“choix, croyances, etc.” – et tant pis si lui-même semblait y tenir un peu) pour ne retenir comme “réalité” que ses “mots” », ce qui, nous en conviendrons avec Philippe Barthelet, fait déchoir l’appréciation de la parole auctoriale dans un « vague onanisme cérébral » qui n’est finalement qu’un « aveu d’impuissance assez pathétique ». Et Luc-Olivier d’Algange d’ironiser : « Imaginons l’Appel du 18 juin traité par les adeptes du “travail du texte”, ils se fussent attardés, sans doute, sur la syntaxe, pour dénoncer l’irréalisme du propos ! »

Le nominalisme, qui théorise la séparation des mots d’avec les choses, représente ainsi une décadence littéraire autant qu'une décadence philosophique en organisant le vain théâtre des discours creux, des belles figures séparées des formes vraies, le divorce de l’esthétique et de l’eidétique. Seulement, la contre-littérature ne peut pas être le redoublement de la querelle philosophique du nominalisme et du réalisme, car la littérature, ce n’est pas la diction (vraie) du monde, mais la création des mondes : « la querelle [en question] n’a rigoureusement pas de sens pour un créateur […] : j’oserais dire que pour lui, le mot et la chose, c’est la même chose… C’est parce qu’il est exclusivement réaliste, qu’il n’a en vue que la seule réalité, que l’écrivain sera évidemment nominaliste, puisque cette réalité, il ne l’atteint que par les mots. » Une littérature contraire serait une littérature jouant le réalisme contre le nominalisme, tandis que la contre-littérature ne peut être qu’une œuvre ou une parole susceptible de dépasser les clivages explicatifs du sens des choses en atteignant leur cime créative

Dans la création, l’alternative entre le faux et le vrai est abolie dans une réalité nouvelle. Il n’y a pas de sens à dire d’un récit qu’il est vrai ou qu’il est faux : il est. Que nous importe que Gulliver ait rencontré ou non des Struldbruggs à Luggnagg ? L’important n’est-il pas ailleurs, dans cette révélation merveilleuse que la tragédie de l’existence, ce n’est pas la mort, mais l’impossibilité de passer, dont la mort – la bonne mort –, heureusement, nous garde ? Luc-Olivier d’Algange raconte ainsi : « Une dame à l’esprit implacablement acéré […] m’avait dit que mon attitude à l’égard des œuvres littéraires lui faisait songer à celle d’un petit garçon qui, après avoir entendu raconter le Petit Chaperon rouge, décrocherait son fusil en demandant quand on partirait à la chasse au loup… Je vous avoue que je ne saurais mieux dire : toute œuvre qui ne donne pas envie de partir à la chasse au loup ne mérite pas d’avoir été écrite. » 

Converser dans la lumière 

Philippe Barthelet conversant avec Gustave Thibon

Si contre-littérature il doit y avoir, elle ne peut pas être un discours, théorie ou mouvement, qui viendrait de nouveau s’interposer entre notre conscience et le monde : « le “contraire de la littérature” n’est nullement un discours théorique […] mais “théorie” peut-être au sens étymologique de contemplation (théôria en grec), c’est-à-dire le contraire d’une “théorie” ». « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre, le “contraire de la littérature”, il me semble, de même qu’il n’y a pas d’un côté l’ordre et de l’autre l’insurrection », car la rébellion dont il s’agit est une recouvrance, « et la recouvrance se fait, non à partir de ruines et de vestiges », celles-ci étant mortes et passées (et il faut, avons-nous dit, consentir à passer), « mais à partir de rien », condition sine qua non d’une création, qui n’ajoute pas une forme sur un espace qui en est déjà saturé, qui ne moissonne pas ce qui fut déjà moissonné, mais qui sème une floraison nouvelle.

Ce « rien qui n’est pas le néant » mais qui est tout, ce « rien du tout », comment le rencontrer ? Par la conversation, cet art très français qui est le propos de tout le « Troisième entretien » du livre qui en donne le tempo. « L’entretien suggère un sujet », remarque Luc-Olivier d’Algange, entretien qui ne va pas sans rappeler « la banalité dialectique-journalistique [qui] nous a blasé des mots ». Au contraire, « la conversation naît d’un mouvement, d’une émotion ; son charme est d’ignorer où elle va, elle divague, sans sujet, ni objet précis ; c’est une sorte de transhumance sans sujet et sans objet, une “randonnée céleste” pour reprendre l’image taoïste où nous oublions d’être seulement nous-mêmes, tournés vers ce qui advient, avec exactitude ». La conversation, en faisant éclore par son propre cheminement imprévisible ses sujets d’élection, que les interlocuteurs rencontrent comme l’on rencontrerait un ange ou un sourire, représente ainsi le modèle de la contre-littérature. Un modèle sans thème, qui restitue au verbe, aux mots, à la parole, selon Philippe Barthelet, leur liberté féconde : « la grande leçon de la conversation, c’est qu’on ne sait jamais à qui l’on parle […] ; au lieu que faire la classe, c’est s’adresser à un public captif, [à] des interlocuteurs d’élevage. […] Nous aurons peut-être compris que notre baleine blanche, cette “littérature” qui serait le contraire de la littérature, n’est sans doute rien autre chose que la tentative d’être fidèle, par écrit, à l’esprit de la conversation ». La contre-littérature est par conséquent le projet d’une écriture de l’indétermination qui, à l’instar de la conversation, n’impose pas vainement à la page blanche un sujet pour servir une entreprise d’écrivain lucratif, mais laisse place à l’inspiration. La contre-littérature ne prête pas le flanc au kitsch, cet « esthétisme qui ne s’inquiète plus » ni du goût ni du bon, selon Philippe Barthelet. Attentive ésotériquement aux secrets murmures de l’existence, derrière les illusions de la vie ordinaire, la contre-littérature est le désir de rétablir le silence au cœur de l’écriture pour rendre possible le silence de la lecture. Ne cherchant pas à « faire sens » dans un monde qui en serait privé, elle acquiesce au contraire à son ordre, à son agencement divin, à son sens religieux et théophanique, aux messages des météores et aux signes des temps, pour capter « la lumière qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur. » La contre-littérature n’est autre que l’espérance du poète contre l’illisibilité d’un monde sans Dieu et sans présages, rendu virtuel à force de transparence et d’uniformité.

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24/11/2022

D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent:

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D'Annunzio, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent

 

Il était inévitable que le poète qui tant laissa transparaître dans ses œuvres la vision d'un paradis terrestre, - l'absolu non dans l'indéfini, mais dans une finitude resplendissante, incarnée, dans une âme qui fait frémir le corps et porte l'esprit à l'aventure et à la gloire,- sorte enfin du purgatoire où des esprits mesquins prétendirent l'enfermer à jamais.

D'Annunzio fut magnifiquement tout ce que notre temps nous prescrit de n'être plus. Il n'est pas une de ses vertus, ou de ses vices, qui ne soient mises au ban, - et surtout ses vertus, qu'il faut prendre ici au sens originel , comme on parlait jadis de la virtu du condottière.

Sa gloire en son temps fut immense, mais peu lui demeurèrent fidèles, excepté Montherlant, et cet autre condottière, auteur du plus beau voyage en Italie qui soit, André Suarès qui, mieux que quiconque, pouvait le comprendre, jusque dans son équipée de Fiume.

On a beaucoup glosé sur le « Comandante » et le « Comediante », sur ses audaces et sur ses éclats, sur son italianité qui ne l'éloigne pas tant de notre francité, telle qu'elle fut incarnée par Cyrano de Bergerac, qui fut non seulement le personnage coruscant de la pièce d'Edmond Rostand, mais aussi, on l'oublie parfois, l'auteur génial du Voyage aux pays de la Lune et du Soleil, qui hausse la prose française à l'un de ses plus ardents zéniths.

Sous ces belles augures, - où figurent aussi, d'entre les contemporaines, la magistrale biographie de Mauricio Serra et la fidélité active, au coeur du Vittoriale degli Italiani, l'ultime demeure de d'Annunzio, de Giordano Bruno Gueri, auteur de plusieurs livres livres consacrés au Vate - D'Annunzio revient et le moment est venu de se souvenir du poète qu'il fut avant tout. Les rabats joie, les Lugubres et les puritains ont ricané, amers, mais leur nature est de ne rien comprendre à rien, et de se tenir, bien serrés, sur la ligne défensive de leur médiocrité; les idéologues nous ont mis en garde contre l'esprit libre, mais c'est leur fonction que de trier administrativement les bons et les mauvais sujets. Ces dénigrements cependant suintent l'envie, qui est de tous les péchés le plus stupide car aucune joie, même fugace ou coupable, ne l'accompagne.

Les gloires, le luxe, avec cependant les soucis de l'endetté perpétuel, mais dans la désinvolture et le panache, la plus grande gloire littéraire de son temps, un foisonnement de présences féminines, tout cela jeté dans la balance du risque et de l'audace, - D'Annunzio reprenant à son compte la fameuse phrase Pompée citée par Plutarque, Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre- il y avait là sans doute de quoi tordre les entrailles de ceux qui ont, avant l'heure, étranglés leurs songes !

Qu'une telle vie eût été possible, et aimée, devrait cependant nous donner à nous interroger sur les pouvoirs de la poésie même, - pouvoirs magiques qui remontent haut dans le temps, jusqu'aux Mystères de Delphes et d'Epidaure, jusqu'à Empédocle et jusqu'aux premiers songes orphiques, et plus haut encore, dans la communion immémoriale des hommes avec la terre des Abruzze, avec le ciel, avec la mer.Pour D'Annunzio, la poésie n'est pas une représentation mais une présence réelle, qui prolonge la nature et le monde, qui en émane et témoigne de son secret, de ce feu central de l'être, lequel, sans l'intercession du poète, demeurerait méconnu, - « un pays sans légendes condamné à mourir de froid »  disait Patrice de la Tour du Pin.

Il a été beaucoup reproché à D'Annunzio de n'avoir été que le poète des sensations, et, de préférence, des sensations fortes, mais c'est méconnaître que la sensation, lorsqu'un poème s'en saisit et la chante n'est pas seulement la sensation, de même que la vie n'est pas seulement la vie, mais un signe, une annonciation, - celle de son propre nom: «  la vie était belle par ce que je vivais et parce qu'elle m'avait créé semblable à l'image voilée de l'Ange de mon nom ».

Pour D'Annunzio, la vie est signe et intersigne, analogie créatrice; la rumeur qu'elle laisse en nous est semblable à celle dont elle naquit, ses objets les plus précis, les plus familiers viennent de la nuit des temps, telle la cigale talismanique aimée des Félibres, qui, à tant d'égards, furent proches de D'Annunzio, la cigale « noire mais couverte d'un duvet cendré qui luisait comme un vêtement de soie ».

Le refus de l'existence plate, soumise, utilitaire n'est pas seulement pour D'Annunzio une pose, ni même une éthique, - ce qui serait déjà honorable, mais, plus profondément, une métaphysique expérimentale. Celui qui envisage de sacrifier sa vie dans un combat juge une idée plus haute que la vie, non comme une abstraction, mais comme sa fine pointe.

Pour D'Annunzio, la vie n'est pas seulement la vie, la raison n'est pas seulement la raison, la patrie n'est pas seulement la patrie mais ils sont les empreintes d'une vérité plus haute, - divine, - qu'il appartient au poète d'éprouver et de louer. Cet idéalisme n'a rien d'anémique ou de falot, il est puissance en acte, non dépourvu de ce pragmatisme supérieur qui caractérise le héros homérique, - et puis, toute vie n'est-elle pas un sacrifice, ce « feu mêlé d'aromates » dont parlait Héraclite ? Mieux valent les flammes hautes, crépitantes de parfums que le feu crapoteux et puant de la sécurité et du confort. Le don reçu à la naissance est immense, indiciblement immense. Le dessein de D'Annunzio fut, durant toute sa vie fervente et inquiète, de n'en pas démériter.

L'équipée de Fiume qui succéda au Nocturne n'est pas sans faire songer au voyage des Argonautes. Avant cette aventure, qui évoque la conquête de la Toison d'Or, le Nocturne, dans son paradoxe temporel, est préfiguration. Pour reconquérir, et hausser la beauté conquise par delà la beauté perdue, il faut avoir été laissé, abandonné sur des rivages de nuit; il faut avoir été presque vaincu, trahi; il faut qu'une légitimité ait été bafouée et niée.

Dans certaines circonstances, qui appartiennent alors au Mythe, le destin individuel rejoint le destin collectif. Le ressouvenir devient alors pressentiment. L'honneur rendu aux héros passés dans le Nocturne annonce, par « l'Ange du nom » ceux qui se dresseront contre la « victoire mutilée ».

Toute vie pleinement vécue est mythologique. Pour D'Annunzio, les mythes ne sont pas les témoins d'une civilisation antique disparue mais les clefs de déchiffrement de son propre destin, exactement comme ils le furent pour un Grec contemporain d'Homère ou d'Empédocle. Loin, très loin, de n'être que les ornements métaphoriques d'un homme de Lettres, ils sont la substance vive de ses actes et de ses pensées.

Il est une façon mythologique de voir le monde, de s'y inscrire et une façon ratiocinante, bourgeoise, au sens flaubertien de « celui qui pense bas ». D'Annunzio qui est à la fois paysan des Abruzzes et esthète à la manière d'un Des Esseintes, ne laissera pas la pensée calculante et planifiante ordonner sa vie; il rejoindra les dieux, leurs légendes et leurs mystères.

On pourrait y voir simplement le panache d'un artifice majeur, d'un défi à l'époque, si par exemple l'oeuvre de Jung ne nous avait appris que les mythes sont notre trame secrète, le filigrane de la plage blanche sur laquelle nous écrivons nos jours et nos nuits, les racines de notre conscience  que les abstractions du monde moderne voudraient trancher.

Tout ce qu'il y eut d'aventureux dans l'existence de D'Annunzio apparaît ainsi comme une suite d'actes rituels destinés à délivrer la part mythologique, orphique, et à lui donner ce resplendissement, cette vérité dont la beauté miroite, comme au matin, le soleil sur la surface des eaux.

Le grand péril n'est pas celui que l'on croit, mais, comme disait Ernst Jünger celui de « laisser la vie nous devenir quotidienne », - non que les choses les plus simples ne suffisent à notre joie, mais précisément parce que dans l'abstraction moderne, elles risquent de devenir hors d'atteinte. C'est ainsi que D'Annunzio ne se lassera pas de chanter les feuillages, la pluie, les animaux ,les saveurs, les saisons, les labeurs et les combats de ses semblables, « le miel que la bouche arrache à la cire tenace », la diversité heureuse des apparences, et bien sûr, les femmes étreintes ou seulement désirées.

Son inquiétude naît d'un constat auquel il ne se résignera jamais: les hommes, et surtout ceux de son temps, passent à côté de la vie magnifique. Tout est offert et rien n'est pris. Par quelque noir ensorcellement, - qui pose à la rationalité, - le don magnifique du dieu est sans cesse refusé dans les circonstances les plus infimes comme les plus grandioses.

Son immense poème Laus Vitae, - d'une hauteur, d'une vigueur et d'une inspiration comparables aux Cinq grandes odes de Claudel ou aux Amers de Saint-John Perse,- est ce contre-sort, cette opération théurgique dont la vocation est, par l'éloge, de délivrer la vie de la triste incarcération où elle se trouve, de la hausser à la hauteur idéale du chant et de faire ainsi de son lecteur le contemporain de Virgile, De Dante et du plus grand avenir, celui « des aurores védiques » selon la citation que Nietzsche porta en exergue à son Gai Savoir.

Ce contre-sort n'est pas sans évoquer le « contre-monde » de Stephan George qui, au demeurant, traduisit D'Annunzio et le publia dans son anthologie des poètes emblématiques de son temps. Ce contre-sort et ce contre-monde par ces temps d'uniformisation globale sont plus nécessaires encore qu'ils ne le furent aux temps de Stefan George et de D'Annunzio. Ce que ces poètes altiers craignirent nous advient avec une force d'arasement sans pareilles. D'où l'importance de prendre leur conseil et de passer outre aux jugements partiaux de ceux qui les jugent obsolètes ou dangereux.

Dangereux, certes, ils le sont, mais pour les gardes-chiourmes, les hommes sans visages, les Lugubres. Dangereux, certes, pour les discours qui nous enjoignent à la servitude volontaire, pour l'humanité satisfaite d'être « QR codée » ou réduite au rôle de rats de laboratoire, avec pour toute ambition, dans un labyrinthe absurde, de trouver la manette qui active la distribution de nourriture, le fameux « pouvoir d'achat ».

Dans la nuit, D'Annunzio se souvient de l'axe, de l'arcane de tous les soleils. Cette nuit n'est pas une pure et simple absence de lumière. Elle est peuplée de phosphènes, de réminiscences et d'annonciations. Cette plongée dans le globe oculaire, dans un réseau des nerfs, dans un cerveau, un corps, est d'une précision extraordinaire: elle réalise exactement ce que tout écrivain devrait faire: écrire à partir de l'être-là physique et métaphysique.

Ce fut la règle d'or des plus grands, Proust, Faulkner, Conrad, Artaud, Jünger, et bien sûr, en amont, Nietzsche, que D'Annunzio considéra à juste titre non comme comme un guide ( « Il me répugne de suivre autant que de guider » est-il dit dans le Zarathoustra) mais comme un frère blessé. On peut considérer, après tant d'études savantes qui, depuis, furent consacrée au Solitaire d'Engadine que D'Annunzio fut un nietzschéen approximatif; il n'en demeure pas moins que sa vie fut sans doute de celles que Nietzsche eût aimées : méditerranéenne, solaire, guerrière, mue par une volonté de puissance qu'il ne confondit jamais avec les atermoiements et les servitudes du pouvoir.

Lorsqu'il fut le maître de Fiume, ce fut en Vate bien plus qu'en dictateur, sinon pour relever, chez chacun l'exercice de la liberté. La Constitution de Fiume, au demeurant, rédigée par Alceste de Ambris fut proche de l'idéal libertaire, et, en Europe, à l'avant-garde de toutes les libertés conquises sur le puritanisme et l'esprit bourgeois.

Dans la vie, et la vie politique en particulier, il faut choisir ce que l'on sert, l'individualisme absolu étant un leurre, où du moins un horizon hors d'atteinte, sinon dans une œuvre de jeunesse de Julius Evola. Les plus grandes querelles idéologiques se jouent autour de la notion d'individu, les uns tenant pour un individualisme abstrait, interchangeable, et les autres pour diverses formes de collectivisme. Or le génie de D'Annunzio échappe d'emblée à cette alternative qui ressemble fort à un traquenard.

Fiume fut, mais dans la logique de l'oeuvre toute entière, - une tentative de desserrer la tenaille, d'ouvrir à une possibilité d'être qui ne soit pas exclusivement soumise à l'intérêt des notables ou d'un Etat hypertrophié sous le seul règne de l'économie et de la technique. Cette possibilité d'être définit une notion de l'individu étrangère au règne de la quantité qui nous soumet à la statistique.

L'individu pour D'Annunzio est incarné; il est, dans un esprit, une âme et un corps, une chose irremplaçable, indivise, forgée ou sculptée par ces influences que sont sa langue, son paysage de prédilection, ses amours, son imagination en mouvement, sa fidélité aux heures profondes et heureuses, son oraison la plus secrète. Chaque individu diffère de l'autre précisément par l'organisation variable de ses influences, par lesquelles cependant il est relié aux autres, relié mais non agrégé.

Le génie de D'Annunzio fut ainsi d'inventer un un élan commun à partir du refus du grégarisme. Les grandes libertés que la Constitution de Fiume accorde aux individus sont destinées non à un hédonisme de masse mais à libérer des puissances, - celles -là même qui gisent, en ressouvenirs, en pressentiments, en mythologies vivantes aux tréfonds du Nocturne.

Fiume, certes, fut écrasée par la force mécanique des gens sérieux, mais son exemplarité demeure. Les hommes ont d'autres destins possibles que d'être des insectes, des rouages d'une mécanique sociale. Tout ce qui vibre et chante, la singularité irréductible de chacun où s'accorde la multiplicité de ses influences, demeure face à nous-même et face au néant, à la fois tragique et joyeuse. Tragique précisément car irremplaçable, et joyeuse car sa flamme irremplaçable éclaire nos dissemblables et nos amis, et notre ferveur commune. Contre la société anonyme, D'Annunzio nous donne celle du « nom qui annonce » Contre la pensée calculante, celle du Don, - « J'ai ce que j'ai donné ». Contre la servitude volontaire, un horizon homérique et virgilien: la poésie première servie.

On se souvient de la bibliographie de Cocteau qui répartissait ses oeuvres en poésie de roman, poésie de théâtre, poésie d'essais etc... La méthode eût été tout aussi pertinente pour D'Annunzio, sinon qu'il eût été nécessaire d'y ajouter la poésie de l'action. Nocturne est une méditation sur l'action, fondée, certes sur le ressouvenir mais aussi, nous l'avons vu, sur la préfiguration, l'annonce. « La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant » écrivait Rimbaud. Le poème précède l'action, celle-ci n'est plus ce qui est chanté après, mais le chant dont l'action sera la fine pointe, - et cette action elle-même ne vaudra que par l'intensité de la poésie qu'elle éveille, à jamais, comme une flamme que rien, pas même la défaite historique, ne pourra éteindre.

Sur le papier où D'Annunzio écrivait ses éloges, ses joies, ss mélancolies, son courage, figurait ce filigrane: « Per non dormir», pour ne pas dormir, même et surtout dans la nuit phosphorescente, même et surtout au coeur du Songe. Comment expliquer que celui qui passait pour un poète décadent, un Des Esseintes pris de vertige par les synesthésies, sut avec un tel bonheur conquérir le cœur des Arditi, - qui n'étaient pas particulièrement de délicats érudits en chambres ou en salons ? C'est qu'il apportait la preuve, (selon la formule de Cocteau  «la preuve par neuf des neufs Muses »), que la poésie, comme le savait Hamann est bien la langue originelle de l'humanité.

De ce rappel, en dépit de l'échec apparent de Fiume,demeure la réjuvénation de l'âme, sa possibilité inaltérée. Ce grain, couleur de cinabre qui, au contact du plomb, transmute, par un effet d'ensoleillement intérieur, la matière opaque. Le secret du soleil est dans la nuit, et le secret de la nuit dans le soleil noir alchimique.

Nulle mieux que l'oeuvre de D'Annunzio ne montre que le recours au passé, à la plus lointaine mémoire, est au principe de l'élan, de la force qui va, de la conquête. La nostalgie est chose mal comprise. On la croit une déperdition de la puissance, elle en est la ressource, le viatique. On présume que le nostalgique s'abandonne à des images révolues, alors qu'il les invente. Tel ces philosophes, peintres et sculpteurs de la Renaissance qui se tournent vers le monde antique pour mieux fonder leur pensée et leur art et leur donner des audaces non pressenties, D'Annunzio oeuvre avec ce double regard, cette virtuosité de Janus.

Pour faire de son langage la proue du vaisseau qui avance dans le futur, D'Annunzio sait qu'il faut revenir à la vérité du Logos, sa vérité héliaque, impériale, virgilienne, - celle dont il nous dira qu'elle vole, qu'elle dépasse le Grand Cap, « au-delà de toute misère, au-delà de cette vie, au-delà de nous nous-mêmes ».

Et remotissima prope. Par le Logos, les choses les plus lointaines nous deviendront au plus proche. Dans le soleil noir du Nocturne D'Annunzio retrouve, nous dit-il, la sapience de l'Indien, du l'Egyptien, du Chaldéen, du Perse, de l'Etrusque, du Grec, et l'oeil de Moïse lui-même qui croyait lire dans dans les signes de l'univers l'origine du monde,- mais tout cela dans un corps, tout cela dans son oeil aveuglé, dans le fleuve noir de sa souffrance physique, avant qu'elle ne s'ouvre sur son au-delà: « la vision des Alpes transfigurées, une nuit d'astre mort venue du fond de la mémoire millénaire, nous dira-t-il, d'on ne sait quel dieu extatique ».

Le passé est bien cette présence que viendront conronner les faveurs du poème qui réveille ce qu'il nomme: «  L'odeur des livres, était peu à peu vaincue par l'odeur des fleurs » écrit D'Annunzio dans Le Triomphe de la mort : « Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs. De ces choses montait le choeur léger et murmurant qui l'enveloppait. De toutes part s'élevait les émanations du passé. On aurait dit que les choses émettaient des effluves d'une substance spirituelle qui les eût imprégnées (...) Est-ce que je m'exalte se demanda-t-il à l'aspect des images qui se succédaient en lui avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non pas obscurcies par une ombre funèbre, mais vivants d'une vie supérieure ».

Rien ne passe, tout revient. Chaque heure, là où elle se trouve est intacte, pure de son propre feu, dans une dimension révolue, mais toujours présente, de même que le sillon d'un disque, même lorsque l'aiguille de saphir y est passée, demeure avec sa musique gravée; de même la révolte annonciatrice de D'Annunzio nous fait signe, comme toute la beauté qui, dans son cours vif, est passée dans notre vie, comme tous les paysages qui nous accueillirent, cités emblématiques, pierres qui gardent la mémoire des pluies et des soleils, refuge de feuillages, jardins de la mer. Ce qui nous en sépare est un leurre, une sinistre fiction inventée par des esprits moroses qui se sont emparés du réel pour en faire une réalité profanée, réduite à l'abstraction et à la statistique, - autrement dit, à la restriction. A cette « science de la pénurie », D'Annunzio, comme Jünger opposera la « science de l'abondance », l'immémoriale sapience, la théodicée.

Lorsque tout conjure à nous contraindre à une vie inférieure, hypnotique, devant des écrans, où l'on ne sait plus guère si la distraction est travail où le travail parfaite distraction de l'essentiel, de la vraie vie sensible et intelligible, le songe d'Annunzien de la vie supérieure, qui fait échos à la vie magnifique qu'évoquait Ernst Jünger, redevient d'une lancinante actualité. Elle est exactement ce qui nous est ôté, mais dans ce manque, du cœur même de cet exil, brille, - comme l'iota de la lumière incréée au fonds de la pupille, l'appel du monde qui a été, arbitrairement, abstraitement, despotiquement, éloigné de nous, mais que la poésie, l'usage magique du Logos rapproche infiniment: « sous le ciel prié avec une foi sauvage, sur la terre labourée avec une patience séculaire ».

Faire chanter la vie, la faire vibrer, frémir, bourdonner comme les abeilles d'Aristée, la jeter toute entière dans la flamme qu'elle suscite, dans le volcan empédocléen ou sur la plage de Fiume, sous les tirs de ceux dont l'honneur eût eté de n'être pas des ennemis; être nietzschéen, mais avec le bon conseil de L'Arétin et de Catulle, et la sagesse natale, et la fidélité aux morts avec lesquels toute âme généreuse poursuit la conversation par-delà l'apparaître et le disparaître, - telle fut la vocation, l'appel de celui que nous allons lire et relire, sa raison d'être à laquelle nous nous rendrons, sans rendre les armes, pour un « paradis à l'ombre des épées », pour la grande paix du cœur retrouvée des hommes qui agissent et qui rêvent, sachant la fugacité de tout et qui n'obéissent qu'à la seule devise: « Penser comme si nous étions éternels et vivre comme à notre dernier jour ».

L'éternité pour D'Annunzio, comme pour Nietzsche, n'est pas ailleurs que dans l'instant, et la pensée est la juste pesée de cet instant qui oscille doucement, amoureusement, entre le passé et l'avenir. Toute vie est toujours au bord de l'abîme. De le méconnaître ne nous empêche guère d'y tomber mais ternit, avilit les heures infiniment précieuses qui nous en séparent.

D'Annunzio nous parle en ami, et dans la gloire, l'enthousiasme, comme dans l'épreuve et le désarroi, ses phrases résistent à ces forces qui voudraient nous déposséder, et mieux encore, elles sont contre-attaques afin de reprendre l'estuaire d'où reviendront à nous, selon la formule de Rimbaud, « notre bien et notre beau », si loin qu'ils paraissent être, en quelque lointaine Atlantide où ils semblent d'être perdus, scintillantes îles englouties et revenues au-dessus de l'horizon à la faveur des mots qui les évoquent, là où nous sommes, dans les ténèbres de la nuit extrême ou dans les blondeurs du soleil du matin, hommes de désir, fragiles et fervents, entre les contrées de l'Aigle et le territoire du Serpent.

Luc-Olivier d'Algange

 

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24/09/2022

Perles de culture, avec Anne Brassié, à propos de "Terre Lucide, entretiens sur les météores" de Luc-Olivier d'Algange et Philippe Barthelet


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21/09/2022

Vient de paraitre: Luc-Olivier d'Algange, Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores,

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21/07/2022

Luc-Olivier d'Algange, Chant de le voile latine:

 

 

 

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Luc-Olivier d’Algange

 

Le Chant de la voile latine

 

 

L'automne flambe, sa légende douce nous éblouit.

De quel songe ce silence d'être?

Nous sommes dans l'attente comme sur une mer. Nos compagnons

nomment ces lueurs, ces désastres avec la patience des tragiques.

L'aube

se devine dans notre sillage rapide... La gloire s'embrase dans la défaite !

Rien n'est dit. La mémoire est plus grande. Ce destin futur est vertigineux

et cependant nous gagne la paix de l'âme. Tout s'apaise dans cette flambée d'automne,

dans ces arcanes où s'indiquent une omniscience, un oubli identiques.

Toute chose s'accroît dans notre sérénité comme s'inclinent les feuilles sur des fleuves orientaux,

comme les Mystères d'Eleusis fondent à la dernière ardeur

cette mélancolie de l'âme qui se renie et trouve sur l'envers de la feuille

la lueur de l'Orient et la forme précise de l'être !

 

Rien n'importe que cette puissance qui chante l'être à sa naissance !

Rien n'importe que ces traits de bonheur et d'ivresse… L'air frissonne

de ces étoiles et rochers muets. Les lointains scintillent.

La nuit redit

avec le murmure de l'eau la douce flambée de l'automne et l'exemption.

Ce qui nous sauve nous porte au-delà (et l'heure ancienne brille sur la courbe

de l'aile du souvenir de l'hirondelle que l'automne engloutit mais garde

dans la mémoire, flambe et bruit dans sa mémoire, comme un âtre d'éternité.)

J'en témoigne: ce furent des jours de beauté.

 

La gratitude me domine. C'est à peine si elle me laisse dire le combat

dont resplendissent les arts, les épreuves que la terre oppose aux esprits de l'air.

La strophe parfaite me domine. Des Anges se nomment

dans les feuillages de mes mots. Les étymologies bruissent comme d'inviolables forêts. Ce monde est grand. Ce monde est la rhétorique de Dieu.

Dans le mot qui achève une pensée, c'est tout l'azur attique

qui se verse dans mon âme en récompense ! Je souris à l'immense frondaison.

Je devine ce qui revient, ce qui chante sous le joug de l'immanence,

ce qui me délivre dans une douceur lointaine !

Je devine ce qui s'écrit avec reconnaissance. Un dialogue s'ébauche.

Les Anges et les dieux répondent.

Le répons flambe jusqu'au royaume des cieux !

L'automne flambe dans les feuilles, s'adonne aux teintes de feu, à l'infaillible

et vermeille teinte de la puissance que l'ombre d'un Aède conjugue

d'enseignements sacrés, de forces généreuses, héroïques, lorsque le monde défaille

et qu'il nous faut retrouver par un pacte fraternel ce ciel, cette mer et ces dieux,

enfin accordés à notre gratitude,

à notre reconnaissance qui presse sur nos lèvres l'aurore !

 

Que nous importe que règnent alentour un vacarme d'insignifiance.

Notre silence rayonne, il annonce, c'est à lui que l'offrande revient.

Le silence est au cœur de l'automne comme une flamme, le silence

fonde l'éminente confession des flammes où s'éveille l'étendue, les trônes

de blancheur d'un Temps que l'âme reconnaît.

Honneur à cette reconnaissance !

Car l'aurore est un fruit que le silence de l'attente mûrit pour nos lèvres.

Sa saveur flambe en nous, science auguste, vérité bruissante. Elle tient

sa sagesse de l'or oriental qu'un fleuve élève entre la lumière et la nuit.

 

La pierre supporte le poids le plus léger. Son âme est crucifiée sous la pluie.

Elle chante l'horizon de ses branches de cendre.

La pierre est une aérienne rosée.

Toi seule, avec l'innocence des sources qui labourent la nuit

reviendras comme l'ordre le plus vaste dans l'âme de la pierre.

Toi seule, d'aurore en aurore portant le secret fleuri de la pierre

tourneras dans le jour comme l'horizon. Nous sommes dans la mémoire

et le ciel sur nous pèse comme un rêve... La pierre ne s'offense point

de la légèreté infinie de l'air, ni des mille édifices immenses

qui, du haut de la profondeur des cieux, accablent nos cœurs. La pierre

nous laisse à nos méditations, nos tragédies; nos ombres sur la neige

la dissimulent.

Telle fut aussi notre nuit, notre œuvre de feu. Les forces

De l'Idée conquièrent des empires, et notre bonheur taciturne demeure

à cette ressemblance. Nous qui sommes légers

supportons le poids le plus lourd, nous qui sommes libres sommes

blessés par le joug le plus dur. Légère est la nostalgie inépuisable.

Léger est le doute lorsqu'il se dépossède de son ombre. Légères

ces journées hautes et bleues que la forme de la coupe nomme

dans l'illusion des heures, des prières: miroir de nature. Légère

est cette parole saisie sur les lèvres par le silence plus grand, son effleurement...

 

La pierre supporte le poids le plus léger, non par contraste mais par essence,

alors que le ciel si haut nous courbe vers la terre avec le temps. Nos

lampes s'allument dans l'encolure du Soleil. Paisible est le moment.

Il brûle une ode perpétuelle où apparaît l'immense. Et l'immobilité

nous donne à croire et à songer que cette ample ordonnance,

qui nous environne, est peut-être une pierre transparente ! Qui sait ?

Se peut-il que nos batailles soient immobiles et toutes tracées les voies

de nos aventures ? Et nos sillages sur les mers seraient telles les volutes de l'agathe prises dans cette éternité qui supporte le poids le plus léger ?

Etranges rivages de la pensée !

Dans quel métal attentif le tonnerre est-il emprisonné ?

Au cœur de quelle perle infaillible nos voix énoncent-elles une vérité ?

Tout concorde à cette limite... Nos philosophies polissent les roches.

Nos entendements sont les âges légers où se reposent les courants profonds.

Rien n'égale cette vie ruineuse, ce chœur infini, ce passage de la terre.

La pierre supporte le poids le plus léger et nous attendons l'assentiment divin.

 

Que soit aussi légère notre gratitude. L'amphithéâtre rougeoyant de l'automne

Sera l'âtre de la pierre mélodieuse.

Plus lointaine que nos regards, notre vision !

Du cœur du monde tout se déploie, nos pensées ardent à la pointe angélique:

ce foyer du monde est sans pourquoi, notre science prime le soleil

qui tourne dans nos pensées comme des jours périlleux. Quels autres mondes

seront dits dont je ne sais rien ? Qui revient dans cette inquiétude du matin

avec cet aujourd'hui en miroir de nous-mêmes dont nous aurons tout oublié ?

 

Fraîcheur sur notre front est notre légère gratitude ! Le jour est enclos

dans cette pierre. Son signe de feu est crucifié sur le ciel. L'éther flambe

dans sa rosée tel un hommage silencieux de la grandeur. J'en témoigne.

Dans la beauté, dans la résonance d'aurore en aurore de cette flambée douce

à s'évanouir dans les bras de la puissance du monde comme une suprême

volonté d'harmonie ! Ces temples, ces cathédrales, ces palais, ces jardins

devancent l'orgueil humain d'une gratitude légère... La vision est plus lointaine.

Les regards s'attardent sur la pierre, s'abandonnent aux feuillages, aux nervures

si vertes sur la feuille déjà rougissante, mais la vision est au-delà.

Ce que je vois précède et laisse à mon regard les fastes du chemin parcouru.

Son sillage est le monde. Ce monde que mes regards édifient dans la limpidité

de ce jour d'automne est un sillage qui bouge, scintille et retombe

dans l'éloignement de l'invisible vaisseau de ma vision.

 

Légère sur le front, en vérité, car toute vérité est réminiscence !

Ai-je aimé ce mouvement, cette matière ! Ces souffles qui peuplent mon sang

d'une force nouvelle ! Ai-je bien dit la merveille des mers, des pâturages

et l'apparition diurne de la voile des astres, des volontés surhumaines ?

Je n'aime que les passions qui resplendissent, les sérénités violentes, les ferveurs

sèches et claires ! Ai-je nommé la ductilité, l'embrun, le sel, et l'or du fruit

qui s'épanouit sur la langue ? Ai-je dit l'hédonisme et la tempête ? Tout

cela n'est rien sans l'être immobile, sans l'éclat vertical du Principe foudroyant.

La nécessité et le hasard, pauvres mensonges de l'inscience… Ai-je dit

ce qui emporte pour ne point aimer ce qui demeure ? Quelle vanité ce serait !

Ce jour d'automne est un promontoire. Les jours anciens protègent

leurs régions d'équinoxe, les ciels s'approfondissent et se transfigurent

de grondements et d'éclairs, les accalmies elles-mêmes sont frissonnantes !

Comment l'âme ne s'allégerait-elle pas ! Ce qui ondoie me révèle

la mathématique des voiles: mes regards. Ai-je nommé ce qui précise

pour bêtement haïr ce qui vague ? La voile est latine et le chant

pythagoricien à la plus haute seconde du tumulte.

Sa pointe est le cœur de l'Ode qui tournoie.

 

Illicites nos phrases dans l'impétuosité !

Que nous haïssent les adeptes du rabougrissement !

La grandeur est notre amie, jusque dans l'infime nervure !

L'arc-en-ciel qu'emprisonne la goutte de rosée suffit à notre ciel

comme un pont entre les mondes ! La nature et la Surnature

ruissellent l'une dans l'autre ... Illicites nos visions ! Elles devancent

le cours d'un fleuve invisible qui recueille dans sa mémoire (car il n'est rien

de moins oublieux qu'un fleuve) l'image exacte de tous les feuillages

Qui se penchèrent ! Illicites nos joies et nos songes ! Accordés aux saisons divines.

Nous puisons le sens de l'obéissance aux profondeurs et aux hauteurs.

Qu'elles sourdent, les profondeurs ! Et les Hauteurs, qu'elles brillent

d'un Septentrion rayonnant de structures ! J'accompagne le sens

de cette sagesse furibonde avec la rapidité

des hirondelles

qui tranchent l'espace en gemmes prophétiques !

Quel dieu nomme cette justice ?

Quel dieu se nomme à travers cette disposition exacte ?

Quel dieu, en nous, se résout comme une ultime démonstration ?

La tempête s'ordonne à la mathématique d'un songe sans rivage !

Nous parviendrons à l'infini, non comme au sentiment de ce qui nous outrepasse

mais par l'exactitude mathématique d'un entendement tourné vers le Haut !

 

Qu'elles brillent, hautes dans les nues superposées, qu'elles chantent

jusqu'à l'inaudible accomplissement de l'art ! Elles témoigneront du Profond

comme d'un triomphe en nous de l'inlassable. Ces roches furent nos autels

et nos paupières fermées l'ampleur du crépuscule de l'aurore ! Tout se tient

dans une louange secrète ! Ce monde je le déploie dans mon refus

comme un silence grandissant, ce monde, je le hausse dans la gloire

de mon refus avec la persistance d'un repentir sans objet.

Ces prairies en fleurs

dans le soir qui tombe, qu'elles soient en-deçà ou au-delà de mes paupières,

je les aime. D'un égal amour du voyage et de l'immobilité, d'un égal

amour de la hauteur et de la profondeur, je consacre cette seconde où

je ferme les yeux pour attendre le monde.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

 

Extrait de Le Chant de l’Ame du monde, éditions Arma Artis

 

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18/03/2022

La langue française est un roman:

 

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Luc-Olivier d'Algange
 
La langue française est un roman
 
 
Les grands livres poursuivent généralement un dessein autre que celui qui apparait de prime abord, laissant ainsi carrière à la surprise et à l'aventure. Là où l'on serait tenté de ne voir que des chroniques concernant l'usage de la langue française, se loge, comme dans un « logis alchimique », une poétique et une métaphysique. Loin de n'être que le gardien du « bon usage », tel que le conçoivent les professeurs et les académiciens, Philippe Barthelet veille sur le seuil, car la langue n'est pas seulement un instrument de communication (et l'on ne sait que trop à quoi elle se réduit souvent) mais une manifestation du Logos. Reprendre nos contemporains lorsqu’ils parlent et écrivent n'importe comment, en sabir pédant ou en traduidu, n'est pas seulement une question de forme, - ou bien elle l'est au sens le plus profond, la forme n'étant autre, par étymologie, que l'Idée, ainsi que le savaient les platoniciens, et après eux, nos théologiens du Moyen-Age.
 
Le roman de la langue, dont Tulipes d'orage est le huitième tome, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, n'est pas un addenda au dictionnaire, mais bien, comme son titre l'indique, une tentative romanesque et romane, de raviver la puissance des mots français et de contrebattre leur avilissement. Traité contre le ternissement, l'usure, la tristesse des vocables abandonnés à l'idéologie et à la publicité. Nous apprenons ainsi que la langue française, vivace, est de nature à traverser le pire hiver, celui où nous sommes, avec ses "auteures" et son "écriture inclusive".
 
Chaque livre a son usage. Les uns nous distraient de ce que nous ne pouvons ou ne voulons voir, les autres nous "informent", avec l'inconvénient, précisément, de porter souvent atteinte à la forme la plus heureuse de la pensée, qui, pour être, n'a besoin que de peu d'aliments, frugale par nature, et de pratique épicurienne. D'autres livres nous laissent songeurs, invitations au voyage. Plus rares encore ceux qui répondent à une attente essentielle et qui tiennent leur place, royale, aussi bien contre le temps qu'en faveur de ce qui, dans le temps, demeure et se perpétue, - disons la Tradition, qui vaut bien une majuscule, et dont nous apprenons, par ce roman de la langue, qu'elle n'est pas un conservatisme jaloux, une réaction morose, mais le cours même de la rivière, celle qui féconde les paysages qu'elle traverse, et dont les œuvres françaises sont les scintillements, les épiphanies, sous l'irrécusable et catholique soleil du Verbe.
 
Au temps des "identités" abstraites, fabriquées et vindicatives, qui menacent de faire disparaître, de façon impure et compliquée, par décomposition, cette disposition providentielle que fut la France, il importe, plus que jamais, de ne pas se tromper de combat, et de fonder notre souveraineté, non dans ces mouvantes et fragiles institutions que les politiciens ravagent à loisir, mais dans la seule évidence qui peut encore en témoigner: notre langue, laquelle tient à distance le pathos, la lourdeur et la système, et nous donne ainsi la chance d'être moralistes, en évitant d'être moralisateurs.
 
La langue se dégrade à mesure que l'idéologie des moralisateurs l'imprègne. La fausseté, à la différence des mauvaises pensées, qui se donnent et apparaissent comme telles, ne peut se dire dans une langue juste. C'est une bien funeste illusion que de croire que "notre bien, notre beau" sont ailleurs que dans notre langue, d'imaginer la reconquête ailleurs que dans une Matinée d'ivresse, de vouloir une souveraineté qui ne fût "dans une âme et un corps". C'est assez dire que dans le roman de la langue française, que prolongent ces "Tulipes d'orage", nous sommes plus proches de Rimbaud ou de Scève que du Bescherelle ou même du Littré, - c'est dire que nous sommes loin, comme le cerisier en fleur l'est de la folie des hommes dans le poème qui figure en exergue du Hagakuré.
 
Loin de ce monde, c'est bien dire au cœur du silence qui règne sur toute formule heureuse, à la façon d'un ciel sur le feuillage. Le roman de la langue guerroie contre la langue défigurée et appauvrie, non par un goût vétilleux de la « correction », mais en appel à d'impondérables et indéfectibles richesses nues, - les plus hautes fidélités étant légères, comme le vent qui souffle où il veut.

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13/03/2022

Entretien sur l'Ame secrète de l'Europe:

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Photographie de Ingalill Snit 

 

Luc-Olivier d'Algange

Entretien sur L'Ame secrète de l'Europe 



Anna Calosso: On discerne dans presque toutes les pages que vous écrivez une sorte de filigrane sacré, tantôt chrétien, dans Lux Umbra Dei, et tantôt païen, dans Le Songe de Pallas, ou dans vos poèmes du Chant de l'Ame du monde, et parfois l'un et l'autre, comme dans L'Ombre de Venise, qui vient d'être republié, avec de nombreux inédits, dans L'Ame secrète de l'Europe (éditions de L'Harmattan, collection Theôria).

Luc-Olivier d'Algange: Allons en amont... Nous vivons dans un Purgatoire mais le Paradis s'entrevoit par éclats. Dans ces éclats le temps se rassemble puis vole au-dessus de lui-même, dans l'éther où vivent les dieux. Dans la tradition européenne le paganisme et le christianisme s'enchevêtrent, moins en théorie qu'en pratique, dans les rites, les légendes et les œuvres qu'elles soient poétiques, picturales ou architecturales. Est-il même possible, depuis le Moyen-Age, pour ne rien dire de la Renaissance, d'être chrétien sans être quelque peu païen, et à l'inverse ? Souvenons-nous simplement que le Versailles du « Roi Très-Chrétien » fut un temple apollinien.

Les « monothéistes » purs et durs le savent qui considèrent le catholicisme comme « associationniste », autrement dit comme un paganisme, voire comme une mécréance. Allons plus loin... Il me semble qu'il est même possible d'être catholique, ou païen, sans croire, en laissant simplement s'éprouver en nous le sens du surnaturel, du Temps au-delà du temps. Ce qui s'éprouve n'est-il pas plus profond que ce que l'on croit ?

Au demeurant, la croyance, comme l'opinion, sont affaires subjectives, souvent superficielles et étroites. On se demande pourquoi les hommes sont si attachés à leurs croyances: ils aiment l'étroitesse, ils s'y croient à l'abri, - grave illusion. Ils croient pour n'avoir pas à éprouver. La citerne croupissante leur semble préférable à la source vive... Et moins ils éprouvent et plus ils veulent faire croire, imposer leurs croyances qui ne reposent alors que sur leur incommensurable vanité.

La « gnôsis », qui dépasse la « doxa », ne se réduit pas au « gnosticisme », qui serait une autre croyance, mais une nouvelle profondeur, la profondeur de l'immédiat, la profondeur du sensible: telle couleur qui nous vient en transparence, tel silence entre les notes de Debussy ou de Ravel. La pensée ne vaut qu'anagogique, en vol d'oiseau. Certes la pensée s'exerce, mais elle se saisit au vol. Elle est un commerce avec l'impondérable qui nous vient de loin... Ce beau, ce vaste lointain est la profondeur de la présence.

A force de s'identifier à une croyance, la croyance elle-même se perd, devient écorce morte, revendication hargneuse. Cela se voit, hélas, tous les jours. Le ressentiment s'ensuit contre tout ce que nous aimons, la liberté d'allure et de propos, Villon, Rabelais, Musset, la musique, les cheveux au vent... Un grand défi se pose à l'honnête homme: ne pas être gagné lui-même par le ressentiment contre le ressentiment. Pour cela, cependant, il faut bien connaître ses ennemis, et plus encore, ses amis. Honorer ce qui nous est amical. L'air du matin qui nous délivre des songes moroses, les amants heureux de Valery Larbaud, les grains de pollen de Novalis, la bienveillance pleine de courage de Nietzsche, les rameaux, les rameaux d'or...

Toujours garder en mémoire : se garder du pathos et de l'outrance, et de ceux qui les propagent, et être, à cet égard, d'une intransigeance parfaite et limpide... Ne pas céder, tant qu'il est possible, sur nos vertus, nos légendes héritées, d'autant qu'européennes, elles sont arborescente, pleines de rumeurs et légères. Réciter en soi, de temps à autres, quelques noms, Homère, Pindare, Villon, Dante, Rabelais, Montaigne, Hölderlin, Shelley, Nerval…

Ce qui nous en vient n'est pas un dogme, un système, un goût peut-être, un savoir qui est saveur, une possibilité de traverser la vie, moins chagrine, moins vengeresse, moins stupide. Ces noms, comprenons bien, désignent des œuvres, et ces œuvres sont des évènements d'une bien plus grande importance, Horace le savait déjà, que les événements dits historiques ou politiques. Chacun de ces événements de l'âme est un avènement, l'entrée dans un Temps secret qui a tout à nous dire, à chaque instant. Si nous devions formuler un vœu, ou une prière, ce serait: Que chaque instant soit l'éclat de son Paradis !

Anna Calosso: Vos ouvrages récemment parus sont de préoccupations et de tons forts divers. Notes sur l'Eclaircie de l'être est consacré à Heidegger, Intempestiva Sapientia sont des propos, des formes brèves, proches de Joseph Joubert, Apocalypse de la beauté est une méditation sur la philocalie et la lumière émanée des icônes. Quel unité fonde ces diverses approches, s'il en est une ?

Luc-Olivier d'Algange: La réponse la plus simple, ce serait l'auteur. Mais sans doute ne suffit-elle pas pour un auteur auquel il semble assez souvent avoir pratiqué, comme une diététique, voire comme un exercice spirituel, une certaine « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola, elle-même issue de la philosophie stoïcienne. Au demeurant, je serais enclin à penser que, d'une certaine façon, toute activité créatrice nous impersonnalise dès lors que l'art n'est plus seulement, pour nous, l'expression de notre « moi » mais un véhicule, un vaisseau, un instrument de connaissance.

Enfin, les thèmes que vous indiquez ne sont pas si éloignés qu'il semblerait aux spécialistes de l'un ou de l'autre. C'est bien dans une éclaircie de l'être que surgissent et scintillent les formes brèves de Joseph Joubert. Les épiphanies qu'évoque la Philocalie orthodoxe, sont, elles aussi, surgissement. La beauté, enfin, est notre Haut Désir.

Anna Calosso: Si l'on vous en croit, la beauté mène un combat contre la laideur, la laideur de ce monde, la laideur moderne....

Luc-Olivier d'Algange: Ou peut-être, serait, dans l'autre sens, la laideur qui mène un combat contre la beauté... Il me semble parfois assister au spectacle d'une volonté planificatrice de la laideur, avec ses stratégies, ses machines de guerre, la télévision, l'architecture de masse etc... Il y a dans la beauté comme une ingénue, une inconsciente présence de l'être. La beauté est-elle combative ? Elle est une victoire à chaque fois qu'elle advient. Elle se suffit à elle-même, d'où le sentiment de plénitude qu'elle nous apporte, elle est, comme la rose d'Angélus Silésius, « sans pourquoi ». La laideur, elle, est un mouvement de destruction concerté, elle est le « quoi » du pourquoi, un ressentiment, une représentation; c'est la grimace de la jalousie à laquelle cependant toujours échappe ce qui est.

Le vaste enlaidissement de tout ne doit pas nous dissimuler que la beauté demeure, et l'enlaidissement même, dans sa planification, dans sa volonté, témoigne de la souveraineté de la beauté qui sera humiliée, recouverte, insultée mais jamais défaite. Le brin d'herbe perce le goudron.

On accuse souvent les amants de la beauté d'être des esthètes, et « l'esthète », il va sans dire, dans la bouche de ces moralisateurs, est un méchant homme. Mais est-il un plus généreux acte de bonté que de vouloir répandre la beauté, l'honorer et tenter de faire vivre nos semblables en sa compagnie ? Que serait une bonté qui serait laide ? Nous le savons par les meurtrières utopies, ces maîtresses du kitch. On voudrait alors pouvoir respirer, repousser les fanatiques, les « arriérés de toutes sortes », selon la formule de Rimbaud, les obtus, les puritains, pour élargir l'espace et le temps, laisser venir à nous des confins d'or et d'azur. C'est ainsi que l'idée d'une défense de la beauté redevient pertinente. Elle se fera par touches exquises, par intransigeances transparentes, par nuances, « sur des pattes de colombe », autant dire de la façon la plus aristocratique possible, - ce qui ne veut pas dire que chacun n’y soit pas convié. La beauté est ce qui ne passe pas. Au contraire des mœurs, elle demeure elle-même dans ses manifestations. Le temple de Delphes, les fresques de Piero de la Francesca sont aussi beaux pour nous qu'ils le furent pour leurs contemporains. Voici bien l'approche du Temps au-delà du temps, l'effleurement de son aile...

Anna Calosso: Tel pourrait bien être le cœur de vos écrits, dire le Temps au-delà du temps, dire le cœur du temps, l'éternité de l'Instant, et je songe, en particulier à ce poème, Le Sacre de l'Instant.

Luc-Olivier d'Algange: L'activisme planificateur nous assigne à une temporalité, laquelle nous pousse en avant à toutes fins utiles, mais n'oublions pas qu'en avant, c'est la mort, et non la mort toute nue, vouée aux vautours ou au feu, mais la mort profitable. Cette mort profitable, c'est la vie, toute la vie assignée au temps du travail et de l'usure... Je ne vois guère d'autre objet à la pensée, et précisément à une pensée qui résiste et se rebelle, que d'œuvrer à la révélation, à la réactivation d'autres temporalités secrètes, transversales ou latérales. J'en dis quelques mots dans un essai récent, Les dieux, ceux qui adviennent... Au discours du temps utilitariste, profane et profanateur, du discours qui nous sépare de nous-mêmes et du monde, opposons la fidélité à un autre cours, une rivière enchantée, un Lignon, dont Honoré d'Urfé savait qu'il traverse une géographie sacrée.

Toute géographie, au demeurant, est sacrée, mais nous l'avons oublié. Qui n'a observé que selon les lieux où nous nous trouvons, nos pensées changent de cours ? Une qualité particulière à tel lieu nous imprègne. ce que nous sommes est dans cet accord, dans cet échange magnétique, à la fois intime et impersonnel, par notre façon de nous y mouvoir, de même que la musique, à chaque note, désigne le silence pur où elle se pose, le révélant par ses interstices.

Anna Calosso: Il semblerait que dans votre éloge de l'accord entre l'homme et son paysage, il y eût une implicite critique du « cosmopolitisme », tel, du moins qu'il se revendique parfois aujourd'hui.

Luc-Olivier d'Algange: Votre précision est importante : tel qu'il se revendique aujourd'hui. La critique, implicite ou explicite, en l'occurrence, porte bien davantage sur la globalisation, et la mondialisation, qui ont pour conséquences les communautarismes les plus obtus, les plus incarcérés, que sur le « cosmopolitisme », mot grec qui désigne une pratique spécifiquement européenne. On doute fort que ces grands cosmopolites à leur façon, que furent Fernando Pessoa, Valery Larbaud, Paul Morand, Mircea Eliade, et, plus en amont, Goethe ou Frédéric II de Hohenstaufen, eussent éprouvés la moindre sympathie pour l'actuelle globalisation. Le cosmopolite, l’habitant du cosmos, de l’ordre, est enraciné et peut s'enraciner, et il peut aussi éprouver le sens de l'exil, qu'évoquaient Hölderlin ou, plus proche de nous dans le temps, Dominique de Roux... Le cosmopolite goûte le charme de la découverte, de la mission de reconnaissance. Le globalisé, lui, est partout chez lui dans le nulle part. Le cosmopolitisme appartient, dans son ambiguïté même, à la tradition européenne. Le globalisé n'appartient à rien, sinon aux outrances de sa subjectivité. Dans ce monde déchu, qui est celui de la séparation, du diaballein, la pire séparation est celle qui règne dans le monde globalisé; chacun y étant le geôlier de soi-même. Autant le cosmopolitisme était le luxe de ceux qui s'inscrivent dans un tradere, autant la globalisation est la misère, fût-t-elle cossue et bancaire, des renégats.

Anna Calosso: L'adversaire, si je vous suis, est donc l'uniformisation...

Luc-Olivier d'Algange: oui, elle, et la schématisation, la simplification, la généralité et l'abstraction, choses plus ou moins équivalentes en la circonstance. La liberté n'est possible que dans un monde complexe et même profus, mais d'une profusion, non point numérique mais concrète. Si tout est plat, on nous tire à vue. Il faut, pour être libre, des espaces secrets, des labyrinthes, des passages vers d'autres mondes et d'autres temps. Tanizaki écrivit un Eloge de l'ombre, dont je conseille la lecture. Ceux auxquels on colle volontiers l'étiquette « anarchistes de droite » aiment le secret, les abbayes de Thélème, les Ermitages aux buissons blanc, les « mondes flottants », comme on dit au Japon. Le monde ante-moderne excellait à ces désordres féconds qui obéissaient à un ordre supérieur, invisible. Voyez une cité médiévale, ses recoins, ses surprises, son harmonie qui semble improvisée, voyez encore Venise et comparez les aux productions des architectes et urbanistes modernes conçues rigoureusement pour travailler, vendre et surveiller. Quelques architectes modernes eurent même l'idée de supprimer les rues, où l'on se promène, et de créer un dispositif où les hommes, parqués selon leurs catégories professionnelles, iraient directement de leur appartement à leur lieu de travail, avec pour seules stations intermédiaires le garage collectif et le supermarché. Nous sommes là aux antipodes de ce que Pasolini nommait la société des arcades où les castes se mêlaient dans la recherche des conversations, des saveurs et des plaisirs, dans le goût de l'otium. L'étymologie dit bien que c'est le negotium qui est la négation de l'otium. On voit aussitôt de quel côté est le nihilisme.

Anna Calosso: Le nihilisme est quelque chose qui doit être surmonté nous dit Nietzsche...

Luc-Olivier d'Algange: Surmonté est le mot juste. Tout homme de ce temps est contraint à la traversée du nihilisme. Que voit-il dans ce parcours ? Les murs qui l'enserrent de plus en plus ou la lueur au loin, celle des « aurores » védiques ? La critique de la modernité est souvent perçue comme le fait de « réactionnaires », - mais nombre de ceux que l'on nomme ainsi ne le sont guère. Ce ne sont pas les formes anciennes qu'ils veulent restaurer mais perpétuer les forces, l'imagination créatrice qui les firent naître. Ce qui est tout autre chose.

Anna Calosso: J'hésite enfin à vous poser cette question, un peu trop courue: êtes-vous optimiste ou pessimiste ?

Luc-Olivier d'Algange: La grande espérance, la plus lumineuse, nous vient lorsque tout est à désespérer. Peut-être même y a-t-il quelque chose de providentiel dans le détachement auquel nous sommes obligés, et dont nous serons peut-être les obligés. Une réduction à l'essentiel s'opère, un feu de roue alchimique. Les œuvres qui ne sont plus enseignées publiquement deviennent un secret, dont naît une discipline de l'arcane. La beauté perdue au milieu de la laideur devient éperdue. La destruction des formes visibles nous livre au « séjour auprès de l'invisible invulnérable » pour reprendre la formule de Heidegger. L'hostilité du monde renforce l'amour entre quelques-uns. Les temps prochains seront aux Calenders.

 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

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12/03/2022

Le courage d'être heureux selon Joseph Joubert:

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Luc-Olivier d'Algange

 

Le courage d'être heureux selon Joseph Joubert

 

 

Nos temps sont à l'outrance. Les moralisateurs univoques sévissent. En guise de contre-poison, les éditions des Instants nous offrent, sous le titre Le courage d'être heureux, les Carnets 1774-1824 de Joseph Joubert, avec une très-belle préface de Christiane Rancé, - laquelle est la descendante de l'Abbé dont Chateaubriand, qui fut l'ami et le divulgateur de Joseph Joubert, fit un livre.

« La littérature respire mal » disait Julien Gracq de celle de son temps. Dans le nôtre, elle s'essouffle parfois d'indignations, feintes plus ou moins, et de complaisances en de réelles tristesses. Le courage d'être heureux n'est plus guère la chose du monde la mieux partagée.

Ce courage, Joseph Joubert nous l'enseigne, non par des propos édifiants ou des recettes, à la façon navrante du « développement personnel », mais par des exemples, des signes d'intelligence, saisis au vif de l'instant. « Il faut, écrit Joseph Joubert, plusieurs voix ensembles dans une voix pour qu'elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu'il soit beau ». D'une seule phrase, il nous donne ainsi un art de vivre et un art poétique. Rien, en effet, n'est si monocorde que la tristesse ; et se connaître, se reconnaître, c'est entendre la choeur des voix qui se sont tues mêlé de voix vivantes. Nous connaissons mieux un homme par les inflexions de sa voix que par son visage et mieux encore une œuvre par ses secrets, par ce qu'elle se dispense de nous dire, que par les convictions qu'elle affirme.

La lucidité, pour Joseph Joubert, est une forme supérieure de la bienveillance ; si matinale, si heureuse nous apparaît-t-elle en ces temps fuligineux traversés de cris de vindicte : «  Porter en soi et avec soi cette indulgence qui fait fleurir les pensées d'autrui ». Quelles étendues anonymes nous séparent désormais du monde de Joseph Joubert, et par quelles passerelles le rejoindre ? La réponse est toute donnée dans ses pensées cueillies au fil des jours : par la langue française dans son usage le plus précis, le plus nuancé, le plus naturellement élégant.

Dans ces carnets Joseph Joubert nous donne à visiter ses jardins, qui sont de ceux «  où le Maître peut se montrer ou se cacher à sa guise ». Son ambition est humble et immense : nous parler comme à des amis, passer les étapes intermédiaires d'un propos pour en éviter le tour didactique qui ferait insulte à notre intelligence, et enfin, laisser vivre dans sa faveur le repos de notre âme, le calme qui est la clef des mystères et des merveilles : «  Les âmes en repos sont toutes en harmonie entre elles ».

Ce n'est point sans doute de cette façon, en nos temps spectaculaires, que l'on comprend la gloire («  Néant de la Gloire, dit Joubert, Dieu même est inconnu ») mais plutôt que le resplendissement péremptoire, et parfois accablant, sinon aveuglant, le lecteur trouvera dans ces pensées une autre lumière, une lumière filtrée par les feuillages des peupliers de France, une lumière qui joue au bord des rivières, une lumière spirituelle que l'on ne voit pas, mais qui révèle tout ce qu'elle touche.

Aux antipodes des manuels de « pensées positives», comme aux antipodes du nihilisme qui joue sa partition pour les déçus et les craintifs, et plus loin encore de tous les donneurs de leçon, Joseph Joubert ravive le goût, lequel, par excellence, alerte l'intelligence. Sans goût, l'intelligence - qui veut tant avoir raison qu'elle la perd - est insipide ou monstrueuse, de même que « l'esprit », s'il est malveillant, est le ridicule de celui qui croit en user au dépend des autres.

Joseph Joubert ne veut rien démontrer. Il veille à la fine pointe de la pensée qui vient d'éclore. Le bien lui est léger, et quant à lui marquer sa préférence, il lui convient de ne le faire que légèrement, et d'éviter «  la fureur d'endoctriner, et de mêler la bave de son propre esprit à tout ce qu'il enseigne ». Mélancolique à ses heures Joseph Joubert sut, mieux que d'autres , se défendre contre l'aigreur, qui est une faute de goût. S'il faut choisir dans quelque difficile discord, prenons alors pour guide, sans comédie ni tartarinade, la meilleure de nos inclinations naturelles: «  Il n'y a de bon dans l'homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées ».

Philosophe, et même métaphysicien, Joseph Joubert l'est au suprême  - mais non de cette façon discursive héritée des épigones de la philosophie allemande qui veulent faire des pensées « novatrices » avec de vieux sentiments. Joseph Joubert ne se veut point novateur, ou révolutionnaire, mais juste, si possible, de façon immémoriale. Son ambition est plus grande que de soulever le monde par l'abstraction, et son souci est plus humble : il ne veut point séparer le sensible de l'intelligible.

Souvent comparé aux Moralistes du dix-septième siècle, il se distingue d'eux par la métaphysique. S'il désabuse, comme eux, les hommes de leurs fausses vertus, c'est pour mieux nous inviter à quelque méditation. Frontalier entre deux mondes, comme son ami Chateaubriand, sa nostalgie est discrète et ses pressentiments sans drame. Sur l'orée, il exerce sa vertu majeure, dont il n'attend pas d'être sauvé ni perdu : l'attention.

«  Ne confondez pas ce qui est spirituel et ce qui est abstrait » Et ceci encore : «  Je n'aime la philosophie (et surtout la métaphysique) ni quadrupède, ni bipède, je la veux ailée et chantante ». L'étymologie est bonne conseillère. Chez Joseph Joubert, tout est pur, c'est à dire feu. Que nous faut-il ? «  Du sang dans les veines, mieux du feu, et du feu divin. »

 

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11/03/2022

Note à propos d'un livre de Philippe Barthelet, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Luc-Olivier d'Algange

Fou forêt de Philippe Barthelet

(éditions Pierre-Guillaume de Roux)

 

Ce qui est ennuyeux dans le monde de la culture tel qu'il se présente actuellement à nos yeux, et à nos oreilles, - pour ne pas dire à notre intelligence, - faculté oubliée ou reléguée de longtemps par les ratiocineurs et les moralisateurs de toute espèce qui ont usurpé le beau nom d'intellectuels que leur attribuaient des adversaires mal avisés, - c'est qu'on y cherche en vain quoique ce soit d'amusant ou de vraiment profond.

Ni la virtuosité joueuse, ni l'aperçu métaphysique ne trouvent grâce chez ces puritains austères. La beauté à fleur de peau comme les beautés intelligibles semblent exclues de ces activités moroses (dites "culturelles") et souvent vindicatives où le moindre semi-cultivé est requis à endosser contre des confrères plus doués et plus libres, l'habit du procureur. L'ensemble répugne et ne manque d'incliner l'homme de goût à n'importe quelles autres fréquentations.

Si bien qu'il est bel et bon de savoir, de temps à autres, et de recevoir cette bonne nouvelle comme un hôte tout autant désiré qu'attendu, que cette zone médiocre où l'on s'ennuie et où l'on travaille, où l'on croit se "cultiver", où l'on traite des "problèmes de l'époque", où l'on est, enfin, si effroyablement sérieux, certains auteurs s'en passent aisément: la nuit et le soleil sont dans leurs phrases, et de folles forêts en surgissent à l'euphonique faveur d'un feu follet.

Fou Forêt de Philippe Barthelet est un de ces livres rares inventés par la désinvolture supérieure qui consiste à parler de l'essentiel.

"Parler du langage, écrit Philippe Barthelet, c'est parler du monde". Voici donc un livre avec lequel le lecteur qui a décidé de ne pas s'ennuyer peut entrer en conversation, comme il entrerait en conversation avec le monde, le cosmos et ses étymologies secrètes que sont les fées et les Muses.

Si pour d'autres, qui sont désormais légion, le monde est un écran, pour Philippe Barthelet, le monde demeure le monde, avec ses rivières, ses arbres, ses oiseaux, et les oeuvres des hommes qui savent les blasonner avec bonheur. La langue française garde cette mémoire seconde, et vivace. Au lieu d'enseigner, ou pire encore, de "communiquer" par elle, l'auteur la prend comme maîtresse, qui enseigne et qui ravit.

La romance de la langue française est un chant continu, comme d'une rivière, que l'on entend mieux loin du bavardage des machines et des hommes. Les Muses sont devenues discrètes, dissimulées, farouches devant les fracassantes convictions des "musophobes", pour reprendre le mot de Milan Kundera, qui arpentent notre terre pour en chasser les merveilles.

Les chapitres dont se composent cet ouvrage nous adviennent comme des rituels légers pour mériter à nouveau, de ces belles Impondérables, une confiance jamais lassée depuis la nuit des temps, et leur intimité profonde, qui nous oblige.

Si nos temps sont infidèles et absurdes, ce n'est point tant par de mauvais penchants gouvernés par des forces drues que par faiblesse grammaticale et pauvreté des mots. La pureté n'est point puriste, encore moins puritaine, elle est, comme le diamant, ce qui laisse voir, dans sa taille, le secret des couleurs de la lumière.

Les Modernes ne semblent tenir à rien, sinon à quelques généralités tyranniques, - mais, à la vérité, c'est que rien ne tient à eux, pas même l'instant où ils se tiennent. Leurs divagations sont tristes et leurs conflits sans honneur. Il s'acharnent avec une âpreté démentielle à fausser les instruments dont ils héritent, pour, égotistes achevés, être sûr de ne rien laisser qui ne soit défaillant ou funeste. Leur temps n'est plus le Temps mais une durée tout amenuisée à quelque finalité précaire, laborieuse ou distractive. Pour combattre ces "musophobes", il ne suffit pas d'emprunter telles convictions, qui leur sont habituellement les plus étrangères ou les plus contraires, à quoi s'emploient, avec une persistance digne d'éloge, les écrivains "réactionnaires". Une physique et une métaphysique sont requises, - à l'oeuvre précisément dans l'ouvrage dont nous parlons.

La plus commune erreur du sérieux est de croire que la fin justifie les moyens; il ne cesse ainsi, par des moyens divers, de nous distraire de ce qui pourrait être une fin adorable si elle n'était éloignée, rendue hors d'atteinte par les moyens qui prétendent y conduire. Ce qui distingue le livre de Philippe Barthelet de ces ouvrages édifiants, qu'ils soient progressistes ou réactionnaires, se tient en la simple raison qu'il est ce qu'il dit.

Ontologique, le moyen, la langue, y est sa fin, dévoilant peu à peu les arcane de l'être et du monde. Nous sommes déjà ce vers quoi nous volons comme les Oiseaux de Farid-Ud-Dîn Attar. La langue française est le Simorgh vers lequel volent ces chroniques françaises.

La sapience n'est pas un but lointain, dont on planifie l'atteinte, mais ce qui est déjà là et que, dans nos agitations, nous troublons ou méconnaissons. L'exercice s'apparente à une oraison de l'attention. Que disons-nous et quelle connaissance nous est donnée par le dire de la chose dite dans ce cheminement amoureux qui va du sens acquis et profane au sens intérieur, étymologique et secret, - là où gisent les images immémoriales et les ressources les plus limpides.

Philippe Barthelet traque, en chasseur subtil ceux qui défigurent la langue française, qui restreignent son usage ou l'ahurissent en réduisant le monde nommé, le seul qui existe pour nous, à des stéréotypes ou des schémas. Confucius plaçait au plus haut, ce qu'il nomme "la science des justes dénominations". Nous apprenons, avec Philippe Barthelet que les dénominations sont justes par ce qu'elles sont fertiles. Elles se refusent à nous laisser dans la représentation que nous avons d'elles. Muses, elles nous ravissent vers des contrées lointaines qui soudain se révèlent être, distantes seulement par l'oubli que nous avions d'elle, notre humble et sainte Patrie.

 

 

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02/03/2022

Les dieux, ceux qui adviennent:

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Luc-Olivier d'Algange

Les dieux, ceux qui adviennent



Définir le paganisme sans se fonder sur le point de vue de ses principaux adversaires n'est pas chose aisée. Depuis un peu plus de deux millénaires, le « païen » existe d'abord comme appellation réprobatrice dans le discours de ses ennemis, de ceux-là même qui se sont évertué à éradiquer ses rites, ses coutumes et ses symboles et à rendre impensables ses idées, sauf à les plier à leurs propres théologies.

Ce qui oppose le païen au monothéiste n'est pas tant ce qui oppose le multiple à l'un, sinon peut-être dans le culte rendu. Sans Aristote ou Platon, la théologie chrétienne eût été une coquille vide (ce qui n’exclut pas le souffle de l’esprit, entendons bien, ces pages ne sont pas d'un “néopaïen” ou d'un adorateur de l'immanence). Toutefois si, par une de ces chances impondérables de l'intelligence qui sont au principe de toutes les œuvres vives, nous parvenions à penser l'Un et le Multiple non comme une opposition, un dualisme, mais comme une diffraction (le Multiple diffracté de l'Un) nous nous approcherions déjà de ce que put être une métaphysique païenne fondée sur le consentement poétique à la multiplicité des aspects du monde.

Ce consentement exige une force d'âme qui semble s'être perdue. La faiblesse, nous le savons depuis Nietzsche, emprunte les voies du ressentiment, de la vengeance et de la technique elle-même, « arraisonnement du monde », selon la formule de Heidegger, qui est la première des formes de l'esprit de vengeance contre la diversité diffractée du monde.

Dans ses formes les plus récentes, le monothéisme le plus agressif, par la terreur, issue de la vengeance, et par l'argent uniformisateur, montre assez qu'il n'est plus du tout une théologie, et moins encore une métaphysique, mais la simple application d'une Loi du ressentiment, contre tout ce qui, pour un esprit libre, est aimable: les cheveux au vent, la musique, l'intelligence librement exercée, et contre l'âme elle-même des individus et des peuples.

En politique internationale, nous assistons à la mise-en-place d'un dispositif où de faux ennemis s'avèrent être de véritables alliés dans la fabrication d'une machine de guerre destinée à faire disparaître la profondeur du temps. Les massacres, les statues détruites, les manuscrits brûlés ne sont que la part visible d'un projet d'aplatissement du réel qui suppose la destruction ou l'oubli du palimpseste du temps.

Dans quel temps vivons-nous ? La question se pose à chacun, et à chaque peuple. Est-ce le temps de l'abolition des temps antérieurs ou le temps de la reconnaissance, avec la décisive nuance de gratitude qui s'attache à ce mot ? Ce que l'on nomme, faute de mieux, le paganisme, renait dans la reconnaissance, qui est à la fois gratitude, mission de reconnaissance, initiation à ces temporalités qui échappent à l'usure et nous donnent la chance, selon la formule d'Hölderlin, d'habiter en poètes un monde dont, ainsi que le rappelle Heidegger, nous ne sommes qu'une part, - avec le ciel, la terre et les dieux.

Le paganisme, s'il fut banni, parfois non sans brutalité, des campagnes et des cités, ne s'en est pas moins perpétué dans le cœur des poètes, c'est dire dans les langues européennes elles-mêmes, lorsqu'elles ne se sont point asservies aux seuls jargons utilitaristes, et nous relient, du seul fait de la grammaire et de l'étymologie, à notre plus lointain passé.

Loin de n'être qu'un folklorisme, une néo-attitude, une déférence muséale, le ressouvenir des dieux fut, en poésie, un rappel de cet autre temps, ce temps sacré, ce temps historial par lequel nous échappons au temps des banques, au temps numérique, au temps administratif.

La parole revient au poème, c'est-à-dire au cœur du réel, hors des abstractions despotiques. Le soleil et le vent, les forêts et la mer, l'amour et l'ivresse sont des déesses et des dieux. Dans ce temps-là, dans ce temps spacieux et ondoyant, l'intériorité ne se distingue pas de l'extériorité, une circulation s'établit, en forme de ruban de Moebius, entre nous et le monde, - circulation, orbe nocturne et solaire, qui interdit que nous puissions vouloir planifier ce qui nous entoure et le soumettre à la seule vision narcissique que nous nous faisons de nous-mêmes.

Le paganisme, à cet égard, est une humilité, un « sens de la terre » pour reprendre la formule de Nietzsche, et cette terre est sous un ciel, qui n'a rien d'abstrait, un ciel qui approfondit nos yeux et nos poumons. Le païen se rend à cette évidence: nous avons des poumons parce qu'il y a de l'air, des yeux parce qu'il y a de la lumière. Notre corps, notre peau, notre cerveau, sont des instruments de perception. Notre subjectivité n'est qu'une réalité seconde, une représentation, un relent.

Demeurer fidèles aux bonheurs qui nous advinrent quand bien même il n'en subsiste que des traces presque indiscernables, runes couvertes de mousse dans la profondeur des forêts; sauvegarder le souvenir, dans le ciel vide, d'une escadre d'oiseaux qu'aruspices de la minute heureuse nous déchiffrâmes; voir les crépuscules, comme dans les tableaux de Caspar David Friedrich, détenir de secret de l'aurore, - telle est, par la longue mémoire qui fait du présent une présence, l'égide protectrice que nous offre la profondeur du temps.

Da-sein, être là, c'est refuser de se laisser chasser de là où nous sommes, physiquement et métaphysiquement, au nom d'une universalité qui est la plus radicale négation de l'Un diffracté. L'atteinte portée à la langue française par les forces conjointes des politiques, du pédagogisme, des animateurs et publicistes divers, est l'essence même, vengeresse, du projet d'aplatissement qui n'a d'autre fin que la disparition même du réel. Cependant, quand bien même uniformiserait-t-on tous les aspects de notre environnement et de nos styles de vie, les dieux demeurent, en puissance, tant que nous pouvons les nommer.

Notre langue irrigue nos pensées, la porte plus loin, gardant le souvenir de la source, lumineuse fraîcheur, jusqu'à l'estuaire où elles s'abandonnent à l'océan du monde et des autres hommes. On chercherait en vain, dans ce monde devenu abstrait, enracinement plus profond ailleurs que dans le cours des phrases, - et mieux encore qu'un enracinement, une source, une ressource de notre intelligence, - de cette intelligence que nous avons avec ce qui nous environne, et qui nous regarde et nous reconnaît.

Nommer les dieux, c'est être d'intelligence, non pas avec l'ennemi, mais dans l'amitié des aspects divers du monde. Ce vent, Eole, ce soleil, Hélios, cet Océan nous parlent, nous regardent, et nous pouvons leur adresser nos louanges, nos imprécations ou nos prières. Les dieux disent, en existant, la relation qui opère entre le monde et nous, entre l'immense et l'infime, entre le mortel et l'immortel. Ainsi, la vision que nous avons du temps ne se réduit pas à la seule temporalité des mortels que nous sommes, et nous pouvons ainsi servir ce qui est plus haut et plus grand que nous; condition nécessaire à toute fondation, à toute civilisation.

Le grand souci politique de toutes les épopées et Chansons de Geste, tient en une définition de la noblesse. Qu'est-ce qu'être noble ? De quelle nature est l'areté homérique ou la vertu héroïque ou chevaleresque des romans arthuriens ? Sa nature est d'être, précisément, la réverbération d'une surnature et l'approche d'une Merveille. Elle est d'être de ce monde sans lui appartenir entièrement; elle est de fonder, en mortel, ce qui doit nous survivre.

Nous, modernes, méconnaissons la chance de recevoir. Nous préférons rompre avec ce qui exigerait de nous une reconnaissance ou une gratitude, une admiration, sans savoir à quel point ces beaux sentiments peuvent être, lorsqu'on s'y abandonne, légers, - légers comme d'une ivresse légère, une dansante dionysie. Sans doute la plus triste, la plus morose des souffrances humaines est-elle cette illusion funeste de n'avoir rien, ni personne, à remercier. Le nihilisme se fonde sur cette arrogante illusion que meut, comme l'automate d'un cauchemar expressionniste, cette volonté de puissance retournée, inversée, et rendue infirme, qu'est la volonté de vengeance, non plus contre des ennemis, ou, comme dans l'Odyssée, d'abusifs prétendants, mais contre la simple dignité des êtres et des choses.

Proches et lointains sont les dieux. Ce lointain si proche, cette proximité si lointaine sont la nature surnaturelle des dieux. Dans la vastitude qui nous surplombe comme dans l'interstice que nous devinons, leur secret est d'advenir, d'être, selon la formule grecque, « ceux qui adviennent », et qui adviennent par notre art et notre ferveur à les nommer.

A écouter Hésiode et Pindare, Homère et Virgile, les dieux qu'ils évoquent et dont ils disent les advenues, les dieux qu'ils invoquent et qu'ils racontent, nous nous apercevons soudain que ces dieux, depuis la nuit des temps de notre mémoire, nous accompagnent, et que nos destinées s'accomplissent sous leurs égides menaçantes ou protectrices.

Intercesseurs du tragique et de la joie, ils sont, approfondissant l'espace et le temps, ombres et lumières entretissées, frontières frémissantes, orées impondérables, et rien, sinon une interdiction que nous faisons à nous-mêmes, valant ignorance, ne nous interdit d'en recevoir, hic et nunc, les messages.

Cette proximité lointaine, ce lointain si proche, cette distance immanente et transcendante, tendue comme un arc entre le temps et l'éternité, définit un rapport au monde où les contraires s'avivent, ourdissent ensemble un grand dessein, lors que les dualismes sont frappés d'inconsistance.

Il est une façon « païenne » d'approcher du vrai, du beau et du bien, ni scolastique, ni systématique. Dans un monde où les dieux sont les résonances du possible, le réel ne se donne point à administrer, à diviser, ou à planifier. On remarquera à quel point, chez les philosophes grecs, qu'ils soient ante ou post- socratiques, ce mode la pensée, l'Opinion, la doxa, si despotique de nos jours, est, sinon absent, du moins immédiatement mis en perspective. L'esprit critique, - qui naît de la philosophie grecque et de nulle autre, fonde, dans le raisonnement, la précellence de l'objectivité.

La doxa corrigée par la gnosis de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne, de Plotin, jusqu'à Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole succède à la doxa livrée et éprouvée par le paradoxe d'Héraclite ou de Zénon. La pensée grecque, mesurée à l'objectivité des dieux qui nous délivrent de la subjectivité outrancière de la croyance réduite à une monologie, demeure cette flèche paradoxale qui ne devrait jamais toucher sa cible alors même qu'elle la frappe. Les dieux et cette façon grecque de s'entretenir avec les dieux, ne sont pas étrangers à cette pensée spéculative toute d'audace, d'élans et de surprises.

Pour les Grecs, les théophanies ne sont pas des causes ou des conséquences d'une croyance mais une expérience que l'on éprouve, - sauvegardant ainsi le sens étymologique du mot expérience, ex-perii, traversée d'un péril. Ce qui s'éprouve n'est pas affaire d'opinion, de croyance, mais de connaissance. Ces dieux qui nous regardent sans nous juger, qui interviennent de façon contradictoire ou paradoxale dans nos destinées, ces dieux qui nous guident et nous déroutent, nous enchantent ou nous terrifient, prédisposent nos pensées à des vigueurs qui font paraître ineptes ces dualismes si reposants, quel que soit le côté vers lequel ils nous inclinent, pour mieux nous déchoir.

Entourés d'Aphrodite, de Dionysos, d'Apollon, ou d'Athéna, comment pourrions-nous reposer notre pensée dans une représentation, comment pourrions-nous administrer cette représentation et, par elle, vouloir planifier la réalité des hommes et du monde ?

L'opposition de la croyance et du scepticisme, de la nature et de la surnature, du corps et de l'esprit, du sensible et de l'intelligible ( que l'on accuse à tort Platon d'avoir promue, alors qu'il nous dit, entre les deux, non la rupture mais « la gradation infinie »); l'opposition entre le singulier et le collectif, entre le destin individuel et la communauté de destin, - ces oppositions scolastiques, universitaires, puis, hélas, journalistiques, sont devenues si familières aux esprits formés par la dualisme qu'elles sont devenues comme intrinsèques à presque tous les discours idéologiques de notre temps, - alors qu'elles n'eurent, sans doute, pour les Grecs, entourés de la polyphonie concordante des dieux, aucun sens.

Entre l'individualisme de masse et le collectivisme planificateur, une tierce voie demeure possible qu'illustre le voyage odysséen. Cette voie, encore que généralement oubliée, n'a jamais cessé d'être fréquentée. Fénelon, dans son Voyage de Télémaque, y invita celui qui devait devenir notre Roi-Soleil, et Versailles, ce temple apollinien du Roi Très-Chrétien, en témoigne.

Si arrogantes qu'eussent été les prétentions des sectateurs, de ceux qui coupent et qui divisent le temps, de ceux qui eussent voulu nous séparer de notre passé, celui-ci, précisément parce qu’il fut déplacé hors de la temporalité qu'on voulut nous imposer, nous revient, si l'on ose dire, quand il lui plaît.

La formule des physiciens présocratiques, « rien ne se crée, rien ne se perd » se transpose aisément dans l'ordre des idées, au sens où les idées ne sont pas des abstractions, mais des formes, et des formes formatrices. Qu'elles soient hors de la doxa, proscrites, dénigrées, exclues du monde social, voire jugées illégales, ces formes qui nous forment et forment le monde demeurent, fussent-elles inapparentes, car clandestines, et ressurgissent dans l'advenue des dieux qui les figurent.

Là où l'abstraction ne règne plus adviennent les dieux; là où la nature n'est plus un spectacle ou une zone d'exploitation, les épiphanies surgissent, et point n'est nécessaire d'y croire pour les éprouver. Dans un monde peuplé de dieux, la dissociation entre ce qui serait de l'esprit et ce qui serait du corps n'a aucun sens, car c'est de l'âme que nous viennent les dieux, âme humaine dans l'éclat de la prunelle et Ame du monde, - celle qui figure, dans Virgile, sur le bouclier de Vulcain.

Entre le sensible et l'intelligible, entre l'extériorité énigmatique et l'intériorité mystérieuse, les dieux sont intercesseurs. Le propre de leurs messages est qu'ils ne sont jamais entièrement délivrés; ils demeurent en suspens, et attendent de nous un déchiffrement sans fin à la ressemblance de l'attente amoureuse ou du voyage en haute-mer.

La haine du paganisme fut peut-être avant tout une haine de l'Eros, un ressentiment contre la joie. Dans son cours puissant, dévastateur, cette haine de l'Eros est devenue aussi une haine du Logos. Dans la mythologie grecque, il n'est point rare que les déesses se laissent étreindre par des hommes. Mais l'étreinte la plus ardent, la plus nuptiale, est celle qui unit l'Eros et le Logos, et dont naissent les Epopées et les chants. L'inimitié du Mythe et du Logos, sur laquelle insistent parfois Messieurs les professeurs, est des plus relatives: il n'est que de voir l'importance des Mythes platoniciens.

Dans les Hymnes homériques, dans la Théogonie d'Hésiode, dans la poésie de Pindare, le Logos embrasse et s'embrase d'Eros. Au consentement tragique répond le consentement à la joie, à la jouissance. Etre aimé d'une déesse donne une haute idée de l'amour, fort éloigné du puritanisme et de son envers pornographique, - qui ne sont l'un et l'autre que deux aspects de cet utilitarisme moralisateur dans lequel Théophile Gautier, dans son admirable préface à Mademoiselle de Maupin, voyait la pire menace contre l'art, le plaisir, le goût et la civilisation elle-même.

Entre la maussaderie et la dérision hargneuse, les Modernes semblent mal disposés au combat allègre, savant et léger auquel Théophile Gautier nous convie, - où furent cependant engagés, dans un magnifique « tous pour un » des écrivains puisant aux sources les plus hautes, tels que Gérard de Nerval, Marcel Schwob, Pierre Louÿs ou Paul Valéry, - dont la traduction des Géorgiques de Virgile donne à la langue française un autre texte sacré.

Or ce puritanisme, ce moralisme, cette complaisance, voire cette obédience, à l'égard de ce qui veut nous détruire, que sont-ils sinon les écorces mortes d'une détestable fatigue ? Tout en ce monde moderne conjure à nous épuiser, à nous distraire, à nous culpabiliser, à nous anémier, à nous uniformiser et à nous faire oublier l'Aphrodite aux mille parfums.

Repoussé hors du réel, exproprié de nos terres et de nos traditions, chassé de nos paysages et rendus sourds à l'esprit des lieux, au palimpseste des légendes, aux bruissement des sources sacrées, nous sommes devenus ce troupeau aveugle dirigé vers les lotissements de l'abstraction, là où, en place vivre dans la tragédie et dans la joie, nous serons figés en statues de sel devant des écrans auxquels nous servirons d'intercesseurs lucratifs. Ainsi, avec le réel, disparaissent le Mythe et le Logos, et par eux, la voie d'accès avec ce qu'il y a de réel en nous, c'est-à-dire, de souverain et de différencié.

Plus encore que par les religions qui s'y substituèrent (et gardèrent souvent de secrètes révérences à l'égard des symboles plus anciens), la vue-du-monde portée par les dieux antérieurs est niée par le règne de l'abstraction pour lequel il n'est plus de rites opératoires ni de symboles qui relient le visible à l'invisible: abstraction par laquelle le monde est vide de toute présence et de toute puissance qui ne soit humaine et utilisable par l'humain.

Lorsque l'action se réduit à être strictement utilitaire dans un temps linéaire qui est le temps de l'usure, elle cesse d'être en corrélation avec la contemplation. Or ce qui ne se donne pas à contempler disparaît tôt ou tard de notre regard et de la vie elle-même, cette polyphonie de forces concordantes et contradictoires.

Les dieux peuplent les mers, les forêts, les prairies, les clairières, les glaciers, l'abord des rivières, car il y eut des regards d'homme pour s'y attarder, pour les considérer d'un autre œil que celui de la rentabilité. Pour qu'un dieu advienne, il faut que le regard approfondisse en lui le paysage qui sera son voile et son dévoilement. Le dieu, ou la déesse, surgit là où nous l'attendons.

La grande erreur morose, la grande erreur de la lassitude, la grande erreur du renoncement, est de croire que tout a déjà été vécu. Mille nuances sont en attente. Nous ne reviendrons pas aux dieux comme vers un passé, ou pire encore, un Musée; ce sont les dieux qui reviendront en nous, à l'impourvue, - dès lors qu'abandonnant comme de trop humaines vénités, nos trajectoires scolastiques, didactiques, discursives ou linéaires, nous consentirons à laisser nos pensées emprunter la forme des constellations, des concrétions minérales, des fleurs de givre, du vol des hirondelles, de l'étoilement.

Les formes, les dieux, les idées, - au sens étymologique, - sont à la fois une liberté conquise et une limite. Rien cependant n'est pire prison que l'informe, dont nul ne peut s'évader car il n'a pas de frontières. Perdus dans le nulle part, nous sommes livrés sans défenses et sans contredits possible à la servitude et au déterminisme le plus immédiat. Toute liberté exercée suppose la protection d'une forme, d'une idée ou d'un dieu qui libère et définit l'aire où nous pouvons agir. L'utopie de la liberté absolue conduit à la dictature absolue. Défions-nous des « libérateurs » dont le premier projet est de nos inventer, et surtout de nous vendre, de nouvelles servitudes. Ainsi chaque innovation technique se présente comme une liberté nouvelle, de se déplacer, de « communiquer », alors même qu'elle nous ôte une aptitude, nous soumet à son véhicule et nous fait dépendre de son objet.

La limite de la forme est une frontière que nous gardons la liberté de franchir, en toute connaissance de cause, et qui nous garde aussi de nous dissoudre, de nous évanouir, et de perdre ainsi, dans l'indélimité, le sens même de notre souveraineté.

Ces dieux qui demeurent et que, parfois, notre attention ravive dans la profondeur du temps, veillent sur notre civilisation dont ils disent les puissances, les paradoxes et les détours, - et ce Dit, cette Dichtung, nous protège de la société qui travaille à la liquidation, à la table rase, à la solderie de tout et de tous. L'apparence de vérité de la théorie du « choc des civilisations » cède devant l'évidence de cette guerre plus profonde, plus radicale et plus impitoyable qui oppose désormais la société, régie par l'argent, suprême liquidité, et le palimpseste des civilisations.

Qu'attendons-nous ? Dans quels temps attendons-nous ? De quelles attentions honorons-nous le monde, et dans quelles attentions divines, à l'exemple d'Ulysse, sommes-nous ? Lorsque les hommes sont attentifs aux dieux et les dieux attentifs aux hommes, cet autre temps, qui n'est plus le temps de l'usure, se déploie et devient un espace de réminiscences et de pressentiments. Les signes deviennent symboles et rappels. On songe à ce poème platonicien de Théophile de Viau: « Au seul ressouvenir d'avoir couru les eaux/ Nos rapides pensers volent dans les étoiles/Et le moindre instrument qui sert à des vaisseaux/ Nous fait ressouvenir des cordages et des voiles. »

La profondeur n'est pas dans la seule direction du passé; elle environne l'instant d'un beau cosmos miroitant, dans toutes les directions. Lorsque les dieux apparaissent ou interviennent, le temps n'est plus seulement une ligne, qui va du passé vers un futur en abolissant le présent, mais une roue solaire, un feu de roue comme disent les alchimistes, qui changera en or, en ensoleillement intérieur, en épiphanie héliaque du Logos, le plomb du temps accumulé.

La théophanie est l'instant qui fait éclore le cœur du temps. Au temps passé, au temps futur s'ajoutent d'autres temps, latéraux ou transversaux, selon des modalités non plus discursives mais rayonnantes. « La musique creuse le ciel » disait Baudelaire. Les dieux et leurs légendes creusent le temps, - et ce n'est point vers un passé momifié que nous allons mais vers l'eau la plus fraîche, qui sourd des profondeurs, la claire fontaine du temps perdu qui est l'éternité même ainsi que nous le disent la Feuille d'Or d’Hipponion :

« Ceci est l’œuvre de la mémoire, quand tu seras sur le point de mourir.

Tu iras dans la maison bien construite d’Hadès. Il y a une source à droite, et dressée à côté d’elle un blanc cyprès : descendue de là les âmes des morts se rafraîchissent. De cette source ne t’approche surtout pas ! Mais plus avant tu trouveras une eau qui coule du lac de Mnémosyne ; devant elle il y des gardes. Ils te demanderont, en sûr discernement, ce que tu viens chercher dans les ténèbres de l’Hadès obscur : Dis : Je suis fils de Terre et de Ciel étoilé. »

De tels écrits situent ce que nous sommes, le cœur secret de nos songes et de nos actions, dans un présent qui est présence parfaite à ce qu'il y a de plus archaïque, de plus originel. Ces phrases ne se donnent pas à entendre comme un témoignage anthropologique ou historique, mais s'offrent au déchiffrement, à l'herméneutique ardente, amoureuse, comme la trame sur laquelle s'incurvent, ici et maintenant, la conscience de notre finitude et notre espérance d'immortalité. En ce qu'elles sont un péristyle de l'au-delà, et peut-être par cela même, elles peuvent aussi se comprendre comme une vue-du-monde, une légende de nos œuvres ici-bas, de nos songes et de nos combats.

L'autre monde, l'autre temps, dans la vision antique du monde, n'est pas donné, il est conquis. L'éternité est conquise par l'attention, ainsi que la vie elle-même qui ne resplendit jamais aussi bien que lorsque nous savons, avec Platon, que « temps est l'image mobile de l'éternité », et qu'il nous vient ainsi, naturellement et surnaturellement, à servir plus grand que soi.

Chacun perçoit plus ou moins obscurément que deux mondes s'opposent, celui de la réglementation abstraite et celui des libertés réelles. Ces deux mondes s'opposent, au demeurant, en nous tout autant qu'autour de nous. A cet égard, nous sommes, que nous le voulions ou non, doublement impliqués dans leur discord. Le comble de l'abstraction est l'Argent. De même qu'il y a une nature naturante, une idée idéatrice, une forme formatrice ou génétique, il y a cette abstraction abstractive, si l'on ose dire, en ce qu'elle tend à faire de toute chose une quantité abstraite.

Quiconque a vu mourir l'un des siens a vu aussitôt s'affairer autour du défunt un grouillement de banquiers, de notaires et de parasites divers, dont l'Etat. Dans le monde moderne, le disparu n'est pas « fils du Ciel étoilé » selon la formule orphique mais une chose immédiatement monnayable. Rien de bien surprenant, puisque selon l'atroce devise en vigueur, « time is money », la vie elle-même est destinée à être soumise à cette réduction de la qualité à la quantité. Le temps quantifié n'est plus ce « temps perdu », ce temps qui précisément nous reviendra en reconnaissances, en réminiscences, comme le Graal de Wolfram von Eschenbach qui nous enseigne que le Graal perdu est le Graal trouvé, mais un temps détruit.

Au temps détruit, le temps des dieux oppose le temps fécond, printemps de l'âme, temps des advenues, des surgissements ravissants ou terribles, le temps de la tragédie et de la joie.

Cette titanesque machine uniformisatrice que nous voyons à l'œuvre, outre l'esprit de vengeance et de ressentiment, a pour moteur la peur du tragique et le dédain de la joie qui lui est corrélative. Le sentiment tragique de la vie naît de cette certitude que rien, aucune situation, aucune personne, aucun peuple, aucun paysage, aucune œuvre, aucun combat ne sont interchangeables. Leur essence et leur génie fleurissent et meurent avec eux. Rien ne peut les remplacer. Les œuvres peuvent en prolonger la mémoire, en perpétuer les gloires mais rien, à jamais, ne pourra s'y substituer. La joie la plus intense brûle ainsi de la flamme tragique: elle sera à jamais sans ressemblances. Ce constat est si cruel que, pour le fuir, les hommes en vinrent à se vouloir interchangeables dans un monde uniformisé et désirer être ces « derniers des hommes » qu'évoquait Nietzsche.

Or cette utopie funeste, quand bien même la société du contrôle lui donne quelque apparence de succès, n'en demeure pas moins, comme les sociétés disciplinaires du début du siècle précédent, vouée à l'échec (mais après quels ravages !) et d'un échec qui sera plus cruel que la cruauté qu'elle voulut fuir, car le tragique alors lui retombera dessus alors même que toute joie sera éteinte.

Les dieux viennent de la profondeur du temps, ils nous adviennent afin de nous détacher des écorces mortes, des représentations, des ombres sur les murs de la caverne. Une plus haute et plus impondérable fidélité est requise dans leur advenue. Les dieux nous reviennent, intacts, comme au premier matin du monde, lorsque tout est dévasté. Ils nous reviennent afin que nous apprenions à distinguer ce qui passe de ce qui demeure, les formes vides, les écorces mortes et les formes formatrices, les attachements qui asservissent et les fidélités qui libèrent, les choses mortes et les causes créatrices, la source du Léthé et la source de Mnémosyne.

Mnémosyne n'est pas la source de la remémoration morose, du ressassement, des commémorations, de la repentance, ces frelatées friandises modernes. Mnémosyne nous abreuve du souvenir de ce que nous n'avons jamais appris, elle nous relie non à une identité administrative mais à un tradere qui est ressource venue de la nuit des temps.

Ce monde dans lequel nous vivons et qui n'exige rien de nous, sinon la répétition psittaciste de l'opinion dominante et le paiement des factures, est la platitude même, et le « réalisme », dont parfois il se vante, est le plus grand déni possible du réel, en latitudes et longitudes, en hauteur et en profondeur. Là seulement où il y a une hauteur et une profondeur adviennent les dieux qui sont les noms des hauteurs et des profondeurs qui nous regardent.

Il n'est rien qui soit moins « du passé » qu'une épiphanie ou une théophanie puisqu'en elles se rassemblent, en un point d'incandescence, toutes les puissances présentes du présent. Ces forêts, où nous nous égarons, sont pleines de dieux, ce fleuve que nous avons longé en repensant cruellement ou tendrement toute notre vie, certes, est un dieu; toutefois ces dieux ne sont pas seulement, comme le pensaient certains anthropologues, des « représentations des forces de la nature » mais la nature elle-même en tant qu'elle est une réverbération du Logos, un miroir de l’âme et des puissances sympathiques, magnétiques, qui se manifestent, en même temps, en nous et dans le monde.

Qu'ils soient généralement oubliés n'ôte rien à la présence des dieux, lesquels, - contemporains perpétuels d'une philosophie qui pense le monde sans commencement et sans fin, - ne meurent jamais, mais s'éloignent et se rapprochent, et ne s'absentent qu'aux regards de ceux qui vivent dans un temps sans profondeur et dans un espace purement quantitatif. Les dieux, ceux qui adviennent ; rien n'advient jamais que dans le présent. Les dieux sont ce qui soulève, ce qui fait advenir dans le présent (que notre inattention eût distrait) une présence attentive, une présence qui exige d'être dite et chantée, à notre façon, française et européenne, afin qu'elle devienne ou redevienne, une présence au monde, un ensoleillement de l'être.



Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.

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01/03/2022

Lettre sur la pauvreté et l'honneur:

Publiée il y a une vingtaine d’années dans la revue Alexandre, mais toujours, hélas, d’actualité :

 

Luc-Olivier d'Algange

Lettre sur la pauvreté et l'honneur.

 

Le Printemps arrive, avec ses arbres en fleurs dont les couleurs tranchent sur le ciel gris, et d'autres contrastes, moins aimables. Certains partent en villégiature, d'autres sont expulsés... Nous vécûmes donc ces temps étranges où la Gauche, devenue la défenderesse exclusive des classes moyennes laissa aux bons soins d'un abbé maurrassien, la mission de revendiquer en faveur des pauvres et de réclamer, d'ailleurs en vain, l'application d'un décret gaulliste concernant la mise à disposition de certains habitations inemployées pour les sans-abri ! Autant l'avouer sans ambages, les récriminations des employés de la S.NC.F, soucieux de mettre leur longue retraite à l'abri du besoin d'une voiture nouveau-modèle, me laissent assez froid. Je pense, avec une compassion qui n'est point exempte d' une conscience politique plus aiguë, à ces hommes et ces femmes qui marchent du matin au soir dans la ville, hagards d'épuisement et de désespoir et qui se trouvent dans cette situation non pour avoir commis des crimes abominables mais par malchance, faiblesse, insouciance, ou éloignement de ces tribus qui dans chaque ville et chaque village font dépendre les sinécures, ou des emplois plus ou moins utiles, de la servilité politicienne ou du népotisme le plus éhonté.

L'honneur politique eût été de prendre parti pour les misérables au lieu de s'empresser à se hausser d'une bourgeoisie moyenne à quelque autre supposée plus « grande ». Mais que pouvions-nous attendre de ces hommes et de ces femmes « de Gauche », oublieux de Péguy, de Proudhon et de Bernanos, mais qui n'en persistaient pas moins à traquer l'intellectuel supposé « de droite », l'antidémocrate affreux, le dandy coupable d'hostilité au progrès et au triomphe de l'homme moyen. L'honneur eût été d'être moins sourcilleux envers les esprits libres et plus exigeant envers soi-même et plus généreux envers les pauvres. Il est vrai que les pauvres, les vrais pauvres n'ont guère le sens de l'histoire. Et lorsque je parle des pauvres, je ne parle point de ceux qui ne sont « pas riches », catégorie vaste et pour ainsi dire universelle, les moins nécessiteux n'étant pas les moins plaintifs et les moins cupides, - mais de ceux qui sont pauvres au point que les « pas riches » en viennent à les considérer comme une race à part, marquée par une sorte de malédiction. L'attitude d'un « pas riche » à l'égard d'un vrai pauvre est quelque chose de terrible ! J'en vois chaque jour de ces hommes (que le travail de leurs parents a sortis de la misère et qui sont assurés d'un emploi et d'une retraite) témoigner d'attitudes infiniment offensantes pour les vrais pauvres.

Dans ce monde « démocratique », dans ce monde saisi par le « progrès », la vénalité est devenue la véritable norme morale. De la sorte, il est naturel que le pauvre soit jugé plus ou moins coupable et que la pauvreté soit considérée comme un châtiment. Etrange focalisation d'un sentiment religieux qui paraît s'être évanoui partout ailleurs ! Désormais, le Bien, le Beau et le Vrai sont mesurables, c'est l'Economie qui nous le dit. Observons le mépris avec lequel sont considérées toutes les activités non-vénales. Entre la condescendance et la haine, la réprobation morale module son adoration de l'Argent-Dieu. Celui qui n'est pas payé, celui qui ne parvient pas à réduire son activité en argent est infâme: telle est la morale moderne, beaucoup plus simple et déterministe que les morales anciennes où intervenaient le Ciel, l'Enfer, le Libre-arbitre, l'Esprit Saint, la Grâce en des entrecroisements complexes que seuls pouvaient désenchevêtrer le Pardon, le souverain Pardon qui restitue aux êtres et aux choses leur simple dignité de créature de Dieu.

Pour le Moderne, tout est simple immédiatement. Le vil est celui qui ne se vend pas et la justice immanente est là pour le châtier, pour faire de lui un « pauvre » avec, s'il le faut le concours objectif d'une société particulièrement habile à faire de la bienfaisance un spectacle. Car l'utilitarisme du moderne ne désarme jamais. Ces pauvres, châtiés par leur incurie, encore faut-t-ils qu'ils servent au spectacle de la bonne conscience que les « pas riches » se donnent à grands frais !

Loin de nous Péguy, et Proudhon, et Bakounine ! Et plus loin de nous encore Villiers de l'Isle-Adam qui eut l'audace magnifique d'opposer aux potentats égalitaires l'aristocratie ultime de celui qui n'a rien. Or, ce qui importe alors, ce qui s'élève dans l'âme comme une promesse immense, ce n'est point de ne rien avoir mais d'être, à la pointe de l'exigence la moins réductible, dans cette excellence du cœur que rien, ni personne ne peut sérieusement contester.

Sans doute faut-il pour pouvoir juger de ces questions de philosophie politique, et sans être suspect de partialité, s'être trouvé alternativement du côté de ceux que jalousent les médiocres et du côté de ceux qu'ils méprisent. On est alors en mesure de comprendre ce qu'est une véritable rébellion contre l'iniquité. Où sont les hommes de Gauche qui se soucient davantage des plus pauvres qu'eux qu'ils ne passent de temps à envier les plus riches ? Sans doute faut-il savoir ne pas s'offusquer du luxe pour être à même de comprendre que la pauvreté n'est pas infâme. L'égalité abstraite n'a aucun sens. Les Droits de l'Homme sont un leurre. Seules importent les jurisprudences. Démosthène la savait déjà: « Or cette force des lois, en quoi consiste-t-elle ? Est-ce à dire qu'elles accourront pour assister celui d'entre vous qui, victime d'une injustice, criera à l'aide ? » Le pauvre dans sa famine et dans sa froidure se soucie bien de savoir qu'il est, en théorie, l'égal du Médiocre qui est assuré de vivre toute sa vie dans le même confort et la même ignorance comme d'une jouissance toute naturelle, de tous ces biens élémentaires dont le pauvre est privé. L'écart entre un simple employé et un homme à la rue est infiniment plus grand que l'écart entre ce même employé et le milliardaire le plus faramineux, car pour la beauté et l'intensité de la vie, la fortune y est pour peu de chose: tout se joue dans la luminosité de l'entendement. C'est l'Intellect, quoiqu'on en dise, qui préside à ces merveilles. Celui qui riche ou médiocre se traîne dans la vie comme un esclave sans cœur et sans colère trouve fort juste qu'il y ait des plus malheureux que lui, surtout s'ils eussent été, ces plus malheureux, en des circonstances moins défavorables, des rares heureux, à faire pâlir de jalousie !

Pour la majorité de nos contemporains, le bonheur d'autrui ne brille point, le bonheur d'autrui n'est pas une lumière désirée. La profondeur du bonheur de l'élu comme la profondeur du malheur du misérable se joignent et s'offrent à la même réprobation, mais le ressentiment prescrit d'œuvrer plus promptement à la disparition de la profondeur du bonheur qu'à celle de la profondeur du malheur. Certes, lorsque l'on voit à quoi s'occupent les hommes et les femmes qui ont échappé, parfois de peu, à la misère, avec quel soin jaloux ils s'en tiennent au moindre effort et à la moindre générosité, avec quel dédain et quelle suspicion ils accueillent les expressions de la beauté et de l'intelligence, il faut bien reconnaître que certains beaux combats sociaux paraissent comme frappés d'inanité. Ainsi serait-ce pour que de tels gens vivent comme ils vivent que d'autres naguère ont haussé parfois leur militantisme jusqu'au sacrifice chevaleresque ? L'ignominie « libérale » n'en demeure pas moins patente et persistante, dans le cœur de quelques-uns, l'Idée qu'une morale purement dispendieuse nous fait une vie plus belle que la morale utilitaire.

La pauvreté et l'honneur, pas davantage que la richesse et l'honneur ne sont exclusives l'une de l'autre. Tous les états sont honorables, mais il existe une façon d'être, à la fois veule et revendicative qui chasse devant soi l'honneur comme pour faire place nette à l'ignominie. Cette ignominie ne cesse de nous enjoindre, par séductions et menaces, à cesser d'être. Ainsi parle l'Ignominie: « Vous qui êtes français, qui entretenez quelque subtil commerce avec les dieux anciens, avec les métaphysiques d'Aristote ou de Platon, avec la Symbolique romane, avec, Dante, avec Baudelaire, avec Valery Larbaud, cessez d'être ! Conformez-vous, c'est-à-dire renoncez à votre forme, à votre ingénuité et à votre science, à vos façons d'êtres rares ou singulières, à vos fêtes et à vos oisivetés. » L'antienne est captée par toute les antennes et reproduite à l'envi. Vos voisins et vos proches s'évertueront à vous faire entendre qu'il fait bon vivre dans un monde sans honneur.

 

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28/02/2022

Raymond Abellio, entre Avant-Garde et Tradition

 

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Luc-Olivier d'Algange 

Raymond Abellio, entre Avant-garde et Tradition

 

 

Pour Raymond Abellio, l’ésotérisme n’est pas seulement l’objet d’une étude érudite ou un sujet de roman mais le principe même de sa création littéraire. Le dessein de l’auteur se confond avec le dessein de l’ésotérisme. L’écriture du roman est elle-même un acte créateur identique, dans son intention et ses conséquences, au Grand-Oeuvre des alchimistes. L’œuvre d’art en général et le roman en particulier ne sont pas seulement des objets destinés à l’appréciation admirative des lecteurs mais des instruments de transfiguration et d’édification de l’homme intérieur.

Au-delà de la diversité de leurs expressions théoriques et de leurs symboles, toutes les oeuvres relevant de l’ésotérisme se fondent sur l’idée que la « Connaissance absolue » est possible et que tout se tient selon les lois de l’interdépendance universelle. Le monde, pour l’ésotériste, est constitué comme un langage et l’homme dispose du pouvoir d’entrer en communion avec le Sens que ce langage prodigue et dont toutes les apparences du monde témoignent, étant elles-même symboles d’une réalité intellectuelle qui les dépasse. Le roman abellien, - dont les personnages éclairent en s’y mouvant les aspects immanents et subtils du monde de même que l’auteur nous éclaire sur l’intériorité des personnages, - procède de cette vision « interdépendante » proche, à certains égards, de celle de Balzac.

Selon Raymond Abellio, par la conscience réflexive que le romancier prend de son art: « les contradictions intimement vécues par lui entre la vérité et la beauté sont prises dans une dialectique ascendante qui est, au double sens du mot, l’édification de l’homme intérieur »1. La définition que Raymond Abellio propose de l’ésotérisme confirme l’unité du dessein de l’auteur: « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? C’est l’étude et l’expérimentation des ténèbres intérieures. En quoi ces ténèbres intérieures se posent-elles comme transcendantales, irréductibles aux ténèbres extérieures bien qu’elles soient la condensation lumineuse et paroxystique de celle-ci ? C’est qu’elles ne procèdent pas de la dualitude du monde et de la conscience, relation toute externe, mais d’une corrélation, relation interne, entre ce même monde et une autre conscience dans laquelle ce monde est enfermé et même produit, non seulement figuré mais transfiguré, et qui n’est plus la conscience ordinaire simplement réceptrice des choses et des autruis mais la conscience, en outre, réceptrice de soi, la conscience de la conscience. »2

Une fois établie et comprise, cette interdépendance de l’ésotérisme et de l’art romanesque tel que le conçoit Raymond Abellio, on aperçoit toute la richesse des possibilités ainsi offertes à l’écrivain qui se propose à la fois de « voir de toutes parts » par l’intermédiaire des personnages et de saisir les variations des métamorphoses et des transfigurations de la conscience. Ce dessein de saisir l’ensemble du réel tel qu’il s’entrecroise entre la conscience et le monde confère à l’écrivain le statut d’Auteur,- et à ses écrits le statut d’Oeuvre,- l’auteur oeuvrant à l’accroissement et à l’intensification du Sens, selon l’étymologie même du mot auctoritas : « la vertu qui accroît ». La notion de « travail du texte » ou celle, plus ancienne de « l’art pour l’art » laissent place à l’idée d’une écriture dont le dessein est de transfigurer la conscience et le monde par la vertu nuptiale du Sens qui les unit, semblable au Sel qui, dans l’alchimie, est l’officiant des noces du souffre et du mercure.

Pour Raymond Abellio, l’œuvre digne de ce nom est celle où le pouvoir des mots et la fascination qu’ils peuvent exercer, s’assujettissent à l’autorité du Sens et à la communion qu’elle annonce dans la « conscience de la conscience » enfin délivrée de toutes les représentations subalternes. A propos de cette expression: « conscience de la conscience » inspirée de la phénoménologie de Husserl, Abellio note: « Ce génitif enferme tout le secret de l’ésotérisme. Il faut le considérer dans sa fonction génétique immédiate: par lui une autre conscience est générée. D’où le sens profond de ce que l’on nomme l’initiation. L’initiation est l’éveil de la conscience à sa propre conscience de soi transcendantale. Elle est intériorisation des ténèbres et transmutation radicale de celles-ci en même temps que de l’être tout entier. Elle est récréation du monde par la conscience et en elle. Nous ne tarderons pas à voir que cette définition est singulièrement restrictive et disqualifie les ésotéristes de simple érudition qui font de la science soi-disant secrète le champ d’un divertissement et non d’une expérience vitale. »3

 

Une gnose romanesque

L’expérience vitale de la création littéraire,- l’écriture étant pour Abellio, avec l’amour, la seule expérience véritablement originelle et ultime,- sera donc le moyen par excellence d’atteindre à cette surconscience, véritable pierre philosophale de l’entendement, dont les couleurs prophétiques se dérobent à toute traduction en langage didactique. Alors que le traité de philosophie montre le chemin parcouru, l’œuvre littéraire, le roman, montrent le chemin lui-même, dont la vertu est davantage de susciter l’expérience spirituelle que de la relater. Le traité didactique représente l’idée ou la vision de l’auteur alors que le roman établit le lecteur dans la pure présence de l’Idée, telle qu’elle advient, à l’état naissant , et comme hors du temps, dans ce geste inaugural qui est le recommencement perpétuel de la conscience: « Tout ce qui est essentiel, n’apparaît que dans la suspension du temps: les états d’intuition, d’inspiration, d’illumination... La littérature serait ainsi une sublimation du langage qui se proposerait de réconcilier noblement les mots et la vie et même de célébrer leurs noces. Le style serait ainsi la fonction amoureuse de l’écriture. »4 Seules ces noces des mots et de la vie, dans l’Hors du Temps, qui est le véritable « or du temps », peuvent nous donner accès à cette innocence de l’entendement où la conscience se révèle à sa propre splendeur, dans cette filiation du reflet au miroir qu’indique le génitif.

La conscience est donnée à la conscience, offerte, advenue, semblable à l’embrasement de l’éternité qui est selon Rimbaud « la mer allée au soleil ». Le reflet bouge dans le temps mais le miroir est éternel. Le temps, selon l’expression platonicienne est « l’image mobile de l’éternité ». Ainsi en est-il de la temporalité dans les romans d’Abellio où l’histoire des personnages et du monde, dans leurs aspects psychologiques ou politiques, s’ordonne à des lois et à des principes éternels dont Abellio va décrire les rapports dans son ouvrage La Structure Absolue, essai de phénoménologie génétique. Toutefois, c’est au roman qu’il appartient de montrer ce que l’essai ne peut que démontrer. En amont du reflet est le miroir et en amont du miroir, et de toute spéculation, est la pure lumière où la conscience advient à la conscience dans un paroxysme de sérénité : « Je pense qu’un auteur n’entreprend d’écrire un essai que lorsque la pensée directrice de celui-ci est déjà toute formée en lui. Il s’agit pour lui d’exposer ce qu’il sait déjà. Au contraire, pour un romancier - tout au moins dans l’expérience que j’en ai, - il s’agit surtout d’éclairer l’avancement, l’évolution philosophique des personnages, et par conséquent, ceux-ci restent problématiques jusqu’au bout: le romancier avance en même temps qu’eux dans leur connaissance - et dans sa propre connaissance de soi. D’où que l’essai soit démonstratif, le roman au contraire « monstratif ». Tout roman philosophique est alors une mise à l’épreuve de la philosophie de l’auteur comme de celle du lecteur. Son intérêt et sa difficulté sont de saisir la vie à l’état naissant, et de proposer au lecteur de renaître à chaque instant avec l’auteur. Dans un essai, la pédagogie de la démonstration ne doit pour ainsi dire rien au vécu réel qui fut celui de l’auteur lorsque l’idée centrale de son livre le visita pour la première fois. Il en est de cette démonstration comme de celle d’un théorème de géométrie qu’un professeur présente au tableau noir à ses élèves: l’enchaînement de cette démonstration a été trouvé après coup, il n’a rien à voir avec cette démarche intellectuelle qui permit un jour, dans un passé plus ou moins lointain, la découverte de ce théorème. Ce n’est même pas du vécu reconstitué (Husserl dirait apprésenté), mais un autre vécu, et tant mieux si le bon élève, retrouvant l’inspiration instantanée de l’inventeur s’écrie: » J’ai compris ! » avant la fin de la démonstration. Le véritable roman métaphysique doit donc essayer de replacer le lecteur dans une situation telle que la conscience de ce dernier y devienne, à tout instant, comme celle du bon élève, aussi opérante que celle de l’auteur ».5

 

L’esprit indestructible et la Tradition Primordiale

L’ésotérisme,- ce « chemin vers l’intérieur »,- sera donc la science destinée à intensifier jusqu’au paroxysme les données fondamentales de l’art romanesque. A cet égard, Raymond Abellio fait sienne et prolonge l’exigence du Surréalisme, dévoué à la conquête du « point suprême ». Dans un article décisif, intitulé La lampe dans l’Horloge, André Breton précisera le sens d’un engagement ésotérique de la poésie et de la littérature en se référant à Saint-Yves d’Alveydre et à Fulcanelli. A cet occasion, il évoquera, et invoquera, l’existence d’un « esprit indestructible » dont il revendiquera, de surcroît, « les fonctions immémoriales »: « Un rai de lumière subsistait, écrit André Breton, glissant d’un couvercle de sarcophage à une poterie péruvienne, à une tablette de l’île de Pâques, entretenant l’idée que l’esprit qui anima tour à tour ces civilisations échappe en quelque mesure au processus de destruction qui accumule derrière nous ses ruines matérielles ».6 Ce « rai de lumière » n’est autre que la primordialité de la Tradition, point suprême de toutes les civilisations, transcendante unité des religions et de leurs symboles, que l’ésotérisme révèle à l’adepte assez vigilant pour défier les formes et les représentations accoutumées. « Or, écrit Raymond Abellio, dans sa préface à La Structure Absolue: « C’est ce même point idéal où tous les couples d’oppositions cessent d’être perçus contradictoirement que voulaient atteindre les Surréalistes, qui furent les seuls révolutionnaires intégraux de ce siècle. L’activité onirique ou poétique à laquelle ils se confiaient ne pouvaient les y conduire , pour de courts moments, que par une extrême tension de ses puissances. Le moment est venu pour la conscience claire de se tenir en ce point sans effort et sans artifice et d’y transfigurer le rêve et la poésie mêmes. »7

Loin d’entrer en contradiction avec l’ambition poétique du Surréalisme, l’ambition philosophique et romanesque de Raymond Abellio va en précipiter les exigences les plus audacieuses par une ascèse de l’Intellect, faisant l’épreuve de « l’abîme des ténèbres » pour atteindre à « l’abîme de la lumière ». Mais alors que les Surréalistes insistaient sur le rêve, l’écriture automatique et le rimbaldien « dérèglement de tous les sens », Raymond Abellio, sans rien renier de la liberté ainsi acquise à l’égard du rationalisme, va user d’une raison héroïque, pour reprendre le mot de Husserl, c’est-à-dire d’une raison s’interrogeant sur « la raison de la raison ». Pour Raymond Abellio, le rationalisme hérité du XIXe siècle positiviste, que pourfendent les Surréalistes, n’est pas seulement a-poétique, il est aussi le sépulcre de la raison elle-même. Alors que la raison du rationaliste est un carcan d’habitudes et de préjugés, la raison héroïque est une raison prophétique. Loin de s’exclure, l’analogie et la déduction s’entrecroisent en une sagesse annonciatrice qui tient à la fois de la « Nouvelle Kabbale » dont Franz Kafka appelait la venue, et d’un nouveau « Discours de la Méthode ».

En vertu du principe d’interdépendance universelle auquel elle obéit, la logique de l’ésotérisme intègre ainsi dans un même cheminement vers la Connaissance Absolue, les Méditations cartésiennes de Husserl et la numérologie biblique. L’éclectisme n’est qu’apparent. Outre que, selon la formule même de Husserl, souvent citée par Raymond Abellio, « la phénoménologie est une communauté gnostique », le dépassement de la nature et du naturalisme, dans la recherche d’une Connaissance absolue caractérisent également la philosophie de Husserl et l’ésotérisme. Dans Les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl écrit: « Puisque la phénoménologie devra être établie, comme une science de l’essence, une science a priori, ou comme nous le disons aussi, une science eidétique, il sera utile de faire précéder tous nos efforts consacré à la phénoménologie elle-même d’une série de discussions fondamentales sur les essences et la science des essences; nous y défendrons contre le naturalisme, les prérogatives originelles de la connaissance des essences »8.De même que le Surréalisme visait à s’établir au-dessus du réalisme, le roman métaphysique, tel que le conçois Raymond Abellio, va se déployer dans cet au-delà de la raison et de la nature où les explications psychologiques et sociologiques sont subordonnées à d’autres données, métaphysiques et cosmiques. Le cours des astres, et la concordance des nombres exerceront sur les personnages une action dont l’importance ne le cède en rien aux déterminismes profanes qui entraînent le destin des personnages des romans naturalistes. A la « connaissance des essences », que Husserl défend contre le naturalisme philosophique, Raymond Abellio ajoute une gnose romanesque, pour une défense de la métaphysique des personnages contre le naturalisme littéraire.

La première vertu romanesque de l’ésotérisme dans l’œuvre de Raymond Abellio, est ainsi de libérer le récit des contraintes des « sciences humaines » dont les a priori et la logique formelle interdisent au roman d’atteindre à l’intensité et à la plénitude d’une véritable création poétique. La notion de responsabilité des personnages, d’une importance capitale, s’en trouve bouleversée. Dans  « la triple et unique passion de l’éthique, de l’esthétique et de la métaphysique », qui anime l’auteur, c’est l’univers dans son ensemble qui répond aux actes et aux pensées des personnages. L’univers est le répons de l’homme et l’homme est le répons de l’univers. Il suffit, dit Raymond Abellio, qu’un homme lève son bras pour changer, fût-ce de façon infime, l’ordre des constellations. L’éthique de la responsabilité personnelle s’ouvre ainsi sur des perspectives esthétiques et morales ouvertes à perte de vue.

L’usage romanesque de ces perspectives ouvertes se laissera d’autant mieux comprendre que nous serons plus familier des théories et des pratiques de l’ésotérisme. L’ésotérisme n’est pas un aspect de l’œuvre d’Abellio mais le tournoyant jeu de reflets qui conditionne tous les aspects de l’œuvre. Ce n’est pas davantage un ésotérisme au sens métaphorique ou dans une acception vague, mais l’ésotérisme dans la pleine et précise acception du terme, avec les arts et les sciences qui le caractérisent: astrologie, alchimie, numérologie, kabbale etc... Si l’ambition de Raymond Abellio est d’apporter une vision neuve, celle-ci toutefois confirme les données fondamentales de la Tradition ésotérique, dite aussi Tradition Primordiale, - cette primordialité se situant hors du temps, au point crucial de la rencontre de l’intelligence humaine et de l’intelligence divine, pôle de la conscience et de l’être.

 

Une oeuvre traditionnelle et prospective.

L’œuvre de Raymond Abellio, à cet égard, est à la fois traditionnelle et prospective, ainsi que le révèle cette définition de la Tradition primordiale: « La Tradition Primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup tout entière mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue, ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires. »9 Une étude de l’ésotérisme dans l’œuvre de Raymond Abellio devra donc prendre en compte cette double fidélité de l’auteur à la primordialité de la Tradition et aux moyens intellectuels, aux instruments qui permettront de traduire cette Tradition, d’en révéler, en notions claires, le sens obscur et profond. Loin de se limiter aux ouvrages strictement « ésotériques », ou communément reconnus comme tels, une bibliographie concernant Raymond Abellio et l’ésotérisme devrait s’élargir aux ouvrages que Raymond Abellio utilise comme instruments dans ce processus de révélation progressive. L’ésotérisme pour Raymond Abellio n’est pas un mode de pensée dépassé ou rendu caduque par l’histoire et les « progrès de la science », ni l’expression d’une mentalité « pré-logique », comme disaient naguère les anthropologues, mais une pensée effectivement archaïque, mais au sens d’une pensée originelle, ou « principielle », prédestinée à d’infini renouvellements. Loin de se conformer à une doctrine ou à un système, Raymond Abellio, va faire sienne l’exigence poétique d’une pensée faisant l’épreuve de son origine, afin de mieux comprendre ses fins dernières. Nous retrouvons là cette idée d’Heidegger selon laquelle le secret de l’aube se divulgue dans les fastes du crépuscule.

La dialectique de l’originel et de l’ultime sera, au demeurant, d’une grande importance dans l’œuvre romanesque de Raymond Abellio. L’origine ne peut-être connue que dans l’ultime. Dans La Fosse de Babel ou Visages Immobiles, les personnages féminins que le narrateur nomme les femmes ultimes, et qu’il oppose aux femmes originelles, confèrent seules à leurs amants la vision des origines de l’amour et du désir. De même, les sciences modernes et la phénoménologie husserlienne seront pour Abellio, ces états ultimes de la pensée occidentale où la conscience et la connaissance de l’origine sont encloses comme une inaltérable couleur alchimique. Ce qui, dans l’ordre des civilisations s’achève, par cela même inaugure. La fin descelle le principe.

Tel est exactement le sens du titre et le propos de l’ouvrage La fin de l’ésotérisme. Toute finalité présage un recommencement sur un point, situé encore plus haut, de la spirale prophétique qui est le mouvement même de l’esprit allant à la conquête du secret de ses propres pouvoirs: « C’est à nous, hommes d’aujourd’hui qu’il incombe d’expliciter la tradition en passant d’une simple participation à une vraie connaissance. Ce passage de la mystique à la gnose n’est d’ailleurs pas linéaire mais dialectique. En ce sens, s’il implique une première distinction essentielle entre l’âme et l’esprit, (le premier Adam, selon Saint-Paul, était l’âme vivante, et le dernier sera esprit vivifiant) il en appelle aussitôt une seconde, entre la raison naturelle et la raison transcendantale ou, si l’on veut, entre l’intellect et l’intelligence, le mental et le supra-mental, l’intelligence de la tête et l’intelligence du cœur, pour réunifier les anciens pouvoirs de l’âme et les nouveaux pouvoirs de l’esprit. »10

A la mystique de l’homme intérieur, vivification de l’âme et avivement des symboles qui traduisent son cheminement vers le Soi, succède, selon la dialectique abellienne, la vie en esprit. De même que Platon suppose une Idée des idées, Abellio présume un Symbole des symboles, véritable clef de voûte dont la connaissance, par définition, n’est plus du ressort de la mystique. A la participation mystique à la vie des symboles, que décrivent par exemple les ouvrages de Jung sur l’alchimie ou dont témoignent les proses du Poisson soluble d’André Breton, l’ambition de Raymond Abellio est d’adjoindre ces « nouveaux pouvoirs de l’esprit » qu’instrumente une gnose non moins nouvelle car elle trouve dans la Tradition non point l’a-priori mais la confirmation des théories et des visions conçues par l’auteur, en une expérience intérieure, vivifiée par l’intelligence du cœur.

 

Un Grand Oeuvre encyclopédique

Au-delà de l’opposition de l’objet et du sujet, du monde et de la conscience, l’ésotérisme, tel qu’en use Raymond Abellio, rejoint l’œuvre de Novalis, qui, elle aussi, fut à la fois traditionnelle et prospective dans sa complexité, où l’ambition encyclopédique et l’exigence poétique s’entrecroisent. Se voulant la plus « intégrante » possible, la pensée, dont l’œuvre est l’aboutissement nécessaire, demeure ouverte à toutes les hypothèses. Les sciences modernes et les sciences traditionnelles, loin de s’exclure, se confrontent et cette confrontation suscite la pensée nouvelle, la « Nouvelle Gnose » dont Raymond Abellio écrit le manifeste. Cette pensée du plus vaste accord est non seulement favorable, comme nous l’avons vu, à l’art romanesque, dont la diversité des motifs et l’ampleur des vues autorisent les créations les moins prévisibles, mais elle est de surcroît fidèle à ce qui fut, de tous temps, le problème central de la philosophie.

Dans son article intitulé, Le Postulat de l’interdépendance universelle, Raymond Abellio propose « l’esquisse d’un programme de méditation »: « Le problème central de la philosophie est-il celui de l’être ou celui de la conscience ou bien encore celui de leurs rapports. C’est la philosophie elle-même qui doit répondre à cette question, et tout ce que l’on peut dire c’est qu’elle doit commencer sans y avoir répondu. De quelque façon qu’elle s’y prenne, la philosophie emprunte forcément trois angles d’attaque:

  • elle doit déterminer ce qui est

  • elle doit dire comment ce qui est vient à la pensée

elle doit chercher enfin pourquoi la pensée donne de la valeur à ce qui est »11.

Loin de croire que les sciences humaines dussent, d’une façon ou d’une autre, se substituer à la philosophie ou à la pensée de l’auteur, en caducisant certaines de ces questions fondamentales, Raymond Abellio s’est au contraire appliqué à faire de son oeuvre, dans tous ses aspects, un moyen de connaissance.

L’Art est l’instrument par excellence de cette conquête héroïque de la connaissance. Yves Albert Dauge, écrit dans un article intitulé, La voie héroïque et gnostique vers le Soi : « Les buts poursuivis par le gnostique sont essentiellement la déification de l’homme, la toute puissance du Je Artifex, la transfiguration du monde et des corps12. » Deux voies s’offrent à l’homme selon qu’il participe d’une mentalité tellurique ou d’une mentalité héroïque: « La Première, écrit Raymond Abellio, fond en effet l’homme dans l’universel et dépossède l’homme de lui-même, la seconde fonde au contraire l’universel dans l’homme et restitue à l’homme toute possession: l’une conduit à l’abîme de la dissolution, l’autre à l’abîme de la communion13. A la mystique de la fusion, Abellio oppose une gnose de la fondation. L’ésotérisme, tel que le conçoit Raymond Abellio, loin de nous perdre, de nous dissoudre dans les fantasmagories de l’inconscient collectif, nous exhorte à la conquête d’une sur-conscience. Détaché de toute mentalité tellurique ou communautaire, l’adepte devient alors, selon le mot de Al-Hallaj, «  Un unique pour un Unique ». « Il ne s’agit pas de voir Dieu, il s’agit de l’être »14 écrit Raymond Abellio dans son Journal, rejoignant ainsi Angélus Silésius: « Je dois m’approfondir en Dieu et Dieu en moi, et devenir ce qu’il est: je dois être clarté dans la clarté, je dois être Verbe dans le verbe, Dieu en Dieu ».

Nous mesurons ainsi la distance qui sépare l’ésotérisme selon Abellio, des idées para-religieuses ou des courants de pensées irrationalistes qui n’ont d’ésotériques que les noms dont ils s’affublent et dont les ambitions se limitent à des projets communautaires plus ou moins explicites. Des phénomènes culturels modernes, tels que l’écologisme ou le « New-Age », par la fusion avec la nature qu’ils préconisent et le mépris de l’intelligence abstraite dont ils témoignent, participent de cette mentalité « tellurique » contre laquelle, Raymond Abellio définit précisément le véritable dessein de l’ésotérisme.

La véritable contemplation, pour Raymond Abellio, n’est pas l’abandon de soi mais la conquête du Soi par la connaissance des «  essences »,- connaissance qui nous arrache aux apparences et à l’immanence et nous déracine. La Loi de l’esprit est prophétique, et se situe, par cela même, dans un tout autre domaine que les lois de la nature ou de la société. Dans l’introduction au Manifeste de la Nouvelle Gnose, Raymond Abellio écrit : « Un fantôme hante depuis vingt-cinq siècles l’esprit des hommes, le fantôme de la connaissance. En tous temps et en tous lieux, depuis vingt  cinq siècles, les diverses communautés humaines, Eglises, nations et mêmes sectes et tribus ont tenté de l’exorciser par les rites ou les codes de leurs gouvernement : philosophies, sciences, religions, mythologies, pour en faire l’instrument zombique de leur pouvoir, et elles ont ainsi prétendus imposer du dehors à tous, indistinctement leurs images de cette connaissance même alors que celle-ci ne peut naître, s’enrichir et survivre qu’au-dedans de l’homme seul »15.

L’œuvre de Raymond Abellio se propose à la fois comme le récit, l’expérimentation et le témoignage de cette Gnose, seul véritable chemin vers l’intérieur. Voie héroïque de l’ésotérisme, que les alchimistes nomment la « voie sèche », par opposition à la « voie humide » des mystiques, la Gnose réalise cette transfiguration réciproque de la conscience et du monde dont l’interdépendance projette l’intelligence au-delà de l’enchaînement des causes et des effets.

La dialectique que propose Abellio est non seulement croisée, mais simultanée. Tout ce qui importe est, pour ainsi dire, « en même temps ». A chaque instant l’homme est le contemporain de la création du monde et du jugement dernier. S’il est possible, en effet, comme l’écrit Raymond Abellio, dans La fin de l’ésotérisme, de « faire de notre pratique de la transfiguration et de la transsubstantiation notre action et notre pensée de tous les instants »16, c’est qu’en effet l’instant est l’éternité même. L’instant est ce qui se tient, stat, immobile, comme une Thulée hyperboréenne, au milieu des flots mouvants qui sans cesse dédisent la réalité, démentent son apparence précédente..

 

La contemplation du Sens.

« Aeternitas non est temporis successio sine fine, sed nunc stans. L’éternité n’est pas la succession du temps sans fin mais l’instant d’à présent, immobile. D’à présent! Le Temps suspendu ! Toute la question est là. Vivre l’instant et s’y tenir debout » écrit Raymond Abellio dans Visages Immobiles17.

Le temps linéaire est le règne du dédire qui sans cesse défait, déconstruit et dévore ses propres enfants. La Gnose sera ce cheminement de la pensée par lequel il devient possible d’échapper à la perpétuelle déroute pour se recueillir et rassembler ses forces éparses dans la « structure absolue » d’une éternité gemmée. Tel est exactement le sens du Grand Oeuvre alchimique et de la Pierre Philosophale, ce « rubis des Sages » qui dispose non seulement du pouvoir de changer le plomb en or mais encore de transfigurer la conscience humaine et de rédimer le monde.

« Il faut admettre, écrit Raymond Abellio , que l’esprit est toujours originaire, que la matière sort de l’esprit et non l’inverse »18 Ce pourquoi, en effet, l’esprit pouvant connaître l’esprit, rien n’échappe à la saisie du Sens. Le grand-Oeuvre encyclopédique et prophétique de Raymond Abellio se fonde sur une pensée « selon laquelle tout ce qui existe à un sens et la conquête de ce sens. Une sagesse selon laquelle il n’y a au monde aucune absurdité, et, sous les pires discordes apparentes, simplement des complémentarités, ces dernières étant d’ailleurs prises dans une dialectique ascendante vers ce qu’on appelle l’Etre absolu ou encore le Sens, avec des majuscules. Au sens le plus élevé, la connaissance est alors l’intuition, la contemplation du Sens. »19

Nous retrouvons là le principe même de cette herméneutique générale qui caractérise les modes opératoires de toutes les sciences et arts ésotériques. L’intérêt de Raymond Abellio pour l’astrologie, la kabbale ou le Yi-King ne relève en aucune façon d’un quelconque attrait pour l’étrange ou l’obsolète mais, tout au contraire, de cette approche herméneutique qui confère un Sens à toute chose. L’astrologie, la kabbale et le Yi-King sont, avant tout, arts de l’interprétation. Pour l’astrologue, le kabbaliste ou l’homme qui interroge les hexagrammes du Yi-King, rien, en ce monde, n’est disposé selon le hasard. Les vertus divinatoires de ces sciences tiennent moins à d’insolites facultés qu’à la texture même du réel, composé, dans son omniprésence, comme un langage, dont l’interprétation est possible, quoique toujours ouverte et jamais définitive.

Les kabbalistes définissent leur art comme celui de l’interprétation infinie car infinie est la Sagesse de Dieu. De même, la Structure Absolue de la Gnose abellienne ne représente point un savoir total mais une connaissance absolue, ce qui est tout autre chose car l’absolu est le point de départ du Sans-Limite,- l’En-Soph, qui surplombe l’Arbre séphirotique. Les schémas que l’on trouve ici et là dans les ouvrages d’Abellio peuvent, à cet égard, prêter à confusion si l’on y voit la représentation statique d’un système de pensée. La caractéristique majeure de la structure abellienne est d’être en mouvement et de dépasser ainsi l’opposition ordinaire entre structure et genèse.

Structure génétique, tournoyante, la Structure Absolue situe la pensée au cœur d’une infinité de paramètres en mouvement. Il s’agit là, on ne saurait trop y insister, de tout autre chose que d’un système qui s’affirmerait dans l’outrecuidante prétention à détenir la totalité des éléments nécessaires au savoir qu’il se propose. Loin d’être un système destiné à chercher des solutions, la Structure Absolue est, pour l’auteur, et le lecteur, un instrument dont la fonction est de trouver une infinité de situations nouvelles. Ces situations, romanesques, philosophiques, poétiques, seront autant de nouveaux aperçus sur le Sens dont la contemplation est la véritable fin de l’ésotérisme.



Luc-Olivier d’Algange

 

1. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, p.36.

2. Raymond ABELLIO, préface à l'ouvrage de P.SERANT, éd. Grasset, pp.17-18.

3. Raymond ABELLIO, préface à l'ouvrage de P.SERANT, éd. Grasset, pp.17-18.

4. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, pp.12-13.

5. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, pp.22-23.

6. André BRETON, La Lampe dans l'Horloge, réédité dans le recueil La Clef des Champs, éd. 10/18.

7. Raymond ABELLIO, La Structure Absolue, éd. Gallimard, p.33.

8. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, éd. Gallimard, p.9.

9. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.12.

10. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.13.

11. Raymond ABELLIO, Le Postulat de l'Interdépendance Universelle, Article reproduit dans le Cahier de l'Herne-Raymond Abellio,p.23.

12. Yves-Albert Dauge, La Voie héroïque et gnostique vers le Soi, Article publié dans le Cahier de l'Herne-Raymond Abellio,p.48.

13. Raymond ABELLIO, La Structure Absolue, éd. Gallimard, p.42.

14. Raymond ABELLIO, Dans une âme et un corps,éd. Gallimard,p.83

15. Raymond ABELLIO, Manifeste de la Nouvelle Gnose, éd. Gallimard, p.27

16. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.195.

17. Raymond ABELLIO, Visages Immobiles, éd. Gallimard, p.75.

18. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.77.

19. Raymond ABELLIO, cité par Y.A Dauge dans le Cahier de l'Herne Raymond Abellio,p.63

 

Extrait d'un hommage de Jean Parvulesco à Raymond Abellio

 

"Aussi doit-on finir par accepter que l'oeuvre de Raymond Abellio romancier d'une certaine fin de l'Occident, d'une certaine clôture du cycle occidental actuellement en train d'entrer dans la nuit de son achèvement final, ne vaut surtout pas d'être lue, approchée à la lumière des événements dont elle prétend s'être fait l'écho en consignation, mais à la seule lumière secrète d'une âme dans sa procession cosmologique finale. Et nous comprendrons ainsi que ce ne sont guère la traversée cathare, et quelque peu métapsychique, des entrismes trotskistes surexités, affolés par la montée spectrale de la nouvelle guerre civile européenne en 1934, ni les ventilations parisiennes d'on ne se souvient même plus quel Pacte Synarchique, ni même la mise-à-mort rituelle de notre grand et cher Eugène Deloncle, qui peuvent donner une réponse à la démarche la plus intérieure de l'oeuvre de Raymond Abellio, mais les Ennéades de Plotin, les songeries astrales, aussi nocturnes que lumineuses, d'un Jamblique, d'un Porphyre. Et que, tous comptes faits, de n'est pas même moi, trop retenu comme je me trouve sur les barricades d'autres grandes batailles en cours, qui eus dû être chargé d'instruire la dernière légitimation occidentale de cette oeuvre si grande en son secret cosmologique, mais sans doute un Luc-Olivier d'Algange, responsable, lui, de l'actuel renouvellement de néo-platonicianisme européen, de l'émergence de la nouvelle lumière gnostique renaissante aujourd'hui en Occident. Et tout ceci dit, il me souvient de la lettre que le jeune Pascal Jardin envoyait en 1978, à Raymond Abellio, pour lui dire que sur vos hauteurs vous n'attendez plus la caution de personne."

Jean Parvulesco, 1986.

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