19/08/2025
Luc-Olivier d'Algange, Vues sur Mishima:
A propos de Mishima et ses masques de Stéphane Giocanti.
La plupart des biographies sont inutiles. A celui qui est entré dans une œuvre, qui a reconnu les songes, les idées, les passions d'un auteur, que lui importent les détails, souvent triviaux et communs, de sa vie. Presque toutes les biographies gagneraient à se résumer en deux mots : « Il écrivit ». Des exceptions cependant demeurent - et les règles générales ne valent que pour les saluer - tel ce beau livre de Stéphane Giocanti, Mishima et ses masques, paru récemment aux éditions de L'Harmattan. Erza Pound disait que l'on ne peut lire un écrivain – et a fortiori, en parler – sans partager avec lui quelque trait commun, une expérience partagée, voire une part de la vie intérieure.
Stéphane Giocanti, s'il ne faille jamais à l'exactitude et à l'objectivité nécessaires, poursuit, dans cette biographie, le dessein de ses livres précédents consacrés à Maurras, Pierre Boutang ou T.S Eliot. De quoi est-il question dans une œuvre ? Quelles sont sa provenance et sa destination ? Quelles en sont les étapes décisives ? Autant d'interrogations auxquelles la critique littéraire, telle que la pratiquent généralement les Modernes, ne suffit à répondre.
Il ne suffit point, en effet, d'analyser et d'expliquer, il faut encore interpréter et comprendre, c'est à dire s'impliquer. L'auteur de Kamikaze d'été - ce court mais fulgurant roman, que Stéphane Giocanti, publia naguère aux éditions Pierre-Guillaume de Roux – pouvait, et devait, mieux que d'autres, répondre à cette exigence, et l'exiger de son lecteur même. « Tout esprit profond a besoin d'un masque » écrivait Nietzsche, - qui fut sans doute, parmi les auteurs d'Occident, avec Racine, Thomas Mann et Radiguet, celui exerça la plus grande influence sur Mishima, sans oublier, bien sûr, Oscar Wilde, que cite, à bon escient l'auteur de Mishima et ses masques : « la forme objective est en réalité la plus subjective. L'homme est moins lui-même lorsqu'il parle pour son propre compte. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité ».
L'oeuvre de Mishima accomplira, extrêmement, cette fusion de l'objectivité et de la subjectivité, de la vie extérieure et de la vie intérieure, du paysage et de l'âme qui, dans la tétralogie de La Mer de la fertilité, transmigre par l'exercice de la contemplation. C'est par le paysage qu'elle voit que l'âme peut devenir volatile et se réincarner. Kenneth White, voyageur à travers les paysages en quête d'un territoire où, je le cite, « le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle anonyme » citera Mishima : « Le "Je" qui va m'occuper ne sera pas le "Je" qui se rapporte strictement à l'histoire de ma personne mais autre chose... Réfléchissant à la nature de ce "Je", je fus amené à conclure que le "Je" en question correspondait très précisément à l'espace que j'occupais physiquement »
Le masque n'est pas seulement posé sur le visage pour le révéler, c'est-à-dire pour le revoiler de sa vérité inconnue, mais sur le monde lui-même dont l'écrivain veut atteindre la vérité intime, « le feu central de l'être » selon la formule de Dominique de Roux. Parlant du style d'un de ses Maîtres, Kyoka Izumi, Mishima évoque « son vocabulaire aussi riche que la mer » et « ses phrases imperméables comme la roche » « A la réalité ( un pont, une forêt, des champs) Mishima, écrit Stéphane Giocanti, surimpose des fragments d'univers seconds qui demeurent malgré tout en continuité avec elle ». Ces univers contigus seront au principe de la transmigration du personnage central de La Mer de la Fertilité, et le principe de son art romanesque, qui s'avère être ainsi une expérience métaphysique, proche de certains courants du bouddhisme ésotérique.
Si évidente que soit l'influence sur Mishima de la littérature occidentale, et si occidentalisé voulut-t-il parfois paraître dans quelques de ses masques, le livre de Stéphane Giocanti plonge dans les racines les plus profondes de la culture japonaise, aventure inédite, en France, et passionnante. Au caractère « disruptif » de l'Occident, à son sens de la représentation, Mishima oppose la continuité des règnes telle que la perçoit la tradition japonaise et, plus encore les traditions bouddhistes de l'Inde et de la Thaïlande dont il eut, comme en témoigne le troisième volume de sa tétralogie, une connaissance profonde. Sa fascination pour l'Occident – autrement dit, la modernité globale, dont il saisit, mieux que personne, les tenants et les aboutissants, suscite précisément chez lui une volonté de lui résister, en toute connaissance de cause.
S'il lui faut vivre dans le monde instauré par l'ère Meiji, antihéroïque, pudibonde et commerciale, c'est en gardant au cœur l'idéal de « sauver ici-bas et au-delà l'intégralité de la Beauté ». « Mishima, écrit Stéphane Giocanti, fut bouleversé par l'accélération des changement au Japon : affadissement et vulgarité des mœurs, obsession de l'argent, de la consommation et de la réussite économique , sentiment d'abêtissement général. » Qu'en sera-t-il de ceux qui auront disparu dans la mémoire de ceux qui demeurent ? Qu'en sera-t-il d'un monde où le chemin profond semble perdu, où toute trajectoire est définie d'avance ? Qu'en est-il de la fatalité ? Qui viendra après nous comme nous sommes venus après ceux qui portaient un monde oublié, mais qui nous tient à cœur, comme une pointe exquise, une souffrance, promesse de suavité ? Qu'en est-il de la postérité ? Le livre de Stéphane Giocanti, qui est un livre engagé, suscite ces questions.
Lorsque nos Maîtres auront disparus , ceux qui ne furent guère leurs familiers et ne leur portèrent qu'une attention médiocre, se vanteront de les avoir connus sans prendre le risque d'être contredits. La postérité est une feinte et une fuite, - et même la vie : nous ne vivons nos plus beaux moments que rétrospectivement et continuons, dans le présent, à passer à côté des êtres et des choses. L'oeuvre de Mishima est une révolte radicale contre cette fatalité. S'il oppose une fatalité à une autre, ce sera celle de se saisir de sa propre mort dans le feu d'un grand soleil rouge, afin de ne pas être dépossédé, de rassembler, dans sa pointe extrême, toute la vie et toute la mort.
« Mishima, écrit Stéphane Giocanti, pense par métaphores dans la mesure où celles-ci traduisent son intuition sans passer par les progressions ordinaires de la logique rationnelle ». La métaphore est alors épiphanie, manifestation, « mer allée avec le soleil », selon la formule de Rimbaud. Une juste métaphore est un acte magique qui ouvre le monde et abolit la distinction entre le monde intérieur et le monde extérieur, et nous donne ainsi la chance de résister à l'avilissement de la pensée par représentation. Par l'amitié stellaire dont il témoigne, le livre de Stéphane Giocanti nous donne la possibilité de comprendre , par delà le nihilisme, la plus plus secrète et et la plus ardente corrélation du Tragique et de la Joie.
L'erreur serait de penser que ce livre clôt le sujet, et qu'il suffirait de de ranger , avec l'oeuvre de Mishima dans le rayonnage des classiques dont nous n'attendons plus rien plus rien, sinon la satisfaction de l'avoir reconnue à sa juste valeur. Le livre de Stéphane Giocanti appelle au contraire à une suite à donner, - dans la littérature comme dans la vie. Une suite qui commencerait par exemple par la traduction des œuvres inédites évoquées et commentées, et celles encore de ceux qui furent, dans la littérature japonaise, de la période médiévale jusqu'à nos jours, ses « maîtres et complices ». Il y faudrait des traducteurs-poètes, tel Armel Guerne, qui écrivit à propos de Melville, ces phrases qui conviendraient aussi, au suprême, à Mishima : « Quand le poète est dévoré par la poésie, quand le créateur devient lui-même la monture de ce qu'il a créé, quand il meurt sous sa créature ( dont il connaît seul et ne connaît pas la véritable mesure), quand au cœur même de la création, il tombe en combat singulier pour et par l'oeuvre qu'il va laisser, c'est alors aux portes de l'éternité qu'il touche. Et l'oeuvre est faite pour durer. »
Luc-Olivier d'Algange
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