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27/02/2022

Deux lettres de Raymond Abellio:

 

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Vence, le 5 février 1986

Cher Luc-Olivier d'Algange,

La revue Pictura et votre lettre m'ont été retransmises à Vence, où je passe durant l'hiver, la majeure partie de mon temps. Merci pour l'une et l'autre et tous mes compliments pour votre article sur les néoplatoniciens: vous y abordez de grands et multiples sujets, dans une parfaite clarté, ce qui n'est pas si simple, et j'y ai retrouvé avec bonheur nombre de thèmes qui me passionnent et dont je serais heureux de parler avec vous. Car nous pouvons, si vous le désirez, nous rencontrer, soit ici, soit à Paris, soit à Toulouse où je serai, en principe, au début du mois de mai.

N'ayant reçu Pictura qu'hier soir, je n'ai pu lire que votre article dont je ne vois pas encore comment il s'intègre au reste de la revue, mais peut-être cet éclectisme est-il voulu. Dites-moi ce qu'est Pictura.

Vous donner un texte m'est plus difficile que vous rencontrer; je travaille en ce moment à un essai qui me prend tout mon temps et me fatigue beaucoup. A mon âge, il est à peu près impossible de mener deux choses de front. Mais j'ai avec moi un petit groupe d'amis bien plus compétent en matière de Kabbale et de Yi-king, par exemple. Je pourrais les mettre en rapport avec vous.

Soyez assuré en tous cas du vif plaisir que j'ai à vous lire, et, en attendant de faire votre connaissance, croyez-moi, je vous prie, bien sympathiquement vôtre.

Raymond Abellio.

*

Vence, le 27 février 1986

Cher Luc-Olivier d'Algange

Un grand merci pour votre envoi (lettre et article destiné à Question de). Question de est une revue que je connais bien et qui, en gros, m'a toujours soutenu. Robert Amadou, qui y écrit, est mon ami. Je n'en dirai pas autant de l'Université en général, à l'exception de non-conformistes comme François George, qui dirige la revue Liberté de l'Esprit, fort éclectique, il est vrai, - mais il faut être agrégé de philosophie pour être admis dans le milieu professoral, et le groupe d'influence qui s'est créé autour de Foucault, Barthes, Derrida, Lyotard, est encore tout puissant, et l'accès à la collection La Bibliothèque des Idées, chez Gallimard, est devenu impossible, je pense, à qui n'est pas "du métier". La parution de la "Structure Absolue" n'y fut possible que grâce aux efforts d'un ami politique, Robert Carlier, qui sut convaincre Michel Deguy. Il y fallut quand même des mois de palabres.

Je serai à Toulouse le 29 avril pour une conférence à l'Hôtel d'Assezat, sous l'égide de l'Académie des Jeux Floraux et resterai dans ma bonne ville natale (qui m'a remarquablement ignorée jusqu'ici) jusqu'au 3 mai. Nous pouvons nous rencontrer avant, à Paris ou à Vence, si vous le désirez, mais ce séjour à Toulouse nous donnera toute liberté.

A bientôt donc, et toujours bien sympathiquement vôtre

Raymond Abellio.

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26/02/2022

Les Alchimistes:

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Luc-Olivier d'Algange

Les Alchimistes de Jean Biès

 

Jean Biès est de ces écrivains français qui, le cas n'est pas si fréquent, sont les auteurs d'une œuvre. Poète, romancier, essayiste, Jean Biès est aussi l'auteur d'un ouvrage décisif intitulé Les Alchimistes. D'emblée son livre se distingue par l'exactitude des références, la rigueur doctrinale et la beauté du style. Si le monde est bien, comme nous l'enseignent les Théologiens du Moyen-Age, la « rhétorique de Dieu », on ne saurait trop se réjouir de voir la beauté, par l'exactitude grammaticale, répondre à la vérité de la doctrine. A ce titre l'œuvre de Jean Biès est éminemment platonicienne: elle démontre, par son existence, que le Beau est la splendeur du Vrai.

L'ouvrage est un des rares à prendre en compte tous les aspects de l'Alchimie, tant dans sa réalité historique que constitutive ou structurale. L'Alchimie est un art, un jeu, une science, une poétique et une gnose. Elle est également une médecine, magistralement illustrée, entre autre, par Paracelse, une cosmologie, fondée sur la correspondance du microcosme et du macrocosme (dont témoigne la fameuse Table d'Emeraude) et une science héraldique des « signatures ».

A travers la métamorphose des éléments, dont la splendeur se multiplie en images d'une grande richesse poétique et iconographique, l'alchimiste déchiffre les apparences où il retrouve l'empreinte visible d'un sceau invisible. La méditation alchimique n'oppose pas l'intelligible et le sensible, l'invisible et le visible, l'esprit et la matière, l'être et le devenir. Elle ne perçoit point dans ces contraires des ennemis irréductibles. Le monde, qui se déploie dans la diversité des apparences, lui apparaît comme un don du Verbe. Dans les détails les plus infimes et les plus grandioses du monde sensible, son art lui enseigne à reconnaître les signes et les intersignes. Dans les métamorphoses du devenir, l'alchimiste perçoit la permanence des cycles ; dans l'immobilité désirée et attendue de l'Inconditionné, qui n'est autre que la Pierre philosophale, elle devine la possibilité universelle et les variations infinies dont est faite la trame du monde.

L'Alchimie mérite bien cette appellation de Philosophie, que certains universitaires imbus de « modernité » lui refusent, ne serait-ce que par les transitions qu'elle favorise entre les pensées habituellement considérées comme rivales, ou antagonistes, de Pythagore, d'Empédocle, d’Héraclite, de Parménide et de Platon. Dans la perspective alchimique, en effet, le sens héraclitéen du devenir loin d'infirmer la théorie parménidienne de l'être, la corrobore. De même que la vision poétique et dramatique d'Empédocle, loin d'exclure la mathématique de Pythagore s'accorde en elle comme s'accorde, dans la flambée de l'athanor, le Mercure et le Souffre, par l'ambassade du Sel. Pour qui retient la leçon des alchimistes, ces « philosophes par le feu », pour celui qui n'oppose point péremptoirement au Mystère ses certitudes et ses convictions, toutes les joutes philosophiques sont nuptiales et la dissociation des éléments n'est que le prélude à leur harmonie.

Alchimiste lui-même dans son enquête sur l'Alchimie, Jean Biès se tient exactement sur l'orée qui distingue et unit la nature et la Surnature. Le symbolisme alchimique, en récusant la notion moderne d'une séparation radicale du monde matériel et du monde spirituel, révèle les vertus paradoxales du monde. « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu », cette formule de la liturgie orthodoxe convient parfaitement à l'alchimiste dont l'audace est le principe même d'une humilité essentielle. Bien davantage qu'à Prométhée, qui tant fascina les philosophes de la modernité, c'est à Hermès et au Christ que vont les fidélités philosophales. Prométhée, comme Icare, se rend coupable de démesure. Or l'hybris est le premier péril et la première tentation dont l'alchimiste doit se défendre. Son œuvre n'est point subversive, ni titanesque, mais harmonieuse et miséricordieuse.

Cette harmonie et cette miséricorde se manifesteront dans la beauté versicolore du voyage. Les couleurs et les symboles sont à la fois intérieurs et extérieurs. Entre le monde et l'entendement humain, l'art hermétique présume une synchronicité possible.

Science des qualités et des nuances, des variations et de l'interprétation, l'Alchimie, loin d'être l'ancêtre balbutiante de la chimie telle qu'elle se précisa au dix-neuvième siècle, fut une connaissance (pour une part perdue, et pour une autre, non encore advenue) de l'interdépendance de l'expérimentateur, de la chose expérimentée et de l'expérience elle-même. Le couronnement de l'œuvre est la transfiguration de l'Adepte. L'instrument de la connaissance a pour dessein de modifier, en même temps, et de façon essentielle, la matière et l'entendement humain qui œuvre sur elle. A ce titre, les alchimistes devancent l'exigence de la phénoménologie et de l'épistémologie et l'on s'étonne, en effet, que leurs œuvres soient exclues du « corpus » des actuelles pensées prospectives. Il est vrai que l'Alchimie inquiète, que ses œuvres paraissent insaisissables et qu'elle exige de ses chercheurs comme de ses adeptes, et même de ses simples historiographes, certaines des vertus éminentes du navigateur.

Pour consentir à s'aventurer dans ce monde de métaphores scintillantes et houleuses, il faut avoir l'âme odysséenne. « L'erreur enseigne ce qu'il ne faut pas faire, écrit Jean Biès, l'errance apprend ce qui est à faire: il est bon d'aller s'informer auprès des Maîtres. L'alchimiste apparaît alors dans son manteau de voyage, coiffé d'un grand chapeau souvent orné de la coquille de monseigneur saint Jacques de Galice, muni d'un bâton de marche, accompagné d'un chien. Dans le décor sauvage qui l'entoure on le devine étranger à toute société. » La pérégrination alchimique est, là aussi, à la fois en-dedans et au-dehors de l'entendement humain. Les alchimistes furent de grands voyageurs. Ils eurent l'audace, en des temps où les distances étaient plus éprouvantes et plus réelles, le monde n'ayant pas encore été rabougri par les techniques de déplacement, d'affronter les incertitudes de toute véritable tribulation, - mais ils furent aussi, et surtout, des voyageurs intérieurs, à la ressemblance du Heinrich von Ofterdigen de Novalis.

Quête initiatique, découverte du monde imaginal, approche de l'Ame du monde, telle est l'Alchimie à laquelle nous invite l'ouvrage de Jean Biès. L'Ame du monde se révèle dans les métamorphoses de la matière ordonnée aux Symboles visibles-invisibles qui s'y déploient comme la roue solaire du Paon. Rien n'importe que ce moment, où l'entendement humain enfin délivré du Règne de la Quantité, de la pensée calculante et des normes profanes de l'indéfiniment reproductible, reconquiert la plénitude intérieure. Or, - et c'est bien là le sens de l'humilité que tous les traités d'alchimie prescrivent aux adeptes, - cette plénitude n'est point notre propriété humaine. Elle nous est, quoiqu'infiniment proche et offerte, étrangère. Elle n'est point dans l'outrecuidance de la subjectivité livrée à la démesure, mais dans la subtilité de ce qui advient, de ce qui transparaît précisément pour nous enseigner le secret de la transparence. Elle est, cette présence cachée, dans l'extinction du moi.

La rouge aurore du rubis philosophal flamboie à l'instant précis de cette extinction. L'Œuvre est réalisée lorsque tout ce qui fait notre moi est frappé d'inconsistance, littéralement brûlé comme par le Miroir de Nigromontanus qu'évoque Ernst Jünger dans Les Falaises de Marbre.

« Ce démembrement du moi, cette mort du moi, écrit Jean Biès, c'est ce que signifie déjà le travail devant l'athanor, exigeant une vigilance épuisante ». L'âme emprisonnée exige d'être désincarcérée, comme un « iota » de la lumière incréée, dissimulé sous la compacité des apparences ou dans l'illusion des fausses lumières. L'ouvrage de Jean Biès, qui est à la fois histoire (au sens d'enquête), légende, au sens de ce qui doit être lu, et herméneutique créatrice, au sens de ce qui doit être interprété et non seulement expliqué, s'inscrit, on l'aura compris, dans une tradition pour laquelle, selon de mot de Villiers de L'Isle-Adam, la lumière des siècles est plus profonde que le prétendu « siècle des Lumières ».

Se développant selon les lois de l'arborescence, le discours alchimique exige l'attention à la plus infime radicelle, en même temps que la vue d'ensemble. le propre du moderne est d'avoir perdu cette vertu d'attention. Sa fascination pour la quantité, le calculable, a pour origine et pour complice cette inattention qui, dans son ignorance du monde des qualités, sépare l'âme humaine de l'Ame du monde, si bien que l'une s'étiole et se durcit et que l'autre devient lointaine et indiscernable. Ce livre de Jean Biès vient, à la suite de ses précédents ouvrages, raviver notre attention, et, si nous en sommes dignes, nous ouvrir la voie à la connaissance de l'esprit de l'Alchimie qui viendra couronner nos retrouvailles tant attendues avec l'Ame du monde, sophia pérenne et divine présence: « Se faufilant à pas feutrés, écrit Jean Biès, entre désastres et dérisions, effondrements et massacres, traversées du déserts et marées équinoxiales de la barbarie, l'esprit de l'alchimie, sous les traits joyeux d'Hermès, est bien de retour parmi nous, même si peu d'entre nous le savent. Descendant à travers les airs qui avaient oublié de lui l'empreinte de ses ailes, le dieu rieur parvient sur une terre exténuée, s'aventure au clair-obscur des recompositions incertaines d'aurores s'essayant à naître, et danse par avance dans le secret des cœurs l'ivresse rutilante de l'Or ».

 

Les Alchimistes, Jean Biès, éditions Philippe Lebaud

 

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19/02/2022

Heures de syrtes et de feu, poème:

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Luc-Olivier d'Algange

Heures de syrtes et de feu...

 

Heures de syrtes et de feu, heures aimées…

Des univers y battent leurs feuilles sous la pluie si claire,

Laudes écrites contre la brume et dans le marbre de l’air.

Quelle enfance en poussière dans le sommeil léger ? Les regards

Mystérieusement se rencontrèrent dans l’intimité du monde,

Et cet être du vent sur le dos des tempêtes nous emporte

Vers l’exquise incertitude qui nous laisse dans l’abandon

Comme une barque tardive, vaguement oscillante

Sous la blancheur du ciel, nous laisse être

Avec le seul souvenir des temps où nous n’étions rien,

Sinon cette ombre du chant qui nous précède, cette ombre

D’un temps où fleurissent les patries des terres dorées

Dites, de degré en degré, jusqu’aux fortins paradisiaque !

 

La nostalgie change les proportions du monde.

Depuis des temps immémoriaux, la nuit est mauve.

Les nuages se sont habitués aux cadrans des Jardins.

Notre tourment s’achève avec les grands vaisseaux du siècle

Qui pavoisent… La sagesse n’est point jalouse, mais éblouie.

Elle est l’hôte de l’heure déployée, de l’heure ardente,

De l’heure frémissante sous le joug des anciennes nuées…

Nous serons en elle, à jamais, et pour elle, et contre le monde !

Six feuilles entrelacées en épine dans l’incohérence des mots

Suffisent à notre bonheur, à notre gloire ! Six feuilles nervurées

D’un sang qui déchiffre les clartés de l’ombre

Lorsque nous marchons sur le profil de l’aube …

Ce furent ces aventures dites, où le double du firmament

S’abolit dans la nuit de l’azur, dans la ténèbre qui sauve la raison,

La seule qui nous dise la courbe claire de la musique, des navires…

Ainsi j’éveille doucement ce sommeil, je l’éveille de lui-même

Comme une lueur, comme un combat de pierres noires sur les rives nues.

Cela demeure, et ne nous quitte jamais. Cela demeure

Dans le passage du soleil comme l’apocalypse joyeuse

Des chants d’oiseaux au matin, dans l’entrelacs des six feuilles

Brodées d’absolutions et de chimères, mais seules vraies

Dans le bien qui nous est offert, dans la beauté de l’œuvre

Qui tient en elle la beauté du monde, tenue comme six feuilles

Du sommeil polaire entre les doigts, six feuilles insondables

Qui tressaillent des battements de la terre, où nous étions

De passage.

 

L’âme endure ces roseraies de tonnerre ! L’âme ne se lasse

D’être au seuil de l’effroi et de l’extase. Il n’y a que la bassesse qui se lasse,

L’infidèle à toute beauté, l’incessante traitresse aux oracles obscurs :

Les seuls qui vaillent. L’âme endure le sel de Typhon et la transparence

Qui brûle. Elle endure les abysses du bonheur, et les lentes processions

Vers la Somme incompréhensible des hauteurs. Elle endure,

Infaillible, et se forge, se gemme, sous le feu sifflant de la Sapience.

L’âme endure les désastres, mais devant l’âme, les désastres se courbent

Comme l’orgueil du vent sur la mer. De tant de siècles stellaires

Nous gardons mémoire, de tant de siècles de ravages : ils se courberont

Sur notre sein comme un jour se love dans le regard, comme une treille

Promise à d’autres ivresses inconnues s’établit dans le règne

D’un palais rouge crétois, comme encore ce qui passe dans ce qui demeure,

A l’infime : là où ce jour qui est nuit traverse le temps comme une vague ;

Nous y serons, à jamais, dans cette présence-là, sable fin et grandes aurores…

L’âme endure et l’espace des formes, et le soleil tournant

Qui démantèle le monde et le déploie comme une corolle

Eclose sous la caresse. Tant de violences l’âme endure,

Et tant de douceurs : comment y survivre, sinon dans l’Eclat ?

 

Luisent six feuilles entrelacées dans la pénombre qu’elles animent

Pointent six feuilles : le monde s’y tient.

Six feuilles de Sybilles. De quel idiome, leurs nervures ? Il y eut

Ce mot comme une croix dans le ciel, cette marche vers la puissance

Que nomment les Parques, ce monologue sans fin dans la nuit

Qu’interroge le regard. Il y eut ces mots que ne disent ni la ruse

Ni le chancellement de l’existence dans la seconde aimée, rougeoyante

Comme d’elle-même devenue ce chiffre ordonné à la victoire !

 

Et cette bienheureuse doctrine des fougères, cette beauté infligée

Au théâtre sombre des heures, ce moment noir aux atours scintillants

De l’espace et du temps que nos prunelles, lumières gisantes ajournent

Pour de chant qu’il nous reste à dire… Six feuilles disparues, mais unies ;

Six feuilles dessinées sur l’arrière-pays où conduisent les routes colorées…

Six feuilles de vallées et d’étoiles. La terre vibrante comme un rubis

S’effondrait dans le vent du coucher comme un incendie, une ombre

Neuve à l’abordage du Soir où le sommeil dessine ses nervures, où l’attente

Dresse ses chapiteaux d’orage, où viennent se heurter les jardins et les guerres.

 

Cette folie était royale. Elle inondait nos larmes de lumière jaune. Elle élevait

Jusqu’au centre du monde ces routes, ces armées, ces noces prodigieuses.

Six feuilles d’or, six feuilles gravées par le feu dans l’air immobile,

Six feuilles, et voici que le jeu céleste obéit à nos cils, rumeurs donnée

Aux gorges vertes des aruspices. Les derniers empires vivent de cette clarté,

De cette sagesse claire. Les derniers empires appareillent au levant

Que détruisent les souvenir d’avoir aimé. Les derniers empires, les premiers,

Tombés sous la coupe transversale des règnes, en proie à leurs incertitudes,

Telles des strophes, des prairies renoncées au dieu inconnu…

 

Ces empires, sous l’aile double qui porte le mystère des vignes

Et des peuples affligés au nom des choses dernières ; ces empires

Qu’aucune trace sur les vagues à travers le temps, qu’aucune grandeur

Dans la genèse muette ne saurait dire, comme dans la gorge

Emprisonnée de ténèbres, le pôle de la voix s’exténue… Ces empires

Qui tiennent dans l’irisation de la goutte de rosée,

Mais que le monde, machine perpétuelle, ne contient ;

Ces empires de métamorphose et d’automne sans lune ; ces empires

Tropicaux et hyperboréens ; ces empires de baies rougissantes

Sur les mains ; ces empires qui passent doucement comme des songes,

Qui attendent avec des signes incertains ce point du jour suspendu

Au-dessus des forêts ; ces empires où l’obscur repos se mêle aux crinières

Foisonnantes des dionysies ; ces empires construits et détruits ; ces empires

Harassés, où des lumières siciliennes consentent à leurs dernières chances,

Il n’est pas un seul de leurs signes, un seul de leurs cris

Qui ne tiennent sur le Finistère de l’une des six feuilles que je dis.

 

L’intensité allège l’esprit. Point de fardeau qu’elle n’élève

Jusqu’à la plus haute branche du frêne du monde, où six feuilles frémissent.

Le vol prophétique clôt le crépuscule, et les ailes frôlent les feuilles ;

Les dieux irréversibles sont loin. Flèches ou flammes ? Qui devine ?

Encore d’autres violences, d’autres terreurs. Ne cesse le monde

Dans cette eau trouée par la bataille du jour : une colonne de gloire

Vers la profondeur ! Les dieux sont loin, mais je les nomme.

Quelque liturgie sabéenne cours dans la rumeur de mon sang.

Astarté fige le noir de ses roses d’ombre dans le détail de son tombeau.

Vive et tardive ! Des formes dansent sur les flots : elles se nomment Idées.

Le deuil ne trahit point la légende. L’intensité ne se dédit point :

Elle succombe à son propre bonheur et nous n’avons nul mal à en dire !

La première feuille fait signe dans l’orage. Proche, si proche, de son propre feu.

Le dieu de ses nervures hante la tristesse et le silence du serment :

Chaque fidélité dite témoigne de l’infidélité du monde.

La seconde feuille n’est point l’inconsolable : le Chœur est avec elle,

Et les voyages sur la mer calmée. Cette lueur de l’envers qui redime

La douceur de l’avers, et la protège comme le bouclier de Vulcain,

Garde son blé en herbe. Mais la troisième feuille est comblée.

Sur elle la pluie ruisselle. La quatrième n’est point apostrophée par l’abîme.

La cinquième se tient entre une fille nue et l’étourdissante mémoire du monde.

La sixième, enfin, serait un mirage si le mirage n’était le monde.

Six feuilles mes Amis, pour ce long voyage… Six feuilles incorruptibles,

Six feuilles entrelacées sur les genoux, nouées

Dans la nuit turbulente, six feuilles vides comme le chagrin,

Et coupantes, six feuilles comme six flammes. L’une tient en elle

La mer qui va, l’autre le ciel qui tourne, l’autre encore la pensée qui domine,

L’autre une voix d’enfant, et l’autre encore ne tient que la brûlure de l’Ether…

De longtemps j’imaginais que la vie magnifique était écrite sur la sixième.

Funeste erreur : tout reste à dire. Soldat mérovingien, je tombe

Aux genoux d’Isis, s’il me plaît de nommer, comme en songe,

Cette présence immense. A la plus légère, mon destin ! Qu’il vague !

Elle se reconnaîtra, la rebelle au règne de Caliban, la jamais lasse

Pour bien et le vrai ; et que la beauté couronne

Comme un hiver d’Orient, le pâle azur !

Pour elle, ces feuilles de mon poème, ces ailes sixtes sises

Entre la perfection de l’aube et le sommeil de la terre.

 

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17/02/2022

Revue Liber:

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Sommaire:
NUMÉRO 7
Automne 2021
FORMAT 16 X 22 – 152 pages
Au sommaire de ce numéro:
Avant propos
Baptiste Rappin, Les déconstructeurs à l’assaut des analogies de l’être
Luc-Olivier d’Algange, André Suarès, une vision paraclétique
Laurence Fritsch,  Le retable du Buissons ardent de Nicolas Froment "Dardant désir" d'Amour 
Aurélie Vertu, Les marques typographiques d’imprimeurs et de libraires XVème – XIXème siècle
Jean Artero, Fulcanelli avant Fulcanelli
Michel Thoronet, Limite et réalisation
Eric Unger, Aspects symboliques de l’androgyne
 
Expédition France métropolitaine 22€

Editions Alcor, 1, rue Ramatuelle - 13OO7 Marseille 

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14/02/2022

Entre la Mort et le Diable:

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Luc-Olivier d'Algange

Entre la Mort et le Diable

 

Les temps hélas ne sont plus à la maïeutique ou à l'aporie mais au slogan et au mot d'ordre. Les conquêtes de la modernité se confondent de plus en plus avec celles de la publicité. Le propre du règne de la quantité est d'interdire toute nuance. A l'heureuse diversité humaine, à l'enchanteresse complexité des êtres et des choses entre-tissées, aux variations musicales des astres, des sentiments et des songes, le monde moderne substitue l'uniformité, le schéma dictatorial, les simplifications démesurées. Les idéologues de la modernité se targuent d'être les inventeurs ou les parangons de la liberté individuelle, alors même qu'ils empierrent à sa source toute possibilité d'être libre et assujettissent la personne au rôle d'unité interchangeable au sein du collectivisme le plus radical et le plus intransigeant de toute l'histoire humaine.

Parler d'un fondamentalisme moderne relèverait ainsi non d'une contradiction mais d'un pléonasme. Le fondamentalisme est moderne, par définition historique, et la modernité est fondamentaliste par nature. Par son refus de l'interprétation, de la traduction et de la transmission, par son acharnement à absolutiser le relatif et à vouloir universaliser le particulier, par son souci exclusif de la forme et de l'apparence, la modernité se confond avec le fondamentalisme religieux qu'elle prétend combattre. Il n'y a rien espérer du heurt des fondamentalismes qui s'engendrent les uns les autres, sinon un plus grand assombrissement de l'âme humaine. Celui qui divise, le Diable, triomphe dans ces prétendus combats entre le Bien et le Mal.

Le fondamentalisme est-il le fils de la modernité ou bien est-ce la modernité qui serait fille du fondamentalisme ? Les deux phénomènes apparaissent si inextricables qu'il est presque impossible de les distinguer en tant que cause ou effet. Ce dont ils témoignent également, c'est du refus, ou de la parodie, de la Tradition. Le refus de la Tradition se traduit immédiatement par le refus de l'art de l'interprétation, de l'herméneutique. Là où l'art de l'interprétation se retire, la place est laissée à la modernité et aux fondamentalismes, aux opinions et aux convictions sommaires, à l'idolâtrie des mots, à la précellence de l'activisme sur la contemplation et à cette futilité foncière qui attache plus d'importance à l'apparence, au signe extérieur, au vêtement, qu'à l'âme et à l'esprit. Observons que les prétendues oppositions entre le fondamentalisme et la modernité se jouent autour de questions corporelles et vestimentaires. La nature des couvre-chefs, la longueur des poils, les activités biologiques du corps humain deviennent le centre de toutes les préoccupations, avec la notion d'appartenance qui enchaîne les pensées de celui qu'elles subjuguent à des limites, des conditions dont il ignore qu'elles ne sont que les empreintes d'un sceau invisible.

Lorsque l'empreinte usurpe le rôle du sceau, lorsque l'apparence se veut l'essence de l'apparaître, lorsque l'appartenance veut prendre la place de ce à quoi elle appartient et qui dépasse toute condition ; lors qu'enfin l'existence humaine n'est plus qu'une fuite en avant vers la Mort, la subversion est établie et peu importe alors qu'elle prenne le visage parodique du fondamentalisme ou celui, caricatural, de la modernité. Notre époque nous a réservé le piège particulièrement perfide de la fausse alternative dont les mâchoires sont désormais prêtes à se refermer. Entre la modernité fondamentaliste et le fondamentalisme moderne, la marge de manœuvre, pour le moins, est étroite. Cette étroitesse est notre destin, comme le chemin escarpé qui conduit le Chevalier de Dürer vers la Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable.

*

Entre une littérature pompeuse et hystérique dans la bien-pensance et une autre laborieusement primesautière, je ne trouve plus guère parmi les auteurs récents cette quête ardente et légère à contredire l'idée reçue: «  le bonheur ne laisse pas de traces ». Les Modernes ont le culte du malheur, et lorsqu'ils y dérogent, ils se dévouent aux narcotiques. Notre temps est un temps d'angoissés fastidieux et d'endormis. Le discernement et le bon goût s'y font rares autant que la vivacité et la grandeur. Je garde, non la nostalgie, mais le souvenir de grandeurs heureuses. Ce souvenir des vastitudes légères, au seul nom d’une déesse phénicienne, est en lui-même un grand bonheur qui rend plus précieux encore l'instant présent. Quelques philosophes voulurent désenchanter le monde pour l'établir dans la raison comme si les rimes et les raisons ne participaient point essentiellement de l'enchantement du monde. D'une chose dépourvue de sens, on dit qu'elle est « sans rimes ni raison ». La raison elle-même n'est point sans rimes. La prosodie ordonne l'entendement. C'est ainsi que le désenchantement du monde prédispose non à la précellence de la raison sur « la folle du logis » mais à un nihilisme irrationnel et déraisonnable dont les œuvres triomphent dans les pouvoirs de destruction de la modernité titanesque; un monde désenchanté est, certes, un monde sans dieux (ou, si l'on y tient, un monde « libéré » des dieux), il n'est pas un monde libéré des Titans. Le rationalisme utilitaire est désormais dans ses conséquences chimiques, nucléaires, cybernétiques, génétiques et économiques si riche de déraisons qu'il faut apprendre à distinguer le rationaliste de l'homme raisonnable.

La prose du rationaliste apparaît de plus en plus comme un discours courant au néant, alors que la prosodie de l'homme raisonnable nous ramène à ce qui revient, garde mémoire de l'intelligence classique, du rythme et de la rime; et ne conçoit point de projet sans un art de la remémoration. «  L'homme de l'avenir est celui qui garde la mémoire la plus longue » écrivait Nietzsche. L'homme raisonnable est celui que l'on peut raisonner, au contraire du rationaliste qui croit être lui-même le mouvement en marche de la Raison. La distinction du fondamentalisme et de la Tradition se trouve en cette occurrence. Le rationaliste est le fondamentaliste de la raison et il est à l'homme raisonnable, à l'homme qui entend raison ce que le fanatique est à l'homme de la Tradition. Une raison sans rime ne vaut pas mieux qu'une rime sans raison. La pure fascination des images et des phonèmes, ce que les cuistres naguère nommaient les « signifiances », et qu'ils prétendirent dans leurs avant-gardes, promouvoir au détriment des significations jugées par eux trop « platoniciennes », le monde de la « communication de masse » nous y précipita avant même que ces prétendues avant-gardes eussent l'heur de formuler théoriquement ce désastre.

De même que le fanatique exacerbe l'expression de sa foi, car, au fond, il n'y croit plus, le rationaliste se fait militant de la raison à défaut de l'exercer. Ce que sa raison pourrait lui faire comprendre, et dont il s'effraye, sa pusillanimité le recouvre d'une pétition de principe. Sa plaidoirie incessante en faveur de la raison le dispense d'en user (comme le fanatique, son ennemi et son frère, se dispense d'interpréter et de comprendre la Loi qu'il proclame). Tout au service de la démesure, le monde qu'il dispose pour nous, sous les atours pompeux de l'Histoire se faisant et se défaisant, ne rime strictement à rien et rien ne lui convient mieux que la formule shakespearienne: « une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot, et à laquelle on ne comprend rien. »

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Il est de bon ton parmi ceux qui écrivent de dénigrer les mots, de s'en prendre, par impuissance ou dépit, au langage lui-même. Les uns se lamentent de n'être point peintres ou musiciens, les autres disent préférer le « langage du corps » à celui des mots, jugé trompeur. Sauf à y voir les affres d'un amour malheureux, comment ne pas douter de la sincérité de ces récriminations ? Si ces auteurs désabusés préfèrent tant et si bien la peinture ou la musique, que ne se font-ils peintres et musiciens ? La liberté la plus absolue nous est laissée de choisir pour matière première de nos œuvres, les sons, les lignes, les couleurs ou les mots. Il n'est pas même interdit de varier les approches.

L'écriture est d'essence silencieuse. Autant doit-on ne pas croire, ou tenir pour de simples imbéciles, les écrivains qui disent préférer la musique ou la peinture (le propos vaut également pour les hommes politiques qui nous vantent qu'ils eussent préféré être des écrivains) autant il faut croire sur parole les écrivains qui disent aimer par-dessus tout le silence. Non seulement parce qu'il est bon d'aimer le silence (l'amour du silence n'étant point un amour sans retour), non seulement car le silence est un havre de paix et de bonheur dans les bruitages et jacasseries permanents du monde moderne, non seulement car une page écrite ne fait pas de bruit, qu'elle attend dans son silence le silence du lecteur, l'écrivain est prédestiné à être l'ami du silence comme furent Amis de Dieu les mystiques rhénans, par des affinités premières souvent reconnues entre le signe écrit et le silence.

Rien ne fait mieux silence que le signe écrit. On peut se taire autant qu'on veut, demeure la rumeur du souffle où la parole est retenue. Le monde est un immense bruissement. Il bruit heureusement dans les feuillages, dans la mer, les voix amies. Il bruit odieusement sur les routes encombrées de voitures, dans les foules et les musiques d'ambiance des supermarchés. L'écrivain connaît le silence. Il entretient avec lui une amitié intense et durable dont son œuvre témoigne. Faire silence, c'est bien le contraire de cesser d'écrire. L'écriture atteste le silence. S'il n'y avait point d'écriture, le silence serait un leurre, un mensonge, une utopie, un impossible vœu de l'esprit. Les premières runes gravées sur la pierre inventèrent le silence en des temps où le silence n'était pas encore nécessaire à la survie de notre âme et de notre esprit. Lorsque le vacarme triomphe sur tous les fronts, l'écriture devient l'ultime place-forte du silence. En écrivant, je fais ce silence qui se rebelle et résiste.

Il arrive souvent que les écrivains soient, lorsqu'ils sont en confiance, de brillants causeurs, mais le bavard ne se fait que rarement écrivain: il éprouve trop la dépendance pour l'oreille attentive et l’œil appréciateur. La page écrite est le légitime chant du silence. Célébrer le silence en écrivant n'est pas un paradoxe comme le croient les esprits confus mais le mouvement le plus naturel qui soit, le plus vrai, le mieux en accord avec sa forme et son objet. Ecrire le silence, j'oserai dire que cela coule de source. La source de l'écriture est le silence, et cette mer où elle va se perdre est le silence que les lecteurs feront en eux-mêmes pour s'ouvrir à ce plus vaste silence que l'écriture fonde et sauvegarde.

Les journalistes disent de certains livres qu'ils font du bruit, voulant sans doute suggérer par là qu'ils vont à la rencontre d'un large public ou suscitent des controverses. Sans doute veulent-ils ainsi ramener l'activité de l'auteur dans l'ordre subalterne de leurs propres agissements. Non ! Les livres ne font pas de bruits. Ils font du silence. Il se peut que l'on fasse du bruit autour d'eux. Mais une ligne de partage infranchissable demeure entre l’œuvre, qui est silence, et la rumeur circonstancielle. Le bruit ne peut rien à l'encontre, ni en faveur, de l'essentiel silence.

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Quelques-uns m'accusent de « nier le progrès »: belle absurdité ! A prendre le « progrès » en bloc, à le constater, à l'affirmer, comment ne pas voir que le « progrès » technologique accompagne le progrès du meurtre de masse tout comme le progrès de la médecine accompagne le progrès des armes bactériologiques ? Sans oublier le progrès des techniques de communication, corollaire des progrès des techniques de contrôle et de surveillance. Ma diatribe contre ces tenants du « bilan globalement positif » que sont les progressistes qui ne veulent voir dans les changements du monde que les aspects qui leur conviennent, ou peuvent décemment être revendiqués, et demeurent aveugles à tout le reste, est un exercice de lucidité. L'objet de ma critique est moins la technique en soi que cette énorme, ubuesque et désastreuse faculté d'aveuglement. Je vois les progressistes luttant contre le fanatisme et le fondamentalisme comme la peste luttant contre la variole. Ceux-ci ne veulent pas interpréter ni comprendre les textes dont ils se réclament, ceux-là ne veulent pas voir le monde qu'ils nous font. La symétrie est parfaite. Ces frères ennemis sont destinés à dominer le siècle qui vient pour le plus grand malheur des esprits libres. Il ne suffit pas de vouloir être libre, il faut être conscient de sa liberté spirituelle. Cette conscience, toutes les traditions nous l'enseignent, est un exercice.

La défaite programmée de l'enseignement, par exemple, est inscrite dans le vocabulaire. Ce qui aura été fait par les professeurs, intercesseurs des styles et des savoirs, sera défait par les enseignants, techniciens en pédagogies. Le terme d'enseignant venu remplacer celui de professeur et, pire encore, (Léon Bloy ou Villiers de L'Isle-Adam n'eussent osé l'imaginer à titre satyrique !) l'expression faramineuse de « public scolaire » prétendant à désigner ce que l'on nommait naguère encore les élèves, les plus grandes latitudes sont laissées désormais à la démagogie et à la soumission. L'acharnement des « pédagogistes » contre le cours magistral, autrement dit contre le discours de la maîtrise et de la compétence qui requiert le silence de la part de ceux qui écoutent, au profit d'une « interaction » entre l'enseignant et son « public », la volonté obsessionnelle de « connecter » ce public (ou peut-être vaudrait-il mieux dire cette clientèle) à la Toile informatique avant même qu'il eût acquis les moindres facultés de critique et de discernement, le dédain affiché pour la culture de son pays, furent autant de procédés, à peine inavoués, pour défaire le style et la pensée. Nous en sommes là, avec les conséquences désastreuses que l'on connaît. Les jeunes gens invités à exprimer leurs « opinions », pour « inter-réagir » avec les ex-professeurs devenus enseignants, sorte de techniciens de surface des entendements gourds, n'ayant d'autre référence que la télévision et pour seul adage moral: « Je suis ce que j'achète », déchus du rôle d'élève, que l'on dresse, que l'on élève, à celui de public, que l'on méprise et trompe, ne cessent de réclamer des « savoirs utiles », - le monde les ayant convaincu que le latin et le grec, la langue française, les œuvres, les philosophies sont éminemment inutiles. Ne tardant pas à s'apercevoir que les pauvres bribes de langues « vivantes », de science, d'histoire et de géographie qu'ils apprennent ne leur serviront guère davantage, leur croissante désaffection pour l'enseignement en général accompagne en toute logique la lassitude et la désespérance des « enseignants ».

Ce qui se joue entre un professeur et un élève est d'une toute autre nature que celle qui s'établit entre un enseignant et son public. L' « enseignant », au sens strict, est un homme en train d'enseigner: définition pour le moins minimaliste. Ceux à qui il enseigne sont un « public », définition non moins minimaliste d'un ensemble d' « écoutants » ! Qu'il y eût quelque chose à enseigner, qu'il y eût un dessein à cette pratique fort ancienne, rien ne saurait être plus étranger à ces définitions minimalistes. Comment ne pas voir, au demeurant, que le rapport enseignant- « public scolaire » n'est que le prélude à la conformation au seul rapport licite dans le monde de la Marchandise: vendeur-client ? Je n'en veux pour preuve que ces terrifiants « stages de pédagogie » où de jeunes enseignants sont livrés à des « autoscopies » selon les recettes du « marketing ». Il ne s'agit plus d'apprendre pour enseigner, il s'agit d'apprendre à enseigner dans un pédagogisme autarcique, pour ne pas dire autiste, où la méthode prime sur la connaissance. Le but est clairement avoué: il s'agit d'abord de convaincre les enseignants qu'ils ne doivent plus professer, et encore moins cultiver l'ambition d'être les serviteurs ou les ambassadeurs d’une haute culture française et européenne, mais de se vendre, en usant des stratagèmes et du bagou commercial à mesure que leur sera ôtée toute autorité.

L'école « ouverte sur la vie » est d'abord l'école ouverte sur le commerce, obéissant à la logique du commerce, avec mallettes pédagogiques, logiciels d'éducation civique au service des industriels du dentifrice ou du yaourt. Croit-on que l'on jugera encore bon au rapport fructueux enseignant-client l'étude des œuvres d’Homère, de Sénèque, de Rabelais, de Montaigne ou de Pascal ? La stratégie mise en œuvre contre l'existence même du professeur, contre la relation professeur-élève, survivance de la relation traditionnelle du Maître et du disciple, a précisément pour objet de faire disparaître de la conscience commune ces auteurs et ces œuvres. Contre les corrupteurs de la jeunesse, la modernité propose la dose fatale de ciguë cybernétique. Les nouveaux programmes seront purifiés de toute archaïsme, tels que les lettres classiques, l'histoire nationale, les œuvres littéraires et philosophiques, ils devront, selon la providentielle « Loi du Progrès » céder la place à des matières énigmatiques que l'on pourra jauger également n'importe où. Il ne sera plus question pour un jeune Français de recevoir un enseignement de jeune Français mais de passer des épreuves prouvant sa performance dans un monde planétairement unifié, c'est-à-dire dans un monde inexistant.

A quelles étranges convictions nous préparent ces mentalités forgées dans le « devoir de mémoire » et dans l'ignorance de l'Histoire et le dédain de la philosophie politique, les fondamentalistes que l'on voit surgir ici et là en donnent quelque idée. Les journalistes se lamentent de l'échec de l'intégration: ils devraient, plus en amont, s'interroger sur l'échec de cela même en quoi il faudrait s'intégrer. Les clones à casquette qui propagent leurs incivilités en banlieue, et sur les plateaux de télévision, sont en réalité éminemment « intégrés », non à la tradition du pays dont ils profitent mais à sa dernière mouture moderne. Ils ne sont pas d'un autre monde, ou d'un autre temps mais le pur reflet de ce monde et de ce temps. Les plus violents semblent, par leurs provocations, appeler la contrainte salvatrice, le Maître en style et en dignité, qui les dressera. Le paradoxe de l'idéologie démocratique est d'avoir supprimé toute hiérarchie dans la seule institution où celle-ci est non seulement nécessaire mais légitime. La hiérarchie que tout bon démocrate tolère dans une entreprise de restauration rapide ou de publicité, la hiérarchie que l'on adule dans les Stades et dans le Marché du Spectacle, le seul lieu où chacun s'acharne à la combattre est l'Enseignement, dont le propre, en vertu du principe de l'inégalité protectrice, est précisément d'être hiérarchique. On tolère la soumission à des fins de production économique mais on récuse l'inégalité protectrice, la hiérarchie donatrice et la supériorité généreuse qui sont les conditions même de l'éducation. Tant que cette contradiction ne sera pas méditée, je crains fort que l'Education nationale ne s'étiole, de désastre et désastre, dans l'indifférence générale. Or, qu’opposer à ce fondamentalisme moderne ? Quelques livres, le plus simplement du monde, de Léon Bloy !

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Après tant de récits tournés vers la physiologie et les humeurs de leurs auteurs ou « auteures » (selon l'orthographe ahurissante en vigueur dans certains magazines féminins), après tant d'essais de sociologues (dont le propre est d'être toujours d'une génération en retard sur les événements), voici bien un livre d'actualité, un livre écrit au vif de nos peines et de nos espérances ! On pourrait penser que Les Funérailles du Naturalisme, de Léon Bloy, s'inscrivent dans une époque révolue et ne sont destinées qu'à l'attention vacillante de spécialistes en histoire littéraire. Il n'en est rien: la véhémence coruscante de l'essai de Léon Bloy, son faste coléreux, ses fulgurations tantôt meurtries, tantôt miséricordieuses nous semblent, à les lire aujourd'hui, beaucoup plus pertinentes qu'elles ne le furent à l'heure de leur publication. Quelques auteurs disposent de ce privilège, on pourrait presque dire de cette grâce, de gagner en justesse avec le temps. La vérité qui gît au cœur de leur secrète et jalouse pratique de l'écriture, pour user de la formule de Mallarmé, se révèle par le passage du temps, comme si les années étaient des voiles, une à une ôtées, jusqu'à l'instant crucial où la vérité brille enfin de tous ses feux.

La vérité, la vérité resplendissante et glorieuse, est l'objet de la grande sollicitude de Léon Bloy. Au Pauvre, qui ne brigue aucune situation sociale, il ne reste rien que la vérité et le style. Ce vrai et ce beau, apanages du Pauvre, le désignent à une fonction héroïque et sacerdotale. «  Il importe écrit Léon Bloy dans son Journal, que la vérité soit dans la Gloire ». La bataille de Léon Bloy contre le Naturalisme est d'autant plus d'actualité que le Naturalisme, qui n'était qu'un mouvement littéraire prépondérant, a désormais triomphé sur tous les fronts. La philosophie, les sciences humaines et politiques, l'éthique elle-même (notion vague au demeurant qui se rapporte aujourd'hui à des comités plus ou moins fantômes défendant, fort mal, des principes inconsistants) se sont toutes vendues, en leurs formulations majoritaires, aux douteuses raisons du Naturalisme. Quand bien même ils s'opposent, pour une galerie de plus en plus indifférente, les partisans de l'inné et de l'acquis, du déterminisme héréditaire ou du « behaviourisme » obéissent à une même logique naturaliste où le sens de la Surnature, l'éclat de la transcendance et la simple liberté de l'imagination n'ont plus aucune place. La « télé-réalité », ce comble abominable du Naturalisme, eut au moins l'avantage de mettre en évidence que la mise en scène de l'observation directe de la réalité nous éloigne à l'extrême du vrai. En lançant au visage de ses contemporains la vérité contre l'idolâtrie de la nature, la métaphysique et la théologie contre l'adulation de la « physis » et du « corps », Léon Bloy nous adresse son impérieuse mise en demeure au fondamentalisme moderne

A la lecture des Funérailles du Naturalisme, ce ne sont point tant les auteurs des Soirées de Meudon qui sont taillés en pièce, que notre temps, que Léon Bloy pressentit, avec ses parodies de valeurs: le « progrès » comme erzatz de la divine Providence, le corps à survie prolongée comme substitut au Mystère de l'Incarnation et l'Economie comme intérimaire durant cette période pénombreuse où le Verbe s'absente et se retire pour ainsi dire dans l'hors d'atteinte, - que les kabbalistes nomment le Tsimtsum.

A l'absente communion correspond ainsi la « Communication de Masse », de même qu'au disparu libre-arbitre théologique, le libre choix du consommateur. Dans l'univers de la parodie l'ordre règne avec la plus extrême rigueur. Ce qui pouvait ainsi paraître en son temps comme une querelle strictement littéraire, une tempête dans un verre d'eau, est devenu une orageuse revanche. La somptuosité du verbe de Léon Bloy, son rire d'ami, rédiment nos désabusements en les ordonnant à la noblesse de l'intelligence et au dénuement de la beauté. Léon Bloy ne veut point seulement nous amuser ou nous convaincre: il nous fait l'insigne honneur de nous vouloir récipiendaires d'une chevalerie de résistance à l'ignominie. Léon Bloy n'était pas exactement un « démocrate » au sens moderne: il n'en persiste pas moins, et par cela même, à faire de ses lecteurs les Egaux de ces rares heureux qui se nomment Barbey d'Aurevilly ou Villiers de L'Isle-Adam. Léon Bloy nous parle comme au-dessus des gouffres, - d'où les résonances étranges de sa voix, mais sa vérité bat en nous comme notre propre veine jugulaire.

Dans la critique littéraire telle qu'elle va, rien ne vaut une mauvaise critique pour nous inciter à lire un livre. Certains éreintages valent de prestigieuses recommandations. C'est en lisant des critiques envieux, ou faisant étalage de leur ignorance que j'ai découvert les meilleurs d'entre mes contemporains et les plus profonds d’entre les anciens, dont Léon Bloy. Une mauvaise bonne critique nuit plus sûrement à la destinée d'un ouvrage qu'une bonne mauvaise critique. Les éloges et les compliments d'un imbécile accablent un auteur plus lourdement que la mauvaise foi dépréciatrice d'un homme intelligent. L'éloge laisse croire que celui qui nous le tresse est plus ou moins notre égal, à tout le moins qu'il appartient à notre famille d'esprits. On présume, dans l'éloge, ce que Proust nommait une « consanguinité des esprits » et l'on se trouve parfois en droit de craindre que la niaiserie du loué soit proportionnelle à celle du laudateur. Cette prévention, souvent injuste, nous est épargnée par l'éreinteur que l'on peut déjà espérer dissemblable de celui qu'il éreinte. Quoique cet espoir soit parfois déçu, il est raisonnable de s'y attacher et la discipline qui consiste à lire les critiques a contrario, comme une image en creux des qualités de l'ouvrage exécuté donne, surtout de nos jours, d'assez bons résultats. Les livres jugés élitistes, littéraires, incompréhensibles, immoraux, réactionnaires, baroques ou hermétiques, ou d'avoir pour auteur des dandies ou des mal-pensants ont ainsi toutes les chances d'être lisibles. La platitude du critique, sa démagogie, nous renseignent sur la profondeur et la loyauté de l'auteur mieux que ne le ferait une évidente hagiographie. Dans la confusion et le mensonge du temps, nous trouvons notre chemin par des signes retournés. Ce phénomène est à ajouter à la typologie du monde moderne comme antiphrase.

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Parmi les innombrables lieux-communs que les Français répètent à l'envi (selon une propension constante qui donna déjà à Flaubert et Léon Bloy l'occasion de prouver leurs talents d'analystes) l'un des plus courus est de dire qu'il n'y a plus d'écrivains français. Ceux qui vont répétant ce lieu-commun dans leurs colonnes, sur leurs ondes ou leurs dîners eussent-ils été des deux ou trois milles lecteurs de Stendhal ou de Flaubert, de Montherlant, de Valéry ou d'Aragon aux temps où leurs livres furent publiés pour la première fois ? Il est permis d'en douter. De ceux-là qui ne sont toujours pas des lecteurs de Léon Paul Fargue, de Valery Larbaud, d'André Suarès ou d'Albert Caraco, on peut suspecter que des auteurs d'égal talent, écrivant leurs œuvres aujourd'hui se situeront également hors du champ restreint de leur attention, - à moins qu'ils ne les accueillissent avec le même dédain ou la même hostilité qui saluèrent autrefois l'apparition de La Chartreuse de Parme ou de Salambô ! S'ajoute à cela le formatage de la critique aux critères du roman néo-naturaliste américain. Toute création littéraire échappant aux sacro-saintes règles du personnage crédible, du lieu attractif et de l'intrigue ficelée (selon des normes empruntées au cinématographe) leur apparaît désormais incongrue ou incompréhensible. Ce que les critiques de nos journaux nomment un « bon roman » est presque toujours une matière lourde, « scénarisable » et appartenant à un genre étranger à la tradition française qui préfère, pour tout dire, les formes plus incertaines, plus aventureuses de la chronique ou des mémoires dans le style de Saint-Simon, de la fantaisie à la Cyrano de Bergerac, des formes brèves pascaliennes, de l'essai au sens de Montaigne ou de Valéry, du récit poétique et métaphysique, à l'exemple de Nerval ou d'Antonin Artaud. Aux laborieuses ficelles romanesques le génie français préfère la fulguration de la phrase.

Au contraire de la littérature qui emprunte au cinéma et s'évertue à reconstituer l'illusion d'une représentation objective, la littérature française cultive ce goût de la promptitude qui veut saisir d'un trait une vérité et une beauté qui n'appartiennent ni à la subjectivité psychanalytique, ni à l'objectivité sociologique. Le mépris affiché par Valéry et André Breton pour « la marquise sortit à cinq heures » est à peu près universellement partagé par les écrivains français qu'ennuie la construction laborieuse d'une histoire et qui attendent du langage de plus subtiles et de plus intenses merveilles. Si l'écrivain français consent à inventer des personnages, à les inscrire dans un lieu et dans un temps, il ne se contentera point d'en décrire les parcours, les joies et les drames, il voudra, comme Balzac, qu'ils soient les clefs d'une réalité cachée, d'une métaphysique. Baudelaire rappelle que l’œuvre de Balzac fut bien davantage visionnaire que réaliste. Stendhal lui-même, si vif et si délié, passe les deux tiers de ses romans en digressions et en méditations auxquelles un éditeur moderne, (de cette race d'illettrés teigneux qui sévissent aujourd'hui en lieu et place des sympathiques vieux dandies aux lunettes cerclés d'or) n'eût manqué de lui demander de renoncer.

Pour tout dire, les écrivains français ne sont pas des écrivains de « genres ». Leur vérité ne vaut que si elle est portée immédiatement sur chaque phrase, comme un éclat sur l'écume. Nous sommes trop impatients pour essayer de faire croire à ce qui n'existe pas ! Ce qui existe suffit à notre vertige. L'horizon que circonscrit notre regard se diapre de tant de prodiges, les intersignes entre les mondes intérieurs et extérieurs nous semblent si clairs et si pressants que nous ne pouvons mieux faire que d'en célébrer les touches et les timbres. Chaque phrase est un royaume et doit porter en elle, comme une clarté assagie ou coléreuse, le sens absolu de la parole, l'irrécusable témoignage de la présence de l'auteur à sa propre pensée et au monde qui la suscite. Ni les idées générales, ni les observations menues ne nous satisfont. Nous laissons aux sociologues et aux écrivains réalistes ces pauvres représentations du réel. C'est le heurt entre notre réalité et l'irréalité du monde qui nous requiert, c'est encore le combat nuptial entre la nature et la surnature... Notre hâte à nous saisir du vif de l'instant et du Verbe est trop grande pour que nous acceptions de nous distraire de l'essentiel, de nous dissiper en constructions qui n'auront d'autres ambitions que de faire passer le temps ou donner, à piètre prix, une bonne conscience à nos contemporains. Le temps qui passe et les consciences bonnes ou mauvaises n'ont nul besoin de nos efforts de scribe. Les phrases qui s'inscrivent dans nos cœurs, qui éveillent notre mémoire accomplissent leurs destinées dans cet au-delà qui est le véritable cœur du monde. Elles ne sont point des outils, elles sont des talismans. La résistance, pour métaphysique qu'elle soit dans ses origines et dans ses fins, n'en emprunte pas moins à la magie quelques-unes de ses ressources indubitables.

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Il ne convient pas d'en vouloir excessivement à la société, au « Système » comme on dit. Nous sommes les artisans, sinon de notre bonheur, à tout le moins de notre résistance au malheur. Pour être heureux, il faut prendre de grands risques d'être malheureux. Le bonheur est la conquête d'une audace. L'infortune grimace à ceux dont l'audace défaille: ils quittent le cercle des fidélités juvéniles et vont se perdre dans les pénombres de la vie domestique et de la carrière. Ce furent de jeunes gens avec lesquels nous aimions traverser de capiteuses nuits d'été sur les terrasses et quelques années ont suffi à les rendre lourds, méfiants, égoïstes. Ce qu'ils eurent de léger, de gracieux et de fantasque a laissé place au ressassement du quotidien. Le pire est qu'ils ne peuvent s'empêcher d'en vouloir à ceux que l'esprit d'enfance continue à porter au-devant des idées, des charmes, des songes et des principes. Ayant perdus toute éloquence admirative, ils ne s'animent plus que par ressentiment ou par médisance. Leur individualisme bourgeois les incline à se jalouser et se haïr entre eux avec une prévisibilité qui serait comique si elle n'était si fastidieuse. En moins de temps qu'il ne m'en fallut pour écrire quelques essais, ils se sont repliés dans les prérogatives jalouses de la médiocrité, au point de ne plus valoir, ni être, à leurs propres yeux que par leur pouvoir d'achat. Ne croyant plus en l'être, en l'ensoleillement intérieur de l'être, ils ne sont plus que ce qu'ils achètent. Pour eux, l'habit est le moine. Tous leurs efforts, parfois considérables, consisteront à acquérir les signes extérieurs de richesse qui rédimeront leur pauvreté intérieure. Ces adversaires bourgeois de l'autorité spirituelle subiront le dictat de la mode, de la voiture et du gadget avec une docilité qui n'aura d'égale que leur vanité à se dire égaux entre eux, tout en cherchant ridiculement à se surpasser par l'avoir. Leur antipathie pour l'autorité, leur prétention à s'en être affranchi est exactement proportionnelle à leur servitude effective. Ils adopteront sans même s'en apercevoir, et par un réflexe pour ainsi dire pavlovien, le fanatisme en vigueur dans leur contrée et dans leur temps, tout en continuant à se dire héritiers des « Lumières » !

On oublie trop que les Encyclopédistes, dont se réclame abusivement une bourgeoisie défaite et puritaine, furent des hommes de l'Ancien Régime. Formé par l'enseignement catholique et le style aristocratique, sans doute eussent-ils considéré avec un certain déplaisir leurs lointains émules ignares, bornés et vulgaires, - bourgeois, au sens flaubertien. L'enténèbrement de ces dernières décennies aura au moins l'avantage de nous rendre plus proches des clartés anciennes. Lorsque les barbares déferlent, nous comprenons mieux la parenté essentielle des civilisations; à travers la diversité des styles, nous reconnaissons l'unité du principe. Nous comprenons alors que nos querelles étaient superficielles. Face au néant dévorant du monde moderne: « Voltaire et Maistre, même combat ! ». L'occasion nous serait ainsi donnée de corriger à notre usage actuel Maistre par Voltaire et Voltaire par Maistre. D'autres inscriptions au pochoir me tentent, tels que « René Guénon, Cézanne même combat ! » ou encore, pour les happy few: « Nabokov, Proclus même combat ! ». La résistance métaphysique contre le monde moderne se fera non par opposition frontale mais selon la logique des guérillas. Il en fut question déjà en 1978, dans la revue Cée. Les squadristes eckhartiens et nietzschéens viendront à brûle-pourpoint au renfort des sections spéciales John Coltrane, elles-même inspirées par les méditations héraldiques ourdies dans nos jüngériens ermitages aux buissons blancs.

 

 Journal Mai 2014 (extrait)

 

Derniers livres parus:

Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 2017

L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de l'Harmattan, collection Théôria, 2020. 

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12/02/2022

Fernando Pessoa, un cartulaire héraldique:

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Luc-Olivier d’Algange

 Un cartulaire héraldique

 

A André Coyné

L'idée d'Empire domine l'œuvre diverse de Fernando Pessoa. Le désir d'embrasser la multiplicité, de ressaisir les innombrables aspects de l'âme, d'être, enfin soi-même, le masque de toute vie et de toute chose, de s'en approprier l'essence par les communions et les ruses du personnage,- tout cela témoigne d'un dessein littéraire qui commence avant la page écrite et s'achève après elle, en des oeuvres vives, ardentes et impressenties, que l'on peut dire philosophales. De l'Alchimie et, d'une manière plus générale, de la tradition hermétique et néoplatonicienne occultée par le triomphe des théories matérialistes, les poètes demeurent, en Europe, les ultimes ambassadeurs. L'œuvre de Pessoa ne fait pas exception à cette règle méconnue qui associe la grandeur poétique, l'audace visionnaire et la fidélité à la plus lointaine tradition.

Alors que la science profane travaille par déductions sur le mécanisme et les quantités du monde sensible, la science hermétique œuvre, par l'analogie, au sacrement des qualités et des essences. L'une s'interroge sur le comment, l'autre donne réponse au pourquoi. La différence est capitale, et ce n'est pas le hasard si tant de poètes modernes, enclins à la spéculation, retrouvèrent, dans la tradition hermétique, les grandes lignes de leur dessein poétique.

« Avec l'aide et l'assistance de Dieu, écrivit Pic de la Mirandole, l'Alchimie met en lumière toutes les énergies cachées de par le vaste monde. Comme le vigneron greffe le cep sur l'orme et sur l'espalier, le mage, l'Alchimiste sait unir et pour ainsi dire marier terre et ciel, énergies inférieures et énergies supérieures ». Cette coïncidence des contraires, qui dépasse également l'opposition philosophique du réalisme et du nominalisme, il est facile de comprendre en quoi elle séduisit Fernando Pessoa. La hiérogamie cosmique, le dépassement du dualisme en des noces miroitantes, impériales, apparente ici la nostalgie de la conquête et le pressentiment des retrouvailles, la poésie et l'Empire. Par le Grand-Oeuvre solaire, le regret de l'Age d'Or devient l'annonce du Retour, l'adepte se substituant au temps, et disposant du pouvoir de transfigurer la nature :« L'eau céleste et indestructible, écrit Bernard Gorceix, le feu intangible de l'empyrée, se trouvent finalement unis, par le ciel cristallin, par la sphère des astres, par la flore, la faune, par les pierres et les mines, à l'eau corporelle, lentement distillée et volatilisée, pour l'édification de ces cieux nouveaux et de cette terre nouvelle dont rêve l'Alchimiste. » Il ne s'agit donc pas seulement de repérer dans les poèmes de Pessoa des images alchimiques mais bien de montrer que le principe de l'œuvre, en ses ramifications hétéronymiques, s'identifie à la genèse et à l'accomplissement d'un secret d'or impérial, « identique à l'or de la nature, non seulement comme effet mais aussi comme cause ».

« De même, écrit Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même, l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance ésotérique. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué, dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps. » Le Grand-Œuvre consiste alors à trouver, dans le temps, par la science analogique des astres et de la lumière, l'angle prophétique s'ouvrant sur l'au-delà du temps, qui est le cœur du temps, tel l'instant, île de cristal se tenant immobile dans la déroute universelle, sous la voûte ordonnatrice du ciel, graal-miroir.

Ainsi, par fidélité au dieu dorique de la lumière, l'alchimiste défie le règne de Kronos, afin de vaincre la durée profane et l'histoire elle-même, par le sens semblable à une lance de feu qui l'interrompt et la transcende pour la très-grande gloire de l'Esprit dont il est dit dans L'Apocalypse d'Hermès (traité anonyme du dix-septième siècle) : « Il vole vers le ciel par le monde intermédiaire. Nuage qui monte vers l'aurore, il introduit dans l'eau son feu qui brûle, dans le ciel il a sa terre clarifiée. »

Sans doute sommes nous fondés à voir dans l'intelligence analogique qui, précise Pessoa, « n'a aucun nom particulier » une exigence de la poésie en tant que moyen de connaissance et imagination créatrice, pour reprendre l'expression rendue célèbre par les magistrales études de Henry Corbin sur Ibn'Arabi, Sohravardî ou Ruzbehân de Shîraz. L'imagination créatrice, on le sait, est cet espace médiateur entre le sensible et l'intelligible, entre la multiple splendeur du monde sensible et l'unificente clarté des Idées, où s'inscrivent les signes, les symboles, les silhouettes ou les icônes de la sagesse divine. Car l'Idée est avant tout une chose vue dans le matin profond et les promesses de l'intelligence « qui n'a encore aucun nom particulier »; elle advient comme un scintillement sur la surface des eaux, comme une vision que l'on reconnaît, l'expérience visionnaire n'étant rien d'autre que le moment de la plus haute intensité, dans l'épopée de la réminiscence.

A l'exemple des poète-philosophes néoplatoniciens, tels que Jamblique ou l'Empereur Julien, Fernando Pessoa ne juge pas exclusives l'une de l'autre la réflexion philosophique et l'expérience visionnaire. Tout au contraire, il entreprend d'éclairer l'une par l'autre afin de retrouver, en amont, l'expérience originelle de la pensée, l'ingénuité primitive de l'accord parfait, d'une sagesse qui, dans sa plénitude, renonce à s'affirmer pour telle : « Lorsque viendra le Printemps, écrit Alberto Caiero, si je suis déjà mort, les fleurs fleuriront de la même façon, et les arbres ne seront pas moins verts qu'au Printemps passé. »

De l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, Alberto Caiero serait en quelque sorte le tronc. De lui se réclament l'érudit et subtil Ricardo Reis et le sauvage et futuriste Alvaro de Campos. D'Alberto Caeiro à Alvaro de Campos, la distance est la même que celle qui sépare Héraclite et Proclus, le présocratique et le néoplatonicien,- le « découvreur de la nature » et le chantre de la violence « ultimiste », gnostique païen aspirant sans doute à la même « innocence des sens », pour reprendre l'expression de Nietzsche, mais devant, pour l'atteindre, passer par toutes les outrances de la révolte, de l'imprécation et de l'apostasie. En ce sens Alvaro de Campos est plus proche de nous. Son inquiétude et son tumulte sont davantage à notre ressemblance que la sérénité de Caiero, infiniment désirée mais perdue comme sont perdus pour nous, « affreusement perdus », l'Age d'Or dont parlait Hésiode et la silencieuse enfance, et l'Empire, cet idéal androgyne.

L'Idée d'Empire, en ouvrant une troisième voie entre l'isolement égotiste et le nivellement collectif, ressuscite aussi une certaine forme d'espoir « métapolitique ». Diversité ordonnée, hiérarchie au sens étymologique du terme, fondant le principe de l'Autorité sur le sacré et non plus sur le pouvoir temporel, l'Empire dont rêve Pessoa est à la ressemblance du beau cosmos miroitant, de cette « terre clarifiée ». Obscurcie par ses parodies successives, l'Idée d'Empire est devenue aujourd'hui presque incompréhensible. « Tout Empire qui n'est pas fondé sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une mort sur un trône » écrit Fernando Pessoa. Il importe ici de retrouver le sens du discernement et ne plus confondre totalité et totalitarisme, unité et uniformité, autorité et pouvoir, gloire et réussite, métaphysique et idéologie, intransigeance et fanatisme, principes et valeurs.

Alors que les valeurs et les idéologies concernent, selon la formule de Raymond Abellio « l'espèce humaine en tant qu'espèce, dans son ensemble ou ses sous-ensembles », les principes concernent l'être humain dans sa solitude et dans sa communion. Les valeurs relèvent d'une appartenance grégaire et utilitaire. Les principes obéissent à l'unique souveraineté de l'Esprit et témoignent d'une vocation héroïque, ascétique ou contemplative : « En créant notre propre civilisation spirituelle, écrit Pessoa, nous subjuguerons tous les peuples; car il n'y a pas de résistance possible contre les forces de l'Esprit et des arts, surtout lorsqu'ils sont organisés, fortifiés par des âmes de généraux de l'Esprit. »

Comment définir exactement cet impérialisme ? Pessoa propose la formule: « Un impérialisme de poètes ». En effet, écrit-il, « l'impérialisme des poètes dure et domine; celui des politiciens passe et s'oublie s'il n'est rappelé par le chant des poètes. » L'avenir du Portugal, et, par voie de conséquence, de l'Europe, sortie enfin de la pénombre de son activisme somnambulique, est déjà écrit pour qui sait lire dans les strophes de Bandarra. Cet avenir, explique Pessoa, c'est d'être tout: « Ne tolérons pas qu'un seul dieu reste à l'extérieur de nous-mêmes. Absorbons tous les dieux ! Nous avons déjà conquis la Mer; il ne nous reste qu'à conquérir le Ciel en laissant la Terre aux autres... Etre tout, de toutes les manières, parce que la vérité ne peut exister dans la carence. Créons ainsi le Paganisme Supérieur, le Polythéïsme Suprême ! »

La rimbaldienne « alchimie du Verbe » la quête de « l'étincelle d'or de la lumière nature » s'anime ainsi d'une impérieuse exigence d'étendre le domaine du sens. Vasco de Gamma des mers et des cieux intérieur, Pessoa ne cherche point à se perdre dans les abysses de l'indéterminé ou de l'absurde, mais de conquérir. En son dessein cosmogonique et impérial, il suit l'orientation du Soleil-Logos. De même que Sohravardî voulut réactualiser la sagesse zoroastrienne de l'ancienne Perse tout en demeurant fidèle à la plus subtile herméneutique abrahamique, Pessoa nous promet le retour de Dom Sébastien, un matin de brouillard, précédant le triomphe du Cinquième Empire : « Par matin, précise Pessoa, il faut entendre le commencement de quelque chose de nouveau,- époque, phase ou quelque chose de similaire. Par brouillard, il faut entendre que le Désiré reviendra caché et que personne ne s'apercevra de son arrivée et de sa présence. »

Le retour au « paganisme » que suggérait Alvaro de Campos pour en finir avec le matérialisme « qui exprime une sensibilité étroite, une conception esthétique réduite, puisqu'il ne vit pas la vie des choses sur le plan supérieur » n'est en rien un refus de la transcendance mais un appel aux vastes polyphonies de l'Ame du monde, écharpe d'Iris et messagère des dieux : « Inventons, écrit Pessoa, un Impérialisme Androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. Réalisons Apollon spirituellement. Non pas une fusion du christianisme et du paganisme, mais une évasion du christianisme, une simple et stricte transcendantalisation du paganisme, une reconstruction transcendantale de l'esprit païen." 

« Une reconstruction transcendantale de l'esprit païen ». La formule qui n'est paradoxale qu'en apparence mérite d'être méditée. Elle nous reporte directement à cette période faste du néoplatonisme païen qui, de Plotin à Damascius, œuvre comme l'écrit Antoine Faivre « à poser une procession intégrale, une transcendance intransigeante, alliée à une immanence mystique ». Et cela tout en opérant la convergence des Arts sacrés et des religions du Mystère. Il ne s'agit donc nullement ici d'une régression vers une religiosité naturaliste, ou panthéïste, mais, tout au contraire, de l'édification, selon les hiérarchies platoniciennes d'une véritable métaphysique établissant clairement la distinction entre la nature et la Surnature. Mais là encore distinction ne signifie point séparation. La dualitude est nuptiale; et si le soleil que l'on célèbre n'est point le soleil physique mais, à travers lui le soleil métaphysique du sens, du Logos, alors l'ascendance matutinale de l'astre est l'image de l'exhaussement de la conscience humaine hors de sa gangue naturelle, son élévation glorieuse, impériale. Le projet de reconstruction de Fernando Pessoa s'éclaire ainsi des subtiles couleurs du monde antérieur.

Messages, cartulaire héraldique du drapeau portugais, égrène, pour reprendre l'expression de Armand Guibert « un rosaire où s'enchaînent les grains du Merveilleux: le roi Jean Premier, fondateur de la dynastie des Aviz y est adoubé Maître du Temple; Dona Filipa de Lancastre, son épouse, saluée Princesse du Saint-Graal; apostrophant le Saint-Connétable Nun'Alvarès, le poète évoque Excalibur, épée à l'onction sainte, que le roi Arthur te donna. » L'anamnésis, le ressouvenir de la Parole Délaissée est la seule promesse.

 

Dernier ouvrage paru: L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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05/02/2022

La théocosmogonie de Malcolm de Chazal :

 

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Luc-Olivier d'Algange

La théocosmogonie de Malcolm de Chazal

 

Certains livres ne sont pas seulement des œuvres, et moins encore des travaux littéraires, mais des événements de l’Ame. La date où ils apparaissent, la révélation dont ils émanent, appartient, plus encore qu’à l’histoire où ils s’inscrivent, à une hiéro-histoire, qui, dans un renversement de clartés, devient visible dans la nuit même qui nous gouverne.

Ce livre de Malcolm de Chazal, Aggenèse, - paru aux éditions Arma Artis, - est une entrée dans la nuit, dans ce « noir invisible » où gisent les couleurs secrètes du monde. «  Et je continuais, écrit Malcolm de Chazal, presque moribond de désincarnation la Route du Noir dans le paysage ensoleillé des Salines parmi les cocotiers, les acacias, dans l’herbe tremblante de lumière… ». L’entrée dans la nuit n’est pas un consentement aux ténèbres, ni la seule considération de l’ombre, mais éveil de la pensée antérieure, de la mémoire profonde. La théocosmogonie, qu’illustre l’œuvre de Malcolm de Chazal, est amoureuse tout autant que métaphysique ; sa dualitude est embrassement et embrasement. Dieu, dans cette cosmogonie, est « NOON et ALLA » dans leurs « étreintes ». L’espace et le temps sont inspir et expir. La corolle du jour éclose dans la nuit est « bouquet de flamboiements ».

Après la pensée mythique de Pétrusmok et le flot de correspondances et d’analogie de Sens Plastique et de La Vie Filtrée, Malcolm de Chazal entre ici dans la vastitude et la profondeur de la nuit divine. Voir et penser le monde à partir de la nuit divine, en amont de toutes les représentations que nous nous faisons collectivement et individuellement de nous-mêmes, par-delà les idéologies, les religions exotériques, les sciences, c’est laisser venir à nous, à travers nous, une puissance, un Verbe antérieur : « Ce Verbe est infini tant que le poète s’effacera suffisamment pour être uniquement l’objet qu’il traduit et dépouillera son moi au point de devenir la chose qu’il dit ».

Cette impersonnalité active est libération au sens le plus haut ; non pas cette illusion de l’individu irrélié, mais liberté conquise sur le grief, l’utilitarisme, le ressentiment qui président à l’utilisation technique du monde,- cette vengeance de ceux qui ne savent pas le contempler. Le « Vaste » de la théocosmogonie de Malcolm de Chazal, ces latitudes et ces longitudes reconquises, cette attention au plus lointain à l’intérieur du plus immédiat, cette plongée dans la nuit invisible à partir de laquelle le monde immanent scintille et s’irise, - telle est l’aventure, non pas décrite mais récitée, chantée, en poèmes, aperçus et litanies dans cette Aggenèse qui échappe à tous les genres littéraire car elle les précède, non comme un objet mais comme un visage qui nous regarde : «  Ce qui fait la couleur / C’est la pensée / Pensée de franciscea / Pensée de l’œillet / Pensée de la rose et du lys / Sur le visage, c’est l’expression. »

Dans le monde de Malcolm de Chazal, les pierres parlent des civilisations englouties pour en dire les mystères et les fraîcheurs, et les fleurs nous regardent. Le temps n’est plus à faire des expériences avec les êtres et les choses mais d’entrer en relation avec eux, comme la couleur entre en relation avec la nuit, comme la musique entre en relation avec le silence. Rien n’est plus versicolore que ce grand traité d’entrée dans l’invisible et dans la nuit, là où attendent les ensoleillements de l’être : «  La lumière vint / Du ventre du Noir ». Lumière génésique, confondue à la pensée qui la cherche, aurora consurgens de la conscience.

La pensée nocturne et la clarté révélée sont d’une même source. Un même éros cosmogonique présage à leurs accomplissements : «  A deux corps pour une même extase / A deux cœurs pour un même amour / A deux extases pour un même Dieu. » La dualitude révèle par intégration de l’Un et dans l’Un le mystère d’une trinité non plus abstraite ou simplement dogmatique mais incarnée dans « l’Homme-Lumière ». La terre est céleste et le ciel est un jardin qui tourne et se renverse : «  Tu es la source / De tout ce qui est / De tout ce qui se vit / Se goûte / Se pense / Ou se caresse. »

L’œuvre de Malcolm de Chazal nous offre à ce rappel, à ce ressouvenir. La vie ne vaut d’être vécue que si elle est un cheminement vers le Miracle, - qui veille telle une lumière incréée au fond de la pupille : «  Et ma fleur est pleine / De pupilles/ C’est tout l’invisible en elle / Le Noir la pénètre / La lumière inversée. »

Cette allée ouverte par les mots, par l’écriture immanente-transcendante de Malcolm de Chazal, est, au sens premier, une théorie du Graal : cette coupe qui, renversée, est le ciel même qui nous protège de sa nuit et favorise l’éclosion, la renaissance immortalisante de la fleur symbole du regard, de la pensée éclose, et, si l’on ose dire, symbole d’elle-même dans son advenue voyante : «  Et voici ce moment du temps / Incarcéré dans une couleur / Voici l’espace de voir / Intégré à une forme / Deux images : visible et invisible / Et c’est la fleur. »

L’exercice spirituel, pour Malcolm de Chazal, n’est pas austère, quand bien même il provient d’une exigence radicale, car ce qu’il déploie, par la double lumière de l’Un, n’est autre que l’arc-en-ciel : «  Signe de matière / Aux côtés nuital et de Jour / NOON et ALLA : La double lumière en Un / Que lie le jaune incandescent. »

Nous ne pensons pas encore ; nous ne parlons pas encore. Une puissance est retenue, détenue dans l’archéon, au plus lointain, dans la nuit antérieure. Pour advenir à la pensée, la pensée doit nous advenir dans l’oubli de ce que nous croyons être, de nos évaluations, de nos estimations, de nos calculs, de nos planifications, de nos « savoirs » qui se sont détournés de la sapience. Or pour atteindre ce point où la pensée et la parole naissent l’une de l’autre, en présence réelle, il faut entrer dans le Verbe qui est à la fois proche et lointain, hors d’atteinte et substantiel : « Verbe tu es lié à la substance : Comme l’ombre à la lumière… / Voici le grand secret : l’indivisibilité du moi et des choses / Une même pâte / Une même vie. »

Le secret de l’archéon le plus lointain, perdu, comme la « Parole Perdue » des Alchimistes dans l’Atalante Fugitive de la nuit des temps, est aussi au plus près dans la substance même, et dans « l’herbe tremblante de lumière ». Le Là-bas est l’Ici-même, le visible et l’invisible tournoient et fleurissent dans le Verbe nocturne : «  Car le monde Là-Bas / Est Renversement pensée-image / De ce monde ci / Comme Renversement / De lumière / Retournement du Visible et de l’Invisible. »

Nous comprenons alors, lisant Malcolm de Chazal, que c’est l’invisible qui, advenant à l’envers du visible en révèle l’avers en resplendissements sensibles. L’Homme-Lumière qu’évoque Malcolm de Chazal, a pour vocation de révéler, par son cheminement entre l’archéon et l’eschaton le ressac de la mémoire vive. Ce Là-bas qui, torrentueusement, revient dans l’Ici-même, dans la prophétie de l’Ici-même : «  Là-bas l’homme sera Toute Mémoire / Et imaginer sera faire sa vie. » Le ressouvenir est imagination créatrice : «  La Mémoire sera le rappel de l’Eden… / L’Image Originelle reviendra / Peu à peu en nous / Et embellira le monde projeté. »

L’Aggenèse de Malcolm de Chazal est ainsi, à la suite de la Divine Comédie de Dante, une méditation sur la Paradis. Comment sortir de l’enfer du ressentiment et du purgatoire de la représentation ? A quel appel répondrons-nous ? C’est aux signes infimes comme les herbes tremblantes de nous le dire, afin de réinventer, au-delà de l’agonie du Dédire quotidien, le Dit qui parle vif au secret du cœur : «  O Toi qui agonise, le Paradis t’attend ».

 

Malcolm de Chazal, Aggenèse, tome I, Editions Arma Artis 2014.

 

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03/02/2022

Relisons Donoso Cortès, version francaise et version traduite en espagnol:

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Luc-Olivier d’Algange

Relisons Donoso Cortès

 

« Ce qu’ont d’extraordinaire et de monstrueux toutes les erreurs sociales, dérive de ce qu’ont d’extraordinaire les erreurs religieuses qui les expliquent et desquelles elles procèdent. »

 

Donoso Cortès

 

« Le renversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou même parfois, dans les cas les plus extrêmes ; la négation pure et simple de tout principe transcendant ; c’est dans tous les cas la substitution de la  physique à la métaphysique, en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement étymologique, ou, en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le naturalisme… »

 

René Guénon

 

Pour Donoso Cortès, il n’est point d’erreur politique qui ne soit d’abord une erreur religieuse et métaphysique. Ce qui nous livre à l’errance, ce qui nous éloigne de nous-mêmes, ce qui nous invite au reniement, au désastre, à la calomnie, au mensonge, à la déroute et à la bêtise, est toujours ce qui nous éloigne de Dieu, c’est à dire du silence.

Ce silence est quelque peu mystérieux. Il est ce dont procède la parole, cette fine pointe où la parole se délivre du bavardage ; espace infini où la parole retourne à l’oubli. Il est aussi vain de s’insurger contre le langage humain que de croire en son omnipotence. «  La première façon de sortir du mensonge, écrit Philippe Barthelet, et la plus offensive – car il s’agit bien d’une guerre intérieure, d’une guerre sainte qu’il nous faut livrer -, est de faire silence. L’ordre grammatical est ici le reflet inversé de l’ordre ontologique, car c’est véritablement le silence qui nous fait ; et c’est le silence qui nous fait parler, véritablement, selon la vérité, et toute parole vraie est à la lettre superflue, elle coule du dehors, déborde, elle n’est là que pour confirmer ».

La Lettre au Cardinal Fornari réfute cette première et fatale erreur moderne qui consiste à penser que la Religion, la politique et la philosophie sont des domaines séparés, autonomes, qui vagueraient en d’impondérables mondes à leurs occupations respectives aussi étanches les unes aux autres que des spécialités universitaires, avec leurs jargons, leurs fins particulières et insolites. Pour Donoso Cortès, non seulement la Religion n’est pas absente de la politique ou de la philosophie mais celles-ci sont toujours religieuses, l’ordre grammatical s’ordonnant à l’ordre ontologique, même et surtout lorsqu’elles s’évertuent à nier ou à défaire la Religion.

Les aperçus de Donoso Cortès sont de ceux, fort rares, qui gagnent en pertinence à mesure que le temps nous éloigne de leur formulation. Mieux qu’en 1848, par exemple, date de son Discours sur la dictature, nous pouvons vérifier et approfondir sa pensée et prendre la mesure de la titanesque erreur religieuse qu’est le matérialisme, cette adoration de la physis, dont sont issus la démocratie, en tant que dictature du nombre, et les diverses formes de totalitarisme, en tant qu’accomplissements de la « promesse » démocratique dans l’utopie d’une socialisation extrême, fusionnelle, des rapports humains, où la raison ni les principes ne tiennent plus aucune place. «  On pourrait constater, d’une façon très générale, écrivait René Guénon, que l’apparition de doctrines naturalistes ou antimétaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle »

« Désormais, plus aucun Allemand ne sera seul », cette phrase prononcée par Hitler à sa prise de pouvoir par les urnes semblait à Henry de Montherlant la plus effrayante qui soit sous l’apparence d’un bon-sentiment anodin. Phrase terrible, en effet, laissant transparaître la volonté d’établir un monde d’où la solitude, la contemplation, la distance, et le silence, et les profondes raisons d’être du silence, seraient bannis au nom de la « volonté commune », d’une adoration panthéiste de la nature. Or, que nous dit Donoso Cortès dans sa Lettre au Cardinal Fornari ? «  La raison est aristocratique alors que la volonté est démocratique ». Le totalitarisme est l’accomplissement, la réalisation de cette erreur religieuse que constitue la démocratie, en tant que socialisation extrême, outrancière, des rapports humains. Le culte de la matière et la haine de la forme, l’adoration de la fusion immanente et la détestation de la distinction, le sacre de la volonté et la l’excommunication de la raison, en tant qu’instrument de connaissance métaphysique : telles sont les conséquences de cette erreur religieuse qui voudrait se faire passer pour une vérité anticléricale, - mais à cet aval désastreux et inhumain correspond un amont dont il n’est pas inutile de tenter l’analyse en usant de la méthode même de Donoso Cortès.

En effet, la « matière » telle que la conçoivent les matérialistes, n’existe pas. Elle est cette abstraction « ourouborique », totale, dont le communisme fera sa mystique. Pour le matérialiste, qu’il soit controuvé ou naïf, « tout est matière ». C’est dire que pour lui la matière est l’autre nom du « tout ». Il n’est rien en dehors d’elle et tout ce qui procède d’elle, le langage, la forme, est encore englobé par elle, ou dévoré, comme la filiation de Chronos. Ce « partout » qui n’est nulle part n’est donc pas une invention nouvelle : c’est le panthéisme : «  Pour ce qui est du communisme, écrit Donoso Cortès, il me semble évident qu’il procède des hérésies panthéistes et de l’ensemble de celles qui leur sont apparentées. Quand tout est Dieu et que Dieu est tout, Dieu est, d’abord, démocratie et multitude ; les individus, atomes divins et rien de plus, sortent du tout, qui perpétuellement les engendre, pour retourner au tout, qui perpétuellement les absorbe. Dans ce système, ce qui n’est pas le tout n’est pas Dieu, même s’il participe de la divinité ; et ce qui n’est pas Dieu n’est rien, car il n’y a rien en dehors de Dieu, qui est tout. »

L’analyse de Donoso Cortès, loin de valoir seulement pour les sociétés étatiques, d’inspiration marxiste, vaut également pour toutes les sociétés à dominante matérialiste, aussi libérales ou « libertariennes » qu’elles se veuillent. Le mot « matérialisme » lui-même, car les mots, sinon l’usage que l’on en fait, sont innocents et ne mentent pas, divulgue sa nature religieuse ; c’est bien le culte de la « Magna Mater », l’immanence déifiée et devenue abstraction. Car la « matière » du matérialiste, et c’est là où se précise, en amont, l’erreur religieuse, n’est jamais présente. De ce moment où j’écris ces lignes, la « matière », telle que la conçoit le matérialiste, est absente. Certes, je vois la table sur laquelle est posée la feuille de papier, j’aperçois par la fenêtre l’arbre dépouillé de ses feuillages dans la paysage hivernal, je vois et je perçois un nombre infini de choses que je nomme et que je reconnais par leur forme et leur usage, mais la « matière » je ne la vois ni ne la perçois pour la simple raison que la matière est abstraite dans ce « partout » qui n’est « nulle part », alors que la forme est concrète.

La matière du matérialiste est ce « tout » devant quoi les hommes doivent se taire et obéir, en croyant se glorifier, alors que les formes sont ce qui nous parle par les noms que nous lui donnons, par l’usage que nous en faisons, par cet entretien infini entre ce qui est en nous et en dehors de nous dont elles sont le principe. La « matière » qui veut être « tout », la « matière » qui n’est point une voix dans un concert de voix de l’âme et de l’Esprit, n’est rien ; et ce « rien » est d’autant plus despotique qu’il n’a pour raison d’être que la négation de la raison et de l’être. Rien de bien surprenant alors, et les craintes de Donoso Cortès se trouvent justifiées par-delà tous les cauchemars, à ce que le matérialisme eût agrandi, jusqu’au vertige, les minimes failles des erreurs religieuses antérieures, au point de laisser les hommes seuls face au néant d’une idolâtrie jalouse.

On se souvient des premières phrases de l’admirable essai de Mighel de Unamuno, Le Sentiment tragique de la vie : «  Homo sum ; nihil humanum a me alienum puto, dit le comique latin. Et moi je dirai mieux : nullum hominem a me alienum puto. Car l’adjectif humanus m’est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l’humanité. Ni l’humain, ni l’humanité ; ni l’adjectif simple ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme. L’homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt – surtout meurt - celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l’homme qu’on voit et qu’on entend, le frère, le vrai frère » . De même, le propre de la « matière » du matérialiste, ce « rien » arrogant qui prétend à être « tout », cette abstraction vengeresse, comme toutes les abstractions, sera de nous ôter à la nature éternelle des formes, de nous précipiter dans un monde sans hiérarchie, sans distinctions, sans ferveur et sans pardon, un monde irréel, porté seulement par le frêle esquif de la « morale autonome », sur une houle chaotique et désespérante, antérieure au Verbe.

Définir le matérialisme comme un  « progrès » par rapport à la Théologie médiévale, donne au mot « progrès » un sens particulier, dont Jean Cocteau eut l’intuition lorsqu’il écrivit que «  le progrès n’est peut-être que le progrès d’une erreur ». Les Modernes répètent volontiers la formule « l’erreur est humaine » en oubliant son pendant «  mais la persévérance dans l’erreur est diabolique ». Or, si le « progrès » est bien le progrès d’une erreur, on ne saurait nier sa persévérance. Le progrès serait ainsi une persévérante erreur. Il peut être difficile d’en remonter le cours, mais point impossible, en s’en tenant à l’enseignement de quelques bons maîtres (tels Joseph de Maistre, Donoso Cortès ou René Guénon) ; enseignement qui débute par l’exercice aristocratique et métaphysique de la raison et la résistance à la volonté. :« Avec le catholicisme, écrit Donoso Cortès dans une lettre au directeur de l’Heraldo, datée du 15 Avril 1852, il n’est pas de phénomène qui n’entre dans l’ordre hiérarchique des phénomènes, ni de chose. La raison cesse d’être le rationalisme, soit un fanal qui bien que n’étant pas incréé éclaire sans que personne l’ait allumé, pour être la raison, c’est-à-dire un merveilleux luminaire concentrant en lui et projetant au-dehors la lumière éclatante du dogme, pur reflet de Dieu, qui est lumière éternelle et incréée. »

C’est en ravivant la raison contre le rationalisme, c’est-à-dire en oeuvrant à la recouvrance de la logique contre l’opinion, qu’une chance nous sera offerte de vivre notre destin non plus comme « le chien mort au fil de l’eau » dont parle Léon Bloy mais comme des hommes libres qui suscitent des formes précises dont l’ordonnance définit l’espace de la pensée,- et de cette forme supérieure de pensée qu’est la contemplation.

Donoso Cortès nous donne ainsi à comprendre que ce n’est point à la politique de réformer la métaphysique (tentation prométhéenne qui n’est point dépourvue de panache mais qui méconnaît la relation d’effet et de cause, et la flèche du temps, - la conséquence ne pouvant agir sur la cause) mais à la métaphysique d’opérer à une « refondation » et, pour ainsi dire, à une justification du politique. De même qu’il n’y a pas de morale autonome, l’hétéronomie étant la condition de toute morale qui n’est pas seulement le constat d’un état de fait, il ne saurait y avoir de politique digne de ce nom qui ne soit légitimée par une exigence supérieure à la fois à celle du bien commun et à celle du « bien individuel ». Le « commun » ni l’ « individuel », ni leur compromis, ne suffisent : ce ne sont que des retraits, voire des retraites, comme on le dirait d’une armée vaincue, devant la vérité plus exigeante que ne le veulent la « nature » ou la « matière ».

Ernst Jünger distingue, à juste titre, « Einzelne » et « individuum », autrement dit, l’individu en tant qu’unique et l’individu en tant qu’unité interchangeable. « Einzelne » renvoie à l’individu caractérisé, qui se différencie des autres par le faisceau de ses traditions, de ses appartenances, de ses souvenirs, de ses audaces et de sa liberté conquise, alors qu’individuum se rapporte à ce qui est équivalent, égal, dépourvu de toute réalité traditionnelle. « Einzelne » est l’Unique, mais cet unique porte en lui une multiplicité de possibles alors que l’individuum est seul mais à l’intérieur d’une multiplicité de « semblables » étrangers les uns aux autres. Le « Einzelne » appartient au règne de la forme, qui suppose une relation avec d’autres formes, alors que l’individuum appartient au règne de la matière, aussi abstrait et absent de la réalité humaine que la matière est abstraite et absente du monde. Le « Einzelne » croit à ses devoirs autant que l’individuum à des droits.

Donoso Cortès, de même , renvoie dos à dos, comme le feront après lui Jünger ou Bernanos, un libéralisme qui ne se fonderait que sur les individus déracinés, indifférenciés, égaux en droits mais rivaux en affaires, et le communisme ; l’un et l’autre lui apparaissant comme un renoncement à la souveraineté, une subjugation à cette erreur religieuse panthéiste, à cette manie de la socialisation extrême des rapports humains qui interdit tout cheminement intérieur, voire, à plus ou moins long terme, tout usage de la raison et de la parole ( il suffit hélas, pour s’en convaincre, d’écouter parler nos jeunes gens, nos journalistes, voire nos « intellectuels ») : « Pour ce qui est du parlementarisme, du libéralisme et du rationalisme, écrit Donoso Cortès, je crois du premier qu’il est la négation du gouvernement, du deuxième qu’il est la négation de la liberté, et du troisième qu’il est l’affirmation de la folie. »

Le droit  pour Donoso Cortès ne saurait être que divin. Que le droit soit divin, c’est là une idée qui semblera d’emblée révoltante au Moderne alors même qu’il consent à toutes les usurpations, à tous les bricolages juridiques, à toutes les instrumentalisations du droit sous condition qu’ils fussent « humains ». Les plus lucides ou les plus cyniques, reconnaissent dans le droit la consécration d’un rapport de force, la légitimation d’une volonté, sans voir que cette prétendue « délivrance du droit divin » n’est autre qu’une soumission religieuse à la force, une sacralisation de la volonté commune dont le propre est de tout subir et de ne pouvoir agir sur rien. Ce qui distingue le droit divin du droit humain, n’est autre que la pérennité et l’universalité. Pour que les hommes ne soient pas livrés aux aléas de leurs goûts et de leurs dégoûts, de leurs humeurs, de leurs obsessions changeantes, il leur faut reconnaître une Loi et un Droit fondé sur la raison, et non sur le rationalisme, sur la bonté et la miséricorde et non sur les « bons sentiments ». Rien, en dernière analyse ne s’oppose véritablement au droit divin, à cette exigence qui tend vers l’universel sans pourtant jamais prétendre le détenir dans l’immanence, que le relativisme qui autorise tout et n’importe quoi.

Les hommes, avant que ne s’instaure le politiquement correct, avaient un nom pour ce relativisme, ils le nommaient barbarie. Appellation pertinente rappelant que la barbarie est bredouillement, atteinte portée au vocable et à la grammaire, déficience agressive du langage, accusation permanente, vacarme et confusion. A l’inverse, le droit divin est ce pur silence où se recueillent la Clémence et le Pardon.

 

 

VOLVAMOS A LEER A DONOSO CORTÉS

 

Lo estupendo y monstruoso de todos estos errores sociales  proviene de lo estupendo de los errores religiosos en que tienen su  explicación y su origen”.

Donoso Cortés - Carta al cardenal Fornari.

 

Para Donoso Cortés, no hay error político que no sea primero un error religioso y metafísico. Lo que nos lleva a la errancia, lo que nos aleja de nosotros mismos, lo que nos invita a la negación, al desastre, a la calumnia, a la mentira, a la derrota y a la estupidez, es siempre lo que nos aleja de Dios, es decir, del silencio.

Ese silencio es un poco misterioso. Es aquello de lo que procede la palabra, esa delgada punta donde la palabra se libera del parloteo; espacio infinito donde la palabra vuelve al olvido. Es tan vano rebelarse contra el lenguaje humano como creer en su omnipotencia. “La primera forma de salir de la mentira, escribe Philippe Barthelet, —y  la más ofensiva, porque es en realidad una guerra interna, una guerra santa que debemos librar, es permanecer en silencio. El orden gramatical es aquí el reflejo invertido del orden ontológico, ya que es verdaderamente el silencio el que nos hace; y es el silencio el que nos hace hablar, verdaderamente, según la verdad, y toda palabra verdadera es literalmente superflua, fluye desde el exterior, se desborda, sólo está allí para confirmar”.

La Carta al Cardenal Fornari refuta ese primer y fatal error moderno que consiste en pensar que la Religión, la Política y la Filosofía son dominios separados, autónomos, que andarían vagando por mundos imponderables con sus ocupaciones respectivas tan impermeables entre sí como las especialidades universitarias, con su jerga, sus fines particulares e insólitos. Para Donoso Cortés, no sólo la Religión no está ausente de la política o de la filosofía, sino que éstas son siempre religiosas, ordenándose el orden gramatical al orden ontológico, incluso y sobre todo cuando se esfuerzan por negar o derrotar la Religión.

 

UN AUTOR SIEMPRE ACTUAL

 

Las ideas de conjunto de Donoso Cortés se cuentan entre ésas, muy escasas, que se vuelven más relevantes a medida que el tiempo nos aleja de su formulación. Mejor que en 1848, por ejemplo, cuando pronunció su Discurso sobre la Dictadura, podemos verificar y profundizar su pensamiento, y tomar la medida del titánico error religioso que es el materialismo, esa adoración de la fisis, de la que surgieron la democracia, como dictadura del número, y las diversas formas de totalitarismo, como cumplimiento de la “promesa” democrática en la utopía de una socialización extrema, fusional, de las relaciones humanas, donde ni la razón ni los principios tienen ya cabida. “Se podría constatar —escribió René Guénon—, de un modo muy general, que la aparición de doctrinas naturalistas o anti metafísicas se produce cuando el elemento que representa el poder temporal llega a predominar, en una civilización, sobre el que representa la autoridad espiritual”.

“A partir de ahora, ningún alemán estará solo”, esta frase, pronunciada por Hitler cuando tomó el poder gracias a las urnas, le pareció a Henry de Montherlant la más aterradora de todas bajo la apariencia de un buen sentimiento anodino. Terrible frase, de hecho, que revela la voluntad de establecer un mundo del que la soledad, la contemplación, la distancia y el silencio, y las profundas razones del silencio, serían desterradas en nombre de la “voluntad común”, de una adoración panteísta de la naturaleza. Ahora bien, ¿qué nos dice Donoso Cortés en su Carta al cardenal Fornari?  “La razón es aristocrática mientras que la voluntad es democrática”.

El totalitarismo es el cumplimiento, la realización de ese error religioso que constituye la democracia, en tanto que socialización extrema, exasperada, de las relaciones humanas. El culto a la materia y el odio a la forma, la adoración de la fusión inmanente y el odio de la distinción, la coronación de la voluntad y la excomunión de la razón como instrumento de conocimiento metafísico: éstas son las consecuencias de ese error religioso que querría hacerse pasar por una verdad anticlerical —pero a esa desastrosa e inhumana corriente río abajo corresponde una corriente río arriba que no es inútil intentar analizar sirviéndonos del método mismo de Donoso Cortés.

 

LA MATERIA NO EXISTE

 

En efecto, la “materia”, tal como la conciben los materialistas, no existe. Es esa abstracción “urubórica” total, con la que el comunismo hará su mística. Para el materialista, sea ingenuo o no, “todo es materia”. Es decir que para él la materia es el otro nombre del “todo”. Nada existe fuera de ella y todo lo que procede de ella, el lenguaje, la forma, sigue estando englobado en ella, o devorado por ella, como la filiación de Cronos.

Ese “todo” que no está en ninguna parte no es un invento nuevo: es el panteísmo: “Por lo que hace al comunismo —escribe Donoso Cortés—, me parece evidente su procedencia de las herejías panteístas, y de todas las otras con ellas emparentadas. Cuando todo es Dios y Dios es todo, Dios es, sobre todo, democracia y muchedumbre: los individuos, átomos divinos y nada más, salen del todo que perpetuamente los engendra, para volver al todo que perpetuamente los absorbe. En este sistema, lo que no es el todo, no es Dios , aunque participe de la divinidad; y lo que no es Dios, no es nada, porque nada hay fuera de Dios, que es todo”.

Los hombres, antes de la instauración de lo políticamente correcto, tenían un nombre para ese relativismo: lo llamaban barbarie. Apelación adecuada que trae a la mente que la barbarie es farfulleo, atentado contra el vocablo y la gramática, deficiencia agresiva del lenguaje, acusación permanente, estrépito y confusión.

El análisis de Donoso Cortés, lejos de ser válido sólo para las sociedades estatales de inspiración marxista, es igualmente válido para todas las sociedades de carácter predominantemente materialista, por muy liberales o “libertarias” que pretendan ser. La palabra “materialismo” en sí misma —porque las palabras, si no lo es el uso que se hace de ellas, son inocentes y no mienten— revela su naturaleza religiosa; se trata, en efecto, del culto de la Magna Mater, la inmanencia deificada convertida en abstracción. Ya que la “materia” del materialista, y ahí es donde el error religioso se manifiesta río abajo, nunca está presente.

En el momento en que escribo estas líneas, la “materia”, tal como la concibe el materialista, está ausente. Por cierto, veo la mesa sobre la que está puesta la hoja de papel, veo por la ventana el árbol despojado de su follaje en el paisaje invernal, veo y percibo una infinidad de cosas que nombro y reconozco por su forma y su uso, pero a “la materia” no la veo ni la percibo, por la sencilla razón de que la materia es algo abstracto en ese “todo” que está en “ningún lugar”, mientras que la forma es algo concreto.

La materia del materialista es ese “todo” ante el cual los hombres deben callar y obedecer, creyendo que se glorifican a sí mismos, mientras que las formas son lo que nos habla por los nombres que les damos, por el uso que hacemos de ellas, por esa conversación infinita entre lo que está dentro de nosotros y lo que está fuera de nosotros de la cual ellas son el principio. La “materia” que quiere ser “todo”, la “materia” que no es una voz en un concierto de voces del alma y del Espíritu, no es nada; y esa “nada” es tanto más despótica cuanto que su única razón de ser es la negación de la razón y del ser. No es de extrañar entonces, y los temores de Donoso Cortés se justifican más allá de todas las pesadillas, que el materialismo haya ampliado, hasta el vértigo, los defectos menores de los errores religiosos que lo precedieron, hasta el punto de dejar a los hombres solos ante la nada de una idolatría celosa.

 

¿EL “PROGRESO” ES TAN SÓLO EL PROGRESO DE UN ERROR?

 

Recordamos las primeras frases del admirable ensayo de Miguel de Unamuno, El sentimiento trágico de la vidaHomo sum; nihil humani a me alienum puto, dijo el cómico latino. Y yo diría más bien, nullum hominem a me alienum puto; soy hombre, a ningún otro hombre estimo extraño. Porque el adjetivo humanus me es tan sospechoso como su sustantivo abstracto humanitas, la humanidad. Ni lo humano ni la humanidad, ni el adjetivo simple, ni el adjetivo sustantivado, sino el sustantivo concreto: el hombre. El hombre de carne y hueso, el que nace, sufre y muere —sobre todo muere—, el que come y bebe y juega y duerme y piensa y quiere, el hombre que se ve y a quien se oye, el hermano, el verdadero hermano.

De la misma manera, la característica de la “materia” del materialista, esa “nada” arrogante que pretende ser “todo”, esa abstracción vengativa, como todas las abstracciones, consistirá en sacarnos de la naturaleza eterna de las formas, para precipitarnos en un mundo sin jerarquía, sin distinciones, sin fervor y sin perdón, un mundo irreal, sostenido únicamente por el frágil patrón de la “moral autónoma”, en un oleaje caótico y desesperante, anterior al Verbo.

Definir el materialismo como un “progreso” en relación con la Teología Medieval, le confiere a la palabra “progreso” un significado particular, que Jean Cocteau intuyó cuando escribió que “el progreso es, quizás, tan sólo el progreso de un error”. Los Modernos repiten de buena gana la fórmula “el error es humano”, olvidando su contrapartida: “pero perseverar en el error es diabólico”. Ahora bien, si el “progreso” es en realidad el progreso de un error, no se puede negar su perseverancia. El progreso sería, entonces, un perseverante error.

Es reavivando la razón contra el racionalismo, es decir, trabajando para recuperar la lógica contra la opinión, que se nos dará una oportunidad para vivir nuestro destino no ya como “el perro muerto arrastrado por la corriente” del que habla León Bloy, sino como hombres libres que suscitan formas precisas cuyo orden define el espacio del pensamiento —y de esa forma superior del pensamiento que es la contemplación.

Puede ser difícil remontar la corriente, pero no imposible, si nos apegamos a la enseñanza de algunos buenos maestros (como Joseph de Maistre, Donoso Cortés o René Guénon); una enseñanza que comienza con el ejercicio aristocrático y metafísico de la razón y la resistencia a la voluntad. “Con el Catolicismo —escribió Donoso Cortés en una carta al editor de El Heraldo, fechada el 15 de abril de 1852— no hay fenómeno que no entre en el orden  jerárquico de los fenómenos , ni cosa que no entre en el orden jerárquico de las cosas. La razón deja de ser el racionalismo (es decir, un fanal que no siendo increado, alumbra sin ser encendido por nadie) para ser la razón, es decir, un maravilloso luminar, que concentra en sí y dilata fuera de sí la luz espléndida del dogma, purísimo reflejo de Dios, que es luz eterna e increada”.

Donoso Cortés nos hace comprender así que no es tarea de la política reformar la metafísica (tentación prometeica que no carece de brillo pero que ignora la relación entre el efecto y la causa, y la flecha del tiempo —ya que la consecuencia no puede actuar sobre la causa) sino que la metafísica tiene que lograr una “refundación” y, por así decir, una justificación de lo político. Así como no hay una moral autónoma, puesto que la heteronomía es la condición de toda moral que no es únicamente la constatación de un estado de hecho, no puede haber política digna de ese nombre que no esté legitimada por una exigencia superior tanto a la del bien común como a la del “bien individual”. Ni lo “común” ni lo “individual”, ni su compromiso son suficientes: son sólo retiradas, incluso un toque de retreta, como se diría de un ejército derrotado, ante una verdad más exigente de lo que la “naturaleza” o la “materia” pueden admitir.

 

EL ÚNICO DERECHO POSIBLE ES EL DERECHO DIVINO

 

Ernst Jünger distingue acertadamente entre “Einzelne” y “individuum”, es decir, el individuo como único y el individuo como unidad intercambiable. “Einzelne” se refiere al individuo caracterizado, que se diferencia de los demás por el conjunto de tradiciones, afiliaciones, recuerdos, audacias y por su libertad conquistada, mientras que “individuum” se refiere a lo que es equivalente, igual, desprovisto de toda realidad tradicional. “Einzelne” es el Único, pero ese único lleva dentro de sí una multiplicidad de posibilidades, mientras que el “individuum” está solo, pero dentro de una multiplicidad de “similares” extraños los unos a los otros. El “Einzelne” pertenece al reino de la forma, lo que presupone una relación con otras formas, mientras que el “individuum” pertenece al reino de la materia, tan abstracta y ausente de la realidad humana como la materia es abstracta y está ausente del mundo. El “Einzelne” cree en sus deberes tanto como el “individuum” cree en derechos.

Donoso Cortés, asimismo, como lo harán Jünger o Bernanos después de él, no les da la razón ni a un liberalismo que se basaría sólo en individuos desarraigados, indiferenciados, iguales en derechos pero rivales en negocios, ni al comunismo; apareciéndole ambos como una renuncia a la soberanía, un sometimiento a ese error religioso panteísta, a esa manía de socialización extrema de las relaciones humanas que prohíbe cualquier progreso interior, o incluso, a más o menos largo plazo, cualquier uso de la razón y del discurso (basta, desgraciadamente, para convencerse de ello  con escuchar a nuestros jóvenes, a nuestros periodistas, incluso a nuestros “intelectuales”): “Por lo que hace al parlamentarismo , al liberalismo y al racionalismo, escribe Donoso Cortés, creo, del primero, que es la negación del gobierno; del segundo, que es la negación de la libertad; y del tercero, que es la afirmación de la locura”.

La ley para Donoso Cortés sólo puede ser divina. El hecho de que la ley sea divina es una idea que, en principio, le parecerá escandalosa al mundo moderno, aunque consienta en todas las usurpaciones, en todos los retoques legales, en todas las instrumentalizaciones del derecho, siempre y cuando los derechos sean “humanos”. Los más lúcidos o los más cínicos reconocen en la ley la consagración de un equilibrio de fuerzas, la legitimación de una voluntad, sin ver que esa supuesta “liberación del derecho divino” no es otra cosa que una sumisión religiosa a la fuerza, una sacralización de la voluntad común, cuya característica es padecerlo todo y no poder influir en nada.

Lo que distingue a la ley divina de la ley humana no es otra cosa que la perennidad y la universalidad. Para que los hombres no queden librados a los caprichos de sus gustos y rechazos, de sus estados de ánimo, de sus obsesiones cambiantes, deben reconocer una Ley y un Derecho basados en la razón, y no en el racionalismo, en la bondad y la misericordia y no en los “buenos sentimientos”. Nada, en definitiva, se opone verdaderamente a la ley divina, a esa exigencia que tiende a lo universal sin pretender nunca poseerlo en la inmanencia, sino es el relativismo que autoriza todo y cualquier cosa.

Antes del establecimiento de lo políticamente correcto, los hombres tenían un nombre para ese relativismo: lo llamaban barbarie. Palabra adecuada que nos recuerda que la barbarie es farfulleo, atentado contra el vocablo y la gramática, deficiencia agresiva del lenguaje, acusación permanente, estrépito y confusión. Por el contrario, el derecho divino es ese puro silencio donde se refugian la Clemencia y el Perdón.

 

LUC-OLIVIER D’ALGANGE

Relisons Donoso Cortès !

Traducción, con la autorización del autor, de Miguel Ángel Frontán

 

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02/02/2022

L'Envers de la vague, notes sur l'oeuvre de Julien Gracq:

 

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Luc-Olivier d’Algange

L'Envers de la vague

Notes sur l'œuvre de Julien Gracq



« Couchés au raz de l'eau, ils voyaient accourir de l'horizon le poids régulier des vagues, et dans un capiteux vertige il leur semblait que tombât tout entier sur leurs épaules et dût les écraser - avant de faire au-dessous d'eux un flux de silence et de douceur qui les élevait paresseusement sur un dos liquide , avec une sensation exquise de légèreté »

Julien Gracq, Au Château d'Argol

 

La solennité quelque peu funéraire des récits de Julien Gracq s'ouvre, pour certains d'entre nous, sur un printemps sacré.

Si la phrase de Gracq porte son charroi de métaphores crépusculaires et automnales; si la note lancinante d'une sorte de désespoir universel, comme la froidure d'une goutte de poison, ne cesse, au milieu du faste même, de faire entendre son consentement à la déréliction; si le désengagement, l'exil, le retrait, voire, pour user d'un mot naguère quelque peu galvaudé, le « pessimisme » semblent donner le ton à l'attente et au tragique qui blasonnent son œuvre, - ces majestueuses mises au tombeau d'un monde n'en demeurent pas moins traversées de pressentiments et ne rendent jamais leurs dernières armes au nihilisme ou au désenchantement.

Ce sont d'abord les paysages et leurs saisons, le palimpseste du merveilleux géographique, la puissance métaphorisante, soulevante, de la nature elle-même qui nous apparaissent comme d'impérieuses requêtes, comme des portes battantes. Ce monde déserté de toute activité humaine, figé dans une arrière-saison éternisée, cet abandon, loin d'éteindre la beauté du monde en révèle les puissances jusqu'alors dédaignées. Ce qui meurt dans les romans de Julien Gracq, ce qui s'éteint, ce qui s'étiole n'est jamais que l'industrie humaine. Les personnages se trouvent jetés dans l'immensité d'une oisiveté, d'une attente qui seuls, en dignité, sont destinés à survivre à la vanité des commerces humains. La chapelle des abîmes d'Au Château d'Argol, les « journées glissantes, fuyantes de l'arrière-saison » d’Un Beau Ténébreux, définissent d'emblée le domaine que l'œuvre ne cessera de parcourir, un domaine où le Temps hiératique règne sans disputes sur les temporalités subalternes, où la société ne survit plus que par d'anciens apparats, où toute appartenance ne vaut et ne brille que de son obsolescence dans un monde d'après la fin.

Du Surréalisme, Julien Gracq ne retiendra ni l'automatisme, ni l'idéologie révolutionnaire, mais peut-être une subversion plus radicale: le refus catégorique et fondateur d'une humanité réduite aux seules raisons du travail et de la consommation. Si loin qu'il soit des enseignements de l'humanisme classique ou des Lumières, ce refus n'en fonde pas moins une façon d'être humain, un humanisme par-delà l'humanisme, relié aux puissances ouraniennes et telluriques, aux éclatantes preuves de l'être. La « liberté grande » sera d'abord, pour Julien Gracq la liberté d'être, le rayonnement de l'être dans la contemplation. Aussi délaissées que soient les grèves, elles s'ouvrent sur un « Grand Oui » et demeurent étrangères au nihilisme et à la « littérature du non », autrement dit à la littérature du travail, du soupçon et du ressentiment. La subversion, pour Julien Gracq, est affirmative; elle est une approbation à la beauté des choses laissées à elles-mêmes, comme engourdies, abandonnées, mais qui s'offrent, dans ce délaissement, à une vérité plus profonde: « J'ai vécu de peu de choses comme de ces quelques ruelles vides et béantes en plein midi qui s'ensauvageaient sans bruit dans un parfum de sève et de bête libre, leurs maison évacuées comme un raz de marée sous l'écume des feuilles. »

Le refus de Julien Gracq, où scintillent les dernières armes jamais rendues avant la mort, est bien le contraire du « non »: « Ce qui me plaît chez Breton, écrit Julien Gracq, ce qui me plaît dans un autre ordre chez René Char, c'est ce ton resté majeur d'une poésie qui se dispense d'abord de toute excuse, qui n'a pas à se justifier d'être, étant précisément et tout d'abord ce par quoi toutes choses sont justifiées. » Seules méritent que l'on s'y attarde les œuvres qui ne s'excusent pas d'être, qui consentent à la précellence du mouvement dont elles naissent, qui témoignent de cette « participation » de l'homme au monde par l'intermédiaire du Logos, soleil secret de toutes choses manifestées, « sentiment perdu d'une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité, et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée, nous communiquons entre nous. »

Restituer à la littérature sa respiration, cette alternance de contemplation et d'action, n'est-ce pas retrouver le sens même, par étymologie réactivée, du mot grec désignant l'écrivain: syngrapheus, qui signifie littéralement, « écrire avec » ? Ecrire non point seul face au monde, ou seul dans le « travail du texte » mais écrire en laissant le monde s'écrire à travers nos mots et nos phrases qui, au demeurant, font aussi partie du monde, comme une pincée de cendres, un givre, un pollen.

Suivre selon le mot de Victor Hugo, « la pente de la rêverie », c'est écrire avec l'être: « Dans la rêverie, il y a le sentiment d'y être tout à fait, et même beaucoup plus que d'habitude. Pour ma part je la définirais certainement - plutôt qu'un laisser-aller - un état de tension accrue, le sentiment d'une circulation brusquement stimulée des formes et des idées, qui jouent mieux, qui s'accrochent plus heureusement les unes aux autres, facilitent le jeu des correspondances ». Syngrapheus est l'écrivain qui accorde à ce qui survient, à l'imprévisible, sa part royale; il est aussi celui qui s'y accorde, qui ne dédaigne point la « leçon de choses » que le réel, et plus particulièrement dans les zones frontalières entre la veille et le sommeil, prodigue avec une inépuisable générosité.

Julien Gracq se rapproche ainsi de nous en s'éloignant. Ce goût du lointain, qui caractérise son œuvre, s'est éloigné de notre temps qui affectionne les rapprochements, la maitrise de l'espace, le village planétaire, les communications instantanées. Mais ce lointain, ce lointain vertigineux, ce lointain d'abysses ou de hautes frondaisons, ce lointain de landes, de lointain de précipices, ce lointain disponible jusqu'à l'effroi, ce lointain voilé, ce lointain antique et alcyonien qui suscite ces « sensations purement spaciales logées au cœur de la poitrine », par « sa foncière allergie au réalisme », sa profusion de forêt mythologique, que semblent avoir fréquenté également Shakespeare et Perrault, ce lointain, par un sentiment d'imminence propre à la guerre, présente et voilée dans presque tous ses récits, nous détache des soucis économiques et domestiques pour nous précipiter dans la pure présence des choses menacées de nous quitter à chaque instant. Ce lointain redevient une nostalgie, un appel, une présence ardente.

Ces « grèves désolées », ces rivages hantés, ces ruines dont les crêtes semblent percer l'atmosphère pour atteindre à un éther immémorial nous apparaissent comme une vocation: elles rendent présentes à notre conscience (qui cesse alors d'être seulement conscience des choses représentées) un monde, que, nous autres modernes, ne percevions plus, une géographie mystérieuse, une géo-poétique, si l'on ose le néologisme, qui, pour s'être tue durant des générations, nous revient comme un chant de la terre, un langage profus, un entretien lourd de beauté à la fois concrètes et spectrales.

Dans sa hâte, dans son volontarisme obtus, le moderne ne voit rien. Il passe à côté des êtres et des choses, glisse sur les surfaces. Cependant l'oeil garde mémoire, - une sorte de mémoire héraldique, ancestrale, et les récits de Julien Gracq semblent témoigner de cette mémoire seconde, de cette réalité d'autant plus dense qu'ordinairement dédaignée. « Reste cependant, écrit Bernard Noël, à l'intérieur même de l'œil, un rond de ténèbres, oui, ce moyeu de nuit autour duquel il voit. Pupille, le puit noir, tour d'ombre renversée vers quelque ciel de tête. » Ces grandes houles de ténèbres concrètes, cette vaste nuit renversée déferlent à travers le monde, filtrent une lumière hors du temps, une lumière d'en haut, une lumière de vitrail... Cette requête du cosmos nous précipite dans un outre-monde dont seul nous sépare, selon le mot de Henry Miller, un « cauchemar climatisé ». Ce heurt des ténèbres er de la lumière rougeoie. Ce heurt est de feu et de sang. La nature servie par une prose qui consent à la lenteur révèle sa vérité; elle est le Graal, la coupe du ciel renversée sur nos têtes ! L'écriture accordée à ce drame de ciel, de mer, de forêts et de vent devient alors elle-même la rencontre d'Amfortas et de Parsifal: « Et, passant outre à une sacrilège équivalence, comme dans le délire d'une infâme inspiration, il était clair que l'artiste, que sa main inégalable n'avait pu trahir, avait tiré du sang même d'Amfortas, qui tachait les dalles de ses flaques lourdes, la matière rutilante qui ruisselait dans la Graal, et que c'était de sa blessure même que jaillissaient de toutes parts les rayons d'un feu impossible à tarir... ».

« Le monde de Julien Gracq, écrit Maurice Blanchot, est un monde de qualités, c'est-à-dire magique. Lui-même par la bouche de son héros: le Beau Ténébreux (deux adjectifs) reconnait dans la terre une réalité fermée dont il espère mettre en mouvement, par une espèce d'acuponcture tellurique, les centre nerveux, des points d'attaches à la vie ». Les réserves dont Maurice Blanchot, par ailleurs, témoignera à l'égard de Gracq (auxquelles répondront les réticences de Gracq à l'égard de Blanchot), tiennent tout autant à une question de style qu'au dessein même de l'œuvre. Sans voir directement, entre Gracq et Blanchot, l'affrontement de deux vues du monde irréconciliables, force est de reconnaître que Blanchot (héritier de Maurras pour le style et de Kafka pour la pensée) se trouve du côté d'une décantation classique, d'une clarté des lignes, - dussent-elles ouvrir les croisées à des vertiges métaphysique ! - alors que Julien Gracq, plutôt celte que roman ( avec de certaines inclinations romantiques et wagnériennes) s'acharne à forer et à forger la langue française dans le sens d'un continuum que l'incandescence de la vision soude en un métal baroque non dépourvu de volutes et d'efflorescences, mais dures, parfois, et tranchantes. Autant Blanchot répugne aux adjectifs, qu'il n'est loin de tenir de superflus, autant Gracq construit sa phrase pour les accueillir. Les adjectifs ne viennent pas, dans l'œuvre de Gracq, à la rescousse de la structure ou de l'idée, mais, outrepassant en importance les noms et les verbes, apparaissent comme l'essentiel de la chose à dire.

« La langue française, écrit Blanchot, où les adjectifs ne sont pas à leur aise, signifierait non seulement la volonté de bannir l'accident et de s'en tenir à ce qui compte, mais aussi la possibilité d'atteindre la vérité des choses en dehors des circonstances qui nous la révèle. » L'observation pertinente frôle ici, comme chez Maurras, un jugement de valeur plus général, et peut-être abusivement général. Le génie de la langue française n'est-il pas assez grand pour s'exercer avec un égal bonheur dans la maxime sèche de Vauvenargues, dans la profusion coruscante de Rabelais, les énigmes aigües de Mallarmé, les cabrioles félines de Colette ou les suavités violentes de Barrès, - où les adjectifs ne semblent point si déplacés ? Mais peut-être la question est-elle bien plus philosophique qu'esthétique ? Blanchot n'eût sans doute pas contredit à ce philosophe de l'altérité pure qui écrivait: « Médire de la technique au nom de la poésie de la nature est une barbarie ». Dans cette perspective, une défiance morale, sinon moralisatrice, est sans doute possible à l'égard de l'œuvre de Julien Gracq, défiance pour les sortilèges pour les enchantements jugés coupables de dissoudre la conscience humaine... Sinon que depuis Au Château d'Argol, Un Beau Ténébreux, Le Rivage des Syrtes, les temps ont changés et que les sortilèges obscurs, les noirs ensorcellements qui menacent l'intégrité de la conscience humaine, les fascinations funestes où la raison périclite, où la barbarie redevient possible, se trouvent bien davantage dans les modernes techniques de communication, de contrôle et de destruction que dans la contemplation des forêts bretonnes, des « nuits talismaniques » ou des écumes sur les grèves.

Le monde vivant, le monde tellurique et météorologique ayant été déserté, ce n'est plus devant son règne jadis peuplé de dieux que cède la conscience humaine, si jamais elle céda, mais bien dans ce vide crée par son absence. « Là où il n'y a plus de dieux, disait Novalis, règnent les spectres. » Autrement dit l'abstraction, la planification et les « réalités virtuelles ». Si bien que le mot d'ordre classique (« Déteste les adjectif et chéri la raison »), ne vaut plus dans un monde où les pires déroutes de la raison sont la conséquence de la raison, où le « technocosme » est devenu un sortilège, une féérie dérisoire, certes, mais dont on ne peut d'évader, où le vide des qualités, corrélatif d'un appauvrissement du langage, est lui-même devenu une immense métaphore obstinée.

La « dissolution brumeuse et géante » évoquée par Julien Gracq est tout autant une expérience qu'une mise-en-demeure. Par ce monde arraché, in extremis, aux planificateurs, par ce monde effondré qui nous laisse face au retentissement de l'effondrement, nous nous trouvons désillusionnés d'une raison qui ne s'interroge plus sur sa raison d'être, d'une civilisation lisse et fuyante, qui nous maintient sans cesse en-deçà de nos plus hautes possibilités. Dans l'œuvre de Julien Gracq, nous voyons ce monde se défaire, mais cette défaite qui nous emporte comme un ressac nous révèle l'envers de la vague, l'envers du langage, la vérité étymologique, la réverbération antérieure aux mots et aux choses. La puissance de cette réverbération est une menace, mais une menace salvatrice.

Deux ouvrages de Luc-Olivier d'Algange, parus dans la collection Théôria, aux éditions de L'Harmattan abordent certains thèmes évoqués dans l'article ci-dessus: Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, L'Ame secrète de l'Europe. 

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01/02/2022

Milosz ou la Profondeur du Temps:

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Luc-Olivier d'Algange

Milosz ou la Profondeur du Temps

A propos des Arcanes d’O.V de L. Milosz, éditions Arma Artis, 2016



Si le propre des grands poètes est de demeurer longtemps méconnus avant de nous advenir en gloires et ensoleillements sans doute est-ce qu'ils entretiennent avec la profondeur du temps une relation privilégiée. Leurs œuvres venues de profond et de loin tardent à nous parvenir. Elles sont ce « Printemps revenu de ses lointains voyages », - revenu vers nous avec sa provende d'essences, d'ombres bleues, de pressentiments.

Toute œuvre est recommencement, ou, plus exactement, procession vers un recommencement qui est le sens théologique du pardon. Tout revient pour recommencer, pour effacer, dans une lumière de printemps, les offenses et les noirceurs de l'hiver de l'âme. « Une étoile existe plus haut que tout le reste, écrit Paracelse, celle-ci est l'étoile de l'Apocalypse... Il y a encore une étoile, l'imagination, qui donne naissance à une nouvelle étoile et à un nouveau ciel ».

Etre poète, pour Milosz, ce n'est pas user des mots à des fins de conviction, d'information, ni même d'expression, - au sens où l'expression serait seulement le témoin d'une subjectivité humaine, c'est entrer autrement dans le Temps, c'est laisser entrer en soi le Temps autrement, c'est d'être d'un autre temps qui n'est pas du passé mais d'une autre qualité ou possibilité du Temps, - un Grand Temps, un temps sacré, un temps profond.

Ce temps n'est pas un temps linéaire, le temps de la succession, le temps historique mais le temps métahistorique, s'inscrivant dans une hiéro-histoire: c'est là tout le propos des Arcanes de Milosz. Ce savoir ne sera pas conquête arrogante, mais retour en nous de l'humilité, non pas savoir qui planifie, qui arraisonne le monde par outrecuidance, par outrance, mais retour à la simple dignité des êtres et des choses, des pierres, des feuillages, des océans, des oiseaux.

Pour atteindre « le lieu seul situé », le poète doit vaincre, écrit Milosz, « cet immense cerveau délirant de Lucifer où l'opération de la pensée est unique et sans fin, partant du doute pour aboutir à rien». Cette victoire suppose un combat, mais un combat qui a pour sens, pour orient, pour aurore, la contemplation même. « Tant de mains pour transformer le monde, écrit Julien Gracq, et si peu de regards pour le contempler ».

Le combat commencera donc dans le regard, par l'éveil de l'œil du cœur qui est le véritable œil de l'esprit. Contre « l'immense cerveau délirant », ce technocosme qu'est devenu le monde moderne, contre ce nihilisme masqué d'utilitarisme qui part du doute pour aboutir à rien, un recours demeure possible dont le secret, la raison d'être, repose, pour Milosz, dans le secret même de la langue française, dans ses arcanes étymologiques, dans le cours souterrain de sa rhétorique profonde.

« Le cerveau, écrit Milosz, est le satellite du cœur ». Ce cœur, « lieu seul situé », n'est pas seulement le siège des sentiments humains mais le cœur du monde, le cœur du Temps. C'est dire en même temps, par la verticale de l'inspiration poétique et métaphysique, sa profondeur la plus abyssale et sa hauteur la plus limpide. Pour Milosz, l'intelligence n'est pas cette faculté que l'on pourrait quantifier ou utiliser mais l'instrument de perception de l'invisible, plus exactement, la balance intérieure du visible et de l'invisible, le médiateur qui donne le la entre le monde sensible et le monde intelligible.

Certains hommes, plus que d'autres, par l'appartenance à une caste intérieure, sont prédisposés à entrer en relation avec le monde intermédiaire, là où apparaissent les Anges, les visions, les dieux. Ce mundus imaginalis, ce monde imaginal, fut la véritable patrie de Milosz comme elle fut celle de Gérard de Nerval ou de Ruzbéhân de Shîraz. Ce monde visionnaire n'a rien d'abstrus, de subjectif ni d'irréel. Il est, pour reprendre le paradoxe lumineux d'Henry Corbin « un suprasensible concret », - non pas la réalité, qui n'est jamais qu'une représentation, mais le réel, ensoleillé ou ténébreux, le réel en tant que mystère, source d'effroi, d'étonnement ou de ravissements sans fins.

« Des îles de la Séparation, écrit Milosz, de l'empire des profondeurs, entends monter la voix des harpes de soleil. Sur nos têtes coule paix. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la hauteur ». A chaque instant, ainsi, dans l'œuvre de Milosz, la saisissante beauté, la sapience, non pas abstraite mais éprouvée dans une âme et un corps, dans le balancier de la lancinante nostalgie et du pressentiment ardent: « L'espace, essaim d'abeilles sacrées, vole vers l'Adramand, d'extatiques odeurs. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la hauteur. »

Long est le chemin vers ce que Milosz nommera « la vie délivrée ». Dans ce monde sublunaire, la première condition est de servitude, la première réalité carcérale. Dans un monde d'esclaves sans maîtres, toute servitude devient sa propre fin, repliée sur elle-même et sans révolte possible. L'homme hylique s'effraie de l'œuvre-au-noir qu'il lui faudrait traverser pour atteindre à la transparence légère de l'œuvre-au-blanc, puis à l'ensoleillement salvateur de l'œuvre-au-rouge. Le chemin philosophal requiert une vertu héroïque. On songe à la célèbre gravure de Dürer, ce chevalier qui, entre la mort qui le menace et le diable qui le nargue, chemine calme et droit vers la Jérusalem céleste.

« Je regarde, écrit Milosz, et que vois-je ? La pureté surnage, le blanc et le bleu surnagent. L'esprit de jalousie, le maître de pollution, l'huile de rongement aveugle, lacrymale, plombée, dans la région basse est tombé. Lumière d'or chantée, tu te délivres. Viens épouse, venez enfants, nous allons vivre ! » A ce beau pressentiment répond, dans le même poème la voix de Béatrice: « Montjoie Saint-Denis, maître ! Les nôtres, rapides, rapides, ensoleillés ! Au maître des obscurs on fera rendre gorge. Vous George, Michel, claires têtes, saintes tempêtes d'ailes éployées, et toi si blanc d'amour sous l'argent et le lin... »

La sagesse ne vient pas aux tièdes ni aux craintifs, non plus qu'aux forts qui s'enorgueillissent de leur force mais aux fragiles audacieux, aux ingénus demeurés fidèles au printemps revenu.

L'œuvre de Milosz est une œuvre immense, - de poète, de romancier, de dramaturge, de métaphysicien, de visionnaire. Qu'elle soit encore si peu connue et reconnue est un sinistre signe des temps. Cependant, peut-être est-il un signe dans le désastre où nous sommes qui sera de nous contraindre à retourner à l'essentiel. Tout ce dont il n'est plus question dans ce monde quantifié, livré aux barbares, vit en secret dans l'œuvre de Milosz, dans ses rimes heureuses et ses raisons offertes au mystère, dans une suavité, parfois, qui n'est pas douceâtre mais une force qui nous exile du monde en revenant en nous, en réminiscences, comme le triple mouvement de la vague.

Etre véritablement au monde, c'est comprendre que nous n'y sommes pas entièrement ni exclusivement. Un retrait demeure, une distance, un exil, qui est le donné fondamental de l'expérience humaine, - le mot expérience étant à prendre ici au sens étymologique, ex-perii, traversée d'un danger.

Toute l'œuvre de Milosz s’oriente ainsi, à travers les épreuves, les dangers et les gloires, vers un idéal chevaleresque qui, par-delà les formes diverses où il s'aventure, demeure la trame de ses pensées et de ses œuvres. « L'homme n'est rien, l'œuvre est tout » écrivait son ami Carlos Larronde. L'Ordre chevaleresque auquel aspirait Milosz, et dont il ne trouve sans doute pas, dans une époque déjà presque aussi confuse que la nôtre, la forme parfaitement accomplie, fut d'abord la reconnaissance qu'il y a quelque chose de plus grand que nous qui nous fait tel que nous sommes, et qu'un combat est nécessaire pour retrouver , à travers cette évidence, « la simple dignité des êtres et des choses » qu'évoquait Maurras.

Contraires à l'œuvre et à la prière, de titanesques forces sont au travail pour nous distraire et nous soumettre. L'idéal guerroyant, chevaleresque, opposera au coup de force permanent du monde moderne, non pas une force contraire, qui serait son image inversée et sa caricature, mais une persistante douceur et d'infinies nuances.

La vaste méditation de Henry Corbin sur la chevalerie héroïque et la chevalerie spirituelle éclaire le cheminement de Milosz. Pour aller, vers, je cite, « l'enseignement de l'heure ensoleillée des nuits du divin », il faut partir et accomplir sa destinée jusqu'à cette frontière incertaine, cette orée tremblante où l'homme que nous étions, blessé de désillusions, devient Noble Voyageur.

L'idéal chevaleresque du Noble Voyageur témoigne de cette double requête: partir, s'éloigner du mensonge des représentations et des signes réduits à eux-mêmes pour revenir « au langage pur des temps de fidélité et de connaissance ». Etre Noble Voyageur, selon Milosz, c'est savoir que la connaissance n'est pas une construction abstraite mais le retour en nous de la Parole Perdue, - celle qui, ainsi que le savaient les platoniciens de d'Athènes, de Florence, d'Ispahan ou de Cambridge, nous advient sur les ailes de l'anamnésis. « Le langage retrouvé de la vérité, écrit Milosz, n'a rien de nouveau à offrir; Il réveille seulement le souvenir dans la mémoire de l'homme qui prie. Sens-tu se réveiller en toi, le plus ancien de tes souvenirs ? »

Le Noble Voyageur s'éloigne pour revenir. Il quitte la lettre pour cheminer vers l'aurore du sens, - qui viendra, en rosées alchimiques, se reposer sur la lettre pour l'enluminer. « Le monde, disaient les théologiens du Moyen-Age, est l'enluminure de l'écriture de Dieu ». Le voyage initiatique, la quête du Graal, qui n'est autre que la coupe du ciel retournée sur nos têtes, débute par l'expérience du trouble, de l'inquiétude, du vertige: « J'ai porté sur ma poitrine, écrit Milosz, le poids de la nuit, mon front a distillé une sueur de mur. J'ai tourné la roue d'épouvante de ceux qui partent et de ceux qui reviennent. Il ne reste de moi en maint endroit qu'un cercle d'or tombé dans une poignée de poussière. »

Que les yeux se ferment sur un monde et s'ouvrent sur un autre, qui est mystérieusement le même, tel sera le secret inconnu de lui-même, jusqu'à l'advenue, jusqu'à la révélation, du Noble Voyageur. La sapience perdue est la « vérité silencieuse » de la plus « humble chose», le réel est la Merveille au regard de celui qui le laisse advenir en lui. Le voyage, c'est de fermer et d'ouvrir les yeux. « J'ai fermé ma vue et mon cœur, écrit Milosz, les voici réconfortés. Que je les ouvre maintenant. A toute cette chose dans la lumière. A ce blé de soleils. Avec quel bruissement de visions, il coule dans le tamis de la pensée ».

Milosz fut poète, poète absolu serait-on tenté de dire, voulant restaurer dans un monde profané ces épiphanies que désigne « le lieu seul situé », l'Ici qui est l'acte d'être et non plus seulement l'être à l'infinitif de l'ontologie classique. Fermant les yeux, il entre dans ce que Philon d'Alexandrie, nomme Le Logos intérieur. « C'est ainsi, écrit Milosz, que je pénétrai dans la grotte du secret langage; et ayant été saisi par la pierre et aspiré par le métal, je dus refaire les mille chemins de la captivité à la délivrance. Et me trouvant aux confins de la lumière, debout sur toutes les îles de la nuit, je répétais, de naufrage et naufrage, ce mot le plus terrible de tous: Ici»

Comment être là, comment saisir dans une présence qui ne serait plus une représentation « l'or fluide et joyeux » de la réminiscence. Afin d'y atteindre, il faut être protégé, et c'est là précisément le sens de l’idéal chevaleresque de Milosz par lequel il incombe au poète d'être le protecteur de la beauté et de la vérité la plus fragile.

Cette vérité, pour Milosz, n'est pas un dogme ou un système mais la chose la plus impondérable. C'est l'ondée par exemple: « Elle vient, elle est tombée, et tout le royaume de l'amour sent la fleur d'eau. Le jeune abeille, fille du soleil, vole à la découverte dans le mystère des vergers. » Sur les ailes de la réminiscence arcadienne, la vérité légère, est, selon la formule de Joë Bousquet, « traduite du silence ».

Le propre de la poésie est d'honorer le silence, - ce silence qui est en amont, antérieur, ce silence d'or qui tisse de ses fils toute musique, ce silence que les Muses savent écouter et qu'elles transmettent à leurs interprètes afin de faire entendre la vox cordis, la voix du cœur, qui vient de la profondeur du Temps.

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31/01/2022

Luc-Olivier d'Algange: Léon Bloy, l'intempestif, version française et version traduite en espagnol :

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Luc-Olivier d’Algange

Léon Bloy l'Intempestif

 

 

« Il est indispensable que la Vérité soit dans la Gloire. »

Léon Bloy

 

A mesure que les années passent, avec une feinte ressemblance dans leur cours de plus en plus désastreux depuis la première parution du Journal de Léon Bloy, l'écart n'a cessé de se creuser entre ceux qui entendent cette parole furibonde et ceux qui n'y entendent rien. Certes, on ne saurait s'attendre à ce que les rééditions des œuvres de Léon Bloy fussent accueillies comme des événements ou des révélations par un milieu « culturel » qui ne cesse de donner les preuves de sa soumission à l'Opinion, de son aveuglement et de son mépris pour toute forme de pensée originale. Une sourde hostilité est la règle et je lisais encore des jours-ci un folliculaire récriminant contre « le douloureux labyrinthe narcissique » que serait à ses yeux le Journal de Léon Bloy. Certes, labyrinthiques et préoccupés de l'Auteur, tous les journaux le sont par définition, mais au contraire du fastidieux et potinier Journal de Léautaud, devant lequel maints critiques modernes pratiquèrent une ostensible génuflexion, le Journal de Bloy est d'une vivacité électrique. L'humour ravageur, les flambées de colère, les fulgurantes intuitions mystiques, un style d'une densité et d'une musicalité prodigieuse font de ce Journal un chef d'œuvre de la forme brève, aphoristique ou illuminative. Que lui vaut donc cette disgrâce où nous le voyons ? Sans doute la pensée qui s'y affirme et s'y précise sous la forme d'une critique radicale du monde moderne, dans la lignée de Barbey d'Aurevilly et de Villiers de L'Isle-Adam.

« Tout ce qui est moderne est du démon », écrit Léon Bloy, le 7 Août 1910. C'était, il nous semble, bien avant les guerres mondiales, les bombes atomiques et les catastrophes nucléaires, les camps de concentration, les manipulations génétiques et le totalitarisme cybernétique. En 1910, Léon Bloy pouvait passer pour un extravagant; désormais ses aperçus, comme ceux du génial Villiers de L’Isle-Adam des Contes Cruels, sont d'une pertinence troublante. L'écart se creuse, et il se creuse bien, entre ceux qui somnolent à côté de leur temps et ne comprennent rien à ses épreuves et à ses horreurs, et ceux-là qui, à l'exemple de Léon Bloy vivent au cœur de leur temps si exactement qu'ils touchent ce point de non-retour où le temps est compris, jugé et dépassé. Léon Bloy écrit dans l'attente de l'Apocalypse. Tous ces événements, singuliers ou caractéristiques qui adviennent dans une temporalité en apparence profane, Léon Bloy les analyse dans une perspective sacrée. L'histoire visible, que Léon Bloy est loin de méconnaître, n'est pour lui que l'écho d'une histoire invisible. « Tout n'est qu'apparence, tout n'est que symbole, écrit Léon Bloy. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil. Nous ne pouvons jamais savoir si telle chose qui nous afflige n'est pas le principe de notre joie ultérieure. »

Cette perspective symbolique est la plus étrangère qui soit à la mentalité moderne. Pour le Moderne, le temps et l'histoire se réduisent à ce qu'ils paraissent être. Pour Bloy, le temps n'est, comme pour Platon et la Théologie médiévale, que « l'image mobile de l'éternité » et l'histoire délivre un message qu'il appartient à l'écrivain-prophète de déchiffrer et de divulguer à ses semblables. Pour Léon Bloy, le Journal, loin de se borner à la description psychologique de son auteur a pour dessein de consigner les « signes » et les  « intersignes » de l'histoire visible et invisible afin de favoriser le retour du temps dans la structure souveraine de l'éternité.

Pour Léon Bloy, qui se définit lui-même comme « un esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au-delà du temps », la fonction de l'auteur écrivant son journal n'est pas de se soumettre à l'aléa de la temporalité, du passager ou du fugitif, mais tout au contraire « d'envelopper d'un regard unique la multitude infinie des gestes concomitants de la Providence ». Le Journal, - tout en marquant le pas, en laissant retentir en soi, et dans l'âme du lecteur ami, la souffrance ou la joie, plus rare, de chaque jour, les « nouveautés » menues ou grandioses du monde, ne s'inscrit pas moins dans une rébellion contre le fragmentaire, le relatif ou l'éphémère. Ce Journal, et c'est en quoi il décontenance un lecteur moderne, n'a d'autre dessein que de déchiffrer la grammaire de Dieu.

Là où le Moderne ne distingue que des vocables sans suite, de purs signes arbitraires, Léon Bloy devine une cohérence éblouissante, et, par certains égards, vertigineuse et terrifiante. Léon Bloy n'est pas de ces dévots qui trouvent dans la foi et dans l'Eglise de quoi se rassurer. Ces dévots modernes, bourgeois au sens flaubertien, Léon Bloy les fustige ainsi que la « société sans grandeur ni force » dont ils sont les défenseurs. Il est fort improbable, quoiqu'en disent les journaleux peu informés qui voient en Bloy un « intégriste », que l'auteur du Désespéré et de La Femme Pauvre se fût retrouvé du côté de nos actuels, trop actuels « défenseurs des valeurs », moralisateurs sans envergure ni générosité,- et par voie de conséquence, sans le moindre sens de la rébellion. Or s'il est un mot qui qualifie avec précision la tournure d'esprit de cet homme de Tradition, c'est rebelle !

Pour Léon Bloy, quel que soit par moment son harassement, le combat n'est pas fini, il y retourne, chaque jour est le moment décisif d'une guerre sainte. Léon Bloy est un moine-soldat qui va son chemin d'écrivain, non sans donner ici et là quelques coups de massue, pour reprendre la formule évolienne. Ainsi le sport, objet, depuis peu, d'un nouveau culte national est-il, pour Léon Bloy « le moyen le plus sûr de produire une génération d'infirmes et de crétins malfaisants ». Quant à la Démocratie, bien vantée, elle lui suggère cette réflexion : « Un des inconvénients les moins observés du suffrage universel, c'est de contraindre des citoyens en putréfaction à sortir de leurs sépulcres pour élire ou pour être élus. » Cette outrance verbale dissimule souvent une intuition. Tout, dans ce monde planifié, ne conjure-t-il pas à faire de nous une race de morts-vivants, réduits à la survie, dans une radicale dépossession spirituelle. Que sont les Modernes devant leurs écrans ? Quel songe de mort les hante ? Les rêveries du Moderne ne sont-elles pas avant tout macabres ? Non, la religion de Léon Bloy n'est pas faite pour les « tièdes ». C'est une religion pour ceux qui ressentent les grandes froidures et qui attendent l'embrasement des âmes et des esprits. Le modèle littéraire de Léon Bloy ce sont les langues de feu de la Pentecôte.

Léon Bloy s'est nommé lui-même « Le Pèlerin de l'Absolu ». Chaque jour qui advient, et que l'auteur traverse comme une nouvelle épreuve où se forge son courage et son style, le rapproche du moment crucial où apparaîtront dans une lumière parfaite la concordance de l'histoire visible et de l'histoire invisible. Cette quête que Léon Bloy partage avec Joseph de Maistre et Balzac le conduit à une vision du monde littéralement liturgique. L'histoire de l'univers, comme celle de l'auteur esseulé dans son malheur et dans son combat, est « un immense Texte liturgique. » Les Symboles, ces « hiéroglyphes divins », corroborent la réalité où ils s'inscrivent, de même que les actes humains sont « la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et plein de mystères. »

Cette vision symbolique et théologique du monde en tant que Mystère limpide, c'est à dire offert à l'illumination (« l'illumination, lieu d'embarquement de tout enseignement théologique et mystique ») est à la fois la cause majeure de l'éloignement de l'œuvre de Léon Bloy et le principe de sa proximité extrême. Pour le moderne, la « folie » de Léon Bloy n'est pas dans sa véhémence, ni dans son lyrisme polémique, mais bien dans cette vision métaphysique et surnaturelle des destinées humaines et universelles. Pour Léon Bloy, qui n'est point hégélien, et qui va jusqu'à taquiner Villiers pour son hégélianisme « magique », les contraires s'embrassent et s'étreignent avec fougue. La nature porte la marque de la Surnature, mais par un vide qui serait l'empreinte du Sceau. De même, l'extrême pauvreté engendre le style le plus fastueux. C'est précisément car l'écrivain est pauvre que son style doit témoigner de la plus exubérante richesse. La pauvreté matérielle est ce vide qui laisse sa place à la dispendieuse nature poétique. Car la pauvreté, pour Bloy, n'est pas le fait du hasard, elle est la preuve d'une élection, elle est le signe visible d'un privilège invisible qu'il appartient à l'Auteur de célébrer somptueusement. La richesse verbale de Léon Bloy est toute entière un hommage à la pauvreté, à sa profondeur lumineuse, à la grâce qu'elle fait à la générosité de se manifester. Celui qui donne se sauve. Le mendiant peut donc, à bon droit être « ingrat ». Son ingratitude rédime celui qui pourrait s'en offenser. Mais qu'est-ce qu'un pauvre, dans la perspective métaphysique ? C'est avant tout celui qui récuse par avance toute vénalité. Or qu'est-ce que le monde moderne si ce n'est un monde qui fait de la vénalité même un principe moral, une cause efficiente du Bien et « des biens » ? Pour le Moderne, celui qui parvient à se vendre prouve son utilité dans la société et donc sa valeur morale. Celui qui ne parvient pas, ou, pire, qui ne veut pas se vendre est immoral.

Contre ce sinistre état de fait, qui pervertit l'esprit humain, l'œuvre de Léon Bloy dresse un grandiose et intarissable réquisitoire. Or, c'est bien ce réquisitoire que les Modernes ne veulent pas entendre et qu'ils cherchent à minimiser en le réduisant à la « singularité » de l'auteur. Certes Léon Bloy est singulier, mais c'est d'abord parce qu'il se veut religieusement « un Unique pour un Unique ». La situation dans laquelle il se trouve enchaîné n'en est pas moins réelle et la description qu'il en donne particulièrement pertinente en ces temps où face à la marchandise mondiale le Pauvre est devenu encore beaucoup plus radicalement pauvre qu'il ne l'était au dix-neuvième siècle. La morale désormais se confond avec le Marché, et l'on pourrait presque dire que, pour le Moderne libéral, la notion d'immoralité et celle de non-rentabilité ne font plus qu'une. Refuser ce règne de l'économie, c'est à coup sûr être ou devenir pauvre et accueillir en soi les gloires du Saint-Esprit, dont la nature dispensatrice, effusive et lumineuse ne connaît point de limite.

Contre le monde moderne, Léon Bloy ne convoque point des utopies sociales, ni même un retour au « religieux » ou à quelque manifestation « révolutionnaire » ou « contre-révolutionnaire » de la puissance temporelle. Contre ce monde, « qui est du démon », Léon Bloy évoque le Saint-Esprit, au point que certains critiques ont cru voir en lui un de ces mystiques du « troisième Règne », qui prophétisent après le règne du Père, et le règne du Fils, la venue d'un règne du Saint-Esprit coïncidant avec un retour de l'Age d'Or. Lorsqu'un véritable écrivain s'empare d'une vision dont la justesse foudroie, peu importent les terminologies. Sa vision le précède, elle n'en précède que mieux les interprétations historiographiques. « Aussi longtemps que le Surnaturel n'apparaîtra pas manifestement, incontestablement, délicieusement, il n'y aura rien de fait. »

 
 

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Léon Bloy, el Extemporáneo

 

“Es indispensable que la Verdad esté en la Gloria.” Léon Bloy.

 

“Todo lo moderno pertenece al demonio”, escribe Léon Bloy el 7 de agosto de 1910. Fue, según nos parece, mucho antes de las guerras mundiales, las bombas atómicas y las catástrofes nucleares, los campos de concentración, las manipulaciones genéticas y el totalitarismo cibernético. En 1910, a Léon Bloy se lo podía tomar por un extravagante; hoy en día sus vislumbres, como los del genial Villiers de L’Isle-Adam de los Cuentos crueles, son de una pertinencia turbadora. Aumenta, y cada vez más, la distancia entre los que dormitan al margen de su época y no comprenden nada de las pruebas y los horrores a los que nos somete, y los que, a ejemplo de Léon Bloy, viven tan precisamente en el centro mismo de su época que alcanzan ese punto de no retorno en el que se la comprende, se la juzga y se la supera. Léon Bloy escribe a la espera del Apocalipsis. Todos esos acontecimientos, singulares o característicos, que se producen en una temporalidad aparentemente profana, Léon Bloy los analiza en una perspectiva sagrada. La historia visible, que Léon Bloy está lejos de desconocer, sólo es para él el eco de una historia invisible.

“Todo es pura apariencia, todo es puro símbolo”, escribe Léon Bloy. “Somos durmientes que gritan durante el sueño. Nunca podemos sabes si algo que nos aflige no es el principio de nuestra dicha ulterior.”

Esta perspectiva simbólica es la más ajena posible a la mentalidad moderna. Para el Moderno, el tiempo y la historia se reducen a lo que parecen ser. Para Bloy, el tiempo sólo es, como para Platón y la teología medieval, “la imagen móvil de la eternidad”, y la historia comunica un mensaje que al escritor-profeta le toca descifrar y divulgar entre sus semejantes. Para Léon Bloy, el Diario, lejos de limitarse a la descripción psicológica de su autor, tiene por objetivo el de dejar registrados los “signos” y los “intersignos” de la historia visible e invisible, a fin de favorecer el retorno del tiempo en la estructura soberana de la eternidad.

Para Léon Bloy, que se define a sí mismo como “un espíritu intuitivo y de apercepción lejana, y, por consiguiente, siempre arrastrado más acá o más allá del tiempo”, la función del autor al escribir su diario no es la de someterse a la temporalidad fugitiva sino, muy por el contrario, la de “abarcar con una mirada única la multitud infinita de los gestos concomitantes de la Providencia”.  El Diario —al mismo tiempo que marca el paso, dejando resonar en sí mismo, y en el alma del lector amigo, el sufrimiento o la dicha, menos frecuente, de cada día, las “novedades” modestas o grandiosas del mundo— no deja de inscribirse en una rebelión contra lo fragmentario, lo relativo o lo efímero. Este Diario, que en esto desconcierta a un lector moderno, no tiene otra finalidad que la de descifrar la gramática de Dios.

Allí donde el Moderno sólo distingue vocablos inconexos, puros signos arbitrarios, Léon Bloy intuye una coherencia deslumbrante y, en ciertos aspectos, vertiginosa y aterradora. Léon Bloy no es uno de esos devotos que encuentran en la fe y en la iglesia con qué tranquilizarse. A esos devotos modernos, burgueses en el sentido de Flaubert, Léon Bloy los fustiga al igual que a la “sociedad sin grandeza ni fuerza” que defienden. Es altamente improbable, digan lo que digan los periodistuchos poco informados que ven en Bloy a un “integrista”, que el autor de El desesperado y de La mujer pobre hubiese estado en el mismo campo de nuestros actuales, demasiado actuales “defensores de los valores”, moralizadores sin envergadura ni generosidad —y, por consiguiente, sin el menor sentido de la rebelión. Ahora bien, si hay una palabra que define con precisión la mentalidad de este hombre de Tradición, esta palabra es “rebelde”.

Para Léon Bloy, por más extenuado que esté por momentos, el combate no ha terminado, vuelve a él, cada día es el momento decisivo de una guerra santa. Léon Bloy es un monje soldado que sigue su camino de escritor, no sin dar acá y allá algunos mazazos, para emplear la expresión de Julius Evola. Así es como el deporte, objeto, desde hace poco, de un nuevo culto nacional, es para Léon Bloy “el medio más seguro de producir una generación de inválidos y de cretinos dañinos”. En cuanto a la Democracia, tan ensalzada, le sugiere esta reflexión: “Uno de los inconvenientes menos observados del sufragio universal es el hecho de obligar a ciudadanos en estado de putrefacción a salir de su sepulcros para elegir o ser elegidos”. Esta desmesura verbal a menudo disimula una intuición. ¿Acaso no conspira todo, en este mundo planificado, para hacer de nosotros una raza de muertos vivos, reducidos a sobrevivir en una radical desposesión espiritual? ¿Qué son los Modernos delante de sus pantallas? ¿Qué sueño de muerte los posee? ¿Las Ensoñaciones del Moderno no son, ante todo, macabras? No, la religión de Léon Bloy no está hecha para los “tibios”. Es una religión para quienes sienten los grandes fríos y esperan el incendio de las almas y los espíritus. El modelo literario de Léon Bloy son las lenguas de fuego de Pentecostés.

Léon Bloy se llamó a sí mismo “El Peregrino del Absoluto”. Cada día que llega, y que el autor atraviesa como una nueva prueba en que se templan su coraje y su estilo, lo acerca al momento crucial en que aparecerán con perfecta claridad la concordancia entre la historia visible y la historia invisible. Esta búsqueda, que Léon Bloy comparte con Joseph de Maistre y Balzac, lo conduce a una visión del mundo literalmente litúrgica. La historia del universo, tanto como la del autor aislado en su desdicha y en su combate, es “un inmenso Texto litúrgico”. Los Símbolos, esos “jeroglíficos divinos”, corroboran la realidad en que se inscriben, así como los actos humanos son “la sintaxis infinita de un libro insospechado y lleno de misterios”.

Esta visión simbólica y teológica del mundo como Misterio límpido, es decir, alcanzable por la iluminación (“la iluminación, punto de embarque de toda enseñanza teológica y mística”), es, al mismo tiempo, la causa principal de lo alejado de la obra de Léon Bloy y el principio de su cercanía extrema. Para el moderno, la “locura” de Léon Bloy no reside en su vehemencia ni en su lirismo polémico, sino precisamente en esta visión metafísica y sobrenatural de los destinos humanos y universales. Para Léon Bloy, que no es en absoluto hegeliano, y que hasta llega a burlarse de Villiers de l’Isle-Adam por su hegelianismo “mágico”, los contrarios se abrazan y se estrechan con ardor. La naturaleza tiene la impronta de la Sobrenaturaleza, pero por medio de un vacío que fuese la marca del Sello. De igual modo, la extrema pobreza engendra el estilo más fastuoso. Es precisamente porque el escritor es pobre por lo que su estilo debe dar testimonio de la riqueza más exuberante. La pobreza material es el vacío que le cede el lugar a la dispendiosa naturaleza poética. Ya que la pobreza, para Bloy, no es el resultado del azar: es la prueba de una elección, es el signo visible de un privilegio invisible que le incumbe al Autor celebrar suntuosamente.

La riqueza verbal de Léon Bloy es toda ella un homenaje a la pobreza, a su profundidad luminosa, al favor que le hace a la generosidad permitiéndole manifestarse. El que da, se salva. El mendigo puede entonces, con toda razón, ser “ingrato”. Su ingratitud redime al que podría tomarla como una ofensa. Pero ¿qué es un pobre, en la perspectiva metafísica? Es, ante todo, aquél que rechaza de antemano toda venalidad. Ahora bien, ¿qué es el mundo moderno sino un mundo que hace de la venalidad misma un principio moral, una causa eficiente del Bien y de “los bienes”? Para el Moderno, el que logra venderse prueba su utilidad en la sociedad y, por lo tanto, su valor moral. El que no logra o, peor aún, no quiere venderse, es inmoral.

Contra esta siniestra situación de hecho, que pervierte el espíritu humano, la obra de Léon Bloy lanza una grandiosa e inagotable acusación. Ahora bien, es precisamente esta acusación lo que los Modernos no quieren oír y tratan de minimizar, reduciéndola a la “singularidad” del autor. Por cierto, Léon Bloy es singular, pero esto es, en primer término, porque elige ser, religiosamente, “un Único para un Único”. La situación en que se encuentra encadenado no es por esto menos real, y la descripción que da de ella es particularmente pertinente en estos tiempos en que, ante la mercancía mundial, el Pobre se ha vuelto aún mucho más radicalmente pobre de lo que lo era en el siglo XIX. La moral, ahora, se confunde con el Mercado, y casi podríamos decir que, para el Moderno liberal, la noción de inmoralidad y la de no rentabilidad no son más que una y la misma. Rechazar este reino de la economía es, con toda seguridad, ser o volverse pobre, y acoger en uno mismo las glorias del Espíritu Santo, cuya naturaleza dispensadora, efusiva y luminosa no conoce límite alguno.

Contra el mundo moderno, Léon Bloy no llama a ninguna utopía social, ni siquiera a un regreso a lo “religioso” o a alguna manifestación “revolucionaria” o “contrarrevolucionaria” del poder temporal. Contra este mundo, “que pertenece al demonio”, Léon Bloy invoca al Espíritu Santo, hasta el punto de que algunos críticos han creído ver en él a uno de esos místicos del “Tercer Reino” que profetizan, para después del Reino del Padre y del Reino del Hijo, el advenimiento de un reino del Espíritu Santo que coincidirá con un retorno a la Edad de Oro. Cuando un auténtico escritor se apodera de una visión de exactitud fulminante, poco importan las terminologías. Su visión le precede y,  por lo mismo, mejor aún precede a las interpretaciones historiográficas. “Mientras lo Sobrenatural no se muestre de modo manifiesto, indiscutible, delicioso, nada estará hecho.”

Traducción de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán.

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26/01/2022

Pierre Boutang et la "vox cordis", l'art de la traduction:

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Luc-Olivier d'Algange

Pierre Boutang et la vox cordis 

Note sur l'art de la traduction

 

« Ainsi chaque réel poème a pour invisible

réserve, ce que le Moyen-Age nommait

vox cordis, une voix du cœur. »

 

Pierre BOUTANG

 

Il est de coutume de juger l'œuvre de Pierre Boutang, pour l'en louer ou l'en blâmer, peu importe, à l'aune de sa fidélité à Charles Maurras. Pierre Boutang ne cessa jamais, à l'inverse de tant d'autres, de mentalité honteuse ou renégate, de témoigner d'une fidélité essentielle à l'égard de l'auteur (enseveli sous l'opprobre, le mépris et l'indifférence) de L'Avenir de l'Intelligence. Etre fidèle à Charles Maurras, ce ne fut certes point, pour Pierre Boutang, s'obstiner, à l'exemple de quelques acariâtres, sur les vues partielles défendues par le Maître de Martigues dans tel ou tel éditorial malencontreux, mais bien accomplir cet acte de remémoration et de gratitude par lequel le disciple établit l'autorité du Maître dans son essence, sans pour autant éprouver la tentation « psittaciste », sans âme, qui accable l'oeuvre sous le poids de la lettre morte. Villiers de l'Isle-Adam dans un conte intitulé Les Plagiaires de la foudre traite la question sous forme de parabole.

Rien n'est moins aimable que le reniement. Déprécier le passé du monde, de son pays, ou ne fût-ce que de sa propre existence est, selon Nietzsche, le signe propre du nihilisme. Celui qui renie son passé ne fonde point le nouveau mais l'abolit. L'idée même d'un « couronnement des formes », d'un accomplissement du destin, d'une réalisation, au sens métaphysique, voire initiatique du terme, suppose que l'âme humaine, l’amoureuse amie de Mnémosyme, eût construit, pierre à pierre, et avec déférence, un édifice du Souvenir. Etre fidèle, ce n'est point idolâtrer le passé, c'est veiller sur la flamme, dispensatrice à la fois de chaleur et de lumière, afin qu'elle ne s'éteigne. Témoigner d'une fidélité essentielle, n’est-ce point comprendre alors la différence entre le Maître qui nous fait disciple et le Maître qui nous fait esclave ? Etre fidèle, n’est-ce point atteindre à cette liberté essentielle, caractère dominant de l'auteur Pierre Boutang : liberté qui est le « privilège immémorial de la franchise », signe de l'attachement de l'auteur à son Pays qui lui permet d'être lui-même, sans pour autant être « maurrassien » à la façon des épigones et des obtus? Ces nuances échapperont aux esprits mécaniques. Pierre Boutang sut rendre possible une telle méditation sur le Logos et la nécessaire convenance du monde au langage qui l'élucide et l'enchante et, par voie de conséquence, témoigner de la tradition, et de l'art du traducteur, qui présument l'autorité du sens.

Dès lors que l'on ne cède point à la superstition ou à l'idolâtrie du texte réduit à sa propre immanence, comme il était d'obligation naguère dans les sectes de la critique « matérialiste », il devient légitime de s'interroger sur les fonctions, non plus de l' « écriture » mais de l'auteur. Les fonctions de l'auteur sont de l'ordre de son magistère. Dans la perspective métaphysique ou plus exactement théologique, qui ne cessa jamais d'être celle de Pierre Boutang, même au cœur le plus ardent de son combat politique, l'œuvre est un moyen de connaissance et de justice. Si la fonction dévolue à quelques écrivains est de distraire, à d'autres, moins enviables, de relever la bonne conscience défaillante de leurs lecteurs, à d'autres encore plus simplement de « passer le temps », comme si temps n'accomplissait pas cette fonction de son propre chef, les fonctions de l'œuvre de Pierre Boutang sont infiniment plus complexes et d'une portée si grande que nous parions volontiers qu'elles ne commencent qu'à peine à être évaluées.

Pierre Boutang, « logocrate », monarchiste, philosophe et traducteur, fit donc de chacune de ses « vertus » au sens antique, une « fonction », au sens sacerdotal. Etre monarchiste loin d'être seulement l'expression d'une conviction, ce fut, pour lui, une poétique et une rhétorique, au sens noble, médiéval et théologique, c'est à dire la façon, également grammaticale et étymologique tout autant qu'architecturale et musicale, de comprendre l'ordre humain et l'ordre du monde en concordance avec l'ordre divin. Alors que le « monarchisme » de beaucoup d'autres n'est qu'une façon retorse d'avouer leurs nostalgies d'un monde réduit précisément aux valeurs de la « troisième fonction », au sens dumézilien, « travail, famille, patrie », c'est-à-dire aux « valeurs » bourgeoises dans toute leur horreur, à quoi s'ajoute le goût obscur pour la défaite, la contrition, et une forme vaniteuse d'irresponsabilité, pour Pierre Boutang être fidèle au Roi, ce fut d'abord se souvenir que la France, par provenance, et osons le croire par destination, est un Royaume, et que la « République » ( dont il est permis à présent de préférer l'aristocratisme jacobin, d'allure encore vaguement stendhalienne, à l'actuel totalitarisme démocratique) est elle- même faite avec ce Royaume dont elle décapita les symboles.

Etre monarchiste, pour Pierre Boutang, ce fut comprendre, par delà les considérations « positivistes » (inspirées d'Auguste Comte, d'Anatole France ou de Renan) de Maurras, que l'ordre politique et terrestre n'est digne d'être respecté que s'il reçoit humblement l'empreinte de l'Ordre du Ciel. La fonction d'Auteur monarchique que Pierre Boutang fut, avec Henry Montaigu, un des très rares à hausser à l'exigible dignité chevaleresque, annonce ainsi sa fonction de philosophe, c'est-à-dire d'amoureux de la sagesse. Car si l'Ordre est vénérable, en ce qu'il témoigne du permanent, et s'il est préférable a priori à la subversion, désastreuse par nature, il n'en demeure pas moins que l’auteur des Abeilles de Delphes, dans la fameuse querelle sur le « coup de force » qui eût libéré Socrate de ses geôliers, eût été enclin à passer outre aux recommandations légalistes de Socrate pour le sauver. L'Ordre est sacré, certes, mais encore faut-il qu'il ne contredise point le cri du coeur qui, en certaines circonstances, nous en révèle la nature parodique. Dans la honte et l'horreur où nous plonge le désastre du monde moderne, le grand péril est de céder à n'importe quelle « réaction », de nous contenter d'un « ersatz ». Mieux vaut approfondir en soi l'absence du Royaume, de l'Ordre, du Sacré que d'en faire un simulacre. Les temps modernes sont aux faux-semblants. Des fausses légions romaines de Hitler aux châteaux en carton-pâte des parcs d'attraction d'Outre-Atlantique venus s'installer chez nous, la ligne constante du monde moderne est de substituer le faux spectaculaire à «  la simple dignité des êtres et des choses ».

Amoureux de la sagesse, le philosophe est aussi amoureux du langage qui porte en lui, comme un secret et comme une évidence, les normes de la sagesse. Le pouvoir du Logos accroît notre liberté et notre autorité. L'oeuvre de Pierre Boutang se laisse lire comme une méditation sur le Logos incarné. Etre auteur, c'est remplir ces « fonctions » de l'auctoritas non sans un certain détachement, accomplir son destin, faire son oeuvre, être à la hauteur de cette « disposition providentielle » dont la surnature nous privilégie et dont tout combat humain n'est que la remémoration ou le remerciement.

Les talents ne sont pas donnés en vain et comme les hommes plus généreux sont aussi les plus prompts à révéler leurs talents, il est compréhensible que l'écart se creuse entre les hommes et entre leurs oeuvres. Mais cette inégalité est avant tout, pour reprendre le mot de Maurras, une « inégalité protectrice ». La méditation sur la Monarchie, sur le pouvoir du Logos et sur la rhétorique de Dieu que Pierre Boutang poursuit à travers son oeuvre ne sera point sans redonner, au grand scandale des bien-pensants, un sens profond, et dirions-nous profondément chrétien, - au mot hiérarchie. Parmi les rares écrits anglais trouvant grâce aux yeux de Maurras figurait le Colloque entre Monos et Una d'Edgar Poe qui comporte, il est vrai l'une des critiques métaphysiques les mieux formulées de l'idéologie démocratique: « Entre autres idées bizarres, celle de l'égalité universelle avait gagné du terrain, et à la face de l'Analogie et de Dieu, en dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la Terre et dans le Ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une Démocratie universelle. » Nous comprenons, alors que ce qui distingue les hommes en accord avec les profondeurs du temps et les « derniers des hommes » au sens nietzschéen, « ceux qui clignent des yeux », n’est autre que le sens des gradations.

Ce sens des gradations qui est d'abord résistance à la planification sera aussi une clef pour comprendre la pensée platonicienne de la Forme et du Logos dont Pierre Boutang ravive les prestiges et approfondit les possibilités. Il existe une façon matutinale d'être platonicien, de faire de la pensée un chant de gratitude dans le « matin profond », et cette « façon », cette poétique, en référence à l'étymologie du faire poétique, nous délivre de ce « dualisme morose » où certains voulurent enfermer l'oeuvre de Platon et de ces disciples. De même que Pierre Boutang eût été tenté de sortir Socrate de sa geôle, il saura prendre les mesures nécessaires pour sortir Platon de sa prison exégétique où, non sans les commodités propres aux prisons « modernes », Platon se trouve réduit à une triste « perpétuité ». L'oeuvre de Pierre Boutang réfute ainsi un nombre considérable de banalités fallacieuses. A commencer par la plus insistante de toutes qui consiste pour le premier venu à prétendre au « renversement du platonisme ». La belle affaire que de « renverser » : de quoi satisfaire à la fois au goût moderne de la subversion et à l'indéracinable vanité humaine. Pierre Boutang, en renouant avec une subtilité herméneutique perdue, fut sans doute, avec Henry Corbin et George Steiner, celui des philosophes qui nous offrit l'ultime chance de comprendre, avant la liquidation générale de tout, que ce platonisme « renversé » par une prétention qui se voudrait nietzschéenne (alors qu’elle n'est que bonhomesque) est une caricature.

Poursuivant avec audace et humilité la méditation européenne sur la Forme et le Logos sans faire système ni doxa de ce qui ne s'y prête point, Pierre Boutang exige de son lecteur cette témérité et cette déférence qui, selon la formule d'Hölderlin, fondent « ce qui demeure ». Les philosophes modernes, loin d'avoir renversé le platonisme se sont contentés d'en fermer l'accès, d'en rendre l'approche impraticable par des approximations et des sophismes. Ainsi en est-il de la confusion assez systématiquement entretenue entre l'opposition et la distinction. Platon distingue le monde des Idées et le monde sensible, il ne les oppose point ni ne les sépare. Platon distingue car distinguer est le propre de la connaissance et l'art du poète comme du métaphysicien. De même que le musicien distinguera le timbre, le rythme et la mélodie, sans davantage concevoir qu'on dût les séparer, Platon distingue les idées et les réalités sensibles comme Julius Evola, l'un de ses lointains disciples, distinguera la forme de la matière. Platon lui-même parle des « gradations infinies » qui unissent les mondes que l'exigence de la connaissance distingue. Il y a dans l'insistance des Modernes à « renverser le platonisme » une volonté déterminée de ne pas comprendre la Forme, le Logos et l'Un qui fondent la métaphysique et l'ontologie européennes. Le grand mérite de Pierre Boutang sera de renouer la « catena aurea », qui nous unit à Platon, Parménide, Aristote et à la Théologie médiévale après laquelle une grande part de l'ingéniosité humaine consistera à déraisonner de façon de plus en plus utilitaire.

L'Idea, la Forme, au sens platonicien, ne se réfute qu'au profit d'un nouvel obscurantisme, peut-être le pire de tous, qui délie, scinde, déconstruit ; d'une relativisation générale qui, récusant la notion d'interdépendance universelle n'est plus qu'une méthode pour nier tout sens et toute orientation. Si nous ne pouvons nier la Forme, et que toutes les choses ont une forme qui correspond à un modèle, il demeure possible de contester ce que l'on suppose être l'intention de la métaphysique, qui est d'affirmer la précellence de l'Un et de l'Eternel sur le multiple et le fugace. Or le monde moderne a ceci d'étonnant qu'il choisit ses chantres parmi les hommes qui éprouvent le plus vive aversion pour la communion des esprits. Nier l'éternité, le Logos, l'Un, c'est rendre impossible la communion des esprits, c'est rejeter dans une multiplicité aléatoire un message réduit à sa propre immanence et vouée à ne « signifier » fugacement que dans un temps ou dans un lieu donné. Sous couvert de dénoncer toute hiérarchie, y compris celle qui, par gradations infinies embrasse toute chose dans un même amour (ou dans une même logique) et de refuser toute autorité (y compris celle qui est contre le pouvoir, dont la nature est d'abuser, le seul recours de la liberté), le Moderne invente un monde où la communion cède définitivement à la fascination, où les signes et les symboles réduits à eux-mêmes deviennent idoles et où la solitude, - n'étant plus glorifiée par l'unificence de Dieu - n'est plus que l'esseulement de l'insolite, de l'unité interchangeable, propre à cet individualisme de masse qui parachève les ambitions les plus folles du totalitarisme.

Ce n'est pas le caractère le moins diabolique de ce siècle étrange que d'avoir généralisé la « communication » tout en ôtant aux hommes la possibilité de la communion. Exception lumineuse, la rencontre de Pierre Boutang et de George Steiner, fut bien davantage qu'un heureux hasard médiatique. Pour peu que l'on cultive quelque peu, à l'exemple du bon maître d'Engadine, le goût de la généalogie des idées, l'importance de la théorie de la traduction, aussi bien dans l’œuvre de Boutang que de Steiner, ne manquera pas d'apparaître dans sa perspective métaphysique. La riposte à Derrida et à quelques autres, qui persistent à refuser le sens comme une déplorable « survivance platonicienne », vient ainsi étayer dans notre pensée l'Art poétique de Pierre Boutang, comme de juste dédié à Steiner, et qui est d'abord un traité de la traduction.

Que la traduction soit possible, nous dit Steiner, prouve l'existence du sens. Non point d'un « sens » comme épiphénomène, prolongement du « fonctionnement du texte » mais comme origine, voire comme Mystère, dont il reviendra à l'Art poétique de manifester la présence réelle. L'insistance du Moderne à nier la possibilité ou la légitimité de la traduction, toute traduction s'avérant pour lui inadéquate ou délictueuse, n'est rien moins qu'innocente ; à suivre le raisonnement de Steiner et celui de Boutang, si nous pouvons traduire, toute la doxa moderne et matérialiste se trouve récusée. Si le sens existe, s'il se manifeste en « présence réelle », ainsi que l'établit la simple possibilité de la traduction, l'intelligence même du mouvement renoue avec l'herméneutique, et, par voie de conséquence, avec la tradition.

Ce qui peut être traduit, cette possibilité universelle du sens, tel est le fondement de l'herméneutique et de la tradition. Interpréter, traduire, transmettre, telles sont, pour l'homme traditionnel, les fonctions essentielles de l'entendement humain, et l'aventure par excellence, dont la navigation d'Ulysse est la métaphore immense. Ce qui peut être traduit navigue sur le vaisseau du langage dont les cordes, les voiles et le bois sont la grammaire. L'herméneute est celui qui fait sienne cette beauté maritime, qui veille sur les variations météorologiques révélées par les souffles et les couleurs. Celui qui aborde un poème avec un cœur moins aventureux demeurera en deçà de l'honneur que la Providence lui fait d'une telle rencontre. Comme dans toutes les circonstances majeures de l'existence, tout se joue dans la déférence. S'orienter dans les ténèbres des signes réduits à eux-mêmes, jusqu'au matin, tel sera le courage du traducteur.

Avant de traduire d'une langue à une autre, dans ce monde « d'après Babel » où nous sommes précipités de naissance, le traducteur traduit du silence qui est en amont de l'oeuvre. Toute traduction est ainsi non seulement herméneutique, elle est aussi gnostique, à la condition de comprendre que le mot gnose ne renvoie pas ici aux théogonies des sectes d'Alexandrie qui voyaient en la création l'oeuvre du démon, mais à la connaissance, la gnosis que Platon distingue de l'opinion, de la doxa. Ce que le Moderne nie en niant la possibilité de la traduction, n'est rien d'autre que la tradition avec ses ramifications et ses arborescences. Enfermer chaque langue dans la prison de ses mécanismes, et chaque auteur dans le cachot de sa subjectivité intransmissible, soumettre les idées, les métaphysiques, les symboles et les mythes à des circonstances sociologiques, en un mot, expliquer le supérieur par l'inférieur, au point de ôter à l'esprit toute réalité, telle est l'ambition du Moderne qui ne peut établir son règne totalitaire qu'à ce prix. C'est à ce titre que l'on cherche, depuis plusieurs décennies, à nous faire croire que Platon, Dante, Shakespeare nous sont devenus incompréhensibles afin qu'ils le deviennent et que nous soit ôté ce lien aux gloires et aux autorités d'antan où nous puisons la force de résister aux offenses et aux pouvoirs d'aujourd'hui.

Ne voir que le mécanisme des êtres, des oeuvres et des choses, c'est hâter le moment où tous les êtres, toutes les oeuvres et toutes les choses seront entièrement livrés à un mécanisme. A l'analyse et à l'explication où le Moderne accomplit sa vocation titanique, Pierre Boutang oppose l'interprétation et la compréhension des gradations. A travers ses traductions de l'Ecclésiaste, de Sophocle, de Shelley ou de Rilke, Pierre Boutang fait l'expérience, non de mécanismes mais « d'une poésie secrètement unique dont il est naturel ou surnaturel qu'elle passe toute entière, non sans métamorphose, dans d'autres langues humaines parce qu'elle est la langue des dieux. Et puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, il faut que ce soit parce qu'elle est poésie et non prose. »

Le rapport essentiel qui rend possible ce périple odysséen ne sera donc pas celui qui s'établit, ou manque à s'établir, entre le poète traduit et le poète traducteur, ou entre la langue d'origine et la langue destinée mais, plus profondément, entre le poème et l'Auteur « L'être du poème à traduire, écrit Pierre Boutang, n'est de personne, il est comme le poème, présent dans sa langue - au point décisif de l'expérience. » Cette affirmation suffit à elle seule à marquer le différend qui oppose Pierre Boutang à la presque totalité des critiques qui furent ses contemporains. Loin de lancer devant soi l'être du poème ou quelque audacieuse et peut-être salvatrice hypothèse ontologique, la critique moderne fit de son mieux pour dénier à la poésie tout être, voire toute existence, à la rendre dépendante, non seulement de l'humain mais d'un humain défini selon des critères strictement déterministes.

Qu'il y eût un être du poème et donc, de la part du poète, comme du traducteur, la possibilité d'une gnose et d'une ontologie poétique, c'est bien là une hypothèse qui, non seulement ne fut pas envisagée mais dont il parut nécessaire, pour d'évidentes raisons d'orthopraxie matérialiste, d'exclure toute approche possible. Telle fut la sereine fulgurance de Pierre Boutang, en concordance avec sa fidélité, de nous faire comprendre que le poète est à la poésie ce que l'homme est à Dieu, le plus simplement du monde « un éclair dans un éclair » selon la formule étonnante d'Angélus Silésius. « Le traducteur auprès de cet être, écrit Pierre Boutang, ne diffère pas foncièrement du poète, lui-même effacé par son ouvrage. » Le tout est d'entendre ce qui est dit. A peine sommes-nous présents à notre esprit que nous devenons l'infini à nous-mêmes. Les vertus réfléchissantes de notre spéculation que la vérité métaphysique embrase, comme un soleil la surface des eaux, s'incarnent dans le chant. Dans les éclats illustres de cette transcendance immanente, nous abandonnons l'illusion dérisoire d'un poème issu de l'humain pour rejoindre l'élan de l'hypothèse audacieuse, odysséenne, d'une poésie reçue des dieux ou de Dieu.

Certes, l'être simple du poème, en tant que pure transcendance, est au-delà de la subjectivité et de l'objectivité, de même qu'il ignore l'opposition coutumière entre l'intérieur et l'extérieur. Toutefois, la façon la moins malencontreuse d'aborder le poème est encore de commencer par lui reconnaître cette grande vertu d'objectivité, où le Moi s'efface, et qui est le propre des natures héroïques et sacerdotales. L'oeuvre de Pierre Boutang et de Henry Montaigu se rejoignent là encore pour reconnaître dans cette vertu une prédestination surnaturelle de la langue française dont Boutang souligne « l'universalité et la vocation à traduire les proses de Babel et à les attirer sur un terrain commun ». Une fois dépassées les contingences, par l'immensité des désastres qui survinrent, l’ « action française » ne saurait plus être qu'une action du Logos français, une action oblative, c'est-à-dire une prière du coeur d'où naissent surnaturellement les prosodies de Scève, de Nerval ou d'Apollinaire. Pierre Boutang en témoigne: «  La langue française ne devrait d'abord établir ses titres et son privilège que dans la traduction du poème et de tout ce qui demeure d'héroïque et de divin dans l'existence des hommes de toute origine ». L'universalité métaphysique non seulement ne dénie pas cette « disposition providentielle », elle en accomplit la vocation profonde.

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Entretien pour la revue "Symbole":

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Luc-Olivier d'Algange

Entretien pour la revue Symbole

 

 

Depuis une vingtaine d’années, vous avez publié plusieurs ouvrages et collaboré à de nombreuses revues. Vous n’êtes pas romancier, ni historien, ni essayiste – du moins au sens intellectuel et universitaire que ce mot a pris dans la production éditoriale ; plutôt poète et métaphysicien, ce qui est peut-être la même chose… Comment qualifier la nature de votre démarche d’écrivain, entre « littérature » et « gnose » (tous les mots sont piégés) ?

Luc-Olivier d'Algange: C’est le paradoxe éminent du langage d’être à la fois un piège et une possibilité de délivrance, un objet de fascination et un principe de communion. Nous sommes condamnés à nous débattre dans les rets du discours, non sans, de temps à autre, l’espoir d’un Grand-Large de poésie et de métaphysique. Entre la lettre morte et l’esprit qui vivifie, entre la citerne croupissante et l’eau vive, la différence est inaperçue, et généralement presque imperceptible. C’est elle pourtant qui distingue et qui sauve. Pour les esprits peu informés, sinon malintentionnés ou malappris, la « gnose » se réduit aux divagations de quelques extravagantes sectes alexandrines et quiconque use du mot doit donc être relégué parmi les hérésiarques. C’est oublier que la gnose est d’abord connaissance, et que le refus de toute connaissance est une autre hérésie : celle des « gnosimaques » qu’évoquent les traités de théologie.

Remarquons, en passant, que les Modernes s’en laissent, à l’excès, imposer par les mots, comme par les apparences. Le mot, qui ne prend sens que dans la phrase – qui elle-même ne prend sens que dans l’œuvre – agit sur eux à la façon d’un sigle, d’un « logo » publicitaire. Or le « logo » est l’exact inverse du logos, autrement dit de la logique ; et ce fut l’immense mérite de René Guénon de nous avoir rappelé, par l’exemple, qu’être métaphysicien, c’est aussi être logicien : c’est-à-dire donner aux mots un sens, non point immanent et immédiat, mais, si j’ose dire, transcendant et « réfracté ». Ce que résume parfaitement cette phrase de Saint Augustin, que j’aime à citer : « Nous qui savons ce que vous pensez, nous ne pouvons ignorer comment et en quel sens vous dites ces choses. » Le bon usage de la gnose serait ainsi de consentir à se laisser instruire, fût-ce par des réponses à des questions qui ne furent pas encore posées. se joue exactement la différence entre la certitude et la vérité, et plus encore entre l’administration de la « vérité », qui n’est plus alors qu’une certitude, humaine, trop humaine, et la quête de la vérité, le voyage vers les Îles vertes, vers le Graal.

J’userai donc du terme de gnose – même si je préfère ceux de « Sapience » et d’« herméneutique » – en dépit des équivoques et des hostilités qu’il suscite, en ce sens strictement platonicien qui distingue la gnôsis de la doxa, moins d’ailleurs pour les opposer que pour les hiérarchiser. De même que Platon n’oppose pas le sensible et l’intelligible, mais les distingue, en les unissant par, je cite, une gradation infinie, la doxa, la croyance, dans une perspective traditionnelle, ne s’oppose pas davantage à la gnôsis que la périphérie d’un cercle ne s’oppose à son centre. La gnose est un art de l’interprétation, autrement dit un voyage odysséen dont l’horizon est le Retour. L’herméneutique, loin de s’opposer à la lettre la sauve et la couronne. En ce sens, le gnostique, l’herméneute, est plus fidèle à la lettre que le littéraliste, qui en use à des fins politiques, dans une « praxis » publicitaire parfaitement accordée à l’absence d’esprit du monde moderne.

L’équivoque du mot « littérature » est du même ordre ; il y aurait ainsi une littérature « littéraliste », réduite au « travail du texte » et une littérature, si l’on ose dire, « contre-littéraliste », mais dont le « contre » est, pour ainsi dire, transmué en un « avec » ce que suggère l’étymologie grecque du mot qui désigne l’écrivain, syngrapheus : « écrire avec ». L’écrivain, au sens non plus littéraliste ou nihiliste, serait alors celui qui écrit avec le visible et l’invisible, celui qui ne désespère pas des mots galvaudés et profanés ; qui entrevoit, dans l’air mouvementé de ses phrases, une chance de témoigner en faveur du Beau, du Bien et du Vrai. Mais les plus grandes incertitudes sont ici requises en même temps que les belles espérances. La gnose ne saurait être péremptoire ; elle s’achemine vers la vérité plus qu’elle ne la détient. Certes, comme le Sîmorgh de l’admirable récit d’Attâr, elle est déjà ce vers quoi elle vole, mais les œuvres sont encore les moments, les étapes, les « stations », de sa divine ignorance.

À cette gnose accordée à l’humilité, s’oppose peut-être une gnose arrogante, une gnose fallacieuse, mais celle-ci n’est autre que la technique moderne, qui juge de tout par l’utilité, et dont nul ne sut mieux décrire les ingéniosités controuvées que Villiers de L’Isle-Adam dans ses Contes Cruels. Le propre de cette gnose arrogante est comme le remarquait aussi Hannah Arendt, de nous « exproprier » du réel, c’est-à-dire de la contemplation et de l’œuvre, pour nous réduire à l’animalité sophistiquée du travail et de la consommation. Telle est la gnose qu’il faut combattre, mais par les armes de la gnose lumineuse, de la science du cœur. Avec, en fine pointe qui éclaire tout, la phrase de Saint Augustin. C’est, au fond, la question de la confiance. Ne point juger les choses de l’extérieur, en inférant de la forme, de l’apparence, ce qui est, comme le souligne Philippe Barthelet, le propre du Diable, mais à partir du cœur, à partir d’une sapience déjà acquise de toute éternité et qu’il suffit de retrouver, en toute innocence. Mais ce n’est pas en nous-mêmes que nous retrouverons cette sapience, mais en ceux à qui nous l’aurons fait partager ; qui pour nous, et mieux que nous, en témoigneront. La vérité est toujours « en communion ». La parole n’est pas dans la bouche de celui qui parle, ni dans l’oreille de celui qui entend, mais entre eux, dans cette espace auroral, incandescent, quelques preuves de la Toute-Possibilité nous sont offertes.

 

Il est clair que vos référents, votre écriture, et si l’on peut dire, votre « humeur », sont profondément occidentaux et chrétiens. Or les éléments propres à la Tradition Occidentale semblent aujourd’hui en plein reflux face à la déferlante mondiale d’une « spiritualité » marquée par un orientalisme assez douteux au plan doctrinal, ou par un syncrétisme New Age encore plus frelaté ! Comment déblayer aujourd’hui les voies d’accès à notre propre patrimoine spirituel ?

Luc-Olivier d'Algange: Croire au libre-arbitre, selon une inclination précisément occidentale et catholique, à laquelle s’oppose aussi bien le déterminisme que le fatalisme, c’est comprendre que nous sommes, sans cesse et en toute chose, confrontés à un en-deçà et un au-delà. Loin d’être binaires ou latérales, les idées sont verticales et hiérarchiques, avec des nuances d’infini – ou d’infinies nuances. La sociologie et la philosophie moderne excellent à nous réduire à des choix fallacieux : individualisme ou communautarisme, universalité ou enracinement, c’est oublier tout simplement qu’il existe une universalité de l’en-deçà, et une universalité de l’au-delà – celle-là même dont nous entretient magistralement René Guénon. L’universalité de l’en deçà est fondée sur le syncrétisme, la confusion des genres, l’amalgame empoisonné, la fantasmagorie totalitaire du « village planétaire », et se déploie en « orientalomanies » qui, non sans une certaine arrogance colonialiste, s’en vont piller de vénérables traditions étrangères, pour y trouver des « thérapies alternatives », un vague jargon et des « méthodes » pour « redynamiser » des cadres stressés. Le « New Age » se reconnaît à son idiome, ses anglicismes, sa mollesse intellectuelle, son côté « parc d’attraction » et son goût de la promiscuité. Tout y a été filtré par l’ignorance et les traditions évoquées y sont représentées comme le sont les châteaux médiévaux à Disney World. Le Moderne est fasciné par l’archaïque, par l’originel, mais cette fascination est, pour lui, une véritable régression, une déchéance en-deçà de la raison, une barbarie toute clinquante de « technologies nouvelles », une superstition odieuse et ridicule à laquelle le terme d’obscurantiste convient assez bien et même beaucoup mieux qu’à l’usage que l’on en fît naguère. L’obscurantisme restait à inventer : c’est chose faite.

On ne peut qu’être agacé par ce mépris de toute étude patiente, de toute discipline réelle, cette outrecuidance d’ignorantins qui « zappent » entre le bouddhisme, le taoïsme, les Védas, le chamanisme, alors que les nerfs leur manquent pour lire Platon ou Saint Augustin et qu’ils demeurent aveugles et sourds dans une cathédrale ! Certes, la Tradition, au sens du tradere, suppose que l’on puisse passer d’une langue à une autre, mais encore faut-il partir de quelque part. Or, si quelques aperçus de l’Universel me sont donnés, c’est précisément par la fidélité aux ressources de ma langue, par les symboles qui tout d’abord s’offrirent à moi, de cette façon ingénue que résume la phrase de Descartes : « Ma religion est celle de mon Roi et de ma nourrisse. »

Ce qui est donné n’est point si méprisable. Nietzsche disait que le propre du nihiliste est de haïr son passé. Pour ma part, j’aime naturellement et naïvement ce qui me fut donné, et je ne puis me défendre du sentiment d’avoir reçu bien plus que je ne puis donner. Le Moderne, quant à lui, semble animé par une aversion extrême à l’égard de ce qui est et de ce qu’il est. D’où ces ritournelles de repentances, de contritions malvenues ; d’où la haine de soi, la fuite dans l’exotisme, qui prédilectionne ce qu’il ne peut comprendre au détriment d’un héritage prodigieux qui se propose à lui dans son propre pays et dans sa propre langue. L’idéal du moderne est touristique ; c’est de n’être nulle part chez lui et de n’être jamais tout en étant ailleurs. Toutes les technologies modernes servent à ce dessein ; nous arracher à notre être-là, nous diffuser dans le néant afin d’échapper à la difficulté d’être.

Il n’en demeure pas moins qu’étant occidentaux et chrétiens, et même, plus exactement, Français et catholiques, maintes voies nous sont offertes de recevoir de l’Orient des lumières qui ne sont ni artificieuses ni vaines. Gérard de Nerval et René Guénon, Henry Montaigu et Henry Bosco, laissent advenir l’Orient, en reçoivent des nuances pour mieux comprendre leurs propres symbolesce qui, dans leurs propres symboles, témoigne de l’universalité métaphysique. Mais qu’aurais-je compris de Sohravardî, ou de Ruzbehân de Shîraz sans la lecture de Plotin ? Comment mieux saisir le sens de la Futûwah, de la chevalerie soufie, qu’à partir de la pensée romane et occitannienne des Fidèles d’Amour ? Et c’est encore la « déité » eckhartienne qui nous donne une chance de saisir la « non-dualité » védantique. René Guénon, enfin, s’il faut le rappeler, est un écrivain français et c’est à travers le prisme de la langue française qu’il nous donne à penser le sens de l’Universalité. Comme le montre magistralement l’œuvre de Jean Biès, un entretien infini est possible entre l’Orient et l’Occident, mais encore faut-il qu’il y ait un « de part et d’autre », encore faut-il être quelque part, avoir quelque chose à dire, et à traduire, dans une langue profondément reliée à ses arcanes, ses étymologies, ses profondeurs et ses raisons d’être, une langue qui soit un monde, un « cosmos », où la totalité du monde peut venir miroiter, se faire lumière et splendeur, une langue de sourcier, éprises de ses courants souterrains, qui resurgissent à l’improviste dans la simplicité d’un paysage à la ressemblance de notre âme. Que faire, me demandez-vous, pour retrouver les voies d’accès à notre propre patrimoine spirituel ? Retrouver, peut-être, une innocence, une gratitude, par le ressouvenir du bruissement des peupliers.

 

On note souvent, en vous lisant, à quel point la modernité – la laideur et la lourdeur de ses productions – semble vous peser ; « le monde moderne change l’or en plomb », écrivez-vous dans le livre que vous avez de publié aux éditions Les Deux Océans, L’Étincelle d’Or. En quoi la modernité est-elle – plus que jamais ? – une « contre-civilisation » ? Quelle analyse faites-vous de l’évolution de ses « méfaits » mis en exergue notamment par Guénon – y a-t-il par exemple, selon vous, des compensations à l’aggravation de certaines de ses tendances ? Enfin, comment vivre et œuvrer, là au milieu, en état de résistance constante ?

Luc-Olivier d'Algange: « La laideur et la lourdeur » : tout est dit. On peut, certes, tenter de dessiller le Moderne sur cette époque « formidable », tenter de lui montrer que tout y fonctionne par antiphrase ; que la liberté qu’on lui vante pour sa conquête est celle dont on le prive, lui expliquer que les adeptes de la « Déesse Raison » firent la preuve de leur bonne foi en réinventant, de façon citoyenne, la cannibalisme et les sacrifices humains. On peut s’épuiser en démonstrations, en explications sur les idoles sanglantes de la modernité, l’entendement demeure sourd et aveugle. Le propre du Moderne est de ne rien voir, en dehors de son univers domestique et privé. Que lui importent les têtes au bout des piques s’il se persuade qu’elles sont à l’origine de son confort présent ! Le Moderne pratique le chauvinisme temporel : cette époque est meilleure que les autres, car il s’y trouve, elle est son écrin. L’esclave sans maître est le joyau. La croyance est alors plus forte que toute vérité. Ceux qui regimbent à la propagande sont des plus rares. Ayant renoncé à la vanité de se croire plus intelligents que leurs ancêtres, ils sont sauvés par le goût, par une préférence pour la légèreté, pour l’honneur, et peut-être, pour une certaine forme de solitude, mais d’une solitude oublieuse de soi-même. « Cet homme, écrivait La Rouchefoucauld, n’a pas assez d’étoffe pour être bon ». Le Moderne fait grand étalage de sa bonté, de sa sentimentalité, mais l’étoffe lui manque, sa méchanceté se confond avec sa bêtise. Hannah Arendt parlait à juste titre de la « banalité du Mal ». La civilité, sans quoi il n’est pas de civilisation, est elle aussi une question de goût et d’étoffe.

Le Moderne, plus « réaliste » remplace tout cela par l’idéologie, par la certitude d’incarner le « Bien », ce qui lui fait une âme étroite et un cœur endurci. L’homme de la Tradition – lorsque cette Tradition n’est pas devenue pour lui une autre idéologie – est plus ondoyant, plus incertain : il chemine vers la vérité et son combat contre le Mal est d’abord un combat contre lui-même, cette grande guerre sainte qui doit nous arracher à la lourdeur, nous inviter aux « randonnées célestes » dont parle les taoïstes. Le Mal n’est que l’absence du Bien ; il s’agit donc d’être présent, de consentir à la présence, à la solennité légère du passé, non pour y revenir ou le « restaurer » – comme le disait Gustave Thibon : « on ne greffe pas une tête sur une voiture » –, mais par déférence – qui est encore une question de bon goût. En exergue à son Histoire secrète de l’Aquitaine, Henry Montaigu citait Joseph Joubert : « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l’ombre, quand le fin domine l’épais, quand le clair domine l’obscur, quand l’esprit domine les corps, l’intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. »

Comment vivre et œuvrer ? Je vous avoue que, chaque jour, je me pose la question, chaque jour je tente d’y trouver une réponse. Les stoïciens nous disent : « Fais en sorte que ce sur quoi tu ne peux rien ne puisse rien sur toi ». Mais avons-nous encore le caractère assez bien trempé pour cette morale hautaine ? Chaque jour ce sont des coups de massue et des coups d’épingle. Tout, dans ce monde nous insulte, nous outrage, nous humilie. Il nous reste cependant une sorte d’insouciance, de désinvolture, qui est peut-être la part la plus précieuse, dans l’ordre du combat, de notre héritage, ou un secret d’espérance que disent les poètes : « De nouveau la plénitude des temps… Midis étourdis couraient les ombres… »

 

L’Étincelle d’Or est une série de méditations sur la Science d’Hermès. Cette idée que l’herméneutique en tant que « reconnaissance et résurrection du Sens » est, écrivez-vous, « ce qui vivifie l’esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs » est-elle une façon de rappeler que l’homme est, par nature, capax dei – et que l’Esprit souffle où Il veut sur les braises de cette conscience spirituelle enténébrée dans la « nuit apocalyptique » qu’évoque Jean Biès ?

Luc-Olivier d'Algange: « L’Esprit souffle Il veut ». C’est une vérité que nous oublions et retrouvons sans cesse. Elle est, cette vérité, dans nos entendements obscurcis, comme « un commencement sans fin ». Tout nous subjugue à l’oublier et tout nous rappelle à elle, qui surgit à l’improviste : et soudain le souffle de l’Esprit anime le monde. Si le Moderne n’est pas plus méchant homme que ses prédécesseurs, si toutefois il lui manque bien souvent l’étoffe pour être bon, c’est encore son inattention qui l’écarte de sa propre vérité, et de la nature divine de cette vérité. Il me semble qu’entre leurs oreillettes et leurs écrans, leurs idéologies et leurs certitudes, les Modernes s’évertuent à ne rien voir, à ne rien entendre, à passer à côté de tout ce qui importe, tant dans l’ordre du sensible que de l’intelligible. Les ténèbres du temps, qui temporisent, et dont les inconséquences, hélas, tirent à conséquence, me semblent moins le fait d’une absence de foi, de croyance, que d’un déclin de l’attention. Le Moderne regorge de croyances, c’est une foire de certitudes infondées. Il croit en l’Homme, en l’Avenir, au Progrès, en la Démocratie, et en tout ce qu’on voudra écrire en majuscule, mais qu’en est-il de l’attention, qui hausse la température du temps, qui porte l’heure à l’incandescence, qui révèle les « signatures », les empreintes du sceau invisible ? L’Esprit souffle il veut… N’est-ce point à dire que nous avons désormais davantage besoin de l’attention que de la croyance, n’est-ce point à dire qu’il faut tout ôter à la certitude pour tout restituer à la vérité ?

La théologie lorsqu’elle se tient se tient malheureusement en-deçà de la « métaphysique » – au sens précis que René Guénon donne au mot –, lorsqu’elle est encline à « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, cette théologie partielle et partiale, oublieuse bien souvent des textes dont elle se réclame, semble condamnée à étayer la croyance, à vouloir démontrer « l’existence de Dieu » et s’emprisonne ainsi dans le syllogisme. Que vaut l’existence de ce qu’il faudrait démontrer ? L’existence n’appartient-elle pas à l’évidence ? N’est-ce point l’existence qui prouve Dieu ? Est-ce à notre pauvre raison de prouver l’existence de Dieu ? N’est-ce point, par ailleurs, pure idolâtrie que de réduire Dieu à un « existant » ou à un « étant », fût-t-il un « Étant suprême » ? Si Dieu est la « cause causatrice », s’il est en amont de tout ce qui existe et de tout ce qui est, c’est à partir d’une métaphysique de l’Être à l’impératif que nous pourrons dissiper les ténèbres de l’entendement : Être non pas au substantif – l’étant ni même à l’infinitif – l’être de l’ontologie parménidienne –, mais l’être à l’impératif, Esto ! : « Que la lumière soit ! ». L’Esprit souffle au-delà de l’Être et du non-être, Il est cette possibilité universelle qui, en toute chose visible et invisible s’offre à notre attention, qui retourne les apparences des mondes, en leur vérité écumante, en leur beauté « de Foudre et de Vent ».

 

Vous rappelez que l’Alchimie est une science à la fois royale et sacerdotale, issue de la Tradition Primordiale. Au-delà de toutes les erreurs de perspective et d’interprétation dont elle peut faire l’objet, n’est-ce pas aujourd’hui la confrontation à la beauté – celle du poème, de l’œuvre d’art ou de la nature – qui peut jouer le rôle de puissance d’effraction et d’éveil ?

Luc-Olivier d'Algange: La beauté est le « château tournoyant », elle est ce qui résiste. « Splendeur du vrai », écrivait Platon ; ne nous étonnons pas que les Modernes s’acharnent contre elle. Dans tout l’espace du visible, ce qui est moderne se reconnaît infailliblement par la laideur. Qu’on ne vienne pas nous opposer les productions des esthètes modernes, colonnes de Buren ou gratte-ciel miroitants ! Regardons simplement nos villes, comparons les cœurs de ville médiévaux et leurs alentours récents. Regardons ces espaces désorientés, littéralement désastrésDans son évidence première, la modernité est un raz-de-marée de laideur dont les marées noires sur les plages bretonnes sont la métaphore parfaite. La beauté de l’art et la beauté de la nature sont une seule et même beauté. La beauté est cette instance l’art et la nature cessent de s’opposer. Ainsi de l’architecture traditionnelle dont le propre est de s’intégrer dans le paysage, d’en prolonger le mystère. La phrase du poète prolonge le geste de la nature. Chaque temple est la réverbération du ciel. Le paradoxe d’Oscar Wilde, selon lequel « ce n’est pas l’art qui imite la nature mais la nature qui imite l’art », nous fait entrevoir, dans une perspective platonicienne, cette gradation entre le sensible et l’intelligible. La nature et le poème sont également créations du Verbe.

« Les symboles et les mythes, écrit René Guénon, n’ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu’on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. » Aperçu capital, à partir duquel nous comprenons que la beauté, qu’elle soit de l’art ou de la nature, témoigne d’une vérité plus haute ; que la beauté est ce qui nous rejoint, qu’elle est cette réalité pontificale, cette « passerelle du vent », comme disent les Japonais, qui nous fait signe de l’autre côté des apparences, de l’autre côté des temps. D’où l’importance de l’attention, de l’herméneutique, qui ne doit pas être seulement une herméneutique des textes sacrés, mais aussi une herméneutique du monde, du cosmos. Revenons encore à René Guénon : « Le Verbe, le Logos, est à la fois Pensée et Parole : en soi, Il est l’Intellect divin, qui est le lieu des possibles ; par rapport à nous, Il se manifeste et s’exprime par la Création, où se réalisent dans l’existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu’essences, sont contenus en lui de toute éternité. La Création est l’œuvre du Verbe ; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure ; et c’est pourquoi le monde est comme un langage divin à ceux qui savent le comprendre. »

 

« Entrer dans le secret alchimique, écrivez-vous, c’est entrer, par la contemplation, dans la réalité métaphysique du symbole », pour peu que s’opère cette conversion du regard à la lumière, que vous évoquez par ailleurs et contre quoi tout conspire. Dans quelle mesure l’accès à cette « connaissance visionnaire » est-elle une quête – et donc un combat – dont la compréhension du langage symbolique serait à la fois le moyen et la fin ?

Luc-Olivier d'Algange: La quête est un combat. Cette dimension héroïque est accentuée encore par le caractère des temps qui sont les nôtres, temps de distractions, de confusion, de vacarme, de dissipation. Les heures calmes et studieuses nous sont comptées. Tout conjure à l’activisme le plus inepte, au brouillage, à la crétinisation. Les intellectuels eux-mêmes sont devenus les pires ennemis de l’Intellect. L’œuvre alchimique s’oppose de toute sa fragilité au « désœuvre » du monde moderne, qui change l’or en plomb. Apathique ou agitée, distraite ou travailleuse, la modernité est « désoeuvrante ». Ces heures glorieuses, ces heures rayonnantes, ces heures d’éternité et de communion qui nous sont offertes par la beauté du monde, dans la clairière de l’être, elle s’acharne à en faire, dans une perspective strictement utilitaire et fiduciaire, un abominable compte à rebours. Le langage symbolique nous restitue à ce qui, dans le temps, témoigne de l’éternité – qui donne au combat, à la quête, cette légèreté heureuse, qui, parfois, nous rend victorieux de nos propres faiblesses.

 

Quel est le rôle du poète dans ce combat, quel peut-il être dans un monde où l’écrit semble submergé ?

Luc-Olivier d'Algange: L’écrit est submergé par le fracas médiatique, mais il est aussi submergé par lui-même. La démocratie a substitué la censure par noyade à la censure par coupure. Tout est fabriqué pour nous persuader que les mots ne veulent plus rien dire. Les discours journalistiques, universitaires, politiques, publicitaires sont les écorces mortes du Sens, à quoi s’ajoute encore le bavardage commun, particulièrement autistique. L’art même de la conversation est un art oublié… Le poète ne peut se fonder que sur un paradoxe d’espérance : tout est gagné lorsque tout semble perdu. La profanation du Logos est parvenue à une telle arrogance offensive que le simple usage de la langue française, dans son mouvement naturel suffit à nous distinguer, à nous sauver. Croyons davantage au génie de notre langue qu’en nos propres talents ! Croyons aux bonheurs de notre langue, à ce qu’elle nous inspire, à l’héraldique des mots, aux palimpsestes merveilleux !

 

Vous revenez à diverses reprises, dans ces méditations, sur l’importance du secret, dont la « haine » est caractéristique de l’esprit moderne. C’est parce qu’elle est marquée du sceau du secret, rayonnante d’une réalité blasonnée, que la langue alchimique, affirmez-vous, pourrait devenir « l’ultime gardienne de l’être devant le néant dévorant du monde moderne qui s’est choisi pour Père, l’Économie, pour Fils, la Technique, et pour Saint-Esprit, la Marchandise » Autrement dit le langage du symbole est celui de la liberté absolue et le lieu de tous les possibles ?

Luc-Olivier d'Algange: La haine du secret – et donc du sacré –, dont René Guénon nous dit qu’elle est l’un des « Signes des Temps », est sans doute la première des haines modernes. Ce monde transparent que rêve le Moderne est un monde sous contrôle, un monde dont la liberté a été parfaitement éradiquée. Le totalitarisme du monde des esclaves sans maîtres tolère tout sauf ce qui semble échapper au monde social, au grégarisme, aux collectivismes, à la platitude. Toute l’énergie du monde moderne consiste à nous réduire à un seul état d’être, le plus bas. Pour le Moderne, la vie intérieure est une offense. Elle est une offense, car elle relie ce monde-ci à un autre monde, car elle instaure une verticalité, car elle discerne au-delà des servitudes, du déterminisme, une liberté absolue. La haine du secret est l’envers de la haine de la liberté. La liberté qui n’est autre que l’effusion lumineuse et versicolore du Saint-Esprit. Le déchiffrement du langage des symboles est une attente du « sens secret », une advenue du « suprasensible », autrement dit, des possibles déployés en corolles – et l’on devrait ici parler du symbolisme floral, mais aussi de la « langue des oiseaux », langue angélique, l’ici-bas rime avec l’au-delà, en nous ressouvenant de la parabole évangélique des « oiseaux du ciel » venant se poser sur les branches de l’Arbre – symbole, selon la formule de René Guénon, « de l’axe passant par le centre de chaque état d’être et reliant tous les états entre eux. »

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Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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22/01/2022

Note sur l'au-delà et l'en-deçà:

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Luc-Olivier d'Algange

Note sur l'au-delà et l'en-deçà

 

 

A la magistrale typologie du monde moderne comme Règne de la Quantité, que nous devons à René Guénon, les périodes les plus récentes, dont nous eûmes le privilège assez sinistre d'être les contemporains, nous inclinent à ajouter cette caractéristique mineure, mais persistante que, faute de mieux, nous nommerons l'antiphrase.

L'antiphrase, dont nous parlons ici, n'est pas l'ironie espiègle de Novalis ou de Schlegel, et pas davantage le sarcasme voltairien, dans la mesure où, gardant par devers elle sa duplice malignité, elle se donne, et se laisse recevoir, presque sans exceptions, comme une pure vérité.

Que le monde moderne soit de plus en plus antiphrastique, après avoir été périphrastique ( en faisant, par exemple, insulte suprême, des pauvres, des « économiquement faibles ») que ses discours soient, dans leur immense majorité de l'ordre du Dédire, du renversement ou de la subversion d'une vérité ou d'un principe, il suffit pour s'en convaincre d'observer avec quelle ardeur les apologistes du monde moderne (ces « intellectuel » qui nient l'existence de l'Intellect) s'acharnent à nous vanter les vertus même dont ils nous privent.

Alors que jamais, dans toute l'histoire de l'humanité, les individus ne furent l'objet d'un contrôle aussi rigoureux, que jamais leurs libertés d'être et de penser ne furent soumises à d'aussi tyranniques restrictions, le monde moderne, par la voix de ses publicistes stipendiés, ne cesse de nous chanter les gloires de l'individu et de la liberté. L'égalité qu'il nous vante comme sa conquête est contredite par les plus cruelles iniquités, de même que son prétendu « hédonisme » l'est par la laideur croissante de nos cités, et par la nature, de plus en plus impitoyablement disciplinaire et morose de ses travaux comme de ses distractions.

Ce que le monde moderne prétendit nous offrir en échange de notre renoncement au sacré, nous est ainsi ôté comme par surcroît. Dans cette ironie sinistre, bien rares sont ceux qui reconnaissent la marque de l'Adversaire, de celui qui divise et qui leurre. Goethe dans le premier Faust, nous montre que son personnage est d'abord une dupe. Ce que le Diable offre en échange de l'âme immortelle est une illusion. Ce que le monde moderne prétend offrir à notre impatience, à notre paresse, à notre cupidité et à notre veulerie, en échange de la répudiation de nos vertus chevaleresques et contemplatives, n'existe pas.

La vanité qu'il flatte nous livre aux plus terribles humiliations, les facilités qu'il nous fait miroiter nous exposent aux épreuves, la diversité qu'il nous promet nous ramène à la plus sinistre uniformité. Les sociétés à prétentions individualistes s'avèrent ainsi abominablement massifiées, de même que les sociétés à prétentions collectivistes isolèrent l'individu dans un esseulement dérélictoire, sous la surveillance des autres. Il en va de même de la promesse d'universalité, dont les Modernes dans le sillage de la philosophie « des Lumières », se firent un étendard. Les œuvres de cette universalité moderne, nous la voyons; ce sont les guerres ethniques, le fanatisme des tribus et des clans, la commercialisation de la mort violente, l'effroi qui agrège l'individu privé de sens, aux premières et plus artificieuse « communautés » qui s'offrent à le protéger, à lui donner l'illusion de la cohésion intérieure qui lui fait défaut.

L'antiphrase moderne s'étend à tous les domaines. Les machines qui devaient accroître notre indépendance nous enchaînent, la fameuse « communication » moderne nous isole derrière nos écrans et ce ne sont plus les hommes qui s'entretiennent entre eux par l'entremise des machines mais les machines qui s'entretiennent entre elles par l'entremise des hommes qui n'ont plus rien à se dire.

Ce village planétaire où les hommes devaient vivre en paix, ressemble de plus en plus à une banlieue planétaire où l'uniformité des mœurs et des styles exacerbe encore les méfiances et les inimitiés. Si l'égalitarisme moderne sut, en effet, faire disparaître toutes les institutions fondées sur l'inégalité protectrice, la générosité du Maître envers le disciple, le sentiment de déférence à l'égard des plus anciens et des plus sages, il donna aussi toute licence au pouvoir, et particulièrement au pouvoir de l'argent, dont aucune autorité ne limite plus, désormais, les abus.

Les Modernes semblent cependant avoir la plus grande peine à s'avouer dupés et persistent, non sans accabler les époques révolues de calamités imaginaires, à trouver, contre toute raison, leur époque préférable à toutes les autres, sans douter parce qu'ils s'y trouvent et que, ne pouvant s'en échapper, ils aiment ainsi à dorer leurs chaînes.

Naguère encore, les hommes vouaient un amour exclusif à leur pays, étendant, comme Maurice Barrès, leur culte du Moi à une sorte de culte du Nous, et de vénération des ancêtres et du terroir. Le culte du Moi du Moderne, tel que nous le voyons aujourd'hui se réduit à l'identification avec la durée de son corps, avec la fraction du temps où il se trouve. Chauvin de sa temporalité, de son Moi réduit à la durée de son corps, le Moderne semble croire en une universalité purement immanente: notion elle-aussi éminemment antiphrastique car l'Universel, étant, par définition, de l'ordre de la métaphysique, et d'elle seule, il ne saurait être, dans le registre de l'immanence que l'expression d'une volonté d'uniformisation. Les sciences politiques, dès lors qu'elles méconnaissent la perspective métaphysique, se bornent ainsi à opposer le pareil au même, à nous induire dans l'erreur de leurs fausses alternatives qui opposent les idéologies de la communauté à celles de l'individu, alors qu'il n'est pire collectivisme que l'individualisme de masse, ni de pire solitude que celle de l'homme réduit à une collectivité purement immanente.

Or, l'individu n'est rien, ou presque rien, mais ce « presque rien » se situe à l'intersection d'un au-delà et d'un en-deçà. L'individu n'est presque rien, car le peu qu'il puisse être, il le doit à son héritage, sa lignée, les traditions de son pays, et par dessus tout, à la rivière scintillante de sa langue. Les hommes n'échappent à l'informe, à la confusion, au chaos que par ce qui les distingue les uns des autres, les langues, les religions, les civilisations et les styles. Ces distinctions, quoiqu'à une échelle beaucoup plus grande, sont, comme les individus, la proie du Temps. Elles se situent dans le passage, la transition, la nuance et l'éphémère: elles sont des tracés de lumière qui s'évanouissent entre les apparences.

L'individu n'est rien, et si l'on peut dire qu'il n'est presque rien, ce presque tient tout entier en ce qu'il reçoit et qu'il lui appartient de traduire et de transmettre. De même que le langage ne se situe ni dans la bouche de celui qui parle, ni dans l'oreille de celui l'entend, mais dans un mystérieux entre deux, l'individu se tient à la lisière du moins et du plus, d'un accroissement, d'une glorification, voire d'une déification, ou d'un déclin, d'une déchéance, d'un obscurcissement. Mais tel fut, de tout temps, l'enseignement de la Tradition que pour être plus, il faut consentir à être moins. A l'outrecuidance du Moderne, à son inépuisable vanité, nous devons la destruction et la profanation des savantes humilités qui jadis, permettaient aux hommes, par l'étude patiente, l'ascèse, ou le simple exercice quotidien de la magnanimité, d'échapper à l'infantilisme et à la bestialité qui sont le propre de l'en-deçà de l'individualisme.

Dépourvus de la perspective verticale, métaphysique, hiérarchique, incapables de discerner l'en-deçà de l'au-delà de l'individu, les Modernes ne discernent pas davantage la confusion de la synthèse qu'ils ne distinguent le totalitarisme de la souveraineté. Il est tout aussi impossible de fonder une cité sur l'individu que sur sa négation: nier le « presque rien » ne saurait être une affirmation fondatrice. L'essentiel de la question qui nous intéresse ici semble avoir été posée par Hölderlin: « Le langage le plus dangereux de tous les biens, a été donné à l'homme afin qu'il puisse témoigner avoir hérité ce qu'il est. »

L'au-delà et l'en-deçà de l'individualisme renvoie à l'idée que nous nous faisons de l'au-delà et l'en-deçà du langage. L'en-deçà du langage n'est pas un mystère, ni même une énigme. Il est cet abandon de la forme qui aboutit à la confusion des formes, au conformisme uniformisateur. Celui qui ne sait plus nommer les êtres et les choses, les sentiments, les idées et leurs nuances, s'abstrait du monde et s'incarcère lui-même dans sa propre subjectivité, jusqu'à la démence. Infantile et bestiale la modernité apparaît non seulement, selon le mot de Bernanos, comme « une gigantesque conjuration contre toute forme de vie intérieure », mais aussi comme une conjuration contre le Verbe.

Qu'avons-nous que nous n'ayons point reçu ? Toute la modernité semble arc-boutée contre cette question augustinienne. La grande passion de l'homme moderne est de n'être redevable à rien ni à personne. Après s'être révolté contre tous les signes extérieurs de l'Autorité et de la générosité, il était fatal qu'il en vint à exercer son ressentiment contre le langage lui-même, dont la grammaire et l'étymologie lui rappellent à chaque instant l'origine bafouée, l'ordre du monde et la souveraineté du Verbe et de l'Esprit. Ce langage qui, selon la formule d'Hölderlin, à été « donné à l'homme », les Modernes n'eurent de cesse de l'humilier, de le profaner, de l'enlaidir jusqu'à obscurcir l'entendement humain, l'asservir à la pure fascination des images, à l'immédiateté toute-puissante de ce qui ne peut être interprété.

Alors que l'herméneutique traditionnelle était un exercice de patience et de déférence, une attente contemplative et une prière devant le mystère des signes, l'outrecuidance moderne s'ingénie à la « déconstruction » et à la « démystification » de ce qu'il s'est rendu incapable de comprendre. Des textes, qu'ils soient sacrés ou profanes, le Moderne ne veut entendre ce qu'ils disent, et ses gloses savantes sont toute acharnées à démonter ce qu'il croit être des mécanismes. Ces négateurs de la Vérité ne trouvent pas davantage de vérité dans ces textes qu'ils dissèquent que le déconstructeur d'un clavecin ne trouvera l'essence de la musique dans l'instrument qu'il aura réduit en pièces détachées.

Savantasse ou vulgaire, la négation du Verbe tient tout entière dans le refus de considérer l'individu ou le langage dans la perspective de leur au-delà. A ces propagateurs du cri, de la vocifération ou de l'hébétude, les Théologiens du Moyen-âge, qu'il importerait de relire avant que leurs œuvres ne fussent définitivement hors d'atteinte, oppose l'idée du monde comme rhétorique ou grammaire de Dieu. Au vacarme silencieux comme la mort de l'en-deçà du langage, la Théologie médiévale oppose le silence lumineux de la vox cordis, de la voix du cœur. La véritable universalité n'est pas dans l'uniformité, dans le syncrétisme des rites et des styles, mais en amont des formes, dans le sceau invisible dont les signes dont nous usons sont les empreintes visibles. Toute grande poésie, toute grande musique, toute métaphysique digne de ce nom porte en elle le mystère de ce lumineux silence antérieur de la vox cordis. Par le désir de son au-delà, l'individu s'approche de ce silence antérieur qui n'est autre que la communion, alors que cédant à son en-deçà il se livre à la fascination des écorces mortes.

Ce que les Théologiens nomment le libre-arbitre tient en cette alternative de la communion et de la fascination: ce pourquoi notre langage est bien, comme le disait Hölderlin, « le plus dangereux des biens ». Entre la fascination des signes réduits à eux-mêmes, qui divisent et qui accusent sans cesse, dans l'outrecuidance des subjectivités fanatisées et la Mort d'une uniformisation qu'ourdissent les adeptes d'une mondialisation, dérisoirement nommée « village planétaire », qui n'est autre que de la puissance pure livrée à elle-même dans le déni de toute autorité, l'individu paraît voué à la perte, s'il ne consent à répondre à l'appel de la voix du cœur, s'il n'oriente à l'exemple du chevalier de Dürer, sa monture vers la cité céleste, vers le château tournoyant, vers le Graal.

Les philosophes néoplatoniciens, dont les ultimes surgeons fleurirent dans les œuvres des poètes, Shelley et Hugo von Hofmannsthal faisant écho à Plotin et à Proclus, décrivent le cheminement de l'âme, la pérégrination odysséenne, à la fois comme une aventure interprétative, une herméneutique, et comme une procession ascendante vers l'Un.

A la fois spéculative et visionnaire, la philosophie néoplatonicienne, ascétique et lyrique, décrit, mieux de toute autre, ce passage si périlleux de l'en-çà vers l'au-delà. L'extinction du Moi qu'elle pressent est à la fois l'aboutissement et le préalable de la Sagesse. L'Universalité qu'elle présume exige, pour être réalisée, l'exercice de la patience et la fidélité aux formes données. Point de science des états multiples de l'Etre sans un art de la gradation. Entre les ténèbres de l'uniformité, et le resplendissement de l'Unificence, entre l'indéfini de la confusion et le « sans-Limite », les philosophies néoplatonicienne décrivent un graduel de l'attestation de l'Unique.

Le Traité de l'Incarnation de la Simorgh, de Sohravardi, distingue ainsi cinq degrés. Le premier degré, correspondant à l'exotérisme dominateur, consistant à dire « Il n'y a de Dieu que ce Dieu » Le second, correspondant à l'expérience œcuménique, disant « IL n'y a de Lui que Lui », le troisième, correspondant à l'expérience mystique, consistant à dire « Il n'y a de Toi que Toi ».

Au-delà de ce groupe, écrit Sohravardî, il y en a un quatrième, plus élevé encore, qui dit ceci: « quiconque s'adresse à quelqu'un d'autre à la seconde personne (en lui disant tu) le tient encore séparé de soi et donne ainsi une réalité positive à la dualité. Or, la dualité est loin du monde de l'Unité. Alors ils s'occultent et s'effacent en eux-mêmes dans l'épiphanie divine, et leur attestation de l'Unique consiste à dire " il n'y a de Moi que Moi" Quant aux plus avancés d'entre eux, en expérience intérieure, ils disent Egoïté, tuïté, ipséïté tout cela ne sont que des points de vue qui se surajoutent à l'essence éternelle de l'Unique. Les trois mots (lui, toi, je) ils les submergent dans l'océan de l'effacement. »

Hélas, à cette gradation vers le haut, que propose Sohravardî, qui commence avec Dieu et s'achève sans le Sans-Limite, le monde moderne, propose une gradation vers le bas, ou, plus exactement, selon la formule de Léon Bloy, une ruée vers la bas où le culte de l'indistinction se confond avec cet en-deçà du langage dont le premier signe est l'empire croissant de la laideur, et d'une laideur qui, faute de points de comparaison, n'est plus reconnue comme telle. Un relativisme général s'instaure qui nous invite à quitter nos demeures, à renier nos styles, nos arts, nos formes, nos qualités, à profaner nos lieux saints et nos sites sacrés, à oublier nos prières, à déserter les châteaux de l'âme. L'idéologie du « pareil au même » seconde ce relativisme en nous persuadant de l'inutilité, voire de l'immoralité de tout héritage et de toute fidélité. Si, pour l'homme de cœur, ses semblables ne se réduisent pas à la forme qu'ils servent, à la religion qu'ils honorent, pour l'uniformisateur moderne, en revanche, tous les hommes se réduisent, ou doivent se réduire, à une réalité zoologique, à l'espèce humaine, telle que la définit l'idéologie évolutionniste, la volonté rationnelle hégélienne ou les lois du Marché. Dès lors, les destinées des hommes libres, des fidèles, de ceux que les Modernes nomment, non sans condescendance, les « archaïques », sont pour le moins aléatoires.

Qu'opposer à cet « idéal » Moderne qui veut arracher à tous et à chacun sa part de secret ? Comment garder mémoire des formes anciennes humiliées par l'arrogance progressiste ? Comment ne pas être les otages de ses propres refus ni les esclaves de ses propres consentements. Quelles sont les conditions nécessaires au dépassement heureux du monde conditionné ? Comment orienter notre volonté sans succomber à la démesure de la volonté ? Comment être soi-même sans n'être que soi-même ? Comment apprendre ce que nous savons déjà ? Comment faire advenir ce qui est de toute éternité ?

La Tradition, à la fois transmission et traduction, témoignant par les Symboles du silence antérieur, de ce cœur de silence que le Verbe accomplit, ne nous offre rien moins que le monde, comme une partition infinie à déchiffrer, à condition de ne pas oublier que nous faisons partie du chiffre, de ne pas être face aux êtres et aux choses, dans l'illusion du Moi comme des expérimentateurs, mais passagers, intercesseurs, dans cette relation sensible et intelligible que l'on nomme la Communion, qui nous délivre de l'espace-temps qui nous emprisonne.

L'au-delà et l'en-deçà de l'individualisme, l'au-delà et l'en-deçà du langage humain, l'au-delà et l'en-deçà de la religion, l'au-delà et l'en-deçà les formes revoient ainsi à un au-delà et à un en deçà du temps. En-deçà du temps est l'idolâtrie du hic et nunc, l'atomisation de la durée dans le monde virtuel, la fascination des images réduites à elles-mêmes, l'oubli des fêtes et des rites qui ordonnent la temporalité, définissent les rapports et les proportions, orientent les heures, qui sont étymologiquement, des prières. Mais au-delà du temps est ce qui qualifie le temps, l'instant éternel, l'omniprésence du Verbe. Qu'en est-il alors de l'homme attentif selon Saint-Augustin: « Ce que mes Ecritures disent, je le dis, entend-il Dieu lui révéler. Mais les Ecritures parlent dans le temps, tandis que le temps n'affecte pas mon Verbe, qui est éternel, mon égal dans les siècles des siècles. Les choses que tu vois, grâce à mon esprit, je les vois, de même que je prononce les paroles que tu prononces grâce à mon Esprit. Mais tandis que tu vois toutes ces choses dans le temps, ce n'est pas dans le temps que je les vois. Et tandis que tu prononces ces paroles dans le temps, ce n'est pas dans le temps que je les prononce. »

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblémantiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria

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17/01/2022

Gustave Thibon:

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Luc-Olivier d'Algange

A propos de Gustave Thibon



Sous le titre Ils sculptent en nous le silence, et précédé d'une préface de Philippe Barthelet, a paru naguère un de ces livres rares qui témoignent d'une pensée fondée sur l'expérience intérieure. Ces essais, qui n'étaient pas destinés tout d'abord à être réunis, se répondent à la perfection. Leur cohérence n'est point artificieuse mais essentielle: elle témoigne d'une aventure de l'esprit où l'admiration et la générosité eurent la plus grande part. « Une admiration, écrit Philippe Barthelet, est toujours un aveu, et ces essais critiques esquissent entre les lignes un involontaire autoportrait. »

Il n'est point de meilleure façon de parler de soi que de parler d'autrui. Les Modernes ergotent à l'envie sur la « philosophie de l'Autre », l'exotisme fait leurs délices et il ne tarissent pas d'éloge sur la « différence », sous condition qu'elle soit lointaine, abstraite, ou, au mieux, incarnée par des « minorités » avec lesquelles leur commerce est nul et dont ils contemplent les ébats et les émois, les désemparements et les colères du haut de l'éditorial de leur journal bien-pensant préféré. Mais si l'Autre se présente à eux sous l'espèce d'un auteur qui pense autrement ou mieux qu'eux-mêmes, leur unanimisme promptement défaille et il retrouvent, avec une rapidité reptilienne, ce goût de l'exclusion qu'ils feignent de condamner. « Les hommes, écrit Gustave Thibon, ont l'habitude immémoriale de nous faire payer très-cher la difficulté où nous les mettons de nous comprendre »

A cette immémoriale bêtise, il n'y a guère que l'admiration qui puisse faire contrepoids. Là se joue le mystère même de l'équité divine. L'équité n'est point à proprement parler un « attribut » de Dieu: elle est ce contrepoids que certains hommes font, par leur admiration, qui est le nom pudique de l'amour, au décri incessant que les foules opposent à la beauté et à la sagesse. Ce Grand-Oeuvre théologique, dont le dessein fut de nous arracher à l'animalité, les Modernes le saccagent avec jubilation. « L'homme des foules (...) n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes. ». L'animalité même semble de la sorte dépassée par le bas et la machine prendre le pas sur le mammifère. « La voie la mieux frayée, disait Sénèque, est aussi la plus trompeuse. ». Or l'admiration, qui est au commencement de tout amour et de toute sagesse, est cette alchimie secrète qui change, dans la solitude de la méditation, la lourdeur opaque et plombée du « moi » qui s'agrège aux autres en s'uniformisant, en l'or irradiant d'un Soi qui se distingue et se détache. « Le nom de Dieu, écrit Gustave Thibon, ne sera sanctifié que lorsque Dieu seul habitera en nous, c'est-à-dire lorsque nous serons dépouillés de tout ». C'est ainsi qu'il faut entendre le titre même du recueil: la parole sculpte en nous ce silence qui est antérieur à toute parole, et la sauve ainsi de l'insignifiance, du bavardage et de l'oubli.

Ce que Gustave Thibon, par exemple, dit de Kierkegaard, vaut pour l'auteur lui-même. Il appartient bien « à cette lignée de penseurs qui, comme Pascal et Nietzsche, se défient de toute vérité qui se présente seulement à l'état d'évidence abstraite. » L'abstraction est, avec l'optimisme, la plus funeste tentation du Moderne dont le matérialisme lui-même n'est, dans son platonisme parodique, qu'une soumission à l'idée de la Matière. Quant à l'optimisme, qui nous précipite aux désastres, Gustave Thibon, retenant la leçon de Maurras et la dépassant, lui opposera l'espérance, qui ne s'aveugle, ni ne dévie, et n'espère pas seulement pour soi-même ou pour les siens: « Je dis l'espérance et non l'optimisme, cette philosophie de l'autruche satisfaite ou ce refuge de l'autruche traquée. » N'ayant jamais été le moins du monde « maurrassien », Gustave Thibon sait ainsi parler de l'auteur de L'Avenir de l'intelligence avec cette distance bienveillante, et judicieuse à l'égard d'une œuvre qui excelle dans la diction du passé et de l'avenir autant qu'elle se fourvoie, parfois, dans l'analyse du présent. Le présent de Maurras étant notre passé, et son avenir notre présent, son œuvre s'avère cependant être de celles dont la pertinence ne cesse de croître. Ce qu'elle annonce nous est arrivé: « C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition, un sot moralisme jugera de tout ».

Autruches traquées ou autruches satisfaites, les Modernes se sont lourdement acharnés, ces derniers temps, à proposer des définitions du « totalitarisme », qui est leur propre, sans pour autant renoncer à être « progressistes », sans voir que le progressisme et le totalitarisme sont une seule et même chose, à savoir un « sot moralisme ». La « morale citoyenne », sur fond de parades festives et de « communication de masse » et l'embrigadement des totalitarismes de naguère possèdent d'évidentes affinités qui ne sont pas seulement de forme, à supposer que les ressemblances de forme ne soient pas toujours des ressemblances fondamentales. Pour les hommes de cette espèce (les progressistes) « l'avenir n'est pas une promesse dont il faut mériter l'accomplissement par un effort clairvoyant et rigoureux, c'est un talisman qui les dispense de cet effort; ils se cramponnent à l'idée d'un progrès inévitable comme un coupable à un alibi frauduleux ». A ces simplificateurs, ces planificateurs, Gustave Thibon n'oppose pas une simplification contraire qui céderait, elle aussi, « à la tentation de faire l'Un trop vite », mais un retour à l'inquiétude, à la complexité, à la nuance, c'est-à-dire aux commencements de la pensée, en accord avec cette admirable phrase patristique: « On va à Dieu par des commencements sans fin ».

Ces « commencements sans fin » témoignent à la fois de nos limites et de nos plus hautes possibilités. « L'époque actuelle a profondément perdu le sens des possibilités et des limites de l'homme. On ne sait plus très-bien ce que l'homme peut et ce que l'homme ne peut pas: d'où un mélange paradoxal d'activisme orgueilleux et de lâche passivité. » Là même où il devrait consentir aux limites, c'est-à-dire dans l'ordre de la puissance matérielle, -qui s'avère être toujours, au bout du compte à rebours, une puissance de destruction -, le Moderne pratique l'hybris la plus folle, mais quant à croire aux puissances du vrai, du beau et du bien, c'est trop lui demander: il préfère le plus veule relativisme. Si tout vaut n'importe quoi, tout peut être subi; il suffit de nommer « liberté » la plus odieuse servitude ou « égalité » la guerre de tous contre tous, ou encore « fraternité » l'abandon au grégarisme le plus vil ou l'obligation aux promiscuités les plus humiliantes. « Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié de la marionnette humaine. » Que les marionnettistes soient eux-mêmes des marionnettes est une piètre consolation. Les mystificateurs sont toujours les premiers mystifiés et ceux qui jouent aux démiurges technologiques les premières victimes de leurs tours. Cela ne change rien, hélas, à l'assombrissement qu'ils promeuvent, à l'extinction de l'imagination et de la raison à laquelle ils travaillent, au nihilisme rigolard qui se propose, par la bouche des chansonniers, comme le fin du fin de la sagesse humaine.

D'autres autruches satisfaites reprochèrent à Gustave Thibon, comme à Heidegger, sa méfiance à l'égard de la technique et sa préférence, qui transparaît çà et là, pour un monde aux couleurs des saisons, des constellations, des vendanges. Est-ce un crime de préférer les bruissements des feuillages, le roulement des océans et des mers aux fracas des machines et le bourdonnement des abeilles à celui des ordinateurs ? « Chacun ses goûts » proclame pourtant le relativisme invétéré du Moderne, mais certaines préférences lui semblent tout de même plus suspectes que d'autres. Nous vivons ces temps étranges où l'on traite d'obscurantiste et de passéiste celui qui s'interroge, qui doute et affronte son doute aux ténèbres lumineuses de sa foi non moins qu' à ce monde lisse et dur qui se veut « moderne ».

D'autres encore se sont évertués à nous présenter l'œuvre de Gustave Thibon comme celle d'un « intégriste catholique ». Quoiqu'ils veuillent entendre sous cette appellation controversée, et vague, je présume qu'elle n'a, dans leur bouche, rien d'aimable. Il y a bien quelque chose, en notre temps, et je ne sais si on le peut nommer « intégrisme » qui privilégie l'écorce morte, le simple savoir historique des rites et des commandements au détriment de la flamme. S'il est vrai que « ce qui marque sur l'éternité, ce n'est pas de brûler un jour, mais de rester fidèle aux cendres de l'ivresse éteinte », cette fidélité signifie-t-elle l'abandon de l'Esprit, le dédain de toute herméneutique des signes et les intersignes d'une sophia perennis ?

Cette sophia, cette « tradition éternelle »* loin d'être le plus petit dénominateur commun entre les religions est exactement le cœur de chacune ou son âme, c'est-à-dire ce qui, en elle, est le plus profond et le plus léger. Loin d'abonder dans le sens d'un œcuménisme incertain, d'une confusion ou d'un syncrétisme des formes, cette tradition suppose la tension entre l'archéon et l'eschaton, l'Origine et le Retour, et « l'ardente amitié » de l'herméneutique spirituelle. Le texte intitulé Saint-Jean de la Croix et le monde moderne éclaire admirablement le sujet: « il n'est pas de pire culte du Moi, d'égoïsme plus subtil et plus profond que le narcissisme religieux. »

Nos époques déroutées favorisent à l'extrême ce narcissisme qui permet aux individus de tirer vanité d'une appartenance religieuse qui devrait d'abord leur enseigner l'humilité et le sens de l'héritage spirituel : « C'est un fait d'expérience journalière qu'il n'est pas de vies plus desséchées ni plus rétrécies, plus fermées à la vraie vie, plus captives d'un rêve intérieur, que celles de certaines âmes qui se croient vouées à Dieu. Il est si facile de recouvrir n'importe quoi du nom de Dieu, le grand invisible et le grand muet.» Le drame qui se joue est celui de la parole perdue. Sitôt le narcissisme religieux nous emprisonne dans la pure répétition, Dieu est « ravalé au rôle de masque ou d'alibi » et ce ne sont plus alors que des hommes qui parlent pour lui en leur propre faveur : « Le dévot, en effet, s'il ne cherche pas Dieu de tout son cœur et ne vit pas au-delà de lui-même, n'aboutit qu'à des raffinements d'égoïsme. »

« Chercher de tout son cœur », cette quête essentielle, qui est celle de toute herméneutique spirituelle, de toute attente vraie devant le buisson ardent du Sens, est le voyage même, la vocation de l'homo viator, du pèlerin, du chevalier, du navigateur dont le voyage immobile débute avec l’aube du monde. De cette mer de la vérité métaphysique où nous jette la recherche, la quête, la chevalerie spirituelle sera l'île salvatrice sans laquelle nous serions perdus. Elle est l'Île Verte sise dans la Mer Blanche. Elle est le Graal dont parle Wolfram von Eschenbach. Elle est le Haut-Pays qu'évoquent les Mystiques Rhénans. De cela, les poètes témoignent sans doute avec une plus grande justesse que les dévots, les théoriciens ou les dogmatiques. Il resterait encore à définir en quoi la poésie et la métaphysique, indissolublement liées, peuvent faire contrepoids aux mensonges et aux alibis narcissiques: tâche immense qui incombe non plus aux « docteurs de la Loi » mais aux « Amis de Dieu » c'est-à-dire à cette chevalerie spirituelle qui témoignera « de la convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps ».

* Extrait d'une lettre de Gustave Thibon adressée à l'auteur: « Laissez- moi vous dire avec quelle ferveur je me sens en communion avec vous dans ce qui concerne la tradition éternelle. Cette convergence de tous les vrais génies religieux de tous les pays et de tous les temps en fournit la preuve irrécusable et seuls les esprits encrassés de modernité peuvent passer à côté de cette évidence »

 

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16/01/2022

Le Sacre de l'Instant, poème:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Le Sacre de l'Instant

 

1

 

Et je voyais

À travers le feuillage des ormes

L’ombre d'une clarté désormais si fragile,

Comme l'idée même d'une heure

Dans la profonde nuit lointaine

Sous les paumes d'Achéron, -

Déjà presque venue au monde

Issue d'un avril de légende

Te voici:

Tu marches vers le fanal en te souvenant

Des phrases d'Héraclite sur le fleuve, la guerre

Et l'homme le meilleur...

Et quel astre se reflète dans tes prunelles

(Sombres comme le monde en vérité

Dont nous ne savons rien) ?

Quelle pupille miroitante ?

En elle, ces vallées, ces villes,

Et je revois les patinoires brillantes,

Les jolies silhouettes enlainées

De couleurs vives.

Elles tourbillonnaient sous l'œil des aïeules...

Même pour celui qui ne se souvient de rien,

Rien de précis,

Tout l'avenir est encore comme une année de rêve

Un palimpseste

Où l'on retrouve les fleurs et les humidités secrètes,

Comme en ces forets verdoyantes

Faites pour s'embrasser, et mieux encore,

À l'abri des regards...

 

Que reste-t-il de l'Empire en vérité ?

Et des hérauts, des lettres,

Dans les fléchissements de la folie ?

Ces afflux de sang, ces images dépourvues de sens.

Rien, vous dis-je, sinon la promesse du souvenir...

Car il fut un temps où l'Europe était belle.

On voyageait à travers des saisons, des siècles.

Les ciels et les terres changeaient de robe

Chaque matin et les visages.

On respirait un air de fraîcheur libertine

Et l'on jouait à découvrir de hautes vérités.

Ce n'était pas encore le règne des marchands.

La Vision précédait encore les mots et les phrases.

Les Idées

Se donnaient à voir, gracieuses, impudiques

(Je veux dire innocentes !)

Et l'éclat de l'automne et des vignes ! Et la rousseur

Comme une jeune fille très nue et très fière,

Des allées qui n'en finissaient pas de bruire sous nos pas

Et de brûler secrètement

Sous nos regards !

Et quels dieux venaient à notre rencontre,

Pour mieux nous éblouir d'être au monde,

En ce monde,

Et non point ailleurs...

Car ce n'était pas le règne des Marchands

Ou des Techniciens, ces vengeurs !

D'autres hiérarchies différenciaient encore les humains,

Gardant aux plus subtils, aux plus fragiles, aux plus forts,

Une chance de survie. Et l'Eté,

L’Eté brillait à l'intérieur de l'automne...

Et la Mer méditait dont nous descendions en rêve

Les marches

Dans le crépuscule.

La Mer se taisait dans l'attente des nouvelles

Et très anciennes cohortes mythologiques

Qui viendrait l'éveiller de son rêve, de sa torpeur...

 

Que reste-t-il aujourd'hui d'une telle volupté d'être ?

Qu'en reste-t-il ?

« Tout à revivre ! » est la réponse de la Gloire.

Tout ? La plus calme, la très-pure, le ciel

Écoutant la profonde lumière,

L’obscure...

Tout ? Cela même qui ne se laisse dire sans fureur

Sans impatience, qui nous devance,

(Comme la Très Belle ouvrant ses bras)

À l'exemple de l'Idée...

Quelle tristesse d'oublier

Et quelle mélancolie plus grande encore

Que de se souvenir...

Mais quelle suavité que de revivre

Porté sur les ailes des parfums gnostiques

De l'enfance,

La connaissance matutinale,

L'anamnésis,

Toujours plus haute

Dans la recouvrance des Principes

Dans le rayonnement du Feu Royal,

À travers les inépuisables nuances de couleurs,

De sons et de Symboles,

Dans la nature et dans les livres...

Nous ne renonçons point.

 

Jadis, le sens de la vie s'embrasait encore

À l'orient des signes.

L'Intellect

vibrait dans sa chambre bleue

Et l'Heure Sainte, nous disait:

« Certes les dieux périssent mais jamais

La clarté qui projette sur le mur du temps,

Leur ombre, et la danse de Ses Gestes ! » 

Jamais ne périt ce qui précède:

L’aube éternelle de la Mer aux mille reflets

Du Monde Antérieur. Et cela nous fut dit

Dans les ruines bleues, les jardins,

Sous les glycines...

Dans le ressouvenir des Ultimes Terrasses Avant l'Abîme.

Mais si gracieusement ornées vraiment

Que nul n'eût osé croire

En cet immense bonheur de la fin,

En cet immense bonheur offert de la fin des temps,

Offert

Avec tant de légèreté et d'espièglerie

Comme des brassées de fleurs fraîches tenues

Par des jeunes filles, un soir d'éternité,

Sous un ciel furieusement changeant...

(Et pourquoi les nuages bougeaient-ils si vite

Ce soir-là ? )

Offert, dis-je,

Ce bonheur,

Comme si de rien n'était sinon

La plénitude sans nostalgie ni déhiscence,

De cette Heure Dite, la dernière,

Avant ce qui ne peut être dit.

 

2

 

Longtemps nous marchâmes sous la Pluie et le Soleil

Devisant de toutes les fleurs, nuées,

Transparences.

C'est ainsi que nous concevions notre métaphysique.

En transparence... A travers

Les Symboles, les astres,

Les dieux, au-delà des géométries et des nombres,

Vers une perfection silencieuse, immobile,

Ordonnatrice.

Et pourtant le chemin que nous suivions

Était un chemin d'amour.

Nous aimions la nuit foisonnante,

L’aube, rosée fraîche sur le front,

Après les affres du combat, une Paix céleste...

Le Jour, nous l'aimions pour la puissance

De son monologue,

D’après la mort,

Quand elle passe.

Et nous l'aimions

Pour les labyrinthes invisibles,

Longtemps après.

Et l'oubli,

Sur le front comme une couronne de sommeil,

Ce fut, avant Pluton,

La véritable et la très-secrète

Beauté du crépuscule, ses buissons ardents,

Ses Cyclades chantantes, - et que dire encore

Des fleurs marmoréennes

Sur les rochers noirs du destin des Lys...

Et suspendue au-dessus

Comme un souvenir de sa parole déjà obscurcie

Par vengeance, folie, ou indolence criminelle,

Au-dessus des vagues, ce visage de vêpres dorées,

Brillant, comme les derniers adieux, - les vérités

D’un mauve léger sur les glaciers indétrônables...

 

Et quelle métamorphose d'ailes soudaines... Que signifie

Cette mer, cet espace vide ?

Semblable à la limite, - le sombre et terrible

Passage de l'Etoile

Plus noire que la nuit la plus sombre,

Que les ténèbres mêmes... Elle, cependant,

Y subsiste,

Etincelle du Feu Incréé.

L'ai-je vue, en vérité, engloutie dans les eaux

Avec toutes ses images les plus chères,

Comme une proie inconnue, dévastée ?

Aride

Comme le verre que l'on invente

Au rayon illimité de l'extinction, - ces années lointaines...

Et il fallut en revenir

À travers la noire vallée.

A travers la noire vallée, il fallut en revenir...

Tels des passeurs orphiques avant qu'au dehors

Tout ne fût également obscurci

(Jugez de notre hâte !).

Et maintenant... Quel bonheur de voir

Sous le ciel libre la juvénile audace

À elle-même renaître et oser croire

Que finalement rien n'était perdu !

 

Ah ! Par le Haut ! L’éclat véridique,

L’unique fondateur de tous les uniques,

L’aube enfin m'exhausse hors de moi-même,

J’existe, mais en résonnance. J'invente

Ce qui fut oublié.

Je découvre les couleurs de l'Ame comme un vitrail...

Dieu

Est en moi ce souvenir lointain.

Ah ! Par le Haut, le Très-Haut, qu'elles m'emportent,

Les ailes de la sagesse divine, l'anamnésis,

La Maison d'Or,

La Vierge Marie, qu'elle me désarme

En ce monde où j'existe sans avoir jamais été...

Car telle était notre prière

Sur les chemins empierrés qui ressemblaient

À un fleuve desséché.

 

3

 

Et ces images mortes, vivantes ou désirées...

Que n'ai-je trouvé pour les dire, ces feuilles bleues

Ombres fascinantes, précises,

D’un empire de lumière où nous nous taisions

En proie à la conjuration des souffles...

Qu’elles criaient enfin dans le ciel trop clair !

Sur le printemps de la Mer, les Jardins déjà.

Que n'ai-je trouvé les phrases parfaites ! L'oubli,

Il est vrai, est un sanctuaire.

Nous cheminions dans les couleurs

Incommensurables de Noé, -

Et le feu et le vin et le crépuscule

Accomplissent ce destin de cigüe

Vers cette fin de l'été où vivre

Ressemble enfin au temps des légendes ;

Où toujours plus loin

Dans le nocturne de la fuite

Rires et chagrins furent les traits de l'espace,

Le sommeil pesant, l'assombrissement

Où les images elles-mêmes se divisent

Dans une incertitude croissante… En vérité,

Cette fin d'été nous pleurâmes.

Qu'en fût-il de ces lointains, pour nous,

Tombeaux des dieux ?

Tombeaux d'algues et de pierre

Sous l'horizon béant où médita Ulysse...

Et que devinrent ces lauriers, rêvant

D’accomplir les sources du feu, la nuit changée

Par une belle main destinée ?

Je crois que l'interdit fut dans cette heure

Qui porta ton nom - et que nous glissâmes vers la plage

Comme des enfants très amoureux l'un de l'autre...

Toi que déjà l'éclat de cette neige illusoire

(Sélénienne, dirions-nous)

Ouvrit aux belles constellations

Comme écroulée

Contre le cœur même de l'ombre sans nom,

Comme l'ultime immensité des roses

Écroulé sur toi,

Comme sur les murailles d'Empire,

Un demi-jour pythique,

En ces temps-là !

 

Car en ces temps-là l'Europe était belle,

Et ce n'était pas encore le règne des marchands.

Le Temps était un fleuve,

Et comme le fleuve

Notre vie était présente en même temps

À la source et à l'embouchure.

En ces temps là,

Nous pensions la profondeur et l'agonie de la puissance.

L'instant ne préludait point à l'éternité. Il était

L’éternité même... Vivante ou morte

(Nul ne sait) mais infiniment désirée,

Toujours, de tous les regards ingénus ou savants.

Les terrasses du crépuscule pouvaient

Infiniment donner sur un opéra tragique,

L’Etoile du Nord

N’en demeurait pas moins

Fidèle à notre attente.

Au large de toute cette blancheur

Les Védas chantaient, et Eurydice, - Eurydice

Disparaissait dans les turbulences de l'air

Eurydice perle blanche roulant dans la mer...

Et que d'années perdues à chercher les Portes de l'Enfer,

Car en vérité, de naissance, nous y étions !

Le front contre les vitres de la nuit,

Tenant entre nos paumes, nos tempes,

La colombe de l'idée sublime...

Elle s'en alla

Loin de nous,

Frissonnante des ailes

Vers des noirceurs plutoniennes…

Car, enfin, qui de nous cherche ainsi l'Être, le Requiem

De la peur ? Orphée joue à la marelle, nuit et matin.

Il se penche

victorieux du vertige

Vers le centre du temps où Dieu s'est perdu,

Vers le centre du Calice du Temps

Vers le centre du puit de vérité,

Le cœur du Graal

Qui est le cœur du Ciel.

 

Et pour lui seul, disait Eurydice,

Un bouquet d'asphodèles...

Nous fîmes l'éloge de cette loi grandissante

En nous, de cette loi

très-fidèle

Telle, à la lumière,

Le cristal d'un pur anéantissement,

De cette loi hautement philosophique,

Glorieuse comme une Sibérie surnaturelle,

Légère sous le sens des mots

Comme une floraison neigeuse.

Que belle et haute fut cette loi

Pour nos œuvres

Et le sentiment supérieur de la lumière !

Que belle, haute et chantante cette loi de l'Esprit

Pure et violente

Comme la destruction immobile

Et imperceptible du Temps !

 

Comment survivre à ce terrible Paradoxe,

À la trompeuse douceur et à la lassitude

Qu’il provoque en nous ?

Parque du mensonge, qu'il faut défier !

Car si Jadis est toujours et à jamais,

Pourquoi en sommes-nous séparés aujourd'hui ?

Je n'y vois qu'un vaste et pernicieux envoûtement.

Pire que l'exil est l'exil de l'Exil,

L’oubli de l'Oubli, - et cette léthéenne emprise

Du monde séparé sur notre âme :

Voici notre déchéance.

Indignes du Toujours et de l'A-Jamais

Nous errons entre deux approximations

Vers la colossale certitude de l'Oubli Total.

Qu'une voix s'éveille en nous, mes amis,

Avant de disparaître. Qu'advienne

La subtile vocalise du Ressouvenir,

Un trille,

Si nous savons encore parler les Langue des Oiseaux.

 

4

 

Et j'entendais la pépiante roue de mémoire

Du chapitre le plus mystérieux… Les mots

De la vitesse de l'Idée furent libres

Et chantèrent ces feuilles crépusculaires,

Ces runes d'ombres et de flamme.

Et le coquillage du soir, sa vague entendue,

Où se brise le mal du pays, ses visions d'atolls,

De coraux, dans l'immobilité sauvée

Des chœurs d'hirondelles,

Des dieux de pierre pour l'éternité

Venant se briser contre le logis inconnu

Des rochers que hante la couleur fascinante,

Théophanie créatrice de sa poitrine,

De son regard d'oiseau, delphique,

Dont elle fut l'ultime consumée... Ah ! D’un seul

Regard, maudite, perdue... Pour l'Occident

Incommensurable de sa finale,

Le silence

De ses cortèges destructeurs

À sauver l'oubli de l'heure, de la nuit,

Jusqu’aux dernières marches descendantes

Vers la mer tiède encore à cette heure…

Et voici que nous revenions

Vers le premier degré

Ou s’étiole insensiblement le bouquet

D’un amour infiniment sexuel et divin,

En le ressouvenir soudain d’une violence

Impérieuse de ses jambes

Ouvertes sur le désordre de sa blondeur,

D’où jaillit le torrent solaire

D’une munificente impudeur…

Ô retrouvailles avec une jeune fille

Longtemps perdue et qui nous égare,

Revenue toute mouillée entre mes bras

Secrète couleur de l'été...

L'Inconnue, choisissant le juste instant pour moi seul…

Ainsi parlait-elle sur le souffle et débutait

Le chapitre le plus mystérieux...

Qu'elle fut de ces vastes roses de ténèbres,

Ou la seule forme de la destruction,

La Terre vivait en l'énigme de ses germinations,

Elle vivait dans l'ivresse des couronnes, des floraisons,

Dans la science des grandes lois

Conquises pour le joug,

Et le souffle...

Allant jusqu'à l'asservissement de la chute d’un beau soleil

Comblé d'orages, d'ancêtres,

De ces grandes villes qui sont des tombeaux...

Elle me disait:

Adieu, voici ta main,

Comme d'une enfant qui nous quitte et revient,

Elle s'attarde sur le ventre plat, touchant ses lèvres...

Ce serait alors

Dans un autre pays

Après les moissons. Sous le règne

Des symphonies éternelles qui dominent la terre

Et nous seuls accordant

Ce chant perpétuel:

« Depuis que le Verbe s'est fait chair, la chair parlait à nos âmes en vagues bouleversantes... »

Et la nuit tombait sur nos gestes

Qui rayonnaient mystérieusement...

Dans les abîmes bruissants

Nos langues et nos lèvres se trouvaient,

L'aube posait sur tes seins des pierres de lune...

Et quel oratorio d'esprits autour de nos embrassades

Sous les voûtes

Des arbres, devant la rosace

Touchée de lumière: elle tournait

Dans cette cathédrale d'air, pour une seconde sauvée,

Celle-ci, dis-je, que je veux, et point une autre,

O merveille !

Celle-ci avec son regard sombre,

Adossée aux ailes

Plus sombres encore

D’une volonté lointaine,

Et non point une autre...

La puissance du désir me sauva de l'agonie de l'Eté.

 

5

 

Il n'est rien d'humain qui ne se puisse dire...

Rien d'humain

Qui ne fut d'avance offert

Aux phrases rapides, miroitantes et théâtrales de nos rêves,

À condition d'en être digne

Et d'oser

La hauteur du Verbe qui s'offre,

La hauteur du chant

Et la profondeur

Du cri de l'énigme qui résonne

Dans les abysses des abysses,

Siècles de siècles...

Je n'écris que pour ceux qui connaissent

Le nom de cette aventure

Les Nobles Voyageurs

Devant d'éternel... Ils vont

Quand il ne reste rien du monde

En la parodie de ses cœurs gelés

Sinon l'unique soif de connaître la gloire...

Et ne fut-elle point vengée, ici,

Par la grandeur adorée

Et l'adorante langueur,

Ressaisie

Par le sang et l'or de ses prouesses !

Jadis « tout le secret des dieux »...

Pour Elle, en vérité, nous étions la foudre

Et le vent... La certitude blasonnée

Qui ne peut vieillir, sa colère

Abandonnée à la foi,

Aux statues d'extase

Belles comme des torches vives !

Jadis, tout le secret des hommes, cette misère !

Mais nul ne l'apaise, elle grandit,

En vain, dans la vanité ensommeillante

Où s'incline la civilisation de l'Occident,

Douce comme des raisins d'ombre,

Où s'incline

Avec le perpétuel combat de la lumière des chaumes

Qui courbe les têtes

Sous le casque anonyme,

Face à la plaine immense où rien ne demeure

Que la Loi, le rêve zénithal

D’une clarté dont la teinte flutée vrille la vigne

De l'heure dite, la très douloureuse des bannies...

Et le cœur se brisait à l'entendre ainsi

Parler des grandes villes qui sont des tombeaux

Et des temps où l'Europe était belle.

Ah que cette chanson tardive

Comme une nuit oubliée dans la gorge des femmes...

Est-ce le dernier éclat du Sens ?

De sa jouissance claire,

Étendue, soudain rayonnante à travers la mémoire

Où s'achève l'individu

Et commence l'incendie ?

O douce flamme, pour commencer,

Bleue à l'apogée de l'ondulation... Et la rousseur

Du reflet sur le miroir,

Les prairies lointaines de son tain donné

Comme une parole...

Mais déjà les écorces brûlent !

Arbres, cheveux,

Races de l'Etre et peuples affligés...

Une brûlure portuaire médite l'immortalité

De la neige salvatrice

Qui tomberait des étoiles, si seulement

Nous savions prier !

Ce serait alors le dernier mot de la dernière strophe, son attente

Si vieille maintenant, si nue,

Dans l'angoisse primaire d'un ciel d'ardoise,

Presque noir,

Où passent les lignes brisées des éclairs...

 

6

 

Qu’en nous le ciel que des années de remord éteignent

Sous les pas légers des colombes saintes,

Ce ciel de genèses violentes

Dans les pierrailles, les oliveraies...

Qu’il soit !

Parle-t-il du destin de Dionysos ?

Du chant des forêts, feuilles et pluies,

Hautaines,

Ou de cette pesanteur contraignante

Des astres vivants pour Elle ?

Ah ! Rien d'autre vraiment

Que ce commandement ancestral du bonheur...

Rien d'autre que l'asile des races du ressouvenir:

Ainsi elles réconcilièrent le monde. « Mieux vaut mourir »

Disaient-elles à la naissance même de l'être

Et de l'action, mieux vaut mourir

Que d'oublier les vaisseaux d'Olympie,

Ce parfum, et l'interprétation des signes

De la lumière et du vent...

L'histoire avançait comme une bête de somme

En des labeurs incompréhensibles

Des pierres roulaient sous ses pas...

« Toujours plus haut » disaient les Maîtres et les Seigneurs,

« Et hors de la substance primitive ! »

Que ces rochers soient notre Empire

Et ces cieux, notre couronne ! Et cette mer

Miroitante dans le silence immense du crépuscule,

Notre amante... Et la beauté des fleurs nocturnes,

Ce don de la création, puissances

De l'été profond qui résonne en notre âme...

Ah ! Que viennent les temps glorieux et sans nom, et les Promises,

Iris diurne et prunelles nocturnes...

Il me souvient de ces soleils et de ces nuits.

Ils disaient : Malheur à celui qui s'en tiendra aux bons usages,

À la crainte avaricieuse. L'Etoile du Feu n'est point pour lui

Ni le cœur battant de la parole murmurée de l'Amante...

Qu'il demeure avec ses juges, ses pions et ses examinateurs

Et ne vienne point

Quêter le sourire des Sœurs

Ni des hommes vivants

Qui souffrent de l'agonie de l'été...

Qu'il ne vienne pas en ces parages hauturiers

Où règne

La scintillante loi de l'Instant ! Qu'il ne vienne point s'immiscer

Alors que l'heure pâlit dans l'ivresse du silence

Que les ombres transportent au premier ciel

Le premier guerrier tombé

Dans la bataille des fleurs... Et l'âme du monde

Se penche sur lui, aimante, et

Touche son front de sa chevelure sombre.

Et s'il ouvre les yeux, c'est soudain

Et à jamais,

L’éternité conquise

La jeunesse absolue

Arrachée à la terre et sauvée

Dans la transparence minérale du symbole

De l'Autre Côté de l'horizon.

 

7

 

Comme il sied aux âmes bien nées

Nous fûmes amoureux de notre destinée.

Devant nous, elle allait,

Savante et gracieuse

Dans le dédoublement des pensées et des gestes...

Elle allait,

Devinant nos espoirs

Et devisant avec nos doutes,

Ombre des Nobles Voyageurs...

Mais, un instant, n'allait-elle pas

S’enfuir devant nous ? Nous laissant seuls...

Face à l'étendue déserte par excellence où il n'existe rien

Que le retentissement

Des échos et des voix

Clamant des profondeurs ? Rien devant nous ?

Et quand bien même ! L'ardeur n'en serait que plus héroïque !

Car aussi

Nous connûmes les grandes fêtes de l'Irréalité

Nous connûmes

Ces constructions dissolvantes

Avec leurs balustrades ouvertes sur les ailes du chant mauve

D’une suavité mortelle, nous connûmes

Ces interrègnes et le travail des démons, et l'hallucination

Des libellules

Dans le temple des tempes,

Et le froment des clartés d'outre-tombe. Mais en vain !

En vain ces splendeurs et ces misères.

Qu’en reste-t-il ?

Sinon des mots pour complices

D’une même perdition,

Sinon la désolation luxueuse de l’ultime seconde,

Cette rose

Avant la mort ?

Et que sont alors, dans la mémoire ces Océanides

Ces visions, ces éternités ?

Un jour nous désespérâmes de les atteindre ;

Nous avions touché la paume froide

D’une mythologie défunte

Et l’effroi glaçait notre cœur…

«  En vain, disions-nous, en vain »

Toutes les choses d’autres mondes

Et toutes celles d’ici,

Les Ardentes et les Tristes…

Et cette sorcellerie lointaine,

Dans les confins d’une nuit d’été sans mémoire

Et les lauriers des dieux, qu’en savions-nous ?

Sinon que la fin de toute destinée

Est dans la joie qui cède le pas à la mort…

Le vent du Sud tissait ces voiles rousses

Qui nous emportèrent, il y a si longtemps

Vers les gouffres…

« Tout se consume » disions-nous

Et nous n’avions plus la force… «  Rien ne demeure »

En vain, toute chose espérée ou haïe

Et nous n’avions plus la force de lever nos paupières

Sur la pimpante beauté du monde…

Quelle dérision !

Mieux vaut encore battre de ses semelles

Les cendres du désespoir ! Mieux vaut encore

N’importe quoi

Pour notre honneur de poètes

Que ce simulacre de sagesse, cet « à quoi bon »

Délétère et servile, ce consentement

À toutes les mesquineries. Il faut être un Saint

Pour oser médire ainsi des illustres illusions

Des chatoyantes apparitions du monde,

Dansantes voilantes et dévoilées…

Ai-je un jour chanté ses mensonges

Avec une aussi lucide ferveur ?

« A quoi bon vivre sans but » disaient les voix vieillies,

Les traitresses… Nous répondions avec orgueil

Sous l’infinie clarté miséricordieuse

Qui nous pardonnait :

« Comme il sied aux âmes bien nées… »

Non, plus jamais l’été ne s’achèvera dans cette tristesse

Qui était elle-même sans fin

Comme la chute originelle de l’homme dans le Temps…

Plus jamais cette déréliction,

Cet adieu tardif… L’Eté

Demeure.

Il demeure à l’intérieur de lui-même

Comme une flamme dans sa demeure

Sous la voûte bleue, ce Graal renversé !

L’été enfin trouve sa Loi éternelle,

Conquise, l’été accepte le don de l’été

Et l’éternité loge l’Eté qui jamais ne cesse

D’avoir été, pour être,

Dans la présence rayonnante

Ardente et dansante de l’Instant ;

Ce qui se tient immobile

Au cœur du Temps

Comme l’être au cœur profond de l’Eté

Et l’été au cœur

Comme le rayon au cœur de la rosace,

Et l’Instant chante de la clarté précise qui l’allume.

 

8

 

Et j’entendais le chant de l’Instant, voix parfaite

Dans la partition de l’exil du Temps

Avant la leçon de ténèbres. L’Instant

Qui divise toute chose

Mais que rien ne sépare de lui-même…

Toute beauté fut ici-bas

L’ombre de son triomphe

Et toute « extase d’or… » Mais toujours

Vous trouverez sur votre chemin

Ceux qui ne veulent pas voir, ceux qui cheminent

En toute ignorance de cause,

Dans une médiocrité qu’ils sacrent et vénèrent,

Confondant, dans une confusion blasphématoire,

La commune-mesure et je Juste Milieu, le pire et le meilleur.

Mais il est

Dans la nature du mal

Non de repousser le bien mais de le singer… Toujours

Nous trouverons sur nos traces

Nos pires ennemis

Et devant nous, quelquefois,

Des démons heureux qui eussent aimés

Nous apprivoiser… Toujours

Nous trouverons des humains qui ne veulent voir

Partout que ce qu’ils sont eux-mêmes :

Petites ambitions, moyens inavouables

Pour des fins au-dessus de tout soupçon…

Et ce qu’il faut de turpitude, à certains,

Pour enfin paraître respectable !

L’amour nous eût-t-il sauvés alors,

Avec la divine compassion,

Dans l’enchaînement des violences, la succession sans fin

Des anneaux toujours plus lourds,

D’un métal plus sombre,

Vers cette nuit des temps qui est devant nous

Comme une promesse,

Une stèle, - afin que nous puissions voir notre visage ?

Ah je m’y refuse !

Comme j’eusse refusé d’être

L’adorateur de la seule ivresse !

M’importe la vigilance dans l’air matinal,

Les strophes des poèmes inventés dans l’action,

Les strophes comme des coursiers élégants,

Les crinières amoureuses du vent…

Car nous aimions la vitesse de nos pensées

Sur les limites du jour… Car nous aimions

Cette furie de secondes saisies au vol

Dans l’ivresse du jour,

Cette furie, cet Empire !

 

Oui, je te revois maintenant, mienne splendeur,

Détachée de cette affreuse nuit des temps

Et revenue vers moi. Je revois

Cet angle bleuté

S’ouvrant sur les très-vastes seigneuries

D’écumes et d’azur.

Tels Ulysse en dormant

Nous retrouvions notre pays natal,

Sous la coupole bleue, violente et parfaite ;

Et lorsque tombait le soir

Nous respirions à nous y noyer

Les parfums de la terre, et le silence magnifique

Nous obéissait,

Sommeil d’ambre platonicien

Se posant comme une main fraîche sur le front,

Ce bonheur.

 

 

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14/01/2022

Toulouse et le génie roman, notes sur l'inspiration occitanienne dans les oeuvres d'Henry Montaigu et de Simone Weil:

 

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Luc-Olivier d'Algange

 

Toulouse et le génie roman

Notes sur l'inspiration occitanienne

 

 

«  Le voyage, l’amour et le songe d’Aquitaine

Ont dévorés l’espace où nous étions enfouis

Châteaux d’azur et d’or, petite île, fontaine

Fleuve que l’on remonte aux sources inouïes

Immobiles domaine

 

Flamine au Roi dormant qui traverse le Temple

Chercheur de grand soleil dans les brouillards glacés

Miroir magique écho, songe que je contemple

Jour après jour du fardeau compassé

D’un conte sans exemple

 

Le noble Voyageur vise la voie profonde… »

Henry Montaigu

 

On comprendra fort peu de choses à l’œuvre de Henry Montaigu sans y reconnaître d'emblée une œuvre de combat. L'érudit, certes, y trouvera sa provende de repères historiques et d'aperçus précis mais, bien davantage qu'au spécialiste, cette œuvre s'adresse à l'amoureux, à celui dont les pas s'accordent à une songerie intérieure, semblable au Grand Songe qui donna naissance à la Ville, si bien que le parcours extérieur correspond à quelque parcours intérieur, au véritable sens du terme ésotérique. La Ville rose est une Dame. De même que, pour les Fidèles d'Amour, dont Toulouse est une sorte de capitale, il ne saurait être question, en aucune façon, de réduire les noces philosophales de l'Amour, de l'Amant et de l'Aimée à quelque déterminisme physiologique, de même l'approche symbolique de Toulouse, que propose Henry Montaigu ne cède en rien à cette superstition de l'histoire ou du « sens de l'histoire » qui tend à confondre l'enquête sur les choses avec les choses elles-mêmes.

Quelques historiens, dont l'esprit s'est un peu obscurci par la fréquentation assidue des idéologies, en oublient que les œuvres des hommes précèdent les études historiques dont elles font l'objet. Or, dans leur beauté et dans leur vérité, les œuvres témoignent bien davantage de l'Instant et du Permanent (qui sont en réalité une seule et même chose, c'est-à-dire, au sens étymologique, une seule et même cause) que de cette linéarité chronologique, qui détermine la méthode des historiens, et à laquelle certains d'entre eux voudraient contraindre les évènements et les œuvres humaines et divines à se conformer. « Lorsque le cadre de l'histoire éclate, écrit Ernst Jünger, l'historiographie elle aussi doit se modifier et même faire choix d'un autre nom,- et surtout s'allier au poète qui seul est capable de venir à bout du titanisme. » Cette autre historiographie, alliée au poète, nulle mieux que l'œuvre de Henry Montaigu n'en laisse pressentir les promesses de vastitude conquise et de réconciliation spirituelle, car bien avant d'être un historien, même inspiré ou prophétique, Henry Montaigu est poète, et dans son œuvre de poète, écrivain français. Le roman légendaire et métaphysique Le Cavalier Bleu illustre à lui seul ce titre, que toute noblesse désormais se devrait de servir.

Ecrivain français, et non point, comme tant d'autres, compilateur mercenaire ivre de démagogie et de reniement, Henry Montaigu possède les droits de parler de ce dont il parle. Sa Ville miroite dans son imagination et sa plume dispose de l'art et de la résolution à faire partager son bonheur. Telle est la véritable générosité, qui ne se dispense pas en déclarations d'intentions mais en œuvres, écrites avec le sang, qui est esprit. A cette qualité d'écrivain français, l’œuvre d'Henry Montaigu ne doit pas seulement l'aisance et la grâce mais aussi le sens de la juste hiérarchie. Les principes et le Sacré ne se conçoivent que selon une logique de la Hauteur. Il est impossible d'en faire étalage. Ciels et abysses disposent notre entendement à recevoir le don de l'Ode aimée, qui est la forme immatérielle, et comme chantée, de la Ville. L'ambiguïté du mot « connaissance » suffit à nous faire comprendre en quoi cette « autre historiographie » diffère de celle à laquelle nous ont habitué certaines études universitaires soumises au « déterminisme historique ». Si la connaissance est l'accumulation des informations en vue de quelque mise en système, alors, il s'agit de tout autre chose que de connaissance au sens métaphysique et poétique du terme. En revanche, si nous entendons par « connaissance » un cheminement qui débute bien avant le labeur didactique et s'achève bien au-delà de lui, alors le terme de connaissance s'applique par excellence aux ouvrages de Henry Montaigu sur Toulouse, Reims, Rocamadour ou Paray-le-Monial.

Il n'est point de connaissance sans confiance. Connaître, ce n'est point rester dans l'expectative mais devancer la preuve, en favoriser l'avènement par cette purification de l'entendement dont nous parlent les ascèses de toutes les traditions occidentales ou orientales. Nous ne connaissons jamais que ce que nous aimons. La confiance est inventive de cette Foi, que la Sapience déploie et dont la Chevalerie témoigne. Toute symbologie digne de ce nom s'accomplit en une gnose amoureuse. Rien n'est plus absurde, appliquée aux Symboles, que cette manie classificatoire qui, fidèle continuatrice de la grande platitude du positivisme du siècle dernier, méconnaît l'interdépendance des Symboles : arborescence où le bruissement des feuilles tournées par le vent tantôt vers l'ombre et vers le soleil n'est pas moins important que l'obscur trajet des racines dans l'humus.

A cette démonie de la platitude, le génie d'Henry Montaigu oppose l'aperçu vertical se saisissant au vif de l'instant de l'éclat de l'éternité dans les apparences mêmes. Le grand malheur de la condition humaine est que cette grâce, même offerte, peut encore nous échapper, par pure inadvertance. D'où l'importance de ces œuvres de connaissance qui ne se substituent point à la Révélation, comme s'y emploient les dogmatiques modernistes, mais en prépare l'advenue imprévisible par cette prière suprême qui est le sens du recueillement intellectuel.

L'enseignement qu'il est possible, par exemple, de recevoir des Mythes et des Symboles de Toulouse dépasse la réalité même de la Ville. Enseignement initiatique par cela même qu'il est poétique et chevaleresque, il détermine aussi un moment décisif de cette guerre sainte de la verticalité contre la platitude, de l'Exception contre la médiocrité, seul véritable enjeu politique de quelque importance. L'Etat moderne, fondé sur le perfectionnement permanent du contrôle des citoyens obéit à une politique de planification, étrangère au génie politique traditionnel de la prévoyance, comme la quantité est étrangère à la qualité. Posant l'abstraction avant le fait, le planificateur méconnaît à tel point la réalité qu'il y suscite sans fin de nouveaux désastres.

Rien ne fut plus étranger à notre génie roman que cet idéal de l'Etat prussien qui, par l'entremise du philosophe Hegel, ou, plus exactement, de ses exégètes vulgarisateurs, nous imposa la morale utilitaire, selon laquelle « la fin justifie les moyens », et que nous voyons à l'œuvre en Politique, au détriment constant de la Beauté et de la Vérité. Cette morale qui « démocratiquement » s'est emparée de la politique, sans doute n'est-elle rien d'autre que le cheval de bataille du Diable, car, à séparer le Bien de son resplendissement dans la beauté sensible et métaphysique, il n'est plus que l'atroce parodie, la sempiternelle apologie du Médiocre par lui-même. A cette idéologie de la planification, la Tradition oppose donc l'éloge de la Prévoyance. Prévoit celui qui déchiffre ce qui est, car ce qui adviendra obéit aux mêmes lois que ce qui est. Le planificateur, au contraire, inverse l'ordre de la hiérarchie, conférant à son point de vue particulier une vertu d'universalité, alors que celle-ci ne peut être atteinte que par la multiplication infinie des points de vue, jusqu'à pressentir une vision de toutes parts, privilège traditionnel de la Sapience.

L'homme qui prévoit célèbre la hiérarchie des états multiples de l'être, l'homme qui planifie la bafoue. Déchiffrer les arcanes de la Ville c'est ainsi faire œuvre chevaleresque sous la double égide de la Sapience et de la Foi. Une certaine idée du Pays, du Mystère de la France, et de la liberté créatrice qui lui est particulière, est exposée, mise à l'épreuve. Le « privilège immémorial de la franchise » qui définit l'homme de France comme un homme libre, tient, pour Henry Montaigu, lieu de Norme. L'équilibre de justice qu'elle invente est des plus gracieux et sa défense est une tâche noble. En exergue à son Histoire secrète de l'Aquitaine Henry Montaigu cite l'admirable fragment de Joseph Joubert: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. » Lorsque le léger domine le lourd, la platitude est vaincue. La verticalité reprend ses droits, les hauteurs dans l'âme humaine s'éveillent.

«  L'amour courtois, écrit Simone Weil dans un bel essai sur l'inspiration occitanienne, avait pour objet un être humain; mais il n'est pas une convoitise. Il n'est qu'une attente dirigée vers l'être aimé et qui en appelle le consentement. Le mot de merci par lequel les troubadours désignaient ce consentement est tout proche de la notion de grâce. Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l'être aimé. Dans ce pays comme en Grèce, l'amour humain fut un des ponts entre l'homme et Dieu. La même inspiration resplendit dans l'art roman. L'architecture, quoique ayant empruntée une forme à Rome n'a nul souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l'équilibre... L'église romane est suspendue comme une balance autour de son point d'équilibre, un point d'équilibre qui ne repose que sur le vide et qui est sensible sans que rien en marque l'emplacement. C'est ce qu'il faut pour enclore cette croix qui fut une balance où le corps du Christ fut le contrepoids de l'univers. »

Ce que les mystiques persans nommaient « la science de la Balance », et qui procède de l'intuition du Juste Milieu (et dont la commune-mesure est la parodie diabolique), la Tradition, dont la ville de Toulouse est l'inspiratrice sensible, et que Henry Montaigu ressuscite sous nos yeux par la vertu poétique de phrases précises, en vérifie la juste pesée qui n'est autre que la pensée même, au sens métaphysique d'un équilibre, d'une harmonie des correspondances. Car la pensée,- l'étymologie même du mot nous l'enseigne,- est avant tout cette pesée analogique, cette recherche de la justice par la méditation des Symboles, cette quête de l'orée divinatoire entre la part visible du monde et la part invisible dont la vérité du cœur reconnaît qu'elles sont aussi légères l'une que l'autre.

Toute juste pesée allège le monde, l'élève dans le resplendissement des analogies. La spéculation métaphysique danse de reflet en reflet dans l'inaltérable apesanteur de la lumière: « Les Pythagoriciens, nous dit encore Simone Weil, disaient que l'harmonie ou la proportion est l'unité des contraires en tant que contraires. Il n'y a pas harmonie là où l'on fait violence aux contraires pour les rapprocher; non plus là où on les mélange; il faut trouver le point de leur unité. Ne jamais faire violence à sa propre âme; ne jamais chercher ni consolation ni tourment; contempler la chose, quelle qu'elle soit, qui suscite une émotion, jusqu'à ce que l'on parvienne au point secret où douleur et joie, à force d'être pures, sont une seule et même chose; c'est la vertu même de la poésie. »

Nous retrouvons là cette méditation politique qui, si mal comprise qu'elle soit, demeure l'essentielle requête chevaleresque de l'œuvre historique de Henry Montaigu. Méditation de justice, qui refuse de se soumettre à la division du monde, de dresser l'obéissance contre la liberté, ou l'inverse,- l'œuvre de Henry Montaigu retrace la généalogie des songes et des lois, avec la pertinence héraldique de ceux qui savent reconnaître, à quelques détails imperceptibles, l'effigie effacée par le Temps. Il importerait enfin de se rendre à cette évidence: plus on s'éloigne de l'origine et plus on vieillit. L'accélération propre au monde moderne est le signe de sa décrépitude. La véritable juvénilité se reconnaît à l'immensité de ses temporalités contemplatives. C'est le monde ancien qui est jeune et vieux le monde nouveau, et jamais nous n'atteindrons les secrets alchimiques du recommencement si nous oublions l'art d'être fidèle à l'antérieur.

L'œuvre de Henry Montaigu, disions-nous, est œuvre de combat, et l'on commence sans doute à entrevoir quelles sont, dans l'ordre politique et historique, les modalités de ce combat, mais cette œuvre n'en est pas moins œuvre de prière. Chacun des livres que l'auteur dispose à l'attention du lecteur est une Heure hantée d'aurores et de crépuscules sans fin où l'Ange d'entre les mondes nous adresse quelque signe de bienvenue. Prière issue de la Foi, et annonciatrice de Sapience. Toujours dans son article sur l'inspiration occitanienne, Simone Weil écrit: « Nous ne pouvons pas savoir s'il y aurait eu une science romane. En ce cas, sans doute, elle aurait été à la nôtre ce qu'est le chant grégorien à Wagner. Les Grecs, chez qui ce que nous appelons notre science est né, la regardaient comme issue d'une révélation divine et destinée à conduire l'âme vers la contemplation de Dieu. Elle s'est écartée de cette destination, non par excès mais par insuffisance d'esprit scientifique, d'exactitude et de rigueur... La science n'a pas d'autre objet que l'action du Verbe, ou, comme disaient les grecs, l'amour ordonnateur. Elle seule, et seulement dans sa plus pure rigueur, peut donner un contenu précis à la notion de Providence, et dans le domaine de la connaissance elle ne peut rien d'autre. Comme l'art, elle a pour objet la beauté. La beauté romane aurait pu resplendir aussi dans la science. »

Cette science romane dont Simone Weil déplore l'absence, nous en discernons les prémisses dans l'œuvre de Henry Montaigu. Rien désormais, ne saurait nous interdire d'en propager l'embrasement salutaire à d'autres aspects de la connaissance dont nous trouvons ici la source lumineuse de renouvellement. Au cœur de l'espace géo-symbolique réside la miséricordieuse puissance dorique du rayonnement primordial. Ce sont là des choses que l'on éprouve. « Il y a, écrit Henry Montaigu, un air de Toulouse, incomparable et puissant, que la mémoire nourrit pourtant d'histoires atroces et de fables étranges, mais qui demeure joyeux et léger comme si la certitude d'être l'emportait sur les trahisons du destin et la lourde banalisation de la cité moderne. » Cette allégresse, cette vivacité heureuse, cet élan lancé à sa propre conquête dans la spirale de son essor est sans doute de tous les mystères celui nous importe le plus car il nous engage dans le secret même de l'immatérialité, que la Tradition nomme le monde subtil: « Comme toute ville essentielle, écrit Henry Montaigu, le secret de Toulouse se situe au-delà d'un espace mesurable et d'une quelconque chronologie. Non sans doute qu'il ne s'y incarne,- mais c'est l'être intérieur qui plus qu'ailleurs ici façonne tout. »

Reconnaître en toute chose l'être subtil qui le façonne, tel pourrait être le privilège de la science romane. Les choses telles qu'elles apparaissent sont littéralement façonnées par le Ciel. Elles obéissent à l'ordonnance hautaine des nues. Celui qui marche dans la Ville marche dans le ciel. Le tracé de son cheminement, s'il s'accomplit avec ferveur, rétablit là-haut le sens des figures célestes, en réveille les pouvoirs endormis ou oubliés. La confusion et le chaos qui, dans l'ordre humain, se confondent avec la médiocrité, ne désarment jamais. C’est pourquoi toute œuvre d'art, véritablement civilisatrice, est aussi le signe commémoratif d'une victoire contre les puissances des ténèbres.

Contre la conformité de l'informe, l'Idée, c'est-à-dire au sens grec, la Forme, est la citadelle. Telle est exactement l'intelligence romane, où, ce qu'il y eut de plus mystérieux et de plus léger dans l'esprit grec s'épanouit dans l'esprit français, où le privilège immémorial de la franchise reconnaît le juste équilibre de l'obéissance et de la liberté. Ce juste équilibre, la doctrine le dit mais l'Art le prouve. Dans la perspective traditionnelle la vie est par définition un art car la liberté créatrice ne s'accomplit qu'à travers la plus rigoureuse des disciplines. La veulerie est ennemie du Beau, mais aussi du Vrai et du Bien: « Tout ce qui procède d'un véritable caractère traditionnel, écrit Henry Montaigu, est enceint, délimité, déterminé. La double action du Centre vers l'extérieur (dynamisme psychique et rayonnement spirituel) exerce une influence proportionnelle à la régularité de ses dispositions. Une muraille n'est pas d'abord un ouvrage défensif, mais un symbole, ce que prouve le fait qu'il a pu être réduit à un simple muret de pierre. Il est avant tout conçu comme une garde contre les invisibles légions de l'ombre. Une fois abritée par un rituel en quelque sorte projeté dans l'espace sous la forme d'un appareil défensif adéquat aux normes reçues par la tradition, la cité humaine, reflet de la cité céleste ou "centre des centres" après avoir aspiré les forces et les énergies, les dirige, une fois maîtrisées, à travers le chaos du monde, vers des points très précis qui situent la géographie terrestre comme image de la géographie stellaire. » Or, la ville de Toulouse active, pour ainsi dire, ces principes traditionnels avec une intensité particulière: «  La grande croix solaire des comtes de Toulouse, ajoute Henry Montaigu, tracée sur le sol de la place moderne du Capitole, marque le milieu idéal de la Ville et exprime que cette Ville elle-même est le milieu d'un monde. Le signe héraldique duodénaire possède évidemment un caractère zodiacal et manifeste tous les rapports d'harmonie entre le lieu, ses constructions, et sa place dans l'univers. »

Le Symbole, dans la perspective de cette science romane dont l'œuvre de Henry Montaigu annonce la renaissance, est véritablement le « miroir de la connaissance ». Le symbole étant l'instrument de la métaphysique, il s'avère impossible de comprendre sa fonction dans un système de pensée qui exclut, de façon explicite ou implicite, la métaphysique. La prétention du matérialiste à traiter du Symbole n'a d'égale que celle du fat qui, tout en niant l'existence de la musique voudrait cependant nous informer de la fonction véritable du clavecin ou encore de celle du fou qui, tout en niant la réalité du reflet, s'acharnerait à imposer sa conviction quant à la nature réelle du miroir. On pourrait ainsi définir la science romane, qu'illustre cette approche du mystère de Toulouse, comme une science de l'interprétation infinie des aspects du visible,- interprétation à la fois mathématique, pythagoricienne, et musicale dont nous reconnaissons les lois, par exemple dans le cloître des Jacobins. Mais le livre de Henry Montaigu va encore au-delà, dans les régions plus subtiles du pressentiment où le Symbole nous délivre le message de notre prédestination ultime. « Toulouse, à cet égard, écrit Henry Montaigu, est une cité sanctuaire, où il n'est rien qui ne témoigne de la profonde mesure, divine et humaine, du Nombre d'Or. »

Au moment où tout nous abandonne, où les ténèbres se font, où « démocratiquement » s'installe le pire despotisme qui soit, celui du Médiocre, nous pouvons nous retrouver dans la ville sanctuaire, ou dans le souvenir que nous avons d'elle, pour nous recueillir, nous rendre attentif à ce cœur des mondes qui brille dans les hauteurs vertigineuses. Les pires profanations de l'Age Noir ne peuvent rien contre la forme invisible d'une ville qui est elle-même la réverbération sacrée d'une autre et plus lumineuse invisibilité: « L'axe de la grande Rue, écrit Henry Montaigu, qui part de la place et du quartier Saint-Michel, au Sud, passe par la porte Narbonnaise pour aboutir à la Place du Capitole, se transforme alors en trident régulier. La voie médiane, que commande le pivot de la vieille église du Taur, trouve en Saint-Sernin son lieu sacré, et, en quelque sorte son Nord idéal. Il y a là une référence certaine à la quête du dieu transcendant, à la Tradition Primordiale, à ce royaume de la connaissance antérieure que les grecs identifiaient avec l'Hyperborée, il ne serait pas alors impossible de voir en Toulouse une Thulée méridionale. » Refuge des héros et des clartés de l'extrême limite, nuit lumineuse: il faut s'être aventuré jusqu'à certaines orées de l'entendement pour comprendre la justesse de l'Analogie entre Toulouse et Thulé.

Sans doute la science romane est-elle véritablement la voie royale, car ce qu'elle annonce légitime l'intuition poétique la plus intense. L'intensité de la beauté échappe à toute considération esthétique: elle nous comble de pure bonté et de vérité pure. Le langage du Symbole est une oraison. Le malaise que suscitent les villes modernes, arbitraires, dont l'existence n'est déterminée que par la seule utilité immanente, montre assez le discord qui persiste entre la nature humaine et l'idéologie moderniste. Nous ne sommes pas ce que les théories de la modernité voudraient que nous fussions. Nous nous obstinons à souffrir de la laideur alors même que le sens de la beauté nous échappe. « La ville moderne, écrit Henry Montaigu, est sans mandat et sans histoire: Elle n'est en fait qu'une anti-construction. Conçue pour le citoyen matriculé et non pour l'homme, il lui est tout aussi impossible de vieillir dignement que de se renouveler.» Décentrée, elle ne peut affirmer son existence que par une surenchère titanique. Le colossal se substitue à l'harmonieux. Ecrasants sont les gratte-ciel et le mauvais goût architectural des dictatures populaires. Tout, au contraire, dans l'architecture romane,- qui est, à qui sait voir, une pure méditation sur le Centre,- nous convie à la légèreté, à l'envol : « Et qu'est-ce qu'une Capitale, écrit Henry Montaigu, sinon tout d'abord un Centre, c'est-à-dire un nœud vital et sensible où les forces telluriques et les forces célestes opèrent une fonction qui, en principe, est sans repentance pour toute la durée d'un cycle ? »

Le Centre est à la fois ce qui est en nous et au cœur du Ciel. Ce foyer ardent est le passage entre les mondes. Alors que la science titanesque ne connaît d'accomplissement que dans le règne de la quantité, du déterminisme et de l'asservissement à la chronologie, la science romane suit la voie royale de l'ascendance des Symboles vers leur source première. Il n'est rien de moins vague ni de moins hasardeux. Science, la science romane l'est de plein droit. Si la ferveur mystique est comme son émanation dans le sentiment humain, la science romane n'en demeure pas moins une mathématique de la connaissance, un art de l'exactitude qui ne s'improvise en aucune façon et dont les résultats, sans jamais prétendre à quelque interprétation définitive, n'en sont pas moins décisifs dans l'ordre intérieur comme dans l'ordre extérieur, dans l'ordre du spirituel comme dans l'ordre du politique.

La « grande politique » dont rêvait Nietzsche,- et que les nietzschéens sont bien les derniers à concevoir- sans doute est-ce dans cette science romane que nous en trouverons les prémisses. Les choses, en politique, ne sont pas aussi désespérantes que certains voudraient nous le faire croire: il suffit pour s'en convaincre d'observer cette loi des cycles dont la logique du Centre désigne l'essor, en forme de spirale ascendante. C'est ainsi que le cœur des ténèbres indique le site providentiel de l'embrasement royal des aurores. En toute nuit gît le germe du secret de l'aurora consurgens. L'ultime divulgue le secret du Principe. L'ultime Thulé nous divulgue le sens de la prime clarté. C'est au moment où les œuvres les plus belles sont menacées de disparaître dans leur réalité sensible que les arcanes de leur Forme s'offrent dans leur plénitude à l'intelligence de quelques-uns. C'est à ces rares heureux que s'adresse l'œuvre de Henry Montaigu. Miroir de l'Art, la science romane sera aux meilleurs d'entre nous une mise en demeure à nous reconnaître nous-mêmes, non certes dans la mesure d'une quelconque analyse narcissique du moi, mais dans la contemplation de ce qui nous entoure, nous dépasse de toutes parts et nous demeure inconnaissable, comme une incitation permanente, comme une herméneutique sans fin. L'inconnaissable, selon la science des titans qui proclame qu'il n'y a rien à connaître, est d'une toute autre nature. Il nous installe dans l'insolite, alors que l'inconnaissable dans la science romane nous environne d'ombres et de clartés mouvantes qui ne sont autres que les manifestations du Merveilleux.

La déambulation dans Toulouse à laquelle nous invite Henry Montaigu peut ainsi se déchiffrer comme un enseignement du Merveilleux que tout, en ce monde moderne et profanateur, conspire à nous laisser méconnaître. Retrouvailles ensoleillées et fleuries,- avec l'approche du Sens de toute chose à travers l'ordonnance des rues et leurs parcours dans l'invisible cité pythagoricienne dont Toulouse est la réverbération sensible,- le Merveilleux sacre l'instant où il advient, en révèle l'héraldique éternelle, car l'Instant est ce qui se tient, immobile, comme une île dans la mouvance des eaux. Ainsi, mieux qu'un magistral ouvrage sur l'histoire et les Symboles de nos cités, l’œuvre de Henry Montaigu apparaît comme une méditation sur le Centre, sur le Pôle lumineux de l'être, sa primordialité métaphysique sans laquelle la Tradition se réduit à son propre simulacre, sous les espèces des coutumes, convenances, et des « valeurs ». Primordiale, la Tradition se situe en amont des temps et du monde immanent lui-même. Le mot de métaphysique, trop souvent galvaudé, reprend ici sa pleine signification. La Tradition est primordiale et métaphysique car elle est issue du Centre qui est à la fois le centre de l'entendement et le centre du monde. Le lecteur est ainsi invité directement à l'expérience du suprasensible, dont seuls les Symboles et les mythes détiennent la clef, et par lesquels nous pouvons comprendre, par exemple, que l'Art et la nature sont une seule et même chose.

La nature n'est pas supérieure, ni même antérieure à l'Art: «  Les Symboles et les mythes, écrit René Guénon, n'ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais la vérité est qu'on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à expliquer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. » A l'origine de l'Art comme de la nature sont les principes métaphysiques. L'accord magnifique de Toulouse et de sa Garonne témoigne de cette unité supérieure, de cette concordance avec l'ordre divin. « Dans la nature, écrit encore René Guénon, le sensible peut symboliser le suprasensible; l'ordre naturel tout entier peut, à son tour, être un symbole de l'ordre divin; et d'autre part, si l'on considère plus particulièrement l'homme, n'est-il pas légitime de dire que lui-aussi est un symbole par là même qu'il s'est créé à l'image de Dieu ? »

A cette question fondamentale de la science romane répondent les œuvres, car les œuvres sont des prières,- au même titre que les prières qui retentissent dans les tréfonds du cœur sont des œuvres au-delà de toutes nos espérances. Telles sont les promesses propres à la découverte de l'espace « géo-symbolique ». Lorsque la vision du poète rejoint l'exactitude de l'historien, toutes les espérances revivent, de celles qui nous portent en avant vers cette gloire première qui n'est autre que la victoire sur l'oubli que les grecs nommaient du beau nom d'anamnésis, la divine « ressouvenance ». Et tel est bien le sens du combat, car la menace n'est autre que cette amnésie dont les temps modernes plombent les entendements de telle sorte que nul rayon ne traverse plus les consciences et les âmes. « Toulouse, écrit Henry Montaigu, qui a l'amabilité chaude et noble des grandes créations de type solaire semble devoir mériter au plus haut degré ce vocable de "ville rose" qui serait à la lettre bien fade s'il s'agissait seulement de couleur et de fleur. A aucune autre ville de brique, il n'a été accordé ce surnom. C'est qu'aucune autre n'est aussi parfaitement conçue en mode rayonnant,- c'est qu'aucune autre n'a manifesté, sous tant d'apparences diverses, le culte mystique de la Dame. » L'exactitude du style et de la pensée n'a pas, dans l'œuvre de Henry Montaigu, pour objet de s'admirer elle-même: elle annonce, comme nous le disions aux premières lignes, un combat, mieux encore elle donne au Noble Voyageur, assez vif pour s'en saisir, un arme de noble facture. Si chaque phrase dispose de la promptitude d'une répartie, de l'éclat d'une passe d'arme, ce n'est pas en vain. Les enjeux sont la mémoire et l'Eveil.

Dans les temps uniformisateurs et charlatanesques que nous vivons où le seul salut consiste à fuir ceux qui voudraient nous donner quelque directive spirituelle, les villes demeurent en dépit de certaines atteintes beaucoup plus malignement délibérées que l'on veut bien le croire, des espaces où la tradition a disposée en notre faveur des passages entre les mondes et les différents états de l'être. L'ordonnance des rues, des édifices, en correspondance avec la géographie elle-même, obéissent à une mathématique sacrée, incitent le promeneur attentif à certains parcours, déterminent des variations dans l'entendement selon le mouvement du jour: toutes circonstances heureuses qui nous donnent accès à la transcendance. L'initiation,- c'est-à-dire la renaissance de l'entendement par la vertu infuse dans le Ciel !- est toujours plus proche qu'il ne semble. Ceux-là qui passent avec mépris sans rien voir dans leur propre ville, qui considèrent avec dégoût leur patrimoine poétique et mystique, vont s'agglutiner ensuite autour de fumeux gourous exotiques pour ânonner quelques formules incompréhensibles, pratiquer quelques mouvements gymniques et confondre leur grand vide existentiel avec l'impérieuse vacuité bouddhique ! Tout semble bon pour nous arracher à nous-mêmes, c'est-à-dire à arracher la France de nos âmes ! Les « techniques » de « spiritualité » marchande et les « spiritualités » de la Technique se partagent la tâche qui laissera nos âmes dans l'oubli de notre tradition, à la merci des plus arrogantes puissances. Puissances titaniques, car loin de s'exercer en œuvres de beauté, la seule preuve qu'elles donnent de leur empire sont des moyens de destruction et d'asservissement. Toutes les œuvres de Henry Montaigu, romans, essais historiques et symboliques, sont traversées par cette inquiétude salvatrice, cette amitié intellectuelle, ce goût aristocratique,- qui donnent à la tradition française une légitimité métaphysique à laquelle il est fort peu probable qu'un autre pays puisse aujourd'hui prétendre. Mise en demeure adressée à quelques-uns, l'œuvre de Henry Montaigu donne bien davantage qu'elle ne réclame, car ce qu'elle exige de nous est d'être simplement le récipiendaire de l'ordre immémorial du Don par excellence que nous recevons d'elle: c'est aller à l'aventure, mais non point au hasard, dans tel site particulier de notre Pays où les lignes de force de l'Autre monde et de ce monde œuvrent au même tracé de lumière.

« La fonction de toute légende, écrit Henry Montaigu, est de véhiculer une connaissance dont l'origine historique importe peu. » Il est donc juste de rendre sa précellence à la poésie. Et qu'est-elle cette poésie, à travers ces rêves et ces ivresses dont elle environne ses advenues, sinon l'alliance même par laquelle toute civilisation se fonde ? L'ivresse de la reconnaissance amoureuse de l'Heure, choisie entre toutes par les plus hautes vertus de Ciel, et le Rêve magnifique des pierres accordées à l'Idée ! Telle fut sans doute la forme immatérielle aperçue, par les Architectes, en leurs méditations théologiques et platoniciennes. Dans la déroute généralisée de l'Age Noir qui est le nôtre, il est vain de s'attarder à des coutumes, des institutions ou des convenances. Nous avons de la Tradition une idée trop haute pour l'associer à ces écorces mortes. Le contraire de la révolution n'est pas la contre-révolution mais, peut-être ces libertés conquises à l'égard de l'aspect sinistrement moralisateur de toutes les idéologies dont il importe peu, au regard de leurs conséquences également funestes, qu'elles fussent d'origine progressiste ou réactionnaire. Aux villes, quand bien même leur message est voilé, revient ce privilège d'être les ambassadrices de la pensée la plus libre des emprises de la modernité. Peu importe que les lieux soient enlaidis ou profanés: un substrat invisible demeure, comme immobilisé dans l'air et que la pensée méditante retrouve.

Car il existe des chemins d'air qui conduisent hors du Temps. Certaines de ces voies d'accès sont clairement indiquées au lecteur de l'œuvre de Henry Montaigu. Elles nous portent jusqu'à d'autres seuils qui nous invitent à la grande découverte gnostique de l’« au-delà de l'air » qu’évoque l’Epître d’Aristée, où le monde devient soudain pure transparition. « Dès que l'on connaît, écrit Jean Giono, les pertuis intérieurs de l'air, on peut s'éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste plus qu'à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui donnent à l'air le perméable, la transparence nécessaire qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. »

A celui qui s'est approché des « pertuis intérieurs de l'air », l’œuvre de Henry Montaigu apparaîtra comme la cartographie subtile de ces espaces impondérables et royaux d'où l'âme, en se reconnaissant elle-même dans son propre élément, rayonne avec une alchimique intensité d'or. Car les pertuis secrets nous révèlent que nous sommes sortis des faux-semblants pour entrer dans la Présence divine: « Tout ce qui touchait les au-delà de l'air, écrit encore Jean Giono, je m'en sentais intimement amoureux comme d'un pays jadis habité et bien-aimé dont j'étais exilé mais vivant encore tout entier en moi, avec ses lacis de chemins, ses grands fleuves étendus à plat sur la terre comme des arbres aux longs rameaux et le moutonnement houleux d'écumantes collines où je connaissais tous les sillages... »

Dans la perspective traditionnelle, nous l'avons vu, la nature et l'Art participent d'un même hommage à l'Idée divine. Le pays « jadis habité et bien aimé » et qui vit tout entier en nous, dans son harmonie vivante, appartient de droit à ce monde intérieur qui, faut-il préciser, n'a rien de subjectif. L'homme moderne seul, qui divise tout, est parvenu à faire de l'œuvre de l'homme l'ennemie de l’œuvre de Dieu, saccageant ainsi l'une et l'autre par démesure et soumission exclusive au règne des titans.  « Le monde, écrit Henry Montaigu, est une architecture. Toute disposition humaine doit être le reflet précis, exact, rigoureux de l'architecture cosmique. Tout a été établi en poids, en nombre et en mesure, dit la Bible. Pendant des millénaires, et aussi loin que porte la mémoire humaine, ces poids, ces nombres et ces mesures ont été transmis par le sacerdoce et manifestés dans le visible par des temples, des palais, et des villes sous le regard médiateur de la royauté constructrice, afin de créer des ponts, des perspectives tangibles, des identités immédiates entre la terre et le ciel, entre l'architecture divine et les maisons construites par les hommes. » Or, ajoute Henry Montaigu, telle est la profonde misère des temps modernes : « l'Idéologue s'est substitué à l'Architecte, seulement voilà: les monuments de l'Architecte sont toujours debout (seraient-ils en ruine) et gardent toute leur lisibilité sapientielle. Les productions de l'Idéologue, qui n'ont pour elles que le gigantisme des civilisations sur le déclin, se perdent dans confusion d'un univers sans structures que seule détermine la loi du nombre, au besoin contre la dignité humaine,- et dont la seule lisibilité est leur accord avec la grande massification. » Entre l'Architecte et l'Idéologue nul compromis n'est imaginable, l'Idéologue n'existant que par la destruction de l'œuvre architecturale. Face à l'outrance et au gigantisme de l'idéologue, le parti de l'Architecte est de résister au cœur invisible de ce qui perdure, envers et contre toutes les destructions matérielles. Déchiffrer le Sens, faire de son intellect le bruissement d'une herméneutique infinie, telle est la Sapience, qui est la raison d'être, le soleil de raison, de toute véritable chevalerie spirituelle.

Dans le déchiffrement,- qui obéit aux lois d'une mathématique pythagoricienne et romane, l'intelligence s'épanouit en une pensée méditante où les rues deviennent fleuves et ruisseaux, de même que les arbres et les avenues deviennent avenues et chapelles. Dans le dénombrement, qui connaît son paroxysme idéologique dans le suffrage universel, l'intelligence au contraire se démet au profit d'une logique de pure comptabilisation L'Architecte médite les rapports et les proportions de toute chose selon les principes de l'interdépendance universelle, alors que l'Idéologue comptabilise les hommes comme autant d'unités interchangeables, également au service d'une puissance qui, dans son gigantisme, ne peut se traduire qu'en de toujours plus vastes destructions. Or, ce ne sont pas des tempéraments faustiens, d'exception, qui réalisent la démesure titanesque mais les forces quantitatives des Médiocres coalisés. Celui qui compte les secondes à des fins utilitaires en accélère le cours par l'uniformité même que brutalement il leur impose,- alors qu'en vérité, en en beauté, chaque seconde est d'éternité rayonnante « dans les pertuis de l'air » ! Contre le despotisme titanique du dénombrement, notre ultime recours est l'art de l'interprétation infinie, du déchiffrement, que nous offre la mise-en-miroir du Livre et du Monde : « Au milieu de l'agonie du langage, écrit Henry Montaigu, où toute perspective intellectuelle est vouée à l'improbable parce qu'elle se trouve bafouée, dérivée et finalement détruite par son propre développement, comment retrouver le langage de l'architecture, comment retrouver l'Evidence enfouie par le moyen de son propre regard, de notre conscience éveillée, brusquement tirée d'un torrentiel charroi d'images et de mots, comment retrouver une science infiniment perdue: la lecture ? »

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

 

Quelques citations de Simone Weil, devenues, par surcroît, d'une particulière actualité: 

« Il apparaît assez clairement que l'humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d'organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, c'est-à-dire à un régime où le pouvoir d'État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. […] Cette évolution ne fera que donner au désordre une forme bureaucratique, et accroître encore l’incohérence, le gaspillage, la misère. […]
 
La vérité, c'est que, selon une formule célèbre, l'esclavage avilit l'homme jusqu'à s'en faire aimer ; que la liberté n'est précieuse qu'aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu'un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d'édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu'oppresseurs. […]
 
La société actuelle ne fournit pas d'autres moyens d'action que des machines à écraser l'humanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu'elles existeront.
Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres... Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l'oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d'êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l'esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. […]
 
L'unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d'une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais l'absurdité d'une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s'imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. [...]
 
Que peuvent peser les souhaits et les vœux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à l'impuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ? Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu'ils sont d'une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. […] Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui s'obstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon s'efforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de l'économie ou de la technique, de laisser çà et là à l'individu une certaine liberté de mouvements à l'intérieur des liens dont l'entoure l'organisation sociale. [...]
 
Dans l'ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C'est peut-être une affaire de quelques dizaines d'années... Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. »
 
Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale (1934).

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13/01/2022

Eloge de la témérité spirituelle:

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Luc-Olivier d'Algange

Éloge de la témérité spirituelle

 

 

« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul »

Arthur Rimbaud

 

De toutes les témérités, la témérité spirituelle est la plus rare. Sa rareté la hausse désormais au rang de nécessité. Nous avons faim et soif de ce qui est rare. Dans l’équilibre du noble et de l’ignoble, dans l’harmonie des ombres et des lumières, des mélodies et des timbres de l’entendement humain, l’absence absolue de témérité spirituelle équivaut à une extinction massive des pouvoirs de l’intelligence. Le téméraire n’exige point qu’on le suive. Son amour-propre se satisfait d’avoir été « en avant », comme la poésie rimbaldienne. « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant ». En avant, c’est-à-dire aussi au-devant des insultes, des médisances, des crachats. Ainsi que l’écrivait Ernst Jünger : « On ne peut empêcher un homme de vous cracher au visage, mais on peut l’empêcher de vous mettre la main sur l’épaule. » Ainsi commence la témérité spirituelle : elle éloigne les sympathies condescendantes, les tutoiements de porcherie, les petits signes de connivence que les médiocres s’adressent entre eux et auxquels il faut répondre sous peine d’être le bouc émissaire de toutes les lâchetés collectives. La témérité spirituelle est une tournure d’esprit. Elle tient autant du caractère que de l’intelligence. Pour le spirituel téméraire, l’intelligence et le caractère sont indissociables. Les grands caractères deviennent intelligents par la force des choses ; que serait une intelligence sans caractère sinon un leurre ? Comment exercer son intelligence des êtres et des choses sans caractère ?

L’intelligence périclite à défaut d’exercices. Si nous nous aventurons en quelques pages à esquisser un éloge de la témérité spirituelle, le moins que nous puissions faire sera de nous livrer à des exercices de témérité, en formulant quelques-uns de nos désaccords avec l’immense majorité de nos contemporains. Est-ce là une déplaisante prétention à l’intelligence ? Soit ! Donnons déjà à l’adversaire cet argument, dont sans doute il surestimera le poids. La véritable témérité spirituelle est si humble et si peu vaniteuse qu’elle peut sans crainte s’avancer au milieu des huées qui la disent orgueilleuse selon l’immémoriale parabole de la paille et de la poutre. Le téméraire en esprit n’a pas même besoin de se demander ce qu’il ne faut pas dire pour le dire. L’hérésie contre la bien-pensance fleurit naturellement dans son jardin. Certes, il ne faut point être « élitiste », feignons donc de l’être, mais comme par inadvertance. D’ailleurs, comment pourrions-nous être élitistes si nous sommes l’élite ? Un Roi, s’il règne, n’a guère besoin de se dire royaliste. La témérité spirituelle serait ainsi un mouvement de la pensée qui fait l’économie de la redondance, un mouvement qui va droit au but qu’il se fixe, même dans la nuit noire, comme la flèche des archets que manient les moines- guerriers du bouddhisme zen.

C’est assez dire que le téméraire en esprit n’est point entièrement ignorant de l’art de la guerre. Comme aux échecs, il est bon de temps à autre, ainsi que le suggérait Marcel Duchamp, de lancer une attaque audacieuse, et presque incompréhensible à soi-même, pour désarçonner l’adversaire, surtout lorsque celui-ci se trouve en bien meilleure position que nous. Rien ne sert de jouer en défensive lorsque les pièces de l’adversaire ont déjà conquis notre terrain. Il existe ainsi de presque imparables coups de force de l’intelligence. Un Non franc et massif aux ignominies du temps, un refus sans ambages peuvent être le cheval de Troie d’une approbation ultérieure.

Notre époque est celle des cléricaricatures. En toute chose elle pose la marque infâme d’un sacerdotal parodique, d’une religiosité du néant, d’un ritualisme confiné aux aspects les plus dérisoires et les plus mesquins de l’existence. Tout, dans le monde moderne, est devenu « grand-messe » : le caritatif spectaculaire, les expositions auto-mobiles, n’importe quoi. Les psychanalystes pratiquent des confessions stipendiées, les chanteurs de variété s’entourent de flammèches tremblantes dans l’obscurité des salles de spectacle comme les Saints dans les Églises, lorsque les Églises s’ornent de banderoles publicitaires vert salade ou rose bonbon, sans doute pour donner à leurs architectures vénérables, mais anciennes, le ton moderne des supermarchés. Les hommes de ces temps relatifs ne cessent de communier, mais dans le lâche et le ridicule et sont parvenus à cette fin que les théocrates ne se proposaient point : la disparition de tout esprit critique.

La cléricature des Modernes n’a nul besoin de Sommes théologiques, d’arguments ou de contre-arguments, de démonstrations de l’existence de Dieu, puisque l’esprit critique auquel s’adressaient ces œuvres de Foi et de Sapience a disparu. Dévote d’elle-même, contre toute bonne foi et toute raison, la modernité s’adore sans arguments ni retenue avec cette indécence vertueuse et puritaine qui lui est propre. Grenouilles de bénitiers, mais pratiquant exclusivement dans l’ersatz, nos intellectuels modernes « consensuels » eurent ainsi le mérite insigne de nous redonner le goût de nier, d’exalter en nous de munificentes négations. À charge de revanche, nous ne témoignerons jamais assez de gratitude à ces béni-oui-oui de nous avoir redonnés ce sens juvénile du Non qui scelle en lui, comme un secret admirablement gardé, un Grand Midi d’affirmations souveraines !

Cette belle époque libérale, tolérante, individualiste et « démocratique » tolère tout, sauf la vérité, laissant, par voie de conséquence, la vérité qu’ils insultent et bafouent sauve de leurs atteintes, secrète comme la lettre volée d’Edgar Poe, dissimulée par excellence d’être exposée à vue de tous. Les niaiseries les plus abominables, les considérations les plus mesquines et les plus perverses sont tolérées sous la condition qu’elles n’engagent que l’individu qui les formule. Les auteurs seraient ainsi conviés aux grandes fêtes d’une subjectivité enfin libérée des « formes », des Idées platoniciennes et des Principes théologiques. Dégagées des hiérarchies, des styles et des autorités anciennes, l’individu serait appelé à manifester son « originalité » et son « droit à la différence »... Le problème, c’est que de l’originalité, on n’en voit guère. Avec la disparition des formes anciennes, c’est bien l’informe qui règne, ce comble de l’uniformité. Rien n’est plus uniforme que l’informe. Et les cléricaricatures modernes sont là pour en être les garde-chiourmes obtus et féroces.

La technique n’est jamais que l’expression d’un vœu secret, d’un agir, dirait Heidegger, dont l’essence n’a pas été interrogée. Ainsi le clonage physique succède à un clonage mental déjà réalisé. Il est vain comme le font les « comités d’éthique » – fétus de pailles édictant des règles à l’ouragan ! – de vouloir contester à la Technique son évident pouvoir de planification et de contrôle, comme sont vains, et d’une vanité sans borne, ces adeptes du Démos qui prétendent s’opposer aux dictatures qui, sans le règne du Démos dont elles sont issues, seraient restés de sombres et absurdes fantasmagories emprisonnées en des subjectivités heureusement jugulées. L’histoire intellectuelle de ces dernières décennies a été faite et refaite, c’est-à-dire grugée entièrement par ces imbéciles, parfois d’une odieuse componction, souvent dégoulinants de bons sentiments et de « révoltes » tarifées. Jamais la charité ne fut aussi profanée qu’en ces temps qui ont vu l’interdiction théorique de la vérité.

Que disent nos lieux communs de la vérité ? « Chacun a la sienne » car, bien sûr, « tout est relatif ». L’uniformisation ayant fait en sorte que cette non-vérité de chacun soit, par surcroît, dans le grégarisme triomphant, la même que celle du voisin, le seul scandale, le seul interdit, la seule hérésie porte sur la vérité, et, par voie de conséquence, sur la beauté où elle resplendit. L’étalage du laid, du vulgaire et de l’ignoble est devenu si général qu’il ne suscite plus même le dégoût ou l’horreur. Que cette laideur fût le véhicule du mensonge, nul ne s’en avise, l’interdiction de la vérité ayant été concomitante de la disparition de l’esprit critique. Comment, alors, prendre la mesure de notre abandon ?

Les mesures de notre déchéance pourtant ne manquent pas : ce sont tous nos écrivains, arpenteurs de châteaux kafkaïens, auteurs par vertu d’auctoritas, maîtres des rapports et des proportions, stylistes pour tout dire, que, il est vrai, presque plus personne ne lit et dont on s’efforce, par « modernisations » successives, de faire disparaître jusqu’au souvenir dans le brouet culturel des « créatifs » et autres « concepteurs », après diverses manœuvres d’embaumements ou de feintes commémorations . Je recommande cet exercice aux quelques hérésiarques des cléricaricatures, mes amis : saisissez le monde moderne par l’œil de Montaigne ou de Molière, nourrissez-vous de la colère de Léon Bloy ou de Bernanos, ouvrez vos entendements aux vastitudes de Saint-John Perse ou d’André Suarès, aiguisez votre désespoir aux flammes froides et courtoises d’Albert Caraco, armez votre désinvolture « dans les trains de luxe à travers l’Europe illuminée » avec Valery Larbaud, soyez sébastianistes avec Pessoa et Dominique de Roux, et retrouvons-nous enfin à la fontaine claire de la Sagesse du Roi Dormant d’Henry Montaigu ! La fausseté s’en dissipera comme nuées, après la foudre et le vent.

Les Églises, les Dogmes, les Rites et les Symboles vidés de leur substance, devenus écorces mortes, mensonges, dérisoire « moraline » comme l’écrivit Nietzsche, c’est toute la société, ce Gros Animal, qui est devenue cléricale, despotique, inquisitoriale, s’adorant elle-même sous le nom de « Démocratie », insatiable de louanges, d’or, de vénérations et de crimes d’une ampleur dont aucun Empereur fou n’eût osé rêver ! Dans sa fange de hideurs médiatiques et de communication de masse, le Gros Animal se repaît de ses « vérités » digérées depuis longtemps. Tout est relatif, bien sûr, sauf lui, sauf son aptitude infinie à faire ses cellules à sa ressemblance. Qui, après Albert Cohen, saura reprendre la description de la « babouinerie » foncière de l’homme moderne, aussi policé qu’il se veuille, dans ses conseils d’administration, dans ses dîners, non moins que dans les stades, ou les boîtes de nuits, ces cavernes pour pithécanthropes énervés?

Que l’on s’avise de vouloir désabuser une seconde ses contemporains de leur illusion « moderne » : ils vous fusillent. « Les ratés ne vous rateront pas », sachez-le bien ! Comme disait Manet : « Ils vous fusillent et vous font les poches ». Hors de l’adoration unanime du Gros Animal nommé, pour la circonstance, « Démocratie », point de salut ! Le Démos est sacré, toutes ses erreurs deviennent la Vérité, qui, l’on sait, « est relative »... L’absolutisation du relatif, voilà bien la grande trouvaille imparable du Démos et de ses adorateurs. Que dit exactement le « nous » du Démos ? La réponse est chez Rimbaud, dans son poème précisément intitulé Démocratie :

« Aux centres nous alimenterons les plus cyniques prostitutions. Nous massacrerons les révoltes logiques... Aux pays poivrés et détrempés ! – au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires. Au revoir, ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

« Conscrit du bon vouloir », le « démocrate » moderne n’en finit plus de célébrer la liberté qu’il abandonna à la société de contrôle et « au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires ». Tout lui va, et sa philosophie féroce, sa haine de toute Sapience, ira, sans états d’âme, faire les poches d’Arthur Rimbaud en personne pour en repeindre son ciel publicitaire, avec de bonnes intentions. « Roué pour le confort », on ne saurait mieux dire, tant il est vrai que le Moderne passe allègrement sur toutes les abominations, génocides, massacres, bombes atomiques du XXème siècle qui lui paraît, tout de même, bien aimable de lui avoir prodigué le four à micro-ondes et la voiture individuelle ! C’est bien : « la crevaison pour le monde qui va ». Je ne sais plus quel polémiste avait accusé les jeunes gens d’Action française d’être de ceux qui sont prêts à abattre une forêt pour se faire une badine. Le Moderne bien-pensant, lui, est prêt à consentir à l’extermination de peuples entiers, de préférence « archaïques », pour l’incalculable satisfaction que lui procurent ses nourritures congelées, ses gadgets technologiques, son chauffage tempéré, son cercueil de tôle puant, sa télévision et son ordinateur qui le relient en permanence à toutes les immondices du temps. Comment dire? « C’est la vraie marche » !

Je ne vois d’autre destination à cette marche que la disparition de la France. L’exercice permanent de contrition, d’autocritique, de dénigrement de soi-même auquel se livrent les intellectuels français, au point de ne plus tolérer dans le monde des lettres que le traduidu, fût-il directement écrit en français, relève, quand bien même il se targue d’être « de gauche », de cette vieille logique pétainiste selon laquelle les Français devaient expier leurs péchés en supportant la présence chez eux des Allemands. Le relativisme faisait aussi en ces temps-là ses ravages. Pourquoi être Français plutôt qu’Allemand ? L’exercice de contrition se poursuit de nos jours. Pourquoi être Français plutôt qu’Européen ou Américain ? Pour être, tout simplement, si le non-être nous ouvre ses bras pour disparaître délicieusement dans la consommation pure et simple des êtres et des choses ! Ce nihilisme est d’essence collaborationniste. Il invoque l’état de fait, la modernité, le réalisme comme autant d’instance auxquelles il est impossible de ne pas céder, il accable la France de tous les maux, lui dénie toute légitimité, l’écrase sous des fautes supposées ou réelles, se dresse en procureur ou en inquisiteur contre toutes les figures ayant incarné une part de notre tradition, de notre style et de notre liberté pour les ravaler plus bas que terre, les ridiculiser ou les bannir. Il n’est point d’auteur, de Prince, de chef d’État qui échappe à ces révisions dépréciatrices. Tout l’effort de nos intellectuels de ces dernières décennies semble avoir été porté par ce révisionnisme prétendument « démystificateur ». Ni Hugo, ni Baudelaire, ni Flaubert, ni Stendhal, ni Péguy, ni Malraux n’ont échappé à ces éreintages systématiques formulés en traduidu par des semi-illettrés bouffis de vanité. Les temps où l’on trouvait encore les œuvres complètes de La Fontaine, de Victor Hugo et d’Aragon dans les bibliothèques municipales est révolu. Place aux journalistes et aux présentateurs de télévision ! Même les auteurs chéris de la Gauche, cultivatrice avisée de la mauvaise conscience française, pour autant qu’ils étaient redevables à quelques grands ancêtres, sentent désormais le soufre pour les narines pincées des nouvelles cléricaricatures. Ni Breton, avec son style Grand Siècle, ni Gide, cet hédoniste protestant, ni Foucault, ni Deleuze, ces lettrés nietzschéens, ni même Sartre, épigone de Heidegger ou de Husserl, ne trouvent plus grâce dans ce nouvel ordre moral subjugué par l’idée enivrante de la disparition pure et simple de la France.

L’écrivain français, quel qu’il soit, on l’aura compris, est un empêcheur de penser en rond. Aussi bien, les cléricaricatures voudraient-elles en finir une fois pour toute avec ces survivances déplorables. L’abaissement du roman français de consommation courante ayant rompu toutes les amarres avec l’espace littéraire, on en finit presque par regretter Robbe-Grillet, artisan consciencieux de dédales à la syntaxe parfaite. La langue française ne serait-t-elle plus qu’une branche sèche, une substance lyophilisée à l’usage des pharmacopées universitaires ? Notre avenir littéraire n’est-il plus que dans la considération à peine nostalgique d’un alignement de bocaux étiquetés ? Soyons la preuve du contraire ! Les feuillages des Contemplations bruissent dans nos âmes, et la baudelairienne plongée dans l’inconnu ne laisse point d’exalter nos sens en tissages synesthésiques dans l’espace incandescent de notre entendement. Ce que nos auteurs éveillent en nous, ce n’est point l’hybris du glossateur, ou l’outrecuidance de l’historiographe, c’est un prodigieusement complexe sentiment de reconnaissance.

La reconnaissance certes est gratitude, mais cette gratitude se hausse jusqu’à la paramnésie. Ces paysages nous sont mystérieusement familiers et pourtant ils restent à découvrir. Les œuvres nous invitent ainsi à des missions de reconnaissance. Lorsque toutes les vérités sont détruites, nos Patries deviennent intérieures. Elles ne sont plus que de Ciel et de Mer, comme sont de Ciel, les pierres des chapelles romanes, et de Mer, les champs à perte de vue dans l’or du temps que récite Charles Péguy, chantre de Notre Dame. Connaître, c’est reconnaître et renaître à nouveau dans la mort immortalisante du Logos. Ces phrases que nous lisons, ne leur donnons-nous point une nouvelle vie ? Dans ce passage fulgurant du signe écrit à l’image de la pensée, n’est-ce point tout le mystère de la résurrection qui, à chaque fois, se joue ?

Comment ne pas comprendre, alors, que la volonté politique qui consiste à nous exiler de notre langue et de nos œuvres n’est autre qu’une volonté contre le Logos, contre le Verbe, un Dédire fanatique opposé au Dire des merveilles et des inquiétudes ? Comment ne pas comprendre que l’arasement de nos singularités porteuses de Formes signifie non seulement la destruction de la culture « élitiste », mais l’extinction des possibilités les plus inattendues de la vie magnifique ? Comment définir la « culture de masse », en dehors de ses caractéristiques de facilité et d’ignominie sinon par son caractère prévisible ? L’homme devant son poste de télévision ne s’annihile si considérablement que parce que toute sa satisfaction réside dans la prévisibilité absolue de ce qu’il va voir. Ce qu’il voit, il l’a déjà vu, et cette certitude lui permet de voir sans porter aucune attention à ce qu’il voit. Ainsi œuvre le Dédire, en défaisant peu à peu en nous cette faculté éminente de l’intelligence humaine : l’attention.

L’aversion de plus en plus ostensible que suscitent les œuvres littéraire trouve son origine dans l’attention qu’elles exigent. En perdant l’intelligence des œuvres, ce ne sont pas seulement les auteurs, ces hommes de bonne compagnie, qui s’éloignent de nous, c’est l’intelligence même du monde qui nous est ôtée à dessein. Ce qui se substitue au grand art littéraire, poétique et métaphysique n’est point une autre culture, que l’on voudrait orale ou imagée, mais l’omniprésence de l’écran publicitaire. Celui qui n’entend plus le chant du poète, comment entendrait-il le chant du monde ?

À parler ainsi du chant du monde, les modernes auront beau jeu de nous réduire à quelque lyrisme obsolète. Il ne s’agit pas seulement du chant, mais aussi de la vision, de la nuance, de la conversation, de l’attention pure et simple à la complexité rayonnante des choses. Il ne s’agit pas seulement de divaguer dans l’essor des voix, mais aussi de faire silence, d’entendre les qualités du silence, de l’attente. Il s’agit d’être à la pointe de l’attention, à l’entrecroisement fabuleux des synchronicités, à la fine pointe de l’esprit. Or, toutes ces merveilles, qui nous furent données, et qui justifient les prières de louange et de gratitude de toutes les religions, peuvent aussi nous être ôtées, non par la mort dont nous ne savons rien mais par l’inattention, le déclin de l’entendement. Dans ce combat, notre seule arme est le Logos, et la manifestation la plus immédiate et la plus humaine du Logos est notre langue, et notre langue est française.

Sitôt avons-nous énoncé cette évidence que les plus aimables de nos contemporains nous traitent de « souverainistes » et, pour les plus vindicatifs, de « nationalistes », voire de « fascistes » ! Quels temps étranges, vraiment, où la simple évidence, la vérité pure et simple fait de nous, pour d’autres qui prétendent ne croire en rien, des hommes de parti-pris, des réactionnaires et, pourquoi pas ? des « ennemis du Peuple ». Alors que nous n’avons d’autre parti que de nous déprendre, de laisser agir en nous à sa guise le génie d’une langue qui ordonne et dissémine nos pensées, nous voici soupçonnés d’être pris, et même d’être pris sur le fait. Le propre des ennemis du Logos n’est-il pas de ne rien entendre, d’être sourds aux arguments comme aux effusions de la beauté ? Aussi bien nous ne leur parlons pas : nous mettons simplement en garde ceux qui entendent contre ceux qui ne veulent rien entendre. Nous mettons en garde les esprits libres contre ceux qui n’aiment que la servitude, nous leur montrons où sont les armes de résistance et les instruments de connaissance. Aussi avancée – comme on le dit d’une viande avariée – que soit notre société, aussi perfectible que soit la planification, il suffit de quelques esprits pour se rendre victorieux des plus colossales négations de l’Esprit. L’Esprit, c’est là toute notre force, ne se mesure point en terme quantitatif. L’erreur indéfiniment propagée demeure impuissante contre la vérité la plus secrète, pourvu que quelques intelligences la redisent dans le secret du cœur. Selon Joseph de Maistre les adeptes de l’erreur se contredisent même lorsqu’ils mentent. Le plus titanesque amoncellement d’erreurs variées et de mensonges n’a pas plus de poids, dans les balances augurales de l’Esprit que la « montagne vide » des taoïstes. Le vide du mensonge revient à « rien », alors que le vide lumineux du Tao revient au Tout comme à sa source désempierrée. Le Logos est cette source qui désempierre les sources de l’âme, et, dans son frémissement immédiatement sensible, cette source, pour nous, est française. Pour le monde comme il va, pour cette marche, pour cette crevaison moderne, nous serons comme les Tarahumaras d’Antonin Artaud : nous refuserons d’avancer, nous nous rassemblerons autour de notre plus illustre bretteur, notre poète-guerrier, Cyrano de Bergerac, pour un voyage dans les empires de la Lune et du Soleil.

Soyons, comme Cyrano, téméraire. Cet au-delà du courage – que l’on répute parfois inconscient alors qu’il n’est peut-être qu’une conscience extrême consumée dans son propre feu de lumière – fait la force de nos désinvoltures charmantes. Les temps de la témérité spirituelle sont revenus, comme les cerisiers en fleurs. Soyons téméraires d’aimer notre langue et notre Patrie, soyons téméraires d’aimer ce qui nous enchante et nous allège ! Soyons téméraires d’envols et d’intelligences retrouvées avec nos Maîtres d’armes et de mots. Soyons téméraires à devancer nos grandes Idées, qui nous suivent, comme le disait Nietzsche « sur des pattes de colombe ». Soyons témé-raires, car nous savons, de science certaine et aiguë, que nous avons tout à perdre et rien à gagner. Voici bien deux siècles que nous avons laissé gagner nos ennemis et ceux-ci pourrissent dans leur gain ou vont dans le sens de l’histoire, comme des animaux morts au fil de l’eau. Voici bien deux siècles, ou deux millénaires, que notre témérité de perdants éperdus nous tient en la faveur des Anges et des dieux.

Pour le téméraire, le temps ne compte pas, ni le décompte des secondes qui nous rapprochent de la mort, mais le vif de l’instant, dénombrement perpétuel de l’infini. Par « la preuve par neuf des neuf Muses », dont parlait Jean Cocteau, nous sommes assurés de retrouver le nombre exact de nos syllabes et de nos amis : ceux qui nous aiment dans les prosodies du temps qui passe. L’innocence du devenir nous convainc de la pérennité de l’être. Ne déméritons point de notre seule témérité d’être ! Rédimons les dieux bafoués par les temps moroses, les dieux qui dorment en nous, éveillons l’Ange de la fleur du cerisier, dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs, des parfums et des essences ! Éveillons l’Ange de la pierre et l’Ange du regard. Éveillons témérairement l’Archange de la France !

Il nous importe peu d’avoir contre nous l’Opinion majoritaire. Les majorités sont trompées, ou trompeuses. Une foule est toujours inférieure aux personnes qui la composent. Peut-on parler de l’intelligence d’une foule ou de son instinct ? Une foule ne pense pas davantage qu’une amibe. Régler sa pensée sur l’Opinion, c’est renoncer purement et simplement à la pensée. La première témérité spirituelle consiste à penser contre la foule, c’est-à-dire à penser. Ce que l’on nomme la transcendance n’est autre que cet instant où la pensée se dégage de l’Opinion. Cette pensée n’est point naturelle. Ce dont elle témoigne, aux risques et périls de celui qui s’en fait l’ambassadeur, est bien d’ordre surnaturel. Les philosophes de l’Antiquité ou du Moyen-Âge, qui croyaient en la divinité du Logos, portaient en leur croyance cette certitude pieuse et audacieuse d’une appartenance surnaturelle. N’être point soumis au Gros Animal, c’est être un Unique pour un Unique. Aussi bien la France dont nous parlons, dont nous chantons les Sacres et les prestiges, dont nous méditions la disposition providentielle, n’est point la nation, ni le peuple, concepts encore trop naturalistes à notre goût, mais une Idée, une Forme.

Cette Idée ou cette Forme sont l’espace de notre liberté sans cesse reconquise sur l’Opinion, le Gros Animal, le Démos, la Foule, la Quantité. Sans cesse, disons-nous, car sans fin est la bataille qui se déroule entre la perpétuité de la nature et l’éternité de la Surnature, entre l’immanence ourouborique et la transcendance sise dans l’Instant, entre le déroulement sans fin des temps et la présence immédiate de l’éternité. Nous ne célébrons point l’individu réduit à lui-même dans un monde « mondialisé » car cet individu ne serait qu’un atome interchangeable dans l’uniformité générale. Seule une Forme peut se rendre victorieuse de l’uniforme confusion des formes.

Les progrès de l’individualisme uniformisateur furent tels, ces derniers temps, que la nature même des hommes semble en avoir été changée. Détachée de la Sur-nature, la nature elle- même se soumet à l’uniformité industrielle. Les hommes de notre temps, comme les objets naguère artisanaux et devenu industriels, se ressem-blent de plus en plus. Les voix, les intonations, les gestes, les situations des corps dans l’espace, les habillements, les complexions psycho-physiologiques, les dramaturgies intérieures deviennent de plus en plus identiques et méconnaissables. De cet étiole-ment des singularités témoigne aussi bien le spectacle de la rue, la lecture des premiers romans, les papiers des folliculaires que l’art cinématographique et le jeu des acteurs. Les singularités extrêmes de Louis Jouvet, de Michel Simon, de Sacha Guitry laissent la place à des voix, des élocutions, des discours, des présences, et mêmes des visages aux expressions de moins en moins dissemblables. Loin d’avoir libérés ou accrus les caractères propres des individus, l’individualisme moderne paraît avoir cédé à une codification de plus en plus stricte des comportements. Par un paradoxe que nos philosophes feraient bien de méditer, la disparition des types s’avère concomitante de celle des singularités.

On ne saurait trop surestimer les enjeux de la volonté générale. La prétendue « émancipation » du vouloir humain des Formes, des sagesses et des civilités antérieures, nous laisse avec une volonté de conformité sans exemple dans toute l’histoire humaine : les Formes traditionnelles étaient bien davantage les gardiennes de nos singularités par l’établissement dans un réseau d’appartenances, différent pour chacun. Dans les limites qu’elles prescrivaient, elles nous donnaient une chance d’être dissemblables et uniques. Les pédagogies anciennes si normatives, avec leur insistance sur la grammaire, la rhétorique, l’histoire enseignée comme la chronique d’une communauté de destin formaient des individus infiniment divers dans leurs goûts, leurs préférences, leurs styles et leurs allures, alors que les pédagogies modernes, où le professeur n’est plus qu’enseignant, où les cours magistraux sont bannis, où la « spontanéité » est considérée comme une valeur, nous donnent des générations de clones qui remâchent les mêmes idiomes, s’asservissent aux mêmes songes publicitaires et craignent par-dessus tout de paraître original le moins du monde. Il y eut, paraît-il, d’étranges temps heureux où l’inclination pour l’originalité, la distinction, le refus du conformisme, furent des signes de juvénilité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous n’en sommes plus là. Ce monde nouveau est bien vieux. Si nous n’avions gardé souvenir de ces jeunes vieillards que furent Ernst Jünger ou Gustave Thibon, nous serions tenté de croire, au vu et su de ce qui nous entoure, que le propre de la nature humaine est d’être cacochyme du berceau à la tombe !

La témérité spirituelle nous enseignera qu’il n’est jamais trop tard pour devenir jeune, et qu’il n’est point d’uniformité qui ne puisse être vaincue par les ressources d’une singularité puisée aux profondeurs de la Tradition. Encore faut-il des sourciers qui nous indiquent le cours des sources profondes.

Les poètes sont nos sourciers. Il serait bien vain de chercher les preuves étincelantes de la témérité spirituelle chez les idéologues, les politiciens, même lorsqu’ils apparaissent comme des têtes brûlées, des instigateurs de chaos ou des terroristes, lorsque les temps que nous vivons sont déjà intégralement chaotiques et terroristes, lorsque de toute forme d’esprit il ne reste que des écorces de cendre. La tragédie dérisoire des nihilistes tient de cette évidence : l’époque où ils se manifestent est déjà plus nihiliste qu’eux. Leurs bombes, leurs vociférations, leurs « actes gratuits », la dégradation des valeurs, à laquelle ils s’appliquent méthodiquement, sont déjà en retard sur leur temps. En ces confins de l’Âge sombre où nous nous trouvons, le nihilisme actif ne passe plus qu’à travers des portes largement ouvertes. Les « démons » de Dostoïevski n’ont plus même affaire à des simulacres de valeurs, c’est le simulacre même de la négation des valeurs qui s’est érigé en valeur. La non-valeur règne théocratiquement, si bien que le nihilisme, pour âpre qu’il se veuille, fait désormais figure de passéiste. La « récupération » publicitaire des contestations n’est que la part la plus visible de ce phénomène. Lorsque l’espèce humaine en tant que telle, revêtue de la pourpre des suprêmes autorités travaille sans relâche à l’anéantissement de l’esprit humain, les révoltes contre l’esprit sont remises à leur place. Lorsque le nihilisme et l’anarchie sont généralisés, le nihiliste et l’anarchiste sont suprêmement conformistes, lorsque la négation de l’autorité est devenue le pouvoir incontesté, l’autorité seule devient l’expression de la véritable témérité spirituelle.

Les poètes sont nos sourciers, c’est assez dire qu’ils recueillent en eux des prérogatives immémoriales. Il n’y a point de grande différence de nature entre un vrai poète de notre siècle et Virgile ou Homère. Au meilleur de sa forme, le poète contemporain entre dans les pas de ces prédécesseurs. C’est toujours la lébration du beau cosmos miroitant, les exaltations de l’âme, les courants obscurs ou lumineux de la conscience, la fine pointe de l’intelligence qui font l’honneur de la poésie. La musique et l’architecture s’accordent toujours avec « l’âme de la danse » dont parlait Valéry. L’invisible et le visible s’entre-tissent toujours à la faveur de l’éclairement du langage humain lorsqu’il s’interroge sur la source silencieuse dont il provient. Le poète ne change ni de nature, ni de dessein. La bouche d’Ombre et les voix des ancêtres parlèrent à Victor Hugo comme aux temps les plus anciens de l’humanité, Antonin Artaud n’a rien à envier aux brutales ruptures de conscience provoquées autrefois par les chamanes, ni Mallarmé aux Mages égyptiens tels que les imaginèrent les philosophes néoplatoniciens. Saint-John Perse, Paul Claudel ou Ezra Pound établissent le Logos dans l’immémoriale vastitude épique ; l’effulgence des émanations plotiniennes frémit dans les prosodies de Shelley et les proses de Saint-Pol-Roux. Francis Ponge lui-même, qui tente de nous donner une poésie « matérialiste », se relie directement à Lucrèce. Quant aux Surréalistes, ils s’efforcèrent bravement de divaguer à l’exemple des Pythies.

Il n’est pas étonnant que le plus durable effort de la didactique moderne eût été d’en finir avec ce que Pierre Boutang nomme, à propos de Catherine Pozzi, « l’intention chrétienne » dans la poésie. En finir avec l’intention chrétienne, c’était aussi en finir avec l’intention païenne, platonicienne et plus généralement, avec le recours ultime et premier au langage comme processus de renaissance immortalisante. « Que le langage sauve l’existence, écrit Pierre Boutang, la retienne dans l’être, que de la pouvoir retenir soit comme une première preuve qui en appelle d’autres, et réfute le conseil désespéré des harpies et des oiseaux de nuit, Maurras n’en douta jamais ». Nous reviendrons une autre fois à Maurras ; laissons pour le moment chanter en nous l’idée téméraire du refus d’écouter le conseil des harpies. Qu’importe alors que l’intention soit chrétienne ou antérieure au christianisme si, en effet, toutes les merveilles ultérieures portent en elles les sapiences antérieures. L’interdiction, édictée par les sinistres satrapes de la « modernité poétique » de nommer le Christ ou Apollon, de confiner le grand art de la prosodie à de ridicules manipulations, témoigne assez que ni les Dieux, ni le Fils de Dieu n’ont plus leur place dans le Règne de la Quantité. Les poètes naguère encore ordonnés aux Muses, requis par l’impersonnalité active des visions et des Symboles, ou par la seule beauté fugitive en apparence des instants, furent enrôlés dans ces assez fastidieux travaux de démantèlement du langage, de déstructuration, de déconstruction, où la cuistrerie voisine avec l’ignorance pour mieux confirmer l’établissement déjà généralement acquis du néant du langage et de l’existence, et l’étrange décret du salut impossible.

Alors que la poésie fut, et demeure, dans son essence rendue hors d’atteinte, sauf, aux élus – précisément les poètes du Vrai et Beau ! – le chant des possibles, on voulut l’asservir à la seule tâche de se rendre impossible à elle-même, de s’exclure du possible salut, et du monde lui-même. « Il y a, écrit encore Pierre Boutang, une piété naturelle, ni chrétienne ni païenne exclusivement, liée à l’homme et à sa croyance que tout finalement est divin, reflète une transcendance et quelque influence plus qu’humaine. Ce qui n’est pas humain, c’est de ne croire qu’en l’homme, et prétendre que la nature, ce n’est que la nature. » Cette inhumanité foncière de l’homme ne croyant qu’en lui-même, il n’est que de parcourir les annales du XXème siècle qui vient de finir pour se convaincre qu’elle ne fut rien moins qu’abstraite. L’homme qui ne croit qu’en l’homme tient en piètre estime la vie de ses semblables et, sitôt ne distingue-t-il plus dans la nature l’émanation de la Surnature, qu’il s’autorise un pillage sans limite. Si le Moderne est enclin à l’éloge de l’infini, c’est avant tout cet infini du pillage qui lui plaît, avec la certitude, la seule qui lui reste, de ne plus jamais être redevable de rien. Si l’homme n’est que l’homme, si la nature n’est que la nature, toute exaction est permise, et l’on a beau dire que cette permission doit être mesurée, elle n’en demeure pas moins sans limites.

La poésie seule connaît le secret de la Mesure. Le paradoxe du temps est que cette Mesure est devenue hors d’atteinte et que la limite, la limite sacrée, semble perdue de vue. La nécessaire recouvrance de l’humilité tient désormais à la témérité spirituelle. L’infini moderne est l’infini du prisonnier, du maniaque, du disque rayé. On tourne en effet infiniment dans la cour de sa prison. Les ombres sur les murs de la caverne demeurent infiniment des ombres. La servitude se nourrit infiniment du nihilisme qu’elle croit opposer à sa propre conscience malheureuse. À la différence de la philosophie et de la médecine paracelsienne, qui préconisait de faire du mal un remède, et de changer ainsi le plomb en or, le Moderne excelle à faire du remède un mal et à changer l’or en plomb. À ce monde plombé, lourd et opaque, seule la témérité spirituelle du poète oppose une fin de non-recevoir. Cette fin, cette limite, est contenue dans le secret de la Mesure et dans le secret, plus profond encore, qui donne la Mesure. Dans le mouvement et l’immobilité du poème, le poète reçoit le don de la Mesure.

Transcendante, verticale, brisant le cercle de l’infini ourouborique, la Mesure s’établit dans un chant qui éveille toutes les vertus bienheureuses du silence. Par la Mesure, l’Intellect devient musique, les nombres se font incantation, et la prosodie art suprême de l’entendement. De même que les nihilistes étaient les retardataires du nihilisme de l’époque, l’arrière-garde se prenant, par une illusion touchante, pour l’avant-garde, les irrationalistes modernes s’acharnèrent sur une Raison déjà détruite, s’instaurèrent « déconstructeurs » de décombres sans comprendre que la raison qui ne veut être que raisonnable, oublieuse de sa profonde connivence avec le Mystère, n’est que pure déraison. Tel fut sans doute le sens du fruit biblique détaché de l’arbre de la connaissance. Ce n’est point la Connaissance qui nous perd, ni même le fruit de la connaissance, mais bien d’être un fruit détaché, réduit à la consommation ou à la mort.

Le poème, dont la nécessaire témérité spirituelle révèle en nous la sainte humilité est l’Arbre tout entier dont nous parlions, avec ses racines, ses branches, ses fruits, ses bruissements, et même les oiseaux qui viennent s’y poser et nous parlent la langue des Oiseaux. Sachons entendre ce qui nous est dit dans le silence du recueillement, sachons dire ce qui ne se dédit point, dans la fidélité lumineuse de la plus haute branche qui vague dans le vent. Les dieux sont d’air et de soleil, le Christ est Roi et l’Esprit-Saint veille, par sa présence versicolore, sur notre nuit humaine.


Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

 

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11/01/2022

Digression néoplatonicienne:

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Luc-Olivier d'Algange

Digression néoplatonicienne 

 

« Mais que, s’ils reconnaissent dans le sensible

l’imitation de quelque chose qui se trouve dans la pensée,

ils sont comme frappés de stupeur

et sont conduits à se ressouvenir de la réalité véritable –

et certes à partir de cette émotion s’éveillent aussi les amours »



« Ainsi l’âme ne s’encombre pas de beaucoup de choses,

mais elle est légère, elle n’est qu’elle-même »

Plotin

 

Chaque philosophe qui parle d’un autre est livré à deux tentations égotistes. L’une consiste à montrer en quoi l’œuvre de son prédécesseur est dépassée ; l’autre, plus subtile, cède à la prétention d’apporter sur l’œuvre du passé un « éclairage nouveau ». Ces deux tentations témoignent de la farouche « néolâtrie » qui est le propre des Modernes. Seul le « nouveau » trouve grâce à leurs yeux. La déclaration d’intention novatrice se trouve être cependant, dans bien des cas, un peu vaine – d’autant plus que répétée de générations en générations, elle psittacise et cède, au moins autant que l’humilité traditionnelle, et souvent bien plus, à la redite.

Nietzsche lui-même, le plus radical et le plus prophétique des « novateurs » ne cesse d’engager avec ses prédécesseurs des joutes nuptiales dont le perpétuel recommencement montre assez que l’idée d’un « dépassement » des philosophies antérieures demeure à tout le moins problématique.

L’œuvre de Plotin se distingue des œuvres philosophiques modernes en ce que la notion de nouveauté n’y tient aucune place. Plotin ne se soucie point d’être nouveau, mais d’être vrai. Quand bien même il invente, innove, et souvent de façon décisive, sa pensée se veut celle d’un disciple, et ses plus grandes audaces se réclament encore de l’autorité de ses maîtres. Pour Plotin, il ne s’agit point d’imposer sa vérité, sa vue du monde, mais de laisser transparaître, par la fidélité au Logos, une vérité qui n’appartient à personne et dont la « transparition », en sa bouleversante luminosité, demeure hors de toute atteinte. Loin de se limiter à l’exposé didactique, au jeu du concept, voire à la morale ou à la politique, la philosophie pour Plotin est un mode de vie, une expérience métaphysique, autant qu’un savoir méditant sur lui-même.

La spéculation et l’oraison, l’aventure intellectuelle et l’aventure visionnaire, la raison et la prière participent d’une même ascèse. Pierre Hadot, dans son livre, Plotin ou la simplicité du regard, montre bien qu’il faut, dans le cheminement plotinien, donner au mot ascèse un sens sensiblement différent de celui qui prévaut communément de nos jours ce que l’on nomme « l’idéal ascétique », généralement décrié, est perçu comme une austérité abusive, une contrition, voire comme une « autopunition », pour user de la terminologie psychanalytique.

Rien de tel dans l’œuvre ni dans la vie de Plotin où le don de soi à une vérité et à une beauté qui nous dépassent, certes dispose à certaines épreuves, mais sans pathos outrancier, rhétorique ou théâtralité. Ce dont il s’agit, dans l’œuvre de Plotin, c’est d’aller vers Dieu, tant et si bien que ce voyage vers Dieu devient un voyage en Dieu. Or, voyager en Dieu, ce n’est point s’arracher à la nature ou à la terre, mais reconnaître en la nature le signe de la surnature et dans la terre une terre céleste.

La sempiternelle accusation formulée contre les néoplatoniciens de dévaloriser le monde sensible, d’exécrer la chair et de ne vénérer que d’immobiles idées détachées du monde ne résiste pas à la simple lecture des textes. Certes, l’idée, pour Plotin comme pour tous les platoniciens, est supérieure à la matière, en ce qu’elle est plus proche de l’être et de l’Un, mais c’est ne rien comprendre à cette idée que de ne pas voir qu’elle est d’abord, et étymologiquement, la Forme, et c’est ne rien comprendre à la Forme que de la juger abstraite, détachée du monde.

La Forme est précisément ce qui s’offre à notre appréhension sensible. Le monde sensible est peuplé de formes et c’est la matière qui est abstraite, puisque nous ne pouvons l’appréhender, la percevoir que par l’entremise d’une Forme. La philosophie néoplatonicienne est ainsi, de toutes les philosophies qui jalonnent d’histoire humaine, celle qui est la moins encline à l’abstraction, la plus rétive à se fonder sur une expérience médiate, la moins portée à éloigner l’expérience de la présence pure dans une représentation. Le matérialiste, croyant réfuter le platonisme adore la Matière – qui devient pour lui l’autre nom du « tout » – comme une abstraction, car nous avons beau la chercher, cette matière qui serait en dehors de la Forme, elle nous échappe toujours, elle n’est jamais là et toujours se dérobe à l’expérience.

La matière ne se dérobe pas au langage, puisque nous la nommons, ni à l’adoration, le matérialisme moderne étant la forme sécularisée du culte de la Magna Mater, mais bien à l’expérience immédiate qui ne nous offre que des formes, qu’elles soient vivantes ou inanimées, êtres et choses qui n’existent, ne se distinguent, ne se reconnaissent, ne se nomment, ne se goûtent, ne s’éprouvent que par leurs formes. La pensée néoplatonicienne – et c’est en quoi elle peut, elle la négatrice de toute nouveauté, nous sembler nouvelle, est une tentative prodigieuse de nous arracher à l’abstraction, de nous restituer au monde divers, chatoyant des formes, à cette multiplicité qui est la manifestation de l’Un.

La multiplicité des formes témoigne de la souveraineté de l’Un. Si l’Un n’était point l’acte d’être de toutes les formes du monde, la dissemblance ne règnerait point, comme elle règne, bienheureusement, en ce monde. Là encore, l’expérience immédiate confirme la pertinence de la méditation plotinienne. Les formes sont le principe de la dissemblance. Non seulement il n’est aucun cheval qui se puisse confondre avec un chat ou avec un renard, mais il n’est aucun cheval qui ne soit exactement semblable à un autre cheval, fussent-ils de la même race, aucune rose exactement semblable à une autre rose, fussent-elles du même bouquet ou du même buisson.

L’œuvre de Plotin est une invitation à la luminosité. Cette invitation, il nous plaît de savoir que nous ne sommes pas les premiers à y répondre. Depuis l’édition des Ennéades établie par Porphyre, qui fera l’objet au XXème siècle, de contestations plus ou moins justifiées – portant d’ailleurs davantage sur l’ordre des traités que sur leur texte –, l’œuvre de Plotin exerça une influence considérable dont il n’est pas certain que nous mesurions encore l’ampleur. Le plotinisme oriental, théologique et théophanique, en particulier celui de Sohravardî, des ismaéliens et des soufis, échappe encore en partie à nos investigations, un grand nombre de textes ismaéliens demeurant hors d’atteinte, protégés par leurs héritiers, par le « secret de l’arcane » si bien que les chercheurs ne les connaissent que par ouï-dire. Nous sommes informés de l’influence de la pensée de Plotin sur les philosophes, tels que Marsile Ficin ou Pic de la Mirandole, mais nous sous-estimons encore son influence sur les poètes modernes, tels que Shelley, Wilde, Rilke, Stefan George ou Saint-Pol-Roux. Il n’est pas impossible que les songeries héliaques du premier Camus, celui de Noces, aient été influencées par l’auteur des Ennéades auquel Camus, en ses jeunes années, consacra sa thèse de philosophie. Dans le domaine de l’Art, hormis les Symbolistes et les Préraphaélites, largement influencés par le néoplatonisme, nous voyons un Kandinsky retrouver dans la définition qu’il donne du Beau une pure formulation plotinienne : « Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement. »

De tous les philosophes, Plotin est sans doute, avec Nietzsche, mais pour des raisons semble-t-il diamétralement opposées, celui qui s’accorde le plus immédiatement à une sensibilité artistique. L’idée, qui est cette « nécessité intérieure », n’est en effet nullement une abstraction. Le mot de « concret » lui convient parfaitement pour peu que notre audace herméneutique nous porte à imaginer un « suprasensible » concret et à ne point limiter le « concret » aux objets qui s’offrent directement à nos sens. La distinction entre l’idée et l’abstraction est ici essentielle. La pensée de Plotin n’est pas seulement une pensée de la pensée ; elle n’est point « abstraite » des êtres et des choses. Elle hiérarchise, gradue, distingue, mais ne sépare point. Pour Plotin, philosopher, ce n’est point s’abstraire de la multiplicité, mais s’intégrer dans une unité supérieure. Il ne s’agit point de quitter un monde pour un autre, de se séparer des êtres et des choses, mais de s’élever et d’élever ces êtres et ces choses à une unificence divine qui les délivre de la fausseté et de l’inexistence pour les restituer à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur réalité qui est vraie et à leur vérité qui est réelle. L’idée du beau n’est pas en dehors des beautés diverses, sensibles et intelligibles du monde, mais en elles. C’est à ce titre qu’il est légitime de dire, de l’idée plotinienne, qu’elle est une transcendance immanente, un suprasensible concret qui échappe à nos seuls sens comme elle échappe à l’intelligence abstraite.

Schopenhauer, dans Le Monde comme Volonté et Représentation, souligne l’importance de cette distinction nécessaire et fondatrice entre l’Idée et le concept abstrait : « L’Idée, c’est l’unité qui se transforme en pluralité par le moyen de l’espace et du temps, formes de notre aperception intuitive ; le concept au contraire, c’est l’unité extraite de la pluralité au moyen de l’abstraction qui est un procédé de notre entendement ; le concept peut être appelé unitas post rem, l’Idée unitas ante rem. Indiquons enfin une comparaison qui exprime bien la différence entre concept et Idée ; le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu’on y dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n’en peut tirer, par des jugements analytiques, rien de plus que ce qu’on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l’Idée, au contraire révèle à celui qui l’a conçue des représentations toutes nouvelles au point de vue du concept du même nom ; elle est comme un organisme vivant, croissant et prolifique capable en un mot de produire ce que l’on n’y avait pas introduit. »

L’idée est antérieure, en amont, elle est avant la chose, et avant même la « cause », au sens logico-déductif. Elle est, au sens propre, instauratrice. Alors que le concept peut se réduire à sa propre définition, et qu’il n’offre à l’entendement dont il est issu aucun obstacle, aucun voile, aucun mystère, l’idée échappe à la connaissance totale que nous voudrions en avoir ; elle se propose à nous à travers le voile de ses manifestations, de ses émanations et déroute la perception directe que nous voudrions en avoir par la multiplicité de ses apparences. « Le concept, écrit encore Schopenhauer, est abstrait et discursif, complètement indéterminé quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots sans autre intermédiaire suffisent à l’exprimer ; sa propre définition enfin, l’épuise tout entier. L’Idée au contraire […] est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu en tant qu’individu ne peut jamais la connaître ; il faut pour la concevoir se dépouiller de toute volonté, de toute individualité et s’élever à l’état de sujet connaissant pur. »

On ne philosophe jamais seul. Toute philosophie est une conversation. Est-il possible aujourd’hui de philosopher avec Plotin, de susciter, avec les Ennéades, un entretien dont les résonances s’approfondiraient de tout ce que nous éprouvons hic et nunc, de tout ce que cet « hic et nunc » nous donne à penser et à éprouver ? Notre dialogue intérieur, certes, sera différent de celui que Porphyre, Sohravardî ou Marsile Ficin eurent avec Plotin. Considérons alors l’espace-temps – incluant les différences historiques, religieuses et linguistiques – comme un prisme qui divise, en couleurs diverses, l’éclat d’une même clarté. Cette clarté nous ne pouvons l’atteindre d’emblée, nous ne pouvons en avoir la connaissance absolue dans l’immédiat. Notre lecture passe par le prisme de l’espace-temps tel qu’il se présente à nous. Est-ce à dire que cette clarté nous est plus lointaine qu’à Marsile Ficin ou Sohravardî et que, par cet éloignement, nous dussions nous contenter de considérer l’œuvre de Plotin comme un document concernant des temps définitivement révolus ? Ce serait ignorer, déjà, que le révolu est précisément ce qui revient ; ce serait surtout méconnaître ou refuser de voir ce que nous dit l’œuvre de Plotin, ce serait refuser le don de l’œuvre, ce qu’elle nous donne à penser et qui, explicitement, se donne par-delà les contingences de l’espace et du temps.

Lisons donc, tentons de lire à tout le moins, ces traités comme s’ils avaient été écrits ce jour même ! Leur premier abord, ingénu, offre-t-il d’ailleurs de si grandes difficultés ? Les phrases de Plotin nous semblent-elles si obscures que nous dussions les traiter comme des documents anthropologiques et non comme une parole qui nous est adressée, comme un murmure au creux de l’oreille ? Combien d’œuvres de la littérature moderne ou contemporaine nous sont plus opaques, mieux défendues, plus rigoureusement barricadées dans leur idiome, dans leur singularité extrême ? Alors que les critiques sont loin encore d’avoir même une vague idée des références à l’œuvre dans le Finnegan’s Wake de Joyce ou dans les Cantos de Pound, les références de Plotin nous sont d’emblée presque toutes connues avant même que nous abordions l’œuvre pour peu que nous eussions été préalablement un lecteur de Platon. Ce dont il parle ne saurait nous être étranger puisqu’il s’agit du Bien, du Beau et du Vrai et que chacun d’entre nous ne cesse de considérer les actes, les œuvres, les sciences selon un rapport avec le bien, le beau et le vrai. Enfin, la philosophie de Plotin étant un élan de dégagement de la contingence historique et sociale, celle-ci ne l’informe que par le biais et fort peu, si bien que notre relative méconnaissance de la société du temps de Plotin ne nous interdit nullement d’entendre ce qu’il nous dit. Disons : bien relative méconnaissance, car, à celui qui s’y attache, les données sont peut-être offertes en plus grand nombre, en l’occurrence, que sur d’autres régions, dont il est le contemporain et peut-être le voisin ; les différences de classe, de quartier induisent de nos jours des disparités de langage peut-être plus réelles et plus profondes que celles qui séparent un lettré moderne d’un lettré de la période hellénistique.

Ce qu’il y a de plus essentiel dans une œuvre se laisse comprendre à partir de ce qui semble être un paradoxe. En marge de la doxa, c’est-à-dire de la croyance commune, le paradoxe est l’antichambre ou le frontispice de la gnosis, de la connaissance. Il y a du point de vue des croyances et des philosophies modernes de nombreux paradoxes dans l’œuvre de Plotin. La grande erreur des Modernes est d’attribuer à l’Idée plotinienne les caractéristiques propres à leurs concepts. Cette abstraction figée, despotique, séparée du sensible, ce mépris de la diversité heureuse ou tragique du Réel, ce dualisme qui scinde en deux mondes séparés ce qui est perceptible et ce qui est compris, ce qui relève de l’émotion esthétique et ce qui s’ordonne à la raison, n’appartiennent nulle-ment à l’œuvre de Plotin, ni à celle de Platon. À ce titre, il n’est pas illégitime de retourner contre les « anti-platoniciens », leurs propres arguments.

Les « intellectuels » modernes, dont on ne sait s’ils s’arrogent cette appellation par prétention vaine, par antiphrase ou par défaut – leur croyance la plus commune consistant à nier l’existence même de l’Intellect – propagent volontiers l’idée que leur époque est celle de la diversité, du foisonnement, de l’éclatement « festif » et « jubilatoire », voire, lorsqu’ils se piquent de culture classique, d’un « rebroussement vers le dionysiaque » qui nous délivrerait enfin du carcan des époques classiques, médiévales ou antiques, si « normatives » et « dogmatiques ».

À celui qui dispose de la faculté rare de s’abstraire de son temps, à celui qui sait voir de haut et de loin les configurations historiques, religieuses ou morales et ne serait point dépourvu, par surcroît, de la faculté, propre aux oiseaux de proie, de fondre sur les paysages des temps contemporains ou révolus jusqu’à en éprouver la présence réelle, une réalité tout autre apparaît. Cette modernité, qu’on lui vante chatoyante, lui apparaîtra tristement uniforme et grisâtre, et ces temps anciens réputés sévères surgiront devant son regard comme des blasons ou des vitraux, ou mieux encore, comme des forêts blasonnées de soleils et de nuits dont les figures suscitent et soulignent les oppositions chromatiques. Les philosophies modernes, se révéleront à lui d’autant moins diverses que chacune d’elles, comme dressée sur ses ergots, n’aura cessé de prétendre à « l’originalité », à la « rupture », à la « nouveauté ».

En philosophie, non moins que dans nos mœurs, l’individualisme systématique devient un individualisme de masse et la prétention à la singularité ne tarde pas à donner l’impression d’une grande uniformité. Ce qui distingue Lucrèce de Pythagore, Héraclite de Parménide ou encore Saint Augustin de Maître Eckhart brille d’un éclat beaucoup plus certain, d’une force de différenciation beaucoup plus puissante que tous les discords et disparates que l’on souligne habituellement chez les Modernes. Dans l’outrecuidance des singularités et des jargons, les dialogues n’ont plus lieu, chacun s’en tient à son idiome et les disciples, lorsqu’il s’en présente, ne sont que les gardiens des mots, les vigiles du vocabulaire, les idolâtres de la lettre morte.

Il semblerait que les philosophes modernes soient d’autant plus soucieux de se distinguer par leur vocabulaire qu’ils se sont plus uniformément dévoués au même dessein, à savoir « renverser » ou « déconstruire » ce qu’ils nomment « le platonisme ». Chacun y va de sa méthode, de ses sophismes, de sa prétention, de ses ressentiments ou de ses approximations pour tenter d’en finir avec ce qu’il croit être la pensée ou le « système » platoniciens. Derrida traque les survivances platoniciennes dans la distinction du signifié et du signifiant. Deleuze, plus subtil et plus aventureux, propose le « rhizome » susceptible de déjouer la prétendue opposition de l’Un et du Multiple. Sartre croit vaincre la métaphysique, considérée comme une ennemie, en affirmant la précellence de l’existence sur l’être. Ces belles intelligences suscitèrent d’innombrables épigones, tous plus acharnés les uns que les autres à affirmer la « matérialité » du texte au détriment du Sens et la primauté du « corps » sur l’Esprit.

Cet unisson à la fois anti-platonicien et antimétaphysique ne donne cependant de la pensée contre laquelle il se fonde et par laquelle il existe qu’une image caricaturale. Le lecteur attentif, dégagé des ambitions novatrices, cherchera en vain dans les dialogues de Platon le « système » dénoncé. Les textes contredisent ce qui prétend les contredire. On discerne mal dans le magni-fique entretissage d’arguments et de contre-arguments des Dialogues, cette pensée qu’il serait si aisé de « renverser » ou ce « système » qu’il faudrait « déconstruire ». Ce qui, en l’occurrence, se trouve renversé ou déconstruit n’est qu’un résumé scolaire, un schéma arbitraire, une hypothèse mal étayée.

Nos philosophes qui se croient novateurs alors qu’ils ne sont que modernes, c’est-à-dire plagiaires ingrats, ne renversent et ne déconstruisent que ce qu’ils ont eux-mêmes édifié et construit pour les besoins de leur démonstration. Leur volonté est certaine : en finir avec l’Idée, le Logos, le Sens, la Vox cordis, mais les instruments de leurs démonstrations sont défaillants et leurs arguments sont fallacieux. L’exposé des idées qu’ils combattent est trompeur, tant il se trouve subordonné à leur argumentaire et, pour ainsi dire, fabriqué de toutes pièces pour les besoins de la cause. Platon ne dit pas, ou ne dit pas seulement ce qu’ils envisagent, non sans vanité, de contredire, et la logique même de leur contradiction, soumise à l’arbitraire de celui qui fait à la fois les questions et les réponses, masque difficilement l’envie de celui qui dénigre une audace intellectuelle qu’il pressent demeurer hors de sa portée. Il lui faudra donc, avant même d’engager les hostilités, réduire l’adversaire à sa mesure, le portraiturer à son image.

Anti-platonicienne, la doxa moderne est aussi, de la sorte, caricaturalement platonicienne. Elle suppose que tous les ouvrages de Platon se résument à l’opposition de l’Idée et du monde sensible, à une sorte de dualisme, aisément réfutable, entre deux mondes, alors même que Platon unit ce qu’il distingue par une gradation infinie. Ce système dualiste qui oppose le corps et l’esprit, l’intelligible et le sensible, l’Un et le Multiple, et auquel les Modernes prétendent s’opposer, c’est le leur. Lorsque Platon et les platoniciens unissent ce qu’ils distinguent, comme le sceau invisible et l’empreinte visible, nos Modernes s’en tiennent à l’opposition, au dualisme, en marquant seulement – ce qu’ils imaginent être une faramineuse nouveauté ! – leur préférence pour le corps, pour le sensible, pour le multiple, autrement dit pour l’empreinte, en toute ignorance de la cause et du sceau. Dualistes, ces chantres de la primauté du corps le sont éperdument puisqu’ils l’opposent à l’Esprit et leur éloge du Multiple n’est jamais que l’envers outrecuidant de la célébration de l’Un. Ce qui manque à ces gens-là, ce n’est point la dialectique – encore que ! – c’est bien le sens platonicien de la gradation infinie.

Je m’étonne que personne jusqu’à présent n’ait esquissé une physiologie de l’anti-platonicien ou ne se soit aventuré à interroger précisément, et selon l’art généalogique, les origines de cette hostilité à l’Esprit et au Logos. Que cache ce repli sur le corps et la matière conçus comme le « négatif » de l’Esprit nié ? Quelle est la nature du ressentiment dans l’affirmation du corps et de la matière comme « réalités premières » dont toutes les autres, métaphysiques ou « idéales », ne seraient que les épiphénomènes ? À quelles rancœurs obscures obéissent ces sempiternelles redites ? Quelle image du monde proposent-elles ? Si les mots gardent un sens où rayonnent encore leurs vérités étymologiques, force est de reconnaître que ces philosophes d’obédience anti-platonicienne font ici figure de réactionnaires. Niant l’Idée, qui leur apparaît coupable d’intemporalité et d’immatérialité, ils en viennent tout naturellement à opposer la matière et le temps à l’Esprit et à l’Éternité dont elles sont, selon Platon, la forme et l’image mobile. Or, dans la langue grecque, dont Platon use avec un bonheur propre à susciter la rage des consciences malheureuses, la forme et l’Idée se rejoignent en un seul mot : idéa.

Cette idée qui est la Forme et cette forme qui est l’Idée apparaissent, pour des raisons qu’il s’agit d’éclaircir, comme insoutenables à la pensée exclusivement réactive des Modernes, qui préfèrent rendre la pensée impossible ou la déclarer telle, plutôt que de reconnaître le monde comme ordonné par le Logos ou par le Verbe. Ce refus de reconnaissance, cette ingratitude foncière, cette vindicte incessante, cette accusation insistante, le Moderne voudra l’en-noblir sous les appellations de « contestation » ou de « subversion », lesquelles, nous dit-on, sont au principe du « progrès » et des conquêtes de la « démocratie » et de la « raison ». Ces pieux mensonges satisfont à la raison de celui qui n’en use guère, mais laisse dubitatif l’intelligence distante, dont nous parlions plus haut, par laquelle ce corps, cette multiplicité idolâtrée demandent encore à être interprétés dans le jeu inépuisable de leurs manifestations. Nos matérialistes de choc qui, en bons consommateurs, ne se refusent rien, ne se sont pas privés d’enrôler Nietzsche dans leurs douteuses campagnes. Nietzsche, qui, soit dit en passant, ne croyait nullement en l’existence de la matière, se trouve ainsi réduit au rôle de magasin d’accessoires pour les « philosophes » éperdus à trouver quelques justifications présentables à leur ruée vers le bas. Seulement, l’accessoire le plus usité, à savoir la critique que Nietzsche fait des arrière-mondes et du ressentiment, se retourne contre eux, car, à vanter le corps au détriment de l’Esprit, la lettre et le « fonctionnement du texte » au détriment du Logos et de son magnifique cœur de silence, nos Modernes illustrent à la perfection la parabole de la paille et de la poutre. Ce corps, cette matière auxquels ils veulent restituer la primauté ne sont pour eux que des réalités abstraites, qui n’existent que par l’abstraction ou l’ablation, pour ainsi dire chirurgicale, de l’Esprit.

Le Moderne veut que le corps soit, en lui-même, que la matière soit, en elle- même, en même temps qu’il dénie à l’âme, à l’Esprit – gardons l’insolence et l’ingénuité de la majuscule – et même au cœur, toute possibilité de prétendre à cette réalité « en soi ». Ce platonisme inverti prétend nous emprisonner à jamais dans la représentation subalterne, seconde, de la pensée qu’il parodie en l’inversant. Alors que les œuvres de Platon, de Plotin, de Proclus – comme celle de tous les philosophes dignes de ce nom, qui aiment la sagesse, c’est-à-dire le mouvement de leur pensée vers la vérité dont elle naît – nous enseignent à nous délivrer d’elles-mêmes, à devenir ce que nous sommes, nos anti-platoniciens de service – qui sont, la plupart du temps, des fonctionnaires d’un État qu’ils dénigrent – n’existent qu’en réaction à ce qui pourrait se détacher de leurs systèmes, échapper à leur pouvoir, et vaguer à sa guise, qui est celle de l’Esprit, qui souffle où il veut.

Le corps qu’ils idolâtrent, et dont ils font une abstraction d’autant plus revendiquée qu’elle est, par définition, moins éprouvée, loin d’être le principe d’une relation au monde, et donc, d’une pérégrination du Logos, n’est, au mieux, que le site d’une expérimentation refermée sur ses propres conditions. Philosophes, ou mieux vaudrait dire idéologues du Non, du refus de la relation, le corps et la matière, qu’ils installent en médiocres métaphysiciens croyant ne l’être plus à la place de Dieu, ne valent que par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Une philosophie de l’assentiment, une philosophie du Oui resplendissant de toute chose, et de toute cause, cette philosophie, que l’on trouve au cœur même de la pensée Héraclite, de Maître Eckhart et de Nietzsche, leur est la plus étrangère, la plus inaccessible. Le corps qu’ils vantent abstraitement et dont ils n’éprouvent point la nature spirituelle n’est pour eux qu’une arme contre l’Esprit. L’« idéal » de ces anti-idéalistes est de peupler le monde de corps sans esprit, c’est-à-dire de corps pesants, fermés sur eux-mêmes, réduits à leurs plus petits dénominateurs communs, en un mot des « corps-machines ». La science, qui suit l’idéologie bien plus qu’elle ne la précède, s’applique aujourd’hui à déconstruire et à parfaire ces mécanismes, non sans cultiver quelque nostalgie d’immortalité, mais d’une immortalité réduite aux dérisoires procédures californiennes de la survie prolongée, voire de l’acharnement thérapeutique.

La distinction platonicienne du sensible et de l’intelligible ouvre à celui qui la médite des perspectives à perte de vue, la « vérité » n’est point acquise, mais à conquérir dans l’espace même de l’aporie, de la perplexité, de la suspension de jugement. La hâte à juger, à réduire la pensée à une opinion, l’empressement à déclarer caduques, mensongères, hors d’usage, des pensées et des œuvres dont le propre est de nous inquiéter, de nous dérouter – et, par un paradoxe admirable, de nous contraindre à une liberté plus grande – sont, en ces temps qui adorent le temps linéaire et la fuite en avant, les pires conseillères. Elles abondent dans nos facilités, nos prétentions indues, nos paresses. Elles nous invitent à voir court. Elles nous prescrivent le mépris du Lointain, elles nous enclosent dans un corps abstrait, c’est-à-dire dans un corps mécanique, sans humeurs ni mystères. Le propre de ce corps abstrait est d’être transparent à lui-même et opaque au monde. Il se perçoit lui-même comme corps, un corps qui serait un « moi », en oubliant qu’il n’est d’abord, et sans doute rien d’autre, qu’un instrument de perception.

L’œil, l’oreille, la bouche, la peau, les bras qui nous donnent à saisir et à embrasser et les jambes qui nous permettent de cheminer dans le monde, sans oublier les mains, créatrices, devineresses, travailleuses et caressantes, et les sexes, en pointes ou en creux, sont d’abord des instruments de perception. Notre corps n’existe qu’en fonction de ce qu’il perçoit et de ce qu’il dit, par les regards, les gestes et les paroles. Or, ce qu’il perçoit est de l’ordre du langage qui est, lui, radicalement immatériel, car il ne se situe ni dans le corps, en tant que réalité matérielle, ni dans le monde, mais entre eux. Le corps n’existe pas davantage « en soi » que l’instrument de musique n’existe en dehors de la musique qui le suscite et à laquelle il obéit. Un instrument de musique dont on se servirait comme d’une massue cesse, par cela même, d’être un instrument de musique, un corps qui n’est qu’un corps « en soi », et dont les œuvres de l’Esprit ne seraient que les épiphénomènes, serait également méconnu.

La méconnaissance du corps se laisse constater par la singulière restriction de nos perceptions ordinaires. Le Moderne qui idolâtre le corps « en soi » réduit à l’extrême l’empire de ce qu’il perçoit. La réduction des perceptions s’accélère encore par l’oubli, caractéristique de notre temps, d’une science empirique du percevoir qui fut, naguère encore, la profonde raison d’être de l’Art sous toutes ses formes. Le corps ne dit point « je suis un corps », formule abstraite, s’il en est, le corps dit « je suis ce que je perçois ». Je est un autre. Sitôt nous sommes-nous délivrés du ressentiment qui prétend venger le corps des prétendues autorités abusives de l’Esprit, sitôt se déploient en nous les gradations qui n’ont jamais cessé d’être, mais dont nous étions exclus par un retrait arbitraire, voici qu’un assentiment magnifique nous saisit, au cœur même de nos perceptions, à cette étrangeté si familière du monde.

Cette énigme de l’écorce rugueuse sous nos doigts, ce mystère de la voûte parcourue du discours magnifique des météores, ce bruissement des feuilles, cette pesanteur douce, sans cesse vaincue et retrouvée de nos pas sur la terre ou l’asphalte ne cessent de nous faire savoir que nous sommes faits pour le monde que nous traversons et qui nous traverse. Qu’en est-il alors du « moi » ? Sinon à l’intersection de ces deux traverses, il faut bien reconnaître qu’il ne se trouve nulle part. Notre œil n’existe que par la lumière étrangère et surprenante qui le frappe et dont notre intelligence se fera l’éminente métaphore. Le discours entre le monde et nous-mêmes ne résiste pas davantage à l’interprétation qu’à la contemplation. Seuls peuvent le perpétuer et lui donner une apparence de vérité notre ressentiment contre l’Esprit et notre aveuglement aux signes, intersignes et synchronicités, qui, sans cesse, en vagues de plus en plus pressantes, s’offrent à nous avec munificence. Le déni de l’Esprit et de l’âme et l’affirmation pathétique du corps en tant que réalité ultime et première ne reposent que sur notre crainte, sur notre attachement craintif, effarouché, à ce que nous croyons être notre « identité » et qui n’est, et ne peut être, qu’un moment de notre traversée. L’interprétation infinie à laquelle nous invite l’Esprit nous effraie. Nous nous raccrochons désespérément, quitte à nous refermer sur nous-mêmes comme un cercueil, à ce corps qui, pour être éphémère, nous semble certain, et nous préférons cette certitude éphémère à l’éternité incertaine de l’Esprit.

Alors qu’aux temps de Nietzsche, si proches et si lointains, le ressentiment se figurait sous les espèces d’un idéalisme scolaire, taillant la part du lion à la redite, notre époque timorée et pathétique s’est constitué un matérialisme vulgaire aux ordres de ce même ressentiment qui semble être passé d’une idéologie à l’autre, à l’instar de la police politique tsariste recyclée avec les mêmes hommes et les mêmes méthodes au service de la police stalinienne.

L’homme derrière ses écrans, ne jetant plus un regard aux nues que pour planifier son week-end, l’homme calculateur, tout appliqué à « gérer » les conditions de son esclavage et ourdissant, aux avant-gardes, de sinistres projets eugénistes d’amélioration de l’espèce – venus se substituer aux anciens idéaux, stoïciens, ou théologiques, du perfectionnement de soi –, l’homme pathétique et dérisoire des « temps modernes » se trouve désormais si peu aventureux, si narcissiquement contenté, si piteusement restreint à sa fonction édictée par le « Gros Animal » social, dont parlaient Platon et Simone Weil, que l’idée même d’un mouvement, d’une âme, d’une métamorphose obéissant à une loi impalpable et incalculable lui paraît une offense atroce à ses certitudes chèrement acquises.

Le cercle vicieux est parfait. Le Moderne tient d’autant plus à sa servitude ; sa servitude est d’autant plus volontaire, et même volontariste, que la liberté sacrifiée est plus grande. L’esprit de vengeance contre les œuvres qui témoignent de « la liberté grande » n’en sera que plus radical, jusqu’au ridicule. Il suffit, pour s’en persuader, de lire les ouvrages de biographie et de critique littéraire qui parurent ces dernières décennies alors que se mettaient en place les procédures draconiennes de réduction de l’homme au « corps-machine », sinistre héritage du prétendu « Siècle des Lumières ». Entre les biographies qui s’appliquent consciencieusement à ramener des destinées hors pair à quelques dénominations connues d’ordre sociologique ou psychologique – « expliquant » ainsi l’exception par la règle, et le supérieur par l’inférieur – et les critiques formalistes se fermant délibérément à toute sollicitation et à toute relation avec les œuvres pour n’en étudier que le « fonctionnement » à la manière d’un horloger si obnubilé à démonter et à remonter ses montres qu’il en oublie qu’elles ont aussi pour fonction de donner l’heure, la littérature secondaire, critique et universitaire, apparaît rétrospectivement pour ce qu’elle est : une propagande dépréciatrice dont les ruses plus ou moins grossières ne sont plus en mesure de tromper personne, sinon quant à leur destination : la ruine du Logos.

Au corps qui ne serait « que le corps », au texte qui ne serait « que le texte », à la vie qui ne serait « que la vie », il importe désormais d’opposer, en cette « grande guerre sainte » dont parlait René Daumal, le corps comme intercession de l’Esprit – c’est-à-dire passage des perceptions, des intersignes et des heures –, le texte comme témoin du Logos, empreinte visible d’un sceau invisible et la vie comme promesse, comme preuve de l’existence de l’âme. Cette guerre n’a rien d’abstrait, elle est bien sainte, selon la définition que sut en donner René Daumal dans un poème admirable, car loin de définir un ennemi extérieur, par la race, la classe, la religion, ou d’autres catégories, plus vagues encore, cette guerre intérieure, sainte, cet appel à l’inquiétude de l’être ne connaît d’autre ennemi que le dédire. Chaque homme est à la fois le servant et le pire ennemi du Logos, du Verbe. Celui qui peut dire peut dédire, de même que celui qui chante peut déchanter. Le monde moderne, s’il fallait en définir la nature dans une formule, pourrait être défini comme l’Adversaire résolu du Verbe, ou du Logos – nous tenons en effet, à tout le moins dans leur résistance au dédire moderne, le Verbe créateur de la Bible et le Logos invaincu de la philosophie platonicienne pour équivalents, sinon similaires.

Le monde moderne ne semble être là, avec ses théories, ses politiques, ses blagues et ses méthodes de lavage des cerveaux, de mieux en mieux éprouvées, que pour mieux récuser la possibilité même du Verbe. La réalité du monde moderne ne semble tenir qu’au ressentiment de la créature contre ce qu’il suppose être son créateur et dont sa vanité lui prescrit de s’affranchir. D’où, en effet, l’irréalité croissante de ce monde, sa nature de plus en plus virtuelle et évanescente, mais aussi cauchemardesque. Ce monde où rien ne peut se dire est aussi un monde où rien ne peut être éprouvé. La réduction de notre vocabulaire, de nos tournures grammaticales est corrélative de la restriction de nos sensations et de nos sentiments. Le déni de la Surnature nous ôte le sentiment de la nature et le refus de la métaphysique nous exile du monde physique. La guerre contre le Logos, guerre d’images, de signifiants réduits à eux-mêmes est à la fois une guerre contre toute forme d’autorité et contre toute forme de relation. L’antipathie instinctive que suscite chez les Modernes le déploiement heureux de la parole humaine est un signe parmi d’autres de leur soumission au nihilisme, également hostile à la raison et au chant. Loin de s’exclure, d’être ces adversaires perpétuels livrés à un combat qui ne connaîtrait que de rares et surprenantes accalmies, la raison et le chant, pour celui qui pense à la source du Logos, sont bien de la même eau castalienne, ou du même feu.

Sans céder à l’outrecuidance historiciste qui consisterait à lui trouver une date précise, il est permis de situer le premier signe d’une déchéance qui se poursuivra jusqu’au triomphe du nihilisme moderne à ce moment fatidique la raison, se disjoignant du chant, l’un et l’autre furent livrés aux incertitudes respectives de leurs spécialisations. Cette scission fatale, ourdie par « Celui Qui Divise », incontestablement la première étape du déclin de notre culture – les forces de la raison s’opposant désormais aux puissances de la poésie, s’épuisant dans leurs contradictions aveugles, au lieu d’étinceler en joutes amoureuses – fut à l’origine de ce double mensonge qu’est le dualisme théorique où la rationalité folle se retourne contre la raison et où la poésie, anarchique et confuse, devient l’ennemie du chant.

Réduite à la logique marchande et technologique, la raison, oublieuse de ses questions essentielles, de ce nécessaire retour sur elle-même qui s’interroge sur « la raison de la raison », laissa la poésie au service de la publicité et de l’expression lassante, voire quelque peu répugnante, des subjectivités abandonnées à elles-mêmes et n’ayant plus d’autres motifs qu’elles-mêmes. Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Mais il faut croire que nous n’en sommes plus là. La doxa populaire reproduit désormais exactement les sophismes diserts de ceux qui furent, naguère, des nihilistes de pointe. Le « tout est relatif » du café du commerce par lequel on entend sans doute nous faire entrer dans la tête, et si possible une fois pour toute, qu’il n’existe aucune clef de voûte au jeu des relations et que toute « vérité » vaut n’importe quelle autre – « chacun a la sienne », ce qui ne fâche personne... – entre en parfaite résonance avec les sophismes des intellectuels qui se croient énigmatiquement mandatés pour « déconstruire » et « démystifier », le premier terme leur convenant à ceci près qu’ils déconstruisent surtout pour rebâtir – avec les pierres dérobées aux édifices vénérables – des cachots modernes, le second relevant de la pure vantardise, ou de l’antiphrase, car ils furent, lâchant leurs proses jargonnesques comme les sèches leur encre, ces éminent mystificateurs dont le monde moderne avait besoin pour dissimuler la froide monstruosité de ses machinations.

Rationalistes contre la raison, de même que les publicitaires sont « créatifs » contre la création, qu’ils entendent nous vendre universellement après étiquetage, les Modernes, qui se donnent encore la peine, non sans ringardise, de justifier leurs dévotions ineptes par des arguments, n’ont plus désormais pour tâche, dans leur guerre contre le Logos, que de nous rendre impossible l’accès aux œuvres, soit par le dénigrement terroriste, soit par l’accumulation glossatrice. Les plus « humanistes », ceux qui osent encore se revendiquer de cette appellation délicieusement désuète, ne considèrent plus les œuvres qu’en tant que témoins de « valeurs », cédant ainsi, quoi qu’ils en veuillent, à une forme particulièrement mesquine de la morale : la « moraline » dont parlait Nietzsche et qu’illustra – si l’on ose dire, car il y eut là bien peu de lumière – le sinistre épisode pétainiste qui ne vanta les « valeurs » du travail, de la famille et de la patrie qu’au détriment du Principe qui seul peut, en certaines circonstances rares et heureuses, délivrer ces « valeurs » de leur nature domestique et de leurs caractéristiques souvent ignominieuses.

Ainsi nous trouvons-nous en un pays et une époque les œuvres, ces songes de grandeur et d’espérance, lorsqu’elles ne sont point mises en pièces par les cuistres « déconstructeurs » sont jaugées à l’aune d’une morale inerte, dépourvue de toute ressouvenance divine. Une morale sans transcendance, une morale qui n’oppose plus à l’infantilisme et à la bestialité de la nature humaine le refus surnaturel ne saurait être qu’un ersatz, une caricature. Tels sont nos modernes moralisateurs, à quelque bord qu’ils appartiennent : les uns, idolâtres du Démos et du Progrès, trouvent l’incarnation du Mal en tout esprit libre qui s’autorise à douter du bien-fondé systématique de l’opinion majoritaire et considère avec scepticisme l’ordalie électorale, tandis que les autres fourvoient et profanent leur intransigeance en d’infimes combats pour « l’ordre moral » au-dessous de la ceinture. Aux uns comme aux autres, le Logos est inutile et même hostile. Ces moralisateurs sans morale, plus soucieux de leur conformité à la bien-pensance, à l’approbation de la secte dont ils sont les débiteurs, que de la vérité qu’ils défendent avec une sorte de mollesse hargneuse sont aux antipodes de Nietzsche et de Bernanos qui nous enseignent à penser contre nous-mêmes et les nôtres.

Tout engagement digne des belles exigences du fanatisme éclairé se devra poser, en préalable à ses mouvements, ce propos de Bernanos : « Je crois toujours qu’on ne saurait réellement servir, au sens traditionnel de ce mot magnifique, qu’en gardant vis-à-vis de ce que l’on sert une indépendance de jugement absolue. C’est la règle des fidélités sans conformisme, c’est-à-dire des fidélités vivantes. » Le Verbe est le principe de cette fidélité nécessaire, car au-delà des formes qu’il engendre, il porte ceux qui le servent au cœur du silence embrasé dont toute parole vraie témoignera. Que les querelles intellectuelles ne soient plus aujourd’hui que des querelles de vocabulaire et les « intellectuels » – par antiphrase – des babouins se jetant au visage l’écorce vide des mots idolâtrés nous laisserait au désespoir si nous ne savions de source sûre, de la source même de Mnémosyne, qu’il n’en fut pas toujours ainsi.

Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, il y a de fortes chances qu’il n’en sera pas toujours ainsi : patientia pauperum non péribit in aeternum. Et s’il n’en fut pas toujours ainsi, peut-être est-ce précisément parce qu’il n’en sera pas toujours ainsi.

« Le temps n’existant pas pour Dieu, écrit Léon Bloy, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles. » Les ennemis du Verbe ne s’évertuent si bien à nous ramener au temps linéaire que pour donner à leur refus d’interprétation l’apparence d’une vérité absolue et préalable. Une raison médiocrement exercée peut s’y laisser prendre, mais non le chant dont l’ingénuité porte en elle la vox cordis et la très humble prière.

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.

 

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Note sur le Saint-Esprit et la liberté humaine:

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur le Saint-Esprit et la liberté humaine

 

La légère, subtile et mystérieuse Providence

L'une des singularités les plus déplaisantes de l'homme moderne est d'appliquer aux œuvres du passé, et de sa propre tradition, le même genre de condescendance et de mépris dont fit preuve le pire colonialisme à l'égard des autochtones. L'irrévérence à l'endroit des œuvres et des styles, des manières d'être et de voir n'est pas seulement un manque de tact, un signe certain de vulgarité, mais aussi et surtout un extraordinaire moyen de nivellement par le bas et de destruction dont les conséquences sont l'extinction de toute flamme intérieure et l'abandon de toute quête de beauté et de vérité.

Ainsi l'agnostique moderne, imbu de quelques vagues notions « scientifiques » auxquelles, au demeurant, il ne comprend rien, traitera de Dieu, du Saint-Esprit, et de toute notion théologique ou métaphysique, avec la même ignorance arrogante dont l'ethnologue rationaliste fit usage pour traiter des cultures « primitives » ou « prélogiques ». Etranger à sa propre tradition, comme à toute autre, le moderne n'abandonne son outrecuidance critique que pour se prosterner devant le sacro-saint « progrès » dont, croit-il, le déterminisme inepte l'a « délivré » de la divine Providence.

Ce que le moderne nomme « libération » n'est cependant que la chute sous un joug plus terrible. Comment croire que celui qui choisit l'obtus et impitoyable déterminisme contre la subtile, légère et mystérieuse Providence n'est point, par définition, un ennemi de toute forme de liberté ? Sans doute la liberté n'est-elle désormais inscrite sur les frontons que pour compenser son absence dans la cité et dans les cœurs. N'est-il pas étrange que nous ne nous réputions si ostentatoirement libres que depuis le moment fatal où, dans la levée des conscriptions générales et des guerres totales, l'Etat acquit sur chacun un droit, dont il use largement, de vie et de mort ? Et lorsque ce n'est pas l'Etat, l'Economie et la Technique pourvoient à cette mortuaire soumission. Dans son magistral essai Du pouvoir, Bertrand de Jouvenel sut montrer que l'histoire politique moderne est d'abord l'histoire d'un accroissement du pouvoir. Plus nous attendons de l'Etat et plus promptement nous sommes conduits à abdiquer en sa faveur nos libertés et nos privilèges, - fût-ce à des instances qui semblent échapper à l'Etat, mais qui n'en sont, en réalité, qu'une forme mutante et pour ainsi dire globalisée.

Qu'est-ce qu'un homme libre ? Sans doute sera-t-il impossible de disserter plus longtemps sur la notion de liberté en méconnaissant le changement d'acception du mot depuis l'époque « démocratique » (que nous définissons ici, non comme Etat de droit, ou régime parlementaire, écorces fragiles, apparences à la merci du nombre, mais comme « Règne de la Quantité », au sens guénonien). L'homme « démocratique » serait ainsi celui qui se juge libre aussitôt qu'il n'est plus astreint à d’autres contraintes que celles qui l'obligent aux activités nécessaires à sa survie. Or, loin de pouvoir choisir ces activités, il se trouve qu'elles lui sont imposées, et de la façon la plus arbitraire, la plus abstraite, voire la plus incompréhensible. Entre la cause de ce qui est exigé de lui, et l'effet de ce qui lui est accordé, toutes sortes d'intercessions abstraites interviennent qui lui rendent insensible la raison d'être et la logique de ses actions. Rien n'est plus attristant que ces efforts qui ne tiennent plus, ni en causes ni en conséquences, au réel et dont celui qui les accomplit, en une suite d'activités insignifiantes ou absurdes, est littéralement dépossédé, sinon par l'argent qu'on lui donne en échange. Mais là encore l'échange est de dupe, puisque l'argent, qui déjà change toute qualité en quantité, par surcroît ne lui appartient pas vraiment, laissé à la discrétion de l'Etat qui s'en empare et aux banques qui le multiplient à leur usage et le perdent à son détriment.

Cette piètre conception de la liberté n'eût pas manqué de persuader les esclaves du temps de Périclès qu'ils étaient des hommes libres. En échange de cette absence de contrainte qui autorise quiconque le peut et s'y plait de vivre sa vie de façon larvaire, l'homme « démocratique » consent à se soumettre à une suite presque infinie d'interdit et de limitations qui feront peu à peu de sa vie quotidienne une parodie d'existence d'une morosité et d'une grisaille telle que la mort elle-même pourra lui sembler préférable. Ainsi les simples mots « Je suis un homme libre » auront-ils, selon que les énonce un homme du douzième siècle ou un électeur moderne, un sens radicalement différent. Même l'homme du dix-septième siècle, dans un Etat déjà fortement centralisé, ne pouvait imaginer que la liberté fut simplement octroyée, comme un avoir, un dû dont il n'y aurait dès lors plus à se préoccuper autrement qu'en gestionnaire.

Comment ne pas comprendre, en effet, que la liberté octroyée, et soumise à la taxe, n'est qu'une pâle parodie ? Les philosophes de l'Antiquité, comme les Théologiens du Moyen-Age, dont les enseignements eurent cours, fût-ce de façon édulcorée, jusqu'à une époque relativement récente, à tout le moins pour quelques-uns, n'eurent de cesse de faire comprendre à leurs semblables que la liberté exigeait une forme et que cette forme ne pouvait être que la conséquence d'une discipline, d'une ascèse, d'une contrainte exercée sur soi-même, autrement dit, d'une maîtrise.

D'une liberté non point octroyée mais conquise, d'une liberté ascendante, poussée dans le mouvement d’un dépassement perpétuel vers une excellence toujours désirée et jamais atteinte, naissent des formes qui sont les espaces de notre liberté. Lorsque la vie quitte un corps, la forme se désassemble, disparaît, et il ne reste que la matière. Sans doute le matérialisme idéologique n'est-il rien d'autre, en dernière analyse, qu'une prosternation devant la mort. La forme que l'on doit associer à l'idée platonicienne, témoigne de cette réalité métaphysique qui s'avère être la gardienne de la vie, et, par voie de conséquence, de toute manifestation de la liberté humaine. Si, dans sa forme la plus basse, la liberté moderne est une forme s'abandonnant à l'informe, au nom d'une « libération » des contraintes et des limites nécessaire à la création de la forme, dans sa forme la plus haute, en revanche, la liberté demeure une liberté pour, une liberté orientée, en acte, une liberté héroïque.

Le moderne est à tel point confit en la dévotion de son esclavage que toute liberté lui apparaît impie et menaçante. Etre libre, pour l'homme de la Tradition, est un art, alors que pour le moderne être libre est au mieux un « droit » dont il se satisfait en ne l'exerçant jamais. Ainsi les modernes peuples d'esclaves passent à travers les vestiges des grandeurs et des libertés anciennes avec une haine et un dédain qui sont l'avers de leur invraisemblable prétention. La morgue du moderne « égalitaire » et son indifférence à l'endroit de toute recherche et défense de l'équité sont à proportion du pouvoir qui ne cessa de croître et de s'étendre et contre lequel, bientôt, toute résistance politique sera vaine. Le Règne de la Quantité pour s'être subdivisé en idéologies rivales n'en obéît pas moins à son fondamental principe d'uniformisation et de massification. C'est bien l'une des ruses les plus communes et opératives du Diable que d'avoir subdivisé son règne de telle sorte que les malignités et les abominations de telle idéologie n'ont d'autre effet que de nous précipiter dans une autre, toute aussi mauvaise. Ainsi le Diable se plaît-il à nous faire tourner en rond, comme des animaux attachés à un piquet, absurdement persuadés d'être libres, alors que nous cheminons, jusqu'à l'étranglement, dans la sinistre circonférence qu'il nous assigne.

Le Logos incarné

Les modernes, fussent-ils « intellectuels », sont à tel point gagnés par les séductions de la mauvaise foi qu'ils ne réfutent plus, sous les espèces des théologies et des métaphysiques, que d'absurdes doctrines forgées de toutes pièces. La perspective métaphysique est récusée, non dans ses œuvres mais dans ses caricatures grotesques qui n'entretiennent plus avec leur modèle que des ressemblances inventées. La façon dont l'agnostique croit pouvoir récuser la théologie renseigne sur son outrecuidance qui se fonde sur un farouche refus d'interpréter les dogmes, les théories, les visions qu'il considère à tort ou à raison comme hostiles au « progrès ». Que n'a-t-on moqué la Création du monde en sept jours sans prendre la peine comprendre, - ce qui paraît pourtant d'une évidence éclatante, - que le mot « jour » désigne ici une période dont la durée ne peut être encore déterminée et non une journée de vingt-quatre heure. Le monde, nous dit la Genèse, s'ordonne en sept étapes dont une de repos. Cette vision en vaut bien d'autre. Et que n'a-t-on dit de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, que les matérialistes considèrent comme une pure aberration.

Outre que les matérialistes n'ont, en matière de fanatisme et de sectarisme de leçon à ne recevoir de personne (ils y excellent eux-mêmes) comment ne pas voir que la Trinité est une admirable formulation de la nature du monde en tant que création du Verbe ? Nulle intelligence scientifique ne conteste aujourd'hui que le monde est constitué comme un langage par la combinatoire infiniment renouvelée d'éléments simples. Or qu'est-ce que la Trinité, à son premier degré d'interprétation, sinon une magistrale théorie du langage ?

Si le Père est le sens, la pensée pure, non encore advenue, hors d'atteinte et toute-puissante dans son éloignement, le Fils est l'Advenue attendue, le Logos incarné selon l'expression de la théologie orthodoxe. Mais entre le Sens et le langage, entre le Logos incréé et le Logos incarné, et dans un ordre plus immédiatement perceptible, entre le mot écrit et sa compréhension dans l'entendement du lecteur, il faut une médiation, un passage, une ambassade. Tel est la mission du Saint-Esprit. Chacun constate que sans l'Esprit, le passage entre le mot et le sens ne se fait pas. Si l'Esprit nous fait défaut, les mots que nous lisons ou que nous entendons ne prennent point sens et demeurent inertes, hors d'atteinte, tels des écorces mortes. La lecture ou l'écoute requiert l'œuvre de l'Esprit. Ce qui est vrai dans l'ordre de l'expérience immédiate du langage ne l'est pas moins à l'échelle du monde selon l'analogie bien connue du microcosme et du macrocosme. Entre ce qui doit être dit et ce qui repose encore, telle une pure puissance lumineuse, dans le silence incréé, et ce qui est dit, offert à notre entendement, l'Esprit circule et cet Esprit qui donne un sens aux choses qui s'offrent à nous, les théologiens eurent de bonnes raisons de le dire Saint.

L'incompréhension, voire le mépris dont les dévots et les pratiquants eux-mêmes font preuve, trop souvent, à l'égard d'une réalité aussi opérative et resplendissante coïncide avec l'étiolement de l'art de l'interprétation. En l'absence de l'Esprit-Saint, l'Intellect demeure hors d'atteinte et les mots ne sont que des écorces mortes que l'on idolâtre (et c'est le fondamentalisme) ou que l'on ignore (et c'est le matérialisme). D'où cette sinistre évidence que l'on constate chaque jour, et que certains se trouvent fort en peine d'expliquer autrement: les matérialistes sont des fondamentalistes et les fondamentalistes sont des matérialistes. Lorsque l'Esprit-Saint déserte notre attente, notre liberté nous quitte sans un mot, nos fidélités deviennent obtuses et nos impiétés de pires asservissements.

La victoire sur l'oubli et la vérité du symbole

Il n'est de liberté que de l'Esprit. Faut-il en conclure à une sorte de dualisme où l'asservissement serait le lot du corps et la liberté le caractère exclusif de l'Esprit ? Certes non. L'Esprit dans la sanctification et l'herméneutique (qui participent du Grand-Œuvre de la « splendeur » théologique) est le principe d'une liberté éprouvée et conquise dans le monde immanent. La liberté provient de l'Esprit. Chaque fois que nous manifestons notre liberté, c'est l'Esprit qui est venu pour sanctifier un acte, une pensée, un moment. L'Esprit-Saint sanctifie, c'est dire qu'il ôte l'acte, le pensée, le moment, de l'enchainement chronologique fatal qui le conduit au néant pour lui conférer la dignité du Symbole.

L'Esprit-Saint, ambassadeur suprême, rétablit les relations diplomatiques entre le temporel et l'éternel, nécessaires au gouvernement de la divine Providence qui flambe dans l'interprétation, dans le buisson ardent de l'herméneutique. L'Esprit éveille la vérité du Symbole. Or en grec, la vérité se dit Aléthéia. La vérité, l'étymologie confirme l'expérience métaphysique, est victoire sur l'oubli.

Dire que la vérité n'existe pas équivaut à croire que l'oubli n'a jamais été et ne sera jamais vaincu. Vaincre l'oubli, c'est trouver le vrai, non dans son absoluité et sa totalité, dont l'entendement humain ne saurait se prévaloir, mais à chaque instant, en d'innombrables aspects. Le lieu commun de nos âges démoralisés: « il n'y a pas de vérité », que chacun va répétant, pour inepte qu'il soit, comme tous les lieux-communs, n'en constitue pas moins un obstacle au cheminement. Si rien n'est vrai, les recherches du beau et du bien deviennent également vaines et la médiocrité s'en trouve confortée, devenue soudain instance ultime du sens de l'histoire, sous les espèces du « dernier homme » qu'évoquait Nietzsche. Au demeurant, les lieux communs des modernes sont loin d'être aussi ingénus qu'ils se donnent. Chacun d'eux témoigne d'un interdit fondamental.

Le propre du monde moderne est de réfuter l'existence de ce qui menace son existence. Il est difficile de nier les œuvres, mais il est de bonne stratégie de nier l'invisible dont elle procède. Les œuvres existent; on les répute difficiles ou élitistes pour en détourner le plus grand nombre qui n'a nul besoin de telles recommandations pour se contenter des productions les plus ineptes, et l'on travaille, dans le même temps, à persuader les rares heureux, qui, par leur déférence et leur attention, se rendent dignes des œuvres, qu'elles sont nées d'une illusion, d'un néant, et qu'adorer leur forme c'est adorer le néant et attester de l'inexistence de Dieu.

Certes, nous ne sommes pas de ceux qui réclament, pour étayer leur fidélité chancelante, une « preuve » de l'existence de Dieu. Si chaque instant advenu dans notre entendement comme splendeur et épiphanie n'est pas une preuve suffisante, à quoi bon tel ou tel raisonnement, toujours susceptible d'arguties ? Les matérialistes excellent à enfermer leurs adversaires dans une terminologie dont ils prétendent seuls détenir les clefs. Si les grandes œuvres, comme La Divine Comédie de Dante, méritent l'appellation de divines, c'est qu'elles naissent en des contrées où la splendeur des Principes ne n'est pas encore atténuée dans l'obscuration progressive de l'immanence.

Etre à l'image de Dieu, c'est être unique. Lorsque ce Dieu, dont on ne peut rien dire de définitif en langage humain qui ne soit mensonger ou réducteur, sinon qu'il est Un, nous fait à son image, qu'est-ce à dire sinon que nous sommes uniques ? Le monothéisme, à cet égard, lorsqu'il ne s'emprisonne pas dans la représentation d'un Dieu jugeur, poursuit la haute sapience de Pythagore ou de Plotin. Chacun de nous est dissemblable de tous les autres. Toute pensée théologique, vouée à la recherche d'un Principe suprême est confrontée à cette évidence: les êtres se caractérisent par leur dissemblance. Ce qui les unit, leur point commun, est d'être uniques. La plupart des « mystères » théologiques où les modernes voient de « l’irrationnel » sont ainsi susceptibles d'être compris selon les exigences d'un bon sens que l'on pourrait dire doué d'une certaine plasticité. La prison terminologique où les modernes s'enferment et veulent enfermer les autres a pour particularité de faire de chaque mot la cellule d'un sens malheureux, auquel il est interdit de déambuler à l'air libre et de converser avec ses voisins.

Or les mots ne prennent sens que par la conversation, par leurs échanges toujours divers avec leurs voisins. Certes, ce serait faire preuve d'une farouche idolâtrie que de confondre le mot « Dieu » avec Dieu lui-même, d'y enclore un sens inamovible, que l'on récuse ou vénère, alors que ce mot pour vénérable et nécessaire qu'il soit, n'en jette pas moins ses vérités, ses éclats, selon la manière dont il advient dans une phrase et selon la logique de cette phrase parmi d'autres où elle repose ou déferle. Selon qu'il advient dans une prière ou dans un juron, le mot Dieu ne revêt pas, pour celui qui l'énonce la même signification. « Partout où tu te tournes est la Face de Dieu », disent les soufis. Cette omniprésence n'est pas une neutre, passive, mais une présence suscitée par l'attention.

On ne soulignera jamais assez l'importance de l'attention. Dieu se révèle au regard attentif. L'inattention nous éloigne de la considération de l'Un. Les êtres inattentifs, pour commencer, méconnaissent les dissemblances. Le sens des nuances n'est pas leur fort. La rudesse et la grossièreté de leurs perceptions leur interdisent de voir autre chose que le schématique et le quantitatif là où buissonnent et fleurissent la complexité et la qualité.

Plus nous sommes attentifs et mieux nous nous tenons à distance du fondamentalisme et du puritanisme qui emprisonnent dans leurs rets les âmes simplificatrices. Pour discerner dans tel aspect du monde, l'œuvre de l'Un, encore faut-il que nous sachions tourner vers lui notre regard à travers le multiple et lui consacrer l'attention qui lui est due. L'attention, si l'on prend garde à lui conserver toute acuité est consécration. Notre attention, lorsqu'elle n'est pas inquisitrice ou prédatrice, consacre l'objet qu'elle élit et dont elle révèle le secret d'unificence. « L'œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ».

La présence et l'œuvre du Saint-Esprit

Comment ne serions-nous pas saisis par une joie à la fois violente et légère lorsque nous comprenons que la subtile circulation qui s'établit entre notre regard et le monde participe de l'œuvre du Saint-Esprit ? L'Esprit sanctifie les entendements où il passe et les choses du monde qui se reflètent en nous à la faveur de la clarté interprétative qu'il jette sur le monde. Ces augustes réalités, Dieu, le Saint-Esprit, le Fils, le Logos incarné, le monde moderne ne les nie que pour avoir libre cours de traiter le monde avec le mépris de l'utilitarisme le moins scrupuleux. Dire l'inexistence de l'Un, d'où le multiple effuse en splendeurs et variations, réduire la fastueuse dissemblance des êtres et des choses à des schémas ou à des catégories génériques, le moderne s'y emploiera avec d'autant plus d'insistance que le monde et les hommes ne peuvent être librement utilisés qu'à cette condition.

Qu'est-ce que la liberté moderne ? Est-ce la liberté de l'Esprit, de l'âme, la divine liberté de la création, la liberté de l'Un à se manifester ? Certes non, puisque le moderne proclame l'inexistence de l'Esprit, de l'Ame et de l'Un. La liberté moderne est-elle autre chose que la liberté d'utiliser le monde et ses semblables ? Et comment concevoir cette utilisation sinon comme une preuve, parmi d'autres, de l'abus de pouvoir auquel nous soumet invariablement l'abandon de l'autorité ? Le moderne adore le pouvoir à la mesure qu'il hait ou méprise l'autorité. Son refus de l'autorité est l'envers de sa frénétique adulation du pouvoir qui jamais ne consent à a célébration ou à la contemplation du moment présent. Les finalités que le moderne s'impose, et, ce qui est pire, qu'il impose aux autres, selon l'abominable morale de « la fin justifie les moyens », ne sont jamais qu'autant de moyens, sous couvert de « réalisme », de fuir la présence réelle des êtres et des choses.

Aussitôt désertons-nous la présence que l'hybris se saisit de nous ; car déserter la présence, qui fonde l'équilibre des formes, c'est entrer dans l'absence, c'est-à-dire dans la démesure, dans les affres de l'insatisfaction sans fin. L'Enfer n'est pas cet improbable outre-monde qu'inventent, pour s'effrayer, les superstitieux. L'Enfer est là aussitôt que nous sortons de la présence par mépris, haine ou banale inconséquence. Toutes les religions se rejoignent dans leurs prières et leurs rites fondamentaux qui sont autant de manières, savantes ou naïves, de remercier. Mais le mot « remerciement » dit hélas, dans son sens moderne, amoindri et profané, avec une moindre exactitude ce sens religieux de la gratitude que le mot reconnaissance qui joint en un seul vocable l'anamnesis, la gratitude, et plus profondément encore, dans un sens initiatique, la recouvrance gnostique, la connaissance à elle-même dévoilée dans sa provenance et ses fins dernières.

Si l'Esprit nous sanctifie et si, par reconnaissance, nous sanctifions l'Esprit, n'est-ce point-là, sinon une preuve, du moins un signe, de la présence réelle ? De même que l'attention nous révèle, par le jeu des nuances, le caractère unique de chaque visage et de chaque moment, ce que l'on nomme « présence d'esprit » demeure la vertu la moins dispensable au cheminement gnostique.

Qu'est-ce que la « présence d'esprit » ? Au plus simple, c'est ne pas être absent de l'Esprit, retranché dans quelque néant personnel. Avoir de la présence d'esprit, ce n'est pas seulement trouver la prompte répartie et le mot juste, c'est aussi témoigner de la présence du monde par l'ambassade de l'Esprit qui fait de notre entendement un miroir du monde. Ce que l'on nomme la foi, de façon si générale et si vague que le mot à force de vouloir tout dire ne dit plus rien, n'était-ce point, naguère, une allusive manière de nommer la fidélité à la présence et à l'Esprit ?

Le mot confiance dit ce sentiment que la recouvrance éveille en nous au cœur de la présence. La confiance et la foi naissent du recueillement dans la présence. Lorsque la présence nous recueille, nous avons toutes les raisons de célébrer la confiance, d'en faire la vertu et la force tutélaire de toute création. Le monde moderne qui s'ingénie à produire et à reproduire à l'identique est le moins apte à comprendre l'essence même de la création. Qu'est-ce que la création, sinon la recherche de l'unique ? La création se distingue précisément de l'industrie par le caractère unique et non reproductible de l'œuvre. Toute création est un hommage à l'unique. L'industrie, au contraire, reproduit, et le clonage n'est jamais que l'aboutissement de cette logique reproductive. Si l'Esprit-Saint est, que l'auteur s'en réclame ou non, à l'œuvre dans toute création, toute industrie est, plus ou moins, tributaire du règne de la Quantité et de l'Interchangeable.

Selon que nous vivons dans un monde adonné à la création ou dans un monde adonné à l'industrie ou la technique, ce ne sont pas seulement certaines circonstances subalternes de notre vie qui changent mais notre entendement lui-même. La perspective industrielle ou technique est devenue désormais si despotique que quiconque en vient à considérer le monde en dehors d'elle passe pour excentrique. Nul accusation ne saurait être moins justifiée car s'il est un monde qui déserte le Centre, c'est bien le monde utilitaire, technique et industrieux.

Etre présent à l'Esprit, répondre par sa présence à l'injonction de l’esprit sanctificateur, c'est avant pouvoir, à chaque instant, situer le Centre, sinon s'y tenir. Toute confiance et toute force naissent du cœur comme une vocation à la création d'œuvres plus hautes et plus lumineuses.

Le don de l'humilité et de la sapience

Tout écrit de sapience est un écrit d'humilité. Etre humble, ce n'est certes pas baisser le front devant l'imposture, céder à la médiocrité ou se soumettre à la loi du plus fort. Etre humble c'est reconnaître que la terre qui est en nous est à l'image d'un plus haut ciel.

« Agis l'acte à agir sans te soucier des fruits de l'action ». Cette recommandation de la Bhagavad-Gîta, - qui englobe les notions de générosité, de désintéressement et d'équanimité, peut, à elle-seule, et pour autant que l'on se rende à même de la comprendre, servir à la fois de morale et de métaphysique. Lorsque l'acte dans sa beauté créatrice n'est pas dissipé dans le résultat escompté, la liturgie entre dans nos existences. Tout acte qui s'accomplit hors de la préoccupation de ses fruits est liturgique. Les liturgies religieuses qui appartiennent aux diverses confessions ne valent que si les âmes qui s'y rejoignent connaissent dans leur vie de chaque jour ce mystère de l'acte détaché des fruits de l'action. Lorsqu’une prière est formulée par un cœur ingrat, ce ne sont, comme l'écrivait René Daumal, « que des bruits que l'on fait avec la bouche ». Ainsi en est-il de tous les rites et de toutes les liturgies. Il n'est rien de plus beau lorsque le sens de l'être s'y révèle; il n'est rien de plus vain lorsqu'ils s'accomplissent comme de banales coutumes. On ne saurait dire à quel point le coutumier est souvent l'ennemi de la métaphysique.

Dans ces temps de ténèbres et de confusions grandioses que nous traversons, la coïncidence du rite avec la connaissance dont il témoigne dans l'âme de celui qui l'accomplit est à peine moins rare que la connaissance immédiate du secret de l'être, la grâce pure, offerte au-delà de toutes les espérances. L'attachement aux formes religieuses demeure un attachement et lorsque la religion se réduit à une finalité, cet attachement devient une prison, au même titre que la cupidité ou la misanthropie. L'acte religieux, lorsque la bruissante splendeur de l'Esprit-Saint l'abandonne, n'est pas loin de devenir mauvais. Il faudrait tenter une historiographie du monde moderne fondé sur l'étude des symboles détournés. Ce détournement s'opère par usurpation du pouvoir. Là où régnaient l'autorité, l'intellect et la contemplation pure, la subversion moderne établit la dictature du pouvoir, de l’instinct et de la technique.

A l'origine, le Symbole est à la fois autorité et pouvoir. La double nature du Symbole, sa participation aux domaines du visible et de l'invisible, sa fonction essentiellement pontificale ou diplomatique en font une réalité que le moderne ne peut utiliser qu'en lui retranchant sa part d'invisible, en l'établissant dans l'immanence. Coupé du monde supérieur auquel sa fonction est de donner accès, le Symbole n'est plus un principe de communion mais de fascination. Lorsqu'ils ne sont plus vivifiés par l'aventure intérieure du dépassement des conditions humaines et par la liberté absolue de l'acte détaché de ses fruits, les rites et les morales deviennent de sombres oppressions. Le prosélytisme a ceci d'inquiétant qu'il paraît être surtout le fait d'hommes et de femmes si peu assurés de leur foi qu'il éprouvent le besoin d'en recevoir sans cesse, par la conversion d'autrui, de nouvelles confirmations. Le règne de la Quantité imprègne si profondément nos mentalités que nous sommes parfois sur le point de croire qu'une erreur ou un asservissement partagé deviennent des sortes de « vérités » ou de « libertés ». Combien d'entre les modernes se satisfont, en matière de « vérité » d'une erreur largement et démocratiquement partagée ? Des légions !

Lorsque l'erreur s'impose au détriment d'une vérité rare et méconnue, est-il encore, de nos jours, une morale pour nous incliner avec force à préférer la seconde ? Celui qui l'ose ne se verra-t-il pas réprouvé, accusé de quelque péché d'orgueil: de quel droit pense-t-il le vrai en dehors de l'asservissement général ? Croire en une légitimité supérieure du vrai, avec l'humilité de la Sapience, n'est-ce point affirmer la précellence d'un monde métaphysique ? A quelle source de courage devrons-nous puiser pour nous rendre dignes de cette hauteur ? Telle est aussi la sainteté de l'Esprit d'aller à la rencontre du vrai, fût-ce dans la solitude et la réprobation. Le Saint est celui qui n'attend point de dividendes de la vérité conquise. La pure lumière lui suffit dont il fait une vérité intérieure sans objet ni sujet. L'auréole des Saints symbolise cette clarté intériorisée de la vérité qui n’est plus irradiée par une instance extérieure, et donc susceptible d'être également obombrée, mais irradiante.

Le vrai de la sainteté n'est pas la conséquence ou le résultat d'un jugement humain mais une vérité native, principielle. Ce qui est au principe est au commencement. Toute vérité est recommencement du monde et tout recommencement est vérité. Toute recherche de la vérité rejoint une région de la forme antérieure à sa manifestation. Le vrai est antérieur, le vrai débute, le vrai est inaugural.

Il est beau d'inaugurer chaque jour une vérité élue, d'élever dans la beauté d'un premier matin du monde le sens comme un éblouissement sans fond. L'aventure, rétorquent les pessimistes, est hors d'atteinte. Rien n'est plus faux. Il nous suffit d'obéir, ne serait-ce qu'un seul jour, à l'injonction de la Bhagavad-Gîta pour être délivré, à tout le moins ce jour-là, de la malédiction de Kronos, de cette temporalité linéaire qui fait de notre vie un chemin d'utilité et de mort. Lorsque nous sommes délivrés de l’utilitarisme, le temps linéaire, et, par voie de conséquence, toute forme de déterminisme, deviennent illusoires et l'instant comme un éclat d'éternité brille de la vérité d'où naissent tous les possibles, tous les espaces et tous les temps. Aussitôt que l'instant s'illumine d'une vérité, des mondes s'abolissent et renaissent. Tout se joue dans la conversion du regard. Sitôt sommes-nous délivrés du temps linéaire que l'éblouissement sans fond du recommencement devient notre Bien et notre Beau.

Si nous parlons de « notre » Bien et de « notre » Beau, ce n'est pas au titre de propriété. Ou bien faudrait-il l'entendre en ce sens que nous sommes, en toute Sapience et humilité, nous-mêmes les propriétés du Bien et du Beau, par la grâce de Dieu ? C'est dire que le Beau et le Bien se manifestent à travers nous et prouvent ainsi la munificence de Dieu. « Ô mon Bien, Ô mon Beau », l'invocation rimbaldienne de Matinée d'ivresse donne le ton de la joie du recommencement comme cet anonyme Veni sancte spiritus:

« Da tuis fidelibus

in te confidentibus

sacrum eptenarium;

da virtutis meritum

da salutis exitum,

da perenne gaudium »

 

« Donne à tes fidèles

confiants en toi

le septénaire sacré;

donne le prix de la vertu

donne l'issue du salut

donne l'éternelle joie »

 

« Ô mon Bien, ô mon Beau » - ces mots nous viennent aux lèvres sitôt avons-nous vaincu l'horrible leurre du temps linéaire qui veut la perte de la plénitude et de la splendeur et le néant de toute chose. Le Bien alors redevient notre bien et le Beau, notre beau, ils cessent d'être des abstractions pour s'incarner par la diplomatie du Saint-Esprit. Quelles que fussent leur légitimité et leur beauté, ce ne sont point tout d'abord les savantes compositions des rites et de l'intellectualité qui viendront à notre secours. Le brusque éclairement du regard qui nous offre la vision d'un monde plein d'intersignes, de coïncidences et de concordances merveilleuses, prenons garde de n'oublier qu'il est aussi la chose la plus enfantine et la plus ingénue.

Les œuvres de vérité de l'Esprit-Saint, qui nous laissent ainsi entrevoir et parfois faire nôtre mystérieusement, par l'oubli de nous-mêmes, la grandiose interdépendance des aspects du monde, nous enjoignent à comprendre que l'humilité et la sapience, la simplicité enfantine et la perspective à perte de vue de la plus haute métaphysique sont prédestinées à se rejoindre.

 

Dernier livre paru, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan. 

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10/01/2022

Note sur l'art métaphysique:

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Luc-Olivier d'Algange

Note sur l’Art métaphysique

 

L’expression « art métaphysique » recouvre, à moins d’en préciser rigoureusement le sens, un nombre indéfini de réalités qui sont, pour ainsi dire, laissées à la discrétion de l’usager. La plus connue, dans l’art moderne, concerne la peinture de Chirico, encore que l’acception du mot « métaphysique », ici presque synonyme de « surréaliste », y soit des plus vagues. Hors d’une définition philosophique précise (et la définition précise recèle le danger d’être réductrice), tout art, ou aucun, peut être dit « métaphysique ». Tout art, au sens où l’art vient toujours après la nature, comme la Métaphysique d’Aristote vient après sa Physique ; ou aucun, si l’art suppose, pour exister, pour advenir à notre entendement, un support matériel. La peinture, la sculpture, la musique viennent après la nature, la physis au sens grec, mais elles lui empruntent indubitablement ses manifestations que sont la couleur, la pierre ou le bois, la vibration de l’air.

Distinguer un art métaphysique d’un art qui ne le serait point exige donc de nous que nous prenions appui sur un autre ordre de réalités que celui de la manifestation, que nous supposions que non seulement l’art mais que la nature elle-même s’ordonnent à une autre réalité, un monde suprasensible, exactement métaphysique. Si nous ne supposons pas, en dehors de la dimension de l’ampleur de la réalité, une dimension de l’exaltation, de la verticalité, une hiérarchie des états multiples de l’être dont la nature et l’œuvre d’art ne sont, dans l’ordre de la manifestation, que des possibilités parmi une infinité d’autres, nous ne pouvons donner à l’expression « art métaphysique » qu’un sens incertain.

Une autre tentation, incluse dans ces prémisses, serait d’identifier l’art métaphysique à l’art religieux ; il faudrait alors consentir à honorer du mot de métaphysique toutes les œuvres à vocation ou à motifs religieux, y compris les pires saint-sulpiceries ; il faudrait, par surcroît, consentir à nommer « métaphysiques » toutes les œuvres allégoriques, y compris celles qui se rapportent à des représentations laïques ou idéologiques. L’Art religieux peut être métaphysique, et il s’en faut de beaucoup qu’il le soit toujours, tout autant que l’Art métaphysique peut, en certaines circonstances, échapper au religieux, à tout le moins dans sa définition communautaire, administrative et dogmatique.

Lorsque Caspar David Friedrich peint un paysage de forêt ou de glace, lorsqu’il nous introduit dans la clarté indécise de l’aube ou du crépuscule, lorsqu’il évoque l’hiver neigeux ou l’automne mordoré, sa peinture est métaphysique non par ce qu’elle représente mais par la manière dont le peintre se représente la nature, perçue alors comme une émanation ou un Symbole d’une réalité supérieure, hors d’atteinte et pourtant transparue dans le réel, offerte et dérobée au même instant. Intercesseur entre le visible et l’invisible, entre la puissance tue, perdue dans son abîme de silence, et le pouvoir expressif, le vibrato des lignes et des couleurs, entre la nuit et le jour, le peintre semble aux aguets d’une présence mystérieuse, angélique, qui donne aux apparences la profondeur de la vérité.

Le Symbole, au contraire de l’allégorie, n’est pas un mécanisme dont on use à volonté, mais une grâce. Il n’est pas ce concret qui se résout dans une abstraction, cette expression imagée destinée à se réduire en mot d’ordre mais le pont, l’Echarpe d’Iris, l’échelle du vent. L’Art métaphysique se laisse ainsi reconnaître par une légèreté et un éclairage propre, une apesanteur et une luminosité qui n’appartiennent qu’à lui ( et dont il peut être l’hôte par inadvertance, à l’insu même de l’artiste) et que l’on ne saurait imiter ni reproduire à volonté.

Il y a dans l’œuvre d’art métaphysique comme dans l’expérience alchimique, un principe de non-reproductibilité où entrent en jeu un ensemble de relations, tant sur le mode de l’ampleur que sur celui de l’exaltation, qui échappent à l’évaluation et à la volonté humaine. Point d’art métaphysique sans expérience métaphysique, point de figuration du monde imaginal sans une ascension nocturne, un voyage dans le Huitième Climat ! Le caractère traditionnel de l’Art métaphysique n’ôte rien au caractère unique, à chaque fois, de celui qui l’exerce, reflet de l’Unificence qui rend possible toute présence comme toute chose représentée. Seuls d’infimes détails distinguent souvent, dans une époque et une aire géographique données, un Bouddha d’un autre Bouddha sculptés, un mandala d’un autre mandala, une icône d’une autre icône, mais ces infimes nuances sont aussi importantes que l’invisible vérité qui s’empare d’elles. C’est par ces nuances, ces variations, que le Sacré transparaît, que se laisse deviner la ferveur du geste de celui qui fut en oraison à l’intérieur de son geste.

Telle est la légèreté des œuvres d’art véritablement métaphysiques de n’être semblables à aucune de celles qui lui sont si proches et qu’un regard superficiel confondrait avec elles. De cette légèreté divine, la lumière ici-bas est la messagère. Nous avons vu les tableaux de Caspar David Friedrich être emportés par l’Echarpe d’Iris au cœur du Réel, il suffit maintenant de laisser retentir en soi, en une perspective inversée, l’éclat silencieux de la lumière de l’icône peinte selon les règles de la Philocalie. Celui qui sait faire du Réel une icône reconnaîtra dans l’icône une condensation de la réalité en tant que beauté, et dans la beauté, « la splendeur du vrai ».

Ce que nous apportent la légèreté, la lumière et l’unificence de l’Art métaphysique est ainsi une connaissance accrue de la vérité dont la beauté est indissociable. L’art métaphysique précise une définition de la beauté, non plus relative, hasardeuse ou subjective mais épiphanique. La beauté artistique ne peut être que par ce dont elle témoigne, par ce voile qui la révèle « en vérité », de même que la vérité métaphysique ne saurait se manifester en ce monde qu’en beauté. L’Art n’est plus alors tourné sur lui-même, replié narcissiquement dans sa propre considération, dans l’illusion d’une autonomie qui le réduit à n’être qu’un pur formalisme, mais un instrument de connaissance dont la  gnosis concerne à la fois le monde intérieur et le monde extérieur. La perspective inversée de l’icône illustre cette intuition ( que nous livrons ici dans sa nudité, non sans inviter ceux qui ont la patience de nous lire à en prolonger la méditation dans les œuvres du Père Florensky).

D’où vient la lumière ? A cette question, l’icône donne sa réponse qui est à la fois picturale et métaphysique, en accord avec la liturgie orthodoxe qui proclame que « Dieu s’est fait homme afin que l’homme se fasse Dieu ». Si nous consentons à l’œuvre d’art en tant qu’instrument de connaissance, en tant que gnosis , non sans inclure dans ce consentement, notre condition humaine et le monde sensible qui nous entoure, eux aussi instruments de connaissance, reflets d’un Réel plus haut, d’une procession d’Intelligences (au sens plotinien), issues les unes des autres dans une grandiose dramaturgie (telle que la décrivent les œuvres de Sohravardî ), la moindre des choses est de venir à elle, avec une question essentielle (d’où vient la lumière ?) et de recevoir la réponse qui nous est donnée par l’icône : « de nous-mêmes », ou, ce qui revient au même, du pinceau qui lui donna cette forme singulière de « vie » que la science biologique ne suffit à définir.

Face à une icône, nous ne faisons pas face à la lumière émanée mais nous entrons en elle du même mouvement que celui de la lumière. Cette lumière semble venir de nous ; ce sont nos yeux qui semblent éclairer la scène sacrée ; c’est notre regard qui semble le vecteur des photons, des lucioles d’or, qui dansent dans l’espace intermédiaire où l’invisible devient visible. Ce fulgurant renversement de la perspective profane est l’expérience fondatrice de l’Art métaphysique. L’erreur toutefois serait de s’y arrêter ; de ne point percevoir que notre regard n’est que le regard d’un autre regard, lui même témoin d’un éclair qui traverse de part en part le visible et l’invisible, ainsi que le savait Angélus Silésius : «  L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même Œil. »

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