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20/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, "Cicindèles". Avant-propos à "La gnose poétique d'Ernst Jünger":

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Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du Travailleur. Le Traité du Rebelle, Eumeswil, et sa figure de l'Anarque, allaient prendre, ensuite, la mesure de la distance nécessaire, par une morale dévouée bien davantage aux principes qu'aux valeurs, au sens bourgeois du terme. Ce qui distingue une morale bourgeoise d'une morale aristocratique n'est autre que le sens du sacré ; la morale bourgeoise est gestionnaire, soucieuse de règles à imposer aux autres, lors que la morale aristocratique est dispendieuse, plus soucieuse de l'accord avec le vrai et le beau que d’une conformité sociale.

L'essentiel, à cet égard, est dit aux premiers chapitres des enchanteresses Pléiades de Gobineau. Le Fils de Roi, c'est à lui-même qu'il impose des règles comme autant de politesses adressées aux êtres et aux choses qui peuplent le monde. Tel est le sens du sacré qui émane de l'œuvre de Jünger, bien loin de la morale des moralisateurs que l'on a bien raison, lorsque l'occasion s'en présente, de renvoyer à leurs affaires. L'approche du Sacré est approche de l'être. Dans la douce éclaircie du Don, l'être se donne à nous, et le sacré est l'éclat de notre gratitude.

Reprenant, là où elle nous fut laissée, la grande lumière de l'interrogation hölderlinienne, Jünger devance presque toutes les analyses politiques et morales. Alors que tant d'autres passent leur vie à se désencombrer de systèmes qu'ils ont adoptés et reniés successivement pour s'adapter aux déroutes de l'Histoire, Jünger, lui, s'en tient à la « méditation des oracles ».

L'Oracle d’Hölderlin approfondit l'Oracle de Delphes. Tout s’éprouve dans le Mystère dont le délié s'accorde à la musique des âmes et des sphères. Il faut entendre que le Mystère n'est pas confusion, ni aléas. Le Mystère est un Ordre. Seule nous échappe la possession de la clef de voûte. Or, le Mystère de l'Oracle poétique est le Mystère de la non-possession. La connaissance ultime nous délivre de toute chronologie. Elle caducise l'effort antérieur pour ne plus laisser subsister que la plénitude du Don sans mesure de l'être à lui-même. Ce que l'œuvre de Jünger, dans la lignée des Grands Hymnes de Hölderlin, nous dit des dieux et des titans éclaire magistralement notre temps. Nous vivons un temps d'intérim, un interrègne, et ce ne serait que pure pénurie si nous n'étions capables d'envisager avec une sorte de lucidité prophétique, d'où nous venons et où nous allons.

« Le naufrage du Titanic, écrit Jünger, qui échoua sur un iceberg, est un signe prophétique comme il n'en est donné que dans les mythes. Il faut en conclure, entre autres choses, que pour le progrès il s'agit en fait d'un intérim,- d'un phénomène avec un début et une fin. Que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, à vrai dire on l'avait toujours su. Désormais se pose la question de savoir à quoi va ressembler la terre, ou bien ce qu'elle voudra, c'est selon. Des visions apocalyptiques semblent se répéter à la fin de chaque millénaire,- elles s'accordent aujourd'hui avec le contexte mondial, qui est essentiellement de nature technique. En revanche, les astrologues prédisent une extraordinaire spiritualisation. Cela s'harmonise avec l'attente chrétienne d'une ère du Saint-Esprit, la troisième après celle du Père et du Fils. »

Ernst Jünger demande encore à être lu. Cette vision paraclétique indique l’approche. Le principe titanique triomphe mais il périt dans son triomphe. Quelle lenteur à l'échelle humaine que ce désastre auquel tout le monde assiste mais auquel presque personne ne comprend rien : « Le prochain siècle, appartient aux titans; les dieux vont perdre encore de leur crédit. Attendu qu'ils reviendront, comme ils l'ont toujours fait, le vingt-et-unième siècle, vu sous l'angle religieux, sera donc un entre deux, donc un intérim. Dieu se retire. Que l'Islam semble faire exception ne doit pas nous tromper; cela ne tient pas au fait qu'il est supérieur au temps mais au contraire, d'un point de vue titanique, qu'il lui est accordé. »

Là encore le regard de Jünger est d'une acuité et d'une actualité extrême. Les différents ordres moraux, totalitaires et vains, qui s'installent ici et là, en Orient et en Occident, loin de témoigner d'un « retour du religieux », marquent au contraire leur accord profond avec la modernité titanique. Le fondamentalisme est essentiellement moderne car la modernité est essentiellement fondamentaliste. L'idéologie du ressentiment, de l'uniformisation, qu'elle fût de prétention religieuse ou matérialiste, considère toujours comme ennemies la connaissance, la sapience, la philocalie, les fastes de l'âme miroitante et enfin, la vie elle-même, qui est toujours « plus que la vie ».

L'homme moderne dévoué au principe titanique est puritain car la technique est puritaine, toute entière conditionnée par l'utilité. Le règne des titans est le règne du déterminisme. Le principe divin s'oppose au principe titanique, non selon un principe dialectique, mais bien davantage comme deux styles. Le monde des dieux qu'évoque Jünger est ce monde dispendieux où l'immanence se fait offrande. Le monde des titans est notre monde, « Règne de la Quantité », et du contrôle.

On ne saurait esquisser un hommage à Jünger, comme se veut être ce bref ouvrage, sans évoquer l'idéogramme clair et léger de la cicindèle. La cicindèle, dont on ne sait tout d'abord si elle est un éclat de lumière ou un insecte est sans doute le signe le plus immédiatement perceptible de l'éveil du Logos, - la nature, pour ce disciple de Novalis, se laissant déchiffrer comme un livre. Le monde étant l’enluminure d’une écriture divine. Les chasses subtiles, qu'elles relèvent de l'attention entomologique portée au monde extérieur ou bien de l'audace des « psychonautes » à la conquête du monde intérieur, que Jünger évoque dans La Visite à Godenholm, sont une herméneutique à l’exemple de celle dont Porphyre honora le poème d’Homère dans son Antre des Nymphes .

Alors que tant d'autres s'en tiennent à une théorie du signe arbitraire et de l'évolution des espèces, Jünger bouleverse ces certitudes scientistes par la considération de l'infime et du subtil. La cicindèle est aussi un symbole. Mais entendons-nous, elle est un symbole dans le monde, un symbole issu de la trame du monde, un signe, délivré par la terre, d'un message dont la complétude n'est jamais que devinée, induite par reflets, par miroitements, par éclats. La splendeur du monde n'emprisonne pas le sens du monde mais le délivre dans la multiplicité des signes, des hiéroglyphes dont est composée la nature. Le tout est davantage que la somme des parties. L'immanence n'est point close sur elle même. La solaire cicindèle scinde de son aile l'emprise de la nature sur elle-même qui est l'illusion foncière des matérialistes.

Pour Jünger, comme pour Novalis, la matière n'existe pas. Le monde est blasonné, et les créatures qui le peuplent, les configurations de lumière et de nuit qui rendent discernables nos approches, participent d'une grammaire que l'on ne peut comprendre que par la contemplation, par-delà les logiques chronologiques ou linéaires. Le monde est constitué comme un langage. Tous les arbres, toutes les pierres, tous les papillons, tous les paysages et toutes les circonstances de notre vie sont hiéroglyphiques : « Les hiéroglyphes, écrit Jünger, font plus qu'égratigner la surface des choses, les époques et les conjonctions d'astres, ils ne décrivent pas seulement la vêture mais ce qui, en elle, se métamorphose avec elle. » La cicindèle est la pointe virevoltante dans la tapisserie du monde qui montre, au-delà de l'entrecroisement des fils, l'espace libre.

Nous qui sommes des amis des livres, des contemplations et des songes, nous éprouvons à l'égard de Jünger de la gratitude pour tant d'invitations faites à la rencontre et au passage entre les mondes. Le chasseur subtil, nous dit Jünger, est « un hôte du pays des merveilles ». Le merveilleux surgit à l'improviste. Apparition-disparition où la conscience atteint soudain à l'incandescence métaphysique : « …la rencontre ne dura qu'un instant, mais l'étincelle avait mis le feu. Cette vision disparut de façon aussi surprenante qu'elle était apparue; dans ces deux mouvements la légèreté s'unissait à la force... » Force et légèreté, vitesse qui révèle le secret de l'intemporel, explosion de couleurs qui délivrent le secret alchimique du noyau de toutes les teintes, l'œuvre de Jünger fut toute entière en cette quête ardente. L'attention portée aux créatures infimes et scintillantes qui s'échappent de la fixité de la nature, est bien une attention métaphysique, car ces créatures, visibles et mesurables, écrit Jünger « nous pouvons aussi les prendre pour exemple de forces qui croisent nos voies, qui même nous traversent sans que nous ayons conscience d'elles, un peu à la manière des ondes qui, de très loin, projettent une image sur un écran. » Dans ces « ondes », qui sont l'écriture du monde depuis la Genèse, Ernst Jünger nous initie à la vie magnifique.

Luc-Olivier d'Algange

 

Couverture Le déchiffrement du monde

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaquePour saluer Pierre BoutangDe la promenade: traitéLe Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou. 

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini !

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués, et dont nous sommes, convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

Rémi Soulié

 

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