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03/02/2022

Relisons Donoso Cortès, version francaise et version traduite en espagnol:

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Luc-Olivier d’Algange

Relisons Donoso Cortès

 

« Ce qu’ont d’extraordinaire et de monstrueux toutes les erreurs sociales, dérive de ce qu’ont d’extraordinaire les erreurs religieuses qui les expliquent et desquelles elles procèdent. »

 

Donoso Cortès

 

« Le renversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou même parfois, dans les cas les plus extrêmes ; la négation pure et simple de tout principe transcendant ; c’est dans tous les cas la substitution de la  physique à la métaphysique, en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement étymologique, ou, en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le naturalisme… »

 

René Guénon

 

Pour Donoso Cortès, il n’est point d’erreur politique qui ne soit d’abord une erreur religieuse et métaphysique. Ce qui nous livre à l’errance, ce qui nous éloigne de nous-mêmes, ce qui nous invite au reniement, au désastre, à la calomnie, au mensonge, à la déroute et à la bêtise, est toujours ce qui nous éloigne de Dieu, c’est à dire du silence.

Ce silence est quelque peu mystérieux. Il est ce dont procède la parole, cette fine pointe où la parole se délivre du bavardage ; espace infini où la parole retourne à l’oubli. Il est aussi vain de s’insurger contre le langage humain que de croire en son omnipotence. «  La première façon de sortir du mensonge, écrit Philippe Barthelet, et la plus offensive – car il s’agit bien d’une guerre intérieure, d’une guerre sainte qu’il nous faut livrer -, est de faire silence. L’ordre grammatical est ici le reflet inversé de l’ordre ontologique, car c’est véritablement le silence qui nous fait ; et c’est le silence qui nous fait parler, véritablement, selon la vérité, et toute parole vraie est à la lettre superflue, elle coule du dehors, déborde, elle n’est là que pour confirmer ».

La Lettre au Cardinal Fornari réfute cette première et fatale erreur moderne qui consiste à penser que la Religion, la politique et la philosophie sont des domaines séparés, autonomes, qui vagueraient en d’impondérables mondes à leurs occupations respectives aussi étanches les unes aux autres que des spécialités universitaires, avec leurs jargons, leurs fins particulières et insolites. Pour Donoso Cortès, non seulement la Religion n’est pas absente de la politique ou de la philosophie mais celles-ci sont toujours religieuses, l’ordre grammatical s’ordonnant à l’ordre ontologique, même et surtout lorsqu’elles s’évertuent à nier ou à défaire la Religion.

Les aperçus de Donoso Cortès sont de ceux, fort rares, qui gagnent en pertinence à mesure que le temps nous éloigne de leur formulation. Mieux qu’en 1848, par exemple, date de son Discours sur la dictature, nous pouvons vérifier et approfondir sa pensée et prendre la mesure de la titanesque erreur religieuse qu’est le matérialisme, cette adoration de la physis, dont sont issus la démocratie, en tant que dictature du nombre, et les diverses formes de totalitarisme, en tant qu’accomplissements de la « promesse » démocratique dans l’utopie d’une socialisation extrême, fusionnelle, des rapports humains, où la raison ni les principes ne tiennent plus aucune place. «  On pourrait constater, d’une façon très générale, écrivait René Guénon, que l’apparition de doctrines naturalistes ou antimétaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle »

« Désormais, plus aucun Allemand ne sera seul », cette phrase prononcée par Hitler à sa prise de pouvoir par les urnes semblait à Henry de Montherlant la plus effrayante qui soit sous l’apparence d’un bon-sentiment anodin. Phrase terrible, en effet, laissant transparaître la volonté d’établir un monde d’où la solitude, la contemplation, la distance, et le silence, et les profondes raisons d’être du silence, seraient bannis au nom de la « volonté commune », d’une adoration panthéiste de la nature. Or, que nous dit Donoso Cortès dans sa Lettre au Cardinal Fornari ? «  La raison est aristocratique alors que la volonté est démocratique ». Le totalitarisme est l’accomplissement, la réalisation de cette erreur religieuse que constitue la démocratie, en tant que socialisation extrême, outrancière, des rapports humains. Le culte de la matière et la haine de la forme, l’adoration de la fusion immanente et la détestation de la distinction, le sacre de la volonté et la l’excommunication de la raison, en tant qu’instrument de connaissance métaphysique : telles sont les conséquences de cette erreur religieuse qui voudrait se faire passer pour une vérité anticléricale, - mais à cet aval désastreux et inhumain correspond un amont dont il n’est pas inutile de tenter l’analyse en usant de la méthode même de Donoso Cortès.

En effet, la « matière » telle que la conçoivent les matérialistes, n’existe pas. Elle est cette abstraction « ourouborique », totale, dont le communisme fera sa mystique. Pour le matérialiste, qu’il soit controuvé ou naïf, « tout est matière ». C’est dire que pour lui la matière est l’autre nom du « tout ». Il n’est rien en dehors d’elle et tout ce qui procède d’elle, le langage, la forme, est encore englobé par elle, ou dévoré, comme la filiation de Chronos. Ce « partout » qui n’est nulle part n’est donc pas une invention nouvelle : c’est le panthéisme : «  Pour ce qui est du communisme, écrit Donoso Cortès, il me semble évident qu’il procède des hérésies panthéistes et de l’ensemble de celles qui leur sont apparentées. Quand tout est Dieu et que Dieu est tout, Dieu est, d’abord, démocratie et multitude ; les individus, atomes divins et rien de plus, sortent du tout, qui perpétuellement les engendre, pour retourner au tout, qui perpétuellement les absorbe. Dans ce système, ce qui n’est pas le tout n’est pas Dieu, même s’il participe de la divinité ; et ce qui n’est pas Dieu n’est rien, car il n’y a rien en dehors de Dieu, qui est tout. »

L’analyse de Donoso Cortès, loin de valoir seulement pour les sociétés étatiques, d’inspiration marxiste, vaut également pour toutes les sociétés à dominante matérialiste, aussi libérales ou « libertariennes » qu’elles se veuillent. Le mot « matérialisme » lui-même, car les mots, sinon l’usage que l’on en fait, sont innocents et ne mentent pas, divulgue sa nature religieuse ; c’est bien le culte de la « Magna Mater », l’immanence déifiée et devenue abstraction. Car la « matière » du matérialiste, et c’est là où se précise, en amont, l’erreur religieuse, n’est jamais présente. De ce moment où j’écris ces lignes, la « matière », telle que la conçoit le matérialiste, est absente. Certes, je vois la table sur laquelle est posée la feuille de papier, j’aperçois par la fenêtre l’arbre dépouillé de ses feuillages dans la paysage hivernal, je vois et je perçois un nombre infini de choses que je nomme et que je reconnais par leur forme et leur usage, mais la « matière » je ne la vois ni ne la perçois pour la simple raison que la matière est abstraite dans ce « partout » qui n’est « nulle part », alors que la forme est concrète.

La matière du matérialiste est ce « tout » devant quoi les hommes doivent se taire et obéir, en croyant se glorifier, alors que les formes sont ce qui nous parle par les noms que nous lui donnons, par l’usage que nous en faisons, par cet entretien infini entre ce qui est en nous et en dehors de nous dont elles sont le principe. La « matière » qui veut être « tout », la « matière » qui n’est point une voix dans un concert de voix de l’âme et de l’Esprit, n’est rien ; et ce « rien » est d’autant plus despotique qu’il n’a pour raison d’être que la négation de la raison et de l’être. Rien de bien surprenant alors, et les craintes de Donoso Cortès se trouvent justifiées par-delà tous les cauchemars, à ce que le matérialisme eût agrandi, jusqu’au vertige, les minimes failles des erreurs religieuses antérieures, au point de laisser les hommes seuls face au néant d’une idolâtrie jalouse.

On se souvient des premières phrases de l’admirable essai de Mighel de Unamuno, Le Sentiment tragique de la vie : «  Homo sum ; nihil humanum a me alienum puto, dit le comique latin. Et moi je dirai mieux : nullum hominem a me alienum puto. Car l’adjectif humanus m’est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l’humanité. Ni l’humain, ni l’humanité ; ni l’adjectif simple ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme. L’homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt – surtout meurt - celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l’homme qu’on voit et qu’on entend, le frère, le vrai frère » . De même, le propre de la « matière » du matérialiste, ce « rien » arrogant qui prétend à être « tout », cette abstraction vengeresse, comme toutes les abstractions, sera de nous ôter à la nature éternelle des formes, de nous précipiter dans un monde sans hiérarchie, sans distinctions, sans ferveur et sans pardon, un monde irréel, porté seulement par le frêle esquif de la « morale autonome », sur une houle chaotique et désespérante, antérieure au Verbe.

Définir le matérialisme comme un  « progrès » par rapport à la Théologie médiévale, donne au mot « progrès » un sens particulier, dont Jean Cocteau eut l’intuition lorsqu’il écrivit que «  le progrès n’est peut-être que le progrès d’une erreur ». Les Modernes répètent volontiers la formule « l’erreur est humaine » en oubliant son pendant «  mais la persévérance dans l’erreur est diabolique ». Or, si le « progrès » est bien le progrès d’une erreur, on ne saurait nier sa persévérance. Le progrès serait ainsi une persévérante erreur. Il peut être difficile d’en remonter le cours, mais point impossible, en s’en tenant à l’enseignement de quelques bons maîtres (tels Joseph de Maistre, Donoso Cortès ou René Guénon) ; enseignement qui débute par l’exercice aristocratique et métaphysique de la raison et la résistance à la volonté. :« Avec le catholicisme, écrit Donoso Cortès dans une lettre au directeur de l’Heraldo, datée du 15 Avril 1852, il n’est pas de phénomène qui n’entre dans l’ordre hiérarchique des phénomènes, ni de chose. La raison cesse d’être le rationalisme, soit un fanal qui bien que n’étant pas incréé éclaire sans que personne l’ait allumé, pour être la raison, c’est-à-dire un merveilleux luminaire concentrant en lui et projetant au-dehors la lumière éclatante du dogme, pur reflet de Dieu, qui est lumière éternelle et incréée. »

C’est en ravivant la raison contre le rationalisme, c’est-à-dire en oeuvrant à la recouvrance de la logique contre l’opinion, qu’une chance nous sera offerte de vivre notre destin non plus comme « le chien mort au fil de l’eau » dont parle Léon Bloy mais comme des hommes libres qui suscitent des formes précises dont l’ordonnance définit l’espace de la pensée,- et de cette forme supérieure de pensée qu’est la contemplation.

Donoso Cortès nous donne ainsi à comprendre que ce n’est point à la politique de réformer la métaphysique (tentation prométhéenne qui n’est point dépourvue de panache mais qui méconnaît la relation d’effet et de cause, et la flèche du temps, - la conséquence ne pouvant agir sur la cause) mais à la métaphysique d’opérer à une « refondation » et, pour ainsi dire, à une justification du politique. De même qu’il n’y a pas de morale autonome, l’hétéronomie étant la condition de toute morale qui n’est pas seulement le constat d’un état de fait, il ne saurait y avoir de politique digne de ce nom qui ne soit légitimée par une exigence supérieure à la fois à celle du bien commun et à celle du « bien individuel ». Le « commun » ni l’ « individuel », ni leur compromis, ne suffisent : ce ne sont que des retraits, voire des retraites, comme on le dirait d’une armée vaincue, devant la vérité plus exigeante que ne le veulent la « nature » ou la « matière ».

Ernst Jünger distingue, à juste titre, « Einzelne » et « individuum », autrement dit, l’individu en tant qu’unique et l’individu en tant qu’unité interchangeable. « Einzelne » renvoie à l’individu caractérisé, qui se différencie des autres par le faisceau de ses traditions, de ses appartenances, de ses souvenirs, de ses audaces et de sa liberté conquise, alors qu’individuum se rapporte à ce qui est équivalent, égal, dépourvu de toute réalité traditionnelle. « Einzelne » est l’Unique, mais cet unique porte en lui une multiplicité de possibles alors que l’individuum est seul mais à l’intérieur d’une multiplicité de « semblables » étrangers les uns aux autres. Le « Einzelne » appartient au règne de la forme, qui suppose une relation avec d’autres formes, alors que l’individuum appartient au règne de la matière, aussi abstrait et absent de la réalité humaine que la matière est abstraite et absente du monde. Le « Einzelne » croit à ses devoirs autant que l’individuum à des droits.

Donoso Cortès, de même , renvoie dos à dos, comme le feront après lui Jünger ou Bernanos, un libéralisme qui ne se fonderait que sur les individus déracinés, indifférenciés, égaux en droits mais rivaux en affaires, et le communisme ; l’un et l’autre lui apparaissant comme un renoncement à la souveraineté, une subjugation à cette erreur religieuse panthéiste, à cette manie de la socialisation extrême des rapports humains qui interdit tout cheminement intérieur, voire, à plus ou moins long terme, tout usage de la raison et de la parole ( il suffit hélas, pour s’en convaincre, d’écouter parler nos jeunes gens, nos journalistes, voire nos « intellectuels ») : « Pour ce qui est du parlementarisme, du libéralisme et du rationalisme, écrit Donoso Cortès, je crois du premier qu’il est la négation du gouvernement, du deuxième qu’il est la négation de la liberté, et du troisième qu’il est l’affirmation de la folie. »

Le droit  pour Donoso Cortès ne saurait être que divin. Que le droit soit divin, c’est là une idée qui semblera d’emblée révoltante au Moderne alors même qu’il consent à toutes les usurpations, à tous les bricolages juridiques, à toutes les instrumentalisations du droit sous condition qu’ils fussent « humains ». Les plus lucides ou les plus cyniques, reconnaissent dans le droit la consécration d’un rapport de force, la légitimation d’une volonté, sans voir que cette prétendue « délivrance du droit divin » n’est autre qu’une soumission religieuse à la force, une sacralisation de la volonté commune dont le propre est de tout subir et de ne pouvoir agir sur rien. Ce qui distingue le droit divin du droit humain, n’est autre que la pérennité et l’universalité. Pour que les hommes ne soient pas livrés aux aléas de leurs goûts et de leurs dégoûts, de leurs humeurs, de leurs obsessions changeantes, il leur faut reconnaître une Loi et un Droit fondé sur la raison, et non sur le rationalisme, sur la bonté et la miséricorde et non sur les « bons sentiments ». Rien, en dernière analyse ne s’oppose véritablement au droit divin, à cette exigence qui tend vers l’universel sans pourtant jamais prétendre le détenir dans l’immanence, que le relativisme qui autorise tout et n’importe quoi.

Les hommes, avant que ne s’instaure le politiquement correct, avaient un nom pour ce relativisme, ils le nommaient barbarie. Appellation pertinente rappelant que la barbarie est bredouillement, atteinte portée au vocable et à la grammaire, déficience agressive du langage, accusation permanente, vacarme et confusion. A l’inverse, le droit divin est ce pur silence où se recueillent la Clémence et le Pardon.

 

 

VOLVAMOS A LEER A DONOSO CORTÉS

 

Lo estupendo y monstruoso de todos estos errores sociales  proviene de lo estupendo de los errores religiosos en que tienen su  explicación y su origen”.

Donoso Cortés - Carta al cardenal Fornari.

 

Para Donoso Cortés, no hay error político que no sea primero un error religioso y metafísico. Lo que nos lleva a la errancia, lo que nos aleja de nosotros mismos, lo que nos invita a la negación, al desastre, a la calumnia, a la mentira, a la derrota y a la estupidez, es siempre lo que nos aleja de Dios, es decir, del silencio.

Ese silencio es un poco misterioso. Es aquello de lo que procede la palabra, esa delgada punta donde la palabra se libera del parloteo; espacio infinito donde la palabra vuelve al olvido. Es tan vano rebelarse contra el lenguaje humano como creer en su omnipotencia. “La primera forma de salir de la mentira, escribe Philippe Barthelet, —y  la más ofensiva, porque es en realidad una guerra interna, una guerra santa que debemos librar, es permanecer en silencio. El orden gramatical es aquí el reflejo invertido del orden ontológico, ya que es verdaderamente el silencio el que nos hace; y es el silencio el que nos hace hablar, verdaderamente, según la verdad, y toda palabra verdadera es literalmente superflua, fluye desde el exterior, se desborda, sólo está allí para confirmar”.

La Carta al Cardenal Fornari refuta ese primer y fatal error moderno que consiste en pensar que la Religión, la Política y la Filosofía son dominios separados, autónomos, que andarían vagando por mundos imponderables con sus ocupaciones respectivas tan impermeables entre sí como las especialidades universitarias, con su jerga, sus fines particulares e insólitos. Para Donoso Cortés, no sólo la Religión no está ausente de la política o de la filosofía, sino que éstas son siempre religiosas, ordenándose el orden gramatical al orden ontológico, incluso y sobre todo cuando se esfuerzan por negar o derrotar la Religión.

 

UN AUTOR SIEMPRE ACTUAL

 

Las ideas de conjunto de Donoso Cortés se cuentan entre ésas, muy escasas, que se vuelven más relevantes a medida que el tiempo nos aleja de su formulación. Mejor que en 1848, por ejemplo, cuando pronunció su Discurso sobre la Dictadura, podemos verificar y profundizar su pensamiento, y tomar la medida del titánico error religioso que es el materialismo, esa adoración de la fisis, de la que surgieron la democracia, como dictadura del número, y las diversas formas de totalitarismo, como cumplimiento de la “promesa” democrática en la utopía de una socialización extrema, fusional, de las relaciones humanas, donde ni la razón ni los principios tienen ya cabida. “Se podría constatar —escribió René Guénon—, de un modo muy general, que la aparición de doctrinas naturalistas o anti metafísicas se produce cuando el elemento que representa el poder temporal llega a predominar, en una civilización, sobre el que representa la autoridad espiritual”.

“A partir de ahora, ningún alemán estará solo”, esta frase, pronunciada por Hitler cuando tomó el poder gracias a las urnas, le pareció a Henry de Montherlant la más aterradora de todas bajo la apariencia de un buen sentimiento anodino. Terrible frase, de hecho, que revela la voluntad de establecer un mundo del que la soledad, la contemplación, la distancia y el silencio, y las profundas razones del silencio, serían desterradas en nombre de la “voluntad común”, de una adoración panteísta de la naturaleza. Ahora bien, ¿qué nos dice Donoso Cortés en su Carta al cardenal Fornari?  “La razón es aristocrática mientras que la voluntad es democrática”.

El totalitarismo es el cumplimiento, la realización de ese error religioso que constituye la democracia, en tanto que socialización extrema, exasperada, de las relaciones humanas. El culto a la materia y el odio a la forma, la adoración de la fusión inmanente y el odio de la distinción, la coronación de la voluntad y la excomunión de la razón como instrumento de conocimiento metafísico: éstas son las consecuencias de ese error religioso que querría hacerse pasar por una verdad anticlerical —pero a esa desastrosa e inhumana corriente río abajo corresponde una corriente río arriba que no es inútil intentar analizar sirviéndonos del método mismo de Donoso Cortés.

 

LA MATERIA NO EXISTE

 

En efecto, la “materia”, tal como la conciben los materialistas, no existe. Es esa abstracción “urubórica” total, con la que el comunismo hará su mística. Para el materialista, sea ingenuo o no, “todo es materia”. Es decir que para él la materia es el otro nombre del “todo”. Nada existe fuera de ella y todo lo que procede de ella, el lenguaje, la forma, sigue estando englobado en ella, o devorado por ella, como la filiación de Cronos.

Ese “todo” que no está en ninguna parte no es un invento nuevo: es el panteísmo: “Por lo que hace al comunismo —escribe Donoso Cortés—, me parece evidente su procedencia de las herejías panteístas, y de todas las otras con ellas emparentadas. Cuando todo es Dios y Dios es todo, Dios es, sobre todo, democracia y muchedumbre: los individuos, átomos divinos y nada más, salen del todo que perpetuamente los engendra, para volver al todo que perpetuamente los absorbe. En este sistema, lo que no es el todo, no es Dios , aunque participe de la divinidad; y lo que no es Dios, no es nada, porque nada hay fuera de Dios, que es todo”.

Los hombres, antes de la instauración de lo políticamente correcto, tenían un nombre para ese relativismo: lo llamaban barbarie. Apelación adecuada que trae a la mente que la barbarie es farfulleo, atentado contra el vocablo y la gramática, deficiencia agresiva del lenguaje, acusación permanente, estrépito y confusión.

El análisis de Donoso Cortés, lejos de ser válido sólo para las sociedades estatales de inspiración marxista, es igualmente válido para todas las sociedades de carácter predominantemente materialista, por muy liberales o “libertarias” que pretendan ser. La palabra “materialismo” en sí misma —porque las palabras, si no lo es el uso que se hace de ellas, son inocentes y no mienten— revela su naturaleza religiosa; se trata, en efecto, del culto de la Magna Mater, la inmanencia deificada convertida en abstracción. Ya que la “materia” del materialista, y ahí es donde el error religioso se manifiesta río abajo, nunca está presente.

En el momento en que escribo estas líneas, la “materia”, tal como la concibe el materialista, está ausente. Por cierto, veo la mesa sobre la que está puesta la hoja de papel, veo por la ventana el árbol despojado de su follaje en el paisaje invernal, veo y percibo una infinidad de cosas que nombro y reconozco por su forma y su uso, pero a “la materia” no la veo ni la percibo, por la sencilla razón de que la materia es algo abstracto en ese “todo” que está en “ningún lugar”, mientras que la forma es algo concreto.

La materia del materialista es ese “todo” ante el cual los hombres deben callar y obedecer, creyendo que se glorifican a sí mismos, mientras que las formas son lo que nos habla por los nombres que les damos, por el uso que hacemos de ellas, por esa conversación infinita entre lo que está dentro de nosotros y lo que está fuera de nosotros de la cual ellas son el principio. La “materia” que quiere ser “todo”, la “materia” que no es una voz en un concierto de voces del alma y del Espíritu, no es nada; y esa “nada” es tanto más despótica cuanto que su única razón de ser es la negación de la razón y del ser. No es de extrañar entonces, y los temores de Donoso Cortés se justifican más allá de todas las pesadillas, que el materialismo haya ampliado, hasta el vértigo, los defectos menores de los errores religiosos que lo precedieron, hasta el punto de dejar a los hombres solos ante la nada de una idolatría celosa.

 

¿EL “PROGRESO” ES TAN SÓLO EL PROGRESO DE UN ERROR?

 

Recordamos las primeras frases del admirable ensayo de Miguel de Unamuno, El sentimiento trágico de la vidaHomo sum; nihil humani a me alienum puto, dijo el cómico latino. Y yo diría más bien, nullum hominem a me alienum puto; soy hombre, a ningún otro hombre estimo extraño. Porque el adjetivo humanus me es tan sospechoso como su sustantivo abstracto humanitas, la humanidad. Ni lo humano ni la humanidad, ni el adjetivo simple, ni el adjetivo sustantivado, sino el sustantivo concreto: el hombre. El hombre de carne y hueso, el que nace, sufre y muere —sobre todo muere—, el que come y bebe y juega y duerme y piensa y quiere, el hombre que se ve y a quien se oye, el hermano, el verdadero hermano.

De la misma manera, la característica de la “materia” del materialista, esa “nada” arrogante que pretende ser “todo”, esa abstracción vengativa, como todas las abstracciones, consistirá en sacarnos de la naturaleza eterna de las formas, para precipitarnos en un mundo sin jerarquía, sin distinciones, sin fervor y sin perdón, un mundo irreal, sostenido únicamente por el frágil patrón de la “moral autónoma”, en un oleaje caótico y desesperante, anterior al Verbo.

Definir el materialismo como un “progreso” en relación con la Teología Medieval, le confiere a la palabra “progreso” un significado particular, que Jean Cocteau intuyó cuando escribió que “el progreso es, quizás, tan sólo el progreso de un error”. Los Modernos repiten de buena gana la fórmula “el error es humano”, olvidando su contrapartida: “pero perseverar en el error es diabólico”. Ahora bien, si el “progreso” es en realidad el progreso de un error, no se puede negar su perseverancia. El progreso sería, entonces, un perseverante error.

Es reavivando la razón contra el racionalismo, es decir, trabajando para recuperar la lógica contra la opinión, que se nos dará una oportunidad para vivir nuestro destino no ya como “el perro muerto arrastrado por la corriente” del que habla León Bloy, sino como hombres libres que suscitan formas precisas cuyo orden define el espacio del pensamiento —y de esa forma superior del pensamiento que es la contemplación.

Puede ser difícil remontar la corriente, pero no imposible, si nos apegamos a la enseñanza de algunos buenos maestros (como Joseph de Maistre, Donoso Cortés o René Guénon); una enseñanza que comienza con el ejercicio aristocrático y metafísico de la razón y la resistencia a la voluntad. “Con el Catolicismo —escribió Donoso Cortés en una carta al editor de El Heraldo, fechada el 15 de abril de 1852— no hay fenómeno que no entre en el orden  jerárquico de los fenómenos , ni cosa que no entre en el orden jerárquico de las cosas. La razón deja de ser el racionalismo (es decir, un fanal que no siendo increado, alumbra sin ser encendido por nadie) para ser la razón, es decir, un maravilloso luminar, que concentra en sí y dilata fuera de sí la luz espléndida del dogma, purísimo reflejo de Dios, que es luz eterna e increada”.

Donoso Cortés nos hace comprender así que no es tarea de la política reformar la metafísica (tentación prometeica que no carece de brillo pero que ignora la relación entre el efecto y la causa, y la flecha del tiempo —ya que la consecuencia no puede actuar sobre la causa) sino que la metafísica tiene que lograr una “refundación” y, por así decir, una justificación de lo político. Así como no hay una moral autónoma, puesto que la heteronomía es la condición de toda moral que no es únicamente la constatación de un estado de hecho, no puede haber política digna de ese nombre que no esté legitimada por una exigencia superior tanto a la del bien común como a la del “bien individual”. Ni lo “común” ni lo “individual”, ni su compromiso son suficientes: son sólo retiradas, incluso un toque de retreta, como se diría de un ejército derrotado, ante una verdad más exigente de lo que la “naturaleza” o la “materia” pueden admitir.

 

EL ÚNICO DERECHO POSIBLE ES EL DERECHO DIVINO

 

Ernst Jünger distingue acertadamente entre “Einzelne” y “individuum”, es decir, el individuo como único y el individuo como unidad intercambiable. “Einzelne” se refiere al individuo caracterizado, que se diferencia de los demás por el conjunto de tradiciones, afiliaciones, recuerdos, audacias y por su libertad conquistada, mientras que “individuum” se refiere a lo que es equivalente, igual, desprovisto de toda realidad tradicional. “Einzelne” es el Único, pero ese único lleva dentro de sí una multiplicidad de posibilidades, mientras que el “individuum” está solo, pero dentro de una multiplicidad de “similares” extraños los unos a los otros. El “Einzelne” pertenece al reino de la forma, lo que presupone una relación con otras formas, mientras que el “individuum” pertenece al reino de la materia, tan abstracta y ausente de la realidad humana como la materia es abstracta y está ausente del mundo. El “Einzelne” cree en sus deberes tanto como el “individuum” cree en derechos.

Donoso Cortés, asimismo, como lo harán Jünger o Bernanos después de él, no les da la razón ni a un liberalismo que se basaría sólo en individuos desarraigados, indiferenciados, iguales en derechos pero rivales en negocios, ni al comunismo; apareciéndole ambos como una renuncia a la soberanía, un sometimiento a ese error religioso panteísta, a esa manía de socialización extrema de las relaciones humanas que prohíbe cualquier progreso interior, o incluso, a más o menos largo plazo, cualquier uso de la razón y del discurso (basta, desgraciadamente, para convencerse de ello  con escuchar a nuestros jóvenes, a nuestros periodistas, incluso a nuestros “intelectuales”): “Por lo que hace al parlamentarismo , al liberalismo y al racionalismo, escribe Donoso Cortés, creo, del primero, que es la negación del gobierno; del segundo, que es la negación de la libertad; y del tercero, que es la afirmación de la locura”.

La ley para Donoso Cortés sólo puede ser divina. El hecho de que la ley sea divina es una idea que, en principio, le parecerá escandalosa al mundo moderno, aunque consienta en todas las usurpaciones, en todos los retoques legales, en todas las instrumentalizaciones del derecho, siempre y cuando los derechos sean “humanos”. Los más lúcidos o los más cínicos reconocen en la ley la consagración de un equilibrio de fuerzas, la legitimación de una voluntad, sin ver que esa supuesta “liberación del derecho divino” no es otra cosa que una sumisión religiosa a la fuerza, una sacralización de la voluntad común, cuya característica es padecerlo todo y no poder influir en nada.

Lo que distingue a la ley divina de la ley humana no es otra cosa que la perennidad y la universalidad. Para que los hombres no queden librados a los caprichos de sus gustos y rechazos, de sus estados de ánimo, de sus obsesiones cambiantes, deben reconocer una Ley y un Derecho basados en la razón, y no en el racionalismo, en la bondad y la misericordia y no en los “buenos sentimientos”. Nada, en definitiva, se opone verdaderamente a la ley divina, a esa exigencia que tiende a lo universal sin pretender nunca poseerlo en la inmanencia, sino es el relativismo que autoriza todo y cualquier cosa.

Antes del establecimiento de lo políticamente correcto, los hombres tenían un nombre para ese relativismo: lo llamaban barbarie. Palabra adecuada que nos recuerda que la barbarie es farfulleo, atentado contra el vocablo y la gramática, deficiencia agresiva del lenguaje, acusación permanente, estrépito y confusión. Por el contrario, el derecho divino es ese puro silencio donde se refugian la Clemencia y el Perdón.

 

LUC-OLIVIER D’ALGANGE

Relisons Donoso Cortès !

Traducción, con la autorización del autor, de Miguel Ángel Frontán

 

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02/02/2022

L'Envers de la vague, notes sur l'oeuvre de Julien Gracq:

 

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Luc-Olivier d’Algange

L'Envers de la vague

Notes sur l'œuvre de Julien Gracq



« Couchés au raz de l'eau, ils voyaient accourir de l'horizon le poids régulier des vagues, et dans un capiteux vertige il leur semblait que tombât tout entier sur leurs épaules et dût les écraser - avant de faire au-dessous d'eux un flux de silence et de douceur qui les élevait paresseusement sur un dos liquide , avec une sensation exquise de légèreté »

Julien Gracq, Au Château d'Argol

 

La solennité quelque peu funéraire des récits de Julien Gracq s'ouvre, pour certains d'entre nous, sur un printemps sacré.

Si la phrase de Gracq porte son charroi de métaphores crépusculaires et automnales; si la note lancinante d'une sorte de désespoir universel, comme la froidure d'une goutte de poison, ne cesse, au milieu du faste même, de faire entendre son consentement à la déréliction; si le désengagement, l'exil, le retrait, voire, pour user d'un mot naguère quelque peu galvaudé, le « pessimisme » semblent donner le ton à l'attente et au tragique qui blasonnent son œuvre, - ces majestueuses mises au tombeau d'un monde n'en demeurent pas moins traversées de pressentiments et ne rendent jamais leurs dernières armes au nihilisme ou au désenchantement.

Ce sont d'abord les paysages et leurs saisons, le palimpseste du merveilleux géographique, la puissance métaphorisante, soulevante, de la nature elle-même qui nous apparaissent comme d'impérieuses requêtes, comme des portes battantes. Ce monde déserté de toute activité humaine, figé dans une arrière-saison éternisée, cet abandon, loin d'éteindre la beauté du monde en révèle les puissances jusqu'alors dédaignées. Ce qui meurt dans les romans de Julien Gracq, ce qui s'éteint, ce qui s'étiole n'est jamais que l'industrie humaine. Les personnages se trouvent jetés dans l'immensité d'une oisiveté, d'une attente qui seuls, en dignité, sont destinés à survivre à la vanité des commerces humains. La chapelle des abîmes d'Au Château d'Argol, les « journées glissantes, fuyantes de l'arrière-saison » d’Un Beau Ténébreux, définissent d'emblée le domaine que l'œuvre ne cessera de parcourir, un domaine où le Temps hiératique règne sans disputes sur les temporalités subalternes, où la société ne survit plus que par d'anciens apparats, où toute appartenance ne vaut et ne brille que de son obsolescence dans un monde d'après la fin.

Du Surréalisme, Julien Gracq ne retiendra ni l'automatisme, ni l'idéologie révolutionnaire, mais peut-être une subversion plus radicale: le refus catégorique et fondateur d'une humanité réduite aux seules raisons du travail et de la consommation. Si loin qu'il soit des enseignements de l'humanisme classique ou des Lumières, ce refus n'en fonde pas moins une façon d'être humain, un humanisme par-delà l'humanisme, relié aux puissances ouraniennes et telluriques, aux éclatantes preuves de l'être. La « liberté grande » sera d'abord, pour Julien Gracq la liberté d'être, le rayonnement de l'être dans la contemplation. Aussi délaissées que soient les grèves, elles s'ouvrent sur un « Grand Oui » et demeurent étrangères au nihilisme et à la « littérature du non », autrement dit à la littérature du travail, du soupçon et du ressentiment. La subversion, pour Julien Gracq, est affirmative; elle est une approbation à la beauté des choses laissées à elles-mêmes, comme engourdies, abandonnées, mais qui s'offrent, dans ce délaissement, à une vérité plus profonde: « J'ai vécu de peu de choses comme de ces quelques ruelles vides et béantes en plein midi qui s'ensauvageaient sans bruit dans un parfum de sève et de bête libre, leurs maison évacuées comme un raz de marée sous l'écume des feuilles. »

Le refus de Julien Gracq, où scintillent les dernières armes jamais rendues avant la mort, est bien le contraire du « non »: « Ce qui me plaît chez Breton, écrit Julien Gracq, ce qui me plaît dans un autre ordre chez René Char, c'est ce ton resté majeur d'une poésie qui se dispense d'abord de toute excuse, qui n'a pas à se justifier d'être, étant précisément et tout d'abord ce par quoi toutes choses sont justifiées. » Seules méritent que l'on s'y attarde les œuvres qui ne s'excusent pas d'être, qui consentent à la précellence du mouvement dont elles naissent, qui témoignent de cette « participation » de l'homme au monde par l'intermédiaire du Logos, soleil secret de toutes choses manifestées, « sentiment perdu d'une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité, et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée, nous communiquons entre nous. »

Restituer à la littérature sa respiration, cette alternance de contemplation et d'action, n'est-ce pas retrouver le sens même, par étymologie réactivée, du mot grec désignant l'écrivain: syngrapheus, qui signifie littéralement, « écrire avec » ? Ecrire non point seul face au monde, ou seul dans le « travail du texte » mais écrire en laissant le monde s'écrire à travers nos mots et nos phrases qui, au demeurant, font aussi partie du monde, comme une pincée de cendres, un givre, un pollen.

Suivre selon le mot de Victor Hugo, « la pente de la rêverie », c'est écrire avec l'être: « Dans la rêverie, il y a le sentiment d'y être tout à fait, et même beaucoup plus que d'habitude. Pour ma part je la définirais certainement - plutôt qu'un laisser-aller - un état de tension accrue, le sentiment d'une circulation brusquement stimulée des formes et des idées, qui jouent mieux, qui s'accrochent plus heureusement les unes aux autres, facilitent le jeu des correspondances ». Syngrapheus est l'écrivain qui accorde à ce qui survient, à l'imprévisible, sa part royale; il est aussi celui qui s'y accorde, qui ne dédaigne point la « leçon de choses » que le réel, et plus particulièrement dans les zones frontalières entre la veille et le sommeil, prodigue avec une inépuisable générosité.

Julien Gracq se rapproche ainsi de nous en s'éloignant. Ce goût du lointain, qui caractérise son œuvre, s'est éloigné de notre temps qui affectionne les rapprochements, la maitrise de l'espace, le village planétaire, les communications instantanées. Mais ce lointain, ce lointain vertigineux, ce lointain d'abysses ou de hautes frondaisons, ce lointain de landes, de lointain de précipices, ce lointain disponible jusqu'à l'effroi, ce lointain voilé, ce lointain antique et alcyonien qui suscite ces « sensations purement spaciales logées au cœur de la poitrine », par « sa foncière allergie au réalisme », sa profusion de forêt mythologique, que semblent avoir fréquenté également Shakespeare et Perrault, ce lointain, par un sentiment d'imminence propre à la guerre, présente et voilée dans presque tous ses récits, nous détache des soucis économiques et domestiques pour nous précipiter dans la pure présence des choses menacées de nous quitter à chaque instant. Ce lointain redevient une nostalgie, un appel, une présence ardente.

Ces « grèves désolées », ces rivages hantés, ces ruines dont les crêtes semblent percer l'atmosphère pour atteindre à un éther immémorial nous apparaissent comme une vocation: elles rendent présentes à notre conscience (qui cesse alors d'être seulement conscience des choses représentées) un monde, que, nous autres modernes, ne percevions plus, une géographie mystérieuse, une géo-poétique, si l'on ose le néologisme, qui, pour s'être tue durant des générations, nous revient comme un chant de la terre, un langage profus, un entretien lourd de beauté à la fois concrètes et spectrales.

Dans sa hâte, dans son volontarisme obtus, le moderne ne voit rien. Il passe à côté des êtres et des choses, glisse sur les surfaces. Cependant l'oeil garde mémoire, - une sorte de mémoire héraldique, ancestrale, et les récits de Julien Gracq semblent témoigner de cette mémoire seconde, de cette réalité d'autant plus dense qu'ordinairement dédaignée. « Reste cependant, écrit Bernard Noël, à l'intérieur même de l'œil, un rond de ténèbres, oui, ce moyeu de nuit autour duquel il voit. Pupille, le puit noir, tour d'ombre renversée vers quelque ciel de tête. » Ces grandes houles de ténèbres concrètes, cette vaste nuit renversée déferlent à travers le monde, filtrent une lumière hors du temps, une lumière d'en haut, une lumière de vitrail... Cette requête du cosmos nous précipite dans un outre-monde dont seul nous sépare, selon le mot de Henry Miller, un « cauchemar climatisé ». Ce heurt des ténèbres er de la lumière rougeoie. Ce heurt est de feu et de sang. La nature servie par une prose qui consent à la lenteur révèle sa vérité; elle est le Graal, la coupe du ciel renversée sur nos têtes ! L'écriture accordée à ce drame de ciel, de mer, de forêts et de vent devient alors elle-même la rencontre d'Amfortas et de Parsifal: « Et, passant outre à une sacrilège équivalence, comme dans le délire d'une infâme inspiration, il était clair que l'artiste, que sa main inégalable n'avait pu trahir, avait tiré du sang même d'Amfortas, qui tachait les dalles de ses flaques lourdes, la matière rutilante qui ruisselait dans la Graal, et que c'était de sa blessure même que jaillissaient de toutes parts les rayons d'un feu impossible à tarir... ».

« Le monde de Julien Gracq, écrit Maurice Blanchot, est un monde de qualités, c'est-à-dire magique. Lui-même par la bouche de son héros: le Beau Ténébreux (deux adjectifs) reconnait dans la terre une réalité fermée dont il espère mettre en mouvement, par une espèce d'acuponcture tellurique, les centre nerveux, des points d'attaches à la vie ». Les réserves dont Maurice Blanchot, par ailleurs, témoignera à l'égard de Gracq (auxquelles répondront les réticences de Gracq à l'égard de Blanchot), tiennent tout autant à une question de style qu'au dessein même de l'œuvre. Sans voir directement, entre Gracq et Blanchot, l'affrontement de deux vues du monde irréconciliables, force est de reconnaître que Blanchot (héritier de Maurras pour le style et de Kafka pour la pensée) se trouve du côté d'une décantation classique, d'une clarté des lignes, - dussent-elles ouvrir les croisées à des vertiges métaphysique ! - alors que Julien Gracq, plutôt celte que roman ( avec de certaines inclinations romantiques et wagnériennes) s'acharne à forer et à forger la langue française dans le sens d'un continuum que l'incandescence de la vision soude en un métal baroque non dépourvu de volutes et d'efflorescences, mais dures, parfois, et tranchantes. Autant Blanchot répugne aux adjectifs, qu'il n'est loin de tenir de superflus, autant Gracq construit sa phrase pour les accueillir. Les adjectifs ne viennent pas, dans l'œuvre de Gracq, à la rescousse de la structure ou de l'idée, mais, outrepassant en importance les noms et les verbes, apparaissent comme l'essentiel de la chose à dire.

« La langue française, écrit Blanchot, où les adjectifs ne sont pas à leur aise, signifierait non seulement la volonté de bannir l'accident et de s'en tenir à ce qui compte, mais aussi la possibilité d'atteindre la vérité des choses en dehors des circonstances qui nous la révèle. » L'observation pertinente frôle ici, comme chez Maurras, un jugement de valeur plus général, et peut-être abusivement général. Le génie de la langue française n'est-il pas assez grand pour s'exercer avec un égal bonheur dans la maxime sèche de Vauvenargues, dans la profusion coruscante de Rabelais, les énigmes aigües de Mallarmé, les cabrioles félines de Colette ou les suavités violentes de Barrès, - où les adjectifs ne semblent point si déplacés ? Mais peut-être la question est-elle bien plus philosophique qu'esthétique ? Blanchot n'eût sans doute pas contredit à ce philosophe de l'altérité pure qui écrivait: « Médire de la technique au nom de la poésie de la nature est une barbarie ». Dans cette perspective, une défiance morale, sinon moralisatrice, est sans doute possible à l'égard de l'œuvre de Julien Gracq, défiance pour les sortilèges pour les enchantements jugés coupables de dissoudre la conscience humaine... Sinon que depuis Au Château d'Argol, Un Beau Ténébreux, Le Rivage des Syrtes, les temps ont changés et que les sortilèges obscurs, les noirs ensorcellements qui menacent l'intégrité de la conscience humaine, les fascinations funestes où la raison périclite, où la barbarie redevient possible, se trouvent bien davantage dans les modernes techniques de communication, de contrôle et de destruction que dans la contemplation des forêts bretonnes, des « nuits talismaniques » ou des écumes sur les grèves.

Le monde vivant, le monde tellurique et météorologique ayant été déserté, ce n'est plus devant son règne jadis peuplé de dieux que cède la conscience humaine, si jamais elle céda, mais bien dans ce vide crée par son absence. « Là où il n'y a plus de dieux, disait Novalis, règnent les spectres. » Autrement dit l'abstraction, la planification et les « réalités virtuelles ». Si bien que le mot d'ordre classique (« Déteste les adjectif et chéri la raison »), ne vaut plus dans un monde où les pires déroutes de la raison sont la conséquence de la raison, où le « technocosme » est devenu un sortilège, une féérie dérisoire, certes, mais dont on ne peut d'évader, où le vide des qualités, corrélatif d'un appauvrissement du langage, est lui-même devenu une immense métaphore obstinée.

La « dissolution brumeuse et géante » évoquée par Julien Gracq est tout autant une expérience qu'une mise-en-demeure. Par ce monde arraché, in extremis, aux planificateurs, par ce monde effondré qui nous laisse face au retentissement de l'effondrement, nous nous trouvons désillusionnés d'une raison qui ne s'interroge plus sur sa raison d'être, d'une civilisation lisse et fuyante, qui nous maintient sans cesse en-deçà de nos plus hautes possibilités. Dans l'œuvre de Julien Gracq, nous voyons ce monde se défaire, mais cette défaite qui nous emporte comme un ressac nous révèle l'envers de la vague, l'envers du langage, la vérité étymologique, la réverbération antérieure aux mots et aux choses. La puissance de cette réverbération est une menace, mais une menace salvatrice.

Deux ouvrages de Luc-Olivier d'Algange, parus dans la collection Théôria, aux éditions de L'Harmattan abordent certains thèmes évoqués dans l'article ci-dessus: Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, L'Ame secrète de l'Europe. 

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01/02/2022

Milosz ou la Profondeur du Temps:

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Luc-Olivier d'Algange

Milosz ou la Profondeur du Temps

A propos des Arcanes d’O.V de L. Milosz, éditions Arma Artis, 2016



Si le propre des grands poètes est de demeurer longtemps méconnus avant de nous advenir en gloires et ensoleillements sans doute est-ce qu'ils entretiennent avec la profondeur du temps une relation privilégiée. Leurs œuvres venues de profond et de loin tardent à nous parvenir. Elles sont ce « Printemps revenu de ses lointains voyages », - revenu vers nous avec sa provende d'essences, d'ombres bleues, de pressentiments.

Toute œuvre est recommencement, ou, plus exactement, procession vers un recommencement qui est le sens théologique du pardon. Tout revient pour recommencer, pour effacer, dans une lumière de printemps, les offenses et les noirceurs de l'hiver de l'âme. « Une étoile existe plus haut que tout le reste, écrit Paracelse, celle-ci est l'étoile de l'Apocalypse... Il y a encore une étoile, l'imagination, qui donne naissance à une nouvelle étoile et à un nouveau ciel ».

Etre poète, pour Milosz, ce n'est pas user des mots à des fins de conviction, d'information, ni même d'expression, - au sens où l'expression serait seulement le témoin d'une subjectivité humaine, c'est entrer autrement dans le Temps, c'est laisser entrer en soi le Temps autrement, c'est d'être d'un autre temps qui n'est pas du passé mais d'une autre qualité ou possibilité du Temps, - un Grand Temps, un temps sacré, un temps profond.

Ce temps n'est pas un temps linéaire, le temps de la succession, le temps historique mais le temps métahistorique, s'inscrivant dans une hiéro-histoire: c'est là tout le propos des Arcanes de Milosz. Ce savoir ne sera pas conquête arrogante, mais retour en nous de l'humilité, non pas savoir qui planifie, qui arraisonne le monde par outrecuidance, par outrance, mais retour à la simple dignité des êtres et des choses, des pierres, des feuillages, des océans, des oiseaux.

Pour atteindre « le lieu seul situé », le poète doit vaincre, écrit Milosz, « cet immense cerveau délirant de Lucifer où l'opération de la pensée est unique et sans fin, partant du doute pour aboutir à rien». Cette victoire suppose un combat, mais un combat qui a pour sens, pour orient, pour aurore, la contemplation même. « Tant de mains pour transformer le monde, écrit Julien Gracq, et si peu de regards pour le contempler ».

Le combat commencera donc dans le regard, par l'éveil de l'œil du cœur qui est le véritable œil de l'esprit. Contre « l'immense cerveau délirant », ce technocosme qu'est devenu le monde moderne, contre ce nihilisme masqué d'utilitarisme qui part du doute pour aboutir à rien, un recours demeure possible dont le secret, la raison d'être, repose, pour Milosz, dans le secret même de la langue française, dans ses arcanes étymologiques, dans le cours souterrain de sa rhétorique profonde.

« Le cerveau, écrit Milosz, est le satellite du cœur ». Ce cœur, « lieu seul situé », n'est pas seulement le siège des sentiments humains mais le cœur du monde, le cœur du Temps. C'est dire en même temps, par la verticale de l'inspiration poétique et métaphysique, sa profondeur la plus abyssale et sa hauteur la plus limpide. Pour Milosz, l'intelligence n'est pas cette faculté que l'on pourrait quantifier ou utiliser mais l'instrument de perception de l'invisible, plus exactement, la balance intérieure du visible et de l'invisible, le médiateur qui donne le la entre le monde sensible et le monde intelligible.

Certains hommes, plus que d'autres, par l'appartenance à une caste intérieure, sont prédisposés à entrer en relation avec le monde intermédiaire, là où apparaissent les Anges, les visions, les dieux. Ce mundus imaginalis, ce monde imaginal, fut la véritable patrie de Milosz comme elle fut celle de Gérard de Nerval ou de Ruzbéhân de Shîraz. Ce monde visionnaire n'a rien d'abstrus, de subjectif ni d'irréel. Il est, pour reprendre le paradoxe lumineux d'Henry Corbin « un suprasensible concret », - non pas la réalité, qui n'est jamais qu'une représentation, mais le réel, ensoleillé ou ténébreux, le réel en tant que mystère, source d'effroi, d'étonnement ou de ravissements sans fins.

« Des îles de la Séparation, écrit Milosz, de l'empire des profondeurs, entends monter la voix des harpes de soleil. Sur nos têtes coule paix. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la hauteur ». A chaque instant, ainsi, dans l'œuvre de Milosz, la saisissante beauté, la sapience, non pas abstraite mais éprouvée dans une âme et un corps, dans le balancier de la lancinante nostalgie et du pressentiment ardent: « L'espace, essaim d'abeilles sacrées, vole vers l'Adramand, d'extatiques odeurs. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la hauteur. »

Long est le chemin vers ce que Milosz nommera « la vie délivrée ». Dans ce monde sublunaire, la première condition est de servitude, la première réalité carcérale. Dans un monde d'esclaves sans maîtres, toute servitude devient sa propre fin, repliée sur elle-même et sans révolte possible. L'homme hylique s'effraie de l'œuvre-au-noir qu'il lui faudrait traverser pour atteindre à la transparence légère de l'œuvre-au-blanc, puis à l'ensoleillement salvateur de l'œuvre-au-rouge. Le chemin philosophal requiert une vertu héroïque. On songe à la célèbre gravure de Dürer, ce chevalier qui, entre la mort qui le menace et le diable qui le nargue, chemine calme et droit vers la Jérusalem céleste.

« Je regarde, écrit Milosz, et que vois-je ? La pureté surnage, le blanc et le bleu surnagent. L'esprit de jalousie, le maître de pollution, l'huile de rongement aveugle, lacrymale, plombée, dans la région basse est tombé. Lumière d'or chantée, tu te délivres. Viens épouse, venez enfants, nous allons vivre ! » A ce beau pressentiment répond, dans le même poème la voix de Béatrice: « Montjoie Saint-Denis, maître ! Les nôtres, rapides, rapides, ensoleillés ! Au maître des obscurs on fera rendre gorge. Vous George, Michel, claires têtes, saintes tempêtes d'ailes éployées, et toi si blanc d'amour sous l'argent et le lin... »

La sagesse ne vient pas aux tièdes ni aux craintifs, non plus qu'aux forts qui s'enorgueillissent de leur force mais aux fragiles audacieux, aux ingénus demeurés fidèles au printemps revenu.

L'œuvre de Milosz est une œuvre immense, - de poète, de romancier, de dramaturge, de métaphysicien, de visionnaire. Qu'elle soit encore si peu connue et reconnue est un sinistre signe des temps. Cependant, peut-être est-il un signe dans le désastre où nous sommes qui sera de nous contraindre à retourner à l'essentiel. Tout ce dont il n'est plus question dans ce monde quantifié, livré aux barbares, vit en secret dans l'œuvre de Milosz, dans ses rimes heureuses et ses raisons offertes au mystère, dans une suavité, parfois, qui n'est pas douceâtre mais une force qui nous exile du monde en revenant en nous, en réminiscences, comme le triple mouvement de la vague.

Etre véritablement au monde, c'est comprendre que nous n'y sommes pas entièrement ni exclusivement. Un retrait demeure, une distance, un exil, qui est le donné fondamental de l'expérience humaine, - le mot expérience étant à prendre ici au sens étymologique, ex-perii, traversée d'un danger.

Toute l'œuvre de Milosz s’oriente ainsi, à travers les épreuves, les dangers et les gloires, vers un idéal chevaleresque qui, par-delà les formes diverses où il s'aventure, demeure la trame de ses pensées et de ses œuvres. « L'homme n'est rien, l'œuvre est tout » écrivait son ami Carlos Larronde. L'Ordre chevaleresque auquel aspirait Milosz, et dont il ne trouve sans doute pas, dans une époque déjà presque aussi confuse que la nôtre, la forme parfaitement accomplie, fut d'abord la reconnaissance qu'il y a quelque chose de plus grand que nous qui nous fait tel que nous sommes, et qu'un combat est nécessaire pour retrouver , à travers cette évidence, « la simple dignité des êtres et des choses » qu'évoquait Maurras.

Contraires à l'œuvre et à la prière, de titanesques forces sont au travail pour nous distraire et nous soumettre. L'idéal guerroyant, chevaleresque, opposera au coup de force permanent du monde moderne, non pas une force contraire, qui serait son image inversée et sa caricature, mais une persistante douceur et d'infinies nuances.

La vaste méditation de Henry Corbin sur la chevalerie héroïque et la chevalerie spirituelle éclaire le cheminement de Milosz. Pour aller, vers, je cite, « l'enseignement de l'heure ensoleillée des nuits du divin », il faut partir et accomplir sa destinée jusqu'à cette frontière incertaine, cette orée tremblante où l'homme que nous étions, blessé de désillusions, devient Noble Voyageur.

L'idéal chevaleresque du Noble Voyageur témoigne de cette double requête: partir, s'éloigner du mensonge des représentations et des signes réduits à eux-mêmes pour revenir « au langage pur des temps de fidélité et de connaissance ». Etre Noble Voyageur, selon Milosz, c'est savoir que la connaissance n'est pas une construction abstraite mais le retour en nous de la Parole Perdue, - celle qui, ainsi que le savaient les platoniciens de d'Athènes, de Florence, d'Ispahan ou de Cambridge, nous advient sur les ailes de l'anamnésis. « Le langage retrouvé de la vérité, écrit Milosz, n'a rien de nouveau à offrir; Il réveille seulement le souvenir dans la mémoire de l'homme qui prie. Sens-tu se réveiller en toi, le plus ancien de tes souvenirs ? »

Le Noble Voyageur s'éloigne pour revenir. Il quitte la lettre pour cheminer vers l'aurore du sens, - qui viendra, en rosées alchimiques, se reposer sur la lettre pour l'enluminer. « Le monde, disaient les théologiens du Moyen-Age, est l'enluminure de l'écriture de Dieu ». Le voyage initiatique, la quête du Graal, qui n'est autre que la coupe du ciel retournée sur nos têtes, débute par l'expérience du trouble, de l'inquiétude, du vertige: « J'ai porté sur ma poitrine, écrit Milosz, le poids de la nuit, mon front a distillé une sueur de mur. J'ai tourné la roue d'épouvante de ceux qui partent et de ceux qui reviennent. Il ne reste de moi en maint endroit qu'un cercle d'or tombé dans une poignée de poussière. »

Que les yeux se ferment sur un monde et s'ouvrent sur un autre, qui est mystérieusement le même, tel sera le secret inconnu de lui-même, jusqu'à l'advenue, jusqu'à la révélation, du Noble Voyageur. La sapience perdue est la « vérité silencieuse » de la plus « humble chose», le réel est la Merveille au regard de celui qui le laisse advenir en lui. Le voyage, c'est de fermer et d'ouvrir les yeux. « J'ai fermé ma vue et mon cœur, écrit Milosz, les voici réconfortés. Que je les ouvre maintenant. A toute cette chose dans la lumière. A ce blé de soleils. Avec quel bruissement de visions, il coule dans le tamis de la pensée ».

Milosz fut poète, poète absolu serait-on tenté de dire, voulant restaurer dans un monde profané ces épiphanies que désigne « le lieu seul situé », l'Ici qui est l'acte d'être et non plus seulement l'être à l'infinitif de l'ontologie classique. Fermant les yeux, il entre dans ce que Philon d'Alexandrie, nomme Le Logos intérieur. « C'est ainsi, écrit Milosz, que je pénétrai dans la grotte du secret langage; et ayant été saisi par la pierre et aspiré par le métal, je dus refaire les mille chemins de la captivité à la délivrance. Et me trouvant aux confins de la lumière, debout sur toutes les îles de la nuit, je répétais, de naufrage et naufrage, ce mot le plus terrible de tous: Ici»

Comment être là, comment saisir dans une présence qui ne serait plus une représentation « l'or fluide et joyeux » de la réminiscence. Afin d'y atteindre, il faut être protégé, et c'est là précisément le sens de l’idéal chevaleresque de Milosz par lequel il incombe au poète d'être le protecteur de la beauté et de la vérité la plus fragile.

Cette vérité, pour Milosz, n'est pas un dogme ou un système mais la chose la plus impondérable. C'est l'ondée par exemple: « Elle vient, elle est tombée, et tout le royaume de l'amour sent la fleur d'eau. Le jeune abeille, fille du soleil, vole à la découverte dans le mystère des vergers. » Sur les ailes de la réminiscence arcadienne, la vérité légère, est, selon la formule de Joë Bousquet, « traduite du silence ».

Le propre de la poésie est d'honorer le silence, - ce silence qui est en amont, antérieur, ce silence d'or qui tisse de ses fils toute musique, ce silence que les Muses savent écouter et qu'elles transmettent à leurs interprètes afin de faire entendre la vox cordis, la voix du cœur, qui vient de la profondeur du Temps.

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31/01/2022

Luc-Olivier d'Algange: Léon Bloy, l'intempestif, version française et version traduite en espagnol :

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Luc-Olivier d’Algange

Léon Bloy l'Intempestif

 

 

« Il est indispensable que la Vérité soit dans la Gloire. »

Léon Bloy

 

A mesure que les années passent, avec une feinte ressemblance dans leur cours de plus en plus désastreux depuis la première parution du Journal de Léon Bloy, l'écart n'a cessé de se creuser entre ceux qui entendent cette parole furibonde et ceux qui n'y entendent rien. Certes, on ne saurait s'attendre à ce que les rééditions des œuvres de Léon Bloy fussent accueillies comme des événements ou des révélations par un milieu « culturel » qui ne cesse de donner les preuves de sa soumission à l'Opinion, de son aveuglement et de son mépris pour toute forme de pensée originale. Une sourde hostilité est la règle et je lisais encore des jours-ci un folliculaire récriminant contre « le douloureux labyrinthe narcissique » que serait à ses yeux le Journal de Léon Bloy. Certes, labyrinthiques et préoccupés de l'Auteur, tous les journaux le sont par définition, mais au contraire du fastidieux et potinier Journal de Léautaud, devant lequel maints critiques modernes pratiquèrent une ostensible génuflexion, le Journal de Bloy est d'une vivacité électrique. L'humour ravageur, les flambées de colère, les fulgurantes intuitions mystiques, un style d'une densité et d'une musicalité prodigieuse font de ce Journal un chef d'œuvre de la forme brève, aphoristique ou illuminative. Que lui vaut donc cette disgrâce où nous le voyons ? Sans doute la pensée qui s'y affirme et s'y précise sous la forme d'une critique radicale du monde moderne, dans la lignée de Barbey d'Aurevilly et de Villiers de L'Isle-Adam.

« Tout ce qui est moderne est du démon », écrit Léon Bloy, le 7 Août 1910. C'était, il nous semble, bien avant les guerres mondiales, les bombes atomiques et les catastrophes nucléaires, les camps de concentration, les manipulations génétiques et le totalitarisme cybernétique. En 1910, Léon Bloy pouvait passer pour un extravagant; désormais ses aperçus, comme ceux du génial Villiers de L’Isle-Adam des Contes Cruels, sont d'une pertinence troublante. L'écart se creuse, et il se creuse bien, entre ceux qui somnolent à côté de leur temps et ne comprennent rien à ses épreuves et à ses horreurs, et ceux-là qui, à l'exemple de Léon Bloy vivent au cœur de leur temps si exactement qu'ils touchent ce point de non-retour où le temps est compris, jugé et dépassé. Léon Bloy écrit dans l'attente de l'Apocalypse. Tous ces événements, singuliers ou caractéristiques qui adviennent dans une temporalité en apparence profane, Léon Bloy les analyse dans une perspective sacrée. L'histoire visible, que Léon Bloy est loin de méconnaître, n'est pour lui que l'écho d'une histoire invisible. « Tout n'est qu'apparence, tout n'est que symbole, écrit Léon Bloy. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n'est pas le principe de notre joie ultérieure. »

Cette perspective symbolique est la plus étrangère qui soit à la mentalité moderne. Pour le Moderne, le temps et l'histoire se réduisent à ce qu'ils paraissent être. Pour Bloy, le temps n'est, comme pour Platon et la Théologie médiévale, que « l'image mobile de l'éternité » et l'histoire délivre un message qu'il appartient à l'écrivain-prophète de déchiffrer et de divulguer à ses semblables. Pour Léon Bloy, le Journal, loin de se borner à la description psychologique de son auteur a pour dessein de consigner les « signes » et les  « intersignes » de l'histoire visible et invisible afin de favoriser le retour du temps dans la structure souveraine de l'éternité.

Pour Léon Bloy, qui se définit lui-même comme « un esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà du temps », la fonction de l'auteur écrivant son journal n'est pas de se soumettre à l'aléa de la temporalité, du passager ou du fugitif, mais tout au contraire « d'envelopper d'un regard unique la multitude infinie des gestes concomitants de la Providence ». Le Journal, - tout en marquant le pas, en laissant retentir en soi, et dans l'âme du lecteur ami, la souffrance ou la joie, plus rare, de chaque jour, les « nouveautés » menues ou grandioses du monde, ne s'inscrit pas moins dans une rébellion contre le fragmentaire, le relatif ou l'éphémère. Ce Journal, et c'est en quoi il décontenance un lecteur moderne, n'a d'autre dessein que de déchiffrer la grammaire de Dieu.

Là où le Moderne ne distingue que des vocables sans suite, de purs signes arbitraires, Léon Bloy devine une cohérence éblouissante, et, par certains égards, vertigineuse et terrifiante. Léon Bloy n'est pas de ces dévots qui trouvent dans la foi et dans l'Eglise de quoi se rassurer. Ces dévots modernes, bourgeois au sens flaubertien, Léon Bloy les fustige ainsi que la « société sans grandeur ni force » dont ils sont les défenseurs. Il est fort improbable, quoiqu'en disent les journaleux peu informés qui voient en Bloy un « intégriste », que l'auteur du Désespéré et de La Femme Pauvre se fût retrouvé du côté de nos actuels, trop actuels « défenseurs des valeurs », moralisateurs sans envergure ni générosité,- et par voie de conséquence, sans le moindre sens de la rébellion. Or s'il est un mot qui qualifie avec précision la tournure d'esprit de cet homme de Tradition, c'est rebelle !

Pour Léon Bloy, quel que soit par moment son harassement, le combat n'est pas fini, il y retourne, chaque jour est le moment décisif d'une guerre sainte. Léon Bloy est un moine-soldat qui va son chemin d'écrivain, non sans donner ici et là quelques coups de massue, pour reprendre la formule évolienne. Ainsi le sport, objet, depuis peu, d'un nouveau culte national est-il, pour Léon Bloy « le moyen le plus sûr de produire une génération d'infirmes et de crétins malfaisants ». Quant à la Démocratie, bien vantée, elle lui suggère cette réflexion : « Un des inconvénients les moins observés du suffrage universel, c'est de contraindre des citoyens en putréfaction à sortir de leurs sépulcres pour élire ou pour être élus. » Cette outrance verbale dissimule souvent une intuition. Tout, dans ce monde planifié, ne conjure-t-il pas à faire de nous une race de morts-vivants, réduits à la survie, dans une radicale dépossession spirituelle. Que sont les Modernes devant leurs écrans ? Quel songe de mort les hante ? Les rêveries du Moderne ne sont-elles pas avant tout macabres ? Non, la religion de Léon Bloy n'est pas faite pour les « tièdes ». C'est une religion pour ceux qui ressentent les grandes froidures et qui attendent l'embrasement des âmes et des esprits. Le modèle littéraire de Léon Bloy ce sont les langues de feu de la Pentecôte.

Léon Bloy s'est nommé lui-même « Le Pèlerin de l'Absolu ». Chaque jour qui advient, et que l'auteur traverse comme une nouvelle épreuve où se forge son courage et son style, le rapproche du moment crucial où apparaîtront dans une lumière parfaite la concordance de l'histoire visible et de l'histoire invisible. Cette quête que Léon Bloy partage avec Joseph de Maistre et Balzac le conduit à une vision du monde littéralement liturgique. L'histoire de l'univers, comme celle de l'auteur esseulé dans son malheur et dans son combat, est « un immense Texte liturgique. » Les Symboles, ces « hiéroglyphes divins », corroborent la réalité où ils s'inscrivent, de même que les actes humains sont « la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères. »

Cette vision symbolique et théologique du monde en tant que Mystère limpide, c'est à dire offert à l'illumination (« l'illumination, lieu d'embarquement de tout enseignement théologique et mystique ») est à la fois la cause majeure de l'éloignement de l'œuvre de Léon Bloy et le principe de sa proximité extrême. Pour le moderne, la « folie » de Léon Bloy n'est pas dans sa véhémence, ni dans son lyrisme polémique, mais bien dans cette vision métaphysique et surnaturelle des destinées humaines et universelles. Pour Léon Bloy, qui n'est point hégélien, et qui va jusqu'à taquiner Villiers pour son hégélianisme « magique », les contraires s'embrassent et s'étreignent avec fougue. La nature porte la marque de la Surnature, mais par un vide qui serait l'empreinte du Sceau. De même, l'extrême pauvreté engendre le style le plus fastueux. C'est précisément car l'écrivain est pauvre que son style doit témoigner de la plus exubérante richesse. La pauvreté matérielle est ce vide qui laisse sa place à la dispendieuse nature poétique. Car la pauvreté, pour Bloy, n'est pas le fait du hasard, elle est la preuve d'une élection, elle est le signe visible d'un privilège invisible qu'il appartient à l'Auteur de célébrer somptueusement. La richesse verbale de Léon Bloy est toute entière un hommage à la pauvreté, à sa profondeur lumineuse, à la grâce qu'elle fait à la générosité de se manifester. Celui qui donne se sauve. Le mendiant peut donc, à bon droit être « ingrat ». Son ingratitude rédime celui qui pourrait s'en offenser. Mais qu'est-ce qu'un pauvre, dans la perspective métaphysique ? C'est avant tout celui qui récuse par avance toute vénalité. Or qu'est-ce que le monde moderne si ce n'est un monde qui fait de la vénalité même un principe moral, une cause efficiente du Bien et « des biens » ? Pour le Moderne, celui qui parvient à se vendre prouve son utilité dans la société et donc sa valeur morale. Celui qui ne parvient pas, ou, pire, qui ne veut pas se vendre est immoral.

Contre ce sinistre état de fait, qui pervertit l'esprit humain, l'œuvre de Léon Bloy dresse un grandiose et intarissable réquisitoire. Or, c'est bien ce réquisitoire que les Modernes ne veulent pas entendre et qu'ils cherchent à minimiser en le réduisant à la « singularité » de l'auteur. Certes Léon Bloy est singulier, mais c'est d'abord parce qu'il se veut religieusement « un Unique pour un Unique ». La situation dans laquelle il se trouve enchaîné n'en est pas moins réelle et la description qu'il en donne particulièrement pertinente en ces temps où face à la marchandise mondiale le Pauvre est devenu encore beaucoup plus radicalement pauvre qu'il ne l'était au dix-neuvième siècle. La morale désormais se confond avec le Marché, et l'on pourrait presque dire que, pour le Moderne libéral, la notion d'immoralité et celle de non-rentabilité ne font plus qu'une. Refuser ce règne de l'économie, c'est à coup sûr être ou devenir pauvre et accueillir en soi les gloires du Saint-Esprit, dont la nature dispensatrice, effusive et lumineuse ne connaît point de limite.

Contre le monde moderne, Léon Bloy ne convoque point des utopies sociales, ni même un retour au « religieux » ou à quelque manifestation « révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » de la puissance temporelle. Contre ce monde, « qui est du démon », Léon Bloy évoque le Saint-Esprit, au point que certains critiques ont cru voir en lui un de ces mystiques du « troisième Règne », qui prophétisent après le règne du Père, et le règne du Fils, la venue d'un règne du Saint-Esprit coïncidant avec un retour de l'Age d'Or. Lorsqu'un véritable écrivain s'empare d'une vision dont la justesse foudroie, peu importent les terminologies. Sa vision le précède, elle n'en précède que mieux les interprétations historiographiques. « Aussi longtemps que le Surnaturel n'apparaîtra pas manifestement, incontestablement, délicieusement, il n'y aura rien de fait. »

 
 

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Léon Bloy, el Extemporáneo

 

“Es indispensable que la Verdad esté en la Gloria.” Léon Bloy.

 

“Todo lo moderno pertenece al demonio”, escribe Léon Bloy el 7 de agosto de 1910. Fue, según nos parece, mucho antes de las guerras mundiales, las bombas atómicas y las catástrofes nucleares, los campos de concentración, las manipulaciones genéticas y el totalitarismo cibernético. En 1910, a Léon Bloy se lo podía tomar por un extravagante; hoy en día sus vislumbres, como los del genial Villiers de L’Isle-Adam de los Cuentos crueles, son de una pertinencia turbadora. Aumenta, y cada vez más, la distancia entre los que dormitan al margen de su época y no comprenden nada de las pruebas y los horrores a los que nos somete, y los que, a ejemplo de Léon Bloy, viven tan precisamente en el centro mismo de su época que alcanzan ese punto de no retorno en el que se la comprende, se la juzga y se la supera. Léon Bloy escribe a la espera del Apocalipsis. Todos esos acontecimientos, singulares o característicos, que se producen en una temporalidad aparentemente profana, Léon Bloy los analiza en una perspectiva sagrada. La historia visible, que Léon Bloy está lejos de desconocer, sólo es para él el eco de una historia invisible.

“Todo es pura apariencia, todo es puro símbolo”, escribe Léon Bloy. “Somos durmientes que gritan durante el sueño. Nunca podemos sabes si algo que nos aflige no es el principio de nuestra dicha ulterior.”

Esta perspectiva simbólica es la más ajena posible a la mentalidad moderna. Para el Moderno, el tiempo y la historia se reducen a lo que parecen ser. Para Bloy, el tiempo sólo es, como para Platón y la teología medieval, “la imagen móvil de la eternidad”, y la historia comunica un mensaje que al escritor-profeta le toca descifrar y divulgar entre sus semejantes. Para Léon Bloy, el Diario, lejos de limitarse a la descripción psicológica de su autor, tiene por objetivo el de dejar registrados los “signos” y los “intersignos” de la historia visible e invisible, a fin de favorecer el retorno del tiempo en la estructura soberana de la eternidad.

Para Léon Bloy, que se define a sí mismo como “un espíritu intuitivo y de apercepción lejana, y, por consiguiente, siempre arrastrado más acá o más allá del tiempo”, la función del autor al escribir su diario no es la de someterse a la temporalidad fugitiva sino, muy por el contrario, la de “abarcar con una mirada única la multitud infinita de los gestos concomitantes de la Providencia”.  El Diario —al mismo tiempo que marca el paso, dejando resonar en sí mismo, y en el alma del lector amigo, el sufrimiento o la dicha, menos frecuente, de cada día, las “novedades” modestas o grandiosas del mundo— no deja de inscribirse en una rebelión contra lo fragmentario, lo relativo o lo efímero. Este Diario, que en esto desconcierta a un lector moderno, no tiene otra finalidad que la de descifrar la gramática de Dios.

Allí donde el Moderno sólo distingue vocablos inconexos, puros signos arbitrarios, Léon Bloy intuye una coherencia deslumbrante y, en ciertos aspectos, vertiginosa y aterradora. Léon Bloy no es uno de esos devotos que encuentran en la fe y en la iglesia con qué tranquilizarse. A esos devotos modernos, burgueses en el sentido de Flaubert, Léon Bloy los fustiga al igual que a la “sociedad sin grandeza ni fuerza” que defienden. Es altamente improbable, digan lo que digan los periodistuchos poco informados que ven en Bloy a un “integrista”, que el autor de El desesperado y de La mujer pobre hubiese estado en el mismo campo de nuestros actuales, demasiado actuales “defensores de los valores”, moralizadores sin envergadura ni generosidad —y, por consiguiente, sin el menor sentido de la rebelión. Ahora bien, si hay una palabra que define con precisión la mentalidad de este hombre de Tradición, esta palabra es “rebelde”.

Para Léon Bloy, por más extenuado que esté por momentos, el combate no ha terminado, vuelve a él, cada día es el momento decisivo de una guerra santa. Léon Bloy es un monje soldado que sigue su camino de escritor, no sin dar acá y allá algunos mazazos, para emplear la expresión de Julius Evola. Así es como el deporte, objeto, desde hace poco, de un nuevo culto nacional, es para Léon Bloy “el medio más seguro de producir una generación de inválidos y de cretinos dañinos”. En cuanto a la Democracia, tan ensalzada, le sugiere esta reflexión: “Uno de los inconvenientes menos observados del sufragio universal es el hecho de obligar a ciudadanos en estado de putrefacción a salir de su sepulcros para elegir o ser elegidos”. Esta desmesura verbal a menudo disimula una intuición. ¿Acaso no conspira todo, en este mundo planificado, para hacer de nosotros una raza de muertos vivos, reducidos a sobrevivir en una radical desposesión espiritual? ¿Qué son los Modernos delante de sus pantallas? ¿Qué sueño de muerte los posee? ¿Las Ensoñaciones del Moderno no son, ante todo, macabras? No, la religión de Léon Bloy no está hecha para los “tibios”. Es una religión para quienes sienten los grandes fríos y esperan el incendio de las almas y los espíritus. El modelo literario de Léon Bloy son las lenguas de fuego de Pentecostés.

Léon Bloy se llamó a sí mismo “El Peregrino del Absoluto”. Cada día que llega, y que el autor atraviesa como una nueva prueba en que se templan su coraje y su estilo, lo acerca al momento crucial en que aparecerán con perfecta claridad la concordancia entre la historia visible y la historia invisible. Esta búsqueda, que Léon Bloy comparte con Joseph de Maistre y Balzac, lo conduce a una visión del mundo literalmente litúrgica. La historia del universo, tanto como la del autor aislado en su desdicha y en su combate, es “un inmenso Texto litúrgico”. Los Símbolos, esos “jeroglíficos divinos”, corroboran la realidad en que se inscriben, así como los actos humanos son “la sintaxis infinita de un libro insospechado y lleno de misterios”.

Esta visión simbólica y teológica del mundo como Misterio límpido, es decir, alcanzable por la iluminación (“la iluminación, punto de embarque de toda enseñanza teológica y mística”), es, al mismo tiempo, la causa principal de lo alejado de la obra de Léon Bloy y el principio de su cercanía extrema. Para el moderno, la “locura” de Léon Bloy no reside en su vehemencia ni en su lirismo polémico, sino precisamente en esta visión metafísica y sobrenatural de los destinos humanos y universales. Para Léon Bloy, que no es en absoluto hegeliano, y que hasta llega a burlarse de Villiers de l’Isle-Adam por su hegelianismo “mágico”, los contrarios se abrazan y se estrechan con ardor. La naturaleza tiene la impronta de la Sobrenaturaleza, pero por medio de un vacío que fuese la marca del Sello. De igual modo, la extrema pobreza engendra el estilo más fastuoso. Es precisamente porque el escritor es pobre por lo que su estilo debe dar testimonio de la riqueza más exuberante. La pobreza material es el vacío que le cede el lugar a la dispendiosa naturaleza poética. Ya que la pobreza, para Bloy, no es el resultado del azar: es la prueba de una elección, es el signo visible de un privilegio invisible que le incumbe al Autor celebrar suntuosamente.

La riqueza verbal de Léon Bloy es toda ella un homenaje a la pobreza, a su profundidad luminosa, al favor que le hace a la generosidad permitiéndole manifestarse. El que da, se salva. El mendigo puede entonces, con toda razón, ser “ingrato”. Su ingratitud redime al que podría tomarla como una ofensa. Pero ¿qué es un pobre, en la perspectiva metafísica? Es, ante todo, aquél que rechaza de antemano toda venalidad. Ahora bien, ¿qué es el mundo moderno sino un mundo que hace de la venalidad misma un principio moral, una causa eficiente del Bien y de “los bienes”? Para el Moderno, el que logra venderse prueba su utilidad en la sociedad y, por lo tanto, su valor moral. El que no logra o, peor aún, no quiere venderse, es inmoral.

Contra esta siniestra situación de hecho, que pervierte el espíritu humano, la obra de Léon Bloy lanza una grandiosa e inagotable acusación. Ahora bien, es precisamente esta acusación lo que los Modernos no quieren oír y tratan de minimizar, reduciéndola a la “singularidad” del autor. Por cierto, Léon Bloy es singular, pero esto es, en primer término, porque elige ser, religiosamente, “un Único para un Único”. La situación en que se encuentra encadenado no es por esto menos real, y la descripción que da de ella es particularmente pertinente en estos tiempos en que, ante la mercancía mundial, el Pobre se ha vuelto aún mucho más radicalmente pobre de lo que lo era en el siglo XIX. La moral, ahora, se confunde con el Mercado, y casi podríamos decir que, para el Moderno liberal, la noción de inmoralidad y la de no rentabilidad no son más que una y la misma. Rechazar este reino de la economía es, con toda seguridad, ser o volverse pobre, y acoger en uno mismo las glorias del Espíritu Santo, cuya naturaleza dispensadora, efusiva y luminosa no conoce límite alguno.

Contra el mundo moderno, Léon Bloy no llama a ninguna utopía social, ni siquiera a un regreso a lo “religioso” o a alguna manifestación “revolucionaria” o “contrarrevolucionaria” del poder temporal. Contra este mundo, “que pertenece al demonio”, Léon Bloy invoca al Espíritu Santo, hasta el punto de que algunos críticos han creído ver en él a uno de esos místicos del “Tercer Reino” que profetizan, para después del Reino del Padre y del Reino del Hijo, el advenimiento de un reino del Espíritu Santo que coincidirá con un retorno a la Edad de Oro. Cuando un auténtico escritor se apodera de una visión de exactitud fulminante, poco importan las terminologías. Su visión le precede y,  por lo mismo, mejor aún precede a las interpretaciones historiográficas. “Mientras lo Sobrenatural no se muestre de modo manifiesto, indiscutible, delicioso, nada estará hecho.”

Traducción de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán.

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26/01/2022

Pierre Boutang et la "vox cordis", l'art de la traduction:

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Luc-Olivier d'Algange

Pierre Boutang et la vox cordis 

Note sur l'art de la traduction

 

« Ainsi chaque réel poème a pour invisible

réserve, ce que le Moyen-Age nommait

vox cordis, une voix du cœur. »

 

Pierre BOUTANG

 

Il est de coutume de juger l'œuvre de Pierre Boutang, pour l'en louer ou l'en blâmer, peu importe, à l'aune de sa fidélité à Charles Maurras. Pierre Boutang ne cessa jamais, à l'inverse de tant d'autres, de mentalité honteuse ou renégate, de témoigner d'une fidélité essentielle à l'égard de l'auteur (enseveli sous l'opprobre, le mépris et l'indifférence) de L'Avenir de l'Intelligence. Etre fidèle à Charles Maurras, ce ne fut certes point, pour Pierre Boutang, s'obstiner, à l'exemple de quelques acariâtres, sur les vues partielles défendues par le Maître de Martigues dans tel ou tel éditorial malencontreux, mais bien accomplir cet acte de remémoration et de gratitude par lequel le disciple établit l'autorité du Maître dans son essence, sans pour autant éprouver la tentation « psittaciste », sans âme, qui accable l'oeuvre sous le poids de la lettre morte. Villiers de l'Isle-Adam dans un conte intitulé Les Plagiaires de la foudre traite la question sous forme de parabole.

Rien n'est moins aimable que le reniement. Déprécier le passé du monde, de son pays, ou ne fût-ce que de sa propre existence est, selon Nietzsche, le signe propre du nihilisme. Celui qui renie son passé ne fonde point le nouveau mais l'abolit. L'idée même d'un « couronnement des formes », d'un accomplissement du destin, d'une réalisation, au sens métaphysique, voire initiatique du terme, suppose que l'âme humaine, l’amoureuse amie de Mnémosyme, eût construit, pierre à pierre, et avec déférence, un édifice du Souvenir. Etre fidèle, ce n'est point idolâtrer le passé, c'est veiller sur la flamme, dispensatrice à la fois de chaleur et de lumière, afin qu'elle ne s'éteigne. Témoigner d'une fidélité essentielle, n’est-ce point comprendre alors la différence entre le Maître qui nous fait disciple et le Maître qui nous fait esclave ? Etre fidèle, n’est-ce point atteindre à cette liberté essentielle, caractère dominant de l'auteur Pierre Boutang : liberté qui est le « privilège immémorial de la franchise », signe de l'attachement de l'auteur à son Pays qui lui permet d'être lui-même, sans pour autant être « maurrassien » à la façon des épigones et des obtus? Ces nuances échapperont aux esprits mécaniques. Pierre Boutang sut rendre possible une telle méditation sur le Logos et la nécessaire convenance du monde au langage qui l'élucide et l'enchante et, par voie de conséquence, témoigner de la tradition, et de l'art du traducteur, qui présument l'autorité du sens.

Dès lors que l'on ne cède point à la superstition ou à l'idolâtrie du texte réduit à sa propre immanence, comme il était d'obligation naguère dans les sectes de la critique « matérialiste », il devient légitime de s'interroger sur les fonctions, non plus de l' « écriture » mais de l'auteur. Les fonctions de l'auteur sont de l'ordre de son magistère. Dans la perspective métaphysique ou plus exactement théologique, qui ne cessa jamais d'être celle de Pierre Boutang, même au cœur le plus ardent de son combat politique, l'œuvre est un moyen de connaissance et de justice. Si la fonction dévolue à quelques écrivains est de distraire, à d'autres, moins enviables, de relever la bonne conscience défaillante de leurs lecteurs, à d'autres encore plus simplement de « passer le temps », comme si temps n'accomplissait pas cette fonction de son propre chef, les fonctions de l'œuvre de Pierre Boutang sont infiniment plus complexes et d'une portée si grande que nous parions volontiers qu'elles ne commencent qu'à peine à être évaluées.

Pierre Boutang, « logocrate », monarchiste, philosophe et traducteur, fit donc de chacune de ses « vertus » au sens antique, une « fonction », au sens sacerdotal. Etre monarchiste loin d'être seulement l'expression d'une conviction, ce fut, pour lui, une poétique et une rhétorique, au sens noble, médiéval et théologique, c'est à dire la façon, également grammaticale et étymologique tout autant qu'architecturale et musicale, de comprendre l'ordre humain et l'ordre du monde en concordance avec l'ordre divin. Alors que le « monarchisme » de beaucoup d'autres n'est qu'une façon retorse d'avouer leurs nostalgies d'un monde réduit précisément aux valeurs de la « troisième fonction », au sens dumézilien, « travail, famille, patrie », c'est-à-dire aux « valeurs » bourgeoises dans toute leur horreur, à quoi s'ajoute le goût obscur pour la défaite, la contrition, et une forme vaniteuse d'irresponsabilité, pour Pierre Boutang être fidèle au Roi, ce fut d'abord se souvenir que la France, par provenance, et osons le croire par destination, est un Royaume, et que la « République » ( dont il est permis à présent de préférer l'aristocratisme jacobin, d'allure encore vaguement stendhalienne, à l'actuel totalitarisme démocratique) est elle- même faite avec ce Royaume dont elle décapita les symboles.

Etre monarchiste, pour Pierre Boutang, ce fut comprendre, par delà les considérations « positivistes » (inspirées d'Auguste Comte, d'Anatole France ou de Renan) de Maurras, que l'ordre politique et terrestre n'est digne d'être respecté que s'il reçoit humblement l'empreinte de l'Ordre du Ciel. La fonction d'Auteur monarchique que Pierre Boutang fut, avec Henry Montaigu, un des très rares à hausser à l'exigible dignité chevaleresque, annonce ainsi sa fonction de philosophe, c'est-à-dire d'amoureux de la sagesse. Car si l'Ordre est vénérable, en ce qu'il témoigne du permanent, et s'il est préférable a priori à la subversion, désastreuse par nature, il n'en demeure pas moins que l’auteur des Abeilles de Delphes, dans la fameuse querelle sur le « coup de force » qui eût libéré Socrate de ses geôliers, eût été enclin à passer outre aux recommandations légalistes de Socrate pour le sauver. L'Ordre est sacré, certes, mais encore faut-il qu'il ne contredise point le cri du coeur qui, en certaines circonstances, nous en révèle la nature parodique. Dans la honte et l'horreur où nous plonge le désastre du monde moderne, le grand péril est de céder à n'importe quelle « réaction », de nous contenter d'un « ersatz ». Mieux vaut approfondir en soi l'absence du Royaume, de l'Ordre, du Sacré que d'en faire un simulacre. Les temps modernes sont aux faux-semblants. Des fausses légions romaines de Hitler aux châteaux en carton-pâte des parcs d'attraction d'Outre-Atlantique venus s'installer chez nous, la ligne constante du monde moderne est de substituer le faux spectaculaire à «  la simple dignité des êtres et des choses ».

Amoureux de la sagesse, le philosophe est aussi amoureux du langage qui porte en lui, comme un secret et comme une évidence, les normes de la sagesse. Le pouvoir du Logos accroît notre liberté et notre autorité. L'oeuvre de Pierre Boutang se laisse lire comme une méditation sur le Logos incarné. Etre auteur, c'est remplir ces « fonctions » de l'auctoritas non sans un certain détachement, accomplir son destin, faire son oeuvre, être à la hauteur de cette « disposition providentielle » dont la surnature nous privilégie et dont tout combat humain n'est que la remémoration ou le remerciement.

Les talents ne sont pas donnés en vain et comme les hommes plus généreux sont aussi les plus prompts à révéler leurs talents, il est compréhensible que l'écart se creuse entre les hommes et entre leurs oeuvres. Mais cette inégalité est avant tout, pour reprendre le mot de Maurras, une « inégalité protectrice ». La méditation sur la Monarchie, sur le pouvoir du Logos et sur la rhétorique de Dieu que Pierre Boutang poursuit à travers son oeuvre ne sera point sans redonner, au grand scandale des bien-pensants, un sens profond, et dirions-nous profondément chrétien, - au mot hiérarchie. Parmi les rares écrits anglais trouvant grâce aux yeux de Maurras figurait le Colloque entre Monos et Una d'Edgar Poe qui comporte, il est vrai l'une des critiques métaphysiques les mieux formulées de l'idéologie démocratique: « Entre autres idées bizarres, celle de l'égalité universelle avait gagné du terrain, et à la face de l'Analogie et de Dieu, en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. » Nous comprenons, alors que ce qui distingue les hommes en accord avec les profondeurs du temps et les « derniers des hommes » au sens nietzschéen, « ceux qui clignent des yeux », n’est autre que le sens des gradations.

Ce sens des gradations qui est d'abord résistance à la planification sera aussi une clef pour comprendre la pensée platonicienne de la Forme et du Logos dont Pierre Boutang ravive les prestiges et approfondit les possibilités. Il existe une façon matutinale d'être platonicien, de faire de la pensée un chant de gratitude dans le « matin profond », et cette « façon », cette poétique, en référence à l'étymologie du faire poétique, nous délivre de ce « dualisme morose » où certains voulurent enfermer l'oeuvre de Platon et de ces disciples. De même que Pierre Boutang eût été tenté de sortir Socrate de sa geôle, il saura prendre les mesures nécessaires pour sortir Platon de sa prison exégétique où, non sans les commodités propres aux prisons « modernes », Platon se trouve réduit à une triste « perpétuité ». L'oeuvre de Pierre Boutang réfute ainsi un nombre considérable de banalités fallacieuses. A commencer par la plus insistante de toutes qui consiste pour le premier venu à prétendre au « renversement du platonisme ». La belle affaire que de « renverser » : de quoi satisfaire à la fois au goût moderne de la subversion et à l'indéracinable vanité humaine. Pierre Boutang, en renouant avec une subtilité herméneutique perdue, fut sans doute, avec Henry Corbin et George Steiner, celui des philosophes qui nous offrit l'ultime chance de comprendre, avant la liquidation générale de tout, que ce platonisme « renversé » par une prétention qui se voudrait nietzschéenne (alors qu’elle n'est que bonhomesque) est une caricature.

Poursuivant avec audace et humilité la méditation européenne sur la Forme et le Logos sans faire système ni doxa de ce qui ne s'y prête point, Pierre Boutang exige de son lecteur cette témérité et cette déférence qui, selon la formule d'Hölderlin, fondent « ce qui demeure ». Les philosophes modernes, loin d'avoir renversé le platonisme se sont contentés d'en fermer l'accès, d'en rendre l'approche impraticable par des approximations et des sophismes. Ainsi en est-il de la confusion assez systématiquement entretenue entre l'opposition et la distinction. Platon distingue le monde des Idées et le monde sensible, il ne les oppose point ni ne les sépare. Platon distingue car distinguer est le propre de la connaissance et l'art du poète comme du métaphysicien. De même que le musicien distinguera le timbre, le rythme et la mélodie, sans davantage concevoir qu'on dût les séparer, Platon distingue les idées et les réalités sensibles comme Julius Evola, l'un de ses lointains disciples, distinguera la forme de la matière. Platon lui-même parle des « gradations infinies » qui unissent les mondes que l'exigence de la connaissance distingue. Il y a dans l'insistance des Modernes à « renverser le platonisme » une volonté déterminée de ne pas comprendre la Forme, le Logos et l'Un qui fondent la métaphysique et l'ontologie européennes. Le grand mérite de Pierre Boutang sera de renouer la « catena aurea », qui nous unit à Platon, Parménide, Aristote et à la Théologie médiévale après laquelle une grande part de l'ingéniosité humaine consistera à déraisonner de façon de plus en plus utilitaire.

L'Idea, la Forme, au sens platonicien, ne se réfute qu'au profit d'un nouvel obscurantisme, peut-être le pire de tous, qui délie, scinde, déconstruit ; d'une relativisation générale qui, récusant la notion d'interdépendance universelle n'est plus qu'une méthode pour nier tout sens et toute orientation. Si nous ne pouvons nier la Forme, et que toutes les choses ont une forme qui correspond à un modèle, il demeure possible de contester ce que l'on suppose être l'intention de la métaphysique, qui est d'affirmer la précellence de l'Un et de l'Eternel sur le multiple et le fugace. Or le monde moderne a ceci d'étonnant qu'il choisit ses chantres parmi les hommes qui éprouvent le plus vive aversion pour la communion des esprits. Nier l'éternité, le Logos, l'Un, c'est rendre impossible la communion des esprits, c'est rejeter dans une multiplicité aléatoire un message réduit à sa propre immanence et vouée à ne « signifier » fugacement que dans un temps ou dans un lieu donné. Sous couvert de dénoncer toute hiérarchie, y compris celle qui, par gradations infinies embrasse toute chose dans un même amour (ou dans une même logique) et de refuser toute autorité (y compris celle qui est contre le pouvoir, dont la nature est d'abuser, le seul recours de la liberté), le Moderne invente un monde où la communion cède définitivement à la fascination, où les signes et les symboles réduits à eux-mêmes deviennent idoles et où la solitude, - n'étant plus glorifiée par l'unificence de Dieu - n'est plus que l'esseulement de l'insolite, de l'unité interchangeable, propre à cet individualisme de masse qui parachève les ambitions les plus folles du totalitarisme.

Ce n'est pas le caractère le moins diabolique de ce siècle étrange que d'avoir généralisé la « communication » tout en ôtant aux hommes la possibilité de la communion. Exception lumineuse, la rencontre de Pierre Boutang et de George Steiner, fut bien davantage qu'un heureux hasard médiatique. Pour peu que l'on cultive quelque peu, à l'exemple du bon maître d'Engadine, le goût de la généalogie des idées, l'importance de la théorie de la traduction, aussi bien dans l’œuvre de Boutang que de Steiner, ne manquera pas d'apparaître dans sa perspective métaphysique. La riposte à Derrida et à quelques autres, qui persistent à refuser le sens comme une déplorable « survivance platonicienne », vient ainsi étayer dans notre pensée l'Art poétique de Pierre Boutang, comme de juste dédié à Steiner, et qui est d'abord un traité de la traduction.

Que la traduction soit possible, nous dit Steiner, prouve l'existence du sens. Non point d'un « sens » comme épiphénomène, prolongement du « fonctionnement du texte » mais comme origine, voire comme Mystère, dont il reviendra à l'Art poétique de manifester la présence réelle. L'insistance du Moderne à nier la possibilité ou la légitimité de la traduction, toute traduction s'avérant pour lui inadéquate ou délictueuse, n'est rien moins qu'innocente ; à suivre le raisonnement de Steiner et celui de Boutang, si nous pouvons traduire, toute la doxa moderne et matérialiste se trouve récusée. Si le sens existe, s'il se manifeste en « présence réelle », ainsi que l'établit la simple possibilité de la traduction, l'intelligence même du mouvement renoue avec l'herméneutique, et, par voie de conséquence, avec la tradition.

Ce qui peut être traduit, cette possibilité universelle du sens, tel est le fondement de l'herméneutique et de la tradition. Interpréter, traduire, transmettre, telles sont, pour l'homme traditionnel, les fonctions essentielles de l'entendement humain, et l'aventure par excellence, dont la navigation d'Ulysse est la métaphore immense. Ce qui peut être traduit navigue sur le vaisseau du langage dont les cordes, les voiles et le bois sont la grammaire. L'herméneute est celui qui fait sienne cette beauté maritime, qui veille sur les variations météorologiques révélées par les souffles et les couleurs. Celui qui aborde un poème avec un cœur moins aventureux demeurera en deçà de l'honneur que la Providence lui fait d'une telle rencontre. Comme dans toutes les circonstances majeures de l'existence, tout se joue dans la déférence. S'orienter dans les ténèbres des signes réduits à eux-mêmes, jusqu'au matin, tel sera le courage du traducteur.

Avant de traduire d'une langue à une autre, dans ce monde « d'après Babel » où nous sommes précipités de naissance, le traducteur traduit du silence qui est en amont de l'oeuvre. Toute traduction est ainsi non seulement herméneutique, elle est aussi gnostique, à la condition de comprendre que le mot gnose ne renvoie pas ici aux théogonies des sectes d'Alexandrie qui voyaient en la création l'oeuvre du démon, mais à la connaissance, la gnosis que Platon distingue de l'opinion, de la doxa. Ce que le Moderne nie en niant la possibilité de la traduction, n'est rien d'autre que la tradition avec ses ramifications et ses arborescences. Enfermer chaque langue dans la prison de ses mécanismes, et chaque auteur dans le cachot de sa subjectivité intransmissible, soumettre les idées, les métaphysiques, les symboles et les mythes à des circonstances sociologiques, en un mot, expliquer le supérieur par l'inférieur, au point de ôter à l'esprit toute réalité, telle est l'ambition du Moderne qui ne peut établir son règne totalitaire qu'à ce prix. C'est à ce titre que l'on cherche, depuis plusieurs décennies, à nous faire croire que Platon, Dante, Shakespeare nous sont devenus incompréhensibles afin qu'ils le deviennent et que nous soit ôté ce lien aux gloires et aux autorités d'antan où nous puisons la force de résister aux offenses et aux pouvoirs d'aujourd'hui.

Ne voir que le mécanisme des êtres, des oeuvres et des choses, c'est hâter le moment où tous les êtres, toutes les oeuvres et toutes les choses seront entièrement livrés à un mécanisme. A l'analyse et à l'explication où le Moderne accomplit sa vocation titanique, Pierre Boutang oppose l'interprétation et la compréhension des gradations. A travers ses traductions de l'Ecclésiaste, de Sophocle, de Shelley ou de Rilke, Pierre Boutang fait l'expérience, non de mécanismes mais « d'une poésie secrètement unique dont il est naturel ou surnaturel qu'elle passe toute entière, non sans métamorphose, dans d'autres langues humaines parce qu'elle est la langue des dieux. Et puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, il faut que ce soit parce qu'elle est poésie et non prose. »

Le rapport essentiel qui rend possible ce périple odysséen ne sera donc pas celui qui s'établit, ou manque à s'établir, entre le poète traduit et le poète traducteur, ou entre la langue d'origine et la langue destinée mais, plus profondément, entre le poème et l'Auteur « L'être du poème à traduire, écrit Pierre Boutang, n'est de personne, il est comme le poème, présent dans sa langue - au point décisif de l'expérience. » Cette affirmation suffit à elle seule à marquer le différend qui oppose Pierre Boutang à la presque totalité des critiques qui furent ses contemporains. Loin de lancer devant soi l'être du poème ou quelque audacieuse et peut-être salvatrice hypothèse ontologique, la critique moderne fit de son mieux pour dénier à la poésie tout être, voire toute existence, à la rendre dépendante, non seulement de l'humain mais d'un humain défini selon des critères strictement déterministes.

Qu'il y eût un être du poème et donc, de la part du poète, comme du traducteur, la possibilité d'une gnose et d'une ontologie poétique, c'est bien là une hypothèse qui, non seulement ne fut pas envisagée mais dont il parut nécessaire, pour d'évidentes raisons d'orthopraxie matérialiste, d'exclure toute approche possible. Telle fut la sereine fulgurance de Pierre Boutang, en concordance avec sa fidélité, de nous faire comprendre que le poète est à la poésie ce que l'homme est à Dieu, le plus simplement du monde « un éclair dans un éclair » selon la formule étonnante d'Angélus Silésius. « Le traducteur auprès de cet être, écrit Pierre Boutang, ne diffère pas foncièrement du poète, lui-même effacé par son ouvrage. » Le tout est d'entendre ce qui est dit. A peine sommes-nous présents à notre esprit que nous devenons l'infini à nous-mêmes. Les vertus réfléchissantes de notre spéculation que la vérité métaphysique embrase, comme un soleil la surface des eaux, s'incarnent dans le chant. Dans les éclats illustres de cette transcendance immanente, nous abandonnons l'illusion dérisoire d'un poème issu de l'humain pour rejoindre l'élan de l'hypothèse audacieuse, odysséenne, d'une poésie reçue des dieux ou de Dieu.

Certes, l'être simple du poème, en tant que pure transcendance, est au-delà de la subjectivité et de l'objectivité, de même qu'il ignore l'opposition coutumière entre l'intérieur et l'extérieur. Toutefois, la façon la moins malencontreuse d'aborder le poème est encore de commencer par lui reconnaître cette grande vertu d'objectivité, où le Moi s'efface, et qui est le propre des natures héroïques et sacerdotales. L'oeuvre de Pierre Boutang et de Henry Montaigu se rejoignent là encore pour reconnaître dans cette vertu une prédestination surnaturelle de la langue française dont Boutang souligne « l'universalité et la vocation à traduire les proses de Babel et à les attirer sur un terrain commun ». Une fois dépassées les contingences, par l'immensité des désastres qui survinrent, l’ « action française » ne saurait plus être qu'une action du Logos français, une action oblative, c'est-à-dire une prière du coeur d'où naissent surnaturellement les prosodies de Scève, de Nerval ou d'Apollinaire. Pierre Boutang en témoigne: «  La langue française ne devrait d'abord établir ses titres et son privilège que dans la traduction du poème et de tout ce qui demeure d'héroïque et de divin dans l'existence des hommes de toute origine ». L'universalité métaphysique non seulement ne dénie pas cette « disposition providentielle », elle en accomplit la vocation profonde.

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Entretien pour la revue "Symbole":

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Luc-Olivier d'Algange

Entretien pour la revue Symbole

 

 

Depuis une vingtaine d’années, vous avez publié plusieurs ouvrages et collaboré à de nombreuses revues. Vous n’êtes pas romancier, ni historien, ni essayiste – du moins au sens intellectuel et universitaire que ce mot a pris dans la production éditoriale ; plutôt poète et métaphysicien, ce qui est peut-être la même chose… Comment qualifier la nature de votre démarche d’écrivain, entre « littérature » et « gnose » (tous les mots sont piégés) ?

Luc-Olivier d'Algange: C’est le paradoxe éminent du langage d’être à la fois un piège et une possibilité de délivrance, un objet de fascination et un principe de communion. Nous sommes condamnés à nous débattre dans les rets du discours, non sans, de temps à autre, l’espoir d’un Grand-Large de poésie et de métaphysique. Entre la lettre morte et l’esprit qui vivifie, entre la citerne croupissante et l’eau vive, la différence est inaperçue, et généralement presque imperceptible. C’est elle pourtant qui distingue et qui sauve. Pour les esprits peu informés, sinon malintentionnés ou malappris, la « gnose » se réduit aux divagations de quelques extravagantes sectes alexandrines et quiconque use du mot doit donc être relégué parmi les hérésiarques. C’est oublier que la gnose est d’abord connaissance, et que le refus de toute connaissance est une autre hérésie : celle des « gnosimaques » qu’évoquent les traités de théologie.

Remarquons, en passant, que les Modernes s’en laissent, à l’excès, imposer par les mots, comme par les apparences. Le mot, qui ne prend sens que dans la phrase – qui elle-même ne prend sens que dans l’œuvre – agit sur eux à la façon d’un sigle, d’un « logo » publicitaire. Or le « logo » est l’exact inverse du logos, autrement dit de la logique ; et ce fut l’immense mérite de René Guénon de nous avoir rappelé, par l’exemple, qu’être métaphysicien, c’est aussi être logicien : c’est-à-dire donner aux mots un sens, non point immanent et immédiat, mais, si j’ose dire, transcendant et « réfracté ». Ce que résume parfaitement cette phrase de Saint Augustin, que j’aime à citer : « Nous qui savons ce que vous pensez, nous ne pouvons ignorer comment et en quel sens vous dites ces choses. » Le bon usage de la gnose serait ainsi de consentir à se laisser instruire, fût-ce par des réponses à des questions qui ne furent pas encore posées. se joue exactement la différence entre la certitude et la vérité, et plus encore entre l’administration de la « vérité », qui n’est plus alors qu’une certitude, humaine, trop humaine, et la quête de la vérité, le voyage vers les Îles vertes, vers le Graal.

J’userai donc du terme de gnose – même si je préfère ceux de « Sapience » et d’« herméneutique » – en dépit des équivoques et des hostilités qu’il suscite, en ce sens strictement platonicien qui distingue la gnôsis de la doxa, moins d’ailleurs pour les opposer que pour les hiérarchiser. De même que Platon n’oppose pas le sensible et l’intelligible, mais les distingue, en les unissant par, je cite, une gradation infinie, la doxa, la croyance, dans une perspective traditionnelle, ne s’oppose pas davantage à la gnôsis que la périphérie d’un cercle ne s’oppose à son centre. La gnose est un art de l’interprétation, autrement dit un voyage odysséen dont l’horizon est le Retour. L’herméneutique, loin de s’opposer à la lettre la sauve et la couronne. En ce sens, le gnostique, l’herméneute, est plus fidèle à la lettre que le littéraliste, qui en use à des fins politiques, dans une « praxis » publicitaire parfaitement accordée à l’absence d’esprit du monde moderne.

L’équivoque du mot « littérature » est du même ordre ; il y aurait ainsi une littérature « littéraliste », réduite au « travail du texte » et une littérature, si l’on ose dire, « contre-littéraliste », mais dont le « contre » est, pour ainsi dire, transmué en un « avec » ce que suggère l’étymologie grecque du mot qui désigne l’écrivain, syngrapheus : « écrire avec ». L’écrivain, au sens non plus littéraliste ou nihiliste, serait alors celui qui écrit avec le visible et l’invisible, celui qui ne désespère pas des mots galvaudés et profanés ; qui entrevoit, dans l’air mouvementé de ses phrases, une chance de témoigner en faveur du Beau, du Bien et du Vrai. Mais les plus grandes incertitudes sont ici requises en même temps que les belles espérances. La gnose ne saurait être péremptoire ; elle s’achemine vers la vérité plus qu’elle ne la détient. Certes, comme le Sîmorgh de l’admirable récit d’Attâr, elle est déjà ce vers quoi elle vole, mais les œuvres sont encore les moments, les étapes, les « stations », de sa divine ignorance.

À cette gnose accordée à l’humilité, s’oppose peut-être une gnose arrogante, une gnose fallacieuse, mais celle-ci n’est autre que la technique moderne, qui juge de tout par l’utilité, et dont nul ne sut mieux décrire les ingéniosités controuvées que Villiers de L’Isle-Adam dans ses Contes Cruels. Le propre de cette gnose arrogante est comme le remarquait aussi Hannah Arendt, de nous « exproprier » du réel, c’est-à-dire de la contemplation et de l’œuvre, pour nous réduire à l’animalité sophistiquée du travail et de la consommation. Telle est la gnose qu’il faut combattre, mais par les armes de la gnose lumineuse, de la science du cœur. Avec, en fine pointe qui éclaire tout, la phrase de Saint Augustin. C’est, au fond, la question de la confiance. Ne point juger les choses de l’extérieur, en inférant de la forme, de l’apparence, ce qui est, comme le souligne Philippe Barthelet, le propre du Diable, mais à partir du cœur, à partir d’une sapience déjà acquise de toute éternité et qu’il suffit de retrouver, en toute innocence. Mais ce n’est pas en nous-mêmes que nous retrouverons cette sapience, mais en ceux à qui nous l’aurons fait partager ; qui pour nous, et mieux que nous, en témoigneront. La vérité est toujours « en communion ». La parole n’est pas dans la bouche de celui qui parle, ni dans l’oreille de celui qui entend, mais entre eux, dans cette espace auroral, incandescent, quelques preuves de la Toute-Possibilité nous sont offertes.

 

Il est clair que vos référents, votre écriture, et si l’on peut dire, votre « humeur », sont profondément occidentaux et chrétiens. Or les éléments propres à la Tradition Occidentale semblent aujourd’hui en plein reflux face à la déferlante mondiale d’une « spiritualité » marquée par un orientalisme assez douteux au plan doctrinal, ou par un syncrétisme New Age encore plus frelaté ! Comment déblayer aujourd’hui les voies d’accès à notre propre patrimoine spirituel ?

Luc-Olivier d'Algange: Croire au libre-arbitre, selon une inclination précisément occidentale et catholique, à laquelle s’oppose aussi bien le déterminisme que le fatalisme, c’est comprendre que nous sommes, sans cesse et en toute chose, confrontés à un en-deçà et un au-delà. Loin d’être binaires ou latérales, les idées sont verticales et hiérarchiques, avec des nuances d’infini – ou d’infinies nuances. La sociologie et la philosophie moderne excellent à nous réduire à des choix fallacieux : individualisme ou communautarisme, universalité ou enracinement, c’est oublier tout simplement qu’il existe une universalité de l’en-deçà, et une universalité de l’au-delà – celle-là même dont nous entretient magistralement René Guénon. L’universalité de l’en deçà est fondée sur le syncrétisme, la confusion des genres, l’amalgame empoisonné, la fantasmagorie totalitaire du « village planétaire », et se déploie en « orientalomanies » qui, non sans une certaine arrogance colonialiste, s’en vont piller de vénérables traditions étrangères, pour y trouver des « thérapies alternatives », un vague jargon et des « méthodes » pour « redynamiser » des cadres stressés. Le « New Age » se reconnaît à son idiome, ses anglicismes, sa mollesse intellectuelle, son côté « parc d’attraction » et son goût de la promiscuité. Tout y a été filtré par l’ignorance et les traditions évoquées y sont représentées comme le sont les châteaux médiévaux à Disney World. Le Moderne est fasciné par l’archaïque, par l’originel, mais cette fascination est, pour lui, une véritable régression, une déchéance en-deçà de la raison, une barbarie toute clinquante de « technologies nouvelles », une superstition odieuse et ridicule à laquelle le terme d’obscurantiste convient assez bien et même beaucoup mieux qu’à l’usage que l’on en fît naguère. L’obscurantisme restait à inventer : c’est chose faite.

On ne peut qu’être agacé par ce mépris de toute étude patiente, de toute discipline réelle, cette outrecuidance d’ignorantins qui « zappent » entre le bouddhisme, le taoïsme, les Védas, le chamanisme, alors que les nerfs leur manquent pour lire Platon ou Saint Augustin et qu’ils demeurent aveugles et sourds dans une cathédrale ! Certes, la Tradition, au sens du tradere, suppose que l’on puisse passer d’une langue à une autre, mais encore faut-il partir de quelque part. Or, si quelques aperçus de l’Universel me sont donnés, c’est précisément par la fidélité aux ressources de ma langue, par les symboles qui tout d’abord s’offrirent à moi, de cette façon ingénue que résume la phrase de Descartes : « Ma religion est celle de mon Roi et de ma nourrisse. »

Ce qui est donné n’est point si méprisable. Nietzsche disait que le propre du nihiliste est de haïr son passé. Pour ma part, j’aime naturellement et naïvement ce qui me fut donné, et je ne puis me défendre du sentiment d’avoir reçu bien plus que je ne puis donner. Le Moderne, quant à lui, semble animé par une aversion extrême à l’égard de ce qui est et de ce qu’il est. D’où ces ritournelles de repentances, de contritions malvenues ; d’où la haine de soi, la fuite dans l’exotisme, qui prédilectionne ce qu’il ne peut comprendre au détriment d’un héritage prodigieux qui se propose à lui dans son propre pays et dans sa propre langue. L’idéal du moderne est touristique ; c’est de n’être nulle part chez lui et de n’être jamais tout en étant ailleurs. Toutes les technologies modernes servent à ce dessein ; nous arracher à notre être-là, nous diffuser dans le néant afin d’échapper à la difficulté d’être.

Il n’en demeure pas moins qu’étant occidentaux et chrétiens, et même, plus exactement, Français et catholiques, maintes voies nous sont offertes de recevoir de l’Orient des lumières qui ne sont ni artificieuses ni vaines. Gérard de Nerval et René Guénon, Henry Montaigu et Henry Bosco, laissent advenir l’Orient, en reçoivent des nuances pour mieux comprendre leurs propres symbolesce qui, dans leurs propres symboles, témoigne de l’universalité métaphysique. Mais qu’aurais-je compris de Sohravardî, ou de Ruzbehân de Shîraz sans la lecture de Plotin ? Comment mieux saisir le sens de la Futûwah, de la chevalerie soufie, qu’à partir de la pensée romane et occitannienne des Fidèles d’Amour ? Et c’est encore la « déité » eckhartienne qui nous donne une chance de saisir la « non-dualité » védantique. René Guénon, enfin, s’il faut le rappeler, est un écrivain français et c’est à travers le prisme de la langue française qu’il nous donne à penser le sens de l’Universalité. Comme le montre magistralement l’œuvre de Jean Biès, un entretien infini est possible entre l’Orient et l’Occident, mais encore faut-il qu’il y ait un « de part et d’autre », encore faut-il être quelque part, avoir quelque chose à dire, et à traduire, dans une langue profondément reliée à ses arcanes, ses étymologies, ses profondeurs et ses raisons d’être, une langue qui soit un monde, un « cosmos », où la totalité du monde peut venir miroiter, se faire lumière et splendeur, une langue de sourcier, éprises de ses courants souterrains, qui resurgissent à l’improviste dans la simplicité d’un paysage à la ressemblance de notre âme. Que faire, me demandez-vous, pour retrouver les voies d’accès à notre propre patrimoine spirituel ? Retrouver, peut-être, une innocence, une gratitude, par le ressouvenir du bruissement des peupliers.

 

On note souvent, en vous lisant, à quel point la modernité – la laideur et la lourdeur de ses productions – semble vous peser ; « le monde moderne change l’or en plomb », écrivez-vous dans le livre que vous avez de publié aux éditions Les Deux Océans, L’Étincelle d’Or. En quoi la modernité est-elle – plus que jamais ? – une « contre-civilisation » ? Quelle analyse faites-vous de l’évolution de ses « méfaits » mis en exergue notamment par Guénon – y a-t-il par exemple, selon vous, des compensations à l’aggravation de certaines de ses tendances ? Enfin, comment vivre et œuvrer, là au milieu, en état de résistance constante ?

Luc-Olivier d'Algange: « La laideur et la lourdeur » : tout est dit. On peut, certes, tenter de dessiller le Moderne sur cette époque « formidable », tenter de lui montrer que tout y fonctionne par antiphrase ; que la liberté qu’on lui vante pour sa conquête est celle dont on le prive, lui expliquer que les adeptes de la « Déesse Raison » firent la preuve de leur bonne foi en réinventant, de façon citoyenne, la cannibalisme et les sacrifices humains. On peut s’épuiser en démonstrations, en explications sur les idoles sanglantes de la modernité, l’entendement demeure sourd et aveugle. Le propre du Moderne est de ne rien voir, en dehors de son univers domestique et privé. Que lui importent les têtes au bout des piques s’il se persuade qu’elles sont à l’origine de son confort présent ! Le Moderne pratique le chauvinisme temporel : cette époque est meilleure que les autres, car il s’y trouve, elle est son écrin. L’esclave sans maître est le joyau. La croyance est alors plus forte que toute vérité. Ceux qui regimbent à la propagande sont des plus rares. Ayant renoncé à la vanité de se croire plus intelligents que leurs ancêtres, ils sont sauvés par le goût, par une préférence pour la légèreté, pour l’honneur, et peut-être, pour une certaine forme de solitude, mais d’une solitude oublieuse de soi-même. « Cet homme, écrivait La Rouchefoucauld, n’a pas assez d’étoffe pour être bon ». Le Moderne fait grand étalage de sa bonté, de sa sentimentalité, mais l’étoffe lui manque, sa méchanceté se confond avec sa bêtise. Hannah Arendt parlait à juste titre de la « banalité du Mal ». La civilité, sans quoi il n’est pas de civilisation, est elle aussi une question de goût et d’étoffe.

Le Moderne, plus « réaliste » remplace tout cela par l’idéologie, par la certitude d’incarner le « Bien », ce qui lui fait une âme étroite et un cœur endurci. L’homme de la Tradition – lorsque cette Tradition n’est pas devenue pour lui une autre idéologie – est plus ondoyant, plus incertain : il chemine vers la vérité et son combat contre le Mal est d’abord un combat contre lui-même, cette grande guerre sainte qui doit nous arracher à la lourdeur, nous inviter aux « randonnées célestes » dont parle les taoïstes. Le Mal n’est que l’absence du Bien ; il s’agit donc d’être présent, de consentir à la présence, à la solennité légère du passé, non pour y revenir ou le « restaurer » – comme le disait Gustave Thibon : « on ne greffe pas une tête sur une voiture » –, mais par déférence – qui est encore une question de bon goût. En exergue à son Histoire secrète de l’Aquitaine, Henry Montaigu citait Joseph Joubert : « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l’ombre, quand le fin domine l’épais, quand le clair domine l’obscur, quand l’esprit domine les corps, l’intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. »

Comment vivre et œuvrer ? Je vous avoue que, chaque jour, je me pose la question, chaque jour je tente d’y trouver une réponse. Les stoïciens nous disent : « Fais en sorte que ce sur quoi tu ne peux rien ne puisse rien sur toi ». Mais avons-nous encore le caractère assez bien trempé pour cette morale hautaine ? Chaque jour ce sont des coups de massue et des coups d’épingle. Tout, dans ce monde nous insulte, nous outrage, nous humilie. Il nous reste cependant une sorte d’insouciance, de désinvolture, qui est peut-être la part la plus précieuse, dans l’ordre du combat, de notre héritage, ou un secret d’espérance que disent les poètes : « De nouveau la plénitude des temps… Midis étourdis couraient les ombres… »

 

L’Étincelle d’Or est une série de méditations sur la Science d’Hermès. Cette idée que l’herméneutique en tant que « reconnaissance et résurrection du Sens » est, écrivez-vous, « ce qui vivifie l’esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs » est-elle une façon de rappeler que l’homme est, par nature, capax dei – et que l’Esprit souffle où Il veut sur les braises de cette conscience spirituelle enténébrée dans la « nuit apocalyptique » qu’évoque Jean Biès ?

Luc-Olivier d'Algange: « L’Esprit souffle Il veut ». C’est une vérité que nous oublions et retrouvons sans cesse. Elle est, cette vérité, dans nos entendements obscurcis, comme « un commencement sans fin ». Tout nous subjugue à l’oublier et tout nous rappelle à elle, qui surgit à l’improviste : et soudain le souffle de l’Esprit anime le monde. Si le Moderne n’est pas plus méchant homme que ses prédécesseurs, si toutefois il lui manque bien souvent l’étoffe pour être bon, c’est encore son inattention qui l’écarte de sa propre vérité, et de la nature divine de cette vérité. Il me semble qu’entre leurs oreillettes et leurs écrans, leurs idéologies et leurs certitudes, les Modernes s’évertuent à ne rien voir, à ne rien entendre, à passer à côté de tout ce qui importe, tant dans l’ordre du sensible que de l’intelligible. Les ténèbres du temps, qui temporisent, et dont les inconséquences, hélas, tirent à conséquence, me semblent moins le fait d’une absence de foi, de croyance, que d’un déclin de l’attention. Le Moderne regorge de croyances, c’est une foire de certitudes infondées. Il croit en l’Homme, en l’Avenir, au Progrès, en la Démocratie, et en tout ce qu’on voudra écrire en majuscule, mais qu’en est-il de l’attention, qui hausse la température du temps, qui porte l’heure à l’incandescence, qui révèle les « signatures », les empreintes du sceau invisible ? L’Esprit souffle il veut… N’est-ce point à dire que nous avons désormais davantage besoin de l’attention que de la croyance, n’est-ce point à dire qu’il faut tout ôter à la certitude pour tout restituer à la vérité ?

La théologie lorsqu’elle se tient se tient malheureusement en-deçà de la « métaphysique » – au sens précis que René Guénon donne au mot –, lorsqu’elle est encline à « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, cette théologie partielle et partiale, oublieuse bien souvent des textes dont elle se réclame, semble condamnée à étayer la croyance, à vouloir démontrer « l’existence de Dieu » et s’emprisonne ainsi dans le syllogisme. Que vaut l’existence de ce qu’il faudrait démontrer ? L’existence n’appartient-elle pas à l’évidence ? N’est-ce point l’existence qui prouve Dieu ? Est-ce à notre pauvre raison de prouver l’existence de Dieu ? N’est-ce point, par ailleurs, pure idolâtrie que de réduire Dieu à un « existant » ou à un « étant », fût-t-il un « Étant suprême » ? Si Dieu est la « cause causatrice », s’il est en amont de tout ce qui existe et de tout ce qui est, c’est à partir d’une métaphysique de l’Être à l’impératif que nous pourrons dissiper les ténèbres de l’entendement : Être non pas au substantif – l’étant ni même à l’infinitif – l’être de l’ontologie parménidienne –, mais l’être à l’impératif, Esto ! : « Que la lumière soit ! ». L’Esprit souffle au-delà de l’Être et du non-être, Il est cette possibilité universelle qui, en toute chose visible et invisible s’offre à notre attention, qui retourne les apparences des mondes, en leur vérité écumante, en leur beauté « de Foudre et de Vent ».

 

Vous rappelez que l’Alchimie est une science à la fois royale et sacerdotale, issue de la Tradition Primordiale. Au-delà de toutes les erreurs de perspective et d’interprétation dont elle peut faire l’objet, n’est-ce pas aujourd’hui la confrontation à la beauté – celle du poème, de l’œuvre d’art ou de la nature – qui peut jouer le rôle de puissance d’effraction et d’éveil ?

Luc-Olivier d'Algange: La beauté est le « château tournoyant », elle est ce qui résiste. « Splendeur du vrai », écrivait Platon ; ne nous étonnons pas que les Modernes s’acharnent contre elle. Dans tout l’espace du visible, ce qui est moderne se reconnaît infailliblement par la laideur. Qu’on ne vienne pas nous opposer les productions des esthètes modernes, colonnes de Buren ou gratte-ciel miroitants ! Regardons simplement nos villes, comparons les cœurs de ville médiévaux et leurs alentours récents. Regardons ces espaces désorientés, littéralement désastrésDans son évidence première, la modernité est un raz-de-marée de laideur dont les marées noires sur les plages bretonnes sont la métaphore parfaite. La beauté de l’art et la beauté de la nature sont une seule et même beauté. La beauté est cette instance l’art et la nature cessent de s’opposer. Ainsi de l’architecture traditionnelle dont le propre est de s’intégrer dans le paysage, d’en prolonger le mystère. La phrase du poète prolonge le geste de la nature. Chaque temple est la réverbération du ciel. Le paradoxe d’Oscar Wilde, selon lequel « ce n’est pas l’art qui imite la nature mais la nature qui imite l’art », nous fait entrevoir, dans une perspective platonicienne, cette gradation entre le sensible et l’intelligible. La nature et le poème sont également créations du Verbe.

« Les symboles et les mythes, écrit René Guénon, n’ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu’on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. » Aperçu capital, à partir duquel nous comprenons que la beauté, qu’elle soit de l’art ou de la nature, témoigne d’une vérité plus haute ; que la beauté est ce qui nous rejoint, qu’elle est cette réalité pontificale, cette « passerelle du vent », comme disent les Japonais, qui nous fait signe de l’autre côté des apparences, de l’autre côté des temps. D’où l’importance de l’attention, de l’herméneutique, qui ne doit pas être seulement une herméneutique des textes sacrés, mais aussi une herméneutique du monde, du cosmos. Revenons encore à René Guénon : « Le Verbe, le Logos, est à la fois Pensée et Parole : en soi, Il est l’Intellect divin, qui est le lieu des possibles ; par rapport à nous, Il se manifeste et s’exprime par la Création, où se réalisent dans l’existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu’essences, sont contenus en lui de toute éternité. La Création est l’œuvre du Verbe ; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure ; et c’est pourquoi le monde est comme un langage divin à ceux qui savent le comprendre. »

 

« Entrer dans le secret alchimique, écrivez-vous, c’est entrer, par la contemplation, dans la réalité métaphysique du symbole », pour peu que s’opère cette conversion du regard à la lumière, que vous évoquez par ailleurs et contre quoi tout conspire. Dans quelle mesure l’accès à cette « connaissance visionnaire » est-elle une quête – et donc un combat – dont la compréhension du langage symbolique serait à la fois le moyen et la fin ?

Luc-Olivier d'Algange: La quête est un combat. Cette dimension héroïque est accentuée encore par le caractère des temps qui sont les nôtres, temps de distractions, de confusion, de vacarme, de dissipation. Les heures calmes et studieuses nous sont comptées. Tout conjure à l’activisme le plus inepte, au brouillage, à la crétinisation. Les intellectuels eux-mêmes sont devenus les pires ennemis de l’Intellect. L’œuvre alchimique s’oppose de toute sa fragilité au « désœuvre » du monde moderne, qui change l’or en plomb. Apathique ou agitée, distraite ou travailleuse, la modernité est « désoeuvrante ». Ces heures glorieuses, ces heures rayonnantes, ces heures d’éternité et de communion qui nous sont offertes par la beauté du monde, dans la clairière de l’être, elle s’acharne à en faire, dans une perspective strictement utilitaire et fiduciaire, un abominable compte à rebours. Le langage symbolique nous restitue à ce qui, dans le temps, témoigne de l’éternité – qui donne au combat, à la quête, cette légèreté heureuse, qui, parfois, nous rend victorieux de nos propres faiblesses.

 

Quel est le rôle du poète dans ce combat, quel peut-il être dans un monde où l’écrit semble submergé ?

Luc-Olivier d'Algange: L’écrit est submergé par le fracas médiatique, mais il est aussi submergé par lui-même. La démocratie a substitué la censure par noyade à la censure par coupure. Tout est fabriqué pour nous persuader que les mots ne veulent plus rien dire. Les discours journalistiques, universitaires, politiques, publicitaires sont les écorces mortes du Sens, à quoi s’ajoute encore le bavardage commun, particulièrement autistique. L’art même de la conversation est un art oublié… Le poète ne peut se fonder que sur un paradoxe d’espérance : tout est gagné lorsque tout semble perdu. La profanation du Logos est parvenue à une telle arrogance offensive que le simple usage de la langue française, dans son mouvement naturel suffit à nous distinguer, à nous sauver. Croyons davantage au génie de notre langue qu’en nos propres talents ! Croyons aux bonheurs de notre langue, à ce qu’elle nous inspire, à l’héraldique des mots, aux palimpsestes merveilleux !

 

Vous revenez à diverses reprises, dans ces méditations, sur l’importance du secret, dont la « haine » est caractéristique de l’esprit moderne. C’est parce qu’elle est marquée du sceau du secret, rayonnante d’une réalité blasonnée, que la langue alchimique, affirmez-vous, pourrait devenir « l’ultime gardienne de l’être devant le néant dévorant du monde moderne qui s’est choisi pour Père, l’Économie, pour Fils, la Technique, et pour Saint-Esprit, la Marchandise » Autrement dit le langage du symbole est celui de la liberté absolue et le lieu de tous les possibles ?

Luc-Olivier d'Algange: La haine du secret – et donc du sacré –, dont René Guénon nous dit qu’elle est l’un des « Signes des Temps », est sans doute la première des haines modernes. Ce monde transparent que rêve le Moderne est un monde sous contrôle, un monde dont la liberté a été parfaitement éradiquée. Le totalitarisme du monde des esclaves sans maîtres tolère tout sauf ce qui semble échapper au monde social, au grégarisme, aux collectivismes, à la platitude. Toute l’énergie du monde moderne consiste à nous réduire à un seul état d’être, le plus bas. Pour le Moderne, la vie intérieure est une offense. Elle est une offense, car elle relie ce monde-ci à un autre monde, car elle instaure une verticalité, car elle discerne au-delà des servitudes, du déterminisme, une liberté absolue. La haine du secret est l’envers de la haine de la liberté. La liberté qui n’est autre que l’effusion lumineuse et versicolore du Saint-Esprit. Le déchiffrement du langage des symboles est une attente du « sens secret », une advenue du « suprasensible », autrement dit, des possibles déployés en corolles – et l’on devrait ici parler du symbolisme floral, mais aussi de la « langue des oiseaux », langue angélique, l’ici-bas rime avec l’au-delà, en nous ressouvenant de la parabole évangélique des « oiseaux du ciel » venant se poser sur les branches de l’Arbre – symbole, selon la formule de René Guénon, « de l’axe passant par le centre de chaque état d’être et reliant tous les états entre eux. »

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Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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22/01/2022

Note sur l'au-delà et l'en-deçà:

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Luc-Olivier d'Algange

Note sur l'au-delà et l'en-deçà

 

 

A la magistrale typologie du monde moderne comme Règne de la Quantité, que nous devons à René Guénon, les périodes les plus récentes, dont nous eûmes le privilège assez sinistre d'être les contemporains, nous inclinent à ajouter cette caractéristique mineure, mais persistante que, faute de mieux, nous nommerons l'antiphrase.

L'antiphrase, dont nous parlons ici, n'est pas l'ironie espiègle de Novalis ou de Schlegel, et pas davantage le sarcasme voltairien, dans la mesure où, gardant par devers elle sa duplice malignité, elle se donne, et se laisse recevoir, presque sans exceptions, comme une pure vérité.

Que le monde moderne soit de plus en plus antiphrastique, après avoir été périphrastique ( en faisant, par exemple, insulte suprême, des pauvres, des « économiquement faibles ») que ses discours soient, dans leur immense majorité de l'ordre du Dédire, du renversement ou de la subversion d'une vérité ou d'un principe, il suffit pour s'en convaincre d'observer avec quelle ardeur les apologistes du monde moderne (ces « intellectuel » qui nient l'existence de l'Intellect) s'acharnent à nous vanter les vertus même dont ils nous privent.

Alors que jamais, dans toute l'histoire de l'humanité, les individus ne furent l'objet d'un contrôle aussi rigoureux, que jamais leurs libertés d'être et de penser ne furent soumises à d'aussi tyranniques restrictions, le monde moderne, par la voix de ses publicistes stipendiés, ne cesse de nous chanter les gloires de l'individu et de la liberté. L'égalité qu'il nous vante comme sa conquête est contredite par les plus cruelles iniquités, de même que son prétendu « hédonisme » l'est par la laideur croissante de nos cités, et par la nature, de plus en plus impitoyablement disciplinaire et morose de ses travaux comme de ses distractions.

Ce que le monde moderne prétendit nous offrir en échange de notre renoncement au sacré, nous est ainsi ôté comme par surcroît. Dans cette ironie sinistre, bien rares sont ceux qui reconnaissent la marque de l'Adversaire, de celui qui divise et qui leurre. Goethe dans le premier Faust, nous montre que son personnage est d'abord une dupe. Ce que le Diable offre en échange de l'âme immortelle est une illusion. Ce que le monde moderne prétend offrir à notre impatience, à notre paresse, à notre cupidité et à notre veulerie, en échange de la répudiation de nos vertus chevaleresques et contemplatives, n'existe pas.

La vanité qu'il flatte nous livre aux plus terribles humiliations, les facilités qu'il nous fait miroiter nous exposent aux épreuves, la diversité qu'il nous promet nous ramène à la plus sinistre uniformité. Les sociétés à prétentions individualistes s'avèrent ainsi abominablement massifiées, de même que les sociétés à prétentions collectivistes isolèrent l'individu dans un esseulement dérélictoire, sous la surveillance des autres. Il en va de même de la promesse d'universalité, dont les Modernes dans le sillage de la philosophie « des Lumières », se firent un étendard. Les œuvres de cette universalité moderne, nous la voyons; ce sont les guerres ethniques, le fanatisme des tribus et des clans, la commercialisation de la mort violente, l'effroi qui agrège l'individu privé de sens, aux premières et plus artificieuse « communautés » qui s'offrent à le protéger, à lui donner l'illusion de la cohésion intérieure qui lui fait défaut.

L'antiphrase moderne s'étend à tous les domaines. Les machines qui devaient accroître notre indépendance nous enchaînent, la fameuse « communication » moderne nous isole derrière nos écrans et ce ne sont plus les hommes qui s'entretiennent entre eux par l'entremise des machines mais les machines qui s'entretiennent entre elles par l'entremise des hommes qui n'ont plus rien à se dire.

Ce village planétaire où les hommes devaient vivre en paix, ressemble de plus en plus à une banlieue planétaire où l'uniformité des mœurs et des styles exacerbe encore les méfiances et les inimitiés. Si l'égalitarisme moderne sut, en effet, faire disparaître toutes les institutions fondées sur l'inégalité protectrice, la générosité du Maître envers le disciple, le sentiment de déférence à l'égard des plus anciens et des plus sages, il donna aussi toute licence au pouvoir, et particulièrement au pouvoir de l'argent, dont aucune autorité ne limite plus, désormais, les abus.

Les Modernes semblent cependant avoir la plus grande peine à s'avouer dupés et persistent, non sans accabler les époques révolues de calamités imaginaires, à trouver, contre toute raison, leur époque préférable à toutes les autres, sans douter parce qu'ils s'y trouvent et que, ne pouvant s'en échapper, ils aiment ainsi à dorer leurs chaînes.

Naguère encore, les hommes vouaient un amour exclusif à leur pays, étendant, comme Maurice Barrès, leur culte du Moi à une sorte de culte du Nous, et de vénération des ancêtres et du terroir. Le culte du Moi du Moderne, tel que nous le voyons aujourd'hui se réduit à l'identification avec la durée de son corps, avec la fraction du temps où il se trouve. Chauvin de sa temporalité, de son Moi réduit à la durée de son corps, le Moderne semble croire en une universalité purement immanente: notion elle-aussi éminemment antiphrastique car l'Universel, étant, par définition, de l'ordre de la métaphysique, et d'elle seule, il ne saurait être, dans le registre de l'immanence que l'expression d'une volonté d'uniformisation. Les sciences politiques, dès lors qu'elles méconnaissent la perspective métaphysique, se bornent ainsi à opposer le pareil au même, à nous induire dans l'erreur de leurs fausses alternatives qui opposent les idéologies de la communauté à celles de l'individu, alors qu'il n'est pire collectivisme que l'individualisme de masse, ni de pire solitude que celle de l'homme réduit à une collectivité purement immanente.

Or, l'individu n'est rien, ou presque rien, mais ce « presque rien » se situe à l'intersection d'un au-delà et d'un en-deçà. L'individu n'est presque rien, car le peu qu'il puisse être, il le doit à son héritage, sa lignée, les traditions de son pays, et par dessus tout, à la rivière scintillante de sa langue. Les hommes n'échappent à l'informe, à la confusion, au chaos que par ce qui les distingue les uns des autres, les langues, les religions, les civilisations et les styles. Ces distinctions, quoiqu'à une échelle beaucoup plus grande, sont, comme les individus, la proie du Temps. Elles se situent dans le passage, la transition, la nuance et l'éphémère: elles sont des tracés de lumière qui s'évanouissent entre les apparences.

L'individu n'est rien, et si l'on peut dire qu'il n'est presque rien, ce presque tient tout entier en ce qu'il reçoit et qu'il lui appartient de traduire et de transmettre. De même que le langage ne se situe ni dans la bouche de celui qui parle, ni dans l'oreille de celui l'entend, mais dans un mystérieux entre deux, l'individu se tient à la lisière du moins et du plus, d'un accroissement, d'une glorification, voire d'une déification, ou d'un déclin, d'une déchéance, d'un obscurcissement. Mais tel fut, de tout temps, l'enseignement de la Tradition que pour être plus, il faut consentir à être moins. A l'outrecuidance du Moderne, à son inépuisable vanité, nous devons la destruction et la profanation des savantes humilités qui jadis, permettaient aux hommes, par l'étude patiente, l'ascèse, ou le simple exercice quotidien de la magnanimité, d'échapper à l'infantilisme et à la bestialité qui sont le propre de l'en-deçà de l'individualisme.

Dépourvus de la perspective verticale, métaphysique, hiérarchique, incapables de discerner l'en-deçà de l'au-delà de l'individu, les Modernes ne discernent pas davantage la confusion de la synthèse qu'ils ne distinguent le totalitarisme de la souveraineté. Il est tout aussi impossible de fonder une cité sur l'individu que sur sa négation: nier le « presque rien » ne saurait être une affirmation fondatrice. L'essentiel de la question qui nous intéresse ici semble avoir été posée par Hölderlin: « Le langage le plus dangereux de tous les biens, a été donné à l'homme afin qu'il puisse témoigner avoir hérité ce qu'il est. »

L'au-delà et l'en-deçà de l'individualisme renvoie à l'idée que nous nous faisons de l'au-delà et l'en-deçà du langage. L'en-deçà du langage n'est pas un mystère, ni même une énigme. Il est cet abandon de la forme qui aboutit à la confusion des formes, au conformisme uniformisateur. Celui qui ne sait plus nommer les êtres et les choses, les sentiments, les idées et leurs nuances, s'abstrait du monde et s'incarcère lui-même dans sa propre subjectivité, jusqu'à la démence. Infantile et bestiale la modernité apparaît non seulement, selon le mot de Bernanos, comme « une gigantesque conjuration contre toute forme de vie intérieure », mais aussi comme une conjuration contre le Verbe.

Qu'avons-nous que nous n'ayons point reçu ? Toute la modernité semble arc-boutée contre cette question augustinienne. La grande passion de l'homme moderne est de n'être redevable à rien ni à personne. Après s'être révolté contre tous les signes extérieurs de l'Autorité et de la générosité, il était fatal qu'il en vint à exercer son ressentiment contre le langage lui-même, dont la grammaire et l'étymologie lui rappellent à chaque instant l'origine bafouée, l'ordre du monde et la souveraineté du Verbe et de l'Esprit. Ce langage qui, selon la formule d'Hölderlin, à été « donné à l'homme », les Modernes n'eurent de cesse de l'humilier, de le profaner, de l'enlaidir jusqu'à obscurcir l'entendement humain, l'asservir à la pure fascination des images, à l'immédiateté toute-puissante de ce qui ne peut être interprété.

Alors que l'herméneutique traditionnelle était un exercice de patience et de déférence, une attente contemplative et une prière devant le mystère des signes, l'outrecuidance moderne s'ingénie à la « déconstruction » et à la « démystification » de ce qu'il s'est rendu incapable de comprendre. Des textes, qu'ils soient sacrés ou profanes, le Moderne ne veut entendre ce qu'ils disent, et ses gloses savantes sont toute acharnées à démonter ce qu'il croit être des mécanismes. Ces négateurs de la Vérité ne trouvent pas davantage de vérité dans ces textes qu'ils dissèquent que le déconstructeur d'un clavecin ne trouvera l'essence de la musique dans l'instrument qu'il aura réduit en pièces détachées.

Savantasse ou vulgaire, la négation du Verbe tient tout entière dans le refus de considérer l'individu ou le langage dans la perspective de leur au-delà. A ces propagateurs du cri, de la vocifération ou de l'hébétude, les Théologiens du Moyen-âge, qu'il importerait de relire avant que leurs œuvres ne fussent définitivement hors d'atteinte, oppose l'idée du monde comme rhétorique ou grammaire de Dieu. Au vacarme silencieux comme la mort de l'en-deçà du langage, la Théologie médiévale oppose le silence lumineux de la vox cordis, de la voix du cœur. La véritable universalité n'est pas dans l'uniformité, dans le syncrétisme des rites et des styles, mais en amont des formes, dans le sceau invisible dont les signes dont nous usons sont les empreintes visibles. Toute grande poésie, toute grande musique, toute métaphysique digne de ce nom porte en elle le mystère de ce lumineux silence antérieur de la vox cordis. Par le désir de son au-delà, l'individu s'approche de ce silence antérieur qui n'est autre que la communion, alors que cédant à son en-deçà il se livre à la fascination des écorces mortes.

Ce que les Théologiens nomment le libre-arbitre tient en cette alternative de la communion et de la fascination: ce pourquoi notre langage est bien, comme le disait Hölderlin, « le plus dangereux des biens ». Entre la fascination des signes réduits à eux-mêmes, qui divisent et qui accusent sans cesse, dans l'outrecuidance des subjectivités fanatisées et la Mort d'une uniformisation qu'ourdissent les adeptes d'une mondialisation, dérisoirement nommée « village planétaire », qui n'est autre que de la puissance pure livrée à elle-même dans le déni de toute autorité, l'individu paraît voué à la perte, s'il ne consent à répondre à l'appel de la voix du cœur, s'il n'oriente à l'exemple du chevalier de Dürer, sa monture vers la cité céleste, vers le château tournoyant, vers le Graal.

Les philosophes néoplatoniciens, dont les ultimes surgeons fleurirent dans les œuvres des poètes, Shelley et Hugo von Hofmannsthal faisant écho à Plotin et à Proclus, décrivent le cheminement de l'âme, la pérégrination odysséenne, à la fois comme une aventure interprétative, une herméneutique, et comme une procession ascendante vers l'Un.

A la fois spéculative et visionnaire, la philosophie néoplatonicienne, ascétique et lyrique, décrit, mieux de toute autre, ce passage si périlleux de l'en-çà vers l'au-delà. L'extinction du Moi qu'elle pressent est à la fois l'aboutissement et le préalable de la Sagesse. L'Universalité qu'elle présume exige, pour être réalisée, l'exercice de la patience et la fidélité aux formes données. Point de science des états multiples de l'Etre sans un art de la gradation. Entre les ténèbres de l'uniformité, et le resplendissement de l'Unificence, entre l'indéfini de la confusion et le « sans-Limite », les philosophies néoplatonicienne décrivent un graduel de l'attestation de l'Unique.

Le Traité de l'Incarnation de la Simorgh, de Sohravardi, distingue ainsi cinq degrés. Le premier degré, correspondant à l'exotérisme dominateur, consistant à dire « Il n'y a de Dieu que ce Dieu » Le second, correspondant à l'expérience œcuménique, disant « IL n'y a de Lui que Lui », le troisième, correspondant à l'expérience mystique, consistant à dire « Il n'y a de Toi que Toi ».

Au-delà de ce groupe, écrit Sohravardî, il y en a un quatrième, plus élevé encore, qui dit ceci: « quiconque s'adresse à quelqu'un d'autre à la seconde personne (en lui disant tu) le tient encore séparé de soi et donne ainsi une réalité positive à la dualité. Or, la dualité est loin du monde de l'Unité. Alors ils s'occultent et s'effacent en eux-mêmes dans l'épiphanie divine, et leur attestation de l'Unique consiste à dire " il n'y a de Moi que Moi" Quant aux plus avancés d'entre eux, en expérience intérieure, ils disent Egoïté, tuïté, ipséïté tout cela ne sont que des points de vue qui se surajoutent à l'essence éternelle de l'Unique. Les trois mots (lui, toi, je) ils les submergent dans l'océan de l'effacement. »

Hélas, à cette gradation vers le haut, que propose Sohravardî, qui commence avec Dieu et s'achève sans le Sans-Limite, le monde moderne, propose une gradation vers le bas, ou, plus exactement, selon la formule de Léon Bloy, une ruée vers la bas où le culte de l'indistinction se confond avec cet en-deçà du langage dont le premier signe est l'empire croissant de la laideur, et d'une laideur qui, faute de points de comparaison, n'est plus reconnue comme telle. Un relativisme général s'instaure qui nous invite à quitter nos demeures, à renier nos styles, nos arts, nos formes, nos qualités, à profaner nos lieux saints et nos sites sacrés, à oublier nos prières, à déserter les châteaux de l'âme. L'idéologie du « pareil au même » seconde ce relativisme en nous persuadant de l'inutilité, voire de l'immoralité de tout héritage et de toute fidélité. Si, pour l'homme de cœur, ses semblables ne se réduisent pas à la forme qu'ils servent, à la religion qu'ils honorent, pour l'uniformisateur moderne, en revanche, tous les hommes se réduisent, ou doivent se réduire, à une réalité zoologique, à l'espèce humaine, telle que la définit l'idéologie évolutionniste, la volonté rationnelle hégélienne ou les lois du Marché. Dès lors, les destinées des hommes libres, des fidèles, de ceux que les Modernes nomment, non sans condescendance, les « archaïques », sont pour le moins aléatoires.

Qu'opposer à cet « idéal » Moderne qui veut arracher à tous et à chacun sa part de secret ? Comment garder mémoire des formes anciennes humiliées par l'arrogance progressiste ? Comment ne pas être les otages de ses propres refus ni les esclaves de ses propres consentements. Quelles sont les conditions nécessaires au dépassement heureux du monde conditionné ? Comment orienter notre volonté sans succomber à la démesure de la volonté ? Comment être soi-même sans n'être que soi-même ? Comment apprendre ce que nous savons déjà ? Comment faire advenir ce qui est de toute éternité ?

La Tradition, à la fois transmission et traduction, témoignant par les Symboles du silence antérieur, de ce cœur de silence que le Verbe accomplit, ne nous offre rien moins que le monde, comme une partition infinie à déchiffrer, à condition de ne pas oublier que nous faisons partie du chiffre, de ne pas être face aux êtres et aux choses, dans l'illusion du Moi comme des expérimentateurs, mais passagers, intercesseurs, dans cette relation sensible et intelligible que l'on nomme la Communion, qui nous délivre de l'espace-temps qui nous emprisonne.

L'au-delà et l'en-deçà de l'individualisme, l'au-delà et l'en-deçà du langage humain, l'au-delà et l'en-deçà de la religion, l'au-delà et l'en-deçà les formes revoient ainsi à un au-delà et à un en deçà du temps. En-deçà du temps est l'idolâtrie du hic et nunc, l'atomisation de la durée dans le monde virtuel, la fascination des images réduites à elles-mêmes, l'oubli des fêtes et des rites qui ordonnent la temporalité, définissent les rapports et les proportions, orientent les heures, qui sont étymologiquement, des prières. Mais au-delà du temps est ce qui qualifie le temps, l'instant éternel, l'omniprésence du Verbe. Qu'en est-il alors de l'homme attentif selon Saint-Augustin: « Ce que mes Ecritures disent, je le dis, entend-il Dieu lui révéler. Mais les Ecritures parlent dans le temps, tandis que le temps n'affecte pas mon Verbe, qui est éternel, mon égal dans les siècles des siècles. Les choses que tu vois, grâce à mon esprit, je les vois, de même que je prononce les paroles que tu prononces grâce à mon Esprit. Mais tandis que tu vois toutes ces choses dans le temps, ce n'est pas dans le temps que je les vois. Et tandis que tu prononces ces paroles dans le temps, ce n'est pas dans le temps que je les prononce. »

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblémantiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria

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17/01/2022

Gustave Thibon:

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Luc-Olivier d'Algange

A propos de Gustave Thibon



Sous le titre Ils sculptent en nous le silence, et précédé d'une préface de Philippe Barthelet, a paru naguère un de ces livres rares qui témoignent d'une pensée fondée sur l'expérience intérieure. Ces essais, qui n'étaient pas destinés tout d'abord à être réunis, se répondent à la perfection. Leur cohérence n'est point artificieuse mais essentielle: elle témoigne d'une aventure de l'esprit où l'admiration et la générosité eurent la plus grande part. « Une admiration, écrit Philippe Barthelet, est toujours un aveu, et ces essais critiques esquissent entre les lignes un involontaire autoportrait. »

Il n'est point de meilleure façon de parler de soi que de parler d'autrui. Les Modernes ergotent à l'envie sur la « philosophie de l'Autre », l'exotisme fait leurs délices et il ne tarissent pas d'éloge sur la « différence », sous condition qu'elle soit lointaine, abstraite, ou, au mieux, incarnée par des « minorités » avec lesquelles leur commerce est nul et dont ils contemplent les ébats et les émois, les désemparements et les colères du haut de l'éditorial de leur journal bien-pensant préféré. Mais si l'Autre se présente à eux sous l'espèce d'un auteur qui pense autrement ou mieux qu'eux-mêmes, leur unanimisme promptement défaille et il retrouvent, avec une rapidité reptilienne, ce goût de l'exclusion qu'ils feignent de condamner. « Les hommes, écrit Gustave Thibon, ont l'habitude immémoriale de nous faire payer très-cher la difficulté où nous les mettons de nous comprendre »

A cette immémoriale bêtise, il n'y a guère que l'admiration qui puisse faire contrepoids. Là se joue le mystère même de l'équité divine. L'équité n'est point à proprement parler un « attribut » de Dieu: elle est ce contrepoids que certains hommes font, par leur admiration, qui est le nom pudique de l'amour, au décri incessant que les foules opposent à la beauté et à la sagesse. Ce Grand-Oeuvre théologique, dont le dessein fut de nous arracher à l'animalité, les Modernes le saccagent avec jubilation. « L'homme des foules (...) n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes. ». L'animalité même semble de la sorte dépassée par le bas et la machine prendre le pas sur le mammifère. « La voie la mieux frayée, disait Sénèque, est aussi la plus trompeuse. ». Or l'admiration, qui est au commencement de tout amour et de toute sagesse, est cette alchimie secrète qui change, dans la solitude de la méditation, la lourdeur opaque et plombée du « moi » qui s'agrège aux autres en s'uniformisant, en l'or irradiant d'un Soi qui se distingue et se détache. « Le nom de Dieu, écrit Gustave Thibon, ne sera sanctifié que lorsque Dieu seul habitera en nous, c'est-à-dire lorsque nous serons dépouillés de tout ». C'est ainsi qu'il faut entendre le titre même du recueil: la parole sculpte en nous ce silence qui est antérieur à toute parole, et la sauve ainsi de l'insignifiance, du bavardage et de l'oubli.

Ce que Gustave Thibon, par exemple, dit de Kierkegaard, vaut pour l'auteur lui-même. Il appartient bien « à cette lignée de penseurs qui, comme Pascal et Nietzsche, se défient de toute vérité qui se présente seulement à l'état d'évidence abstraite. » L'abstraction est, avec l'optimisme, la plus funeste tentation du Moderne dont le matérialisme lui-même n'est, dans son platonisme parodique, qu'une soumission à l'idée de la Matière. Quant à l'optimisme, qui nous précipite aux désastres, Gustave Thibon, retenant la leçon de Maurras et la dépassant, lui opposera l'espérance, qui ne s'aveugle, ni ne dévie, et n'espère pas seulement pour soi-même ou pour les siens: « Je dis l'espérance et non l'optimisme, cette philosophie de l'autruche satisfaite ou ce refuge de l'autruche traquée. » N'ayant jamais été le moins du monde « maurrassien », Gustave Thibon sait ainsi parler de l'auteur de L'Avenir de l'intelligence avec cette distance bienveillante, et judicieuse à l'égard d'une œuvre qui excelle dans la diction du passé et de l'avenir autant qu'elle se fourvoie, parfois, dans l'analyse du présent. Le présent de Maurras étant notre passé, et son avenir notre présent, son œuvre s'avère cependant être de celles dont la pertinence ne cesse de croître. Ce qu'elle annonce nous est arrivé: « C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition, un sot moralisme jugera de tout ».

Autruches traquées ou autruches satisfaites, les Modernes se sont lourdement acharnés, ces derniers temps, à proposer des définitions du « totalitarisme », qui est leur propre, sans pour autant renoncer à être « progressistes », sans voir que le progressisme et le totalitarisme sont une seule et même chose, à savoir un « sot moralisme ». La « morale citoyenne », sur fond de parades festives et de « communication de masse » et l'embrigadement des totalitarismes de naguère possèdent d'évidentes affinités qui ne sont pas seulement de forme, à supposer que les ressemblances de forme ne soient pas toujours des ressemblances fondamentales. Pour les hommes de cette espèce (les progressistes) « l'avenir n'est pas une promesse dont il faut mériter l'accomplissement par un effort clairvoyant et rigoureux, c'est un talisman qui les dispense de cet effort; ils se cramponnent à l'idée d'un progrès inévitable comme un coupable à un alibi frauduleux ». A ces simplificateurs, ces planificateurs, Gustave Thibon n'oppose pas une simplification contraire qui céderait, elle aussi, « à la tentation de faire l'Un trop vite », mais un retour à l'inquiétude, à la complexité, à la nuance, c'est-à-dire aux commencements de la pensée, en accord avec cette admirable phrase patristique: « On va à Dieu par des commencements sans fin ».

Ces « commencements sans fin » témoignent à la fois de nos limites et de nos plus hautes possibilités. « L'époque actuelle a profondément perdu le sens des possibilités et des limites de l'homme. On ne sait plus très-bien ce que l'homme peut et ce que l'homme ne peut pas: d'où un mélange paradoxal d'activisme orgueilleux et de lâche passivité. » Là même où il devrait consentir aux limites, c'est-à-dire dans l'ordre de la puissance matérielle, -qui s'avère être toujours, au bout du compte à rebours, une puissance de destruction -, le Moderne pratique l'hybris la plus folle, mais quant à croire aux puissances du vrai, du beau et du bien, c'est trop lui demander: il préfère le plus veule relativisme. Si tout vaut n'importe quoi, tout peut être subi; il suffit de nommer « liberté » la plus odieuse servitude ou « égalité » la guerre de tous contre tous, ou encore « fraternité » l'abandon au grégarisme le plus vil ou l'obligation aux promiscuités les plus humiliantes. « Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié de la marionnette humaine. » Que les marionnettistes soient eux-mêmes des marionnettes est une piètre consolation. Les mystificateurs sont toujours les premiers mystifiés et ceux qui jouent aux démiurges technologiques les premières victimes de leurs tours. Cela ne change rien, hélas, à l'assombrissement qu'ils promeuvent, à l'extinction de l'imagination et de la raison à laquelle ils travaillent, au nihilisme rigolard qui se propose, par la bouche des chansonniers, comme le fin du fin de la sagesse humaine.

D'autres autruches satisfaites reprochèrent à Gustave Thibon, comme à Heidegger, sa méfiance à l'égard de la technique et sa préférence, qui transparaît çà et là, pour un monde aux couleurs des saisons, des constellations, des vendanges. Est-ce un crime de préférer les bruissements des feuillages, le roulement des océans et des mers aux fracas des machines et le bourdonnement des abeilles à celui des ordinateurs ? « Chacun ses goûts » proclame pourtant le relativisme invétéré du Moderne, mais certaines préférences lui semblent tout de même plus suspectes que d'autres. Nous vivons ces temps étranges où l'on traite d'obscurantiste et de passéiste celui qui s'interroge, qui doute et affronte son doute aux ténèbres lumineuses de sa foi non moins qu' à ce monde lisse et dur qui se veut « moderne ».

D'autres encore se sont évertués à nous présenter l'œuvre de Gustave Thibon comme celle d'un « intégriste catholique ». Quoiqu'ils veuillent entendre sous cette appellation controversée, et vague, je présume qu'elle n'a, dans leur bouche, rien d'aimable. Il y a bien quelque chose, en notre temps, et je ne sais si on le peut nommer « intégrisme » qui privilégie l'écorce morte, le simple savoir historique des rites et des commandements au détriment de la flamme. S'il est vrai que « ce qui marque sur l'éternité, ce n'est pas de brûler un jour, mais de rester fidèle aux cendres de l'ivresse éteinte », cette fidélité signifie-t-elle l'abandon de l'Esprit, le dédain de toute herméneutique des signes et les intersignes d'une sophia perennis ?

Cette sophia, cette « tradition éternelle »* loin d'être le plus petit dénominateur commun entre les religions est exactement le cœur de chacune ou son âme, c'est-à-dire ce qui, en elle, est le plus profond et le plus léger. Loin d'abonder dans le sens d'un œcuménisme incertain, d'une confusion ou d'un syncrétisme des formes, cette tradition suppose la tension entre l'archéon et l'eschaton, l'Origine et le Retour, et « l'ardente amitié » de l'herméneutique spirituelle. Le texte intitulé Saint-Jean de la Croix et le monde moderne éclaire admirablement le sujet: « il n'est pas de pire culte du Moi, d'égoïsme plus subtil et plus profond que le narcissisme religieux. »

Nos époques déroutées favorisent à l'extrême ce narcissisme qui permet aux individus de tirer vanité d'une appartenance religieuse qui devrait d'abord leur enseigner l'humilité et le sens de l'héritage spirituel : « C'est un fait d'expérience journalière qu'il n'est pas de vies plus desséchées ni plus rétrécies, plus fermées à la vraie vie, plus captives d'un rêve intérieur, que celles de certaines âmes qui se croient vouées à Dieu. Il est si facile de recouvrir n'importe quoi du nom de Dieu, le grand invisible et le grand muet.» Le drame qui se joue est celui de la parole perdue. Sitôt le narcissisme religieux nous emprisonne dans la pure répétition, Dieu est « ravalé au rôle de masque ou d'alibi » et ce ne sont plus alors que des hommes qui parlent pour lui en leur propre faveur : « Le dévot, en effet, s'il ne cherche pas Dieu de tout son cœur et ne vit pas au-delà de lui-même, n'aboutit qu'à des raffinements d'égoïsme. »

« Chercher de tout son cœur », cette quête essentielle, qui est celle de toute herméneutique spirituelle, de toute attente vraie devant le buisson ardent du Sens, est le voyage même, la vocation de l'homo viator, du pèlerin, du chevalier, du navigateur dont le voyage immobile débute avec l’aube du monde. De cette mer de la vérité métaphysique où nous jette la recherche, la quête, la chevalerie spirituelle sera l'île salvatrice sans laquelle nous serions perdus. Elle est l'Île Verte sise dans la Mer Blanche. Elle est le Graal dont parle Wolfram von Eschenbach. Elle est le Haut-Pays qu'évoquent les Mystiques Rhénans. De cela, les poètes témoignent sans doute avec une plus grande justesse que les dévots, les théoriciens ou les dogmatiques. Il resterait encore à définir en quoi la poésie et la métaphysique, indissolublement liées, peuvent faire contrepoids aux mensonges et aux alibis narcissiques: tâche immense qui incombe non plus aux « docteurs de la Loi » mais aux « Amis de Dieu » c'est-à-dire à cette chevalerie spirituelle qui témoignera « de la convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps ».

* Extrait d'une lettre de Gustave Thibon adressée à l'auteur: « Laissez- moi vous dire avec quelle ferveur je me sens en communion avec vous dans ce qui concerne la tradition éternelle. Cette convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps en fournit la preuve irrécusable et seuls les esprits encrassés de modernité peuvent passer à côté de cette évidence »

 

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16/01/2022

Le Sacre de l'Instant, poème:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Le Sacre de l'Instant

 

1

 

Et je voyais

À travers le feuillage des ormes

L’ombre d'une clarté désormais si fragile,

Comme l'idée même d'une heure

Dans la profonde nuit lointaine

Sous les paumes d'Achéron, -

Déjà presque venue au monde

Issue d'un avril de légende

Te voici:

Tu marches vers le fanal en te souvenant

Des phrases d'Héraclite sur le fleuve, la guerre

Et l'homme le meilleur...

Et quel astre se reflète dans tes prunelles

(Sombres comme le monde en vérité

Dont nous ne savons rien) ?

Quelle pupille miroitante ?

En elle, ces vallées, ces villes,

Et je revois les patinoires brillantes,

Les jolies silhouettes enlainées

De couleurs vives.

Elles tourbillonnaient sous l'œil des aïeules...

Même pour celui qui ne se souvient de rien,

Rien de précis,

Tout l'avenir est encore comme une année de rêve

Un palimpseste

Où l'on retrouve les fleurs et les humidités secrètes,

Comme en ces forets verdoyantes

Faites pour s'embrasser, et mieux encore,

À l'abri des regards...

 

Que reste-t-il de l'Empire en vérité ?

Et des hérauts, des lettres,

Dans les fléchissements de la folie ?

Ces afflux de sang, ces images dépourvues de sens.

Rien, vous dis-je, sinon la promesse du souvenir...

Car il fut un temps où l'Europe était belle.

On voyageait à travers des saisons, des siècles.

Les ciels et les terres changeaient de robe

Chaque matin et les visages.

On respirait un air de fraîcheur libertine

Et l'on jouait à découvrir de hautes vérités.

Ce n'était pas encore le règne des marchands.

La Vision précédait encore les mots et les phrases.

Les Idées

Se donnaient à voir, gracieuses, impudiques

(Je veux dire innocentes !)

Et l'éclat de l'automne et des vignes ! Et la rousseur

Comme une jeune fille très nue et très fière,

Des allées qui n'en finissaient pas de bruire sous nos pas

Et de brûler secrètement

Sous nos regards !

Et quels dieux venaient à notre rencontre,

Pour mieux nous éblouir d'être au monde,

En ce monde,

Et non point ailleurs...

Car ce n'était pas le règne des Marchands

Ou des Techniciens, ces vengeurs !

D'autres hiérarchies différenciaient encore les humains,

Gardant aux plus subtils, aux plus fragiles, aux plus forts,

Une chance de survie. Et l'Eté,

L’Eté brillait à l'intérieur de l'automne...

Et la Mer méditait dont nous descendions en rêve

Les marches

Dans le crépuscule.

La Mer se taisait dans l'attente des nouvelles

Et très anciennes cohortes mythologiques

Qui viendrait l'éveiller de son rêve, de sa torpeur...

 

Que reste-t-il aujourd'hui d'une telle volupté d'être ?

Qu'en reste-t-il ?

« Tout à revivre ! » est la réponse de la Gloire.

Tout ? La plus calme, la très-pure, le ciel

Écoutant la profonde lumière,

L’obscure...

Tout ? Cela même qui ne se laisse dire sans fureur

Sans impatience, qui nous devance,

(Comme la Très Belle ouvrant ses bras)

À l'exemple de l'Idée...

Quelle tristesse d'oublier

Et quelle mélancolie plus grande encore

Que de se souvenir...

Mais quelle suavité que de revivre

Porté sur les ailes des parfums gnostiques

De l'enfance,

La connaissance matutinale,

L'anamnésis,

Toujours plus haute

Dans la recouvrance des Principes

Dans le rayonnement du Feu Royal,

À travers les inépuisables nuances de couleurs,

De sons et de Symboles,

Dans la nature et dans les livres...

Nous ne renonçons point.

 

Jadis, le sens de la vie s'embrasait encore

À l'orient des signes.

L'Intellect

vibrait dans sa chambre bleue

Et l'Heure Sainte, nous disait:

« Certes les dieux périssent mais jamais

La clarté qui projette sur le mur du temps,

Leur ombre, et la danse de Ses Gestes ! » 

Jamais ne périt ce qui précède:

L’aube éternelle de la Mer aux mille reflets

Du Monde Antérieur. Et cela nous fut dit

Dans les ruines bleues, les jardins,

Sous les glycines...

Dans le ressouvenir des Ultimes Terrasses Avant l'Abîme.

Mais si gracieusement ornées vraiment

Que nul n'eût osé croire

En cet immense bonheur de la fin,

En cet immense bonheur offert de la fin des temps,

Offert

Avec tant de légèreté et d'espièglerie

Comme des brassées de fleurs fraîches tenues

Par des jeunes filles, un soir d'éternité,

Sous un ciel furieusement changeant...

(Et pourquoi les nuages bougeaient-ils si vite

Ce soir-là ? )

Offert, dis-je,

Ce bonheur,

Comme si de rien n'était sinon

La plénitude sans nostalgie ni déhiscence,

De cette Heure Dite, la dernière,

Avant ce qui ne peut être dit.

 

2

 

Longtemps nous marchâmes sous la Pluie et le Soleil

Devisant de toutes les fleurs, nuées,

Transparences.

C'est ainsi que nous concevions notre métaphysique.

En transparence... A travers

Les Symboles, les astres,

Les dieux, au-delà des géométries et des nombres,

Vers une perfection silencieuse, immobile,

Ordonnatrice.

Et pourtant le chemin que nous suivions

Était un chemin d'amour.

Nous aimions la nuit foisonnante,

L’aube, rosée fraîche sur le front,

Après les affres du combat, une Paix céleste...

Le Jour, nous l'aimions pour la puissance

De son monologue,

D’après la mort,

Quand elle passe.

Et nous l'aimions

Pour les labyrinthes invisibles,

Longtemps après.

Et l'oubli,

Sur le front comme une couronne de sommeil,

Ce fut, avant Pluton,

La véritable et la très-secrète

Beauté du crépuscule, ses buissons ardents,

Ses Cyclades chantantes, - et que dire encore

Des fleurs marmoréennes

Sur les rochers noirs du destin des Lys...

Et suspendue au-dessus

Comme un souvenir de sa parole déjà obscurcie

Par vengeance, folie, ou indolence criminelle,

Au-dessus des vagues, ce visage de vêpres dorées,

Brillant, comme les derniers adieux, - les vérités

D’un mauve léger sur les glaciers indétrônables...

 

Et quelle métamorphose d'ailes soudaines... Que signifie

Cette mer, cet espace vide ?

Semblable à la limite, - le sombre et terrible

Passage de l'Etoile

Plus noire que la nuit la plus sombre,

Que les ténèbres mêmes... Elle, cependant,

Y subsiste,

Etincelle du Feu Incréé.

L'ai-je vue, en vérité, engloutie dans les eaux

Avec toutes ses images les plus chères,

Comme une proie inconnue, dévastée ?

Aride

Comme le verre que l'on invente

Au rayon illimité de l'extinction, - ces années lointaines...

Et il fallut en revenir

À travers la noire vallée.

A travers la noire vallée, il fallut en revenir...

Tels des passeurs orphiques avant qu'au dehors

Tout ne fût également obscurci

(Jugez de notre hâte !).

Et maintenant... Quel bonheur de voir

Sous le ciel libre la juvénile audace

À elle-même renaître et oser croire

Que finalement rien n'était perdu !

 

Ah ! Par le Haut ! L’éclat véridique,

L’unique fondateur de tous les uniques,

L’aube enfin m'exhausse hors de moi-même,

J’existe, mais en résonnance. J'invente

Ce qui fut oublié.

Je découvre les couleurs de l'Ame comme un vitrail...

Dieu

Est en moi ce souvenir lointain.

Ah ! Par le Haut, le Très-Haut, qu'elles m'emportent,

Les ailes de la sagesse divine, l'anamnésis,

La Maison d'Or,

La Vierge Marie, qu'elle me désarme

En ce monde où j'existe sans avoir jamais été...

Car telle était notre prière

Sur les chemins empierrés qui ressemblaient

À un fleuve desséché.

 

3

 

Et ces images mortes, vivantes ou désirées...

Que n'ai-je trouvé pour les dire, ces feuilles bleues

Ombres fascinantes, précises,

D’un empire de lumière où nous nous taisions

En proie à la conjuration des souffles...

Qu’elles criaient enfin dans le ciel trop clair !

Sur le printemps de la Mer, les Jardins déjà.

Que n'ai-je trouvé les phrases parfaites ! L'oubli,

Il est vrai, est un sanctuaire.

Nous cheminions dans les couleurs

Incommensurables de Noé, -

Et le feu et le vin et le crépuscule

Accomplissent ce destin de cigüe

Vers cette fin de l'été où vivre

Ressemble enfin au temps des légendes ;

Où toujours plus loin

Dans le nocturne de la fuite

Rires et chagrins furent les traits de l'espace,

Le sommeil pesant, l'assombrissement

Où les images elles-mêmes se divisent

Dans une incertitude croissante… En vérité,

Cette fin d'été nous pleurâmes.

Qu'en fût-il de ces lointains, pour nous,

Tombeaux des dieux ?

Tombeaux d'algues et de pierre

Sous l'horizon béant où médita Ulysse...

Et que devinrent ces lauriers, rêvant

D’accomplir les sources du feu, la nuit changée

Par une belle main destinée ?

Je crois que l'interdit fut dans cette heure

Qui porta ton nom - et que nous glissâmes vers la plage

Comme des enfants très amoureux l'un de l'autre...

Toi que déjà l'éclat de cette neige illusoire

(Sélénienne, dirions-nous)

Ouvrit aux belles constellations

Comme écroulée

Contre le cœur même de l'ombre sans nom,

Comme l'ultime immensité des roses

Écroulé sur toi,

Comme sur les murailles d'Empire,

Un demi-jour pythique,

En ces temps-là !

 

Car en ces temps-là l'Europe était belle,

Et ce n'était pas encore le règne des marchands.

Le Temps était un fleuve,

Et comme le fleuve

Notre vie était présente en même temps

À la source et à l'embouchure.

En ces temps là,

Nous pensions la profondeur et l'agonie de la puissance.

L'instant ne préludait point à l'éternité. Il était

L’éternité même... Vivante ou morte

(Nul ne sait) mais infiniment désirée,

Toujours, de tous les regards ingénus ou savants.

Les terrasses du crépuscule pouvaient

Infiniment donner sur un opéra tragique,

L’Etoile du Nord

N’en demeurait pas moins

Fidèle à notre attente.

Au large de toute cette blancheur

Les Védas chantaient, et Eurydice, - Eurydice

Disparaissait dans les turbulences de l'air

Eurydice perle blanche roulant dans la mer...

Et que d'années perdues à chercher les Portes de l'Enfer,

Car en vérité, de naissance, nous y étions !

Le front contre les vitres de la nuit,

Tenant entre nos paumes, nos tempes,

La colombe de l'idée sublime...

Elle s'en alla

Loin de nous,

Frissonnante des ailes

Vers des noirceurs plutoniennes…

Car, enfin, qui de nous cherche ainsi l'Être, le Requiem

De la peur ? Orphée joue à la marelle, nuit et matin.

Il se penche

victorieux du vertige

Vers le centre du temps où Dieu s'est perdu,

Vers le centre du Calice du Temps

Vers le centre du puit de vérité,

Le cœur du Graal

Qui est le cœur du Ciel.

 

Et pour lui seul, disait Eurydice,

Un bouquet d'asphodèles...

Nous fîmes l'éloge de cette loi grandissante

En nous, de cette loi

très-fidèle

Telle, à la lumière,

Le cristal d'un pur anéantissement,

De cette loi hautement philosophique,

Glorieuse comme une Sibérie surnaturelle,

Légère sous le sens des mots

Comme une floraison neigeuse.

Que belle et haute fut cette loi

Pour nos œuvres

Et le sentiment supérieur de la lumière !

Que belle, haute et chantante cette loi de l'Esprit

Pure et violente

Comme la destruction immobile

Et imperceptible du Temps !

 

Comment survivre à ce terrible Paradoxe,

À la trompeuse douceur et à la lassitude

Qu’il provoque en nous ?

Parque du mensonge, qu'il faut défier !

Car si Jadis est toujours et à jamais,

Pourquoi en sommes-nous séparés aujourd'hui ?

Je n'y vois qu'un vaste et pernicieux envoûtement.

Pire que l'exil est l'exil de l'Exil,

L’oubli de l'Oubli, - et cette léthéenne emprise

Du monde séparé sur notre âme :

Voici notre déchéance.

Indignes du Toujours et de l'A-Jamais

Nous errons entre deux approximations

Vers la colossale certitude de l'Oubli Total.

Qu'une voix s'éveille en nous, mes amis,

Avant de disparaître. Qu'advienne

La subtile vocalise du Ressouvenir,

Un trille,

Si nous savons encore parler les Langue des Oiseaux.

 

4

 

Et j'entendais la pépiante roue de mémoire

Du chapitre le plus mystérieux… Les mots

De la vitesse de l'Idée furent libres

Et chantèrent ces feuilles crépusculaires,

Ces runes d'ombres et de flamme.

Et le coquillage du soir, sa vague entendue,

Où se brise le mal du pays, ses visions d'atolls,

De coraux, dans l'immobilité sauvée

Des chœurs d'hirondelles,

Des dieux de pierre pour l'éternité

Venant se briser contre le logis inconnu

Des rochers que hante la couleur fascinante,

Théophanie créatrice de sa poitrine,

De son regard d'oiseau, delphique,

Dont elle fut l'ultime consumée... Ah ! D’un seul

Regard, maudite, perdue... Pour l'Occident

Incommensurable de sa finale,

Le silence

De ses cortèges destructeurs

À sauver l'oubli de l'heure, de la nuit,

Jusqu’aux dernières marches descendantes

Vers la mer tiède encore à cette heure…

Et voici que nous revenions

Vers le premier degré

Ou s’étiole insensiblement le bouquet

D’un amour infiniment sexuel et divin,

En le ressouvenir soudain d’une violence

Impérieuse de ses jambes

Ouvertes sur le désordre de sa blondeur,

D’où jaillit le torrent solaire

D’une munificente impudeur…

Ô retrouvailles avec une jeune fille

Longtemps perdue et qui nous égare,

Revenue toute mouillée entre mes bras

Secrète couleur de l'été...

L'Inconnue, choisissant le juste instant pour moi seul…

Ainsi parlait-elle sur le souffle et débutait

Le chapitre le plus mystérieux...

Qu'elle fut de ces vastes roses de ténèbres,

Ou la seule forme de la destruction,

La Terre vivait en l'énigme de ses germinations,

Elle vivait dans l'ivresse des couronnes, des floraisons,

Dans la science des grandes lois

Conquises pour le joug,

Et le souffle...

Allant jusqu'à l'asservissement de la chute d’un beau soleil

Comblé d'orages, d'ancêtres,

De ces grandes villes qui sont des tombeaux...

Elle me disait:

Adieu, voici ta main,

Comme d'une enfant qui nous quitte et revient,

Elle s'attarde sur le ventre plat, touchant ses lèvres...

Ce serait alors

Dans un autre pays

Après les moissons. Sous le règne

Des symphonies éternelles qui dominent la terre

Et nous seuls accordant

Ce chant perpétuel:

« Depuis que le Verbe s'est fait chair, la chair parlait à nos âmes en vagues bouleversantes... »

Et la nuit tombait sur nos gestes

Qui rayonnaient mystérieusement...

Dans les abîmes bruissants

Nos langues et nos lèvres se trouvaient,

L'aube posait sur tes seins des pierres de lune...

Et quel oratorio d'esprits autour de nos embrassades

Sous les voûtes

Des arbres, devant la rosace

Touchée de lumière: elle tournait

Dans cette cathédrale d'air, pour une seconde sauvée,

Celle-ci, dis-je, que je veux, et point une autre,

O merveille !

Celle-ci avec son regard sombre,

Adossée aux ailes

Plus sombres encore

D’une volonté lointaine,

Et non point une autre...

La puissance du désir me sauva de l'agonie de l'Eté.

 

5

 

Il n'est rien d'humain qui ne se puisse dire...

Rien d'humain

Qui ne fut d'avance offert

Aux phrases rapides, miroitantes et théâtrales de nos rêves,

À condition d'en être digne

Et d'oser

La hauteur du Verbe qui s'offre,

La hauteur du chant

Et la profondeur

Du cri de l'énigme qui résonne

Dans les abysses des abysses,

Siècles de siècles...

Je n'écris que pour ceux qui connaissent

Le nom de cette aventure

Les Nobles Voyageurs

Devant d'éternel... Ils vont

Quand il ne reste rien du monde

En la parodie de ses cœurs gelés

Sinon l'unique soif de connaître la gloire...

Et ne fut-elle point vengée, ici,

Par la grandeur adorée

Et l'adorante langueur,

Ressaisie

Par le sang et l'or de ses prouesses !

Jadis « tout le secret des dieux »...

Pour Elle, en vérité, nous étions la foudre

Et le vent... La certitude blasonnée

Qui ne peut vieillir, sa colère

Abandonnée à la foi,

Aux statues d'extase

Belles comme des torches vives !

Jadis, tout le secret des hommes, cette misère !

Mais nul ne l'apaise, elle grandit,

En vain, dans la vanité ensommeillante

Où s'incline la civilisation de l'Occident,

Douce comme des raisins d'ombre,

Où s'incline

Avec le perpétuel combat de la lumière des chaumes

Qui courbe les têtes

Sous le casque anonyme,

Face à la plaine immense où rien ne demeure

Que la Loi, le rêve zénithal

D’une clarté dont la teinte flutée vrille la vigne

De l'heure dite, la très douloureuse des bannies...

Et le cœur se brisait à l'entendre ainsi

Parler des grandes villes qui sont des tombeaux

Et des temps où l'Europe était belle.

Ah que cette chanson tardive

Comme une nuit oubliée dans la gorge des femmes...

Est-ce le dernier éclat du Sens ?

De sa jouissance claire,

Étendue, soudain rayonnante à travers la mémoire

Où s'achève l'individu

Et commence l'incendie ?

O douce flamme, pour commencer,

Bleue à l'apogée de l'ondulation... Et la rousseur

Du reflet sur le miroir,

Les prairies lointaines de son tain donné

Comme une parole...

Mais déjà les écorces brûlent !

Arbres, cheveux,

Races de l'Etre et peuples affligés...

Une brûlure portuaire médite l'immortalité

De la neige salvatrice

Qui tomberait des étoiles, si seulement

Nous savions prier !

Ce serait alors le dernier mot de la dernière strophe, son attente

Si vieille maintenant, si nue,

Dans l'angoisse primaire d'un ciel d'ardoise,

Presque noir,

Où passent les lignes brisées des éclairs...

 

6

 

Qu’en nous le ciel que des années de remord éteignent

Sous les pas légers des colombes saintes,

Ce ciel de genèses violentes

Dans les pierrailles, les oliveraies...

Qu’il soit !

Parle-t-il du destin de Dionysos ?

Du chant des forêts, feuilles et pluies,

Hautaines,

Ou de cette pesanteur contraignante

Des astres vivants pour Elle ?

Ah ! Rien d'autre vraiment

Que ce commandement ancestral du bonheur...

Rien d'autre que l'asile des races du ressouvenir:

Ainsi elles réconcilièrent le monde. « Mieux vaut mourir »

Disaient-elles à la naissance même de l'être

Et de l'action, mieux vaut mourir

Que d'oublier les vaisseaux d'Olympie,

Ce parfum, et l'interprétation des signes

De la lumière et du vent...

L'histoire avançait comme une bête de somme

En des labeurs incompréhensibles

Des pierres roulaient sous ses pas...

« Toujours plus haut » disaient les Maîtres et les Seigneurs,

« Et hors de la substance primitive ! »

Que ces rochers soient notre Empire

Et ces cieux, notre couronne ! Et cette mer

Miroitante dans le silence immense du crépuscule,

Notre amante... Et la beauté des fleurs nocturnes,

Ce don de la création, puissances

De l'été profond qui résonne en notre âme...

Ah ! Que viennent les temps glorieux et sans nom, et les Promises,

Iris diurne et prunelles nocturnes...

Il me souvient de ces soleils et de ces nuits.

Ils disaient : Malheur à celui qui s'en tiendra aux bons usages,

À la crainte avaricieuse. L'Etoile du Feu n'est point pour lui

Ni le cœur battant de la parole murmurée de l'Amante...

Qu'il demeure avec ses juges, ses pions et ses examinateurs

Et ne vienne point

Quêter le sourire des Sœurs

Ni des hommes vivants

Qui souffrent de l'agonie de l'été...

Qu'il ne vienne pas en ces parages hauturiers

Où règne

La scintillante loi de l'Instant ! Qu'il ne vienne point s'immiscer

Alors que l'heure pâlit dans l'ivresse du silence

Que les ombres transportent au premier ciel

Le premier guerrier tombé

Dans la bataille des fleurs... Et l'âme du monde

Se penche sur lui, aimante, et

Touche son front de sa chevelure sombre.

Et s'il ouvre les yeux, c'est soudain

Et à jamais,

L’éternité conquise

La jeunesse absolue

Arrachée à la terre et sauvée

Dans la transparence minérale du symbole

De l'Autre Côté de l'horizon.

 

7

 

Comme il sied aux âmes bien nées

Nous fûmes amoureux de notre destinée.

Devant nous, elle allait,

Savante et gracieuse

Dans le dédoublement des pensées et des gestes...

Elle allait,

Devinant nos espoirs

Et devisant avec nos doutes,

Ombre des Nobles Voyageurs...

Mais, un instant, n'allait-elle pas

S’enfuir devant nous ? Nous laissant seuls...

Face à l'étendue déserte par excellence où il n'existe rien

Que le retentissement

Des échos et des voix

Clamant des profondeurs ? Rien devant nous ?

Et quand bien même ! L'ardeur n'en serait que plus héroïque !

Car aussi

Nous connûmes les grandes fêtes de l'Irréalité

Nous connûmes

Ces constructions dissolvantes

Avec leurs balustrades ouvertes sur les ailes du chant mauve

D’une suavité mortelle, nous connûmes

Ces interrègnes et le travail des démons, et l'hallucination

Des libellules

Dans le temple des tempes,

Et le froment des clartés d'outre-tombe. Mais en vain !

En vain ces splendeurs et ces misères.

Qu’en reste-t-il ?

Sinon des mots pour complices

D’une même perdition,

Sinon la désolation luxueuse de l’ultime seconde,

Cette rose

Avant la mort ?

Et que sont alors, dans la mémoire ces Océanides

Ces visions, ces éternités ?

Un jour nous désespérâmes de les atteindre ;

Nous avions touché la paume froide

D’une mythologie défunte

Et l’effroi glaçait notre cœur…

«  En vain, disions-nous, en vain »

Toutes les choses d’autres mondes

Et toutes celles d’ici,

Les Ardentes et les Tristes…

Et cette sorcellerie lointaine,

Dans les confins d’une nuit d’été sans mémoire

Et les lauriers des dieux, qu’en savions-nous ?

Sinon que la fin de toute destinée

Est dans la joie qui cède le pas à la mort…

Le vent du Sud tissait ces voiles rousses

Qui nous emportèrent, il y a si longtemps

Vers les gouffres…

« Tout se consume » disions-nous

Et nous n’avions plus la force… «  Rien ne demeure »

En vain, toute chose espérée ou haïe

Et nous n’avions plus la force de lever nos paupières

Sur la pimpante beauté du monde…

Quelle dérision !

Mieux vaut encore battre de ses semelles

Les cendres du désespoir ! Mieux vaut encore

N’importe quoi

Pour notre honneur de poètes

Que ce simulacre de sagesse, cet « à quoi bon »

Délétère et servile, ce consentement

À toutes les mesquineries. Il faut être un Saint

Pour oser médire ainsi des illustres illusions

Des chatoyantes apparitions du monde,

Dansantes voilantes et dévoilées…

Ai-je un jour chanté ses mensonges

Avec une aussi lucide ferveur ?

« A quoi bon vivre sans but » disaient les voix vieillies,

Les traitresses… Nous répondions avec orgueil

Sous l’infinie clarté miséricordieuse

Qui nous pardonnait :

« Comme il sied aux âmes bien nées… »

Non, plus jamais l’été ne s’achèvera dans cette tristesse

Qui était elle-même sans fin

Comme la chute originelle de l’homme dans le Temps…

Plus jamais cette déréliction,

Cet adieu tardif… L’Eté

Demeure.

Il demeure à l’intérieur de lui-même

Comme une flamme dans sa demeure

Sous la voûte bleue, ce Graal renversé !

L’été enfin trouve sa Loi éternelle,

Conquise, l’été accepte le don de l’été

Et l’éternité loge l’Eté qui jamais ne cesse

D’avoir été, pour être,

Dans la présence rayonnante

Ardente et dansante de l’Instant ;

Ce qui se tient immobile

Au cœur du Temps

Comme l’être au cœur profond de l’Eté

Et l’été au cœur

Comme le rayon au cœur de la rosace,

Et l’Instant chante de la clarté précise qui l’allume.

 

8

 

Et j’entendais le chant de l’Instant, voix parfaite

Dans la partition de l’exil du Temps

Avant la leçon de ténèbres. L’Instant

Qui divise toute chose

Mais que rien ne sépare de lui-même…

Toute beauté fut ici-bas

L’ombre de son triomphe

Et toute « extase d’or… » Mais toujours

Vous trouverez sur votre chemin

Ceux qui ne veulent pas voir, ceux qui cheminent

En toute ignorance de cause,

Dans une médiocrité qu’ils sacrent et vénèrent,

Confondant, dans une confusion blasphématoire,

La commune-mesure et je Juste Milieu, le pire et le meilleur.

Mais il est

Dans la nature du mal

Non de repousser le bien mais de le singer… Toujours

Nous trouverons sur nos traces

Nos pires ennemis

Et devant nous, quelquefois,

Des démons heureux qui eussent aimés

Nous apprivoiser… Toujours

Nous trouverons des humains qui ne veulent voir

Partout que ce qu’ils sont eux-mêmes :

Petites ambitions, moyens inavouables

Pour des fins au-dessus de tout soupçon…

Et ce qu’il faut de turpitude, à certains,

Pour enfin paraître respectable !

L’amour nous eût-t-il sauvés alors,

Avec la divine compassion,

Dans l’enchaînement des violences, la succession sans fin

Des anneaux toujours plus lourds,

D’un métal plus sombre,

Vers cette nuit des temps qui est devant nous

Comme une promesse,

Une stèle, - afin que nous puissions voir notre visage ?

Ah je m’y refuse !

Comme j’eusse refusé d’être

L’adorateur de la seule ivresse !

M’importe la vigilance dans l’air matinal,

Les strophes des poèmes inventés dans l’action,

Les strophes comme des coursiers élégants,

Les crinières amoureuses du vent…

Car nous aimions la vitesse de nos pensées

Sur les limites du jour… Car nous aimions

Cette furie de secondes saisies au vol

Dans l’ivresse du jour,

Cette furie, cet Empire !

 

Oui, je te revois maintenant, mienne splendeur,

Détachée de cette affreuse nuit des temps

Et revenue vers moi. Je revois

Cet angle bleuté

S’ouvrant sur les très-vastes seigneuries

D’écumes et d’azur.

Tels Ulysse en dormant

Nous retrouvions notre pays natal,

Sous la coupole bleue, violente et parfaite ;

Et lorsque tombait le soir

Nous respirions à nous y noyer

Les parfums de la terre, et le silence magnifique

Nous obéissait,

Sommeil d’ambre platonicien

Se posant comme une main fraîche sur le front,

Ce bonheur.

 

 

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14/01/2022

Toulouse et le génie roman, notes sur l'inspiration occitanienne dans les oeuvres d'Henry Montaigu et de Simone Weil:

 

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Luc-Olivier d'Algange

 

Toulouse et le génie roman

Notes sur l'inspiration occitanienne

 

 

«  Le voyage, l’amour et le songe d’Aquitaine

Ont dévorés l’espace où nous étions enfouis

Châteaux d’azur et d’or, petite île, fontaine

Fleuve que l’on remonte aux sources inouïes

Immobiles domaine

 

Flamine au Roi dormant qui traverse le Temple

Chercheur de grand soleil dans les brouillards glacés

Miroir magique écho, songe que je contemple

Jour après jour du fardeau compassé

D’un conte sans exemple

 

Le noble Voyageur vise la voie profonde… »

Henry Montaigu

 

On comprendra fort peu de choses à l’œuvre de Henry Montaigu sans y reconnaître d'emblée une œuvre de combat. L'érudit, certes, y trouvera sa provende de repères historiques et d'aperçus précis mais, bien davantage qu'au spécialiste, cette œuvre s'adresse à l'amoureux, à celui dont les pas s'accordent à une songerie intérieure, semblable au Grand Songe qui donna naissance à la Ville, si bien que le parcours extérieur correspond à quelque parcours intérieur, au véritable sens du terme ésotérique. La Ville rose est une Dame. De même que, pour les Fidèles d'Amour, dont Toulouse est une sorte de capitale, il ne saurait être question, en aucune façon, de réduire les noces philosophales de l'Amour, de l'Amant et de l'Aimée à quelque déterminisme physiologique, de même l'approche symbolique de Toulouse, que propose Henry Montaigu ne cède en rien à cette superstition de l'histoire ou du « sens de l'histoire » qui tend à confondre l'enquête sur les choses avec les choses elles-mêmes.

Quelques historiens, dont l'esprit s'est un peu obscurci par la fréquentation assidue des idéologies, en oublient que les œuvres des hommes précèdent les études historiques dont elles font l'objet. Or, dans leur beauté et dans leur vérité, les œuvres témoignent bien davantage de l'Instant et du Permanent (qui sont en réalité une seule et même chose, c'est-à-dire, au sens étymologique, une seule et même cause) que de cette linéarité chronologique, qui détermine la méthode des historiens, et à laquelle certains d'entre eux voudraient contraindre les évènements et les œuvres humaines et divines à se conformer. « Lorsque le cadre de l'histoire éclate, écrit Ernst Jünger, l'historiographie elle aussi doit se modifier et même faire choix d'un autre nom,- et surtout s'allier au poète qui seul est capable de venir à bout du titanisme. » Cette autre historiographie, alliée au poète, nulle mieux que l'œuvre de Henry Montaigu n'en laisse pressentir les promesses de vastitude conquise et de réconciliation spirituelle, car bien avant d'être un historien, même inspiré ou prophétique, Henry Montaigu est poète, et dans son œuvre de poète, écrivain français. Le roman légendaire et métaphysique Le Cavalier Bleu illustre à lui seul ce titre, que toute noblesse désormais se devrait de servir.

Ecrivain français, et non point, comme tant d'autres, compilateur mercenaire ivre de démagogie et de reniement, Henry Montaigu possède les droits de parler de ce dont il parle. Sa Ville miroite dans son imagination et sa plume dispose de l'art et de la résolution à faire partager son bonheur. Telle est la véritable générosité, qui ne se dispense pas en déclarations d'intentions mais en œuvres, écrites avec le sang, qui est esprit. A cette qualité d'écrivain français, l’œuvre d'Henry Montaigu ne doit pas seulement l'aisance et la grâce mais aussi le sens de la juste hiérarchie. Les principes et le Sacré ne se conçoivent que selon une logique de la Hauteur. Il est impossible d'en faire étalage. Ciels et abysses disposent notre entendement à recevoir le don de l'Ode aimée, qui est la forme immatérielle, et comme chantée, de la Ville. L'ambiguïté du mot « connaissance » suffit à nous faire comprendre en quoi cette « autre historiographie » diffère de celle à laquelle nous ont habitué certaines études universitaires soumises au « déterminisme historique ». Si la connaissance est l'accumulation des informations en vue de quelque mise en système, alors, il s'agit de tout autre chose que de connaissance au sens métaphysique et poétique du terme. En revanche, si nous entendons par « connaissance » un cheminement qui débute bien avant le labeur didactique et s'achève bien au-delà de lui, alors le terme de connaissance s'applique par excellence aux ouvrages de Henry Montaigu sur Toulouse, Reims, Rocamadour ou Paray-le-Monial.

Il n'est point de connaissance sans confiance. Connaître, ce n'est point rester dans l'expectative mais devancer la preuve, en favoriser l'avènement par cette purification de l'entendement dont nous parlent les ascèses de toutes les traditions occidentales ou orientales. Nous ne connaissons jamais que ce que nous aimons. La confiance est inventive de cette Foi, que la Sapience déploie et dont la Chevalerie témoigne. Toute symbologie digne de ce nom s'accomplit en une gnose amoureuse. Rien n'est plus absurde, appliquée aux Symboles, que cette manie classificatoire qui, fidèle continuatrice de la grande platitude du positivisme du siècle dernier, méconnaît l'interdépendance des Symboles : arborescence où le bruissement des feuilles tournées par le vent tantôt vers l'ombre et vers le soleil n'est pas moins important que l'obscur trajet des racines dans l'humus.

A cette démonie de la platitude, le génie d'Henry Montaigu oppose l'aperçu vertical se saisissant au vif de l'instant de l'éclat de l'éternité dans les apparences mêmes. Le grand malheur de la condition humaine est que cette grâce, même offerte, peut encore nous échapper, par pure inadvertance. D'où l'importance de ces œuvres de connaissance qui ne se substituent point à la Révélation, comme s'y emploient les dogmatiques modernistes, mais en prépare l'advenue imprévisible par cette prière suprême qui est le sens du recueillement intellectuel.

L'enseignement qu'il est possible, par exemple, de recevoir des Mythes et des Symboles de Toulouse dépasse la réalité même de la Ville. Enseignement initiatique par cela même qu'il est poétique et chevaleresque, il détermine aussi un moment décisif de cette guerre sainte de la verticalité contre la platitude, de l'Exception contre la médiocrité, seul véritable enjeu politique de quelque importance. L'Etat moderne, fondé sur le perfectionnement permanent du contrôle des citoyens obéit à une politique de planification, étrangère au génie politique traditionnel de la prévoyance, comme la quantité est étrangère à la qualité. Posant l'abstraction avant le fait, le planificateur méconnaît à tel point la réalité qu'il y suscite sans fin de nouveaux désastres.

Rien ne fut plus étranger à notre génie roman que cet idéal de l'Etat prussien qui, par l'entremise du philosophe Hegel, ou, plus exactement, de ses exégètes vulgarisateurs, nous imposa la morale utilitaire, selon laquelle « la fin justifie les moyens », et que nous voyons à l'œuvre en Politique, au détriment constant de la Beauté et de la Vérité. Cette morale qui « démocratiquement » s'est emparée de la politique, sans doute n'est-elle rien d'autre que le cheval de bataille du Diable, car, à séparer le Bien de son resplendissement dans la beauté sensible et métaphysique, il n'est plus que l'atroce parodie, la sempiternelle apologie du Médiocre par lui-même. A cette idéologie de la planification, la Tradition oppose donc l'éloge de la Prévoyance. Prévoit celui qui déchiffre ce qui est, car ce qui adviendra obéit aux mêmes lois que ce qui est. Le planificateur, au contraire, inverse l'ordre de la hiérarchie, conférant à son point de vue particulier une vertu d'universalité, alors que celle-ci ne peut être atteinte que par la multiplication infinie des points de vue, jusqu'à pressentir une vision de toutes parts, privilège traditionnel de la Sapience.

L'homme qui prévoit célèbre la hiérarchie des états multiples de l'être, l'homme qui planifie la bafoue. Déchiffrer les arcanes de la Ville c'est ainsi faire œuvre chevaleresque sous la double égide de la Sapience et de la Foi. Une certaine idée du Pays, du Mystère de la France, et de la liberté créatrice qui lui est particulière, est exposée, mise à l'épreuve. Le « privilège immémorial de la franchise » qui définit l'homme de France comme un homme libre, tient, pour Henry Montaigu, lieu de Norme. L'équilibre de justice qu'elle invente est des plus gracieux et sa défense est une tâche noble. En exergue à son Histoire secrète de l'Aquitaine Henry Montaigu cite l'admirable fragment de Joseph Joubert: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. » Lorsque le léger domine le lourd, la platitude est vaincue. La verticalité reprend ses droits, les hauteurs dans l'âme humaine s'éveillent.

«  L'amour courtois, écrit Simone Weil dans un bel essai sur l'inspiration occitanienne, avait pour objet un être humain; mais il n'est pas une convoitise. Il n'est qu'une attente dirigée vers l'être aimé et qui en appelle le consentement. Le mot de merci par lequel les troubadours désignaient ce consentement est tout proche de la notion de grâce. Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l'être aimé. Dans ce pays comme en Grèce, l'amour humain fut un des ponts entre l'homme et Dieu. La même inspiration resplendit dans l'art roman. L'architecture, quoique ayant empruntée une forme à Rome n'a nul souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l'équilibre... L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'équilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement. C'est ce qu'il faut pour enclore cette croix qui fut une balance où le corps du Christ fut le contrepoids de l'univers. »

Ce que les mystiques persans nommaient « la science de la Balance », et qui procède de l'intuition du Juste Milieu (et dont la commune-mesure est la parodie diabolique), la Tradition, dont la ville de Toulouse est l'inspiratrice sensible, et que Henry Montaigu ressuscite sous nos yeux par la vertu poétique de phrases précises, en vérifie la juste pesée qui n'est autre que la pensée même, au sens métaphysique d'un équilibre, d'une harmonie des correspondances. Car la pensée,- l'étymologie même du mot nous l'enseigne,- est avant tout cette pesée analogique, cette recherche de la justice par la méditation des Symboles, cette quête de l'orée divinatoire entre la part visible du monde et la part invisible dont la vérité du cœur reconnaît qu'elles sont aussi légères l'une que l'autre.

Toute juste pesée allège le monde, l'élève dans le resplendissement des analogies. La spéculation métaphysique danse de reflet en reflet dans l'inaltérable apesanteur de la lumière: « Les Pythagoriciens, nous dit encore Simone Weil, disaient que l'harmonie ou la proportion est l'unité des contraires en tant que contraires. Il n'y a pas harmonie là où l'on fait violence aux contraires pour les rapprocher; non plus là où on les mélange; il faut trouver le point de leur unité. Ne jamais faire violence à sa propre âme; ne jamais chercher ni consolation ni tourment; contempler la chose, quelle qu'elle soit, qui suscite une émotion, jusqu'à ce que l'on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d'être pures, sont une seule et même chose; c'est la vertu même de la poésie. »

Nous retrouvons là cette méditation politique qui, si mal comprise qu'elle soit, demeure l'essentielle requête chevaleresque de l'œuvre historique de Henry Montaigu. Méditation de justice, qui refuse de se soumettre à la division du monde, de dresser l'obéissance contre la liberté, ou l'inverse,- l'œuvre de Henry Montaigu retrace la généalogie des songes et des lois, avec la pertinence héraldique de ceux qui savent reconnaître, à quelques détails imperceptibles, l'effigie effacée par le Temps. Il importerait enfin de se rendre à cette évidence: plus on s'éloigne de l'origine et plus on vieillit. L'accélération propre au monde moderne est le signe de sa décrépitude. La véritable juvénilité se reconnaît à l'immensité de ses temporalités contemplatives. C'est le monde ancien qui est jeune et vieux le monde nouveau, et jamais nous n'atteindrons les secrets alchimiques du recommencement si nous oublions l'art d'être fidèle à l'antérieur.

L'œuvre de Henry Montaigu, disions-nous, est œuvre de combat, et l'on commence sans doute à entrevoir quelles sont, dans l'ordre politique et historique, les modalités de ce combat, mais cette œuvre n'en est pas moins œuvre de prière. Chacun des livres que l'auteur dispose à l'attention du lecteur est une Heure hantée d'aurores et de crépuscules sans fin où l'Ange d'entre les mondes nous adresse quelque signe de bienvenue. Prière issue de la Foi, et annonciatrice de Sapience. Toujours dans son article sur l'inspiration occitanienne, Simone Weil écrit: « Nous ne pouvons pas savoir s'il y aurait eu une science romane. En ce cas, sans doute, elle aurait été à la nôtre ce qu'est le chant grégorien à Wagner. Les Grecs, chez qui ce que nous appelons notre science est né, la regardaient comme issue d'une révélation divine et destinée à conduire l'âme vers la contemplation de Dieu. Elle s'est écartée de cette destination, non par excès mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur... La science n'a pas d'autre objet que l'action du Verbe, ou, comme disaient les grecs, l'amour ordonnateur. Elle seule, et seulement dans sa plus pure rigueur, peut donner un contenu précis à la notion de Providence, et dans le domaine de la connaissance elle ne peut rien d'autre. Comme l'art, elle a pour objet la beauté. La beauté romane aurait pu resplendir aussi dans la science. »

Cette science romane dont Simone Weil déplore l'absence, nous en discernons les prémisses dans l'œuvre de Henry Montaigu. Rien désormais, ne saurait nous interdire d'en propager l'embrasement salutaire à d'autres aspects de la connaissance dont nous trouvons ici la source lumineuse de renouvellement. Au cœur de l'espace géo-symbolique réside la miséricordieuse puissance dorique du rayonnement primordial. Ce sont là des choses que l'on éprouve. « Il y a, écrit Henry Montaigu, un air de Toulouse, incomparable et puissant, que la mémoire nourrit pourtant d'histoires atroces et de fables étranges, mais qui demeure joyeux et léger comme si la certitude d'être l'emportait sur les trahisons du destin et la lourde banalisation de la cité moderne. » Cette allégresse, cette vivacité heureuse, cet élan lancé à sa propre conquête dans la spirale de son essor est sans doute de tous les mystères celui nous importe le plus car il nous engage dans le secret même de l'immatérialité, que la Tradition nomme le monde subtil: « Comme toute ville essentielle, écrit Henry Montaigu, le secret de Toulouse se situe au-delà d'un espace mesurable et d'une quelconque chronologie. Non sans doute qu'il ne s'y incarne,- mais c'est l'être intérieur qui plus qu'ailleurs ici façonne tout. »

Reconnaître en toute chose l'être subtil qui le façonne, tel pourrait être le privilège de la science romane. Les choses telles qu'elles apparaissent sont littéralement façonnées par le Ciel. Elles obéissent à l'ordonnance hautaine des nues. Celui qui marche dans la Ville marche dans le ciel. Le tracé de son cheminement, s'il s'accomplit avec ferveur, rétablit là-haut le sens des figures célestes, en réveille les pouvoirs endormis ou oubliés. La confusion et le chaos qui, dans l'ordre humain, se confondent avec la médiocrité, ne désarment jamais. C’est pourquoi toute œuvre d'art, véritablement civilisatrice, est aussi le signe commémoratif d'une victoire contre les puissances des ténèbres.

Contre la conformité de l'informe, l'Idée, c'est-à-dire au sens grec, la Forme, est la citadelle. Telle est exactement l'intelligence romane, où, ce qu'il y eut de plus mystérieux et de plus léger dans l'esprit grec s'épanouit dans l'esprit français, où le privilège immémorial de la franchise reconnaît le juste équilibre de l'obéissance et de la liberté. Ce juste équilibre, la doctrine le dit mais l'Art le prouve. Dans la perspective traditionnelle la vie est par définition un art car la liberté créatrice ne s'accomplit qu'à travers la plus rigoureuse des disciplines. La veulerie est ennemie du Beau, mais aussi du Vrai et du Bien: « Tout ce qui procède d'un véritable caractère traditionnel, écrit Henry Montaigu, est enceint, délimité, déterminé. La double action du Centre vers l'extérieur (dynamisme psychique et rayonnement spirituel) exerce une influence proportionnelle à la régularité de ses dispositions. Une muraille n'est pas d'abord un ouvrage défensif, mais un symbole, ce que prouve le fait qu'il a pu être réduit à un simple muret de pierre. Il est avant tout conçu comme une garde contre les invisibles légions de l'ombre. Une fois abritée par un rituel en quelque sorte projeté dans l'espace sous la forme d'un appareil défensif adéquat aux normes reçues par la tradition, la cité humaine, reflet de la cité céleste ou "centre des centres" après avoir aspiré les forces et les énergies, les dirige, une fois maîtrisées, à travers le chaos du monde, vers des points très précis qui situent la géographie terrestre comme image de la géographie stellaire. » Or, la ville de Toulouse active, pour ainsi dire, ces principes traditionnels avec une intensité particulière: «  La grande croix solaire des comtes de Toulouse, ajoute Henry Montaigu, tracée sur le sol de la place moderne du Capitole, marque le milieu idéal de la Ville et exprime que cette Ville elle-même est le milieu d'un monde. Le signe héraldique duodénaire possède évidemment un caractère zodiacal et manifeste tous les rapports d'harmonie entre le lieu, ses constructions, et sa place dans l'univers. »

Le Symbole, dans la perspective de cette science romane dont l'œuvre de Henry Montaigu annonce la renaissance, est véritablement le « miroir de la connaissance ». Le symbole étant l'instrument de la métaphysique, il s'avère impossible de comprendre sa fonction dans un système de pensée qui exclut, de façon explicite ou implicite, la métaphysique. La prétention du matérialiste à traiter du Symbole n'a d'égale que celle du fat qui, tout en niant l'existence de la musique voudrait cependant nous informer de la fonction véritable du clavecin ou encore de celle du fou qui, tout en niant la réalité du reflet, s'acharnerait à imposer sa conviction quant à la nature réelle du miroir. On pourrait ainsi définir la science romane, qu'illustre cette approche du mystère de Toulouse, comme une science de l'interprétation infinie des aspects du visible,- interprétation à la fois mathématique, pythagoricienne, et musicale dont nous reconnaissons les lois, par exemple dans le cloître des Jacobins. Mais le livre de Henry Montaigu va encore au-delà, dans les régions plus subtiles du pressentiment où le Symbole nous délivre le message de notre prédestination ultime. « Toulouse, à cet égard, écrit Henry Montaigu, est une cité sanctuaire, où il n'est rien qui ne témoigne de la profonde mesure, divine et humaine, du Nombre d'Or. »

Au moment où tout nous abandonne, où les ténèbres se font, où « démocratiquement » s'installe le pire despotisme qui soit, celui du Médiocre, nous pouvons nous retrouver dans la ville sanctuaire, ou dans le souvenir que nous avons d'elle, pour nous recueillir, nous rendre attentif à ce cœur des mondes qui brille dans les hauteurs vertigineuses. Les pires profanations de l'Age Noir ne peuvent rien contre la forme invisible d'une ville qui est elle-même la réverbération sacrée d'une autre et plus lumineuse invisibilité: « L'axe de la grande Rue, écrit Henry Montaigu, qui part de la place et du quartier Saint-Michel, au Sud, passe par la porte Narbonnaise pour aboutir à la Place du Capitole, se transforme alors en trident régulier. La voie médiane, que commande le pivot de la vieille église du Taur, trouve en Saint-Sernin son lieu sacré, et, en quelque sorte son Nord idéal. Il y a là une référence certaine à la quête du dieu transcendant, à la Tradition Primordiale, à ce royaume de la connaissance antérieure que les grecs identifiaient avec l'Hyperborée, il ne serait pas alors impossible de voir en Toulouse une Thulée méridionale. » Refuge des héros et des clartés de l'extrême limite, nuit lumineuse: il faut s'être aventuré jusqu'à certaines orées de l'entendement pour comprendre la justesse de l'Analogie entre Toulouse et Thulé.

Sans doute la science romane est-elle véritablement la voie royale, car ce qu'elle annonce légitime l'intuition poétique la plus intense. L'intensité de la beauté échappe à toute considération esthétique: elle nous comble de pure bonté et de vérité pure. Le langage du Symbole est une oraison. Le malaise que suscitent les villes modernes, arbitraires, dont l'existence n'est déterminée que par la seule utilité immanente, montre assez le discord qui persiste entre la nature humaine et l'idéologie moderniste. Nous ne sommes pas ce que les théories de la modernité voudraient que nous fussions. Nous nous obstinons à souffrir de la laideur alors même que le sens de la beauté nous échappe. « La ville moderne, écrit Henry Montaigu, est sans mandat et sans histoire: Elle n'est en fait qu'une anti-construction. Conçue pour le citoyen matriculé et non pour l'homme, il lui est tout aussi impossible de vieillir dignement que de se renouveler.» Décentrée, elle ne peut affirmer son existence que par une surenchère titanique. Le colossal se substitue à l'harmonieux. Ecrasants sont les gratte-ciel et le mauvais goût architectural des dictatures populaires. Tout, au contraire, dans l'architecture romane,- qui est, à qui sait voir, une pure méditation sur le Centre,- nous convie à la légèreté, à l'envol : « Et qu'est-ce qu'une Capitale, écrit Henry Montaigu, sinon tout d'abord un Centre, c'est-à-dire un nœud vital et sensible où les forces telluriques et les forces célestes opèrent une fonction qui, en principe, est sans repentance pour toute la durée d'un cycle ? »

Le Centre est à la fois ce qui est en nous et au cœur du Ciel. Ce foyer ardent est le passage entre les mondes. Alors que la science titanesque ne connaît d'accomplissement que dans le règne de la quantité, du déterminisme et de l'asservissement à la chronologie, la science romane suit la voie royale de l'ascendance des Symboles vers leur source première. Il n'est rien de moins vague ni de moins hasardeux. Science, la science romane l'est de plein droit. Si la ferveur mystique est comme son émanation dans le sentiment humain, la science romane n'en demeure pas moins une mathématique de la connaissance, un art de l'exactitude qui ne s'improvise en aucune façon et dont les résultats, sans jamais prétendre à quelque interprétation définitive, n'en sont pas moins décisifs dans l'ordre intérieur comme dans l'ordre extérieur, dans l'ordre du spirituel comme dans l'ordre du politique.

La « grande politique » dont rêvait Nietzsche,- et que les nietzschéens sont bien les derniers à concevoir- sans doute est-ce dans cette science romane que nous en trouverons les prémisses. Les choses, en politique, ne sont pas aussi désespérantes que certains voudraient nous le faire croire: il suffit pour s'en convaincre d'observer cette loi des cycles dont la logique du Centre désigne l'essor, en forme de spirale ascendante. C'est ainsi que le cœur des ténèbres indique le site providentiel de l'embrasement royal des aurores. En toute nuit gît le germe du secret de l'aurora consurgens. L'ultime divulgue le secret du Principe. L'ultime Thulé nous divulgue le sens de la prime clarté. C'est au moment où les œuvres les plus belles sont menacées de disparaître dans leur réalité sensible que les arcanes de leur Forme s'offrent dans leur plénitude à l'intelligence de quelques-uns. C'est à ces rares heureux que s'adresse l'œuvre de Henry Montaigu. Miroir de l'Art, la science romane sera aux meilleurs d'entre nous une mise en demeure à nous reconnaître nous-mêmes, non certes dans la mesure d'une quelconque analyse narcissique du moi, mais dans la contemplation de ce qui nous entoure, nous dépasse de toutes parts et nous demeure inconnaissable, comme une incitation permanente, comme une herméneutique sans fin. L'inconnaissable, selon la science des titans qui proclame qu'il n'y a rien à connaître, est d'une toute autre nature. Il nous installe dans l'insolite, alors que l'inconnaissable dans la science romane nous environne d'ombres et de clartés mouvantes qui ne sont autres que les manifestations du Merveilleux.

La déambulation dans Toulouse à laquelle nous invite Henry Montaigu peut ainsi se déchiffrer comme un enseignement du Merveilleux que tout, en ce monde moderne et profanateur, conspire à nous laisser méconnaître. Retrouvailles ensoleillées et fleuries,- avec l'approche du Sens de toute chose à travers l'ordonnance des rues et leurs parcours dans l'invisible cité pythagoricienne dont Toulouse est la réverbération sensible,- le Merveilleux sacre l'instant où il advient, en révèle l'héraldique éternelle, car l'Instant est ce qui se tient, immobile, comme une île dans la mouvance des eaux. Ainsi, mieux qu'un magistral ouvrage sur l'histoire et les Symboles de nos cités, l’œuvre de Henry Montaigu apparaît comme une méditation sur le Centre, sur le Pôle lumineux de l'être, sa primordialité métaphysique sans laquelle la Tradition se réduit à son propre simulacre, sous les espèces des coutumes, convenances, et des « valeurs ». Primordiale, la Tradition se situe en amont des temps et du monde immanent lui-même. Le mot de métaphysique, trop souvent galvaudé, reprend ici sa pleine signification. La Tradition est primordiale et métaphysique car elle est issue du Centre qui est à la fois le centre de l'entendement et le centre du monde. Le lecteur est ainsi invité directement à l'expérience du suprasensible, dont seuls les Symboles et les mythes détiennent la clef, et par lesquels nous pouvons comprendre, par exemple, que l'Art et la nature sont une seule et même chose.

La nature n'est pas supérieure, ni même antérieure à l'Art: «  Les Symboles et les mythes, écrit René Guénon, n'ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu'on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à expliquer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. » A l'origine de l'Art comme de la nature sont les principes métaphysiques. L'accord magnifique de Toulouse et de sa Garonne témoigne de cette unité supérieure, de cette concordance avec l'ordre divin. « Dans la nature, écrit encore René Guénon, le sensible peut symboliser le suprasensible; l'ordre naturel tout entier peut, à son tour, être un symbole de l'ordre divin; et d'autre part, si l'on considère plus particulièrement l'homme, n'est-il pas légitime de dire que lui-aussi est un symbole par là même qu'il s'est créé à l'image de Dieu ? »

A cette question fondamentale de la science romane répondent les œuvres, car les œuvres sont des prières,- au même titre que les prières qui retentissent dans les tréfonds du cœur sont des œuvres au-delà de toutes nos espérances. Telles sont les promesses propres à la découverte de l'espace « géo-symbolique ». Lorsque la vision du poète rejoint l'exactitude de l'historien, toutes les espérances revivent, de celles qui nous portent en avant vers cette gloire première qui n'est autre que la victoire sur l'oubli que les grecs nommaient du beau nom d'anamnésis, la divine « ressouvenance ». Et tel est bien le sens du combat, car la menace n'est autre que cette amnésie dont les temps modernes plombent les entendements de telle sorte que nul rayon ne traverse plus les consciences et les âmes. « Toulouse, écrit Henry Montaigu, qui a l'amabilité chaude et noble des grandes créations de type solaire semble devoir mériter au plus haut degré ce vocable de "ville rose" qui serait à la lettre bien fade s'il s'agissait seulement de couleur et de fleur. A aucune autre ville de brique, il n'a été accordé ce surnom. C'est qu'aucune autre n'est aussi parfaitement conçue en mode rayonnant,- c'est qu'aucune autre n'a manifesté, sous tant d'apparences diverses, le culte mystique de la Dame. » L'exactitude du style et de la pensée n'a pas, dans l'œuvre de Henry Montaigu, pour objet de s'admirer elle-même: elle annonce, comme nous le disions aux premières lignes, un combat, mieux encore elle donne au Noble Voyageur, assez vif pour s'en saisir, un arme de noble facture. Si chaque phrase dispose de la promptitude d'une répartie, de l'éclat d'une passe d'arme, ce n'est pas en vain. Les enjeux sont la mémoire et l'Eveil.

Dans les temps uniformisateurs et charlatanesques que nous vivons où le seul salut consiste à fuir ceux qui voudraient nous donner quelque directive spirituelle, les villes demeurent en dépit de certaines atteintes beaucoup plus malignement délibérées que l'on veut bien le croire, des espaces où la tradition a disposée en notre faveur des passages entre les mondes et les différents états de l'être. L'ordonnance des rues, des édifices, en correspondance avec la géographie elle-même, obéissent à une mathématique sacrée, incitent le promeneur attentif à certains parcours, déterminent des variations dans l'entendement selon le mouvement du jour: toutes circonstances heureuses qui nous donnent accès à la transcendance. L'initiation,- c'est-à-dire la renaissance de l'entendement par la vertu infuse dans le Ciel !- est toujours plus proche qu'il ne semble. Ceux-là qui passent avec mépris sans rien voir dans leur propre ville, qui considèrent avec dégoût leur patrimoine poétique et mystique, vont s'agglutiner ensuite autour de fumeux gourous exotiques pour ânonner quelques formules incompréhensibles, pratiquer quelques mouvements gymniques et confondre leur grand vide existentiel avec l'impérieuse vacuité bouddhique ! Tout semble bon pour nous arracher à nous-mêmes, c'est-à-dire à arracher la France de nos âmes ! Les « techniques » de « spiritualité » marchande et les « spiritualités » de la Technique se partagent la tâche qui laissera nos âmes dans l'oubli de notre tradition, à la merci des plus arrogantes puissances. Puissances titaniques, car loin de s'exercer en œuvres de beauté, la seule preuve qu'elles donnent de leur empire sont des moyens de destruction et d'asservissement. Toutes les œuvres de Henry Montaigu, romans, essais historiques et symboliques, sont traversées par cette inquiétude salvatrice, cette amitié intellectuelle, ce goût aristocratique,- qui donnent à la tradition française une légitimité métaphysique à laquelle il est fort peu probable qu'un autre pays puisse aujourd'hui prétendre. Mise en demeure adressée à quelques-uns, l'œuvre de Henry Montaigu donne bien davantage qu'elle ne réclame, car ce qu'elle exige de nous est d'être simplement le récipiendaire de l'ordre immémorial du Don par excellence que nous recevons d'elle: c'est aller à l'aventure, mais non point au hasard, dans tel site particulier de notre Pays où les lignes de force de l'Autre monde et de ce monde œuvrent au même tracé de lumière.

« La fonction de toute légende, écrit Henry Montaigu, est de véhiculer une connaissance dont l'origine historique importe peu. » Il est donc juste de rendre sa précellence à la poésie. Et qu'est-elle cette poésie, à travers ces rêves et ces ivresses dont elle environne ses advenues, sinon l'alliance même par laquelle toute civilisation se fonde ? L'ivresse de la reconnaissance amoureuse de l'Heure, choisie entre toutes par les plus hautes vertus de Ciel, et le Rêve magnifique des pierres accordées à l'Idée ! Telle fut sans doute la forme immatérielle aperçue, par les Architectes, en leurs méditations théologiques et platoniciennes. Dans la déroute généralisée de l'Age Noir qui est le nôtre, il est vain de s'attarder à des coutumes, des institutions ou des convenances. Nous avons de la Tradition une idée trop haute pour l'associer à ces écorces mortes. Le contraire de la révolution n'est pas la contre-révolution mais, peut-être ces libertés conquises à l'égard de l'aspect sinistrement moralisateur de toutes les idéologies dont il importe peu, au regard de leurs conséquences également funestes, qu'elles fussent d'origine progressiste ou réactionnaire. Aux villes, quand bien même leur message est voilé, revient ce privilège d'être les ambassadrices de la pensée la plus libre des emprises de la modernité. Peu importe que les lieux soient enlaidis ou profanés: un substrat invisible demeure, comme immobilisé dans l'air et que la pensée méditante retrouve.

Car il existe des chemins d'air qui conduisent hors du Temps. Certaines de ces voies d'accès sont clairement indiquées au lecteur de l'œuvre de Henry Montaigu. Elles nous portent jusqu'à d'autres seuils qui nous invitent à la grande découverte gnostique de l’« au-delà de l'air » qu’évoque l’Epître d’Aristée, où le monde devient soudain pure transparition. « Dès que l'on connaît, écrit Jean Giono, les pertuis intérieurs de l'air, on peut s'éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste plus qu'à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui donnent à l'air le perméable, la transparence nécessaire qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. »

A celui qui s'est approché des « pertuis intérieurs de l'air », l’œuvre de Henry Montaigu apparaîtra comme la cartographie subtile de ces espaces impondérables et royaux d'où l'âme, en se reconnaissant elle-même dans son propre élément, rayonne avec une alchimique intensité d'or. Car les pertuis secrets nous révèlent que nous sommes sortis des faux-semblants pour entrer dans la Présence divine: « Tout ce qui touchait les au-delà de l'air, écrit encore Jean Giono, je m'en sentais intimement amoureux comme d'un pays jadis habité et bien-aimé dont j'étais exilé mais vivant encore tout entier en moi, avec ses lacis de chemins, ses grands fleuves étendus à plat sur la terre comme des arbres aux longs rameaux et le moutonnement houleux d'écumantes collines où je connaissais tous les sillages... »

Dans la perspective traditionnelle, nous l'avons vu, la nature et l'Art participent d'un même hommage à l'Idée divine. Le pays « jadis habité et bien aimé » et qui vit tout entier en nous, dans son harmonie vivante, appartient de droit à ce monde intérieur qui, faut-il préciser, n'a rien de subjectif. L'homme moderne seul, qui divise tout, est parvenu à faire de l'œuvre de l'homme l'ennemie de l’œuvre de Dieu, saccageant ainsi l'une et l'autre par démesure et soumission exclusive au règne des titans.  « Le monde, écrit Henry Montaigu, est une architecture. Toute disposition humaine doit être le reflet précis, exact, rigoureux de l'architecture cosmique. Tout a été établi en poids, en nombre et en mesure, dit la Bible. Pendant des millénaires, et aussi loin que porte la mémoire humaine, ces poids, ces nombres et ces mesures ont été transmis par le sacerdoce et manifestés dans le visible par des temples, des palais, et des villes sous le regard médiateur de la royauté constructrice, afin de créer des ponts, des perspectives tangibles, des identités immédiates entre la terre et le ciel, entre l'architecture divine et les maisons construites par les hommes. » Or, ajoute Henry Montaigu, telle est la profonde misère des temps modernes : « l'Idéologue s'est substitué à l'Architecte, seulement voilà: les monuments de l'Architecte sont toujours debout (seraient-ils en ruine) et gardent toute leur lisibilité sapientielle. Les productions de l'Idéologue, qui n'ont pour elles que le gigantisme des civilisations sur le déclin, se perdent dans confusion d'un univers sans structures que seule détermine la loi du nombre, au besoin contre la dignité humaine,- et dont la seule lisibilité est leur accord avec la grande massification. » Entre l'Architecte et l'Idéologue nul compromis n'est imaginable, l'Idéologue n'existant que par la destruction de l'œuvre architecturale. Face à l'outrance et au gigantisme de l'idéologue, le parti de l'Architecte est de résister au cœur invisible de ce qui perdure, envers et contre toutes les destructions matérielles. Déchiffrer le Sens, faire de son intellect le bruissement d'une herméneutique infinie, telle est la Sapience, qui est la raison d'être, le soleil de raison, de toute véritable chevalerie spirituelle.

Dans le déchiffrement,- qui obéit aux lois d'une mathématique pythagoricienne et romane, l'intelligence s'épanouit en une pensée méditante où les rues deviennent fleuves et ruisseaux, de même que les arbres et les avenues deviennent avenues et chapelles. Dans le dénombrement, qui connaît son paroxysme idéologique dans le suffrage universel, l'intelligence au contraire se démet au profit d'une logique de pure comptabilisation L'Architecte médite les rapports et les proportions de toute chose selon les principes de l'interdépendance universelle, alors que l'Idéologue comptabilise les hommes comme autant d'unités interchangeables, également au service d'une puissance qui, dans son gigantisme, ne peut se traduire qu'en de toujours plus vastes destructions. Or, ce ne sont pas des tempéraments faustiens, d'exception, qui réalisent la démesure titanesque mais les forces quantitatives des Médiocres coalisés. Celui qui compte les secondes à des fins utilitaires en accélère le cours par l'uniformité même que brutalement il leur impose,- alors qu'en vérité, en en beauté, chaque seconde est d'éternité rayonnante « dans les pertuis de l'air » ! Contre le despotisme titanique du dénombrement, notre ultime recours est l'art de l'interprétation infinie, du déchiffrement, que nous offre la mise-en-miroir du Livre et du Monde : « Au milieu de l'agonie du langage, écrit Henry Montaigu, où toute perspective intellectuelle est vouée à l'improbable parce qu'elle se trouve bafouée, dérivée et finalement détruite par son propre développement, comment retrouver le langage de l'architecture, comment retrouver l'Evidence enfouie par le moyen de son propre regard, de notre conscience éveillée, brusquement tirée d'un torrentiel charroi d'images et de mots, comment retrouver une science infiniment perdue: la lecture ? »

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

 

Quelques citations de Simone Weil, devenues, par surcroît, d'une particulière actualité: 

« Il apparaît assez clairement que l'humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d'organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, c'est-à-dire à un régime où le pouvoir d'État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. […] Cette évolution ne fera que donner au désordre une forme bureaucratique, et accroître encore l’incohérence, le gaspillage, la misère. […]
 
La vérité, c'est que, selon une formule célèbre, l'esclavage avilit l'homme jusqu'à s'en faire aimer ; que la liberté n'est précieuse qu'aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu'un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d'édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu'oppresseurs. […]
 
La société actuelle ne fournit pas d'autres moyens d'action que des machines à écraser l'humanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu'elles existeront.
Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres... Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l'oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d'êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l'esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. […]
 
L'unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d'une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais l'absurdité d'une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s'imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. [...]
 
Que peuvent peser les souhaits et les vœux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à l'impuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ? Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu'ils sont d'une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. […] Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui s'obstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon s'efforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de l'économie ou de la technique, de laisser çà et là à l'individu une certaine liberté de mouvements à l'intérieur des liens dont l'entoure l'organisation sociale. [...]
 
Dans l'ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C'est peut-être une affaire de quelques dizaines d'années... Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. »
 
Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale (1934).

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13/01/2022

Eloge de la témérité spirituelle:

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Luc-Olivier d'Algange

Éloge de la témérité spirituelle

 

 

« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul »

Arthur Rimbaud

 

De toutes les témérités, la témérité spirituelle est la plus rare. Sa rareté la hausse désormais au rang de nécessité. Nous avons faim et soif de ce qui est rare. Dans l’équilibre du noble et de l’ignoble, dans l’harmonie des ombres et des lumières, des mélodies et des timbres de l’entendement humain, l’absence absolue de témérité spirituelle équivaut à une extinction massive des pouvoirs de l’intelligence. Le téméraire n’exige point qu’on le suive. Son amour-propre se satisfait d’avoir été « en avant », comme la poésie rimbaldienne. « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ». En avant, c’est-à-dire aussi au-devant des insultes, des médisances, des crachats. Ainsi que l’écrivait Ernst Jünger : « On ne peut empêcher un homme de vous cracher au visage, mais on peut l’empêcher de vous mettre la main sur l’épaule. » Ainsi commence la témérité spirituelle : elle éloigne les sympathies condescendantes, les tutoiements de porcherie, les petits signes de connivence que les médiocres s’adressent entre eux et auxquels il faut répondre sous peine d’être le bouc émissaire de toutes les lâchetés collectives. La témérité spirituelle est une tournure d’esprit. Elle tient autant du caractère que de l’intelligence. Pour le spirituel téméraire, l’intelligence et le caractère sont indissociables. Les grands caractères deviennent intelligents par la force des choses ; que serait une intelligence sans caractère sinon un leurre ? Comment exercer son intelligence des êtres et des choses sans caractère ?

L’intelligence périclite à défaut d’exercices. Si nous nous aventurons en quelques pages à esquisser un éloge de la témérité spirituelle, le moins que nous puissions faire sera de nous livrer à des exercices de témérité, en formulant quelques-uns de nos désaccords avec l’immense majorité de nos contemporains. Est-ce là une déplaisante prétention à l’intelligence ? Soit ! Donnons déjà à l’adversaire cet argument, dont sans doute il surestimera le poids. La véritable témérité spirituelle est si humble et si peu vaniteuse qu’elle peut sans crainte s’avancer au milieu des huées qui la disent orgueilleuse selon l’immémoriale parabole de la paille et de la poutre. Le téméraire en esprit n’a pas même besoin de se demander ce qu’il ne faut pas dire pour le dire. L’hérésie contre la bien-pensance fleurit naturellement dans son jardin. Certes, il ne faut point être « élitiste », feignons donc de l’être, mais comme par inadvertance. D’ailleurs, comment pourrions-nous être élitistes si nous sommes l’élite ? Un Roi, s’il règne, n’a guère besoin de se dire royaliste. La témérité spirituelle serait ainsi un mouvement de la pensée qui fait l’économie de la redondance, un mouvement qui va droit au but qu’il se fixe, même dans la nuit noire, comme la flèche des archets que manient les moines- guerriers du bouddhisme zen.

C’est assez dire que le téméraire en esprit n’est point entièrement ignorant de l’art de la guerre. Comme aux échecs, il est bon de temps à autre, ainsi que le suggérait Marcel Duchamp, de lancer une attaque audacieuse, et presque incompréhensible à soi-même, pour désarçonner l’adversaire, surtout lorsque celui-ci se trouve en bien meilleure position que nous. Rien ne sert de jouer en défensive lorsque les pièces de l’adversaire ont déjà conquis notre terrain. Il existe ainsi de presque imparables coups de force de l’intelligence. Un Non franc et massif aux ignominies du temps, un refus sans ambages peuvent être le cheval de Troie d’une approbation ultérieure.

Notre époque est celle des cléricaricatures. En toute chose elle pose la marque infâme d’un sacerdotal parodique, d’une religiosité du néant, d’un ritualisme confiné aux aspects les plus dérisoires et les plus mesquins de l’existence. Tout, dans le monde moderne, est devenu « grand-messe » : le caritatif spectaculaire, les expositions auto-mobiles, n’importe quoi. Les psychanalystes pratiquent des confessions stipendiées, les chanteurs de variété s’entourent de flammèches tremblantes dans l’obscurité des salles de spectacle comme les Saints dans les Églises, lorsque les Églises s’ornent de banderoles publicitaires vert salade ou rose bonbon, sans doute pour donner à leurs architectures vénérables, mais anciennes, le ton moderne des supermarchés. Les hommes de ces temps relatifs ne cessent de communier, mais dans le lâche et le ridicule et sont parvenus à cette fin que les théocrates ne se proposaient point : la disparition de tout esprit critique.

La cléricature des Modernes n’a nul besoin de Sommes théologiques, d’arguments ou de contre-arguments, de démonstrations de l’existence de Dieu, puisque l’esprit critique auquel s’adressaient ces œuvres de Foi et de Sapience a disparu. Dévote d’elle-même, contre toute bonne foi et toute raison, la modernité s’adore sans arguments ni retenue avec cette indécence vertueuse et puritaine qui lui est propre. Grenouilles de bénitiers, mais pratiquant exclusivement dans l’ersatz, nos intellectuels modernes « consensuels » eurent ainsi le mérite insigne de nous redonner le goût de nier, d’exalter en nous de munificentes négations. À charge de revanche, nous ne témoignerons jamais assez de gratitude à ces béni-oui-oui de nous avoir redonnés ce sens juvénile du Non qui scelle en lui, comme un secret admirablement gardé, un Grand Midi d’affirmations souveraines !

Cette belle époque libérale, tolérante, individualiste et « démocratique » tolère tout, sauf la vérité, laissant, par voie de conséquence, la vérité qu’ils insultent et bafouent sauve de leurs atteintes, secrète comme la lettre volée d’Edgar Poe, dissimulée par excellence d’être exposée à vue de tous. Les niaiseries les plus abominables, les considérations les plus mesquines et les plus perverses sont tolérées sous la condition qu’elles n’engagent que l’individu qui les formule. Les auteurs seraient ainsi conviés aux grandes fêtes d’une subjectivité enfin libérée des « formes », des Idées platoniciennes et des Principes théologiques. Dégagées des hiérarchies, des styles et des autorités anciennes, l’individu serait appelé à manifester son « originalité » et son « droit à la différence »... Le problème, c’est que de l’originalité, on n’en voit guère. Avec la disparition des formes anciennes, c’est bien l’informe qui règne, ce comble de l’uniformité. Rien n’est plus uniforme que l’informe. Et les cléricaricatures modernes sont là pour en être les garde-chiourmes obtus et féroces.

La technique n’est jamais que l’expression d’un vœu secret, d’un agir, dirait Heidegger, dont l’essence n’a pas été interrogée. Ainsi le clonage physique succède à un clonage mental déjà réalisé. Il est vain comme le font les « comités d’éthique » – fétus de pailles édictant des règles à l’ouragan ! – de vouloir contester à la Technique son évident pouvoir de planification et de contrôle, comme sont vains, et d’une vanité sans borne, ces adeptes du Démos qui prétendent s’opposer aux dictatures qui, sans le règne du Démos dont elles sont issues, seraient restés de sombres et absurdes fantasmagories emprisonnées en des subjectivités heureusement jugulées. L’histoire intellectuelle de ces dernières décennies a été faite et refaite, c’est-à-dire grugée entièrement par ces imbéciles, parfois d’une odieuse componction, souvent dégoulinants de bons sentiments et de « révoltes » tarifées. Jamais la charité ne fut aussi profanée qu’en ces temps qui ont vu l’interdiction théorique de la vérité.

Que disent nos lieux communs de la vérité ? « Chacun a la sienne » car, bien sûr, « tout est relatif ». L’uniformisation ayant fait en sorte que cette non-vérité de chacun soit, par surcroît, dans le grégarisme triomphant, la même que celle du voisin, le seul scandale, le seul interdit, la seule hérésie porte sur la vérité, et, par voie de conséquence, sur la beauté où elle resplendit. L’étalage du laid, du vulgaire et de l’ignoble est devenu si général qu’il ne suscite plus même le dégoût ou l’horreur. Que cette laideur fût le véhicule du mensonge, nul ne s’en avise, l’interdiction de la vérité ayant été concomitante de la disparition de l’esprit critique. Comment, alors, prendre la mesure de notre abandon ?

Les mesures de notre déchéance pourtant ne manquent pas : ce sont tous nos écrivains, arpenteurs de châteaux kafkaïens, auteurs par vertu d’auctoritas, maîtres des rapports et des proportions, stylistes pour tout dire, que, il est vrai, presque plus personne ne lit et dont on s’efforce, par « modernisations » successives, de faire disparaître jusqu’au souvenir dans le brouet culturel des « créatifs » et autres « concepteurs », après diverses manœuvres d’embaumements ou de feintes commémorations . Je recommande cet exercice aux quelques hérésiarques des cléricaricatures, mes amis : saisissez le monde moderne par l’œil de Montaigne ou de Molière, nourrissez-vous de la colère de Léon Bloy ou de Bernanos, ouvrez vos entendements aux vastitudes de Saint-John Perse ou d’André Suarès, aiguisez votre désespoir aux flammes froides et courtoises d’Albert Caraco, armez votre désinvolture « dans les trains de luxe à travers l’Europe illuminée » avec Valery Larbaud, soyez sébastianistes avec Pessoa et Dominique de Roux, et retrouvons-nous enfin à la fontaine claire de la Sagesse du Roi Dormant d’Henry Montaigu ! La fausseté s’en dissipera comme nuées, après la foudre et le vent.

Les Églises, les Dogmes, les Rites et les Symboles vidés de leur substance, devenus écorces mortes, mensonges, dérisoire « moraline » comme l’écrivit Nietzsche, c’est toute la société, ce Gros Animal, qui est devenue cléricale, despotique, inquisitoriale, s’adorant elle-même sous le nom de « Démocratie », insatiable de louanges, d’or, de vénérations et de crimes d’une ampleur dont aucun Empereur fou n’eût osé rêver ! Dans sa fange de hideurs médiatiques et de communication de masse, le Gros Animal se repaît de ses « vérités » digérées depuis longtemps. Tout est relatif, bien sûr, sauf lui, sauf son aptitude infinie à faire ses cellules à sa ressemblance. Qui, après Albert Cohen, saura reprendre la description de la « babouinerie » foncière de l’homme moderne, aussi policé qu’il se veuille, dans ses conseils d’administration, dans ses dîners, non moins que dans les stades, ou les boîtes de nuits, ces cavernes pour pithécanthropes énervés?

Que l’on s’avise de vouloir désabuser une seconde ses contemporains de leur illusion « moderne » : ils vous fusillent. « Les ratés ne vous rateront pas », sachez-le bien ! Comme disait Manet : « Ils vous fusillent et vous font les poches ». Hors de l’adoration unanime du Gros Animal nommé, pour la circonstance, « Démocratie », point de salut ! Le Démos est sacré, toutes ses erreurs deviennent la Vérité, qui, l’on sait, « est relative »... L’absolutisation du relatif, voilà bien la grande trouvaille imparable du Démos et de ses adorateurs. Que dit exactement le « nous » du Démos ? La réponse est chez Rimbaud, dans son poème précisément intitulé Démocratie :

« Aux centres nous alimenterons les plus cyniques prostitutions. Nous massacrerons les révoltes logiques... Aux pays poivrés et détrempés ! – au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires. Au revoir, ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

« Conscrit du bon vouloir », le « démocrate » moderne n’en finit plus de célébrer la liberté qu’il abandonna à la société de contrôle et « au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires ». Tout lui va, et sa philosophie féroce, sa haine de toute Sapience, ira, sans états d’âme, faire les poches d’Arthur Rimbaud en personne pour en repeindre son ciel publicitaire, avec de bonnes intentions. « Roué pour le confort », on ne saurait mieux dire, tant il est vrai que le Moderne passe allègrement sur toutes les abominations, génocides, massacres, bombes atomiques du XXème siècle qui lui paraît, tout de même, bien aimable de lui avoir prodigué le four à micro-ondes et la voiture individuelle ! C’est bien : « la crevaison pour le monde qui va ». Je ne sais plus quel polémiste avait accusé les jeunes gens d’Action française d’être de ceux qui sont prêts à abattre une forêt pour se faire une badine. Le Moderne bien-pensant, lui, est prêt à consentir à l’extermination de peuples entiers, de préférence « archaïques », pour l’incalculable satisfaction que lui procurent ses nourritures congelées, ses gadgets technologiques, son chauffage tempéré, son cercueil de tôle puant, sa télévision et son ordinateur qui le relient en permanence à toutes les immondices du temps. Comment dire? « C’est la vraie marche » !

Je ne vois d’autre destination à cette marche que la disparition de la France. L’exercice permanent de contrition, d’autocritique, de dénigrement de soi-même auquel se livrent les intellectuels français, au point de ne plus tolérer dans le monde des lettres que le traduidu, fût-il directement écrit en français, relève, quand bien même il se targue d’être « de gauche », de cette vieille logique pétainiste selon laquelle les Français devaient expier leurs péchés en supportant la présence chez eux des Allemands. Le relativisme faisait aussi en ces temps-là ses ravages. Pourquoi être Français plutôt qu’Allemand ? L’exercice de contrition se poursuit de nos jours. Pourquoi être Français plutôt qu’Européen ou Américain ? Pour être, tout simplement, si le non-être nous ouvre ses bras pour disparaître délicieusement dans la consommation pure et simple des êtres et des choses ! Ce nihilisme est d’essence collaborationniste. Il invoque l’état de fait, la modernité, le réalisme comme autant d’instance auxquelles il est impossible de ne pas céder, il accable la France de tous les maux, lui dénie toute légitimité, l’écrase sous des fautes supposées ou réelles, se dresse en procureur ou en inquisiteur contre toutes les figures ayant incarné une part de notre tradition, de notre style et de notre liberté pour les ravaler plus bas que terre, les ridiculiser ou les bannir. Il n’est point d’auteur, de Prince, de chef d’État qui échappe à ces révisions dépréciatrices. Tout l’effort de nos intellectuels de ces dernières décennies semble avoir été porté par ce révisionnisme prétendument « démystificateur ». Ni Hugo, ni Baudelaire, ni Flaubert, ni Stendhal, ni Péguy, ni Malraux n’ont échappé à ces éreintages systématiques formulés en traduidu par des semi-illettrés bouffis de vanité. Les temps où l’on trouvait encore les œuvres complètes de La Fontaine, de Victor Hugo et d’Aragon dans les bibliothèques municipales est révolu. Place aux journalistes et aux présentateurs de télévision ! Même les auteurs chéris de la Gauche, cultivatrice avisée de la mauvaise conscience française, pour autant qu’ils étaient redevables à quelques grands ancêtres, sentent désormais le soufre pour les narines pincées des nouvelles cléricaricatures. Ni Breton, avec son style Grand Siècle, ni Gide, cet hédoniste protestant, ni Foucault, ni Deleuze, ces lettrés nietzschéens, ni même Sartre, épigone de Heidegger ou de Husserl, ne trouvent plus grâce dans ce nouvel ordre moral subjugué par l’idée enivrante de la disparition pure et simple de la France.

L’écrivain français, quel qu’il soit, on l’aura compris, est un empêcheur de penser en rond. Aussi bien, les cléricaricatures voudraient-elles en finir une fois pour toute avec ces survivances déplorables. L’abaissement du roman français de consommation courante ayant rompu toutes les amarres avec l’espace littéraire, on en finit presque par regretter Robbe-Grillet, artisan consciencieux de dédales à la syntaxe parfaite. La langue française ne serait-t-elle plus qu’une branche sèche, une substance lyophilisée à l’usage des pharmacopées universitaires ? Notre avenir littéraire n’est-il plus que dans la considération à peine nostalgique d’un alignement de bocaux étiquetés ? Soyons la preuve du contraire ! Les feuillages des Contemplations bruissent dans nos âmes, et la baudelairienne plongée dans l’inconnu ne laisse point d’exalter nos sens en tissages synesthésiques dans l’espace incandescent de notre entendement. Ce que nos auteurs éveillent en nous, ce n’est point l’hybris du glossateur, ou l’outrecuidance de l’historiographe, c’est un prodigieusement complexe sentiment de reconnaissance.

La reconnaissance certes est gratitude, mais cette gratitude se hausse jusqu’à la paramnésie. Ces paysages nous sont mystérieusement familiers et pourtant ils restent à découvrir. Les œuvres nous invitent ainsi à des missions de reconnaissance. Lorsque toutes les vérités sont détruites, nos Patries deviennent intérieures. Elles ne sont plus que de Ciel et de Mer, comme sont de Ciel, les pierres des chapelles romanes, et de Mer, les champs à perte de vue dans l’or du temps que récite Charles Péguy, chantre de Notre Dame. Connaître, c’est reconnaître et renaître à nouveau dans la mort immortalisante du Logos. Ces phrases que nous lisons, ne leur donnons-nous point une nouvelle vie ? Dans ce passage fulgurant du signe écrit à l’image de la pensée, n’est-ce point tout le mystère de la résurrection qui, à chaque fois, se joue ?

Comment ne pas comprendre, alors, que la volonté politique qui consiste à nous exiler de notre langue et de nos œuvres n’est autre qu’une volonté contre le Logos, contre le Verbe, un Dédire fanatique opposé au Dire des merveilles et des inquiétudes ? Comment ne pas comprendre que l’arasement de nos singularités porteuses de Formes signifie non seulement la destruction de la culture « élitiste », mais l’extinction des possibilités les plus inattendues de la vie magnifique ? Comment définir la « culture de masse », en dehors de ses caractéristiques de facilité et d’ignominie sinon par son caractère prévisible ? L’homme devant son poste de télévision ne s’annihile si considérablement que parce que toute sa satisfaction réside dans la prévisibilité absolue de ce qu’il va voir. Ce qu’il voit, il l’a déjà vu, et cette certitude lui permet de voir sans porter aucune attention à ce qu’il voit. Ainsi œuvre le Dédire, en défaisant peu à peu en nous cette faculté éminente de l’intelligence humaine : l’attention.

L’aversion de plus en plus ostensible que suscitent les œuvres littéraire trouve son origine dans l’attention qu’elles exigent. En perdant l’intelligence des œuvres, ce ne sont pas seulement les auteurs, ces hommes de bonne compagnie, qui s’éloignent de nous, c’est l’intelligence même du monde qui nous est ôtée à dessein. Ce qui se substitue au grand art littéraire, poétique et métaphysique n’est point une autre culture, que l’on voudrait orale ou imagée, mais l’omniprésence de l’écran publicitaire. Celui qui n’entend plus le chant du poète, comment entendrait-il le chant du monde ?

À parler ainsi du chant du monde, les modernes auront beau jeu de nous réduire à quelque lyrisme obsolète. Il ne s’agit pas seulement du chant, mais aussi de la vision, de la nuance, de la conversation, de l’attention pure et simple à la complexité rayonnante des choses. Il ne s’agit pas seulement de divaguer dans l’essor des voix, mais aussi de faire silence, d’entendre les qualités du silence, de l’attente. Il s’agit d’être à la pointe de l’attention, à l’entrecroisement fabuleux des synchronicités, à la fine pointe de l’esprit. Or, toutes ces merveilles, qui nous furent données, et qui justifient les prières de louange et de gratitude de toutes les religions, peuvent aussi nous être ôtées, non par la mort dont nous ne savons rien mais par l’inattention, le déclin de l’entendement. Dans ce combat, notre seule arme est le Logos, et la manifestation la plus immédiate et la plus humaine du Logos est notre langue, et notre langue est française.

Sitôt avons-nous énoncé cette évidence que les plus aimables de nos contemporains nous traitent de « souverainistes » et, pour les plus vindicatifs, de « nationalistes », voire de « fascistes » ! Quels temps étranges, vraiment, où la simple évidence, la vérité pure et simple fait de nous, pour d’autres qui prétendent ne croire en rien, des hommes de parti-pris, des réactionnaires et, pourquoi pas ? des « ennemis du Peuple ». Alors que nous n’avons d’autre parti que de nous déprendre, de laisser agir en nous à sa guise le génie d’une langue qui ordonne et dissémine nos pensées, nous voici soupçonnés d’être pris, et même d’être pris sur le fait. Le propre des ennemis du Logos n’est-il pas de ne rien entendre, d’être sourds aux arguments comme aux effusions de la beauté ? Aussi bien nous ne leur parlons pas : nous mettons simplement en garde ceux qui entendent contre ceux qui ne veulent rien entendre. Nous mettons en garde les esprits libres contre ceux qui n’aiment que la servitude, nous leur montrons où sont les armes de résistance et les instruments de connaissance. Aussi avancée – comme on le dit d’une viande avariée – que soit notre société, aussi perfectible que soit la planification, il suffit de quelques esprits pour se rendre victorieux des plus colossales négations de l’Esprit. L’Esprit, c’est là toute notre force, ne se mesure point en terme quantitatif. L’erreur indéfiniment propagée demeure impuissante contre la vérité la plus secrète, pourvu que quelques intelligences la redisent dans le secret du cœur. Selon Joseph de Maistre les adeptes de l’erreur se contredisent même lorsqu’ils mentent. Le plus titanesque amoncellement d’erreurs variées et de mensonges n’a pas plus de poids, dans les balances augurales de l’Esprit que la « montagne vide » des taoïstes. Le vide du mensonge revient à « rien », alors que le vide lumineux du Tao revient au Tout comme à sa source désempierrée. Le Logos est cette source qui désempierre les sources de l’âme, et, dans son frémissement immédiatement sensible, cette source, pour nous, est française. Pour le monde comme il va, pour cette marche, pour cette crevaison moderne, nous serons comme les Tarahumaras d’Antonin Artaud : nous refuserons d’avancer, nous nous rassemblerons autour de notre plus illustre bretteur, notre poète-guerrier, Cyrano de Bergerac, pour un voyage dans les empires de la Lune et du Soleil.

Soyons, comme Cyrano, téméraire. Cet au-delà du courage – que l’on répute parfois inconscient alors qu’il n’est peut-être qu’une conscience extrême consumée dans son propre feu de lumière – fait la force de nos désinvoltures charmantes. Les temps de la témérité spirituelle sont revenus, comme les cerisiers en fleurs. Soyons téméraires d’aimer notre langue et notre Patrie, soyons téméraires d’aimer ce qui nous enchante et nous allège ! Soyons téméraires d’envols et d’intelligences retrouvées avec nos Maîtres d’armes et de mots. Soyons téméraires à devancer nos grandes Idées, qui nous suivent, comme le disait Nietzsche « sur des pattes de colombe ». Soyons témé-raires, car nous savons, de science certaine et aiguë, que nous avons tout à perdre et rien à gagner. Voici bien deux siècles que nous avons laissé gagner nos ennemis et ceux-ci pourrissent dans leur gain ou vont dans le sens de l’histoire, comme des animaux morts au fil de l’eau. Voici bien deux siècles, ou deux millénaires, que notre témérité de perdants éperdus nous tient en la faveur des Anges et des dieux.

Pour le téméraire, le temps ne compte pas, ni le décompte des secondes qui nous rapprochent de la mort, mais le vif de l’instant, dénombrement perpétuel de l’infini. Par « la preuve par neuf des neuf Muses », dont parlait Jean Cocteau, nous sommes assurés de retrouver le nombre exact de nos syllabes et de nos amis : ceux qui nous aiment dans les prosodies du temps qui passe. L’innocence du devenir nous convainc de la pérennité de l’être. Ne déméritons point de notre seule témérité d’être ! Rédimons les dieux bafoués par les temps moroses, les dieux qui dorment en nous, éveillons l’Ange de la fleur du cerisier, dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs, des parfums et des essences ! Éveillons l’Ange de la pierre et l’Ange du regard. Éveillons témérairement l’Archange de la France !

Il nous importe peu d’avoir contre nous l’Opinion majoritaire. Les majorités sont trompées, ou trompeuses. Une foule est toujours inférieure aux personnes qui la composent. Peut-on parler de l’intelligence d’une foule ou de son instinct ? Une foule ne pense pas davantage qu’une amibe. Régler sa pensée sur l’Opinion, c’est renoncer purement et simplement à la pensée. La première témérité spirituelle consiste à penser contre la foule, c’est-à-dire à penser. Ce que l’on nomme la transcendance n’est autre que cet instant où la pensée se dégage de l’Opinion. Cette pensée n’est point naturelle. Ce dont elle témoigne, aux risques et périls de celui qui s’en fait l’ambassadeur, est bien d’ordre surnaturel. Les philosophes de l’Antiquité ou du Moyen-Âge, qui croyaient en la divinité du Logos, portaient en leur croyance cette certitude pieuse et audacieuse d’une appartenance surnaturelle. N’être point soumis au Gros Animal, c’est être un Unique pour un Unique. Aussi bien la France dont nous parlons, dont nous chantons les Sacres et les prestiges, dont nous méditions la disposition providentielle, n’est point la nation, ni le peuple, concepts encore trop naturalistes à notre goût, mais une Idée, une Forme.

Cette Idée ou cette Forme sont l’espace de notre liberté sans cesse reconquise sur l’Opinion, le Gros Animal, le Démos, la Foule, la Quantité. Sans cesse, disons-nous, car sans fin est la bataille qui se déroule entre la perpétuité de la nature et l’éternité de la Surnature, entre l’immanence ourouborique et la transcendance sise dans l’Instant, entre le déroulement sans fin des temps et la présence immédiate de l’éternité. Nous ne célébrons point l’individu réduit à lui-même dans un monde « mondialisé » car cet individu ne serait qu’un atome interchangeable dans l’uniformité générale. Seule une Forme peut se rendre victorieuse de l’uniforme confusion des formes.

Les progrès de l’individualisme uniformisateur furent tels, ces derniers temps, que la nature même des hommes semble en avoir été changée. Détachée de la Sur-nature, la nature elle- même se soumet à l’uniformité industrielle. Les hommes de notre temps, comme les objets naguère artisanaux et devenu industriels, se ressem-blent de plus en plus. Les voix, les intonations, les gestes, les situations des corps dans l’espace, les habillements, les complexions psycho-physiologiques, les dramaturgies intérieures deviennent de plus en plus identiques et méconnaissables. De cet étiole-ment des singularités témoigne aussi bien le spectacle de la rue, la lecture des premiers romans, les papiers des folliculaires que l’art cinématographique et le jeu des acteurs. Les singularités extrêmes de Louis Jouvet, de Michel Simon, de Sacha Guitry laissent la place à des voix, des élocutions, des discours, des présences, et mêmes des visages aux expressions de moins en moins dissemblables. Loin d’avoir libérés ou accrus les caractères propres des individus, l’individualisme moderne paraît avoir cédé à une codification de plus en plus stricte des comportements. Par un paradoxe que nos philosophes feraient bien de méditer, la disparition des types s’avère concomitante de celle des singularités.

On ne saurait trop surestimer les enjeux de la volonté générale. La prétendue « émancipation » du vouloir humain des Formes, des sagesses et des civilités antérieures, nous laisse avec une volonté de conformité sans exemple dans toute l’histoire humaine : les Formes traditionnelles étaient bien davantage les gardiennes de nos singularités par l’établissement dans un réseau d’appartenances, différent pour chacun. Dans les limites qu’elles prescrivaient, elles nous donnaient une chance d’être dissemblables et uniques. Les pédagogies anciennes si normatives, avec leur insistance sur la grammaire, la rhétorique, l’histoire enseignée comme la chronique d’une communauté de destin formaient des individus infiniment divers dans leurs goûts, leurs préférences, leurs styles et leurs allures, alors que les pédagogies modernes, où le professeur n’est plus qu’enseignant, où les cours magistraux sont bannis, où la « spontanéité » est considérée comme une valeur, nous donnent des générations de clones qui remâchent les mêmes idiomes, s’asservissent aux mêmes songes publicitaires et craignent par-dessus tout de paraître original le moins du monde. Il y eut, paraît-il, d’étranges temps heureux où l’inclination pour l’originalité, la distinction, le refus du conformisme, furent des signes de juvénilité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous n’en sommes plus là. Ce monde nouveau est bien vieux. Si nous n’avions gardé souvenir de ces jeunes vieillards que furent Ernst Jünger ou Gustave Thibon, nous serions tenté de croire, au vu et su de ce qui nous entoure, que le propre de la nature humaine est d’être cacochyme du berceau à la tombe !

La témérité spirituelle nous enseignera qu’il n’est jamais trop tard pour devenir jeune, et qu’il n’est point d’uniformité qui ne puisse être vaincue par les ressources d’une singularité puisée aux profondeurs de la Tradition. Encore faut-il des sourciers qui nous indiquent le cours des sources profondes.

Les poètes sont nos sourciers. Il serait bien vain de chercher les preuves étincelantes de la témérité spirituelle chez les idéologues, les politiciens, même lorsqu’ils apparaissent comme des têtes brûlées, des instigateurs de chaos ou des terroristes, lorsque les temps que nous vivons sont déjà intégralement chaotiques et terroristes, lorsque de toute forme d’esprit il ne reste que des écorces de cendre. La tragédie dérisoire des nihilistes tient de cette évidence : l’époque où ils se manifestent est déjà plus nihiliste qu’eux. Leurs bombes, leurs vociférations, leurs « actes gratuits », la dégradation des valeurs, à laquelle ils s’appliquent méthodiquement, sont déjà en retard sur leur temps. En ces confins de l’Âge sombre où nous nous trouvons, le nihilisme actif ne passe plus qu’à travers des portes largement ouvertes. Les « démons » de Dostoïevski n’ont plus même affaire à des simulacres de valeurs, c’est le simulacre même de la négation des valeurs qui s’est érigé en valeur. La non-valeur règne théocratiquement, si bien que le nihilisme, pour âpre qu’il se veuille, fait désormais figure de passéiste. La « récupération » publicitaire des contestations n’est que la part la plus visible de ce phénomène. Lorsque l’espèce humaine en tant que telle, revêtue de la pourpre des suprêmes autorités travaille sans relâche à l’anéantissement de l’esprit humain, les révoltes contre l’esprit sont remises à leur place. Lorsque le nihilisme et l’anarchie sont généralisés, le nihiliste et l’anarchiste sont suprêmement conformistes, lorsque la négation de l’autorité est devenue le pouvoir incontesté, l’autorité seule devient l’expression de la véritable témérité spirituelle.

Les poètes sont nos sourciers, c’est assez dire qu’ils recueillent en eux des prérogatives immémoriales. Il n’y a point de grande différence de nature entre un vrai poète de notre siècle et Virgile ou Homère. Au meilleur de sa forme, le poète contemporain entre dans les pas de ces prédécesseurs. C’est toujours la lébration du beau cosmos miroitant, les exaltations de l’âme, les courants obscurs ou lumineux de la conscience, la fine pointe de l’intelligence qui font l’honneur de la poésie. La musique et l’architecture s’accordent toujours avec « l’âme de la danse » dont parlait Valéry. L’invisible et le visible s’entre-tissent toujours à la faveur de l’éclairement du langage humain lorsqu’il s’interroge sur la source silencieuse dont il provient. Le poète ne change ni de nature, ni de dessein. La bouche d’Ombre et les voix des ancêtres parlèrent à Victor Hugo comme aux temps les plus anciens de l’humanité, Antonin Artaud n’a rien à envier aux brutales ruptures de conscience provoquées autrefois par les chamanes, ni Mallarmé aux Mages égyptiens tels que les imaginèrent les philosophes néoplatoniciens. Saint-John Perse, Paul Claudel ou Ezra Pound établissent le Logos dans l’immémoriale vastitude épique ; l’effulgence des émanations plotiniennes frémit dans les prosodies de Shelley et les proses de Saint-Pol-Roux. Francis Ponge lui-même, qui tente de nous donner une poésie « matérialiste », se relie directement à Lucrèce. Quant aux Surréalistes, ils s’efforcèrent bravement de divaguer à l’exemple des Pythies.

Il n’est pas étonnant que le plus durable effort de la didactique moderne eût été d’en finir avec ce que Pierre Boutang nomme, à propos de Catherine Pozzi, « l’intention chrétienne » dans la poésie. En finir avec l’intention chrétienne, c’était aussi en finir avec l’intention païenne, platonicienne et plus généralement, avec le recours ultime et premier au langage comme processus de renaissance immortalisante. « Que le langage sauve l’existence, écrit Pierre Boutang, la retienne dans l’être, que de la pouvoir retenir soit comme une première preuve qui en appelle d’autres, et réfute le conseil désespéré des harpies et des oiseaux de nuit, Maurras n’en douta jamais ». Nous reviendrons une autre fois à Maurras ; laissons pour le moment chanter en nous l’idée téméraire du refus d’écouter le conseil des harpies. Qu’importe alors que l’intention soit chrétienne ou antérieure au christianisme si, en effet, toutes les merveilles ultérieures portent en elles les sapiences antérieures. L’interdiction, édictée par les sinistres satrapes de la « modernité poétique » de nommer le Christ ou Apollon, de confiner le grand art de la prosodie à de ridicules manipulations, témoigne assez que ni les Dieux, ni le Fils de Dieu n’ont plus leur place dans le Règne de la Quantité. Les poètes naguère encore ordonnés aux Muses, requis par l’impersonnalité active des visions et des Symboles, ou par la seule beauté fugitive en apparence des instants, furent enrôlés dans ces assez fastidieux travaux de démantèlement du langage, de déstructuration, de déconstruction, où la cuistrerie voisine avec l’ignorance pour mieux confirmer l’établissement déjà généralement acquis du néant du langage et de l’existence, et l’étrange décret du salut impossible.

Alors que la poésie fut, et demeure, dans son essence rendue hors d’atteinte, sauf, aux élus – précisément les poètes du Vrai et Beau ! – le chant des possibles, on voulut l’asservir à la seule tâche de se rendre impossible à elle-même, de s’exclure du possible salut, et du monde lui-même. « Il y a, écrit encore Pierre Boutang, une piété naturelle, ni chrétienne ni païenne exclusivement, liée à l’homme et à sa croyance que tout finalement est divin, reflète une transcendance et quelque influence plus qu’humaine. Ce qui n’est pas humain, c’est de ne croire qu’en l’homme, et prétendre que la nature, ce n’est que la nature. » Cette inhumanité foncière de l’homme ne croyant qu’en lui-même, il n’est que de parcourir les annales du XXème siècle qui vient de finir pour se convaincre qu’elle ne fut rien moins qu’abstraite. L’homme qui ne croit qu’en l’homme tient en piètre estime la vie de ses semblables et, sitôt ne distingue-t-il plus dans la nature l’émanation de la Surnature, qu’il s’autorise un pillage sans limite. Si le Moderne est enclin à l’éloge de l’infini, c’est avant tout cet infini du pillage qui lui plaît, avec la certitude, la seule qui lui reste, de ne plus jamais être redevable de rien. Si l’homme n’est que l’homme, si la nature n’est que la nature, toute exaction est permise, et l’on a beau dire que cette permission doit être mesurée, elle n’en demeure pas moins sans limites.

La poésie seule connaît le secret de la Mesure. Le paradoxe du temps est que cette Mesure est devenue hors d’atteinte et que la limite, la limite sacrée, semble perdue de vue. La nécessaire recouvrance de l’humilité tient désormais à la témérité spirituelle. L’infini moderne est l’infini du prisonnier, du maniaque, du disque rayé. On tourne en effet infiniment dans la cour de sa prison. Les ombres sur les murs de la caverne demeurent infiniment des ombres. La servitude se nourrit infiniment du nihilisme qu’elle croit opposer à sa propre conscience malheureuse. À la différence de la philosophie et de la médecine paracelsienne, qui préconisait de faire du mal un remède, et de changer ainsi le plomb en or, le Moderne excelle à faire du remède un mal et à changer l’or en plomb. À ce monde plombé, lourd et opaque, seule la témérité spirituelle du poète oppose une fin de non-recevoir. Cette fin, cette limite, est contenue dans le secret de la Mesure et dans le secret, plus profond encore, qui donne la Mesure. Dans le mouvement et l’immobilité du poème, le poète reçoit le don de la Mesure.

Transcendante, verticale, brisant le cercle de l’infini ourouborique, la Mesure s’établit dans un chant qui éveille toutes les vertus bienheureuses du silence. Par la Mesure, l’Intellect devient musique, les nombres se font incantation, et la prosodie art suprême de l’entendement. De même que les nihilistes étaient les retardataires du nihilisme de l’époque, l’arrière-garde se prenant, par une illusion touchante, pour l’avant-garde, les irrationalistes modernes s’acharnèrent sur une Raison déjà détruite, s’instaurèrent « déconstructeurs » de décombres sans comprendre que la raison qui ne veut être que raisonnable, oublieuse de sa profonde connivence avec le Mystère, n’est que pure déraison. Tel fut sans doute le sens du fruit biblique détaché de l’arbre de la connaissance. Ce n’est point la Connaissance qui nous perd, ni même le fruit de la connaissance, mais bien d’être un fruit détaché, réduit à la consommation ou à la mort.

Le poème, dont la nécessaire témérité spirituelle révèle en nous la sainte humilité est l’Arbre tout entier dont nous parlions, avec ses racines, ses branches, ses fruits, ses bruissements, et même les oiseaux qui viennent s’y poser et nous parlent la langue des Oiseaux. Sachons entendre ce qui nous est dit dans le silence du recueillement, sachons dire ce qui ne se dédit point, dans la fidélité lumineuse de la plus haute branche qui vague dans le vent. Les dieux sont d’air et de soleil, le Christ est Roi et l’Esprit-Saint veille, par sa présence versicolore, sur notre nuit humaine.


Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

 

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11/01/2022

Digression néoplatonicienne:

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Luc-Olivier d'Algange

Digression néoplatonicienne 

 

« Mais que, s’ils reconnaissent dans le sensible

l’imitation de quelque chose qui se trouve dans la pensée,

ils sont comme frappés de stupeur

et sont conduits à se ressouvenir de la réalité véritable –

et certes à partir de cette émotion s’éveillent aussi les amours »



« Ainsi l’âme ne s’encombre pas de beaucoup de choses,

mais elle est légère, elle n’est qu’elle-même »

Plotin

 

Chaque philosophe qui parle d’un autre est livré à deux tentations égotistes. L’une consiste à montrer en quoi l’œuvre de son prédécesseur est dépassée ; l’autre, plus subtile, cède à la prétention d’apporter sur l’œuvre du passé un « éclairage nouveau ». Ces deux tentations témoignent de la farouche « néolâtrie » qui est le propre des Modernes. Seul le « nouveau » trouve grâce à leurs yeux. La déclaration d’intention novatrice se trouve être cependant, dans bien des cas, un peu vaine – d’autant plus que répétée de générations en générations, elle psittacise et cède, au moins autant que l’humilité traditionnelle, et souvent bien plus, à la redite.

Nietzsche lui-même, le plus radical et le plus prophétique des « novateurs » ne cesse d’engager avec ses prédécesseurs des joutes nuptiales dont le perpétuel recommencement montre assez que l’idée d’un « dépassement » des philosophies antérieures demeure à tout le moins problématique.

L’œuvre de Plotin se distingue des œuvres philosophiques modernes en ce que la notion de nouveauté n’y tient aucune place. Plotin ne se soucie point d’être nouveau, mais d’être vrai. Quand bien même il invente, innove, et souvent de façon décisive, sa pensée se veut celle d’un disciple, et ses plus grandes audaces se réclament encore de l’autorité de ses maîtres. Pour Plotin, il ne s’agit point d’imposer sa vérité, sa vue du monde, mais de laisser transparaître, par la fidélité au Logos, une vérité qui n’appartient à personne et dont la « transparition », en sa bouleversante luminosité, demeure hors de toute atteinte. Loin de se limiter à l’exposé didactique, au jeu du concept, voire à la morale ou à la politique, la philosophie pour Plotin est un mode de vie, une expérience métaphysique, autant qu’un savoir méditant sur lui-même.

La spéculation et l’oraison, l’aventure intellectuelle et l’aventure visionnaire, la raison et la prière participent d’une même ascèse. Pierre Hadot, dans son livre, Plotin ou la simplicité du regard, montre bien qu’il faut, dans le cheminement plotinien, donner au mot ascèse un sens sensiblement différent de celui qui prévaut communément de nos jours ce que l’on nomme « l’idéal ascétique », généralement décrié, est perçu comme une austérité abusive, une contrition, voire comme une « autopunition », pour user de la terminologie psychanalytique.

Rien de tel dans l’œuvre ni dans la vie de Plotin où le don de soi à une vérité et à une beauté qui nous dépassent, certes dispose à certaines épreuves, mais sans pathos outrancier, rhétorique ou théâtralité. Ce dont il s’agit, dans l’œuvre de Plotin, c’est d’aller vers Dieu, tant et si bien que ce voyage vers Dieu devient un voyage en Dieu. Or, voyager en Dieu, ce n’est point s’arracher à la nature ou à la terre, mais reconnaître en la nature le signe de la surnature et dans la terre une terre céleste.

La sempiternelle accusation formulée contre les néoplatoniciens de dévaloriser le monde sensible, d’exécrer la chair et de ne vénérer que d’immobiles idées détachées du monde ne résiste pas à la simple lecture des textes. Certes, l’idée, pour Plotin comme pour tous les platoniciens, est supérieure à la matière, en ce qu’elle est plus proche de l’être et de l’Un, mais c’est ne rien comprendre à cette idée que de ne pas voir qu’elle est d’abord, et étymologiquement, la Forme, et c’est ne rien comprendre à la Forme que de la juger abstraite, détachée du monde.

La Forme est précisément ce qui s’offre à notre appréhension sensible. Le monde sensible est peuplé de formes et c’est la matière qui est abstraite, puisque nous ne pouvons l’appréhender, la percevoir que par l’entremise d’une Forme. La philosophie néoplatonicienne est ainsi, de toutes les philosophies qui jalonnent d’histoire humaine, celle qui est la moins encline à l’abstraction, la plus rétive à se fonder sur une expérience médiate, la moins portée à éloigner l’expérience de la présence pure dans une représentation. Le matérialiste, croyant réfuter le platonisme adore la Matière – qui devient pour lui l’autre nom du « tout » – comme une abstraction, car nous avons beau la chercher, cette matière qui serait en dehors de la Forme, elle nous échappe toujours, elle n’est jamais là et toujours se dérobe à l’expérience.

La matière ne se dérobe pas au langage, puisque nous la nommons, ni à l’adoration, le matérialisme moderne étant la forme sécularisée du culte de la Magna Mater, mais bien à l’expérience immédiate qui ne nous offre que des formes, qu’elles soient vivantes ou inanimées, êtres et choses qui n’existent, ne se distinguent, ne se reconnaissent, ne se nomment, ne se goûtent, ne s’éprouvent que par leurs formes. La pensée néoplatonicienne – et c’est en quoi elle peut, elle la négatrice de toute nouveauté, nous sembler nouvelle, est une tentative prodigieuse de nous arracher à l’abstraction, de nous restituer au monde divers, chatoyant des formes, à cette multiplicité qui est la manifestation de l’Un.

La multiplicité des formes témoigne de la souveraineté de l’Un. Si l’Un n’était point l’acte d’être de toutes les formes du monde, la dissemblance ne règnerait point, comme elle règne, bienheureusement, en ce monde. Là encore, l’expérience immédiate confirme la pertinence de la méditation plotinienne. Les formes sont le principe de la dissemblance. Non seulement il n’est aucun cheval qui se puisse confondre avec un chat ou avec un renard, mais il n’est aucun cheval qui ne soit exactement semblable à un autre cheval, fussent-ils de la même race, aucune rose exactement semblable à une autre rose, fussent-elles du même bouquet ou du même buisson.

L’œuvre de Plotin est une invitation à la luminosité. Cette invitation, il nous plaît de savoir que nous ne sommes pas les premiers à y répondre. Depuis l’édition des Ennéades établie par Porphyre, qui fera l’objet au XXème siècle, de contestations plus ou moins justifiées – portant d’ailleurs davantage sur l’ordre des traités que sur leur texte –, l’œuvre de Plotin exerça une influence considérable dont il n’est pas certain que nous mesurions encore l’ampleur. Le plotinisme oriental, théologique et théophanique, en particulier celui de Sohravardî, des ismaéliens et des soufis, échappe encore en partie à nos investigations, un grand nombre de textes ismaéliens demeurant hors d’atteinte, protégés par leurs héritiers, par le « secret de l’arcane » si bien que les chercheurs ne les connaissent que par ouï-dire. Nous sommes informés de l’influence de la pensée de Plotin sur les philosophes, tels que Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole, mais nous sous-estimons encore son influence sur les poètes modernes, tels que Shelley, Wilde, Rilke, Stefan George ou Saint-Pol-Roux. Il n’est pas impossible que les songeries héliaques du premier Camus, celui de Noces, aient été influencées par l’auteur des Ennéades auquel Camus, en ses jeunes années, consacra sa thèse de philosophie. Dans le domaine de l’Art, hormis les Symbolistes et les Préraphaélites, largement influencés par le néoplatonisme, nous voyons un Kandinsky retrouver dans la définition qu’il donne du Beau une pure formulation plotinienne : « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. »

De tous les philosophes, Plotin est sans doute, avec Nietzsche, mais pour des raisons semble-t-il diamétralement opposées, celui qui s’accorde le plus immédiatement à une sensibilité artistique. L’idée, qui est cette « nécessité intérieure », n’est en effet nullement une abstraction. Le mot de « concret » lui convient parfaitement pour peu que notre audace herméneutique nous porte à imaginer un « suprasensible » concret et à ne point limiter le « concret » aux objets qui s’offrent directement à nos sens. La distinction entre l’idée et l’abstraction est ici essentielle. La pensée de Plotin n’est pas seulement une pensée de la pensée ; elle n’est point « abstraite » des êtres et des choses. Elle hiérarchise, gradue, distingue, mais ne sépare point. Pour Plotin, philosopher, ce n’est point s’abstraire de la multiplicité, mais s’intégrer dans une unité supérieure. Il ne s’agit point de quitter un monde pour un autre, de se séparer des êtres et des choses, mais de s’élever et d’élever ces êtres et ces choses à une unificence divine qui les délivre de la fausseté et de l’inexistence pour les restituer à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur réalité qui est vraie et à leur vérité qui est réelle. L’idée du beau n’est pas en dehors des beautés diverses, sensibles et intelligibles du monde, mais en elles. C’est à ce titre qu’il est légitime de dire, de l’idée plotinienne, qu’elle est une transcendance immanente, un suprasensible concret qui échappe à nos seuls sens comme elle échappe à l’intelligence abstraite.

Schopenhauer, dans Le Monde comme Volonté et Représentation, souligne l’importance de cette distinction nécessaire et fondatrice entre l’Idée et le concept abstrait : « L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre entendement ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée ; le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer, par des jugements analytiques, rien de plus que ce qu’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept du même nom ; elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique capable en un mot de produire ce que l’on n’y avait pas introduit. »

L’idée est antérieure, en amont, elle est avant la chose, et avant même la « cause », au sens logico-déductif. Elle est, au sens propre, instauratrice. Alors que le concept peut se réduire à sa propre définition, et qu’il n’offre à l’entendement dont il est issu aucun obstacle, aucun voile, aucun mystère, l’idée échappe à la connaissance totale que nous voudrions en avoir ; elle se propose à nous à travers le voile de ses manifestations, de ses émanations et déroute la perception directe que nous voudrions en avoir par la multiplicité de ses apparences. « Le concept, écrit encore Schopenhauer, est abstrait et discursif, complètement indéterminé quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots sans autre intermédiaire suffisent à l’exprimer ; sa propre définition enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire […] est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu en tant qu’individu ne peut jamais la connaître ; il faut pour la concevoir se dépouiller de toute volonté, de toute individualité et s’élever à l’état de sujet connaissant pur. »

On ne philosophe jamais seul. Toute philosophie est une conversation. Est-il possible aujourd’hui de philosopher avec Plotin, de susciter, avec les Ennéades, un entretien dont les résonances s’approfondiraient de tout ce que nous éprouvons hic et nunc, de tout ce que cet « hic et nunc » nous donne à penser et à éprouver ? Notre dialogue intérieur, certes, sera différent de celui que Porphyre, Sohravardî ou Marsile Ficin eurent avec Plotin. Considérons alors l’espace-temps – incluant les différences historiques, religieuses et linguistiques – comme un prisme qui divise, en couleurs diverses, l’éclat d’une même clarté. Cette clarté nous ne pouvons l’atteindre d’emblée, nous ne pouvons en avoir la connaissance absolue dans l’immédiat. Notre lecture passe par le prisme de l’espace-temps tel qu’il se présente à nous. Est-ce à dire que cette clarté nous est plus lointaine qu’à Marsile Ficin ou Sohravardî et que, par cet éloignement, nous dussions nous contenter de considérer l’œuvre de Plotin comme un document concernant des temps définitivement révolus ? Ce serait ignorer, déjà, que le révolu est précisément ce qui revient ; ce serait surtout méconnaître ou refuser de voir ce que nous dit l’œuvre de Plotin, ce serait refuser le don de l’œuvre, ce qu’elle nous donne à penser et qui, explicitement, se donne par-delà les contingences de l’espace et du temps.

Lisons donc, tentons de lire à tout le moins, ces traités comme s’ils avaient été écrits ce jour même ! Leur premier abord, ingénu, offre-t-il d’ailleurs de si grandes difficultés ? Les phrases de Plotin nous semblent-elles si obscures que nous dussions les traiter comme des documents anthropologiques et non comme une parole qui nous est adressée, comme un murmure au creux de l’oreille ? Combien d’œuvres de la littérature moderne ou contemporaine nous sont plus opaques, mieux défendues, plus rigoureusement barricadées dans leur idiome, dans leur singularité extrême ? Alors que les critiques sont loin encore d’avoir même une vague idée des références à l’œuvre dans le Finnegan’s Wake de Joyce ou dans les Cantos de Pound, les références de Plotin nous sont d’emblée presque toutes connues avant même que nous abordions l’œuvre pour peu que nous eussions été préalablement un lecteur de Platon. Ce dont il parle ne saurait nous être étranger puisqu’il s’agit du Bien, du Beau et du Vrai et que chacun d’entre nous ne cesse de considérer les actes, les œuvres, les sciences selon un rapport avec le bien, le beau et le vrai. Enfin, la philosophie de Plotin étant un élan de dégagement de la contingence historique et sociale, celle-ci ne l’informe que par le biais et fort peu, si bien que notre relative méconnaissance de la société du temps de Plotin ne nous interdit nullement d’entendre ce qu’il nous dit. Disons : bien relative méconnaissance, car, à celui qui s’y attache, les données sont peut-être offertes en plus grand nombre, en l’occurrence, que sur d’autres régions, dont il est le contemporain et peut-être le voisin ; les différences de classe, de quartier induisent de nos jours des disparités de langage peut-être plus réelles et plus profondes que celles qui séparent un lettré moderne d’un lettré de la période hellénistique.

Ce qu’il y a de plus essentiel dans une œuvre se laisse comprendre à partir de ce qui semble être un paradoxe. En marge de la doxa, c’est-à-dire de la croyance commune, le paradoxe est l’antichambre ou le frontispice de la gnosis, de la connaissance. Il y a du point de vue des croyances et des philosophies modernes de nombreux paradoxes dans l’œuvre de Plotin. La grande erreur des Modernes est d’attribuer à l’Idée plotinienne les caractéristiques propres à leurs concepts. Cette abstraction figée, despotique, séparée du sensible, ce mépris de la diversité heureuse ou tragique du Réel, ce dualisme qui scinde en deux mondes séparés ce qui est perceptible et ce qui est compris, ce qui relève de l’émotion esthétique et ce qui s’ordonne à la raison, n’appartiennent nulle-ment à l’œuvre de Plotin, ni à celle de Platon. À ce titre, il n’est pas illégitime de retourner contre les « anti-platoniciens », leurs propres arguments.

Les « intellectuels » modernes, dont on ne sait s’ils s’arrogent cette appellation par prétention vaine, par antiphrase ou par défaut – leur croyance la plus commune consistant à nier l’existence même de l’Intellect – propagent volontiers l’idée que leur époque est celle de la diversité, du foisonnement, de l’éclatement « festif » et « jubilatoire », voire, lorsqu’ils se piquent de culture classique, d’un « rebroussement vers le dionysiaque » qui nous délivrerait enfin du carcan des époques classiques, médiévales ou antiques, si « normatives » et « dogmatiques ».

À celui qui dispose de la faculté rare de s’abstraire de son temps, à celui qui sait voir de haut et de loin les configurations historiques, religieuses ou morales et ne serait point dépourvu, par surcroît, de la faculté, propre aux oiseaux de proie, de fondre sur les paysages des temps contemporains ou révolus jusqu’à en éprouver la présence réelle, une réalité tout autre apparaît. Cette modernité, qu’on lui vante chatoyante, lui apparaîtra tristement uniforme et grisâtre, et ces temps anciens réputés sévères surgiront devant son regard comme des blasons ou des vitraux, ou mieux encore, comme des forêts blasonnées de soleils et de nuits dont les figures suscitent et soulignent les oppositions chromatiques. Les philosophies modernes, se révéleront à lui d’autant moins diverses que chacune d’elles, comme dressée sur ses ergots, n’aura cessé de prétendre à « l’originalité », à la « rupture », à la « nouveauté ».

En philosophie, non moins que dans nos mœurs, l’individualisme systématique devient un individualisme de masse et la prétention à la singularité ne tarde pas à donner l’impression d’une grande uniformité. Ce qui distingue Lucrèce de Pythagore, Héraclite de Parménide ou encore Saint Augustin de Maître Eckhart brille d’un éclat beaucoup plus certain, d’une force de différenciation beaucoup plus puissante que tous les discords et disparates que l’on souligne habituellement chez les Modernes. Dans l’outrecuidance des singularités et des jargons, les dialogues n’ont plus lieu, chacun s’en tient à son idiome et les disciples, lorsqu’il s’en présente, ne sont que les gardiens des mots, les vigiles du vocabulaire, les idolâtres de la lettre morte.

Il semblerait que les philosophes modernes soient d’autant plus soucieux de se distinguer par leur vocabulaire qu’ils se sont plus uniformément dévoués au même dessein, à savoir « renverser » ou « déconstruire » ce qu’ils nomment « le platonisme ». Chacun y va de sa méthode, de ses sophismes, de sa prétention, de ses ressentiments ou de ses approximations pour tenter d’en finir avec ce qu’il croit être la pensée ou le « système » platoniciens. Derrida traque les survivances platoniciennes dans la distinction du signifié et du signifiant. Deleuze, plus subtil et plus aventureux, propose le « rhizome » susceptible de déjouer la prétendue opposition de l’Un et du Multiple. Sartre croit vaincre la métaphysique, considérée comme une ennemie, en affirmant la précellence de l’existence sur l’être. Ces belles intelligences suscitèrent d’innombrables épigones, tous plus acharnés les uns que les autres à affirmer la « matérialité » du texte au détriment du Sens et la primauté du « corps » sur l’Esprit.

Cet unisson à la fois anti-platonicien et antimétaphysique ne donne cependant de la pensée contre laquelle il se fonde et par laquelle il existe qu’une image caricaturale. Le lecteur attentif, dégagé des ambitions novatrices, cherchera en vain dans les dialogues de Platon le « système » dénoncé. Les textes contredisent ce qui prétend les contredire. On discerne mal dans le magni-fique entretissage d’arguments et de contre-arguments des Dialogues, cette pensée qu’il serait si aisé de « renverser » ou ce « système » qu’il faudrait « déconstruire ». Ce qui, en l’occurrence, se trouve renversé ou déconstruit n’est qu’un résumé scolaire, un schéma arbitraire, une hypothèse mal étayée.

Nos philosophes qui se croient novateurs alors qu’ils ne sont que modernes, c’est-à-dire plagiaires ingrats, ne renversent et ne déconstruisent que ce qu’ils ont eux-mêmes édifié et construit pour les besoins de leur démonstration. Leur volonté est certaine : en finir avec l’Idée, le Logos, le Sens, la Vox cordis, mais les instruments de leurs démonstrations sont défaillants et leurs arguments sont fallacieux. L’exposé des idées qu’ils combattent est trompeur, tant il se trouve subordonné à leur argumentaire et, pour ainsi dire, fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause. Platon ne dit pas, ou ne dit pas seulement ce qu’ils envisagent, non sans vanité, de contredire, et la logique même de leur contradiction, soumise à l’arbitraire de celui qui fait à la fois les questions et les réponses, masque difficilement l’envie de celui qui dénigre une audace intellectuelle qu’il pressent demeurer hors de sa portée. Il lui faudra donc, avant même d’engager les hostilités, réduire l’adversaire à sa mesure, le portraiturer à son image.

Anti-platonicienne, la doxa moderne est aussi, de la sorte, caricaturalement platonicienne. Elle suppose que tous les ouvrages de Platon se résument à l’opposition de l’Idée et du monde sensible, à une sorte de dualisme, aisément réfutable, entre deux mondes, alors même que Platon unit ce qu’il distingue par une gradation infinie. Ce système dualiste qui oppose le corps et l’esprit, l’intelligible et le sensible, l’Un et le Multiple, et auquel les Modernes prétendent s’opposer, c’est le leur. Lorsque Platon et les platoniciens unissent ce qu’ils distinguent, comme le sceau invisible et l’empreinte visible, nos Modernes s’en tiennent à l’opposition, au dualisme, en marquant seulement – ce qu’ils imaginent être une faramineuse nouveauté ! – leur préférence pour le corps, pour le sensible, pour le multiple, autrement dit pour l’empreinte, en toute ignorance de la cause et du sceau. Dualistes, ces chantres de la primauté du corps le sont éperdument puisqu’ils l’opposent à l’Esprit et leur éloge du Multiple n’est jamais que l’envers outrecuidant de la célébration de l’Un. Ce qui manque à ces gens-là, ce n’est point la dialectique – encore que ! – c’est bien le sens platonicien de la gradation infinie.

Je m’étonne que personne jusqu’à présent n’ait esquissé une physiologie de l’anti-platonicien ou ne se soit aventuré à interroger précisément, et selon l’art généalogique, les origines de cette hostilité à l’Esprit et au Logos. Que cache ce repli sur le corps et la matière conçus comme le « négatif » de l’Esprit nié ? Quelle est la nature du ressentiment dans l’affirmation du corps et de la matière comme « réalités premières » dont toutes les autres, métaphysiques ou « idéales », ne seraient que les épiphénomènes ? À quelles rancœurs obscures obéissent ces sempiternelles redites ? Quelle image du monde proposent-elles ? Si les mots gardent un sens où rayonnent encore leurs vérités étymologiques, force est de reconnaître que ces philosophes d’obédience anti-platonicienne font ici figure de réactionnaires. Niant l’Idée, qui leur apparaît coupable d’intemporalité et d’immatérialité, ils en viennent tout naturellement à opposer la matière et le temps à l’Esprit et à l’Éternité dont elles sont, selon Platon, la forme et l’image mobile. Or, dans la langue grecque, dont Platon use avec un bonheur propre à susciter la rage des consciences malheureuses, la forme et l’Idée se rejoignent en un seul mot : idéa.

Cette idée qui est la Forme et cette forme qui est l’Idée apparaissent, pour des raisons qu’il s’agit d’éclaircir, comme insoutenables à la pensée exclusivement réactive des Modernes, qui préfèrent rendre la pensée impossible ou la déclarer telle, plutôt que de reconnaître le monde comme ordonné par le Logos ou par le Verbe. Ce refus de reconnaissance, cette ingratitude foncière, cette vindicte incessante, cette accusation insistante, le Moderne voudra l’en-noblir sous les appellations de « contestation » ou de « subversion », lesquelles, nous dit-on, sont au principe du « progrès » et des conquêtes de la « démocratie » et de la « raison ». Ces pieux mensonges satisfont à la raison de celui qui n’en use guère, mais laisse dubitatif l’intelligence distante, dont nous parlions plus haut, par laquelle ce corps, cette multiplicité idolâtrée demandent encore à être interprétés dans le jeu inépuisable de leurs manifestations. Nos matérialistes de choc qui, en bons consommateurs, ne se refusent rien, ne se sont pas privés d’enrôler Nietzsche dans leurs douteuses campagnes. Nietzsche, qui, soit dit en passant, ne croyait nullement en l’existence de la matière, se trouve ainsi réduit au rôle de magasin d’accessoires pour les « philosophes » éperdus à trouver quelques justifications présentables à leur ruée vers le bas. Seulement, l’accessoire le plus usité, à savoir la critique que Nietzsche fait des arrière-mondes et du ressentiment, se retourne contre eux, car, à vanter le corps au détriment de l’Esprit, la lettre et le « fonctionnement du texte » au détriment du Logos et de son magnifique cœur de silence, nos Modernes illustrent à la perfection la parabole de la paille et de la poutre. Ce corps, cette matière auxquels ils veulent restituer la primauté ne sont pour eux que des réalités abstraites, qui n’existent que par l’abstraction ou l’ablation, pour ainsi dire chirurgicale, de l’Esprit.

Le Moderne veut que le corps soit, en lui-même, que la matière soit, en elle- même, en même temps qu’il dénie à l’âme, à l’Esprit – gardons l’insolence et l’ingénuité de la majuscule – et même au cœur, toute possibilité de prétendre à cette réalité « en soi ». Ce platonisme inverti prétend nous emprisonner à jamais dans la représentation subalterne, seconde, de la pensée qu’il parodie en l’inversant. Alors que les œuvres de Platon, de Plotin, de Proclus – comme celle de tous les philosophes dignes de ce nom, qui aiment la sagesse, c’est-à-dire le mouvement de leur pensée vers la vérité dont elle naît – nous enseignent à nous délivrer d’elles-mêmes, à devenir ce que nous sommes, nos anti-platoniciens de service – qui sont, la plupart du temps, des fonctionnaires d’un État qu’ils dénigrent – n’existent qu’en réaction à ce qui pourrait se détacher de leurs systèmes, échapper à leur pouvoir, et vaguer à sa guise, qui est celle de l’Esprit, qui souffle où il veut.

Le corps qu’ils idolâtrent, et dont ils font une abstraction d’autant plus revendiquée qu’elle est, par définition, moins éprouvée, loin d’être le principe d’une relation au monde, et donc, d’une pérégrination du Logos, n’est, au mieux, que le site d’une expérimentation refermée sur ses propres conditions. Philosophes, ou mieux vaudrait dire idéologues du Non, du refus de la relation, le corps et la matière, qu’ils installent en médiocres métaphysiciens croyant ne l’être plus à la place de Dieu, ne valent que par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Une philosophie de l’assentiment, une philosophie du Oui resplendissant de toute chose, et de toute cause, cette philosophie, que l’on trouve au cœur même de la pensée Héraclite, de Maître Eckhart et de Nietzsche, leur est la plus étrangère, la plus inaccessible. Le corps qu’ils vantent abstraitement et dont ils n’éprouvent point la nature spirituelle n’est pour eux qu’une arme contre l’Esprit. L’« idéal » de ces anti-idéalistes est de peupler le monde de corps sans esprit, c’est-à-dire de corps pesants, fermés sur eux-mêmes, réduits à leurs plus petits dénominateurs communs, en un mot des « corps-machines ». La science, qui suit l’idéologie bien plus qu’elle ne la précède, s’applique aujourd’hui à déconstruire et à parfaire ces mécanismes, non sans cultiver quelque nostalgie d’immortalité, mais d’une immortalité réduite aux dérisoires procédures californiennes de la survie prolongée, voire de l’acharnement thérapeutique.

La distinction platonicienne du sensible et de l’intelligible ouvre à celui qui la médite des perspectives à perte de vue, la « vérité » n’est point acquise, mais à conquérir dans l’espace même de l’aporie, de la perplexité, de la suspension de jugement. La hâte à juger, à réduire la pensée à une opinion, l’empressement à déclarer caduques, mensongères, hors d’usage, des pensées et des œuvres dont le propre est de nous inquiéter, de nous dérouter – et, par un paradoxe admirable, de nous contraindre à une liberté plus grande – sont, en ces temps qui adorent le temps linéaire et la fuite en avant, les pires conseillères. Elles abondent dans nos facilités, nos prétentions indues, nos paresses. Elles nous invitent à voir court. Elles nous prescrivent le mépris du Lointain, elles nous enclosent dans un corps abstrait, c’est-à-dire dans un corps mécanique, sans humeurs ni mystères. Le propre de ce corps abstrait est d’être transparent à lui-même et opaque au monde. Il se perçoit lui-même comme corps, un corps qui serait un « moi », en oubliant qu’il n’est d’abord, et sans doute rien d’autre, qu’un instrument de perception.

L’œil, l’oreille, la bouche, la peau, les bras qui nous donnent à saisir et à embrasser et les jambes qui nous permettent de cheminer dans le monde, sans oublier les mains, créatrices, devineresses, travailleuses et caressantes, et les sexes, en pointes ou en creux, sont d’abord des instruments de perception. Notre corps n’existe qu’en fonction de ce qu’il perçoit et de ce qu’il dit, par les regards, les gestes et les paroles. Or, ce qu’il perçoit est de l’ordre du langage qui est, lui, radicalement immatériel, car il ne se situe ni dans le corps, en tant que réalité matérielle, ni dans le monde, mais entre eux. Le corps n’existe pas davantage « en soi » que l’instrument de musique n’existe en dehors de la musique qui le suscite et à laquelle il obéit. Un instrument de musique dont on se servirait comme d’une massue cesse, par cela même, d’être un instrument de musique, un corps qui n’est qu’un corps « en soi », et dont les œuvres de l’Esprit ne seraient que les épiphénomènes, serait également méconnu.

La méconnaissance du corps se laisse constater par la singulière restriction de nos perceptions ordinaires. Le Moderne qui idolâtre le corps « en soi » réduit à l’extrême l’empire de ce qu’il perçoit. La réduction des perceptions s’accélère encore par l’oubli, caractéristique de notre temps, d’une science empirique du percevoir qui fut, naguère encore, la profonde raison d’être de l’Art sous toutes ses formes. Le corps ne dit point « je suis un corps », formule abstraite, s’il en est, le corps dit « je suis ce que je perçois ». Je est un autre. Sitôt nous sommes-nous délivrés du ressentiment qui prétend venger le corps des prétendues autorités abusives de l’Esprit, sitôt se déploient en nous les gradations qui n’ont jamais cessé d’être, mais dont nous étions exclus par un retrait arbitraire, voici qu’un assentiment magnifique nous saisit, au cœur même de nos perceptions, à cette étrangeté si familière du monde.

Cette énigme de l’écorce rugueuse sous nos doigts, ce mystère de la voûte parcourue du discours magnifique des météores, ce bruissement des feuilles, cette pesanteur douce, sans cesse vaincue et retrouvée de nos pas sur la terre ou l’asphalte ne cessent de nous faire savoir que nous sommes faits pour le monde que nous traversons et qui nous traverse. Qu’en est-il alors du « moi » ? Sinon à l’intersection de ces deux traverses, il faut bien reconnaître qu’il ne se trouve nulle part. Notre œil n’existe que par la lumière étrangère et surprenante qui le frappe et dont notre intelligence se fera l’éminente métaphore. Le discours entre le monde et nous-mêmes ne résiste pas davantage à l’interprétation qu’à la contemplation. Seuls peuvent le perpétuer et lui donner une apparence de vérité notre ressentiment contre l’Esprit et notre aveuglement aux signes, intersignes et synchronicités, qui, sans cesse, en vagues de plus en plus pressantes, s’offrent à nous avec munificence. Le déni de l’Esprit et de l’âme et l’affirmation pathétique du corps en tant que réalité ultime et première ne reposent que sur notre crainte, sur notre attachement craintif, effarouché, à ce que nous croyons être notre « identité » et qui n’est, et ne peut être, qu’un moment de notre traversée. L’interprétation infinie à laquelle nous invite l’Esprit nous effraie. Nous nous raccrochons désespérément, quitte à nous refermer sur nous-mêmes comme un cercueil, à ce corps qui, pour être éphémère, nous semble certain, et nous préférons cette certitude éphémère à l’éternité incertaine de l’Esprit.

Alors qu’aux temps de Nietzsche, si proches et si lointains, le ressentiment se figurait sous les espèces d’un idéalisme scolaire, taillant la part du lion à la redite, notre époque timorée et pathétique s’est constitué un matérialisme vulgaire aux ordres de ce même ressentiment qui semble être passé d’une idéologie à l’autre, à l’instar de la police politique tsariste recyclée avec les mêmes hommes et les mêmes méthodes au service de la police stalinienne.

L’homme derrière ses écrans, ne jetant plus un regard aux nues que pour planifier son week-end, l’homme calculateur, tout appliqué à « gérer » les conditions de son esclavage et ourdissant, aux avant-gardes, de sinistres projets eugénistes d’amélioration de l’espèce – venus se substituer aux anciens idéaux, stoïciens, ou théologiques, du perfectionnement de soi –, l’homme pathétique et dérisoire des « temps modernes » se trouve désormais si peu aventureux, si narcissiquement contenté, si piteusement restreint à sa fonction édictée par le « Gros Animal » social, dont parlaient Platon et Simone Weil, que l’idée même d’un mouvement, d’une âme, d’une métamorphose obéissant à une loi impalpable et incalculable lui paraît une offense atroce à ses certitudes chèrement acquises.

Le cercle vicieux est parfait. Le Moderne tient d’autant plus à sa servitude ; sa servitude est d’autant plus volontaire, et même volontariste, que la liberté sacrifiée est plus grande. L’esprit de vengeance contre les œuvres qui témoignent de « la liberté grande » n’en sera que plus radical, jusqu’au ridicule. Il suffit, pour s’en persuader, de lire les ouvrages de biographie et de critique littéraire qui parurent ces dernières décennies alors que se mettaient en place les procédures draconiennes de réduction de l’homme au « corps-machine », sinistre héritage du prétendu « Siècle des Lumières ». Entre les biographies qui s’appliquent consciencieusement à ramener des destinées hors pair à quelques dénominations connues d’ordre sociologique ou psychologique – « expliquant » ainsi l’exception par la règle, et le supérieur par l’inférieur – et les critiques formalistes se fermant délibérément à toute sollicitation et à toute relation avec les œuvres pour n’en étudier que le « fonctionnement » à la manière d’un horloger si obnubilé à démonter et à remonter ses montres qu’il en oublie qu’elles ont aussi pour fonction de donner l’heure, la littérature secondaire, critique et universitaire, apparaît rétrospectivement pour ce qu’elle est : une propagande dépréciatrice dont les ruses plus ou moins grossières ne sont plus en mesure de tromper personne, sinon quant à leur destination : la ruine du Logos.

Au corps qui ne serait « que le corps », au texte qui ne serait « que le texte », à la vie qui ne serait « que la vie », il importe désormais d’opposer, en cette « grande guerre sainte » dont parlait René Daumal, le corps comme intercession de l’Esprit – c’est-à-dire passage des perceptions, des intersignes et des heures –, le texte comme témoin du Logos, empreinte visible d’un sceau invisible et la vie comme promesse, comme preuve de l’existence de l’âme. Cette guerre n’a rien d’abstrait, elle est bien sainte, selon la définition que sut en donner René Daumal dans un poème admirable, car loin de définir un ennemi extérieur, par la race, la classe, la religion, ou d’autres catégories, plus vagues encore, cette guerre intérieure, sainte, cet appel à l’inquiétude de l’être ne connaît d’autre ennemi que le dédire. Chaque homme est à la fois le servant et le pire ennemi du Logos, du Verbe. Celui qui peut dire peut dédire, de même que celui qui chante peut déchanter. Le monde moderne, s’il fallait en définir la nature dans une formule, pourrait être défini comme l’Adversaire résolu du Verbe, ou du Logos – nous tenons en effet, à tout le moins dans leur résistance au dédire moderne, le Verbe créateur de la Bible et le Logos invaincu de la philosophie platonicienne pour équivalents, sinon similaires.

Le monde moderne ne semble être là, avec ses théories, ses politiques, ses blagues et ses méthodes de lavage des cerveaux, de mieux en mieux éprouvées, que pour mieux récuser la possibilité même du Verbe. La réalité du monde moderne ne semble tenir qu’au ressentiment de la créature contre ce qu’il suppose être son créateur et dont sa vanité lui prescrit de s’affranchir. D’où, en effet, l’irréalité croissante de ce monde, sa nature de plus en plus virtuelle et évanescente, mais aussi cauchemardesque. Ce monde où rien ne peut se dire est aussi un monde où rien ne peut être éprouvé. La réduction de notre vocabulaire, de nos tournures grammaticales est corrélative de la restriction de nos sensations et de nos sentiments. Le déni de la Surnature nous ôte le sentiment de la nature et le refus de la métaphysique nous exile du monde physique. La guerre contre le Logos, guerre d’images, de signifiants réduits à eux-mêmes est à la fois une guerre contre toute forme d’autorité et contre toute forme de relation. L’antipathie instinctive que suscite chez les Modernes le déploiement heureux de la parole humaine est un signe parmi d’autres de leur soumission au nihilisme, également hostile à la raison et au chant. Loin de s’exclure, d’être ces adversaires perpétuels livrés à un combat qui ne connaîtrait que de rares et surprenantes accalmies, la raison et le chant, pour celui qui pense à la source du Logos, sont bien de la même eau castalienne, ou du même feu.

Sans céder à l’outrecuidance historiciste qui consisterait à lui trouver une date précise, il est permis de situer le premier signe d’une déchéance qui se poursuivra jusqu’au triomphe du nihilisme moderne à ce moment fatidique la raison, se disjoignant du chant, l’un et l’autre furent livrés aux incertitudes respectives de leurs spécialisations. Cette scission fatale, ourdie par « Celui Qui Divise », incontestablement la première étape du déclin de notre culture – les forces de la raison s’opposant désormais aux puissances de la poésie, s’épuisant dans leurs contradictions aveugles, au lieu d’étinceler en joutes amoureuses – fut à l’origine de ce double mensonge qu’est le dualisme théorique où la rationalité folle se retourne contre la raison et où la poésie, anarchique et confuse, devient l’ennemie du chant.

Réduite à la logique marchande et technologique, la raison, oublieuse de ses questions essentielles, de ce nécessaire retour sur elle-même qui s’interroge sur « la raison de la raison », laissa la poésie au service de la publicité et de l’expression lassante, voire quelque peu répugnante, des subjectivités abandonnées à elles-mêmes et n’ayant plus d’autres motifs qu’elles-mêmes. Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Mais il faut croire que nous n’en sommes plus là. La doxa populaire reproduit désormais exactement les sophismes diserts de ceux qui furent, naguère, des nihilistes de pointe. Le « tout est relatif » du café du commerce par lequel on entend sans doute nous faire entrer dans la tête, et si possible une fois pour toute, qu’il n’existe aucune clef de voûte au jeu des relations et que toute « vérité » vaut n’importe quelle autre – « chacun a la sienne », ce qui ne fâche personne... – entre en parfaite résonance avec les sophismes des intellectuels qui se croient énigmatiquement mandatés pour « déconstruire » et « démystifier », le premier terme leur convenant à ceci près qu’ils déconstruisent surtout pour rebâtir – avec les pierres dérobées aux édifices vénérables – des cachots modernes, le second relevant de la pure vantardise, ou de l’antiphrase, car ils furent, lâchant leurs proses jargonnesques comme les sèches leur encre, ces éminent mystificateurs dont le monde moderne avait besoin pour dissimuler la froide monstruosité de ses machinations.

Rationalistes contre la raison, de même que les publicitaires sont « créatifs » contre la création, qu’ils entendent nous vendre universellement après étiquetage, les Modernes, qui se donnent encore la peine, non sans ringardise, de justifier leurs dévotions ineptes par des arguments, n’ont plus désormais pour tâche, dans leur guerre contre le Logos, que de nous rendre impossible l’accès aux œuvres, soit par le dénigrement terroriste, soit par l’accumulation glossatrice. Les plus « humanistes », ceux qui osent encore se revendiquer de cette appellation délicieusement désuète, ne considèrent plus les œuvres qu’en tant que témoins de « valeurs », cédant ainsi, quoi qu’ils en veuillent, à une forme particulièrement mesquine de la morale : la « moraline » dont parlait Nietzsche et qu’illustra – si l’on ose dire, car il y eut là bien peu de lumière – le sinistre épisode pétainiste qui ne vanta les « valeurs » du travail, de la famille et de la patrie qu’au détriment du Principe qui seul peut, en certaines circonstances rares et heureuses, délivrer ces « valeurs » de leur nature domestique et de leurs caractéristiques souvent ignominieuses.

Ainsi nous trouvons-nous en un pays et une époque les œuvres, ces songes de grandeur et d’espérance, lorsqu’elles ne sont point mises en pièces par les cuistres « déconstructeurs » sont jaugées à l’aune d’une morale inerte, dépourvue de toute ressouvenance divine. Une morale sans transcendance, une morale qui n’oppose plus à l’infantilisme et à la bestialité de la nature humaine le refus surnaturel ne saurait être qu’un ersatz, une caricature. Tels sont nos modernes moralisateurs, à quelque bord qu’ils appartiennent : les uns, idolâtres du Démos et du Progrès, trouvent l’incarnation du Mal en tout esprit libre qui s’autorise à douter du bien-fondé systématique de l’opinion majoritaire et considère avec scepticisme l’ordalie électorale, tandis que les autres fourvoient et profanent leur intransigeance en d’infimes combats pour « l’ordre moral » au-dessous de la ceinture. Aux uns comme aux autres, le Logos est inutile et même hostile. Ces moralisateurs sans morale, plus soucieux de leur conformité à la bien-pensance, à l’approbation de la secte dont ils sont les débiteurs, que de la vérité qu’ils défendent avec une sorte de mollesse hargneuse sont aux antipodes de Nietzsche et de Bernanos qui nous enseignent à penser contre nous-mêmes et les nôtres.

Tout engagement digne des belles exigences du fanatisme éclairé se devra poser, en préalable à ses mouvements, ce propos de Bernanos : « Je crois toujours qu’on ne saurait réellement servir, au sens traditionnel de ce mot magnifique, qu’en gardant vis-à-vis de ce que l’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes. » Le Verbe est le principe de cette fidélité nécessaire, car au-delà des formes qu’il engendre, il porte ceux qui le servent au cœur du silence embrasé dont toute parole vraie témoignera. Que les querelles intellectuelles ne soient plus aujourd’hui que des querelles de vocabulaire et les « intellectuels » – par antiphrase – des babouins se jetant au visage l’écorce vide des mots idolâtrés nous laisserait au désespoir si nous ne savions de source sûre, de la source même de Mnémosyne, qu’il n’en fut pas toujours ainsi.

Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, il y a de fortes chances qu’il n’en sera pas toujours ainsi : patientia pauperum non péribit in aeternum. Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, peut-être est-ce précisément parce qu’il n’en sera pas toujours ainsi.

« Le temps n’existant pas pour Dieu, écrit Léon Bloy, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. » Les ennemis du Verbe ne s’évertuent si bien à nous ramener au temps linéaire que pour donner à leur refus d’interprétation l’apparence d’une vérité absolue et préalable. Une raison médiocrement exercée peut s’y laisser prendre, mais non le chant dont l’ingénuité porte en elle la vox cordis et la très humble prière.

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.

 

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Note sur le Saint-Esprit et la liberté humaine:

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur le Saint-Esprit et la liberté humaine

 

La légère, subtile et mystérieuse Providence

L'une des singularités les plus déplaisantes de l'homme moderne est d'appliquer aux œuvres du passé, et de sa propre tradition, le même genre de condescendance et de mépris dont fit preuve le pire colonialisme à l'égard des autochtones. L'irrévérence à l'endroit des œuvres et des styles, des manières d'être et de voir n'est pas seulement un manque de tact, un signe certain de vulgarité, mais aussi et surtout un extraordinaire moyen de nivellement par le bas et de destruction dont les conséquences sont l'extinction de toute flamme intérieure et l'abandon de toute quête de beauté et de vérité.

Ainsi l'agnostique moderne, imbu de quelques vagues notions « scientifiques » auxquelles, au demeurant, il ne comprend rien, traitera de Dieu, du Saint-Esprit, et de toute notion théologique ou métaphysique, avec la même ignorance arrogante dont l'ethnologue rationaliste fit usage pour traiter des cultures « primitives » ou « prélogiques ». Etranger à sa propre tradition, comme à toute autre, le moderne n'abandonne son outrecuidance critique que pour se prosterner devant le sacro-saint « progrès » dont, croit-il, le déterminisme inepte l'a « délivré » de la divine Providence.

Ce que le moderne nomme « libération » n'est cependant que la chute sous un joug plus terrible. Comment croire que celui qui choisit l'obtus et impitoyable déterminisme contre la subtile, légère et mystérieuse Providence n'est point, par définition, un ennemi de toute forme de liberté ? Sans doute la liberté n'est-elle désormais inscrite sur les frontons que pour compenser son absence dans la cité et dans les cœurs. N'est-il pas étrange que nous ne nous réputions si ostentatoirement libres que depuis le moment fatal où, dans la levée des conscriptions générales et des guerres totales, l'Etat acquit sur chacun un droit, dont il use largement, de vie et de mort ? Et lorsque ce n'est pas l'Etat, l'Economie et la Technique pourvoient à cette mortuaire soumission. Dans son magistral essai Du pouvoir, Bertrand de Jouvenel sut montrer que l'histoire politique moderne est d'abord l'histoire d'un accroissement du pouvoir. Plus nous attendons de l'Etat et plus promptement nous sommes conduits à abdiquer en sa faveur nos libertés et nos privilèges, - fût-ce à des instances qui semblent échapper à l'Etat, mais qui n'en sont, en réalité, qu'une forme mutante et pour ainsi dire globalisée.

Qu'est-ce qu'un homme libre ? Sans doute sera-t-il impossible de disserter plus longtemps sur la notion de liberté en méconnaissant le changement d'acception du mot depuis l'époque « démocratique » (que nous définissons ici, non comme Etat de droit, ou régime parlementaire, écorces fragiles, apparences à la merci du nombre, mais comme « Règne de la Quantité », au sens guénonien). L'homme « démocratique » serait ainsi celui qui se juge libre aussitôt qu'il n'est plus astreint à d’autres contraintes que celles qui l'obligent aux activités nécessaires à sa survie. Or, loin de pouvoir choisir ces activités, il se trouve qu'elles lui sont imposées, et de la façon la plus arbitraire, la plus abstraite, voire la plus incompréhensible. Entre la cause de ce qui est exigé de lui, et l'effet de ce qui lui est accordé, toutes sortes d'intercessions abstraites interviennent qui lui rendent insensible la raison d'être et la logique de ses actions. Rien n'est plus attristant que ces efforts qui ne tiennent plus, ni en causes ni en conséquences, au réel et dont celui qui les accomplit, en une suite d'activités insignifiantes ou absurdes, est littéralement dépossédé, sinon par l'argent qu'on lui donne en échange. Mais là encore l'échange est de dupe, puisque l'argent, qui déjà change toute qualité en quantité, par surcroît ne lui appartient pas vraiment, laissé à la discrétion de l'Etat qui s'en empare et aux banques qui le multiplient à leur usage et le perdent à son détriment.

Cette piètre conception de la liberté n'eût pas manqué de persuader les esclaves du temps de Périclès qu'ils étaient des hommes libres. En échange de cette absence de contrainte qui autorise quiconque le peut et s'y plait de vivre sa vie de façon larvaire, l'homme « démocratique » consent à se soumettre à une suite presque infinie d'interdit et de limitations qui feront peu à peu de sa vie quotidienne une parodie d'existence d'une morosité et d'une grisaille telle que la mort elle-même pourra lui sembler préférable. Ainsi les simples mots « Je suis un homme libre » auront-ils, selon que les énonce un homme du douzième siècle ou un électeur moderne, un sens radicalement différent. Même l'homme du dix-septième siècle, dans un Etat déjà fortement centralisé, ne pouvait imaginer que la liberté fut simplement octroyée, comme un avoir, un dû dont il n'y aurait dès lors plus à se préoccuper autrement qu'en gestionnaire.

Comment ne pas comprendre, en effet, que la liberté octroyée, et soumise à la taxe, n'est qu'une pâle parodie ? Les philosophes de l'Antiquité, comme les Théologiens du Moyen-Age, dont les enseignements eurent cours, fût-ce de façon édulcorée, jusqu'à une époque relativement récente, à tout le moins pour quelques-uns, n'eurent de cesse de faire comprendre à leurs semblables que la liberté exigeait une forme et que cette forme ne pouvait être que la conséquence d'une discipline, d'une ascèse, d'une contrainte exercée sur soi-même, autrement dit, d'une maîtrise.

D'une liberté non point octroyée mais conquise, d'une liberté ascendante, poussée dans le mouvement d’un dépassement perpétuel vers une excellence toujours désirée et jamais atteinte, naissent des formes qui sont les espaces de notre liberté. Lorsque la vie quitte un corps, la forme se désassemble, disparaît, et il ne reste que la matière. Sans doute le matérialisme idéologique n'est-il rien d'autre, en dernière analyse, qu'une prosternation devant la mort. La forme que l'on doit associer à l'idée platonicienne, témoigne de cette réalité métaphysique qui s'avère être la gardienne de la vie, et, par voie de conséquence, de toute manifestation de la liberté humaine. Si, dans sa forme la plus basse, la liberté moderne est une forme s'abandonnant à l'informe, au nom d'une « libération » des contraintes et des limites nécessaire à la création de la forme, dans sa forme la plus haute, en revanche, la liberté demeure une liberté pour, une liberté orientée, en acte, une liberté héroïque.

Le moderne est à tel point confit en la dévotion de son esclavage que toute liberté lui apparaît impie et menaçante. Etre libre, pour l'homme de la Tradition, est un art, alors que pour le moderne être libre est au mieux un « droit » dont il se satisfait en ne l'exerçant jamais. Ainsi les modernes peuples d'esclaves passent à travers les vestiges des grandeurs et des libertés anciennes avec une haine et un dédain qui sont l'avers de leur invraisemblable prétention. La morgue du moderne « égalitaire » et son indifférence à l'endroit de toute recherche et défense de l'équité sont à proportion du pouvoir qui ne cessa de croître et de s'étendre et contre lequel, bientôt, toute résistance politique sera vaine. Le Règne de la Quantité pour s'être subdivisé en idéologies rivales n'en obéît pas moins à son fondamental principe d'uniformisation et de massification. C'est bien l'une des ruses les plus communes et opératives du Diable que d'avoir subdivisé son règne de telle sorte que les malignités et les abominations de telle idéologie n'ont d'autre effet que de nous précipiter dans une autre, toute aussi mauvaise. Ainsi le Diable se plaît-il à nous faire tourner en rond, comme des animaux attachés à un piquet, absurdement persuadés d'être libres, alors que nous cheminons, jusqu'à l'étranglement, dans la sinistre circonférence qu'il nous assigne.

Le Logos incarné

Les modernes, fussent-ils « intellectuels », sont à tel point gagnés par les séductions de la mauvaise foi qu'ils ne réfutent plus, sous les espèces des théologies et des métaphysiques, que d'absurdes doctrines forgées de toutes pièces. La perspective métaphysique est récusée, non dans ses œuvres mais dans ses caricatures grotesques qui n'entretiennent plus avec leur modèle que des ressemblances inventées. La façon dont l'agnostique croit pouvoir récuser la théologie renseigne sur son outrecuidance qui se fonde sur un farouche refus d'interpréter les dogmes, les théories, les visions qu'il considère à tort ou à raison comme hostiles au « progrès ». Que n'a-t-on moqué la Création du monde en sept jours sans prendre la peine comprendre, - ce qui paraît pourtant d'une évidence éclatante, - que le mot « jour » désigne ici une période dont la durée ne peut être encore déterminée et non une journée de vingt-quatre heure. Le monde, nous dit la Genèse, s'ordonne en sept étapes dont une de repos. Cette vision en vaut bien d'autre. Et que n'a-t-on dit de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, que les matérialistes considèrent comme une pure aberration.

Outre que les matérialistes n'ont, en matière de fanatisme et de sectarisme de leçon à ne recevoir de personne (ils y excellent eux-mêmes) comment ne pas voir que la Trinité est une admirable formulation de la nature du monde en tant que création du Verbe ? Nulle intelligence scientifique ne conteste aujourd'hui que le monde est constitué comme un langage par la combinatoire infiniment renouvelée d'éléments simples. Or qu'est-ce que la Trinité, à son premier degré d'interprétation, sinon une magistrale théorie du langage ?

Si le Père est le sens, la pensée pure, non encore advenue, hors d'atteinte et toute-puissante dans son éloignement, le Fils est l'Advenue attendue, le Logos incarné selon l'expression de la théologie orthodoxe. Mais entre le Sens et le langage, entre le Logos incréé et le Logos incarné, et dans un ordre plus immédiatement perceptible, entre le mot écrit et sa compréhension dans l'entendement du lecteur, il faut une médiation, un passage, une ambassade. Tel est la mission du Saint-Esprit. Chacun constate que sans l'Esprit, le passage entre le mot et le sens ne se fait pas. Si l'Esprit nous fait défaut, les mots que nous lisons ou que nous entendons ne prennent point sens et demeurent inertes, hors d'atteinte, tels des écorces mortes. La lecture ou l'écoute requiert l'œuvre de l'Esprit. Ce qui est vrai dans l'ordre de l'expérience immédiate du langage ne l'est pas moins à l'échelle du monde selon l'analogie bien connue du microcosme et du macrocosme. Entre ce qui doit être dit et ce qui repose encore, telle une pure puissance lumineuse, dans le silence incréé, et ce qui est dit, offert à notre entendement, l'Esprit circule et cet Esprit qui donne un sens aux choses qui s'offrent à nous, les théologiens eurent de bonnes raisons de le dire Saint.

L'incompréhension, voire le mépris dont les dévots et les pratiquants eux-mêmes font preuve, trop souvent, à l'égard d'une réalité aussi opérative et resplendissante coïncide avec l'étiolement de l'art de l'interprétation. En l'absence de l'Esprit-Saint, l'Intellect demeure hors d'atteinte et les mots ne sont que des écorces mortes que l'on idolâtre (et c'est le fondamentalisme) ou que l'on ignore (et c'est le matérialisme). D'où cette sinistre évidence que l'on constate chaque jour, et que certains se trouvent fort en peine d'expliquer autrement: les matérialistes sont des fondamentalistes et les fondamentalistes sont des matérialistes. Lorsque l'Esprit-Saint déserte notre attente, notre liberté nous quitte sans un mot, nos fidélités deviennent obtuses et nos impiétés de pires asservissements.

La victoire sur l'oubli et la vérité du symbole

Il n'est de liberté que de l'Esprit. Faut-il en conclure à une sorte de dualisme où l'asservissement serait le lot du corps et la liberté le caractère exclusif de l'Esprit ? Certes non. L'Esprit dans la sanctification et l'herméneutique (qui participent du Grand-Œuvre de la « splendeur » théologique) est le principe d'une liberté éprouvée et conquise dans le monde immanent. La liberté provient de l'Esprit. Chaque fois que nous manifestons notre liberté, c'est l'Esprit qui est venu pour sanctifier un acte, une pensée, un moment. L'Esprit-Saint sanctifie, c'est dire qu'il ôte l'acte, le pensée, le moment, de l'enchainement chronologique fatal qui le conduit au néant pour lui conférer la dignité du Symbole.

L'Esprit-Saint, ambassadeur suprême, rétablit les relations diplomatiques entre le temporel et l'éternel, nécessaires au gouvernement de la divine Providence qui flambe dans l'interprétation, dans le buisson ardent de l'herméneutique. L'Esprit éveille la vérité du Symbole. Or en grec, la vérité se dit Aléthéia. La vérité, l'étymologie confirme l'expérience métaphysique, est victoire sur l'oubli.

Dire que la vérité n'existe pas équivaut à croire que l'oubli n'a jamais été et ne sera jamais vaincu. Vaincre l'oubli, c'est trouver le vrai, non dans son absoluité et sa totalité, dont l'entendement humain ne saurait se prévaloir, mais à chaque instant, en d'innombrables aspects. Le lieu commun de nos âges démoralisés: « il n'y a pas de vérité », que chacun va répétant, pour inepte qu'il soit, comme tous les lieux-communs, n'en constitue pas moins un obstacle au cheminement. Si rien n'est vrai, les recherches du beau et du bien deviennent également vaines et la médiocrité s'en trouve confortée, devenue soudain instance ultime du sens de l'histoire, sous les espèces du « dernier homme » qu'évoquait Nietzsche. Au demeurant, les lieux communs des modernes sont loin d'être aussi ingénus qu'ils se donnent. Chacun d'eux témoigne d'un interdit fondamental.

Le propre du monde moderne est de réfuter l'existence de ce qui menace son existence. Il est difficile de nier les œuvres, mais il est de bonne stratégie de nier l'invisible dont elle procède. Les œuvres existent; on les répute difficiles ou élitistes pour en détourner le plus grand nombre qui n'a nul besoin de telles recommandations pour se contenter des productions les plus ineptes, et l'on travaille, dans le même temps, à persuader les rares heureux, qui, par leur déférence et leur attention, se rendent dignes des œuvres, qu'elles sont nées d'une illusion, d'un néant, et qu'adorer leur forme c'est adorer le néant et attester de l'inexistence de Dieu.

Certes, nous ne sommes pas de ceux qui réclament, pour étayer leur fidélité chancelante, une « preuve » de l'existence de Dieu. Si chaque instant advenu dans notre entendement comme splendeur et épiphanie n'est pas une preuve suffisante, à quoi bon tel ou tel raisonnement, toujours susceptible d'arguties ? Les matérialistes excellent à enfermer leurs adversaires dans une terminologie dont ils prétendent seuls détenir les clefs. Si les grandes œuvres, comme La Divine Comédie de Dante, méritent l'appellation de divines, c'est qu'elles naissent en des contrées où la splendeur des Principes ne n'est pas encore atténuée dans l'obscuration progressive de l'immanence.

Etre à l'image de Dieu, c'est être unique. Lorsque ce Dieu, dont on ne peut rien dire de définitif en langage humain qui ne soit mensonger ou réducteur, sinon qu'il est Un, nous fait à son image, qu'est-ce à dire sinon que nous sommes uniques ? Le monothéisme, à cet égard, lorsqu'il ne s'emprisonne pas dans la représentation d'un Dieu jugeur, poursuit la haute sapience de Pythagore ou de Plotin. Chacun de nous est dissemblable de tous les autres. Toute pensée théologique, vouée à la recherche d'un Principe suprême est confrontée à cette évidence: les êtres se caractérisent par leur dissemblance. Ce qui les unit, leur point commun, est d'être uniques. La plupart des « mystères » théologiques où les modernes voient de « l’irrationnel » sont ainsi susceptibles d'être compris selon les exigences d'un bon sens que l'on pourrait dire doué d'une certaine plasticité. La prison terminologique où les modernes s'enferment et veulent enfermer les autres a pour particularité de faire de chaque mot la cellule d'un sens malheureux, auquel il est interdit de déambuler à l'air libre et de converser avec ses voisins.

Or les mots ne prennent sens que par la conversation, par leurs échanges toujours divers avec leurs voisins. Certes, ce serait faire preuve d'une farouche idolâtrie que de confondre le mot « Dieu » avec Dieu lui-même, d'y enclore un sens inamovible, que l'on récuse ou vénère, alors que ce mot pour vénérable et nécessaire qu'il soit, n'en jette pas moins ses vérités, ses éclats, selon la manière dont il advient dans une phrase et selon la logique de cette phrase parmi d'autres où elle repose ou déferle. Selon qu'il advient dans une prière ou dans un juron, le mot Dieu ne revêt pas, pour celui qui l'énonce la même signification. « Partout où tu te tournes est la Face de Dieu », disent les soufis. Cette omniprésence n'est pas une neutre, passive, mais une présence suscitée par l'attention.

On ne soulignera jamais assez l'importance de l'attention. Dieu se révèle au regard attentif. L'inattention nous éloigne de la considération de l'Un. Les êtres inattentifs, pour commencer, méconnaissent les dissemblances. Le sens des nuances n'est pas leur fort. La rudesse et la grossièreté de leurs perceptions leur interdisent de voir autre chose que le schématique et le quantitatif là où buissonnent et fleurissent la complexité et la qualité.

Plus nous sommes attentifs et mieux nous nous tenons à distance du fondamentalisme et du puritanisme qui emprisonnent dans leurs rets les âmes simplificatrices. Pour discerner dans tel aspect du monde, l'œuvre de l'Un, encore faut-il que nous sachions tourner vers lui notre regard à travers le multiple et lui consacrer l'attention qui lui est due. L'attention, si l'on prend garde à lui conserver toute acuité est consécration. Notre attention, lorsqu'elle n'est pas inquisitrice ou prédatrice, consacre l'objet qu'elle élit et dont elle révèle le secret d'unificence. « L'œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ».

La présence et l'œuvre du Saint-Esprit

Comment ne serions-nous pas saisis par une joie à la fois violente et légère lorsque nous comprenons que la subtile circulation qui s'établit entre notre regard et le monde participe de l'œuvre du Saint-Esprit ? L'Esprit sanctifie les entendements où il passe et les choses du monde qui se reflètent en nous à la faveur de la clarté interprétative qu'il jette sur le monde. Ces augustes réalités, Dieu, le Saint-Esprit, le Fils, le Logos incarné, le monde moderne ne les nie que pour avoir libre cours de traiter le monde avec le mépris de l'utilitarisme le moins scrupuleux. Dire l'inexistence de l'Un, d'où le multiple effuse en splendeurs et variations, réduire la fastueuse dissemblance des êtres et des choses à des schémas ou à des catégories génériques, le moderne s'y emploiera avec d'autant plus d'insistance que le monde et les hommes ne peuvent être librement utilisés qu'à cette condition.

Qu'est-ce que la liberté moderne ? Est-ce la liberté de l'Esprit, de l'âme, la divine liberté de la création, la liberté de l'Un à se manifester ? Certes non, puisque le moderne proclame l'inexistence de l'Esprit, de l'Ame et de l'Un. La liberté moderne est-elle autre chose que la liberté d'utiliser le monde et ses semblables ? Et comment concevoir cette utilisation sinon comme une preuve, parmi d'autres, de l'abus de pouvoir auquel nous soumet invariablement l'abandon de l'autorité ? Le moderne adore le pouvoir à la mesure qu'il hait ou méprise l'autorité. Son refus de l'autorité est l'envers de sa frénétique adulation du pouvoir qui jamais ne consent à a célébration ou à la contemplation du moment présent. Les finalités que le moderne s'impose, et, ce qui est pire, qu'il impose aux autres, selon l'abominable morale de « la fin justifie les moyens », ne sont jamais qu'autant de moyens, sous couvert de « réalisme », de fuir la présence réelle des êtres et des choses.

Aussitôt désertons-nous la présence que l'hybris se saisit de nous ; car déserter la présence, qui fonde l'équilibre des formes, c'est entrer dans l'absence, c'est-à-dire dans la démesure, dans les affres de l'insatisfaction sans fin. L'Enfer n'est pas cet improbable outre-monde qu'inventent, pour s'effrayer, les superstitieux. L'Enfer est là aussitôt que nous sortons de la présence par mépris, haine ou banale inconséquence. Toutes les religions se rejoignent dans leurs prières et leurs rites fondamentaux qui sont autant de manières, savantes ou naïves, de remercier. Mais le mot « remerciement » dit hélas, dans son sens moderne, amoindri et profané, avec une moindre exactitude ce sens religieux de la gratitude que le mot reconnaissance qui joint en un seul vocable l'anamnesis, la gratitude, et plus profondément encore, dans un sens initiatique, la recouvrance gnostique, la connaissance à elle-même dévoilée dans sa provenance et ses fins dernières.

Si l'Esprit nous sanctifie et si, par reconnaissance, nous sanctifions l'Esprit, n'est-ce point-là, sinon une preuve, du moins un signe, de la présence réelle ? De même que l'attention nous révèle, par le jeu des nuances, le caractère unique de chaque visage et de chaque moment, ce que l'on nomme « présence d'esprit » demeure la vertu la moins dispensable au cheminement gnostique.

Qu'est-ce que la « présence d'esprit » ? Au plus simple, c'est ne pas être absent de l'Esprit, retranché dans quelque néant personnel. Avoir de la présence d'esprit, ce n'est pas seulement trouver la prompte répartie et le mot juste, c'est aussi témoigner de la présence du monde par l'ambassade de l'Esprit qui fait de notre entendement un miroir du monde. Ce que l'on nomme la foi, de façon si générale et si vague que le mot à force de vouloir tout dire ne dit plus rien, n'était-ce point, naguère, une allusive manière de nommer la fidélité à la présence et à l'Esprit ?

Le mot confiance dit ce sentiment que la recouvrance éveille en nous au cœur de la présence. La confiance et la foi naissent du recueillement dans la présence. Lorsque la présence nous recueille, nous avons toutes les raisons de célébrer la confiance, d'en faire la vertu et la force tutélaire de toute création. Le monde moderne qui s'ingénie à produire et à reproduire à l'identique est le moins apte à comprendre l'essence même de la création. Qu'est-ce que la création, sinon la recherche de l'unique ? La création se distingue précisément de l'industrie par le caractère unique et non reproductible de l'œuvre. Toute création est un hommage à l'unique. L'industrie, au contraire, reproduit, et le clonage n'est jamais que l'aboutissement de cette logique reproductive. Si l'Esprit-Saint est, que l'auteur s'en réclame ou non, à l'œuvre dans toute création, toute industrie est, plus ou moins, tributaire du règne de la Quantité et de l'Interchangeable.

Selon que nous vivons dans un monde adonné à la création ou dans un monde adonné à l'industrie ou la technique, ce ne sont pas seulement certaines circonstances subalternes de notre vie qui changent mais notre entendement lui-même. La perspective industrielle ou technique est devenue désormais si despotique que quiconque en vient à considérer le monde en dehors d'elle passe pour excentrique. Nul accusation ne saurait être moins justifiée car s'il est un monde qui déserte le Centre, c'est bien le monde utilitaire, technique et industrieux.

Etre présent à l'Esprit, répondre par sa présence à l'injonction de l’esprit sanctificateur, c'est avant pouvoir, à chaque instant, situer le Centre, sinon s'y tenir. Toute confiance et toute force naissent du cœur comme une vocation à la création d'œuvres plus hautes et plus lumineuses.

Le don de l'humilité et de la sapience

Tout écrit de sapience est un écrit d'humilité. Etre humble, ce n'est certes pas baisser le front devant l'imposture, céder à la médiocrité ou se soumettre à la loi du plus fort. Etre humble c'est reconnaître que la terre qui est en nous est à l'image d'un plus haut ciel.

« Agis l'acte à agir sans te soucier des fruits de l'action ». Cette recommandation de la Bhagavad-Gîta, - qui englobe les notions de générosité, de désintéressement et d'équanimité, peut, à elle-seule, et pour autant que l'on se rende à même de la comprendre, servir à la fois de morale et de métaphysique. Lorsque l'acte dans sa beauté créatrice n'est pas dissipé dans le résultat escompté, la liturgie entre dans nos existences. Tout acte qui s'accomplit hors de la préoccupation de ses fruits est liturgique. Les liturgies religieuses qui appartiennent aux diverses confessions ne valent que si les âmes qui s'y rejoignent connaissent dans leur vie de chaque jour ce mystère de l'acte détaché des fruits de l'action. Lorsqu’une prière est formulée par un cœur ingrat, ce ne sont, comme l'écrivait René Daumal, « que des bruits que l'on fait avec la bouche ». Ainsi en est-il de tous les rites et de toutes les liturgies. Il n'est rien de plus beau lorsque le sens de l'être s'y révèle; il n'est rien de plus vain lorsqu'ils s'accomplissent comme de banales coutumes. On ne saurait dire à quel point le coutumier est souvent l'ennemi de la métaphysique.

Dans ces temps de ténèbres et de confusions grandioses que nous traversons, la coïncidence du rite avec la connaissance dont il témoigne dans l'âme de celui qui l'accomplit est à peine moins rare que la connaissance immédiate du secret de l'être, la grâce pure, offerte au-delà de toutes les espérances. L'attachement aux formes religieuses demeure un attachement et lorsque la religion se réduit à une finalité, cet attachement devient une prison, au même titre que la cupidité ou la misanthropie. L'acte religieux, lorsque la bruissante splendeur de l'Esprit-Saint l'abandonne, n'est pas loin de devenir mauvais. Il faudrait tenter une historiographie du monde moderne fondé sur l'étude des symboles détournés. Ce détournement s'opère par usurpation du pouvoir. Là où régnaient l'autorité, l'intellect et la contemplation pure, la subversion moderne établit la dictature du pouvoir, de l’instinct et de la technique.

A l'origine, le Symbole est à la fois autorité et pouvoir. La double nature du Symbole, sa participation aux domaines du visible et de l'invisible, sa fonction essentiellement pontificale ou diplomatique en font une réalité que le moderne ne peut utiliser qu'en lui retranchant sa part d'invisible, en l'établissant dans l'immanence. Coupé du monde supérieur auquel sa fonction est de donner accès, le Symbole n'est plus un principe de communion mais de fascination. Lorsqu'ils ne sont plus vivifiés par l'aventure intérieure du dépassement des conditions humaines et par la liberté absolue de l'acte détaché de ses fruits, les rites et les morales deviennent de sombres oppressions. Le prosélytisme a ceci d'inquiétant qu'il paraît être surtout le fait d'hommes et de femmes si peu assurés de leur foi qu'il éprouvent le besoin d'en recevoir sans cesse, par la conversion d'autrui, de nouvelles confirmations. Le règne de la Quantité imprègne si profondément nos mentalités que nous sommes parfois sur le point de croire qu'une erreur ou un asservissement partagé deviennent des sortes de « vérités » ou de « libertés ». Combien d'entre les modernes se satisfont, en matière de « vérité » d'une erreur largement et démocratiquement partagée ? Des légions !

Lorsque l'erreur s'impose au détriment d'une vérité rare et méconnue, est-il encore, de nos jours, une morale pour nous incliner avec force à préférer la seconde ? Celui qui l'ose ne se verra-t-il pas réprouvé, accusé de quelque péché d'orgueil: de quel droit pense-t-il le vrai en dehors de l'asservissement général ? Croire en une légitimité supérieure du vrai, avec l'humilité de la Sapience, n'est-ce point affirmer la précellence d'un monde métaphysique ? A quelle source de courage devrons-nous puiser pour nous rendre dignes de cette hauteur ? Telle est aussi la sainteté de l'Esprit d'aller à la rencontre du vrai, fût-ce dans la solitude et la réprobation. Le Saint est celui qui n'attend point de dividendes de la vérité conquise. La pure lumière lui suffit dont il fait une vérité intérieure sans objet ni sujet. L'auréole des Saints symbolise cette clarté intériorisée de la vérité qui n’est plus irradiée par une instance extérieure, et donc susceptible d'être également obombrée, mais irradiante.

Le vrai de la sainteté n'est pas la conséquence ou le résultat d'un jugement humain mais une vérité native, principielle. Ce qui est au principe est au commencement. Toute vérité est recommencement du monde et tout recommencement est vérité. Toute recherche de la vérité rejoint une région de la forme antérieure à sa manifestation. Le vrai est antérieur, le vrai débute, le vrai est inaugural.

Il est beau d'inaugurer chaque jour une vérité élue, d'élever dans la beauté d'un premier matin du monde le sens comme un éblouissement sans fond. L'aventure, rétorquent les pessimistes, est hors d'atteinte. Rien n'est plus faux. Il nous suffit d'obéir, ne serait-ce qu'un seul jour, à l'injonction de la Bhagavad-Gîta pour être délivré, à tout le moins ce jour-là, de la malédiction de Kronos, de cette temporalité linéaire qui fait de notre vie un chemin d'utilité et de mort. Lorsque nous sommes délivrés de l’utilitarisme, le temps linéaire, et, par voie de conséquence, toute forme de déterminisme, deviennent illusoires et l'instant comme un éclat d'éternité brille de la vérité d'où naissent tous les possibles, tous les espaces et tous les temps. Aussitôt que l'instant s'illumine d'une vérité, des mondes s'abolissent et renaissent. Tout se joue dans la conversion du regard. Sitôt sommes-nous délivrés du temps linéaire que l'éblouissement sans fond du recommencement devient notre Bien et notre Beau.

Si nous parlons de « notre » Bien et de « notre » Beau, ce n'est pas au titre de propriété. Ou bien faudrait-il l'entendre en ce sens que nous sommes, en toute Sapience et humilité, nous-mêmes les propriétés du Bien et du Beau, par la grâce de Dieu ? C'est dire que le Beau et le Bien se manifestent à travers nous et prouvent ainsi la munificence de Dieu. « Ô mon Bien, Ô mon Beau », l'invocation rimbaldienne de Matinée d'ivresse donne le ton de la joie du recommencement comme cet anonyme Veni sancte spiritus:

« Da tuis fidelibus

in te confidentibus

sacrum eptenarium;

da virtutis meritum

da salutis exitum,

da perenne gaudium »

 

« Donne à tes fidèles

confiants en toi

le septénaire sacré;

donne le prix de la vertu

donne l'issue du salut

donne l'éternelle joie »

 

« Ô mon Bien, ô mon Beau » - ces mots nous viennent aux lèvres sitôt avons-nous vaincu l'horrible leurre du temps linéaire qui veut la perte de la plénitude et de la splendeur et le néant de toute chose. Le Bien alors redevient notre bien et le Beau, notre beau, ils cessent d'être des abstractions pour s'incarner par la diplomatie du Saint-Esprit. Quelles que fussent leur légitimité et leur beauté, ce ne sont point tout d'abord les savantes compositions des rites et de l'intellectualité qui viendront à notre secours. Le brusque éclairement du regard qui nous offre la vision d'un monde plein d'intersignes, de coïncidences et de concordances merveilleuses, prenons garde de n'oublier qu'il est aussi la chose la plus enfantine et la plus ingénue.

Les œuvres de vérité de l'Esprit-Saint, qui nous laissent ainsi entrevoir et parfois faire nôtre mystérieusement, par l'oubli de nous-mêmes, la grandiose interdépendance des aspects du monde, nous enjoignent à comprendre que l'humilité et la sapience, la simplicité enfantine et la perspective à perte de vue de la plus haute métaphysique sont prédestinées à se rejoindre.

 

Dernier livre paru, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan. 

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10/01/2022

Note sur l'art métaphysique:

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Luc-Olivier d'Algange

Note sur l’Art métaphysique

 

L’expression « art métaphysique » recouvre, à moins d’en préciser rigoureusement le sens, un nombre indéfini de réalités qui sont, pour ainsi dire, laissées à la discrétion de l’usager. La plus connue, dans l’art moderne, concerne la peinture de Chirico, encore que l’acception du mot « métaphysique », ici presque synonyme de « surréaliste », y soit des plus vagues. Hors d’une définition philosophique précise (et la définition précise recèle le danger d’être réductrice), tout art, ou aucun, peut être dit « métaphysique ». Tout art, au sens où l’art vient toujours après la nature, comme la Métaphysique d’Aristote vient après sa Physique ; ou aucun, si l’art suppose, pour exister, pour advenir à notre entendement, un support matériel. La peinture, la sculpture, la musique viennent après la nature, la physis au sens grec, mais elles lui empruntent indubitablement ses manifestations que sont la couleur, la pierre ou le bois, la vibration de l’air.

Distinguer un art métaphysique d’un art qui ne le serait point exige donc de nous que nous prenions appui sur un autre ordre de réalités que celui de la manifestation, que nous supposions que non seulement l’art mais que la nature elle-même s’ordonnent à une autre réalité, un monde suprasensible, exactement métaphysique. Si nous ne supposons pas, en dehors de la dimension de l’ampleur de la réalité, une dimension de l’exaltation, de la verticalité, une hiérarchie des états multiples de l’être dont la nature et l’œuvre d’art ne sont, dans l’ordre de la manifestation, que des possibilités parmi une infinité d’autres, nous ne pouvons donner à l’expression « art métaphysique » qu’un sens incertain.

Une autre tentation, incluse dans ces prémisses, serait d’identifier l’art métaphysique à l’art religieux ; il faudrait alors consentir à honorer du mot de métaphysique toutes les œuvres à vocation ou à motifs religieux, y compris les pires saint-sulpiceries ; il faudrait, par surcroît, consentir à nommer « métaphysiques » toutes les œuvres allégoriques, y compris celles qui se rapportent à des représentations laïques ou idéologiques. L’Art religieux peut être métaphysique, et il s’en faut de beaucoup qu’il le soit toujours, tout autant que l’Art métaphysique peut, en certaines circonstances, échapper au religieux, à tout le moins dans sa définition communautaire, administrative et dogmatique.

Lorsque Caspar David Friedrich peint un paysage de forêt ou de glace, lorsqu’il nous introduit dans la clarté indécise de l’aube ou du crépuscule, lorsqu’il évoque l’hiver neigeux ou l’automne mordoré, sa peinture est métaphysique non par ce qu’elle représente mais par la manière dont le peintre se représente la nature, perçue alors comme une émanation ou un Symbole d’une réalité supérieure, hors d’atteinte et pourtant transparue dans le réel, offerte et dérobée au même instant. Intercesseur entre le visible et l’invisible, entre la puissance tue, perdue dans son abîme de silence, et le pouvoir expressif, le vibrato des lignes et des couleurs, entre la nuit et le jour, le peintre semble aux aguets d’une présence mystérieuse, angélique, qui donne aux apparences la profondeur de la vérité.

Le Symbole, au contraire de l’allégorie, n’est pas un mécanisme dont on use à volonté, mais une grâce. Il n’est pas ce concret qui se résout dans une abstraction, cette expression imagée destinée à se réduire en mot d’ordre mais le pont, l’Echarpe d’Iris, l’échelle du vent. L’Art métaphysique se laisse ainsi reconnaître par une légèreté et un éclairage propre, une apesanteur et une luminosité qui n’appartiennent qu’à lui ( et dont il peut être l’hôte par inadvertance, à l’insu même de l’artiste) et que l’on ne saurait imiter ni reproduire à volonté.

Il y a dans l’œuvre d’art métaphysique comme dans l’expérience alchimique, un principe de non-reproductibilité où entrent en jeu un ensemble de relations, tant sur le mode de l’ampleur que sur celui de l’exaltation, qui échappent à l’évaluation et à la volonté humaine. Point d’art métaphysique sans expérience métaphysique, point de figuration du monde imaginal sans une ascension nocturne, un voyage dans le Huitième Climat ! Le caractère traditionnel de l’Art métaphysique n’ôte rien au caractère unique, à chaque fois, de celui qui l’exerce, reflet de l’Unificence qui rend possible toute présence comme toute chose représentée. Seuls d’infimes détails distinguent souvent, dans une époque et une aire géographique données, un Bouddha d’un autre Bouddha sculptés, un mandala d’un autre mandala, une icône d’une autre icône, mais ces infimes nuances sont aussi importantes que l’invisible vérité qui s’empare d’elles. C’est par ces nuances, ces variations, que le Sacré transparaît, que se laisse deviner la ferveur du geste de celui qui fut en oraison à l’intérieur de son geste.

Telle est la légèreté des œuvres d’art véritablement métaphysiques de n’être semblables à aucune de celles qui lui sont si proches et qu’un regard superficiel confondrait avec elles. De cette légèreté divine, la lumière ici-bas est la messagère. Nous avons vu les tableaux de Caspar David Friedrich être emportés par l’Echarpe d’Iris au cœur du Réel, il suffit maintenant de laisser retentir en soi, en une perspective inversée, l’éclat silencieux de la lumière de l’icône peinte selon les règles de la Philocalie. Celui qui sait faire du Réel une icône reconnaîtra dans l’icône une condensation de la réalité en tant que beauté, et dans la beauté, « la splendeur du vrai ».

Ce que nous apportent la légèreté, la lumière et l’unificence de l’Art métaphysique est ainsi une connaissance accrue de la vérité dont la beauté est indissociable. L’art métaphysique précise une définition de la beauté, non plus relative, hasardeuse ou subjective mais épiphanique. La beauté artistique ne peut être que par ce dont elle témoigne, par ce voile qui la révèle « en vérité », de même que la vérité métaphysique ne saurait se manifester en ce monde qu’en beauté. L’Art n’est plus alors tourné sur lui-même, replié narcissiquement dans sa propre considération, dans l’illusion d’une autonomie qui le réduit à n’être qu’un pur formalisme, mais un instrument de connaissance dont la  gnosis concerne à la fois le monde intérieur et le monde extérieur. La perspective inversée de l’icône illustre cette intuition ( que nous livrons ici dans sa nudité, non sans inviter ceux qui ont la patience de nous lire à en prolonger la méditation dans les œuvres du Père Florensky).

D’où vient la lumière ? A cette question, l’icône donne sa réponse qui est à la fois picturale et métaphysique, en accord avec la liturgie orthodoxe qui proclame que « Dieu s’est fait homme afin que l’homme se fasse Dieu ». Si nous consentons à l’œuvre d’art en tant qu’instrument de connaissance, en tant que gnosis , non sans inclure dans ce consentement, notre condition humaine et le monde sensible qui nous entoure, eux aussi instruments de connaissance, reflets d’un Réel plus haut, d’une procession d’Intelligences (au sens plotinien), issues les unes des autres dans une grandiose dramaturgie (telle que la décrivent les œuvres de Sohravardî ), la moindre des choses est de venir à elle, avec une question essentielle (d’où vient la lumière ?) et de recevoir la réponse qui nous est donnée par l’icône : « de nous-mêmes », ou, ce qui revient au même, du pinceau qui lui donna cette forme singulière de « vie » que la science biologique ne suffit à définir.

Face à une icône, nous ne faisons pas face à la lumière émanée mais nous entrons en elle du même mouvement que celui de la lumière. Cette lumière semble venir de nous ; ce sont nos yeux qui semblent éclairer la scène sacrée ; c’est notre regard qui semble le vecteur des photons, des lucioles d’or, qui dansent dans l’espace intermédiaire où l’invisible devient visible. Ce fulgurant renversement de la perspective profane est l’expérience fondatrice de l’Art métaphysique. L’erreur toutefois serait de s’y arrêter ; de ne point percevoir que notre regard n’est que le regard d’un autre regard, lui même témoin d’un éclair qui traverse de part en part le visible et l’invisible, ainsi que le savait Angélus Silésius : «  L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même Œil. »

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L'Ombre de Venise, quatrième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise

 Quatrième entretien,

sur le paysage intérieur et le paysage extérieur, Heidegger et les poètes chinois, le regard de diamant, l'attention

 

 

Le voyageur: (pour lui-même: Serait-il difficile de faire comprendre à cette ombre que je n'ai guère le goût de l'abstraction ?) En vérité, Chère Ombre, les pensées naissent de paysages. Les paysages portent en eux des pensées. C'est un mystère et une évidence, tour à tour. Nos pensées naissent de paysages... elles adviennent à nous en des circonstances particulières d'aube ou de soir, dans des éclairages propres, des rumeurs de vent dans les arbres ou sur la mer, au coeur des senteurs végétales ou maritimes. Les pensées ne naissent pas de rien, ni de nulle part, même lorsqu'elles vont au-delà du monde. Les pensées sont les douces balances où viennent se reposer des sensations intelligentes.

Nous autres poètes-métaphysiciens, comprenons de façon sensitive. Nous n'écartons point d'un geste de mépris ce monde qui nous recueille et nous embrasse. Dans sa transparence la plus ardente, la métaphysique garde souvenance de l'été brûlant où elle miroita entre le ciel et la mer ! C'est pourquoi les métaphores du paysage sont si prenantes dans nos textes métaphysiques ! La transcendance qui dépasse toute sensation porte en elle le renouvellement de toute sensation. La métaphysique est l'espace où la poésie recommence. Elle renaît dans le cercle magique. Le recommencement est cette vertu divine où s'unissent, dans un même dessein la poésie et la métaphysique. Il n'est point si facile de séparer ce qui naît d'un seul geste. Ce geste est d'offrande. L'offrande rassemble en elle le mystère du poème et la transparence de la métaphysique. Ce qui importe est donné, offert, à ce qui est par-delà les sens, mais ce par-delà porte en lui la mémoire et la révérence du paysage. Telle est la grande et belle bénédiction qui rend notre vie digne d'être vécue !

Nos pensées naissent de paysages, elles révèlent des paysages. Dans la concentration la plus grande de la spéculation métaphysique, le paysage ne disparaît point (comme il le fait dans le ressassement de nos préoccupations banales) mais se révèle. Dans l'intense prospection métaphysique, le paysage se revêt de réalité. Nous sentons, nous humons, nous voyons avec une intensité et une fraîcheur nouvelle aussitôt que notre pensée quitte les routes balisées de la pensée utilitaire pour entrer dans la voie royale de la métaphysique.

La métaphysique n'est point ce qui nous "abstrait" du paysage où nous sommes, elle est ce qui nous y intègre. La métaphysique nous intègre dans l'être où nous sommes. L'horizon du monde se rapproche de nos sens, et ce qui était loin de nous, ou qui nous était indistinct ou indifférent, fait sens avec nos sens. Tel est le recommencement, telle est l'intégration. Telle fut toujours, au demeurant, la fonction de la métaphysique: nous réintégrer dans ce que nous sommes et dont maintes instances du monde moderne ne cessent de nous expulser.

Nos pensées naissent de paysages et dans les pensées d'autrui nous retrouvons des paysages vivants, subtils, immortalisés: palmes et rumeurs d'étoiles, ombres de Venise, déserts ardents, forêts et mousses d'émeraude, nous pressentons et retrouvons tout cela dans les proses métaphysiques en apparence les plus austères. Mais rien, à dire, vrai, n'est moins austère que la métaphysique. Tout grand métaphysicien opère à une restitution. Il nous restitue au monde et il nous restitue le monde. Nous étions éloignés, séparés, indifférents, et nous voici proches, amoureusement unis, attentifs. La pensée me fait retrouver le paysage et le paysage me fait retrouver la pensée. Qui précède l'autre ? Qui s'intègre à l'autre? Est-il encore une distinction possible entre l'intériorité et l'extériorité? Cette intériorité n'est-elle point la vraie extériorité ? Et cette extériorité n'est-elle point la vraie intériorité ?

Qu'est-ce que la vérité métaphysique sinon ce point de pertinence où l’intériorité est ce monde qui s'ouvre, se déploie, se révèle et se revêt de réalité et de vérité lorsque la plus humble corolle de pensée s'y retrouve ? Ce que je pense et ce que je songe, comment aurais-je l'outrecuidance de croire que ce ciel et cette terre où je pense et je songe n'y sont pour rien ? Et comment aurais-je une idée si basse de ma pensée et de mes songes pour ne point imaginer qu'ils portent en eux comme un rêve et comme une vérité magnifique, cette terre et ce ciel ?

L'ombre: Il faut donc reconquérir à la fois la fierté et l'humilité ?

Le voyageur: Il faut tout reconquérir. Il est probable que nous méconnaissions nos récentes défaites. La destruction des paysages est d'abord une défaite métaphysique. Pour ces hommes auxquels importe-le devenir de l'Esprit (au point qu'ils n'hésitent point à parler de la sainteté de l'Esprit), l'enlaidissement, la profanation d'un paysage est d'abord un enlaidissement de l'âme et un péché contre l'Esprit. Il y eut des paysages où les âmes reconnurent d'autres cieux. Ces âmes sont inscrites dans ces paysages. Elles y demeurent en signes et en sceaux que les regards attentifs reconnaissent et savent déchiffrer. Si le monde moderne, après avoir entrepris la destruction de toute forme de pensée métaphysique ou sapientielle, en est venue à détruire, en grand, les paysages dits "naturels", ce n'est point par hasard. Tout se tient: nos paysages et nos pensées, de même que se tiennent l'irrévérence et la barbarie.

Le monde moderne cultive une inimitié farouche pour toute forme de recueillement. Or, les paysages nous recueillent. Nous nous recueillons dans les paysages et nous recueillons en nous, pour les porter dans le secret des âmes et du Dire poétique, les paysages. Ce lien, cette concordance simple, le monde moderne en a horreur. Toute l'énergie qu'il met à constituer une réalité virtuelle tient en cette horreur. Comment comprendre cette horreur ? Mais comme elle fut toujours comprise, comme l'œuvre du Diable, du Diviseur ! De cette force qui divise, le monde moderne a démultiplié les pouvoirs. Nous en sommes là, où cette simple évidence: les pensées naissent de paysages, apparaîtra bientôt comme une chose étrange ou incongrue. Il faut tout reconquérir ! A commencer par l'unisson. Tournons-nous vers la Sapience musicale du Moyen Age. Ecoutons Guillaume de Machaut ou Hildegarde de Bingen, laissons résonner en nous cette prodigieuse méditation sur le son, sur la mathématique et sur vibration matérielle du son et nous aurons quelque chance de comprendre comment naissent nos pensées, et comment il advient que l'Esprit accomplisse ses oeuvres à travers elles.

Au contraire des modernes qui ne cessent de se laisser manoeuvrer par des abstractions, les savants du Moyen Age ne perdaient point de vue, ni d'oreille cette évidence pragmatique du rapport et de la proportion. Rien d'abstrait dans cette mathématique théologique, contrairement à ce que peuvent prétendre les esprits faibles. Le sens des rapports et des proportions, et la méditation pythagoricienne, romane qui en recompose les lignes et les masses dans l'âme humaine, en lui conférant une part de la force et de la sérénité divine, n'est point abstraite car elle fait tenir des édifices de pierre pendant des siècles et qu'elle se constate à l'oreille: point n'étant nécessaire de connaître les notations musicales pour constater, et même pour souffrir d'une dissonance.

S'il faut donc reconquérir une fierté et une humilité de la connaissance, ce sera l'humilité d'un hommage au monde, à l'extériorité, au paysage (auquel toutes les architectures traditionnelles se faisaient une loi première de s'harmoniser) et la fierté d'une connaissance opérative, édificatrice, poétique, sachant accorder la prosodie du monde aux prosodies humaines.

Il s'agit là d'une toute autre chose que d'une simple idolâtrie de la vie, du terroir, de la nature. Le paysage dont nous parlons appartient à la nature mais il est aussi, et surtout, la nature rendue transparente, devineresse. C'est de cette nature-là dont parle Novalis: ouverte sur la transparence de son au-delà. Les ennemis idéologiques du réenchantement du monde, les contempteurs du Sacré, feignent de croire que l'évocation du paysage, de la nature hiéroglyphique et sacrée, se réduit à une simple idolâtrie de la biologie, de l'espèce naturelle, à un simple enfermement dans l'immanence. C'est ainsi que certains journalistes ou universitaires voient la ferveur "païenne". Ce dont nous parlons est tout autre chose: c'est l'ouverture de la nature sur une dimension qui la dépasse et où elle s'inscrit. Certes, les Romantiques allemands tels que Novalis ou Hölderlin n'eussent point été du côté des saccageurs de la nature; il s'en faut de beaucoup que l'on en puisse faire des écologistes ! Il ne s'agit point seulement de constater une interdépendance à l'intérieur du visible et du sensible mais d'une correspondance entre le visible et l'invisible, le sensible et le suprasensible.

Le paysage que le poète honore et chante est un point de jonction. Il est à la fois paysage de l'âme et du monde. Se reconnaître dans ce paysage, y célébrer sa présence, y attendre l'épiphanie, c'est bien reconnaître que le site, et par voie de conséquence, l'âme humaine, ne sont pas réductibles au genre ou à l'espèce. Dans les Légendes celtes, les héros sont beaucoup plus sensibles à l'individualité des arbres, des pierres, qu'à leur genre ou leur classification naturaliste. Le paysage honoré et chanté par le poète témoigne d'une réalité constitué non seulement de la vie, au sens strictement biologique, mais aussi d'un au-delà de la vie, qui peut donner sens à la vie, d'un Autre Monde qui rayonne du coeur jusqu'à la périphérie, et qui est comme un abîme de transparence au centre du cercle.

C'est ainsi que le paysage honoré et chanté acquiert une réalité que l'on pourrait dire "trans-géographique". Le paysage acquiert une autonomie enchanteresse. Nous entrons là dans l'Enchantement et dans le Merveilleux honnis par les contempteurs du paganisme ! On pourrait dire que le paysage s'allège, qu'il s'envole. Ce n'est plus un terroir que le héros foule à ses pieds, c'est une terre céleste sur laquelle il inscrit ses pas, comme une écriture sacrée. Ce paysage léger, ce paysage aérien, ces "montagnes vides" sont au coeur de l'esthétique et de la pensée taoïste. Les poètes chinois sont d'abord les chantres de paysages immobiles, légers. Les plus anciens et les plus fameux des poètes chinois furent aussi des dessinateurs. Ils déploient un paysage dans sa verticalité, sa profondeur, sa fraîcheur, et la clef de l'idéogramme en signe l'apesanteur. Le scintillement de la cascade, son mouvement, entrainent les constellations. Ce qui tombe reste suspendu, mais l'immobilité des cieux s'engouffre dans le mouvement scintillant qui témoigne de la magnifique impermanence:

"Au soleil, le Brûle-Parfum

Exhale ses nuées mauves.

Je vois au loin la cascade,

Comme un fleuve suspendu

Le vol de ses flots s'engouffre -

Chute de trois mille pieds !

On dirait la voie lactée

Tombée du neuvième ciel !"

Etre dans un paysage, connaître l'éclaircie, c'est tout un art. La connaissance de la nature est un art suprême. Le secret de cette connaissance tient dans la perception du Temps. Tout paysage recèle en lui une apogée d'immobilité et un extrême du mouvement. Or, l'attention ordinaire ne saisit que par saccade. Elle oublie la douceur de la courbe. Elle méconnait le génie de l'essor comme celui de l'infléchissement. Elle vit dans des schémas - qui ont leur utilité pour l'administration de la vie banale, mais laissent hors d'atteinte ce que Nietzsche nommait "l'innocence du devenir".

Que la science du mouvement et la science de l'immobilité fussent une seule et même science, c'est ce que nous dit l'Eternel Retour de Nietzsche. C'est aussi ce que nous révèle ce conte de Borgès qui révèle, qu'en dernier recours l'adepte de l'éternel retour et celui de l'instant éternel sont, pour Dieu, un seul et même homme. C'est parce que l'instant est éternel que tout revient éternellement. Par force, nous reviendront éternellement à cette expérience qui côtoie l'indicible tout en demeurant peut-être la seule chose qui, non seulement mérité d'être dite, mais qui nous fasse dire, qui rende possible la parole humaine. Si l'instant n'était point éternel, s'il n'y avait point d'éternel retour, la parole humaine n'existerait pas. C'est à partir du fleurissement de la parole humaine que nous comprendrons le paysage qui nous entoure, que nous seront dignes de cette beauté, de cette tristesse, de cette immobilité et de ce mouvement, de ces montagnes et de ces torrents que chantent, parfois d'une voix si proche qu'elle paraît se confondre les Romantiques Allemands et les poètes chinois...

Tout recommence dans ce recueillement, dans cette attention, vertu suprême. Il faut attendre le paysage en gardant les yeux fermés. Tout commence par un son, nous dit Wei Ying-Wou (737-835):

"De lui-même, le monde est sonore,

Et le Vide à jamais silence.

Ce qui se lève au coeur du Calme

Au coeur du calme se dissout."

Le bruissement du vent et de la pluie, les trilles des oiseaux, les pétales emportés, les bruissements des insectes, les feux follets sont autant de signes d'éveil. A leurs signes, le monde devient présence, par cette présence il nous fait don d'une présence qui est le secret même de la pensée. L'admirable texte de Martin Heidegger, intitulé L'Expérience d e la pensée laisse au lecteur la possibilité de retrouver le site de la pensée, le moment et l'éclairage de la naissance de la pensée. Car les pensées ne naissent point de l'abstraction: elles naissent de la lumière, de la pluie, de l'instant. " Quand, dans un ciel de pluie déchiré, un rayon de soleil passe tout à coup sur les prairies sombres..." Que se passe-t’il alors ? Cette vérité naissante: " Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous".

Les pensées viennent à nous portées par la pluie, le vent, les astres et les fleuves. C'est alors, nous du Heidegger, l'heure marquée pour le dialogue. Tout paysage est un dialogue avec lui-même dont nous ne sommes aux moments heureux que les intercesseurs. Il faut être attentif pour entrer entre ce paysage et lui-même, entre sa vérité intérieure et sa vérité extérieur.

"La campagne d'automne est lumière

Blancheur, le vent d'automne.

Près du bassin d'eau pure

Les insectes bruissent"

Ces quelques lignes de Li Ho (790-816) décrivent le moment où la pensée se requiert d'elle-même d'atteindre à la transparence du sans-fond. A cette limite fragile où elle s'abolit, elle devient manifeste, et c'est le paysage qui la dit. Les poètes et les penseurs ont à coeur de se tenir au coeur. Ils luttent pour n'être point relégués dans l'inframonde, dans ces représentations fallacieuses dont se contentent la majorité de leurs contemporains. Les poètes et les penseurs sont ingénus: c'est leur honneur et leur faiblesse. Ils s'imaginent volontiers que l'on peut faire partager une joie. Mais lorsque cette joie demande de l'attention personne n'en veut ! Le monde moderne est peuplés d'être inattentifs qui préfèrent commettre des crimes abominables plutôt que de se réformer sur ce point. L'Inattention est la maîtresse abominable du temps. Elle ne couvre pas seulement les crimes, elle ne méconnaît pas seulement la beauté, elle suscite les crimes et milite en faveur de la laideur ! Pour lire un poème, écrit Wei K'ing-Tche, il faut un regard de diamant.

Que notre entendement soit transparent, pur et facetté, c'est ainsi l'Attention le désire !

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan. 

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09/01/2022

L'Ombre de Venise, troisième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise, troisième entretien

sur la métaphysique, l'individu, l'orage mallarméen, Fernando Pessoa, la hiérarchie, la rhétorique de Dieu, les pays de Dante et de Novalis, l'abîme de Dionysos et l'abîme du Christ, le Lointain.

 

L'heure qui précède le scintillement matutinal est passée dans le silence. La conversation reprend avec le jour qui recommence sur la terrasse accueillante au voyageur. L'ombre humaine, dont la silhouette se précise comme le soleil s'élève, s'ajoute aux ombres des feuillages dont la mouvante légèreté éveille un sentiment de reconnaissance.

 

L'ombre: Notre précédent entretien où vous esquissiez un fervent hommage à Nietzsche, s'achevait sur l'évocation de la Figure du poète-métaphysicien; mais Nietzsche n'est-il pas considéré par des légions de spécialistes comme l'ennemi de toute métaphysique, l'anti-métaphysicien par excellence ?

Le voyageur: Certes. Mais vous aurez compris que l'art du poète-métaphysicien consiste précisément à trouver l'angle de vision où l'oeuvre cesse d'être réductible à des idées générales,- l'angle, ou la perspective, qui désigne un point de haute pertinence qui échappe aux catégories scolaires. La découverte de ce point dans tel ou tel écrit, je le redis, ne fait pas de moi un "nietzschéen". De même, la découverte dans les oeuvres de Platon, de Plotin ou de Proclus d'autres points de haute pertinence ne fait pas davantage de moi un "platonicien" au sens banal d'un adorateur des "Idées" doublé d'un dépréciateur du monde sensible. A ce titre, il me semble que l'oeuvre de Platon est moins "platonicienne", et l'oeuvre de Nietzsche moins "nietzschéenne" qu'il n'y paraît.

Le poète-métaphysicien est celui qui refuse de sacrifier la moitié de sa pensée au nom d'une alternative qui lui apparaît comme artificieuse. Les esprits dogmatiques, qu'ils soient matérialistes ou spiritualistes sont enclins à vouloir nous faire renoncer soit à l'esprit, soit à la matière. Si je suis frappé par la pertinence de la "généalogie de la morale" chez Nietzsche, devrais-je tout aussitôt renoncer à l'expérience visionnaire des Idées, à la procession ascendante, glorieuse, vers le Soleil-Logos que décrit Plotin, sous prétexte qu'une critique du platonisme serait implicite à la "généalogie de la morale"? Quelle absurdité ! Ce rigorisme universitaire ne vaut pas mieux que le moralisme religieux qui veut nous faire renoncer aux plaisirs de la chair pour peu que nous prétendions à la célébration de l'Esprit-Saint ! Le poète-métaphysicien ne veut point renoncer à la poésie au nom de la métaphysique, il ne veut pas davantage renoncer à la métaphysique au nom d'une poésie qui serait pure immanence.

Le principe de la reconquête de la souveraineté intérieure guide le poète-métaphysicien à travers le refus des alternatives, l'expérience de la coïncidence des contraires, le refus d'être mutilé de certaines de ses plus hautes possibilités de connaissance ou d'ivresse, la recherche de l'équilibre entre le masculin et le féminin, les forces de l'âme et les puissances de l'esprit.

L'idéalisme et le christianisme qui tombent sous les traits de Nietzsche n'ont pas notre faveur, et de grands philosophes chrétiens avant moi, tels que Berdiaev ou Unamuno furent à l'écoute du Solitaire d'Engadine et partagèrent sa répugnance pour les morales du ressentiment et la fuite dans les "arrière-mondes". Ce qui a changé depuis Berdiaev et Unamuno, c'est que "l'arrière-monde", en cette phase de l'Age Noir est devenu notre "avant-monde" et qu'en matière de "réalité" nous vivons entièrement dans ce mensonge spectaculaire ! Le monde, le monde "vrai", le monde lumineux, le monde immédiat, le monde de l'immédiate vérité a été déserté. Ce monde est vide. L'arrière-monde a si totalement triomphé qu'il faut renverser les terminologies et ce qui apparaît comme réalités positives doit être traité, par le poète-métaphysicien, comme des ombres sur le mur de la Caverne ! Désormais l'arrière-monde que dénonçait Nietzsche et le monde des ombres dont parle Platon dans le Mythe de la Caverne sont un seul et même monde totalitaire. Echapper à ce monde c'est retrouver en même temps le "vrai" et l'immédiat, le sensible et l'intelligible, l'immanent et le transcendant !

La stratégie machiavélique et, au sens étymologique, "diabolique" qui consiste à dresser l'admirateur de l'immanence contre le fervent de la transcendance se solde par la dépossession simultanée de la transcendance et de l'immanence. Lorsque l'admiration du monde sensible nous échappe, le Sens lui-même nous fait défaut ! Les lecteurs de Nietzsche n'ont pas assez remarqué à quel point le combat philosophique de Nietzsche était une joute nuptiale et que ses contradictions étaient avant tout des contradictions créatrices. Il ne s'agit point d'user les termes de la contradiction, il s'agit de les faire resplendir en soi ! Telle est la devise du poète-métaphysicien: ni l'alternative, ni le compromis ! "Socrate, écrit Nietzsche, m'est, il me faut l'avouer, si proche que je suis constamment en lutte avec lui". L'art poétique et métaphysique consiste ainsi à rester au plus proche de ses contradictions. " La pensée abstraite, dit encore Nietzsche est pour beaucoup un effort pénible,- pour moi, dans mes bons jours, elle est fête et ivresse."

Faire de la pensée abstraite une fête et une ivresse et hausser la fête et l'ivresse jusqu'à être des instruments de connaissance, d'une connaissance plus subtile et plus complexe, plus nuancée et plus structurale, plus fluante et plus mathématique, plus harmonieuse et plus abyssale que celle de nos "savoirs modernes" si misérablement soumis à l'utilitaire, si domestiqués ! La pensée et la poésie dans leur intensité la plus grande et leur plus haut envol sont préfiguratrices de la vie magnifique.

Je n'ai jamais cessé d'être frappé par l'extraordinaire écart existant entre les possibilités de la vie et la pratique ordinaire de la vie de l'homme moderne. Les possibilités d'expérimentation et de connaissance que nous offrent nos sens et notre intelligence sont grandioses et je ne cesse d'être surpris, heurté et affligé par l'étroitesse, la misère de la vie quotidienne, y compris celle des nombreux "privilégiés" de nos "sociétés avancées" ! C'est une énigme: pourquoi disposons-nous d'instruments sensibles et intellectuels si subtils alors que plus rien dans le monde ne nous invite à en user ? Quelle est la nature de cet exil, de ce terrible manque d'imagination qui tient la majorité de nos contemporains dans l'inaptitude à concevoir autre chose que leur vie misérable ? Pourquoi nous tenons-nous si loin de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons ? C'est à cette aune-là qu'il convient de reconsidérer ce que Nietzsche nommait la "volonté de puissance". Je vois d'abord dans cette volonté une volonté de recouvrance. Nous sommes en exil, nous avons été dépossédés, notre existence est un leurre, une opulence factice nous maintient dans la méconnaissance de notre pauvreté réelle... Je comprends la "volonté de puissance" comme une volonté de recouvrance des pouvoirs sensibles et prophétiques de l'entendement humain. Un leurre affreux nous maintient en-deçà de nous-mêmes. J'imagine des retrouvailles fabuleuses sous le signe de la puissance reconquise !

Pour la bien-pensance propre au totalitarisme moderne, qui fait de nous des individus interchangeables et massifiés, la puissance c'est le mal. Le totalitarisme ne peut s'établir que sur l'impuissance généralisée des individus. Toute la propagande moderne consiste à convaincre les individus de leur impuissance, au point que la notion d'individualisme se confond désormais avec celle d'une impuissance acceptée. L'individualisme de masse réalise les projets les plus radicaux du collectivisme disciplinaire.

L'ombre: Les mouvements de pensée que l'on qualifie de "contestataires", qu'ils soient de gauche ou de droite, se fondent sur une critique de l'individualisme bourgeois, sur un appel à de nouvelles réalités communautaires. Est-il légitime de vous associer à ces mouvements ? Êtes-vous de ces auteurs que l'on peut dire "compagnon de route" ?

Le voyageur: Je ne déteste pas l'impression d'être à l'origine de mes propres mouvements. Les compagnonnages m'agréent lorsqu'ils ne sont point moutonniers, lorsqu'ils témoignent d'un ordre éclairé par l'être et par la transcendance. Certes, la critique de l'individualisme est pertinente. L'individu insolite n'a pas de réalité. Il est un pur atome que l'on peut d'autant plus facilement asservir à un mouvement général. Ma critique de l'individualisme repose surtout sur le fait qu'il ruine la possibilité de réalisation de la personne humaine. C'est entendu, nous naissons héritiers d'une langue et, ce qui n'est pas négligeable, d'oeuvres architecturales et littéraires qui sont véritablement comme l'écrivait un philosophe allemand, "la demeure de l'être". Quoique nous fassions, nous recevons davantage que nous ne pourrons donner. Toutefois la communauté à laquelle nous sommes tout d'abord redevables n'est pas ce que l'on nomme une communauté "naturelle", mais une communauté spirituelle et poétique. Et plutôt que de faire dépendre l'individu d'une communauté, je serais tenté de le relier à la Tradition. La critique évolienne du "naturalisme" me paraît particulièrement pertinente. Il n'est pas à exclure que certains ennemis acharnés de l'individualisme ne soient finalement que des adeptes déguisés de la Magna Mater, des adorateurs de la nature, hostiles aux puissances différenciatrices et viriles du Logos. C'est là une tendance typiquement moderne, illustrée par le nazisme et l'hystérie des foules dont il semble bien que la "démocratie" ne nous prémunisse guère !

C'est ainsi que je fais mienne la critique de l'individualisme avec cette réserve que je m'interroge sur la provenance et la destination de cette critique. Il y a dans l'"homme des foules" moderne un fond de haine contre sa propre liberté qui a quelque chose d'effrayant ! Le goût de la fusion, de la promiscuité, de l'abandon de soi, du conformisme de masse, toutes ces variations de la mentalité grégaire ne laissent point de m'inquiéter car elles présagent une culture domestiquée, puritaine, ennuyeuse et laide. Je crois que le moment est venu au contraire de réapprendre le sens de la distance avec Marc Aurèle ou Senèque ou avec Montherlant et Saint-John Perse... " Les individus les plus forts, écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance, sont ceux qui résistent aux lois de l'espèce sans en périr, les isolés. C'est parmi eux que se forme l'aristocratie nouvelle."

Le sens de la distance aristocratique, la méfiance à l'égard de la fusion et de confusion, la constitution de la personnalité par les vertus différenciatrices du Logos, le sens aigu de sa propre unificence se distinguent radicalement, il faut le souligner, de l'amnésie de l'individu massifié. Tout, dans ces vertus stoïciennes, antiques, impériales se fonde au contraire sur la mémoire, sur la fidélité, sur le sens du respect et de la hiérarchie. Je suis unique, irréductible, souverain de moi-même précisément car je garde mémoire, car je m'établis avec mes prérogatives particulières dans une tradition.

Un malentendu, entretenu par la bien-pensance moderne, consiste à opposer de façon horizontale, plate, l'individualisme et le communautarisme, alors que l'Individu, au sens de la personne souveraine, que Jünger nomme "Einzelne", et dont il projettera la réalisation métapolitique dans la figure de l'Anarque, n'est pensable que par le lien, la fidélité essentielle "aux mots de la tribu", dans cette perspective strictement mallarméenne ou "symboliste" qui fonde l'appartenance sur des réalités que les "naturalistes", tout embarrassés qu'ils sont dans leurs "déterminismes" variés, ne peuvent entrevoir. En ce sens l'Individu est le "Coup de dés", le "cas", la circonstance unique, qui roule dans la tourmente et en saisit les tumultes et les éclats. Vous avouerais-je que cet orage mallarméen hante ma mémoire comme une expérience vécue et qu'il me donne une lumière sur ce que peut être l'Indivis, bien plus précise et plus forte que les théories des sociologues ! Cet orage me hante autant que la double page de Mallarmé me fut vertige, à la lisière où " veillant, doutant, roulant, brillant et méditant, avant de s'arrêter à quelque point dernier qui la sacre, toute pensée émet un Coup de Dés."

L'ombre: L'individu serait-il un "Coup de Dés" ?

Le voyageur: L'Individu, au sens que donne au mot la citation de Nietzsche, l'Individu non-massifié est un Coup de Dés qui n'abolit point le hasard. De l'individu non réductible à une norme, on dit que c'est un "cas". Le cas, c'est, étymologiquement, le résultat du Coup de Dés. Chaque individu a sa façon, son moment pour tomber juste. Nous tombons sur nos vérités, lorsqu'elles ne nous font point trébucher !

L'Individu est un cas, mais le monde est la grammaire de Dieu et ce cas prend place indubitablement dans une déclinaison. L'individu est un cas dans une déclinaison; il n'est point toute la déclinaison. Si je poursuis la métaphore, je dirai que ce cas, n'est point le nominatif, ni l'accusatif, ni le génitif, mais peut-être l'ablatif absolu. Ce qui est absolument ôté à toute emprise, mais qui s'inscrit cependant dans la grammaire. Ce que les écoliers peinent à apprendre ! L'Individu est un cas, il prend sa place dans un ordre mais nul ne peut lui prendre sa place. Sa place: sa vérité et sa puissance ! Prendre sa place, c'est accorder entre elles la vérité et la puissance. Certes, la puissance, semble t'il, vague entre la vérité et l'erreur, comme les couleurs dans la "Théorie" de Goethe naissent du côtoiement de la lumière et de l'obscurité. Là où la vérité s'approche au plus près de l'erreur, où l'erreur s'approche le plus près de la vérité, naissent les puissances. Mais de même qu'il existe des couleurs chaudes et des couleurs froides, des couleurs suscitées par la proximité de la lumière et des couleurs suscitées par l'approche des ténèbres, des couleurs proches et des couleurs lointaines, il existe des puissances chaudes et éclairantes et des puissances froides et obscurcissantes !

Je n'ai tant parlé d'art et de poésie que parce que l'art et la poésie sont dans la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes. L'art inconscient est une invention d'intellectuels modernes. L'art, comme nous savons, assez bien depuis Schopenhauer, et mieux encore depuis Nietzsche, naît de la conscience que la volonté aveugle prend d'elle-même. L'art naît aussitôt sommes nous conscients des fatalités obscures qui gouvernent notre existence. La conscience est l'espace même de l'art y compris de l'art le plus dionysiaque et le plus "sublime".

S'approcher de la vérité, ce sera donc manifester une puissance lumineuse, bienveillante, dispendieuse... Consentir à être un "cas" dans la déclinaison auguste des possibilités universelles, c'est rendre apte à évaluer le site propice à la réalisation, c'est faire de sa conscience, une puissance... C'est le propre de la recherche, ou, plus exactement, de la Quête du poète-métaphysicien. Les récits médiévaux de la Quête du Graal ne parlent de rien d'autre que de cette quête de la puissance et de la vérité. Le Graal est puissance et vérité. Unies, la puissance et la vérité sont le Graal.

Je vous assure qu'il n'y a rien d'obsolète dans cette quête car le monde moderne est précisément une gigantesque conjuration pour priver les individus de leur puissance et de leur vérité. Infime, interchangeable, noyé dans les masses bientôt mondiales soumises aux mêmes appétits de consommation, l'individu se voit dénigré dans sa puissance. Quant à la "vérité" il ne manque pas d'intellectuels pour lui dire qu'elle n'existe pas. " Tout est relatif", soit; mais cette proposition " tout est relatif", pas moins que les autres ! Ce monde que l'on veut sans clef de voûte, ce monde que l'on veut "déconstruit", c'est avant tout un monde planifiable. Un monde sans vérité, c'est à dire un monde où le pouvoir est sans contredit, est aussi un monde où le faux, le parodique, l'ersatz, le "spectaculaire" comme le disait Guy Debord, ont pris la place de l'expérience véritable.

Le monde moderne poursuit inlassablement son projet qui est de nous faire survivre, impuissants, dans un monde faux.

C'est à ce titre, il me semble que la quête de la puissance et de la vérité gardent toute leur pertinence. A relire aujourd'hui ce que des critiques aussi divers et avisés que Villiers de L'lsle-Adam, Léon Bloy, Nietzsche, René Guénon, Julius Evola, Bernanos ou Henry Montaigu ont écrit du monde moderne, il est impossible de ne pas être frappé par ce fait étrange: leurs critiques gagnent, de jour en jour, en pertinence. Ce qui exigeait naguère, pour être perçu dans toute son ampleur, une sensibilité et une intelligence aiguisées, est désormais devenu tellement évident que nous en sommes comme assommés ! Les preuves de la crise du monde moderne éclatent de toutes parts mais les contemporains en restent comme aveuglés et assourdis. Et ils continuent de vaquer dans leurs représentations fallacieuses comme si de rien n'était. Plus les démentis au cours du "progrès"' sont flagrants et moins ils sont sujets à commentaires. La crise est telle que tout esprit critique s'y est englouti. A ce degré, la persistance dans l'erreur devient une énigme.

L'ombre: Ne peut-on envisager de percer cette énigme ?

Le voyageur: Peut-être n'est-il pas même nécessaire de percer l'énigme d'une erreur pour lutter contre elle. Ce qui importe tout d'abord c'est d'en mesurer l'ampleur. Cette tache noire ne cesse de grandir. Les événements récents en Roumanie, en Irak et en Serbie montrent à quel point l'esprit critique (dont le moderne prétend avoir fait une vertu cardinale) fait défaut. Le moderne est aussi passivement consommateur d'opinions rapportées ou suggérées qu'il l'est d'automobiles ou de jeux vidéo. Il ne sera pas même nécessaire comme l'ont imaginé des écrivains d'anticipation, de substituer une réalité virtuelle à la réalité, puisque dans cette bonne vieille réalité, il est déjà possible de le manipuler à sa guise. Plus le totalitarisme progresse, plus il devient sûr de sa méthode (après les tentatives partiellement ratées du début du siècle) et moins il est ouvertement coercitif. L'homme qui tourne en rond dans un cercle très-étroit, il se peut fort bien qu'il ne rencontre jamais les murs de sa prison: il se proclamera libre ! Grand bien lui fasse ! Son entendement est une énigme pour l'homme qui n'a pas détruit en lui-même le sens des possibilités infinies et du Grand Large !

J'espère faire comprendre peu à peu que les alternatives où les soi-disantes "libertés" modernes nous enferment sont des prisons. Ces alternatives étant de fausses alternatives, les prisons sont aussi, et voici la bonne nouvelle, des prisons illusoires. Mais que ces prisons fussent illusoires n'empêche point qu'elles soient causes de souffrance pour ceux qui se laissent convaincre de leur réalité. L'homme profondément persuadé que telle ligne est infranchissable vivra comme si elle l'était effectivement. Parmi les fausses alternatives, celle qui tient à tout prix à nous faire choisir entre l'innovation et la tradition n'est pas la moins absurde. Car aussitôt la tradition est-elle niée que nous sommes condamnés au ressassement. Il faut être tout de même dépourvu de sens philosophique pour ne pas voir que le sens de la tradition porte en lui, et pour ainsi dire par définition, le sens du devenir. L'Etre est ce qui devient. La primordialité de la Tradition est la source de son devenir. Si nous sommes privés de l'art de la transmission, de la fidélité au primordial, c'est bien l'Oubli qui triomphe. Or l'oubli, c'est précisément ce qui, pour les peuples comme pour les individus, nous condamne à répéter les mêmes gestes, les mêmes paroles. Lorsque le sens de la Tradition fait défaut, lorsque l'oubli triomphe, l'innovation est impossible. Il n'est point d'innovation qui ne soit profondément innervée par la tradition. Il n'est point de fidélité à l'être, à la primordialité, qui ne soit aussi une fervente célébration du devenir. Défions-nous de ceux, qui sont légions, qui nous pressent de choisir entre la tradition et l'innovation car ils nous préparent un monde où nous serons privés de l'une et de l'autre ! Quiconque se trouve, à un moment ou un autre dans la situation de l'auteur, c'est-à-dire face à cette mise-en-demeure de la création, sait par expérience que la liberté conquise n'est rien sans l'autorité consentie. A pousser cette réflexion dans les régions périlleuses de la philosophie politique, je dirai que l'égalité même est aberrante sans l'acceptation profonde de la hiérarchie. Les hommes ne peuvent être égaux qu'en fonction d'une instance plus haute et si nous considérons que cette instance doit être métaphysique, c'est précisément car l'égalité n'est supportable que si elle n'implique point la disparition pure et simple de la diversité. L'égalité et l'équité n'ont quelque chance de subsister que par la diversification hiérarchique.

L'ombre: Qu'entendez-vous précisément par "hiérarchie" ? Le mot de hiérarchie, le moins que l'on en puisse dire, n'a guère la faveur de nos contemporains.

Le voyageur: Nos contemporains se vantent. Ils vivent dans un monde où la pauvreté est devenue une infériorité radicale et la richesse une supériorité radicale dont rien ne vient nuancer ou contredire la nature. La Sagesse, le courage, le talent ne sont rien. Le sens de la hiérarchie est précisément ce qui peut contrebalancer quelque peu l'écrasement de la pauvreté par la richesse. Il faut bien qu'un pauvre puisse être reconnu supérieur à un riche, par le talent, l'intelligence, le courage etc... pour que l'égalité et l'équité ne soient pas simplement de vains mots ! Mais redéfinissons plus précisément le mot hiérarchie, et donnons lui aussi ce sens particulier que tout auteur donne aux mots dont il use selon leur contexte, et selon sa musique et sa métaphysique propres. Le mot hiérarchie, si l'on interroge l'étymologie, excellente conseillère, nous dit le sacré et le pouvoir. Ces réalités, il faut d'abord les considérer comme des réalités intérieures. Le sacré et le pouvoir sont en nous. Certes, le mot de hiérarchie implique incontestablement la notion de gradation, mais ces gradations ne sont pas moins intérieures qu'extérieures. Nous retrouvons là le sens de la déclinaison grammaticale et musicale. L'ordre du monde, l'ordre sacré des préséances est grammatical et musical. Pour avoir une idée précise des réalités "politiques" d'une époque, de la philosophie politique propre à un temps, sans doute faut-il se tourner vers la musicologie. La Cité est à l'image de sa musique. Les Chinois en étaient particulièrement conscients autrefois et réglementaient la composition musicale selon d'immuables lois de correspondances destinées à maintenir dans son ordre propre, et presque sans intervention humaine, l'ordre de l'Empire. Les pythagoriciens eurent une perception également pertinente de ces correspondances. Or, le monde moderne qui massacre allègrement tout cela nous laisse pourtant le sens de la hiérarchie intérieure. Certes, au point où en est le monde, l'homme de la Tradition ne peut qu'être du côté des anarchistes car il n'est point de hiérarchie extérieure à laquelle il ne fût point pernicieux de se rallier. Mais ce refus de collaborer trouve précisément sa racine dans le sens de la hiérarchie intérieure. Le communautarisme, dont les idéologues de droite et de gauche ont la nostalgie, en subdivisant sans cesse davantage les pays en "appartenances", le plus souvent dépourvues de profondeur historique, travaille dans le même sens que l'individualisme de masse.

L'ombre: Si toutefois l'individualisme de masse et le communautarisme vous paraissent identiques quant à leurs effets, que leur opposer ?

Le voyageur: Pessoa ! L'oeuvre de Pessoa commence enfin à être sinon connue du moins accessible. Or Pessoa se montre, par l'arborescence de ses hétéronymes, par la vigueur polyphonique de son oeuvre, par sa radicale liberté de ton, de style, de pensée (qui le livrerait, comme d'ailleurs Baudelaire, Flaubert et tous les autres à un permanent lynchage médiatique s’il n’était devenus, par chance, et d'une courte tête, des classiques avant l'établissement planétaire du "politiquement correct") l'Auteur par excellence du dépassement de l'individualisme et du collectivisme.

Pessoa ne cherche point à s'agréger, par manque d'être à une communauté plus ou moins vaste qui lui conférerait la réalité ontologique qui lui fait défaut (comme ce fut le cas de bon nombre d'écrivains tentés par le fascisme ou le communisme). Pessoa décide souverainement de porter en lui la communauté des poètes et des aventuriers, des métaphysiciens, des pâtres et des conquérants, des prêtres et des guerriers qu'embrasse sa tradition poétique et impériale !

Pessoa réinvente l'impérialisme des poètes, qui est un impérialisme maritime et céleste. Il n'a nul besoin de se fondre dans une communauté car cette communauté vit en lui. Le poète-métaphysicien est l'hôte de la Tradition, au double sens du mot hôte: à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Le poète-métaphysicien est récipiendaire d'un Ordre où son individualité se décline selon la loi des correspondances et des gradations. Etre homme de la Tradition, c'est porter en soi non seulement la mémoire, les actes et les oeuvres des prédécesseurs, c'est faire de cette remémoration déférente un acte de création. Si nous ne sommes pas seulement ce "moi" circonscrit par le déterminisme biologique et sociologique, si d'autres possibilités subsistent, d'autres aventures, d'autres gloires, alors le poète ne témoignera pas seulement pour sa subjectivité, ni même seulement pour sa tribu ou pour son clan mais il pourra être, le cas échéant, si les neufs Muses le considèrent avec une égale attention bienveillante, une littérature à lui-seul ! Ce fut l'ambition de Pessoa: être à lui seul une littérature nationale, et mieux encore, une littérature impériale !

Ce processus, j'aimerais faire comprendre qu'il n'a rien d'extravaguant et que tout devrait nous porter désormais à le considérer comme exemplaire ! Au moment où notre civilisation et notre culture se désagrègent, où le repli de chacun dans son clan exacerbe l'individualisme de masse en feignant de s'y opposer, il n'est peut-être d'autre recours que de porter en soi la Tradition, que de rassembler en soi les mémoires de plus en plus disparates et divergentes de notre culture. Le processus hétéronymique mis en oeuvre par Pessoa n'a vraiment rien du banal jeu "oulipiste". Ce n'est pas la notion de texte qui domine l'oeuvre de Pessoa mais la notion de pensée. Aussi divergentes que soient les croyances et les réponses métaphysiques ou anti-métaphysiques des hétéronymes de Pessoa, le point d'appui n'en demeure pas moins celui d'un questionnement unique. Qu'il s'agisse de Ricardo Reis, d'Alvaro de Campos, de Bernardo Soarès ou de Pessoa lui-même, ce sont toujours des méditations où l'entendement s'interroge lui-même sur l'être, le néant, le possible. A cette interrogation lancinante, toujours identique à elle-même, les hétéronymes apportent des réponses différentes, mais cette diversité même renvoie au coeur de l'interrogation centrale, invariable, abyssale... Le lecteur doué d'une oreille fine ne tarde pas à entendre par-delà l'éclectisme apparent une musique unique, persistante. Les hétéronymes sont nombreux, les réponses philosophiques qu'ils proposent sont variées mais le questionnement est le même et c'est ce questionnement qui donne leur saveur propre aux poèmes et aux essais.

Faisons du mot "saveur" un mot-clef ! Faisons de notre goût un moyen de connaissance. L'ésotérisme ne fut jamais pour nous que le désir d'atteindre, comme le disait Rabelais, à la "substantifique moelle", à cette savoureuse Sapience du monde qui unit la poésie et la métaphysique. Certes, les oeuvres dignes de ce nom ont une saveur, et cette saveur est elle-même une déclinaison de parfums. Tout se tient: la connaissance est synesthésique. Il faut apprendre à lire l'oeuvre de Fernando Pessoa comme une synesthésie. Toutes ses oeuvres se tiennent entrelacées dans l'élévation d'une même interrogation. Ce n'est point l'individu qui doit rechercher refuge dans une communauté, mais la communauté qui trouve refuge dans l'individu. Que dit Ricardo Reis ?

" Pour être grand, sois entier: rien

En toi n'exagère ou n'exclut.

Sois tout en toute chose. Mets tout ce que tu es

Dans le moindre de tes actes..."

Celui qui n'est rien, celui à qui l'être fait défaut, quand bien même s'agrégerait-il à des millions de ses semblables, il ne participera qu'à un grand néant. Inutile d'insister, le monde moderne nous en donne des exemples. Reis nous dit " Sois en toute chose": et c'est la victoire sur le nihilisme. C'est à ce titre que j'entre dans une conversation particulièrement fructueuse avec l'oeuvre de Pessoa, au même titre qu'avec celle de Nietzsche ou d'Evola: il s'agit là encore de traverser le nihilisme et de s'en rendre victorieux; ce qui me semble être le propre de notre époque en tout point extrême et frontalière. Nos collectivités et nos communautés ne sont à tel point privées de substance que pour une raison: les individus qui les composent ne portent plus en eux la mémoire, la polyphonie ni la déclinaison poétique autant que métaphysique nécessaire à la "conjugaison". Pour conjuguer, pour établir les liens, pour relier entre eux des êtres humains encore faut-il qu'ils soient des cas ! Encore faut-il qu'il se conjuguent eux-mêmes aux choses du passé et du présent, aux oeuvres des poètes morts depuis des siècles ou des millénaires, comme il faut qu'ils se conjuguent à la présence de la lumière sur le feuillage des arbres. " Vivre l'instant, en vibrant, sur des eaux éternelles..." nous dit Alvaro de Campos.

Je ne puis m'empêcher de retrouver là cette idée centrale de la théologie médiévale qui nous dit que "le monde est la rhétorique de Dieu." La Loi grammaticale, prosodique où l'individu advient comme un "cas" destiné à être décliné avec les réalités visibles et invisibles n'est nullement relative, elle révèle un axiome. C'est ainsi que Pessoa explique que le rythme ternaire de l'ode grecque (strophe, anti-strophe, épode) retrouvé par Milton "n'est pas une invention mais une découverte, non un postulat propre à l'esprit grec mais un axiome de l'esprit humain que les grecs ont eu l'art de découvrir." L'axiome, c'est l'Axe, la dimension verticale qui unit l'intérieur et l'extérieur, qui fait de la vérité extérieure, de la Loi, le secret de la vérité la plus méditative, la plus rêveuse, la plus intérieure. Alvaro de Campos encore:

"Lorsque je mourrai...

Que ce soit en cette heure mystique, spirituelle et très ancienne

En cette heure où peut-être

Platon, en rêve, a vu l'idée de Dieu

Sculpter un corps, une existence nettement plausible

Au coeur de sa pensée à l'intérieur de lui comme un champ..."

Le plus universel est ce qui est au coeur de la pensée. De ce point central, les vastitudes se déploient. En ce point central les multiplicités se résorbent et d'autres chants naissent comme des paysages innocents. De ces pays qui abritent la promenade et la contemplation ingénue de Ricardo Reis ! Qu'est-ce qu'un Pays ? L'oeuvre de Pessoa nous permet de mieux poser cette question. Peut-être est-ce, selon la formule d'Heidegger, une quaternité: "La terre, le ciel, l'homme et le divin"...Ou plus exactement, en ce qui concerne notre auteur: la Mer, le Ciel, Pessoa et les dieux ! Le poète est toujours au coeur de son Pays qui porte en son coeur son Pays ! Il y va de tout autre chose que de l'assez sinistre idéologie de la glèbe et du terroir, invention de déracinés et de fanatiques. Il s'agit d'être, dans le moindre de ses actes, de témoigner dans le moindre de ses actes d'un être qui est le Chant. Le Chant du Pays demeure par-delà la disparition immanente du Pays lui-même. Tel est le beau mystère: nous portons en notre coeur les Pays de Virgile et de Nerval, les Pays de Dante et de Novalis alors qu'il n'en reste rien.

Et que de nos propres contrées déjà presque "mondialisées" il ne restât finalement rien ou presque rien, ce serait bien une éminente raison de croire notre fidélité irréductible à toute superstition ! Ce qui importe n'est pas un signe qui subsiste, ce qui importe n'est pas une écorce morte, mais l'existence "nettement plausible" de l'Idée.

Appliquant à l'Idée platonicienne la pertinente observation de Pessoa sur la prosodie grecque, c'est l'axiome qui nous intéresse. De même Eliade, après des recherches extrêmement méticuleuses en vint à conclure que les Chamanes étaient tous "platoniciens" ! L'oeuvre de Pessoa requiert d'autant plus l'attention de l'homme épris de Tradition qu'il témoigne dans l'expression de sa propre réalité d'auteur de ces ramifications complexes que les modernes, tout appliqués qu'ils sont à classer les "cultures" dans des bocaux hermétiquement clos, comme des préparations d'apothicaires, méconnaissent jusqu'au ridicule. L'intellectuel moderne est vraiment ce bourgeois gentilhomme qui s'en laisse remontrer par les catégories étanches des "spécialistes". On le berne à loisir, si bien que devenu mauvais il lynchera le premier Molière venu pour le dessiller !

A considérer les remèdes empaquetés dans des sachets différents, il considérera comme un affreux hérétique l'homme qui se hasarderait à lui montrer que ces herbes poussent dans les mêmes forêts ! Le spécialiste abonde dans cette superstition. Il divise le monde, pour complaire au Diable et pour régner.

Etre homme de la Tradition, c'est consentir aux ramifications lointaines. Etre moderne, c'est croire aux séparations radicales, ce qui aboutit à la Terreur et aux exterminations et non seulement à quelque raideur philologique ! Si le moderne devient si promptement totalitaire, et même au nom de la "tolérance", c'est bien parce qu'il s'est rendu inapte à considérer les lignages lointains, leurs enchevêtrements. La beauté de la complexité ne lui apparaît pas. Il affectionne ce qu'il nomme le "sobre" et qui n'est que le schématique, en architecture comme dans la pensée.

L'ombre: Qu'en est-il alors du christianisme. Est-il selon vous du côté de la Tradition ou de la modernité ?

Le voyageur: Il est du côté de la Tradition ou de la modernité selon celui qui l'envisage et le sert. Il existe des façons traditionnelles d'être chrétien, il en est de modernes. Le Christ des Evangiles ne propose rien de moins qu'un dépassement de la condition humaine. " Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu" dit la liturgie orthodoxe. Le Christ est celui qui arrache l'homme à son appartenance zoologique, à cette pure immanence, qui n'est, en dernière analyse, rien d'autre qu'une abstraction explicative, une hybris de la raison qui oublie de s'interroger sur sa propre raison d'être. Le Christ dont je me sens proche est celui dont parle Berdiaev, qui s'oppose au Grand Inquisiteur ! Le Christ non moralisateur, puritain, bourgeois, mais le Christ cosmique. Dans cette perspective, fort étranger aux religiosités modernes, le Christ est cosmogonique, sa venue annonce une nouvelle création. Tout se joue dans cette idée, centrale dans la patristique orientale, d'une "théosis", c'est à dire d'une divinisation de l'homme et de l'univers. La Pierre philosophale des alchimistes n'est autre que ce Christ.

Cette vision est traditionnelle, au sens où nous l'entendons, dans la stricte mesure où elle est aussi supra-confessionnelle. La gloire de la Vérité, c'est de n'être pas une écorce morte, ou ce psittacisme hagard et vindicatif propre aux "intégristes". Une autre voie est possible qui est celle, nous dit Berdiaev, " de la vie du présent, la vie dans la profondeur de l'instant, où s'effectue précisément la rupture du temps." La Théosis n'est pas une simple allégorie, elle est une praxis. Ce qui s'accomplit n'est pas abstrait. " L'esprit, dit encore Berdiaev, appartient à une qualité d'existence différente, supérieure à celle de l'âme et du corps". Cet esprit n'est pas une abstraction, ce n'est pas non plus une de ces "idées générales" qui peuplent l'arrière-monde de nos lieux communs moralisateurs. Cet esprit est l'Esprit-Saint, l'esprit de feu, embrasé et embrasant qui rétablit la verticalité limpide entre ce monde et l'autre monde. "Cela signifie, nous dit Berdiaev, que l'âme et le corps de l'homme peuvent accéder à un autre plan, à un plan supérieur."

Que nous dit encore Berdiaev: " Les plus hautes ascensions de ma vie sont liées à une flamme sèche." Or, le semblable n'étant connu que par le semblable, le feu qui se révèle dans le feu, la lumière qui s'épanouit dans la lumière, suscitent un vertige. Berdiaev ne l'ignore pas lorsqu'il écrit, je cite encore: " La foi dans la réalité invisible et mystérieuse comporte un risque, il faut qu'on accepte de se jeter dans l'abîme mystérieux."

Seuls des esprits excessivement scolaires verront dans ces considérations inscrites dans la logique d'une certaine théologie chrétienne une contradiction avec nos antérieures propositions inscrites dans une perspective nietzschéenne. Rien n'est aussi simple. L'abîme de Dionysos et l'abîme du Christ ne sont point radicalement étrangers l'un à l'autre. L'opposition, puis le rapprochement, que Nietzsche établit entre Dionysos et le Christ ne se fonde pas seulement sur des analogies que les historiens des religions n'ont pas manqué de remarquer, mais sur une expérience intérieure qui, avant même de trouver son nom, puis d'hésiter sur ce nom, Dionysos ou le Christ, témoigne d'une mise-en-péril, d'un supplice, d'une descente dans les ténèbres et de l'attente d'une renaissance. Cette translation de Dionysos au Christ et du Christ à Dionysos, se laisse mieux comprendre par la figure d'Orphée, dont le culte jadis, se confondit souvent avec celui de Dionysos et dont le destin semble marqué par les mêmes épreuves.

Je trouve quelque peu facile le recours, propre à une certaine apologétique chrétienne, à cette opposition entre un "Nietzsche dionysiaque" et un "christianisme humaniste", celui-ci, bien sûr étant paré de toutes les vertus et celui-là accusé de toutes les horreurs. Cette facilité, pour tout dire, me paraît indigne d'un esprit libre. Qu'est-ce qu'un esprit libre ? C'est un esprit qui, avant de prêcher pour sa paroisse, cherche à comprendre. Dionysos est, dans l'oeuvre de Nietzsche le nom d'une expérience intérieure, vertigineuse, effrayante qui porte l'auteur à s'interroger sur la raison d'être même de la raison. Aussitôt que l'on aborde l'oeuvre d'un auteur véritable, le préchi-précha anti-dionysiaque ou anti-chrétien perd tout son sens. Les convictions mêmes auxquelles semble aboutir un auteur sont moins importantes que sa démarche. Et dans le cas de Nietzsche, ses convictions sont pour le moins difficiles à établir. L'homme auquel "il est odieux de suivre autant que de guider", ce serait lui faire injure que de le voir en propagateur satisfait d'une conviction. " Je ne suis pas disposé à mourir pour mes idées, disait Nietzsche, mais je suis prêt à mourir pour pouvoir en changer." Il est difficile de faire de Nietzsche un fanatique ou le partisan d'une pensée grégaire quelle qu'elle soit sans être fort ignorant ou d'une extrême mauvaise foi.

Le rapport de Nietzsche au Christ, et non pas au christianisme en tant que phénomène historique, n'a été que très rarement pris en compte par ces innombrables commentateurs hâtifs qui persistent à offrir de l'auteur du Gai Savoir une image caricaturale. Je cite encore: " Il ne faut pas confondre le christianisme en tant que réalité historique avec cette racine unique que rappelle son nom. Les autres racines dont il est issu ont été beaucoup plus puissantes. C'est par un abus inouï que ces formes décadentes et ces malformations qui s'appellent l'Eglise chrétienne, la foi chrétienne et la vie chrétienne se parent de ce nom sacré. Qu'est-ce que le Christ a nié ? Tout ce qui porte à présent le nom de chrétien."

Ces quelques lignes, issues des fragments posthumes, suffisent à frapper d'inconsistance les gloses aventurées, ignares, simplificatrices. Il suffit de lire, mais, ainsi que le soulignait avec pertinence Georges Steiner, nos contemporains ne lisent plus, ils se contentent de "commentaires de commentaires". Et lorsque l'on sait que ces commentaires n'ont pas pour fonction d'inquiéter, de susciter la connaissance, d'approcher avec déférence et probité des oeuvres difficiles mais que leur mission est de rassurer et de conforter dans des opinions préalables, "politiquement et moralement correctes", il est facile de deviner ce qu'il en advient des oeuvres: elles sombrent dans l'obscurité croissante d'un oubli qui s'ignore lui-même. Dans une large mesure, le commentaire tel que le conçoivent les modernes, n'est pas une façon d'inviter à lire les oeuvres, comme nous le faisons, en toute liberté, dans ces entretiens désinvoltes sur la puissance et la vérité, mais une façon d'éviter tout contact direct avec l'oeuvre, contact jugé, à juste titre, périlleux. Le travail universitaire est, pour une bonne part, une prophylaxie contre les oeuvres, contre la contamination possible des pensées inquiétantes. La devise est "restons entre nous." Or, les auteurs ne font jamais partie de ce "nous". Il est déjà fastidieux de tolérer qu'ils eussent existé avec une telle intensité pour supporter, par surcroît, d'être confrontés avec ces preuves que sont leurs oeuvres. Ces preuves sont les meilleures que je connaisse de l'existence du divin. Ces oeuvres qui sont des preuves ne peuvent exister sans Dieu mais Dieu non plus ne peut être sans elles.

Si, pour Nietzsche, en dernière analyse, seul le Christ peut comprendre son Antéchrist, selon une logique profonde, dont témoigne également la Structure Absolue de Raymond Abellio ( "L'abîme du jour contient l'abîme de la nuit mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du Jour"), il ne nous est pas interdit de considérer, en préalable à toute réflexion théologique ou philosophique "à l'Ombre de Venise", dans l'éclat et la légèreté d'un Gai Savoir retrouvé, que la critique souvent acerbe du christianisme, ou, plus exactement d'une "certaine morale chrétienne" pourrait bien être désormais le préalable d'une profonde méditation sur le Christ Glorieux, sur l'abîme du jour où le Christ glorieux contient l'abîme de la nuit de Dionysos. Que nos spécialistes en philosophie eussent délibérément ignoré ce questionnement, qu'ils se fussent contentés, parfois même d'une assez misérable logique dualiste, opposant un Nietzsche, incarnation du Mal, et un christianisme qui n'aurait jamais rien eu que d'aimable, de tolérant, d'humaniste etc... nous laisse, stupéfaits, à cette responsabilité immense qui consiste en désincarcérant les pensées de leurs bocaux d'apothicaires, à en libérer les vertus de rêve et d'ivresse.

Si Nietzsche n'est pas l'obscurantiste teuton voulu par les folliculaires ou les universitaires de second ordre, il n'est pas davantage comme le suggèrent d'autres obscurantistes ( les obscurantistes "progressistes") le fondateur de la modernité avec Marx et Freud. Nietzsche se défiait extrêmement de cette "hybris" scientifique, déterministe, qui croit pouvoir expliquer ce que nous sommes par des chaînes causales. Dans cette "science" qui fait la vanité du Moderne, Nietzsche ne voyait qu'une laïcisation et une caricature de la Providence divine. A quoi bon se libérer de l'original pour tomber sous le joug de sa caricature ? Nietzsche voit dans la pensée moderne, une sorte de théologie pétrifiée, "solidifiée" selon le mot de René Guénon, dont il importe de se libérer à grands coups de marteau. S'il importe de se libérer de la religion, pour atteindre à la source vive de la gnose, - ce qui est notre point de vue, - il faut, à fortiori, se libérer de la religion solidifiée, thésaurisée, accumulative, systématisée, puritaine, vindicative et planifiante qui triomphe actuellement sous les atours de la "science" et de la technique modernes.

Nietzsche apporte la démonstration qu'il s'est, contrairement à Freud ou Marx, libéré de la superstition "scientifique" et positiviste du XIXème siècle. Il n'abandonne point une théologie ouverte sur la transcendance pour s'adonner à un dogme fermé sur l'immanence, il ne substitue point une religion de la nature à une religion de la surnature, un collectivisme à un grégarisme, il va, et c'est le propre poétique et philosophique de son oeuvre, il va en amont. Bachelard a montré les métaphores propres à ce "psychisme ascensionnel" en des pages lumineuses. Nietzsche désire le Haut , l'amont du temps et de l'espace. Son Zarathoustra parle de l'Amont. Sa parole vient de ce site originel où la pensée s'entretient librement avec le Grand Astre, où la songerie tient pour compagne naturelle l'Aigle, qui détient le secret des profondeurs ouraniennes et le serpent, qui détient le secret des profondeurs telluriques. Nietzsche cherche une connaissance directe, une illumination souveraine. Je le comparerais ainsi plus volontiers à Maître Eckhart et à Jean Tauler. Je vous cite encore ces quelques lignes qui sembleraient écrites par un maître de la mystique rhénane et qui sont bel et bien de Nietzsche: " Jésus s'adresse directement à la réalité intérieure, au royaume des cieux qui est dans le coeur; il ne croit pas à l'efficacité de l'observance orthodoxe juive... Il est purement intérieur. De même, il ne s'attache pas à toutes ces grossières formules qui règlent le commerce avec Dieu; il se défend contre toute la doctrine de l'expiation et de la rédemption; il montre comment il faut vivre pour se sentir uni à Dieu, et comment on n'y parvient pas par la pénitence et la contrition au sujet de ses péchés. Le péché est sans importance, c'est là son principal jugement."

L'ombre: Peut-on établir une filiation entre Nietzsche et la mystique rhénane ?

Le voyageur: La question des filiations, des influences reste une question d'érudits, et les questions d'érudition, avec leurs controverses, leurs gloses, leurs preuves, leurs documentations, leurs nécessaires notes infrapaginales ne sont pas de circonstance à l'Ombre de Venise. Au demeurant, toute recherche érudite obéit à une intuition. Avant d'être parfaitement informé sur une analogie, une influence ou une confluence, l'érudit pose son pas sur le pas d'une intuition poétique. Avant la recherche est le songe du Pays à découvrir. Un songe qui est cependant fondé sur des aperçus. A l'ombre de Venise s'aiguisent les aperçus. Nous voyons mieux les couleurs, lorsque le soir commence à tomber, à cette heure transitoire, à exacte distance de la lumière et des ténèbres.

En ce qui concerne Nietzsche et la mystique rhénane, ce qui ne laisse point de doute, et ce qui, le cas échéant peut légitimer une recherche érudite, c'est que les textes se répondent. Ainsi, le passage de Ainsi parlait Zarathoustra où Nietzsche se gausse de ceux qui veulent encore être payés de leur vertu répond parfaitement au Sermon de Maître Eckhart sur les marchands du temple où il est dit "On ne trafique point avec Notre Seigneur". " Voyez, dit Maître Eckhart, ce sont tous des marchands, ceux qui se gardent de péchés grossiers, qui aimeraient être des gens de bien et qui accomplissent leurs bonnes oeuvres pour l'honneur de Dieu, telles que jeûner, veiller, prier, et autres choses semblables, toutes sortes de bonnes oeuvres, et ils les accomplissent pourtant afin que Notre-Seigneur leur donne quelque chose en échange ou que Dieu fasse en échange quelque chose qui leur soit agréable: ce sont tous des marchands. Il faut l'entendre dans ce sens grossier, car ils veulent donner une chose en échange de l'autre et de cette manière trafiquer avec Notre-Seigneur."

La concordance, dans un même anti-utilitarisme, de Nietzsche et de Maître Eckhart sonne comme une promesse aux oreilles les mieux averties: il redevient possible de dépasser les fausses alternatives en un même "amour du Lointain". Vous vous souvenez peut-être que ce thème de l'amour du Lointain que Nietzsche décline admirablement, se trouve déjà dans la méditation centrale de L'Idiot de Dostoïevski; et dans ce cas il s'agit bien d'une influence directe, car nous savons l'importance de l'œuvre de Dostoïevski pour Nietzsche... Qu'est-ce qui est Lointain, de ce Lointain que seule capte la proximité extrême, inaperçue, comme la lettre volée d'Edgar Poe ? Ce Lointain que la pensée désire, dont elle s'émeut, qu'elle convoite et qu'elle craint, dont elle devine le ravissement possible, le double-abîme, la beauté périlleuse et redimante n'est autre que la source vive de la pensée, ce point lumineux dont elle naît, dont elle jaillit avant d'être enfermée dans des citernes et devenir eau croupissante.

La recherche de Nietzsche, comme celle de Maître Eckhart ou de Tauler, est celle de l'eau vive de la pensée, de son jaillissement pur, non récupéré ni thésaurisé: non la vie éternelle, mais l'éternelle vivacité. La philosophie à coups de marteau de Nietzsche vise à détruire les citernes où l'eau croupit, comme en des arrière- mondes pleins de ressentiment et à retrouver la source vive. " Ce qui a été apporté dans ces citernes, dit Jean Tauler dans un de ses Sermons, se corrompt et devient nauséabond; cela sèche... Et il ne reste alors dans le fond qu'orgueil, esprit propre, opiniâtreté, dureté de jugement." Que les cléricatures modernes s'y reconnaissent !

Méditons sur le si proche Lointain pour ne pas devenir secs, ni dominés par la dureté du jugement. Ce Lointain brille à l'ombre de la présence; il est la couleur éveillée, prise dans l'éclat, sur l'orée, dans la translation vertigineuse, dionysienne et christique, qui change, de façon radicale notre conception du Temps.

" Si je prends un fragment du Temps, écrit Maître Eckhart, il n'est ni aujourd'hui, ni hier. Mais si je prends "maintenant «, il contient en soi tout le temps. Le "maintenant" où Dieu créa le monde est aussi proche de ce temps que le "maintenant" pendant lequel je parle actuellement, et le dernier Jour est aussi proche de ce "maintenant" que le jour qui fut hier." Telle est la source vive, l'éternelle vivacité. Délivrés de l'eau croupissante des citernes, de l'accumulation, de la gestion du temps linéaire, utilitaire, productif, industriel, nous retrouvons l'éternité du "maintenant", sa gloire secrète, sa fluidité scintillante.

 

(Le très-haut soleil aux approches de ce Midi d'automne rapproche l'ombre dans le silence du voyageur. Le voyageur est délivré de son angoisse. Il s'établit avec honneur dans ce jour sans nuages.)

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 

 

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L'Ombre de Venise, deuxième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise, deuxième entretien

sur l'Autorité et la liberté, la morale et le style, l'incomprise générosité, Nietzsche et « l'éternelle vivacité », le poète-métaphysicien.

 

 

La nuit est venue; elle enveloppe le monde d'un manteau de solennité joyeuse. L'ombre, devenue indiscernable, est une voix insistante mais amicale, qui ne laisse point la pensée en repos, sous le ciel foisonnant d'étoiles.

L'ombre: A vous suivre, et quelquefois à vous précéder, selon l'heure, ou à m'évanouir après la « leçon de ténèbres », il semble, à mon jugement d'ombre qui ignore tout des mystères de l'Incarnation, que s'opposent et se confrontent en vous l'exigence d'une liberté inconditionnée et celle de l'Autorité. Vous aimez l'intelligence libre et rare, et sans renier cet amour vous évoquez une Autorité théologique...N'est-ce point côtoyer sans cesse le paradoxe comme un abîme, avec un certain goût du péril ?

Le voyageur: Selon la définition que j'en donne, ou pour mieux dire selon l'expérience que j'en ai (car l'expérience précède la définition) la liberté et l'autorité sont, pour ainsi dire, du même bord. La liberté est d'abord la liberté de faire. Non point une liberté abstraite, proclamée, mais une liberté exercée, jurisprudentielle, opératoire. L'essence de la liberté est dans l'agir. Je doute d'une liberté qui ne serait point agissante. D'où mon impression, alors même que la liberté abstraite est devenue une « valeur » dont tout le monde se réclame, que la liberté effective s'amenuise. Une réflexion épistémologique ne manquera pas de faire apparaître que les théories scientifiques qui sont à l'origine de la modernité se caractérisent par leur logique déterministe. Le Moderne, au fond, ne croit point en la liberté. Il croit au déterminisme économique, social, génétique, il croit religieusement en la Loi du Marché, mais il ne croit point en la liberté humaine. Je serais enclin à penser que la notion même de liberté effective s'est évanouie avec la disparition de l'éthique chevaleresque. Les ultimes libertaires sont Don Quichotte et Falstaff. Ils sont ces personnages frontaliers entre un monde dont ils incarnent les ultimes possibilités libertaires et un monde planifié, bien-pensant. L'admirable film d'Orson Welles Les Carillons de Minuit illustre à merveille cette intuition. Etre un homme libre: rien ne va moins de soi. L'homme moderne ne proclame la liberté que pour ne pas avoir à la vivre. Je crois qu'il existe une antipathie foncière de l'homme à l'égard de sa liberté possible. Sa ruse est de se dire libre tout en bénéficiant de tous les répugnants avantages de l'esclavage.

L'autorité et la liberté sont du même bord, d'abord car nul n'est libre s'il n'exerce une rigoureuse autorité sur lui-même. Etre libre, c'est être fidèle à sa propre autorité. Mais cette autorité qui nous fait libre, nous en sommes redevables à d'autres autorités. Ce sont les Maîtres ! Non les Maîtres qui nous font esclaves mais les Maîtres qui nous font disciples. La liberté n'est point innée, elle s'apprend. Elle est même la chose la plus difficile qui soit à enseigner. Pour être libre, pour exercer librement son autorité sur soi-même, encore faut-il que nous eussions été entourés d'exemples, environnés d'autorités qui nous eussent donné le goût de cette liberté et de cette autorité.

L'autorité et la liberté sont indissolublement liées. L'autorité et la liberté créent réciproquement l'espace de leur possible manifestation. Sans autorité, la liberté ne s'impose point face au pouvoir, et sans liberté, l'autorité est sans objet. L'autorité suppose l'existence même de la liberté. Dans un monde sans liberté, dans un monde rigoureusement déterministe, l'autorité n'a aucun sens. Raison d'être de la liberté dont elle assure l'emprise sur le monde face au pouvoir, l'autorité disparaît peu à peu. Les historiens du politique méconnaissent cette concomitance de la montée du déterminisme et de l'extinction des autorités.

La conception de l'art et de la littérature en est profondément changée. Les théories du travail du texte, la réduction des oeuvres à l'immanence de leurs structures formelles en sont les conséquences les plus visibles. A l'extinction progressive de l'autorité et de la liberté correspond aussi la valorisation de l'éphémère, du transitoire, de l'accidentel, du hasard etc... qui dissimulent à peine, sous une aura de lyrisme d'emprunt, la froideur du calcul ! Car là où disparaissent l'autorité et la liberté, triomphe le pouvoir planificateur ! Si je nomme Auteur l'écrivain qui use de l'écriture à des fins poétiques et métaphysiques, c'est en effet pour redire ce lien indissoluble, dans la création littéraire, de la liberté et de l'autorité. L'auteur est d'autant plus libre que plus autoritaire et d'autant plus autoritaire que plus libre. Mais comprendre l'autorité, j'y reviens, c'est aussi reconnaître l'Autorité.

Le rapport entre autorité et liberté, pour un auteur, rejoint celui de la lecture et de l'écriture. Alors que le Moderne ne sait plus lire que vaniteusement, en se posant d'emblée dans une situation de supériorité sur ce qu'il lit, profanant les écrits par son inattention et son outrecuidance, surtout lorsqu'il s'agit d'écrits appartenant à des époques passées, l'auteur, qui fait siennes les notions d'autorité et de liberté, n'aborde point les oeuvres sans une certaine solennité. Ce qui est dit dans une oeuvre ne demande pas d'abord à être critiqué, mis en fiches, évalué dans le sens d’une instrumentalisation idéologique ou marchande, mais entendu dans l'aire d'un silence intérieur.

Faire silence en lui-même, telle est l'autorité de l'auteur lorsqu'il s'approche de l'œuvre d'autrui. Que le moderne haïsse le silence, c'est encore un signe de sa haine de l'autorité. La première liberté humaine, le premier « droit de l'homme » devrait être le droit au silence, qui inclut le droit de se taire et la liberté d'écouter comme la liberté de parler et le droit d'entendre le silence. Le bon lecteur est celui qui commence par entendre le silence. Le silence n'est pas seulement l'absence de bruits désagréables. Il existe différentes qualités de silence. Il existe des hiérarchies du silence. Il existe aussi, selon la formule de Nietzsche, « un vacarme silencieux comme la mort ». La vie, elle, est musicale et légère. Je le sais d'autorité et je ferai de la liberté un instrument pour la jouer avec la désinvolture et la virtuosité qui conviennent !

L'ombre: A bien vous entendre, il semblerait que la fonction de l'Auteur dépassât le domaine strictement littéraire…

Le voyageur: Il en va de même du lecteur. L'acte de lire dépasse la simple transposition des lettres en pensées. De même que le livre n'est que le moment apparent d'une courbe qui débute avant lui et s'achève après lui, la lecture engage une aventure qui débute avant la découverte du livre et s'achève bien après elle. La mentalité moderne tient à tout prix à circonscrire la lecture et l'écriture comme si elle craignait qu'elles n'émanent, ou ne s'expandent au-delà. La critique moderne veut réduire l'œuvre au texte. Mais le texte n'est que le signe de la présence de l'oeuvre. Et l'oeuvre elle-même est opératoire. Les théories du texte comme les théories de la réception méconnaissent cette vertu opératoire, qui cependant apparaît évidente à tout historien. L'oeuvre de Homère fut opérative. Il ne tient qu'à nous que redeviennent également opératives, les oeuvres de Dante ou d'Hölderlin, ou de Pessoa.

J'y reviens, ce qui est écrit, n'est que le signe apparent d'une aventure antérieure ou ultérieure. Toute grande poésie connaît sa preuve par neuf (les neuf Muses !). Toute poésie est une preuve par neuf. Elle retranscrit l'ultérieur à partir de l'antérieur. La vision qui nous guide, qui nous entraîne, comme des voiles frémissantes, vers le Grand Large périlleux et limpide, il appartiendra à la « preuve par neuf » de la poésie d'en démontrer la justesse et la pertinence. Contrairement à ce que ressasse le préjugé le plus vulgaire, la poésie, la véritable poésie débute là où cesse l'arbitraire. La poésie est la démonstration à rebours de la pertinence de la vision qui l'impose à notre entendement comme une Providence. Le n'importe quoi, le confus, le mal-pensé sont les ennemis absolus de la poésie. Ce qui se publie actuellement sous l'appellation de poésie n'est bien souvent que la profanation de la poésie. La poésie exige la même précision que les mathématiques, précision non seulement philologique mais gnostique et métaphysique. La justesse grammaticale est dépassée et couronnée par une autre justesse qui est la justesse métaphysique. Tout grand poème, fût-t-il le plus heurté, le plus ténébreux, le plus désespérant, porte en lui l'Epée de Justice et l'ensoleillement intérieur de l'être.

Nous retrouverons un Art poétique digne de ce nom lorsque nous retrouverons un art de lire. Le monde culturel, hélas, paraît dominé de plus en plus par les barbares et les outrecuidants. Ces gens-là sont tout autant dépourvus de courtoisie à l'égard de leurs semblables qu'à l'égard des livres. Pour eux les lectures sont hâtives, prétentieuses ou sans objet. Tel est le monde de la « culture »: une vague idolâtrie qui s'évanouit, une pieuse obsolescence. Or, ce monde terrible porte dans son propre vide les poèmes qui le combleraient. Ce qui n'est point dit est déjà dit mais physiquement refusé à la parole. Il s'agit pour les poètes d'opérer à cette transposition du métaphysique au physique, de la Surnature à la nature: c'est là tout le mystère de l'Incarnation. Etre auteur, c'est réactualiser ce Mystère. Lire, c'est en célébrer les vertus. C'est pourquoi il me semble urgent de retrouver, du moins par une heureuse disposition intérieure, un cérémonial de la lecture. Il faut, et je me réfère ici à une lettre de Nietzsche à Peter Gast, cesser de lire les livre « en pillards, qui prennent ici et là ce qui leur semble utilisable et souillent et confondent le reste sous leurs outrages ». Il faut retrouver, à travers l'acte de la lecture, la bonne foi. Je suis fort loin de croire, dans ce domaine, comme en bien d'autres que la profanation soit une « libération ». La fonction de l'auteur, me semble-t-il serait au contraire de retrouver le Sacré à sa racine: ce moment mystérieux où la flamme du Sens danse derrière l'apparence des signes, et nous fait signe par-delà les signes...

L'ombre: Autrement dit: « l'esprit qui vivifie » par-delà toutes les « lettres mortes »!

Le voyageur: C'est vérité d'Evangile ! Le monde moderne, et vous constatez que je fais mienne la définition qu'en donne René Guénon, n'est autre que le monde de la lettre morte. Or, la lettre morte, c'est aussi la lettre qui tue. Ce qui est mort, en l'occurrence, est meurtrier. La lettre morte prétend à la régence du monde, rien de moins ! Là encore je réclame le regard de l'historien. Nul ne peut ignorer que le monde moderne est un monde où les mots ont la faculté de tuer, d'asservir, d'user de l'homme et de la réalité avec une efficience d'autant plus grande qu'ils sont des mots écrits. Les idéologies du vingtième siècle, dont il paraît difficile de nier le caractère obscurantiste et barbare, furent des constructions de mots, de lettres mortes et mortifères. Ce que Jean Tourniac nommait « l'exotérisme dominateur », loin de demeurer la particularité des religions, se généralisa à tous les domaines du politique. Ce furent des définitions en tant que lettres mortes qui furent les arrêts de mort de millions de nos semblables dans ce siècle abominable.

A ce titre, le combat de l'auteur contre la lettre morte est bien un combat politique, et sa recherche de la vérité dépasse le simple sentiment esthétique, quand bien même ce sentiment serait aussi une arme contre la lettre morte. L'autorité et la liberté dont nous venons de parler sont également des résistances possibles au pouvoir meurtrier de la lettre morte. Il s'agit bien de l'autorité du Sens et de la liberté de l'interprétation. Toute herméneutique traditionnelle repose sur cette double reconnaissance. L'autorité du sens, qui est le rayonnement du Logos, du Verbe, et la liberté de l'interprétation, qui explique et justifie la diversité des formes traditionnelles. Interpréter, c'est traduire sans trahir, c'est-à-dire demeurer dans l'écoute de la bonne foi comme le musicien face à la partition. Etre libre d'interpréter, ce n'est certes pas être libre de changer les notes, c'est leur donner la résonance la plus pertinente. Cette recherche de la justesse, de la pertinence musicale est infinie. Je dirai même que l'infini n'est rien d'autre que cette recherche. Sans cette Quête, la notion même de l'infini nous serait incompréhensible. Cependant cet infini s'ordonne à l'absolu et à l'invariable qu'est la partition. Ce qui paraît tout d'abord contradictoire (autorité du sens et liberté de l'interprétation) si on le considère seulement selon la logique formelle, devient si on le confronte à une expérience réelle (par exemple l'interprétation musicale) interdépendant. L'infini de l'interprétation désigne le point de l'autorité du Sens. C'est en se confrontant à cette expérience que l'écrivain devient un auteur. L'écrivain, quel que soit son talent, peut encore se laisser subjuguer par la lettre morte, l'auteur lui, dans l'acception particulière que nous donnons à ce mot, est l'écrivain délivré de la lettre morte, l'écrivain qui est passé de l'autre côté du pont et qui a vaincu les fantômes qui venaient à sa rencontre...

L'ombre: De quelle nature sont ces fantômes qu'il faut vaincre ? Cette question éveillant en moi un intérêt singulier, et comment dire, « idiosyncrasique », si je puis me permettre cet anglicisme...

Le voyageur: Plus on se rapproche du vrai, et plus les erreurs tournent autour de nous avec véhémence ! C'est, au sens strict, une épreuve initiatique. Comment n'être point dérouté par ce vrombissement d'erreurs, ces acharnements trompeurs, telle est la question morale fondamentale. Le péché, c'est céder à l'erreur, se laisser dérouter par elle. La morale n'a de sens que dans une Quête du vrai. Elle est, pour ainsi dire la méthodologie et la stratégie de cette Quête. Toute stratégie connaît des règles, et c'est à ce titre que l'on peut parler de « règles » de morale. Mais ce serait ne rien comprendre à la morale que de croire qu'elle se réduit à cette régulation. La régulation n'est qu'une partie de la morale, de même que les règles de stratégie ne sont pas toute la stratégie. Et la stratégie elle-même prend place dans un ensemble plus vaste...

L'auteur, s'il prend soin, parfois jusqu'à la provocation, de se distinguer des moralisateurs, qui confondent la morale et la régulation, n'en demeure pas moins de tous nos contemporains celui qui cultive le plus quotidiennement un souci moral. André Breton avouait que les questions morales étaient de celles qui l'exaltaient au plus haut point. A chaque étape de l'œuvre, une nouvelle étude du comportement s'avère nécessaire. A mesure de notre progression dans l'inconnu, les configurations de la réalité changent et appellent de nouvelles considérations morales (ou éthiques, s'il l'on préfère relier ce souci à son étymologie grecque). Si les règles morales changent, il n'en faudrait pas pour autant se hâter d'en conclure que la morale est relative ou inexistante et qu'il existe autant de morales que de subjectivités. Ce serait profondément méconnaître le caractère impérieux du réel. Les règles peuvent changer, c'est précisément car elles ne sont pas la morale elle-même, ni son essence. On ne peut comprendre la nécessité des règles, leur nature non-arbitraire que si l'on s'interroge sur le Sens de la morale. Le Sens, c'est à dire son orientation. La morale ne se suffit point à elle-même, elle est ce qui rend possible un cheminement vers la métaphysique. L'auteur se constitue une éthique par nécessité dans sa recherche du vrai. La vérité métaphysique, qui est le sens de la morale, révèle, par voie de conséquence la vérité de la morale. La vérité de la morale est d'être orientée vers la recherche du vrai...

Ces considérations cessent d'être abstraites aussitôt que l'on s'aperçoit que, par exemple, pour l'auteur, la fin ne justifie jamais les moyens. La formule «  la fin justifie les moyens » est la formule de base de l'amoralisme vulgaire. Dire que la fin justifie les moyens, c'est s'autoriser n'importe quoi. Ce fut le propre des idéologies de la lettre morte triomphante. Si la fin justifie les moyens, les pires horreurs sont permises, à commencer par l'absence de style.

Dans une perspective éthique on peut définir l'auteur comme l'être pour qui la fin ne justifie pas les moyens car, en art, ce qui doit être dit exige la manière. Pour l'auteur, les moyens sont tout aussi importants que la fin, la fin est contenue dans les moyens, de même que les moyens peuvent être considérés, en quelque sorte, comme une preuve de la pertinence de la fin recherchée. C'est la preuve par les Neuf Muses dont nous parlions précédemment. Sacrifier les moyens à la fin, aussi noble soit-elle, c'est, pour l'auteur une pure impossibilité. A ce titre déjà, le fondement de la morale (qui est de ne pas croire que la fin justifie les moyens) lui est déjà acquis. Il est intéressant de voir que ce fondement de la morale est aussi le fondement de l'esthétique. Croire au caractère indissociable des moyens et de la fin, c'est aussi le propre de l'esthète... Celui qui chemine vers le vrai, comme le Chevalier de Dürer, entre la Mort et le Diable, la morale lui est aussi nécessaire que sa monture. Celui qui chemine vers le vrai constitue une morale par son cheminement. Il se distingue radicalement de celui qui ayant appris quelques règles croit détenir le vrai et le bien. Le vrai et le bien ne se détiennent point, ils se délivrent du carcan de la lettre morte. En avançant d'intersignes en intersignes, comme les héros des épopées et des Chansons de Geste, l'auteur délivre la flamme des écorces de cendre qui l'emprisonnent, il délivre la flamme, et cette flamme flambe dans l'espace reconquis de la rencontre de la terre et du ciel !

Les fantômes qu'il faut vaincre sont les ombres des signes des flammes délivrées ! Dans ce chemin où les moyens brillent de la fin qu'ils annoncent, chacune de vos victoires suscite un ressentiment. Rien n'est moins compris que la générosité.

L'ombre: Que voulez-vous dire ?

Le voyageur: Simplement que s'il est une chose qui est mal comprise, c'est bien la générosité. Le propre de l'esprit mesquin, calculateur, est de ne pas pouvoir imaginer la générosité. Le faible peut imaginer ce qu'est la force, le sédentaire peut imaginer le voyage, mais le mesquin ne peut pas imaginer la générosité. La générosité, le don gratuit sont au sens propre inimaginables. Ce sont des réalités. Le mesquin ne pouvant imaginer la générosité mais qui doit bien en constater quelquefois les manifestations, se trouve obligé par sa tournure d'esprit à supputer des motifs intéressés, sous-jacents aux actes généreux qu'il ne comprend pas. Ainsi la création poétique et littéraire se voit accusée de servir la vanité des auteurs, comme si la vanité pouvait exiger un sacrifice aussi grand ! Le sens de la gratuité, de la dépense pure, dionysienne qui caractérise les plus grands d'entre les auteurs se heurte à une hostilité foncière. L'esprit calculateur non seulement ne comprend pas l'acte poétique, il lui est viscéralement hostile. Pour lui, tout ce qui n'est point vénal est immoral; l'acte qui ne s'inscrit point dans l'économie est un acte impur, coupable; la générosité est un crime, une perversion...Telle est la morale du moralisateur. Elle s'établit sur la conformité de l'acte à l'utilité. A rebours de la morale de l'auteur, elle est une morale pour laquelle la fin justifie les moyens. Pour elle tout auteur est par définition immoral.

Ce serait être extraordinairement schématique que de faire de cette variabilité de la notion morale, une relativité de toute morale. Non, il n'y a pas autant de morales que d'individus ou même de peuples, il y a autant de morales que d'orientations fondamentales de l'être humain. La morale domestique, utilitaire, calculatrice, bourgeoise ne se distingue pas seulement de la morale héroïco-sacerdotale de l'Auteur, elle s'y oppose, elle vise à son éviction totale. L'être qui est orienté par le profit, par la conformité sociale s'oppose à celui qui est orienté par la quête de la beauté et de la connaissance. Ce sont ces appartenances secrètes qui déterminent le destin des individus, bien davantage que les appartenances aux classes sociales, aux peuples, aux cultures.

C'est en ce sens que les réalités humaines sont infiniment plus diverses et plus universelles qu'il n'y paraît. Les êtres mêmes qui devraient, selon la logique déterministe, nous être proches par toutes les évidences de l'inné et de l'acquis s'avèrent parfois infiniment lointains car leur orientation intérieure, leur « caste » au sens métaphysique, est tout autre que la nôtre. A l'inverse, il nous arrive de comprendre comme la parole de notre propre cœur des écrits chinois dont nous sommes séparés par deux ou trois millénaires. René Guénon explique cette expérience par ce qu'il nomme la Tradition Primordiale. Cette belle idée me paraît être une réalité profonde que les Modernes ont d'autant plus de difficulté à saisir qu'elle n'est point d'ordre strictement historique. A ce propos, il est absurde de se livrer à des polémiques. Celui qui ne perçoit point l'unité transcendante n'entendra rien à ces questions. C'est moins une intelligence dogmatique ou rationnelle qui est ici exigée qu'une bonne oreille. Il faut entendre le La. Toutes les interprétations pertinentes s'en suivent. Il en va de même de la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, du métaphysique et du religieux, de l'initiatique et du rituel. Cette distinction se perçoit, elle ordonne à sa façon l'entendement et nous délivre de l'emprise de la confusion ordinaire, de l'utilitarisme banal qui revient là encore à s'emparer de ce qui est par-delà l'histoire et le temps pour le faire servir à l'histoire et l'emprisonner dans le temps. S'il existe encore de nos jours un combat chevaleresque digne de ce nom, il sera à la pointe de l'audace, de la ferveur, de la générosité qui délivrera la poésie et la métaphysique des morales du ressentiment.

L'ombre: Vous parlez de l'art de la lecture, de cette Sapience de l'empreinte et du sceau qui est le propre du bon lecteur, et par exemple de l'œuvre de René Guénon, dont un auteur dont le nom échappe à ma mémoire ombrageuse, disait qu'elle était « une fenêtre clairement dessinée.. ». Quelles sont les oeuvres qui eurent sur vous une influence décisive ?

Le voyageur: Je reconnais des influences innombrables. Et peut-être celles que j'oublie sont-elles les plus importantes. La composition de mes poèmes doit beaucoup aux musiciens et celle de mes essais aux peintres. Les poètes et les penseurs dont les œuvres me sont le plus proches ne sont pas forcément ceux qui m'ont influencé. Je crois que la vision précède l'œuvre et que les oeuvres vers lesquelles nous allons vont, elles aussi, à notre rencontre. Il n'y a point de rencontre fortuite. Les oeuvres déterminantes nous sont offertes au moment voulu. Ce qui nous rapproche de certaines oeuvres, ce qui établit une proximité entre certaines oeuvres, c'est moins une influence formelle que la fréquentation des mêmes espaces visionnaires. Les êtres qui parcourent les mêmes contrées sont destinés à se rencontrer. La passion avec laquelle nous lisons nos auteurs préférés témoigne que leurs oeuvres éveillent en nous le ressouvenir d'expériences communes. Les œuvres dont je suis aujourd'hui le plus proche sont d'une découverte trop tardive pour m'avoir influencé. Mais au premier titre des influences, je citerai Nietzsche,- dont semblent m'éloigner les propos néoplatoniciens et théologiques que je viens de vous tenir.

La question est: qu'est-ce qu'une influence ? Qu'en est-il du Maître ? De quelle nature est notre reconnaissance à son égard ? La répétition des formules et des anathèmes suffit-elle à faire de nous de bons disciples ? Nietzsche réclamait-il seulement que l'on fût d'accord avec lui ? Ne serait-ce point d'une certaine façon absurde et ridicule que de se dire « d'accord avec Nietzsche » ? Ce grand pourfendeur de toutes les « valeurs » de son temps n'eût-il point éprouvé quelque répugnance à l'endroit de disciples qui se contentent de faire de son oeuvre une « doxa » matérialiste, darwinienne ou « post-moderne » ?

Ce qui me requit dans l'œuvre de Nietzsche, ce fut tout d'abord le mouvement de sa pensée, sa liberté altière. «  Il m'est odieux de suivre autant que de guider » est-il écrit dans Le Gai savoir. Les malentendus sur Nietzsche sont nombreux. Les ennemis de Nietzsche colportent sur l'auteur du Gai savoir les mêmes imbécillités que ses prétendus adeptes nazis, en particulier l'idée d'une surhumanité obéissant à des lois biologiques, évolutionnistes et darwiniennes. Nietzsche fut au contraire le premier contempteur de ce positivisme grossier, de cette vision zoologique de l'être humain. Mais les « nietzschéens » et les « anti-nietzschéens » ne lisent guère l'auteur dont ils se revendiquent ou dont ils usent comme épouvantail ! Au demeurant les « cartésiens » ne lisent pas davantage Descartes, ni les « voltairiens » Voltaire ! C'est une habitude. Les noms des auteurs deviennent le titre d'un vague lieu commun, d'une opinion banale. Les oeuvres, les pensées sont radicalement ignorées. Ainsi, il est de coutume de faire dire à Nietzsche toute autre chose ou le contraire de ce qu'il dit. Là où la vulgate associe le nom de Nietzsche au culte de la Loi du plus fort, à une sorte de darwinisme brutal, Nietzsche dans ses fragments posthumes qui furent quelque peu abusivement rassemblés sous le titre La Volonté de puissance dit exactement le contraire. Je me permets de vous lire un passage: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres les plus forts, les mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne...Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles ou le grand nombre. »

De même, dans les œuvres de Nietzsche, les exégètes ordinaires ne voient ou ne veulent voir que ce qui ne s'y trouve en aucune façon. A cela, rien de bien surprenant, l'instinct du troupeau consistant précisément à ramener à de mortels lieux-communs les pensées vivantes, à réduire l'audace herméneutique à des « opinions » partageables avec n'importe qui, ou réprouvables par n'importe qui. La pusillanimité des faibles et le grand nombre excellent à ces travaux. Il s'agit toujours de réduire l'exception à la norme de l'inférieur. C'est aussi la tâche de ces études biographiques qui vont chercher dans la vie des auteurs ces anecdotes, ces bassesses, ces banalités, ces engagements politiques qui en font des hommes comme des millions d'autres. Que nous importe ce que ces hommes ont de commun puisque c'est justement l'exception de leur oeuvre qui suscite notre intérêt pour eux. Valery Larbaud s'agaçait que ses biographes considérassent comme une trouvaille digne d'intérêt qu'il eût le même tailleur que Marcel Proust. Je partage cet agacement. Les mœurs, les opinions, les fréquentations que les auteurs ont en commun avec un nombre considérable d'insignifiants ne méritent guère que l'on s'y attarde. Ce qui importe ce sont les moments, les circonstances qui favorisèrent l'émergence de l'œuvre. Les livres que lit un auteur, les pays qu'il découvre sont plus intéressants que la marque de ses chemises...

L'ombre: Oui, revenons à vos lectures, à vos belles humilités, à ces influences qui peuvent n'être pas seulement des influences sur vos oeuvres, mais aussi des influences sur votre vie.

Le voyageur: C'est un point crucial. Les œuvres influencent bien davantage la vie qu'elles n'influencent d'autres œuvres. Des cuistres modernes ont inventé la notion « d'intertextualité » pour dire que le texte est produit par d'autres textes. Mais avant de produire d'autres écrits les œuvres influencent la sensibilité, la vision, elles constituent notre entendement en tant qu'instrument de connaissance, elles nuancent, elles enrichissent les teintes du monde, elles approfondissent les perspectives...La notion d'influence dit le flux, la « fluence ». Ce sont des courants qui entraînent. Nous aimons ces pensées fougueuses. Et s'il est quelque chose que l'on ne saurait ôter à Nietzsche, c'est la fougue. L'œuvre de Nietzsche est une oeuvre de jeune homme mu par une grande hâte à se défaire des préjugés, des carcans, des habitudes. Subir cette influence-là, c'est se rendre insaisissable. Nietzsche écrivit qu'il désirait non la vie éternelle mais l'éternelle vivacité. J'écrirai un jour un livre sur cette préférence...

Nous ne prêtons jamais assez attention à ce que disent les auteurs. Non la vie éternelle mais l'éternelle vivacité... Ce n'est point la vie éternisée qui est notre désir mais l'éternité vivace ! La vive éternité ! Désirer la vie éternelle ou bien la vive éternité ? La vie éternelle pourrait bien n'être que le prolongement indéfini des conditions biologiques, ce ne serait alors qu'une vie, au sens naturel et biologique, que l'on voudrait sans fin: rien que d'immanent et de profane dans ce désir. Désirer l'éternelle vivacité, c'est tout autre chose. Le point d'appui est l'éternité et non la vie et ce qui est nommé de la vie est alors une qualité particulière de la vie: sa vivacité. Ce que nous désirons, c'est une éternité qui eût cette qualité particulière de la vie. Ce que nous désirons, c'est une éternité vive.

Il faut apprendre à écouter, à lire, à interpréter. Il règne en ce moment dans les milieux « culturels » une affreuse habitude d'outrecuidance, mi-universitaire, mi-journalistique, qui se targue de pouvoir résumer les oeuvres en quelques formules. Des ouvrages de vulgarisation se multiplient qui prétendent à donner les « grandes lignes » des oeuvres, des pensées, des religions. Ces « grandes lignes » n'existent que dans la pensée des vulgarisateurs. Loin de moi l'idée de dénigrer ce genre exquis: l'essai ! Mais encore faut-il partir de ce qui est dit. D'entendre simplement, sans excessif encombrement d'érudition et sans outrancière schématisation, ce qui est dit. Certes, le secret du poète gît dans la profondeur limpide de son Dire, et il n'est point de commentaire qui s'en puisse prévaloir. Mais il existe une tradition herméneutique qui est une tradition d'affinement de l'entendement, un art de l'approche, selon le mot de Jünger, une science des chasses subtiles qui nous porte au seuil du mystère... Il me semblerait particulièrement intéressant aujourd'hui de proposer une relecture de Nietzsche, beaucoup plus précise et beaucoup plus libre que celles, universitaires et journalistiques, qui prévalent encore aujourd'hui. Lecture beaucoup plus précise, car débutant avec ce que Nietzsche écrit, et plus libre car refusant de s'assujettir à l'idée préalable que l'on se fait d'une « philosophie nietzschéenne ». Il y eut, il y a quelque temps, un ouvrage collectif intitulé « Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens » qui est l'exemple de ce qu'il faut éviter. Pour un esprit épris d'exactitude et de liberté « ne pas être nietzschéen » n'a aucun sens puisque « être nietzschéen » déjà n'a aucun sens. Si l'on situe sa pensée dans la perspective de l'auteur qui écrivit: « Il m'est odieux de suivre autant que de guider », « ne pas être nietzschéen », c'est littéralement redoubler d'insignifiance. Mieux que d'établir pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, ou pourquoi Nietzsche lui-même n'est pas nietzschéen, il serait important de comprendre pourquoi, lisant Nietzsche, nous pouvons être nous-mêmes, c'est-à-dire faire l'épreuve d'une pensée souveraine...

La souveraineté est le coeur de ma méditation. La pensée souveraine est une pensée de la « vive éternité », c'est dire une pensée musicale. Celui qui ne lit point Nietzsche pour éprouver sa propre souveraineté dédaignera ce qui est dit effectivement dans les livres de Nietzsche pour se contenter de quelques idées générales rapportées. Si l'oeuvre de Nietzsche, aux premiers paragraphes, nous apprend déjà quelque chose, c'est bien à nous défier des idées générales. Dès le Voyageur et son ombre, Humain, trop humain, Opinions et sentences mêlées, Nietzsche nous initie à une pensée du particulier et de la nuance. Ce qui est dit ne vaut point en général dans sa perspective propre. Telle est la voie de la souveraineté: elle n'est point une règle générale, elle est l'exception. Ce qui intéresse Nietzsche, ce n'est pas ce qui peut être généralement compris ou appliqué mais l'exception. Toute règle suppose une exception. Cette exception est la fine pointe. C'est d'elle que naissent les nouvelles règles, qui devront elles aussi être combattues. La quête de la souveraineté est chez Nietzsche une quête du centre. Pour voir l'éternel retour, pour être embrassé par l'éternité, comme il est dit dans Ainsi parlait Zarathoustra, il faut être au centre de l'exception.

Nous sommes là forts loin de la vulgate darwiniste, idéologique ou matérialiste qui s'est ornée naguère de quelques citations choisies de Nietzsche pour dissimuler le néant de sa pensée. Chaque fois que l'occasion s'en présente, il faut arracher les auteurs des mains de ceux qui en usent à des fins de propagande, de crétinisation. « Les hommes, les plus semblables entre eux, écrit Nietzsche, les plus ordinaires avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins faciles à comprendre ont une grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus "in simile" naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »

Tel est me semble-t-il le sens politique de l'oeuvre de Nietzsche: contrecarrer le processus d'uniformisation « naturel, trop naturel ». Il ne s'agit nullement, pour Nietzsche d'aller dans le sens de la nature, de la sélection de l'espèce, mais bien de « contrecarrer » ces forces. Etre auteur, aller audacieusement à la rencontre de sa propre souveraineté, c'est "faire appel à de prodigieuses forces adverses". Il y a bien chez Nietzsche une vision aristocratique du monde, mais cette aristocratie est celle des hommes les plus complexes, les plus profonds et les plus fragiles, ceux qui ont la connaissance intime de l'art et de l'ivresse, les initiés aux mystères dionysiens de la vénération. Cette aristocratie se caractérise par une fidélité au passé. " Celui qui prend la parole ici, écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance, n'a rien fait jusqu'à présent si ce n'est réfléchir et se recueillir... Oiseau prophétique qui regarde en arrière." J'ai dit ce que ce titre La Volonté de Puissance avait de contestable; il n'empêche que la notion de puissance est capitale dans cette ultime phase de l'oeuvre. Mais, là encore, entendons ce que Nietzsche nous dit, prêtons attention au sens qu'il donne au mot de "puissance". Hegel, par exemple donne au mot "dialectique" un sens qui dépasse son usage ordinaire. il en va de même du mot "phénomène" dans l'oeuvre de Husserl. Le mot "puissance" dans l'oeuvre de Nietzsche mérite une égale attention. Ce n'est point parce que Nietzsche refuse de s'abandonner sans retenue au genre didactique qu'il faut considérer sa terminologie avec désinvolture. La puissance, déjà, n'est pas le pouvoir. Nietzsche oppose, comme des forces adverses, la force naturelle propre aux "instincts de troupeau", et la puissance créatrice de l'art et de l'ivresse qui est le propre des hommes supérieurs, de l'aristocratie véritable. Or, nous l'avons vu, ces hommes supérieurs sont aussi, pour Nietzsche, les plus fragiles et les plus menacés. La puissance, pour Nietzsche, se met elle-même en danger. Elle est paradoxalement sans force devant "la pusillanimité des faibles et le grand nombre". Dès lors, la philosophie et la politique aristocratique de Nietzsche consistera à défendre et à sauvegarder l'exception heureuse car elle seule, de par la générosité de sa force, sa prédestination dionysienne et dispendieuse, peut donner l'exemple d'un dépassement du nihilisme, condition de toute civilisation.

Toute civilisation, pour Nietzsche, naît d'une surabondance de biens spirituels. Elle a pour raison d'être cette surabondance, sa justification est l'ivresse de l'art dont les forces contrecarrent la nature. " Veut-on la preuve la plus éclatante, écrit Nietzsche (toujours dans la Volonté de puissance) qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ? L'amour fournit cette preuve, ce que l'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde; là, l'ivresse s'accommode de la réalité à un point que, dans la conscience de celui qui aime, la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé."

Le combat à mener, la puissance à faire rayonner sont inscrits dans le coeur de la souveraineté. La beauté, l'ivresse, la vie magnifique sont des exceptions. Elles n'ont une chance de se manifester que lorsque les instincts du troupeau sont mis en échec. En ces temps où le troupeau devient planétaire, le combat n'en est que plus ardu. L'homme grégaire, mesquin, conformiste, qui conçoit le "bien" comme équivalent de l'utile n'a jamais autant qu'aujourd'hui disposé du pouvoir de niveler le monde à sa mesure. Le monde de la technique et celui d'un puritanisme moral particulièrement odieux (dont Nietzsche prévoyait la venue) se sont alliés dans un dessein mondialiste pour nous faire une vie ennuyeuse, sous la férule des bien-pensants de droite ou de gauche, peu importe. A cet égard la critique d'une certaine morale, comme ressentiment à l'égard de la puissance, de la beauté, de l'ivresse demeure parfaitement pertinente. Le monde technique et celui de l'exotérisme dominateur, du littéralisme religieux sont faits pour s'entendre au détriment de l'art et de la gnose. L'artiste et le gnostique sont les véritables hérésiarques du monde moderne, et comme tels, à mon sens, les véritables héritiers de la Tradition, au sens héroïque et sacerdotal.

La pensée de Nietzsche qui se heurta de la part des spécialistes à un mur d'exégèses incompréhensives n'en fut que mieux accordée à la pensée des artistes et des écrivains. L'oeuvre de Nietzsche n'a jamais cessé de m'évoquer cette plasticité sonore qui est le propre des oeuvres de Debussy et de Ravel. Nietzsche, c'est, pour moi, de la musique française. Bon, ceux qui n'y entendent rien trouveront que je m'aventure...Mais lisez le Gai savoir, Aurore en oubliant ce que vous croyez savoir sur Nietzsche et vous entendrez, non seulement un prolongement évident de nos moralistes du XVIIème siècle, mais une musique qui élève dans le ciel et sur la mer des teintes et des orchestrations debussystes.

La pensée de Nietzsche se prolonge également dans l'oeuvre de Proust. On a beaucoup insisté sur la parenté de Proust et de Bergson. Mais Proust et Bergson s'ignoraient plus ou moins. En revanche la pensée de Nietzsche se ramifie singulièrement dans la Recherche. Les analyses de Proust sont une perpétuelle recherche qui s'apparente étroitement à la Généalogie de la morale, et comme celle-ci, elle ne se réduit pas au pur soupçon, mais initie à la découverte d'une "vérité" philosophique dont on peut attendre une vie plus intense et plus belle ! Il faut réfléchir sur cette déclaration de Proust: "Je n'ai jamais écrit une ligne pour écrire mais pour exprimer quelque chose qui me tenait au coeur et à l'imagination." Instrument de connaissance, instrument de destruction des illusions qui nous emprisonnent dans une vie amoindrie, l'oeuvre lutte contre la vulgarité et la laideur... " Il n'y a pas de beauté tout à fait mensongère, écrit Proust, car le plaisir esthétique est justement celui qui accompagne la découverte d'une vérité."

Un livre de Nietzsche, je crois Aurore, devait s'intituler L'Ombre de Venise. Ce titre eût également convenu à certaines parties de A la Recherche du Temps Perdu où l'ombre colorée de Venise s'étend sur les pages. L'écriture de Nietzsche comme celle de Proust est prise d'une irisation vénitienne qui perdure dans nos songes bien après que nous avons refermé le livre. Nietzsche dit parfaitement ce que doit être un grand livre: " Un monologue idéal. Tout ce qui a une apparence savante absorbé dans les profondeurs. - Tous les accents de la passion profonde, de l'inquiétude, aussi de la faiblesse. Des adoucissements, des taches de soleil,- le bonheur court, la sublime sérénité..." Et ceci encore: "En quelque sorte un dialogue d'esprits; une provocation, un appel..."

L'ombre: A qui s'adressent ces provocations et ces appels ?

Le voyageur: Si nous nous faisons à notre tour "oiseau prophétique qui regarde en arrière", si nous nous livrons à quelque généalogie des idées à l'oeuvre dans A la Recherche du Temps Perdu, nous trouvons, par exemple Ruskin, qui répond à notre appel et nous dit, je cite, que "l'artiste est déchiffreur, chanteur et mémorialiste." On ne saurait mieux définir la vocation de Nietzsche et les vocations que l'oeuvre de Nietzsche favorise. Déchiffrer, c'est toute l'herméneutique, et l'oeuvre de Nietzsche est un retour à l'herméneutique. Chanter, c'est comprendre que la vérité doit devenir souffle, prendre une vie éolienne, s'accorder aux secrètes mesures du monde. Etre mémorialiste, c'est combattre le nihilisme, s'abreuver à la source de Mnémosyne. Si Proust a choisi pour Maître, Ruskin, et à travers Ruskin, les cathédrales dont Ruskin parle si bien, c'est assez dire que ce novateur des lettres ne l'est avec tant de puissance que parce qu’il plonge sa pensée dans une fidélité immémoriale. L'oeuvre idéale, pour Marcel Proust ne peut être qu'à la ressemblance d'une cathédrale, elle doit s'édifier dans l'âme avant de l'être sur le papier: " Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe, s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son esprit à rendre cette vision, à s'approcher de cette vérité, que l'artiste devient vraiment lui-même." Pour Proust, la vision est antérieure à l'oeuvre, mais ce qui est encore plus intéressant, c'est qu'elle est aussi antérieure à la nature. L'auteur de la Recherche rejoint ici Emerson qui écrit: " La Nature est l'incarnation de la pensée. Le monde est de l'Esprit précipité".

Telles seront les fonctions du poète-métaphysicien, qui radicalise en quelque sorte l'éthos du "philosophe-artiste". Le poète-métaphysicien sera déchiffreur, chanteur et mémorialiste, mais par son expérience du temps vertical, il sera également par-delà tout déchiffrement, le chiffre lui-même, par delà le chant, la musique silencieuse, et par-delà toute mémoire, la présence absolue de la toute-possibilité. Telle est la Figure que je voudrais voir naître de ces entretiens à l'Ombre de Venise.

(Le voyageur se laisse aller à la songerie et se remémore la musique de Couperin désirée par l'ombre interrogative)

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

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08/01/2022

Intempestiva sapientia, suite et fin:

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Luc-Olivier d'Algange

Intempestiva sapientia, suite et fin. 

 

Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.

 

La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.

 

Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.

 

Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.

 

En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.

 

Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.

 

L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.

 

Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.

 

Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.

 

Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.

 

A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.

 

On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.

 

Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. (Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Hamsun parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).

 

L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : «  Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.

 

Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.

 

Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquéfiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.

 

Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.

 

L’érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?

 

Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.

 

On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.

 

La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.

 

Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».

 

Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?

 

La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.

 

Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.

 

Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.

 

Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.

 

L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.

 

La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.

 

Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.

 

Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».

 

La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.

 

Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.

 

Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.

 

Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.

 

Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).

 

Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.

 

Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.

 

Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.

 

L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.

 

On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.

 

Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.

 

Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.

 

Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.

 

Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.

 

La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.

 

Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.

 

Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.

 

L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.

 

Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.

 

Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.

 

La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.

 

La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.

 

Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.

 

Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.

 

Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.

 

Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.

 

Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.

 

Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.

 

Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.

 

S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.

 

Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.

 

«  Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.

 

Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.

 

L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.

 

La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.

 

D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.

 

Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.

 

Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.

 

Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.

 

Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.

 

L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.

 

Je n’écris pas pour mon compte.

 

Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.

 

Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-t-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?

 

Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.

 

L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.

 

Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.

 

Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.

 

Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.

 

Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.

 

Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.

 

Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.

 

Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.

 

A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.

 

La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).

 

Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.

 

Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.

 

Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.

 

Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.

 

Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.

 

Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.

 

Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.

 

La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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07/01/2022

Intempestiva sapientia, première partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Intempestiva sapientia 1

- pour se déprendre du nihilisme -

 

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

 

Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

 

Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

 

« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

 

Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

 

Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

 

« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

 

Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

 

Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

 

Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

 

Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

 

Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

 

C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

 

Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

 

On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

 

Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

 

Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

 

Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

 

Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

 

L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

 

Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

 

Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

 

Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

 

Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

 

Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

 

Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

 

Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

 

Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

 

Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. «  Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.

 

Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.

 

Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

 

Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.

 

Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.

 

La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.

 

Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.

 

L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.

 

Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.

 

Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.

 

Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.

 

Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.

 

Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.

 

Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».

 

Chez les libre-penseurs associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.

 

L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.

 

Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?

 

Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.

 

Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !

 

L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.

 

Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?

 

 

L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.

 

La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.

 

« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.

 

Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).

 

Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?

 

L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?

 

Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, anti-phrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.

 

Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.

 

La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.

 

Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !

 

Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.

 

Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.

 

L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.

 

Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.

 

Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.

 

Dernier livre paru, L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

 

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René Guénon, l'ensoleillement intérieur:

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Luc-Olivier d’Algange

L'ensoleillement intérieur

Notes sur René Guénon

 

Alors que nombre d'essais publiés dans les premières décennies du siècle paraissent désormais obsolètes ou excessivement entravés par les circonstances qui les virent naître, la pertinence de l'œuvre de René Guénon s'accroît presque de jour en jour. La possible réduction de l'être humain en objet de série, suite logique du « clonage mental » favorisé par la « communication de masse » corrobore, au-delà de toutes les craintes, la justesse de l'analyse du Règne de la Quantité et des Signes des Temps. La soumission de plus en plus affirmée des religions à ce que Jean Tourniac nommait « l'exotérisme dominateur », à l'idolâtrie de la lettre morte, confirme ce processus de matérialisation et la haute pertinence de la distinction nécessaire que René Guénon établit entre les domaines initiatiques et religieux.

Dans l'ordre du politique, enfin, seuls les esprits les plus aveuglés peuvent encore méconnaître que la disparition de tout pôle d'Autorité spirituelle est la cause directe de l'abus de pouvoir, de l'hybris vertigineux du pouvoir de l'homme sur l'homme se traduisant, entre autres, par des massacres d'une ampleur et d'une horreur sans équivalent dans l'histoire de l'humanité. Le despotisme moderne cautionne sans sourciller des horreurs qui eussent fait reculer d'épouvante l'empereur romain le plus fou, non sans conférer à son règne les allures dérisoires de l'opérette. La coexistence des camps de concentration, de la famine organisée et des « parcs d'attractions » témoigne de la nature fondamentalement bestiale et infantile de la « modernité ». Ce monde moderne accorde si bien en une même volonté le sentimentalisme et l'inhumanité que l'homme moderne qui fut épargné, ou qui s'imagine avoir été épargné (rendu à l'incapacité de mesurer sa propre déchéance) ne cesse de se redire à lui-même qu'il vit bien « dans le meilleur des mondes possibles ».

Sans voir que le mouvement même qui l'exile de toute fidélité et de toute centralité intérieure l'arrache, en même temps, de la terre, que le sensible lui est ôté en même temps que l'intelligible et l'appartenance au particulier en même temps que la possibilité de l'Universel, il s'acharne à l'apologie de son temps par une accumulation de mensonges, d'aveuglements et de faux-semblants qui obscurcissent son entendement jusqu'à la stupeur. Esclave entre les esclaves, unité interchangeable sans être, ni devenir, exilé de l'Exil lui-même, oublieux de l'Oubli, rejeté dans ces zones extérieures de l'être où toute parole est frappée d'inanité, le moderne croit encore être un « individu » libéré des exigences de la Tradition et des traditions, voire un « humaniste », alors que son consentement aux déterminismes inventés par le matérialisme mécaniste du dix-huitième siècle l'a soumis à n'être qu'une catégorie zoologique, une espèce parmi les espèces et non plus un Unique à l'image de Dieu.

Ce que le moderne nomme liberté est d'abord la liberté de ne pas penser, d'abandonner toute vie intérieure à l'utilitarisme dérisoire de la marchandise. Ses villes désorientées, titanesques et tentaculaires le convainquent sans peine qu'il n'est rien alors que l'idéologie dominante lui ressasse qu'il est tout, ruinant ainsi symétriquement tout esprit de fraternité et de compassion. Entre le tout et le rien, l'infantilisme, qui récuse tout héritage, toute déférence à l'égard des morts, - et la bestialité qui veut, selon la formule de Maurice Blanchot « réduire à la toute-puissance de la mort ce qui ne se mesure point en terme de pouvoir », le moderne veut s'éprouver supérieur aux hommes de la Tradition, à ceux qu'il nomme « archaïques », aux fidèles, aux porteurs d'une morale héroïque et sacerdotale. Mais cette supériorité étant, à ses propre yeux, des plus douteuses, il ne peut s'en convaincre sans exterminer ceux qui lui demeurent étrangers, peuples fidèles, tels que les Indiens d'Amérique, porteurs d'une culture chevaleresque et métaphysique, les Juifs d'Europe, les Orthodoxes de Russie, les Tibétains, parmi d'autres, sans oublier les victimes de la Terreur républicaine, et les hommes différenciés, poètes ou philosophes, en butte à la vindicte acharnée des planificateurs.

Pour ceux-là qui ne se sont point interdit de discerner ce que le monde moderne exige de nous, à savoir la réduction de notre entendement à un seul état d'être résolument périphérique, l'œuvre de René Guénon est à la fois un vade-mecum et une arme, et c'est à ce titre qu'elle fait désormais l'objet d'attaques de plus en plus nombreuses et diverses. Outre les irresponsables folliculaires qui s'évertuent à taxer « d'extrême-droite » toute œuvre hostile au totalitarisme moderne, par un simple renversement de la vérité, coutumier des pratiques journalistiques, il se trouve encore, dans certains milieux « chrétiens », des esprits vétilleux qui, pour surseoir à la confrontation avec la doctrine transmise par René Guénon, s'en prennent à la personne de l'auteur, ce qui équivaut à contester la justesse d'une formule mathématique en s'en prenant au mathématicien lui-même.

René Guénon, que je sache, n'a jamais interdit, ni même déconseillé à quiconque d'être chrétien, pas plus qu'il n'a proscrit la possibilité de ne l'être pas, tout en demeurant fidèle à la Tradition. Tout au plus s'agit-il de savoir si dans tel ou tel contexte religieux celui qui prie et adore adresse sa prière et son adoration à Dieu ou bien à la représentation que ses coreligionnaires se font de Dieu. Est-ce la religion qui doit être vénérée, dans sa réalité historique et humaine, ou bien la réalité supra-historique dont elle témoigne ? Est-ce la communauté humaine qui détermine le sens des sacrements et des liturgies ou bien le sens des sacrements et des liturgies qui doit influer sur les hommes ? Dans n'importe quelle église du monde, en sa plus humble prière, l'homme est seul avec Dieu. Cette solitude essentielle oriente sa ferveur vers l'universel, quand bien même elle est rendue possible par la fidélité à telle ou telle forme particulière. Le principe de gradation s'avère ici d'une importance décisive, ainsi que celui de l'initiation.

« Lorsqu'on lui montre la lune, l'imbécile regarde le doigt » dit un proverbe chinois. L'exotérisme dominateur, non seulement fourvoie le regard, mais il interdit la juste orientation du regard. Il existe en toute religion une part immanente, sociale, historique, humaine qui se manifeste par le lien nécessaire des hommes entre eux; l'erreur moderne est de vénérer cette part, de l'absolutiser dans l'identification absurde du message et du médium. Le critique moderne croit que le sens d'une œuvre n'est qu'un « épiphénomène du texte »; le fondamentaliste, non moins moderne, veut croire que la formulation de la vérité vaut davantage que le vérité elle-même. Du Symbole qu'il représente et qu'il vénère, il détruit la puissance opératoire en refusant de joindre la part visible, historiquement inscrite, particulière, conditionnée, formelle, à la part invisible, universelle, centrale, inconditionnée et supra-formelle.

L'oeuvre de René Guénon nous enseigne à nous défier de l'idolâtrie du Symbole. Elle vient nous rappeler à propos que le Symbole n'est qu'un instrument et qu'il peut aussi bien nous aveugler que nous éclairer selon que nous en usons à bon escient, selon une métaphysique dont l'exactitude et la transmission régulière font l'objet dans Aperçus sur l'initiation, de minutieux exposés, ou bien à mauvais escient,- c'est-à-dire en état de pure fascination.

Tout langage dispose du double pouvoir de fascination et de communion. La fascination relève du pouvoir, et comme telle, elle s'exerce éperdument, et sur tous les fronts, dans le monde moderne. L'infantilisme et la bestialité du monde moderne possèdent en la fascination leur alliée la plus sûre. La propagande, la publicité, tout ce qui fait écran entre l'homme et les réalités sensibles et intelligibles travaille sans discontinuer pour le règne sans partage de la Quantité.

L'immense conjuration contre toute forme de vie intérieure dont parlait Bernanos trouve en la fascination sa suppléante la plus diligente car elle réduit l'immense liberté humaine à la double servitude de l'hébétude et de l'activisme. La communion au contraire n'est possible que par l'Autorité, elle est la garante et la légitimité de l'Autorité; l'Autorité véritable est la clef de voûte de la communion. L'oratoire solitude de l'homme avec Dieu implique la communion avec ses semblables, morts ou vivants dans une synchronicité et, pourrait-on dire, une ubiquité dont témoignent les facultés surnaturelles de la sainteté et de la compassion, alors que la collectivité humaine, réduite à son immanence, exile l'individu dans une solitude narcissique dont il ne peut sortir, illusion funeste, que par sa fusion, son agrégation sub-humaine à un groupe, avec des semblables également décentrés, désorientés, également défaillants et cherchant dans le groupe humain une densité d'être qui leur fait défaut.

Cette accumulation de défaillances démultipliées donne la mesure des désastres et des déchéances modernes. Or, les désastres et les déchéances sont exponentiels; les normes profanes sont profanatrices, et loin d'indiquer seulement un état de soumission elles entraînent une accélération du déclin, de même que la chute d'un corps s'accélère par accumulation de la vitesse acquise en fin de course.

L'idéologie du progrès, magistralement réfutée par René Guénon, n'a d'autre raison d'être que de conférer un semblant de raison à ce mouvement descendant dont ce serait une erreur grossière de croire qu'il épargne les formes. De même que l'oubli ou le refus du monde métaphysique finissent par nous priver de la compréhension et de l'appréhension du monde physique et nous précipiter dans ce "monde virtuel" qui est un simulacre, à la fois du monde physique et du monde métaphysique, de même, les formes religieuses, après leur solidification exotérique et fondamentaliste sont menacées de se dissoudre.

Beaucoup feignent encore de voir dans la distinction guénonienne de l'ésotérisme et du religieux une opposition, voire un conflit dont l'un devrait sortir victorieux et l'autre vaincu. Or, un ésotérisme qui considérerait les religions constituées comme des adversaires ne saurait être qu'une écorce morte, une outrecuidance humaine parmi d'autres. Inversement, une religion considérant son propre ésotérisme comme néfaste ou périlleux en viendrait à nier le Principe de vérité lui-même, et son universalité métaphysique dont ses formes sont l'empreinte, si bien qu'elle condamnerait ainsi ses formes à une érosion fatale, voire à une disparition pure et simple.

L'universalité métaphysique, loin d'être l'ennemie des formes en constitue le centre et la légitimité. « Toutes les voies, écrit René Guénon, partant de points différents vont en se rapprochant de plus en plus mais demeurant toujours distinctes jusqu'à ce qu'elles aboutissent à ce centre unique, mais vues du centre même, elles ne sont plus en réalité qu'autant de rayons qui en émanent et par lesquels il est en relation avec les points multiples de la circonférence. » Le religieux n'a pas davantage à se considérer comme hostile ou contraire à la métaphysique que les rayons ou la circonférence n'en auraient à se considérer comme étrangers au centre dont ils émanent. Tout se joue dans la perspective; l'idolâtrie débute aussitôt que tel ou tel point particulier prétend à l'exclusivité.

Le centre auquel aboutit le voyageur spirituel est le même que celui dont émanent les formes diverses. Telle est la Jérusalem Céleste que le Chevalier de Dürer, qui doit demeurer hors d'atteinte de la Mort et du Diable, discerne dans les hauteurs et vers laquelle il oriente sa monture. Le Chevalier est guidé par un acte de foi, mais cette foi n'a d'autre couronnement que la connaissance. «  Les deux sens, inverses l'un de l'autre suivant lesquels les mêmes voies peuvent être envisagées correspondent exactement, écrit René Guénon, à ce que sont les points de vues respectifs de celui qui est en chemin vers le centre et celui qui y est parvenu, et dont les états précisément sont souvent décrits, dans le symbolisme traditionnel, comme ceux du voyageur et du sédentaire. Ce dernier est encore comparable à celui qui, se tenant au sommet d'une montagne, en voit également, et sans avoir à se déplacer, les différents versants, tandis que celui qui gravit cette même montagne n'en voit que la partie la plus proche de lui, et il est bien évident que la vue qu'en a le premier peut seule être dite synthétique. »

L'erreur funeste serait alors d'induire de l'unité transcendante des religions un syncrétisme qui, à la vertu éminente d'universalité, substituerait la confusion des formes. Ainsi, les mystiques obscurantistes du New-Age, avec leur cortège de sectes plus ou moins odieuses ou loufoques, appliquent à des domaines qu'elles ne peuvent ni ne veulent comprendre la logique aberrante d'une philologie qui, se fondant sur la possibilité de la traduction, principe de toute tradition, en conclurait, par une sophistique sommaire, à la nécessité d'imposer à tous un espéranto où s'éteignent précisément les vertus d'universalité contenue dans chaque langue.

Ecrivain français, je crois en la possibilité de traduire un poète allemand, anglais ou chinois (le poème, en chaque langue étant lui-même traduit d'un silence antérieur) précisément car je crois en le génie propre de chaque langue. Alors que la voie vers l'universalité traditionnelle va de la périphérie vers le cœur, le mondialisme moderne et profane se contente de parcourir la circonférence en l'ignorance des rayons et du centre où ils convergent. D'où l'importance de préserver l'intégrité des langues et des formes. Une langue française amoindrie, rendue dissonante par l'usage malencontreux de formes idiomatiques étrangères, appauvrie dans sa syntaxe et dans son vocabulaire, s'éloigne de l'universalité, tout comme une forme traditionnelle, dédaigneuse de la précision opératoire de sa liturgie, de ses rites et de ses symboles est condamnée à s'étioler. « Dans le cas d'une forme traditionnelle incomplète, écrit René Guénon, on pourrait dire que la voie se trouve coupée en un certain point avant d'atteindre le centre, ou, plus exactement encore, qu'elle est impraticable en fait à partir de ce point qui marque le passage du domaine exotérique au domaine ésotérique. »

Le propre du monde moderne est d'osciller entre un spiritualisme périphérique, et pour ainsi dire touristique, et une tentation inverse, et non moins funeste, de s'attacher fanatiquement à telle ou telle voie rendue impraticable. Certes, on ne saurait affirmer péremptoirement que telle ou telle voie est impraticable ou définitivement obstruée, d'autant que la qualification de celui qui la pratique est bien souvent davantage en cause que la voie elle-même. Il convient, en l'occurrence, d'exalter la vertu d'humilité qui, à mesure que nous cheminons, nous délivre du narcissisme individuel ou collectif en nous rendant plus sensible à l'au-delà du Moi et des formes collectives que nous empruntons et auxquelles notre vanité, bien davantage que notre sagesse, nous attache.

Ce serait folie de croire que  l'unité centrale et principielle de la Tradition nous est acquise: nous cheminons infiniment vers elle. Cette unité ne saurait être une propriété, une revendication ni une condition car elle n'est autre que l'Inconditionné lui-même, que notre condition humaine nous laisse entrevoir et dont, parfois, elle nous divulgue des preuves par de précises correspondances. La Science Sacrée n'est pas davantage contenue dans la Théologie que la musique et la mathématique musicales ne sont entièrement contenues dans tel ou tel instrument de musique.

Des controverses récentes ou plus anciennes suggèrent que l'œuvre de René Guénon risque d'éloigner de la Foi. Pas plus que l'on ne dévalorise un instrument en rappelant la musique dont il peut se faire l'ambassadeur ou un chemin en indiquant qu'il conduit quelque part, la métaphysique ne conteste ni ne dévalorise la forme religieuse. La Science Sacrée appartient à un autre ordre que le religieux; elle ne saurait entrer en rivalité avec lui, de même que le point central n'entre pas en conflit avec les rayons qui s'y unissent. «  En fait, écrit René Guénon, les rites exotériques n'ont pas pour but comme les rites initiatiques, d'ouvrir à l'être certaines possibilités de connaissance, ce à quoi tous ne sauraient être aptes; et d'autre part, il est essentiel de remarquer que bien que nécessairement ils fassent appel à l'intervention d'un élément d'ordre supra-individuel, leur action n'est jamais destinée à dépasser le domaine de l'individualité. Ceci est très visible dans le cas des rites religieux, que nous pouvons prendre plus particulièrement pour terme de comparaison parce qu'ils sont les seuls rites exotériques que connaisse actuellement l'Occident: toute religion se propose uniquement d'assurer le "salut" de ses adhérents, ce qui est encore une finalité relevant encore de l'ordre individuel, et, par définition en quelque sorte, son point de vue ne s'étend pas au-delà; les mystiques eux-mêmes n'envisagent toujours que le "salut" et jamais la "Délivrance", tandis que celle-ci est, au contraire, le but dernier et suprême de toute initiation. »

Le Diable est celui qui divise, celui qui en suscitant et en flattant l'outrecuidance humaine accroît les prétextes de discorde, envenime les rivalités et déchaîne les pouvoirs de leur soumission à l'autorité. Non seulement la Vérité n'est ni mienne, ni nôtre, elle n'est ni dans la subjectivité ni dans l'agrégat des subjectivités, elle est dans l'interprétation infinie qui abandonne en chemin les écorces mortes, jusqu'aux retrouvailles avec l'ensoleillement intérieur du Soi. Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, dont le dessein fut admirablement chanté par Djalâl-od-Dîn Rûmî:

«  Je ne suis ni chrétien, ni juif, ni guèbre, ni musulman

Je ne suis ni d'Orient, ni d'Occident, ni de la terre, ni de la mer

Je ne proviens pas de la nature, ni des cieux en leur révolution.

Je ne suis pas de terre, ni d'eau, ni d'air, ni de feu;

Je ne suis pas de l'empyrée, ni de la poussière; pas de l'existence ni de l'être...

Ma place est d'être sans place, ma trace est d'être sans trace;

ce n'est ni le corps, ni l'âme, car j'appartiens à l'âme du Bien- Aimé.

J'ai renoncé à la dualité, j'ai vu que les deux mondes sont un.

Un seul je cherche, Un seul je sais, Un seul je vois, Un seul j'appelle... »

 

(Extrait de Fin Mars, ls hirondelles, éditions Arma Artis) 

 

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06/01/2022

L'Ombre de Venise, première partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise

 

 Premier entretien

sur le dandysme, la littérature et la vérité, la théologie, Platon, la critique du monde moderne.

 

 

Le Soir tombe, les couleurs s'avivent dans l'heure qui précède le bleu des poèmes de Trakl; les songes s'approfondissent et les conversations naissent aux pas de la promenade. L'eau calme le scintillement de la lumière. Une ombre nous parle et nous sommes assez ingénus et magnanimes pour lui répondre...

L'ombre: Sitôt que votre pensée s'écarte de la norme admise et des préoccupations banales, sitôt elle s'aventure sur des sentes où l'ombre de la Délie de Scève dialogue avec celle, perdue, de Chamisso, sitôt nous faisons nôtre la prodigieuse constatation rimbaldienne: Je est un autre, voici que parmi les rares contemporains qui ne vous ignorent pas avec une sourde hostilité, il s'en trouve encore pour se contenter du peu d'une appellation. Ils vous dissimulent sous le nom de dandy, qui leur paraît inoffensif ou méprisable et vous flattent, mais à leur insu, en vous associant aux oeuvres et aux destinées de Barbey d'Aurevilly, d'Oscar Wilde ou de Robert de Montesquiou...

Le voyageur: Nous vivons un « entre-règne » où les malentendus sont la règle. Celui-ci me paraît d'une innocence suspecte. Ceux qui ne veulent rien entendre de ce que nous disons sont prompts à nous affubler du costume qui les arrange. Etre dandy, pour ces gens-là, sans doute est-ce réduire ses oeuvres à quelque obscur dessein ornemental et s'exclure ainsi de la commune recherche du Bien et du Vrai. De la sorte, l'adversaire est libre de tenir pour nulle et non avenue toute « vérité », et même toute « approche » que divulguent les écrits d'un auteur réputé « dandy ». Une définition, au demeurant fallacieuse, du dandysme autorise celui qui ne l'est pas, en somme le barbare, à nier toute contradiction, à tenir pour nulle, par exemple, la critique des « valeurs » du monde moderne, lorsqu'elle se trouve formulée par Baudelaire ou Barbey d'Aurevilly. On préjuge de ce que sont une allure et un style et l'on réduit tout ce que peut écrire un auteur à l'aune de ce préjugé.

Je me rebelle contre ce jugement empreint de mauvaise foi, qui se fonde par surcroît sur une double erreur. Non seulement le dandysme ne se réduit pas à cette définition sommaire où l'on prétend faire tenir l'œuvre de Barbey d'Aurevilly, avec certains de mes écrits et d'autres auteurs qui me sont proches: celle de « l'esthète » qui dédaigne le Sens et ne se soucie que de l'objet, mais encore je définis précisément tout ce qui m'importe comme une recherche du Vrai ! Rien de décisif dans les prémisses de l'Art d'écrire qui ne soit éminemment métaphysique. Vous avouerais-je, au risque de navrer les amateurs, que l'ameublement, la façon de se vêtir, les « beaux » objets, me sont absolument indifférents ! Mon « dandysme » serait alors purement spirituel, ou moral. Je consens à passer pour « esthète », avec Baudelaire et Théophile Gautier sous condition que cette précellence de la recherche du Beau ne se fasse point au détriment d'une vérité métaphysique et dans une vaine fascination.

Certes, et ce n'est point vous, ombre chatoyante et murmurante qui passez sur la pierre vénitienne, qui viendrez à me contredire sur ce point, la Beauté passe avant l'Opinion et la « morale » bonhomesque; dans l'Idéal, elle devrait subjuguer ou abolir toute bien-pensance; elle précède, chez toute âme bien née, tous les autres soucis qu'ils soient économiques ou domestiques, mais elle ne m'importe qu'en tant qu'émanation du Vrai. J'use à dessein de ce mot d'émanation dans une perspective plotinienne et pour ainsi dire « philosophale ». La beauté émane du Vrai comme la couleur émane de la lumière dans la théorie goethéenne. La beauté est le resplendissement du Vrai. La lumière est invisible; elle n'apparaît qu'à la rencontre troublante de l'immanence. Croire en l'inexistence du Vrai serait, dans la perspective métaphysique qui est la mienne, aussi absurde que de croire en l'inexistence de la lumière, sous prétexte que la lumière tant qu'elle ne rencontre aucun obstacle, demeure invisible. Distinguons la beauté qui fascine, et dont se drape la marchandise, et la beauté par laquelle nous communions amoureusement, en disciples de Dante et des Fidèles d'Amour, avec d'autres états de l'être car, vous m'avez compris, c'est à celle-ci que vont exclusivement mes résolutions et mes ferveurs.

C'est bien la Vérité, en un sens non scientifique mais strictement théologique (et que l'on soit athée ou croyant, peu importe: je m'expliquerai de ce « paradoxe ») qui est la grande affaire de la création littéraire. L'œuvre ne conquiert la beauté « que de surcroît ». Les oeuvres ne valent qu'opératoires, je veux dire, en tant qu'instruments de connaissance. Toute poésie est Gnose. Les oeuvres majeures de la littérature moderne m'apparaissent comme une réactivation de l'immémoriale exigence gnostique plus ou moins étouffée par les cléricatures religieuses ou positivistes du dix-neuvième siècle qui fut en effet dans son plan général tel que le décrit Léon Daudet, un siècle assez stupide.

Je vois dans la littérature du dix-neuvième siècle une tentative héroïque et mystique de résister à l'établissement totalitaire de cette bêtise et de cette vulgarité. Les oeuvres de Vigny, de Balzac, de Baudelaire, de Flaubert, de Villiers de L'Isle-Adam, de Léon Bloy, d'Elémir Bourges, et de tant d'autres, fort nombreux, dont je dresserai quelque jour le catalogue, sont véritablement des machines de guerre contre l'établissement de la bêtise et de la vulgarité. Or, qu'est-ce qu'un combat de cette sorte sinon un combat pour le Vrai et pour le Bien. Mais, bien sûr un Vrai et un Bien d'une toute autre nature que ceux que défendent les « valeurs » bourgeoises et sociales. Un Vrai et un Bien, Théophile Gautier le précise dans sa merveilleuse préface à Mademoiselle de Maupin, « contre les Utilitaires » c'est-à-dire contre l'espèce humaine en tant que telle. Ceux que l'on tentera de déprécier sous le non d'esthètes, sont alors simplement des penseurs et des artistes ( artistes-penseurs ou penseurs-artistes nouant en une même exigence la poésie et la métaphysique) qui se lancent avec audace et ferveur à la recherche d'un Vrai et d'un Bien plus profonds que les masques, les prétextes ou les faux-semblant de l'Utilitarisme. Un Vrai en accord avec la profondeur des Hymnes à la Nuit, un Bien en résonance avec la profondeur ardente du Grand Midi. Novalis et Nietzsche, qu'on le sache, m'importent davantage que l'art de nouer ma cravate !

Il y aurait cependant beaucoup à dire sur le dandysme en tant que révolte contre le nivellement par le bas, contre la massification qui sont les symptômes, sinon les causes, du monde moderne, tel qu'il triomphe aujourd'hui dans la mondialisation technocratique...Le dandysme d'Oscar Wilde, par exemple, loin de se réduire à une pure culture de la singularité, peut aussi être compris comme une ascèse. Les dandies se rapprochent souvent d'une certaine forme de catholicisme. En témoigne l'admirable De Profundis d'Oscar Wilde. La puissante intellectualité, forgée à la lecture de Saint-Thomas et la grande somptuosité des oeuvres et des rites ne peuvent que séduire le dandy qui envisage le monde moderne, en marche, comme une marée d'ennui et de banalité. A cet égard, le dandy appartient beaucoup plus à la catégorie des « ascètes » qu'à celles des « hédonistes ». Le dandy refuse la massification, il refuse aussi cette forme inférieure d'individualisme qui fait de la subjectivité et de la spontanéité naturelle de l'individu « moderne » une sorte d'idolâtrie abominable... Mais lorsque l'on vous traite de dandy, c'est rarement dans cette perspective religieuse et métaphysique; c'est tout au plus une façon polie de ramener vos propos à une insignifiance rassurante... Or, j'y insiste, rien ne m'importe que le péril du Vrai et le vertige du Bien. Le dandy, qui se fait une ascèse de la recherche de la Forme parfaite, le dandy qui ritualise ses gestes, qui introduit du fanatisme dans des questions en apparence futiles ne tente rien moins que de défier ce monde dominé par les classes moyennes dont l'égoïsme, la vulgarité et la brutalité monstrueuse sont étayés par une certitude sans faille de leur « bon droit » !

Le véritable dandy se voit dans une citadelle assiégée. La beauté du geste, de l'apparence, le sens aigu de la Forme, surtout lorsqu'elles suscitent la réprobation outragée du bourgeois, engagent un combat, voire un drame d'une importance et d'une violence extrême. Le Style loin d'être un ornement, est l'ultime Bien. Ce Beau que l'on défend est le secret de la bonté métaphysique. Lorsque les barbares de l'intérieur ont triomphé sur tous les fronts, le Style est l'arme dont la possession assure la possibilité d'un recours, d'une recouvrance... Ce fut le dandysme de ceux qui furent d'abord de grands poètes et de grands métaphysiciens, voire de grands historiographes comme Barbey d'Aurevilly. Ce dandysme ne se réduit pas à une singularité exacerbée, accordée au libéralisme bourgeois, dans le genre des « créateurs » de mode, mais s'aventure sur les voies, infiniment plus mystérieuses, d'une impersonnalité et d'une quête d'objectivité à travers le Masque,- que l'œuvre de Fernando Pessoa réalisera dans ses ultimes conséquences.

Si le dandysme n'est qu'un esthétisme, alors, il ne m'intéresse pas, et je ne m'y reconnais en aucune façon. Si le dandysme est une métaphysique expérimentale, alors il se dépasse lui-même, et ne demeure perceptible et définissable comme dandysme qu'aux yeux de ceux qui précisément ne sont pas dandies, et, par voie de conséquence, ne peuvent rien comprendre ni au dandysme, ni au dandies. Posons cet axiome: lorsque qu'un non-dandy parle d'un dandy, il ne peut que se fourvoyer. Nul n'est moins dandy que celui qui apparaît comme tel au regard du non-dandy qui réprouve le dandyme pour des raisons idéologiques ou moralisatrices. Ceux qui se veulent autre chose que des dandies et qui me voient comme dandy ne voient rien ! Leur entendement amoindri par leurs préjugés ou par leur mauvaise foi, ils ne peuvent que voir en autrui ce qu'ils désespèrent ne pouvoir être eux-mêmes. La beauté leur échappe et ils vous récusent comme esthète ! Mais la beauté que nous saisissons, la beauté qui nous transfigure est l'éclat du Vrai, et c'est de ne point chercher le Vrai, en autrui et en eux-mêmes, qui leur interdit de saisir le Beau.

Peut-être le comble du dandysme est-il de refuser de s'envisager soi-même comme dandy, mais enfin, si l'on voit dans le dandysme une forme de marginalité plus ou moins satisfaite, je ne puis que m'en détacher. Faire oeuvre, joindre en une même exigence la poésie et la métaphysique, c'est désormais non seulement résister, comme le firent les dandies du dix-neuvième siècle au nivellement par le bas, c'est aussi contre-attaquer !

L'ombre: Vous dites que la vérité, qui est la grande magnétiseuse de la création littéraire, doit être comprise dans un sens théologique, et peu importe que l'on soit athée ou croyant. Mais pourquoi un athée devrait-il concevoir la recherche de la vérité en terme théologique ? D'autre part, vous affirmez, en même temps, la recherche objective et pour ainsi dire contemplative ou « méditante » du Vrai et l’exigence, polémique, de « contre-attaquer ». Comment conciliez-vous cette recherche et cette exigence, que certains seraient enclin à considérer comme exclusives l'une de l'autre ?

Le voyageur: Un dandy ne prendrait nullement la peine de se justifier, ni celle de « concilier ». L'intensité d'une pensée se mesure exactement aux contradictions dont elle consent à se faire le théâtre. Tel est exactement le théâtre métaphysique d'Antonin Artaud. Une pensée est efficiente, opératoire lorsque de la flamme qui naît du heurt des contradictions jaillit une lumière qui éclaire toute la scène de la pensée ! Nous vivons dans un monde ennuyeux, schématique, totalitaire, moderne, qui ne supporte plus aucune manifestation de la pensée. Ce monde ne supporte pas la contradiction, ni les contradictions. Il est dans la nature de la pensée d'être contrariante. Il importe cependant de distinguer les contradictions créatrices des contradictions vaines et inopérantes, les contradictions cohérentes, qui sont une menace pour la bien-pensance et des contradictions incohérentes... Ainsi, dire que la vérité est une question théologique, que l'on soit athée ou croyant n'a rien d'incohérent, d'autant que l'athéisme lui-même, comme son nom l'indique, participe de la théologie. L'athéisme suppose l'inexistence de Dieu. Or, faire de l'inexistence de Dieu le fondement d'une philosophie, d'une pensée, c'est demeurer très rigoureusement dans le cadre de la pensée théologique. De même que méditer sur les nombres négatifs ne nous fait pas sortir des mathématiques, méditer sur l'inexistence de Dieu ne nous fait pas sortir de la théologie. Au demeurant les théologiens n'ont pas attendu les athées modernes pour inventer la théologie négative. « Dieu n'existe pas » est une formulation théologique parfaite. En effet, si Dieu transcende le monde, l'être et le néant, s'il est la possibilité universelle, comment pourrait-on le réduire à l'existence ?

Mais la question posée concerne plus étroitement la création littéraire et son rapport à la vérité. Et là, une contradiction est peut-être sinon plus réelle du moins plus visible. Un préjugé des plus communs voudrait que la recherche de la vérité et la littérature appartinssent à des régions rigoureusement séparées, comme si le langage, selon qu'en usent Proust ou Baudelaire, d'un côté, et Bachelard et Bergson de l'autre devait soudain servir des fins différentes ! Le poète et le littérateur useraient du langage dans des limites prescrites, laissant les prérogatives de la recherche du Vrai au scientifique et au philosophe ! Quelle aberration !

Certes, le Vrai qui est le tréfonds vers lequel s'oriente cette énergie propre de la pensée qui est celle de l'écrivain, est différent du « vrai » des sciences humaines subordonnées aux conditions du temps et du lieu, « vrai » variable, conditionné, évolutif... Le Vrai de l'auteur naît de l'adéquation de la pensée et du langage, de la connaissance et de l'instrument de la connaissance. Le « vrai » des sciences humaines est de l'ordre du savoir, c'est-à-dire de l'ordre des statistiques, alors que le Vrai de l'écrivain est un vrai qui se révèle à travers une expérience unique, exemplaire, non-quantitative. La vérité de l'écrivain, sa véracité, est pure qualité, il est, selon la formule de Al-Hallaj, « Un Unique pour un Unique »... Et c'est bien pour cela que les oeuvres littéraires sont transmissibles et traductibles, car la vérité qu'elles nomment n'est pas, quoiqu'en disent les spécialistes, subordonnée aux conditions historiques et géographiques. Ce pourquoi nous lisons Homère et qu'un bon lecteur français, habitué de Rabelais, de Saint-Simon, de Bossuet ou d'Alexandre Dumas, est moins décontenancé par un traité de mystique soufie ou par un grand roman chinois, tel que La Pérégrination vers l'Ouest ou Au bord de l'eau, que par le jargon linguistique, psychanalytique ou sociologique...

Donc, j'écris, et je recherche la vérité. Je me permets d'insister sur ce point. Mon expérience d'auteur éclaire au demeurant l'expérience du lecteur. Lire et écrire ne sont point si différents. S'il existe une égalité dans ce monde, c'est bien celle de l'auteur et de son lecteur, au moment ou le lecteur réinvente dans sa pensée, la pensée et la vision de l'auteur. Que ce soit pour le lecteur ou pour l'auteur, l'oeuvre est un instrument de connaissance. Car connaître, c'est voir, entendre, percevoir, ressentir, pressentir, et lorsque toutes ces puissances de l'entendement sont unies en faisceau, prophétiser.

C'est vous dire que la contradiction entre la théologie et la haute-littérature ne m'apparaît pas, sauf lorsque l'on réduit la théologie à n'être qu'un système administratif, aux mains d'une cléricature ignorante et jalouse. Mais, pour ma part, je n'attends pas de recevoir l'imprimatur de ces gens-là. Ce qui m'importe, c'est l'expérience intérieure par laquelle ce qui est dit dans Maître Eckhart, Angèle de Foligno, Saint-Bonaventure, Jean de Salisbury ou Hildegarde de Bingen m'apparaît comme exactement vrai. L'exactitude en question n'est pas, de toute évidence une exactitude scientifique, au sens moderne, et pas davantage une exactitude psychologique. Il faut alors méditer sur la notion même d'exactitude. Qu'est-ce qui est exact ? L'exactitude suppose une concordance. Seul Dieu peut être exact en lui-même. L'expérience de l'exactitude qui est celle de l'auteur suppose donc un accord, une rencontre... Ce que disent les théologiens est exactement vrai car la vérité qu'ils disent se situe exactement à l'intersection de l'intériorité et de l'extériorité, du visible et de l'invisible, du tangible et de l'intangible... Ce qui est dit, en théologie, vaut à la fois pour le monde extérieur et pour le monde intérieur. Toute méditation théologique est une méditation « intersectrice », une méditation sur l'orée, frontalière...

C'est en ce sens que la théologie est devenue incompréhensible pour les Modernes qui n'aiment que les schémas, les oppositions tranchées, les alternatives simples. La théologie est initiation au paradoxe. Mais il faut bien comprendre que le paradoxe n'est pas seulement la contradiction assumée comme telle. Le paradoxe est, étymologiquement, par-delà la doxa, c'est à dire par-delà la croyance. C'est là le point crucial. La théologie est au-delà de la croyance. La théologie est paradoxale. Non point au sens du «  Je crois parce que c'est absurde » mais dans le sens de l'approche d'une vérité dont la fine pointe est au-delà de toute doxa, de toute croyance. Le paradoxe logique, ici, n'est pas un au-delà de la raison, mais un au-delà de la croyance. Je m'intéresse à la théologie précisément car elle est une méthode pour sortir de la croyance, pour se délivrer des fausses évidences. « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu ». Ce paradoxe altier de la liturgie orthodoxe requiert l'écrivain qui pressent dans le paradoxe théologique une théorie du passage de la pensée à l'écriture et de l'écriture à la pensée qui laisse loin derrière elle les théories des linguistes. De même, comment ne pas voir dans la lecture une preuve de la résurrection de Dieu. Ces signes morts, l'esprit les vivifie !

Les dévots modernes, qu'ils soient dévots de la matière, de la nature, du progrès, de la démocratie ou d'un Dogme religieux réduit à un pur formalisme sociologique sont tous des adorateurs de la lettre morte. L'appauvrissement du langage, parallèle à la prolifération des jargons et des idiomes de spécialistes montre bien ce triomphe de la lettre morte, qui n'entre plus en concordance avec rien, qui n'est plus capable du moindre paradoxe, ni de la moindre contradiction. La fonction de l'auteur est alors d'inquiéter la pensée, de proposer à la pensée une aventure extrême, radicale. C'est bien en ce sens que la recherche du vrai est un défi, une rébellion. La vérité est radicale. Elle est aussi « en accord ». Musicale en ce sens, et comme vous le disiez, « lyrique »... La Vérité chante, Messieurs, j'en demeure persuadé.

( cette dernière apostrophe s'adresse aux passants inquiets de notre apparent soliloque et se perd dans l'air vespéral)

L'ombre: Vos écrits et vos propos portent, de façon implicite ou explicite une attaque constante contre ce que vous nommez le « monde moderne », et vous ne cessez de rendre des hommages précis aux auteurs de ce temps...

Le voyageur: Sans doute, pour reprendre la boutade de Sacha Guitry, il n'est point de meilleure façon d'être de son temps que d'être contre son temps, tout contre. Il me semble, d'une façon générale que l'homme moderne est posé, pour ainsi dire, à côté de son époque. Il la considère comme meilleure que toutes les époques antérieures, mais il ne voit pas son temps, il ne l'éprouve point dans son horreur et dans son éclat. Le Moderne croit que son époque favorise l'égalité, le respect de la personne humaine, la raison etc... alors que, de toute évidence, notre siècle est le siècle des exterminations, des inégalités les plus criantes et de l'obscurantisme le plus noir ! Le Moderne croit que son temps voit progressivement l'extinction des despotismes, alors que le Pouvoir de détruire, de contrôler et de manipuler n'a jamais été aussi grand. Tout ceci me donne à penser que l'homme moderne est un homme qui ne vit pas dans son temps; un homme qui se caractérise par un degré particulièrement faible de présence au monde. Quant à son esprit critique, tant vanté, il est réduit à rien. L'homme moderne a cette étrange faculté de tout voir, de tout entendre, mais de ne rien regarder, ni écouter. Les informations qui circulent rencontrent un entendement absolument passif. Il vit dans un ressassement de mensonges et ne tire aucune leçon de rien. L'homme moderne ne vit point la modernité, il songe hypnotisé à côté d'elle. Devant les écrans, qui s'interposent entre lui et la réalité, il se lasse doucement de vivre.

Les écrivains de la modernité dont, en effet je me réclame (tels que Joyce, Witkiewicz, Pessoa, Biély, Pound, Artaud, Jünger, Abellio etc...) se caractérisent précisément par leur audace à entrer avec violence dans leur époque, à se confronter à son abomination et à tenter de s'en rendre victorieux. Tous les grands écrivains du vingtième siècle furent de ces « horribles travailleurs », pour reprendre le mot de Rimbaud, acharnés à empêcher la schématisation du langage et de la pensée. Je lis ces oeuvres comme des actes de résistance et de contre-attaque. Lorsque le monde tombe sous le contrôle, se planifie, se rationalise, les écrivains deviennent chamanes-guerriers, chevaliers-gnostiques, ils interrogent les théologies et les mythologies, se relient au passé par mille radicelles subtiles. Lorsque le monde se réduit aux schémas grossiers de la production et de la reproduction, les poètes entrent en clandestinité et retrouvent le sens des extases et des prophéties... Vous avez peut-être remarqué à quel point presque toutes les oeuvres majeures de notre temps tournaient autour d'une expérience extatique. C'est au sens mystique et théologique, une vision, qui est à l'origine des oeuvres, et non point ce sinistre « travail du texte » inventé par des fonctionnaires ! L'oeuvre de Proust naît d'une extase, comme celle de Nabokov d'une vision. Ada ou l'Ardeur se déploie à partir de la vision nabokovienne de la séparation de l'espace et du temps. On se plaint continûment de l'absence de grands philosophes, comme si depuis Sartre, il n'y avait rien. Les écrivains sont nos grands métaphysiciens. Le monde soulevé par l'intelligence et réinterprété, c'est dans Ada ou l'ardeur que vous le trouverez ou dans l'oeuvre de Biély !

L'extase, donc, portée par l'anamnésis, et la prophétie... J'écrirai quelque jour un livre sur la vertu prophétique des oeuvres littéraires. Prophétiques, les oeuvres le sont aussi bien au sens de la petite prophétie que de la grande prophétie. Tout ce qui arrive de terrible, de merveilleux ou de banal est déjà écrit. Non seulement dans les registres de lumière de l'au-delà mais dans les oeuvres des écrivains. Il suffit de lire. Mais qui désormais lit encore ? On peut craindre proche le moment où les seuls lecteurs seront les écrivains. Peu importe. L'usage, même rarissime, d'une Sapience suffit à tout sauver. L'usage sapientiel de la lecture et l'usage sapientiel de l'écriture font date. Je veux dire qu'ils interrompent le temps. Seul fait date ce qui ne se soumet point au temps, ce qui refuse de croire en la nature linéaire et déterministe du temps. Dans le secret et la clandestinité la plus grande, la Sapience suspend le temps. Au lecteur ou à l'auteur, toutes les temporalités s'ouvrent alors simultanément... La pointe de la plume est le coeur de la rosace.

L'écrivain moderne qui ne hausse point son exigence jusqu'à la métaphysique et la prophétie me fait penser à l'homme qui tout en disposant de toutes les armes et d'un plan infaillible pour s'évader de prison y demeurerait pour le seul agrément de la conversation avec les gardiens. Beaucoup d'ouvrages me font actuellement penser à ces sortes de conversations: un bavardage avec ceux-là mêmes qui nous tiennent sous les verrous ! Les écrivains engagés, moraux, comme les écrivains distrayants sont souvent de cet acabit, ils se réduisent à discuter de « réalités » qui n'ont aucune réalité. Certes, je connais la devise cartésienne: larvatus prodéo. Et il n'est pas mauvais de temps à autre de s'avancer masqué. Mais à trop entrer dans des querelles subalternes, à deviser domesticité, à feindre de s'intéresser à des affaires communes, sans grand intérêt, pour que l'on s'intéresse à eux, les folliculaires de ce temps faillent à la parole et profanent le Logos, et sont déjà jugés pour cela ! Posés à côté de leur temps, dans la bien-pensance réconfortante du plus grand nombre, ou d'une minorité influente, ils seront jugés car ils jugent, à courte vue, selon les normes du « politiquement correct », toutes les tentatives d'atteindre, par l'abîme de la nuit, ou par l'abîme du jour, la vérité du Logos...

Il est assez remarquable que pour ces gardiens vétilleux de la « bonne pensée » et des « valeurs », tout est relatif, sauf la pertinence de leur censure. Ces gens-là ne croient ni en la beauté, ni en la vérité, toute métaphysique leur est abominable, mais il n'en sont pas moins d'infatigables moralisateurs et de zélés policiers de toute production artistique ou intellectuelle... Mais là encore, tout se tient dans la conception du temps. Tout part de là. Sein und Zeit. La question de l'être est intimement liée à celle du temps. Par-delà les fausses alternatives politiques, idéologiques, religieuses, il y a des conceptions du temps radicalement différentes, et c'est à partir d'elles que se définissent les véritables oppositions ontologiques. Maintenant, comme toujours, les bien-pensants, les moralisateurs, de gauche comme de droite, socialistes ou pétainistes peu importe, défendent une conception linéaire du temps. Pour eux, le temps doit être productif, évolutif, générateur d'espèces, au sens à la fois biologique et monétaire. Leur temps est un temps utilisé, quantifié où l'érotique pure, ni la mystique pure n'ont aucune place. L'érotique, détachée de ses fins reproductives, la mystique et la Gnose sont réprouvées car non productives, et sur ce point toutes les idéologies modernes se rejoignent. Communisme, Capitalisme, Nazisme, et leur composé dérisoire, le pétainisme, partagent une même vision du temps en tant que durée calculable, quantifiable, utile...

A cette temporalité dépossédante, usante, « aliénante », comme on disait naguère, l'auteur oppose un temps vertical, un jaillissement pur, sans objet, une dépense ardente, dionysienne ! Les oeuvres font date car elles sont l'expression de cette verticalité du temps. Elles sont telles des lances de feu. Elle marquent la limite: là où tout cesse et où tout recommence...Les oeuvres font date car elles sont verticalement reliées à l'Hors-du-temps, à une réalité qui transcende les conditions spaciotemporelles. Les oeuvres font date, car elles sont sacrées. Cette vertu d'intemporalité s'accroît avec le temps. Plus on s'en éloigne, plus les oeuvres font date. Pour désigner une époque, c'est le poète que l'on nomme. On dit l'époque de Homère, on parle des temps de Shakespeare. Les chefs d'états, les rois, les empereurs cèdent dans la mémoire humaine leur préséance aux poètes. Les temps virgiliens dominent comme des fleuves d'or les réalités historiques. Le poète donne au temps sa limite et en révèle les vertus profondes, alchimiques, les teintes, les tonalités. Le temps linéaire est un temps d'usure, le temps vertical est un temps créateur.

Toute la stratégie du monde moderne, et du Pouvoir, auquel ce monde moderne a donné une étendue d'une vastitude alors inconnue, consiste à nous ramener dans la temporalité utilitaire. « Gérer » est le maître-mot de ces temps sinistres. Certes, Il y eut toujours des cléricatures, plus ou moins navrantes, pour prétendre à « gérer » et administrer nos existences mais rarement, elles furent plus efficientes qu'en ces ultimes obscurations de l'Age noir ! Rarement la souveraineté dionysienne de la pensée ne fut aussi déconsidérée. Maître Eckhart, certes, eut maille à partir avec les autorités de son temps, mais ce qu'un esprit libre peut aujourd'hui comprendre et réaliser poétiquement de la pensée qui se déploie dans les Sermons et les Traités demeure foncièrement hérésiarque. L'auteur qui laissera son oeuvre tourner autour du pôle « immanent-transcendant » d'une théologie dionysienne marquera son temps tout en étant nié par lui. Anecdotique, « réaliste », moralisatrice ( fut-ce dans une amoralité grotesquement affichée ) la littérature tolérée par notre temps, elle, n'est jamais qu'une initiation à la banalité, un retour au bercail du monde moderne, de sa tristesse repeinte, de sa vanité sans borne. Aussi complaisants qu'ils soient à l'égard des préjugés de leur époque, les anecdotiers postulant aux « prix » devraient méditer sur la notion même de tolérance dont ils bénéficient. Etre toléré, c'est être nié, mais faiblement. Ce que nous n'aimons point, ce que nous n'avons pas le courage de tuer, ce que nous avons la paresse d'exclure, nous le « tolérons ». Peut-on se sentir insulté de n'être que « toléré » ? Ce qui est toléré n'est-ce point ce que nous méprisons, ce qui ne mérite ni notre amour, ni notre haine ? Et que se dissimule-t-il derrière notre tolérance, sinon un jugement impitoyable, une négation radicale ? Je connais bon nombre de ces « tolérants » qui ne tolèrent que des non-pensées et qui excluent toute pensée véritable comme « non-tolérante ».

Il y a, certes, différentes façons d'être « tolérant » ou « libéral », l'une d'elle, qui tend à prédominer, ne tolère que ceux qui possèdent, en tout, les mêmes définitions qu'elle de la tolérance et de la liberté. De même qu'il existe un libéralisme liberticide, il existe une tolérance obscurantiste. C'est elle qui règne particulièrement dans les milieux « culturels » et journalistiques et donna naissance à une génération d'intellectuels qui ont pour goupillon, la mauvaise-foi et comme sabre, le procès d'intention. Pour ces gens-là, tout travail de lecture est un travail de fiche de police. Je suis quelque peu informé de ces méthodes car l'honneur m'échoit de figurer sur ces fiches qui servent de « vade-mecum » au petit personnel culturel pour séparer le bon grain de l'ivraie, autrement dit les auteurs, les éditeurs dont on a le droit de parler de ceux qu'il faut réduire au silence: les poètes, les métaphysiciens, les ennemis du « monde moderne », les adeptes de la souveraineté et de la théologie « dionysienne », les gnostiques etc...

Face à cette tolérance obscurantiste, nous préconisons un fanatisme éclairé. Il s'agit de comprendre que l'auteur fait du moment où il écrit un temple, fanum, et que son fanatisme éclairé consistera à s'y tenir, à ne point se laisser déloger, ni déposséder. L'auteur est également appelé à revendiquer un certain fanatisme pour ne point se laisser gagner par l'insignifiance, par cette démoralisation insidieuse qui gagne les coeurs qui ne sont pas « triplement cuirassés » pour reprendre la formule de Jünger. Le Moderne agit non seulement en terrorisant les fidèles aux anciennes métaphysiques, mais en diffusant une idéologie de « l'à quoi bon ». A quoi bon écrire, à quoi bon résister, à quoi bon sculpter avec tant d'efforts cette matière du langage dure et fragile comme une pierre ? « A quoi bon », telle est l'antienne lasse ! A quoi bon se remémorer, à quoi bon s'adresser à ses semblables, à quoi bon hausser la vie vers la beauté, à quoi bon les rêves, les dangers, les ivresses ? A quoi bon la poésie ? A quoi bon l'être? Le néant, par vagues successives, s'attaque ainsi à l'être, à la demeure de l'être, où il faut en effet à l'auteur quelque fanatisme pour persister à se tenir !

Soyons fanatiques, mais éclairés ! Nous ne craignons, aucun argument, aucun discours, aucune forme d'art. Rien ne nous choque ni ne nous offense davantage que la médiocrité ou la conformité. Nous laissons l'informe devenir conforme avec une sérénité exemplaire. Notre effort consistera toujours à éviter que notre Forme ne devienne une Opinion. La Forme est une définition de l'être, l'Opinion est une superfétation du néant. Rien à voir. Soyons fanatique de notre vision jusqu'à craindre de la partager. Le poète se tient dans sa langue comme dans un temple, fanatiquement, et il voit !

L'ombre: Ce que vous nommez la Forme, se rapproche de l'Idéa platonicienne. En ce sens, vous vous situez aux antipodes du milieu intellectuel français de ces dernières décennies dont le dessein dominant fut, semble-t-il, de tenter un « renversement du platonisme » ...

Le voyageur: Ce que je nomme la Forme ne se rapproche pas de l'Idéa: elle est l'Idéa platonicienne. Contrairement à mes prédécesseurs immédiats, je ne cherche nullement à être anti-, contre-, ou a-platonicien. L'Idée platonicienne est la Forme et toute pensée, tout Art, qui se veulent créateurs et non pas seulement « déconstructifs » sont une méditation sur la Forme. Toute science est d'ailleurs également une méditation sur la Forme. Et toute Quête pour atteindre à l'au-delà des formes est aussi, il va sans dire, une méditation platonicienne. La Forme pré-existe aux choses car si tel n'était pas le cas tout ne serait qu'assemblage hasardeux d'atomes. Or les choses ont des Formes et notre pensée donne aux choses des Formes. On comprend ainsi aisément le succès de la pensée platonicienne auprès des artistes. C'est aux artistes que la vision platonicienne apparaît tout d'abord comme vraie. Celui qui éprouve la Forme dans son âme, reconnaît la pertinence de cette philosophie. Quitte à renverser à mon tour une vulgate philosophique en vigueur, je dirai que l'anti-platonisme me paraît en grande part tributaire d'une idéologie du ressentiment contre la plénitude de la Forme, contre l'Art conçu comme médiateur entre le sensible et l'intelligible et contre le magistère de l'artiste. Toute plénitude, toute autorité, toute gloire suscitent le ressentiment. Ceux qui ne purent exceller dans la création et dans la méditation des Formes se firent anti-platoniciens...

Le renversement du platonisme est la grande illusion moderne. On serait tenté de dire qu'un platonisme « renversé » n'est jamais qu'un platonisme à l'envers. Et c'est le cas de maintes philosophies « modernes »: elles demeurent tributaires de ce qu'elles prétendent renverser bien davantage que les artistes et les poètes qui se réclamèrent de Platon, tels Shelley ou Saint-Pol-Roux, et engagèrent leur pensée en des voies audacieuses, fort lointaines du Maître dont elles proclament l'autorité. C'est, au demeurant, une loi assez générale. Le disciple, en approfondissant dans son coeur et dans son intelligence l'oeuvre du Maître, innove avec une liberté d'autant plus grande. Celui qui s'attache à renverser ou à déconstruire demeure fasciné et subjugué par ce à quoi il s'oppose.

Ceux qui croient « renverser le platonisme » ne font, en réalité que répéter le platonisme. Ils sont des épigones mesquins, envieux. Ils redisent « à l'envers » ce qu'ils croient avoir compris du Maître et s'en font une vanité. Ce qu'on peut leur reprocher, c'est d'avoir mal compris au départ ce qu'ils prétendent renverser. Il est facile de contester une théorie que l'on a auparavant réduite à un schéma fallacieux. La même question se pose pour la Théologie chrétienne dont les négateurs, en général, ne connaissent rien. On chercherait en vain, dans les dialogues de Platon ce que l'universitaire français moyen nomme « le platonisme ». On présente en général la « pensée de Platon » comme un dualisme qui opposerait le « monde des Idées » et le « monde sensible » de façon irréductible. Or, Platon écrit au contraire qu'entre le sensible et l'intelligible, il existe « une gradation infinie ». Autrement dit, le sensible et l'intelligible sont distincts, comme en musique sont distincts le timbre et la mélodie, mais ils ne sont pas séparés. Lorsqu'un musicologue distingue le timbre, la note, le rythme, doit-on pour autant l'accuser de ne pas entendre que toutes ces choses sont unies dans la même musique ? Or, c'est exactement ce procès d'intention, d'une médiocrité et d'une banalité navrante, que l'on ne cesse de faire à Platon et aux platoniciens depuis des décennies.

Au demeurant, la richesse des dialogues, leur enchevêtrement de thèmes, de contradictions, de personnages ne se laissent point si facilement réduire à quelque schéma que l'on puisse « renverser ». L'outrecuidance du Moderne se manifeste encore en cette circonstance d'une façon flagrante. Il lui paraît si insupportable qu'un philosophe séparé de lui par plus de deux mille ans (et si offensant à son préjugé évolutionniste et progressiste !) eût une vision et des arguments que son intelligence moderne peine à saisir qu'il faut à tout prix « renverser » cet intrus, le ramener à quelque rassurant « archaïsme », en faire un naïf, un penseur certes intéressant mais « dépassé », quitte à lui faire dire tout autre chose qu'il ne dit, quitte à transformer en superstition ce qui, dans les dialogues, apparaît comme une analyse.

Le degré de régression de l'intelligence philosophique est tel que l'on ne se trouve même plus en mesure de comprendre ce qu'est une analyse. Analyser le monde, distinguer ses composantes, tout en reconnaissant qu'elles demeurent unies par des « gradations infinies », c'est, il faut le croire, une opération qui est devenue hors d'atteinte des « spécialistes » en philosophie, mais que les écrivains, ultimes héritiers de la gnosis, accomplissent naturellement. Je vois pour ma part en Proust, Joyce, Biély des virtuoses de ces « gradations infinies ». De l'anamnésis platonicienne, il font un instrument prodigieux de connaissance et de sensation. Connaître et sentir, bien sûr, se révèlent en une seule et même expérience intérieure. Cette expérience est à la fois un « connaître » et un « sentir », mais je ne puis la dire qu'en distinguant le « connaître » et le « sentir » et en les unissant dans le Dire poétique. Le renversement du platonisme vise avant tout à nous faire croire que le « sentir » n'est plus un « connaître », que toute gnosis est illusoire et qu'à ce titre, il nous faut nous contenter de notre rôle « d'homme-machine ».

Les écrivains, je le redis, s'opposent de toute la force de leur sensibilité, de leur âme et de leur intelligence à cette « fonctionalisation » de l'humanitas. Ils persistent fanatiquement à reconnaître le Beau dans la splendeur du Vrai, à refuser précisément de séparer le Beau et le Vrai comme le font les Modernes qui croient renverser le platonisme mais ne font que se rallier à sa caricature. L'innovation est un secret qui appartient à l'approfondissement des intelligences les plus traditionnelles. Nul n'innove que le fidèle. Le « monde nouveau » et les « cieux nouveaux » sont au coeur ardent et secret du fidèle. Or, le monde moderne a horreur de la fidélité, et c'est pourquoi il doit se contenter du ressassement des formes anciennes, de leur « renversement » ou de leur « déconstruction ». Historiquement, le monde moderne se caractérise par le massacre des fidèles, des tribus issues de mondes traditionnels, de visions métaphysiques ou prophétiques. Cela débute avec la Terreur et ne cesse plus. L'homme de l'anamnésis, l'homme de l'intemporalité est l'ennemi du monde moderne.

L'acharnement contre le platonisme m'attriste car dans les décombres de ce platonisme « renversé » ou « déconstruit », je vois surtout une « humanité » livrée sans défense à de nouvelles planifications planétaires. Dans ce monde aux fidélités arrachées, aux hiérarchies détruites, aux temples profanés et aux autorités bafouées, je vois un « individu » livré à la plus vaste entreprise de massification jamais connue à ce jour. Qu'est-ce qu'un individu sans fidélité, sans métaphysique, sans vision si ce n'est une unité interchangeable, une pure notion quantitative?

L'ombre: Il est difficile de faire la part, dans votre propos, du pessimisme et de l'optimisme. D'une part, vous offrez une vision très noire du monde moderne, et d'autre part, vous conférez au personnage que vous nommez l'auteur des pouvoirs et des possibilités sans bornes. Finalement êtes-vous pessimiste ou optimiste ?

Le voyageur: L'auteur libéré du poids du ressentiment, l'auteur fanatiquement éclairé sur la nature véritable du monde moderne est la fois radicalement pessimiste et follement optimiste. Fondé sur la considération de ce qu'est le monde moderne, de sa réalité meurtrière et vulgaire, le pessimisme n'a rien d'humoral ni de personnel. Ce monde correspond bien à la formule de Shakespeare « une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et qui ne signifie rien ». Mais voir ce monde tel qu'il est, est-ce du pessimisme ou simplement de la lucidité ? Il me semble qu'il s'agit là surtout d'impersonnalité. Je vois ce monde abominable en historien, c'est à dire au terme d'une enquête et non point en rapport avec ma situation personnelle. Le seul fait que je puisse ici m'exprimer, disposer des ressources merveilleuses de la langue française, de sa précision, témoigne de mon privilège. J'ai la chance de vivre, le loisir de penser, la grâce de pouvoir dire ma pensée, le bonheur de pouvoir partager mes pressentiments, mes logiques et mes visions avec mes semblables... Ce privilège, je suis bien conscient qu'il est des plus rares et je n'ai pas l'outrecuidance d'induire de mon bonheur personnel la supériorité de l'époque où je vis, alors même que ce bonheur fut arraché, avec une brutalité inouïe à tant de mes semblables !

Ceux qui trouvent merveilleux cet abominable vingtième siècle, dont nous venons de sortir, ont pour point commun de n'être morts ni dans des camps, ni sous les bombes atomiques ou autres et d'avoir été généralement épargnés par les horreurs d'un siècle prodigue en horreurs. Ce qu'ils trouvent si formidable dans ce temps, c'est le confort où ils vivent, leurs voitures (« ces machines qui puent et qui écrasent » disait Léon Bloy), leurs appareils ménagers, leur télévision et j'ai le vague soupçon que le plaisir qu'ils en retirent justifie à leurs yeux le martyr de leurs prédécesseurs. Pour nos joyeux démocrates qui s'épanouissent à l'idée d'être pour quelque fraction de millionième à l'origine pragmatique du choix de leur chef d'état, le nazisme, par exemple, ne fut finalement qu'un accident ou un « effet pervers » du « progrès » qui justifie leur présent bonheur ! Comme on passe allègrement sur le malheur de ceux qui ne sont plus ! Comme on fait de son propre bonheur la Norme du « Bien universel » ! Quelle ingénuité dans l'égoïsme !

Pour ma part, je veille à ce que mon propre bonheur ne m'interdise point de voir les aspects sombres de mon temps. A considérer mes contemporains, je les vois en proie à une misère sans nom. Une misère qui ne se dit point. Certes, des possibilités déroutantes s'offrent au devenir humain, mais les hommes qui nous entourent vivent une vie déplorable. L'appauvrissement du langage témoigne de l'appauvrissement de leur sensibilité. La société du spectacle diffuse ce mélange nauséeux de violence extrême et de mièvrerie dont les productions culturelles en provenance des Etats-Unis envahissent la vieille Europe sous les yeux hagards des consommateurs !

Mièvre et violent, ce monde, puritain jusqu'au crime; le mauvais goût s'allie à la mauvaise conscience pour établir, planétairement, le règne de la laideur ! Le monde devient immonde. Ce constat, il faut le faire, oser en approfondir en soi la souffrance pour se hausser à la dignité du Logos. L'obscurantisme règne, quand bien même il se pare de Descartes ou de Voltaire (que personne ne lit !). J'ai parlé d'un obscurantisme rationaliste, ou, plus exactement rationalisateur. Les Etats-Unis, me semble-t-il, sont à la pointe de ce mouvement qui est un mouvement d'agression contre les anciennes cultures. Naguère, les colonisateurs d'Amérique dressaient les unes contre les autres les tribus indiennes par de fausses promesses. La stratégie, des événements récents le montrent, se poursuit aujourd'hui en Europe. Nous autres, héritiers des antiques cultures européennes et méditerranéennes ne sommes plus aux yeux du monde moderne que des tribus en voie d'extinction. Que seront nos réserves ? Dans des parcs d'attraction, on montrera de petits hommes râblés, avec un béret et une baguette: des Français ! Ne sous-estimons pas ce mélange de haine et d'envie que suscite la France. Le mot même de France commence à s'effacer. Les journalistes, usant par la redite une métaphore gaullienne, disent l"'Hexagone", c'est moins offensant pour les oreilles étrangères. Proposons de nommer "tubercules", les Pays aux formes moins géométriques ! La France s'efface, elle cède, elle s'amoindrit, et certes, les Français en sont les premiers responsables. Leur nullité génère le mépris et ils se font un profil si bas qu'ils n'osent plus même écrire et parler leur propre langue. Par obséquiosité, les romanciers français écrivent le plus souvent une langue qui paraît plus ou moins bien traduite de l'américain. Il n'est pas rare de lire comme une traduction littérale de l'anglo-américain des formules telles que le « jour d'après » au lieu de « le lendemain ». Les écrivains français, de plus en plus nombreux écrivent le français comme le faisaient les mauvais traducteurs. Dans ces navrances, nous relisons Cioran, ou Albert Caraco, qui est un Cioran survolté, à découvrir ! Voilà pour le pessimisme... La France s'étiole. Les tribus d'Europe seront trompées et vaincues. L'Economie règnera sans partage. Une nouvelle Théocratie s'établira, adoratrice de cette abstraction qu'est la Loi du Marché. Nous nous prosternerons devant elle dans la poussière. Tel sera l'hymne à la joie du monde moderne triomphant. Pessimiste ? A peine ! Je vous dirai que je vois ce qui vient dans ses possibilités les plus avenantes. Les romans d'horreur sont déjà écrits.

Parlons du versant optimiste que vous avez la bonté de discerner dans mes écrits. Le mot optimiste m'insatisfait tout autant que le mot pessimiste. Mes proches me font l'honneur de reconnaître que je ne suis point un être d'humeur. Cependant, quelque élan mystérieux m'entraîne. J'ai le sens des possibilités immenses. Chaque heure m'apparaît comme un royaume. Je vois le temps comme une succession de prières exaucées. Mon âme est dominée par un irrépressible sentiment de gratitude. Je remercie le jour qui vient, « la rose apparence du soleil ». Je remercie la nuit qui pose sur les toits de Pézenas ses grandes ailes bleu sombre: j'y trouve l'apaisement, le silence de l'écriture. Je crois en l'incommensurable puissance de l'intelligence humaine, en ses ressources infinies d'enchantement. Ce sentiment de gratitude me fait redevable. Il me semble toujours que la pointe exquise de la trouvaille, la douce nuit des regards échangés, la gloire des secondes saisie au vol, tout cela qui me comble et me ravit, il m'en incombe une responsabilité. Je n'ai point de théorie précise à ce sujet. Je m'arrive pas à me départir de l'idée que je suis en quelque sorte responsable des bienfaits que je reçois. Cette lumière du soir fut si belle dans mes hautes fenêtres qu'il est pour ainsi dire de mon devoir de l'offrir en partage. Voici ce que je reçois ! C'est pour toi, lecteur ! C'est en ce sens que je crois, comme vous le dites, en les pouvoirs sans bornes de l'auteur.

L'auteur dispose d'un pouvoir sans bornes car il éprouve une gratitude sans borne... Sa puissance sans borne est celle du monde qu'il accueille dans son entendement. L'entendement humain est un infini qui contient la resplendissante finitude du monde, du cosmos. C'est en ce sens que ma vision est théologique. L'Esprit est plus vaste que le monde. Le monde est à l'intérieur de l'Esprit. Dans un sens strictement « matérialiste », les scientifiques s'accordent à dire que le cerveau humain est sans doute le composé le plus complexe de l'univers connu à ce jour. Rien de plus simple que les constellations ! L'auteur doit s'interroger sur les « ordres de grandeur ». Etre auteur, se soucier, comme le souligne Philippe Barthelet de « la vertu qui accroît », être le jardinier des mots français ou le théologique méditant du « iota » de la lumière incréée, c'est toujours affiner en soi le sens des « ordres de grandeur ».

Tout se joue dans le rapport et la proportion. L'auteur établit des rapports et suggère des proportions précisément car il se tient du point de vue de l'infini. La finitude est la preuve de l'infini, de même que la Forme est la preuve de la souveraineté du Sans-Forme. La grammaire et la rhétorique sont des sciences du rapport et de la proportion. Des sciences édifiantes, architecturales, hiérarchiques, musicales qui sans cesse reconstruisent ce que le nihilisme déconstruit. Certes, on peut abattre les temples, comme on le fait ces derniers temps des églises orthodoxes, on peut bafouer les auteurs, répandre son fiel sur les pensées les plus généreuses, la Forme subsiste dans l'invisible. La Forme est ce recours secret des humiliés et des offensés et c'est bien pourquoi ceux qui ne vénèrent que le pouvoir la veulent détruire ! La Forme est l'auctoritas, elle est ce qui fonde la puissance sans limite de l'Auteur face au nihilisme.

L'ombre: Mais ces « pouvoirs » de l'auteur et de ce que vous nommez la Forme, sont-ils autre chose que des vœux de l'esprit et du cœur ? Comment les manifester ? Quelle influence leur attribuer ?

Le voyageur : Les vœux de l'Esprit sont les seuls à devenir réalité, ou, plus exactement, à se faire réalité. L'Esprit ordonne. Les mains obéissent. Rien n'advient dans l'ordre de la culture et de la civilisation qui ne soit tout d'abord un vœu de l'Esprit. Toute beauté est un vœu exaucé. L'histoire humaine est faite de ces Formes imaginées qui s'emparent de la substance et font les religions, les styles, les morales... Notre présent est fait de la vie ou de la mort de visions lointaines.

Mais la vérité de la Forme est aussi beaucoup plus immédiate. Les pouvoirs de l'auteur sont d'abord des pouvoirs sur lui-même. Ce que l'écriture change en nous, c'est le pouvoir de l'attention. Lire, écrire sont des écoles d'attention. Le monde moderne est bien comme le soulignait Bernanos, une gigantesque conspiration contre toute forme de vie intérieure, il est aussi une infatigable attaque contre nos facultés à être attentif. Tout distrait, tout dissipe. L'homme moderne est d'abord un homme qui manque d'attention et de concentration. Dissipé, décentré, irrelié, il divague de « signifiances » en « signifiances ». Il n'est rien de moins naturel que l'attention. Etre attentif, c'est être éveillé. L'homme moderne dérive dans une hypnose mortifère. Il s'abreuve au Léthé et dédaigne la source de Mnémosyne. Etre attentif au monde, c'est agir. Ecrire, c'est changer en signes qui demeurent le moment qui passe. C'est opérer à ce renversement herméneutique qui fonde le présent dans ce qui demeure. Le présent n'est plus alors ce qui passe aussitôt que perçu mais la pointe de l'éternité. Mais pour voir la pointe, il faut être attentif...

Ecrire avec un minimum de respect envers le Logos, c'est affiner l'intelligence, la rendre plus sensible à la fine pointe du temps qui passe au-delà du temps, c'est pratiquer une ascèse qui n'est point si éloignée du tir à l'arc tel que le pratiquent les Maîtres du bouddhisme Zen. Ce qui change par une certaine pratique de l'écriture, ce qui fait de l'art littéraire un art martial de la recherche de la vérité, c'est l'éclat que l'attention extrême allume dans l'entendement humain.

Ce qui naît de cet éclat, c'est la conscience. Etre conscient, ne plus dormir, atteindre à l'état d'éveil, c'est voir. La vision précède. Elle annonce. Elle nous fait entrer dans une logique providentielle. Mettre en échec l'affreuse banalité du monde moderne, c'est aussi en finir avec l'insolite, retrouver l'interdépendance, le tissage du monde. Ecrire, c'est évoquer les tapisseries merveilleuses. De celles qui nous emportent comme dans les contes des mille et une nuits. Ecrire, c'est prendre conscience de l'entrecroisement des fils. Les mythes hindous font la part belle aux dieux tisserands. Les pythagoriciens et le Yi-King excellent à dire ce qui s'entrecroise. Les hommes, la terre, le ciel et le divin dialoguent et l'entrecroisement de leurs propos murmure dans les feuillages orphiques qu'évoque Monterverdi non moins que dans la pensée du scribe qui humblement recopie et enlumine. L'écrivain le plus imbu de ses pouvoirs sait que sa tâche est d'enluminer avec attention. Ecrire, c'est voir et cette vision, à mesure que l'auteur avance dans la tâche qu'il s'est prescrite, devient de plus en plus colorée, lumineuse. Mon expérience intérieure d'écrivain me donne accès à un monde dont les couleurs sont de plus en plus semblables à celles des tableaux des Primitifs italiens. Nous écrivons noir sur blanc, mais les mots vibrent d'or et d'azur.

 

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Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

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