Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/01/2022

Notes sur le voyage intérieur:

271094697_10160189784429589_2268075984161501696_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Notes sur le Voyage intérieur

 

 

« L’esprit, nous dit Nûruddîn Abdurrahmân Isfarâyinî, a deux faces, l’une tournée vers l’incréé, l’autre vers le créé. ».

Avant même d’atteindre à la perspective métaphysique dont elle procède, avant même que nous en comprenions le sens profond, gnostique, cette phrase s’adresse déjà à notre entendement, à notre raison. Sans même comprendre la sainteté de l’Esprit, et ses œuvres lumineuses et providentielles, hors même de toute théologie et de toute gnose, l’esprit humain reconnaît en effet, pour peu qu’il s’attarde en lui-même, cette double nature, ce double visage, cette figure de Janus tournée en même temps vers l’advenu et le non-advenu, le possible et le réel, ce que nous pressentons, devinons et imaginons et ce qui s’offre à nous dans l’infinie diversité du monde créé.

Aussi éloignés croyons-nous être de toute métaphysique, aussi attachés au monde sensible que nous nous voulions, nous n’échappons pas à l’exercice quotidien de cette « double nature » de l’Esprit. Chacune de nos actions est précédée de son projet, de même que chaque rêve et chaque désir naissent d’une observation du monde qui nous entoure. Le temps, qui, en un voyage impondérable, nous précipite vers l’incréé et laisse le créé devant nous, non point aboli mais hors d’atteinte, définit à lui seul ce double visage de notre esprit. Aussi attachés soyons-nous au monde qui nous entoure, si réglées que soient nos existences et quel que soit notre consentement à la servitude du temps planifié, nous voyageons dans le temps, et le moindre éclair de lucidité nous révèle la fragilité de notre embarcation, l’incertitude de notre traversée.

Entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, la seule réalité est l’Esprit. Il est cet au-delà du temps, cette crête, qui nous laisse voir à la fois les houles parcourues et les houles pressenties. Toute existence est vagabondage ou pérégrination. Et toute pérégrination est déchiffrement. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’herméneutique homérique, qui nous entraîne aux métaphores maritimes, précède l’herméneutique biblique. Presque entièrement détruite dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, il ne nous reste de l’herméneutique homérique, que des titres et des fragments (tel cet Antre des Nymphes de Porphyre qui suggère une lecture de l’Odyssée comme traversée du mundus imaginalis) et nous portons encore le deuil de cette destruction. Ce qui subsiste, toutefois, nous laisse entrevoir, sinon comprendre, que le périple d’Ulysse, ce voyage dont l’horizon est le Retour, se laisse lire comme une métaphore de l’art herméneutique. Déchiffrer un texte, c’est-à-dire consentir à la transparence de son chiffre, de son secret, ce n’est point lui ajouter mais révéler sa jeunesse éclatante, venir à lui, dans un commentaire qui s’efface, semblable, pour reprendre le mot de Maurice Blanchot, à « de la neige tombant sur la neige » et se confondant avec elle, ou encore au scintillement de l’écume retombant dans le bleu profond de la mer dont elle provient. «  Le sens de cette rejuvénation, écrit Henry Corbin est non pas de tourner le dos à l’origine mais de nous ramener à l’origine, à l’apokatastasis, à la réinstauration de toute chose en leur fraîcheur, en leur beauté originelle. »

La lettre, le phénomène, sont ainsi « sauvés » de l’insignifiance par l’interprétation qui est tout autre chose qu’une explication. Notre cheminement à partir des textes sacrés (et les œuvres des poètes en font partie) ne nous éloigne de la lettre que pour la garder, pour veiller sur elle, pour en rétablir le rayonnement et la souveraineté. L’opposition entre le « littéralisme » et l’herméneutique ne serait ainsi qu’une illusion. Loin de trahir la lettre, l’herméneutique la rétablit dans sa légitimité : littéralement, elle la sauve de la futilité d’une explication figée ou réductrice, telle que la défendent, de façon souvent vindicative, les fondamentalistes.

Les herméneutes qui, tel Ulysse, s’éloignent pour revenir, les « déchiffreurs » pour qui l’Origine est le Retour, seraient ainsi les véritables fidèles de la lettre, mais d’une lettre non plus administrée ou instrumentalisée à des fins trop humaines mais d’une lettre restituée à l’Esprit, d’une lettre véritablement sacrée, non-humaine, et, par cela même, fondatrice de l’humanitas ; d’une lettre délivrée, dénouée, éclose et légère, d’une lettre qui serait une « invitation au voyage », sauvée de la morale subalterne et des illusions de l’identité et rendue, saine et sauve, à l’Autorité qui lui revient et qui est inconnaissable. «  Plus nous progressons, écrit Henry Corbin, plus nous nous rapprochons de ce dont nous étions partis. Je crois que la meilleure comparaison que nous puissions proposer c’est ce qu’en musique on a appelé le miracle de l’octave. A partir du sens fondamental, quel que soit le sens dans lequel nous progressions, c’est toujours vers ce même son fondamental, à l’octave, que nous progressons. »

Le voyage herméneutique nous conduit, par étapes successives mais sur une même octave, de l’apparence à l’apparaître, de l’illusion des ombres mouvantes sur les murs de la caverne à la lumière et à la présence réelle. Les étapes sont autant d’épreuves ou d’énigmes dont il importe de déchiffrer le sens, autrement dit l’orientation. Entre l’infini du ciel et celui de la mer, la couleur de la mer se livre à l’herméneutique de la couleur du ciel, la réfléchissant mais en accentuant ses nuances et sa profondeur : le gris léger du ciel, le gris de cendre, par exemple, se fait gris de plomb à la surface des eaux, de même que la mer violette, « lie de vin », annonce l’orage avant qu’il n’apparaisse dans le ciel. 

Cette vertu anticipatrice, sinon prophétique, de l’herméneutique, certes, ne révèle que ce qui existe déjà, mais dans l’indiscernable. L’herméneutique serait ainsi ce qu’est la splendeur à la lumière luminante ; mais la surface réfléchie est elle-même profonde, d’où les dangers du voyage, d’où l’importance de l’orientation. De même que le sens d’un mot tient à la fois de la lumière immédiate de l’intelligence qui le frappe et de sa profondeur étymologique, de son palimpseste généalogique, de même l’herméneute qui s’aventure de mots en mots doit se tenir entre l’archéon et l’eschaton, entre le créé et l’incréé, comme le navigateur crucifié entre le ciel et la terre, entre ce côté-ci de l’horizon, et cet autre, qui toujours s’éloigne et le requiert.

Toute traversée comme le suggère Virginia Wolf est « traversée des apparences » » : l’apparaître sans cesse traverse l’apparu, qui est une nouvelle énigme. Que la traversée soit périlleuse, nul n’en doute, mais elle est aussi mystérieusement protégée. Il n’est rien de moins naturel à l’être humain en tant qu’animal social (cellule du « gros animal » dont parlent Platon et Simone Weil) que de s’arracher à la « pensée calculante », qui n’est autre que la transposition rationnelle de l’instinct, pour oser l’aventure de la « pensée méditante ». Le « gros animal » veille à ce que l’humanitas ne soit pas tentée par son propre dépassement. L’individualisme de masse, ce grégarisme des sociétés modernes, définit notre destinée comme exclusivement soumises à une collectivité, quand bien même celle-ci ne serait constituée que d’égoïsmes interchangeables. La solitude est crainte. Qu’il navigue, ou médite, voyageur de l’extériorité ou de l’intériorité, aventurier ou stylite, ou encore adepte face à l’athanor dont les couleurs, en octave, s’ordonnent à ses propres paysages intérieurs, le voyageur est seul, mais d’une solitude nomade immensément peuplée de toutes les rencontres possibles.

De même que l’herméneute quitte le sens littéral pour retrouver l’orient de la lettre, le voyageur quitte l’esseulement grégaire pour s’offrir à la solitude hospitalière ; son adieu contient, en son orient, en son « sens secret », un signe de bienvenue. Le voyage intérieur est si peu dissociable du voyage extérieur qu’il se trouve bien rare que l’un ne fût pas la condition de l’autre. La chevalerie soufie, andalouse ou persane, celle des Fidèles d’Amour, occitanienne ou provençale, les Romantiques allemands, puis Gérard de Nerval, se laissent définir par un ethos voyageur que révèle, chez eux, la précellence de l’orientation intérieure sur les contextes religieux, historiques ou culturels dont il importe de ne pas méconnaître l’importance mais qui ne sont que des écrins. Qu’ils fussent Juifs, Chrétiens ou Musulmans, d’Orient ou d’Occident, fidèles aux dieux antérieurs, zoroastriens ou soucieux, comme les ismaéliens duodécimains et septimaniens, d’une recouvrance, d’une « rejuvénation » du monde par « l’étincelle d’or de la lumière nature », les Nobles voyageurs trouvent sur leur chemin des intersignes et des Symboles qui ne doivent plus rien au déterminisme historique ni au jeu des influences.

269965516_4563357923776981_4312265840918657278_n.jpg

La parenté des récits visionnaires de Nerval avec ceux de Rûzbehân de Shîraz témoigne de l’existence entre le sensible et l’intelligible, du « supra-sensible concret » que l’on ne saurait confondre avec la subjectivité ou une quelconque fantaisie individuelle ou collective. Les paysages du monde imaginal, les événements qui y surviennent, les rencontres qui s’y opèrent n’appartiennent pas davantage que la mer et le ciel, à un monde « culturel » dont on pourrait définir les aires d’influence ou expliquer les figures en tant qu’épiphénomènes d’une psychologie individuelle ou collective. L’Archange empourpré dont une aile est blanche et l’autre noire, - cette « intelligence rougeoyante » que Sohravardî voit surgir à l’aube ou au crépuscule, qui allège soudain le monde par l’étendue de ses ailes au moment ou la nuit et le jour, le crée et l’incréé, se livrent à leur joute nuptiale, - cet Ange n’est pas davantage une « invention » de l’esprit qu’une allégorie : il est exactement un Symbole, c’est-à-dire une double réalité, visible-invisible, sur laquelle se fonde la possibilité même de déchiffrer et de comprendre. « Il m’arriva, écrit Rûzbehân de Shîraz, quelque chose de semblable aux lueurs du ressouvenir et aux brusques aperçus qui s’ouvrent à la méditation. ».

Le monde imaginal, échappe aux catégories de l’objectivité, en tant que représentation comme à celle de la subjectivité en tant que « projection ». Le ressouvenir et les « brusques aperçus » donnent sur le même monde qui récuse les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, du littéral et de l’ésotérique. Ce monde offert à l’expérience visionnaire non moins qu’à la spéculation n’est autre que le monde vrai, le monde dévoilé par les affinités de l’aléthéia et de l’anamnésis. Victor Hugo eut l’intuition de cette imagination créatrice : «  L’inspiration sait son métier (…). Tel esprit visionnaire est en même temps précis, comme Dante qui écrit une grammaire et une rhétorique. Tel esprit exact est en même temps visionnaire, comme Newton qui commente l’Apocalypse. » Tout se joue sur le clavier des correspondances. A cet égard, le voyage intérieur n’est pas déplacement mais transmutation. «  Le voyage intérieur, écrit Rûmî, n’est pas l’ascension de l’homme jusqu’à la lune, mais l’ascension de la canne à sucre jusqu’au sucre ».

Si le monde est bien créé par le Verbe, si la « sapience » est bien cet Ange qui s’éploie entre la lumière et les ténèbres, l’Appel et la mise en demeure sont adressés non à n’importe qui mais à chacun. La témérité sohravardienne, qui annonce la témérité rimbaldienne, le conduisit précisément à proclamer qu’en la permanence du créé et de l’incréé, dans le flamboiement de la sainteté reconquise de l’Esprit, la prophétie législatrice n’était point close, ni scellée, que d’autres prophètes pouvaient advenir. «  Tout se passe alors, écrit Henry Corbin, comme si une voix se faisait entendre à la façon dont se ferait entendre au grand orgue le thème d’une fugue, et qu’une autre voix lui donnât la réponse par inversion du thème. A celui qui peut percevoir les résonances, la première voix fera entendre un contrepoint qu’appelle la seconde et d’épisode en épisode, l’exposé de la fugue sera complet. Mais cet achèvement, c’est précisément cela le mystère de la Pentecôte, et seul le Paraclet a mission de le dévoiler ». Le but du voyage est le voyageur, mais non pas le voyageur tel qu’il fut et chercha à se fuir mais le voyageur dévoué, selon la formule de Plotin « à  ce qui est en lui plus que lui-même ». Le voyage répond à ces questions plotiniennes : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Où allons-nous ? D’où nous vient la libération ? » Pour Plotin, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Hadot, « l’âme est d’origine céleste et elle est descendue ici-bas pour un voyage stellaire au cours duquel elle a revêtu des enveloppes de plus en plus grossières, dont la dernière est le corps terrestre », si bien que dans notre voyage la fin devient le commencement et le retour est l’origine même.

Entre le ciel et la mer, entre le sensible et l’intelligible, entre le créé et l’incréé, entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui fut et ce qui doit être, ce ne sont plus des discords, des « problématiques » qui surgissent mais de beaux mystères qui se déploient, se hiérarchisent et se nuancent. Nous devons à Gabriel Marcel cette parfaite distinction du mystérieux et du problématique : « Le problème est quelque chose que l’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est, par conséquent, de n’être pas tout entier devant moi. C’est comme si dans ce registre, la distinction de l’en-moi et du devant moi perdait sa signification ».

De la nécessité du dépassement du problème par le mystère et du mode opératoire de ce dépassement, nul sans doute ne fut mieux informé que Novalis : « Si vous pouvez faire d’une idée une âme qui se suffise à elle-même, se sépare de vous, et vous soit maintenant étrangère, c’est-à-dire se présente extérieurement, faites l’opération inverse avec les choses extérieures et transformez les en idées. » Si le problème, n’est jamais, selon la formule de Gustav Thibon qu’un mystère « dégradé », le passage de la sédentarité profane au nomadisme sacré nous ouvre à la vérité du « Logos intérieur » qui nous traverse et nous invite aux traversées. Ce passage toutefois peut-être aussi discret qu’éclatant. «  Ce sont, écrit Jünger, les grandes transitions que l’on remarque le moins. ».

Le passage de la chevalerie héroïque, inscrite dans l’Histoire, à la chevalerie spirituelle qui ne connaît plus que des événements sacrés, des événements de l’âme, ce passage de la prophétie législatrice à l’amitié divine, peut aussi bien s’opérer comme une rupture radicale, ainsi que ce fut le cas dans la « Grande Résurrection d’Alamût » des Ismaéliens qui proclamèrent l’abolition de la Loi exotérique, que par des transitions presque imperceptibles. Si Ibn’Arabî, au contraire de Sohravardî, considère la prophétie législatrice comme scellée, et qu’il veut demeurer, au contraire des Ismaéliens, fidèle à la lettre de la Loi, il n’en annonce pas moins par son attente ardente, par son oraison devant le buisson ardent du sens, par son herméneutique amoureuse, une nouvelle manifestation de l’Esprit et l’advenue d’une clarté paraclétique.

Pour le voyageur « orienté », pour l’herméneute du Livre et du monde, quand bien même la totalité du sens est donnée dans l’ultime prophétie, récapitulatrice de toutes les autres, ce sens demeure encore caché et exige de nous que nous le délivrions de ses écorces mortes, que nous en accomplissions la gloire, par notre audace, notre attention et notre ferveur. «  Le salut par la contemplation, écrit Christian Jambet, est un salut opéré par Dieu dans l’intelligence du contemplatif ». Toute la tradition soufie, héritière de l’herméneutique du chi’isme duodécimain et septimanien s’accorde sur cette annonce, cette attente : à la prophétie législatrice doit succéder le Paraclet, le décèlement du sens secret, la transparition dans la conscience humain ordinaire d’une conscience subtile, d’une « ascension nocturne » vers la lumière à travers les états multiples de la conscience qui sont autant de signes, à déchiffrer, de la multiplicité des états de l’être. Qu’il soit à l’origine d’une rupture, d’une « témérité spirituelle » ou de ces imperceptibles transitions chromatiques ou musicales que favorise la contemplation, le voyage suppose que nous quittions ce monde où nous n’étions que la représentation du jugement d’autrui. Ainsi que l’écrit Mollâ Sadrâ : «  Je me libérai de leurs contestations autant que de leur assentiment, tenant pour équivalentes leur estime ou leurs injures et je tournais ma face vers le Causateur des Causes, je me fis humble, implorant celui qui rend aisée les choses difficiles. Comme je demeurais en cet état de retraite, d’incognito et de solitude, pendant un bien long temps, mon âme s’enflamma grâce à mes combats intérieurs prolongés, d’une flamme lumineuse, et mon cœur s’embrasa par la vertu des multiples exercices spirituels, d’un feu vif, et les lumières du Malakût effusèrent sur lui. Mon cœur reçut les secrets du Jabarût. » Ainsi, au voyage horizontal, qui va d’un horizon à l’autre horizon au voyage extérieur, qui nous éloigne du jugement d’autrui, doit succéder le voyage vertical, intérieur, qui nous donnera la clef véritable de l’extériorité, ou, plus exactement qui abolira toute distinction entre l’intérieur et l’extérieur et nous donnera accès au monde imaginal, au Jabarût.

Cette quête est si peu marginale que l’on serait presque tenté d’y voir l’un des enjeux majeurs de l’histoire humaine. Est-il ou non un voyage possible ? Quelle immobilité voyageuse pouvons-nous opposer à la sédentarité des représentations ? Quelle pérégrination peut surseoir à ce vagabondage ou pire encore, à ce tourisme qui transforme la chatoyante diversité du monde en un seul village médisant ? Au « tout est dit » s’oppose alors le pressentiment que tout reste à dire précisément parce que tout est dit, et que le Dire est voyage entre le créé et l’incréé.

Toute méditation sur l’origine suppose, lorsqu’elle ne se réduit pas une banale archéolâtrie, une eschatologie ; tout ressouvenir vole au vent du pressentiment. Croire que le Dire doit demeurer enclos dans l’administration vétilleuse de sa représentation, c’est idolâtrer l’archéon, vice au demeurant typiquement moderne, et nier l’eschaton qui est le véritable archéon de la métaphysique, de même que l’herméneutique est la véritable glorification et « salvation » de la lettre. Ne pas discerner l’orient de l’eschaton dans l’archéon lui-même, c’est refuser l’un et l’autre et finalement se soumettre à la doxa moderne, autrement dit à cette terrible idéologie du Progrès, qui, ainsi que le soulignait Péguy, révèle sa véritable nature fanatique, ou plus exactement fondamentaliste, en proclamant que « l’avenir reconnaîtra les siens ». L’anti-platonisme rejoint ainsi le fondamentalisme moderne, l’un et l’autre également acharnés à tuer, en même temps, la lettre et l’Esprit et à rendre impossible le langage, le tradere, qui conduit de l’une à l’autre .Ce qui s’oppose alors au fondamentalisme, ce n’est pas la modernité, qui est un autre fondamentalisme, mais bien la Tradition, ce voyage intérieur du tradere qui conduit le sens à travers la lettre et la lettre à travers le sens.

Refuser de traduire, refuser l’interprétation du sens qui est la condition de toute traduction, c’est refuser de transmettre. Etre fidèle à la Tradition, œuvrer la recouvrance de la lettre, c’est voyager, et même s’aventurer, non sans risques et périls, dans l’entrelacs du Logos. La signification schématique, la signification que l’on utilise, à des fins politiques ou instinctives, dans l’égoïsme individuel ou collectif, dans le culte du Moi ou du Nous, est pure idolâtrie. Au contraire, croire en la possibilité du tradere, c’est affirmer la réalité métaphysique et universelle du sens, qui n’est pas un problème mais un mystère. La seule possibilité de la traduction prouve la réalité du sens, de l’orientation de la pensée, de ce voyage vers les « lumière orientales ». Là où le jour se lève, dans le pressentiment d’une gnose aurorale, dans l’irisation de l’être à sa naissance, est cette fin du voyage où tout recommence. Qu’il soit subjugué par l’exotérisme dominateur, nié dans sa réalité, le sens qui oriente, le sens qui est invitation au voyage, exige bien de ceux qui lui veulent demeurer fidèles, un acte de rébellion.

Le rebelle est étymologiquement, celui qui retourne à la guerre, mais non pas, en l’occurrence, à une guerre à l’intérieur de l’Histoire, mais hors d’elle, non plus à une guerre qui est vacarme et destruction mais à une guerre silencieuse et germinative qui est celle de cette chevalerie spirituelle qui, dans un pressentiment paraclétique, doit succéder à la chevalerie héroïque. La grande guerre sainte de l’herméneutique reconduit à une solitude orphique, et ne dispose d’autres armes que son silence et son chant. Elle s’achemine vers le dénouement du sens, vers le pur secret du Logos. Le rebelle, dont Jünger sut admirablement définir l’éthique, n’est pas cet agité du bocal, ce publiciste hargneux et pathétique dont la modernité nous offre tant d’exemples, mais cet homme du retrait qui ose le pas en arrière au moment des marches forcées de l’Histoire, qui s’ingénie, envers et contre tous, à reprendre le fil de sa pensée lorsque tout conjure à la « distraction », au sens pascalien. Dans son retrait, le rebelle retrace le chemin parcouru et précise son orientation, tout comme le marin consulte le sextant, observe les signes du ciel et participe, dans l’intelligence sensible, du gonflement ou du claquement des voiles.

Les voyages dans le monde extérieur que décrit Hermann Melville sont ainsi l’exact équivalent des voyages dans le monde intérieur que décrivent Rûzbehân de Shîraz ou Farridodîn ‘Attar: «  Nous servons de fourreau à nos âmes, écrit Hermann Melville. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme, elle est plus resplendissante que le cimeterre d’Aladin. Hélas, combien laissent dormir l’acier jusqu’à ce qu’il ait rongé le fourreau lui-même et que l’un et l’autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d’un bric-à-brac guerrier, d’arsenaux vénitiens en ruine et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les tâches de rouille comme des ennemies ; par maints coups de taille et d’estoc il en maintient l’acier coupant et clair comme les lances de l’aurore boréale à l’assaut du Groenland. » Quitter les gras pâturages, la domestication de la nature pour s’aventurer sur la paradoxale aridité des mers, sous l’implacable souveraineté du ciel, n’est-ce point exactement la même chose que de quitter, dans la méditation d’un texte sacré, le sens acquis, subalterne, domestique, pour entrer dans une voie d’intersignes, de correspondances et d’analogies qui nous conduira vers « l’Ile Verte sur la mer blanche », dont parlent les mystiques persans, vers ce Groenland métaphysique où tout recommence ?

Les adversaires de l’herméneutique, qu’ils nomment du terme imprécis d’ésotérisme, ont beau jeu de faire valoir la folie ou le délire auxquels nous expose l’aventure, mais leurs arguties ne valent pas davantage que le « bon sens » des bourgeois qui eussent voulu dissuader Melville, Conrad ou Jack London de leurs voyages sous prétexte de « sécurité ». Au demeurant, ce que dénotent les « dangers » et la « folie » est moins l’éloignement de la mesure et de la vérité que leur extrême proximité. Le paradoxe du voyage et le paradoxe de l’herméneutique sont un seul et même paradoxe : une  gnosis, selon la distinction platonicienne bien connue, au-delà ou en marge de la doxa, de la croyance commune. L’herméneutique, ainsi que l’écrit Heidegger « marque le pas sur le même » ; il en est de même du voyage qui débute à chaque instant. A chaque instant, le voyageur est présent à lui-même et au monde pour mieux aller vers la présence des êtres et des choses. Un voyage, c’est une immobilité qui se quitte et se retrouve à chaque instant.

Alors que dans la sédentarité profane nous sommes requis et liés par des significations extérieures, que ce que nous sommes à nous-mêmes est conditionné par les représentations que les autres se font de nous, représentations au demeurant fallacieuses auxquelles nous peinons à correspondre autant qu’à nous arracher, le voyage nous restitue à cette immobilité du Soi qui subsiste, glorieuse, lorsque se détachent de nous les écorces mortes du « moi ». Semblablement, l’herméneutique quitte la doxa, où les Symboles subordonnées à des représentations ne sont plus que des objets narcissiques, des figures de propagande et d’autocongratulation religieuse, pour s’acheminer vers la gnosis qui est elle-même pur cheminement, interprétation infinie. L’herméneutique et le voyage sont une préférence pour ce qui est, autrement dit pour ce qui vogue à travers le temps. Le texte, pour l’herméneute, le monde, pour le voyageur, sont préférés au mutisme et au néant. Dignes d’attention, leurs entrelacs sont un principe de connaissance et de ferveur. La louange et la science s’accordent dans le déplacement, cette rupture qui est retrouvailles. De même que la gnosis rompt avec le sens commun, le voyageur quitte son paysage familier. Entre le texte poétique ou sacré (tout texte sacré est, dans son archéon, un texte poétique) et le monde dans sa diversité et sa splendeur, l’analogie est loin d’être purement formelle. Si le monde procède de l’entrelacs essentiel du Logos ou du Verbe, parcourir le monde, c’est le lire et tel semble bien être le dessein, et même l’obligation, de tout voyageur qui n’est pas seulement un touriste.

Toute herméneutique, celle des pas perdus comme celle des étymologies héraldiques, a pour horizon une herméneutique générale du monde où le Logos et le réel se révèlent obéir aux même lois, ou, plus exactement, à la même musique. Le voyageur joue des apparences qu’il traverse, des rencontres qu’il fait, comme l’interprète de sa partition ; et ses clefs de sol ou de fa indiquent la gradation entre le ciel et la terre. Le Logos incréé et le monde créé sont de même nature. Notre langage et le langage du monde loin d’être disparates s’accordent en une même écriture musicale infiniment graduée.

Le discord entre le langage du monde et le langage humain nous précipite dans l’insolite et le désenchantement, dans l’établissement conjoint des normes profanes et du relativisme (ou, plus exactement d’un dogme relativiste), dans la désespérance de l’intraduisible non moins que dans l’affirmation péremptoire de l’opinion. Ce discord est cette ultime défaite de la pensée qui nous prédispose au nihilisme car, séparant le créé de l’incréé, il creuse la béance du néant, mais sans même en faire l’expérience : tel est le nihilisme qui adore un néant qu’il n’éprouve point mais dont il fait une sorte de règle méthodologique aboutissant à un « ni Dieu, ni Maître » qui n’est plus libertaire mais « bourgeois » au sens flaubertien, Monsieur Homais se substituant à Proudhon ou à Stirner. Or préférer ce qui est à ce qui n’est pas, ce qui est dans l’unité des règnes à ce qui se divise, se désagrège et se disloque ; préférer ce qui est, dans son unité ontologique parménidienne (prouvée par le paradoxe de Zénon) ou dans son unité métaphysique telle que surent la dire et la célébrer les ismaéliens, c’est non seulement comprendre, mais œuvrer à l’unité du créé et de l’incréé. Si le monde est l’herméneutique de l’Un selon la théologie du Verbe, si l’unité est le caractère de ce qui est, selon Parménide, ce à quoi nous oeuvrons, dans l’interprétation des textes et du monde, œuvre à travers nous.

Pas davantage que le monde n’est un spectacle le texte n’est, à proprement parler, un objet d’étude. L’implication qui doit être incluse comme un épicentre, dans toute explication est une implication créatrice, une « participation » platonicienne. Nous créons le monde que nous nommons et qui se nomme à travers nous. Toute herméneutique est créatrice, oeuvrante, située sur la lisière du créé et de l’incréé. Ce monde que nous traversons, nous le créons, mais à l’intérieur d’une plus vaste création. Le discord entre notre langage et le langage du monde, cette disjonction ou cette déchirure du Logos dont toute pensée occidentale porte la trace depuis la fin de la « Renaissance » (et par cette suite de réactions en chaîne que furent la Réforme, la Contre-réforme, la Révolution et la Contre-révolution) demeure remédiable par la compréhension de la louange, par l’herméneutique du chant.

Le poème de Shelley, Epispsychidion qui célèbre « l’âme de l’âme », l’élévation de l’âme à une toujours plus haute, plus intense, plus ardente subtilité, exigera, par exemple, pour que la puissions saisir dans son « intention », une nouvelle phénoménologie. Les œuvres des poètes se sont éloignées mais ainsi que l’écrit Heidegger à propos d’Hölderlin, elles demeurent « en réserve ». Cette procession ascendante de l’âme, nous pouvons, en certaines circonstances heureuses, l’éprouver, mais nous devons aussi la comprendre, si tant est que nos modi essendi, nos façons d’être, qui nous accordent ou nous heurtent au monde créé, ne se laissent point séparer, sans désastres, des modi intellegendi, des modalités de notre intelligence, - cette intelligence que nous voudrions tournée vers scintillement matutinal de l’incréé, semblable à l’alouette chantée par Shelley :

 

« Je te salue, esprit allègre !

- Oiseau tu n’as jamais été -

Qui du ciel, ou d’auprès de lui,

Verse le trop plein de ton cœur

En accent jaillissants d’un art improvisé.

Plus haut encore, toujours plus haut,

De notre terre tu t’élances

Comme une vapeur enflammée ;

Ton aile bat l’abîme bleu… »

 

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros.

 

22:02 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Vingt et un ans avant, entretien, sur France Culture, avec Olivier Germain-Thomas, 2001.


01:21 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

04/01/2022

Hypnosophie de l'Europe, suite et fin:

267255950_1181216482284184_7761797172944166266_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Hypnosophie de l'Europe II et III

 

Dans l’une de ces nuits rouges, où les lumières artificielles de la ville sont prises dans les brumes, l’ombre s’est dissipée. Elle demeure cependant audible à l’esprit du Voyageur. Les noctambules sont rares. La Cité ressemble à un décor de théâtre ou encore à un vaste appartement. Le Voyageur s’y trouve chez lui. Il quitte son grand salon, la Place du Capitole, pour s’aventurer vers les chambres d’amis, du côté de Saint-Etienne.

L’Ombre : Cette nuit empourprée par on ne sait trop quelles chimies modernes, cette nuit sans étoiles semble propice à parler de l’hypnosophie de l’Europe, à s’interroger sur cette Europe endormie, peut-être d’un sommeil artificiel, ou se tournant et se retournant sur elle-même comme un dormeur tourmenté. Vos poèmes et vos essais, cher Voyageur, évoquent souvent l’aurore et l’Orient, ces fraîcheurs matutinales où de rares moments de lucidité nous sont offerts avant que nous ne retombions dans les gestes automatiques, les habitudes. Mais à vous suivre, je vous vois bien plus souvent acharné à des pérégrinations nocturnes…

Le Voyageur : Le plus sûr moyen de connaître le secret matutinal n’est-il pas d’aller jusqu’au fond de la nuit ? L’immense avantage de la nuit est que la plupart de nos contemporains y suspendent leurs activités motorisées, leurs parlottes, et qu’enfin on peut s’y entendre penser. C’est à dire laisser le monde se penser en nous. Nos contemporains feignent d’être fortement préoccupés par la qualité de l’air qu’ils respirent, et par toutes sorte de questions « d’environnement ». Mais qu’en est-il de l’air moral, de l’air spirituel ? Certaines activités humaines, avec les influences psychiques qu’elles dégagent, rendent la pensée impossible, comme elles rendent aussi impossible de ne penser à rien. Elles peuplent l’atmosphère de corpuscules perturbateurs, qui demeureront métaphoriques, si l’on veut, jusqu’à ce qu’un nouvel instrument de mesure vienne à en démontrer l’existence physique. Quiconque veut faire de sa pensée une respiration, doit vivre la nuit ou en haute-montagne ou en pleine mer. La nuit est notre haute montagne, notre pleine mer. Nous gravissons la nuit comme un Everest, jusqu’à la clarté neigeuse du petit matin. Ou bien nous naviguons sur elle, nous laissant porter par des courants. La bêtise, la goujaterie, l’hystérie, l’agressivité laissent dans l’air ambiant des fluorescences délétères que le nuit apaise : vous me ferez l’amitié de ne pas voir dans cette observation la marque de l’esthète « hypersynesthésique » que certains s’obstinent à voir en moi. Si toutes les grandes civilisations traditionnelles jugèrent bon de consacrer certains espaces à la méditation et à la pensée, c’est bien que certaines conditions leur sont requises, - conditions qui, de nos jours s’assemblent de plus en plus rarement. Tout conjure ardemment à nos débiliter, et il ne sert à rien, strictement, de parler de la grandeur de la France, par exemple, si l’on omet de favoriser les conditions nécessaires à la pensée. Or qu’est-ce que la pensée ? Etymologiquement, la pensée est la juste pesée, la balance divine du sensible et du suprasensible. Où et quand pouvons-nous percevoir l’équilibre subtil entre le sensible et le suprasensible ? Quel est l’espace moderne, le lieu de travail ou de distraction qui ne soit pas le saccage systématique, le saccage matérialisé de cet équilibre ? Un homme politique nous propose sa formule : «  Travailler plus pour gagner plus ». Si le néant choisissait de se dire en mots, il ne ferait pas mieux. Nous devons à la superstition de l’économie cette radicale séparation d’avec le réel, cette projection dans le n’importe quoi et le rien du tout dont il est d’autant plus difficile de revenir que nous n’avons plus même les mots pour dire ce qui nous manque. Il nous reste la nuit, où les travailleurs et les gagneurs dorment de leur sommeil de brute. La nuit où l’on perçoit le basculement des temps, la nuit qui n’est ni noire ni uniforme, mais foisonnante, pleine de gradations, de drames, de beautés laissées à elles-mêmes, d’architectures redevenues vivantes, de pierres grenues et de lierres brillants, d’arbres murmurants, de souffles soudains, et quelquefois d’être humains plus ou moins errants qui ont à nous dire ce qui poigne leur cœur ou dérive dans leur âme. La véritable misère, ce n’est pas d’être en exil, d’avoir vu un monde disparaître, c’est de ne plus avoir les mots pour dire ce qu’il faut. Ce qu’il faut, c’est-à-dire ce qui défaille, ce qui manque, et nous retrouvons là, chère Ombre, la grande question hölderlinienne : «  A quoi bon des poètes en un temps de manque ?  ». Si les poètes sont, il va sans dire, pour nos classes moyennes globalisées, des bons à rien, ils servent cependant, en disant précisément ce qui nous manque, en nommant la faille, et cette vertigineuse espérance qu’elle nous laisse entrevoir. Qu’y a-t-il derrière le « mur du Temps » ? Ou bien, derrière le miroir du temps ? Je ne pose cette question que pour en connaître déjà la réponse. Je sais que derrière le miroir du temps, qui, pour les poètes est un miroir sans tain, il y a l’Ether ! Le grand poème d’Hölderlin A l’Ether, dit presque tout ce que nous devrions savoir :

«  Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde

Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel

Nous foisonnons au sol, et notre avidité, en vain

Parcourt, ô noble Ether, toutes les zones de ce monde,

Tant le désir nous presse d’habiter dans tes jardins… »

Si l’Europe n’est pas toute entière contenue dans cette adresse à l’Ether, pardonnez-moi, mais elle n’est rien, autrement dit, elle n’est qu’une « communauté économique », c’est à dire une abstraction, qui nous prive en même temps de la singularité et de la nation. Les poèmes d’Hölderlin ne sont pas du « travail du texte », appellation dont les cuistres cauchemardesques insultent certaines œuvres de l’Esprit ; ces poèmes ne sont pas même de la littérature : ils sont des prières. Et des prières que je persiste à croire opératives. Aux Parques, Hölderlin adresse ces mots : «  Un seul, un seul été… Faîtes m’en don Toute-Puissantes ! Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir… » Si les prières demeurent sans réponse, c’est que nous ne les avons pas entendues. Souvenons-nous de cette abyssale vérité que nous divulgua, jadis, la théologie dionysienne de Maître Eckhart, d’Angélus Silésius : «  Si je ne puis exister sans Dieu, Dieu non plus ne peut exister sans moi ». Les prières à Dieu, ou aux Dieux, peu importe, ce sont les hommes qui doivent les entendre.

L’Ombre : Vous dites « Dieu ou les Dieux, peu importe ». N’est-il donc pour vous aucune différence notable entre le Christianisme et le paganisme ?

Le Voyageur : Le  « seul été », dont parle Hölderlin est-il chrétien ou païen ? Je pourrais disserter sans peine jusqu’au petit matin des différences entre le christianisme et le paganisme, tous les arguments ont déjà été donnés, ils sont rangés, chacun peut s’en servir, après deux après-midi de lecture dans une bibliothèque publique. Mais sans oublier que s’il est un seul Christ, il y a tout de même maintes sortes de christianisme ; et le paganisme est une notion des plus vagues, si vague qu’elle se dissout sitôt que l’on veut s’en emparer. Seule est certaine la prière. Et de l’Europe dont nous songeons dans la nuit, qui n’est chrétienne que parce qu’elle fut païenne, catholique, que parce qu’elle fut romaine, ce n’est point, ou pas encore, la forme que j’entrevois, mais un ressac… Je dis volontiers à mes amis païens que le catholicisme médiéval tenait en lui une vigueur du génie antique qui s’est perdue depuis lors, surtout chez les mécréants. Et comment ne pas voir qu’un dominicain, par exemple, demeure aujourd’hui bien plus proche d’un stoïcien, d’un pythagoricien que de n’importe quel excité d’une quelconque secte protestante fondamentaliste ? Mais ne nous égarons point dans l’historiographie en cette nuit où je vous parle sans vous apercevoir, nous avons mieux à faire.

La prière est antérieure. Ce sont les religions qui naissent de la prière et non l’inverse, - mais quelle inconséquence, dire les religions, comme un vulgaire journaliste, alors qu’il n’en est qu’une, celle dont parlait Joseph de Maistre. J’ajoute enfin qu’il n’est pas bien gênant d’être païen pour les chrétiens et chrétien pour les païens. «  Gibelin pour les Guelfes, Guelfe pour les Gibelin » écrivait Montaigne. Ce que nous sommes, au demeurant, importe peu. Je me lasse assez vite de ces auteurs qui retracent en long et en large les causes et l’évolution de leur appartenance religieuse, qui ne pensent « qu’en tant que », et font de leur conversion des sujets de roman. Que nous importe pourquoi ils en sont venus à croire ! N’est-ce point, là encore, rabattre le spirituel dans le psychique ? Les Chinois disent : « Lorsqu’on lui montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt ». La façon dont le doigt fut manucuré ne m’intéresse guère. Après une période de narcissisme athée (« Ah que je suis bel athée en ce miroir ! »), nous revoici au narcissisme religieux : Que je suis beau chrétien, beau païen, beau musulman ! Que sont nombreuses les belles et bonnes raisons d’être ce que je vois dans ce beau manteau emprunté. Mieux vaut parler, un moment, ce bref moment de notre vie sur terre, en son propre nom, c’est-à-dire au singulier, fût-ce avec un nous de majesté. Mieux vaut ne pas trop vanter les appartenances spécifiantes, c’est une question de goût. Dans ma prière, dans le secret du cœur de ma prière, je ne convoque pas les journalistes ou les exégètes. J’écoute Hölderlin, j’espère le comprendre :

«  Nous nous jetons dans les flots de la mer, cherchant la paix

Par ses plus libres plaines, et notre extase fend l’heureuse houle

Et le cœur, des pouvoirs du dieu de la mer fait ses délices.

Mais c’est encore trop peu : il veut l’Océan plus profond

Battus de vagues plus légères… Ah ! Celui qui pourrait

Vers ces rivages d’or tourner la route du navire ! »

« C’est encore trop peu ! ». J’aime infiniment cette humilité, que d’autre nommeront orgueil. Ce monde est trop peu, il manque et nous lui manquons.  « Toute joie veut l’éternité » disait Nietzsche. Toute joie est tragique. N’est-ce point humilité que de vouloir son âme plus grande ? Sommes-nous vraiment en des temps qui justifient l’appartenance religieuse, le signe extérieur ? La Providence ne nous a-t-elle point jetés à dessein dans ces incertitudes, pour éprouver en nous la vérité de ce que nous pouvons espérer et croire ? N’a-t-elle point à dessein réduit notre religion à une prière pour nous donner la mesure de ce qui nous manque ? Quelles magnifiques retrouvailles pouvons-nous alors espérer !

«  Mais tandis que je rêve de monter aux lointaines vagues

Où tes flots bleus cernent des rives inconnues

Ton murmure descend des cimes du verger en fleur

O noble Ether ! C’est toi qui calme l’élan de mon cœur,

Et je consens à vivre encore avec les plantes de la terre. »

C’est au plus lointain, au noble Ether de nous rendre sensible le plus proche ; c’est de l’autre côté, de la faille du miroir sans tain, que percevons « l’air qui donne l’âme » et tout ce qui « déborde et coule avec violence dans les veines de la vie ».

L’Ombre : La vie ? M’en accorderez-vous l’augure ? La vie me semble parfois une notion fallacieuse.

Le Voyageur : N’est-ce point parce que vous pensez que votre vie dépend de la mienne ? Mais qui sait ? Peut-être est-ce ma vie qui dépend de la vôtre ? Ou peut-être pourriez-vous errer à votre guise. La nuit, que devenez-vous ? Et même par les jours de brumes, vous vous dissolvez dans l’air. Je vous parle, je vous entends, mais qui sait si vous n’êtes pas à des années-lumière, ombre fugueuse, à suivre les écharpes les constellations ? Et quelles sont vos affinités avec L’Echarpe d’Iris, avec l’arc-en ciel ? Mais la vie, je vous accorde qu’il ne vaut rien d’en faire une « notion », et moins encore un « idéal ». Défions-nous des « religions de la Vie ». L’hybris biologique des Modernes m’épouvante. Au demeurant, comment ne pas voir, comme savent les poètes, que tout est vivant. Mais la vie humaine, la vie unique, la vie irremplaçable d’une conscience, cette vie tragique, cette vie offerte à la suavité et à la transfiguration, cette vie est précisément plus que la vie, elle est le signe d’une transcendance. Telle est bien la limite de l’idéologie écologique. Certes, tout se tient, tout est vivant, mais à divers degrés de correspondance et d’intensité. La vie de l’esprit n’est pas la même, en intensité et en différenciation, que la vie d’une amibe. Il n’y a ni égalité, ni équivalence. Les artifices eux-mêmes participent de l’harmonie. Ne nous battons donc pas pour le respect de la nature mais pour la beauté de la nature. Dans la nature, c’est la beauté qu’il faut sauver, de même qu’il faut sauver la beauté de la vie. Et cette beauté vivante est le plus subtil, le plus ardent de toute chose, cette vivante beauté, n’est autre que l’Ether auquel Hölderlin adresse sa prière.

Ce qui manque aux Modernes, ce n’est pas la dialectique, ce n’est pas le sens du religieux, mais bien le sens des gradations. Comme si nous n’avions le choix qu’entre la tyrannie et l’anarchie, alors que l’une est exactement la condition de l’autre, toujours et partout. La vie ne nous importe pas en tant que totalité, mais en tant que gradation infinie, et ainsi de nos émotions. Permettez-moi de vous citer encore Hölderlin : « L’enthousiasme comporte des degrés. De la simple gaieté, échelon sans doute le plus bas, jusqu’à l’exaltation du général qui, au plus fort de la bataille, en toute lucidité, conserve le pouvoir de son génie, il existe des gradations infinies. Monter et descendre ces degrés, telle est la vocation et la volupté du poète. » Mais que sont devenues nos joies en ces temps de morosité et de dérision ? Aplaties, nivelées, réduites au plus petit dénominateur commun, elles n’inspirent plus rien, sinon le dégoût. D’où le mépris que nos contemporains ont pour la joie d’autrui. Ce tiède bonheur, dont ils se veulent les organisateurs, n’a pour la joie que le regard de la douairière puritaine pour la gourgandine. Où sont joies qui éclatent, les joies conquérantes, les joies spirituelles et éternelles, qui emportent avec elles, dans l’ascension, toutes les nuances sensibles ? Toute la propagande moderne veut nous convaincre que la joie est absurde, qu’elle est néfaste, ou ridicule. Toute cette propagande se fait de la mort une arme ; elle ricane : « bientôt nous serons morts ». Elle voudrait que nous vivions déjà morts, pour la mort. Cette propagande déshabille la vie pour en vêtir le cadavre que nous serons. Mais quelle étroite conception de la vie et de la mort. A cent mille lieues au-dessus de ces misères arrogantes, Hölderlin :

« Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !

Vers toi je descendrai, les mains sans lyre et l’âme

Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,

J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez ! »

C’est bien de cette joie, la seule, que les Modernes veulent nous priver en nous arrachant au Tragique pour nous jeter pêle-mêle dans le parc d’attraction universel, où tout vaut n’importe quoi.

L’Ombre : Bien des esprits seront rétifs à l’éloge de l’héroïsme qui point en vos propos. Pourquoi ce ton martial, en parlant de la joie, qui est douce ?

Le Voyageur : Nous ne choisissons pas l’héroïsme, nous sommes ses élus, pour le meilleur et pour le pire. Mais quelle vie vivons-nous si nous ne voyons pas qu’elle est, à chaque instant un combat, pour, justement, préserver notre paix, cette profonde paix, cette ressource d’intelligence et de joie, inépuisable ! La fonction héroïque est servante ; le chevalier doit servir l’Esprit-Saint, qui est une effusion de sérénité lumineuse. La sérénité ardente se conquiert, elle n’est pas donnée : c’est le propre de la condition humaine. La question, sans doute n’est pas celle du combat mais celle de la cause du combat. Se battre pour la place de parking, pour sa retraite, pour une maison de campagne, se battre pour son confort et pour son argent, on s’y accorde, dût-on subir mille offenses, et s’y ennuyer à périr. Seuls les combats pour la beauté et la grandeur laissent les Modernes véritablement dubitatifs, inquiets ou hostiles. A chacun son héroïsme. Le plus bel héroïsme est souvent le moins discernable. Je connais de véritables héros, et héroïnes, qui donnent à chaque seconde leur vie pour une vie plus haute, dans la plus grande discrétion. Les grandes âmes sont invisibles.

L’Ombre : Invisibles ? Mais cet invisible dont vous parlez sans cesse n’est-il pas visible pour quelques uns ? N’est-ce point un invisible par destination ? Un invisible, autrement dit, qui choisit son invisibilité, comme une arme, un « bouclier de Vulcain » ?

Le Voyageur : Votre allusion quelque peu ésotérique, digne d’un ombre perdue dans la nuit, me charme. Le bouclier de Vulcain, en effet, n’est autre, qu’une figuration de l’âme du monde. Sans vouloir être byzantin, peut-être faut-il distinguer l’Invisible-visible du Visible-invisible (voyez où nous conduisent ces conversations nocturnes !). L’Invisible ne serait-ce point ce qui tend à devenir visible, autrement dit l’apparaître ? Le propre de ce qui apparaît fut d’être invisible avant la microseconde de son apparition. Or, le propre du réel est d’apparaître. Les Grecs nommaient les dieux : « Ceux qui apparaissent ». Cependant tout n’apparaît pas également à n’importe qui. Cette lueur bleu-vert sur cette grille de fer forgé, là devant moi, n’apparaît à nul autre que moi. Elle demeurera à jamais invisible, dans son caractère unique, à tous les autres humains, à jamais ! Il y a là quelque chose de vertigineux, qui suffit à donner à chaque seconde vécue une puissance numineuse, presque terrifiante. Lorsque nous sommes occupés à des tâches quotidiennes, le monde ne nous apparaît presque pas, nous naviguons à vue, avec quelques points de repère dans un vaste invisible par destination. Le monde se voile. Rien n’apparaît que ce que nous savons devoir être apparu. Mais révélation est l’instant où ce qui apparaît nous requiert, où notre attention se précipite en lui ! Rien ne s’oppose plus radicalement à cette apparition, à cette révélation que nos opinions sur le monde qui nous font croire qu’il peut y avoir de l’interchangeable, que les choses se répartissent en catégories, en quantités. Le propre de l’homme soumis au Règne de la Quantité, est de ne rien voir, de rejeter tout le visible dans l’invisible, de refuser cette invitation, cette sollicitation que l’invisible adresse au visible à travers l’attention humaine.

L’Ombre : Cette sollicitation de l’invisible, n’est-ce point ce que l’on nommait, autrefois, une civilisation ?

Le Voyageur : Autrefois, dites-vous…Vous avez bien raison de ne point m’épargner cette pointe de la nostalgie. Peut-être même n’est-il de civilisations que disparues. Il me souvient de la passion avec laquelle notre enfance et notre adolescence parcourut des bibliothèques à la rencontre les civilisations disparues. Les après-midi où nous échappions, avec quelques amis, aux corvées familiales ou scolaires, nous nous jetions dans les livres qui nous parlaient de la Grèce archaïque, de Sumer, de l’Egypte pharaonique, de la Perse zoroastrienne, de Brocéliande. Nous allions avec les Mages, avec les Druides, avec les Aèdes. Nous revivions les batailles, les fondations. Vers ces civilisations perdues nous pressait une curiosité avivée par le sentiment que nous ne vivions plus exactement dans une civilisation, mais dans une société. La différence nous apparaissait criante, si criante qu’il me semblait juste de vénérer les civilisations autant que de haïr la société. Je ne reprendrais pas ici la distinction entre culture et civilisation, plus spécieuse qu’éclairante, surtout en ce moment de notre histoire où la culture n’est plus que l’amas informe et confus du « culturel » où tout et n’importe quoi se confondent. Mais qu’une société, et même une société aux mailles étroitement resserrées, une société étouffante, puisse n’être plus du tout une civilisation, l’évidence m’en frappa d’emblée ! Ce réseau d’interdits et d’obligations, ce contrôle, cette économie tournée autistiquement vers son propre fonctionnement, cette « gestion de la gestion », ce cercle vicieux qui accroît jusqu’à l’horreur le sentiment d’inanité de toute chose, ce collectivisme dont le principal agent est l’illusion individualiste du consommateur, de l’électeur, du sondé, m’apparut d’emblée comme une réalité opaque d’une tout autre nature qu’une civilisation. C’est que la civilisation suppose un mouvement, un dessein qui nous conduit, par un processus d’hominisation, vers un accomplissement de la pensée et du style, à travers des disciplines artistiques ou intellectuelles et des exercices spirituels. Le propre d’une civilisation est d’être hiérarchique et discriminante, autrement dit, de faire la différence entre ce qui demeure et ce qui passe, alors même que ce qui demeure n’est pas destiné à demeurer identique, mais à se dépasser, à fleurir, dans la récapitulation vivante de l’antérieur. Une civilisation suppose qu’il y a des choses qui sont meilleures que d’autres, plus dignes de nos efforts. Et ces choses meilleures et plus dignes se traduisent par des œuvres de beauté, de politesse, par des espace de silence et de ferveur favorables à la pensée.

L’Ombre : En viendriez-vous à nous faire l’apologie de la hiérarchie et de la discrimination ?

Le Voyageur : Il faut oser de temps à autre quelques mots bafoués ou maudits. Certains mots ont, comme on dirait, mauvaise presse. Il suffit de les avancer pour susciter la réprobation générale. Le politiquement correct en viendra prochainement à revoir le dictionnaire, pour le conformer à la réalité fictive démocratiquement instaurée par l’Opinion. Nos censeurs, nos inquisiteurs, faute de pouvoir s’exercer sur la matière humaine, ne détestent pas quelques rafles dans notre vocabulaire. Ces rafles s’ajoutent au déjà sensible appauvrissement. Le mot « hiérarchie » à déjà été guillotiné et le mot discrimination fusillé, jusqu’à ce qu’on l’empaille, le naturalise pour le resservir en « discrimination positive ». Il n’en demeure pas moins que toute pensée ne fait rien d’autre que hiérarchiser et discriminer. Quel que soit le sujet dont elle s’empare la pensée hiérarchise, elle choisit, elle définit. Penser, c’est penser que tout n’est pas égal. Les joutes verbales de Pascal, dont témoignent Les Provinciales ne sont pas, toute polémiques qu’elles fussent, équivalentes d’une baston à coups de battes. La différence est définie par la civilisation dont la vocation est de préférer la prose de Pascal au pitt-bull. La civilisation est un choix ; à nous de l’aimer ou de la haïr, de la vouloir perpétuer ou abolir. Ces pédagogues, ennemis de toute discrimination et de toute hiérarchie, qui se lamentent sur la « violence » faites aux élèves par la culture humaniste, violence abominable, il est vrai, allant, vous imaginez, jusqu’à faire apprendre par cœur une déclinaison latine ou un poème de Ronsard, voire quelques dates de l’Histoire de France, ces pédagogues, mal nommés, qui demandent à ce que l’on respecte les cultures, fussent-elles la duplication pure et simple de la niaiserie publicitaire, ces pédagogues si gentils, si conviviaux, le masque ôté, apparaissent pour ce qu’ils sont : les ennemis de la civilisation et les garde-chiourmes de la société.

Là où toute civilisation traditionnelle allait vers l’accroissement de la maîtrise des formes, l’affinement du langage en tant qu’instrument de perception du réel, le Moderne, ennemi de la hiérarchie et de la discrimination, va exactement en sens inverse, vers le babil, l’infantilisation, le servage, la barbarie, il dévale la pente, gravie durant quelques millénaires, il dilapide l’effort d’innombrables générations à rendre possible cette pure merveille : un homme libre. Mais qui désormais veut être libre ? Personne. Chacun tient à son Opinion, autour de laquelle il tourne comme un âne attaché à son piquet. Chaque mot qui disparaît de l’usage de la langue française est une possibilité d’être libre assassinée, un pan du réel évanoui, un sens arraché, une nuance écrasée. Nous sommes condamnés à vivre de plus en plus dans le vacarme, les couleurs criardes, les lignes simples. Adieu la lumière qui mousse, comme disait Rimbaud et l’ombre bleue des amandiers qu’évoquait André Suarès. On nous parle de respect, mais il n’en est plus, sinon dans la peur. Le propre d’une civilisation est de se déployer et de mourir. Le propre d’une société est de proliférer indéfiniment, d’ignorer l’horizon tragique de sa propre disparition comme la beauté d’aube de sa naissance. La société est superstitieuse : voyez comme elle évite ou proscrit l’usage de certains mots ; rien d’étonnant, puisque la société est une superstition, elle est cette superstructure qui survit à la disparition de la civilisation. La civilisation est morte, subsiste la société, mais cette subsistance n’est pas une vie, pas même une survie : une superstition, une fiction macabre.

L’Ombre : Pire que mélancolique, je vous vois désespéré, mais sans doute est-ce cette nuit rouge, cette atmosphère à la fois viciée et fiévreuse, qui vous envahit. Vous retrouverez, au matin, avec les premiers croissants près de la gare, votre belle humeur !

Le Voyageur : Je ne m’en voudrais pas de vous contredire. Rien n’est moins désespéré que les propos que viens de vous tenir. Voir dans la société la carcasse morte de la civilisation, enveloppe d’insecte desséché, sans poids, aux mandibules brisées, n’a rien d’attristant, je vous assure. La lucidité est à elle-même sa propre récompense, et elle n’est pas mince ; elle nous donne, par exemple, la joie de cette conversation, que redouble la joie de savoir que ce qui nous opprime n’est pas vivant, le réconfort de savoir que nous n’aurons pas à exercer contre elle une cruauté contre le vivant. Quant à la vie enfuie de la civilisation, elle est vivante par essence, elle est ailleurs, mais vivante, en suspens et nullement réduite à la mort. Elle est ce soleil que nous ne devinons pas encore, mais que nous pressentons. Et comment serait-elle morte alors qu’elle circule dans nos phrases, disponible à nos songes, à nos desseins, comme aux plus belles aurores de l’humanité ? Le tragique et la joie sont liés d’une amitié de longue date.

L’Ombre et le Voyageur sont gagnés par le silence, comme si leurs songeries accordées s’abîmaient dans la remémoration de cette amitié immémoriale. Ils se taisent, et marchent quelques heures vers le matin qui verse peu à peu du bleu pâle dans la nuit rouge.

 

250797152_561553961941860_5019370786936527097_n.jpg

III

 

Le soleil est assez haut : l’ombre s’est revêtue de visibilité, même si les matinaux croisent encore quelques noctambules attardés. Dans l’air, un sentiment de victoire. Le Voyageur et son Ombre ont laissé derrière eux, dans le bonheur, la nuit ensanglantée. Oserons-nous dire que les oiseaux chantent ? Ces créatures duveteuses, qui avivent l’air, changent les arbres en instruments de musique, valent bien un modeste sacrifice au lieu commun poétique.

L’Ombre : J’ai gardé le silence jusqu’au matin, jusqu’à cette douceur du rayon sur le visage et sur la paume que vous êtes seul à percevoir, avant de vous entreprendre à nouveau sur le bouclier de Vulcain, symbole héliaque, mystère virgilien.

Le Voyageur : Et comme vous eûtes raison ! Et raison de cette belle raison, qui nous aile de confiance, dont parlait Valery. La raison, je m’en voudrais de ne pas l’évoquer, dans la langue des oiseaux : ô raison, prière de l’Intellect, Logos ensoleillé ! Oraison ! Il n’y a que les Modernes, qui en firent une déesse, pour la mépriser. Pour nous qui savons que la raison n’est qu’un attribut du Logos, une profondeur du Verbe, loin d’être une idole, autour de laquelle masser des foules, loin d’être cette certitude, la raison est insaisissable et enchanteresse comme ces chants d’oiseaux qui nous entourent à présent, et que feront taire, hélas, dans peu de temps, le bruit des automobiles. L’insaisissable raison ! Nous n’apprenons jamais que de l’insaisissable… Comment mieux parler de l’Ame du monde qu’au matin, dans ce sentiment d’insaisissable raison d’être de toute chose offerte, comme pour la première fois, à nos sens et à notre entendement ?

Une civilisation, Chère Ombre, si je ne puis, ni ne veux, la définir par des critères rigoureux et parfaitement axiomatiques, m’apparaît comme une relation particulière avec l’Ame du monde, ou, plus précisément, elle m’apparaît fondée par cette relation. Encore faut-il discerner ce qui nous sépare de l’Ame du monde pour parcourir le chemin vers elle. Et ce qui nous en sépare, nous l’évoquions cette nuit, n’est autre que la société, l’insecte mort. Il y a dans le livre de Gregor Von Rezzori, Sur mes traces, quelques pages aiguës sur les classes moyennes, ces Philistins, toujours vexés, toujours offensés, toujours agressifs qui sont l’armature de la société qu’aucune véritable civilité n’anime plus. «  Le vainqueur, écrit Gregor Von Rezzori, est enfin désigné. Ce n’est pas – comme on le souhaitait ou le redoutait – le prolétariat uni mais le petit bourgeois qui ne cesse de s’en prendre à ses pairs, toujours vexé, toujours envieux, toujours à vouloir s’imposer et à vouloir être plus malin que son voisin. C’est à lui qu’appartient le monde… ». Ce petit bourgeois a pour caractère constant, mais encore amplifié par son triomphe, que tout ce qui nous importe l’indiffère, et que tout ce qui nous indiffère lui importe prodigieusement. Le plus grand abîme désormais nous sépare de nos voisins. Nous parlons radicalement une autre langue. Nous sommes dans un exil profond : rien de commun ! Ce n’est plus une différenciation, c’est une brèche ontologique. Pour l’immense majorité de nos contemporains, la civilisation est un épiphénomène négligeable, une fiction balayée par la triomphante subjectivité. Non seulement, il n’y a plus rien à attendre de Homère, de Virgile, mais ces noms évoquent un « mal » dont la publicité, les comiques, la consommation, les musiques d’ambiance sont destinées à nous guérir. L’homme moderne sera un homme tout neuf, ripoliné, policé, propret, visant à la perfection du clone ou de l’appareil ménager, tout entier présent dans sa « mémoire vive » cybernétique, efficace, travailleur, traquant l’oisiveté pour la peupler de spectacles médiatiques, de jeux d’ordinateur : surtout ne jamais être laissé à soi-même et au monde ! Le mot d’ordre du moderne est bien : guerre à l’otium, cette grande vertu stoïcienne.

Qu’ils soient de droite ou de gauche, nos politiciens réprouvent également l’oisif, non seulement car il est « non-productif », mais aussi et surtout à cause de l’espace-temps que déploie le génie de l’oisiveté. Tel est l’immense différence entre l’Ancien et le Moderne. L’Ancien tenait l’otium pour un bien, autant que le Moderne le tient pour un mal. Nous ne parlons plus la même langue, nous ne parlons plus de la même morale. Or l’otium, l’oisiveté, est, pour moi, la principale raison d’être de l’être humain. L’otium est la condition de l’œuvre. L’auteur d’une œuvre est d’abord un homme qui eut assez de caractère et de courage, pour créer les conditions de l’otium sans laquelle l’œuvre la plus modeste demeure une rêverie. Il faut creuser cet espace limpide, cette distance, ne pas céder aux sollicitations pressantes de l’activisme, de la cupidité, de l’abrutissement collectif, trouver les eaux planes, sereines, au cœur même du terrifiant typhon de la bêtise, pour que l’œuvre songée devienne peu à peu une réalité. Je mesure l’intérêt des œuvres, leur beauté, leur séduction, à cet espace intérieur qu’elles sauvegardent, à ces eaux limpides qui semblent miroiter en elles comme le témoignage de la belle oisiveté de l’homme qui les créa.

L’effroyable notion de « travail du texte » inventé par les Philistins de la culture n’eut sans doute d’autre raison que de nous arracher à la promesse des sérénités limpides, de nous mettre au pas de l’Histoire, de nous prolétariser ou de nous embourgeoiser, en nous transformant peu à peu en agents du « culturel ». Car telle est la ruse de la société, ruse reptilienne, d’abolir la civilisation tout en faisant la promotion permanente du « culturel ». Ce vide qu’elle crée, elle le remplit avec de la bourre. Le « culturel » est le véritable bourrage de crâne, - étant « culturel », bien sûr, tout ce qui n’est pas élitiste tout en l’étant juste ce qu’il faut pour satisfaire la vanité de ses utilisateurs et de ses consommateurs. Rien n’est plus démoralisant, pour un écrivain ou un véritable artiste que le spectacle de ces zombis en déshérence dans le « culturel », ne goûtant rien, obséquieux aux « spécialistes », vindicatifs aux esprits libres, n’oubliant jamais de marquer leur différence par rapport aux supposés « défavorisés » qui préfèrent lire L’Equipe plutôt de Christine Angot ! Le « new-âge » lui-même, ce tourisme « spiritualiste » comme il existe du tourisme sexuel, paraît, à le comparer avec ces attristantes obligations, presque rafraîchissant. Dans le monde « culturel » tout le monde est toujours vexé, tout le monde incarne le « bien », tout le monde se satisfait de sa colossale ignorance, de sa massive incuriosité, tout le monde commente les mêmes livres au même moment, pour les oublier aussitôt, tout le monde est bien content d’être comme tout le monde. Ce qu’Heidegger nommait le « règne de l’On » connaît là, à n’en pas douter, l’une de ses réussites formelles les plus parfaites. Que dire, sinon que le cœur n’y est plus, ni l’âme ! Dans le monde culturel chacun se croit intelligent en étant désabusé ; c’est l’école des « démystificateurs », des fines bouches par palais interposés. Ces petits despotes de ont leurs goûteurs : les critiques du Monde, par exemple. Ils savent ainsi ce que leurs entrailles délicates pourront recevoir.

L’Ombre : Vous vous emportez ! Que ne me parlez-vous de l’Ame du monde !

Le Voyageur : Cet emportement, comme vous dites, je reconnais bien volontiers son caractère subalterne. Mais pour voir, il faut se débarrasser de ce qui bouche la vue. Reconnaissez qu’il n’est pas inutile de distinguer ce qui brille par son absence, la civilisation, de ce qui comble cette absence avec l’inepte. En jetant le bourrage, nous faisons briller l’absence, nous faisons advenir de la lumière. Cette civilisation disparue, je ne veux point la remplacer par quelque chose d’autre. Je n’aime pas les produits de substitution. Ce vide, je le veux, tel qu’en lui-même : vide. Le vide appelle une espérance. J’aime à voir et faire voir l’inexistence de ce qui à disparu. J’écarte ce qui m’empêche de voir l’éclat de ce qui n’est plus, l’absence lancinante comme un appel. Permettez-moi ce paradoxe taoïste : que le vide est peut-être une plénitude. Disparue la civilisation française ! Volatilisée, la civilisation européenne ! Nous vivons dans des décombres faussement restaurées par du virtuel. Aux décors en carton, ou en hologrammes, je préfère les vrais décombres, avec l’odeur de la pierre humide ou pulvérulente. Vive ce vide qui nous fait voir où nous ne sommes pas, ce vide qui nomme, qui convoque ! Ce vide que je veux rejoindre est une vocation ! Loin de m’en plaindre, ce vide, je le salue ! N’est-il point la première aperception de la vérité apophatique de Dieu ? Il fallait que disparaissent nos civilisations pour que nous en venions à reconnaître ce dont elles naquirent : cette attention à l’Ame du monde, voyez que je ne m’écarte pas de votre question !

Tel est le paradoxe : tout a disparu mais tout demeure, mystérieusement intact, en nous-mêmes. Ce dont naquirent les dieux, les arts, la poésie, la civilité, demeure intact, indestructible. Il y a toujours le ciel, la terre, les hommes et les dieux. Toutes les formes sont lovées à l’intérieur. Rien n’est mort. Seule s’oppose à la renaissance ce faux-semblant « culturel », ce faux-semblant « social » qui nous trompe sur la véritable nature du vide. Mais d’humeur joyeuse, et pas seulement sarcastique, je pressens une plénitude qui serait aussi belle que le vide, une houle apportée par les syllabes d’or virgiliennes… Parlons donc de ce qu’il faudrait taire, récitons la Geste de nos poètes, autant que le loisir nous en est offert, nous souvenant que ce qui importe dans les œuvres gît dans le secret de ce dont elles témoignent, et qu’il nous appartient d’éprouver. Les œuvres des poètes, des métaphysiciens, ne renvoient pas d’abord à la littérature ou à la métaphysique, mais à une conscience secrète, intérieure, un or en fusion. C’est de choses vues, éprouvées, bouleversantes, décisives dont il est question et non de « formes littéraires » ! De ces choses vues, ravissantes et terribles, de cette foudre d’Apollon, de cet impondérable, de ce numineux – qui de toutes part échappe à la mentalité des gestionnaires – je vous le redis, naquirent les civilisations ! Le plus insaisissable est fondateur.

L’Ombre : En ces temps de préoccupations domestiques, économiques, technologiques, parler de l’âme du monde, n’est-ce point là encore une insolence, une incongruité ? Qu’est-ce que cette âme ? Et que nous importe-t-elle ? De quel vague à l’âme nous parlez-vous alors que l’époque, de toute évidence, est au pragmatisme ?

Le Voyageur : Mais c’est d’une vague dont je vous parle, d’une seule vague depuis l’origine de notre monde ! C’est tout le reste qui me paraît hypothèses vaines, superstitions, abstractions. Voyez l’affrontement, le David et le Goliath ! D’un côté ceux pour qui l’âme est une fiction et de l’autre ceux pour qui tout ce qui n’est point de l’âme est un leurre. Si je m’égare, si je divague, c’est avec l’humanité entière avant qu’elle ne tombât sous le joug des Robespierre, des planificateurs. Nous parlions de la civilisation européenne, mais l’ennemie de la civilisation désormais n’est autre que la société qui nous abstrait en même temps de l’histoire, de l’historialité, pour reprendre le mot de Heidegger, et du monde sensible, de la nature. Ce monde anesthésié, so middle class comme disaient les dandies du temps d’Oscar Wilde, ce monde climatisé, ce monde de privation sensorielle, ce monde qui détruit ses plus beaux paysages (crime impardonnable !), ce monde qui préfère la « croissance » économique à toute forme de civilité, ce monde torve et brutal, qu’est-il sinon un pacte ? Voyez bien ce qui nous est demandé en échange de cette abstraction pure qu’est l’argent : notre âme ! Ce ne sont point nos efforts qui sont récompensés mais notre avilissement, notre acceptation à vivre dans un monde sans âme. Qu’est-ce qui « rapporte » ? La plus grande énergie dévouée à la cause la plus inepte. Plus l’activité humaine est creuse, vaine, débilitante et crétinisante, mieux elle enrichit ceux qui s’y livrent. Pour bien vivre dans la société, il nous est demandé, ni plus ni moins, notre âme ! C’est Faust démocratisé ! Va où l’âme est l’absente et tu seras le roi du monde ! La ploutocratie étayée par les publicitaires, les présentateurs de télévision, telle est société, coalescence de cynisme et de goujaterie, qui a vendu son âme, telle est la société qui est devenue, sans ambages, l’ennemie déclarée de la civilisation, tel est le mécanisme qui anime les mandibules de l’insecte mort, du cafard-robot.

D’où l’impossibilité d’être réactionnaire, quoiqu’en veuillent certains, car revenir à une étape antérieure, ce n’est jamais que de remonter à l’envers le ressort du cafard-robot pour lui refaire parcourir le même chemin. Ceux qui réclament une société plus autoritaire, plus morale, plus solide, mieux ordonnée comme ceux qui veulent la société plus sociale, solidaire, conviviale ont-ils compris que la civilisation était ailleurs ? Ou bien veulent-ils achever de nous la rendre hors d’atteinte ? Les commémorations, plus que furtives, de Corneille, alors que nous avions droit, avec une régularité angoissante, à des cérémonies anniversaires en hommage à Coluche ou Claude François, remplacées depuis par de bien pires,  montrent assez à quel point la société, machine léthéenne, machine à fabriquer de l’oubli, s’est substituée à la mémoire, à la civilisation française. Etre rebelles aujourd’hui, ce serait lire Corneille, faire nôtres sa nostalgie chevaleresque, sa tendresse, sa violence et sa générosité. Mais dans le langage moderne, qui est, par définition antiphrastique, être « rebelle », c’est exactement être du côté du conformisme le mieux côté qui voit, par exemple, dans Corneille, un « raciste » ! « Rebelles » aujourd’hui est l’appellation que les gardiens de l’ordre se donnent à eux-mêmes, qu’ils soient de droite ou de gauche…Je vois dans l’idéal bourgeois d’une société policée un adversaire à peine moins radical de la civilisation que ne le sont les apologistes du vacarme, des classes bredouilleuses ou des émeutes urbaines. Ces deux bouts de la société marquent les frontières, ce sont les postes de douanes : la civilisation ne passera pas ! Aux yeux des modernes, la civilisation est définitivement haïssable, elle leur apparaît rugueuse, complexe, exigeante, alors qu’ils n’aiment que le lisse, le rénové, le joli. Toulouse, où nous déambulons ce matin, est hélas à peine mieux épargnée que Paris par cette compulsion à la réfection, à la « colorisation ». Il devient de plus en plus rare de trouver un café où s’attabler sans être offusqué par des enjolivements ridicules opérés par cette engeance attristante : les architectes d’intérieur ! Voici les murs saumons, les banquettes aubergines, ces lieux aplatis, sans recoins, exhibitionnistes, où toute méditation est impossible, strictement réservés à la middle class industrieuse ou touristique. La société fabrique le décor, ripoline l’espace, l’aseptise, le nivelle de telle sorte que toute émanation de civilisation y soit aussitôt détruite comme une mauvaise odeur, comme toute esquisse de musique intérieure est aussitôt annihilée par les musiques d’ambiance. C’est ainsi que la civilisation, qui est un commerce d’âme, ne peut plus être entrevue, désirée, que dans les espaces libérés, ou non encore occupés par le décor. Les livres, certains d’entre eux, ne sont pas les moindres de ces espaces qui, repliés dans les pages, sont prêts à bondir, à étendre leurs ailes, à nous restituer à une conscience ardente de la beauté de êtres et des choses. Ouvrez, par exemple Séraphitâ de Balzac : l’espace immédiatement est creusé jusqu’à la froide incandescence de l’Ether… Nous sommes rendus au monde dans toute sa hauteur et sa profondeur.

L’Ombre : Mais comment tenir ce paradoxe, non pas dans la logique, que je trouve infaillible, mais précisément dans l’âme, dans la vie ? Si la civilisation est hors de la société, comment vivre ?

Le Voyageur : Mais en étant au monde, tout simplement, avec l’ingénuité d’Ulysse ou la sapience de Saint-François d’Assise ! Cette marginalité extrême où vous me voyez n’est autre qu’une fidélité à la resplendissante et juvénile Sophia, cette Ame du monde que les hommes, durant quelques millénaires, eurent à cœur d’honorer avant de se dévouer exclusivement à l’idolâtrie des objets. J’en reçois une espérance infinie et suspendue, comme notre conversation…

Car voici « Midi le juste » ; l’Ombre disparaît, et le Voyageur demeure seul dans le suspens, dans la verticalité de l’aporie, et se souvient de Fernando Pessoa, « espérant éternellement des choses vagues ».

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria

17:52 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

03/01/2022

Hypnosophie de l'Europe, première partie:

 

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d’Algange

Hypnosophie de l’Europe 1

 

L’Ombre : Depuis Venise, nous nous étions perdus de vue. Mais que valent une ombre seule ou un homme sans ombre. Le temps a passé et je cherche en vain des mots pour dire ce passage…

Le Voyageur : L’homme sans ombre n’est-il pas celui qui a perdu les mots, un maudit ? Il ne retrouve son ombre, le monde et les mots qu’en regardant devant lui, en portant son regard vers l’Extrême Occident, guidé par le soleil qui derrière lui, témoigne du temps passé, et, peut-être, d’une certaine mélancolie. J’emprunterais deux mots au grand poète arménien Grégoire de Narek, qui naquit il y a un peu plus de mille ans, pour dire le secret du passage du temps. Ces mots sont « suavité » et « transfiguration ». La suavité est cette beauté du monde à l’instant où elle se détache d’elle-même pour on ne sait quel voyage. Non pas le moment où nous nous détachons du monde, ni le moment où le monde se détache de nous, mais ce moment de « crue murmurante », ce moment de « surabondance divine », où le bonheur d’être s’envole, où la beauté, en sa « sainte magnificence » quitte le monde pour nous faire signe… Derrière nous, le soleil est d’or, avec douceur, c’est l’automne. Nous percevons délicieusement, dans ces brusques coulées de fraîcheur qui viennent entre le fleuve et les arbres (car nous voici à Toulouse, au bord de la Garonne) ce moment. L’air est léger, nous respirons la rumeur des feuilles et notre mélancolie devient soudain l’écrin d’une joie presque lancinante, celle d’être là, et non ailleurs, dans ce monde voué à la disparition, et non point dans quelque utopie vengeresse ; dans la splendeur des contingences et non point dans un monde virtuel ; dans la tragédie et dans la joie et non point dans la fiction d’une vie génétiquement améliorée, abusivement prolongée. Seule, nous importe, à l’instant, l’immortalité de l’instant, dont rien ne peut nous déposséder… Derrière moi, le soleil s’apaise et toi, mon ombre, allongée, comme les personnages hautains du Gréco, tu me devances...

L’Ombre : Je devine que votre songerie, toute encline qu’elle semble à la mélancolie de ce beau jour d’automne, ne renonce point, pour autant, à ce que les cuistres nomment le « polémos ». En êtes-vous encore à croiser le fer avec l’esprit du temps, avec ces « Modernes » qui ne comprennent rien à vos propos ? Que ne parlez-vous à vos frères ! Et laissez aux ignorants leur ignorance !

Le Voyageur : Mais c’est avec ma propre ignorance que je m’entretiens, et non seulement avec mon ombre. Je ne pourfends que les opinions que j’eusse partagé, des idées qui rodent, comme des oiseaux de mauvais augure, autour de moi. Quelle terrible tentation que de bannir la tragédie et la joie. Toute fatigue en nous nous incline à ce bannissement. Quel monde rassurant, confortablement refermé sur lui-même, qu’un monde sans tragédie et sans joie, mais où l’on peut s’abandonner à la féerie publicitaire, et se défendre de tout par la dérision, le ricanement et la bonne conscience moralisatrice, moderne, de ceux qui ont « dépassé » les chimères anciennes ! Il n’est pas un château tournoyant, pas une citadelle, fussent-elles protégées par des milliers d’enchantements, qui ne soient aussi inexpugnables que la forteresse de l’individu moderne, armé de sa sacro-sainte dérision, multipliée par sa certitude d’être l’incarnation du Bien ! Il faut sans doute une sorte de témérité pour refuser de jouer ce jeu là. Voire une sorte d’absence de ruse, qui s’apparente, aux yeux de presque tous, à de la bêtise. Pourquoi pas n’importe quoi à la place de ce qui est (ce qui est, bien sûr, incluant tout ce qui fut) ? Pourquoi pas l’oubli pur et simple de tout ce que nous étions ? Que nous font Homère, la Bible, Shakespeare et Corneille ? Ne nous a t-on pas assez dit qu’ils appartenaient à un monde cruel, heureusement révolu ? Que nous importent l’Europe et la France, ces frontières funestes et hostiles au monde du merveilleux n’importe quoi ? Le Progrès ne s’arrête jamais, il est cette pandémie, cette grippe aviaire à laquelle nous devrions consentir, nonobstant notre ressemblance de plus en plus grande avec les oies et les poulets de batterie !

L’Ombre : Vous êtes incorrigible. Vous passez, en volte, de la mélancolie au sarcasme. Je vous crois plus moderne que vous ne le dites.

Le Voyageur : Sans doute ne puis-je m’empêcher de garder cette tournure de mon Maître, Villiers de L’Isle-Adam, qui dédia son Eve Future « Aux railleurs, aux rêveurs ». Mais nous sommes là au cœur de notre sujet et de notre temps commun : la création d’une humanité, non point artificielle, mais machinique. L’artifice est le propre de l’humain, et il n’y a que de farouches puritains pour faire la différence entre le naturel et l’artificiel. Je tiens même que c’est par nos artifices, nos arts, nos parfums, nos poèmes, nos vêtements, que nous nous rapprochons le plus de la nature, du faste et de la beauté de la nature. C’est par leurs kimonos que les femmes japonaises ressemblent à des fleurs, c’est par nos poèmes, comme le savait Victor Hugo, que nous nous apparentons aux pierres, aux arbres, aux océans. Tout ce qui est strictement inutile à notre survie biologique nous accorde à la générosité de la nature. Et la nature, qu’est-ce donc, sinon une manifestation de la Providence divine ? Mais c’est une toute autre chose que de fabriquer un hybride de machine et d’homme, que de sertir dans la chair, qui est l’incarnation de l’Esprit, des connections cybernétiques, comme l’envisagent aujourd’hui les nanotechnologies. Une toute autre chose aussi que de nous d’implanter des puces électroniques pour établir notre « traçabilité » ! La façon le plus expédiente, la plus sûre, d’échapper à la tragédie et à la joie, le Moderne l’a trouvé : se transformer en machine. Les machines peuvent tout, y compris reproduire nos programmes et nos réflexes biologiques, et elles pourront peut-être quelque jour écrire des dialogues d’un voyageur avec son ombre, dialogue du disque dur avec la clef USB, mais ce qu’elles ne peuvent, c’est ressentir la suavité, et vivre la transfiguration, marcher, comme nous faisons, au bord du fleuve, avec le cœur battant, avec le vertige des ressouvenirs.

L’Ombre : Je suis vous et je ne suis pas vous et je discerne la grande différence entre n’être qu’une ombre sur le mur de la caverne et en être réduit à l’objet de série, cette grande utopie moderne.

Le Voyageur : Vous comprenez exactement que la tragédie, c’est d’être unique, irremplaçable. La tragédie est que tout soit unique et irremplaçable. Pour effacer la tragédie, il faut effacer l’unique, accepter démocratiquement de se transformer en objet de série. La modernité n’est rien d’autre que cela : la fabrication en série… Fabrication en série de cadavres, fabrication en série de vivants, pour ne rien dire des objets. Le totalitarisme moderne n’est autre qu’un refus radical de la tragédie, la volonté de créer un monde où il n’y a rien à déplorer, un monde parfait. L’homme nouveau est un homme duplicable, - telle est l’horizon de l’égalité parfaite. Nous avons tort de ne pas prendre au sérieux les mots des modernes. Lorsqu’il nous parle d’égalité, le Moderne ne plaisante pas, il sait, par surcroît qu’il n’est pas d’égalité plus parfaite que dans la mort. D’où son acharnement aux massacres. L’anti-moderne n’est pas celui qui retourne à des « valeurs » plus ou moins anciennes, il est celui qui éprouve encore la suavité de l’heure, et l’espérance de la transfiguration, celui qui sait encore reconnaître autour de lui et en lui la tragédie et la joie.

Observez ce grand mouvement de contrition, cette haine de soi, ce reniement qui caractérisent l’Europe, comme si l’histoire humaine n’était constituée que de deux forces : l’Europe méchante et le reste du monde, un ensemble de victimes ! Quelle arrogance dans flagellation de soi-même ! Mais ce qui est nié à travers cette histoire européenne, qu’est-ce donc sinon le sens de la Tragédie. L’européen moderne veut rompre avec tout ce qui pourrait le relier encore à Eschyle, à Euripide, car en cette parenté gît le secret de sa fragilité. Mieux vaut, pour le Moderne, être un homme sans visage, un homme dupliqué, un homme égal, auquel tout est égal, qu’un visage offert, qu’une aventure intérieure pleine de périls et de déconvenues. Lorsque je vois cette progressive substitution du monde virtuel au monde réel, il me vient, tout platonicien que je puisse être, le désir de louer l’immanence, mais une immanence enchantée; l’immanence des fleurs et des brindilles les plus fragiles. C’est ainsi désormais que je vois la culture européenne, accusée de tous les crimes, comme le ressouvenir d’un printemps sacré, et, pour moi, d’un printemps français, d’une saison de l’âme dont je ne me résigne pas à ce qu’elle ne soit pas notre avenir, comme le printemps demeure, toujours, et par-delà l’hiver, l’avenir de l’automne.

L’Ombre : Moi qui sais quelques secrets de l’existence spectrale, j’entends l’Europe comme une voix bien lointaine, une Etrurie, voire une Atlantide, qui sera livrée, bientôt, aux aimables divagations des érudits. Savez vous que l’Atlantide, dont certains doutent même de l’existence, suscita, de toutes les civilisations, le plus grand nombre d’ouvrages ! Imaginons la postérité de l’Europe comme une borgésienne, une piranésienne bibliothèque de suppositions ! Certains supposeront même qu’il y eut, dans cette contrée étrange, un pays nommé « pays des hommes libres ».

Le Voyageur : Je gage que ces érudits susciteront l’indignation ou la moquerie. Ils devront à tout le moins être assez philosophes pour comprendre que toute vertu contient la vertu contraire et que les hommes les plus libres sont aussi les mieux livrés à la tyrannie. Tout se joue dans ce déplacement de la liberté. De particulière, c’est à dire de la liberté des hommes libres, devenue générale et majuscule, la Liberté devient l’auxiliaire fatale de la tyrannie. Le Tyran est toujours celui qui nous libère collectivement de notre liberté particulière pour nous assujettir à une Liberté générale, abstraite. Cela s’est vu, précisément au pays des hommes libres. Au nom de la Liberté, nous perdîmes la liberté de garder notre tête, - liberté qui en vaut bien d’autre, convenons-en. Il me semble que nous n’avons peut-être pas assez pensé la corrélation étroite, constante, entre les idéologies dites « anti-autoritaires » et ce qu’il est convenu de nommer le totalitarisme. Corrélation d’une évidence criante : toute autorité étant une négation de la totalité, à tout le moins une ébréchure. La tyrannie absolue ne peut être que celle du peuple, par le peuple et pour le peuple. C’est à dire la tyrannie d’une autofiction collective sur elle-même. La Terreur fut, en France, cette invention de la Liberté abstraite, au détriment certes des libertés, mais surtout au détriment des hommes libres. Fractionner la Liberté abstraite en libertés concrètes, ce songe des politiques ennemis des politiciens, ne suffit plus ; sans doute est-il bien trop tard. Mais nous reste la liberté humaine, qui s’affirme d’autorité, la solitude qui se récite à soi-même les gloires passée, la solitude guidée par le soleil vers l’Extrême Occident. Impuissante à nous défendre, la Patrie se réfugie en nous.

L’Ombre : Cette Patrie réfugiée en nos cœurs, m’évoque les soleils brumeux des poèmes d’Hölderlin.

Le Voyageur : On ne saurait placer sous une plus juste égide une méditation sur l’Europe… J’ai hasardé naguère le mot d’hypnosophie. Nous sommes en sommeil, et ce sommeil, force est de reconnaître qu’il est souvent peuplé de mauvais rêves. Mais de même qu’il existe différentes façon d’être éveillé, il y a maintes façons de dormir. Entre le sommeil profond et l’éveil le plus lucide, c’est une gradation infinie, qu’il nous appartient de dire. Les cauchemars qui peuplent le sommeil de l’Europe sont la manifestation d’une mauvaise conscience, et ce cauchemar européen, il semblerait quelquefois qu’il dût être sans fin, comme un châtiment dont on ne sait quelle faute. Le pire est que nous croyons être éveillé alors que nous dormons encore, qu’un secret de l’éveil, qu’une étincelle d’or nous manque désespérément, mais à notre insu. Le monde moderne est une sorte d’ensommeillement dans le vertige de la technique. Voyez ces cités modernes, ce vacarme, ce bruit et cette fureur, ces monstres engendrés non plus par le sommeil de la raison, mais par l’hypostase de la raison, par la raison devenue folle, par la raison esseulée, par cette folie qui est celle de l’homme qui a tout perdu sauf la raison. Notre sommeil est celui d’une raison sans corps (donc sans âme). Lorsque nous dormons, nous oublions notre corps, et tout ce par quoi notre corps est relié au monde. Détaché des messages du beau cosmos miroitant, des effluves, des rumeurs, du bruissement de la lumière, nous tournons en rond dans notre subjectivité, dans cette folie autonome. Nous ne percevons plus rien de ce qui est, nous existons comme si rien n’existait en-dehors de nous, nous sommes pris, comme dans une glue, dans cet idéalisme subjectif qui fonde l’individualisme de masse, nous récusons toute autorité du monde sur nous, pour inventer un totalitarisme pieux, une superstition du collectif, qui se substitue à la totalité réelle, à laquelle on ne saurait donner d’autre nom que celui d’infini. Dans cette subjectivité, le monde nous quitte, nous perdons la compassion, et la tragédie, et la joie. A chaque époque, ses héros et ses mythes, la nôtre n’est plus celle d’Orphée ou d’Hermès, moins encore celle du Christ, mais celle du tueur en série, autrement dit du pervers narcissique, dont l’entendement s’est à tel point rabougri à l’intérieur de sa propre subjectivité qu’il méconnaît à la fois toute ressemblance et toute différence avec les autres hommes. La littérature populaire décline à l’infini ce cauchemar, auquel répond la mise en œuvre d’un cauchemar collectif : la société de contrôle, qui donne à la paranoïa toutes les apparences de la vérité.

La fabrication en série, c’est à dire le déni de l’unique, cette éminente hybris moderne, qui supprime radicalement toute compassion, n’est possible que par le refus du tradere, de la tradition, qui sans cesse réinvente le Même sous des atours différents. A l’inverse, le Moderne fabrique de l’Autre, sous des apparences toujours identiques. D’où ces fortes affirmations « identitaires », qui ne sont pas sans alimenter encore les cauchemars de nos mauvaises consciences. Les identités modernes sont des identités anti-traditionnelles, antihistoriques, figées comme dans la gelée d’un dessert anglais. Identités gélifiées, lyophilisées, où le logo publicitaire se substitue au Logos, au Verbe. Identités collectives certes, mais dont la collectivité n’est que l’extension de la subjectivité, une subjectivité pour ainsi dire élargie, un Moi devenu Nous, mais un Nous qui n’est rien d’autre qu’un Moi qui, en face de lui, ne voit que des Autres parfaitement identiques, des Autres sans âmes et sans visages.

Mais ce mauvais songe, ce songe agité, pénombreux, nous dissimule d’autres songes, des songes lumineux, des songes en à pic sur des paysages ouverts, immémoriaux, des songes vastes, des songes à la ressemblance des paysages de Caspar David Friedrich ou des poèmes d’Hölderlin. C’est qu’avant l’éveil, et pour bien se réveiller, il faut connaître les arcanes du beau sommeil, du sommeil bienfaisant. Avant d’agir, il faut savoir s’abandonner, et même consentir à se perdre un peu ; il faut s’endormir pour laisser s’éveiller en nous « les voix chères qui se sont tues », il faut laisser s’élever des abîmes, ces « jours de fête », ces promenades au bord de la Garonne qu’évoque Hölderlin, il faut se recueillir dans la patrie légère et fleurie qui demeure derrière nos volontés et nos outrecuidances, il faut se faire l’oreille assez fine pour entendre la musique intérieure des êtres et des choses. Cette communion heureuse exige l’abandon de l’âpreté. La recouvrance vient aux mains ouvertes et non aux poings fermés. Elle vient aux sourires et non aux rictus, mais pourrais-je un jour me faire pardonner cette ingénuité ? Au bord de la Garonne, dans la lumière d’or du quai de Tunis, où nous cheminons, vous et moi, en cette fin d’après-midi d’automne, j’aimerais offrir nos considérations improvisées, les seules qui vaillent, à la Diotima d’Hypérion, sœur de la Diotime platonicienne, et que cette Garonne bien-aimée nous soit comme la trans-réverbération de l’Illissos, de cette Grèce à peine moins perdue que ne le sont, pour nous, aujourd’hui, l’Europe et la France.

L’Ombre : Quel est donc ce tour étrange de votre pensée qui ne vous fait aimer que les causes, ou les choses, perdues ?

Le Voyageur : Peut-être n’est-ce qu’une crainte amoureuse ? Celui qui aime vit dans la terreur de voir disparaître ce qu’il aime. Mais de la France, qui n’est pas seulement l’ensemble des Français (et moins encore l’ensemble des Français qui nous sont contemporains !), de la France qui est toute la France, il faut bien savoir se dire à soi-même qu’elle est perdue, pour autant que les Français se moquent bien de cette « hauteur » et de ce « lointain » dont elle provient au dire du Général de Gaulle. Pour nos contemporains, je crains fort que la France ne soit qu’une « société », au sens le plus restrictif du terme, ou une population, pas même un Peuple. Le génie de l’Ancienne France, celle des Rois, fut de concevoir la France, non seulement comme un ensemble humain mais comme une géographie sacrée ! Ce qui est de la terre est un miroir de ce qui est au Ciel. Nous sommes redevables à une totalité plus vaste que les totalités sociales ou humaines. Et plus encore : la parole entre les hommes ne peut plus circuler si l’espace sacré d’une intercession surnaturelle nous est ôté. Voyez, de nos jours, comme se heurtent les subjectivités, les opinions. Jamais les êtres humains ne furent moins exercés à s’écouter les uns les autres. Où sommes-nous ? Dans un nulle part vociférant.

On ne se promène, on en se rencontre, on ne se parle que dans une géographie sacrée, c’est à dire dans un espace qui est aussi une temporalité, une historialité, un ressouvenir. Point d’échanges de bon aloi sans quelques souvenirs communs, et ces souvenirs lorsqu’ils appartiennent à la légende et à la poésie, sont d’autant plus faciles à convoquer, presque rien ne s’y oppose de nature, sinon une volonté farouche de nous arracher à notre bien commun. Nos élites informées se moquent régulièrement des livres d’Histoire de notre enfance qui nous faisaient réciter « Nos ancêtres les Gaulois… », sous prétexte que les « nouveaux arrivants » ont d’autres ancêtres, comme s’ils étaient les seuls à en avoir d’autres ! C’était déjà ne pas comprendre que les Gaulois sont les ancêtres de la France, et non point bien sûr, après Rome, après les diverses invasions, nos ancêtres au sens strictement biologique ! Quelle méconnaissance de la précellence du lieu, de l’espace géo-poétique où nous vivons ! Là où nous vivons, nous sommes toujours les héritiers de ceux qui nous y précédèrent ; à quoi bon, sinon, parler du « droit du sol » ? Celui qui, autrefois, entrait en France, entrait dans un Royaume, et c’est le Royaume, de droit divin, qui faisait de lui un Français. Alors bien sûr, moi qui ait du sang barbare, du sang germain, du sang ibérique, je puis réciter sans crainte, « mes ancêtres les Gaulois », quand bien même par mille radicelles, je suis attaché à la Grèce, et à Rome, et à l’Occitanie, et plus lointainement encore, par les Fidèles d’Amour, à cet Orient que sut faire vivre la tradition des troubadours, - mais en France, là, au bord du fleuve, je ne consens pas à la disparition de mon Pays en tant que réalité sacrée, je ne consens pas à l’effacement de tout ce qu’il fut, depuis les bardes, jusqu’au Roi Très-Chrétien, je ne refuse pas ce qu’il me lègue, impérialement et royalement. Et cette acceptation de l’héritage, cette responsabilité qui, d’emblée, m’est échue, d’en témoigner, je me refuse bien de croire de croire qu’elle soit une cause perdue. Ou, si elle est perdue, que ce sentiment de perte soit l’élan vers la recouvrance !

L’Ombre : Mais ceux que nous croisons dans notre promenade, ne sont-ils pas plus ombre que moi-même ? Que pensez-vous de ces Français, en chair et en os ? De ce qu’ils font de votre patrie bien-aimée. Quelle sont vos commentaires à leurs menées politiques, économiques, ludiques ?

Le Voyageur : Ne chercheriez-vous pas à m’accabler, à m’attrister ? Je ne vois que trop ces visages fermés, ces regards morts, ces existences réduites par la cupidité et la niaiserie, ce grégarisme affligeant. Quelques voyages me laissent à penser qu’il y a bien des peuples plus alertes, plus joyeux, où les conversations, les amitiés, tournent plus aimablement, où la méfiance, le dédain cèdent plus volontiers la place à l’hospitalité, à l’estime. Le milieu intellectuel français demeure soviétisé et comme toujours rongé par le remord d’une « révolution culturelle » inaccomplie. Face à une œuvre, l’intellectuel moyen ne se dispose pas à la goûter, il s’interroge d’abord si elle doit être ou non mise au ban. L’idéologie s’est substituée au goût : nous voici donc chez d’obtus moralisateurs, de fieffés ou de fielleux coquins qui exercent leur magistère à seule fin de faire taire quiconque veut dire deux ou trois choses qui lui sont venues d’elles-mêmes et non pas d’une officine bien-pensante. L’écrivain n’est plus un homme dont on goûte l’ouvrage, fût-ce pour le trouver mauvais, mais un Accusé, souvent sans avocat, et dont le Procureur veut se confondre avec l’opinion publique. Ce n’est plus l’art ou l’intelligence qui sont jugés, mais la convenance morale, la vertu édifiante. Nous retournons, à brides abattues, aux pires étrécissements du dix-neuvième siècle. Les journalistes, à quelques exceptions près, sont des punaises de sacristie : ils dressent des listes de bannis à l’intention des hommes de pouvoir. Il semblerait qu’ils se fussent emparé du catholicisme, en lui ôtant le faste, les rites, le dogme, l’intellectualité, la charité, le pardon, la compassion et la poésie pour n’en garder que l’Inquisition, une Inquisition, en l’occurrence, parfaitement sourde aux arguments des accusés, une Inquisition fonctionnant non pas sur une raison dévoyée, fallacieuse, sophistique, mais sur le lynchage public, en toute ignorance même de ce que l’on condamne. On imagine avec terreur, ce qu’il en fût advenu si ces censeurs eussent été en mesure de plier les Lois de la République exactement à leurs convenance !

L’Ombre : Et cependant, vous aimez ce Pays, vous ne le quittez point. Vous poussez même l’oblation jusqu’à y publier vos écrits ; vous me promenez dans ses villes, ses campagnes, ses rivages, vous parlez, et parfois beaucoup, avec vos semblables, et pas seulement avec des ombres. Il me semble que vous espérez on ne sait quoi.

Le Voyageur : Espérer « on ne sait quoi », c’est la parfaite définition de l’Espérance, sinon nous en serions à la planification, au calcul. Les Modernes espèrent peu, ils revendiquent, planifient, ils n’attendent rien, et ce n’est plus même l’impatience qui les caractérise, mais une volonté de se persuader eux-mêmes que tout doit être immédiatement à leur ressemblance. D’autrui ils n’attendent rien, sinon qu’il soit identique à eux. Le mot d’ordre est « tous pareils ». Et c’est plus qu’un mot d’ordre, c’est une profession de foi. Mais de ce semblable parfaitement identique, il n’y a précisément rien à attendre, rien à apprendre. A l’horizon de cet « humanisme » moderne, aucune surprise, nul émerveillement. Toutes les aspirations sont supposées être identiques : salaire, voiture, maison, week-end. Tout au plus gardons-nous la satisfaction d’en avoir un peu plus que le voisin. Mais si le voisin veut autre chose ? S’il croit à ce qui ne peut se planifier, se comptabiliser, c’est alors un archaïque, un réactionnaire, un fou, et sans doute, un fort méchant homme. On en vient progressivement dans nos sociétés à ne presque plus rien pouvoir dire. Tout vexe, heurte, scandalise, toute pointe d’idée suscite la réprobation. Celui qui pense dans l’accord avec ses prédécesseurs, celui qui songe avec Corneille ou Pascal, outrage presque en respirant. De la grande et belle liberté française, il ne reste presque rien ; Si l’on dîne dans la classe moyenne, désormais, il faut se brider comme chez les Talibans et mesurer ses propos comme chez les soviets. Tout ce que nous disons est volontairement mal compris. L’intelligence ne vole plus, c’est à peine si elle rase les murs. Ce monde soi-disant festif et « éclaté » est emmailloté de mille convenances absurdes, selon les milieux, dont on ne peut déroger sous peine d’excommunication. C’est une des raisons de notre entretien, chère ombre : la disparition, en France, de l’art de la conversation. C’est qu’en effet, la conversation ne sert à rien, elle ne participe point de la planification, elle divague, libre, ne servant rien ni personne, se dissipe dans l’air, où elle demeure mystérieusement. Sans verser dans un mysticisme bizarre, il me semble en effet, que certains échanges, lorsqu’ils se sont détachés du bruit ambiant, je veux dire certains échanges assez aigus, assez gracieux, demeurent dans une sorte de mémoire de l’air, une sorte de mémoire seconde, dans « l’air de l’air » comme disent les alchimistes, dans un éther d’où, parfois, elles nous reviennent. Il est des lieux, comme des personnes, qui nous inspirent, qui nous murmurent à l’oreille, qui favorisent la Geste de nos pensées comme il en est d’autre qui nous abrutissent. Je gage que certains beaux esprits en passant ici ou là ont laissé, par-delà des décennies, ou des siècles, ou des millénaires, des traces, des signes d’intelligence dans l’éther. De cette expérience, je tire deux enseignements, qui rejoignent ce que nous disions au début de notre promenade.

Le premier est d’un ordre diététique. Il faut choisir ses fréquentations comme sa nourriture ou comme ses drogues. Certaines sont indigestes et funestes. Un homme libre est d’abord celui qui peut choisir qui il fréquente. Les implications morales de cette liberté sont vastes. Elles nous situent d’emblée au-delà des « valeurs » domestiques. Elles nous prédisposent à comprendre les Principes. Le second enseignement est de l’ordre de la géographie sacrée. C’est ici, et non ailleurs, qu’une sorte de bonheur d’être vient à nous. C’est ici précisément que telle intuition fondamentale se fait jour. C’est ici que les Muses nous parlent, que nous entendons les voix sidérales des Dieux ! Pourquoi ici, et non ailleurs, fût-ce juste à côté ? C’est là une de ces questions à laquelle l’expérience me fait sans cesse revenir. Ce coin du monde, qu’il soit dans la nature ou dans la ville, ce coin précis, pourquoi en suis-je mystérieusement l’élu ? Je l’observe, je tente des définir ses caractéristiques, mais rien ne semble le distinguer fondamentalement d’un autre. Ce qui le distingue n’est ni le calme, ni même la beauté, qui possède ses critères plus ou moins objectifs. Non, cet espace où l’existence s’éploie, cet espace où transparaît une vérité du monde, cet espace où les atomes de l’air frémissent d’une vie plus intense, cet espace, qui est la réverbération d’une splendeur cachée, rien ne le distingue objectivement sinon cette vertu, cette puissance intérieure que je ne parviens pas à nommer ou à définir. Or, c’est ici précisément que l’œuvre de René Guénon vient à ma rescousse, par la notion de géographie sacrée. Certains lieux seraient ainsi des épicentres, souvent manifestés par des sources sacrées, des apparitions, d’une différenciation de l’espace-temps. Certains de ces lieux, où l’espace-temps se creuse en résonances, furent certes honorés par l’architecture sacrée. Mais d’autres sont laissés à l’abandon, mais ils sont, mine de rien, une colonne métaphysique entre le sensible et le suprasensible. Je connais telle buvette, avec des chaises en plastique, à côté d’un commissariat et de quelques rues commerçantes, où, chaque fois que j’y viens, le même phénomène de trans-réverbération se reproduit. Rien ne signale ce lieu, mais je découvrirais, peut-être, qu’il y eût là, il y a quelques millénaires, un temple druidique.

L’Ombre : Un esprit rationaliste, et les ombres sont parfois enclines, plus que les êtres de chair, à ces complaisances excessives envers la Raison, vous répondrait qu’il ne voit là qu’une preuve de votre sensibilité exaspérée, sinon exaltée.

Le Voyageur : L’esprit rationaliste fera bien, et je m’accorde volontiers avec lui pour dire que cette perception des « espaces sacrés » est corrélative d’une sensibilité physique exacerbée. Mais plus nous percevons les qualités de la lumière, de l’air, des couleurs, plus nous avons une chance de percevoir des nuances, sur un spectre plus large, qui touche parfois à des réalités qui, pour être subtiles, n’en sont pas moins reliées à l’espace-temps où nous nous trouvons. La Surnature prolonge la nature, disions-nous, et le sacré irise l’immanence. J’y vois la preuve que nous avons bien tort de nous en tenir à cette vision schématique du réel qui ne voit que des plans et des coupes, et délaisse un peu trop promptement ce vague, ce halo, cette incertitude enchanteresse où gisent les secrets d’or de la suavité et de la transfiguration. Plus qu’un déni de la raison, j’y vois une réactivation de l’esprit de finesse dont parlait Pascal. Il ne s’agit pas seulement de mesurer les choses, il faut encore les entendre, recevoir leurs qualités. Ajoutons à l’esprit de géométrie, la finesse de la géographie sacrée, et nous comprendrons alors ce que veut dire le mot Royaume. Le rationaliste pratique une rétention, une avarice. Il veut garder ses pensées sous le joug qui veut les faire servir. Il ne veut point que ses pensées s’aventurent, qu’elles se perdent, qu’elles lui deviennent étrangères, indiscernables, lointaines. Il veut ses pensées bien rangées, à ses ordres. Mais cette volonté est vaine, cette volonté n’est qu’une « volonté de volonté », c’est-à-dire un nihilisme. Cette volonté méconnaît le resplendissement de l’indiscernable. Voyez les montagnes embrumées de la peinture chinoise. Les œuvres d’art quelquefois sont un enseignement du réel.

L’Ombre : La réalité serait-t-elle toujours contraire à la Raison ? Mais que deviennent alors ces belles conquêtes prométhéennes de l’Occident ? Seriez-vous, vous aussi, un ennemi de l’Occident ? Partageriez-vous la tentation d’une négation de l’Histoire ?

Le Voyageur : Je parlais du réel, plus que de la réalité, et le réel ne saurait être contraire à la raison, puisque la raison naît du réel. Et que faisons-nous, pas à pas, sinon raisonner, depuis une heure, en nous interrogeant sur la raison de la raison ? Quant aux belles conquêtes prométhéennes de l’Occident, elles me laissent quelque peu dubitatif. D’abord parce que la notion même d’Occident me semble plus cosmique que culturelle. Je vois l’Occident, je vois l’Orient, mais ces mots m’évoquent le crépuscule et l’aurore ici et partout et beaucoup moins une « vue du monde » en laquelle je puis reconnaître ce qui me tient à cœur. Par surcroît, l’Occident opposé à l’Orient nous précipite dans une sorte d’hérésie manichéenne. Quant à Prométhée, permettez-moi de lui préférer Hermès Trismégiste. L’Europe à laquelle nous songeons n’est pas seulement une partie de l’Occident, elle contient son propre Orient et son propre Occident, et pour soumise qu’elle soit, pour lasse qu’elle soit laissée par des générations de désenchanteurs, elle n’en recèle pas moins, dans ses œuvres les plus significatives, une alternative hermétique à la démesure prométhéenne. S’il vous en souvient, nous avions, dans nos promenades vénitiennes, parlé de Novalis, dont l’œuvre proposait une alternative au prométhéisme, avant même qu’il fut triomphant. Cette division du monde en Orient et en Occident, pour guénonienne ou spenglerienne qu’elle soit, a l’inconvénient majeur de laisser comme aux marges de l’Histoire le génie européen, qui est, un génie inaccompli et demeure une possibilité non encore réalisée, et comme en attente. Pour nos contemporains, l’Europe, ce n’est rien d’autre qu’une économie. L’Histoire, dans sa dimension tragique, se joue entre l’Orient et l’Occident, autrement dit, dans cette vue parcellaire qui est celle de l’actualité, entre les Etats-Unis et l’Islam. Et nos intellectuels se précipitent sur les chapeaux de roue dans ce débat. Chacun y va de sa préférence. Les uns tiennent pour l’Amérique, terre des libertés individuelles, les autres pour l’Islam, supposée religion des « opprimés »… Comme si le destin de l’Europe était scellé, comme si l’Europe, je veux dire la culture européenne, n’avait plus rien à dire au monde, ni à elle-même. Je ne me résigne nullement à ce consentement à l’inexistence ; et ne pas se résigner, c’est opposer une autre hiérarchie des importances à celle qu’on nous propose, ou qu’on nous impose.

Partons de cette prémisse : un poème de Scève, de Shelley ou d’Hölderlin, est plus important qu’un empire industriel, plus important qu’une boisson gazeuse, plus important que n’importe quelle innovation technologique en matière de communication (d’autant que plus on communique, moins il a quelque chose à communiquer à quelqu’un !). Un poème de Scève, de Shelley ou d’Hölderlin nous importe davantage car ce qui s’y joue est unique, car l’esprit humain s’y empare de ses propres pouvoir en donnant des preuves de ses conquêtes, car ce sont des œuvres, que ne frappe aucune obsolescence, - au contraire des technologies dont l’une est chassée par une autre, encore plus superfétatoire et vaine. Je dis « superfétatoire » car la technique moderne m’apparaît comme une gigantesque rhétorique folle, qui n’est mue par aucune pensée… Or je vois dans la culture européenne une chance de résister à l’occidentalisation générale du monde, une ressource de liberté éprouvée susceptible de ne point nous laisser à la seule alternative du fondamentalisme démocratique et de la démocratie fondamentaliste. La disparition pure et simple des Lettres classiques de notre enseignement, et même des Lettres tout court, n’est pas seulement la conséquence d’une érosion fatale ; elle obéit à la volonté de faire disparaître un certain usage de la liberté (l’usage qu’en firent par exemple, Marc Aurèle ou Montaigne). La Liberté abstraite, générale, rhétorique, vient par en dessous, nous faire oublier que nos véritables libertés sont dissoutes.

L’Ombre : Le Moderne croit ainsi pouvoir penser « par lui-même », sans recourir à Marc Aurèle ou à Montaigne. Mais vous citez Montaigne, je m’attendais plutôt de votre part à une allusion à Joseph de Maistre.

Le Voyageur : Ah ! L’immense, la vertigineuse niaiserie, à faire comme disait Léon Bloy « hurler les constellations ». Penser par soi-même ! Il y a là quelque chose qui relève de l’onanisme et de l’auto-anthropophagie ! « Penser par-soi-même », autrement dit être emprisonné en soi-même. Cette belle formule sert toutes les paresses et toutes les incuriosités. Je l’entends comme la formule obscurantiste par excellence, la grande et infatigable propagatrice de l’ignorance et du conformisme. Car penser par soi-même, en pratique, cela veut dire penser comme tout le monde, penser comme la télévision, le journal du matin, la café du commerce, penser sous le séchoir du salon de coiffure. Ils y vont sans coup férir, nos héritiers de soixante huit, à cette pensée par soi-même. Le moindre babil d’un analphabète, surtout lorsqu’il provient des « classes défavorisées » semble, au « pédagogiste » moderne plus admirable que toutes les tragédies de Corneille. L’orthographe massacrée lui semble merveilleusement inventive, le rap charme ses oreilles mieux que Ravel, il raffole des ordures et de la cacophonie. Tout cela le jette dans des transes, des béatitudes car il y voit les fruits exquis de cette calamiteuse injonction «  penser par soi-même ». Ce qui, dans la langue française doit être appris lui est odieux. Pourquoi opprimer ces jeunes créatures, leur ôter leurs idiomes approximatifs pour leur imposer la langue des maîtres, des oppresseurs ? Qu’ils en restent aux crachats, aux vociférations et aux coups ! Le monde doit trembler sur ses bases ! Mais, en vérité, plus rien ne tremble, tout s’effiloche, se dilue. Le néant de l’anti-logos, le néant de la barbarie rejoint le néant de la consécration publicitaire, le néant de l’art moderne, le néant du jargon universitaire. Tout se rejoint, rien ne se différencie, comme dans la toute-puissance de la mort.

Seul hiatus salvateur : ne pas croire en la toute-puissance de la mort, discerner dans les profondeurs du Temps, la silhouette du Christ Glorieux, éclairé par le ressouvenir de la lumière antérieure qu’on refuse de voir ! Or, cette Europe recouverte de cendre, cette Europe asphyxiée, cette Europe en léthargie, j’y repensais justement en relisant les considérations de Joseph de Maistre sur la Providence divine. A certains égards, l’œuvre de Maistre renouvelle l’injonction orphique : ne nous retournons pas en arrière : opérons non à une contre-révolution mais au contraire d’une révolution. Autrement dit, reformulons le temps autrement. Non pas en termes de « restauration » du passé, mais en termes de retour de l’éternité. Nous laisserons donc les « valeurs » bourgeoises à leurs défaites, le néo-pétainisme s’enliser dans ses ignominies, nous laisserons à leurs pesanteurs les nostalgies muséologiques pour nous en tenir à l’essentiel, à ce qui demeure d’éternel dans la tradition, c’est-à-dire le mouvement, l’émotion du tradere. Le grand dessein, désormais, sera, selon la formule de Joë Bousquet, de traduire du silence. Et traduire du silence, ce sera exactement le contraire que de « penser par soi-même » car ce silence est fait du « concert des voix » dont parlait Péguy, de tous nos morts, qui par leurs œuvres sont bien plus vivants que les vivants-morts qui nous entourent, qui prétendent à régir nos âmes, nos morales.

L’Ombre : « Reformuler le Temps autrement, dites-vous ? Mais je peine à faire la part, dans vos propos, de l’Histoire et de l’Eternité. Votre allégeance à l’Eternité n’est-elle pas une négation de l’Histoire ?

Le Voyageur : Trouver au Temps une autre formule, mais au sens rimbaldien du « lieu et de la formule », n’est-ce pas l’injonction tacite qui précède toutes les œuvres poétiques, littéraires, philosophiques ou scientifiques ? Loin de s’exclure l’Histoire et l’Eternité sont, il me semble, en miroir, - ce qui suffit à définir toute spéculation : une mise en miroir du Temps et de l’Eternité. L’Histoire, au sens étymologique, n’est autre que l’enquête. Cette enquête suppose une réalité qui lui soit antérieure. L’enquête elle-même n’a d’autre réalité que spéculative… Diviniser l’Histoire, autrement dit en faire une cause, est une forme d’idolâtrie, ou, plus exactement, de superstition. C’est bien cette superstition de l’Histoire, pauvre caricature de la divine Providence, qui est à l’œuvre dans les idéologies progressistes comme dans les idéologies réactionnaires (qui sont du progressisme à l’envers). Que le progressisme soit, en réalité une régression, il suffit, pour s’en convaincre de voir à quoi se trouvent réduites notre culture et notre civilité. Je n’en veux pour preuve que l’infantilisation généralisée, qui rejoint, souvent la bestialité. Le processus d’hominisation semble, sous le règne du Progrès, faire singulièrement marche arrière. On voudrait nous persuader que ces avancées sont fatales ; et certes, elles le sont massivement, - mais des zones inaltérées subsistent pour le singulier. Avez-vous noté que la « morale citoyenne » que nous proposent les médias, assortissent presque toutes les notions du mot « pluriel » ? Tout désormais est au pluriel : les cultures, les musiques, rien n’est plus au singulier. Les citoyennetés sont plurielles. Tout est donné à se désagréger, à se décomposer, à se « déconstruire ». Le singulier est maudit pour autant que demeurait en lui un reflet de l’Un, c’est-à-dire un témoignage de l’être. Le propre de ce qui est, nous dit Parménide, est d’être un, et même d’être unique. Or, reconquérir l’unicité suppose, en effet, une autre formule du temps, un temps qui fleurit, pour chacun d’entre nous, en corolle d’éternité. Et ce temps existe bel et bien pour chacun : c’est, par exemple, le temps de la lecture.

La radicale différence entre un spectacle médiatique et un livre réside dans la temporalité en laquelle s’inscrit notre attention. Le spectacle impose son temps, nous subjugue à son rythme, il a ceci de totalitaire qu’il faut soit l’accepter entièrement dans son déroulement, soit le refuser. Le temps du spectacle est linéaire, il nous conduit, à tant d’images par seconde, à la fin. Le temps du livre est, par nature digressif, non seulement par rapport au temps collectif, mais encore par rapport à notre propre temps individuel. Un beau livre est celui où nous, littéralement, perdons notre temps. Ce temps perdu est retrouvaille d’un autre Temps, d’un temps sacré. L’entendement va s’assoupir dans telle phrase, pour se réveiller dans une autre, après un rêve séculaire. Entre deux mots, chez un écrivain digne de ce nom, parfois des siècles dévalent la pente de la rêverie. «  Le mur des siècles m’apparut » écrit Victor Hugo. Toute lecture qui n’est pas strictement utilitaire est une merveilleuse perte de temps. C’est en ce sens que la démarche universitaire, qui rend certaines lectures utiles à la carrière, est perverse. Elle ramène au linéaire, au profane, ce qui appartient à la spirale et au sacré. Toute bonne lecture est digressive, elle déjà digression à l’intérieur de la vie quotidienne. Et cette digression invite par surcroît à l’autre digression infinie dans le temps même de la lecture. Notre entendement s’immobilise dans un mot, tantôt il galope à travers des volumes. Aujourd’hui les éditeurs voudraient nous fabriquer des livres qui se lisent comme on regarde un spectacle, grossière erreur ! Le livre ne vaut que par cette mise à disposition d’une temporalité secrète, offerte au bon vouloir du lecteur. J’observe enfin qu’il n’est rien de plus courtois qu’un livre : silencieux, il attend qu’on veuille bien l’ouvrir, il ne sollicite pas l’attention, il se s’impose pas, en goujat, aux oreilles des pauvres humains. Telle est sa force et sa faiblesse. Il est faux de croire que la télévision nuit à la lecture : celui qui veut s’abrutir comment serait-il digne du livre qui sollicite son intelligence et son imagination. Mais si les livres et surtout ceux qui nous estiment assez pour nous dire des choses improvisées, digressives, sont délaissés ce n’est point tant qu’ils sont « difficiles », c’est qu’ils exigent de nous une liberté de mouvement, - un mouvement qui ne soit pas connecté au grégaire, une sorte d’indépendance active : celle du promeneur qui préfère les forêts aux allées du centre commercial. Si l’Europe et la France sont endormies, si elles sont belles au bois dormant, et non point cadavres, c’est que leur âme sommeille dans certains livres, y compris de quelques livres qui ne sont pas encore écrits, comme en d’autres qui n’ont jamais été lu.

L’Ombre : Je reconnais là votre référence à Heidegger qui écrivait que les poèmes d’Hölderlin demeurent « en réserve » dans la langue natale des Allemands.

Le Voyageur : Rien ne me dissuade de penser que presque rien, jusqu’à présent, n’a été vraiment lu, en dépit de quelques mégatonnes de thèses, qui, au demeurant, tournent toujours autour des mêmes œuvres et des mêmes thèmes. C’est tout simplement que pour lire, le temps nous manque, je veux dire, le temps perdu. Ou peut-être est-ce nous qui manquons au temps. Nous manquons au temps : c’est notre impolitesse. Nous ne le reconnaissons point dans sa beauté, dans son resplendissement d’éternité. Nous lui manquons de respect. Par nos activités lucratives ou ludiques, nous l’insultons. Nous passons à côté de sa vérité et de sa bonté. Et passant à côté du temps, nous passons à côté des œuvres, nous passons à côté des hommes qui sont les auteurs de ces œuvres. Souvent ce qui nous écarte de l’essentiel n’est autre que notre vanité. Nous répugnons à accorder de l’intérêt à ce qui pourrait bien en avoir plus que nos cogitations et nos activités quotidiennes. L’ignare n’est pas un déshérité, c’est un vaniteux. Il y tient tant à ces pensées qu’il eut « par lui-même » qu’il ne voudrait à aucun prix qu’elles fussent confrontées, et peut-être à leur défaveur, à d’autres. Rien n’est plus despotique que la banalité. C’est ainsi qu’à chaque génération les foules passent à côté de ceux qui eussent éclairé leurs heures sinistres, les foules, mais aussi, et surtout, les proches. Nul n’est plus hostile qu’un « proche » à une pensée qui vient de loin, c’est une haine familiale. De même, nul aujourd’hui, n’est plus hostile à la littérature française qu’un Français. Lorsqu’il fréquente les pages du Monde, tout l’intéresse, la littérature papoue ou malgache, tout ce qui ne s’écrit pas en français. Sa propre langue ne lui est supportable que traduite de l’étranger. Il lui faut ce détour, ce cordon sanitaire, sans quoi quelque chose lui, s’en révulse. Des livres presque illisibles, furieusement controuvés, auxquels s’ajoutent les approximations d’un traducteur harassé, l’esbaudissent. Sa propre langue lui brûle les yeux et les doigts. Il ne peut l’entendre. L’horreur qu’il en éprouve est à la mesure de ses reniements. Langue d’homme libre, la langue française l’offusque et tout son effort consistera à l’expulser du territoire national.

Ce travail, hélas, est bien avancé, et ce ne sont pas les « puristes » qui veillent, avec cuistrerie, sur le bon usage, qui seront en mesure de combattre cette haine avec un si grand amour qu’une ingénuité nous serait rendue ! Le génie de la langue française est sa plasticité et de pouvoir s’écrire comme elle se parle, avec les accélérations, les alentissements, les diverses vitesses de croisière de la conversation. Laissons les règles dans les tréfonds de notre mémoire seconde, quitte à en oublier quelques unes, allons à l’oreille, au plus vif, sans trop nous soucier, et même avec une certaine désinvolture, voire un « négligé » de bon aloi. Ce qui nuit à la langue française, ce n’est pas la « dérégulation » mais la manie de la laideur, - qui est une faille du caractère bien plus que de la grammaire : cette crainte de la censure qui embarrasse la parole, la courbe aux jargons, en fait une langue torse, bifide, mensongère, une langue sous surveillance policière ! Je crois que tel est le fond de l’affaire, nos compatriotes n’osent plus parler. Le génie de la langue française qui la porte naturellement vers les pensées les plus déliées leur semble périlleux. Quelle singularité risque de se faire jour, à quelle vindicte ne risquons-nous pas d’être livré si nous laissons chanter les mots, si le colloque des oiseaux se livre à son joyeux tapage ?

L’Ombre : Je vous devine : vous nous dites qu’il est impossible de « penser par soi-même » dès lors que l’on s’accorde au génie de sa langue.

Le Voyageur : Nous touchons là à un beau paradoxe. Nous ne pouvons être singuliers que par tradition. Quiconque consent au génie de sa langue pense avec l’ensemble de ceux qui écrivirent et parlèrent avant lui dans cette même langue. Mais ce « quiconque » devient aussitôt un « chacun » par l’usage unique qu’il fait de ce magnifique entrelacs. Ne pouvant tout dire de toutes les façons, il choisit d’en dire un peu, de telle façon. Cela suffit à son irréductible singularité. De même qu’il est absurde, et ridiculement vain, de s’affirmer écrivain ou artiste « contemporain », - ce que nous sommes tous fatalement jusqu’à notre mort, il est ridicule et vain de se vouloir singulier en « pensant par soi-même ». Pour que j’écrive, il fallut que le monde soit, et que le Verbe en décidât. Que viendrais-je alors m’embastiller dans la volonté d’être autre chose qu’un scintillement sur le fleuve ?

L’après-midi s’achève. Le soleil bas allume la Garonne. L’ombre laisse silencieuses les feuilles jaunes et rousses que le Voyageur fait craquer en marchant vers une terrasse qui, à contre-jour, semble enveloppée d’un halo de silence.

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématique, éditions de l'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

 

00:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

02/01/2022

Notes sur l'oeuvre de Friedrich Nietzsche:

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Friedrich Nietzsche

 

Nietzsche fut d'abord un homme de goût. Ce qu'il saisit d'emblée dans les idées, les paysages, les oeuvres, c'est une saveur. Son traité Le Gai Savoir ne dit rien d'autre que la précellence de ce qui peut se goûter, se savourer et faire ainsi l'objet, non d'une évaluation morale ou « scientifique », mais d'un jugement esthétique, un jugement d'homme de goût en accord avec la beauté, la profondeur et « les aspects problématiques de la vie ». Ce caractère constant de l'œuvre de Nietzsche est ce qui l'éloigne le plus du Moderne qui érige l'utilitarisme et la goujaterie en principes universels. Ce caractère fait de Nietzsche l'égal et pour ainsi dire le « contemporain spirituel » de nos Moralistes du Grand siècle qui furent pour lui des modèles et qu'il jugea même, quelquefois, supérieurs aux Grecs. Nietzsche fut indubitablement le plus français des écrivains allemands.

Sa notion du « bon Européen » se précise dans le compagnonnage des oeuvres de Spinoza, de Montaigne, de Pascal. Il y a différentes façons d'être « Européen ». L'Europe allemande n'eut guère la faveur de Nietzsche qui cultivait à l'égard de ses compatriotes cette saine méfiance qui fut également celle de Goethe, d'Hölderlin et de Schopenhauer. L'Europe que Nietzsche pressent, qu'il désire, dont il entrevoit les signes distinctifs à travers les nuées assez sombres qui annoncent les catastrophes du début du vingtième siècle, est bien une Europe française, ou plus exactement une Europe romane, où la grâce des gestes et l'audace et la profondeur des pensées s'accordent en une même puissance. Ces préférences, ces puissances, la philosophie de Nietzsche consiste précisément à ne pas les justifier et encore moins à chercher à se les faire pardonner. Entrer dans l'œuvre de Nietzsche, c'est entrer dans une sapience où la légèreté et la gravité s'accordent dans une beauté dont on ne sait exactement, tout d'abord, si elle désigne un commencement ou une fin.

Telle est la première question qui se pose au lecteur attentif: la légèreté et la gravité unies en ces phrases à la fois désinvoltes, aristocratiques et obscurément pressantes, tragiques et confidentielles sont-elles l'hymne ultime d'un savoir-vivre et d'un savoir-être irrémédiablement perdus, d'une profondeur légère destinée à disparaître avec ce « Progrès » que l'on n'arrête pas davantage que la peste ? Ou bien cette conjugaison de vertus contradictoires est-elle l'ébauche d'un chant nouveau, d'un monde nouveau ? Sont-elles crépusculaires ou aurorales ? Sans doute l'un et l'autre, et ce serait une clef à l'énigme que demeure pour beaucoup d'exégètes, l'Eternel Retour. Heidegger dans ses approches si lumineuses des Présocratiques nous montre en quoi c'est au Couchant que se divulguent les secrets du Levant. Il fallait attendre l'assombrissement du monde avant la nuit pour que fussent entendues, enfin, et comprises, les paroles aurorales et l'ontologie des premiers d'entre les philosophes européens.

La première vertu de l'œuvre de Nietzsche est d'éveiller notre entendement, d'en accroître la sensibilité, d'en fourbir les armes, voire de lui inventer de nouveaux instruments de perception. De même que Goethe inventa, à partir de ses observations, une « Théorie des couleurs » qui est loin d'être devenue obsolète, Nietzsche invente une nouvelle façon de percevoir les « valeurs » qui fondent les cultures et les civilisations. Cette perception, on pourrait la dire à la fois musicale et diététique. Les valeurs morales de son temps, Nietzsche les écoute, il en perçoit les dissonances, voire la vulgarité, en musicien. Confondre l'utilité sociale et le Bien moral, comme le font les valeurs bourgeoises de son temps, et du nôtre, c'est là un discord qui heurte toute sensibilité musicale un peu raffinée, c'est une incontestable faute de goût, et donc une offense au Vrai et au Beau. Ce que produit cette morale, c'est pire que de la mauvaise musique, c'est une abominable cacophonie qui rend la vie à tel point insupportable qu'elle en favorise le nihilisme.

« Sans la musique, la vie serait une erreur » écrit Nietzsche. Or, cette a-musicalité, ou cette anti-musicalité des « valeurs » dominantes a précisément pour conséquence, sinon comme but, de léser la vie, de la rendre impossible, d'en favoriser la négation systématique, autrement dit d'instaurer la tyrannie du nihilisme, comme « horizon indépassable ». Face au Progrès, aux philosophies politiques utilitaristes, aux morales puritaines, à l'idolâtrie de la science, Nietzsche s'oppose comme critique musical. Restituer au monde sa musique, réapprendre à jouer, revenir dans le courant scintillant du devenir, dans l'innocence de la variation, que connurent toutes les civilisations traditionnelles; se délivrer du schéma, de l'abstraction, tel sera le remède préconisé par la diététique nietzschéenne.

La morbidité générale de l'époque, l'affadissement des mœurs, la morosité et la mauvaise humeur, tous ces symptômes déplorables qui rendent ordinairement si pénible la fréquentation de nos semblables et nous inclineraient à devenir anachorètes, Nietzsche diététicien y voit à la fois les causes et les conséquences de mauvaises interprétations philosophiques et de mauvais traitements. Par méconnaissance de son corps et de son âme, par manque d'hygiène morale, par de fallacieuses analyses, l'homme moderne se rend inapte à user de son entendement; il se prive de la puissance magnifique d'exercer sa vie et de la hausser à la beauté et à la dignité d'une oeuvre d'art. Le propre de l'homme moderne est de se mortifier par bêtise et par mesquinerie, ou, pire encore, par paresse, par négligence. L'admirable « intempestive » sur Schopenhauer, qui contient en germe toute l'œuvre future, commence par cette observation: « Les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le secret de la mauvaise conscience de chacun, en affirmant que tout homme est un mystère unique ».

Sans doute Nietzsche n'était-il point l'absolu pessimiste que voient en lui les spécialistes informés de sa loyauté persistante, quoique critique, à l'égard de l'œuvre de Schopenhauer: le Solitaire d'Engadine croyait être compris en l'an 2000. A lire les âneries et les disertes approximations qui s'accumulent à une vitesse grandissante, tout au plus peut-on croire, qu'à défaut de la compréhension de l'œuvre elle-même, est offerte à nos contemporains la possibilité d'être confrontés à la croissante pertinence de ses analyses: « Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent indifférents, indignes qu'on les fréquente et qu'on les éduque ». Cette humanité indifférente, en tant que « marchandise fabriquée », cet individualisme de masse, véritablement industriel, alors que l'art de l'éducation traditionnel équivalait à un artisanat, cette humanité des « derniers hommes », il faudrait désormais être bien naïf pour ne pas voir son triomphe. Or, ce triomphe est une offense faite au génie, à l'éclat unique, au frémissement de la vie; ce triomphe est un reniement, un abandon, un en-deçà: « Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne, plus répugnante, que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut même plus attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf, et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné... » Emprisonné dans un monde de représentations industrielles, réduit à un état de plus en plus spectral, virtuel, l'homme moderne, devenu objet de série n'en parade pas moins, au milieu de ses jouets technologiques comme un « fantôme galonné. » Il tient à son rang dans l'inexistence avec un fanatisme étrange, lui qui a renoncé à toute aventure et toute chance d'atteindre à la vie magnifique. L'intellectuel moderne n'échappe guère à l'emprise de ce monde spectral, à ce consentement à la médiocrité, soit par manque d'imagination, soit par mauvaise conscience. Se dénigrant lui-même, échappant à son propre génie, louchant à droite et à gauche, vers les pouvoirs du Démos ou de l'Argent, l'intellectuel qui renie la souveraineté de l'Intellect, et se met par exemple à idolâtrer l'Economie ou la Race, devient cette créature honteuse, morne et répugnante qui n'use de son talent d'écrivain que pour insulter le Logos, de sa mémoire que pour offenser la tradition. Il sera un nihiliste complaisant, trouvant dans son rien son confort et sa dignité de « fantôme galonné ».

Surmonter le nihilisme, vaincre la mauvaise conscience, c'est d'abord retrouver la beauté du geste, et le sens de sa profondeur. Pour un écrivain, ce sera retrouver la saveur des mots, et le gai savoir d'un art d'écrire, non plus honteux, mais simple et loyal. Victorieux du nihilisme passif, le philosophe-artiste, autrement dit l'homme de goût, retrouve la sérénité, mais cette sérénité n'est point la sérénité de l'homme qui renonce ou qui abdique, mais la sérénité qu'apporte une décisive victoire sur soi-même: « Car il existe, précise Nietzsche, deux façons très-différentes de sérénité. Le penseur véritable rassérène et réconforte toujours quoiqu'il exprime, sa gravité ou sa plaisanterie, son entendement humain ou son indulgence divine; il le fait sans gestes moroses, sans mains tremblantes ni yeux mouillés, mais avec assurance et simplicité, avec force et courage, peut-être d'une façon chevaleresque et dure, en tous cas comme quelqu'un qui est victorieux. »

Nietzsche est indubitablement de ces penseurs qui donnent du courage. L'étymologie ne ment pas: son oeuvre est un cordial. Ceux qui ne peuvent entendre son nom sans imaginer un prophète allemand furibond apologiste effréné de la brutalité de l'Histoire ne percevront point ce qu'il y a de simple, de loyal, de bienveillant et de débonnaire dans la prose de Nietzsche. Nietzsche est avant tout un écrivain amical, il s'adresse à des amis connus ou inconnus avec cette honnêteté qui, interdisant les illusions optimistes, autorise de peindre une réalité sous des traits un peu sombres. La critique de Nietzsche n'est jamais malveillante. Son « pessimisme » est une incitation à la joie. Au demeurant ceux d'entre nous qui ont quelque expérience de leurs semblables le savent: les pessimistes, qui s'attendent toujours au pire ne cessent de renouveler leur joie d'avoir cette fois encore échappé aux désastres prévus; les optimistes et les progressistes, eux, passent de désillusions en désillusions et leur tendance générale est à l'acariâtre.

Un mot a pu surprendre, dont nous qualifions l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal, c'est celui de débonnaire. Mais, là encore, il faut entendre, sous le sens acquis, et parfois peu profitable car mal acquis, le sens originel. Le débonnaire, celui qui a bon air, n'est autre que l'aristocrate. L'une des constantes de l'œuvre de Nietzsche est précisément la recherche et la défense d'un idéal aristocratique, d'un type humain délivré du ressentiment. Rien n'a été aussi mal compris dans l'œuvre de Nietzsche que ce songe stendhalien des « rares heureux », cette méditation proche des « Pléiades » de Gobineau, ce goût réaffirmé pour les fils de rois. Les interprètes les moins bien avisés n'ont cru voir dans cette préférence qu'une apologie de la loi du plus fort, alors qu'il s'agit exactement du contraire. Pour Nietzsche l'aristocratie trouve précisément sa raison d'être comme sauvegarde du plus fragile, du plus menacé. L'aristocratie, qui est au principe de toutes les hautes cultures, est un combat contre l'état de fait. : « Les hommes les plus semblables entre eux, les plus ordinaires, avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins facile à comprendre ont grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus in simile naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »

L'aristocratie n'est donc point, dans l'acception particulière que Nietzsche donne à ce mot, un produit naturel de l'état de fait, de l'évolution, mais au contraire l'effet, toujours menacé, fragile, rare, et d'autant plus précieux, des « forces adverses » : « L'âme inférieure est mieux armée que l'âme aristocratique. » Cette simple observation suffit à légitimer l'aristocratie, en tant que notion décisive de la philosophie politique, en tant que nécessité d'une gradation et d'une hiérarchisation des droits et des devoirs, en tant que sens supérieur de l'équité. Si l'âme aristocratique est réduite à n'être que l'égale de l'âme inférieure, cette dernière triomphera et ne laissera pas la moindre place à la première. Toute la difficulté de l'interprétation des notions nietzschéennes tient à ce qu'elles demeurent ouvertes. L'aristocrate, pour Nietzsche, n'est pas le hobereau qui va à la Messe et élève des marmailles par cohortes dans de grandes maisons mal chauffées. L'aristocratie, pour Nietzsche est un style, fait de désinvolture, de loyauté et de bienveillance mais elle est aussi, et surtout une possibilité. Nietzsche songe à une possibilité humaine qui, tout en demeurant fidèle aux oeuvres et aux exemples du passé, n'est pas encore advenue.

La critique sans la moindre concession que Nietzsche fait du monde moderne, du monde des « derniers des hommes », n'est pas le moins du monde réactionnaire. Le réactionnaire, pour Nietzsche, c'est l'homme qui trahit son propre génie, l'utilitaire, l'homme du ressentiment, emprisonné dans la pensée calculante et qui ignore ou dédaigne, avec une inconcevable prétention, l'Art et l'ivresse, Apollon et Dionysos. L'aristocratie, non en tant que classe, mais en tant que possibilité supérieure d'exercer son humanitas, sera d'abord le pouvoir de l'excellence, de la force généreuse, principe de grandeur et de véracité. Seule une vertu donatrice fonde le grand et le vrai. Telle est la puissance, cette autre notion si radicalement incomprise. La puissance est le secret du Don et de la possibilité offerte, et que la paresse ordinaire de l'homme dédaigne, de la vie magnifique.

Toute l'œuvre de Nietzsche apparaît comme mise en mouvement par l'étonnement et la révolte que suscite en lui le spectacle d'une vie amoindrie, d'un consentement à une vie inférieure, mesquine. Des possibilités immenses s'offrent à l'entendement humain, des chances prodigieuses, des mondes de rêve et d'ivresse, de volonté et de joie, et personne ne semble s'en apercevoir. L'impatience, le sens du tragique et du rire, le sarcasme, le lyrisme, et même la folie sont les réponses de Nietzsche à cet incroyable aveuglement. Le tempérament éminemment chevaleresque de Nietzsche lui interdit de se résigner à ce que la beauté fût à tel point méconnue. Il se fait humoriste, danseur, érudit, poète pour trouver le moyen d'atteindre à la conscience obscurcie de ses contemporains, mais en vain. La facilité du malheur triomphe sans peine de la joie ingénue, de la fontaine jaillissante, dont il veut nous abreuver.

Ce monde est bas, médiocre, vulgaire, il est une insulte faite à nos sens et au sens lui-même, ce monde est sans goût, insipide ou saumâtre, c'est un monde dominé par les brutes, les fanatiques et les goujats, mais c'est aussi, et c'est là le prodigieux espoir qui anime envers et contre tout la volonté de puissance nietzschéenne, un monde fondé sur de fausses représentations, sur des ombres, un monde virtuel, fantomatique. L'idéal de la « bête de troupeau »peut dominer le monde, « avec cet amour du prochain qui n'est que le mauvais amour de vous-mêmes », le « plus froid des montres froids » peut bien devenir planétaire et partager son pouvoir entre le fondamentalisme et la marchandise, tout cela peut bien se réaliser au-delà de nos craintes, il demeure une irréductible souveraineté: « La première question n'est nullement de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais s'il y a quelque chose de quoi nous soyons satisfaits. En admettant que nous disions oui à un seul moment, nous avons par là dit oui non seulement à nous-mêmes mais à l'existence toute entière. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes ni dans les choses: et si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d'une lyre, ne fût-ce qu'une seule fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul évènement, et dans ce seul moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée. »

Cette affirmation de l'être, de la bonté de l'être et de la gratitude humaine sera à l'origine de ce que Nietzsche nomme le « grand style ». Comprendre l'être à partir du style n'est point un détour: c'est le chemin le plus court, sinon celui du moindre risque. Il ne s'agit point seulement d'encourir le ressentiment du médiocre ou d'être mal compris: le danger, le danger apollinien, est d'être frappé par la foudre. La menace de la foudre d'Apollon à laquelle Nietzsche s'expose, que le vulgaire nommera « folie », rien ne peut en être dit qui ne soit mensonger si l'on oublie que le goût de Nietzsche, sa science, sont dévoués et unis dans un même combat contre la démesure, contre l'hybris. La promesse de Nietzsche, son vœu le plus généreux, son exemple le plus courageux, résident dans une pensée ayant retrouvé ses limites, d'une pensée délivrée du pathos romantique ou, plus exactement moderne (le mot « romantisme » si on l'associe à Novalis désignant une tout autre exigence harmonie romane). Le choix de Bizet contre Wagner est avant tout une métaphore pour dire la préférence nietzschéenne pour le fini, la limite claire et la défiance à l'égard de l'infini et de l'indéfini. L'ontologie nietzschéenne célèbre la forme, car la forme est la révélatrice de l'être, son don le moins récusable. Que Nietzsche ait entraîné dans son sillage tant d'esprits fumeux et outrecuidants nous donne la mesure de la non-lecture en ce siècle de « communication ».

Un grand auteur, de nos jours, est un auteur que l'on se dispense grandement de lire. Entre l'ignorance pure et simple et l'écrasement sous l'exégèse savante qui interdit tout recours intime et personnel à l'œuvre, il existe une heure fugace, matinale, périlleuse et belle où la possibilité immense d'une oeuvre offerte jaillit dans l'âme de quelques lecteurs assez magnanimes pour aller à l'essentiel et ne pas se laisser heurter par des divergences d'opinions. Or, ce qui permet d'accéder à l'essentiel, ce ne sont point les thèmes, les références, les méthodes, mais le style, ce que Nietzsche nomme « le grand style ». C'est par le style que s'opère le partage. C'est par le style que le lecteur devient l'hôte de l'auteur, de même que l'auteur devient l'hôte du lecteur. Cela seul suffirait à montrer que le style, en termes platoniciens, ne relève point de la superficielle « doxa » mais de la « gnosis ». Le style est à la fois l'instrument de la connaissance et la connaissance elle-même dans son mouvement de retour sur elle-même.

Comprendre ce que Nietzsche nomme le « grand style », c'est déjà être passé de l'autre côté de l'alternative sommaire du fond et de la forme. Le style n'est point seulement le bien écrire, le bon usage, le respect de certaines règles, le goût inné de la correction, c'est aussi, et au-delà, le respect d'une Norme, dont la sauvegarde revêt un aspect un peu mystérieux. Haute et abyssale, cette Norme définit le style comme une victoire, mais une victoire en dehors des convenances, sur la confusion, l'aléatoire, le hasard, l'éphémère et quelques autres idoles modernes: « Le grand style consiste dans le mépris de la mesquine et courte beauté, en vertu d'un sens pour ce qui est durable avec peu de moyens. »

L'art d'écrire rejoint l'éthique. Loin de la mauvaise conscience des folliculaires qui ne rêvèrent que de se délester du poids de leur nullité sur une classe « rédemptrice », Nietzsche honore l'art du scribe en lui conférant une dignité morale. Ce peu de moyens avec lesquels il nous faut servir ce qui demeure, ce sont nos phrases; et qu'une seule entre toutes fût belle suffit à justifier tous nos efforts. Le grand style nous dit Nietzsche est « une maîtrise exercée sur l'abondance du vivant, où la mesure règne, fondée sur le calme de la grande âme laquelle est lente à s'émouvoir et garde une aversion pour l'excessivement vivant... » Une pensée en acte est une victoire sur la démesure, autrement dit sur la titanesque modernité. « Qu'importe, écrit Nietzsche, tout le développement des moyens d'expression, si cela même qui exprime, si l'art a perdu la loi propre ? »

Retrouver la loi propre de l'art, retrouver le principe du grand style, c'est s'établir avec honneur, être à nouveau fondateur, c'est-à-dire libre du ressentiment qui dénigre, profane et bafoue. Retrouver la loi propre de l'art, c'est comprendre que l'art peut être un moyen de connaissance, et non pas seulement une beauté mesquine, accidentelle, passagère. Ainsi le Goût, la science des saveurs, le Gai Savoir loin d'être les prétextes à la manifestation d'une subjectivité « sans entraves », sont au contraire l'approche, non dépourvue d'humilité d'une Norme qui pour être ignorée de toute une époque mais n'en demeure pas moins pertinente pour quelques uns. « C'est à nous autres penseurs qu'appartient le droit de fixer le bon goût en toutes choses ». L'irréductible souveraineté du philosophe-artiste, tient en cette contradiction vécue entre l'art et la vérité, contradiction vécue et surmontée. «  Le Goût, c'est à la fois, le poids, la balance et le peseur » est-il écrit dans le Zarathoustra. Nous sommes fort loin de l'interprétation banale qui ne voit dans la souveraineté du Goût rien d'autre que le pouvoir subjectif de décider de ce qui nous plaît ou nous déplaît et d'en faire une sorte de morale autonome. C'est oublier la balance et le poids. Or, cette interdépendance du peseur, du poids et de la balance, cette recherche de la juste pesée, comment ne pas lui reconnaître une valeur autre que subjective, et même autre qu'individuelle ?

N'oublions pas que la pensée est étymologiquement la juste pesée, que dans sa définition du Goût, Nietzsche revient à la définition la plus originelle de la pensée, la plus normative, et s'affirme de la sorte en rupture radicale avec la doxa du Moderne, qui pose ses opinions, en niant à la fois le peseur, la poids et la balance. « Le sens du Goût est le vrai sens médiateur ». Cette coalescence sans cesse recherchée entre l'art et la vérité, c'est le Goût en tant que science qui en réalise les oeuvres, à travers le grand style et cette liberté essentielle qui n'est pas la liberté du « n'importe quoi » ou de l'insolite, mais la liberté sauvegardée par la Mesure et par la grandeur du fini. Nietzsche, certes, est « un philosophe de la liberté », mais la liberté pour laquelle il lutte, comme pour ses goûts et ses couleurs, n'est pas une liberté abstraite, ou une liberté informe, c'est une liberté qui s'accorde à la forme et à la beauté, ou, plus exactement c'est une liberté préservée par la forme et par la beauté. « Tel qui perd sa dernière servitude perd aussi sa dernière raison d'être », ce propos va au-delà de l'éthique des "fils de rois" que nous évoquions plus haut. Si la forme et la beauté sont l'ultime raison d'être de la liberté, si nous perdons cette raison, nous perdons tout et notre seule « liberté » serait alors d'être universellement soumis à la laideur et à l'informe.

Ce qu'il y a de plus difficile à comprendre pour le Moderne, et que l'œuvre de Nietzsche, avec une patience et une bienveillance constantes, propose à notre attention, est cette énigmatique alliance entre la Mesure et la liberté, entre la beauté sauvegardée et réaffirmée et l'accomplissement de la personne. Le Moderne qui veut s'accomplir, être lui-même, n'être redevable à rien ni à personne, s'en trouve possédé, esclave, et uniformisé comme il ne fut jamais dans les siècles antérieurs, même sous les despotismes les moins aimables. Affirmant sans cesse ce dont il se dépossède lui-même, créant les conditions de sa servitude par l'affirmation démesurée de sa liberté, l'homme moderne ne peut lire Nietzsche, et s'il le lit, il n'y peut rien comprendre, car à chaque détour de sa pensée, Nietzsche nous rappelle qu'il n'est de liberté que créatrice. « Libre, pour quoi faire ? » Ce n'est point là le propos d'un ami des tyrans mais celui d'un poète. La liberté doit être traduite en actes, et ces actes seront des actes de poètes s'ils entrent en concordance avec ces hautes raisons d'être que sont la beauté et l'être lui-même dont la beauté resplendit.

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de l'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

14:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

31/12/2021

Novalis, l'espace des météores:

Afficher l’image source

Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Novalis

 

A la mémoire de Henry Corbin, Commandeur de l'Ile Verte.

L'apparition de la monnaie unique européenne, en substituant le néant de la représentation fiduciaire à la réalité symbolique, semble marquer ce moment fatidique, cette éclipse où l'Europe s'est rendue absente à elle-même et étrangère au monde. Ce que l'on nomme le « mondialisme » n'est sans doute que la disparition du cosmopolitisme, signe de reconnaissance de ceux que Nietzsche nommait « les grands européens », Dante, Goethe ou Novalis qui surent entretenir avec l'Orient des âmes comme avec l'orient géographique, à travers la tradition des Fidèles d'Amour et une certaine Idée impériale étrangère à l'uniformisation, qui va de l'Empereur Julien jusqu'à Frédéric II de Hohenstaufen, une mythologie créatrice des formes artistiques et morales du meilleur aloi. L'oubli de la « conscience européenne de l'être » cependant ne date pas d'aujourd'hui, ni d'hier. Elle débute avec l'occultation de l'Encyclopédie de Novalis et le triomphe de la « volonté rationnelle » hégélienne. L'œuvre de Novalis, comme celle de Hölderlin demeure, comme l'écrivait Heidegger « en réserve ». Elle nous est cette possibilité, encore inaccomplie, de retrouvailles avec les arborescences hermétiques, orphiques, pythagoriciennes ou néoplatoniciennes qui accomplirent le génie européen à travers le génie des nations. Ce n'est certes point en étant moins Français ou moins Allemands que nous deviendrons davantage européens mais bien en cherchant au plus profond de nos traditions la vox cordis qui nous ouvrira sur l'universel.

La salutation angélique

Que nos entendements puissent être transfigurés par une gnose aurorale, par une herméneutique générale dont la transdisciplinarité serait le sel alchimique réconciliant le Mythe et le Logos, nous l'avons oublié et cet oubli nous asservit aux fondamentalismes démocratiques ou religieux, à l'obscurantisme du « progrès », au totalitarisme de la « vertu et de la terreur » chères à Robespierre. La division funeste du Logos du poème et du Logos de la logique nous laisse subjugués par les ombres de la Caverne. En fermant une à une les hypothèses ouvertes par Novalis dans son Encyclopédie, nous nous sommes exclus des œuvres philosophales de la nature naturante, de l'accord resplendissant de notre âme avec l'Ame du monde, de même que nous nous sommes interdit les fulgurations verticales de l'Intellect. Les politiques du XXe siècle furent à l'image de ces sinistres restrictions où il n'est point difficile de discerner le travail, sans cesse remis sur le métier, de la haine du Logos et du Verbe. « Tout était, jadis, apparition d'esprits. Maintenant nous ne voyons plus qu'une répétition morte, que nous ne comprenons pas. La signification des hiéroglyphes fait défaut ». Rien cependant n'est perdu. Nul, moins que Novalis ne nous incline à pécher contre l'espérance. Ce que nous sommes n'est « presque rien » selon la formule de Fénelon, mais ce presque rien est le germe de possibilités prodigieuses. « La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale... La poésie se joue et dispose à son gré du déprimant et du tonique, du plaisir et de la douleur, du vrai et du faux, de la santé et de la maladie. Elle mélange tout pour ce qui est son but suprême: l'élévation de l'homme au-dessus de lui-même. » Ces fragments amphictyoniques pour Novalis et pour une poésie à hauteur d'Ange seront à la fois de l'ordre de la réminiscence et du pressentiment. Avant tout il importe de reconquérir cet espace que Henry Corbin a nommé l'Imaginal, qui n'est autre que l'imagination vraie de la Théologie, espace des météores, des signes du Ciel et salutation angélique !

Jadis nous vivions dans un monde orienté; chaque aube et chaque crépuscule étaient des événements digne de célébration; et l'Ange auroral ou vespéral, dont une aile est blanche et l'autre noire, transparaissait dans le visible, silhouette belle comme une promesse exaucée. La surface de la mer, semblable à une étendue mercurielle, divisait et recomposait fastueusement les vocables et les nombres des temples de la lumière. De même que le Temps, ainsi que l'écrit Platon, est l'image mobile de l'éternité, les nombres et les couleurs sont la diffraction lumineuse de l'Un. Toutes les saisons ont une infante qu'une réminiscence divulgue à nos regards. L'or du Temps n'est point dans le Temps. Le sens de l'Exil n'est point dans l'exil. Le véritable désir, soif que seule comble une soif nouvelle, ne s'achève pas dans l'assouvissement. Un seul instant gracié de l'usure du devenir suffit à iriser le monde et ré-enchanter les apparences. La science des correspondances n'est point un artifice de l'intelligence ni une extrapolation de l'irréel mais bien ce pressentiment d'Ange qui transfigure toute nostalgie et lève les chevaleries de l'Aurore pour la reconquête du Graal miroitant qui réunit le ciel et la terre.

La crypte cosmique

L'Ange, la beauté, le miroir... Notre désir sera de montrer leur connivence dans le Mystère. L'Ange se manifeste dans la splendeur qui est le nom de lumière de la Beauté. La Beauté qui n'appartient pas seulement à ce monde est, en vérité, comme une image apparue sur le miroir de l'âme, une miroitante théophanie dont le mystère chatoyant nous divulgue l'unité de l'amour humain et de l'amour divin par la confrontation en miroir, infinie, du sujet et de l'objet, l'un et l'autre s'abolissant dans l'incommensurable. Ainsi s'accomplit l'identité de l'amour, de l'amant et de l'aimée. L'épreuve du voile est surmontée. La Voie qui commence avec Dieu s'achève dans le Sans-Limite; et nous voyons par Ses Yeux comme Il voit par notre regard. A ce Mystère furent dévoués Dante et les Fidèles d'Amour, Maître Eckhart et la mystique rhénane, et plus proche de nous Novalis et Gérard de Nerval, nous montrant ainsi qu'au sens le plus profond et le plus étymologique, la vision participe d'un mouvement de spéculation. Dans la poétique hermésienne ce mouvement est orienté par l'Imagination active qui n'est plus une représentation ou une déformation du monde visible mais l'instance qui en éprouve le Sens dans la présence même d'une souveraineté aurorale.

Gnose matutinale, la poétique d’Hermès nous arrache des complaisances du savoir empirique et nous porte vers une connaissance non plus repliée sur les apparences mais ouverte comme les ailes de colombe de l'Esprit-Saint. Le monde visible redevient alors la crypte cosmique du Temple dont l'Ange qui nous éveille de la torpeur sublunaire est le messager clair et bruissant. Toute poésie use de symboles. Loin d'être des signes arbitraires ou des images gratuites, les Symboles sont des silhouettes de l'Intelligible apparues sur le miroir des sens. Le symbolisme s'avère impossible dès lors dans un système de pensée qui se voudrait en rupture radicale avec l'idéalisme. Comme le rappelle Henry Corbin symbole vient de symbolon. Le verbe symballein, en grec, veut dire joindre ensemble. Novalis nous disant que le visible est relié à l'invisible éclaire cette vertu cognitive du Symbole, qui est envol. Toute pensée symbolique est ailée et universelle car, ainsi que l'écrit Platon, « il est de la nature de l'aile d'être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l'élevant du côté où habite la race des dieux ». Age de l'aile brisée et de l'impossible verticalité, la modernité ne peut qu'ignorer cette vertu mystique et unifiante du Symbole qui est comme une passerelle entre les mondes.

Une sophiologie du désir

De tous temps les poètes hermétiques forment une communauté de Veilleurs. Contemporains de l'éternité, ils se rencontrent par-delà les contingences historiques et les géographies profanes. Ainsi Le Bateau ivre de Rimbaud répond aux Visions hermétiques de Clovis-Hesteau de Nuysement, l'Idée mallarméenne répond à la Délie de Scève et René Magritte trouve dans les récits visionnaire d'Avicenne une résonance à son image peinte intitulée « La Fée ignorante » qui « renverse le rapport lumière-vie et obscurité mort ». De même les Romantiques allemands sont contemporains, du point de vue ésotérique, de Franciscus Kieser, auteur d'une Kabbale chimique ou de Gernhard Dorn, auteur de L'Aurore des philosophes. Semblables aux Justes Secrets de la tradition hébraïque, les poètes hermétiques sont les Yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde. Si ces yeux venaient à se fermer le monde s'effondrerait sur lui-même car il n'y aurait plus de lien entre le Ciel et la terre.

Ainsi pouvons-nous affirmer la nécessité d'une nouvelle chevalerie dont la fonction est de veiller sur l'unique souveraineté de l'Esprit, au-delà des formes et des préceptes des religions réduites à leurs aspects purement légalitaires. A l'encontre des utopies totalitaires, le mot d'espérance retrouve son sens en fondant la demeure de ce Graal qui « plane entre le ciel et la terre invisiblement soutenu par les Anges » comme il est dit dans le Nouveau Titurel d'Alberecht von Scharfenberg. Ainsi les poètes qui dans l'aire pénombreuse de la modernité furent au mieux des « obsédés textuels » ou des « machines désirantes » redeviendront des herméneutes du Secret, des Hommes de Désir, amants mystiques de Sophie dont Serge Boulgakov évoque admirablement le Temple à Constantinople: « dôme céleste qui s'incline vers la terre pour l'embrasser figurant par ses formes finies, l'infini, l'unité multiple du tout, l'éternité immuable dans l'image de la création ». Certains intellectuels, épigones tardifs du Monsieur Homais de Flaubert, fascinés comme lui, mais d'une manière moins excusable, par les prestiges douteux du Progrès, nous reprocheront d'évoquer ici des « idées anciennes ». Notre propos n'étant point de montrer l'inanité de cette outrecuidance moderne qui consiste à ne voir dans le passé que des « précurseurs » ou des « approximations », nous nous contenterons de faire valoir que ce n'est pas l'âge présumé des idées qui nous importe mais la vérité et l'intensité transfiguratrice dont elles sont l'écrin.

Les idées « modernes » sont d'ailleurs moins récentes qu'on ne le croit généralement. Déjà dans le Phédon, Simmias défendait, sans grand succès, l'idée que l'âme n'est qu'un épiphénomène du corps et qu'elle est destinée comme telle, à s'abolir avec la mort de celui-ci. S'il y eut, surtout sous l'influence de la théologie rationnelle, un puritanisme s'offusquant des mots de la chair et de l'amour sensible, il existe aujourd'hui un puritanisme philosophique (tout entier voué au concept problématique de « matière ») qui s'offusque de mots tels que Ame, Idée, ou transfiguration. Ces puritanismes ne sont que l'avers et l'envers d'une forclusion du Même sur le Même qui refuse l'ouverture au secret et la sophiologie du Désir.

Dire que la beauté du monde n'est pas dans ce monde, qu'elle n'est qu'une irradiation de la transcendance, dire que toute beauté divulgue une présence divine, que toute beauté est médiatrice entre la Nature et la Surnature, cela n'est point du panthéisme mais le fait d'une religion de la Présence. Toute beauté apparue est une théophanie qui nous ouvre les portes du « château de l'Ame ». Le ravissement que suscite la Beauté nous déracine de ce monde, mais ce monde n'est point renié ni dévalorisé. Ses apparences nous sont un diadème prestigieux et les saisons, les visages, toute la splendeur du monde nous sont d'autant plus précieux qu'ils ne se réduisent point à eux-mêmes, qu'ils ne peuvent se clore sur leur fugacité mais s'ouvrent sur les immensités subtiles. Lorsque l'homme se ferme sur lui-même et refuse tout commerce avec les dieux et les démons, plus rien ne l'éprouve et l'humanisme devient un simulacre qui menace l'essence de l'homme; alors la psychologie remplace la théosophie, mais cette connaissance nouvelle est un repli. Antonin Artaud: « Plus l'homme se préoccupe de lui, plus ses préoccupations échappent en réalité à l'homme ».

Contrairement à certains préjugés historicistes, l'humanisme de la Renaissance et l'humanisme du dix-huitième siècle sont incommensurables l'un à l'autre. Pic de la Mirandole et Voltaire ne parlent pas du même homme. Pour l'humanisme néoplatonicien de Pic de la Mirandole, l'homme est par définition médiateur entre la Nature et la Surnature, entre le Sensible et l'Intelligible entre le monde et Dieu. L'humanisme rationaliste niant la Surnature considère l'homme comme achevé et forclos dans ce monde, d'où l'importance qui fut donnée par la suite à l'évolutionnisme et aux théories du déterminisme économique (dont la version libérale ne diffère que médiocrement de la version marxiste). La conséquence la plus sensible de ce déplacement, de cette subversion de l'image de l'homme fut la négation du monde pluriel et foisonnant de l'âme, négation déjà annoncée par la théologie rationnelle et par une certaine scolastique. C'est donc bien contre la théologie matérialiste qui en est la caricature que nous évoquerons la nécessité d'une rébellion gnostique et les éclats traversiers d'une nouvelle poétique à hauteur d'Ange.

L'herméneutique du Livre et du monde

Or, cette poétique, loin de se replier dans un arrière-monde de définitions occultistes, se déploie dans la considération des visages de beauté. « La Beauté, écrit Henry Corbin, est la lumière qui transfigure les êtres et les choses sans s'y incorporer ou s'y incarner; elle est en eux à la façon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. » A Ruzbehân de Shîraz qui discernait la présence divine dans l'éclat fulgurant d'une rose rouge et dont Henry Corbin souligne « l'aptitude visionnaire à transfigurer les êtres et les choses en visage de beauté », nul ne sut mieux répondre, par-delà huit siècles que Saint-Pol-Roux dans le liminaire aux Reposoirs de la Procession: « Les curieux regards de l'universelle beauté convergeant vers tout miroir vivant, il résulte que chaque être est, durant sa vie, le centre de l'Eternité ». Il montrait ainsi qu'au-delà des fictions mortifères du sens de l'Histoire, il importe aux amants gnostiques de la beauté de trouver la clef anagogique d'une herméneutique du Livre et du Monde qui, du fugitif, leur permette d'ascendre à l'éternité de la Beauté en soi, fondatrice de toutes les beautés particulières.

Deux dangers menacent cette beauté et l'image de l'homme: celui de l'idolâtrie métaphysique qui suppose la séparation radicale (et sans intermédiaires) de Dieu et du monde et celui du naturalisme (ou du matérialisme) qui, en niant la réalité du monde divin, détruit toute hiérarchie ontologique et réduit l'Homme à son appartenance à l'espèce humaine et son "destin" à un déterminisme biologique ou économique. Dans l'idolâtrie métaphysique comme dans le naturalisme, la Présence divine (la Shekhina) est repoussée, le Désir est renié, le Même se disjoint de l'Autre. L'homme privé de sa ressemblance avec l'Ange qui l'enseigne et le guide tombe dans la pénombre de l'exil occidental. Prisonnier de l'Histoire à laquelle il s'efforce absurdement de donner un sens, tout entier voué aux simulacres du monde social, l'Atelier de l'Araignée (c’est ainsi que Sohravardî nomme le devenir) se referme sur lui et les lumières toute-victoriales disparaissent de son horizon.

Que pouvons-nous opposer aux partisans du Retrait, aux défenseurs fanatiques des murailles du Même et aux milices d'Armagedon si ce n'est le flamboiement augural de l'Imagination créatrice ? Celle-ci est l'Ame du monde dont parle le Timée, et, dans la théosophie chrétienne, l'espace des météores où l'Invisible et le visible se confondent en des signes surnaturels tels ceux que voit apparaître le narrateur d'Aurélia ou la Sage-Dame et l'ermite du Roman de Perceforest. Elle est aussi dans nos rêves qui se détachent des contingences empiriques, dont on se réveille fourbu et émerveillés et qui nous laissent deviner que c'est au plus profond de nous-mêmes que s'ouvre le chemin du grand large et des seigneuries de la Mer. Mais la présence la plus intense et la plus riche en ravissement de cette Ame du monde est, pour moi, dans le demi-sommeil, au confluent des deux mers, lorsque la lumière qui transparaît sous les paupières n'est pas encore celle de l'Aube visible mais un pressentiment d'infini, une plénitude musicale. Les poèmes de Milosz sont riches de ces présences qui surviennent entre le sommeil et l'éveil, et Sohravardî écrit dans son Evocation de la Simorgh, cet oiseau qui se nourrit de feu: « Dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, le mystique entend des voix terrifiantes et des appels extraordinaires. Au moment où l'enveloppe la Sâkina, il contemple des lumières prodigieuses... ». Pour les hommes qui ne connaissent qu'un seul état de l'être, ce ne sont que des mots. Quiconque n'éprouve pas, ne comprend pas.

Sans vouloir offenser gratuitement nos contemporains, ne doutons point qu'à la fatalité de l'incompréhension vienne surenchérir la volonté délibérée de ne pas comprendre: le désordre sinistre qui règne dans ce monde est à ce prix. Tout Ange est terrible écrit Rainer Maria Rilke, tout Ange implique pour celui qui le voit une menace ou une promesse d'arrachement. Les strophes liturgiques sohravardiennes précisent encore cette pensée: « Lorsque l'Eternel se manifeste à un être, il le déracine ». Or jamais le prestige de la sécurité, ce misérable substitut d'éternité, ne fut si grand; jamais l'homme ne fut aussi craintivement attaché aux normes profanes, jamais l'on ne fut si acharné à « démythologiser » et à « désenchanter » le monde. Ouvrir le cercle du Même sur les hauteurs célestes et les profondeurs telluriques, c'est non seulement renoncer aux évidences rassurantes du monde profané et sans mystère mais comprendre sa vie tout entière comme une aventureuse traversée orientée par des épreuves qui exigent des vertus singulièrement dissemblables de celles qui déterminent les « réussites » dérisoires du Moderne.

La couronne ceinte en la séphira Kether

La Poésie, à laquelle nous restituons bien volontiers sa majuscule, ne saurait donc en aucune manière se réduire à une banale combinaison de significations. La Poésie redevient quête du Sens par l'Analogie qui exhausse la parole à sa hauteur initiatique, là où se manifestent musicalement la correspondance du macrocosme et du microcosme et la sympathie du signe et du signifié, l'un étant l'image vivante de l'autre ainsi qu'un feuillage se reflétant sur la surface des eaux. Le dessein des théories mécanistes ou matérialistes fut toujours d'occulter cette vue-du-monde tri-une et organique dans laquelle, entre le Corps et l'esprit, l'âme apparaît comme le miroir des archétypes, l'Androgyne mercuriel qui marie le souffre et le sel, de même que le feu secret, sublime théophanie, se reflète et chatoie en sa parure d'eau. Pour nous, le Soleil qui se lève n'est pas une masse d'hydrogène mais le diadème de la Lumière Une, le rédempteur du ciel, l'ourouboros alchimique ou encore, dans la Kabbale, la couronne ceinte en la sephira Kether. Loin de nier la Transcendance, l'Ame du monde en accroît le caractère intransgressible. Saint-François d'Assise évoquant son frère le Soleil et sa sœur la Pluie montre que la transcendance fonde le sacré. La transcendance du Tout-Autre, loin de renier la terre fonde ainsi la célébration de la beauté sacrale du monde sensible. L'Ame du monde révèle le deus absconditus car elle est à la fois sa manifestation et son voile, sa transparition et son retranchement. Entre le Même et l'Autre qui ne se disjoignent que pour susciter respectivement le totalitarisme et la perdition, l'Ame déploie un monde d'images et de reflets qui est celui de l'Imagination créatrice, médiatrice entre le sensible et l'intelligible et irréductible à toute catégorie psychologique.

Au lyrisme ordinaire d'une poésie à hauteur d'homme, la poésie hermétique opposera donc le chant transfigurateur d'une Poésie à hauteur d'Ange. Trop longtemps l'écriture poétique ne fut que la servante docile d'une « philosophie » dont le seul but semblait être de traquer et d'exterminer inquisitorialement toutes les survivances idéalistes ou platoniciennes. Le prométhéisme originel ayant dégénéré en progressisme et en positivisme, le vocabulaire et l'imagerie religieuse furent prohibés. Les poètes surpris à parler aux dieux furent déclarés ineptes car présumés n'être pas dans le « sens de l'Histoire ». La gnose poétique ne précède la Poésie que pour lever des interdits, pour briser le cercle des définitions totalitaires par la poussée vers une totalisation inexhaustible dont l'Encyclopédie de Novalis nous offre la première tentative moderne. Disloquant le cercle du Même, cette poétique s'affirme comme le pressentiment d'un désir immense; et les couleurs diverses qu'inventent la lumière et la pluie en sont l'emblème vivant. L'Ange qui paraît dans l'arc-en-ciel (où l'invisible devient visible) rassemble dans un même désir la nostalgie romantique de Novalis, la théosophie sohravardienne et le Magnificisme de Saint-Pol-Roux. Le dessein s'accomplit dans l'Instant lumineux, l'avers devenant envers comme sur un ruban de Moebius, où l'Aleph ténébreux, pupille de l'invisible Perséphone, se transfigure en Aleph lumineux, icône de la lumière émanée. Cet instant est celui de l'Ange. Le vent se lève et avec lui, l'insensible devient sensible et les nuages sont les tabernacles voilant l'éclat de l'Ange de la Face, celui de la plus haute sephira qui couronne l'être et le monde.

Encyclopédie et transdisciplinarité

L'Œuvre philosophale, en échappant aux catégories qui assujettissent les différents modes opératoires de la pensée à des fins utiles « trop humaines », retrouve ainsi la transdisciplinarité propre aux œuvres les plus anciennes de l'histoire de notre culture. Mais sans doute faut-il, en ce qui concerne l'œuvre de Novalis, porter à une plus grande exactitude, voire à une plus grande incandescence le mot « philosophal ». En quoi le « philosophal » diffère-t-il de ce qui est communément nommé « philosophique» ? Les mots eux-mêmes portent par l'étymologie la même signification: il y est également question de Sagesse. Mais ce que l'on nomme habituellement philosophie dans le cadre d'une culture universitaire moderne n'en diffère pas moins radicalement des œuvres alchimiques de Paracelse, de Böhme ou de Novalis. En ces domaines subtils, il importe avant tout de se garder des approximations et des confusions. La « philosophie » éprise de modernité se contente souvent de déprécier tout ce qui n'est pas elle en arguant de sa plus grande « rigueur », - mais ce n'est là qu'une profession de foi parmi d'autres. La véritable différence entre la Quête philosophale et la recherche philosophique réside sans doute en ce que la première ignore le système, qui est la raison d'être de la seconde.

Les méditations concernant l'être, le principe, la matière, l'espace, le temps sont commun aux spéculations philosophiques et philosophales, mais alors que les philosophes universitaires aiment à organiser leurs notions en des systèmes cohérents et clos, les Quêteurs de sagesse et de beauté philosophale seront enclins, quant-à-eux, à dévouer leurs efforts à l'interprétation infinie des aspects d'une vérité qui n'est jamais définitivement atteinte. A cet égard, la logique philosophale apparaît plus proche d'une certaine logique scientifique, à condition de ne pas limiter le terme de "science" aux activités offensives de la modernité contre le monde la Tradition. La science telle que l'illustre l'œuvre de Novalis, est d'abord un moyen de connaissance. Elle consent à se servir du savoir encyclopédique de son temps, mais à des fins de connaissance et de transfiguration de l'entendement. Une science qui n'est pas soumise à la technique, qui n'est pas serve de la volonté de puissance et de destruction de la modernité, tel fut exactement le rêve de l'Encyclopédie de Novalis. Encyclopédie inachevée mais dont les fragments qui nous sont parvenus laissent une carrière presque infinie à nos conjectures, spéculations, méditations et rêveries. Il nous semble qu'en ce Romantisme "roman" d'Iéna dominé par la figure archangélique de Novalis, une chance, non saisie hélas, avait été offerte à l'Occident de ne pas céder au pouvoir exclusif des Titans. Non saisie, non accomplie, mais demeurée intacte dans ses possibilités prodigieuses d'intelligence du monde, cette chance demeure pour nous de l'ordre de l'espérance. Il suffit de relire aujourd'hui l'œuvre philosophale de Novalis pour se retrouver, hors du Temps, à la croisée des chemins. Ainsi que l'écrit Ernst Jünger: « Chacun se trouve un beau jour à la croisée des chemins mais il y a peu d'Héraclès. D'un côté, la voie mène au monde de l'économie, avec ses fonctions et ses tâches, ses devoirs et son utilité; de l'autre au monde des jeux avec leur rayonnement et leur beauté, leurs épouvantes et leurs périls. »

Rien n'est jamais définitivement perdu. Chaque instant récapitule dans le feu central de la présence de l'être, toutes les possibilités de victoire et de défaite. La philosophie alchimique de Novalis n'appartient pas au passé, et il serait un peu vain de dire qu'elle appartient à l'avenir. La philosophie alchimique appartient à la présence qui est au cœur du présent. Nous sommes dans cette méditative présence ou nous n'y sommes pas. Le génie de Novalis qui sait unir, à l'exemple des pré-socratiques, la science déductive et la science analogique dans un même dessein créateur, il nous appartient de le faire nôtre ou d'y renoncer. Parler, en intelligence philosophale, de l'œuvre de Novalis, exige que nous ne nous en tenions pas seulement à la simple considération historique ou « culturelle » de son œuvre mais que nous tentions l'aventure de cette connaissance dont elle nous donne l'exemple à travers son "Encyclopédie", ses récits et ses poèmes. Il faut parler alchimiquement de l'Alchimie ou se taire. La véritable objectivité poétique cesse de faire de la poésie un objet car nous devenons alors nous-mêmes objets de la poésie.

L'Idéalisme magique et le « mystérieux sanscrit de l'âme ».

Tel est exactement l'Idéalisme magique, si mal compris, propre au Romantisme allemand en général et à l'œuvre de Novalis en particulier. L'Idéalisme magique est tout autre chose que le culte de la subjectivité où certains ont voulu reconnaître la caractéristique romantique. Le « romantique » Novalis n'est pas reclus dans sa subjectivité, il est en contact direct avec l'infini du monde réel. Les visions qu'il aperçoit dans ses rêves, loin de croire qu'elles lui appartiennent en propre, il s'aventure à y déchiffrer des significations universelles. L'idée que Novalis se fait de l'être humain, l'importance qu'il attache au « moi » et à la définition qu'il lui donne, se situent dans une perspective infiniment plus large que celle de l'humanisme ou de l'anthropologie modernes. Le « Je » qui parle dans le récit romantique n'est pas une identité définie par quelque science humaine déterministe mais le site d'une rencontre entre l'infini intérieur et l'infini extérieur.

Tout, pour Novalis, se joue sur l'orée. L'être humain n'est pas le composé des caractéristiques attribuées à l'espèce humaine mais l'espace de la rencontre. Ce qui est dit n'est pas l'expression de la subjectivité mais la transmission d'une connaissance dont l'être humain n'est que l'hôte provisoire. Toute la théorie romantique de l'inspiration provient originellement de cette conception de l'être humain comme intersection du visible et de l'Invisible. Dès lors la connaissance poétique, au-delà des malentendus auxquels donne carrière le mot de subjectivité, sera, par excellence, la connaissance objective car elle n'ignore point les profondeurs sans fin de toute connaissance méditative. Ce qui est « vrai » n'est ni le monde intérieur, ni le monde extérieur mais le cœur, centre de tous les espaces et de tous les temps, et peu importe alors qu'on les veuille dire « subjectifs » ou « objectifs ». L’Idéalisme magique désigne cette approche alchimique du réel où l'idée devient le principe même de la création de la Forme.

Le monde est objectivement et subjectivement formé par la vision poétique de l'Idée. L'Idéalisme de Novalis est dit « magique » car il s'agit, selon l'immémoriale logique alchimique, d'un idéalisme à l'œuvre dans l'immanence, non pour en modifier les lois mais pour en révéler les splendeurs et les gloires dont l'être humain attend la transfiguration et le salut. L'Idéalisme magique de Novalis, loin d'être cette pensée crépusculaire et passive, obscurantiste, que certains dénoncent, est une pensée héroïque, conquérante, qui donne à l'être humain les pleins pouvoirs pour exercer la liberté la plus grande qui se puisse imaginer. Comment être libre si nous demeurons asservis aux prérogatives et aux vanités de l'identité humaine ? Nous avons la possibilité, nous dit Novalis, d'être beaucoup plus ou beaucoup moins que des êtres humains. La formation de l'Idée, l'accomplissement magique du « faire » de la poésie, nous hausse en des dimensions qui excèdent de toutes parts ce leurre que nous croyons être notre identité, ce leurre auquel, si nous désirons atteindre à la connaissance, les traditions védantiques et bouddhiques nous prescrivent de renoncer. Le mystérieux sanscrit de l'Ame qu'évoque Novalis est cette diction essentielle qui est la trame auguste du Cosmos.

En tous les arts, sciences, observations de la Nature ou de l'entendement humain, Novalis voit une confirmation de son intuition fondamentale: le monde est constitué comme un langage, et le langage est un monde. « La langue, écrit Novalis dans son roman "Heinrich von Ofterdingen", est vraiment un petit univers de signes et de sons. De même que l'homme en est le maître, il voudrait être le maître du grand univers et faire de celui-ci la libre expression de lui-même. Et c'est dans cette joie d'exprimer dans le monde ce qui est hors de lui, de réaliser l'aspiration essentielle et primitive de notre être que se trouve l'origine de la poésie. » La puissance des mots dans l'Idéalisme magique dépasse la simple force de représentation. Le mot est magique, il évoque, certes, mais aussi, il invoque. La similitude de la trame du langage et de la trame du monde justifie la puissance magique du mot lorsqu'en use le poète. Le génie de Novalis s'empare simultanément des perspectives scientifiques de son temps et des anciennes sagesses des bardes et des magiciens, pour accéder à la connaissance. Les termes ultimes de la connaissance sont l'ivresse et l'extase, - et cette pétition de principe n'a pas manqué de susciter de nombreux malentendus. L'esprit positiviste du dix-neuvième siècle s'est hâté de réduire les aperçus de l'œuvre de Novalis à des visions d'exalté. L'ivresse et l'extase, ces formes ultimes de la connaissance pressenties par Novalis n'infirment en rien la démarche initiale et le parcours qu'elle entreprend, et qui nous mène assez loin, bien au-delà des fausses alternatives qui rendirent inopérantes, jusqu'à ces derniers temps, toutes les tentatives d'épistémologie et d'herméneutique. Les hypothèses sur lesquelles se fonde la démarche de Novalis, et que le dix-neuvième siècle positiviste croyait caduques, connaissent aujourd'hui, de par les avancées de la physique et de la chimie, un regain de faveur. Le refus de la logique aristotélicienne, la méditation sur la logique du tiers-inclus, la prise en considération de l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, l'idée, enfin, à la fois très-ancienne et novatrice du monde constitué comme un langage (et peut-être, par voie de conséquence, comme une conscience) tout cela donne à l'œuvre de Novalis une actualité et une pertinence que le XIXème, embarrassé dans la morale et la science utilitaire, ne pouvait que méconnaître.

Schemhamphorasch: le Nom des noms

Novalis, découvreur des coïncidences, des analogies, des dualitudes, Novalis, poète et observateur des analogies, Novalis ennemi des systèmes et chantre des métamorphoses et des changements d'états, nous parle désormais d'une voix claire et compréhensible, ce qui n'est pas toujours le cas des encyclopédistes français du siècle dit « des Lumières ». Certes, l'esprit scientiste du dix-neuvième siècle persiste encore, son ultime argument pouvant se résumer ainsi: le monde nous apparaît comme un langage car c'est par notre langage que nous connaissons le monde. Cette connaissance serait donc une illusion, ou encore, pour utiliser le langage des psychanalystes, une « projection ». L'argument paraît fallacieux car il suppose a-priori, sans l'expliquer le moins du monde, l'hétérogénéité radicale de l'homme et du monde, la séparation arbitraire de celui qui connaît et de la chose connue, - l'homme dès lors ne pouvant jamais connaître que ses propres moyens de connaissance. Certes, nous connaissons le monde par le langage, mais comment ne pas voir que le langage se révèle à nous au fur et à mesure que nous connaissons le monde ? Notre langage est en réalité le langage du monde qui se révèle à nous-mêmes et par lequel nous nous révélons au monde. Le lien entre notre langage et notre monde, sensible dans les langues hiéroglyphiques ou idéogrammatiques, n'est pas moins évident dans nos langues alphabétiques car l'essence de la connivence et de la similitude se révèle dans l'unité foncière de la trame.

La trame du langage humain, sa texture, son tissage ne sont pas seulement semblables à la trame du monde, ils en font partie. Il n'y a pas à proprement parler de projection d'une trame sur une autre mais osmose et consubstantialité. Le monde parle à travers nous. Les Symboles dont nous usons ne nous appartiennent pas en propre. Le positiviste, obnubilé par l'illusion de son identité croit que les Symboles sont des productions de notre cerveau dont nous ornons le monde comme si nos productions mentales pouvaient être autre chose que des impressions du monde. Les signes, les Symboles par lesquels nous cherchons à atteindre à la connaissance, comment croire qu'ils puissent être autre chose que l'impression reçue par notre entendement de réalités qui nous sont extérieures ?

Il est légitime de vouloir comprendre le monde par le langage et les Symboles car c'est le monde qui a déposé en nous ce langage et ces Symboles. Par l'entremise de notre entendement, le monde se comprend lui-même. "Chaque descente du regard en soi-même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable" nous dit Novalis. En nous-mêmes nous trouvons les Symboles du monde car sans le monde nous ne serions pas dans cette forme et dans ce langage qui sont nôtres. Le monde est Symbole et c'est pourquoi nous le comprenons symboliquement. Toute connaissance est une montée sur l'échelle de la compréhension symbolique du langage, d'où son intérêt pour l'herméneutique et la Kabbale: « Une définition, écrit Novalis, est un nom réel ou générateur. Un nom ordinaire n'est qu'une note. Schemhamphorasch, le Nom des noms. La définition réelle est un mot magique, chaque idée a une échelle de noms; le nom supérieur est absolu et inconnaissable. Vers le milieu, les noms deviennent plus communs et descendent enfin dans l'anti-thétique dont le dernier degré est anonyme aussi. »

La lumière réfléchie du Symbole

La gnose de Novalis suppose donc une ascension qui, du degré le plus inférieur, l'uniformité de l'anonymat, va nous porter jusqu'au Nom des noms, qui est le Symbole par excellence. Alors l'entendement humain se transfigure et devient lui-même la Pierre philosophale. Tout débute par la conscience du Nom et le pressentiment de sa vertu anagogique. Le nom ne représente pas seulement, il invoque par la vertu du sens qui lui-même n'est autre que la lumière réfléchie du Symbole: « La désignation par les sons et les traits, écrit Novalis, est une remarquable abstraction. Cinq lettres m'évoquent Dieu, quelques traits un million de choses. Combien devient facile le maniement de l'univers, combien devient visible la concentricité du monde spirituel ! « 

Le point le plus haut dans la gnose alchimique est aussi le point le plus central. L'intériorité dont il est question dans la gnose chrétienne n'est pas le monde psychique mais le lieu central qui est à la fois intérieur à l'homme et au monde. Le Symbole du monde et le Symbole de l'homme sont un seul et même Symbole. Le pouvoir de nommer sauve la réalité de la chose nommée car il en révèle l'essence immortelle. Le romantisme de Novalis, certes, est ainsi qu'il a été dit souvent, la révélation de l'"homme intérieur" mais cette intériorité, il importe de la préciser est sans commune mesure avec l'inconscient des psychologues. « Il est étrange, écrit Novalis, que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable, et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disante psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... L'idée n'est venue à personne de rechercher de nouvelles forces innommées et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ».

Ce qui est dit dans un tel fragment demeure extraordinairement pertinent. Comment ne pas songer aux théories freudiennes, lorsque Novalis parle de « ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. » A la psychologie larvaire, qui se fond dans l'anonymat, Novalis oppose la psychologie divine qui s'exerce par l'auguste méditation des Symboles qui délivrera les « étonnantes générations qui sont encore enfermées en nous-mêmes », cet ensoleillement de l'être qui nous changera pour autrui et pour nous-mêmes en Pierre philosophale. Les belles songeries minières de Novalis préfigurent ses méditations métaphysiques concernant les noms et les Symboles. Un livre d'Albert Beguin évoque L'Ame romantique et le rêve, et certes, c'est par le rêve des arbres, des fleurs, des pierres et des ciels que nous atteignons à leurs réalités ultimes, non-dites, comme des promesses de salut et d'extase.

La définition de l'Ame selon Novalis donne lieu non seulement à une approche mystique mais aussi, et dans le même temps, à une exacte définition gnostique. La différence entre la mystique et la Gnose est moins une différence de nature que de degré. La mystique serait pour ainsi dire la formulation intuitive de réalités gnostiques apparues en visions ou, pour ainsi dire, en éclairage indirect. Ainsi la connivence du monde intérieur et du monde extérieur qui apparaît dans les contes et les légendes sous les atours du Merveilleux, évoque la présence de l'Ame sans en préciser véritablement la nature. Pour Novalis, cependant, l'Ame n'est rien de vague ou de sentimental; l'Ame ne relève pas davantage de la croyance; - l'Ame aussi étrange que cela puisse paraître, se définit dans les choses mêmes qui la définissent, et ne sont pas pour autant de l'ordre de l'abstraction.

Revenons aux beaux éclats des Fragments: « Le siège de l'Ame est là où le monde intérieur et le monde extérieur se touchent. Là où ils se pénètrent, il se trouve en chaque point de pénétration. » Pour parler de l'Ame, Novalis ne va donc pas partir d'un a-priori religieux mais de l'idée d'un siège, d'un site de l'Ame circonscrit par des réalités qui définissent l'Ame et, nous l'avons vu, se laissent définir par elle. L'Ame, pour Novalis, n'est pas quelque chose, ceci ou cela, l'Ame est là. Démontrer l'existence de l'Ame ou, au contraire, la récuser, n'a pour Novalis, aucun sens car l'Ame n'est pas un attribut repérable de l'être humain, une propriété, mais le site d'une rencontre. L'Ame est immortelle car elle est cette présence dans le présent qui "signe" la rencontre du visible et de l'Invisible. Comment imaginer que cette rencontre puisse être mortelle, puisqu'elle est le signe de tout commencement et de tout recommencement. L'Ame n'est pas notre propriété et cette simple évidence donne lieu cependant à un renversement herméneutique non-négligeable. Avec Novalis, nous quittons l'anthropocentrisme narcissique que nous a légué le positivisme du stupide vingtième siècle, pour retrouver une image de l'homme non pas inférieure à celle que proclame l'outrecuidance humaniste « démocratique », mais tout autre. L'image de l'homme dans la Gnose romane de Novalis, est ouverte, en métamorphose, livrée à des variations musicales. Ce n'est plus cette entité biologiquement caractérisée, aboutissement d'une évolution que vient sanctionner une « identité », liée à une espèce ou une sous-espèce. L'homme peut comprendre le Ciel, la terre, le monde divin car il fait partie de cette quaternité. Son âme n'est pas une propriété car son corps n'est pas une identité. Son humanité n'est pas un statut biologique mais une aventure et une rencontre avec ce qui, précisément, n'a rien d'humain. Les Symboles qui gisent en nous et que nous découvrons dans nos rêves et nos visions ne sont pas nos propriétés. Toute la philosophie de l'Alchimie se laisse comprendre à partir de là: « Le siège de l'Ame est tantôt ici, tantôt là, tantôt en plusieurs endroits à la fois; il est variable, de même que le signe de ses parties principales, que l'on apprend à connaître par les passions principales. » Ainsi, nous apprenons que nos humaines passions sont des moyens de connaissance de réalités que ne leur appartiennent plus en propre. Toute la mythologie témoigne de cette intelligence particulière des forces qui se révèlent à nous par nos sentiments et nos perceptions. Ces forces existent et se reflètent en nous. Il faudra donc l'invraisemblable narcissisme moderne pour croire que les Symboles sont originaires de nos passagères individualités ou collectivités humaines. Toute la science hermétique se fonde sur l'idée géniale que la nature est elle-même le Symbole d'une réalité invisible dont l'intelligence humaine peut entrevoir le sens et les arcanes en certaines circonstances favorables.

La méditation mercurielle

Notre entendement humain est le reflet de la nature, certes, car la nature est elle-même le reflet du monde divin. Ces jeux de reflets voyagent sans fin à travers les mondes et les états multiples de l'être, relevant, à chaque éclat, la présence variable de l'Ame. « L'Ame, écrit Novalis, est en rapport avec l'esprit comme le corps avec l'univers. Les deux lignes partent de l'homme et finissent en Dieu. Les deux circum-navigateurs se rencontrent sur les points de leur route qui correspondent. Il faut que tous deux songent au moyen de demeurer ensemble malgré l'éloignement, et de faire les deux voyages en commun. » Par ces prémisses, l'observation de la Nature, propre à Novalis et à la tradition alchimique acquiert une signification très différente de celle qu'elle revêt dans la science profane. Les objets observés sont les mêmes, mais le rapport de l'homme avec le monde ayant changé, les choses se mettent à parler. La Gnose romane est d'abord dans l'écoute. L'oreille fine, l'œil aiguisé, l'intelligence précise marquent la naissance ou la renaissance en nous de cette Gnose. « Si Dieu a pu devenir un Homme, il peut aussi devenir pierre, plante, animal, élément et peut-être, de cette façon y a-t-il une continuelle libération dans la nature. »

Pour celui qui sait écouter, la plante, la pierre, l'animal, l'élément parlent un langage divin. Toutes les procédures opératives du Grand-Œuvre sont dictées par le Dire impondérable que les choses révèlent à travers l'air, l'eau, le feu, la terre et leurs créatures. Ce que les alchimistes nomment le « Mercure philosophique » apparaîtra comme une excellente métaphore de l'Ame. « Dans toute la nature corporelle, écrit Barent Coender von Helpen, il n'y a pas de sujet plus digne d'admiration que le Mercure. Etant vif, il se laisse tuer; étant volatil, il se laisse fixer; étant opaque, il se laisse rendre transparent comme le cristal; et étant transparent, il redevient, si l'on veut, obscur comme une terre; il se rend soluble comme un sel et puis indissoluble comme une cendre d'os; il se laisse noircir et puis reblanchir; et il reçoit même toutes les couleurs de la nature. »

La méditation mercurielle de l'Alchimiste rejoint essentiellement l'herméneutique car il n'est point d'art de l'interprétation sans une mobilité de l'attention. Toute herméneutique naît d'une méditation mercurielle, car l'insaisissable préside aux métaphores et aux métamorphoses de l'Art de l'interprétation tel qu'il se pratique depuis les premiers commentaires de l'Odyssée. Et l'œuvre d’Homère elle-même, avec son périple et ses batailles n'est-elle point l'image magnifique d'une herméneutique générale du monde ? Le dieu Mercure, qui n'est autre qu'Hermès-Thoth, nous apprend, dans sa dénomination et sa fonction alchimique, à reconnaître la dualitude des phénomènes, leur aptitude à changer de signe, à être à la fois ceci et cela, au-delà d'un principe d'identité qui n'a de valeur que dans l'abstraction. L'Alchimie est une initiation au monde immanent. Aux œuvres lumineuses et chromatiques de l'Alchimiste, le monde immanent cesse d'être opaque et impénétrable; passant au-delà du leurre attribué aux choses, il en révèle l'essence, la resplendissante vérité intérieure.

La méditation mercurielle de Novalis le délivre de l'idée, absurdement matérialiste, d'une âme comme objet repérable, identifiable ou dont on pourrait ou non démontrer l'existence. L'âme est ceci et cela, ni ceci ni cela, elle échappe à la logique du tiers exclu comme aux réfutations péremptoires car, ubique, impondérable, elle est ce qui fait apparaître le sens comme un scintillement des profondeurs. La méditation mercurielle seule peut reconnaître ce qui anime, la source irrésistible de l'Ame. La grande difficulté que les intelligences modernes ont à entrer dans le monde alchimique et dans l'œuvre de Novalis, n'est sans doute pas étrangère au moralisme excessif qui empreint tous les thèmes de la modernité. Pour un esprit lent et puritain, la méditation mercurielle est inacceptable car elle entraîne l'esprit dans une liberté d'association où la Quantité et la planification n'ont plus aucune part. Tout, dans la méditation mercurielle, est dans la Qualité, l'Exception et la Divine Providence.

Pour l'Alchimiste qui œuvre sur le Mercure philosophique, l'identité des choses est un mensonge car tout est susceptible d'être vivifié, fixé, coagulé, précipité, sublimé etc... La grande inertie mentale du moderne veut que les choses soient simplement ce qu'elles paraissent être au premier abord. Novalis, au contraire, lance aventureusement sa pensée à la rencontre de toutes les métamorphoses. Rien, en ce monde n'est simple et immobile. L'imperturbable immobilité des pierres cèle un esprit volatil. Rien n'est donné une fois pour toute. L'intuition, valide dans le domaine même des sciences chimiques, l'est encore davantage dans le domaine métaphysique. La manie moderne de l'étiquetage, du culte identitaire, de la focalisation générique, cède alors devant l'amplification prodigieuse de la métaphysique des états multiples de l'être.

L'Ame étymologise

«  Lorsque nous parlons des états multiples de l'être, écrit René Guénon, il s'agit non pas d'une simple multiplicité numérique ou même généralement quantitative, mais bien d'une multiplicité d'ordre transcendantal, ou véritablement universel, applicable à tous les domaines constituant les différents mondes ou degrés de l'Existence, considérés séparément ou dans leur ensemble, donc, en dehors et au-delà du domaine spécial du nombre et même de la Quantité sous tous ses modes ». La précision est d'importance, car, non-numérale et applicable à tous les domaines, cette multiplicité renvoie, non à des identités mathématiques mais aux vertus transfiguratrices des Symboles. Les états d'être sont multiples, mais ils ne sont pas pour autant dénombrables, ni démontrables. L'Ame, dont parle Novalis, témoigne de ce transcendantal qui n'est ni dénombrable ni démontrable. Ainsi en va-t-il également de notre connaissance du langage du monde. Ce qui est dit témoigne d'un Dire qui n'est pas davantage dénombrable ni démontrable.

Le Dire de la poésie déchiffre et voit, là où la communication profane dénombre et démontre. Par-delà toutes les démonstrations, la Gnose amoureuse et romane de Novalis est vision. L'Ame est l'instrument de la connaissance. L'idée abstraite, le concept, se laissent ainsi traiter selon des procédures alchimiques. « A chaque concept, écrit Novalis, l'âme cherche un mot génétique-intuitif, c'est ainsi qu'elle étymologise. Elle comprend un concept quand elle peut le dominer, le manier de toutes façons, en faire à son gré de l'esprit ou de la matière. L'universalisation ou la philosophalisation d'un concept ou d'une image particulière n'est rien d'autre qu'une éthérisation, une décorporisation, une spiritualisation d'un spécifique ou d'un individu. »

Toute alchimie spirituelle va donc livrer à l'Ame cette mission de connaissance qui consistera à rechercher, en chaque concept, le mot génétique-intuitif. La formule, de prime abord, paraît énigmatique et l'idée suivante, selon laquelle, l'Ame étymologise peut paraître encore plus déroutante. Qu'est-ce donc qu'étymologiser, pour une âme ? Novalis suggère que le mouvement naturel de l'Ame est d'aller à la source, à l'origine. L'Ame étymologise car au-delà du concept elle reconnaît le mot par lequel s'accomplit intuitivement la genèse du concept, et par-delà le mot lui-même, l'Ame reconnaît l'image mercurielle dont les scintillations mobiles sont la vertu symbolique. L'Ame étymologise lorsqu'elle va vers ce tréfonds du mot où se révèlent les hauteurs et les profondeurs du Sens. L'Ame étymologise car elle connaît les arcanes de la Science philosophale. Or, celle-ci n'est pas soumission, quiétude, abdication mais une forme supérieure de l'action. « Chaque œuvre d'art, écrit Novalis, est un idéal a priori; une nécessité en soi, d'être là. »

L'étymologie des êtres et des choses révèle leur secrète nécessité d'être là. L'être-là, - ce « Dasein » de la philosophie allemande que certaines traductions nomment plus ou moins improprement « l'existence », - se rapporte avant tout à la présence. Etymologiser, c'est approfondir la présence du présent, comprendre l'être-là des pierres, des couleurs, des eaux, des ciels et des feux, par l'exercice d'une sympathie active. La lecture alchimique de l'œuvre de Novalis nous donne ainsi à comprendre en quoi l'idéalisme magique s'apparente à une gnose amoureuse. Pour Novalis, aimer et connaître sont Un. La magie est d'abord une magie amoureuse. Nous connaissons amoureusement le monde. La beauté versicolore des apparences se diffracte dans notre entendement par la vertu du désir.

Alors que le moderne, imbu de son identité, de son "Moi" caractérisé par l'inné ou par l'acquis, ne cesse de s'abstraire du monde, de poser entre lui-même et le monde une multiplicité d'écrans et de représentations, l'Idéalisme magique de Novalis est d'abord une façon d'aller au-devant du monde, d'apporter un monde dans un monde, d'être-là avec toute sa sensibilité et son intelligence: « Un rayon de lumière se brise encore en quelque chose de tout autre que des couleurs. Tout au moins le rayon de lumière est-il susceptible d'une animation, où l'âme se brise en couleurs de l'âme. Qui ne songe à ce moment au regard de l'Aimée ? »

« Le clavier des clartés »

Les couleurs du monde entrent en concordance avec les couleurs de l'Ame. L'Ame et le monde se colorent amoureusement. L'Alchimie est l'œuvre de ces chromatismes échangés, de cette circulation d'irradiations et de teintes frémissantes. La gnose propre à l'Idéalisme magique est semblable au regard de l'Aimée. Le regard est, par excellence, l'herméneutique du monde: « Le regard permet des expressions extraordinairement variées, les autres traits du visage ou les autres sens ne sont que des consonnes aux voyelles oculaires. La physionomie est ainsi le langage mimique du visage. Dire de quelqu'un: il a de la physionomie, c'est dire que son visage est un organe d'expression frappant, habile et idéalisateur... C'est par un long usage que l'on apprend à comprendre le langage du visage... On pourrait appeler les yeux un clavier de clartés. L'œil s'exprime comme la gorge produit des sons hauts et bas (les voyelles) par des illuminations plus fortes ou plus faibles. Les couleurs ne seraient-elles pas les consonnes de la lumière ? »

L'Idéalisme magique de Novalis acquiert ainsi sa souveraineté d'art de l'interprétation. Les yeux clavier de clartés font naître de visuelles et visionnaires partitions et les couleurs s'inscrivent dans le langage du monde comme les consonnes d'un alphabet. Mais l'Idéalisme magique ne se limite pas à une simple herméneutique, il est herméneutique créatrice. Le rapport que le lecteur établit avec l'œuvre du poète ou le rapport que le contemplatif établit avec le paysage qu'il contemple, sont magiques dès lors que l'art de l'interprétation devient art poétique. Alors, les limites ordinairement imparties aux sens volent en éclats, adviennent les synesthésies, les correspondances, qui seront pour le poète-alchimiste, autant d'échelles vers l'Ether glorieux de l'intelligence pure. « Tout contact spirituel ressemble au contact d'une baguette de magicien. Tout peut devenir instrument magique. » Si l'âme étymologise, chaque heure que nous vivons peut devenir une prière et même une prière exaucée. La grandeur, la beauté, l'intensité sont offertes. Il suffit de déjouer les forces néfastes qui cherchent à nous séparer de la beauté du monde : « Que celui à qui les effets d'un tel contact, les effets d'une baguette magique, semblent fabuleux et prodigieux, se souvienne simplement du premier attouchement de la main de l'aimée, de son premier regard significatif, de ce regard où la baguette magique est un rayon de lumière brisée. »

Le contact spirituel instaure entre ce que nous sommes et les êtres et les choses qui viennent à notre rencontre, une intelligence nuptiale, un couronnement de l'être, que symbolise le Rebis des Alchimistes. Il est possible d'être ici-bas, vains, séparés de tout, insignifiants, indéfiniment utiles et interchangeables, ainsi que nous veut le règne des Titans et de la technique, mais il est possible également ici-bas, à la faveur d'un contact spirituel, d'avoir soudain accès aux merveilles du monde, de s'y mouvoir comme en une Patrie bien-aimée. Pour Novalis, le monde d'enchantements et de mystères que l'enfance entrevoit est un monde vrai, duquel il n'est pas fatal que nous fussions éloignés par le temps. La reconquête est possible et elle est le propre du génie. « Il est des êtres, écrit Armel Guerne dans sa préface aux Disciples à Saïs, qui ont le don d'exister, presque de la sainteté dans l'art de reconnaître et de suivre leur vie au voisinage le plus proche de l'essentiel: une religion en eux, qui leur permet d'entrer et d'habiter à tout jamais dans l'une fois pour toutes un génie du génie qui leur révèle et leur enseigne le véritable sens des choses. »

Ce génie du génie est la vertu sainte qui nous est déléguée par les hautes puissances qui échappent au déterminisme. Nous vivons, nous apprenons à exister, à rayonner dans le site de la présence qui nous est imparti par un génie propre qui est à la fois le génie du lieu et le génie de l'Ame. Savoir lire les partitions secrètes du monde, c'est cela qu'Armel Guerne nomme le « génie du génie ». Novalis n'est pas seulement mystique et poète: il est aussi, comme nous l'avons établi, gnostique. Il connaît le « génie du génie », la source de toutes les sources, il sait nommer et décrire les étapes de l'Ame humaine au-delà du miroir. Au monde subtil, Novalis attache la même attention qu'au monde sensible. La Gnose relève à la fois de la vision et de l'interprétation. La connaissance couronne l'intuition.

Les Nobles Voyageurs

Le propos de Novalis dans son récit Les Disciples à Saïs s'avère résolument initiatique. L'intuition poétique que couronne l'interprétation métaphysique devient passage vers d'autres états de l'être. Ainsi qu'il advient souvent des œuvres de quelque profondeur, l'œuvre de Novalis n'a cessé de susciter des mésinterprétations philosophiques. L’obscurantisme romantique est une pure calomnie. Toute la ferveur de Novalis est orientée par une foi en l'intelligence active: « L'inintelligibilité n'est que la conséquence de l'inintelligence ». Cependant, ajoute Novalis: « On ne comprend pas le langage parce que le langage ne se comprend pas lui-même... Le vrai Sanscrit parlait pour parler, parce que la parole était son plaisir et son essence. »

Avoir l'intelligence du langage ce n'est pas se résigner à l'incompréhensibilité du monde, mais faire sienne la beauté dispendieuse, infiniment renouvelée par elle-même, du langage qui trouve dans la parole la source du génie de la parole. La parole se parlant à elle-même révèle le génie du génie, cette gratuité, cette dépense pure, inévaluable, que les mentalités utilitaires et gestionnaires ne peuvent comprendre. S'interroger sur le sens de la parole, consentir au libre déploiement de la parole du monde, exiger de soi-même la connaissance artistique des Symboles et s'en faire le messager ou le musicien, n'est-ce point d'emblée, entrer en résistance à l'égard des Normes qui imposent en tout une logique de l'identité et de la catégorie. Les Normes profanes obéissent à cette logique excessivement classificatoire qui dénie aux êtres et aux choses les ressources de l'infinité. Selon les Normes profanes de nos sociétés modernes, ou en voie de modernisation, les êtres et les choses sont explicables par les déterminismes prétendument « mis-à-jour » par les sciences biologiques ou sociales. Or, ce que l'on croit pouvoir interpréter, on croit aussi devoir le « gérer » pour utiliser le maître-mot des idéologies modernes. Le poète-alchimiste, au contraire, croit aux vertus infinies des choses divines. L'Alchimiste croit que les métaux peuvent, en certaines circonstances favorables, se changer les uns en les autres. L'Alchimiste ne croit pas en la logique de l'identité et de la catégorie qui caractérise le positivisme du dix-neuvième siècle. Il se trouve que la Physique et la Chimie du vingtième lui donnent raison, mais ces sciences s'avèrent, par le fait même, en contradiction avec le « sens commun ».

Le poète-alchimiste devra apprendre à résister aux tyrannies et aux pesanteurs du sens commun, c'est-à-dire aux opinions, aux croyances mécanisées par les explications et les gestions, afin de tenter l'aventure de l'interprétation. La sagesse dont il est question dans le texte initiatique Les Disciples à Saïs n'est pas une doxa mais une gnosis, non une croyance mais une connaissance. Les philosophes occidentaux modernes cultivent à cet égard la plus grande confusion. Le Maître de Sagesse dans le récit de Novalis n'est pas un dispensateur de réponses toutes faites apportant, à bon compte, la paix de l'âme. La pensée de Novalis est tout entière une pensée de l'inquiétude, de la promptitude. Tout se joue dans le questionnement permanent. De même l'Alchimiste interroge sans cesse les secrets de la nature sans jamais en proposer une explication définitive: c'est pourquoi les opérations de l'Alchimiste lui sont propres et ne sont pas reproductibles par n'importe qui. Ainsi en va-t-il précisément de la Sagesse que désirent les Nobles Voyageurs des récits romantiques. A la différence des sciences humaines modernes, l'usage des instruments intellectuels qui peuvent conduire à la sagesse et à la "vérité" ne prend sens que pour l'homme qui en use et à l'instant précis où il en use. La logique identitaire qui confère le vrai, l'indubitable, de façon systématique ou quantitative, est ici hors de propos. L'Alchimiste, le Noble voyageur des récits de Novalis n'anticipe point sa réponse dans la question qu'il pose, il veille, il aiguise son attention, il s'efforce de rendre plus limpide son entendement afin d'assister à la révélation progressive de la réponse qui s'ébauche à sa vision et qui, bien qu'universellement vraie, car métaphysique, ne vaudra sans doute jamais que pour lui-même.

Cette logique qui privilégie l'exception au détriment de la règle, la Qualité au détriment de la Quantité, pour étrange qu'elle puisse paraître au moderne n'en fut pas moins le principe de toutes les créations métaphysiques, théologiques et artistiques de l'humanité jusqu'à la Renaissance et souvent bien au-delà. Œuvrer aux retrouvailles avec ce Principe: tel sera le sens de notre méditation philosophale. Traité et récit initiatique, Les Disciples à Saïs ressaisissent la pensée européenne au moment où elle n'est pas encore solidifiée. Observons l'étroitesse des comportements, des pensées, du langage, des expériences de la vie quotidienne et des sensations d'un Occidental moyen en cette fin de siècle et mesurons, à l'aune des Disciples à Saïs et des Fragments de Novalis, ce qui a été perdu !

L'oraison

La méditation alchimique, qui reconnaît dans les pierres, les arbres, les hommes et les dieux des manifestations de la Possibilité universelle, nous donne, en tant que personnes, des frontières qui se perdent dans l'indéfini. L'être-là, le "dasein" s'exerce, en Alchimie, avec une plénitude oubliée depuis lors. La gnose de Novalis est l'effort héroïque, - mais animé par une confiance immense dans le génie humain et dans la bienveillance de la nature, de reconquérir la vastitude sacrée entrevue dans l'enfance et dont les affaires adultes nous séparent par toutes sortes de ruses de subterfuges et de brutalités. Cette gnose alchimique, il va sans dire qu'elle convoque les pouvoirs de l'intelligence là où la modernité spectaculaire ne cesse de les assoupir. Qu'est-ce en effet que l'intelligence, sinon, en premier lieu, la vertu d'analogie ? « De bonne heure » est-il dit dans Les Disciples à Saïs, à propos du Maître de Sagesse, « il remarquait les combinaisons, les rencontres, les coïncidences. Il finit par ne plus rien voir isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses: il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler des choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les hommes, des étoiles, les pierres, des animaux, les nuages, des plantes; il jouait avec les forces et les phénomènes; il savait où et comment trouver ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître; et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes »

Art poétique, vue du monde, ce passage des Disciples à Saïs va encore au-delà: c'est un véritable traité de la souveraineté. La Quête de la souveraineté qui est au cœur du Grand-Œuvre ne se confond en aucune façon avec une recherche des pouvoirs, une inflation du Moi mais, au contraire, par une extinction du Moi dans les vastitudes lumineuses et colorées de l'Analogie. Les êtres et les choses mystérieusement correspondent. Les catégories, les identités sont frappées d'inconsistance. La pensée vole au-devant des images que lui révèle sa profondeur, miroir des hauteurs et des abîmes de l'Ame du monde. Avoir l'intelligence du monde, c'est associer le plus étroitement possible, jusqu'à les fondre en une seule gnose, la perception et la compréhension. La vision du Maître embrasse amoureusement le visible et l'invisible en un seul faisceau de connaissance. La séparation de la perception et de la connaissance est sans doute à l'origine de l'absurde spécialisation des sciences, et, plus en amont, de notre incapacité à nous livrer au ravissement du Sens qui naît de l'herméneutique créatrice. Or, comment ne pas voir que, dans leur essence, percevoir et comprendre sont un seul et même acte créateur ? La spécialisation de l'entendement, sa division en perception et compréhension, n'a de sens que dans une démarche purement utilitaire et technique. Dès lors que la connaissance se hausse au désir d'une rencontre avec le monde et non d'une simple utilisation de tel ou tel de ses pouvoirs, la perception s'approche de la compréhension, la perception rejoint la compréhension en une seule attente.

Cette attente, cette disponibilité, n'est autre que l'intelligence même, et la définition qu'en propose Novalis n'est rien moins qu'obscurantiste. Cette intelligence du monde qui joue simultanément des registres du sensible et de l'intelligible témoigne de cette souveraineté où le Moi n'est plus le centre de la pensée mais un élément parmi d'autres car, par l'expérimentation des états multiples de l'être, les choses cessent d'être asservies à un seul état, une seule identité pour entrer en concordance avec la bruissante et chatoyante souveraineté du monde. L'Art, le génie poétique naissent de cette rencontre de la perception et de la compréhension. L'Alchimiste voit la couleur et cette couleur lui porte le sens de la métamorphose en cours où le Léger, le Subtil, le Lumineux se libèrent progressivement du lourd, de l'épais et du l'obscur. « Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps... ». La Pensée est, au sens étymologique la pesée. La juste pondération est le propre de l'Art de la Balance, Symbole de l'Analogie qui révèle la vertu transfiguratrice des rencontres et des coïncidences. Ne rien voir isolément, n'est-ce point rendre hommage aux subtils tissages du cosmos, à ces orchestrations prodigieuses qui se révèlent à la perception lorsque la perception est elle-même compréhension ? Comment comprendre sans percevoir et comment percevoir sans comprendre ? La perception gnostique est cela-même qui nous délivre de notre identité humaine. En comprenant ce que nous percevons, nous entrons dans le langage secret des astres, des pierres, des plantes; et le Grand-Œuvre, dans sa patience et sa solennité n'est autre que l'interprétation de ce langage et son oraison: « - et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes... »

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

21:37 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

28/12/2021

Entretien pour "littera-incitatus":

132407696_3595835763815512_6584876556517682474_n.jpg

Entretien avec Luc-Olivier d’Algange

 

Vous avez, cher Luc-Olivier d'Algange, publié naguère aux éditions Arma Artis, trois ouvrages, qui attendent actuellement, après le décès de Jean Marc Tapié de Céleyran, admirable éditeur (fondateur d'Arma Artis, dont il présidait, presque seul, aux destinées hautement philosophales) une réédition dont j'espère qu'elle sera aussi prochaine que possible. Quoiqu'il en soit, l'avis aux éditeurs audacieux est lancé ! Il s'agit de Fin Mars. Les hirondelles, qui est un recueil d’hommages à des auteurs et des lieux qui vous tiennent particulièrement à cœur, Terre lucide, écrit en collaboration avec Philippe Barthelet, sous-titré « entretiens sur les météores », et enfin, Le Chant de l’Ame du monde, qui s’achève par une Ode au Cinquième Empire, en hommage à Dominique de Roux.

Il nous semble que ces ouvrages, aussi distincts qu’ils soient par la forme, témoignent entre eux d’affinités et de résonances qui les inscrivent dans un même dessein. Pouvez-vous nous parler de ce dessein, autrement dit de ce qui, antérieur à votre écriture elle-même, suscite votre écriture, ou bien est-ce là s’aventurer dans une zone inviolable, radicalement inconnue, ou d’avance récusée théoriquement ?

Luc-Olivier d’Algange : - J’aime ce mot : dessein, que vous utilisez. Il me semble que notre temps, si planificateur, est aussi riche en « plans de carrière » qu’il est pauvre en desseins créateurs… Le dessein n’est pas un calcul sur l’avenir, et s’accorde fort bien avec ce que l’on peut nommer le hasard, la fortune, la chance ou la grâce. En écrivant, si l’on se tient à la disposition de ce qui advient on va littéralement Dieu sait où. Une grande part est laissée à l’aventure, « à la venvole » pour reprendre la formule de Philippe Barthelet.

Si l’écriture n’est pas seulement expression d’une pensée antérieure, si le langage est partie constituante et non seulement partie constitutive de la pensée, il s’en faut de beaucoup que l’œuvre ne soit qu’un « travail du texte ». En amont de notre langue, le Logos, qui se tient dans son royaume de silence, œuvre, à notre insu parfois, à notre délivrance et à notre souveraineté. En écrivant, nous sommes ses Servants. Une trame secrète se révèle peu à peu. Je ne puis me défendre de l’idée, peut-être étrange à la plupart des intellectuels modernes, que le livre que nous écrivons est déjà écrit dans quelque « registre de lumière », pour reprendre la formule des théosophes persans, dans un « suprasensible concret », que nos phrases tracées sur le papier (j’appartiens à ces archaïques qui s’offrent encore le luxe d’écrire avec de l’encre sur du papier) se révèlent par gradations, comme dans une lumière croissante. J’en veux pour preuve cette impression d’aurore fraîche, presque dure, qui environne le moment où nous allons commencer à écrire… Une phrase survient, et nous savons si peu où elle va nous conduire qu’il faut bien se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus dans une activité susceptible d’être planifiée … Un ordre préside à ce chaos d’intuitions, une cohérence née de l’improvisation elle-même, et qui ne pouvait naître autrement. La notion d’inconscient, en l’occurrence, ne me paraît que partiellement opérante, et s’il s’agit bien d’un inconscient, je serais plutôt enclin à penser à l’inconscient de la langue française elle-même, sa part immergée, songeuse, étymologique, nervalienne, sa vérité héraldique, tisserande, qui, se servant de nous pour se révéler, nous tient littéralement à sa merci.

Tout cela pour vous dire que ni l’objectivité du travail stylistique, ni la subjectivité expressive ne me paraissent pouvoir rendre compte de ce qui est à l’œuvre. Ce qui se dit à travers nous nous appartient parce que nous lui appartenons, et cette appartenance, et là seulement intervient notre entendement singulier, nous libère, nous élargit, nous restitue à cette latitude humaine et divine que presque tout, dans le monde affairé où nous vivons, contribue à restreindre à l’extrême. Le Logos, en hauteur, en largeur et profondeur, dès lors que nous consentons à le servir avant de servir ce que nous croyons être nos compétences et notre subjectivité, nous ouvre à des vastitudes insoupçonnées. Ces vastitudes, plus encore que celles que l’espace visible, sont les espaces du temps.

Dans Fin Mars. Les hirondelles, dont le titre est un hommage à celui que Philippe Barthelet nomme « l’altissime Joseph Joubert », mon dessein fut de rendre le temps visible : temps des œuvres, des civilisations, et encore le temps comme attention, comme attente paraclétique, incandescente, telle qu’elle brûle dans les œuvres d’André Suarès ou de Dominique de Roux, ou, bien avant, dans celles de Ruzbehân de Shîraz, de Sohravardî, ou encore, d’une façon différente, chez Hölderlin ou Hermann Melville… Certaine oeuvres font date, elles participent des rythmes du temps, du renouveau du temps, et à partir d’elles si magnifiquement fidèles aux clartés antérieures, d’une certaine façon, tout recommence…. Et ce recommencement qui témoigne d’un au-delà du temps n’est lui-même qu’un retour à la vérité de l’être, c’est-à-dire à l’éclaircie de la toute-possibilité. Tout soudain, à relire ces auteurs, redevient possible ! Nous voici, les lisant, dans un usage sapientiel de la lecture, qui nous restitue à ce dont nous étions séparés par des illusions funestes… Voici l’inépuisable richesse du réel qui va de la substance la plus opaque à l’essence la plus lumineuse, en gradations infinies, dans ce chromatisme prodigieux dont surent si bien parler Ibn’Arabî et Jacob Böhme, mais aussi, d’une autre manière, ces écrivains, tels que Henri Bosco ou Henry Montaigu, qui, sourciers à l’écoute des ressources profondes de notre langue, en laissent circuler les vertus jusqu’aux plus hautes branches, aux plus fines, aux plus impondérables, les mieux accordées aux rumeurs célestes et aux puissances telluriques.

Nous voici précisément, il me semble, au cœur de votre ouvrage commun avec Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores. Il s’y dessine aussi un autre recours, celui de l’amitié, de la conversation, contre tous les systèmes et toutes les idéologies, ou plutôt, en dehors d’elles.

Luc-Olivier d’Algange : - Il y aurait peut-être une sorte de redondance à s’entretenir à propos d’un ouvrage qui est déjà un entretien, sinon à rappeler (comme hommage à ce qui me fut une chance rare) que Philippe Barthelet est, par ailleurs, l’auteur d’un vaste « roman de la langue française », qui s’ouvre, à chaque phrase, sur la plus exacte et la plus profonde méditation métaphysique. Le propre de notre ouvrage étant de ne pouvoir se résumer, de même que l’on ne peut résumer une promenade au bord d’un fleuve (et l’on sait aussi, par Héraclite, que « l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), je laisse le lecteur, si le cœur lui en dit, à découverte de ce livre quelque peu maistrien et dont il pourra lui-même, dès lors notre invité, être à la guise le Comte, le Chevalier ou le Sénateur ! Disons seulement qu’en ces temps monomaniaques, idéologiques et puritains rien ne semble plus rare que les bonnes conversations, et je ne suis pas loin de penser que presque toutes les œuvres dignes d’êtres lues participent ou invitent à une conversation ; qu’elle soit, bien sûr, avec le lecteur, ou avec des prédécesseurs, voire avec les êtres et les choses les moins saisissables : nuées, nuances, météores, signes du ciel… En réalité, il n’y a pas de monologue, sauf chez les fous ou les Modernes. Toute œuvre est, par nature, dialogique

Le Chant de l’Ame du monde est-il, en suivant votre idée, un dialogue avec l’Ame du monde ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’Ame du monde est ce qui rend possible les conversations. Elle est la lucidité de notre terre. C’est dire qu’elle n’a rien d’abstrait ; elle n’est pas davantage, s’il faut le préciser, une sorte de « world music » adaptée aux besoins euphorisants du village planétaire, quand bien même lui revient une prérogative irrécusable d’universalité : celle du cosmos, tel qu’il se figure sur le bouclier de Vulcain dont parle Virgile. L’Ame du monde est la Sophia… Entre le sensible et l’intelligible, elle recueille les éclats de l’un et de l’autre, dans leurs mouvements, leur ressacs, leurs réminiscences qui irisent la présence pure. L’Ame du monde ne se conceptualise pas. Elle affleure, elle transparaît, dansante comme à travers le feuillage bruissant, comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, vérité insaisissable et lustrale, réfractée et diffractée, en splendeur, là où adviennent les Anges et les dieux, ces réalités à la fois intérieures et extérieures. Mais les poèmes, je le crains, ne se résument pas davantage que les conversations…

L’impression nous vient que, les ayant écrit, vous n’avez pas particulièrement de commentaires à ajouter à vos livres, soit par humilité, soit que vous les considériez comme derrière vous, soit que vous en laissiez le propos à vos lecteurs… S’il ne vous déplait pas, nous aimerions cependant poursuivre cet entretien par des considérations plus générales, politiques, poétiques, et métaphysiques, qui nous reconduiraient à ce qui a donné naissance à ces ouvrages… Et pour commencer, quels sont vos Maîtres ?

Luc-Olivier d’Algange : - Nos écrits ne sont pas toujours « derrière nous », ils sont peut-être lancés en avant, ce vers quoi nous cheminons ; ce qui rendrait d’autant plus difficile d’y revenir, d’en faire le commentaire, sans compter le ridicule à être son propre glossateur ! Et puis, le « monde culturel » me semble avoir tourné de telle façon que l’on cherche bien souvent à se faire une idée des ouvrages d’un auteur sans les lire. Alors autant ne pas abonder dans le sens de cette mauvaise paresse et s’attarder indûment sur ce qui a déjà été écrit, et qui le fut précisément, pour échapper à ces quelques opinions, abstractions ou généralités où les gens « informés » voudront les ensevelir ! En revanche, et j’en suis bien d’accord avec vous, parler de ses Maîtres est un devoir de gratitude, et surtout une joie qui renouvelle celle que nous avions à les lire.

Je considère comme des Maîtres tous les auteurs qui m’ont appris quelque chose, et ils sont nombreux. Mais pour en distinguer quelques uns, outre ceux dont je parle dans Fin Mars. Les hirondelles, peut-être convient-il d’en revenir aux premiers en date, à ces lectures de l’adolescence qui nous donnent des raisons d’être, nous confirment dans nos audaces, affermissent notre courage et notre intelligence. Au monde souvent mesquin et étriqué qui s’apprête à nous dévorer dans la tendreté de notre âge, ils opposent un contre-monde, qui n’est pas un refuge mais une exigence plus haute. Ceux-là sont des amis ; ils nous donnent des armes et nous montrent le monde plus grand, plus intense, plus aventureux. Car enfin, l’inanité est là, depuis notre adolescence : le monde devient un monde-machine, toutes les souverainetés sont corrodées, arasées. L’infantilisme et la bestialité triomphent sur tous les fronts, et après deux ou trois vagues de totalitarisme, depuis la Terreur de 1793, les hommes se sont si bien habitués à n’être que des « agents » et des « rouages », leur servitude volontaire est si bien intégrée à leur complexion, à leur physiologie même, que la survie de l’esprit humain, dans ses pouvoirs de discrimination et ses puissances poétiques, est devenue des plus aléatoires, alors même que la Machine, autrement dit, la société de contrôle (qui succède, pour tout arranger, aux sociétés de souveraineté et aux sociétés disciplinaires) travaille sans relâche à éliminer précisément toute chance d’être, toute chance, selon le mot d’Hölderlin « d’habiter en poète ». Deux maîtres donc : Villiers de L’Isle-Adam et Hölderlin.

Villiers de L’Isle-Adam fut l’auteur qui m’arracha à ce qui me semblait devoir être une triste singularité. Il me vint à cet âge inquiet où il s’en faut de peu que nous ne concevions, non sans quelque effroi, être fort esseulés dans notre pensée. Certaines œuvres sont, pour ainsi dire, en forte teneur d’amitié spirituelle. Il semble qu’une main nous soit tendue, mais avec une arme, fraternellement, à nous qui étions désarmés. Une contradiction se trouvait résolue. Nous pouvions donc, en même temps, récuser la société et consentir à être les héritiers de la civilisation, porter un songe de splendeur et exercer nos sarcasmes à l’égard d’un monde qui s’acharnait en médiocrités despotiques à nous rendre la vie apeurée, misérable et banale. Refuser d’un même geste l’avilissement et le nihilisme, ne pas vivre en bête traquée, tout cela tient dans la dédicace de L’Eve future : « Aux railleurs, aux rêveurs ». Le rêve devenait ainsi, non plus une fuite, mais un Songe plus haut, fondateur, celui-là même dont naissent les civilisations. Les Contes Cruels anticipent, en tout point, et parfois à partir d’infimes indices, ce monde ridicule, malfaisant et sinistre que décrira plus tard, mais en l’ayant sous les yeux, Philippe Muray…Villiers de L’Isle-Adam, lui, nous donne l’alexipharmaque avant même que le poison ne ruisselât dans nos veines ! Magistrale leçon d’ironie guerroyante, ouverte à chaque phrase sur des hauteurs et des profondeurs métaphysiques ; humour cruel et fidélité pure, c’est-à-dire brûlante, à l’égard de ce qui, dans notre bref séjour ici-bas, nous tient dans la proximité ardente de la voix du cœur et de la beauté ; pessimisme alerte et joyeux ; ethos héroïque qui répond, avec la désinvolture aristocratique qui lui est propre à la mise-en-demeure d’Hölderlin : «  A quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » A quoi bon ? A rien du tout… Mais à l’entendre ainsi, dans la définition que Pessoa donne du Mythe, «  ce rien qui est le tout », sceau invisible de cette visible empreinte qu’est le monde.

Nul, de façon plus radicale qu’Hölderlin, n’eut l’audace de se tenir en cet espace intermédiaire, à la fois éblouissant et ténébreux, mais aussi parfois clair d’une douce clarté et comme à l’ombre de feuillages orphiques, où le Mythe vient à la rencontre du réel pour en révéler la nature véritable. Hölderlin n’écrit pas à propos du Mythe, ses poèmes ne sont pas des poèmes mythologiques, au sens néo-classique ou romantique, mais des épiphanies survenues, de façon imprévisible, à l’intérieur de la langue allemande. Hölderlin parle de l’intérieur : il est le feu qui éclaire et consume. Le sacré, le Mythe sont, chez Hölderlin, des advenues, l’apparaître de l’apparition elle-même, qui naît au moment où nous naissons avec elle. C’est ainsi qu’il peut laisser transparaître l’une dans l’autre la figure du Christ et celle d’Apollon, c’est ainsi que sa poésie nous dit, du sacré, une profondeur en attente, qui, jusqu’à présent, fut à peine entrevue, c’est ainsi que le plus lointain, le plus antérieur, s’irise dans ses écrits comme une promesse encore insoupçonnée.

La plupart des œuvres, quand bien même s’amoncèlent à leur sujet des thèses universitaires, n’ont pas encore été lues. Je veux dire que réduites au statut d’objets, un interdit à les lire n’a pas encore été levé. Etudiant les œuvres, les tenant à distance par des méthodes critiques, on s’épargne la chance et le risque d’en être ravi, c’est-à-dire dépossédé du rôle d’analyste auquel se complaisent nos arrogances intellectuelles. Au-delà même de l’expérience sensible et intelligible que nous pouvons avoir d’une œuvre, qui est déjà elle-même supérieure à la simple étude universitaire, une autre possibilité demeure « en réserve », selon la formule d’Heidegger, qui est celle de la relation avec l’œuvre. C’est du passage de l’expérience à la relation, c’est à dire à la survenue d’une conversation dont témoignent à leur mesure Fin Mars. Les hirondelles, et, d’une façon plus directe encore, Terre Lucide. En son hiver, il me semble que notre civilisation est en attente d’un printemps herméneutique, d’une terre lucide annoncée par ces météores, ces « signes du ciel » que sont les œuvres des poètes.

Nous retrouvons dans ce printemps herméneutique, votre méditation sur les saisons, sur le retour, sur le temps qu’il fait et celui qui passe. Quel serait le « temps » de l’herméneutique ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’herméneutique nous initie à une autre temporalité. Ni le cercle, ni la ligne droite mais une sorte de spirale qui, repassant par les mêmes points, nous porte plus haut. L’herméneutique, et que l’on entende bien sous ce vocable austère, un voyage odysséen et non un travail d’expert, fait apparaître dans une œuvre plus qu’à première vue. Ressaisissons notre bien : ne le laissons pas au seul usage des spécialistes. Les œuvres sont des signes d’intelligence que nous adresse l’aléthéia, la vérité qui n’est pas objet d’évaluation mais l’instant de sa propre révélation. Les abysses lumineuses des poèmes d’Hölderlin disposent nos entendements aux abysses lumineuses de l’instant qui est l’éternité même. Celle qui oscille dans les fleurs de cerisiers !

A chacun d’entre nous une œuvre reste à accomplir qui est de se réapproprier ce dont le monde-machine nous a exproprié : les paysages, les heures, les noces d’Eros et de Logos, la qualité et la dignité des êtres et des choses. Mais cette recouvrance si elle exige une décision résolue, n’implique nulle âpreté. Il ne s’agit pas d’être crispé sur son dû, mais de s’abandonner à ce qui nous appartient : ce temps qualifié, ces événements de l’âme. Nous reprenons possession du monde comme d’un texte sacré en refusant de le planifier, en lui laissant la chance de nous faire signe, en aiguisant notre entendement à percevoir ces subtiles invitations par-delà « le vacarme silencieux comme la mort » dont parlait Nietzsche.

Voyez comme les prétendants littéralistes préjugent dans les textes sacrés de la « vérité » qu’ils y veulent trouver pour ensuite l’administrer, et comme ils laissent peu de place à la surprise, et comme ils trahissent en réalité la lettre à laquelle la véritable herméneutique retourne, comme Ulysse après son périple. Toute opinion est fondamentaliste, hostile par ses prémisses et ses usages à l’aventure de l’esprit. S’il importe de na jamais oublier que nous vivons sous le règne de l’Opinion, il importe encore davantage de ne pas se laisser subjuguer ou obnubiler par la terreur qu’il prétend nous inspirer. Ce qui n’est pas, fût-ce un néant dévorant, ne peut en aucune façon triompher de qui est, ni empêcher ce qui fut d’avoir été et de demeurer présent dans la présence, dans la délicieuse anamnésis dont l’essor se confond avec le pressentiment lui-même, avec ce qui crée et ce qui fonde.

La didactique coutumière, scolaire, oppose le platonisme et l’hédonisme, comme elle suppose que la philosophie platonicienne oppose le sensible et l’intelligible pour déprécier l’un au détriment de l’autre, alors qu’elle les hiérarchise, ce qui est tout différent ! Cette mésinterprétation banale de la pensée platonicienne procède de la difficulté que nous avons, nous autres modernes, à sortir d’une pensée de l’antagonisme. Hiérarchique, graduée, la pensée platonicienne récuse par avance l’antagonisme que les exégètes futurs y voudront introduire. Le sensible ni l’intelligible ne sont, en soi, préférables, l’un à l’autre, ce ne sont pas des camps, des partis, mais des modes opératoires de notre compréhension du monde et dont les œuvres sont les noces ardentes.

Si l’on me dit qu’un hédonisme néoplatonicien est impossible, que la louange du sensible, la relation extatique avec le monde sensible est impensable par la célébration de l’Idée, de la Forme, eh bien soit : je l’invente, je la rend possible, je l’instaure, j’en fais la prémisse d’une philosophie nouvelle ! Mais, à dire vrai, je ne crois pas être si novateur, mais seulement l’héritier d’un courant philosophique moins connu, moins balisé, d’une façon de philosopher, d’un poien qui, à l’exemple de Plotin, de Sohravardî, de Ruzbehân de Shîraz, de Pic de la Mirandole, ou de Marsile Ficin, hiérarchise pour ne pas opposer, ce qui appartient au visible et ce qui appartient à l’invisible, l’un et l’autre n’étant que des moments différents de l’apparaître.

Cette tradition héliaque, métaphysique et patricienne, tenue à l’écart par une idéologie dominante, lunatique et matérialiste (celle précisément des « hallucinés de l’arrière-monde » dont parle Nietzsche) me semble non seulement devoir être défendue et illustrée, par l’exemple, par la beauté du geste, mais aussi en tant qu’art poétique et romanesque, si lassés de l’expression de la subjectivité, nos contemporains désirent à nouveau tenter la grande aventure des états multiples de l’être et de la conscience. De même que le printemps herméneutique éveille et discerne dans les textes les « états » et les « stations », les degrés et les plans d’interprétation différents, on peut espérer et imaginer un printemps poétique et romanesque où, à l’hiver du durcissement des certitudes, à l’aridité et aux froidures conceptuelles, formalistes ou vengeresses succèderait un ressaisissement du chant et de la vision.

« Ne servir que sa vision » écrivait Dominique de Roux, qui recommandait aussi de ne pas oublier notre exil fondamental, et que « nous sommes partout et toujours en territoire ennemi » : observation qu’il importe, il me semble, de ne pas prendre dans un sens pathétique, mais plutôt pragmatique, à la façon de Marc Aurèle. Chaque heure que nous sauvons de la confusion, de l’agitation, des promiscuités débilitantes, chaque heure sauvée de l’endormissement hypnotique du travail et des distractions, chacune de ces heures est une victoire : nous y retrouvons, sauvegardées et d’une fraîcheur castalienne la puissance, la beauté et bonté. Les mots ont le pouvoir de recréer ce qu’ils détruisent.

Que pouvez-vous nous dire à propos de cette tension entre le pouvoir créateur et le pouvoir destructeur du langage ?

Luc-Olivier d’Algange : - Les mots tuent, au propre et au figuré, et parfois d’ennui. Les totalitarismes nomment pour tuer en renversant la « logique » de la divine création qui nomme pour faire advenir à l’être. Le totalitarisme dédit ; son jargon est la mesure de sa perversion : ce qu’ont démontré, de façon magistrale, Orwell ou George Steiner. La définition du mal échappe aux moralisateurs pour autant qu’ils méconnaissent cette atteinte au Logos ou au Verbe. S’il est bien souvent question, dans Terre lucide, des ressources de la langue française, c’est qu’en elles s’avivent nos pensées. Par cette langue nous appartenons à une tradition qui nous libère de nos subjectivités outrancières et nous donne la latitude de penser, c’est-à-dire de peser le juste et l’injuste… Il n’est pire conformisme que celui du « non-conformisme » où chacun croit pouvoir penser par lui-même dans le déni de toute tradition et de tout héritage, et s’en trouve ainsi penser comme tout le monde, exactement selon le vœu des « prescripteurs » de la publicité. Les dogmes, les doctrines, laissaient encore la part à la critique, alors que le conformisme de l’informe est une glue, un totalitarisme sans issue, car il enferme chacun en lui-même… Bienvenue dans le monde du « chacun pour soi » où règne le grégarisme au suprême, où la bétaillisation de l’être humain se fonde non plus sur un despotisme discernable mais sur une servitude volontaire, oublieuse de sa volonté, relayée par la technique et devenue presque physiologique, au point qu’il n’est pas absurde parler d’une post-humanité, mais régressive, à la fois hyper-technologique, numérisée, clonée, et psychologiquement réduite à l’infantilisme. Le conformisme de l’informe devient ainsi le principal recours des faiblesses coalisées contre la singularité et la force, en meutes d’autant plus impitoyables qu’elles travaillent, comme l’écrivait Philippe Muray, pour « l’empire du Bien ».

Que reste-t-il alors des sentiments humains, une fois débarrassés des intempestives grandeurs ? La langue s’y étiole, l’entendement s’y rabougrit, la privation sensorielle s’instaure disposant la conscience à ne percevoir que des représentations secondes, au détriment de la présence réelle des êtres et des choses, présence réelle qui contient en elle les abysses et les hauteurs, une verticalité qui sacre l’Instant, notre seul bien… Le printemps herméneutique est à la pointe de chaque phrase lue ou écrite amoureusement ! Le printemps herméneutique est la floraison du Logos qui, à partir de ses racines, de ses étymologies, délivre la puissance du silence, de son cœur de feu, de sa vérité paraclétique.

Dans Fin Mars, les hirondelles, vous évoquez le Paraclet, à propos d’André Suarès, d’Henry Corbin et de Dominique de Roux. Pouvez-vous nous préciser ce qu’est le Paraclet, et son « règne » dont certaines œuvres vous semblent l’attente ardente ?

Luc-Olivier d’Algange: - Le Paraclet est l’Esprit-Saint, et le règne du Paraclet qui succède au règne du Fils, comme celui-ci succède au règne du Père, serait l’accomplissement de l’Alliance, l’accomplissement d’une liberté souveraine, d’une terre céleste, lucide… Cependant, je suis loin de prétendre à théoriser en ce domaine, et plus loin encore de comprendre comment s’inscrirait dans « l’histoire », cette succession de règnes qui, d’une certaine façon, m’apparaissent pour ainsi contemporains les uns des autres ; de même que dans l’écriture, qui se situe entre le silence et la parole, le silence de « ce qui n’est pas encore dit » et la parole dont on se souvient, le temps est bien davantage qu’une ligne droite, qu’une historicité déterminable et déterminante…. Entre le Logos rayonnant du silence de la toute-possibilité et la parole filiale, la parole en filiation spirituelle, le Paraclet gradue ses révélations dans notre conscience. Il est cet « entre-deux » entre ce qui est dit et celui qui reçoit la parole, cet espace intermédiaire et impondérable comme le sens lui-même qui s’offre à être traduit du silence.

Le temps a été créé avec le monde pour peupler de réminiscences les commencements sans fins. Chaque phrase que nous écrivons ne vaut d’être écrite que si, d’autorité, elle recommence le monde. Le Logos et le Verbe disent une même réalité cosmogonique. La poésie, à cet égard, consiste moins à ré-enchanter le monde qu’à lui ôter le voile qui nous le désenchante, qu’à l’arracher aux fictions misérables et sinistres qui font que la réalité, comme l’écrivait Rémy de Gourmont, finit par copier les mauvais romans : monde plat, sans syntaxe ni grammaire, mots réduits à leurs écorces mortes, sentiments et vertus réduits à l’apparence qu’ils donnent selon les normes du kitch, dérisoire ou titanesque… Le nouveau règne, celui dont parlait Stefan George, débute sitôt que l’on s’éveille de ce mauvais songe, de cette pensée stéréotypée, binaire, qui nous réduit à l’alternative ou au compromis. Et comme l’écrivait Rimbaud : « là tu te dégages, et voles selon. »

 

(Entretien réalisé par André Murcie pour Littera-incitatus )

 

La parution de Terre Lucide, entretiens sur les météores et les signes des temps, est prévue, désormais, aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria.  

22:40 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

L'éclaircie de l'être:

270202236_4922642474483004_1732638604844502357_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Notes sur l’éclaircie de l’être

 

«  Mais où le Soir guide-t-il l'obscure pérégrination de l'âme d'azur ? Là-bas où tout est autrement assemblé, abrité et sauvegardé pour un autre Levant. »

Martin Heidegger

 

La pensée méditante et la source de Mnémosyne

« Lorsqu'elle est attentive à son essence, écrit Heidegger, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas sur place pour penser constamment le même. Progresser, c'est à dire s'éloigner de cette place, est une erreur qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. »

Pour avoir perdu le sens de l'aube, du crépuscule et du Grand-Midi, pour être devenu indifférents et insensibles aux qualités diverses de la lumière, luminante, irradiante ou splendide, pour n'avoir pas assez vénéré la limpidité de la source de Mnémosyne, pour nous être réfugié derrière des écrans et être devenu les otages de la pensée calculante et informaticienne, notre monde (où l'éclaircie de l'Etre brille par son absence, comme une nostalgie lancinante et devenue incompréhensible) est devenu la proie d'une pénombre uniformisatrice.

En cette pénombre, les choses deviennent indistinctes et interchangeables; elles perdent leurs qualités et leurs secrets qui jadis étaient aussi sacrés que les fins dernières, pour devenir des moyens d'échange. A la faveur de cette pénombre « l'indigence de la pensée est un hôte inquiétant qui s'insinue partout ». Dans la grande liquidation des croyances et des valeurs, l'amnésie devient la seule valeur, mais le rien qu'elle véhicule n'est pas inoffensif, c'est un néant qui nous menace, non sous une forme apocalyptique mais dans l'insignifiance même de la vie quotidienne. L'apocalypse est toujours révélation; l'insignifiance, elle, est ce qui tend à rendre toute révélation impossible à jamais. « Le monde, écrit Heidegger, apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculante dirige ses attaques et à ces attaques, plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant. On ne considère pas assez que ce que les moyens de la technique nous préparent, c'est une agression contre la vie et contre l'être même de l'homme et qu'au regard de cette agression, l'explosion d'une bombe à hydrogène se signifie pas grand chose. »

L'homme qui n'entend pas renoncer à la suprématie de la pensée méditante est donc amené aujourd'hui à résister, à entrer dans une sorte de clandestinité impérieuse où son dessein secret se garde pour lui-même une chance de ne point disparaître, de subsister, en dépit des agressions, de plus en plus systématiques, de la pensée calculante et utilitaire. Or, celui qui garde au secret son privilège est aussi, par cela même, gardien de la nuance et du monde subtil. Lui seul connaît la voie de l'Ether, la pensée la plus libre, la plus haute et la plus ardente.

L'Ether, nous dit la philosophie grecque, est l'élément le plus subtil caché dans l'intimité de tous les autres éléments. Chacun sait qu'il est dans la nature de l'Ether, secret intérieur de la plus grande intimité de la substance, de déboucher sur l'ivresse du Grand-Large. La quête de l'alchimiste rejoint la recherche de l'herméneute. Mais l'existence de l'alchimiste et de l'herméneute est remise en cause par le monde moderne qui, d'ailleurs, par défaut d'être et de mémoire, n'est plus un « monde » mais, tout au contraire, un interrègne ou une hypothèse mal comprise. L'alchimiste et l'herméneute, ou, disons, le poète et le penseur, n'ont plus de place dans un « monde » où, comme le dit Heidegger, l'établissement de l'homme en tant que animal rationale, comme bête de labeur, confirme l'extrême aveuglement touchant l'oubli de l'être: « Mais l'homme d'aujourd'hui veut être lui-même le volontaire de la volonté de volonté pour laquelle toute vérité se transforme en l'erreur dont il a besoin afin qu'il puisse être sûr de se faire illusion. Il s'agit pour lui de ne pas voir que la volonté de volonté ne peut rien vouloir d'autre que la nullité du néant en face de laquelle il s'affirme sans pouvoir reconnaître sa propre et complète nullité. Ainsi la bête de labeur est abandonnée au vertige de ses fabrications afin qu'elle se déchire elle-même et se détruise dans la nullité du Néant. »

L'oubli de l'être, et la culture de l'amnésie qui en procède, n'est donc pas seulement un défaut ou une privation de possibilités supérieures, c'est aussi une remise en cause de ce que nous sommes en notre plus grande humilité: être au monde, comprendre ce qu'il nous advient, trouver un sens, sinon à notre destin personnel, du moins à ce qui nous environne, en somme, vivre et exister, et non point seulement subsister et servir. Que la culture moderne ne fût point une incitation à s'interroger sur le sens de la vie serait déjà déplorable mais la question aujourd'hui est de savoir si la vocation de la culture moderne n'est point d'interdire cette question au point de la rendre incompréhensible afin de contraindre l'homme à la « volonté de volonté » et de ne jamais le distraire de son établissement comme « bête de labeur » dans l'oubli de l'être ? Cette question, pour être entendue, doit d'abord apparaître comme subversive en ce qu'elle renverse les priorités ordinairement admises. Dès lors, la fin cesse de justifier les moyens et la haine du secret, où René Guénon voyait à juste titre une caractéristique de l'homme moderne, apparaît non plus comme une volonté de libre échange mais comme la volonté totalitaire d'une domination, ou plus exactement, d'un contrôle absolu, qui ne laisse plus aucune chance à la clandestinité. Cette volonté totalitaire sera d'autant plus destructrice que toute réalité humaine, naturelle, ou divine, suppose toujours la permanence d'un secret.

La haine moderne ne viendra point à s'assouvir avant d'avoir torturé jusqu'à la mort la nature, les hommes et les dieux. Les théories matérialistes, qu'elles soient biologiques ou économiques, ne sont rien d'autre qu'une tentative de justifier, en langage didactique, cette haine érynienne. Vouloir être moderne à tout prix est le meilleur moyen de s'assurer de ne jamais comprendre l'essence de la modernité et de ne jamais pouvoir s'en rendre maître. L'essence de la modernité, qui d'emblée se manifeste par une désagrégation du Logos, du langage, réside dans l'échec de l'Idée olympienne, céleste, ouranienne et surnaturelle et dans le triomphe provisoire du monde des titans. En ce sens, dira-t-on, la modernité n'a rien de moderne; et, en effet, la modernité est elle-même une illusion, une erreur « qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. »

Tant que la pensée se laisse fasciner par cette ombre, la réalité du monde moderne lui échappe et la pensée lui demeure ainsi assujettie, rendue subalterne, utilitaire, servile : « Lorsque la pensée, s'écartant de son élément, est sur son déclin, écrit Heidegger, elle compense cette perte en s'assurant une valeur comme instrument de formation, pour devenir bientôt exercice scolaire et finir comme entreprise culturelle. On ne pense plus, on s'occupe de philosophie... C'est pourquoi le langage tombe au service de la fonction médiatrice des moyens d'échange grâce auxquels l'objectivation, en tant que ce qui rend uniformément accessible tout à tous peut s'étendre au mépris de toute frontière. » Le langage tombe ainsi sous la dictature de la publicité. Préfigurée par les totalitarismes du début du siècle, qui en furent les inventeurs, l'ère de la « communication » apparaît de plus en plus comme une immense machine de guerre destinée à en finir avec le langage, qui est la maison de l'être, et la pensée méditante qui, à travers le langage, atteste en elle-même la possibilité sans cesse renouvelée pour l'homme de se rejoindre dans la rencontre nuptiale de l'être et de la Présence: « Etre, depuis le matin de la pensée européenne-occidentale et jusqu'à aujourd'hui, veut dire le même que Anwesen,- approche de l'être. Dans le mot Anwesen parle le présent ».

Rien ne s'oppose à la présence de façon aussi systématique et militante que l'idéologie du progrès. Perpétuelle fuite en avant, qui est avant tout une fuite devant la pensée, l'idéologie du progrès caducise chaque instant aussitôt que perçu et réduit ainsi le présent à un atome qui cesse d'exister au moment même où il apparaît. Dans l'ordre moral l'idéologie du progrès agit de la même sorte. Le Bien est toujours « en avant », dans un futur indéterminé, qui n'existe pas encore et cependant légitime les pires crimes au nom de sa venue ainsi qu'en témoignent les utopies révolutionnaires ou « évolutionnistes ». Outre le scepticisme à l'égard de tout combat politique, cette observation nous donne aussi à comprendre en quoi l'oubli de l'être, le mépris du langage, demeure de l'être, deviennent effectivement, de par le triomphe de l'idéologie progressiste, la proie de ce vide dévorant qu'Heidegger nomme « la nullité du néant ». Si, en effet, dans la durée linéaire du progrès, le futur n'existe pas encore, le passé n'existe plus et le présent n'existe déjà plus, tout se trouve ainsi réduit à l'inexistence, et c'est en quoi le progrès est vraiment l'idéologie dont le propre est de « néantiser ».

Au contraire, le mot même de « présence », dans son acception la plus familière, implique l'existence du présent et mieux encore, le déploiement d'une expérience de l'être à partir de ce présent qui, dès lors, devient l'essentiel, et se tient au cœur du temps comme une île dans l'immensité des eaux ; ce que suppose l'existence même du mot instant. « En tant qu'il est le fondement, écrit Heidegger, l'être amène l'étant à son séjour dans la présence. » Alors que l'idéologie du progrès procède avant tout d'une haine du secret et d'une volonté de tout asservir à l'utilité au calcul, la philosophie de l'être et de la présence, elle, s'efforce de demeurer au plus prés de la sérénité de ce qui est : « La pensée qui calcule, écrit encore Heidegger, ne nous laisse aucun répit et nous pousse d'une chance à l'autre. La pensée qui calcule ne s'arrête jamais, ne rentre pas en elle-même. Elle n'est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du Sens qui domine en toute chose ».

Il importe de s'attarder à cette expression: « une pensée à la poursuite du Sens qui domine en toute chose ». Cette pensée, on l'a vu, ne peut être qu'une pensée méditante qui trouve son origine dans le déploiement de la présence, mais pour mieux encore définir cette pensée on peut dire qu'il s'agit d'une herméneutique. L'herméneutique pose la question du Sens, elle s'interroge sur le Sens. En cela l'herméneutique se distingue d'une banale explication. L'explication est le résultat d'une analyse, l'herméneutique est l'accomplissement d'une interprétation.

« C'est aussi pourquoi il est dit, écrit Heidegger, à propos de Sein und Zeit, que c'est seulement à partir du Sens, c'est à dire à partir de la vérité de l'être que l'on peut comprendre comment l'être est. » Alors que l'analyse dénombre et classe les procédés et les influences du texte, l'interprétation, elle, s'efforce d'en exhausser le Sens. Cet exhaussement est anamnésis, ressouvenir. Le Sens préexiste à l'œuvre, il domine en amont des signes, il en éclaire les aspects dans tout ce qui est.

Ainsi l'exhaussement du Sens est une aurore. Le pressentiment du ressouvenir est une clarté diaphane qui annonce le retour du soleil: l'embrasement de l'horizon. Le ressouvenir exhausse le Sens comme le soleil s'exhausse de l'horizon. Ce pourquoi nous pouvons dire, et cela se dit depuis l'origine de la pensée européenne jusqu'à la plus récente phénoménologie, que toute véritable pensée est une aurore, un recommencement qui se souvient. Non point, entendons-nous, une table rase mais une remémoration immémoriale, un retour vers une origine qui se souvient de tout ce qui doit advenir.

La remémoration immémoriale est « cette pensée la plus abyssale » à laquelle Nietzsche donna le nom d'Eternel Retour. L'Eternel Retour dont parle Nietzsche n'est pas davantage une formule moderne du temps cyclique familier au monde antique que le ressassement catastrophique auquel se voit réduit l'homme moderne dans ses tentatives activistes qui toujours conduisent au même échec. L'Eternel Retour, l'anneau du Retour que chante Zarathoustra est le secret de l'Eternité, la façon humaine de dire l'Eternité qui nous épouse et nous sauve de la déréliction, de l'insignifiance et du néant.

L'Eternité est le rayonnement du Sens, la clarté de sa domination dans tout ce qui est; et cependant, cette clarté est indivulguée, secrète. Nul n'y parvient sans un long cheminement hors des routes balisées. L'esprit d'aventure doit venir à la rescousse de l'esprit d'exactitude. L'herméneutique est cette quête ardente, cette chasse subtile, ce pèlerinage. L'herméneutique va à la rencontre de l'écrit et du monde avec une confiance native dans le génie de l'écrit et du monde. Le Sens caché apparaît à qui le désire dans la présence. La présence est l'apparition du Sens. Par elle, le Sens, qui domine en tout ce qui est, se divulgue à nous.

De même que la pensée méditante est un chemin et non une méthode, l'herméneutique n'est pas un système mais un art, au même titre que l'alchimie, qui cherche dans les éléments l'Ether, le Subtil, source de toute génération. Pour l'alchimiste, un secret demeure enclos dans les éléments, une âme vive que son art doit délivrer grâce à la compréhension des lois de l'Analogie universelle; ainsi pour l'herméneute, l'inextinguible et silencieuse flamme du Sens flamboie à l'intérieur.

Le ressouvenir est ce qui lève le voile sur cette flamme. « Jeu et danse, écrit Heidegger, chant et poésie, sont portés dans le sein de Mnémosyne. » Cédant à la pire démagogie, les modernes en sont venus à vanter le non-sens, la fascination des images réduites à elles-mêmes, l'éphémère, l'accidentel, l'oubli et l'apparence, afin de rendre impossible tout chemin vers l'intérieur. La haine du secret et de la mémoire, gardienne du secret, trouve ainsi son accomplissement dans la négation de la présence et l'oubli de l'être. Nul mieux qu'Hölderlin n'a su décrire la situation, ou, plus exactement, l'absence de situation, de l'homme en proie à la négation et à l'oubli:

«  Nous sommes un signe, vide du Sens

Insensibles et loin de la Patrie,

Nous avons presque perdu la parole. »

Telle apparaît désormais la destinée humaine, réduite à la lettre morte, dépourvue de Sens, insensible, exilée, presque muette. Le signe réduit à lui-même triomphe dans le fondamentalisme, l'intégrisme, non moins que dans le puritanisme des théories matérialistes qui veulent réduire le texte à sa matérialité.

En l'absence du Sens, nous devenons insensibles. Car, de même que l'être est l'éclaircie de l'étant, le Sens est l'éclaircie des sens. En perdant le Sens nous devenons insensibles à la beauté, nous n'entendons plus, en nous, son retentissement. La littérature alors se réduit à une mécanique plus ou moins complexe dont les éléments s'associent selon des lois linguistiques, sociologiques ou psychologiques. Le Sens, qui fut le dessein de l'auteur, sa vision, sa vocation, est oublié. La fidélité du poète à son dessein est tenue pour nulle ainsi que le secret du cœur qui anime l'œuvre et lui donne sa musique unique, entre toute reconnaissable. « L'égalité d'âme, la sérénité devant les choses et l'esprit ouvert au secret sont inséparables, écrit Heidegger. Elles nous rendent possible de séjourner parmi les choses d'une manière toute nouvelle. Elles nous promettent une autre terre, un autre sol, sur lequel, tout en restant dans le monde technique, mais à l'abri de sa menace, nous puissions nous tenir et subsister. »

Cette sérénité de l'âme implique non un renoncement mais un détachement. Il faut se détacher des querelles, des partis, des idéologies et de toutes les appartenances spécifiantes afin d'entrer dans l'aire de la sérénité de l'âme. Alors seulement nous serons sûrs de cheminer vers notre patrie perdue, désempierrant en nous les sources de la parole, sensibles infiniment et riches de la plénitude du Sens. Tel est le cheminement de l'âme d'azur.

Le feu royal du matin ou la fulgurance d'Apollon

Dans ce chemin vers l'intérieur, dans ce chemin ésotérique, l'âme d'azur commence par se détacher des signes, des rituels sociaux, des coutumes et des convenances. Revenant sur elle-même, elle se défie des fascinations et des pouvoirs du monde afin de retrouver « l'obscure paix de l'enfance » dont parle Trakl. L'obscurité de l'enfance est la chose la plus profonde et la plus sacrée. Elle témoigne d'une temporalité ou le monde était encore monde. Le destin de l'âme d'azur est d'aller vers l'azur mais à travers la nuit qui se trouve devant elle et la renvoie à toutes les nuits antérieures. De même que Rimbaud sut dire « cet azur qui est du noir », cette ténèbre incessante qui s'approfondit au cœur de l'été dans l'abîme de l'azur le plus profond, de même il faut entrer ici dans le mystère de l'élucidation dont Heidegger nous dit qu'elle « promeut l'élément limpide qui rayonne à travers tout ce qui est dit poétiquement, à une première splendeur. »

La promesse qui nous est faite d'un « autre Levant » est contenue dans le sens du voyage où nous ne sommes point des vagabonds mais des pèlerins. Or, il est dit que le pèlerinage de l'âme d'azur commence par le déclin du jour et la connaissance du mystère du crépuscule. La connaissance de ce mystère est primordiale car c'est elle qui va guider l'obscure pérégrination vers Là-bas « où tout est autrement assemblé ». En notre chemin de déclin vers l'ultime Occident et les ténèbres se tient attentive la clarté renaissante qui nous sauve, de même que c'est au cœur de l'œuvre-au-noir que l'alchimiste découvre l'étincelle de la lumière incréée, philosophale: « Du sein de l'azur, écrit Heidegger, resplendit mais en même temps se voile de l'élément obscur qui lui est propre, le Sacré. Il prodigue son arrivée en se recevant dans la retenue du retrait. Clarté en l'obscur celée est l'azur. » L'âme d'azur, qui pour reprendre le mot de Trakl, est « chose étrange sur cette terre » doit donc débuter son voyage avec le déclin pour se retrouver elle-même dans la transparence de son élément natif. Dans la nuit qui maintenant envahit le monde, elle doit retrouver le pressentiment de sa patrie d'ondées lumineuses.

Face à l'obscure paix de l'enfance, il y a, nous dit Heidegger, « l'enfance plus limpide parce que plus sereine et par cela autre qui est le matin en lequel le Dis-cédé est entré en déclinant. Cette enfance, paix plus sereine, le dernier vers d'un poème de Trakl la nomme début: "Regard d'or du début, sombre patience de la fin" ». Mais qui est le Dis-cédé ? Celui qui est mort sans mourir, détaché des lois de l'espèce, mais sans être décédé. Dis-cédé, il devient ce qui est dans le départ, dans la séparation d'avec le monde qui n'est plus un monde. Dis-cédé, l'Etranger disparaît dans un autre temps pour accomplir sa pérégrination vers le Levant, à travers le mystère du crépuscule et des ténèbres.

« Ce qui est étranger pérégrine en avant, écrit Heidegger. Mais il n'erre pas, dénué de toute destination, désemparé de par le monde. La quête de l'Etranger marche à l'approche du site où comme pèlerin il pourra trouver demeure ». Le Dis-cédé est celui qui, s'éloignant du monde que domine l'espèce déchue, s'approche du site immémorial: « La fin précède, comme fin de l'espèce corrompue, le début de l'espèce ingénérée. » L'espèce « ingénérée » est l'espèce délivrée de l'espèce où se reconnaît le désir du pèlerin ; l'aurore déjà advenante en tant qu'espérée, l'aurore d'une autre conception du temps, ou, mieux encore, le matin d'un autre temps: « Car, écrit Heidegger, en un tel matin est sauvegardé le sens originel du temps qui, encore et toujours, demeure sous le voile. Pour la pensée qui nous régit il persistera, même à l'avenir, dans sa clôture, aussi longtemps que se maintiendra en vigueur la représentation du temps qui, depuis Aristote, fait autorité. En vertu de quoi le temps, qu'on le représente mécaniquement, dynamiquement, et fût-ce même à partir de la désintégration de l'atome, reste la dimension du comput quantitatif et qualitatif de la durée qui s'écoule dans la succession. Mais le temps véritable est la venue de l'être en tant que déjà lui. Déjà n'indique pas un passé pur et simple mais le recueil de l'éclosion qui, ramenant tout à elle, devance toute venue en revenant sans cesse puiser au secret de la source que lui est, dès l'aube, sa percée. » Le sens de ce qu'est une âme d'azur apparaît ainsi dans la nuit lumineuse d'un autre temps, d'un temps non plus linéaire, ni aristotélicien mais semblable à l'aurore boréale de la mémoire. Elle est, cette âme, ce qui chemine vers la patrie perdue, comme le chevalier de la gravure de Dürer, entre la mort et le diable, vers la Jérusalem céleste.

L'âme d'azur est vivante. Toute vive, elle passe de l'autre côté, ouverte à l'ouverture d'un autre temps. Elle trouve, comme l'eût dit Eyrenée Philalèthe « L'entrée ouverte au palais fermé du roi ». De là, elle témoigne pour nous qui sommes restés, d'une vérité encore pressentie mais déjà inscrite en runes sacrées dans notre mémoire. « Au Dis-cès, écrit Heidegger, appartient la priorité de l'enfance la plus sereine, appartient ce bleu de la nuit avec les cheminements de l'Etranger, avec le battement de l'aile de l'âme, avec déjà le crépuscule comme porche du déclin. » Et ceci encore: « Dans le Dis-cès, l'Etranger prend entière mesure de la discession en laquelle il s'est séparé de l'espèce jusqu'ici advenue. Il est en marche sur son chemin. »

Trakl nous dit que le sentier de l'étranger est l'euphonie de ses années musiciennes. La musique et l'Esprit sont ici nommés avec une mesure du temps. Mais ce temps, de par sa provenance musicale et spirituelle, n'est plus un temps profane. C'est un temps sacré, le temps d'un regard qui « surflambe, divinateur ». Dès lors, tout, dans le destin du voyageur, lui est musique. Toute chose résonne d'un sens qui infiniment retentit en elle dans une présence dont aucune durée ne peut se départir.

Ainsi le Dis-cédé entre dans un pays où l'unique souveraineté de l'Esprit s'exerce dans une grande et haute liberté. L'Esprit ici n'est point seulement ce qui se distingue de la matière; ce n'est pas un concept philosophique dont participerait la raison ou l'idéologie. L'Esprit est ce qui s'élève et ce qui élève, la pure assomption de la délivrance de toute pesanteur de toute appartenance. « L'Esprit, écrit Heidegger, est ce qui flambe, flamme qui embrase, suscite, transporte, dessaisit ». L'Esprit embrase la pensée, suscite son envol qui nous transporte et par lequel nous nous dessaisissons enfin du monde des titans, du labeur, de la volonté et des lois de l'espèce.

Le domaine de l'Esprit ne débute point là où cesse le domaine de la matière, sans quoi il serait absurde de parler de son unique souveraineté. Cette souveraineté est à la fois créatrice, au sens où elle fait advenir amoureusement le Sens qui nous sauve de l'insignifiance, et destructrice, comme peut l'être aussi, quelquefois, la fulgurance d'Apollon: « L'Esprit ainsi entendu déploie son être selon la double puissance de la douceur et de la destruction. » La puissance destructrice de l'Esprit peut donc s'exercer sur le monde matériel ou ce qui, en l'absence de la flamme de l'Esprit en notre regard, apparaît comme étant un « monde matériel ». La dualitude de l'Esprit est celle de la flamme qui à la fois éclaire et brûle. « Le flamboyant, écrit Heidegger, est l'extase qui illumine et fait resplendir mais dont la puissance n'en finit plus de tout ronger et de tout consumer jusqu'au blanchissement de la cendre. » Celui qui arrive en des contrées où s'exerce l'unique souveraineté de l'Esprit doit, plus que jamais, faire usage de sa vigilance. Dis-cédé, le monde qui n'en était plus un, ne le protège plus. Tout, dès lors, est dans l'interprétation, dans l'écoute attentive à ce que divulguent les signes à l'orient du Sens qui, de façon imminente, va embraser l'horizon de la pensée. Toute la vigilance du voyageur doit se tenir, inaltérée, dans l'imminence.

L'imminence d'un autre Levant, telle est la vérité essentielle de la pensée méditante, qui, en ses ultimes retranchements, exige la présence du chant. L'âme d'azur reconnaît sa suprématie, son audace, sa fougue amoureuse et chantante dans l'ultime ténèbre qui précède le feu royal du matin: « C'est dans la mesure où l'essence de l'Esprit réside dans l'embrasement qu'il fraye la voie, lui donne ouverture et met en route. Comme flamme, l'Esprit est la tempête qui monte à l'assaut du Ciel, et à la conquête de Dieu. L'Esprit jette l'âme sur la route où la marche est devancement. L'Esprit transplante en nature étrangère. »

Comment ne pas voir alors, l'irrémédiable ineptie de ceux qui réclament du poète une obéissance aux règles du bon-goût, du bon sens, un consentement à la mesure, selon des normes universitaires ou sociales ? L'exigence même d'une poésie « à hauteur d'homme » est absurde car, si l'homme est la mesure de toute chose, toute hauteur, fût-elle vertigineuse, aux voisinage des aigles et des Anges, est humaine, - ou bien il faut admettre que l'exigence d'un poésie « à hauteur d'homme » n'est rien d'autre qu'une interdiction de dépasser la hauteur de l'homme ordinaire, ce à quoi nul vrai poète ne saurait consentir. Ainsi, le « lyrisme ordinaire » que certains cherchent à promouvoir n'est pas seulement une assez basse démagogie, c'est aussi un renoncement à l'essence de l'homme (dont la « hauteur », toujours, est le sens même du dépassement) et un renoncement à l'essence de la poésie dont la destinée est de flamboyer dans l'Ether.

Dépassement ou suprématie de la métaphysique

C'est un fâcheux signe des temps que la philosophie se trouve réduite à n'être qu'une affaire de spécialistes. Nietzsche, dans ses conférences sur « l'avenir de nos établissements d'enseignement » remarquait déjà que cette outrancière spécialisation n'était que le revers d'un affaiblissement général de la culture. Répandue et parodiée par le journalisme, la culture s'universalise au point de ne plus pouvoir fonder aucun privilège ni aucun respect. L'élargissement est ici un nivellement par le bas, de même que la spécialisation est une réduction à des considérations subalternes: « Selon la première tendance, écrit Nietzsche, la culture doit être transportée en des cercles de plus en plus vastes, selon la seconde, on exige de la culture qu'elle abandonne ses plus hautes prétentions à la souveraineté et se soumette, comme servante, à une autre forme de vie, nommément celle de l'Etat ».

Issue de ces considérations inaugurales, mais non moins intempestives aujourd'hui que naguère, toute l'œuvre de Nietzsche va tenter d'opposer la concentration au rétrécissement et la souveraineté à l'élargissement, de la même façon que l'unité s'oppose à l'uniformité. Que l'œuvre de Nietzsche fût à cet égard inentendue ou trop peu méditée, les prétendus philosophes qui hantent l'université moderne, qui elle-même ne dispense plus qu'un enseignement spectral, détaché de toute véritable expérience de la pensée et de l'être, en fournissent à chaque instant des preuves accablantes par leur refus, prétendument humble, mais en réalité vaniteusement obstiné, à sortir de leurs provinces respectives au nom d'une « rigueur » scientifique qui s'apparente singulièrement à une profonde paresse intellectuelle.

A refuser systématiquement de prendre en considération tout ce qui se trouve au-delà de l'horizon historique et géographique auquel ils furent dévolus de par le choix de leur thèse, les spécialistes de la philosophie réduisent celle-ci à n'être, au mieux, qu'une technique particulière d'explication par les causes ultimes, voire un phénomène culturel, que l'on étudie comme tel, en toute ignorance de cause.

En toute ignorance de cause veut dire ici en toute ignorance du dessein qui préside inévitablement à l'élaboration des œuvres philosophiques, en toute méconnaissance de ce dont il est question et qui, certes, ne concerne jamais exclusivement telle époque ou tel espace culturel particulier. La question de l'être et du temps, la question de la conscience en tant que dépassement sont posées de façon diverses mais, ubique et semper, concernent quiconque peut venir à se les poser. Et comment ne pas voir que les plus grandes disparités existent en des espaces bien circonscrits et que de profondes connivences spirituelles s'affirment au-delà des pays et des siècles, - et, en particulier dans la tradition dite « néoplatonicienne » qui unit, en une même fidélité et un même dessein, une même nostalgie et un même pressentiment, les œuvres du grec Plotin, du persan Sohravardî, de l'italien Pic de la Mirandole et des théosophes allemands qui, tels Franz von Baader ou Jacob Böhme annoncent déjà les hautes flambées du Romantisme allemand et du Symbolisme. Ainsi, si l'œuvre de l'immense poète Saint-Pol-Roux est, pour l'essentiel, étrangère à ses contemporains et à ses compatriotes naturalistes ou positivistes, elle est, en revanche, toute-résonnante des échos de Porphyre, de Proclus ou de Damascius.

Une idée domine ici le paysage que nous esquissons: l'idée d'une filiation spirituelle qui dépasse l'histoire mais l'éclaire, dans ses profondeurs lumineuses, de l'Idée d'une sophia perennis. Dans un remarquable entretien accordé à Philippe Némo, Henry Corbin faisait remarquer ceci: « On se dit, il y a les germanistes et il y a les orientalistes, il y a les islamisant, les iranologues etc... Mais comment irait-on du germanisme à l'iranologie ? Si ceux qui se posent cette question avaient une petite idée de ce qu'est le philosophe, la quête du philosophe, s'ils se représentaient que les incidents linguistiques ne sont que des incidents de parcours, ne signalement que des variantes topographiques d'importance secondaire, peut-être seraient-ils moins étonnés ? »

Rien à cet égard ne me paraît plus riche d'enseignements que le cheminement qui va conduire Henry Corbin de Heidegger à Sohravardî. Henry Corbin, sans doute l'un des philosophes majeurs de sa génération, va ainsi accomplir ce « couronnement de la métaphysique » que veut être l'ontologie en découvrant chez les gnostiques iraniens l'existence d'une gnose qui n'a jamais cessé de penser la différence de l'être et de l'étant et de s'interroger sur la vérité de l'être et non point seulement sur l'étant en tant que tel.

Dieu, qui d'ailleurs ne peut être nommé, loin de n'être, dans la théosophie sohravardienne, qu'un « étant suprême » est véritablement « l'éclaircie de l'être » comme en témoigne la méditation sur l'Unique fulgurant dans le traité intitulé L'incantation de la Simorgh et dont la lecture , elle-même infiniment méditée, devrait à jamais nous prémunir contre cette outrecuidance moderniste qui trop souvent nous donne l'illusion d'être, de par notre seule appartenance au vingtième siècle, « en avance » non seulement chronologiquement mais aussi spirituellement sur les philosophies antérieures.

A Henry Corbin nous devons aussi de mieux comprendre l'ambiguïté de la pensée de Heidegger, comme d'ailleurs l'ambiguïté de toute phénoménologie moderne concernant le sens de la parole: « Est-ce, s'interroge Henry Corbin, un crépuscule qui serait la laïcisation du Verbe ou bien une aurore... La réponse dépendra des uns et des autres et les options décelables dans ces réponses me font penser que si la philosophie de Hegel donna naissance à un hégélianisme de droite et à un hégélianisme de gauche, la question peut amener la philosophie de Heidegger à donner naissance à un heideggérisme de droite et à un heideggérisme de gauche. »

L'ambiguïté, de toute évidence, se tient dans l'expression même « dépassement de la métaphysique ». Par dépassement, Heidegger veut dire couronnement et l'on ne couronne point ce que l'on veut abolir ou réfuter. Le dépassement de la métaphysique dont il est question dans les écrits de Heidegger n'est en aucune façon une réfutation de la métaphysique. Comprendre le dépassement comme étant une réfutation, c'est s'interdire la possibilité même de s'interroger sur la vérité de l'être: « Car, écrit Heidegger, la métaphysique, même surmontée, ne disparaît point. Elle revient, sous une autre forme, et conserve sa suprématie, comme la distinction, toujours en vigueur qui, de l'étant, différencie l'être. »

De même le Zarathoustra de Nietzsche « ne veut rien perdre du passé, il veut tout jeter dans le creuset ». Un grand nombre de « heideggériens » français se sont bornés à puiser dans les écrits de Heidegger des arguments contre la métaphysique, pouvant servir à des fins de réfutation, voire de « déconstruction » alors qu'il s'agit bien plutôt d'une récapitulation, en vue d'un avènement depuis longtemps pressenti. Dans le creuset de la pensée créatrice, qui fonde la présence, rien du passé n'est réfuté et tout est appelé à s'accomplir. C'est en ce sens qu'une pensée qui « dépasse » la métaphysique implique aussi une remontée aux origines de la métaphysique afin d'atteindre ce qui, en elle, demeure indivulgué.

Ainsi que le précise Jean Beaufret, l'ontologie heideggérienne dépasse la métaphysique, non pas en ce que la métaphysique serait fausse ou caduque mais dans la mesure où, en elle, quelque chose demeure en retrait. Dépasser la métaphysique c'est donc avant tout s'interroger sur le secret de la métaphysique, œuvrer à la divulgation de l'origine, à la révélation du Sens, s'abreuver aux sources de Mnémosyne. Loin de se croire « en avance », le philosophe qui veut penser l'au-delà de la métaphysique doit regarder « en arrière ». Non point qu'un passé historique fût l'objet de son intérêt ou de sa nostalgie. Regarder en arrière signifie ici retourner « en amont ».

« En arrière, écrit Heidegger, renvoie à un être en mode rassemblé dont le commencement attend encore une pensée-souvenir pour devenir le début que l'heure la plus matinale fera apparaître. » La tradition apparaît en se voilant, elle se révèle comme la chose à la fois la plus proche et la plus lointaine, source de nostalgie mais aussi promesse qui nous est faite, et qu'à notre tour nous devons tenir. Au-delà des idéologies de progrès ou de décadence, la pensée doit nommer, écrit Jean Beaufret, « l'avènement d'une origine qui se réserve dès la splendeur de son début et dont l'oubli croissant est détresse incessamment montante, celle du déclin du jour. Mais ce déclin en cet Occident qui est notre partage est-il irrémédiable déchéance ou bien ne décline-t-il qu’entrant dans une aurore, celle de la vérité voilée depuis toujours ? ». Et sans peut-être est-ce encore cette « aurore de la vérité voilée depuis toujours » que les plus profonds penseurs d'une critique radicale du monde moderne, tels René Guénon ou Frithjof Schuon ont désigné du terme de « Tradition primordiale ». « Il existe, écrit Raymond Abellio, une Tradition primordiale qui est celle d'un temps commun à toutes les religions, à toutes les philosophies, à tous les mythes, à tous les symboles, dont nous voyons aujourd'hui proliférer l'étude. Cette Tradition primordiale a été donnée d'un coup à l'humanité et d'une façon voilée. »

Au matin du monde, à l'enfance, à l'origine, appartient donc la connaissance totale mais voilée. Au long du jour, cette connaissance dévoile ses secrets. L'origine n'est pas le point le plus éloigné de notre passé: elle est, ainsi que l'Ether est l'élément le plus subtil de tous les éléments, la primordialité même, intemporelle et fondatrice, de toute chose connue ou à connaître. La tradition est une primordialité transmise. Ainsi recevons-nous, par l'herméneutique qui garde mémoire, recueille et abrite le Sens, l'éclat et la fraîcheur de la source, la limpidité salvatrice de l'origine qui va nous donner la force et le courage du recommencement. La philosophie aurorale de la tradition, si bien illustrée par l'œuvre de Sohravardî, est amour de la sagesse matutinale, ainsi que la mer que chante Valéry « toujours recommencée ». Encore impensée, car sous le sceau d'un secret, non de convention mais de nature, la tradition s'offre à nous comme un désir et non comme une réalité immanente. La plus exacte fidélité à une doctrine de la tradition n'implique aucunement que nous fussions à même déjà de vivre selon les lois infiniment subtiles de sa structure diaphane. Or, le secret de cette structure diaphane, sans doute est-ce moins en de présomptueux discours philosophiques que nous le trouverons ouvert à notre impatience que dans l'attente émerveillée du désir amoureux ou la fulguration apollinienne de l'inspiration poétique. De même que les carrés magiques, la structure délicate et variée des fleurs de givre nous donne une idée de ce secret.

Quoique la recherche de l'innocence, le désir d'ardentes retrouvailles avec la véritable ingénuité méditante fussent à l'origine de ces pages, nous n'ignorons certes pas la réprobation outragée que l'expression « Tradition primordiale » ne manquera pas de susciter chez certains universitaires. Feignant de croire que la Tradition en question est historique, les ennemis de la pensée traditionnelle enfilent des arguments pour montrer l'impossibilité historique d'une telle arborescence d'influences et de filiations à partir d'un origine supposée, comme si cette origine devait elle aussi se situer dans l'histoire et n'agir qu'à travers elle, comme si, au bout du compte, il ne fallait par « Tradition primordiale » ne rien comprendre d'autre qu'un phénomène culturel susceptible d'être analysé dans ses causes, ses effets et son évolution. Cette argumentation paraît d'autant plus inepte qu'elle méconnaît radicalement ce dont elle paraît traiter, prenant une chose pour une autre et s'acharnant vainement sur elle.

René Guénon, Frithjof Schuon, Ananda Coomaraswamy, Jean Tourniac et tant d'autres n'ont jamais cessé de dire et de redire dans leurs œuvres que la primordialité de la tradition se situe hors de l'Histoire, et même hors du temps, très-exactement dans l'Eternité dont le Temps n'est que l'image mobile,- et se trouve ainsi omniprésente, toujours et partout, à chaque instant voilée et dévoilée dans la présence d'une pensée dont la divinité est de se penser elle-même. La tentative de réfuter la Tradition primordiale par des considérations historiques s'apparente à la volonté de réfuter par exemple, la présence de Dieu dans l'esprit de l'homme en faisant une analyse chimique de son cerveau, ou encore à l'obstination d'un fou qui voudrait réfuter la beauté d'un poème d'Hölderlin en étudiant l'encre et le papier du livre; et, en effet, la beauté ne s'y trouve pas.

Mais l'idée de Tradition primordiale, si difficile à accepter pour un esprit enclin à l'arrogance technicienne, est aussi une idée dont la simple beauté s'impose à quiconque s'ouvre au secret d'une fidélité à ce qui demeure. La Tradition implique non seulement la nécessaire présence du passé dans le présent mais aussi et surtout l'importance du permanent sans lequel il n'est point de renouvellement possible. Il suffit pour s'en convaincre d'observer l'architecture depuis le triomphe des idéologies progressistes: elle apparaît de toute évidence condamnée à ressasser des formes anciennes. Or, aux antipodes des idéologies de progrès et d'évolution, fixée sur l'immuable, le Sacré, toute assujettie à une absolue et intemporelle vérité théologique l'architecture médiévale fut sans doute, en Europe, l'une des plus extraordinaire créatrice de formes nouvelles.

Dès lors que l'on comprend que le renouvellement n'est possible qu'à partir de la permanence, il n'y a plus lieu de s'étonner ni du ressassement épuisé de l'arrogance progressiste, ni de la générosité inventive de la fidélité traditionnelle. « Car le Sacré, écrit Heidegger, est plus ancien que les temps. Ce qui est avant toute chose le premier et après toute chose le dernier est cela qui vient avant tout et maintient tout en lui: l'Inaugural, et comme tel, ce qui demeure. Sa permanence est l'éternité de l'éternel. Le Sacré est l'intimité de toujours, il est le cœur de l'éternel. »

La raison héroïque

Nulle ne fut plus étrangère, voire hostile, au souci de la permanence que cette école des épigones de Nietzsche et de Heidegger qui, en France, débute avec le "soupçon" à l'égard du Sens de Jean-Paul Sartre et s'achève avec Lacan, dans le paroxysme triomphateur du "signifiant" et la sorcellerie dérisoire des calembours, signes réduits en l'occurrence au pure effet de fascination. Dans cette même mouvance, Barthe et Derrida ne furent pas moins acharnés à défaire la philosophie occidentale, d'origine platonicienne, à déconstruire, à disséminer ou à dissoudre le Sens par le rejet péremptoire de toute philosophie de la conscience ou du sujet.

Raymond Abellio, qui apparaît aujourd'hui comme l'un des rares continuateurs cohérents de Husserl, sut analyser ces philosophies antimétaphysiques dont l'exigence semble se réduire à la haine de la philosophie elle-même: «  Attitude réductionniste, écrit Raymond Abellio, qui tend à considérer comme impossibles toute connaissance de soi, toute intersubjectivité, à enfermer l'amour, avec Sartre, dans l'alternative de l'orgueil et de la honte, ou encore, avec les psychanalystes, à considérer d'emblée tout être comme un malade incapable de mettre en œuvre quelque verticalité d'assomption que ce soit. Aussi bien, toute aspiration humaine déclarée, tout idéal affirmé, toute prétention eschatologique ou même seulement métaphysique, essayant de tirer l'homme vers ce qu'il croit être sa nouvelle hauteur, se trouvent-ils dès lors systématiquement rabaissés comme entachés d'ignorance et de mensonge, le non-dit, bien plus significatif que le dit, l'insu bien plus important que le su, venant ravaler tout degré réputé supérieur de l'être dans les bas-fonds d'une infrastructure dont seuls ces maîtres du soupçon peuvent alors dévoiler la prégnance, la prééminence, l'interobjectivité. »

Mise au pillage par des universitaires en manque de vocabulaire et de métaphores, l'œuvre de Martin Heidegger, dont nous avons déjà souligné l'ambiguïté vespérale-matutinale, fut ainsi réduite à n'être que le principal magasin de mots et d'images d'une pensée non point méditante ou encline à emprunter les sentes forestières mais, tout au contraire, acharnée, à des fins précises, à ruiner définitivement l'idée de Tradition. Or, en l'absence de cette fidélité, il n'est plus de culture européenne imaginable d'aucune sorte.

L'enthousiasme que certains de ces intellectuels à la mode crurent bon de manifester à l'égard de mouvements révolutionnaires anti-européens est, à cet égard, assez significatif. L'Europe était devenue la source de tout mal et le sens de l'histoire ne pouvait être que celui de la disparition de l'Europe. Là encore, la philosophie devenue la proie d'intérêts politiques et de passions idéologiques, renonçait au privilège du regard surplombant et se condamnait à céder la place à la pensée technicienne. Mais sans doute, les philosophies matérialistes n'eurent jamais d'autre sens que d'une diversion destinée à faire accepter aux intellectuels, par une sorte de transition pénombreuse, le renoncement à la pensée méditante ou transcendante et cela au profit d'une nouvelle religion de l'utile qui implique un service sans partage offert aux exigences d'un nouveau matérialisme irrationnel.

Ce matérialisme irrationnel, et non seulement déraisonnable, comme en témoignent les dévastations de l'équilibre écologique, on peut s'essayer à le qualifier de futuriste, de barbare, de décadent, de païen, de moderne ou de postmoderne, il demeure essentiellement, comme nous eûmes déjà l'occasion de l'écrire, le signe de l'échec des dieux et des Anges, le signe de l'échec du monde olympien, céleste, surnaturel, et le retour des titans et des Erynies, un monde du chaos, de la vengeance et de la mort, un monde enfin où Kronos s'est substitué à Apollon et où la raison, après avoir cédé la place au rationalisme s'efface dans l'instinct de l'espèce.

Dès lors que l'on comprend cela, il n'y a plus lieu de s'étonner que le matérialisme, s'étayant tout d'abord sur un usage unilatéral du rationalisme, en soit venu finalement à s'affirmer dans son irrationalité foncière. En effet, si le rationalisme peut être de quelque usage pour « déconstruire » la supra-rationalité apollinienne ou pythagoricienne, ce n'est, pour le matérialisme, qu'une étape nécessaire avant l'assujettissement total de l'homme à l'espèce et à la Magna Mater où le rationalisme lui-même doit être aboli. Ainsi se sert-on de la raison pour se déprendre du Logos et, ensuite, de l'irrationalité du signe réduit à lui-même pour se défaire de la raison: il ne reste plus alors que la matière hors de laquelle, disent nos philosophes, point de salut. Sans doute le moment est-il venu de relire, et de méditer, la fameuse conférence de Husserl intitulée La Crise de l'humanité européenne et la philosophie où l'appel d'une raison héroïque s'efforce de préserver l'exigence de la philosophie des « forces » éryniennes qui la menacent à l'intérieur d'une culture de plus en plus encline au naturalisme.

L'héroïsme de la raison consiste non plus alors à s'obstiner dans une méthode rationaliste mais à s'interroger sur le principe de raison, sur l'origine même de la raison, et sur la raison de cette raison,- qui devient ainsi suprarationnelle de même que la pensée qui se pense elle-même devient divine. Dès lors que la pensée ne s'efforce plus vers son au-delà, ainsi que nous l'enseigne toute la tradition néoplatonicienne, elle est menacée de retomber en son en deçà, dans cette infra-rationalité où prolifèrent les superstitions. Au sens étymologique, les superstitions sont les signes réduits à eux-mêmes, où le Sens n'a plus sa demeure,- et tel est bien le cas de ce courant qui fut nommé « nouvelle critique », lui-même épigone des jeux de mots oulipistes ou lacaniens destiné à divertir de la vision du vide les intellectuels nihilistes.

Ainsi donc, si l'en-deçà du rationalisme est une sorte de vivarium confus de « signifiances » larvaires, indécises, floues, indéterminées,, où l'occultisme alimentaire trouve sa pâture non moins que les théories universitaires du « vide du Sens », l'au-delà du rationalisme est au contraire l'aire limpide d'un héroïsme de la raison qui ne cesse de se reconquérir elle-même,- car dans le domaine de la pensée, de la raison et de l'humain, il n'est rien d'acquis que l'on ne doive encore et sans cesse reconquérir.

 Le lecteur aura compris qu'il n'a point affaire ici à un texte critique sur Heidegger mais bien à une méditation, pour ainsi dire autobiographique, concernant ce dont il est question dans les écrits d’Heidegger. La distinction est d'autant plus importante qu'elle nous donne à comprendre en quoi l'herméneutique diffère d'une analyse, non seulement dans sa méthode, mais aussi dans son dessein. A dire vrai, il nous importe moins d'apporter une interprétation satisfaisante d'une hypothétique « philosophie heideggérienne » que de nous interroger, de nous donner à penser, sur l'être et le Temps, la clairière et la présence. Rien, au demeurant ne saurait aller mieux dans le sens de l'auteur de Sein und Zeit, qui a jugé bon de préciser: « Il n'y a pas de philosophie de Heidegger et même s'il devait y avoir quelque chose de tel, je ne m'intéresserai pas à cette philosophie. »

Que la pensée de l'être et du temps, réapparue, après une éclipse, dans l'œuvre de Heidegger, nous conduise hors de cette œuvre, voire assez loin de toute production philosophique (et surtout de toute production philosophique « heideggérienne ») cela, certes, devra nous être compté comme un mérite par celui qui garde foi en la précellence de la pensée et de l'expérience de la pensée : « Trois dangers menacent la pensée, écrit Heidegger, le bon et salutaire danger est le voisinage du poète qui chante. Le danger qui a le plus de malignité et de mordant est la pensée elle-même. Il faut qu'elle pense contre elle-même, ce qu'elle ne fait que rarement. Le mauvais danger, le danger confus est la production philosophique. » Ce rappel suffira-t-il à faire tomber quelques préventions à l'égard de notre cheminement qui, en effet, semble vouloir aller hors des productions philosophiques, c'est-à-dire nulle part ?

Nulle part, toutefois, ne veut pas dire n'importe où. La voie est précise, unique, entre toute choisie, élue par amour. Dans le « nulle part » de ce cheminement, qui doit évoquer les sentes forestières, il n'y a rien d'aléatoire. C'est une certitude qui nous guide de ne point retourner au bourg, aux normes sociales et profanes, mais d'aller vers des hauteurs provisoirement inconnues. Au contraire du « n'importe où » qui témoigne d'indifférence, du consentement passif et nihiliste à n'importe quoi, plus rien n'ayant d'importance, le « nulle part » marque le refus créateur d'aller quelque part, en un lieu connu, d'avance délimité, qui impliquerait l'abandon de la recherche avant même d'arriver au but. Qu'à l'exemple des Holzwege nos méditations se refusent d'aller quelque part, qu'elles soient éprises de « nulle part », n'est-ce point là déjà une promesse que le chemin sera long ?

Il me plaît ainsi de penser avec, devant moi, la transparence d'une belle et presque vertigineuse distance. Quel sens donner au départ et au voyage si déjà nous connaissons la nature exacte du lieu où nous allons arriver ? Notre pensée qui débute ici avec la question de l'être et du Temps, ignore où elle doit arriver. Elle ignore même si elle doit arriver quelque part. Et d'ailleurs, pourquoi arriver ? Cette rage d'arriver quelque part, ces remontrances haineuses que l'on fait à la pensée qui ne mène nul part, ne sont-elles point le fait d'une inaptitude foncière à la connaissance de l'être ?

L'être, nous dit Heidegger, est l'éclaircie elle-même. Non point telle ou telle chose, pas même la lumière, mais l'éclaircie. Heidegger nous dit aussi que le langage est la demeure de l'être. C'est en ce sens que le philosophe diffère de l'idéologue. Le premier débute sa carrière en se détachant de toutes les convictions alors que le second débute la sienne en empruntant au philosophe des arguments destinés à légitimer une conviction. L'idéologue sait d'avance ce qu'il veut trouver, il va « quelque part » et ne risque point de s'égarer ni d'aller trop loin. Ce pourquoi dans un monde où la culture est devenue pour l'essentiel journalistique, l'idéologue, par l'efficacité de son discours sera toujours mieux entendu que le philosophe; il pourra même jouer le rôle du philosophe sans que généralement l'on s'aperçoive de la supercherie. Le pouvoir de l'idéologue reposant sur le journalisme et la culture de masse, on comprend facilement son empressement à vanter les avantages de l'ère de la « communication » sur d'autres époques sommairement qualifiées d'obscurantistes ou d'esclavagistes,- ce qui reste au demeurant un procédé publicitaire, l'après étant toujours infiniment mieux que l'avant. La paresse et l'autosatisfaction y trouvant leur compte on est assuré de n'avoir qu'un nombre infime de contradicteurs.

Les procédés de l'idéologue désirant consolider son pouvoir sont des plus simples : il s'agit de rendre impossible toute objection à sa toute-puissance en accusant l'adversaire qui s'obstinerait, en dépit des moyens d'intimidation « démocratiques » de n'être rien d'autre qu'un suppôt du diable. Ainsi l'idéologue n'aura de cesse d'avoir réduit au silence les philosophes, les penseurs, les poètes qu'il pille en les accusant d'être les responsables des horreurs du temps. Rien ne séduit autant les idéologues que cette sorte d'amalgame où l'on peut accuser Kleist d'être responsable du pacte germano-soviétique ou Jean-Jacques Rousseau du massacre des Vendéens. Alors que l'idéologue travaille dans le répétitif et le quantitatif, ses procédés étant toujours la simplification outrancière, la généralisation, et son but, le pouvoir, le philosophe, lui, œuvre dans le non-répétitif et le qualitatif, ses voies étant la subtilité et la nuance, et son dessein, la célébration de l'unique souveraineté de l'Esprit.

Rien en ces temps modernes rien n'est devenu plus étranger à l'homme que cette célébration, ainsi d'ailleurs que toute célébration essentielle. Les commémorations se multiplient, politiques, publicitaires, sportives, tout cela prenant de plus en plus une allure de « variétés »,- mais ces incessants rappels du passé confirment que le passé en question est mort et que seule est réelle la distance qui nous en sépare.

Tout autre est le sens d'une célébration essentielle. Loin de marquer, fût-ce d'une pierre blanche, la distance qui nous sépare du passé, la célébration essentielle abolit le temps et nous établit immédiatement au cœur du site que nous célébrons. La distance est réduite à l'inexistence, tout se tient au cœur de la flamme célébratrice de la Présence.

Pour que le présent devienne Présence, il faut que s'élève en lui la flamme d'une célébration essentielle. Célébrer essentiellement, dans le présent, autre chose que lui, c'est ouvrir le présent et lui donner les dimensions inévaluables de la Présence. Toute célébration essentielle est ainsi une liturgie où la Présence est réelle, comme il se doit, où nous revivons l'événement fondateur qui nous sauve du devenir, de l'insignifiance, de la confusion et de l'usure.

L'essence de la célébration est dans la Présence de même que l'essence de toute Présence vécue est célébratrice. Ainsi l'unique souveraineté de l'Esprit arde en nous et nous élève jusqu'à l'Ether où notre conscience, de toutes parts traversée de luminations célestes, devient la véritable pierre philosophale... Elevée dans l'Ether, brûlée et illuminée par le feu subtil de l'Ether la conscience se livre d'elle-même aux puissances transfiguratrices.

La conquête de l'Ether et le secret de la parole humaine

La conquête de l'Ether par la raison héroïque, le dépassement de la métaphysique, mais par le haut, c'est-à-dire par une question en amont de toutes celles que le monde nous pose, le dessein ardent de l'esprit d'ascendre aux régions lumineuses,- tel est pour nous le véritable désir philosophique. Et sans doute était-il nécessaire de commencer notre périple par des citations de Trakl et d'Heidegger, aux confins de l'extrême Occident, l'Orient et l'aube demeurant dans le pressentiment du désir.

« L'âme, écrit Trakl, n'est plus qu'un instant d'azur », de telle sorte que Heidegger peut écrire à son tour: « L'essence de l'âme devenue chant n'est plus dès lors que divination de l'unique dans l'azur de la nuit où s'abrite la profondeur du matin. » Nous comprenons ainsi que la question de l'être, quoiqu’au-delà de toutes philosophies et métaphysiques classiques ou aristotéliciennes, demeure, de toute évidence, au-delà de la physique, et au-delà de ce premier au-delà. Nous comprenons que la métaphysique affirme sa suprématie dans son dépassement : « L'être est le transcendant pur et simple » est-il écrit dans Sein und Zeit et ceci: « L'être est essentiellement au-delà de tout parce qu'il est l'éclaircie elle-même. » De même, nous dirons que le Sens de l'œuvre est le transcendant pur et simple, que le Sens d'une œuvre est essentiellement au-delà toute signification, car il est l'éclaircie elle-même où l'œuvre se manifeste.

Herméneute soucieux d'exhausser le Sens des ténèbres, notre cheminement risque de paraître quelquefois trop audacieux, voire illégitime, et certains voudront même poser comme une borne à nos méditations cette question: "Mais Heidegger voulait-il seulement dire cela ?" Nulle question ne pouvant faire office d'objection, surtout dans le domaine de la pensée essentielle, toute réfutation, comme le rappelle Heidegger lui-même, étant un non-sens, essayons de comprendre qu'il est plus important de penser les questions que Heidegger nous propose plutôt que d'essayer d'évaluer ce que lui aurait pu ne pas en penser !

Or, nous dit Heidegger, la mise en relation de l'essence de l'homme et de la vérité de l'être est encore impensée. L'effort que nous pouvons faire pour pressentir cette relation, fût-ce en nous aidant de philosophies antérieures à la philosophie dite moderne, et, en particulier de philosophies « gnostiques » (qui elles aussi, prétendirent, à juste titre dépasser la métaphysique et la conception de Dieu comme « étant suprême »), cet effort me paraît aujourd'hui autrement plus efficient, dans son audace même, que le provincialisme timoré de ces « heideggériens » français, farouchement attachés à la pensée du Maître et résolus à tenir la pensée par les brides de la plus puritaine rigueur pédagogique .

Ce qu'il faut penser de cette attitude, Heidegger lui-même nous le dit dans sa belle conférence intitulée Que veut dire penser: « Montrer de l'intérêt pour la philosophie ne témoigne nullement que l'on soit préparé à penser. Même le fait que, depuis de longues années, nous soyons ardents à étudier les traités et les écrits des grands penseurs, ne garantit point que nous pensions ni que nous soyons seulement prêt à apprendre à penser. S'occuper de philosophie peut au contraire, de la façon la plus tenace, entretenir l'illusion que nous pensons, parce que, n'est-ce pas, nous philosophons. »

Apprendre à penser, ce n'est pas essayer de calculer, d'évaluer la réponse que le Maître eût apporté à la question qu'il pose mais se poser soi-même la question, ou, mieux encore, poser la question en soi et consentir à son déploiement. On se souvient de l'apostrophe de Zarathoustra à ses disciples: « Je ne reviendrai parmi vous que lorsque vous m'aurez tous reniés ». Ce pourquoi, d'ailleurs, Zarathoustra ne revient pas. La tentation de ne pas avoir à penser est plus forte que la tentation de penser. Chacun, certes, revendique de penser par soi-même en formulant des opinions ou en affirmant des convictions, mais ce ne sont que des simulacres et des parodies de pensée. Ce n'est qu'après avoir outrepassé tous les « pour » et tous les « contre » que la pensée retrouve sa région native, qui se nomme « plus haut ! ». Au-dessus de nous, l'inaltérable clarté de l'Ether nous est une promesse de devenir ce que nous sommes de toute éternité et dont un funeste oubli nous sépare. L'oubli est à l'origine de notre déchéance. L'Ether est la trans-réverbérante clarté de la Toute-Mémoire.

Mais comment atteindre à cet Ether du ressouvenir total, à cette conquête infinie de soi-même au-delà de soi-même ? La réponse est dans le secret de la parole humaine. Quoique déchue dans son usage quotidien, la parole humaine, si nous osons en réveiller les redoutables puissances, peut redevenir l'impérieuse action philosophale. Mieux que le marc à café, la boule de cristal ou les entrailles d'animaux, les mots humains et divins, sensibles et suprasensibles, détiennent aujourd'hui la clef du secret de l'être.

La notion d'inconscient, telle qu'elle fut utilisée par la psychanalyse, fut sans doute l'un des principaux obstacles aux agissements altiers du secret de la parole humaine. Outre le paradoxe inhérent à toute notion privative (comment parler de ce qui n'est pas encore conscient et comment le dire inconscient dès lors que cela s'impose à la conscience et que l'on peut en parler ?), il ne fait aucun doute que la théorie de l'inconscient fut, jointe aux théories matérialistes et déterministes, l'une des étapes décisives de l'avènement de la force comme antithèse victorieuse à la vérité. Fidèles en cela aux belles hiérarchies des philosophies néoplatoniciennes ou « gnostiques », nous serions enclins davantage à parler d'une infra-conscience, d'une trans-conscience, d'une supraconscience, voire d'une méta-conscience, selon des degrés ascendants, allant du banal au divin, en passant par le poétique et le prophétique. Les plus anciennes cosmogonies de l'Inde et de la Perse font également état de cette victoire par étapes, ou par « stations », de l'ordre sur le chaos. Après les errements prométhéens, sans doute le moment est-il venu de retourner vers ce dessein originel et d'y puiser une fraîcheur nouvelle; sans doute est-il venu le moment d'invoquer un dieu.

Invoquer un dieu, ce ne doit pas être renoncer à l'humain, tomber dans la déraison mais éprouver à l'extrême, dans ses plus vertigineuses hauteurs et ses plus profondes abysses, le secret de la parole humaine.

Le secret de la parole humaine est dans cette invocation qui la dépasse et par laquelle elle se dépasse. Par l'invocation du dieu, la parole humaine se fait divine. Elle conquiert sa plus haute liberté qui s'accorde avec sa nécessité la plus intime. Ainsi le secret de la parole humaine est de se parler à elle-même, de se faire autre en demeurant la même: elle s'exhausse hors d'elle-même comme une source inépuisable. Alors la question n'est plus de savoir si le dieu va ou non répondre à l'invocation. De toute éternité, le dieu est déjà présent dans l'invocation. Une parole humaine vraiment invocatrice assiste toujours à l'éclosion de la divinité. Le dieu naît de la parole qui l'invoque. Cela certes ne veut pas dire qu'il n'existe pas ou qu'il n'existe qu'à partir de la parole qui l'invoque. Le secret de la parole humaine réside justement en son pouvoir à manifester autre chose qu'elle-même. En ce secret sont les fiançailles miroitantes des règnes, le passage entre le mortel et l'immortel. Le secret de la parole humaine, de la parole des mortels, danse immortelle dans le libre Ether.

 

15:10 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

27/12/2021

Propos réfractaires, quatrième partie:

266681729_1474950069569913_853507142243165497_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires IV



S'il fallait caractériser le monde moderne autrement que nous ne l'avons déjà fait, par la laideur et le despotisme de ses normes profanes et profanatrices, la servitude qu'il promeut, on pourrait dire qu'il est d'abord un monde encombré de tout, un monde embarrassé et embouteillé, et non seulement de machines, d'objets, de déchets, mais encore de représentations. Gide notait "cette maladie de vouloir ce que nous n'avons pas", - d'où l'encombrement. Ne vouloir que la liberté d'être dans le temps qui révèle l'être, c'est être si radicalement antimoderne que la modernité se consume sous notre regard, les horizons se libèrent et revirent dans le monde de l'âme. Nous devenons alors co-créateurs de la Création divine, et sans nulle hybris, car il n'est que deux façons d'être au monde: l'arrogance du consommateur, l'humilité du créateur.

 

Etre réfractaire, ce n'est pas être révolté avec le pathos moderne, mais rompre là, avec calme, et le plus simplement du monde, afin de demeurer fidèle à l'essentiel.

 

Profondeur de la phrase d'Oscar Wilde: "Je résiste à tout sauf à la tentation", - qui va bien au-delà du paradoxe ou de la boutade. Résister à l'adversité, à la vilénie, aux diverses oppressions, mais céder aux tentations délicieuses (et résister encore aux puritains et aux prophètes du malheur). Eloge de la force d'âme, alliée au discernement.

 

Avis aux amateurs de systèmes et d'explications globales: une seule clef n'ouvre pas toutes les portes.

 

Les propagateurs du malheur ou du grief auront exactement l'importance qu'on leur accorde; même s'il est difficile de les ignorer tout à fait tant ils s'acharnent à occuper l'espace et à nous reléguer dans les marges incertaines de la vie.

 

La langue que l'on voudrait nous faire parler, idiome nouveau, allégé, métissé, publicitaire et "citoyen" a pour objectif de nous empêcher de penser. La langue est l'instrument de la pensée, et s'en trouve parfois instrumentalisée au point d'être détruite.

 

Entendu à la radio: être élogieux du silence et de la retraite serait "fasciste" et considérer que notre appartenance nationale se définit par notre langue serait une façon de voir "d'extrême-droite". Ces nouvelles définitions sont intéressantes, d'autant que l'on considérait naguère encore, et non sans raison, que le fascisme était une fusion sociale brutale et bruyante (précisément le contraire du silence et de la retraite), et que le propre de l'extrême-droite était de définir l’identité nationale par d'autres facteurs de la langue. Faudrait-il croire que les «antifascistes » nouveaux, si dédaigneux du Logos et enclins aux rassemblements, aux mots d'ordre simplistes, eussent une inquiétude à se reconnaître dans les définitions antérieures du "fascisme" et de l'extrême-droite, et qu'ils se trouvent ainsi obligés d'en chercher de nouvelles ? Ou, plus simplement, poursuivant la liquidation générale des principes et des usages du "vieux monde", la langue et le silence s'en trouvant les ultimes refuges, il est, pour eux, de bonne stratégie, de les grimer en démons. Si la parole est maudite en même temps que le silence, tout appartiendra enfin à leur propagande.

 

Le monde "neuf" des Modernes est une affreuse reproduction.

 

Les Modernes ne savent pas lire parce qu’ils ne savent pas voir. Sitôt blasés, sitôt persuadés de déjà connaître, - touristes. Ils veulent de l'exotique et sont incapables de déchiffrer les astres au-dessus de leurs têtes, l'ombre bleue, oisive, du printemps qui vient, le langage des oiseaux et des rivières, le prodigieux palimpseste de secrets de n'importe ville française point trop saccagée par les éventreurs modernes. Ils n'entendent pas le bruissement du sommeil, ni de l'éveil. Ils ne regardent pas les nuages, ni personne dans les yeux. Ils voudraient bien être ailleurs alors qu'ils ne sont nulle part, qu'ils se traînent, en retard sur le moment présent qui est l'éternité toute vive au cœur du temps.

 

En retard sur le moment présent, c'est-à-dire dans le relent, dans la négation de la toute-possibilité. Etre réfractaire, c'est nier cette négation.

 

L'allongement de la durée de vie, voici le fin du fin de l'argumentaire progressiste. Vivre plus, pour travailler plus, pour gagner plus. Mais ce "plus" n'est pas en intensité, en qualité, mais en en quantité. Qui n'a fait l'expérience de laisser passer trois mois sans que rien n'y advienne d'ivresse, de songe, spéculation, d'aventure, de contemplation ou d'extase; ces trois mois sont passés comme un envol de cendre. A l'inverse, il est des heures intenses où il semble que l'éternité vienne se loger, - mais c'est encore une erreur de perspective: l'éternité s'y trouvait déjà sans que nous eussions encore la clef qui en ouvre le royaume. L'éternité n'est pas en dehors du temps, mais à l'intérieur, cœur secret, qui contient tout l'en-dehors car il en est la source.

 

La réduction à la quantité, la statistique anéantissent l'être du temps, son chatoiement d'étoffe impondérable, son voile révélateur.

 

La quantité est sans saveur. L'accroissement d'une durée sans saveur est un amoindrissement de l'être. Dans la perspective la plus immédiate que nous avons, le monde moderne est d'abord insipide.

 

La civilisation et particulièrement celle à laquelle nous appartenons, exige, pour être perpétuée, que nous portions des limites à la collectivisation, et surtout à la pire: l'individualisme du masse. Hors de ce "nous" insignifiant, reprendre vie par des corrélations, des correspondances, des filiations spirituelles, des enracinements telluriques et célestes.

 

Fastidieuses "identités", en boucle dans leurs messages publicitaires, idéologiques et plaintifs. Ces vantardises, ces complaisances, ces glorifications sont navrantes. Notons qu'elles ne sont licites et approuvées que pour certaines d'entre elles, et fortement réprouvées pour d'autres: ce qui sera peut-être leur chance, si elles ne versent pas dans un autodénigrement complaisant qui n'est jamais que l'envers d'une insupportable arrogance.

 

Les Modernes aiment les "identités" car ils n'aiment rien tant qu'identifier, mais ils haïssent la Tradition qui est immanente et transcendante (l’identité n'étant qu'abstraite).

 

Etre français, ce n'est pas une question d'identité ou de définition administrative, c'est recevoir de légers messages du Royaume, beaux comme des pressentiments.

 

Je n'ai aucune nostalgie du temps de mon adolescence (le Moderne y régnait déjà avec toutes ses horreurs, moins quelques techniques) sinon des bistrots où l'on m'offrait un charriot d'hors-d’œuvre à volonté, un steak au poivre de deux cent grammes, au moins, avec des frites, un plateau de fromages, une crème brulée, un pichet de vin, une fine et un café, - sans pour autant me ruiner pour la semaine.

 

Lire, voir, entendre, goûter, c'est tout un. Les mots sont enclos dans la synesthésie.

 

Désormais la langue de certains rappeurs est plus châtiée que celle des ministres de notre république. Nous pensons à la mesure de notre langue. C'est elle encore qui nous accès à l'ineffable, de même que notre raison nous donne accès, par son bon usage, au supra-rationnel, que le sensible nous donne accès au suprasensible.

 

Certaines choses ne peuvent être pensées, justement pesées, que dans la langue française du dix-septième siècle.

 

Lorsque les hommes regardent davantage leurs écrans que le ciel, le monde est perdu pour eux, et ils sont perdus pour le monde.

 

Feignant d'oublier les grandes tragédies de la condition humaine, et ne se concevant que dans un monde sécurisé, les Modernes appliquent leurs jours à la fabrication de "malheurs" fictifs pour éloigner d'eux les vertigineux délices de la "terre céleste".

 

Chaque seconde contient son abîme de terreur et de merveille, sa goutte de poison qui tue ou qui enivre.

 

Justice immanente accélérée: le ressentiment est à lui-même sa propre, et immédiate, punition. D'autres péchés attendront le jugement dernier, peut-être.

 

Il y a plus de paysages vivants dans une page de Nietzsche que dans toutes les cartes postales ou descriptions "réalistes". Préférons, selon la formule de Massignon, les "allusions instigatrices". Balzac lui-même n'en use pas autrement, chaque détail chez lui étant signe, intersigne, symbole, couloir du visible vers l'invisible.

 

Certaines écritures (Nerval, Nietzsche, Rimbaud, Hamsun, Bosco) s'assimilent les lieux où elles naissent et en restituent, ensuite, les essences et les horizons intérieurs. Etre non pas en face du paysage, pour le décrire, mais à l'intérieur du temps où il se déploie, pour le dire en disant autre chose de plus lointain. Lorsque l'on sait infuser un paysage dans sa phrase, il est inutile de la décrire

 

Ecrivain d'extérieur. Tenter de plagier la lumière sur l'eau et le vol des oiseaux marins.

 

Pour percevoir le secret, l'essence du mouvement, il faut tendre à être immobile et s'apercevoir qu'on ne l'est pas.

 

On croit voir un amuseur arriviste, un cupide rigolo, un Rastignac de la calembredaine, mais passé l'exercice strictement professionnel, le masque tombe et nous apercevons le visage grimaçant du moralisateur officiel.

 

Il est étrange que, pour nommer la misère sociale, largement entretenue comme mise-en-garde à l'attention des audacieux, les Modernes usent du mot de "précarité", - mot cache-misère et d'usage fallacieux. Tout ce qui est merveilleux, en ce monde, est précaire.

 

Dans les sociétés à prétention égalitaire, ce qui est le cas des systèmes d'exploitation les plus industriels, la guerre de tous contre tous dissimule une guerre plus essentielle: celle des hyliques contre les pneumatiques. En sa phase ultime les hyliques détruisent la matière elle-même. Nous y sommes. Quant aux pneumatiques, ils caressent la terre de leurs ailes d'air. La terre sera sauvée par les Légers.

 

La lumière sculpte dans la vitesse comme l'eau et le vent dans la lenteur.

 

Cruauté de l'idéal démocratique: mettre les chevaux de course à la charrue.

 

Bien des gens ne lisent, ne voyagent que pour confirmer leurs représentations préalables, déçus si le paysage ne ressemble pas à la carte postale et furieux si l'auteur est indocile à confirmer leurs préjugés. D'où la pertinence à distribuer ses écrits sous quelques hétéronymes, et l'amusement à en observer les conséquences.

 

Les hommes sont contraints à l'uniformité les uns par les autres, dans l'horizontalité démocratique, bien plus que par n'importe quelle norme hiérarchique, sacrée, ou même despotique. La société de contrôle, parfaitement réalisée exige que les contrôlés et les contrôleurs soient en nombre égal, - et, si possible, qu'ils soient les mêmes.

 

Que les ficelles fussent tirées par quelques manipulateurs de grande envergure: idée absurdement optimiste. Les manipulateurs sont des épiphénomènes (constitués d'individus parfaitement interchangeables) d’une servitude volontaire généralisée.

 

On entend parfois vanter les caractères qui seraient aussi durs à l'égard d'eux-mêmes qu'à l'égard d'autrui. Préférons les magnanimes. La véritable force se dit avec douceur. Les Modernes, faibles arrogants, méprisent en tout la bonhomie. La moindre conversation tourne chez eux en polémiques pathétiques. Le problème est mineur; il suffit de prendre la tangente.

 

La beauté-en-soi est en moi comme l'âme dans le corps. L'inverse est tout aussi vrai, le corps peut être dans l'âme, environné d'âme, "vêtu d'air" (ainsi se nommaient certains ascètes de l'Inde qui allaient nus).

 

Difficulté, chez les Modernes, à voir la beauté d'un visage sinon par l'entremise d'une photographie. La beauté ne les regarde pas.

 

Certaines vertus exigent, à l'usage, autant de discernement, que les vices. Ainsi de la compassion.

 

Gens de gauche, cossus, qui ont, en privé, tous les préjugés de classe et de race de la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent, mais y ajoutent le côté moralisateur du "politiquement correct". Rien de vraiment paradoxal dans cette engeance qui aime avant tout être bardée de convictions. Le bourgeois chafouin peut ainsi en remontrer moralement, sinon par le génie ou le talent, à Knut Hamsun, Ezra Pound, et plus en amont, à Barbey d'Aurevilly, Joseph de Maistre, Flaubert, Gobineau ou Villiers de l'Isle-Adam.

 

La lumière parle. Le Logos-Roi, héliaque, de la philosophie antique n'est pas une métaphore ou une allégorie mais, pour celui qui l'approche, une expérience directe, qu'il fera ou non, sachant qu'expérience veut dire, traversée d'un péril.

 

La lumière fait apparaître ce qui est; dans ce qui est, la matière dont la lumière définit la forme, est elle-même de la lumière solidifiée, ou, pour ainsi dire fossilisée. Le Logos n'œuvre pas autrement dans ce monde intérieur qui contient le monde extérieur.

 

Civilisation: monde de dissemblables dialoguant. Société: monde de semblables monologuant. Supposer que quelqu'un puisse être notre égal en tout (ou, ce qui revient au même, que nous puissions être son égal) est une folie, un anéantissement de nos qualités et des siennes, une course à l'abîme. L'enfer de l'entendement est de croire que nous n'avons rien à apprendre de personne.

 

Les médiocres eux aussi sont "missionnés" et peut-être plus encore que les esprits illuminés ou saisis par quelque folie des grandeurs. Leur mission est de nous engluer, nous attrister, nous ramener à "l'à quoi bon", - ou, comme disait Céline, "se servir de nous comme fronton à faire rebondir leur connerie", au point de nous étourdir et nous faire perdre la tête.

 

La société nous fait entrer dans la case d'un formulaire administratif, la civilisation nous en fait sortir en nous reliant à la diversité des influences. La société nous fait vivre dans un hic et nunc abstrait et carcéral, la civilisation dans une présence qui est un armorial, un vitrail. La société nous identifie; la civilisation nous éveille à nos filiations spirituelles et nos appartenances métaphysiques. La société nous établit dans une singularité où nous sommes interchangeables, la civilisation nous différencie, nous distingue, nous hiérarchise dans le secret du temps et donne à la réalité transitoire les éclats de la légende.

 

La façon dont les Modernes auront gâché tout ce qui leur a été légué pour exercer magnifiquement la vie, quand bien même on peut lui trouver maintes explications relatives, demeure une énigme que l'on ne peut interpréter qu'en termes théologiques et métaphysiques. Partout où s'offrait le symballein, le Moderne a choisi le diaballein, et cela dans les moindres aspects de son existence. Et c'est encore dans ces infimes secondes que le mauvais choix s'avère le plus désastreux, - dans ce reniement des intersignes heureux qui s'offraient à nous.

 

Il y a chez les savants commentateurs persans, par exemple, outre le génie herméneutique, ce qui est l'essence: l'érudition ingénue, la fraîcheur, l'égalité d'âme. La subversion moderne, dans sa propagande inlassable, consiste à faire passer la faiblesse pour de la force et la force (c’est-à-dire la bonté, la douceur, la bonhomie, la gentillesse, vertus aristocratiques) pour de la faiblesse. S'ensuivent des cohortes d'arrogants avec à la bouche l'insulte, le mépris, et dans le cœur, l'indifférence de l'ignorance.

 

Les gens se rencontrent, parlent de leurs "problèmes", et chacun est heureux des problèmes des autres qui le soulagent des siens. On se demande parfois s'il est encore permis de donner d'autres élans à la conversation, sans passer aussitôt pour quelqu'un de prodigieusement superficiel ou d'éthéré.

 

Le reniement en admiration, en amitié, en amour consiste non à trouver des défauts jusqu'alors inaperçus dans l'objet de notre ancienne ferveur mais de percevoir les qualités mêmes que nous aimions comme des vices irréparables. Ce ne sont pas les qualités qui ont changé, c'est notre aptitude à les percevoir, notre alliance avec elles, notre sympathie essentielle. Le renégat tombe en-deçà de lui-même, de ce qu'il était au diapason des bontés, des beautés et des vérités naguère vénérées, et qui lui passent, désormais, au-dessus de la tête. Alors s'ouvrent pour lui des sentes vers l'enfer.

 

La tentation du diaballein, de la division: on croit être davantage soi-même alors que l'on se conforme à l'image que l'Ennemi se fait de nous. Il ne faut rompre qu'avec l'impiété. Les grandes âmes sont fidèles à tout, aux êtres et aux choses; leur monde s'agrandit et s'approfondit avec le temps; de nouvelles ferveurs avivent les plus anciennes (loin de l'absurde attrait à détruire les fondations dans la prétention de construire). Ainsi ces âmes grandes suscitent une jalousie féroce et doivent compter sur la vilénie, la ruse, les pièges variés. Un art de la guerre leur est nécessaire, et de savoir que les plus misérables esclaves chercheront, par tous les moyens, à nous convaincre d'envier leur sort et de renier notre liberté. A cet effet, relire Sun Tzu, certes, mais aussi la fable du chien et du loup, et le Traité du Rebelle d'Ernst Jünger.

 

Ces gens déjà battus mille fois, soumis, nous prédisent que nous finirons vaincus et qu'ils s'y emploient ! Leur seule victoire serait notre défaite, sauf que rien de ce que nous avons conquis ne leur sera légué, et notre défaite même sera leur honte éternelle.

 

Les hommes sans génie aucun sont des traitres. Les traitres étant majoritaires, il leur est facile de faire passer notre fidélité pour une folie, ou pour une traitrise. Comment vivre au milieu des traitres ? Clandestinité, secret, ombrages, bonheurs, exils changés en promenades, - mais aussi codes d'honneur, discipline, "retour à l'Essentiel" selon la formule parfaite de Jean Biès.

 

Chaque phrase écrite par un homme de cœur et d'esprit est une victoire contre la sottise, la vulgarité et la barbarie (qui s'éloignent alors de notre entendement et du monde qui se reflète en lui).

 

La hiérarchie qui importe est avant tout intérieure. L'homme qui ne hiérarchise pas en lui ce qui appartient à l'Intellect, à l'âme et au corps sera livré à une confusion tyrannique.

 

La volonté de pouvoir est une distraction que l'on s'invente pour se détourner de la crainte de la mort. La volonté de puissance, elle, traverse la mort. La puissance est donatrice, généreuse, ingénue; le pouvoir est vengeur et cherche d'abord à se venger de la puissance dont il est le renoncement, non certes par magnanimité (qui est la puissance suprême) mais par calcul.

 

Ils auront échoué à nous clouer le bec, obligés à l'effort du dénigrement et de la dissimulation, peine inutile car les œuvres, aussitôt échappées de la tête de l'auteur suivent leur cours, vont naturellement à la rencontre des âmes fraternelles, bondissent au-dessus des obstacles et des temps comme des dauphins. Publiée, une œuvre rejoint un bien commun dont l'horizon est la seule frontière, mare nostrum où elle vague et divague à sa guise, l'expérience qui conduisit à l'écrire devenant une relation universelle, cosmique, où les signes écrits rejoignent leur source lumineuse.

 

Ecrire en poète, c'est combattre l'indéfini avec les armes de l'infini.

 

Il y a deux sortes d'écrivains: ceux qui se souviennent de l'éclat sacré du signe, du hiéroglyphe, de la rune, et qui savent qu'ils se livrent à un cérémonial magique dont l'écriture proprement dite n'est qu'un moment, - et les autres qui écrivent n'importe quoi, n'importe comment. Ceux qui savent que tracer un mot avec de l'encre sur du papier est un acte prodigieux et ceux qui l'ignorent.

 

Ceux qui veulent nous décourager d'écrire ont peur de ce que nous allons écrire. Ceux, qui, en fausse compassion, nous trouvent de bonnes raison d'être malheureux, ont peur de ce que nous serions si nous étions heureux,- à commencer hors de leur joug. Cet effroi, ce recul devant le bonheur, comme devant une menace.

 

Le Moderne, hostile aux promenades poétiques et métaphysiques, voudrait nous ramener au concret, - mais ce "concret", il ne peut nous y attacher que parce qu'il le fige dans une abstraction. Ce concret vanté n'a rien de sensible, ni même de réel, et puisqu'il faut nommer cet unique objet de la sollicitude "concrète" des Moderne, l'argent, nommons ainsi la chose la plus évanescente qui soit.

 

Dans nos moments de faiblesse, nous aimerions bien participer au jeu de la société, travail, consommation, idéologie, publicité, ce n'est pas la bonne volonté qui nous manque, mais persiste l'instinct de conservation. Ce jeu ressemble à une roulette russe à barillet plein. Une société est vile lorsqu'elle nous contraint à des activités insignifiantes ou insensées et récompense la servitude et la vulgarité. Contre elle, toutes les armes sont requises et légitimes.

 

La mauvaise volonté, ce n'est pas marquer le pas sur place mais bien la volonté mauvaise, tournée vers le mal, l'acharnement à détruire les belles heures qui ne nous obligent à rien et n'appellent que notre consentement. Mais tels nous sommes faits dans notre individualisme grégaire, que nous préférons, d'une préférence vindicative et acharnée, la prison de notre subjectivité souffrante aux sollicitations, enchantées, infinies, qui nous entourent et nous traversent. Modernes, nous préférons le malheur car le bonheur est une négation de notre Moi.

 

L'impression qu'il faudrait des milliers de pages d'une extrême concision ciselée pour dire une heure qui vient de passer, et ce qu'il en reste dans la pensée, en réfractions sensibles et intelligibles, serait propre à décourager d'écrire si, par un pari un peu fou, nous ne faisions confiance au lecteur pour, à partir de signes infimes, réinventer le monde qui nous fut offert, et nous échappe.

 

L'initiation est toujours secrète. Les rattachements et les affiliations ostensiblement déclarées ou vantées inspirent à juste titre une certaine méfiance, surtout lorsque les "initiés" disputent sur la place publique de la valeur ou de l'authenticité de leur initiation. Le secret est, certes, de convention (la discipline de l'arcane) mais aussi, et surtout de nature. Certaines vérités, des plus profondes, sont proposées sous une apparence frivole ou paradoxale.

 

Seul un absurde relativisme, corrélatif de notre conception linéaire du temps (que réfutent au demeurant la spéculation métaphysique et l'intuition scientifique) nous fait identifier les mythes et les dieux avec le passé. La vision, hors du temps, des mythologies nous parle tout autant de l'avenir que du passé.

 

Ceux qui nous trouvent hautains, n'est-ce pas d'abord qu'ils se situent, de leur plein gré au-dessous de nous ? Que viennent-ils ensuite nous en faire grief ! Bien des gens traitent leurs problèmes "d'estime de soi", pour user du jargon des "psychologues", à travers nous, comme si nous étions de quelque façon responsable de la mésestime qu'ils ont d'eux-mêmes. Et ceux-là récitent la doxa du moment avec la véhémence de la conviction la plus enracinée, la plus vindicative. Aux antipodes, les dandies, - Oscar Wilde récitant, avec grâce, son De Profundis.

 

Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais parlé à quiconque autrement qu'en Egal. (La portée "démocratique" du propos étant bien sûr limitée par la foule de ceux auxquels je ne parle pas).

 

Ceux qui ne croient pas au diable, - j'entends au diable qu’ils ont en eux, - me semblent d'une bonne conscience si uniforme qu'elle équivaut à une absence de conscience. Le diable aime les hommes et les femmes vexés qui sont poussés à agir selon ses desseins. Le Pardon sauve celui qui pardonne bien plus que celui qui est pardonné. Le Pardon est diététique: se purifier des humeurs et les poisons du ressentiment.

 

Au bonheur offert, au don, à la bonne volonté, le diable répond en nous: "Ce n'est pas assez, ce n'est pas ce que je voulais", et nous entraîne ainsi à perdre ce qui nous était donné. Au "tout le reste vous sera donné par surcroît, il oppose, mais en dissimulateur, " tout le reste vous sera ôté de surcroît". Société de consommateurs, idéal de vie des Modernes, la moindre défaillance à leur programme les jette dans des rages meurtrières dont ils sont fiers. Ils confondent perdre leurs nerfs avec avoir du caractère. On ne saurait cependant reprocher à chacun cette inclination fatale car elle est le mouvement général du temps, sa trame, sa propagande essentielle dont il est extrêmement difficile de se déprendre.

 

A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre force de résistance contre ce qui nous est vendu. Le dénigrement de ce qui nous est donné, le cosmos, les anges et les dieux, l'amitié, l'amour, est à l'appui de l'apologie et de la publicité de ce qui nous est vendu. Ce que nous n'avons pas acheté nous semble sans valeur. D'où notre pauvreté: l'homme le plus riche ne peut acheter (qui ne veut dire qu'usurper un pouvoir illusoire et fugitif) qu'une infime partie du réel.

 

Lâcheté démocratique privée : il est rare dans un dîner de voir un convive, contre la majorité des autres, prendre clairement la défense d'un absent dont on médit. Ce qui s'en révèle de la nature humaine suffit à expliquer la facilité avec laquelle s'accomplissent à peu près toutes les vilénies politiques, et leur longue impunité. Longue, - c'est-à-dire jusqu'au moment où le châtiment est devenu à tel point dépourvu de sens qu'il "ajoute le mal au mal" comme il est dit dans le Coran. Punir le corrupteur bien après qu'il a perdu tout pouvoir de corrompre est une de ces facilités qui se pare aisément du prestige de la justice absolue, et laisse aux corrupteurs en action toute latitude d'exercer leur métier. La soi-disant justice contre les puissants s'exerce surtout lorsque ces "puissants" ne le sont plus, qu'ils sont devenus solitaires et faibles et que les risques de riposte ont été diminués, principalement par le temps.

 

Les Modernes ne peuvent voir le beau qu'en photographie, - à une part infinitésimale de ce qu'il est. Dans ses attraits exotiques, il n'échappe à la déception que s'il voit, un moment, un panorama à la ressemblance d'une photographie. Or, le merveilleux est l'imphotographiable.

 

Ce que l'on nomme l'invisible est, en réalité, visible à certains moments et aux pointes extrêmes.

 

Certains, et certaines, voudraient résolument nous punir de notre bonne humeur, de notre désinvolture heureuse, - sans voir qu'elles furent aussi des politesses à leur égard. Ne pas se plaindre, saisir les moments heureux, être de bonne compagnie, autant de crimes que le ressentiment voudra nous faire payer, jusqu'à ce que nous lui ressemblions.

 

Plus le bonheur est fragile (ou plus nous avons conscience de sa fragilité) et plus il est précieux et intense. C'est le moment que le ressentiment choisit pour en dissoudre les cristaux enchantés dans ses flots de fiel. Il faudrait s'armer contre, mais j'y répugne car ce serait obéir de quelque façon à son instance. Le ressentiment nous harcèle car il voudrait faire naître en nous le désir de le punir. Ruse proprement diabolique pour nous vaincre et nous rendre à sa ressemblance. La seule riposte est d'être insouciant, léger. Entrer dans le monde flottant.

 

Le ressentiment n'a strictement aucune limite. Certains êtres peuvent nous en vouloir de tout, c'est-à-dire d'être eux-mêmes au lieu d'être nous, - au point que plus aucune notion de morale, de logique, ni même de goût ne peut plus retenir leur rage d'anéantir ce qui fut dans ce qui est, et dans ce qui est, ce qui devrait être. Leur vie devient ce travail atroce. Insinuants ou brutaux leur rôle est de nous chasser des contrées aurorales, de nous asseoir dans leur cauchemar climatisé. Deux races qui pourront difficile s'entendre: les climatisés et les hommes du grand air.

 

Ce besoin d'être en permanente relation avec ses semblables, dans une "socialité" continue (mais suffocante) pour garder le sentiment que l'on existe. Compulsion, manie, erreur, car c'est alors précisément que l'on existe de moins en moins dans la présence réelle. Le ciel et la terre attestent notre présence. Le besoin de la preuve sans cesse réitérée de la preuve de notre existence dans le regard indifférent d'autrui nous rend peu à peu absents à nous-mêmes, au monde et à Dieu.

 

Le racisme ordinaire, dans ce qu'il a de plus inepte, n'est qu'un, parmi d'autres, des jugements par catégorie qui sont au principe de toute sociologie et de toute approche statistique des phénomènes humains. L'antiracisme est une dissimulation de cette évidence.

 

L'hygiéniste nous met en garde contre le tabac, l'alcool, les drogues, et, nouvelle mode, "l'addiction sexuelle" (invention comique des puritains d'outre-Atlantique et qui arrive chez nous) mais évoque rarement le travail, l'uniformité des jours sans espoir ni la triste austérité qui sont tout aussi nocives et mortelles.

 

Notons dans le discours moderne bêtifiant une ferme réprobation du snobisme et de l'hypocrisie. Je ne serai pas en chœur avec les contempteurs de ces faiblesses civilisées, parfois amusantes. Les snobs ont le mérite de diversifier la hiérarchie sociale, les snobismes étant divers, l'un s'amourachant d'une duchesse, l'autre d'un conseiller municipal, tel autre d'un cinéaste ou d'un chanteur de variété, ou d'un boxeur, ou de n'importe quoi. Au demeurant, le snob est un rêveur; il croit aux influences, aux effluves, aux sympathies magiques. Quant à l'obligation de dire toujours le fond de sa pensée, j'y vois un orgueil épouvantable et dément (qui débute par l'outrecuidance à croire que l'on peut être à volonté en contact avec le fond de sa pensée, et que celle-ci mérite d'être dite toujours et à tout prix).

 

Pauvreté des idéologies du vingtième siècle, qui se prolongent comme des traînées spectrales dans le vingt et unième, - condamnées par répulsion les unes à l'égard des autres (répulsion où cependant gît leur lucidité) à tourner comme l'âne attaché à son piquet entre le capitalisme, le communisme et le fascisme, trois formes préalables de la société de contrôle en voie de perfectionnement, avant l'étranglement ultime.

 

Toutes les idéologies modernes sont fondées sur le culte de la force, mais d'une force fondée sur la faiblesse, étayée par elle, d'où leurs effondrements. La fragilité de la sagesse et de la beauté est destinée à être victorieuse de ces forces moroses.

 

Gradation des volontés de puissance. Au plus bas, celles qui s'exercent sur les proches et l'environnement immédiat, les tyrans domestiques. Au plus haut, celles qui s'exercent sur le temps, pour y rejoindre l'éternité dont il émane. Dans le monde moderne, les volontés de puissance sont d'autant plus âpres dans le petit qu'elles sont défaillantes, ou simplement absentes, dans le grand et dans le haut. Il importe encore de distinguer les volontés de puissance vastes de celles qui, se dégageant peu à peu des écorces mortes, s'élèvent, quittent les illusions du pouvoir et de la puissance elle-même pour s'ordonner à l'infini de la toute-possibilité.

 

Dès que l'on s'éloigne des lieux-communs, et quand bien même notre langue serait la plus limpide qui soit, on devient incompréhensible à la plupart de nos contemporains (qui ne comprennent que ce qu’ils croient déjà avoir compris). Plus notre langue est claire et plus le malentendu est grand. Rien de tel pour s'imposer à l'époque que de formuler des lieux-communs en jargons obscurs à prétentions "scientifiques".

 

L'horreur du monde moderne est si difficile à envisager et à dévisager que même les esprits réactionnaires ou nostalgiques s'y refusent et ne consentent à déplorer qu'en son accessoire et ses aspects mineurs un désastre qui outrepasse l'entendement. Ils constateront la dégradation des mœurs et des goûts, l'enlaidissement des paysages, l'insipidité des aliments, conséquences pénibles certes, mais lointaines, d’un reniement fondamental, d'une profanation, d'un asservissement dont la mesure ne peut être prise que par des esprits profondément poétiques et métaphysiques. L'atteinte est portée au Verbe, au principe même de la création.

 

Première règle: refuser de laisser transformer sa commanderie en H.L.M. Ils y arriveront, certes, comme arrivera aussi leur mort, mais chaque heure sauvée nous remercie, en attendant.

 

Les fous veulent nous rendre fou, les sages nous rendent sages sans le vouloir.

 

Dire que Dieu n'existe pas, qu'il est pure inexistence, ne suffirait pas à rendre vaine la théologie. Celle-ci n'en ordonnerait pas moins l'existence à l'inexistence, le plein au vide, l'être au néant, - ce qui est le processus même de toute pensée, la musique sur laquelle elle s'exerce, dans un sens ou l'autre. Seule la Foi pleine et entière, en feu, en toute chose paraclétique, contemporaine éternelle de ses actes, rendrait inutile la théologie, en la fondant.

Luc-Olivier d'Algange

 

Un article de Pierre Le Vigan:

A être doctrinaire, la critique des modernes serait vite aussi ennuyeuse que la modernité elle-même. Mais le contraire de l'ennuyeux n'est pas le superficiel, c'est le vif, c'est ce qui est allègre. Ce sont les qualités que l'on trouvera aux Propos réfractaires de Luc-Olivier d'Algange. Il y défend l'aristocratie comme projet et non comme pièce de musée, le droit à la désinvolture et à une pointe de folie. Il y critique la grande solderie de tout, le Progrès comme progression du lourd, du triste et du laid. Le règne de la quantité du moche. Ce qui est moderne a exterminé la diversité, note-il. "Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qu'il devient ?"

On a fait de la raison une idole, explique encore L.O. d'Algange, et c'est une folie. On a immergé l'homme dans le culte de la réalité du moment, en oubliant que l'important est d'être présent au monde et à soi. On a fait un impératif de "vivre avec son temps", en oubliant que les hommes les plus vrais sont de tous les temps. On a cru que les paysages de banlieues étaient une banalité qui devait être contrebalancée par de l'imaginatif et du ludique, alors que leurs formes relèvent bien souvent du hideux et du démoniaque, et doivent trouver remède dans un classicisme.

On a oublié que tout grand roman est métaphysique, que toute esthétique est une métaphysique en mineur. On a oublié que le libéralisme est une caricature de l'exaltation du risque et de la liberté, que la Mégamachine veut des êtres qui lui ressemblent, et que les vrais écrivains ne peuvent écrire que dans le bruissement du monde, qui est la forme supérieure du silence. Nous avons oublié que la puissance est en amont du pouvoir, et qu'il n'y a que des pouvoirs impuissants s'ils ne sont pas inspirés par une puissance qui relève des forces de l'esprit.

D'Algange délivre une leçon de jeunesse contre le jeunisme de notre époque. La plupart des êtres ferment tôt le couvercle de leur vocation ultime. Ils demeurent désespérément raisonnables. Or, nous ne sommes pas la somme des moments de notre carrière professionnelle, ni la somme de nos actes d'achats. Nous nous devons d'être ouvert à un plus essentiel des choses, à un plus essentiel dans le monde. " Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde". Nous devons être attentifs à ce qui se transmet, à ce qui n'a pas de prix car il n'est que gratuité. " A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre résistance contre ce qui nous est vendu (...)".

Pierre Le Vigan

Propos réfractaires, éditions Arma Artis.

16:51 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

26/12/2021

Entretien avec Olivier François sur l'Ame secrète de l'Europe, pour la revue Eléments:

266031969_10224028201964810_4985130110921503847_n.jpg

 

Il n'est pas rare d'entendre parler de l'identité de l'Europe – pour la nier ou la louer – des valeurs de l'Europe ou du projet européen. Vous, cher Luc-Olivier d'Algange, vous évoquez l'âme de l'Europe. Âme est un terme désormais méconnu, délaissé ou inexploré. Quel sens lui donnez-vous ?

Luc-Olivier d'Algange: Par devers l'abstraction, qui, littéralement, nous abstrait du monde, nous retranche de la beauté sensible et des vérités incarnées, il est bon de retrouver les droits de l'âme. Il n'est rien de plus sensible que l'âme, de plus immédiatement perceptible : elle est, par étymologie, ce qui anime, elle est notre souffle et notre sang. Elle est aussi ce qui se joue, ce qui s'irise, dans le monde, les regards échangés, la parole qui voyage entre la bouche qui la prononce et l'oreille qui l'écoute, la lumière sur l'eau des rivières, - par exemple le Lignon, qui traverse le prodigieux roman baroque d'Honoré d'Urfé. L'Ame est l'Astrée. Mais ce qu'il y a d'ésotérique en elle affleure  au vif de l'instant... Aux moments heureux, elle nous environne. Par les temps de malheur, lorsque, selon la formule d'Aragon, nous devenons étrangers dans notre pays lui-même, elle se cache en nous et devient secrète.

Les ratiocineurs et les « déconstructeurs », qui tous, plus ou moins, croient en une sorte homme-machine universel, sont assez empressés à nier l'existence d'une âme européenne. Préférant montrer que démontrer, je me garderai de la prouver pour les contredire. Mais quant à la percevoir, j'en revendique le privilège d'amateur, - de celui qui aime. Dans un livre, par exemple, je perçois l'âme dans le style et dans l'univers contigu des images, dans l'éros de la phrase, son rythme et sa mélodie, qui font éclore amoureusement les mots. L'âme n'est pas dans les faits rapportés, les informations, elle est dans ce qui ne se résume pas. Nous la trouverons moins dans les événements personnels ou collectifs que dans ces mystérieux avènements qui se lèvent aux horizons de la pensée ou du songe. Plus simplement, parlons à nos aînés, qui la connurent, et en déplorent la disparition progressive, de l'âme d'un quartier de Paris : ils nous comprendront aussitôt sans avoir lu Plotin ou Jacob Böhme. Il me semble, par ailleurs, que ceux qui n'entendent point l'âme de l'Europe ne sont guère musiciens. Les œuvres de Francis Poulenc, certes, sont fort éloignées de celles de Wagner, Monteverdi est loin de Ravel, mais chacun reconnaîtra à les écouter, aux premières mesures, qu'ils sont des musiciens européens .

Virgile figurait l'Ame du monde sur le bouclier de Vulcain. C'est dire que l'âme justifie un combat, non pour le pouvoir, qui est écorce morte et servitude, mais pour la puissance, et, dirai-je aujourd'hui, la puissance la plus fragile, car toute de nuances et de complexités, elle est confrontée aux simplifications brutales des puritains et des barbares. Il faut combattre pour l'âme car sans âme nous sommes morts. Non point de ces morts dont on se souvient, et dont le choeur résonne dans les poèmes de Charles Péguy mais des morts oubliés dans la songerie « trans-humaniste », horrible et ridicule, d'une mécanique perpétuelle.

« Ce vieux bougre de monde moderne » (Charles Péguy) cultive la transparence, promeut les spectacles, les distractions et les exhibitions, se défie des ombres et des voiles. Vous défendez, au contraire, les vertus du secret et des initiations. Quelles sont ces vertus ? Et pourquoi, selon vous, la modernité a-t-elle cette rage de tout « mettre en lumière » ?

Le secret, l'initiation, sont l'esprit d'enfance continué. Qui se souvient de son enfance sait que l'amitié se fonde sur des secrets partagés, et l'émerveillement du monde sur des secrets entrevus. Un monde sans secrets est un monde adultéré, crapoteux. Les alchimistes savaient que le feu sacré est un feu secret, un « feu de roue » qui tourne en révélant, par des flammes claires, les aspects successifs de l'âme et des apparences. Vous évoquez, à juste titre, les vertus du secret. Le secret est lui-même une vertu, comme on parlerait de la vertu d'une plante, d'une essence... Une phrase, une image, un visage, qui ne recèlent point leur part de secret sont ineptes : rien ne s'y révèle. Un monde qui hait le secret vire sans faillir au totalitarisme des « hommes sans visages ». Chaque recoin, chaque ombrage, chaque silence, porté comme un blason sur la fugacité des impressions, est une chance offerte à l'âme d'entrer, par voie royale, dans son propre chant. La société de contrôle, bien sûr, déteste ces recours.

Votre livre est une suite – au sens presque musical du mot – de méditations, de dialogues et d'explorations poétiques et métaphysiques. Des présocratiques à Platon et aux mystiques rhénans, de Nietzsche et Hölderlin à Henry Corbin, Dominique de Roux, Fernando Pessoa ou Nicolas Berdiaev, vous rendez grâce à des maîtres et des éveilleurs. Rendre grâce, saluer – comme les catholiques et les orthodoxes saluent Marie, - pourquoi est-ce si nécessaire face à la cette trinité moderne qui a « pour Père l'Economie, pour Fils, la Technique, et pour Saint Esprit, la Marchandise » ?

Notre époque est dominée, non par des irréligieux, des libertins héritiers du siècle dit « des Lumières », parmi lesquels figurent des esprits aussi aiguisés que le Prince de Ligne ou Nietzsche, mais par de nouveaux dévots, sinistres, despotiques et hargneux dont la vocation est d'établir sur terre le règne universel du ressentiment et de l'aigreur. Laissons leur ces vinaigres, et débouchons plutôt les bouteilles où s'attarde le sang du soleil ! L'admiration est une expérience savoureuse, et la saveur est savoir, - et sapience. Nous avons reçu infiniment plus que nous ne pourrions donner, mais il est toujours possible, fût-ce de manière infime, de donner à son tour le bien reçu. Cela se nomme tradition. La gratitude et le don sont plus allègres que le dédain ou le déni. « J'ai ce que j'ai donné » dit l'épitaphe de D'Annunzio ; et si nous remontons plus haut dans sa généalogie poétique voici Dante, qui sur un pont au-dessus de l'Arno attend la « salutation angélique » de Béatrice, voici les syllabes d'or de Virgile, la sagesse bruissante d'abeilles ivres, de moissons, de saisons aimantes des Géorgiques. Accordons-nous à ces augures, et remercions.

« Être enraciné, ce n'est pas se limiter à une identité, mais creuser au plus loin et au plus profond dans l'humus où gisent les forces d'aller plus haut » écrivez-vous. Vous êtes de ceux qui se défiez du terme identité. Vous craignez sans doute, pour reprendre le terme de Berdiaev, que l'identité ce soit l'objectivation de l'enracinement.

Le mot « identité » est un mot moderne. De Gaulle lui-même, qui n'est pas si lointain, n'en use pas pour parler de la France et des Français, et préfère, pour dire la France, évoquer «  la Madone aux fresques des murs ». Ce mot administratif ne m'enchante guère, et ne renvoie finalement qu'à la « carte d'identité », elle aussi fort récente. Jadis, lorsqu'il n'y avait pas de carte d'identité, on parlait de lignée, dans un sens non-scientiste, d'héritage spirituel, dans un sens non-sociologique. Par surcroît, il y a dans le mot « identité » quelque chose de statique, sinon d'étatique, qui semble vouer sa cause à la défaite. Au sens de Berdiaev, l'objectivation est une abstraction. Dans le spectacle moderne, désormais, chacun y va de son « identité », comme de sa « marque », les uns grognons et nostalgiques, les autres exaltés et vindicatifs. Mais le « logo » ne fait pas le Logos, et moins encore le Verbe incarné dans lequel s'éprouvent « ces hommes de chair et de sang », divers dans le sentiment de la tragédie et de la joie, que célèbre Mighel de Unamuno, - qui, au demeurant, n'est pas si éloigné de Berdiaev. 

Vous dites «  à Dieu ou aux dieux, peu importe » , - je reprends la question de l'Ombre. L'Européen civilisé doit-il donc ignorer la différence notable entre le christianisme et le paganisme ? Si le monde moderne contredit tous les anciens mondes, pour reprendre Péguy, devons-nous, face à lui, réconcilier paganisme et christianisme dans une synthèse supérieure.

Je serais enclin à penser que cette synthèse existe déjà, arthurienne, dans la quête du Graal, ou dans ce temple apollinien, où courent les « chasses sauvages », qu'est le château de Versailles. Je songe aussi à « la religion qui naquit lorsque naquirent les jours » dont parle Joseph de Maistre. Sans doute y a t-il dans toute âme européenne une joute nuptiale entre le paganisme et la christianisme, même, et peut-être surtout, chez ceux qui sont les contempteurs de l'un ou de l'autre. Promeneur, à la façon des romantiques allemands, conscient de mes limites, je n'ai pas vocation à être théologien. Notre civilisation s'accomplit en nous, à notre insu, à travers la succession des âges, l'enfance est naturellement païenne, l'adolescence est médiévale et chevaleresque. Ensuite que devenons-nous ? Chaque aventure est irremplaçable, - ce qui la rend tragique et joyeuse. L'essentiel est de garder la piété, qui n'est ni païenne, ni chrétienne, mais de laquelle dépend, selon la formule de Maurras, «  la simple dignité des êtres et des choses ». Tout bonheur est une épiphanie, qu'elle soit dans le vitrail ou l'aile de la libellule .

L'Ame secrète de L'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

17:56 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Propos réfractaire, troisième partie:

10690120_1522360124680933_6973428266730968085_n.jpg

 

Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires III



Ce temps peu aventureux prive les hommes de la plénitude de leur âge, leur invente des soucis subalternes qui leur font oublier où ils sont, - dans le Grand Midi, - gnose méridienne.

 

La gnose, dans l'acception première et étymologique du mot, n'est pas le gnosticisme qui répudie le monde comme étant la création d'un dieu mauvais, - mais un approfondissement du sens, un Eros de l'intellect qui ne se contente pas des seules représentations mais désire le plus profond, le plus haut, le plus libre, le plus grand, le plus intense et le plus léger. Le monde visible est pour lui le signe du monde invisible, d'une lumière au-delà de celle que l'œil peut percevoir et dont elle ne serait que l'ombre.

 

Le monde nous est hostile surtout lorsque nous nous crispons contre lui. Une pointe de désinvolture est nécessaire aux entreprises audacieuses et aux buts lointains.

 

Les Modernes qui ne parlent que de sexe ont en réalité désérotisé le monde. Ce n'est plus que pour une infime minorité, les rares heureux, qu'Eros resplendit dans le cosmos. Suavité des couchers de soleil s'inclinant en chromatismes prodigieux vers une étreinte d'eau et de lumière... Les poètes eux-mêmes n'en parlent plus. Les grandes inspirations de Hugo, de Shelley, de Saint-John Perse s'éloignent devant les poètes de laboratoire ou de la banalité, ces adversaires du lyrisme qui ne chantent plus car plus rien ne les enchante. Poésie non d'aventuriers mais de fonctionnaires, ou, pire encore, de cadres moyens, voire de comptables ou d'huissiers. Poètes faisant partie de "comités" déterminant l'attribution des subventions publiques. L'indignation, comme toujours, serait de trop. Relisons simplement, pour que le cœur et l'âme ne défaillent au bord des lèvres, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, ou les Cantos d'Ezra Pound. Œuvres en recouvrance de civilisations.

 

On s'exagère grandement la nocivité crétinisante de la télévision, des magazines, des chansons de variété, - que des "intellectuels" responsables et citoyens dénoncent (souvent à la télévision ou dans des magazines). Le pouvoir crétinisant et garde-chiourme de nos semblables non-médiatisés demeure sans rival. Nous sommes tous entourés d'une cohorte de conformistes, à l'affût, qui cherchent la moindre brèche pour nous rendre semblables à eux.

 

A un certain âge, de plus en plus jeune dans cette époque "jeuniste", il semble que les êtres humains ferment le couvercle. Leur vie devient réglée, les sollicitations du visible et l'invisible sont inaperçues, les appels inaudibles: c'est la fin des vocations.

 

Ceux qui ont renoncé à toute forme de gloire (fût-t-elle secrète ou posthume), sauf à conquérir la gloire suprême de la divine humilité, vivent dans un amour-propre perpétuellement blessé et jaloux.

 

Mégalomanie dictatoriale des gens ordinaires dans leur vie ordinaire. Ils ne vous laissent pas le moindre souffle à respirer, tels qu'ils sont en auto-affirmation permanente, agressive, pesante, hystérique, maniaque ou pathétique.

 

L'assentiment des peuples à leurs tyrans dure aussi longtemps que les individus qui les composent se reconnaissent en eux, sans être frappés par des fautes de goût outre mesure. On échappe aux tyrannies non en contestant les idées qu'elles avancent (qui sont floues et interchangeables) mais par le goût. Le goût alerte notre intelligence.

 

Lorsque les tristes veulent mener la danse, ils nous obligent à nous traîner avec eux après nous avoir chaussés de leurs semelles de plomb.

 

Les activités sexuelles, que je souhaite pour ma part aussi libres que l'on voudra, font l'objet, chez les Modernes, d'une surestimation, en bien comme en mal. Elles ne sont ni le remède à tous les maux, ni la cause. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque nostalgie pour les temps qui en parlaient avec légèreté, sans l'outrance de l'obligation ni l'hystérie de l'interdit.

 

Sans prêcher la soumission, ne pas se dissimuler la bêtise de la plupart des révoltes. Les Modernes se sont révoltés contre la beauté du monde. Il resterait alors à se révolter contre ces révoltes massifiées, contre ces ingratitudes vindicatives, mais en évitant, autant que possible, le pathos de la révolte. Inventons, selon la logique taoïste, la "révolte sans révolte" dont le symbole pourrait être l'éventail blanc des samouraïs.

 

Le monde est vaste et riche, là où un chemin se ferme, un autre s'ouvre.

 

La révolte des Modernes n'est pas une "révolte logique" (selon la forme de Rimbaud). Autant dire que le Logos n'y est pour rien. Révolte d'individus interchangeables, incapables de concevoir une communauté de destin, fût-ce à petite échelle, ils se contentent de saccager autour d'eux les conditions offertes du bonheur et de la beauté.

 

Emeutes, pillages de magasins, les classes moyennes frémissent d'indignation que l'on puisse ainsi accélérer le processus de la consommation. Les pilleurs de banque, eux, auraient toutes les raisons d'être sympathiques, mais demeurent, à les comparer aux banques elles-mêmes, les pilleurs de petite envergure.

 

Commençons, et dans le secret, à nous révolter contre notre propre insatisfaction, contre ce vide que le monde moderne creuse en nous à mesure que nous croyons le combler.

 

Pour le Moderne, tout ce qui est sans prix, magnifiquement offert, est sans valeur, il le dédaigne. Le front couvert par le plus beau coucher de soleil du monde, il persistera à se chagriner de ne pouvoir s'offrir une babiole, une montre, n'importe quoi qu'une sorte de stupeur collective, intruse, lui désigne comme un objet de convoitise. Cette visible aberration se transpose en mode sentimental. Ainsi les Modernes sacrifient la mémoire de leurs amantes et de leurs amants, répudient ou trahissent leurs amours, renient leur temps, le palimpseste du temps qu'ils vécurent avec eux ou elles, et médisent ainsi de l'être, qui est temps, en supputant la valeur du "changement" et de "l'évolution", ces réalités spectrales. Apostats de leurs heures heureuses, ils consomment les êtres humains pareillement aux objets. Celui qui ne change ni n'évolue cesse de se précipiter vers la mort, il va "de commencements en commencements sans fins".

 

L'homme conscient de son talent ou de son génie (en lesquels la part impersonnelle est, comme la part immergée des glaciers, plus importante que l'apparence individuelle) est plus humble toujours que l'homme fier et fort de sa médiocrité. Il s'est quitté lui-même, pour apprendre à écrire, à composer, à peindre, il est entré dans l'étude et la méditation de figures qui lui sont extérieures, qui le précédèrent et lui succèderont. Par l'œuvre, il ne se défend pas lui-même; il se fait défenseur de vertus, de rythmes, de qualités, de figures qui ne lui appartiennent pas et que sa propre existence nuance dans son passage.

 

Plus les êtres sont superficiels et plus leurs réactions émotives sont immédiates et violentes.

 

Les manipulateurs finissent, fût-ce après quelques succès à moyen terme, par être victimes de leurs propres ruses. Le diable qu'ils servent se moque d'eux.

 

Celui qui va du côté du plus fort en sera méprisé, et toujours en situation de faiblesse et d'humiliation. Ainsi tombent les tyrannies, sous le poids des faibles qui s'y rallient croyant trouver la force. Ainsi tombera le monde moderne et son chantage sentimental.

 

Plus répugnants que tous, les petits Rastignac dont l'arme principale est la bien-pensance, qui n'avancent leurs pions qu'à grand renfort d'antiracisme, de progressisme, de bienfaisance spectaculaire, chanteurs de variété, romanciers serviles. Le plus futile, le plus narcissique, le plus cynique des arrivistes, s'il avance à découvert, semble, par contraste, d'une pureté et d'une ingénuité angélique.

 

Souvent l'argument raisonnable qui vient contredire notre intuition première nous fait lâcher la proie pour l'ombre: chuchoté par le sens commun pour nous détourner de notre voie ou la rendre plus difficultueuse. L'intuition analyse mieux et plus vite une situation que la raison, - laquelle, à la traîne, reste en-deçà de la bonne décision: celle qui vole comme la flèche vibre dans l'air avant de bourdonner au cœur de la cible.

 

Les feux d'artifices sont une métaphore (et une redondance) de la puissance explosive des cieux nocturnes. Chaque étoile darde, explosante, au cœur de nos prunelles, ses amies.

 

Reposons-nous auprès des vagues (dont le mouvement ternaire dit le présent, porte vers l'avenir dans le ressac du passé) de l'humanité triste et absurde parfois qui déserte la présence en monde, en reniant le passé et en saccageant l'avenir.

 

Je n'aime pas la nature en tant que nature; je ne l'oppose pas à l'artifice ou à la civilisation. Ce que j'aime, ce sont les pierres, le sable, la mer, les forêts, les montagnes, les lacs, les champs, les pommiers, les hirondelles, les chats, le vent, l'alternance du jour et de la nuit, - le cosmos, auquel toute civilisation bien née s'accorde au demeurant.

 

Les artifices les plus subtils des verriers, du travail des émaux, de la porcelaine etc... sont des prolongements de la nature. Ceux qui opposent la nature et la civilisation n'entendent rien ni à l'une ni à l'autre.

 

Faire monter l'intensité de la nature à travers la civilisation, comme une lumière à travers un prisme, un resplendissant jardin. Fleurs de feu qui éclairent, nées du feu qui brûle. En nous, semblablement, changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante. Transfiguration, Alchimie, Salut.

 

Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde. S'appauvrir pour comprendre, prendre en soi, toute richesse. La propriété nous sépare et limite notre royaume. Défendre sa propriété, ou vouloir l'accroître, est une forme disgracieuse de la pauvreté (avide), autrement dit, de la pauvreté spirituelle.

 

Il ne devrait être nul besoin de partager avec la gauche politicienne son fatras de mensonges sentimentaux et de mauvaise foi pour constater simplement que la richesse matérielle des uns est le fruit de l'appauvrissement des autres, et que si le "libéralisme" tenait ses promesses concernant le bien commun, "l'élévation du niveau de vie", il se ruinerait aussitôt. Le mensonge du "libéral" est tout simple, il veut faire croire que les riches seront utiles aux pauvres de quelque façon alors que ce sont les pauvres, ne cessant de payer (loyers, crédits etc...) qui sont absolument nécessaires aux riches, dont la richesse est elle-même une démultiplication de la pauvreté spirituelle. Ne point s'étonner alors que l'appauvrissement, partie constituante du système, soit planifié.

 

Toutes les activités modernes ayant leur vanité inscrite sur le front, vaines, veules, grotesques, absurdes, tous les efforts se résolvant dans la seule nécessité de gagner de l'argent, le moment est revenu de faire l'apologie de la paresse, de l'inaction. C'est à partir d'elles que s'inventeront de nouvelles actions, libres, souveraines, - comme à partir du silence, la musique, pour nous sortir de la cacophonie.

 

Enseigner aux hommes à se livrer à des activités déshéritées de toute réalité poétique et aux seules fins lucratives, contraindre leur pensée à des opérations intellectuellement stériles, c'est les prédisposer à perdre toute morale et à vivre en bêtes traquées pour lesquelles la fin justifie les moyens. Cette contrainte, hélas, est souvent consentie, sinon voulue. La vilénie la plus généralement partagée possède pour les hommes grégaires un fort attrait.

 

Sortir du brouhaha pour savoir une seconde ce que nous désirons vraiment: cette jeune fille, ce ciel d'été, ce scintillement de la lumière sur l'eau, les rues et les terrasses de cette ville aimée, ces heures de lecture à l'ombre bleue des feuillages, ces combats fraternels quand bien même l'issue semble désespérée. " Les armes au matin sont belles et la mer..."

 

Monde moderne: processus de corruption par l'avidité, par la sentimentalité, par l'ennui, par l'excès, par la peur et par le mépris. Le temps peut être l'allié de la corruption ou son adversaire. Tout se joue dans l'œuvre de la mémoire, dépréciatrice ou célébratrice. Les vertus des hommes et des civilisations se corrompent ou se purifient selon cette loi.

 

Plutôt que "d'évoluer" vers on ne sait quoi (et qui a de grandes chances d'être pire que ce que nous sommes) apprenons les secrets immanents et transcendants du tissage, serrons la maille du temps avec le fil de trame de l'éternité. Les Modernes, qui sont absurdement rigoristes dans les domaines futiles, rigoristes de l'interdit, rigoristes de la consommation, et d'une âpreté farouche, sont incroyablement relâchés pour tout ce qui importe au destin, à l'âme. Les tissus se défont, tout se défile.

 

L'écriture tente de renouer les fils. Allons voir aussi du côté de la symbolique des tapisseries médiévales, solfège des couleurs et des lignes, entrelacs du visible et de l'invisible.

 

Ceux qui ne peuvent entrer en relation qu'avec des êtres humains qui leur ont été présentés par des tiers resteront toujours en-deçà de la vérité et de la beauté fulgurante de la rencontre.

 

A noter nos pensées, nous accomplissons une œuvre plus profondément autobiographique qu'à raconter les circonstances de notre vie, et moins mensongère qu'en nous livrant à des digressions introspectives. De même la fleur témoigne davantage de sa singularité que la tige ou la racine.

 

Rien n'est aussi démoralisant qu'un catalogue ou qu'un magasin d'ameublement moderne. S'imaginer là donne envie de sauter par la fenêtre. N'importe quel bric-à-brac dépareillé est préférable à ces esthétiques lisses et mortifères, conçues de la sorte que la réalité ressemble à une photographie.

 

Tous les actes que nous accomplissons, lorsqu'ils ne sont pas guidés par la peur, sont une victoire sur le sentiment de la vanité de toute action, c'est-à-dire un amusement. Nous agissons parce que la contemplation n'est pas toujours possible.

 

Les grands malheurs sont des rideaux de ténèbres sur lesquels dansent, en silhouettes de flammes, des joies inaltérées. Les êtres et les choses, si nous savons qu'ils peuvent nous être ôté, resplendissent du mystère de la fugacité, - qui est une voie vers la connaissance de l'éternité, de même que le sentiment tragique de la vie purifie nos bonheurs.

 

"Trouver un sens à sa vie". L'expression insatisfait. Il faut du sens, mais point trop, le chercher peut-être, mais ne le trouver qu'à demi, un peu vague. Le sens est dans sa recherche, évitons les recettes, improvisons dans un ordre plus vaste que nous.

 

Nous voyons dans ce qui nous requiert chaque jour, au-delà de certaines tâches, le miroitement d'un sens que nous ne pouvons donner entièrement, que nous recevons. Les adeptes de l'absurde comme ceux de la certitude restreignent et fatiguent.

 

Nous devinons le sens d'un acte lorsque nous nous apercevons qu'il pourrait être parfaitement inutile ou indiscernable.

 

Ceux qui nous reprochent de vivre "hors du monde" voudraient que nous vivions dans le leur, pour les servir. S'éloigner du monde social, ce n'est pas sortir du monde mais aller au cœur du monde.

 

L'idéologue est celui qui tient l'absence d'opinion pour immorale.

 

Le propre de ce qui est et de ce qui fut est de pouvoir recommencer. Ce qui naît de l'être, son éclosion, demeure en toute chose sa toute-possibilité. Ce qui fut recommencera, idée effrayante pour les Modernes qui se veulent modernes. Ce qui recommence, ce n'est pas la défaillance, le nihilisme, le mal mais l'essence de ce qui fut.

 

Le combat est de chaque seconde pour un temps qui ne soit pas détruit mais fécondé. Qui dans ce combat nous affaiblit, qui nous affermit. On aide souvent magnifiquement autrui en lui fichant la paix.

 

La valeur d'une civilisation se mesure aux espaces de paix, de contemplation et de beauté qu'elle préserve et à la générosité de son aristocratie. L'aristocrate cupide mérite d'avoir la tête coupée: il est déjà le bourgeois qui lui succèdera.

 

Pour combattre l'usure du temps, entrer à l'intérieur du temps, et donc de l'être, subvertir la linéarité, aller dans l'envers ésotérique des heures et des jours.

 

16:20 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

25/12/2021

Propos réfractaires, deuxième partie:

48363348_2005688086189725_1024674975149195264_n.jpg

 

Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires II

 

 

La consommation moderne infléchit le psychisme humain vers l'ingratitude. A celui qui sans cesse exige, rien n'est jamais donné de façon inattendue, non-escomptée, gratuite. Ou, plus exactement, tout est donné, comme à n'importe qui, mais rien n'est reçu. Le moi réclame, le Soi reçoit.

 

Je crois à la presque entière égalité des dons reçus mais à la cruelle inégalité de leur exercice, de leur poien. Avant d'être cruels envers les autres, les hommes sont cruels envers eux-mêmes et se privent atrocement des possibilités qui leur sont offertes, avant d'en priver les autres. " Qu'as-tu fait de tes talents ?". Le Jugement dernier n'a pas d'autre sens. Et bien sûr, n'excluons pas des talents, les saveurs et les plaisirs.

 

Le monde ne devient insipide, austère, triste, que par volonté humaine. Volontarisme et puritanisme se confondent. Opposer à cette volonté une "contre-volonté" serait un piège, sinon à opérer une transmutation alchimique de la volonté de pouvoir en souveraineté.

 

Plus les âmes sont profondes et plus elles sont calmes. Nos ennemis: ceux qui veulent nous faire perdre notre calme, nous faire à la ressemblance de la bille du billard électrique. Pour l'esprit agité, la calme, la grandeur et la beauté sont effrayants et même insoutenables. La sensation ravissante de n'être presque rien dans l'immensité leur sera refusée ainsi que le ravissement de la vérité.

 

Il y a quelque chose de moralement épuisant à être sans cesse, par les autres ou par soi-même, ramené à son moi. C'est un manque, une détresse, un malheur dont on finit par dépendre et qui s'augmente de la force acquise. Le grégarisme favorise une société de "moi" ulcérés, tristes et vindicatifs. Chacun trouve toujours qu'on lui a manqué. Ce qui est vrai, mais n'a, en vérité, aucune importance.

 

Trouver de temps à autre des êtres humains qui ne soient pas exténuants au bout d'une heure relève de nos jours du miracle ou de la merveille.

 

Qu'ont fait nos victimaires perpétuels du simple plaisir d'être ensemble? Un prétexte à leurs enragements, et l'étalage de leurs manies, l'officine de leur arrivisme, l'administration de leur habileté à utiliser autrui à des fins qu'il ignore. La foire à la vanité des mondanités de naguère était, à la comparer, d'une exquise ingénuité.

 

Etre ensemble, mystère perdu avec l'intelligence du génie des lieux. , nous étions ensemble, dans cette cité aux murs couleur de Sienne, à l'ombre des tourelles ou des feuillages, non loin du bruissement de la mer, dans une histoire qui était une légende et qui nous environnait, nous embrassait, à laquelle nous étions poreux; et peu de mots suffisaient à faire rayonner le silence majestueux qui régnait sur nous et sur la vérité légère qui circulait entre nos intelligences et nos corps, heureux d'être ensemble, et particulièrement au matin et au crépuscule.

 

Rien n'est perdu de ce qui peut être dit. Ce qui est dit révèle l'essence de ce qui est perdu et ne le fut que pour que nous le retrouvions à la pointe du Calame, pour que nous élevions à un plus haut degré la beauté offerte, l'approchions de sa source, de son torrent de vérité belle.

 

Le monde moderne est punisseur et procédurier, - non par goût de la justice mais par compulsion à faire payer, et nullement dans un sens métaphorique. Justice comme négociation financière. Ou négociation financière comme expression radicale de la justice avec l'argent pour mesure absolue. Quelque abîme s'offre où le Diable rit.

 

Comme tétanisés par le spectre du sublime romantique, les poètes n'osent plus le lyrisme et, par voie de conséquence, ne savent plus distinguer le lyrisme morbide de la subjectivité outrée et le lyrisme respiratoire, musculaire, de l'accord du Verbe avec le monde qu'il reçoit et qu'il invente.

 

Anti-lyrique, sauf à exceller dans le génie lapidaire, aphoristique, héraclitéen, le poète s'amenuise en trucs et attrapes, voire en une certaine paresse. Le poète doit poser son poème sur l'horizon du temps, s'y perdre et non pas se contempler, en Narcisse déchu, dans son petit diagramme de mots. S'il est de bon aloi pour un prosateur d'être civilisé, la poésie requiert une sauvage ingénuité, qui, aussi riche et savante qu'elle puisse être, ne s'en écarte pas moins, en vague de fond, de l'idéologie du "travail du texte". Au demeurant, toute la grande poésie du vingtième siècle fut lyrique: Apollinaire, Cendrars, Pound, Saint-John Perse, Claudel, Pessoa, Aragon, parmi d'autres.

 

Les textes de Borges: blasons qui seraient en même des cadrans solaires, où nous déchiffrons, selon l'heure, de variables généalogies fabuleuses.

 

Les architectures modernes aux alentours des villes sont non seulement disparates, désorientées, mais inintelligibles, et donc, d'une certaine façon, irregardables, invisibles, - car, écrit Borges, "pour voir, il faut comprendre". Nous perdons, ou nous gagnons, en même temps le sensible et l'intelligible. Comment voir ce qui n'a pas de forme ? Que regardons-nous lorsque nous regardons l'informe ? Dans la désorientation du monde moderne, le regard est réduit à s'attacher à des détails de plus en plus infimes où subsistent encore des traces ou des intentions de forme. D'où le caractère souvent pointilleux des intelligences qui persistent en contradiction (et peut-être en complémentarité) de la bêtise étalée, généralisatrice.

 

Dans certaines banlieues, tout est si désorienté que l'impression de triste banalité qui nous saisissait d'abord fait place au sentiment d'un fantastique effrayant. Ces symétries désorientées sont faites pour attirer les démons, pour loger les créatures de Chtulhu, portes ouvertes sur on ne sait quel "chaos rampant" Lovecraft en, antérieur à l'humanité, ou devant lui succéder.

 

Tout être dont nous ne sommes pas privilégiés nous est absent.

 

Vanité des critiques qui se croient avisés en soulignant, en reproche, les défauts d'une œuvre, ce qui ne s'y trouve pas, alors qu'elle n'existe précisément que sculptée par ces absences, que ce qu'elle n'est pas lui donne la puissance et la vérité d'être ce qu'elle est.

 

Ce qui donne la juste formulation provient de la juste dénomination, comme l'algèbre vient après l'arithmétique, et la sphère après le cercle, la métaphysique après la physique, mais cet "après" est un chemin vers l'antérieur.

 

La beauté d'un paysage, que l'on peut juger ou jauger par des critères esthétiques, n'est qu'une dimension de sa présence réelle, de son emprise sur nous, de l'exaltation ou de la ferveur qu'il suscite en nous. L'aspect, justement, n'est qu'un aspect, un reflet. Or, un paysage que nous aimons est un miroir tournant. Ce que nous en voyons est un symbole. L'esthétique est une métaphysique en mineur.

 

Tel paysage forestier ou océanique n'est pas seulement la somme de ce qui le compose, mais une somme transfigurée par la puissance symbolique de la Forêt ou de l'Océan, dans leur vérité platonicienne et leurs variations infinies.

 

La moindre pierre, le moindre végétal revêt, s'il se trouve sous le règne d'une puissance océanique, une signification et une nature radicalement différente que s'il se trouvait, par exemple, dans un jardin de banlieue. Il en va de même pour nous, hommes aux yeux ouvertes et aux âmes poreuses. Selon les paysages que nous habitons changent nos atomes et nos molécules subtiles. L'alchimie s'opère entre le souffre ardent de notre esprit et le mercure du paysage par entremise du sel, autrement dit, du savoir, de la saveur.

 

Un véritable écrivain n'a nul besoin de n'être pas paresseux. Il est entraîné par sa monture au-delà de sa discipline et même de ses forces. Cette activité-là est aussi éloignée d'un travail qu'un cheval au galop l'est du cheval de bois d'un manège.

 

Les idéologies modernes qu'elles soient ostensiblement horrifiques ou discrètement contraignantes sont toutes des idéologies du travail, pour lesquelles la contemplation est méprisable, sinon délictueuse.

 

Pour l'idéologue du travail, celui-ci n'est pas une nécessité dont il conviendrait de partager équitablement le poids, mais, sans doute, une punition, et plus encore, un moyen de détourner l'attention de l'essentiel, - lequel, considéré, ferait tomber promptement les fausses hiérarchies et ramèneraient à leur juste mesure les petits chefs.

 

Dans leur rapport au travail, certains idéologues "de droite" sont plus soviétiques que d'autres, supposés "de gauche". Mais ces façons n'ont plus guère de sens dès lors que l'on ne sait plus à gauche ou à droite de quelle ligne on se place. Il ne suffit pas pour qu'une définition soit justifiée que la gauche se définisse par rapport à la droite, ou inversement. Si l'une et l'autre n'ont de repères que leur respective absence de repères, tout peut se résumer à la fameuse formule placée dans la bouche de Bernard Blier dans le film Le grand blond avec une chaussure noire: "Merde, on tourne en rond !".

 

La sérénité est, dans un monde agité, la proposition réfractaire par excellence.

 

Le propre de l'homme sans autorité est de multiplier les abus d'autorité. L'abus d'autorité est l'autorité abusée, sortie de son lit, échouée, morte, un ersatz.

 

La pensée humaine ne peut se défendre de raisonner en causes et en effets quand bien même les phénomènes qu'elle doit traiter sont inscrits dans des relations infiniment plus complexes. La Théologie posait la Cause causatrice. Les Modernes, privé de cette causalité suprême, ont tendance à outrer les causes, c'est dire à concevoir à une variété immense de phénomènes des causes abusivement limitées. D'où les sciences humaines réductionnistes, et, plus bas encore, les délires conspirationnistes.

 

Clef de voûte, libératrice, qui allège.

 

Le Moderne défend la démocratie comme "espace de la contradiction", de la discussion, - sinon que rien ne s'y discute sur les limites plus ou moins étroites de cet espace sans clef de voûte. Or, sans clef de voûte, nous finissons écrasés sous les décombres, nos illusions momentanées tenant à la lenteur, à l'échelle humaine, de l'effondrement. Les démocrates fondamentalistes se prévalent ainsi, au bénéfice de leur idéologie, de survivances de civilisations et de mondes qu'ils détruisirent, de même que les fondamentalistes religieux le font des religions qu'ils ruinent de leurs inconséquences et de leur bêtise. Toute démocratie tend au travail forcé.

 

Pire que le pouvoir de l'argent, la vulgarité avec laquelle il s'exerce. Paradoxalement, cette vulgarité, par temps démocratiques, le protège mieux que ne le faisaient naguère les bons usages et le bon goût.

 

Certains nous parlent d'une société de droits et de devoirs. Certes, ne nous perdons pas en arguties à en disconvenir. Il n'en demeure pas moins qu'il faut en oublier l'importance quelque peu, faire, de temps à autre, un pas de côté, s'éloigner pour s'apercevoir qu'en dehors des droits et des devoir, il y a les vastes régions de ce qu'il nous reste à conquérir, et qui ne se mesure point de cette façon-là.

 

Les hommes, s'ils entendent le mystère où ils sont jetés, ne se mesurent pas seulement les uns aux autres, en joutes, en fraternités et, pour finir en droits et devoirs mais au cosmos, au divin, à l'être, à l'absolu. Ne nous voulons pas plus petits que nous ne sommes !

 

Les Modernes veulent la domination par le contrôle et dans le contrôle, si bien qu'ils ne règnent que dans les espaces contrôlables, c'est-à-dire restreints. Despotes du petit, incarcéré dans la petitesse.

 

Il y a, certes, quelque chose de terrible à être jeté dans la volte de la vague, élevé vers le haut, menacé de se fracasser, - mais aussi de merveilleux dans ces instants de hauts ravissements et de périls où nous sommes exactement sans droits ni devoirs tels que les conçoivent les Modernes, mais poussés, toutes voiles dehors vers la plus haute responsabilité.

 

Tous les grands romans d'aventure, à commencer, bien sûr, par ceux de Melville, sont métaphysiques. Un psychologue peut donner une interprétation psychologique à un roman métaphysique mais un métaphysicien ne saurait donner une interprétation métaphysique à un roman psychologique, de même que l'on peut ôter une dimension au réel qui existe dans la représentation que l'on s'en fait mais qu'on ne peut lui en ajouter une qui existe déjà. On peut représenter un cube comme un carré, par convention, mais on ne peut faire d'un carré un cube.

 

Le libéralisme, fût-t-il "ultra", usurpe les mots de risque et d'aventure, puisque tout y débute, et s'y achève, par de la comptabilité (et, qu'accessoirement, tout y finit par être payé par le contribuable).

 

L'aventure ressemble à qui s'aventure: ce que lui dit ce jour en partance vers la nuit, ce qu'il saura faire des repos qui lui seront accordés, des accalmies survenues. Les véritables aventuriers ne sont pas activistes mais contemplatifs. Aller vers la contemplation, la rendre possible, en sauvegarder la vérité ésotérique, disponible à chaque instant, cet exercice exige des qualités d'audace et de maîtrise de soi, qui sont précisément le propre de l'aventurier et la condition de sa survie.

 

Ce que la Machine veut de nous, comme Dieu: que nous soyons à sa ressemblance. Nous ressemblons à nos pensées, à ce qui les requiert et les oriente. Nous faisons notre ressemblance.

 

Si les êtres humains ne sont plus ensemble, ce n'est pas faute d'occasions ou par la ruine ou la décadence de plus anciennes institutions organiques, tribales ou claniques, mais par un retournement du regard, une perte métaphysique qui offre aux yeux des êtres humains leurs semblables comme des objets, au mieux, des expériences. Le sens de la relation à autrui s'est perdu en même temps que la relation au monde, la présence intuitive en nous du cosmos, l'acte de création dans la créature.

 

Les Modernes se réunissent de préférence dans un ouragan de vacarme où nul ne peut entendre personne.

 

Avers et revers de la compassion. Elle peut être dans l'espoir d'alléger, en la partageant, la souffrance d'autrui. Ou bien faire en sorte que les autres souffrent autant que nous, et de préférence davantage. Que reste-il, en ces temps sinistres à ceux qui voudraient partager des joies, voire en prodiguer plus encore qu'ils n'en éprouvent. Que reste-t-il aux inventeurs ? Cette alchimie, par temps moroses, est suspectée. Pour s'exercer, elle devrait, mais c'est contraire à son génie, plaider et se justifier. (En passant: l'Alchimie n'est pas rendue obsolète par la chimie, car elle s'exerce, par d'autres moyens, à d'autres fins).

 

Mutabilité. Excepté quelques traits invariables, qui seraient la portée ou la clef sur lesquelles s'inscrivent les musiques, je ne suis pas le même selon les lieux où je me trouve. Les villes, plus particulièrement, selon l'histoire ou la légende qui m'y attachent, changent mes perceptions, et, surtout, leurs échos et leurs résonances (qui sont un voyage). La ville se meut en moi, brûle dans son Œuvre alchimique, se métamorphose, éveille et transfigure chaque photon à une vie nouvelle. Ce qui demeure de moi dans cette extase est peu de chose, quelques traits disais-je, quelques fidélités essentielles, elles-mêmes, si j'y songe, des plus impersonnelles.

 

A quel point le moi est un piège, sous l'apparence du miroir déformant que nous tend la malveillance d'autrui, nous ne le mesurons qu'à partir de l'instant sacré qui dissipe cette illusion, cette écorce morte et laisse apparaître le Soi, qui est l'en-soi du monde et de toutes les choses particulières dans l'unificence de leur acte d'être. L'éloge et le blâme sont également redoutables, qui nous renvoient à l'illusion que nous croyons être dans le regard d'autrui.

 

Un livre qui naît véritablement de la pensée est le plus beau des accomplissements humains. Il y avait là, dans l'air, quelques songes, quelques spéculations, des conversations réelles ou imaginées, puis la résolution d'en faire des phrases, des pages et enfin un livre qui tient à la disposition de chacun l'une des parts les plus ardentes et secrètes de notre existence.

 

En l'écrivant, nous conférons à notre pensée le premier de pouvoirs magiques, celui de l'ubiquité (pouvoir valant tout autant dans l'espace que dans le temps). Ecrire change aussi la nature de l'espace-temps en nous donnant le pouvoir de ressaisir au commencement (ce qui est la véritable finalité), la pensée, l'épreuve humaine fondamentale, en abîme, de l'archéon et de l'eschaton.

 

Ambiguïté du mot "romantique", qui semble se rapporter également à l'hybris de la sentimentalité ou d'utopies un peu vaines, qu'à la juste, imparable, confrontation à des profondeurs qui sont dans la nature même du Réel.

 

Insupportable arrogance des gens installés. Laideur morale qui vaut interdiction de jamais s'approcher du château tournoyant de la métaphysique.

 

Toute relation avec le visible est ressource de l'invisible, - sans quoi nous ne faisons qu'expérimenter, au mieux. Le visible nous est donné lorsque nous puisons, comme d'une eau castalienne, à sa source invisible. Le visible qui n'est que visible ne se laisse pas regarder, et ne nous regarde pas. L'invisible, ce qui traverse les mondes, regarde l'âme.

 

Il est bien certain que le monde moderne se veut sans âme. Par stupidité homaisienne ou arguties savantes, les Modernes s'acharnent contre l'âme dont le règne se situe hors de l'usure et de la rentabilité.

 

La répugnance que l'on éprouve à entrer dans une banque, même pour y déposer un chèque: ces lieux sont sans âme. Certains banques vont jusqu'à orner cet absence d'œuvres d'art (qui ainsi crient dans le vide et demandent pourquoi elles ont été ainsi abandonnées).

 

La Gauche politique n'a de sens que révolutionnaire et radicale, sans quoi elle tourne à la vanité moralisatrice ou au ressassement humiliant de la revendication qui n'est que trop visiblement le masque de l'envie. Abattre les banques, car elles nuisent, mais ne pas envier les banquiers. La révolte radicale est d'autant plus justifiée que les "dominants" sont plus ineptes et chafouins. Il était de tradition, autrefois, chez les riches, de tenter une sorte de transmutation de l'or matériel en or spirituel: créations de beautés, faste, art de vivre, civilités exquises, - comme un pardon demandé ou un remerciement à la bonne fortune dont ils furent les obligés. Désormais, rien de tel, l'argent fait l'argent qui se transforme en néant, c'est-à-dire en ce qu'il était au départ: une confiance trahie.

 

Les Modernes n'éprouvent de gratitude et d'admiration qu'à l'égard de ceux qui les grugent et ne témoignent que dédain, haine ou mépris envers ceux que Stefan George nommait les donateurs. Rien d'étonnant, le mesquin vénère la mesquinerie, et le généreux, la générosité. Evidence de la "participation" platonicienne.

 

Un bien-pensant m'accuse d'être un antimoderne misanthrope, mais avec un sourire, c'est une vague relation. Comment lui expliquer qu'il se trompe du tout au tout, sinon en constatant que je passe mon temps sur les terrasses, les plages, les cafés, au milieu des humains et en permanente conversation avec eux, y compris en écrivant, alors que lui, ce brave homme qui aime son temps, est nerveusement incapable de supporter ses semblables, vit devant son écran et entre en panique à la moindre affluence. L'idéologie cède devant la vérité de l'éthos.

 

Si l'on mesurait à quel point les individualistes trahissent les individus, les démocrates, le démos, l'esquisse d'une philosophie politique, en rapport avec le Réel, deviendrait possible.

 

La titanesque domination de l'argent sur les hommes fait que, paradoxalement, il n'y a plus non seulement de castes mais plus même de classes. Toutes sont écrasées, plus ou moins arrogantes, plus ou moins humiliées. Un homme dont le pouvoir tient à l'argent se méprise toujours un peu secrètement lui-même, et lorsqu'il cesse de se mépriser et se croit méritant, devient un monstre grotesque, c'est-à-dire un monstre au carré.

 

La plus noble entreprise humaine est de chercher des heures heureuses à partager, d'en susciter ou d'en inventer les conditions.

 

Cynisme vulgaire, ricaneurs invétérés, qu'en réalité tout terrorise. L'argent, qu'ils vénèrent est un remède à la peur qui exsude de toutes leurs pores, dont ils grimacent. Une fois riches, après de longs exercices de démagogie et d'obséquiosité vile, ils deviennent dépressifs. Celui dont l'action est déterminé par la peur la retrouve au détour de toutes ses actions. L'éloge traditionnel du courage est une pragmatique du bonheur et de la sagesse. L'éthique du Bushidô est juste qui nous enseigne que celui qui sait qu'il peut mourir à chaque instant connaît l'extase de la délicatesse des fleurs de cerisiers.

 

J'écris mieux dans la rumeur de la ville, du vent, de la mer que dans un bureau ou dans une bibliothèque. Le cosmos ne me dérange pas. Aux bons moments, je me laisse dicter par lui des phrases auxquelles seul je n'aurais pas songé.

 

Le propre des forces du néant est de vouloir nous appauvrir, y compris en nous enrichissant matériellement, en nous encombrant. Une vie encombrée, comme un poumon, respire mal. Les Modernes ne savent pas respirer. A chaque expiration, ils se plaignent, oubliant qu'il faut vider ses poumons pour les remplir. Au moment où nous expirons, pressentons l'inspir !

 

Il faut n'avoir jamais fréquenté la grande bourgeoisie pour s'imaginer qu'on y trouve encore de ces "héritiers" au sens culturel tels que les imaginent les bourdieusiens. De nos jours, le fils à papa rêve de devenir chanteur de variété, ou rappeur, et s'il n'y parvient, exerce quelque office subalterne dans les innombrables rayons de la sous-culture contemporaine, à vocation subventionnée ou populaire. Le "dominant" social et économique s'accorde au "dominant" culturel, - qui s'étale à la télévision et dans les magazines, et où la culture classique, devenue parfaitement marginale, n'a plus aucune place. Rabelais, Montaigne, Corneille, Valéry sont les véritables auteurs "underground", les viatiques des nouveaux parias.

 

Les apologistes du "métissage" humilient les métis, de même que les nazis faisaient honte aux aryens. Selon la même logique, l'adepte de la mondialisation uniformisatrice est le pire ennemi du cosmopolitisme, cette magnifique invention de la culture européenne. La mondialisation, c'est le même soda pour tout le monde, les musique sans style, les œuvres sans génie, le plus petit dénominateur commun devenu tyrannique. Le cosmopolitisme, c'est Goethe, Borges, Eliade, Jünger, Morand, Nabokov, et ce magnifique éditeur, Vladimir Dimitri, qui vient de disparaître et dont je salue la mémoire.

 

Vivre "dans son trou" (reproche adressé aux enracinés) nul ne le fait mieux que le Moderne mondialisé, dans sa caverne technologique, au milieu de ces ombres que sont les réalités virtuelles.

 

Certes, pour le pire ou le meilleur les hommes se ressemblent, mais à la ressemblance extérieure, exotérique, la ressemblance intérieure, ésotérique, ne cède point. Son unificence refonde, réinvente la diversité des formes qui la manifeste. Les diversités se rejoignent, précisément car elles viennent de points différents. Le cercle extérieur semble lancer vers l'intérieur ses rayons de feu alors qu'il en émane. D'où la vanité humaine et l'inclination à "faire l'Un trop vite", selon la juste formule de Gustave Thibon.

 

Les fidélités que le monde moderne veut arracher de nos cœurs sont, par définition, les plus précieuses. Tout ce que ce monde offense et bafoue est digne, et adorable.

 

Une heure de conversation avec un bien-pensant suffit à nous édifier sur les valeurs du monde moderne, et sur son absence de principe, - comme une boussole qui indiquerait successivement toutes les directions, sauf le Nord. Cette boussole folle peut faire un peu tourner la tête, mais, par son exclusive, elle nous indique cependant, la bonne direction. Il est utile de savoir ce qui se dit, pour comprendre ce qui ne se pense pas.

 

Le "on dit", par définition ignoble. Et doublement, s'en prévaloir pour insinuer.

 

Les "réactionnaires" que fâchent le laisser-aller, le débridement des mœurs, la paresse sont des progressistes qui s'ignorent, - auxquels ces "vices", par nature immémoriaux, sont autant d'obstacles à la planification du monde. Ne pas oublier que la modernité est un activisme modificateur, une manie de déraciner les êtres et les choses, une vaste entreprise de désherbage. Lorsque l'activisme est général et que l'illusion nous porte dans son courant, ne rien faire exige une force d'âme d'autant plus admirable qu'elle est honnie.

 

L'ennui: ne pas savoir quoi faire, et donc faire n'importe quoi. C'est ainsi que l'on s'exclut du paradis. Le non-agir, loin d'être une simple passivité est, par la résistance qu'il oppose à la masse du mouvement, l'invention de la fine pointe annonciatrice, qui passe à travers le temps, vers l'éternité. Le Christ commande à ce que la femme ne soit pas lapidée, que le temple ne soit pas la proie du marchandage, que la violence ne réponde pas à la violence. Actions suspendues. Exactement au contraire de l'idéologue. Tao. Le non-agir est au principe du poien, comme le silence est principe du Logos. Il y a davantage de mauvaises actions que de mauvaises non-actions.

 

La puissance est l'amont, le pouvoir, l'aval.

 

La sagesse nous vient d'abord comme un frémissement lumineux, une heure élue à l'ombre des peupliers, une reconnaissance, un abandon à l'aventure. Toute crispation et toute excessive réglementation lui est étrangère. Il est plus sage de divaguer que de planifier. Les planificateurs obstinés sont les plus fous d'entre les fous. Et j'ajouterais, les plus funestes et plus impies car voulant détruire le possible, par avance, en le recouvrant de l'ombre opaque de la plus fausse des représentations du présent.

 

Aux planificateurs, nous devons ce monde plat, c'est-à-dire irréel. Il est sage de laisser le microcosme à l'image du macrocosme, et louables sont alors les actions ponctuelles, soudaines, voire foudroyantes qui seront un rappel de la sympathie du visible et de l'invisible. Ces actions diffèrent profondément de celles des planificateurs en ce qu'elles ne s'enclenchent pas les unes les autres comme une mécanique, mais naissent et meurent d'elles-mêmes, anéanties dans l'éclat de leur brève floraison. Actions dont on se souvient. Chansons de Geste.

 

De celui qui ôte son chapeau devant le réprouvé qui s'avance sous les huées, on peut attendre beaucoup.

 

Le grégarisme dans la vilénie, même à la plus petite échelle. Si quatre individus se réunissent et que trois disent du mal d'un cinquième, le quatrième, en général hésitera à le défendre pour ne pas gâcher cette belle unanimité.

 

Il faut plus de force pour résister à la meute que pour en manger les restes: le politiquement correct s'explique ainsi. Attitude mentale. Les contenus n'y sont pour rien. Celui qui s'écrabouille devant l'idéologie dominante le ferait devant n'importe quelle idéologie dominante, y compris celles qui semblent le plus hostiles aux "valeurs" qu’il proclame pompeusement aujourd'hui. Ceux qui adoptent, par dégoût de ces limaces, des idéologies réprouvées, oublient que si elles revenaient à triompher, ils y retrouveraient, aussi diserts en leur bonne conscience, les mêmes gastéropodes pour leur faire la leçon.

 

L'antiraciste en vogue consent à ce que toutes les races se chantent elles-mêmes à l'exclusion des européennes. Vanité dans la contrition, insupportable prétention, condescendance odieuse, racisme au carré.

 

La poésie et la métaphysique sont les conditions premières de l'homme quelles que soient ses conditions matérielles. Ce sont les repus qui tiennent pour vaine la poésie car ils entendent maintenir l'humanité dans les rets de la nécessité matérielle par laquelle on domine et gouverne aisément. Mais si l'on peut gloser sur la duplicité et les ruses des politiciens, au demeurant vite éventées, et laissant place à d'autres, tout aussi lamentables, il n'en demeure pas moins que ces "chefs" sont à l'image de ceux qu'ils gouvernent. Chacun cherche à tirer profit d'autrui dans sa petite politique domestique ou financière. Ainsi la vie, en son intensité et sa beauté baisse de plusieurs crans.

 

Les manipulateurs réussissent toujours plus ou moins, mais ce qu'ils réussissent parfaitement, c'est leur déshonneur. Ils existent pour faire contraste avec les hommes honorables.

 

En l'absence du sens de l'honneur et de la fidélité, les hommes deviennent du bétail.

 

Celui qui calcule pour son seul intérêt travaille pour le néant.

 

Ce qui rend odieux le pouvoir, c'est l'outrance avec laquelle en usent ceux qui craignent de le perdre, au point que leur pouvoir n'est rien d'autre que la manifestation de la peur d'en être dépossédé. Sagesse du principe dynastique qui, s'il ne l'abolit pas, réduit cet effroi et donne la latitude de créer quelques belles choses.

 

Il est notoire, et chacun le voit à toute échelle et partout, que celui qui veut conquérir le pouvoir, et y parvient, est prêt à faire n'importe quoi. D'où ce côté horrifiant, grotesque et loufoque des hommes de pouvoir. Je ne crois guère à une restauration mais j'aimerais assez, enfin, que les adversaires du principe d'autorité traditionnelle, envisagent, un peu, par instants, ce que signifie son abandon: ce par quoi les rois de notre histoire glorieuse et tragique furent remplacés.

 

La constance acharnée avec laquelle le monde médiatique juge bon de laver les cerveaux en détruisant la langue française est une raison d'espérer. De tels efforts ne seraient pas fournis si la menace d'une recouvrance ne demeurait.

 

Partout où le monde moderne triomphe règne une effroyable tristesse. Grands ensembles, grandes surfaces, zones industrielles ou commerciales. Mondes dévastés par des titans idiots.

 

Les dieux reviendront du fond indiscernable de notre cœur lorsque notre cœur redeviendra le cœur du monde.

 

On peut reconnaître toutes sortes d'avantages et de vertus aux Etats-Unis, sans oublier que ce pays outrancièrement moralisateur existe sur l'extermination de ses indigènes et la crevaison de ses pauvres, et le tout dans une atmosphère d'ultra-violence où l'outrance du crime le dispute à l'outrance puritaine. La limite du concept d'Occident tient à ce que, nous autres de la vieille Europe, sommes de goût, de style, d'intelligence et de morale infiniment plus proches des orientaux proches et lointains que de nos contemporains états-uniens, - lesquels sont d'ailleurs les premiers à en convenir.

 

Ces gens qui exigent notre compassion, c'est-à-dire que nous souffrions pour eux, pour n'importe quelle raison, même si elle nous paraît injustifiée ou absurde, mais ne nous en accordent aucune, du fait que nous partageons plus volontiers nos joies que nos peines, et que nous trouvons dans la vie davantage à chanter et à méditer qu'à nous plaindre. Tyrannie des émotions funestes; certains s'y précipitent, d'autres y résistent; il en va comme de toutes les tyrannies.

 

N'accusons pas les êtres, les paysages, les œuvres de notre incapacité à les goûter.

 

Les idéologies de l'enracinement, dont la misère est souvent de n'être que des réactions aux idéologies du déracinement, n'ôtent rien, ni n'ajoutent, à cette réalité humaine: les espaces modernes sont créés de la sorte, et à cette seule fin, que l'on ne peut, en aucune façon, s'y enraciner. Lisse anonyme, indifférencié, répétitif, désorienté, l'espace moderne refuse de toutes ses surfaces d'être habité au sens hölderlinien. Inlassablement, il nous répète ceci: "Vous êtes ici mais vous pourriez être ailleurs, dans cet ailleurs qui serait parfaitement identique à cet ici. Là-bas vous ne seriez pas différents que vous êtes ici." Et le Moderne, qui tant veut être "lui-même" dans sa subjectivité outrancée, s'en satisfait. Rien ne viendra l'influencer, nulle porosité menaçante, point de vases communicants. Son moi claquemuré est assuré de ne rien donner ni de ne rien recevoir. Ce déracinement est exactement le contraire de la légèreté du voyageur qui passe d'influences en influences, et les recevant avec bienveillance, se trouvant métamorphosé par les lieux qu'il traverse et dont son âme opère une alchimie avec les variations géographiques et météorologiques de l'Ame du monde. Tout écrivain qui ne borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du "travail du texte" sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L'Astrée d'Honoré d'Urfé ressemble à sa rivière et aux constellations.

 

Singulièrement les hommes qui n'ont à peu près aucune relation avec les êtres et les choses, et qui éprouvent tout par le biais de représentations, proclament leur "absence de préjugés" comme une vertu éminente, sinon suprême. Autrement dit, ils n'ont de préjugés que les plus largement partagés, qui leur apparaissent ainsi comme des évidences. En réalité, les Modernes préjugent de tout: ce qui est la définition même du progressisme.

 

Le Moderne vante le sexe comme hygiène et le réprime comme vice. Son érotique en devient problématique et malaisée.

 

Le désir porte dans la vie une intensité plus haute que la satisfaction immédiate, mais l'absence de désir qui serait une omniscience du désir, nous porterait peut-être à une plus haute intensité encore. Alors nous serions embrassé non par un être, ou plusieurs, mais par la création toute entière. Eros cosmique que nous ne faisons qu'entrevoir et que suggèrent les béatitudes de l'ataraxie. Les philosophes de l'ataraxie se trouvent ainsi aux antipodes des puritains. Les uns dépassent l'Eros en le couronnant, les autres tombent en-deçà. La distinction de l'au-delà et de l'en deçà est la clef qui manque aux Modernes pour se déprendre des dualismes où ils s'enferment à double tour (alors que le Réel reste à l'extérieur)

 

Le pire ennemi du Réel n'est pas le rêve (qui est une partie du Réel) mais la réalité (ou ce que ceux qui croient en détenir, ou pouvoir imposer les règles, nomment ainsi).

 

Ce n'est pas parce que bon nombre se font une représentation stupide ou caricaturale de l'honneur, de l'héroïsme et de la fidélité que ces vertus cessent d'être un rayonnement profond de la vie.

 

Les Modernes, pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d'eau et ascenseur, avec pour seule distraction l'ordinateur et la télévision. Un regard sur les grands ensembles conçus par des architectes honorés, et l'on hésite à disputer à leurs habitants la modeste distraction de brûler des voitures, - quand bien même ils se trouvent être, ainsi, de parfaits serviteurs de la société de consommation. Ces petites mains devraient être, si elles ne sont déjà, rétribuées par les concessionnaires automobiles.

 

Les dysfonctionnements de la société moderne font parties de son fonctionnement, et l'on pourrait même dire qu'ils en sont la part dynamique et mobilisatrice, - de même que le totalitarisme fait partie de la démocratie, partie constitutive, plus encore que constituante (et loin d'être seulement, comme le songent les optimistes, un "effet pervers"). L'ensemble offre cependant, dans ses fausses alternances, le même spectacle navrant, spectral, absurde et inhumain.

 

La "démocratie" actuelle est le monde du népotisme chafouin, et pas seulement dans les mondes ostentatoires de la politique ou du spectacle (s'il faut encore faire la différence), mais partout.

 

Ouvrir par des mots le chemin de joies secrètes.

 

Dans le monde moderne, ce n'est plus l'esclavage qui est au service du travail, mais le travail et la "production économique", qui sont au service de l'esclavage. Dans le monde moderne, l'esclavage n'est pas un moyen mais une fin. D'où la théorique "abolition" de l'esclavage, c'est-à-dire son changement de forme ou de modalité. L'abolition ne fait disparaître l'esclavage mais le généralise. Il passe ainsi d'un état circonscrit et pour ainsi dire minéral à un état gazeux. Partout se respire la servitude délétère. Nous n'avons pas libéré les hommes de la servitude, nous avons libéré la servitude de ses limites. Tour de force: les esclaves vantent, promeuvent et défendent leur propre servitude. Spartakus relégué aux limbes.

 

Chaque esclave, chien de garde de son propre troupeau de chiens. Meutes de chiens se surveillant les uns, les autres. Cynisme vulgaire.

 

L'impudeur qui montre sa peau est plus aimable que celle qui exhibe ses émotions, - surtout lorsque la peau est jolie à voir et que les émotions sont des affres et des plaintes. Impudiques généreuses: elles se dévoilent, avec une pointe de narcissisme, par bonté. Il y a une bonté des sens que les pervers puritains tiennent pour un vice alors qu'elle est l'innocence par excellence. L'innocence, la bonté et la générosité des sens offusquent le calcul prostitutionnel et bourgeois. Le don, la gratuité, ennemis irréductibles des marchandages.

 

Plus la femme est "vertueuse", au sens bourgeois, et plus sa mise-à-prix est élevée. Certaines feront payer toute une vie l'emprunt comme le plus cauchemardesque des usuriers. Elles se débarrassent ensuite du mari usé une fois la progéniture poussée. Il y a chez beaucoup d'hommes une ingénuité qui les rend sans défenses devant ces calculs à moyen terme.

 

Je dois mon savoir littéraire et métaphysique à mon incapacité à apprendre des choses qui ne m'intéressent pas.

 

Tout ce qui n'est pas échange avec les Muses est du temps détruit, et non pas perdu, - car les choses et les causes perdues sont l'objet d'une infinie quête créatrice. C'est, bien sûr, en cherchant le temps perdu que s'invente la littérature de l'avenir; en cherchant la parole perdue que la quête initiatique trouve son sens; en défendant les causes perdues que s'invente la morale chevaleresque et que des victoires imprévisibles nous sont données.

 

Nous sommes des archéologues mourant de soif, cherchant un puit dans les vestiges d'une cité disparue, - et moins chimérique qu'il ne semble.

 

Le monde moderne est une traversée du désert, mais sans la splendeur.

 

Tout ce dont les Modernes disposent pour en faire quelque chose d'utile nous fait mourir de chagrin et de laideur. L'ordre tel que le conçoivent les Modernes est le pire désordre. C'est ainsi, qu'en bonne logique, les hommes de la Tradition penchent à être libertaires, ou apparaissent tels, encore que leur pensée soit, dans l'essentiel, une pensée du centre et de la Norme.

 

Les Modernes ne sont ni de feu, ni de glace, ils ont la tiédeur et l'imperméabilité des matières plastiques. Hommes sans influences données ni reçues. Ils ne légueront rien car ils auront refusé l'héritage.

 

L'effort du Moderne consiste à échapper aux influences, humaines, traditionnelles, météorologiques, ce faisant, il reste dans son monde et dans son destin d'objet de série.

 

Certains hommes dit "de gauche" font l'économie d'un acte de charité, qui semblerait pourtant nécessaire, sous prétexte que "ce serait à l'Etat de s'en occuper". Certes. Mais en attendant l'estomac du pauvre se creuse.

 

La société moderne a pour horizon idéal la prison, - celle-ci étant subdivisée en prison pour malchanceux et en résidences sécurisées pour chanceux.

 

Le prédateur moderne a le muscle mou, le souffle court et l'intelligence limitée.

 

Quelques-uns s'étonnent que nous n'écrivions pas pour de l'argent, sans comprendre que l'argent est un moyen et l'œuvre, une fin. La finalité de l'œuvre est en elle-même, exercice de la vie elle-même, qui la résume et la porte au-delà.

 

Le médisant, même lorsque dit vrai, a une tête de crapaud.

 

Le travail dont la seule fin est la rémunération est un apprentissage à l'insignifiance, au non-sens, un chemin vers le néant. "Travailler plus pour gagner plus": degré zéro de la politique et de la morale, méconnaissance de cette donnée fondamentale de l'activité humaine qui est la recherche du sens, celui-ci se trouvant non dans une finalité évaluable ou quantifiable, mais au cœur de l'instant.

 

L'homme heureux est celui dont le geste s'accorde au temps qui fleurit et même au temps qui se fane.

 

Dans un monde fourvoyé, seules les actions "inutiles" cheminent, orientées par une splendeur qui témoigne de l'invisible. Paradoxe moderne: toutes les actions "utiles" précipitent vers l'insignifiance, la banalité et la mort. Seul recours, le non-agir, ou bien l'action déplacée, haussée vers ce qui semble ne servir à rien, la beauté du geste où vibrent les forces qui n'ont pas été dilapidées en "travaux". Le travail forcé auquel tendent toutes les sociétés modernes a pour raison d'être, moins un intérêt général mal compris qu'une décision de nous écarter du monde métaphysique qui règne au-dessus de nous, hors d'atteinte et proche infiniment.

 

Un minimum d'intelligence critique est nécessaire à la survie de l'âme lorsque celle-ci n'est plus naturellement accordée à l'Ame du monde. Tous les combats essentiels sont des combats pour l'âme, des combats pour la grande et profonde paix retrouvée entre l'âme humaine et l'Ame du monde.

 

Lorsque l'âme humaine et l'Ame du monde s'accordent, l'ataraxie se change en sérénité ardente, les moindres aspects de la vie s'animent et s'enchantent. La Sophia immémoriale scintille dans chaque geste. Toutes les apparences et toutes les surfaces laissent apparaître, venue de l'intérieur ou de l'extérieur, des enluminures de l'écriture divine.

 

Celui qui croit que les êtres et les choses ne sont que ce qu'ils paraissent être, butte contre eux.

 

Les Modernes, qu’ils soient excités ou avachis semblent toujours intoxiqués par de mauvaises drogues. On croise rarement un homme en pleine possession de ses moyens, calme. L'ennui est que la dysharmonie est contagieuse. Une misanthropie mesurée devient nécessaire.

 

Le prosélytisme du malheur et de la peur est au plus haut. Les sectes en vivent, mais pas seulement elles: la société toute entière est devenue une secte morbide.

 

Les Modernes sont emprisonnés dans l'alternative du rationalisme étroit et de l'affabulation démente; et passent selon les circonstances, de l'un à l'autre, s'en faisant prétexte à nous donner des leçons, et faisant servir leurs ratiocinations à leurs affabulations et l'inverse. Au demeurant, les sectes les plus loufoques ne perdent pas davantage de vue leurs intérêts financiers. Les sectaires se reconnaissent à leur sérieux effroyable, qui est la forme la plus déplaisante de la superficialité.

 

Le technocosme est une fabrique d'émotions mécaniques, avec pour conséquence des hommes qui éprouvent ce qu'ils croient devoir éprouver, et spéculent à l'envie à partir de ces représentations, et s'en faisant pouvoir de chantage. De la morale de midinette dont parlait Montherlant, nous sommes passés à la morale des harpies. Cela continue, s'accroît, sous l'infinie patience des dieux.

 

Le réactionnaire est souvent un homme qui veut rejouer la musique de l'histoire, mais sans l'art instrumental. Le progressiste, lui, veut remplacer la musique par de la cacophonie. L'homme de la Tradition seul porte l'essence de la musique et la transmission du secret de fabrication des instruments, pressentiment de beautés encore inouïes.

 

Nous assistons à la permanente débâcle de l'essentiel devant l'accessoire. Ah ! Trouver les chemins d'air vers les hautes corniches lumineuses !

 

15:45 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

24/12/2021

Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange, Premier entretien sur les météores et les Signes des Temps:

245024723_10223438439841629_1160702774283759657_n.jpg

 

Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange

Entretiens sur les météores et les signes des temps 

 

 

 

PREMIER ENTRETIEN :

 

C’était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne empilées dans la glace d’une vasque d’argent sur le comptoir, faisaient chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant son œuf à la coque et ses mouillettes ou  bien le rire bedonnant de Léon Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille d’anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau couvert de buée.

            L’un des commensaux, sans doute parce qu’il était en retard, n’en finissait pas de s’émerveiller de la relativité du temps :

- Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une illusion de professeur, c’est-à-dire une imbécillité d’étudiant monté en graine… Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences intemporelles…

- Cher ami, repartit son compagnon, encore un effort, comme dirait le divin marquis… Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d’un siècle… Imaginez-vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la République », pendant cet été où l’on rêvait encore à l’invasion de l’Angleterre… Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n’existait pas encore : on l’avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des Victoires. Tout le monde n’avait pas encore eu le temps de lire le Génie du christianisme

- Ces propos sur la comète, repartit le retardataire, d’autres que nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme modèles, le temps d’une conversation. Nous laisserons le troisième siège, que l’on n’espère pas trop périlleux, à l’ami de passage qui voudra bien tenir sa partie dans notre conversation, s’il vient ; à défaut de la Néva, la Seine n’est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.

- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du Czar, n’a pas besoin d’un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le serpent d’airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne pas l’avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du serpent…

- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Et partons donc de Joseph de Maistre, et de ce qui est sans doute le schibboleth de toute son œuvre - comme sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps nouveaux nés de 1789 - : que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire de la même façon, en transposant à peine, que ce qu’il faut écrire c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature ?

 

Philippe Barthelet :     

  -  Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte, ce qu’ils étaient. L’étymologie du mot est bifide, et cumule les disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une coupure, une rupture (une roture, c’est le même mot) d’avec ce qui nourrit et vivifie – d’avec l’origine. D’où ce gigantesque oubli de l’âme du monde pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience individuelle. On passe ainsi d’Homère à Henry James, lequel est sans aucun doute un horloger d’une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien convenir que c’est une minutie stérile… (les biographes d’Henry James supposent d’ailleurs qu’il n’avait aucune expérience de la chair, ce qui, eu égard à son œuvre et, comment dire, à l’intention de celle-ci, n’est peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis belle – ou laide – lurette dans les limbes de l’infra-psychologie. Julien Gracq, pour l’opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands, déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française : la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices, et d’un ennui accablant…

 

Luc-Olivier d’Algange :      

 -   L’oubli de l’âme du monde, de la source vive, nous condamne à vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et je rejoins ici ce que vous nous disiez à propos de l’identité foncière du sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel. Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d’expropriation. C’est avec des mots que l’on nous chasse et que l’on nous tue. Nous étions là, entre la courbe du ciel et celle de la terre, entre l’angélus et les rumeurs du vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne sont point les nôtres : il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés – à la façon dont Paracelse recommande l’usage du venin.

 Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la « reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l’adoration moderne pour l’antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs d’attraction » (mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui honore autant qu’il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au lieu d’être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au point que l’on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à la critique universitaire qui ne fut jamais rien d’autre qu’une ruse consistant à traiter les œuvres de telle sorte à n’en rien recevoir ; autrement dit à changer l’or en plomb, dans une alchimie à rebours, l’œuvre en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les rhétoriques. D’où l’importance d’opposer l’œuvre au travail, l’otium à toute activité utile, c’est-à-dire asservie.

 Si l’œuvre est une relation avec tout ce qui est, le texte est une expérience à l’intérieur de ce qui n’est pas, du néant. À cet égard, le mérite d’Henry James est d’avoir fait, en matière de psychologie, le tour de la question, si bien qu’il rend par avance obsolètes les romans « psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de trottinettes après l’invention de la Bentley ! Raison de plus pour se désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par l’amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire ! Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu’ils explorent. L’instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de détailler ce qui est semblable pour s’intéresser au dissemblable, où gît le véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce qui les rend aimables n’a rien d’individuel : ce sont les langues, les religions, les civilisations. L’œcuménisme est à la mode mais c’est aux disputes théologiques que l’humanité (mais j’ose à peine employer le mot !) doit d’avoir été moins bête qu’elle ne l’eût été ou qu’elle ne l’est actuellement. L’universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis, infranchissable, sinon au péril d’outrecuider. C’est en ce sens que l’on peut dire que le contraire de la littérature, qui est l’ésotérique, le chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le cœur, dans son possible, est plus vaste que la périphérie, que toute intériorité est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».

 

Philippe Barthelet :          

- Novalis nous a rappelé que le chemin véritable conduit vers l’intérieur. C’est une évidence à la fois topologique et physiologique ; une autre de ces évidences enfantines (au sens où Novalis définissait les enfants comme « des êtres antiques », où l’antiquité est tout ce qu’il y a d’intemporel nourricier dans le temps) a été proférée quelques années plus tard par Victor Hugo, dans la préface de ses Odes et Ballades : « La poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Ayant dit cela il avait tout dit, il ne lui restait plus qu’à épiloguer pendant soixante ans. Je hasarderais, pour user d’une opposition facile mais tout de même significative, que la  « littérature » est au rebours tout ce qu’il y a d’extime en tout (si l’on me passe ce latinisme en l’occurrence bien utile). La « littérature » caresse cette utopie délirante, tentatrice à beaucoup d’égards, d’une vérité de l’homme objective (pour reprendre un adjectif qui fit fureur au temps de la tyrannie intellectuelle du marxisme) ; autrement dit, elle postule cette idée folle (et certes reposante, follement reposante) que la vérité de l’homme est extérieure à l’homme… Que si « le royaume des cieux est au-dedans de vous », le royaume de la terre est au-dehors de l’homme… c’est-à-dire nulle part, comme la Pologne du Père Ubu. À dire vrai il n’y a pas de psychologie, ou plutôt la psychologie devient un mensonge dès lors qu’elle s’érige en science séparée… Prenez par exemple les romans de Johan Bojer, que l’on a présenté comme le « Zola norvégien » : absurdité de l’étiquette, puisqu’il est précisément tout le contraire de Zola : s’il décrit minutieusement, comme lui, la vie quotidienne des petites gens, il échappe absolument à tout « naturalisme » : il ne farde rien des étroitesses, des petitesses, des noirceurs de ceux qu’il dépeint, mais il les présente de  telle façon qu’il leur confère une grandeur cosmique : il ne connaît d’autre psychologie que celle de l’âme du monde, et tous ces pauvres hères qui ne sont chez Zola que des pantins répugnants, jouets des phantasmes et des obsessions de l’écrivain – du « littérateur » - acquièrent chez lui une dignité, une noblesse  - c’est-à-dire une réalité non seulement « littéraire », on s’en moque bien, mais une réalité humaine - une réalité tout court. On sent que Bojer ne ment pas, et que Platon n’aurait pas à le mettre à la porte de sa République… Au rebours des paysans de Zola, qui sont des monstres – et les doubles ténébreux de l’écrivain – ses « Gens de la côte » sont naturellement nobles, instinctivement accordés au temps qu’il fait ; ils sont nobles par ce qu’ils sont, tout simplement, et que leur être est indiscutable, comme le soleil, l’arbre, la nuit. Sans remonter en Norvège – mais c’est la France qui découvrit Bojer – on pourrait dire cela aussi de Ramuz. Comme par hasard, les héros de l’un comme de l’autre sont pour la plupart des taciturnes ; or la psychologie moderne parle, et fait parler ; elle prétend que la vérité de l’homme est dans ce qu’il dit – toujours ce mouvement vers l’extérieur…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  - Il est parfaitement dans l’ordre des choses que le « naturalisme », en tant que mouvement littéraire, soit le plus éloigné de la nature, le plus  « extérieur », comme le réalisme est éloigné de la réalité, comme la création  l’est des « créatifs ». Éloigné, extérieur – et l’on pourrait dire hostile, comme l’individualisme de masse est hostile à cet « unique intime en chacun » que cherchaient Novalis et ses amis. Être libre extrêmement et sans illusions, sans idées générales, sur la liberté, telle fut sans doute la belle gageure des premiers romantiques allemands qui donnèrent de la nature une tout autre image que celle qui devait prévaloir avec les naturalistes : image enfantine et antique, mythologique et pythagoricienne, ingénue et savante.

 C’est, je crois Jean Renoir qui disait qu’il ne fallait pas filmer la vie mais faire des films vivants ; la vie n’étant jamais en face, mais toujours à l’intérieur.

 Pour odieux que soit le culte moderne de la nature, qui aboutit à une conception zoologique de l’espèce humaine, qui se voue à une conception non plus naturante, ni même naturée, mais représentée, telle un ombre parmi les ombres mouvantes au fond de notre caverne technologique ; et pour aimable que soit, par contraste, l’artifice des jardins à la française et de la bonne éducation, il n’en demeure pas moins que l’écrivain qui ne s’illusionne pas sur la réalité de l’extime, si épris qu’il soit du baroque ou du trompe-l’œil (et aussi « wildien » ou « nabokovien » qu’il se veuille), demeure, par la qualité et l’orientation de son attention non moins que par ce qui l’anime, en étroite relation avec la nature, avec les mystères et les fastes légendaires de la nature.

 Je repense à ce que vous nous disiez, à propos de Cocteau et de ce fond de chasse sauvage qui frémit dans la France classique, cette proximité avec ce qui brille et ce qui brûle. Là encore la beauté et la plénitude sont données de surcroît, la nature étant offerte à l’art et l’art à la nature, comme dans l’entrelacs des figures scythes ou persanes. De même, le Bernin, ce comble d’artifice, rejoint, par ses excès mêmes, les efflorescences surabondantes de la nature. La métaphore, qui stylise ce que les critiques nomment, souvent péjorativement, l’écriture artiste, est au principe même des phénomènes naturels, où les plantes se déguisent en animaux et inversement, où les tournesols empruntent au soleil vers lequel ils se tournent sa forme rayonnante.

Au naturalisme de Zola s’oppose le naturalisme de Fabre et de Linné qui enchanta Jünger que l’on persiste à nous présenter comme un « esthète ». La nature métaphorise et se métamorphose par nature. Et elle écrit. Novalis parle de l’écriture des pierres, des branches, des feuilles, des cristaux de neige. Sitôt que l’on cesse de se laisser abuser par l’illusion de l’extériorité, écrire devient comme un prolongement du geste silencieux de la création. Nous lisons, nous déchiffrons le nuage et la pierre. En écrivant, nous continuons la lecture du monde à partir de son âme. Nous inventons des dieux qui sont les métaphores d’une réalité qui est en même intérieure et extérieure, nous suivons le bon vouloir du dieu tisserand qui entrecroise le fil de trame et le fil rapporté.  De tous les objets qui sortent des mains humaines, les livres sont les plus proches de la nature, avec leurs feuilles et leurs signes, leur mémoire inscrite, feuilletée, leur temporalité devenue concrète. Nous écrivons dans le temps qui passe, et parfois pour passer le temps ; et ce temps demeure, comme dans la nature, en traces visibles et plus ou moins déchiffrables. L’art de l’écrivain entre alors en concordance avec la botanique, la géologie. Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites ou deviennent des livres. En écrivant nous perpétuons la nature, mais encore faut-il être assez naturellement métaphysiciens, c’est-à-dire orientés (comme la chenille l’est par son devenir-papillon, pour reprendre une métaphore de Rozanov) vers cet autre-monde qui n’est pas séparé de ce monde-ci mais distinct, mais relié par des gradations infinies. Le supra-sensible n’est jamais que la plus haute branche du sensible. Dès lors que l’âme du monde les unit, comme le sel des alchimistes unit le soufre et le mercure, le sensible et l’intelligible cessent d’être ces mondes séparés, hostiles. Le surnaturel est naturellement le cœur de la nature, la métaphysique couronne la physique. Ce qui apparaît d’évidence dans la littérature antique ou médiévale.

 La psychologie moderne feint d’oublier tout ce qui nous apparente au monde. Elle feint de croire (ou croit, ce qui est pire) que nous pouvons être un objet d’étude. Moralement, cela ne vaut pas mieux que la vivisection ou les expériences des médecins fous dans les camps de concentration. Quiconque vous aborde en psychologue est un ennemi, et l’on peut être aussi, à soi-même, son pire ennemi. La psychologie, en littérature, c’est une façon de se voir déjà mort, mais sans renaissance immortalisante. Le dard du scorpion se retourne contre lui-même. L’écriture, disait Cocteau est du dessin dénoué et renoué. Ainsi l’écriture peut délier ; elle peut être aussi le collet qui nous étrangle. Si elle nous délie, elle délie notre âme de la croyance absurde de n’être pas un éclat (aussi insaisissable que la lumière qui bouge entre les feuillages) de l’âme du monde.

           

Philippe Barthelet :

  - Vos remarques me rappellent la sinistre définition de Bichat, sur quoi repose toute la médecine moderne : “La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Aveu terrible : c’est la mort qui définit la vie, qui est première - et dernière ; et la vie n’est que ce qui lui oppose une résistance par nature provisoire. Le provisoirement vivant est du mort par destination, du mort anticipé - et d’ailleurs l’examen médical par excellence n’est-il pas l’autopsie ? Quand Léon Daudet, qui savait de quoi il retournait pour avoir étudié lui-même la médecine, appelait les médecins des “morticoles”, la vérité qu’il énonce en un mot va bien au-delà de la simple satire. La mort (de l’homme) est sans doute le vrai nom de l’objectivité dont la science moderne s’est fait un palladium (et, après elle, les idéologies qui se donnaient pour des sciences, comme le marxisme). Les fameuses questions que pose Kant (“Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?”), c’est par un coup de force à la fois métaphysique et grammatical qu’il en fait les annonciatrices de sa question fondamentale : “Qu’est-ce que l’homme ?” où tout à coup il passe de la première à la troisième personne du singulier, comme si cette substitution de personne était légitime, comme si elle était même possible... Cette simple petite question qui semble si pédagogique, pour tout dire si ennuyeusement anodine, en vérité ouvre la boîte de Pandore des temps modernes : elle résonne comme un écho inversé, sur le mode interrogatif, ironique (mais d’une ironie archangélique, plus luciférienne que kantienne...) de la réponse, de la seule définition qui tienne et qui a été donnée une fois pour toutes et pour tous les temps par le dernier prophète du Christ, le procurateur Pilate : Ecce Homo, “Voici l’Homme”. L’Homme, la seule fois d’ailleurs où la majuscule est admissible, est devenu depuis le jour de sa Passion l’un des noms du Christ. C’est Dieu Lui-même et Lui seul qui se charge de la définition de l’homme. Chercher l’homme en dehors de Lui, c’est-à-dire en Lui tournant le dos par présupposé de méthode, c’est ouvrir la porte au néant. Le fameux “humanisme” des Lumières aboutit à toutes les atrocités possibles dont les deux derniers siècles ont été saturés : Maurice Clavel avait très bien vu que le prétendu “pouvoir de l’homme” que l’on exalte se révèle très vite et fatalement pouvoir de l’homme sur l’homme... L’homme définissable, l’homme objectif c’est l’homme mort, le cadavre posé sur le marbre devant le docteur Tulp, qui le lacère pour les besoins de sa leçon d’anatomie... Encore une fois, curieuse perspective méthodologique : l’anatomie du vivant s’apprend par la dissection des cadavres... Je songe encore à cet adage de l’ancien droit, qui pour la science moderne doit s’entendre à la lettre : le mort saisit le vif...

L’automne où nous entrons est singulièrement triste et gris ; on a justement l’impression que c’est l’âme du monde qui est souffrante, décolorée, atteinte de mille façons invisibles et que tous, sans le comprendre le plus souvent, nous en souffrons… « Saison mentale », ô Apollinaire, pour le pire, comme si le ciel des météores devenait fou à proportion de la folie intime que l’on veut à toutes forces nous imposer…

Permettez-moi de revenir à cette remarque capitale que vous venez de faire : sur le supra-sensible qui est la plus haute branche du sensible. Il me souvient des diatribes de Zarathoustra contre les prédicateurs d’arrière-mondes, diatribes, au reste, plus antiprotestantes que véritablement antichrétiennes ; et à mon étonnement d’adolescent encore tout imbibé de nietzschéisme, découvrant dans la Somme contre les Gentils l’affirmation de cette tranquille évidence : Præter hunc mundum non est aliud, au-delà de ce monde il n’y en a pas d’autre. Voilà, par la plume du Docteur Angélique, la simple et véritable doctrine de l’Église…

 Le grand secret de toute poésie, qui peut enivrer les poètes jusqu’à l’enthousiasme – la possession par un dieu - , lequel ne va pas sans un péril immense, et toute la poésie des temps modernes en est le martyrologe – le grand secret de toute poésie, retrouvé aussi bien par Novalis que par Hölderlin, comme s’il appartenait à l’Allemagne de nous sauver de la « littérature », avant d’ailleurs de nous perdre avec la « philosophie »… - ce grand secret, qui a l’enfantine simplicité de l’évidence, c’est que « l’autre monde » et ce monde-ci ne sont qu’un, reliés par les gradations infinies qu’évoque Edgar Poe dans son Colloque de Monos et Una ; c’est l’échelle de Jacob, ou encore l’arc-en-ciel, « arche d’alliance » ou écharpe d’Iris, la messagère des dieux…

 C’est l’intuition cardinale de Baudelaire : les correspondances, clef de la réalité, qui fondent aussi bien la lecture (avec ses différents degrés d’intellection, telle qu’on la pratiquait au moyen-âge) que la science héraldique : chaque chose est au-delà de soi, le signe et la figure de quelque chose d’un autre ordre, et c’est cette annonciation d’un autre ordre – d’un plus hault sens – qui donne à chaque chose l’essentiel de sa réalité ; sans quoi les choses, comme dirait Rostand, « ne seraient que ce qu’elles sont » : ne seraient plus que leur écorce ; leur abstraction, leur prose : ce qui est précisément le cas des choses modernes, lesquelles, comme par hasard, ne peuvent trouver place dans le blason. L’annonciation d’un autre ordre, c’est tout bonnement la définition du symbole, et pour bien comprendre l’enjeu, comme diraient nos contemporains, de cette question, il faut redire cette définition en quelque sorte physiologique de Léon Bloy que « c’est dans l’exacte mesure où un être est symbolique qu’il est vivant ».

Sur la plus haute branche, un rossignol chantait…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  -   Si nous perdons l’âme du monde, ou, plus exactement, si l’âme du monde est perdue pour nous (« Aurélia était perdue pour moi » écrit Gérard de Nerval), nous perdons en même temps notre âme, et le monde. Un monde sans âme, définition la plus laconique et peut-être la plus juste du monde moderne, est un monde qui n’est pas. Si l’âme du monde est perdue pour nous, nous perdons tout : le sensible et l’intelligible, le royaume de la nature et le royaume plus vaste de Dieu, ce qui nous distingue et ce qui nous unit, l’immobilité  et le mouvement.

Évoquant l’Âme du monde, Platon parle d’une « sorte de substance intermédiaire comprenant la nature du Même et celle de l’Autre » et dépasse ainsi ce que nous percevons ordinairement des Éléates et des « héraclitéens ». En perdant l’Âme du monde, nous perdons à la fois l’être et le devenir. Ceux qui veulent, nietzschéens improvisés tels M. Onfray, « renverser le platonisme », non sans prétendre se mesurer avec saint Thomas d’Aquin, ne renversent que leurs propres constructions et semblent avoir oublié de lire Platon : « S’il n’y a qu’immobilité, écrit Platon, il n’y a d’intellect nulle part, en aucun sujet, pour aucun sujet (…) Par contre, si nous acceptons de mettre en tout, la translation et le mouvement, ce sera encore pour supprimer ce même intellect au rang des êtres. » L’âme, ce qui anime, est ce mouvement qui sans cesse renouvelle la parenté du Même et de l’Autre, de l’être et du devenir. La « déconstruction » de l’Âme du monde coïncide avec le triomphe de l’explication mécaniste, elle–même principe de « l’homme-machine », désacralisé et « démystifié », dont tous les actes se trouvent alors explicables par la sociologie, la biochimie ou la génétique. Le sens commun le plus élémentaire, « l’enfantine simplicité de l’évidence », nous instruit déjà de la différence entre l’animé et l’inanimé ; différence qui n’a peut-être jamais été aussi perceptible qu’aujourd’hui ; car si, pour Hugo, « tout a une âme », si, pour Nerval « un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres », en revanche, entre l’homme et le robot demeure cette distinction décisive, métaphysique, que le monde moderne tend à abolir, et qu’il nous révèle précisément en voulant l’abolir. Ces hybridations cauchemardesques que les Tribulat Bonhomet modernes expérimentent, par les nanotechnologies, entre la cybernétique et la vie confirment aussi cet autre trait de génie de Platon qui affirme, contre Parménide, qu’il y a bien un « être du non-être ». Or, nous y voici : l’homme-machine dans un monde-machine ; ce qui prouve assez que tout ce que l’homme conçoit, il le réalise, fût-ce à l’intérieur de « l’être du non-être ». M. de La Mettrie voyait l’homme comme une machine, prédisposant ainsi la machine à se substituer à l’homme. Il ne restait plus à Mary Shelley, douée d’une belle intuition, qu’à décrire le Prométhée moderne sous les aspects du docteur Frankenstein, qui est le véritable mythe de notre temps, son « idéal », son aspiration fondamentale à fabriquer de la vie avec de la mort, c’est-à-dire à inventer une vie morte, atroce caricature de la renaissance immortalisante.

 À tant vouloir se « libérer » de Platon et de la Théologie médiévale, les modernes ne semblent plus disposer des instruments intellectuels qui leur permettraient de comprendre ce qu’il en est du « non-être » où ils s’agitent et s’évertuent, si bien que les uns demeurent « parménidiens » ( mais de caricature, il va sans dire), enfermés qu’ils sont dans leurs « identités » et que d’autres, les « festifs » dont se moque Philippe Muray, se veulent « héraclitéens », dans un individualisme de masse, un relativisme dogmatique (« rien n’est vrai, tout est relatif ») qui tendent au pire grégarisme. Les « réactionnaires » et les « post-modernes » s’opposent dans un théâtre où le divin brille par son absence. Mais qu’en est-il de ce qui brille dans l’absence ?

On en vient à croire que ceux qui nous annoncent la fin du monde sont d’incurables optimistes. La fin du monde, et non seulement la fin d’un monde, est derrière nous. Nous n’existons plus que dans la rémanence de ce qui fut ; et celle-ci commence à s’évaporer. Derrière ces décors, ces silhouettes, ces fantômes scintille le beau néant, l’éblouissement de la fin qui annule tout commencement. Le monde s’est entièrement dédit ; et ce dédire est « défaire », défaite et défection. Nous sommes vaincus, les fils ne tiennent plus à la trame mais virevoltent au hasard. Cette fin du monde, au demeurant, n’est pas un mal. La conséquence du mal échappe au Mal. Ce monde, emprisonné à l’intérieur de « l’être du non-être » n’est qu’un immense « faire-semblant » inconscient, pas même une supercherie ou une usurpation : un théâtre d’ombres. Cette fin du monde, on pourrait presque la dater, si donner une date à l’intérieur d’un temps aboli pouvait avoir un sens. Il y eut bien ce moment où le monde existait encore dans une haute dimension tragique et ce moment où il n’existe plus. Notre cas de figure est des plus étranges, car presque tous nos contemporains sont nés dans ce monde qui n’existait plus, autrement dit dans le néant, qui est, pour citer une de vos expressions, « la parodie du vide, lequel est un autre nom de Dieu ».

           

Philippe Barthelet :

 - L’optimisme que vous nous offrez, le seul recevable qui est ontologique (Deo optimo maximo, et comment l’essence du Bien pourrait-elle être autre chose que le meilleur ?) tient tout dans votre remarque  capitale : « la conséquence du mal échappe au Mal ». Autrement dit, le Prince de ce monde, qui comme tout prince appelle un surnom, pourrait être surnommé l’Inconséquent…  (Définition là encore purement ontologique, Dieu nous garde de conjecturer sur la psychologie satanique…) Il est fatalement inconséquent, par définition même, et cette impuissance finale l’enrage… D’où tant de proverbes (« le diable porte pierre ») et de contes où le diable se révèle, bien contre son gré, l’ouvrier et l’auxiliaire de Dieu…

 Tribulat Bonhomet, disciple rationaliste (et français) du Dr Frankenstein, siège aujourd’hui en tant que « sage » dans les divers « comités d’éthique » qui ont remplacé, sur le mode collectif, nos anciens directeurs de conscience. C’est un lointain neveu du Dr Faust, dont, faut-il le dire, les exaltations et rêveries préscientifiques l’impatientent un peu. Son postulat, qu’il a fait passé pour une évidence, laquelle est aujourd’hui la mieux reçue, aussi bien dans les académies que dans les magazines, est que le vivant n’est que l’étape préparatoire au technologique, qu’il n’existe qu’en fonction des prothèses dont on le perfectionnera pour donner enfin naissance au véritable homme-machine, selon une assomption mécanique de l’humain dont n’aurait osé rêver M. de La Mettrie. L’homme biologique n’est que le brouillon de cette merveille déjà dans les cornues. Il s’agit bien de « fabriquer de la vie avec de la mort », comme vous le dites ; ce qui nous ramène curieusement à la définition de Bichat – la vie comme mort anticipée, la vie étalonnée à la mort. Philippe Muray nous rappellerait peut-être que Bichat et Frankenstein étaient condisciples à la faculté…

Des générations d’apprentis bacheliers ont ânonné comme une évidence – encore une - , comme un requisit de la démarche scientifique, c’est-à-dire comme une condition du Progrès, l’allégation de Max Weber sur la science moderne qui doit « désenchanter le monde ». On n’a pas pris garde que ce parti-pris de désenchantement n’était rien d’autre que la négation – en pensée et en acte – de l’âme du monde ; autrement dit un suicide, ce que les plus lucides parmi les écologistes commencent à entrapercevoir. Le 4 juillet dernier, jour comme on sait de leur fête nationale, les Américains ont percuté une comète avec un de leurs engins. On en a énormément parlé, pour s’en réjouir presque toujours. Voilà un bon indice pour mesurer le degré d’irréalité où nous sommes parvenus : combien d’hommes ont ressenti cette prétendue « prouesse technologique » pour ce qu’elle était : un attentat misérable, non tant contre le cosmos que contre l’intelligence du cosmos, un enfantillage odieux et la preuve la plus atterrante de notre aveuglement et de notre débilité ? Et combien, parmi ceux qui l’auront ressenti, auront eu le courage de le dire – sauf à passer pour d’aimables excentriques ?

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  « Enfantillage odieux », - l’expression recouvre parfaitement tout ce que le monde moderne tient pour important et pour sérieux, tout ce qui exalte son lyrisme et son ingéniosité. Parmi ces enfantillages, l’un des plus récents a été de fabriquer un robot sur le modèle du cafard ! L’article de Science et Vie qui relate cette glorieuse incongruité précise que ce cafard-robot  possède, je cite, « la faculté d’interagir avec les cafards vivants et même de devenir leur leader ». Nous ne nous offusquerons pas, pour cette fois, de l’anglicisme…

Le génie de Villiers de L’Isle-Adam est d’avoir pressenti, par d’infimes détails, non seulement la logique moderne mais encore son style, sa bouffonnerie sinistre, son mélange de comique accablant et d’horreur latérale. Ce robot-cafard est, en soi, une métaphore admirable de notre temps ; il me fait penser à cette autre invention bonhomesque : le poulet génétiquement modifié pour être sans plumes et nous épargner par conséquent l’effort d’avoir à le plumer. On songe bien sûr au « bipède sans plumes » des philosophes et à l’avenir possible d’un humanisme au service d’une humanité déjà plumée. Ce que René Guénon, en métaphysicien, nomma le Règne de la Quantité, nous pourrons, en poètes, le nommer le Règne du cafard-robot et du poulet sans plumes. Notre avenir est bien tracé dans le néant, à moins de partager l’optimisme des punks qui vociféraient des « no future » sur leurs comptines électrifiées. Tout y conjure : nous serons dirigés par un cafard géant, maître d’une armée de cafards contrôlant et surveillant tout, le propre du cafard étant de cafarder.

Le plus terrible, comme vous le remarquez, n’est pas la chose en soi mais l’inconsciente inconséquence avec laquelle elle est accueillie. Tout se passe comme si de rien n’était, par inadvertance comme dans un mauvais rêve.  L’ouvrier de l’homme-machine est le trafiquant d’organes, on ne fabrique de la vie avec de la mort que parce que l’on sait fabriquer de la mort avec de la vie de façon industrielle. La modernité activiste débute avec les tanneries de peaux de Vendéens sous la Révolution française et ne laissa point, de décennies en décennies, d’être plus abominablement inventive. Et il reste des Modernes pour tenter de nous effrayer avec le Moyen-Âge… Vous avez remarqué l’insistance des ordinateurs à nous souhaiter la bienvenue. Il y a quelque chose d’effrayant dans la politesse des machines, surtout en des temps où les humains rivalisent entre eux en goujaterie. Bienvenue donc, dans ce monde qui « bouge », qui évolue, qui se modifie sans entraves…

Donc le contraire de la littérature, comme un appel à un « contre-monde » à ce monde. Un contre-monde non comme une batterie d’artillerie face à une autre mais comme « l’ombre bleue des amandiers » dont parlait André Suarès, cette ombre bleue qui nous éveille du mauvais rêve, en tombant, par les interstices de la terre, dans la crypte du Temple détruit.

Le « contre » cesserait ainsi de sembler en appeler à je ne sais quelle vaine dialectique mais indiquerait un « retrait », un recours au « Logos intérieur », une architecture souterraine, alors qu’en surface, il n’y a plus rien. Comment dédire ce qui déjà s’est dédit ? Comment défaire la défaite ? L’ontologie de ce contraire de la littérature expérimenterait ainsi par son « retrait » ce que Heidegger nommait « l’ expulsion-répulsante du néant ». Elle redonnerait à ce qui n’est pas l’éclat aveuglant de ce qui n’est pas et à ce qui est la ténèbre douce où pointe l’étincelle incréée, le « iota » de lumière qui demeure en nous alors que nous n’existons plus.

 

Philippe Barthelet :

 - Ce cafard-robot mérite d’être notre totem. Je songeais d’ailleurs, en feuilletant les « grands écrivains » qu’on propose maintenant à notre admiration, que nous étions passés de la « littérature pour mulots » - celle que Dominique de Roux trouvait chez Maurice Genevoix ­ à la littérature pour cafards ; ne manquait, pour être très exact, que la touche technocybernétique que vous ajoutez. Cafard-robot, donc, prouesse et enseigne des fameuses « nanotechnologies », dont on n’attend rien de moins que le salut solitaire du nouvel homme ; « nanotechnologies » qu’il faut sans doute entendre, avec l’aphérèse de  l’o initial, comme un perfectionnement de l’onanisme. Sous le totem de l’insecte, le cafard est à la fois celui qui rapporte, qui dénonce - qui cafarde ; celui qui prend les apparences de la religion pour mieux duper ses victimes et enfin, le climat psychologique d’affaissement, de lâcheté, de veulerie qui est la forme ordinaire de la « déprime » dont nos contemporains ne sortent pas - et peut-être dont ils ne veulent pas sortir. Selon les grimoires, le mot vient de l’arabe « kafir », traître à la vraie foi, lui-même emprunté à l’hébreu « cafar », renier. Les cafards, ou cafres, sont les infidèles. Comme les mots disent tout, si l’on prend la peine de les écouter, on notera que dans l’ancienne langue « cafarder » se disait pour parler beaucoup, et à tort et à travers. Assez bonne définition de la littérature parvenue à son stade terminal.

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  L’enfant qui pleure dans les ruines est l’âme qui nous sauve : elle qui nous appelle à la sauver est notre salut, notre âme. Cette âme est séparée de nous par des éons, par des siècles de siècles, par la nuit des temps, par des déluges infinis… Et cependant cet « hors d’atteinte » scintille dans la proximité extrême, sur le duvet d’une feuille ou dans l’onde lumineuse d’une pupille : cette ténèbre voyante ! La crypte du temple détruit est partout où la prière se recueille pour se déployer, - et à chaque instant. Telle est la sapience, qui affleure, la sagesse à fleur de peau, non l’abstraction mais la sainteté qui possède le don d’ubiquité, à la fois absente et présente, cachée et révélée, qui, selon la formule d’Héraclite, « nous fait signe ».

Je repense souvent à ce qu’écrivait Léon Bloy, lui aussi en révolte contre les « binaires » : «  Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles ». On peut ainsi espérer qu’une prière viendra pour nous aussi, dans deux siècles ou dans deux millénaires ; on peut croire que cette prière déjà nous sauve, que sans elle nous serions réduits au silence. Maistre nous apprend que l’injustice n’est jamais que provisoire et ne se perpétue que par notre ignorance. Il n’est point question ici de bons sentiments, mais seulement de bonne foi et de réalité. L’injustice est impossible : le repons surgit là où notre intelligence seule ne peut l’attendre. En témoigne l’œuvre et le destin impondérable de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit, si haute dans la douceur de son sacrifice que l’espace et le temps furent pour elle, et par elle, et pour de nobles causes, frappés d’inconsistance. C’est ne rien comprendre au sens des mots que de ne pas voir que la nature n’est qu’une dimension de la surnature, de même que l’espace et le temps ne sont que des éléments de la grammaire de Dieu, que Dieu  peut joindre et disjoindre à sa guise.

 Il est à craindre que ces dernières décennies ne furent pas sans contribuer grandement à nous faire oublier que le christianisme n’est pas seulement une morale vaguement « conviviale » ou « humaniste » mais aussi, mais surtout, une métaphysique et une poétique. Les gnosimaques modernes ne haïssent tant ce qu’ils nomment la « gnose » (où ils confondent tout et son contraire, Marcion, le New-Age, René Guénon et Henry Montaigu) que parce qu’ils ont abandonné la sapience chrétienne au milieu des ruines, et leur haine n’est autre que le masque de leur mauvaise conscience à l’égard de cette sapience, de cette âme enfantine perdue et délaissée.

 Si, pour Umberto Eco, la « gnose » est, je cite, « le fascisme éternel », si, pour les nostalgiques du maréchal Pétain, elle est une variation du « complot judéo-maçonnique », pourquoi ne pas tenter de la comprendre, à rebours de ces « binaires », tout simplement comme la Parole Perdue ?  Non certes la parole de Marcion, qui tente vainement d’arracher le Christ à la royauté davidique, ou celle des puritains de toutes obédiences, qui méprisent l’héritage grec, mais bien la parole perdue (car elle est perdue hélas !) de saint Augustin, de Jean Scot Érigène, de saint Bernard de Clairvaux, d’Hugues de Saint-Victor, de Jean de Salisbury, d’Angèle de Foligno ou de Maître Eckhart…La véritable gnose n’est pas outrecuidance, mais humilité. Ce n’est pas le savoir péremptoire du chrétien qui parle « en tant que » chrétien, du chrétien soucieux de sa « spécificité » chrétienne, mais l’humble sapience du Bien et du Vrai qui, je cite Scot Érigène, « surpasse la perception de tout esprit et de toute raison ».

Les moralisateurs modernes, eux, rivalisent à parler de « l’Autre ». C’est à qui sera le plus fort dans « le respect de l’Autre ». Concours d’« altérophiles » ! Mais qu’en est-il de leur propre cœur ? Qu’est-ce que le respect de l’Autre sans la connaissance qui nous rend identiques à lui, sans l’amour qui de cet Autre fait un Même ? Ce « respect » est une grimaçante caricature d’amour à quoi il faut opposer non une contre-caricature, comme le font certains intégristes, perdus en des combats subalternes, mais le contraire d’une caricature. Ce contraire-là donne tout son poids, toute sa vérité, à la voix seule, et même esseulée. Les Évangiles sont le récit d’une révolte contre l’esprit grégaire.  Quel est le sens de la Passion du Christ si une seule voix ne peut contredire toutes les voix et tous les silences ?

 

 Philippe Barthelet :

 -  Le point commun de la droite et de la gauche intellectuelle, c’est cette complicité objective et à beaucoup d’égards, spéculative, au sens étymologique : c’est un double miroir, et l’une renvoie à l’autre sans fin, puisque chacune ne se justifie que par son opposition à son opposée. Cette complicité de fait est beaucoup plus importante que leurs très contingentes divergences d’opinion. Elles s’entendent sur le fond pour exclure, et pis : décréter d’inexistence tout ce qui ne se passe pas entre elles : le théâtre de leur mascarade est le théâtre du monde, c’est même le monde tout court, rien n’existe en dehors du champ clos de leur parade d’affrontement. Il suffit de voir avec quelle unanimité instinctive la droite et la gauche se retrouvent pour condamner, par exemple, « la gnose » : il me souvient à ce propos d’un livre d’entretiens avec divers auteurs catholiques, venant de tous les points de l’éventail, de la gauche la plus conciliaire à la droite la plus intégriste. Tout en apparence les opposait, sauf un point, sur lequel ils se retrouvaient tacitement comme un seul homme : la dénonciation de l’entreprise « gnostique » de René Guénon. Guénon est à cet égard une pierre de touche merveilleuse qui, en abolissant les fausses querelles et les débats en trompe-l’œil, nous fait gagner beaucoup de temps…

Si je puis ajouter mon expérience toute chaude : un journal catholique m’a censuré au motif que je voulais parler des Saints de l’Islam d’Émile Dermenghem : j’aurais dû savoir qu’il n’y a pas de saints en dehors de l’Église – et que l’Islam est la cité du diable… On pense avec soulagement au vers de Péguy : « Moi qui ne suis pas un saint, dit Dieu »…

 Quant au « respect de l’Autre », qui pour nos grandes consciences est le dernier mot de la morale sociale, il n’éveille en moi qu’un souvenir, plutôt fâcheux : l’Autre, pour les auteurs ascétiques de jadis, c’était le nom de l’Adversaire, celui qu’on ne voulait pas nommer. Nos grandes consciences ne croient donc pas si bien dire. Le langage est toujours étymologique : il dit toujours la vérité, même à notre insu – surtout, peut-être, à notre insu. Nos moindres paroles sont des aveux ; des paroles manquées, l’équivalent des « actes manqués », c’est-à-dire comme on sait parfaitement réussis, du Dr Freud…

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -   Le comique (de répétition) est à l’œuvre dans les débats entre la Droite et la Gauche. On songe aux « petiboutistes » et aux « groboutistes » des voyages de Gulliver, qui disputaient de la façon d’attaquer l’œuf à la coque. Faut-il diminuer le chômage pour augmenter la consommation ou augmenter la consommation pour diminuer le chômage ? Le dilemme est peu cornélien et possède la tristesse qui caractérise le fond du comique.

 Il faut croire que la « folie » d’Artaud se confond avec la plus brûlante lucidité lorsqu’il nous parle d’envoûtements. Comment expliquer sinon que cette merveilleuse disposition de la rencontre du monde avec l’entendement humain, avec ses preuves innombrables et étincelantes d’amour humain et divin, soit réduite à ces tristes mascarades ? Qu’en est-il de ce monde de forêts, de sources, de cathédrales, ce monde où la beauté s’enchevêtre à la beauté sur la terre et dans le ciel ? Notre monde, divisé en une Droite et une Gauche, qui n’ont plus rien à voir avec les colonnes de Rigueur et de Clémence de l’arbre séphirotique, apparaît de plus en plus comme un traquenard. Et la Droite et la Gauche sont également adroites (en usant de leurs extrêmes réciproques comme repoussoirs) à s’associer en une tenaille propre à broyer toute pensée. Toute pensée débute là où les opinions se déprennent. Mais elles s’accrochent, comme des pièges à loups.

 Cioran, dans cette préface fameuse où il passe à côté de Joseph de Maistre, veut nous donner un « plaidoyer pour l’hérésie ». Mais c’est faute d’avoir compris la nuance maistrienne dont procède notre entretien. Or, j’y reviens, cette nuance, jugée spécieuse par certains, est avant tout logique. «  Non une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution ». Si donc, dans cette proposition on substitue le mot « négation », ou le mot « caricature » au mot « révolution », la logique de la phrase de Maistre éclaire la notion même d’hérésie. À la négation s’oppose non une négation contraire mais le contraire d’une négation, autrement dit une affirmation. De même nous faut-il opposer à la caricature du religieux non une caricature contraire (comme le fait par exemple Michel Onfray) mais le contraire d’une caricature. L’hérésie est moins une « déviance » qu’une caricature.

Les « gnosimaques », littéralement les « ennemis des connaissances », sont hérétiques en ce qu’ils caricaturent, dans un ordre inférieur, la nature inconnaissable de la Vérité. Ils ne consentent pas à la docte ignorance ; ils déclarent d’emblée ne pas vouloir savoir. On pourrait ainsi dire, non sans pertinence étymologique, que les gnosimaques sont des agnostiques péremptoires. L’hérésie gnosimaque, « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, suppose un asservissement de la métaphysique, une instrumentalisation de la Théologie, une subjugation de l’autorité par le pouvoir qui veut interdire l’accès à la perspective intérieure, ésotérique, « bâtinienne ».

Le combat n’est pas d’aujourd’hui. Les hérétiques dominants imposent leur hérésie en se prévalant du nombre, de la quantité, de la force brute. De même, les spiritualistes « new-age » veulent faire servir leur « spiritualité » au mieux-être de la société ou de l’individu, comme si l’Esprit devait être à notre service, et non le contraire ! Lorsque la métaphysique n’est plus que la valeur ajoutée, la plus-value de l’économie générale du monde, elle n’est plus rien. Les Modernes sont perpétuellement à la recherche de recettes pour mieux « fonctionner », comme ils disent. Mais c’est la navigation qui est nécessaire, et non la vie, comme semble répondre le proverbe latin. Nous ne naviguons pas pour mieux vivre, mais nous vivons pour naviguer. La sainteté est universelle ou elle n’est pas. Ne la concevoir que reliée à une appartenance spécifiante, c’est précisément nier sa catholicité, au sens premier d’universalité. Les Saints de l’Islam, qui furent grandement persécutés par leurs gnosimaniaques, témoignèrent, en toute connaissance de cause, de la sainteté universelle qui sait distinguer l’eau de l’aiguière, pour reprendre la métaphore de Rumî. Ne confondons pas la transparence de l’eau avec la couleur du flacon ! On se souviendra aussi d’Héraclite parlant du « feu mêlé d’aromates ». C’est toujours le même feu, qui seul importe !

 

Philippe Barthelet :

- Qu’est-ce qu’un auteur ? Je songe à ce que disait un de nos amis perdus : un auteur est celui qui fait des volumes. On me passera ce jeu de mots fondé non seulement en raison, mais, j’oserais le dire, en grâce (après tout, ou plutôt avant tout, Dieu Lui-même nous a montré l’exemple de ces calembours qui ne sont en réalité que le déguisement de vérités profondes - que l’on songe au suprême : « Tu es Pierre… »). L’auteur est voué par nature aux trois dimensions créées, et surtout à la plus mystérieuse, telle que saint Paul la spécifie : la profondeur. C’est précisément la profondeur qui distingue le volume du plan. Dans sa Vie de Proudhon, Daniel Halévy rapporte une conversation qu’il avait eue à la fin du XIXe siècle avec un ébéniste du faubourg Saint-Antoine. Il lui demandait pourquoi eux, les ébénistes, étaient anarchistes quand les tailleurs du faubourg Saint-Marcel étaient communistes. L’ébéniste lui a répondu : « À cause du volume ; les tailleurs travaillent dans le plan, qui n’a que deux dimensions, alors que nous autres travaillons dans les trois dimensions, ce qui change tout ». Ce qui change tout, en effet.

On notera en passant que le plan, surface plane, appelle le plan, programme économique ou politique : c’est la même logique géométrique, les planificateurs sont des tailleurs… On retrouve ici « l’exotérisme dominateur » dont vous rappeliez les ravages en tous domaines. Les tailleurs ont pour patron Procuste… L’exotérisme est en définitive une illusion d’optique.

 … Et quand on y songe, la « littérature » aussi… Car enfin, une grande œuvre est un accès immédiat à…, je ne sais comment dire, à une certaine dimension originelle qui s’impose comme une évidence (c’est d’ailleurs le seul sens précis de « génie », dont la littérature abuse tant : le génie est le sens de l’origine, l’évidence de son immédiateté : la caractéristique du génie est d’annuler a priori les scoliastes. À quelqu’un qui lui demandait un jour je ne sais quelle annotation qui « renouvellerait » l’œuvre de Simone Weil, Gustave Thibon avait répondu : « Depuis quand faut-il rafraîchir les sources ? »). Donc une grande œuvre (Sophocle, Dante, Shakespeare…) est une porte. On ne voit pas pourquoi il faudrait afficher dessus : « Ceci est une porte »… Comme disait Péguy qui à un examen avait dû expliquer Molière, et qui était resté sec, « c’est l’explication qu’il faudrait expliquer »… La porte, donc : me hante je ne sais pourquoi ce vers de Simone Weil, puisque nous parlions d’elle : « Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers ». Toute grande œuvre est une porte, je ne sais pas, Don Quichotte, Moby Dick, elle nous ouvre les vergers. Arrivent un jour les spécialistes des portes : ils ne s’intéressent pas aux vergers (au début, par politesse ; puis très vite ils mettent en doute leur accessibilité, puis leur existence) ; en revanche ils n’en finissent pas de mesurer les portes sous toutes les coutures, de les comparer entre elles, etc. Ils pensent ou feignent de penser (pensent-ils encore ?) que les portes servent à cela… et ils appellent « littérature » la connaissance précise, documentée, de toutes les portes qu’ils recensent. Vous me pardonnerez cet apologue un peu grossier, mais il n’est tout de même pas très loin de la définition quasi canonique que donne de la littérature l’excellent Marmontel : « la littérature est la connaissance des belles lettres ; (…), lorsque, aidé de ses lumières, (l’homme qui cultive les lettres) a acquis la connaissance des grands modèles en poésie, en éloquence, en histoire, en philosophie morale et politique, soit des siècles passés, soit des temps plus modernes, il est profond littérateur ». Sans doute Marmontel prend-il soin de distinguer le littérateur de l’érudit : « Il ne sait pas ce que les scoliastes ont dit d’Homère, mais il sait ce qu’a dit Homère ». Sur le fond et à plus de deux siècles de distance (cette définition originelle date des Éléments de littérature de 1787, où Marmontel reprend l’essentiel de ses articles pour l’Encyclopédie), sur le fond, disais-je, il n’est pas sûr qu’il y ait aujourd’hui grand-chose à distinguer : il ne s’agit pas de préférer la connaissance des grandes œuvres à celle de leurs scoliastes, il s’agit de constater que l’on ramène tout à la même aune esthétique (dans le meilleur des cas), avec plus ou moins de science. Une grande œuvre est un véhicule, au sens à la fois religieux et… mécanique ; un véhicule est ce qui permet un transport, c’est sa raison d’être ; pour la « littérature », le véhicule est un objet, dont la fonction est simplement d’être là – d’être un objet d’étude… Imaginez une automobile ou un carrosse sans roue, un bateau sans rame et sans voile ou mieux, un oiseau empaillé…

La littérature, j’en reviens à ma première image, ou l’étude des portes qui ne s’ouvrent pas : puisque s’ouvrir est la dernière des choses que l’on demande à une porte, on peut même se suffire de fausses portes, de portes en trompe-l’œil – et l’on pourra même soutenir qu’elles ont plus de qualités – de qualités littéraires – que les portes véritables, qui n’ont d’autre raison d’être que de se faire oublier au bénéfice de ce dont elles gardent l’accès. Le souvenir des vergers – et que les portes ne sont que des portes, que diable ! (si je puis dire…) - et ici, le mot de souvenir redevient le parfait synonyme le réminiscence – le souvenir des vergers, donc, quand il vient poindre et ardre les cœurs vivants, et bien cela donne le meilleur de la « littérature » qui précisément, n’a rien de la littérature au sens marmontélien dégradé : cela donne Rozanov, ses « Feuilles tombées » contre toutes les feuilles mortes « littéraires », ou Dominique de Roux, ou qui vous voulez de lisible qui soit pour son lecteur un accès, un passage – et non une porte close, ou pis,  une porte peinte sur un mur. La « littérature » ne mérite une heure de peine – et il en a toujours été ainsi – qu’à cause de ce qu’elle contenait de véridique ; qu’à cause, si vous voulez, de ce « contraire de la littérature » dont elle est l’écorce, ou l’excipient… C’est exactement ce que veut dire Villiers de l’Isle-Adam, quand il s’écrie : « Je me fous de la littérature, je ne crois qu’à la vie éternelle ». Eh bien précisément, la littérature, si elle n’est pas un moyen de vie éternelle - ce qu’elle n’est presque plus depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même comme connaissance médiate, sous ce nom dangereux – devient, et je pèse mes mots, un moyen de perdition. Il ne s’agit pas, bien entendu, de recomposer les listes de l’abbé Bethléem le si mal nommé : là encore, contresens évident : ce n’est pas par son contenu que la « littérature » est pernicieuse, mais par cette perspective spirituelle qu’elle nous dérobe ; elle est « intrinsèquement perverse », et dans cet ordre, Chateaubriand est peut-être bien pire que Sade…

C’est quand la littérature retrouve la vie éternelle, ou plutôt le service de la vie éternelle, quand elle n’usurpe plus l’attention, c’est alors qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Mais alors les critères qui seront les nôtres ne seront pas forcément ceux que manipulent les spécialistes des portes : c’est au nom de ce « contraire de la littérature » qu’Henry Montaigu soutenait que « Zévaco est plus important que Proust »…

Ce qui brouille évidemment un peu les pistes et les habitudes des auteurs de manuels… À mesure que les choses devenaient plus littéraires, c’est-à-dire plus desséchées, plus extérieures – les klippoth ou écorces mortes de la Kabbale, qui nous étouffent – cette voie du contraire de la littérature s’offrait plus escarpée, plus âpre, plus polémique (au sens littéral de la lutte pour la vie). Et les spécialistes des portes de stigmatiser benoîtement ces affreux « polémistes », qui se disqualifiaient eux-mêmes en haussant le ton : là encore, la définition du genre (où l’on enferme celui qu’on a ainsi défini) permet de ne pas se prononcer sur le fond : démarche éminemment littéraire. Encore un mot, et j’en aurai fini, je suis terrifié par cette inondation de paroles dont je vous prie de m’excuser : un mot de Drieu La Rochelle. Il dit un jour que sa génération était la dernière génération littéraire (et quelle ! songeons à tous les écrivains français nés entre 1885 et le début du siècle, entre Mauriac et Malraux) : « Après nous, il n’y aura plus le choix qu’entre la métaphysique et le bavardage ». Nous y sommes…

 

 Luc-Olivier d’Algange :

- La métaphysique et les jeux de mots sont des instruments de connaissance. Toute métaphysique tient ses pouvoirs et ses vertus éclairantes des mots et des choses qu’elle fait parler. Ce que vous dites de la porte en trompe-l’œil, qui pourrait servir de définition à la littérature bien-pensante, « citoyenne » (plus fallacieuse, sinon plus opaque, que la porte simplement close du « travail du texte », de ce formalisme pur qui fut à la mode vers le milieu du siècle passé) nous donne à comprendre la nature de notre « post-modernité » qui n’est sans doute rien d’autre qu’un peinturlurage du nihilisme. Certains eurent ainsi l’idée de repeindre, en banlieue, les immeubles couleur de sorbet, sans pour autant en rendre l’architecture plus rafraîchissante. Nous sommes au comble de l’opacité lorsque les apparences précisément ne sont plus des apparences, lorsqu’elles ne laissent plus rien apparaître ni transparaître. Sans doute l’ésotérisme n’est-il rien d’autre que la restitution de l’apparence à son essence, à sa liberté d’apparaître, ce mouvement d’apparition (« tout fut jadis apparition d’esprits », dit Novalis), que la véritable théologie honore par l’herméneutique et dont le sens est tout entier dans le mot révélation.

Ce qui me fait penser à cette trouvaille de Marcel Duchamp qui dissimule peut-être une intuition : la porte angulaire qui s’ouvre lorsqu’elle se ferme, et inversement. Cette intuition serait alors alchimique, en référence au traité d’Eyrénée Philalèthe, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Il n’est pas exclu, au demeurant, que Duchamp s’en soit inspiré. Celui qui vise le contraire de la littérature serait ainsi celui qui franchit le pas, mais il peut aussi, et c’est la principale et peut-être la seule vertu de la polémique, claquer la porte derrière lui. Alors, il disparaît. Il me semble que les auteurs que nous aimons écrivent en quelque sorte pour disparaître dans ces paysages qui apparaissent quand ils écrivent, dans ces vergers soleilleux, ou, s’ils inclinent au taoïsme, dans ces « montagnes vides »…

La porte qui ne donne sur rien sinon sur elle-même est à l’image de notre temps de fausses promesses : la liberté, par exemple, n’est plus qu’un argument publicitaire pour la servilité rigoureusement planifiée. Les scoliastes des portes cultivent une ingéniosité frivole à quoi il faut opposer, selon l’étymologie que vous rappelez du mot génie, l’ingénuité profonde des vergers.

L’exotérisme dominateur, le littéralisme morose, au demeurant, ne sont nullement « fanatiques » ou « médiévaux » comme feignent de le croire nos journalistes : ils sont frivoles, principalement occupés de modes vestimentaires, de foulards, et d’activités sexuelles. « Morale de midinette » disait Montherlant, les midinettes réduisant pareillement leurs curiosités. Et le littérateur est au diapason lorsqu’il devient sa propre commère ou celle des autres, non sans prétendre conférer à ses potins narcissiques ou fureteurs une « portée » psychologique ou sociologique. Mais à quoi se réduit cette portée ? À la désillusion érigée en fin mot de tout. La flèche tombe à ses pieds et voici le littérateur de s’enorgueillir de sa perspicacité : tout se peut réduire à une sacro-sainte banalité, le supérieur toujours s’explique par l’inférieur, le hasard et la nécessité régentent nos destinées et la Providence est un leurre. Ce qui manque à ces Messieurs, ce n’est plus la dialectique, c’est l’archée, autrement dit le sens de la profondeur qui naît de la vitesse de la flèche.

Il nous reste à nous désillusionner des spécialistes de la désillusion, à démystifier les démystificateurs qui sont les grands marabouts de notre temps. Que cache leur jubilation dépréciatrice, ce cri de victoire : « Ce n’est que cela ! » Quelle ruse du pouvoir s’exerce dans ce ricanement qui veut être le dernier mot ? Que nous veulent ces ingénieux de la dérision ? D’où procède, et vers quelles fins, cette méthode procustéenne ? Rien ne semble autant réjouir le Moderne que de savoir que nous ne serons bientôt qu’une carcasse vermineuse selon le hasard et la nécessité. Toute générosité est donc bien inutile et vaines la grandeur d’âme, la beauté sise dans l’instant. Le moindre signe de ferveur est considéré par nos « sceptiques » comme un ridicule ou un danger, mais c’est la vie même, pour ces censeurs, qui est ridicule et dangereuse. Si la littérature contraire n’est rien d’autre que le protocole de la désillusion, il revient au contraire de la littérature, qui n’est autre que la littérature hauturière, de retrouver les ingénuités magnifiques de la poésie et de la métaphysique, en précisant que la métaphysique inclut la physique, de même que l’âme inclut le corps. Il nous faudra donc pousser le pessimisme jusqu’au bout, traverser, comme le préconisait Nietzsche, tous les champs du nihilisme pour retrouver ce qui jamais ne cessa d’être là, le Royaume. 

Or le Royaume, à la différence de la nation, invention littéraire qui ne concerne que les hommes, s’ouvre sur les volumes de la terre, du ciel, et de Dieu. Ce qui insatisfait dans la nation, qu’il faut pourtant parfois défendre bec et ongles, c’est bien cette absence de volume, cette subjectivité abstraite que l’on nomme « identité » mais où le « culte du nous », de la nation, n’est jamais que la transposition du « culte du moi ». Celui qui appartient au Royaume n’a pas besoin d’identité : il appartient au Royaume, la question ne se pose plus. Et le Royaume lui-même n’a pas besoin d’identité, étant l’empreinte d’un sceau invisible, d’un plus haut Royaume dont l’autorité nous désillusionne du hasard et de la nécessité.

 

Philippe Barthelet :

- Oui, il faut en finir avec le nationalisme, où s’est fourvoyée la pensée royaliste au XXe siècle. Nous a-t-on assez répété que « nation » voulait dire naissance ! Eh bien précisément ce n’est pas naître qui nous intéresse, mais renaître ; non pas le corps de chair passible et mortel mais le corps glorieux, ne soyons pas si modestes… Que la pensée royaliste s’achève dans la cuisine de M. Renan m’a toujours révulsé… « Qu’est-qu’une nation ? » Je vous répondrai comme aurait peut-être répondu un homme du XIIe siècle : je n’en sais rien – et moi qui suis du XXIe j’ajouterai que je n’en veux plus rien savoir. Bien sûr je n’oublie pas, comme vous le rappelez, que la nation est une réalité première, immédiate qu’il faut parfois défendre bec et ongles, comme il l’a fallu au début du dernier siècle, quand Maurras et quelques autres ont fondé « l’Action française ». Mais au fait s’agit-il tellement de « nation », en l’occurrence ? Un autre supposé « nationaliste » (voire « maurrassien », selon la vulgate médiatique), le général de Gaulle, n’emploie presque jamais ce mot : ce fut une surprise pour quelques politologues qui avaient passé ses discours à la moulinette informatique. Le mot « nation » n’apparaît presque jamais ; de Gaulle parle de « France », naturellement, et de  « patrie ». Rappelez-vous l’appel du 18 juin : « Notre patrie est en péril de mort : luttons tous pour la sauver ! » Au lieu que la « nation » est une invention révolutionnaire, la réduction biologique et pour tout dire la perte du Royaume. Allez donc voir dans une vitrine du métropolitain, sur le quai de la station Odéon et à côté du buste de Danton l’un de ses signataires, le décret n° 222 (pourquoi pas 666 ?) en date du 21 septembre 1792, « an quatrième de la liberté » : « La convention nationale décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France ». Le décret a pour en-tête un blason aux trois fleurs de lys entre lesquelles court en capitales le nom du nouveau souverain, « LA NATION FRANçAISE » et en dessous le millésime, « 1789 ». Pierre Boutang, qui a fait de ce nom le titre de son journal, n’a pas dû prendre souvent le métro à Odéon…

Vous me permettrez ici de vous citer en rappelant l’opposition capitale que vous faite (capitale, j’insiste, et s’il y a un jeu de mots, eh bien c’est qu’il a peut-être un sens) entre les deux titulatures à quoi les historiens et les politologues prennent d’ordinaire si peu garde : entre “roi de France” et “roi des Français”. C’est Louis XVI le premier, rappelons-le, qui a accepté de n’être plus que le “roi des Français”, c’est-à-dire le roi de ses contemporains, des hommes actuels vivant au même moment que lui, à l’exclusion des morts et des hommes à naître, à l’exclusion des bêtes, des fées, des anges et des démons, à l’exclusion des arbres, des pierres, des rivières, de la terre et du ciel, en un mot de tout ce qui fait que la France excède infiniment sa réduction nationale… La “nation” est ici la réduction du “royaume” aux deux dimensions du plan… Louis XVI avait parjuré, je sais qu’il n’est pas bien vu de critiquer le roi-martyr, mais enfin, être “roi des Français”, ce n’est pas ce qu’il avait promis à son sacre… Il fallait bien qu’il meure pour expier, rétablir un équilibre mystérieux qu’il avait perturbé – et le vrai roi-martyr est le petit Louis XVII, véritable dernier roi de France, mort Dieu sait quand…La disparition de la royauté en France est le secret de Dieu – et j’entends “disparition” comme mouvement inverse à l’apparition, au sens où l’emploie Novalis.

Après, il y eut les rois restaurés, “de France” (et même “… et de Navarre”) pour rire, car enfin, la royauté ne se restaure pas plus que les têtes ne se recollent (on prétend que les saints de la cathédrale de Reims, décapités par les révolutionnaires et que l’on avait replâtrés en hâte pour le sacre de Charles X, ont reperdu leur tête au moment de la canonnade…) Enfin Louis-Philippe a cru pouvoir assumer la révolution en reprenant la titulature de 1791 : “roi des Français”, où le baiser de La Fayette remplaçait l’onction de Reims. Sans doute son petit-fils, au moment de devenir, à la mort du comte de Chambord, le chef de la maison de France, a-t-il voulu prendre en charge tout l’héritage capétien – c’est pourquoi il a tenu à s’appeler Philippe VII et non Louis-Philippe II. Il n’en reste pas moins que la cause royale a été dévoyée, au XXe siècle, par le nationalisme… C’est si vrai que Maurras a fini par se brouiller avec son prince et lui préférer un quelconque Franco ou Pétain – un régent qui préparerait les voies à la restauration, mais qui les préparerait à n’en plus finir (on réédite Mac-Mahon). La moindre ganache étoilée fait l’affaire mieux qu’un prince : on croit dire “vive le Roi !” quand on a dit “à bas la république !”. Les monarchistes (si peu royalistes, au fond) de 1870 à 1950 auront tout perdu à cause de leur nature profondément timorée – à cause de leur nationalisme. Quand Pierre Boutang (pourtant l’un des plus fols – l’un des moins à l’abri de la sagesse calculatrice de M. Renan qui compte ses hommes, ses rois (“les quarante rois qui ont fait la France” !) ses sous et ses abattis – quand Pierre Boutang, donc, appelle son journal, par quoi il veut refaire l’Action française, la Nation française, il dit tout : il manifeste aussi que tout est dit, que le cycle du nationalisme français (et de la confusion nationalisme-royalisme) se referme. Il a cru que le général de Gaulle serait un Monk possible – encore un, et cette fois-ci le bon ; et puisqu’il y avait un prince, qui s’apprêtait nous disait-on à “remonter à cheval”… On sait comment tout cela a fini, de catastrophe en catastrophe jusqu’à la faillite personnelle… Aujourd’hui, Dieu merci sans doute, la confusion politique n’est plus permise : la cause royale n’a même plus d’apparence…

Je ne veux pas m’acharner contre Maurras, mais enfin est-ce qu’il est absolument nécessaire que les royalistes partagent le goût des nationalistes pour les uniformes ? Ce n’est certes pas Joseph de Maistre qui aurait soutenu Mac-Mahon, ou Boulanger, ou Pétain, lui qui disait que le pire des gouvernements est le gouvernement militaire… Le fond du problème est que ces monarchistes des deux derniers siècles n’étaient que très peu royalistes…Aujourd’hui, le malheur des temps est comme toujours simplificateur : nous ne pouvons plus nous leurrer avec je ne sais quel “pays réel”, qui attendrait que l’on remette en place le trône renversé, une fois liquidé le malentendu de la République. La république n’est pas un malentendu : c’est l’écorce morte de la royauté, la chair méhaignée du Royaume, qui attend la question de Perceval…

 

Luc-Olivier d’Algange :

- La liberté, mot infiniment galvaudé, ne vaut que lorsqu’elle est, non une abstraction, une généralité, mais un envol qualifié. Sinon elle est ce “partout”, exact équivalent de “nulle part”, autrement dit un “sur-place” désespérant. Il nous faut des libertés qui soient autant de qualités. Or, la seule expérience est un leurre publicitaire. La liberté ne s’expérimente pas en laboratoire, elle se vit, elle s’établit comme on établit une relation. Ainsi on ne tarde pas à s’apercevoir que les expériences de la liberté qu’on nous propose sont autant de chausses-trapes, de faux-semblants qui s’apparentent plus ou moins au tourisme organisé, cette utopie réalisée du moi qui perdure “tel quel” mais ailleurs…

Ce qui importe, c’est de passer de l’autre côté du miroir, avec les gants, comme dans le film de Jean Cocteau, de l’autre côté de cette onde sombre et frémissante… Dans ce franchissement du miroir, je vois la définition même du mot “relation”. La relation haussée au mystère devient translation orphique. Et l’on voit bien, alors, à quel point le monde où nous sommes ne veut rien savoir de la liberté, à aucun prix ! Ce monde modernisé est un monde où chaque individu est l’ennemi personnel de l’homme libre. D’où ce terrifiant grégarisme, cette socialisation extrême (toujours au seuil du lynchage ou de la lapidation) qui est le propre de la démocratie fondamentaliste dont la devise demeure : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”.

Mais revenons à Cocteau, et à ce que l’on pourrait nommer son hypnosophie et distinguons d’emblée cette hypnosophie, en tant que science orphique, de cette sorte de culte de l’inconscient où se complurent parfois les Surréalistes. J’y reviens précisément en écho à ce que vous disiez de l’Incarnation. Ce qui s’incarne, ce qui prend chair, est semblable à ce sommeil qui nous prend. L’incarnation est un ensommeillement de l’âme, mais il faut distinguer le sommeil léthéen, le sommeil des vagues noires de la surface du sommeil lumineux des tréfonds où retentit la clarté de l’incréé (de l’En-Sof, pour user du langage des kabbalistes). Il y aurait donc deux sommeils, l’un n’étant que la houle ténébreuse de notre état de veille ordinaire, - qui n’est lui-même qu’un état somnambulique ; l’autre étant le sommeil bruissant de clartés, le sommeil d’enfance, le sommeil enchanté qui s’ouvre sur l’éveil véritable, sur ce matin philosophal dont la rosée rafraîchit les mains et les joues. La chair alors n’est plus ce qui sépare de l’âme, mais le sommeil et l’éveil de l’âme. Le somnambule moderne livré à son activisme technomorphe ou lucratif ne peut ni dormir ni s’éveiller, ni s’incarner. Il est cette abstraction, cette virtualité errante, insomniaque et jamais éveillée, cette réalité spectrale manipulée par les logiciels, ce déni absolu de la réalité douce ou tragique, de cette “tache bleue du Pacifique” que vous évoquiez, et qu’il appartient aux hypnosophes, autrement dit aux poètes, de nous restituer.

Toute chose ne cesse de s’endormir et de s’éveiller ; nous avons oublié cette inspiration et cette expiration. On mesure les vertus de l’hypnosophie, dont Nerval et Jünger furent les intercesseurs, dès lors que l’on considère la littérature née de son absence. Nous évoquions, dans une conversation à la fin du précédent millénaire, s’il m’en souvient, cette héraldique du songe à propos de Jünger… Toute œuvre digne de ce nom est un armorial, - dont elle possède aussi les lignes fermes et les couleurs éclatantes et profondes. Toute œuvre est un éloge de la lumière qu’elle capte et qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur.

Les œuvres héraldiques sont les œuvres où l’on se perd, et parfois une seule phrase y suffit, mais l’on s’y perd comme on se perd dans le Grand Ordre, dans une cathédrale, dans une forêt. On s’y perd pour s’y retrouver dans la clairière, comme l’éveil au sommeil succède. Le progressisme, qui favorise la pire régression, n’est autre que la méconnaissance des contrées du sommeil, de cet “au-delà des portes de corne et d’ivoire” qu’évoque Nerval aux premières lignes d’Aurélia (qui est sans doute le texte fondateur de ce que nous nommons ici le “contraire de la littérature”.) Ne jamais se recueillir, ne jamais s’abandonner, être dans le faux-jour perpétuel de la technique, abolir toutes les distances dans une omniprésence somnambulique… - rien d’étonnant alors à ce que les Modernes veuillent éperdument le “changement”, et même la mort : leur monde est invivable. Observons qu’à l’inverse les hommes des sociétés dites traditionnelles craignaient et même détestaient le changement : signe, peut-être, qu’ils se trouvaient dans un monde heureux ?

Nietzsche ne dit rien d’autre dans son chant des Douze Coups de Minuit : “D’un rêve profond je me suis éveillé / Le monde est profond / Et plus profond que ne le pensait le jour / Profonde est sa douleur / La joie plus profonde que l’affliction / La douleur dit: Passe et finit / Mais toute joie veut l’éternité / Veut la profonde éternité.”

 

Philippe Barthelet :

- Mutantur non in melius, sed in aliud… Sénèque le remarquait déjà à propos ses contemporains, « modernes » avant la lettre, qu’ils voulaient changer non pas en mieux, mais en autre chose… Les modernes sont mal assis, « mal perchés », comme disait Baudelaire de son éditeur, et ce prurit de changement sans fin ni cesse et à tout prix est, en effet, à la fin des fins et même s’il se méconnaît comme tel, une aspiration à la mort… (D’ailleurs il serait facile – et lugubre – d’énumérer tout ce que notre monde a de thanatocratique… L’enfer du décor, pour reprendre une autre de vos expressions qui a la concision – et la complétude – d’une devise héraldique…)

L’héraldique me fait songer à un autre vieux mot, du vocabulaire d’avant le déluge, et qui connaît aujourd’hui une vogue singulière, celui de « médiatisation ». C’est l’office des “médiateurs” : on désigne sous ce nom tous ceux, journalistes, intellectuels, oracles divers, qui parlent ou écrivent dans « les médias » pour nous, c’est-à-dire à la fois pour notre gouverne et à notre place. Le mot est révélateur. On ne pourrait donc avoir accès à la réalité que par la médiation des medias… On parlait autrefois, en droit germanique, des princes « médiatisés » : c’était ceux qui, relevant directement de l’Empereur, voyaient leurs États incorporés dans un autre État vassal. Nous voilà tous, désormais, médiatisés – privés d’une relation directe avec l’empire de nous-mêmes et soumis à la tutelle pédagogique de tous ceux qui pensent et qui parlent pour nous…

« Vous avez mis les peuples au collège », ô Bernanos, qui aviez flairé l’imposture d’instituteur de la démocratie… La pédagogie universelle, panacée à tous les maux de l’homme et de la société, thérapeutique efficace du péché originel… On devrait s’interroger un peu sur le cousinage de « pédagogie » et de « démagogie »… On devrait rappeler aussi, en passant, qui est l’inventeur de l’expression « éducation nationale », cette formule de la démocratie comme pédagogie perpétuelle : le marquis de Sade, dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, un intermède théorique de la Philosophie dans le boudoir… Eh oui, le texte fondateur de la République française est un chef-d’œuvre de la pornographie. On peut d’ailleurs tout reprocher à Sade, sauf de manquer de conséquence ; « l’éducation nationale » est pour lui le combat contre la religion des « imposteurs chrétiens » et la propagation de l’athéisme : « Français, vous frapperez les premiers coups ; votre éducation nationale fera le reste ». Il réclame donc d’enlever au plus tôt les enfants à leurs parents : « N’imaginez pas de faire de bons républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la république ». D’ailleurs, pour lui, la communauté des enfants répond de la communauté des femmes. « L’amour » doit être une passion commune, et c’est faire injure à ses semblables que d’aimer quelqu’un en particulier, puisque c’est leur retirer un objet de jouissance possible… Les enfants naîtront sans père, tous fils de la « patrie » : on reconnaît là la théorie des Lebensborn hitlériens. Hitler, en bon Allemand, a pris au sérieux la « grande Révolution française », dont il avait annoncé dès son arrivée au pouvoir que « la révolution nationale-socialiste » serait l’accomplissement (mais on s’est bien gardé de le répéter, surtout en France…)

Autre point sur lequel le divin marquis est un précurseur du nazisme : l’élimination des « enfants difformes » : il explique que la dépense des hôpitaux, asiles et maisons de charité, « richement dotés pour conserver cette vile écume de la nature humaine (sic) » doit être « réformée par la nation » ; en effet, « tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où il la reçoit ». Voilà qui est clair, et surtout qui est logique ; encore une fois, au contraire des « républicains » à qui il s’adresse, Sade à l’éminent mérite de la cohérence. Il ne recule devant aucune conséquence des principes qu’il défend. Son culte de la nature – la « loi de la nature » qui est pour lui la loi suprême n’est rien d’autre que la loi du plus fort, au sens de Hobbes – le pousse à conclure en souhaitant la mort de l’homme : en effet, la nature est sainte, rien n’est crime à ses yeux et la seule fausse note du concert universel est apporté par l’homme et toutes les chimères, « impostures » et « superstitions » qu’il enfante sans cesse. Que si la nature nous enseigne la Raison, elle nous désigne fatalement le seul obstacle au règne incontesté de celle-ci – et cet obstacle, c’est l’homme lui-même. Quand Sade dit que le triomphe de la nature serait la mort de l’homme, il ne fait que pousser le sophisme « humaniste » jusqu’à ses dernières conséquences. Je ne vous cache pas que j’ai pour le marquis de Sade une inavouable tendresse ; et que je donnerais pour son œuvre – y compris tout ce fatras ergastulaire qui est à peine fait pour être lu – tout Voltaire, tout Diderot et même tout Jean-Jacques, sans compter tous les petits maîtres… il n’a manqué à tous ceux-là que de vivre quinze ou vingt ans de plus, pour connaître – et croyez que ça n’aurait pas manqué ! – le sort de ce pauvre Condorcet : celui-là, la conséquence qu’il n’avait pas dans l’esprit, les événements se seront chargés de la lui enseigner… Ce que j’aime par dessus tout chez M. de Sade, c’est ce « plaisir aristocratique de déplaire » qu’il manifeste quasi à son insu. Ce n’est pas un fils de notaire ou de marchand de couteaux, il n’a rien de ce pharisaïsme chafouin, de cette prudence petite bourgeoise des « philosophes » : lui s’expose, « se mouille », joint le geste à la parole et soutient les conséquences de ce qu’il dit, même si ce qu’il dit est délirant – même, ou surtout, peut-être. Pierre Klossowski observait que deux hommes seulement auront compris la Révolution pour ce qu’elle était : une « communauté caïnite », et il les place de part et d’autre de son allégorie, comme deux soutiens héraldiques : le marquis de Sade et le comte de Maistre.

 

Le soleil de l’après-midi faisait briller les vitrines ; les deux causeurs étaient les derniers convives, et les serveurs échangeaient entre eux des regards appuyés. Ils ouvrirent soudain de grands yeux quand le dernier qui avait parlé, un cigare à la main qu’il humait, les interpella : “Garçon ! la guillotine !”.

 

L'ouvrage entier, naguère publié par les éditions Arma Artis, sera réédité prochainement aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria

22:14 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

23/12/2021

Marelle, conte fantastique:

 

269825514_2058535550964634_2504440811158067879_n.jpg

Luc-Olivier d’Algange

Marelle

conte fantastique

 

« Le printemps est revenu de ses lointains voyages »

O.V. de L.Milosz

 

Sans doute le moment est-il venu de dire enfin ces vastes songes qui vinrent à m’envahir dans les premières journées de ce limpide et tournoyant printemps 1985… Songes immenses où sans cesse je me dédoublais en moi-même, me retrouvant et me perdant, de même que chaque seconde se divisait et se mirait infiniment dans son propre miroir, de telle sorte que l’aire du temps s’élargissait et prenait une allure fatidique et divine. Et je m’éveillais sous un ciel crépusculaire, un ciel majestueux et lent comme une cosmogonie sans mémoire. J’avais beau me révolter et user de stratégies diverses pour échapper à cette fatalité, je ne m’éveillais qu’au cœur de la dramaturgie du crépuscule, à l’apogée du spectacle pour ainsi dire, - où venant de franchir le rideau de l’heure bleue on se retrouve environné du prodige des couleurs réinventées, d’un luxe extrême, presque offensant si l’on songe aux circonstances humaines qui accompagnent cette hautaine fête flamboyante à laquelle, il faut bien le reconnaître, ne participent que les poètes, les amoureux et certains désespérés dans l’essor de leur philosophie la plus ardente, la plus alchimique.

Non, jamais de ma vie je n’avais autant dormi que durant ces premiers jours du printemps où tous les soleils, tous les nuages, toutes les pluies semblaient s’être donné rendez-vous pour m’offrir une sorte d’exhaustive anthologie météorologique dans laquelle j’étais voué à m’ensommeiller à perpétuité, n’émergeant qu’à la fin du jour comme pour une répétition théâtrale, une leçon du demi-jour précédant la leçon de ténèbres, tel un enseignement liturgique de ces orées où la conscience troublée hésite à se reconnaître, à se retrouver en elle-même et s’épanouit alors dans l’extériorité somptueuse des couchers de soleil.

Or, ces couchers de soleil, moi qui durant tout un Printemps renaquis en eux, je puis dire qu’ils brûlaient interminablement dans les profondeurs ultimes de la couleur turquoise, riche d’éblouissements secrets et comme retenus, des ors, des pourpres sur le point de défaillir amoureusement, de s’effondrer en des cités désertées, des civilisations oubliées, de s’engloutir, telles d’irrémédiables Atlantides.

Chaque soir ces couchers de soleil duraient des années. C’étaient des décennies versicolores où mon âme pouvait se métamorphoser, emprunter des masques, des personnalités étrangères et se retrouver intacte et différente comme après un long périple à travers des pays, des mers, des amours, des souffrances, des guerres, se retrouver soudain toute jeune, ingénue, frémissante ; et c’est à ce moment-là que j’ouvrais les yeux, que je me déprenais du Songe, mais n’était-ce pas pour entrer d’emblée dans une autre irréalité ?

Mais que nous font les prétendues réalités et les présumées illusions si nous ne reconnaissons que le souveraineté du Sens et de la Mémoire ? Et que serait, à dire vrai, une réalité insignifiante et dont on ne se souviendrait guère ? Jamais le sens de la vie, et de son au-delà, jamais le sens des silhouettes, des lumières, des mots, des souffles et des soupirs ne fut si orgueilleusement présent, si paonnant, que dans ces rêves dont je me souviens avec une exactitude presque terrifiante.

La pluie venait de cesser et le ciel s’éclaircissait à une vitesse presque miraculeuse, si bien que les gouttes d’eau qui ruisselaient encore sur la vitre furent soudain illuminées, vivantes d’une limpidité annonciatrice où je sus reconnaître ce temple d’Iris, microcosme du grand drame solaire de l’Occident. N’est-il point dit que toutes les épiphanies du monde sont contenues dans une seule goutte d’eau ? Soudain mes yeux captaient un éclat vert, vert comme l’herbe du Printemps après la pluie, suivi d’un éclair bleu et d’une luminescence qui me fit penser, j’ignore pourquoi, aux pupilles de ces chats albinos dont la fourrure est d’un blanc neigeux. Comment donc ma passion du déchiffrement, passion aussi ancienne que mes souvenirs, ne se fût-elle point saisie de ces couleurs afin d’y discerner une syntaxe occulte, un message à moi seul destiné, tant il est vrai que les messages de l’invisible appartiennent à ceux qui savent les déchiffrer au moment même. Ainsi étudiais-je de subtiles alternances… Rubis, saphir, émeraude, saphir, émeraude, rubis, et voici un éclat jaune, imprévisible, jaune comme les boutons d’or qui sauvèrent la vie de Wolf Solent. Par un jeu d’analogie et de correspondance numérale et sémantique dont le détail m’échappe, je parvins à force de calculs et de permutations à trouver pour ainsi dire la clef de voûte du discours scintillant qui m’était adressé au seuil de cette nuit de Printemps. C’était un mot sur lequel je retombais toujours, quels que fussent les modes opératoires de mes translations vertigineuses qui, d’un scintillement, induisaient un nombre, du nombre un symbole et du symbole une lettre, et d’une lettre une couleur, faisant au terme du processus l’office d’une sorte de preuve par neuf mystériosophique : un mot qui dans tous les sens et de toutes les façons me revenait, s’imposait avec une insistance énigmatique, le mot MARGELLE, évoquant quelque parc à l’abandon, et la nuit des eaux profondes, semblable aux pupilles de l’Aimée.

Chaque fois que j’étais sur le point de parvenir au terme d’un déchiffrement, ce mot commençait à frémir, à transparaître, avant, toutes démonstrations faites, résonner en moi comme un cri de victoire, comme un appel ! Mais, de même que toute soif spirituelle n’est jamais comblée que par une soif plus grande, cette victoire exigeait une autre victoire sur moi-même et sur le désordre et l’insignifiance du monde profane, et cet appel exigeait une réponse. Il était hors de question d’en rester là, de se contenter de ce mot, aussi évocateur qu’il fût et merveilleusement accordé à la nuit qui s’approchait et au Printemps qui s’éveillait.

Margelle n’était que le nom de la première épreuve surmontée, le don enfantin et ravissant qui m’était fait d’un mot, d’un vœu exaucé, d’un signe qui voulait dire : «  Tu es sur la bonne voie. Va à la recherche de cette Margelle dont le nom est le talisman qui te gardera des bassesses et des dangers. Va, car depuis que tu connais ce mot, il ne t’est plus permis de demeurer en ce monde comme si de rien n’était. Il n’est point de liberté nouvelle qui ne soit aussi une plus haute, une plus noble obéissance. »

C’est alors que la voix qui avait prononcé en moi le mot Margelle m’apparut dans son identité propre et je sus (avec quel déchirement du cœur et quelles larmes brûlantes !) à qui appartenait cette voix qui s’adressait à moi, fougueuse, jeune, lointaine et déchue en châtiment d’une faute que j’avais commise et que jamais je ne saurais me pardonner. Ainsi cet appel me venait de mon amante prédestinée. Elle que j’avais oubliée dans la honte extrême d’une trahison pire que la mort. Elle que j’avais reléguée dans les marges de l’oubli, dans les terrains vagues d’un mensonge accordé à la déréliction. Elle, dont je m’étais montré indigne en l’oubliant, pour vivre, mais tellement à côté de la vie que cela ne valait pas même la peine d‘en parler… Elle volait à travers moi, fulgurante anamnésis dans le mot Margelle que j’avais su déchiffrer grâce à la langue des oiseaux. Il était dit que le jeu de l’eau et de la lumière, cette divination baptismale et lustrale devait me reporter vers le Cœur, et des larmes inondaient mes yeux, brouillant toutes les couleurs au ressouvenir de l’incomparable beauté de cet amour ancien.

« Margelle… Margelle… » Sa voix se faisant de plus en plus pressante, comme pour m’enjoindre à dompter mon émotion et à mieux comprendre le sens de l’appel. Je compris qu’il me fallait agir et vite. C’était une question de vie et de mort, mais au sens orphique. Une ligne de passage m’était donnée en plein ciel par l’envol d’un mot, une ligne de passage vers cet autre côté, où, à n’en point douter se trouvait un jardin, et, au cœur de ce jardin, un puit, une margelle. Et je devais m’y rendre toutes affaires cessantes, à la faveur de cet immense crépuscule de Printemps qui me donnait, par bonheur, une avance sur l’Ennemi par excellence, Kronos, dont tous les autres ennemis qui pouvaient se trouver sur mon chemin ne seraient jamais que les incarnations subalternes et provisoires. Or, que cette avance me fût donnée, je savais, de science certaine, que je ne devais en rendre grâce à nul autre qu’à Apollon en personne, - je veux dire : non point à une quelconque métaphore littéraire, mais au dieu, dans son immédiate présence réelle que j’avais célébré, en ma jeunesse, par d’innombrables poèmes.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, je me retrouvais assis à l’arrière d’un taxi qui traversait à vive allure un paysage de chênes et de pommiers que noyait une lumière d’or. Au lieu de la veste de chasse que je portais tout à l’heure, j’étais revêtu maintenant de ma plus belle veste en laine de cachemire couleur bleu-nuit et d’une écharpe blanche, sans doute davantage à des fins conjuratoire que pour me prémunir du froid. La température, en effet, était douce si j’en jugeais par les tourbillons d’air chargés d’une senteur de pomme qui me venait des vitres baissées de la voiture, senteur douceâtre comme porteuse d’une nostalgie elle-même moribonde, abandonnée aux ténébreuses macérations de son propre abandon qui flottait, indécis, sans objet, dans la tiédeur de l’air vespéral.

Saisi d’une inquiétude soudaine je voulu dévisager le chauffeur mais ne voulant point paraître inconvenant en me penchant pour le regarder au visage, j’essayais inutilement de l’apercevoir dans la rétroviseur qui ne me laissait voir qu’une épaule des plus impersonnelle. Par ailleurs, ne gardant aucun souvenir de l’indication que j’avais pu lui donner, je me demandais s’il fallait l’interroger au risque de paraître fou, ou me laisser aller à cet enchantement de circonstances dont il était inévitable que la suite logique m’échappât ; mais peut-être devais-je m’assurer que cet enchaînement demeurât aux mains providentielles qui m’avaient sauvegardé jusqu’alors ? Telles étaient les confusions et mes incertitudes. Je ne craignais pas moins d’intervenir à mauvais-escient que de me laisser guider trop aveuglément. Pour finir, je choisis, sans en être autrement satisfait, une voie mitoyenne. Ma propre voix me sembla peu familière, étrangement grave : «  Croyez-vous que nous arriverons avant la nuit ? »

La réponse fut un éclat de rire, de cette sorte qui accompagne, de façon tonitruante et virile, une plaisanterie paillarde. « Avant la nuit ! me fut-il répondu, avant la nuit, je vous rassure… Nous y serons avant deux ou trois heures, avant la nuit ! » Mais à mener plus avant cette conversation énigmatique, je compris peu à peu qu’Apollon continuait à être à mes côtés et que je me trouvais là dans un monde où nul ne s’étonnait que n’existât rien d’autre, sur terre, qu’un crépuscule perpétuel. L’expression « avant la nuit » n’avait ici, je le compris bientôt, qu’un sens facétieux, absurde, comparable à la semaine des quatre jeudis et des trois dimanches. Le monde avait changé durant mon sommeil. Ici, la nuit ne tombait jamais. L’aube, le jour, le crépuscule et la nuit ne se succédaient point en une temporalité cyclique mais se répartissaient dans l’espace. De même qu’il y avait un Pays crépusculaire, à travers lequel nous roulions en ce moment, il y avait un Pays de l’Aube, un Pays du Grand Jour et un Pays de la Nuit. Des frontières farouches séparaient ces diverses contrées peuplées par des races, elles aussi différentes et hostiles. Les habitants de Pays du Crépuscule gardaient un souvenir horrifié de l’invasion des races du Pays de la Nuit qui eut lieu voici de nombreuses générations. Quant aux temps où la Nuit suivait inévitablement le Crépuscule, ils appartenaient à ces régions légendaires dont doutent les historiens sérieux.

Cependant, autant l’avouer, le terrible exil qu’impliquait cette situation m’effrayait moins que d’échouer dans ma recherche. Et que m’importait de devoir vivre dans une éternité vespérale si je pouvais ainsi répondre à l’appel et retrouver l’amante perdue près de la margelle ? Il me fallait aller de l’avant, servir l’ardeur et la ferveur, et « le jeune sang bondissant » comme l’eût dit Merwyn Peake, qui m’entraînait à travers ces monde singuliers dont l’importance pour moi était strictement assujettie à l’espoir qu’ils me donnaient d’y retrouver celle que j’avais trahi, et d’elle me faire pardonner. Pour cela, oui, il est certain que j’eusse franchi toutes les limites, m’aventurant dans les marges extrêmes de l’improbable, et au-delà encore, jusqu’au Pays de l’éternelle nuit, là où la domination sans partage de la Reine au sceptre de plomb obscurcit jusqu’aux nostalgies de la clarté.

A présent le taxi roulait à découvert. De part et d’autre de la route s’étendaient des champs, fleurs jeunes et blé en herbe, ou encore terre nues, sombres, dévalant jusqu’à la ligne éclatante de l’horizon, ligne qui résumait tout, vibrante, soutenue, impitoyable comme la trace d’une flèche meurtrière. Mon impatience d’arriver enfin à destination faisait presque trembler mes mains. Mais que signifiaient ces mots  « à destination » ? Cette expression était-elle aberrante ou judicieuse ? Arriverai-je là où le « destin » me devait conduire ? Le destin seul sans nulle intervention d’un quelconque « libre-arbitre » ? Etais-je guidé ?

Dans ce taxi qui roulait à tombeau ouvert sous la conduite d’un homme dont je ne discernais pas le visage mais qui répondait docilement à mes questions par des propos ahurissants, le terme de « libre-arbitre » me semblait non seulement peu euphonique mais encore d’un ridicule achevé ; c’était là l’exemple même d’une notion inepte exprimée avec maladresse et sans rapport aucun avec le monde que je traversais en ce moment avec une impatience et une soif éperdue, et cette émotion violente, ce lourd sanglot au fond de la gorge que j’avais oublié depuis mes premiers chagrins d’enfant, - ces chagrins qui sont plus grands que le monde, ces chagrins débordants qui ruissellent sur nos visage dans une ignorance éblouie.

Telles étaient mes pensées lorsque nous arrivâmes dans un village dont les maisons aux toitures d’ardoise étrangement pointues, les arbres encore dénudés, les avenues et les rues – qui paraissaient couvertes d’une fine couche de cendre – les cheveux et les yeux des femmes et des hommes, économes de leurs gestes et forts silencieux, étaient tous d’un même gris céleste, atténué, d’une inépuisable tristesse.

Je m’étonnais que mon chauffeur eût choisi pour prendre du repos et selon ses mots « une rapide collation » un lieu aussi peu attrayant. Je le suivis pourtant après qu’il eut garé son volumineux taxi près d’une écurie ( j’entendais le bruit caractéristique des chevaux piaffant et renâclant), ma docilité pouvant s’expliquer tout autant par une fidélité à l’égard de cette passivité prophétique qui semblait être devenue ma seule ligne de conduite que par une réelle curiosité pour ce village qui, dans l’ignorance absolue des fastes chromatiques du crépuscule – ou encore en contraste voulu avec ces fastes – hésitait minutieusement entre le gris perle et l’anthracite. Mais je cultivais également une curiosité à l’égard du chauffeur dont je m’impatientais de connaître le visage qui, jusqu’alors m’avait été caché par le haut dossier du siège et l’angle du rétroviseur. Il faut croire que ce visage devait être de la plus grande insignifiance car je ne me souviens ni du visage ni de l’instant où je le découvris. Il est vrai que, par la suite, nombreux furent les événements extraordinaires à requérir mon attention, chacun d’eux s’imposant avec sa dramaturgie propre comme pour défendre au mieux son droit à demeurer en bonne place dans ma mémoire.

Après un dîner de pain noir et de bière qui nous fut servi dans une auberge dont nous étions, à l’exception de quatre personnages taciturnes, les seuls clients, j’eus la surprise de voir notre hôtesse claquer des mains puis sortir de l’imposante armoire qui nous faisait face deux violons, un alto et un violoncelle, beaux instruments, anciens, luisants, aux boiseries chaudes, presque ardentes, comme pour l’accomplissement clandestin d’un rituel d’exception d’une spiritualité vermeille, ensoleillée, au cœur de ce village sinistre et gris.

Aussitôt nos quatre voisins se levèrent, s’installèrent dans l’espace libre entre notre table et l’armoire où étaient rangés les instruments et commencèrent de jouer. Je ne tardais pas à reconnaître le douzième Quatuor à corde en mi-bémol majeur de Beethoven. Que l’on nous jouât ainsi de la musique, et la plus bouleversante des musiques, que cette musique fût, par surcroît, admirablement interprétée, je renonçais à m’en étonner pour n’y voir qu’un présage heureux, un signe de reconnaissance.

Soudain, à la fin du Scherzando vivace, le premier violon interrompit son jeu, en me faisant comprendre qu’il me revenait, à moi et à nul autre de jouer le final. Surmontant la confusion qui m’envahissait, je pris le violon, je fermais les yeux et je me perdis dans l’enchantement des notes que je suscitais avec une virtuosité enivrante. J’étais en accord. J’étais en droit en proclamer que non seulement le don suprême ne m’avait pas été refusé mais qu’il m’avait été offert sans prières ni supplications aucunes de ma part, de façon impromptue, gracieuse, de telle sorte que je m’étais retrouvé dans cette auberge au cœur d’une secrète célébration du crépuscule, dans la crypte même du Temple aux couleurs détruites, abolies sur la terre tant elles régnaient despotiquement dans le ciel. Je sus de cette façon qu’une chance m’était donnée de retrouver ma Bien-Aimée et de changer avec elle l’ordre du monde.

Lorsque j’ouvris les yeux, je vis que mon chauffeur, déjà sur le seuil, me faisait signe que le moment était venu de repartir. Et, de nouveau, nous roulions à vive allure dans le Pays du Crépuscule, cette fois sur une route droite au point d’en paraître abstraite, et même d’une assez vertigineuse abstraction, bordée d’érables dont le feuillage, or verdoyant, frémissait comme une lumière vivante et folle, comme une calme et lumineuse perdition.

La ligne mathématique de la route, qui pouvait à chaque instant déboucher sur le néant, le scintillement affolant, l’ai-je assez dit, des feuilles des érables qui se suivaient à un rythme qui devançait les battements de mon cœur, tout cela contribuait, avec les circonstances tragiques et merveilleuses de ma fuite en avant, à me faire passer à d’autres états de l’être que je soupçonnais sans les avoir expérimentés jusqu’alors.

Mais comment dire ces passages qui ressortissent à coup sûr davantage de l’ontologie que de la psychologie ? Cela commençait par un sentiment d’arrachement, lui-même précédé par une clameur assourdissante, comme peut l’être parfois un silence abyssal ; et soudain un regard s’ouvrait dans le regard et je me voyais assister à cette violente résurrection où ma conscience se voyait hors d’elle-même s’exhausser, à la fois meurtrie et sereine. Et l’arrachement devenait un ravissement pur ; et ma pensée ailée consentait à l’envol, pensée d’une pensée, regard d’un regard devinait soudain les retrouvailles prodigieuses, à perte de vue, dans cette théorie d’érables scintillants, avec une évidence du bonheur qui ne connaît point de commencement ni de fin.

Tout à ces pensées exaltantes et périlleuses, je n’avais pas remarqué que la voiture avait quitté le route et s’engageait dans la cour de ce qui me parût tout d’abord être un somptueux hôtel particulier du dix-septième siècle.

Le soleil du soir avivait la belle suite des hautes fenêtres du premier étage derrière lesquelles je croyais discerner des miroirs, une sorte de galerie des glaces, mais sans doute m’illusionnais-je. D’éblouissants feux orange et turquoise s’allumaient sur les vitres ébauchant un dialogue avec le ciel, les nuages embrasés et le gigantesque soleil rouge qui reposait à la cime des arbres.

Je ne tardais pas à comprendre que ce dialogue vespéral et cosmique me concernait directement. Soit qu’il comprît mes raisons, soit qu’il jugeât inutile de me brusquer, le chauffeur gardait un silence et une immobilité respectueux. J’eus ainsi le loisir de m’absorber une nouvelle fois dans l’interprétation de cette secrète prosodie qu’échangent pour notre édification Apollon Soleil et l’Ame du monde.

L’esprit apaisé par le voyage et le cœur réconforté par la musique, je parvins sans peine à transcrire le message qui m’était destiné non sans tomber, toutefois, sur une difficulté mineure, mais lancinante. Toujours une lettre manquait, qui certes se laissait aisément deviner mais n’en faisait pas moins défaut comme si l’alphabet dont usaient mes divins interlocuteurs eût été privé d’une lettre qui, de ce fait, revêtait une importance particulière, voire la signification d’une mise-en-garde ou d’une mise-en-demeure.

Pouvait-il en être autrement ? L’absence de cette lettre s’ouvrait comme un puit vertigineux dans mes pensées, et j’en conçu un sentiment d’imminence et de peur. Il me fallait agir, retrouver la margelle de ce puit, de cette lettre manquante, clef du mystère. Je descendis enfin de la voiture, je jetais un regard sur le chauffeur, mais derrière le pare-brise que heurtaient les ardeurs du crépuscule, son visage était comme noyé de lumière et je ne pouvais discerner s’il avait ou non les yeux ouvert, et je me dirigeais d’un pas aussi ferme que possible vers l’entrée principale quoiqu’il me parût évident que cet hôtel était inhabité et probablement défendu contre toute intrusion étrangère. Mais étais-je moi-même vraiment étranger à ces lieux ?

Plus j’avançais vers les lignes claires et classiques de l’harmonieuse demeure et mieux j’y reconnaissais un havre de paix, une beauté qui m’étais familière, aussi juste et parfaite qu’une Idée platonicienne. Comment déchiffrer cette impression ? Ces lieux faisaient partie d’un ensemble ; entre le ciel, la terre, les dieux et les hommes, cette demeure s’était édifiée. Je veux dire qu’elle s’était construite plus qu’elle n’avait été construite dans la considérations subtile et déférente de toutes ces lois, célestes, telluriques, divines et humaines dont la légitimité supérieure réside sans nul doute dans l’exacte quadrature du cercle d’un recommencement, ici prohibé, en ces contrées immobilisées, mais dont la nostalgie, jusqu’à la démence, hantait le crépuscule éternel.

Qui d’entre nous ne fut un soir envahi par une impression de reconnaissance alors qu’il se trouvait en des lieux que sa raison et sa mémoire objectives lui désignaient pourtant comme parfaitement inconnus ? Cette paramnésie était l’accord de base du sentiment complexe qui, à mesure que je me rapprochais de l’hôtel, se construisait en moi, pierre après pierre, si bien qu’à l’instant même où j’allais toucher le heurtoir la certitude fulgurante me traversa que jamais je n’avais quitté cet hôtel !

C’était cela même : je vivais ici depuis toujours, la voiture qui m’attendais dans la cour n’était pas un taxi mais l’une de mes propriétés au même titre que la maison, la cour et sans doute une partie du paysage environnant. Tout le reste n’était qu’un songe qui avait pris possession de mon esprit à la faveur d’un affaiblissement de ma mémoire. J’étais ici chez moi et la promenade dans la cour de mon hôtel devait être l’une des premières d’une longue convalescence. Cette légèreté que je sentais en moi, qui battait des ailes dans ma pensée, n’était-ce point la merveilleuse légèreté de la convalescence ? Ah ! Combien j’eusse aimé en être certain ! Combien j’eusse aimé à ne plus avoir à me perdre dans cet enchevêtrement d’hypothèses ! Sans doute en étais-je là en expiation d’une faute ancienne, mais de cette faute il ne restait que la honte.

Il est notoire que la honte par une influence à la fois instinctive et symbolique, nous fait baisser la tête et sans doute est-ce de cette façon que mon attention fut retenue par une ligne tracée à la craie sur le perron. Cette ligne se prolongeait, formant des carrés de couleurs différentes qui s’élevaient les uns sur les autres jusqu’à une voûte où, d’une écriture enfantine, était inscrit le mot CIEL.

Quels enfants jouaient ici à la Marelle ? Le tracé de ces lignes était clair, nullement estompé, comme si la Marelle avait été dessinée dans l’heure. Une inexplicable émotion m’étreignait à contempler cette Marelle coloriée avec ses carrés bleus, rouges, vertes, blancs et jaunes. Jamais l’impression d’être sur le seuil ne fut aussi impérieuse. Je touchais là une limite. Or si cette limite n’était point le but de mes pérégrinations, elle en était à coup sûr, une étape capitale. Avec cette Marelle, une existence s’achevait et commençait une vie nouvelle. Qui donc peut juger de l’importance d’un dessin à la craie sur le perron d’un hôtel du dix-septième siècle ? Ne passons-nous point notre temps à méjuger, à sous-estimer les signes, les visages, les couleurs et les promesses ? Et que dire du Sens et de la beauté de tant de moments gracieux et fragiles que nous sacrifions à de prétendues nécessités ou de dérisoires ambitions ? L’essentiel presque toujours est dans l’inaperçu. Cette sagesse là, sans doute, ne m’était pas étrangère alors que la Marelle grandissait dans mon âme et retrouvait ses originelles prérogatives religieuses.

Cette Marelle était une cathédrale et cette cathédrale, un univers.

Toutes les questions concernant mon identité que je posais avec un empressement humiliant m’étaient devenues indifférentes. Certes, je venais de plus loin que ma mémoire profane et sans doute allais-je plus loin, - mais n’était-ce point là le sort de chaque homme ? Que les frontières de ma mémoire incertaine s’étendissent moins que celle de mes contemporains, cela valait-il que je m’affligeasse, alors même qu’en échange de cette ignorance une connaissance prophétique m’était donnée ? N’eussé-je point démontré un caractère d’une fatale ingratitude à m’inquiéter de quelques souvenirs particuliers alors même que mon âme s’embrasait en son aventure visionnaire d’une réverbération de la mémoire sacrée du monde ?

Dès lors on comprendra sans peine qu’il m’eût été impossible de ne pas entrer dans la Marelle, - et lorsque mes pieds franchirent la trace bleue, tout, autour de moi, se brisa comme si la réalité s’était étoilée, puis anéantie à partir du point de l’espace dont j’avais pris possession. Les Apparences, un peu à la ressemblance d’un miroir brisé, s’effondraient les unes dans les autres et j’en étais comme illuminé d’une joie inconnue. Non seulement la cour, l’hôtel, mais les arbres, les nuages, le soleil qui reposait en sa rouge torpeur à la cime des arbres, tout cela se détachait et tombait, laissant apparaître un paysage marin.

Il n’y avait plus rien autour de moi que la plage et la mer ; rien, sinon le sable blanc et l’eau bleue, - et cette blancheur et cet azur étaient aussi ingénus que les énigmatiques mains enfantines qui avaient tenues les craies de couleur.

21:34 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Pour un pays, pour une solennité légère:

 

Résultat d’image pour Watteau peintre. Taille: 93 x 110. Source: arcus.centerblog.net

Luc-Olivier d'Algange

Pour une solennité légère

 

J’ai su, de longtemps, que je ne pouvais être individualiste, ni nationaliste, au sens moderne, oublieux du Royaume. Ayant le goût des œuvres, faites de mots, de sons, de couleurs ou de pierres et sachant fort bien que je devais aux morts, non moins qu’aux vivants, d’être ce que je suis, l’hypothèse individualiste m’apparut d’emblée comme une abstraction odieuse, une ingratitude. Qui étais-je pour prétendre me réduire à moi-même, pour refuser l’évidence magnifique de l’héritage, de la procession des événements sacrés ( du Sacre de Reims, si l’on veut, jusqu’à la libération de Paris), sans lesquels j’eusse été, à supposer que j’eusse été, radicalement différent de ce que je suis ?

Je n’ai point le goût du dénigrement. De mon passé, comme de celui de la tradition, ou des traditions, dont je suis issu, je n’ai point trop de mal à en dire. Je ne suis point chauvin de mon temps, à la manière de ces Modernes qui adulent leur modernité et ne trouvent qu’obscurités et abominations dans les époques révolues. De mon temps, pour aimable qu’il me soit parfois à titre personnel, je ne me dissimule point pour autant la part d’horreur, qui est immense. Ne pratiquant point le chauvinisme temporel, je ne suis guère plus enclin au nationalisme. Je ne crois pas en « la France seule ». Et cependant, je ne saurais m’imaginer être moi-même sans être de ce pays où je suis. Je peux voyager certes (encore que le goût m’en soit passé), et même m’installer ailleurs, rien ne saurait faire que ce que je suis me fut donné et qu’écrivant en français ces quelques notes hâtives, je ne cesse de me souvenir de ce don, d‘en témoigner dans une récitation sans fin. Quand bien même abandonnerais-je non seulement mon pays mais ma langue, pour parler ou écrire dans un autre idiome (hypothèse cruelle mais que je ne crois pas être au-dessus de mes forces), rien ne fera que mes toutes premières lectures furent emportées, enchantées par la rivière scintillante de la langue française, par son « mystère en pleine lumière », par ces jeux d’ombres et de lumières que suscitent les mouvements du sens entre l’étymologie héraldique des mots et leur sens acquis, entre le Symbole auguste et l’usage familier. Quand bien même je changerais de Pays et de langue, quand bien même je redeviendrais ce que furent certains de mes ancêtres d’Allemagne, quand bien même tout ce que l’on voudra, le poème de Nerval, les vers de Racine n’en continueront pas moins d’avoir été.

A ces évidences à la fois banales et mystérieuses quelque peu, ou, plus exactement mystiques ( et je reviendrai sur le sens à donner à ce mot hélas équivoque), il faut encore ajouter le sens du bonheur. De là où je me trouve, dans cette marginalité extrême qui est devenue, en France, et bien malgré eux, le propre des écrivains français, dans cette marginalité qui est le cœur secret d’un Pays gravement vaincu et en proie à un profond reniement de soi-même non moins qu’à une goujaterie despotique, ce nom, la France, demeure en moi pur de tout dépit, de tout ressentiment. Il faut, je l’accorde, avoir, en l’occurrence, le cœur bien accroché et une fidélité, selon la formule consacrée, « plus forte que le feu » : le spectacle s’offrant à nos yeux étant des plus sinistres.

Toutes les erreurs, tragiques, pitoyables ou ridicules furent commises ou presque (et ce « presque » est un défi à l’imagination) comme si, à chaque bifurcation de notre histoire récente, une force invincible nous avait poussés du mauvais côté, comme si le mépris que nous avions de nous-mêmes, contrariant notre intelligence légendaire, notre raison si fameuse, pour ne rien dire de notre cœur, devenu silencieux depuis longtemps, d’un silence hurlant, nous inclinait fatalement non seulement du côté de la facilité, mais encore de la facilité la plus humiliante, sans que nous renoncions, pour autant, aux rodomontades. Souvenons-nous. Jamais il ne fut autant question de Fidélité, de Patrie, d’Honneur (avec toutes les majuscules que l’on voudra) que durant ce lamentable épisode pétainiste où précisément nous abandonnions tout cela, les majuscules et les mots majusculisés, et leur sens, et la possibilité même de leur redonner du sens, de les faire servir à nouveau. Ce pli antiphrastique nous est resté, avec l’humiliation, la contrition, la repentance, une allure un peu louche, un peu traquée, un peu vaniteuse, une habitude à proclamer des vertus, des principes et des valeurs que nous consentons en réalité à voir bannis à la fois de l’espace public et de l’espace privé ( si cette distinction doit encore avoir un sens, ce dont je doute).

Après s’être décarcassée pour ôter d’elle le souvenir de la rébellion gaulliste, qui lui semblait être sans doute une trop lourde armure, la France est donc retombée dans l’antiphrase pétainiste, dans ce « réalisme » collaborationniste, dans la négation de toute surnature et de toute transcendance. Les politiques elles-mêmes ne s’affrontent plus que sur des modalités. Le « du passé faisons table rase » est devenu l’horizon indépassable aussi bien des nostalgiques du « progrès indéfini », des hégéliens de la « raison triomphante » que des « libéraux », voire des « post-modernes » qui, en proie à un relativisme relaxant sur fond de musique « new-age » proclament la fin des idéologies qui n’est autre, cette fin, que l’idéologie du « tout vaut n’importe quoi ».

Entre le totalitarisme chafouin des néo-gauchistes, le libéralisme réaliste-pétainiste rallié au culte de l’économie et le bobo « post-moderne » pour qui la « citoyenneté » est l’accomplissement de son « combat anti-autoritaire », les différences sont d’autant moins discernables que nous les voyons se dissoudre dans un assentiment général au monde comme il va, chacun ayant tout au plus quelque préférence pour tel ou tel aspect de ce monde « comme il va ». L’un se réjouit de la disparition de la Culture au profit « des » cultures, l’autre se félicite que désormais tout soit négociable ( et échappe de la sorte à l’honneur et au mystère et au Sacré), le troisième, le « post-moderne » s’exalte à la disparition de tous les principes, de toutes les vertus et de toutes les valeurs : « homo festivus », disait Philippe Muray, ou, plus exactement adepte de l’Indifférenciation : plus question pour lui d’appartenir à une race, une nation ou un sexe. Ce chantre de la multiplicité des cultures, du « multiculturalisme » n’aspire en réalité qu’à l’Equivalence, autrement dit, à l’adaptation la plus parfaite de l’individu à un monde sans Histoire. Son ambition n’est pas moins totalitaire que celle de ses prédécesseurs du totalitarisme héroïque : vaincre l’histoire sacrée et restituer l’humanitas à l’histoire naturelle , mais où la nature sera dominée par le « technocosme », confort oblige. Telle est la religion « post-moderne » : l’ultime adaptabilité à un milieu général indifférencié ; autrement dit, la Mort. Au nihilisme belliqueux et hargneux succède ainsi le nihilisme pacifiste et convivial ( dont on sait d’ailleurs quelles furent, ces derniers temps, les connivences).

Si je ne puis être nationaliste, au sens strictement républicain, et j’espère que le paradoxe ne paraîtra pas trop abrupt, c’est exactement pour les mêmes raisons qui m’interdisent de me satisfaire du rôle d’individu « post-moderne » que l’on veut nous voir jouer. La coïncidence temporelle de l’apparition du nationalisme et de l’individualisme de masse devrait déjà nous alerter. Ne seraient-ils point ces duettistes qui se servent l’un à l’autre leurs crimes complémentaires ? ces frères ennemis qui n’existent que l’un par l’autre ? Ce que la Nation moderne voulut indifférencier dans le cercle de sa définition restreinte, l’ « ordre mondial » veut l’indifférencier, et combien plus radicalement encore, dans un cercle plus vaste, - et n’est-ce point toujours la même soumission au plus petit dénominateur commun ? Rien ne saurait faire que je ne sois Français, mais la Nation suffit-elle à me définir en tant que Français ? L’appartenance nationale en tant que définition est insatisfaisante, et peut-être fallacieuse. La reconnaissance du don reçu, de la tradition, est précisément autre chose qu’une définition du sujet. Cette reconnaissance est aussi la reconnaissance de ce qui indéfinit, de ce qui advient, de cela même qui fait que nous ne sommes pas davantage nous-mêmes à titre individuel que la France n’est « la France seule » ou que la France n’est seulement une nation.

Le rôle d’individu dans une nation ou dans un « technocosme » mondialisé ne saurait donc satisfaire ce qui, en nous, réclame une fidélité au plus lointain, à l’archéon, non moins qu’à l’eschaton. Plus qu’un individu dans une nation, et quelque légitime nostalgie on puisse concevoir pour l’Europe des nations, désormais défunte, un écrivain français, définition minimale de l’auteur de ces lignes, est une personne dans un pays. Non point un individu, car ce qui nous fait être dans ce pays nous désindividualise, et non point une personne dans une nation, mais une personne dans un pays, mais non point dans un pays réduit à ce qu’il est ici et maintenant, mais un pays historique et légendaire, qui se nomme la France, qui fut, avant d’être une nation faisant partie d’un groupement économique « européen », un Royaume.

Rien de ce qui est ne cesse entièrement d’être ce qu’il fut. Ainsi que l’écrivait Nietzsche : «  Wesen ist gewesen ». Cet élément d’un groupement économique « européen », qui fut une nation, cette nation qui fut un Royaume, sont la France, et, à l’évidence, une France dont le devenir est d’être de moins en moins la France, - ou plutôt une France s’apâlissant, prenant des contours brumeux, indistincts, fantomatiques, et comme sur le point de s’évanouir au soleil d’une raison universelle triomphante. Qu’en est-il de la France mystique ? Je reviens à ce mot lourd, d’un usage équivoque et cependant nécessaire à dire ce qui ne peut apparaître que dans le demi-jour, aube ou crépuscule. La France n’est pas seulement un groupement économique car elle fut une nation, elle n’est pas seulement une nation, car elle fut un Royaume.

Force nous était de constater que les deux titanesques machines à persuader, la machine historiciste hégélienne comme la machine « post-moderne », avaient échoué, en ce qui nous concerne. La marche triomphale de la raison déifiée, de massacre en massacre, ou l’arrivée supposée dans le vacancier village planétaire de l’Equivalence idolâtrée n’avaient su nous emporter. Une sorte d’obstination, pour ne point user à l’excès le beau mot de résistance, nous tenait là où nous étions et nous portait à nous interroger sur ce que nous étions et sur les possibilités assez étonnantes qu’une telle interrogation recelait. Le dénigrement n’était pas notre fort ni celle inclination à réduire toute chose à des blagues de potache, qui sous le mot pompeux de  « dérision », semble être devenue la vue du monde officielle de la « post-modernité » ( appellation elle-même, il faut le reconnaître, assez blagueuse et dont nous usons avec un point d’ironie). La dérision obligatoire, contre la Religion, l’Armée ou tout autre vestige d’héroïsme ou d’autorité spirituelle, nous semblait d’autant plus suspecte que ces grands rieurs aux dépends d’institutions ou de croyances vaincues toléraient assez mal que l’on puisse se moquer d’eux-mêmes. Ces fameux adeptes de la transgression ne toléraient à dire vrai que la transgression officielle, en accord avec l’idéologie dominante. Sarcastique pour les vaincus, obséquieuse aux puissants, la bouffonnerie moderne allait son train avec un prévisible ennuyeux. Des émissions de radio, de télévision eurent ainsi un nouveau marronnier : «  Peut-on rire de tout ? », comme si la réponse n’était pas déjà donnée : de tout, sauf de ce qui domine vraiment ! Bien triste au demeurant devait être ce monde pour les hommes eussent à tel point perdus l’art de blaguer entre eux pour que le besoin se fît de payer pour assister à des spectacles de blagues, spectacles au demeurant étroitement surveillés par la presse bien-pensante, notifiant, au besoin par des procès, tout « dérapage ». Le rire surveillé tournait en grimaces. Les temps étaient venus, peut-être, de quelque solennité légère, de la recouvrance de certaines fidélités, d’une mystique qui ne serait point le contraire de l’humour, mais peut-être, sa plus haute flamme. La dédicace fameuse de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam redevenait d’actualité : «  Aux railleurs, aux rêveurs ».

Si « être français » ne suffit pas à me définir, si la langue ni le lieu ne peuvent à eux seuls dire le secret de l’être, si une même langue et un même lieu peuvent être habités de façons radicalement différentes, demeure cette part impondérable ( qui exige précisément la tournure légèrement autobiographique) et qu’il faut bien se résoudre à nommer une mystique. Je n’ignore pas les facilités immenses que, ce faisant, je donne à mes adversaires. Je leur donne, contre moi, leur argument majeur, je leur pose dans la bouche ce récri : «  Quoi maintenant ? Une mystique de la France? ». Chemin périlleux ! Encore est-ce ne rien comprendre à l’acception, ici, du mot mystique si on ne l’oppose, comme le fait Péguy, à la politique. La mystique de la Nation s’opposerait ainsi à la politique nationale, c’est-à-dire à une politique transposant dans la nation l’égoïsme individualiste, obéissant à ces lois purement naturelles, immanentes, anti-historiques, qui sont le propre du « gros animal ». Etre Français, selon une mystique, ce serait alors être Français non par ce qui nous détermine mais par cette vocation qui précisément nous offre la possibilité d’échapper à tout déterminisme, selon une certaine intuition du Juste et de l’Injuste. Etre Français, alors, ne serait plus un simple état de fait, une réalité statique, abstraite, une identité, mais un acte d’être, une mystique, un mouvement de l’âme et du cœur, un élan. Mais le mot « nation » s’accorde-t-il à cet élan ? N’est-il pas lui-même trop abstrait et trop moderne ? N’est-ce point la France implicite, secrète, qu’il importe de servir ? Celle-là même qui ne se représente pas elle-même mais scintille dans la plume et l’épée de Cyrano de Bergerac, qui s’ épanouit, s’irise, dans le grand songe de la promenade nervalienne ? La France implicite, ésotérique, au plus proche de ce qui, en nous, secrètement l’invente, et non point la France explicite, disposées aux moins honorables tractations « réalistes » ? De même que De Gaulle, à ma connaissance, ne parlait jamais d’identité française, pour les plus français des écrivains français, être français fut d’abord une certaine façon d’être libre, c’est-à-dire d’être librement ce que l’on est, et non point autre chose.

Rien ne s’oppose plus radicalement à cet implicite, à cette mystique que le culte de l’Equivalence et de l’Indifférencié qui sont le propre du « post-moderne » en passe de réaliser son atroce utopie de « transparence » dans le village planétaire. La France est moins notre drapeau que notre secret. Un secret qui, certes, peut et doit se dire, mais selon le mode poétique de la divulgation et non sur celui de la publicité et de la propagande. Cette transparence universellement désirée, cette volonté triomphale d’éteindre ce qui nous distingue sous l’éclairage accablant de la puissance calculante, est notre ennemie. Entendons-nous. Elle n’est point l’ennemie de nos « racines », de notre « francité », de notre « identité ». Elle n’est pas même l’ennemie de ce qui nous attache à d’autres ; elle est notre ennemie personnelle. Nous contraignant à l’abstraction de l’individualisme de masse, c’est à notre propre inquiétude qu’elle nous arrache (d’où ses succès), c’est à nos crépuscules et à nos aurores, à nos débats cornéliens ; elle nous arrache à ce qui n’est pas encore accompli, à cette difficulté d’être qui est notre tragédie et notre bien, notre trouble et notre bonheur.

Nous sommes nos pires ennemis. Cette seule certitude devrait suffire à frapper d’inconsistance toute xénophobie. Aimer la France, c’est aimer presque à l’égal les autres pays et les autres peuples comme autant de preuves de la diversité du monde. L’utopie abominable de la « post-modernité », le village planétaire en proie au commérage planétaire, aux querelles de clocher planétaire dominées par le technocosme de la communication généralisée, réalise, au-delà de leurs ambitions les plus folles, l’assujettissement de l’individu au collectif que préconisaient naguère les ultra-nationalistes. Elle réalise aussi le désir de la xénophobie la plus radicale puisqu’elle détruit la possibilité même d’être étranger et d’être hôte de l’étranger. Dans la « post-modernité » chacun est chez soi dans le nulle part, mais ce nulle part ne vague point, ni même ne divague : ce « nulle part » est terriblement ici et maintenant, terriblement clos, terriblement identitaire, - la seule différence avec les identitarismes d’antan, différence notable et cruciale, est qu’il s’étend désormais au tout. Après le totalitarisme localisé ( donc imparfait) limité à des peuples, des confédérations, voici le temps du totalitarisme parfait ; celui qui mérite vraiment son nom et dont la philosophie se laisse résumer par une formule : «  ce qui n’est nulle part est partout ». Ce « nulle part » qui pouvait avoir un certain charme divagant est devenu ce qu’il est : un « partout » dont Jacques Tati, bien mieux que nos sociologues sut décrire la structure externe dans son film Play Time. Le « post-moderne » se revendiquant du nomadisme ou du « multiculturalisme » est aussi antiphrastique que le pétainiste se réclamant de la France, dont il consentait à la défaite. Notre temps n’appartient plus aux nomades, il appartient aux touristes. Il n’appartient plus au concert des voix de la diversité mais à la planification de tout et de tous selon l’Equivalence et l’Indifférenciation.

Que disons-nous alors lorsque nous disons « la France » ? Nous disons un secret. Nous ne disons point le collectif contre le singulier ni l’inverse. Nous disons un monde que nous portons en nous et qui subsisterait quand bien même nous fussions le seul vivant sur une terre dévastée. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas ce qui est ici et maintenant mais ce qui fut et ce qui doit être, l’Origine et le Retour, la flèche qui vole et vibre dans l’air limpide. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas « Je », ni « Moi », mais une réalité frontalière où le Nous de majesté se tient dans son secret, qui est la majesté du « nous », c’est-à-dire de la polyphonie des voix, où celles qui se sont tues et celles qui chantent ici et maintenant ne se distinguent plus qu’en vertu d’une très-relative banalité chronologique. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas un temps mais des temps, in illo tempore ; nous n’évoquons pas quelque chose qui relèverait de l’état des lieux ou des faits, d’une réalité contractuelle ou négociable, ou locative, nous évoquons le songe des bâtisseurs. Tout ce qui dure en ce monde, tout ce qui n’est pas immédiatement dévoré par Kronos, tout ce qui tient fermement et sur quoi l’on peut s’appuyer, comme l’aile du migrateur sur l’onde de l’air, naît du plus impondérable de nos songes. Ces pierres romanes sont faites d’une clarté d’air et de rêve et ce Songe qui est au plus intime et au plus secret de nous-mêmes, nous le devons à d’autres que nous, qui nous précédèrent, à d’autres encore auxquels nous divulguons ce secret, à d’autres encore qui n’existent pas encore et dont nous ne savons rien, sinon dans cet ordre providentiel qui relève de la pure espérance.

Dire la France, c’est aussi ne point profaner l’espérance. Car s’il ne faut point pécher contre l’espérance, il importe aussi bien de ne point la profaner. Or sitôt cessons-nous de pécher contre elle, d’afficher le désabusement de celui qui est revenu de tout que nous voici en grand danger d’être entraîné par l’espérance profanée, par l’hybris prométhéenne, la dialectique hégélienne, la tartufferie progressiste ou « post-moderne ». Non, le monde ne va pas mieux, ni la France. La postérité est un leurre et nous ne sommes rien moins que rassuré de ce que la postérité fera de nous ; nous n’osons imaginer à quelle sauce elle nous mangera, à quelles idéologies obtuses, à quelles causes douteuses elle nous fera servir lorsque nous ne pourrons plus répondre, ni rectifier. C’est peu dire que nous n’avons pas une grande confiance en ceux qui viennent. Pour le dire exactement : nous n’avons aucune confiance, nous nous méfions terriblement. Cette pièce de monnaie que nous mettons dans leur main, il est presque aussi inquiétant de songer à ce qu’en feront ceux-là qui la voudront convertir que ceux qui la contempleront en purs numismates. Il y a un bonheur et un malheur, un honneur et un déshonneur de la Nation. La malheur et le déshonneur nous privent à la fois du particulier et de l’universel, nous arrachent de nos provinces et nous ferment à la perspective métaphysique. Le bonheur et l’honneur sauvent en même temps nos légendes et notre raison, nos terres et le Logos. Défions-nous de ceux qui nous donnent à choisir entre l’immanence chatoyante et le Verbe : ils ne tardent guère à nous engager dans la voie funeste où nous perdrons l’un et l’autre.

D’une France qui ne serait point cette diaprure de songes et de styles où l’on distingue avec la même exactitude enchantée la Geste de Brocéliande et les figures altières, quoique ruinées, des châteaux cathares (qui sont nos Alamût), je ne veux point. Et je ne veux pas davantage d’une France tombée dans l’ignorance de sa clef de voûte, de son Sacre, d’une France qui ne serait point, selon la formule de Péguy « la République, notre Royaume de France ». Nous ne voulons point d’une France oublieuse de sa provenance et dédaigneuse de sa destination. Nous ne voulons point d’une France inhospitalière à ceux qui y vivent comme à ceux qui y demeurent au point de s’y sentir étrangers en vertu même de leurs fidélités. Rien ne s’oppose si heureusement à l’uniformité que l’Unité, à condition que cette unité soit, qu’elle soit un « acte d’être », qu’elle soit l’unité de la polyphonie, ce qui tient ensemble les voix, qui se distinguent l’une de l’autre précisément car elles chantent ensemble, qu’elles ne sont point isolées dans la solitude ni couvertes par la brouhaha de la « post-modernité » où chacun, certes, a droit à son mot à dire, mais où personne n’écoute plus personne.

La diversité est un art qui ressemble à celui de la « bonne conversation » telle que la décrivent nos Moralistes. Or, il n’est point d’art sans règles de l’art. Cette diversité « post-moderne » dont on nous rebat les oreilles ressemble à une tablée de goujats où l’on ne parle que pour couvrir la parole d’autrui, dans une surenchère uniformément vacarmeuse. Le droit de dire s’y confond parfaitement avec le droit de ne pas entendre. La nuance n’y possède qu’un droit : celui de n’être jamais perçue. Tout y court vers le chaos, c’ est-à-dire vers le pire conformisme, le plus élémentaire, le moins discutable. Au-dessus flottent les goujats dominants, grenouilles-montgolfières bardées de publicité, coassant leurs mots d’ordre pour les masses éberluées : voici la laideur, avec le déshonneur et le malheur.

Je ne puis dissocier la politique du sentiment de la beauté, et le sentiment de la beauté de la vivacité des traditions, et celles-ci, de la vérité des humbles. Il y eut des temps où la richesse s’ordonnait à la beauté ; elle n’est plus maintenant que la propagation de la laideur, l’étalage de la muflerie. Si quelque beauté peut être sauvée, elle le sera humblement, à partir de ce qui subsiste, à partir d’une ingénuité à la fois humble et rare, ingénument populaire et résolument aristocratique. Que nous vaudrait une France, même puissante, en proie à la laideur ? Aussi désirons-nous pour elle, pour la France, les « mille roses trémières » des salutations épistolières de Paul Morand, les milles roses trémières d’une puissance légèrement entraînée vers la beauté des choses d’ici-bas qui, tant qu’elles demeurent, sont le miroir du ciel tournant.

 

20:47 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

Contre la servitude volontaire:

268378211_1185572691848563_8412126112081996622_n.jpg

 

Luc-Olivier d’Algange

 Contre la servitude volontaire.

 

«  Quand le Diable mue, il perd jusqu'à son nom »

Nietzsche

 

Nous sommes hantés par le spectacle désormais sans nom d'une société de contrôle, à la fois cybernétique et puritaine en comparaison de laquelle les despotismes de naguère furent d'aimables pastorales. Les temps sont venus de comprendre que le fameux « progrès », adulé de la bourgeoisie, ne fut jamais rien d'autre que le progrès de l'esclavage universel; chaque théorie politique, chaque trouvaille technologique accélérant le processus qui nous prive de notre souveraineté, nous enchaîne à des mécanismes mieux rodés et des déterminismes moins déjouables.

La « liberté d'expression » qui serait, paraît-il, notre privilège d'homme moderne, se tient rigoureusement dans les limites de la dérision, car toute parole, payée selon la valeur médiatique et marchande, tombe en désuétude avant même de parvenir à l'entendement de celui à qui elle s'adresse. Seule nous reste (et pour combien de temps encore et à quel prix ?) l'audace de la pensée méditante, traduite en paroles secrètes, réprouvées, jusqu'à être jugées criminelles par les adeptes de la « communication » et de la « transparence ». Notre liberté n'est sauvée que dans le secret. Il faut se rendre insaisissable, incompréhensible, mystérieux si l'on veut sauvegarder une liberté essentielle. La liberté que l'on nous vante comme un acquis décisif de la Révolution française n'est rien d'autre que la liberté du consommateur à choisir sa marque, de même que l'égalité est une égalité de produit, et la fraternité, le pur mensonge qui fait consentir nos contemporains à être indéfiniment exploités alors qu'ils refusent avec horreur l'idée d'être dominés.

La Révolution française nous fit passer sans coup férir du règne des dominateurs au règne des exploiteurs. Issu de cette passation de pouvoir, l'homme moderne semble fort satisfait de son sort. Il est vrai que l'on n'a guère mesuré les efforts pour le convaincre de son bonheur. L'enseignement, la littérature, le cinéma n'ont cessé de peindre l'Ancien Régime sous les couleurs les plus noires. Certes, il serait malencontreux d'en disconvenir, les Maîtres ont disparu. La domination pure et simple n'existe plus et nous en faisons notre deuil. Dans son injustice et dans sa loyauté, la domination s'est, pour ainsi dire, retirée dans les limbes de l'histoire. Le bourgeois qui, beaucoup plus que l'anarchiste (encore tributaire d'un idéal héroïque) peut revendiquer la formule « Ni Dieu, ni Maître » ne renie Dieu et le Maître que pour pouvoir se soumettre éperdument, c'est à-dire sans le moindre esprit critique, à la morale des esclaves sans maîtres. La prise du pouvoir par la bourgeoisie conduit invariablement à la démocratie, mais cette démocratie n'est rien d'autre, selon l'excellente formule d'Oscar Wilde, que « l'abrutissement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple. » De toutes les morales qui eurent cours dans l'histoire de l'humanité, la morale des esclaves sans maîtres est par nature la plus hostile à toute liberté intérieure et à toute forme de rébellion et de résistance.

Le démocrate fondamentaliste se croit à tel point l'aboutissement providentiel de toute l'histoire de l'humanité qu'il ôte à quiconque le droit de démystifier cette croyance. La croyance au Progrès, forme dégradée et parodique de la causalité et de la Providence divine, s'impose comme le sceau final de toute pensée. Autour du mot « démocratie », qui devrait, comme tout autre vocable du langage théorique, pouvoir susciter la discussion, s'établit une doxa de l'unanimité obligatoire. Toute idée qui ne s'avance pas sous le couvert de la « démocratie » (et quoique l'on veuille entendre sous ce terme !) est d'avance jugée absurde, monstrueuse ou criminelle et celui qui la formule se trouve susceptible de faire l'objet d'un châtiment, d'une « rééducation », à tout le moins d'une mise à l'écart. La « démocratie » est ainsi invoquée d'une façon religieuse. Le seul mot « démocratie » suffit à nous tenir quitte de notre bêtise et de notre inconséquence et à nous placer dans les camps du Bien. Révélation ultime, sceau de la prophétie progressiste, la « démocratie » est considérée comme hors d'atteinte de toute réflexion démystificatrice.

Le vingtième siècle, qui restera dans l'histoire comme celui de la mise en place des dispositifs d'extermination, est universellement «démocratique». La démocratie, «pouvoir du peuple» fut l'unanime référence des factions les plus rivales. «Démocratique», le libéralisme, «démocratiques», le socialisme et le communisme, et plus «démocratique » encore le nazisme et l'intégrisme ! Il n'est pas un «Parti» du vingtième siècle qui ne se fût réclamé «du Peuple», attribuant à ce Peuple toutes sortes de vertus imaginaires. A cet égard, la démocratie libérale ne fut pas en reste d'attributions bouffonnes. Il semble que le monde tel qu'il va, loin de favoriser le respect et la liberté des individus, rend au contraire, quelle que soient les intentions, impraticables cette liberté et ce respect. Les politologues manquent à cet égard de la plus élémentaire objectivité. Jugeons, selon l'admirable précepte évangélique, l'arbre à ses fruits. Regardons quels furent les avatars de la dignité humaine en ce siècle qui feignit de la découvrir ! L'exploitation éhontée, l'extermination; et désormais, grâce aux progrès de la médecine, les trafics d'organes et bientôt les manipulations génétiques, si ardemment rêvées par l'Allemagne nazie,- voici quelques aperçus de la pratique de la dignité humaine dans le Règne de la Quantité. Il n'est pas difficile de voir que désormais les déclarations d'intention n'ont plus guère d'autre dessein que de marquer l'imperturbable indifférence à l'égard de tout et de tous.

La logique de l'échange marchand s'étant substituée à la logique méditative du Don, tout ce qui importe, ou mieux vaudrait dire désormais tout ce qui compte, est devenu interchangeable. La négation de l'absolu, du transcendant, loin de libérer l'être humain d'une autorité oppressante, eut pour effet que, plus rien n'ayant de valeur absolue, en soi, tout devint interchangeable et, par voie de conséquence, parfaitement contrôlable. Le contrôle absolu ne peut s'exercer que sur les objets relatifs. En d'autres termes, ce qui n'est pas quantifiable n'est pas contrôlable. Le monde ancien tournait autour des expériences donatrices de la religion et de l'art qui sont autant de façons de qualifier l'espace et le temps. L'idée même d'aristocratie, pour galvaudée qu'elle soit, gardait encore une référence à la distinction qualitative, et le jugement dépréciateur que l'on pouvait porter à l'endroit de certains aristocrates restait lui-même un jugement aristocratique. Dire d'un aristocrate qu'il est plus médiocre, pingre et idiot qu'un bourgeois (ce qui arrive bien souvent), c'est encore penser en termes aristocratiques, par référence à une excellence dont on déplore l'absence.

Il y eut peut-être dans l'imagination la plus incandescente de quelques révolutionnaires une telle idée d'un dépassement aristocratique de l'aristocratie. L'histoire, pour le malheur de tous, en jugea autrement puisque le pouvoir revint en fin de compte, - et ne cesse de revenir indéfiniment,- à ceux qui travaillent à l'exclusion de toute forme de pensée et d'expérience qualitative. Nous ne vivons pas dans un monde de maîtres sans esclaves, ou de maîtres cherchant à relever les esclaves, mais dans un monde d'esclaves sans maîtres,- et ces esclaves se sont organisés de telle sorte que chacun est « démocratiquement », l'esclave de tous les autres. A cet égard, il faut bien considérer les Révolutions de 1789 et de 1793, non point comme le fit Marx, comme une révolution avortée mais comme une contre-révolution réussie, et réussie au-delà de toutes les espérances.

Avec la Révolution française, s'est installé un ordre moral, fait de puritanisme et de mesquinerie dont l'intégrisme est l'aboutissement logique (culte de l'Etre Suprême et mœurs utiles). Tout ce qui, dans la Vieille France, s'esquissait dans les domaines de la prodigalité intellectuelle ou sensuelle, présageant des possibilités de vie magnifique sur la base d'un sens de la beauté et du défi, s'est brusquement trouvé confronté avec le rappel à l'ordre des puritains, des adorateurs du «Bien Public», justifiant à lui seul tous les sacrifices. Les sacrifices religieux et les sacrifices singuliers de la beauté, de l'amour, de l'ivresse que les individus accomplissent en eux furent bannis au profit du seul sacrifice à la République. La Terreur ne fut que la conséquence logique de ces prémisses. Le bourgeois, s'il y va de ses intérêts, est beaucoup plus impitoyable que l'aristocrate n'est cruel. La domination aristocratique est aléatoire, elle dépend, par définition du « bon plaisir », l'exploitation bourgeoise est systématique, elle s'accomplit dans l'irresponsabilité générale qui caractérise les sociétés égalitaires.

Lorsque règnent l'interchangeable, le quantitatif, l'utile, les sources du don sont obstruées, et la vie quotidienne devient d'une atroce aridité. L'ingéniosité du système consiste à tirer parti du malheur même qu'il suscite, de s'en nourrir, - car l'insatisfaction est le moteur de la consommation. Nous achetons des voitures qui nous donnent l'impression de nous mouvoir librement précisément car nous vivons des vies carcérales, assujetties à des mécanismes où notre valeur est purement quantitative. Nous nous endettons pour ces cercueils de métal, pour enrichir des industriels qui mènent une vie presque aussi misérable et besogneuse que la nôtre: tels sont les avantages de l'égalité, telle est la jubilation de l'esclave, son illusion vitale, sa raison d'être, son réconfort quotidien: nul n'est reconnu qualitativement supérieur. Certes, jamais les riches ne furent plus riches, ni les pauvres, plus pauvres, mais enfin, l'égalité persiste et le premier employé venu répugne (lui qui courbe l'échine toute la journée sous l'abus de pouvoir et l'ennui !) à dire « Maître » au grand artiste. Pour le démocrate fondamentaliste, la reconnaissance d'une qualité qui n'est pas ratifiée de quelque façon par le plus grand nombre, ou par un état de fait matériel est impossible. Le même homme qui accepte sans mot dire les pires humiliations dans sa vie quotidienne ne consentira pas, s'il peut l'éviter sans inconvénient, à témoigner du respect d'homme à homme,- fût-ce de façon informelle et amicale - à quelque individu supérieur. Le mépris qu'il se porte à lui-même est tel que le moindre signe de déférence l'anéantirait ! Sur cette voie, et pourvu que l'on ne lui demande pas de reconnaître l'exception, la grandeur ou le génie, on peut à peu près tout lui demander. Se lever aux aurores pour s'engouffrer dans le métro, obéir et obéir sans fin, surveiller et dénoncer ses semblables, vivre dans la laideur et dans l'ignorance et mourir pour des Causes indiscernables ou indifférentes (la Libre entreprise ou le Pétrole !) l'esclave est partant.

L'immense différence entre l'esclave antique et l'esclave moderne, c'est qu'il pouvait advenir que l'esclave antique brûlât d'être libre alors que l'esclave moderne ne rêve de sa « révolution » que pour généraliser l'esclavage. Ne sous-estimons pas les satisfactions à n'être pas libre: elles sont considérables, moins toutefois que les satisfactions à persécuter les libertés d'autrui. Cette persécution, ne nous y trompons pas, revêt les aspects les plus divers, et parfois les plus subtils. Le refus de la liberté d'autrui prend aussi bien la forme du coup de massue que du coup d'épingle. Nier la liberté d'autrui c'est d'abord, pour l'esclave moderne, pour le démocrate fondamentaliste, contraindre autrui au stéréotype. L'esclave moderne suppose, à juste titre, chez celui qu'il ne parvient pas à identifier, la possibilité d'une souveraineté subversive. Pour maintenir l'ordre, il faudra donc veiller à ce que rien ne vienne entraver les processus d'identification. La cybernétique y contribue grandement, mais elle n'est qu'une conséquence de cette tournure particulière de l'esprit servile qui consiste à réduire l'être humain à un rôle, à une identité particulière, soumise au déterminisme des sociologues et des généticiens, et par-dessus tout, aux jugements sommaires.

L'aventure fondamentale de la rencontre entre deux regards, d'où naît l'éclair issu des ténèbres des pupilles, de la souveraineté absolue, est ainsi devancée, désamorcée, par des procédures identificatrices. Ce que l'on nomme encore la « contestation » échappe moins que toute autre forme d'activité collective à cet assujettissement au stéréotype. Les slogans, les mots d'ordre, les bannières, les attitudes du «rappeur», du syndicaliste, sont le complément nécessaire des attitudes du clerc et du cadre dynamique. Tous ces comportements servent à trouver une identité, et toutes ces identités sont également serves dans un monde en passe de réaliser l'utopie de l'esclavage universel. L'identité est, dans le monde moderne, ce leurre auquel se raccrochent pathétiquement les individus trop lâches et trop timides pour tenter l'aventure de la souveraineté dans un monde incohérent. A cet égard, les leçons de courage de Nietzsche sont plus pertinentes que jamais. Le leurre de l'identité, loin d'être un retour aux logiques archaïques, comme se plaisent à l'affirmer les démocrates effarouchés, est au contraire le signe de l'évanouissement du sens de la Tradition. Lorsque l'influx poétique ne circule plus, ne se transmet plus, lorsque le devenir devient trop imperceptible pour des entendements trop rudimentaires, l'identité triomphe de la Tradition. L'intégrisme religieux à cet égard n'est qu'une phase transitoire vers le fondamentalisme informatique mondial qui sera, sous l'aspect cauchemardesque de la Parodie, l'aboutissement de la nouvelle théocratie des esclaves.

Corrigeons ce que ces considérations peuvent avoir d'abstrait par quelques remarques concernant la vie quotidienne. Le peu d'entrain, le peu de rêve et d'ivresse, qui ne fussent télévisuels, le peu de style, de légèreté, l'absence totale de perspectives métaphysiques font de la vie de l'esclave moderne, même dans les conditions matérielles les meilleures, l'une des plus sinistres de toute l'humanité. Nous en sommes venus au moment où le bien le plus précieux de l'être humain, sa parole, lui est ôté par toutes sortes de subterfuges, de substitutions. Perdue la nervosité qui naguère encore, entraînait les conversations vers l'art le plus haut, qui portait naturellement les idées, les sentiments, les intuitions à se dire ou à s'écrire dans une forme singulière ! Au sens étymologique du mot, l'esclave moderne est énervé, sans nerf, c'est à dire à la merci des excitations qui lui seront imposées de l'extérieur: publicité, propagande, idéologie, voire science et technique.

La difficulté à discerner des brèches, des lézardes dans ces illusions massivement imposées requiert à elle seule toutes nos forces de méditation, de spéculation, d'imagination et de stratégie. Par quelle chance, et serait-on tenté de dire, par quelle grâce, nous est-il donné de voir, de temps à autre, par delà les écrans de la représentation? L'impersonnalité du discours est souvent fallacieuse, et je ne puis, à cette étape de ma démonstration, me dispenser d'un rappel pour ainsi dire « autobiographique ». Certes, si j'entreprends la critique du culte de l'identité, ce n'est certes pas du haut d'une « supra-identité » que l'on pourrait faire passer pour de l'objectivité selon ce tour de passe-passe familier aux discoureurs des « sciences humaines », mais bien du cœur d'une aventure vécue, dont je suis le seul auteur, d'une aventure qui n'engage que moi, et qui ne s'adresse aux autres que par cette inadvertance dans la prodigalité qui est le caractère immémorial des écrivains français. Quoique nous en disions, toutes nos théories naissent d'un sentiment intime, d'une expérience intérieure qui nous paraît inexplicablement plus précieux que toutes les bonnes ou mauvaises intentions. Le désintéressement prend sa mesure à ce sentiment, ou mieux vaudrait dire, à cette expérience. Nous ne sommes pas intéressés, au sens vulgaire, car nous ne comprenons pas la logique de l'échange. Ce que nous sommes, ce que nous offrons, nous paraît trop précieux pour faire l'objet d'un marchandage. La Qualité d'un être ou d'une œuvre est irréductible et incommensurable. Mais nous ne sommes pas non plus désintéressés au sens où nous consentirions à sacrifier notre aventure à quelque intérêt général.

Ni intéressés, ni désintéressés, nous échappons à l'identification et nous y échappons d'autant mieux que, sitôt hors de cette lamentable alternative, c'est l'infini qui s'offre à nous comme une source inépuisable. La Qualité est l'inépuisable richesse du monde, la Quantité est la multiplication et le dénombrement de sa pauvreté. Le règne de la Quantité accumule la pauvreté, thésaurise la misère de ces « temps de manque » dont parlait Hölderlin. La Qualité nous révèle l'infinité qualitative de chaque seconde, ainsi rendue victorieuse du temps, et se prolongeant dans nos imaginations et nos mémoires en arborescences orphiques. Le pathos, la mauvaise conscience, le malheur informe et uniforme naissent des fausses alternatives que l'on ne cesse de nous imposer, faisant de chaque choix, c'est-à-dire de chaque exercice de notre libre arbitre, l'équivalent d'un sacrifice sur l'autel de l'égoïsme et du désintéressement, de l'utilité privée, ou publique. On comprend qu'en de pareilles conditions, les êtres humains soient hostiles à la pensée, si enclins aux abrutissements. La lucidité est insoutenable lorsqu'elle met en évidence notre misère, elle devient un prodige de hauteurs sans fins dès lors qu'échappant aux alternatives elle nous invite au déchiffrement des apparences.

Il n'y a pas d'équivalent ou de synonyme à la vérité ou à la beauté. Rémy de Gourmont, qui est de ces auteurs que nos contemporains gagneraient grandement à redécouvrir, préconise un exercice intellectuel qui, dans l'excellence de sa pratique, peut s'apparenter à un exercice spirituel. Il s'agit de « l'art de dissocier les idées ». Certaines idées, ou notions, nous dit Rémy de Gourmont, sont abusivement associées. La seule habitude, alliée à la foncière inertie de notre pensée nous fait reconnaître dans certaines idées les compagnes naturelles, invariables, d'autres idées. Pour peu que nous sachions nous dégager de l'habitude et de l'inertie, ces idées reprennent leur autonomie, leur force poétique et créatrice dont l'enchaînement arbitraire à d'autres idées, parfaitement étrangères, les privait. Ainsi en est-il de l'idée de liberté qu'une forme contemporaine de l'inertie associe à la démocratie en tant pouvoir fondamentaliste du plus grand nombre. Non seulement il n'y a aucune commune mesure entre la liberté et le pouvoir du plus grand nombre, mais il faut bien reconnaître que, fort souvent, le pouvoir du plus grand nombre est manifestement hostile à la liberté.

Il n'y a pas de conditions à la liberté. La liberté, par définition n'est pas conditionnée ou déterminée par un système ou un usage politique ou moral. Une liberté conditionnée ou déterminée est, à l'évidence, une liberté tuée. C'est, au contraire, la liberté qui, dans sa nature et dans son essence, détermine et conditionne le déploiement plus ou moins grand de nos possibilités d'existence. Comment imaginer une liberté qui serait la conséquence d'un conditionnement préalable ou d'une planification de la réalité ? Lorsque la liberté se présente comme la conséquence d'un conditionnement préalable, elle est illusoire. Tant d'individus, sans révérence ni fidélité, si obséquieusement livrés aux pouvoirs de l'état de fait et aux états de fait du pouvoir, se croient ou veulent se croire libres : le mot de « liberté » s'en est à tel point trouvé galvaudé que longtemps il fut presque impossible d'en faire usage sans s'exposer aux plus lamentables malentendus. Et pourtant, la liberté n'est autre que la liberté. La liberté ne prend sa source qu'en elle-même et il est impossible de lui trouver d'autre nom, de lui substituer d'autres notions, car chacune de ces substitutions est invariablement une falsification.

L'apogée de l'esclavage ne coïncide-t-elle pas avec le moment où les esclaves sont persuadés de leur liberté, lorsqu'ils sont aussi farouchement attachés à leur esclavage que les hommes libres le sont à leur liberté ? Comment donc parler de la liberté sans tomber dans la veulerie ou le mensonge ? Accroître l'exactitude de sa pensée, aiguiser son sens du défi, consentir à rassembler contre soi les factions adverses, telles seraient les prémisses d'une diététique libertaire destinée à nous rendre la puissance dont tout en ce monde, à commencer par le temps linéaire, nous dépossède. On a souvent fait grief à Nietzsche d'avoir envisagé d'intituler son grand-œuvre de la transvaluation de toutes les valeurs La Volonté de Puissance, sans voir que la puissance faisait partie des signes d'accomplissement de cette diététique de l'homme libre que toute l'œuvre de Nietzsche nous invite à exercer pour le plus bel accomplissement de la vie magnifique.

« La liberté ? Pour quoi faire ? » La question est d'une pertinence absolue car, en effet, une liberté qui se réalise en médiocrité s'abolit elle-même. La puissance dont parle Nietzsche est le « faire » de la liberté, son accomplissement poétique. Le pouvoir, cette fascination exclusive des esclaves, est de la puissance morte et fragmentée. Avoir du pouvoir, c'est renoncer à la puissance. Tout esclave dans le monde de la démocratie fondamentaliste, et c'est bien ce qui alimente son illusion, est aussi homme de pouvoir. Le rôle qu'on lui assigne, comme on marque un bétail, lui confère ce pouvoir, cette identité, cette fonction, sans laquelle il se sentirait perdu au milieu du tournoiement vertigineux de la puissance libre. Pouvoir faire et penser ce que l'on veut: cette simple définition de la liberté sur laquelle tout le monde s'accorde fait de la volonté de puissance la plus évidente expression poétique de la liberté. Or que fait le pouvoir à celui qui l'exerce comme à celui qui le subit, sinon le priver d'abord de la puissance. La puissance relative fait les cathédrales, le pouvoir relatif fait les «  grandes surfaces » commerciales. La puissance absolue fait l'Odyssée, le pouvoir absolu fait les camps de la mort.

Quoique veuillent les politiques, et ce fut l'erreur de Marx et de Maurras, (beaucoup plus proches l'un de l'autre que leurs adeptes respectifs, s'il en reste, ne seraient enclins à le reconnaître), il n'existe pas de « composé » entre le pouvoir et la puissance. La plus simple définition du pouvoir est de dire qu'il apparaît là où la puissance n'est plus. La puissance nous place, fût-ce dans la plus grande prodigalité, sous le signe de l'abondance, alors que le pouvoir nous place, fut-ce dans les plus grandes accumulations, sous le signe de la pénurie. Seule, avons-nous dit, la Qualité est inépuisable. L'esclavage organisé consistera donc à priver les hommes, autant que possible, de leur puissance, à les maintenir dans leur rôle, qui les soumettra à l'illusion du temps linéaire, c'est-à-dire du temps utilitaire, du temps de l'accumulation quantitative et industrielle.

Tout art poétique est aussi, en profondeur, un art de la résistance au règne de la Quantité. Et ne nous y trompons point: ce à quoi il faudra résister, ce n'est point aux ordres d'une élite. Les normalisations les plus brutales sont toujours faites par et pour les « gens normaux ». L'illusion démocratique est de toutes les illusions celle dont risque le plus de pâtir l'hérésiarque ou le dissident qui s'y adonnent. Le grand nombre, par définition, sera toujours contre lui, mais les minorités aussi seront contre lui, dans la mesure où elles se fomentent et s'organisent comme de petites majorités qui exigent une soumission. Dans un monde normalisé par le règne de la Quantité, les minorités ne sont pas un remède contre la majorité. La logique minoritaire, souvent réactive, cultivant une altérité de groupe, avec une tournure d'esprit encline à la persécution, est fort éloignée de la souveraineté et de la puissance des maîtres sans esclaves qui ne songent à leur propre gloire que par hommage à la grandeur et à la gloire de la Cité qui leur enseigna l'art de dire et de vivre.

Ce serait un fort malentendu que de croire ces propos inspirés par quelque individualisme exacerbé. L'individu moderne n'est que l'atome interchangeable du pire collectivisme. Garde-chiourme de lui-même et des autres, l'individu moderne, en réduisant son entendement à la seule considération de ses petites affaires personnelles, réalise l'idéal totalitaire comme aucun despote n'y parvint. Incurieux, ennuyé, futile, il circule dans le cercle étroit de ses seules préoccupations physiques. Rien ne l'intéresse que de savoir comment loger son corps, nourrir son corps ou mouvoir son corps. La Maison, la Nourriture, la Voiture sont les objets de toutes ses sollicitudes et même de tous ses fantasmes. L'esclave du règne de la Quantité ne voit rien au-delà du cercle qui l'enferme et qui le réduit à une passivité extrême. «Entrer dans la vie active»- cette formule m'a toujours semblé de la plus cruelle ironie, car, à l'évidence, il n'est pas de vie plus passive que celle de l'homme qui travaille.

Obéissant, laissant guider ses gestes et ses pensées par des mécanismes dans lesquels il n'entre qu'à titre de rouage, l'homme qui travaille réalise la passivité. Certes, la « vie active », cette formule doit s'entendre comme une antiphrase, car dans l'existence de l'homme devenu rouage, il n'est plus de vie ni d'activité d'aucune sorte. Sa vie est si peu active qu'elle prend les formes mêmes de la mort. L'histoire du vingtième siècle montre que les sociétés les plus acharnées à faire du travail une « valeur » surent avec non moins de détermination faire du meurtre de masse leur principal ressort politique. C'est, qu'en effet, le travail, dans ses formes modernes, n'est rien d'autre qu'un consentement à la mort. La vieille devise des jésuites, obéir comme un cadavre, « perinde ac cadaver », s'applique désormais, dans son sens le plus banal et le plus profané, aux guichetiers, aux caissiers, aux ingénieurs, toutes castes confondues, qui se proclament libres et égaux car ils disposent du « droit de vote ».

Ce droit de choisir entre des options préétablies est comparable à la liberté du consommateur: il peut en effet choisir entre deux marques d'un même produit insipide et frelaté; il peut aussi ne rien acheter: ce qui veut dire voter blanc, et son geste sera comptabilisé comme une erreur. Mis au chômage, l'esclave antique se fût réjoui dans son oisiveté reconquise, l'otium étant alors considéré comme une valeur. Mis au chômage, l'esclave moderne s'apitoie sur lui-même. Privé de son travail, il se trouve également privé de son identité. Pour l'esclave antique, le travail était son joug, son supplice et il aspirait à s'en délivrer, parfois au sacrifice de sa vie. L'esclave moderne, le « travailleur » ne rêve que de sécurité de l'emploi. S'il conteste et manifeste, ce n'est pas en faveur des pauvres mais pour s'assurer le léger surplus qui lui permettra, la retraite venue, de paraître un peu moins pauvre qu'il ne l'est. Il n'est rien dans le système d'asservissement du règne de la Quantité qui ne soit d'une extrême fragilité, rien qui ne repose sur une illusion soigneusement entretenue. Or, il n'est rien de plus despotique et de plus fragile qu'une illusion. Sans limite dans sa force hypnagogique lorsqu'elle règne. Un « presque rien » suffit pourtant à la frapper d'inconsistance. Quoiqu'en disent les matérialistes, qui ont inventé, et ne cessent de conforter, le monde où nous vivons, tout se joue, en dernière instance, dans l'esprit et par l'esprit. Toute la difficulté consiste à atteindre, d'une seule fulgurance, cette dernière instance, qui est aussi la première, sans se laisser dévier, en cours de route, par les arguties de l'esclave heureux qui pétrit indéfiniment son bonheur du ressentiment et de la crainte qu'il éprouve à l'égard de la liberté. Le mythe du travail ne résiste pas à l'analyse critique. Le travail qui transforme et qui « rend libre » selon la formule qui ornait les camps de concentration, n'est plus, s'il fut jamais autre chose (ce dont il est permis de douter), qu'une punition préventivement infligée à des êtres totalement irresponsables.

Que paie-t-on au juste dans le travail ? De quel échange notre salaire est-il le fruit ? Quelle est la nature de ce commerce, ou de cette expiation ? Est-ce notre savoir-faire, notre excellence, ce que nous pouvons apporter d'irremplaçable ou de durable à nos semblables ? Nullement ! Ce qui nous est payé est la quantité d'ennui, d'humiliation et de pesanteur que nous sommes capables de subir. Pour l'immense majorité de nos concitoyens, travailler c'est « faire ses heures » et non point faire quelque chose de ses heures. L'argent gagné correspond mathématiquement au temps que nous avons consenti à perdre, ou, plus exactement encore, à détruire. Le temps du travail est presque toujours un temps mort. La répétition favorise la léthargie, la mort progressivement s'installe dans une intelligence que les formes et les rapports nouveaux ne sollicitent plus. Pour vaincre la passivité de l'esclavage, il ne faudra donc point glisser dans la passivité plus grande encore de la distraction, mais hausser son activité à une intensité supérieure. L'abrutissement dans lequel nous laissent la plupart des travaux et des loisirs rend presque incompréhensible cette intensité supérieure dont témoignent à merveille les œuvres de poésie et d'art.

Dans nos jeunes années, nous soupçonnons qu'il existe une autre vie, plus étincelante, plus rapide, plus vaste, mais aussitôt avons-nous rejoint les troupes qui s'adonnent à « la vie active » que ce soupçon s'évanouit. Quelques uns cependant persistent dans leur discernement juvénile. De l'autre côté du voile, des lueurs parviennent, appels prodigieux des aurores et des crépuscules, auxquels ils ne renonceront plus. Leur existence, dès lors, fidèle aux premières visions, sera toute entière magnétisée par la magnificence possible de toute heure. Je n'ai jamais laissé d'être heurté par le contraste existant entre nos possibilités de faire de l'existence une aventure magnifique et la réalité de nos existences quotidiennes. Chaque heure recèle d'inépuisables richesses qui passent habituellement inaperçues tant l'habitude de l'esclavage, lors même que sa contrainte matérielle est moins sensible, nous tient éloigné de la beauté seigneuriale de la vie. Dans le règne de la Quantité, ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont également serfs de leur ignorance et de leur médiocrité. Ce ne sont point des « réformes » qui y changeront quoique ce soit. Les temps sont venus d'organiser des résistances, des clandestinités. Issue de la logique védantique du « ni ceci, ni cela », qui est l'élan même de la connaissance à la conquête de son propre dépassement, une troisième force précise ses puissances qui ne céderont en rien ni à l'intégrisme ni à la modernité, forces obtuses.

La troisième force quitte l'esprit de corps pour donner au corps le délié, la légèreté et la promptitude de l'esprit et de l'âme, car ce n'est pas l'âme qui est ou n'est pas dans le corps mais le corps qui est ou n'est pas dans l'âme. Il n'est point de retrouvailles heureuses qui ne fussent l'éveil d'une légèreté, d'une sainte ivresse dans l'Ame du monde. Toute fête nous éveille à la présence de l'Ame du monde. Alors nous frémissons d'impatience à nous reconnaître dans l'Ame du monde, dans ces rencontres avec la vie magnifique qui déferle en nous en vagues heureuses. La nullité des distinctions idéologiques est avérée, pour peu que nous approchions du pressentiment de la vie magnifique. Que les illusions fussent de droite ou de gauche, pour peu que l'on s'y tienne, et la vie magnifique nous échappe. Cette misère suscite une culture du ressentiment dont bénéficient toutes les démagogies, et, en dernière analyse, il n'est point de mouvement politique, qui n’ait pour moteur telle ou telle forme de démagogie. Si les choses vont aussi mal, nous entraîne-t-on à penser, c'est la faute des « autres », de l'adversaire qui usurpe un pouvoir dont nous ferions bon usage. La démagogie laisse les hommes dans leur veulerie et leur servilité originelle tout en leur faisant croire que la cause de leur misère est ailleurs qu'en eux-mêmes. On ne gagne jamais plus aisément des oreilles attentives que lorsque l'on attribue à d'autres que ceux à qui l'on s'adresse les tares universellement subies. La culture du ressentiment est l'une des plus prospères en cette fin de siècle. On ne cesse de persuader des gens qui sont incapables de donner un minimum de sens et de cohérence à leur vie quotidienne qu'ils valent mieux que les élites, objets de la vindicte populacière, où l'arrogance du médiocre le dispute à l'envie.

La haine du pouvoir dont s'honorent certains « contestataires » n'est rien d'autre qu'une révérence retournée du pouvoir. L'anarchiste qui vitupère est souvent dévoré par la même ambition que l'obséquieux affairiste. Rien n'est plus proche de l'idéologue révolutionnaire que l'arriviste. Les formes de la servitude sont variables. La fascination du pouvoir entrave également celui qui s'y confronte, en exerçant le pouvoir, que celui qui s'y affronte, en le contestant. La volonté même d'être libre peut asservir et le libérateur asservit à sa réussite ceux qui le suivent: «  Soyez libres avec moi ou esclave avec les autres ». Combien se sont laissé abuser par des alternatives de cette sorte ! Certes, à chaque instant, il faut choisir, et il n'a jamais été question de cesser, si peu que ce soit, de résister. Mais encore faut-il que cette résistance se fasse de façon rayonnante, à partir du site irrécusable de notre liberté. Entendez-moi bien, il faut s'exercer à résister de toutes parts.

Nous perdons notre liberté en nous abandonnant à une idéologie car l'espace que nous conquérons d'un côté nous est irrémédiablement repris de l'autre. Ma liberté ne peut faire celle des autres que si je ne l'abandonne pas à ce noble dessein. Savoir refuser les fausses alternatives jusque dans nos derniers retranchements fait de notre liberté cette troisième force, imprévue, scandaleuse, qui non seulement nous rend inexpugnables mais peut nous lancer à la conquête du monde ! Maître sans esclave, ma liberté est une flamme presque indiscernable, mais brûlante, dans le plus éclatant midi de l'été. Cette flamme passe des mains invisibles dans la lumière, et c'est ainsi que le monde sera transfiguré !

La dernière fausse alternative, la plus redoutable, dans laquelle les idéologues s'efforceront de nous immobiliser est celle de la croyance ou de l'incroyance. « Dieu ou l'athéisme », c'est en ces termes que les politiques, les idéologues ou certains prétendus philosophes ne cessent de recourir à notre crédulité et notre passivité. Et certes ! la crédulité athée n'est pas moins passive que la crédulité dévote. La prison intellectuelle et morale de l'athée est à l'image de la prison intellectuelle et morale du dévot moderne: seule change la terminologie. Il vient toujours un moment où le dévot de l'une ou de l'autre cause renonce à sa pensée pour se faire adorateur d'un mot. L'Humanité, le Progrès, la Science, la Tolérance, - ces mots recouvrent tout et n'importe quoi, y compris les pires intolérances et les fanatismes les plus obtus, mais dans l'usage qu'en fait la « société du spectacle », ils recouvrent avant tout le renoncement à la pensée, à l'esprit critique, à l'audace intellectuelle.

La « Cause » pour laquelle on se bat, en devenant abstraite, nous abstrait de nous-mêmes. Qu'est-ce donc à proprement parler qu'un homme moderne sinon un homme abstrait de lui-même, séparé de son « être-là », un homme insolite, séparé de sa tradition, de sa langue, c'est-à-dire de toutes les sources d'enchantement et d'émerveillement. Dans le monde moderne, la croyance et l'incroyance se partagent la tâche de séparer les hommes en deux, afin d'en faire des esclaves. Le dévot vit soumis à la doxa de la religion réduite à l'extériorité des rites et de la morale, l'athée est condamné à la doxa de sa mécréance qui se réduit aux rites et aux morales de la marchandise. En dernière analyse, cette séparation aura pour conséquence de parachever l'esclavage universel et il n'est pas même exclu de voir triompher, en fin de compte, par de là l'actuelle opposition du fondamentalisme « intégriste » et de la modernité « libérale », une sorte de fondamentalisme de la marchandise dont le but sera de détenir l'exclusivité absolue du langage symbolique. Chacun peut, d'ores et déjà, assister à la substitution progressive de l'image religieuse par l'image publicitaire. L'étape suivante est déjà donnée: l'image publicitaire, évacuant l'image religieuse, va elle-même devenir religieuse. L'intégrisme, de plus en plus, obéit aux lois du marché car celui-ci est lui-même devenu religion. Ayant pour fondement la séparation de l'homme avec lui-même, le monde moderne met en place une théocratie parodique dont le pouvoir s'accroît de toutes les divisions intérieures au bénéfice de la plus vaste et irrécusable uniformité extérieure. Le Diable, telle est sa ruse, cherche à nous diviser en nous-mêmes en feignant de nous unir aux autres, tout aussi scindés. Ainsi l'œuvre diabolique se répercute et se prolonge. Comment résister à l'uniformité extérieure, si ce n'est en luttant contre les divisions intérieures ? La place royale est la place du Cœur. Il faut s'y tenir, avec la mémoire et la fidélité, le sens de la chevalerie et de la résistance, car l'être et le devenir sont à ce prix. A renoncer nous ne serons plus rien et nous ne deviendrons plus rien. « Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre.»

 

(Toute ressemblance de ce texte, écrit il y a une vingtaine d'année, avec notre sinistre actualité est purement fortuite)

00:16 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

22/12/2021

Propos réfractaires, première partie:

 

10334363_663327207068137_4971251757405275874_n.jpg

Luc-Olivier d’Algange

Propos réfractaires I



Il conviendrait de faire, dans cette époque hâtive, l'éloge de la procrastination. A voir les agissements des Modernes, tout ce qu'ils remettent au lendemain est autant de temps gagné pour l'intelligence. Les imbéciles qui ne procrastinent pas sont infiniment redoutables. Remettez au lendemain, je vous supplie, remettez indéfiniment: le monde en sera plus calme, plus limpide et plus heureux. L'instinct mauvais du Moderne le pousse à sortir toutes affaires cessantes d'une situation qu'il juge insupportable, pour en fabriquer une autre pire, pour lui-même et pour autrui. Il s'aide dans cette entreprise de la haine ou de la dépréciation de son passé individuel ou collectif, - autrement dit de la haine de lui-même, - car nous sommes notre passé et redeviendrons heureux sitôt que, de la présence de ce passé, nous ferons une promesse.

 

Le nihiliste vit dans une torve barbarie qui consiste à détruire ce qui s'édifie à son insu. Il veut y être pour quelque chose, mais y être, pour lui, c'est souiller, transformer en amas les architectures les plus subtiles et les plus fragiles. Cet émerveillement de savoir que les belles choses se font sans lui, en dépit de lui, contre lui, lui est refusé, comme lui est refusé le resplendissement de la contemplation.

 

L'excitation, l'agitation permanente du Moderne, son désir d'outrance et de kitch suffisent à montrer que son énervement lui interdit l'intensité et la plénitude, qui surgissent en rayonnement, du fond du calme.

 

Le Moderne vit dans la terreur de s'ennuyer, et, avec cette terreur, il terrorise le monde.

 

Arborer des marques, des montres chères, des signes extérieurs de richesse, ce n'est pas du luxe mais la misère de ceux qui sont persuadés ne rien valoir par eux-mêmes. Le vrai luxe consiste à se défaire de ce fatras clinquant pour passer de bons moments.

 

Le premier argument contre la pensée moderne, c'est qu'elle rend triste et envieux. Contre la morale moderne: en elle la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel sont exclusives l'une de l'autre, - pour ne rien dire de son terrifiant manque de nuance et de sa perversion puritaine. Le moralisateur moderne, ayant oublié que le bien est le reflet du beau, comme celui-ci la splendeur du vrai, tombe dans l'instinct de la meute, le lynchage. Sans hiérarchie métaphysique, la morale devient reptilienne.

 

Les Modernes vivent dans la religion de la mort, devant laquelle ils sont tous égaux. On commence par un égalitarisme meurtrier pour finir en dévot de l'être pour la mort. Or il me semble que les hommes sont à peu près égaux en tout sauf devant la mort. Est libre celui qui sait mourir. Sa mort est une renaissance immortalisante.

 

Il ne suffit pas de témoigner des principes, il faut aussi combattre la tyrannie des écorces mortes. La négation de la négation est nécessaire aux temps où nous sommes. S'en dispenser serait se livrer, pieds et poings liés, à la parodie.

 

D'où nous sommes, nous ne pouvons aller directement à la vérité et à l'unité. Ce fut l'illusion funeste des utopies. D'où, dans toutes les traditions, ces constants appels à l'humilité. Humus, la terre, empreinte visible d'un sceau invisible.

 

Le Moderne préfère toujours l'abstrait au concret, et cette abstraction s'interpose entre lui et le suprasensible concret, entre sa pensée et l'Intellect, "l'intelligence vraie" dont parle Dante.

 

Le monde la Tradition est infini et défini. Le monde moderne est indéfini et limité. L'un définit par la hiérarchie, qui est ascendante et infinie. L'autre s'indéfinit à l'intérieur des limites disputées en conflits âpres et veules où toute dignité humaine est bafouée. Ce qui vaut tout autant des conflits intérieurs néoromantiques. Pour celui qui hiérarchise le corps et l'esprit, ceux-ci ne sauraient s'opposer. Interpréter la distinction du corps et de l'esprit en termes de conflits est encore le propre du Moderne. D'où son idée absurde que dans la pensée de Platon le monde des idées s'oppose au monde sensible, alors que le second n'existe que par le premier (comme si l'on disait que la graine s'oppose à la plante !).

 

A la différence de Platon et des platoniciens, le Moderne ne peut concevoir une auctoritas que pour l'anéantir ou en être anéanti. Dualisme outré des Modernes, logique binaire. Ce qui se situe en-dessous, dans une hiérarchie traditionnelle, n'est pas "moins bien" que ce qui se situe au-dessus. Tout au plus, "plus loin". Evidences, - mais incomprises.

 

En niant la négation, nous nous donnons une latitude et une longitude nouvelles, et en évitant de faire comme si monde n'était pas "plein de bruit et de fureur".

 

Propagandistes et ingénieurs du Gros Animal, leurs masques sont divers, mais de même facture. Si nous disposons d'un minimum d'esprit critique nous nous apercevons aussitôt que tous les systèmes modernes sont également collectivistes et totalitaires, - et en des modes opératoires singulièrement peu variés.

 

Techniques du Gros Animal: effrayer, épuiser, distraire. Le cerveau lavé, nous agissons comme des somnambules. Nous oublions la grande et belle aventure, la quête de la Toison d'or. L'éternité sise dans chaque instant est empoisonnée.

 

Dangers de l'herméneutique mal engagée: délires d'interprétation, outrance du "ça veut dire" psychanalytique. Les être ou les choses disent ou ne disent pas. L'herméneutique va vers le cœur, qui est silence, dont procède ce qui est dit, vers l'infini qui cerne ce que le dire définit. L'herméneutique juste sauve la lettre du littéralisme, comme elle sauve le phénomène de sa représentation abstraite.

 

Quelquefois, la seule vue d'un oiseau marin aperçu dans un ciel clair, le matin, m'a sauvé la vie.

 

Les Modernes échangent des propos, des sucs, mais se dévouent rarement les uns aux autres. Rien ne leur vient de loin, point de ressac. Ils calculent en profits et pertes et bornent leur existence à cette piètre comptabilité. Créditeur, débiteur, ainsi va leur bonheur, - mais ils ne peuvent croire qu’ils seront éternellement débiteurs de l'être qui leur est donné.

 

Le travail a été inventé comme valeur par ceux qui veulent nous faire travailler pour eux. Il n'en demeure pas moins que ceux qui ne travaillent pas, soit se dissolvent, soit finissent, dans leurs activités choisies, par déployer une énergie et une résolution supérieure à celle que ceux qui travaillent. Nous sommes actifs par faiblesse. La véritable puissance ferait de nous des contemplateurs.

 

Les Modernes, rats traqués qui ricanent de tout par peur d'être redevables, par haine de la gratitude. Le Moderne se croit libre lorsqu'il dit "Je ne dois rien à personne", - alors même que sa vie est un enchaînement sans trêve de servitudes. C'est, au contraire, au sentiment de devoir à un nombre incalculable de vivants et de morts que je fonde et que j'exerce ma liberté réelle.

 

Conserver les choses du passé, projet ambigu. Je n'ai pas le goût des conserves. Mieux vaut être réactionnaire que conservateur, et à condition que la réaction ne soit qu'un moment de la "négation de la négation", - avant de consentir à ce qui est, c'est-à-dire à l'éternel recommencement de la Tradition.

 

Le Moderne est un homme lassé, - lassé de tout aussitôt. Il se croit à chaque instant habilité à "passer à autre chose", zappeur dans l'âme, mais à la vérité, il ne soutient pas le regard. Il croit avoir épuisé une partie de la réalité alors qu'il n'a pas même échangé un regard avec elle: touriste des mœurs, des sentiments, des paysages, des idées. Tout lui est long et ennuyeux, et s'il veut tant prolonger son existence biologique, ce n'est pas par révérence à la beauté du monde, qu'il ne perçoit pas, mais à la seule crainte de la mort, comme inconnue. Or la vie est elle-même pleine d'inconnu. On se réfugie alors derrière les écrans.

 

La Sophia perennis est aux antipodes de l'universalisme moderne en ce qu'elle voit l'Un dans le multiple et le multiple dans l'Un. Anandâ K. Coomaraswamy: " Nombreux sont les chemins qui mènent au faîte de la même et unique montagne; les différences entre ces chemins sont d'autant plus visibles qu'on se trouve plus bas, mais elles disparaissent en atteignant le sommet". Soit exactement à l'inverse de l'universalisme moderne qui nivelle par le bas. Le multiple, le divers sont nécessaires à l'Un comme l'Un est au principe du multiple, comme au chant sont nécessaires le souffle et les cordes vocales. Entre l'Un et le multiple: le chant des gradations infinies.

 

L'unité qui, par volition, se ferait de l'extérieur, à partir des écorces mortes, serait la pire tyrannie exotérique, le fondamentalisme le plus odieux: règne de la Quantité. Ce que les Modernes conspuent dans le fondamentalisme est ce qu'ils aspirent à être, ce à quoi ils travaillent: le triomphe du signe extérieur, de la représentation, au détriment de toute vérité intérieure et de la présence réelle.

 

L'unité transcendante, qui est au-delà de l'espace et du temps, dans "le pays du non-où", est mise en musique par la diversité versicolore des cultures et des individualités, par les accords de l'espace et du temps.

 

L'Un est ce qui rend possible le divers et en consacre la beauté et la vérité comme le sceau consacre la cire où s'inscrit le blason.

 

Le sacré et le profane ne sont pas dans les objets mais dans le regard.

 

L'espace et le temps dans leurs diversités sont des épiphanies de la toute-possibilité. Le multiforme témoigne du sans-forme. L'uniformité ne témoigne que pour elle-même, et pour sa volonté d'appauvrir le réel. Le sens providentiel et métaphysique de cet appauvrissement, en tant qu'épreuve, mise-en-demeure, reste à comprendre comme un espace vide laissé au ressac de l'éther. D'où l'acharnement des Modernes à verrouiller leurs représentations, à se séparer, à travailler pour le diaballein: société de contrôle où le moins d'espace possible est laissé en dehors des servitudes du travail et des distractions.

 

Modernes: dévots pleins de certitudes, dont celle, particulièrement absurde, d'incarner le Bien après des millénaires d'obscurantisme. Le démenti cinglant apporté par l'histoire du vingtième siècle qui se prolonge dans le nôtre, n'affecte aucunement leurs certitudes. Presque rien ne peut affecter une certitude infondée.

 

Le propre des moralisateurs modernes est de considérer comme exclusives l'une de l'autre la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel et, par surcroît de ne voir dans le monde que des victimes et des criminels, soit des êtres humaines dépossédés de leur souveraineté, - c'est-à-dire à leur image. De plus subtiles entrevoient les crimes des victimes et le caractère "victimaire" des criminels, - mais qu'en est-il de l'humanitas en ses plus hautes possibilités créatrices dans cette sinistre alternance ? Les œuvres elles-mêmes, une fois jetées sur la place publique, ne trouvent plus d'amateurs mais seulement des procureurs et des avocats.

 

La barbarie ancienne était coruscante, la nouvelle est planificatrice.

 

Le sentimentalisme est au principe de la cruauté.

 

La vanité moderne, son subjectivisme, ses sentiments (qui composent ce qu'il croit être lui-même) lui interdisent de se concevoir comme le véhicule d'une vérité ou d'une beauté qui le dépasse. Il reste ainsi sur place dans un immobilisme terrifiant et terrifié dont son "bougisme" est l'expression la plus immédiate. Mondialisation: règne du touriste dont le mouvement perpétuel équivaut à ne jamais sortir de lui-même. D'un "lui-même" amas sentimental auquel il est attaché sentimentalement, c'est-à-dire avec la cruauté infinie, subie et infligée, du supplice de Tantale

 

La réalité est profane, le Réel est épiphanique.

 

L'ultime joie des êtres trop lâches pour connaître la joie est de se réjouir du malheur d'autrui.

 

Un monde aristocratique au plein sens du terme n'est pas un monde où quelques-uns s'arrogent des privilèges ou s'évaluent selon des critères au demeurant flous et variables, mais un monde où la générosité domine le calcul, où le dispendieux et le pauvre ne sont pas honnis ou méprisés, où l'acte d'être, l'être à l'impératif (esto) est plus important que l'être au substantif (l'étant), où les valeurs cèdent le pas aux principes.

 

L'aristocratie comme projet et non comme muséologie. L'aristocratie, certes, comme nostalgie, car toute nostalgie est traversée de pressentiments. Aristéia: scintillement à la fine pointe du Temps, à la proue du Vaisseau dans le périple odysséen.

 

Unité transcendante, communion secrète, par-delà les espaces et les temps de toutes les âmes odysséennes, de toutes les herméneutiques sacrées. La Toison d'or nous ordonne. Récipiendaires, nous obéissons à notre plus haute liberté.

 

Certains écrivains croient se donner pour plus "authentiques" et plus "vrais" en relatant des détails sordides comme si le sordide et le misérable relevaient, par essence, davantage de la vérité que la beauté et la vertu (au sens antique). Ce préjugé donne des œuvres tout aussi monocordes que l'outrance romantique dans la "sublime" sentimental. Les unes sont l'envers des autres, en pliant le langage à des manies où les mots se veulent expressifs, au lieu de dire ce qu'ils ont à dire.

 

Réhabiliter la "rhétorique profonde" dont parlait Baudelaire, c'est comprendre que l'intelligible se manifeste à travers le sensible. Le monde est la rhétorique de Dieu. L'écrivain imite la nature, la Création, sans les représenter. Il reproduit, à suivre la logique de Saint Thomas d'Aquin, la nature dans ses intentions et ses procédés.

 

Le "Magnificisme" de Saint-Pol-Roux: voir le monde en grand; ce qui agace les esprits épris de petitesses. Pourquoi voir le monde autrement qu'en grand, puisqu'il l'est ? Mythologies, théologies, métaphysiques, ésotérisme, poésie (d'Homère à Ezra Pound): longitudes et latitudes, hauteurs et profondeurs, horizons lointains. Certains hommes renoncent moins que d'autres au Réel vaste et mystérieux.

 

Rhétorique de la lumière manifestée à travers l'ombre, du "sans-forme" à travers les formes. Le vent passant dans les harpes d'Eole.

 

En des temps individualistes, la profanation de sa propre existence tire davantage à conséquence que la profanation d'un symbole religieux. Un symbole: ce qui est à la fois en soi et en dehors de soi. Le diable est essentiellement, et étymologiquement, le négateur du Symbole. Sous le règne du diaballein, chacun est enfermé en soi, et l'extériorité est enfermée en elle-même, hors d'atteinte.

 

Symboliser est un acte amoureux. Noces du visible et de l'invisible. Embrassement de l'intérieur et de l'extérieur. L'ésotérisme est la véritable érotique de la pensée. L'herméneutique est caresse et baiser, savoir et saveur. D'où chez les Modernes, qui n'y comprennent rien, la réduction de l'éros à la sexualité puritaine ou pornographique, - deux modes de séparation.

 

Toute sagesse ne vaut qu'avec une pointe de désinvolture et de folie, sans quoi elle devient un programme, et ennuyeuse comme un conseil d'administration.

 

La grande logique n'est jamais méthodologique.

 

Les Modernes cherchent des recettes de sagesse, mais ils dédaignent d'apprendre à cuisiner, et plus encore à faire pousser ce dont ils voudraient se nourrir. Spiritualités en baguettes congelées. Les commerciaux du "new-âge" sont fournisseurs. Bouddhismes allégés pour les entendements susceptibles. Devenez Milarepa avec trois stages et un fascicule. Ne dites surtout pas qu'il faudrait au moins deux ou trois décennies pour approcher, ne fût-ce que d'un infime éclat, du Zen, vous gâcheriez le commerce et démoraliseriez les bonnes âmes.

 

Les traditions occidentales sont moins prisées par la force de vente du new-âge, l'usurpation y est plus visible. Aux sagesses lointaines, appartenant à d'autres espaces linguistiques, il est possible de faire dire à peu près n'importe quoi.

 

Je me libère en soi, et non pour moi.

 

Les Modernes considèrent que toute pensée anagogique, initiatique et traditionnelle est d'une insupportable prétention aristocratique en oubliant leur propre stupéfiante prétention à se considérer, en vertu de leurs préjugés démocratiques, comme plus avisés et meilleurs que tous leurs prédécesseurs.

 

C'est faire preuve d'humilité et rendre hommage à la vastitude et à profondeur de la Création que de considérer qu'il y a des secrets non seulement de convention mais aussi de nature.

 

Le choix ne se pose pas entre l'herméneutique et le littéralisme, mais entre des herméneutiques échouées et des herméneutiques navigantes. On ne retrouve la lettre qu'après la traversée, comme Ulysse de retour au pays natal.

 

Les Modernes se reconnaissent à leur indifférence ou à leur hostilité à la beauté. Même lorsqu'ils la perçoivent, leur attention se focalise sur le défaut. Ainsi de la beauté des heures, des êtres, des œuvres. Attention acharnée au petit défaut, exacerbation. Prélude à une alchimie à rebours qui saurait déprécier l'œuvre, l'être, l'heure à partir de la faille infime. Attitude inverse: dans la titanesque laideur, le ramas d'horreurs, discerner l'infime survivance de la beauté, l'exalter, l'accroître, en embraser l'ensemble. La pauvreté et la banalité de l'écrin révèle à qui sait voir et ne s'y arrête pas, le rare éclat, la gemme transfigurante, l'instant sauvé (avec l'éternité qu'il contient) de la durée profanatrice.

 

La solderie généralisée de tout, la dévaluation de toutes les expériences humaines, laisse à l'essentiel sa valeur inestimable. Le mal périt dans son triomphe.

 

Le Moderne est déçu avant d'avoir tenté. Scepticisme, sophisme, cynisme vulgaires qui s'arrogent indûment le droit de se revendiquer de philosophes qui furent des expérimentateurs de libertés nouvelles. Ce qui libère les uns asservit les autres.

 

L'intelligence classique française, de Montaigne jusqu'aux Moralistes, est une sauvegarde contre la bêtise, la confusion et la servitude, - dont on mesure, à lire par exemple la presse américaine (mais hélas aussi la française au goût du jour) l'importance qu'elles peuvent prendre en son absence.

 

La chance offerte ne se présente jamais deux fois à l'identique, et lorsqu'elle semble la seconde, elle n'est que la parodie funeste de la première.

 

Le monde moderne excelle dans l'ersatz. Le génie du kitch: Las Vegas, parodie monstrueuse des cités emblématiques, des dieux qui jouent, et même de la divine providence.

 

Toute œuvre est sacrifice. Celui qui ne sacrifie rien n'a rien. Le sacrifice est la mesure du réel. Il n'y a là rien de triste ou de pathétique. Les plus hauts sacrifices sont joyeux: la vie s'y hausse à une plus haute intensité.

 

Ne sacrifiant rien, le Moderne profane tout.

 

En passant des mythologies, des théologies et des gnoses à la psychologie et à la sociologie (digressions à propos de "moi par rapport à moi" ou "moi par rapport aux autres") les Modernes ont étrécis le monde, lui ont ôté des dimensions. Comment alors partir à l'aventure. Le Moderne se soucie de ce qu'il pense. L'homme de la Tradition pense qu'il est pensé, n'oubliant jamais qu'il est un prodigieux instrument de perception des réalités sensibles et intelligibles, sans oublier les intermédiaires et médiatrices, les cités d'émeraude du mundus imaginalis ( dont il importe de redire qu'il ne s'apparente nullement à l'inconscient ou au subconscient, mais à un suprasensible concret, objectif et universel auquel nous avons accès par une surconscience, elle-même graduées en "états" et en "stations".)

 

Cependant les Modernes souffrent de cette petitesse: d'où leurs fureurs, leurs transgressions, leurs exactions tératologique, leurs hybris technologique. Ils trépignent et se frappent la tête contre les murs de leur caverne; et oublient de regarder de l'autre côté, car leur doxa dit que, de l'autre côté, il n'y a rien.

 

Dire qu'il n'y a qu'un seul monde revêt un sens différent selon qui le dit. Saint-Thomas d'Aquin, Nasafî, ou bien Monsieur Homais.

 

Le voyage de la substance à l'essence n'est pas un destin, puisque la possibilité s'en renouvelle à chaque instant.

 

Le Moderne vit dans les décombres d'un passé tantôt honni, tantôt idolâtré. L'homme de la Tradition vit dans le premier jour de la Création, - qui vient en lui, par lui, d'un ressac primordial où la nostalgie et le pressentiment, l'archéen et l'es chaton se confondent en une même résolution, à la fine pointe du temps.

 

La psychologie ne m'intéresse pas car il me semble que je n'ai rien à apprendre de moi-même. Quant à apprendre des autres, je me contente de de ce qu'ils me disent ou me font.

 

L'herméneutique psychologisante pense que les mots et les actes veulent dire "autre chose". L'herméneutique métaphysique restitue au Dire et à l'acte le silence et la plénitude dont ils procèdent. L'une cherche le mensonge sous l'apparence, l'autre l'authentification du phénomène. L'une est tournée vers le moi, l'autre, vers le Soi, l'ensoleillement intérieur.

 

Les Modernes ne proclament tant leur "autonomie" morale que parce qu’ils en sont totalement dépourvus et attendent chaque jour les arrêts de l'Opinion pour penser quelque chose à propos de n'importe quoi. Je ne connais pas un intellectuel sur mille capable d'apprécier une œuvre sans s'être, auparavant renseigné auprès des "autorités" universitaires ou journalistiques.

 

Tout ce qui cesse d'être chevaleresque devient policier, au pire sens du terme. Maintenir l'ordre par temps de chaos, c'est maintenir les avantages de ceux qui profitent le mieux de ce chaos. On serait alors tenté d'être anarchiste, en moindre mal, sinon que le mot est malvenu. An-arché : sans principe. On ne se révolte bien que pour des Principes (et contre des "valeurs").

 

Ne jamais oublier l'extrême fragilité de la beauté. Fleurs de cerisier sitôt dispersées qu'apparues, alors que les bouteilles en plastique durent plusieurs siècles. Mais l'extrême puissance est le secret ésotérique de l'extrême fragilité: les fleurs de cerisiers reviennent à chaque printemps. Ainsi de la Tradition et du monde moderne. Pour lors les adeptes de la bouteille en plastique pavoisent. Attendons.

 

Le Moderne qui ne veut pas sacrifier son confort s'y sacrifie.

 

La haine de la beauté s'explique par la violence numineuse par laquelle elle nous arrache à notre certitude pour nous abîmer dans la vérité.

 

Ne pas confondre discipline et servitude du travail obligatoire. La discipline suppose un Maître (fût-t-il un Maître invisible et intérieur) dont on est le disciple. Le travail suppose un petit chef qui s'impatronise abusivement et dont toute bonne discipline consisterait à se libérer le plus vite possible.

 

Les objets de série accréditent le mensonge rassurant qu'il existerait des choses parfaitement identiques entre elles. Mensonge à partir duquel on en vient à croire que les êtres humains eux-aussi sont interchangeables. Et c'est ainsi que les hommes vivent en l'âge noir, au plus éloigné de leur essence, au plus proche de leur substance.

 

La diversité des formes est la condition de la manifestation de la Sophia perennis. L'unité des religions est précisément transcendante. Immanente, elle serait syncrétisme et confusion.

 

Le goût du changement préside à presque toutes les catastrophes individuelles ou collectives. L'insatisfaction du "bouliste" s'accroît à mesure qu'il bouge. Son destin n'est pas le déclin, mais le pire.

 

Je n'écris pas pour me venger d'une injustice. J'écris pour saluer ma chance.

 

Alchimie à rebours: d'un iota de plomb assombrir un cosmos d'or. Contamination du négatif, du pesant, désenchantement. Quand bien même dans une destinée les forces heureuses dominent encore, le Moderne récuse leur existence ou les peint des couleurs de l'horreur qui l'étreint, - et qui est celle du reniement. Renier ce que l'on a aimé, c'est se renier soi-même et s’offrir à l'Ennemi qui se nourrit de ces reniements et s'en délecte. Cela vaut tout autant pour l'individu que pour la civilisation. Fuyant ce qui honore, on se jette dans les bras de ce qui nous jalouse et veut nous détruire.

 

Certains actes, certaines idées, certaines intuitions nous firent honneur; par eux nous fut offert d'entrer dans une vérité plus large et plus profonde que nous-mêmes. Le Moderne est celui qui s'en lasse et laisse surgir le cri: " Et moi ?". Il se détourne alors de cette magnifique bonté offerte, s'en va revendiquant et plaintif, saccageant au passage les Symboles qui le reliait à la beauté des êtres et des choses. Calculateur, aigri, mesquin, traquant comme autant de crimes, partout où il s'en trouve encore, les ultimes manifestations de générosité, d'insouciance et de bonheur.

 

Ces gens, à fuir, qui pensent que seuls leurs "problèmes" domestiques ou de gestion sont dignes de la parole et d'un commentaire infini, et que tout le reste, poésie, métaphysique, cosmogonie, gnose, est bavardage !

 

La raison pour laquelle les Modernes voulus modernes iront en enfer, et pour les plus chanceux, au purgatoire, ce n'est point pour manquements coupables, mais qu'installés au Paradis, ils en désaccorderaient l'harmonie par leurs griefs, leurs plaintes et leurs revendications. On remarquera que plus les Modernes vivent dans ce qui pourrait être le bonheur et la paix et plus ils geignent et bavent sur la beauté offerte.

 

Le Moderne hait l'enchantement et le paradisiaque car ils lui ôtent le pouvoir du ressentiment en action.

 

L'aventurier au milieu de ses difficultés est plus heureux que le bourgeois dans son confort car il sait donner tout son prix au moment calme et qu'il se trouve moins enclin à oublier qu'il peut tout perdre à chaque moment.

 

Voici devant nous comme un royaume, un "royaume au bord de la mer", les scintillements de la lumière sur l'eau, épiphanies, la ligne bleu sombre de l'horizon, quelques heures sauvées, conquises, souveraines. Nous y régnons si nous oublions les menaces et les utilités. " Mais à quoi vous sert cette souveraineté ? " (Dixit Monsieur Homais). A " ce rien qui est le tout" dont parlait Pessoa. Elle est notre raison d'être, brise marine. J'existe car elle me caresse à ce moment-là.

 

La pensée occidentale moderne est une raison tournant au rationalisme et au nihilisme, comme le bon vin, en de mauvaises conditions, tourne en vinaigre. Pensée clivée, entre l'abstrait et le concret, l'intelligible et le sensible, le concept et le mythe. Une autre postérité de Platon, en "gradations infinies", eût été possible, et le demeure, à partir de l'œuvre de Sohravardî.

 

Toute existence humaine digne d'être vécue, même en dehors des formes religieuses, est rituelle. Toutes les activités humaines ont été, sont et seront rituelles. Veillons à la qualité du rituel.

 

Ceux qui nous approuvent dans nos plaintes, qui s'accordent avec ce qu'il y a de pire en nous, pour nous trouver bien malheureux, sont nos ennemis.

 

Les justiciers puritains se moquent des victimes. Ils aiment à la folie leur pouvoir de faire tomber ceux dont ils imaginent qu'ils eussent été méprisé ou dont ils se sentent les inférieurs. Dans cette hybris, ils sont capables d'écraser en même temps les victimes et les coupables, et même les victimes et les innocents.

 

Contre la justice pervertie en vengeance: le pardon sacré, irrécusable devant Dieu comme il devrait l'être devant les hommes. Celui qui persiste à vouloir exercer sa "justice" vengeresse contre le pardon de la victime, entend prendre la place de Dieu. Autant dire qu'il se place à la droite de diable. Autrement dit, le pardon appartient à celui qui pardonne, il est son bonheur. "Heureux ceux qui pardonnent". Nier ce pardon, en acte, c'est être du côté de "celui qui toujours nie".

 

Nul n'est plus arrogant de sa supériorité de classe que le petit et moyen bourgeois. Les grands bourgeois non dégénérés passent leur temps à prier qu'on veuille bien leur pardonner leurs privilèges. Quant aux aristocrates de bon aloi, s'il en reste, ils s'identifient avec le peuple.

 

La magie de l'écriture est de capter à notre insu le moment où nous écrivons, d'en sauvegarder l'essence, y compris dans le propos qui semble l'ignorer. La phrase s'imprègne de l'air du temps, de l'éther, et prolonge de son geste le vent qui fait bruire un feuillage au-dessus de nos têtes.

 

Laissons la psychologie et entrons dans le roman du cycle de l'initiation et de la renaissance immortalisante. Situons-nous là où le monde se précipite comme une solution chimique, alchimique, dans la conscience, et embrase toutes les apparences.

 

Incandescence de l'apparaître porté vers nous par l'ouragan de feu de l'Invisible.

 

Pour refuser d'être apeuré, soumis, affairés, ainsi que le monde nous veut, consentons au blâme. Nous sauverons au moins quelques heures de notre vie de l'inexistence et de l'ineptie. Il est bon d'avoir quelquefois dans sa résolution quelque chose de borné, c'est-à-dire de défini. L'indéfini nous déroute; l'infini nous oriente.

 

La phrase d'un écrivain prend forme et musique de tout ce qu'elle est résolue à ne pas dire, de même que l'honneur d'un homme se forme de sa déférence au secret.

 

Ceux qui nous veulent sans secrets, nous veulent morts, et que nos secrets soient emportés dans notre tombe comme s'ils n'avaient jamais existés en tant que secrets gardés. Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l'infamie.

 

Pensée calculante, regard estimateur. Face à eux, nous sommes des objets de série. Le Règne de la Quantité déshumanise ce qui s'était à peine hissé au rang humain. Regards reptiliens, bureaucratiques, commerciaux, policiers.

 

Rien n'est compris d'un combat poétique et métaphysique si l'on ne voit pas que c'est un combat contre ce qui veut nous tuer, corps, âme et esprit. Les hostilités sont engagées depuis longtemps, peut-être depuis la nuit des temps. Combat de la toute-possibilité contre la restriction, de la fleur de cerisier contre la bouteille en plastique.

 

Le combat est cruel lorsque nous voyons nos alliés tomber avant nous. Hélas nous les voyons tomber un à un, alliés humains ou inhumains, êtres ou choses, existences où nous puissions, et avions l'espérance folle de donner, le réconfort et la force, la fulgurante joie immédiate, le feu clair au pouvoir des transmutations ardentes.

 

L'arbre dont les ombres colorées méditaient sur le front de notre amie a été coupé. Nos plages sont bétonnées, les quartiers où nous divaguions sont embourgeoisés. Les mots avec lesquels nous échangions nos sensations et nos idées sont devenus généralement incompréhensibles: c'est comme si nous parlions, dans le pays natal, une langue étrangère. Les regards humains sont devenus torves, butés ou fuyants. Ce qui pourrait nous sauver, l'ingénuité, la légèreté, la générosité, est repoussé aux confins du monde.

 

Le pouvoir moderne n'a nul besoin de notre force, de notre intelligence ou de notre courage, pas même pour les exploiter et les faire servir à ses obscurs desseins. Il nous veut faible, crétinisé et apeuré, - et sous cette condition, nous promet la réussite.

 

Celui qui vient avec l'intention d'apporter de la grandeur ou de l'audace, ou seulement un peu d'air, un rafraîchissement, ou un peu de flamme, est renvoyé aux marges du monde, chez les parias. Dans le cauchemar climatisé tout doit être à la bonne température, - autrement dit à la tiédeur. Ni feu, ni glace, gestes calculés, le Logos réduit aux potins. L'intelligence se limite à sa fonction d'expliquer le supérieur, c'est à dire le distinct, par l'inférieur, l'indistinct. Haine des essences, idolâtrie de la substance. Siècle non des vaisseaux élégants allant vers leur tragédie ou leur bonheur dans la lumière et le vent, mais des trains de marchandise.

 

La vie humaine est toujours un véhicule. Choisir lequel.

 

Pour le Moderne, le juste milieu n'est pas la verticale, le point méridien, la transcendance à laquelle s'ordonne la pensée, mais la médiocrité, - qui est de toutes les outrecuidances la plus extrême.

 

Esotérisme et kaïros. A quel moment entrons-nous dans la "conscience secrète", dans l'ensoleillement intérieur ? Quel est le chemin parcouru jusqu'à ce point ?

 

Peu importe qui nous parle du chemin vers l'intérieur, puisque ce chemin, il nous appartient de le parcourir en propre, pour la première fois, de façon inaugurale et d'entrer ainsi dans le premier jour du monde, par notre propre résolution, et avec la Grâce de Dieu, la seule.

 

Opposer la connaissance (la gnose) et la foi montre que l'on ne sait plus ce que sont l'une et l'autre. Elles sont écorce et noyau d'un même fruit. Séparés, le fruit et inviable et stérile.

 

La foi, autrement dit la confiance, ne se revendique pas, elle se prouve; elle est ce scintillement à la pointe du temps vers quoi nous cheminons, qui nous délivre de la glue et des rets et dont notre cheminement est la preuve.

 

Mon impression que tous les moments vécus sont à égale distance du moment présent, - avec pour conséquence que j'aime toujours avec une égale intensité tout ce que j'ai aimé. Ce que l'on aime, à la différence de ce que l'on consomme, ne s'épuise jamais. Amour des sources, Tradition. Les êtres et les choses ne s'éloignent ni ne s'usent, causes perpétuelles de leur acte d'être.

 

Les Modernes adorent les voitures car ils ne sont plus le véhicule de rien.

 

Ceux qui savent, sans conditions, se réjouir de presque rien, sauveront le monde car ils seront les témoins de l'inconditionné.

 

Par effroi de la perdre ou de perdre, les Modernes en sont venus à haïr le bonheur et la victoire. Ainsi ils sont perdant en tout et pour tout sans avoir saisi l'occasion d'apprendre que les victoires et les bonheurs sont en soi, sauvés dans leur éternité propre, irrécusables à jamais, créateurs de mondes qui résistent à l'intérieur de l'immonde.

 

La chance est toute entière dans son saisissement, au point que l'on songerait que le saisissement invente la chance, ou, du moins lui est exactement contemporain ou coexistant.

 

Le juste moment: intersection des temps, là où un temps s'ouvre sur un autre temps ou bien bifurque à perte de vue. La durée sociale est l'interdiction, faite par avance au kaïros de se manifester.

 

Le Moderne étant dominé par l'impression de ne pas vivre vraiment, veut des prolongations, pour, peut-être, vivre plus tard. Il augmente la quantité du temps mesurable et dédaigne les incommensurables qualités des temps créés. Or, l'instant loge des éternités

 

Les Modernes luttent pour conquérir des espaces, mais se laissent voler ou détruire leur temps. Prendre son temps: acte de conquête. Ceci dit, l'espace privé lui aussi se restreint. Maison réduites, appartements subdivisés où il est impossible de loger un tapis, une armoire ancienne ou une bibliothèque. On ne peut se défendre de l'idée que les plafonds si bas des logements modernes, plus encore qu'à un dessein de rentabilité, obéissent à une volonté d'écrasement, tout comme, dans la rue, en bas, l'homme de sa pauvre hauteur d'homme se trouve écrasé par des tours titanesques. Le Moderne est bombardé par deux messages simultanés. Le premier est qu'il n'a ni Dieu ni maître et le second est qu'il est une quantité négligeable perdue au milieu d'une quantité insignifiante. Rien d'étonnant à ce que les moins résignés deviennent fous.

 

Reprendre tout au début, c'est-à-dire non pas en arrière, mais à l'éclosion du moment présent. Voir ce qui s'y déploie, la puissance de la toute-possibilité. Ne pas se laisser gagner par le dégoût ou l'indignation. Persister dans la discrétion et même dans le secret. L'axe du monde est maintenu par ceux qui vivent verticalement dans la présence.

 

L'esprit est ce qu'il y a de moins exotérique.

 

La beauté supérieure de l'improvisation, car plus proche du mouvement de la création et mystérieusement mieux ordonnée que nous le voulions, supérieure à nos plans et à nos représentations, ensemble plus vaste que les parties qui le composent, et même plus vaste que le plan d'ensemble. Les musiques traditionnelle, jusqu'au baroque, furent improvisées avant l'usage de faire des œuvres d'art et de rendre sa copie. L'improvisateur garde confiance en des forces qui le dépassent.

 

L'éternité, dans le temps, survient soudainement, à l'improviste.

 

Ne jamais se plaindre d'être incompris. C'est par ce qu'il y a en nous d'incompréhensible que nous échappons aux mains sales, aux manipulations infâmes. Ce qui valait pour les Apaches parisiens vaut pour les poètes: " pas vu, pas pris".

 

L'écrivain soucieux de sa tâche a parfois l'impression qu'il a parmi mille façons de dire une seule qui est juste et bonne, avant de comprendre qu'il y avait mille façons différentes de penser, et à chacune sa formulation juste. Le style est la pensée même. Il n'y a jamais deux façons de dire la même chose. On croit chercher ses mots alors qu'on va à la rencontre de sa pensée, et que sa pensée va à la rencontre de l'Esprit. D'où cet air vif, ce souffle de grand-large qui nous avive lorsque nous commençons à écrire. Nous savons moins que personne où nous allons. L'heure ressemble à ce moment en suspens, auroral, dans la solitude maritime. Chaque seconde nous seconde, signe tracé, ridule sur la surface lumineuse, infime écume.

 

Certains semblent fuir leurs responsabilités, - mais pour de plus hautes et plus farouches. La morale bourgeoise fait appel à notre sens des responsabilités ("citoyennes") surtout pour nous détourner des Appels, des vocations. L'homme responsable à petite échelle est souvent irresponsable à une plus haute. A titre individuel, nous sommes d'abord responsables de la confiance que l'on nous porte. Si nous tendons la main, ne pas lâcher. La confiance nous oblige.

 

Inutilité de la polémique intellectuelle, qui est un jeu secondaire, et d'autant plus vain que ceux qui nous invitent en refusent les règles, jouant aux dames avec des pièces d'échec, et croient vaincre enfin en balayant le plateau de la main. Les gens qui disent beaucoup de mal de nous nous idolâtrent. C'est leur punition d'attacher leur attention à un objet qu'ils jugent indigne. Par clémence, inutile d'y ajouter.

 

Je n'ai jamais été aussi heureux qu'à la lisière des moments où je croyais être désespéré de tout. Croyant être désespéré, alors que je n'étais que désabusé. Mais se désabuser, c'est entrer dans la verdoyante espérance qui nous délivre de la désespérance qui nous abusait.

 

Le Moderne n'arrive à concevoir l'hédonisme qu'en partant en guerre contre l'Esprit, ou l'inverse. Monothéisme abstrait, matérialisme totalitaire, puritanisme, porcs dans leurs auges de consommateurs, demi-hommes qui rendent sans le savoir leur culte au diaballein. Le Diable rit chaque fois qu'il parvient à opposer le corps et l'esprit et exulte chaque fois qu'il parvient à anéantir un esprit par un corps. Ne préjugeons pas du vingt et unième siècle mais constatons que le vingtième fut pour lui une grande période exultatrice comme il n'eut guère l'occasion d'en connaître depuis les commencements de l'histoire humaine.

 

Exiger de nous d'être enfermé toute la journée dans un bureau climatisé à résoudre des problèmes absurdes pour acquérir le simple droit à notre survie matérielle, c'est beaucoup. Fonction de la technologie: être la verroterie que l'on propose en échange des biens, infiniment plus précieux, que l'on convoite. Marché de dupes, fausses richesses, pillage, emprise. Dans le monde moderne, nous sommes tous des colonisés, nous vendons notre âme.

 

Derrière le pouvoir global, il n'y a rien d'humain. Masque sans visage. Les idéologies sont des distractions qui nous détournent du combat essentiel, soit en nous engageant contre de faux ennemis ou des forces subalternes, soit en nous persuadant que le combat est vain. Or, il y a combat, et il fait rage. Chaque instant est un champ de bataille entre des formes claires et des forces opaques. Le premier moment du combat: l'éveil du Javanmârd, le passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle, dont la vocation est de redéployer l'Imagination créatrice.

 

Ce monde qu'ils veulent sans métaphysique, les Modernes voudraient pourtant qu'il soit jugé, non sur sa réalité physique, ses travaux, son histoire, mais sur ses intentions morales. "D'accord, disent-ils, nous avons exterminé, enlaidi, bétonné, asservi, empoisonné, mais dans la pureté séraphique de nos bonnes intentions !".

 

Le politiquement correct, avec ses vigilants, ses dénonciateurs, n'est pas seulement un opportunisme et un conformisme, c'est un vice, une passion, une "addiction" comme diraient les journalistes épris davantage de psychologie que de la langue française. L'agent du politiquement correct ne peut s'en passer car en la circonstance il se voit, de façon magique, investi du Bien. Peu lui importe alors le caractère inopérant de ses discours, le ridicule de des diatribes, sa vilénie sautant aux yeux lorsqu'il s'acharne contre des hommes plus talentueux ou courageux que lui. Il lui faut sa dose sans laquelle il s'effondrerait dans la conscience de son insignifiance.

 

L'investi du politiquement correct, autrement dit, le démocrate fondamentaliste, définit son investiture morale comme une autorisation à ne jamais échanger ni disputer avec ceux qui ne sont pas d'accord avec lui, étant d'accord avec lui-même, ce qui lui suffit amplement, qu'ils n'ont aucun droit, sinon de se faire conspuer ou lyncher, au nom du Bien.

 

La force engendre le calme, comme l'avachissement engendre l'excitation. Les "investis", ne cherchent pas tant à convaincre qu'à s'exciter les uns les autres avant de s'avachir dans un lieu commun et dans la satisfaction d'avoir nui à quelque esprit supérieur. Pour le démocrate fondamentaliste tous les esprits supérieurs, ou ne fût-ce que légèrement au-dessus de la moyenne, sont des ennemis à abattre à la première occasion.

 

J'ai observé, en deux décennies, la disparition progressive des formes premières de l'agapé et la prolifération des petites têtes dures pour autrui autant qu'excessivement délicates pour elles-mêmes. Les pires malheurs d'autrui font ricaner, les plus petites blessures d'amour-propre jettent dans l'hystérie. Si un peuple entre en de pareilles dispositions, on ne peut rien en attendre de bon, ni pour lui-même, ni pour les autres peuples.

 

Certains, par ces temps hâtifs, veulent être assurés, avant de commencer à lire un livre, qu'ils vont tout comprendre tout de suite. Apparaît le nom d'un auteur ou d'une chose qu'il ne connaît pas, le Moderne s'offusque. Comment ose-t-on nommer au-delà de ce qu'il connaît ? L'idée ne lui vient pas que l'on nomme pour l'inviter à connaître.

 

Tout grand livre contient une grand part d'incompréhensible, y compris pour son auteur.

 

Cette manie du livre plat (sans plis, où rien n'est à expliquer, et où l'on ne peut s'impliquer) participe de la machine de guerre nivellatrice. Livres tout neufs, pastellisés, comme ces cités d'architectes stipendiés par des promoteurs sans scrupules, - sans recoins, sans mystères et sans âge.

 

Le "je veux tout comprendre tout de suite" veut dire "je ne veux rien apprendre jamais". Dès lors qu'un effort non rentable est requis, le Moderne détale comme un rat.

 

Le goût du prévisible, de l'étiquette: ne lire que pour s'assurer que l'étiquette est bien là où elle doit être collée. Université, journalisme, entreprises étiqueteuses.

 

Le Moderne veut se libérer des conditions de sa liberté. Il guerroie contre ce qui le rend libre concrètement au nom d'une liberté abstraite qu'il n'exerce jamais, mais qui s'exerce sur lui par un enchaînement de servitudes.

 

Se libérant du poids supposé de la civilisation, il se précipite vers la barbarie ou la société technologique sans voir que le legs de la civilisation est d'abord un ensemble d'instruments, de moyens d'exercer sa liberté dans la vie magnifique, dans la grandeur. Le Moderne se libère de la grandeur, pour mieux vivre incarcéré et à l'étroit. Il se "libère" de la rhétorique des voiles, des cordages, et du voilier lui-même, pour mieux rester sur place dans l'ignorance. Il se libère même de la nostalgie du voyage pour ne plus voir sur le quai, la mer. Enfin, il se libère du quai pour attacher son attention à une enfilade de boutiques pour touristes. 

 

La communion libère, la fascination enchaîne.

 

Toutes les prétendues révolutions, (la "française", comme la soviétique ou la nazie) furent en réalité des contre-révolutions, c'est à dire un retour au "tamasique". L'ésotérisme seul est révolutionnaire. De même que Saint-Pol-Roux, dans sa réponse à l'enquête de Jules Huret, se définissait "Symboliste comme Dante", proposons d'être révolutionnaires comme Pythagore.

 

Au lieu de s'indigner de tel ou tel mot (au demeurant détaché du contexte ou de sens infléchi pour les besoin de la cause), revenir humblement à la pensée. Mais sans doute est-ce trop demander à ces pantins hystériques, auto-proclamés procureur du Bien et dont la raison d'être est de déshonorer la pensée humaine, de l'avilir dans le ressentiment. Rarement, ni avec une telle évidence, les hommes se seront jugé en jugeant et n'auront montré leur véritable visage en crachant au visage d'hommes dont un des titres d'honneur sera d'avoir été insulté par eux.

 

Le monde moderne est l'extermination du divers, des essences, régression vers la substance, disions-nous. Disparition organisée, en même temps, des personnes et des peuples. Monde génocidaire et massifiant.

 

Le puritanisme est un narcissisme glacé.

 

Il advient, paradoxalement, que nous soyons sauvés, et pour longtemps, par ce qu'il y a de plus fugitif.

 

L'éternité se laisse comprendre non par un une durée mais par un instant. La durée aussi longue qu'on la puisse imaginer, relève de la quantité, l'éternité, de la qualité. Certains instants sont éternels par leur qualité. Aucun reniement, aucun déni ne peut les atteindre, l'apostériori est sans pouvoir sur eux; ils nous sauvent car ils sont sauvés de la faiblesse de nos jugements, de la cruauté et de la bêtise de nos reniements.

 

La qualité d'un homme se mesure à ce qu'il n'a pas renié. La sombre ivresse du reniement laisse la bouche en carton, le monde en carton-pâte, insipide et faux.

 

Etre renégat du bonheur donné, c'est accepter pour mesure de son âme l'ingratitude du consommateur qui dit "Je ne dois rien à ce que je consomme, j'ai payé". Avoir payé ne nous donne aucun droit métaphysique, - le seul imprescriptible et qui s'établit dans une reconnaissance réciproque et mystérieuse.

 

Ce qui est radicalement sans mystère finit par être sans réalité.

 

Les œuvres sont des pays que l'on croit résumer par certaines caractéristiques supposées de leurs auteurs. Or le propre d'une œuvre est d'être plus grand que son auteur (quand bien même elle n'est que la trace d'une infime partie de ses songes et de ses cogitations). L'infime loge l'immense.

 

Le renversement de perspective ou le changement d'ordre de grandeur définit l'art d'écrire, - qui n'est jamais que la forme la plus radicale de l'art de la traduction, voyage de la lettre vers l'esprit et de l'esprit vers la lettre. Ce qui est ici devient là-bas, ce qui est antérieur devient ultérieur. Le visible devient l'invisible qui devient visible. Nous cheminons vers ce que nous étions, in illo tempore, pour devenir pleinement ce que nous sommes.

 

Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qui qui devient ? "Je progresse, j'évolue": autant d'expressions pour dire que l'on renonce à l'essentiel, que l'on cède à l'Ennemi nos contrées les plus fertiles, nos plus somptueuses demeures, nos solennités les plus ardentes et les plus légères.

 

Le "progrès" fut d'abord, et en tout, la progression du lourd, du triste et du laid. Tout en plus grande quantité. Plus de gens électrifiés, voiturés et peut-être (vaguement) alphabétisés. Mais aussi, plus de gens exterminés et avilis.

 

Les cités construites par "le hasard" sont plus belles que les cités planifiées par une intention architecturale, même géniale, car le hasard n'existe pas: il n'est qu'un leurre dont les ignorants s'abusent pour nommer, sans la nommer, la divine providence.

 

L'idée de divine providence n'est oppressante que pour ceux qui ne veulent pas savoir que leur liberté est incluse en elle (ou qui répugnent à exercer cette liberté).Tout est écrit car tout sera écrit. Du point de vue surplombant de l'éternité tout est déjà écrit de ce que nous écrivons au jour le jour dans une parfaite et souveraine liberté.

 

§ Il me semble que certains lecteurs, dans leurs réserves à l'égard de René Guénon en oublient le prodigieux élargissement de l'entendement auxquels ils sont conviés, n'en font pas l'épreuve et s'attachent excessivement à quelques détails qu'ils croient discutables.

 

La finalité est dans la chose elle-même. La finalité de la contemplation est la contemplation. La finalité de l'action est l'action elle-même. La finalité de la société de contrôle est le contrôle. Tout le reste est prétexte, leurres à l'usage de ces arriérés mentaux qui se prévalent de l'utilité et métaphorisent dans le néant en niant l'être-là de l'acte d'être.

 

Le travail est une punition. Les idéologies du travail ont la passion de punir. On ne punit avec passion que ceux qui touchent à un bonheur que l'on n'ose atteindre. Travailler plus pour consommer davantage c'est être réduit au rang du colonisé sous le joug du maître.

 

La liberté d'expression fait partie de la société de contrôle qui aime à savoir ce que nous pensons. Cette liberté nous est exactement mesurée: liberté de dire mais non d'être entendus, - au-delà de certaines étroites limites, notre pensée étant relayée et répandue comme caricature et objet de ridicule ou d'horreur. Cette liberté d'expression, serve du contrôle, est un piège tendu autant qu'un faire-valoir. Elle peut même faire croire à certains, dans leurs quartiers de haute sécurité, qu'ils sont libres.

 

La finalité de la société de contrôle étant elle-même, elle est la néantisation de ce qui est, de la souveraineté en soi. Ce qui doit se soumettre au contrôle doit disparaître. La société de contrôle étant contrôle de tout, n'est, en soi, rien du tout, sinon dans sa propre fin, un pur néant.

 

La post-humanité, c'est à dire après la fin du cycle de l'humanitas, sera formée d'attributs sans essences, d'avoirs sans être: hommes sans visage reconnaissables seulement aux écorces de cendre de ce qu'ils auront consommé.

 

Notre mémoire collective est encombrée de milliers de noms propres parfaitement inutiles, alors même que notre vocabulaire est en perdition et que nous ne savons plus nommer, ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres, et moins encore les dieux, les héros et les saints.

 

S'attacher aux lieux, non se les approprier, mais en être approprié, leur appartenir, laisser en eux quelque chose de soi lorsque nous les quittons, nous abandonner à eux lorsque nous avons le bonheur d'y être, en recevoir des messages impondérables, des signes de passage. Le génie des lieux se tient à l'orée de l'intériorité et de l'extériorité, là où la dualité, nous et le monde, devient "dualitude", amphibologie, miroitement de secrets. Par réfraction, notre secret devient la transparence de l'air.

 

La limpidité est plus secrète que les ténèbres. Nous pouvons percer les ténèbres, mais le limpide infiniment s'approfondit en lui-même. De même la raison est plus mystérieuse et plus rare que l'irrationalité et la déraison. La raison est pure merveille, que rien n'escompte et qui, dans le développement techno-affectif du monde, s'avère superflue, c'est-à-dire, qu'elle coule au-dessus du fonctionnement, lui passe, littéralement, au-dessus de la tête, comme un flot de nuage ou une rivière sur des cailloux.

 

La rationalité nécessaire à la technique n'est pas la raison, toute soumise qu'elle se trouve à l'irrationalité de son usage. La comptabilité des pertes et profits est encore moins la raison. La raison, comme en témoignent des dialogues platoniciens, est une ivresse. Le flux de la raison, au-dessus des têtes et des cailloux, est captateur de son au-delà. La raison: miroir tourné vers son au-delà.

 

Le règne de l'opinion, allié à la communication de masse est une machine à faire disparaître à la fois la métaphysique, la raison et son exercice moral, - et cela, bien sûr, pour les meilleures "raisons" progressistes et démocratiques.

 

La raison, comme le fut l'épée, est d'un usage rigoureusement aristocratique. Elle demeure pouvoir de l'excellence lorsqu'elle ne se détache pas de la métaphysique et ne décline pas en ratiocinations psychologiques ou idéologiques. Le plus redoutable adversaire de la raison est celui qui fait d'elle une idole. A lui, toutes les folies, et les plus noires.

 

Le fort nous accorde le droit d'être faible par moment, le faible jamais, lui qui traque la faiblesse des forts pour s'en repaître ou les tuer, un peu comme les paysans du film de Kurosawa qui achevaient les samouraïs blessés pour les dépouiller de leurs métaux.

 

Le fort sait ce qu'il doit à sa fragilité et le demeure tant qu'il ne l'oublie pas. La délicatesse favorise l'audace. Nous pouvons, comme le savait Rimbaud, y perdre notre vie. La seule force du faible est la fragilité du fort.

 

Forme médiatique moderne de la chasse-à-courre. A la fin, la créature libre et sauvage, non rompue aux usages de la gamelle, est déchiquetée par la meute des bien-pensants. Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard ou du sanglier, - et comme celui-ci, ils vont seuls.

 

Considérant la brièveté de la vie humaine au regard des possibilités prodigieuses qui s'offrent dans le sensible et l'intelligible, et dans les mondes intermédiaires, l'acharnement de mes contemporains à perdre leur temps me demeure un étonnement, - comme si toutes les procédures de l'existence convenue avaient pour finalité de ne pas être au monde, de ne recevoir du monde que le strict nécessaire à la perpétuation d'une illusion sociale. Or, pour exister dans la société telle qu'elle se machinise, où il suffit d'être agent ou rouage, la presque totalité de nos facultés de perception ou d'intellection est inutile, et vouée à disparaître.

 

Il semblerait que nous eussions hérité de facultés dont l'usage s'est perdu et dont le ressouvenir est, ou sera dans un proche avenir, considéré comme une "nuisance" après avoir été tenu pour une complication inutile de vaines nuances ou de coupables prétentions.

 

Jadis l'Elite était protégée et sauvegardée par le peuple. Aujourd'hui elle est assassinée par les classes moyennes qui en fabriquent la parodie technocratique ou "people". Lorsque les maîtres du monde ne sont que les agents (de la technologie, de la finance ou de la publicité) le monde est désorbité et roule dans le chaos. Le chaos, c'est-à-dire la servitude à n'importe quoi, la servitude totale, sans gradations, échappées, suspens ou alternatives. L'Ordre, le cosmos, est exactement l'espace de notre liberté (d'ordonner, de nommer, d'être les Co-créateurs de la Création).

 

Moins nous exigeons de recevoir de nos semblables en particulier et plus nous recevons du monde en général. Ce que nous contemporains nous mesurent en douceur, en bienveillance, l'air d'une journée de printemps nous l'offre infiniment, avec une générosité vertigineuse.

 

Nos semblables jugent de nos bienfaits selon qu'ils s'imaginent qu'ils nous coûtent. Mais certains êtres sont bienfaisants sans qu'il semble leur en coûter et c'est d'eux que nous recevrions le plus si nous ôtions de nos pensées le calcul, la tractation, - ces mauvais plis.

 

Depuis des décennies, presque tous les gens que je rencontre croient que tout va bien pour moi et que tout va mal pour eux, et que je devrais, de la sorte leur être redevable de mon bonheur, sinon coupable. La politesse qui consiste à la faire bonne figure et à ne pas trop ennuyer ses voisins avec ses problèmes est désormais considéré comme un crime de lèse-victime.

 

Il importe de ne pas vivre seulement dans la réalité mais dans le Réel, non pas seulement dans la représentation, mais aussi dans la présence, non seulement dans le fruit de nos actes, mais dans l'action elle-même, à cet instant où elle rétablit, comme le rai de lumière d'une Annonciation, le lien entre la réalité et le Réel.

 

Le monde des "réseaux": un labyrinthe qui serait dépourvu de centre, la raison s'y use, s'y épuise et finit par être anéantie.

 

Les Modernes fabriquent du chaos et font le monde à sa ressemblance. Dé-création, dédire; suivent les destitutions de l'âme et de l'esprit et la destruction de " la divine loi des gradations" dont parlait Edgar Poe. Hors de "la science des justes dénomination" (Confucius), tout est chaos innommable. Le chaos terminal est pire que le chaos originel, dont il poursuit en vain la nostalgie trompeuse.

 

Hommes de convictions et d'opinions: hommes lourds, et qui considèrent leur lourdeur comme une évidente supériorité, ce qu'elle est, de fait, selon une mesure quantitative. Leur lourdeur est leur légitimité, leur pouvoir et leur fonction. Faire en sorte que tout reste fixé dans sa représentation, dans son identité, que rien ne s'envole, n'ascende vers les nuances ou les nuages. Juste étymologie: avoir la tête dans les nuages (grief que nous font les réalistes) c'est l'avoir exactement là où il faut, dans les nuances, entre le ciel et la terre.

 

Le Lourd cherche à accroître sa lourdeur, à être "blindé", à peser financièrement. Le Léger, lui, cherche à sauvegarder sa légèreté. L'un, éternel insatisfait, travaille au augmenter la part de la substance, de l'avoir; l'autre désire l'éclaircie de l'être que lui révèle sa fidélité à ce qui est.

 

Certains hommes s'identifient à leurs biens immobiliers, à leurs voitures, d'autres à leur souffle, inspir et expir. Où suis-je, en vérité, sinon dans mon souffle ?

 

Extrait d'un ouvrage à paraître



 

20:27 | Lien permanent | Commentaires (3) | |  Facebook

21/12/2021

D'Annunzio, entre la lumière d'Homère et l'ombre de Dante:

269708497_211155891210522_925132460145916671_n.jpg

Luc-Olivier d'Algange

Entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante 

 

«  En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel. »

Friedrich Nietzsche

 

Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil paraît en 1878, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté, son premier roman, qu'il publie à l'âge de vingt-quatre ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.

Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.

Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche,- alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre,- que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.

On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des « méthodes critiques »: « Lorsque l'exemplaire d'Aurores vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».

L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est « nietzschéen » comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.

L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le « Sens de l'Histoire », les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.

Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne,- au sens ou la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.

De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.

Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale « chrétienne » - ou prétendue telle - n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La « liberté » qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».

Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de « l'anti-platonisme » nietzschéen,- lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition « scientifique » que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne... Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles et le grand nombre. »

Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros du Triomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice,- qui est une ivresse,- s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.

Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'or dont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Ether !

« Veut-on, écrit Nietzsche, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ?- L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... »

Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Ame est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Ame du monde ? « Il s'entend, écrit Nietzsche, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit. » Que nous importerait une Ame qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Evoquant Goethe, Nietzsche précise : «  Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute. »

La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Ame est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et des hommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte. »

Ecrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.

La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Ame elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative,- cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Ame fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus: ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.

L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Ame de l'interprétation infinie,- que nulle explication « totale » ne saurait jamais satisfaire car la finalité du « tout » est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae:

 

« Entre la lumière d'Homère

et l'ombre de Dante

semblaient vivre et rêver

en discordante concorde

ces jeunes héros de la pensée

balancés entre le certitude

et le mystère, entre l'acte présent

et l'acte futur... »

 

Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.

 

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques. Editions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

(A suivre: D'Annunzio et l'Equipée de Fiume) 

23:31 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

20/12/2021

La Morale du Prince de Ligne:

Afficher l’image source

 

Luc-Olivier d'Algange

La Morale du Prince de Ligne

 

La fin du siècle dernier pouvait, aux regards distraits, laisser croire que le temps de la morale sévère était révolu et que, par un assentiment général, on allait pencher vers une sorte d'hédonisme démocratique et universel, ainsi que le laissaient à entendre les théoriciens de la «  fin de l'Histoire  » et les mœurs les plus ostentatoirement affichées. Force est de constater qu'il n'en fut rien; nous voici en des temps où la morale la plus âpre, la plus «  indignée  », souvent persécutrice, s'exerce sur tous les fronts.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que de prendre conseil d'un Maître plus ancien, et, peut-être, de tenter de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus. A cet exercice de dioptrique morale, nul ne nous invite mieux que le Prince de Ligne.

Un esprit hâtif, jugeant ses œuvres d'après ses titres et l'homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer, comme on classe un dossier, pour s'en défaire comme d'un legs obsolète, parmi les libertins du XVIIIe siècle, auquel, certes, il appartient mais dont il se dégage par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles surgissent de son propre mouvement, lequel est guidé par le goût, cette notion française par excellence.

Il faut lire l'auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d'alerter son intelligence et que celle-ci, si libre qu'elle soit dans ses exercices, demeure ancrée dans une idée du beau indissociable du bien; idée d'autant plus exigeante qu'elle ne s'abandonne jamais à la confusion ou à l'outrance. Une certaine longanimité est nécessaire afin que l'expression de ce que l'on croit être le bien ne soit pas une grimace. La formule bien connue du Prince de Ligne: «  Etre heureux et rendre heureux  » nous semblerait une morale minimale, sinon minimaliste, si l'on ne s'avisait aussitôt qu'elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, «  être malheureux et rendre les autres malheureux  », - ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains.

Réduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une «  réduction phénoménologique  », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.

Une morale décantée est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l'abstraction, par ces généralisations abusives, et fausses, qui seront, ultérieurement, au principe des contraintes les moins légitimes: «  J'ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu'il se levait un peu trop tard. »

La morale décantée par le bonheur, celle, enfin, qui sait qu'elle retrouve sa raison d'être en se délivrant du ressentiment, est d'abord délicatesse, - cette subtile science de ne point offenser: «  Je trouve horrible à un homme d'esprit d'attraper un sot. Qu'il attrape un autre homme d'esprit, s'il le peut. Celui des deux qui sera l'attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux  ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale et déclarative, non point présomptueuse ou fière mais humble à sa façon, parfois pyrrhonienne, pratiquant la «  suspension de jugement  », mais seulement jusqu'au point où ne défaille l'impératif premier de «  rendre heureux  ».

Notre temps est aux justiciers, c'est dire à l'outrecuidance fondée sur la méconnaissance de la nature humaine. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, - naïfs car ils s'imaginent accroître l'empire du Bien, alors qu'ils ne font que leur propre bien, au détriment d'autrui, et retors car l'usage excessif de la mauvaise foi, qui est le filigrane de leurs arguties, en fait des sophistes controuvés et perpétuellement menaçants. A l'inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. La juste formulation est pour lui, comme elle le fut pour Confucius, la garante de l'harmonie entre les hommes. Au juste, en tant qu'épithète plutôt qu'à la Justice, en tant qu'hypostase, va la préférence du Prince de Ligne: «  Il est souvent de la justice de ne pas faire justice  ».

Le Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: «  Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison  ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: «  Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit  ».

Encore que le ton donné à ses propos, à ses contes, soit porté par un résolu carpe diem, que sa sagesse soit enclose dans la célébration du moment présent et que ses regards soient orientés en avant, vers le bonheur attendu, vers l'un de ces «  commencements amoureux  » qu'il préfère à toutes les vanités mondaines, voire aux gloires de l'héroïsme, parfois lui pointe une nostalgie pour des temps plus nobles et d'une plus haute vigueur, mais cette nostalgie même lui est un encouragement à vivre pour en délivrer les sources empierrées.

S'il y eut jadis cette vigueur, eh bien, qu'elle soit ! Le Prince de Ligne, telle est son intelligence appliquée aux situations, n'avait nul besoin de connaître quelque philosophie existentialiste pour comprendre qu'il faut tout jeter dans le feu de l'acte d'être, dans «  l'être-là  », et avec ces quelques brins de folie qui font, selon la formule d'Héraclite, «  le feu mêlé d'aromates  ». L'ataraxie ne lui vaut guère. Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, qui fait «  danser la terre  », selon la formule antique, d'une danse où l'on s'oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous, le Prince de Ligne préfèrera la danse des Cosaques ou «  des jeunes femmes grecques et des beautés de Géorgie et de Circassie  » à «  la grâce stupide et importante d'un menuet, accompagné d'un sourire en donnant la main, avec un sot balancé  ».

Plus on le fréquente et mieux l'on comprend que le Prince de Ligne, tout immoraliste qu'il se donne, célèbre les vertus, au sens étymologique, non la vertu des ligues et des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales, de bonne venue, qui font les gens de bonne compagnie, les vertus qui sont générosité et vigueur: «  Je ne vois plus d'envie de s'amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n'a plus qu'une sourde ambition.  »

La force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: «  On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours  ».

L'exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L'intuition du Prince de Ligne précède la grande pensée morale de Nietzsche: le ressentiment est l'écueil affreux; sans la jalousie, il y aurait du paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des Moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l'importance que l'on se donne et que l'on se joue: «  C'est l'importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s'imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins.  »

S'il est une mauvaise dévotion et de sinistres dévots, - et celle-ci ne dira la grandeur de Dieu que pour affirmer ce que ceux-là pensent être la leur, et leur droit à méconnaitre la simple dignité des êtres et des choses, - il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu'il prend la peine de définir, «  la dévotion de bonne foi d'une âme tendre et un peu exaltée, d'un cœur juste et pur  ». Ce qu'il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: «  Ce dévot, tel que je l'entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d'affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde  ».

Mesurons, en passant, l'effroyable régression de la morale depuis l'heureux Prince de Ligne. Prenons à cœur de recevoir ce qu'il nous donne sans prétendre à nous édifier, sans nous livrer à ces rituels spectaculaires où la défense du «  Bien  » devient une forme d'hystérie; et songeons enfin, avec une «  bienveillance  » enfin non galvaudée, mais résolue à les défendre, à ces «  plus jolis petits péchés du monde  » qui désormais, ne seront, parfois, que de laisser ses cheveux au vent et ses regards aux couleurs de la vie.

Cet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas «  la folle du logis  », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.

Le Prince de Ligne, dont l'imagination n'est pas moins visuelle que musicale, nous entraîne en des tableaux vivants, comme le savent les véritables amateurs qui, plutôt que de gloser sur l'histoire de l'art, aiment à se promener dans les arrière-plans des peintures illustres et, dédaignant le motif principal, le sujet historique ou religieux représenté, préfèrent s'imaginer, promenant ou divagant, sous le soleil peint là-bas comme sous un vrai soleil, au milieu des cyprès, ou dans sa nuit, sous d'indiscernables feuillages, comme dans une nuit véritable. Au repos, un repos gagné par la vigueur dépensée, livré à sa songerie, le Prince de Ligne ne dédaigne pas, en homme de son temps, à imaginer quelque cité idéale, qui serait, non l'accomplissement d'une idéologie, toute idéologie étant la préméditation d'un massacre, mais un reflet de son âme, qui est une âme chromatique: «  Je voudrais qu'on s'attachât plus aux couleurs qu'on ne le fait  ». Dans cette cité, advenue, non par la vengeance des envieux mais par un rêve venu de loin, peut-être de quelque conque marine atlantidéenne, il y aurait, précise le Prince de Ligne un beau climat «  Astrakan, par exemple, ou Poltava, quelque part où l'été ne fût pas trop chaud, avec très-peu d'un hiver assez léger  ». On y verrait des «  brunes vêtues de bleu  » et des «  blondes, de rose cendré  ». «  La mort viendrait, je crois, plus tard qu'ailleurs descendre sur cette jolie ville  ».

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d'un livre à paraître



19:09 | Lien permanent | Commentaires (1) | |  Facebook

19/12/2021

Henry Montaigu, un cavalier bleu:

Afficher l’image source

Luc-Olivier d'Algange

Un cavalier bleu

 

L'histoire littéraire, pas davantage que l'histoire politique, n'est sur le point de s'achever. Chaque génération apporte sa provende d'œuvres décisives qui sont marquées par leur temps et qui marquent leur temps, non sans l'habituel retard des reconnaissances de cette sorte. Les lecteurs de Baudelaire ou de Stendhal du siècle dernier appartiennent à la même race, audacieuse et fervente, qui se rassemble aujourd'hui autour de l'œuvre de Henry Montaigu. Les signes sont moins trompeurs d'autant qu'ils sont plus subtils. Il existe, autour du Cavalier bleu, une intense circulation d'esprits vifs. Cette œuvre romanesque, au sens le plus intérieur du terme, c'est-à-dire placée sous la voûte romane du Paraclet, est à l'origine d'un faisceau de sympathies spirituelles dont les œuvres sont encore à naître. Les lecteurs du Cavalier bleu appartiennent à cette phratrie rebelle à l'ordre du temps, et disposée, le cas échéant, à ourdir contre l'usure de la vie quotidienne quelque conjuration magnifique.

Œuvre de résistance aux normes profanes de la mondialisation, œuvre de fidélité à un esprit français qui tient à la fois de l'épée de Pardaillan et de la secrète égide philosophale de la Délie, l'œuvre de Henry Montaigu s'inscrit dans la tradition de la liberté conquise, - fort différente de la liberté seulement octroyée. Cette tradition va de Rabelais à Sasha Guitry, en passant par Montaigne, Molière, Gobineau, Villiers de l'Isle-Adam ou André Suarès. Sachons que la liberté conquise est le signe immémorial de la franchise, et qu'être français ne saurait avoir d'autre sens que celui d'un exercice particulier de la liberté.

«  ... Et rentrer dans cette liberté d'esprit dont les charmes sont dangereux, à ce qu'ils disent, mais dont le bon emploi est certainement ce qu'il y a de plus utile au monde". Cette citation de Joseph Joubert, en exergue de La Baronne prodigieuse, répond à cet autre fragment: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. »

Ces questions de légèreté et de liberté vont bien au-delà du traité de style; elles rejoignent la théologie, et plus profondément encore, ce que René Guénon (auquel Henry Montaigu a consacré un ouvrage décisif, René Guénon ou la mise-en-demeure) nommait la métaphysique. On se tromperait fort en voyant dans cette perspective métaphysique une inclination excessive vers l'abstraction. Rien, j'en porte témoignage, l'ayant un peu connu, n'ennuyait autant Henry Montaigu que ces « idées générales » qui sont, bien plus que les faits, le fonds de commerce du journalisme de mauvais aloi. La métaphysique, dont s'emparent les poèmes, les récits et les chroniques de Henry Montaigu, comment mieux la définir que par une formule bien connue de notre cher Alcofribas Nasier: « Rombre l'os et sucer la substantifique moelle ».

A l'évidence, le monde n'est pas exclusivement à l'image de ses représentations les plus banales. Le cheminement initiatique du Cavalier bleu consiste précisément à sortir des représentations et à tenter l'approche de la présence, ce buisson ardent. L'œuvre de Henry Montaigu est une quête du Graal, mais sans pathos et sans excès d'humeurs, la vertu chevaleresque y étant toute désinvolture et légèreté. On peut aller fort loin sans forcer la note, en demeurant en accord, selon l'auguste loi des correspondances, avec l'areté homérique. La phrase de Joubert sur la légèreté donne le diapason du Cavalier bleu. Son pas le conduit hors de la lourdeur, de l'épaisseur et de la laideur vers des contrées belles, fines et légères comme des feuillages dans la lumière où séjourne le « souverain bien », qui est tout autre chose que la morale des moralisateurs. Où trouver le lieu et la formule de cette morale ? Mais encore dans l'Abbaye de Thélème: « Fay ce que voudras » !

Défenseur de l'idée de la France en tant que royaume, Henry Montaigu s'est toujours tenu à l'écart des travers et des transes des idéologies modernes. La France est un royaume, c'est l'évidence; encore faut-il comprendre que ce royaume n'existe que par des frontières sacrées. Parmi les auteurs de la seconde moitié du vingtième siècle, Henry Montaigu est sans doute celui qui sut porter le plus loin et le plus haut la méditation sur le sacré. On peut imaginer sans peine l'obsolescence des formes religieuses, mais le sacré lui-même ne saurait disparaître.

Dans La Couronne de feu, lecture symbolique de l'histoire de France, Henry Montaigu ébauche une nouvelle historiographie désencombrée du fatras des « sciences humaines » qui jargonnent à en faire perdre de vue lignes et couleurs. Ces prétendues « sciences » sont à la fois étrangères à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Ajoutant des grilles d'interprétation les unes aux autres, elles brouillent la vision la mieux exercée. L'idée profonde, novatrice, qui jaillit de la lecture de La Couronne de feu est que l'histoire est trop sérieuse pour être laissée aux historiens; mieux vaut en laisser l'usage aux écrivains et aux poètes. L'histoire, en bien et en mal, est faite d'œuvres et de poésie, bien davantage que d'économie, de jurisprudence ou de traités; et d'autre part, l'histoire est un récit et le récit connaît ses lois musicales, son solfège et ses variations, comme l'âme humaine elle-même. « Certes, écrit Montaigne, c'est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l'homme », et c'est au chroniqueur d'exercer l'esprit de finesse; l'esprit de géométrie revenant à la considération des vastes orchestrations du symbole ou du mythe.

Les modernes ont reproché aux classiques d'avoir, selon le mot de Racine lui-même « pour seule règle de plaire au public ». Baudelaire fera l'éloge du plaisir aristocratique de déplaire. Remarquons seulement que ce n'est point tant l'auteur qui change de dessein que le public qui change de nature.

L'œuvre de Henry Montaigu se dégage, d'un fort mouvement, des querelles d'anciens et de modernes en montrant que la fidélité aux principes est l'inventrice des formes les plus libres. Classique par son refus de céder au culte morbide de la subjectivité, de l'outrance ou de la dictature de l'informe, et cependant au-delà de tout classicisme par son sens du mystère, son audacieuse plongée dans les hauteurs lumineuses du verbe, l'œuvre de Henry Montaigu mérite bien le titre d'œuvre par la diversité des forces qu'elle fédère, alors que tant d'ouvrages modernes ne sont que des travaux.

Poétique, théâtrale, narrative, doctrinale, historique, l'œuvre polyphonique de Henry Montaigu s'impose à nous, peu à peu, avec la même force que les œuvres de Fernando Pessoa, au Portugal, ou d'Ernst Jünger, en Allemagne. Cette force est celle des lecteurs. Le Cavalier bleu, comme Les Falaises de Marbre, sont des livres qui, selon le mot de Paul Morand, « ne sont aimés que de ceux qui les lisent ». Hasardons quelques réflexions mathématiques. Jusqu'à preuve du contraire, le nombre proportionnel de « jüngériens » ayant lu Les Falaises de marbre reste tout de même plus important que le nombre de "cartésiens" ayant lu Le Discours de la méthode ou Les passions de l'âme. L'œuvre de Henry Montaigu gagne son territoire par ses seules forces. Ainsi, la Sagesse du roi dormant nous est donnée comme un privilège que nous ne sommes pas encore obligés de partager avec les cuistres. Sagesse d'une élite, gnose romane des gradations et des justes hiérarchies vivantes dans la geste initiatique des héros comme dans la doctrine formulée par René Guénon - au grand scandale des bien-pensants, qui ne veulent pas comprendre que l'égalitarisme est la ruse du riche ! Sagesse du silence et de la contemplation, de la domination de soi-même dans le cœur des mondes qui est bien le seul recours de ceux qui n'ont que l'Etre, cet intime frémissement de la totalité, pour guerroyer contre le néant triomphant, contre l'usure dont parlait Ezra Pound dans ses Cantos, contre le mensonge de l'histoire linéaire.

« L'histoire est sphérique, écrit Henry Montaigu. La réalité la plus intérieure de l'histoire est sphérique. Elle ne devient linéaire, progressive, événementielle que par décadence, oubli des fondements et aboutit alors - davantage par le fait de la chute des temps que par l'effet des révolutions - aux diverses idéologies sociales et profanes du réalisme politique... Dans cette perspective, le rôle de la France doit être à la mesure de son histoire, de sa permanence à travers les temps et de son mystère. » Ce propos fut et demeure mal compris. L'histoire sphérique paraît contraire à la théologie de la Providence, alors qu'elle n'est qu'un refus du déterminisme et du progressisme. La linéarité est une croyance abusive en la loi de l'enchaînement des effets et des causes. Ce qui paraît déterminé, enchaîné, ne l'est jamais qu'après coup. Nous croyons voir une suite logique, alors que nous ne cédons qu'à la force de conviction de l'interprétation du déjà advenu. Reprendre sa liberté à l'égard du carcan de l'explication linéaire, fallacieuse car toujours postérieure à la preuve possible de sa pertinence, c'est retrouver les ressources profondes de la langue française, sa force ondoyante, son allure naturellement dégagée et prompte, par le fait, à s'affronter aux énigmes radicales de l'existence.

La triste habitude est déjà prise depuis quelque temps de déprécier systématiquement tous les écrivains français. A rebours de ce conformisme, l'œuvre de Henry Montaigu est pleine d'hommages, de signes d'intelligence adressés, par-delà les rets de l'espace-temps à ses semblables. Les auteurs qui, moins que d'autres, sont en proie aux affres de l'envie, entraînent leurs lecteurs dans l'excellente compagnie des fils de roi. Laissons les dénigrements aux « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Avec eux s'achèvent les heures du nihilisme. Aux pas du Cavalier bleu, franchissons la ligne qui sépare le nihilisme des retrouvailles avec les formes de nos songes, là où le Roi dormant s'éveille.

Le mythe du Roi dormant, qui court comme un filon d'or alchimique dans tous les livres de Henry Montaigu, n'est pas sans évoquer le mythe sébastianiste dans l'œuvre de Fernando Pessoa, magistralement éclairé par les études d'André Coyné, et ravivée par l'aventure politique et romanesque de Dominique de Roux. Le Cavalier bleu est, comme le recueil Messages de Pessoa, un livre héraldique et initiatique. Le roman, pour entrainant qu'il soit, avec ses courses, ses combats, ses paysages, est d'abord un moyen de connaissance; il donne de la réalité une vision stylisée, armoriée. L'œuvre comme armorial initiatique, comme palimpseste de la nature invisible et visible, rejoint, là encore, l'auteur d'Héliopolis, et plus en amont, les précis déchiffrements néoplatoniciens et pythagoriciens de Maurice Scève ou les grandioses méditations sur la Providence de Joseph de Maistre.

Le cœur de la Tradition est l'instant - ce qui se tient, immobile Thulée glorieuse, séjour du dieu dorique, dans l'immensité des eaux. Tout l'enjeu tient dans le défi: faire du sens de la Tradition la plus haute et la plus libre des exigences poétiques. A cet égard l'œuvre de Henry Montaigu témoigne de la précellence du poète sur le clerc. Tout est dit dans Opéra doré, procession liturgique du Logos-Roi qui donne son ultime chance à la spiritualité romane: « Rose héraldique /Voici le lys et le lotus / L'étang de jade et la royale Basilique/ Et la méditation devant le mont Mérou/ Et la source forestière de Notre-Dame-des-Aulnes ».

On pourrait appliquer à Opéra doré comme au Cavalier bleu, la définition que Paul Claudel donne du théâtre Nô: « Ce n'est pas quelque chose qui se passe, mais quelque chose qui arrive ». D'où la difficulté du lecteur moderne à entendre ce qui est dit. Habitué, dans l'extrême passivité du consommateur, à ne voir passer que des images et des mots qui renforcent l'illusion de la sécurité, le lecteur de ces dernières décennies vit dans un retard permanent, que soulignent les effets de la mode. Il n'aime que les choses passantes, car il est lui-même dépassé. Or tel est le mystère, la gloire des principes dont l'œuvre de Henry Montaigu témoigne, qu'ils arrivent comme l'éternité même. L'éternité ne passe pas, elle arrive. Elle est, dans l'inépuisable recommencement de l'Etre, ce qui revient sourdement, au rythme du cavalier, ou de façon fulgurante, comme dans le Traité de la foudre et du vent. Henry Montaigu n'est pas de ces prosateurs monocordes qui apparurent dans le sillage du « nouveau roman ». Son écriture obéit aux sollicitations diverses de la vision. La forme brève, aphoristique, du Prince d'Aquitaine, coexiste avec le chant. Après de brusques épiphanies, le poème devient cantate limpide: « Chevaliers du Saint Graal, je vous cède ma place/ Voici l'aube du jour/ D'Aquitaine le songe a déchiré l'espace / De l'étrange séjour... ».

Certes les monarchistes, s'ils étaient capable de le lire, auraient en Henry Montaigu leur plus grand auteur, avec de Maistre et Chateaubriand. Mais le Cavalier d'Aquitaine s'adresse aux hommes de poésie et de pensée, non aux hommes d'opinion, ce qui élargit singulièrement le champ de son œuvre tout en réduisant provisoirement le nombre de ses lecteurs. A dire vrai, Henry Montaigu n'est pas monarchiste, ni même royaliste (que vivent les nuances !) mais poète du Roi dormant. Son cœur suit le cours du temps. Chroniqueur, dans son Journal de Galère, écrivain prophétique, mais en commerce avec Sacha Guitry, Henry Montaigu se dégage des poncifs romantiques, gagne ses batailles dans cette « guerre du goût » qu'évoquait Philippe Sollers, et qui est sans doute, avant tout, une guerre française par-delà toute forme de nationalisme. La recouvrance métaphysique est recouvrance de la légèreté. Salubre comme un bon galop, roborative comme un vin d'Aquitaine, son œuvre est faite pour nous désembourber du pathos des idées aussi générales que fausses, de cette étrange et cruelle sentimentalité qui orne le monde le plus brutal qui soit.

Aux temps qui semblent annoncer le triomphe du libéralisme économique, des normalisations génétiques et du fondamentalisme, Henry Montaigu oppose résolument, et sans la moindre défaillance, l'esprit français qui, dans la tradition gaulliste mise en lumière par Dominique de Roux, souffle où il veut et comme il veut. L'esprit français, pour Henry Montaigu, est, à l'évidence, un esprit de fronde et de résistance, contraire au plat réalisme qui incite aux compromis et aux collaborations. L'esprit français, la tradition française, que l'œuvre de Henry Montaigu illustre de quelques-uns de ses plus beaux éclats, sont d'ordre héroïque et sacerdotal. Cet ordre n'est point d'un temps révolu, il est une possibilité permanente. Avant que la « nation » ne triomphe du Royaume et de l'Empire, avant que la soldatesque et la cléricature au service des bourgeoisies ne viennent éteindre les flammes chevaleresques et théologiques, il y eut une lignée de poètes dont l'œuvre de Henry Montaigu est le dernier (mais non l'ultime) surgeon. Car ce qui arrive, avec la force la poésie et ses symboles de feu, finit toujours, et contre toutes les apparences, par être victorieux de ce qui passe.

 

A propos de Henry Montaigu, voir aussi dans Fin Mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis, le chapitre intitulé Ce printemps d’Aquitaine. Et dans L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, le chapitre intitulé Digression toulousaine.

14:31 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook

18/12/2021

Du "Traité de la Foudre et du Vent" de Henry Montaigu:

 

Résultat d’image pour Henry Montaigu. Taille: 122 x 159. Source: www.oocities.org

Luc-Olivier d'Algange

A propos du Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu.

 

«  L’avenir est à une chevalerie inconnue.

Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur.

Etoiles ensevelies, quel vent vous délivrera ?»

Henry Montaigu

 

De rendre à la parole humaine sa dignité, infiniment bafouée et profanée par les temps modernes, en éveillant la divine vertu des mots, leur sens qui toujours se situe au-delà des significations, dans une région aurorale et secrète, - l'œuvre de Henry Montaigu, dans sa magnifique solitude, fut aussi pour nous, attentifs au génie humain, non moins qu'à la vérité qui dépasse toute humanité, cette ardente promesse, cet orient, dont la seule existence suffit à donner au monde une plus grande légèreté.

Le style de Henry Montaigu était la légèreté même, non certes qu'il feignît la désinvolture, comme tant d'autres aujourd'hui, par l'usage immodéré de la litote; la vie fulgurante, la vie prophétique, tenait, pour lui, à la fidélité qui, de ses nuées, de ses éclairs, précède, en solennité légère, la chose dite. Sans la mémoire de cette solennité, tout rire n'est que ricanement, toute désinvolture n'est qu'impardonnable futilité.

Un titre résume à lui seul cette fidélité au silence qui précède et engendre toute manifestation: Traité de la Foudre et du Vent. La coïncidence des contraires, dont la vérité scintille dans les hautes œuvres rubescentes de l'Alchimie, s'anime dans ce titre, allusif, car il suscite la pensée sans forcer la conviction.

Alors que le terme de Traité implique l'ordonnance du Verbe selon une raison prévisible, voire selon une méthode, la Foudre, qui est la soudaineté même, et le Vent, qui souffle où il veut, sont des instances supérieures à tout enchaînement rationnel. Cette apparente contradiction est l'œuvre même, - flamboiement du heurt qui s'apaise et triomphe dans la clarté qui l'environne. Le Traité, entre des puissances que l'intelligence humaine juge contradictoires, unit, dans l'instant apocalyptique et la création d'une forme nouvelle, ce qui, de toute éternité, dans l'Intellect divin, n'a jamais été séparé.

Lorsque la parole rejoint, pour en témoigner, le silence qui la précède, comme la Foudre est précédé par le grondement du tonnerre, que le Vent devance, tout est dit. Et la prophétie du Vent, et la fulgurance qui stylise, peuvent, en effet, faire l'objet d'un Traité, - autrement dit d'une traduction, directement impliquée par ce registre de lumière dont la lecture nous est offerte comme un don à ce moment de notre existence où la présence des êtres et des choses frappe d'inconsistance le leurre du temps et l'illusion de la mort.

Nous comprenons alors que la Foudre et le Vent ont conclu, dans ce Traité, le pacte que la plume de Henry Montaigu paraphe, en nous laissant la responsabilité de répondre à l'appel de « l'amour du lointain » (selon la formule de Dostoïevski, reprise par Nietzsche). Car le plus lointain est aussi le plus proche et toute réponse juste à cette extrême et ardente proximité du lointain légitime le « répons » dont le vaste jeu est le loisir et l'infinie munificence de Dieu.

La verdoyante sagesse de la langue française est dans son étymologie. La réponse est de notre responsabilité, de même que la pensée est la juste pesée sur la balance d'or de l'Analogie qui laisse les choses correspondre les unes avec les autres dans la subtile harmonie des astres et des saisons. Car Henry Montaigu ne fut pas seulement poète et métaphysicien, il fut aussi romancier, dramaturge, historien, embrasant ainsi de poésie, le roman, le théâtre et l'Histoire, dans cette belle tradition de la littérature française qui sait dévouer à l'immanence une attention théologique, afin d'en élever le sens dans ses nuances et ses éclats.

L'Auteur du Traité de la Foudre et du Vent, fut ainsi le contraire d'un « spécialiste », c'est-à-dire un homme d'intelligence libre, avec ce sens du défi qui procède à la fois d'un tempérament audacieux et d'un détachement supérieur. Et par ce détachement, son œuvre fut, non point le panthéon d'une subjectivité despotique, mais le hiéroglyphe unique d'un discours plus vaste, celui de la France.

Lorsque les styles par trop se ressemblent, lorsque l'œuvre ne porte plus le sceau de l'Unique, ce discours devient bredouillement de syllabes mortes. Toujours l'uniformité fut, pour la France, une plus grande menace que le disparate. Or en ces temps journalistiques, l'œuvre de Henry Montaigu fut l'une des biens rares à manifester avec alacrité et ferveur, la persistance de la mémoire française, sans cesse insultée.

S'insurgeant contre la méconnaissance générale et systématique de ce que fut la France d'avant la Révolution, - c'est-à-dire non pas la « vieille France » mais la France juvénile et courtoise, amoureuse des fêtes et des Symboles, des amours et des combats, l'œuvre de Henry Montaigu eut ainsi pour mission de disposer l'âme de ses lecteurs à recevoir l'Héritage, non de dérisoires « valeurs » mais de Principes d'autant plus précieux qu'ils ne donnent aucune règle, aucune orthopraxie, mais nous exigent à la hauteur de ce « faire » et de ce « dire » qu'est la poésie, et que sans cesse il nous faut opposer au défaire et au dédire.

De même qu'il y a une façon d'affirmer son identité qui n'est que narcissisme collectif, impie, de même il existe une façon de s'appliquer à la coutume qui, dans l'oubli de la primordialité de la Tradition, est peut-être pire qu'une ostensible subversion. Dans cette guerre sainte pour la plus haute mémoire, s'inscrivent des œuvres telles que René Guénon ou la mise-en-demeure, et Culture d'Apocalypse:

« C'est parce que l'homme a le don de Voir qu'il a la possibilité de se régénérer. Le poète est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde.

Déserteurs: ceux qui feignent de tout comprendre pour n'avoir rien à faire, - et ceux qui feignent d'avoir tant à faire pour ne rien comprendre. »

Dans cette élévation du Chant, Henry Montaigu nous laisse un espoir de quitter les marges où vagabondent les déserteurs, activistes ou théoriciens, pour pénétrer au cœur d'une réalité dont la densité est celle du Symbole. Il n'est rien de plus réel qu'un Symbole. Le Symbole est, par lui-même, essence de la contemplation et de l'action, et l'œuvre qui sait le servir, loin d'être abstraite, se tient au cœur du réel en vertu d'une immémoriale maintenance des Principes.

Si, un matin, le bonheur nous était offert, d'assister à la fin du règne des Abstracteurs (dont le travail est d'abstraire la vie et de soustraire le monde à son principe), ce bonheur nous le devrions à l'élévation du Chant, comme une flamme issue de l'ardeur de l'être, et dont l'œuvre de Henry Montaigu sut nommer et servir l'unique souveraineté.

C'est ainsi que les réactionnaires ne s'y reconnaissent pas, et c'est heureux, car il n'est pas souhaitable de recueillir les suffrages de ceux qui rêvent de couronner l'imposture bourgeoise. C'est ainsi qu'il n'est point d'œuvre moins passéiste, toute attentive à ce qui advient, telle une révélation de l'être, jusque dans la nostalgie : « à travers ce qui demeure, afin de saisir ce qui est ». C'est pourquoi tout se joue dans l'immédiat, dans l'éveil de cette morale héroïque qui embrasse le plus vaste présent, car son présent, son don, est la présence même, telle qu'en l'imagerie médiévale se figure Notre-Dame, du haut du ciel.

Dans ses éditoriaux de La Place Royale, dans son Journal de Galère, Henry Montaigu n'aura cessé de lutter contre les forces qui réduisent la Tradition à la primauté du politique, étouffent l'amande vive sous les écorces mortes, débusquant l'esprit bourgeois, sous toutes ses formes, fussent-elles « royalistes » : « L'erreur répercute l'erreur jusqu'à la monstruosité », - de même que la Contre-révolution répercute la Révolution. D’où l’importance du détachement qui nous laisse entrevoir la duperie de l’Histoire profane, et l’importance du survol, sans quoi le travail de l’historien se réduirait à une compilation journalistique. Toute méditation sur le Royaume débute par le Chœur des Anges.

Mise-en-demeure à cette juste orée des ténèbres et des clartés, de l’Action et de la Connaissance, à cet instant précis dont nous tenons la certitude de l’Eclair, l’œuvre de Henry Montaigu convoque en nous ces vertus de promptitude et d’aventure qui donnent à la poésie la force d’échapper à son objet et au destin celui de se vaincre lui-même par la connaissance.

La connaissance requiert le caractère, dont le style témoigne. L’approche du Graal suppose le courage de rompre avec les conditions du monde, l’audace de n’en plus subir les lois. L’approche de la Coupe exige l’éloignement. Qui n’a connu, aux confins de son existence, cette brusque levée des intersignes, comme si le tissu de la réalité se resserrait pour mieux laisser voir entre les feuillages et les ombrages, les fées et les licornes ? Ces silhouettes légendaires qui préexistent à la réalité, y surgissent pour peu que la trame des apparences, rendue soudain visible par une plus grande acuité de l’entendement, nous consentions au Merveilleux, qui n’est autre que le réel le plus intense et le mieux ordonné.

 

21:27 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook