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28/02/2022

Raymond Abellio, entre Avant-Garde et Tradition

 

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Luc-Olivier d'Algange 

Raymond Abellio, entre Avant-garde et Tradition

 

 

Pour Raymond Abellio, l’ésotérisme n’est pas seulement l’objet d’une étude érudite ou un sujet de roman mais le principe même de sa création littéraire. Le dessein de l’auteur se confond avec le dessein de l’ésotérisme. L’écriture du roman est elle-même un acte créateur identique, dans son intention et ses conséquences, au Grand-Oeuvre des alchimistes. L’œuvre d’art en général et le roman en particulier ne sont pas seulement des objets destinés à l’appréciation admirative des lecteurs mais des instruments de transfiguration et d’édification de l’homme intérieur.

Au-delà de la diversité de leurs expressions théoriques et de leurs symboles, toutes les oeuvres relevant de l’ésotérisme se fondent sur l’idée que la « Connaissance absolue » est possible et que tout se tient selon les lois de l’interdépendance universelle. Le monde, pour l’ésotériste, est constitué comme un langage et l’homme dispose du pouvoir d’entrer en communion avec le Sens que ce langage prodigue et dont toutes les apparences du monde témoignent, étant elles-même symboles d’une réalité intellectuelle qui les dépasse. Le roman abellien, - dont les personnages éclairent en s’y mouvant les aspects immanents et subtils du monde de même que l’auteur nous éclaire sur l’intériorité des personnages, - procède de cette vision « interdépendante » proche, à certains égards, de celle de Balzac.

Selon Raymond Abellio, par la conscience réflexive que le romancier prend de son art: « les contradictions intimement vécues par lui entre la vérité et la beauté sont prises dans une dialectique ascendante qui est, au double sens du mot, l’édification de l’homme intérieur »1. La définition que Raymond Abellio propose de l’ésotérisme confirme l’unité du dessein de l’auteur: « Qu’est-ce que l’ésotérisme ? C’est l’étude et l’expérimentation des ténèbres intérieures. En quoi ces ténèbres intérieures se posent-elles comme transcendantales, irréductibles aux ténèbres extérieures bien qu’elles soient la condensation lumineuse et paroxystique de celle-ci ? C’est qu’elles ne procèdent pas de la dualitude du monde et de la conscience, relation toute externe, mais d’une corrélation, relation interne, entre ce même monde et une autre conscience dans laquelle ce monde est enfermé et même produit, non seulement figuré mais transfiguré, et qui n’est plus la conscience ordinaire simplement réceptrice des choses et des autruis mais la conscience, en outre, réceptrice de soi, la conscience de la conscience. »2

Une fois établie et comprise, cette interdépendance de l’ésotérisme et de l’art romanesque tel que le conçoit Raymond Abellio, on aperçoit toute la richesse des possibilités ainsi offertes à l’écrivain qui se propose à la fois de « voir de toutes parts » par l’intermédiaire des personnages et de saisir les variations des métamorphoses et des transfigurations de la conscience. Ce dessein de saisir l’ensemble du réel tel qu’il s’entrecroise entre la conscience et le monde confère à l’écrivain le statut d’Auteur,- et à ses écrits le statut d’Oeuvre,- l’auteur oeuvrant à l’accroissement et à l’intensification du Sens, selon l’étymologie même du mot auctoritas : « la vertu qui accroît ». La notion de « travail du texte » ou celle, plus ancienne de « l’art pour l’art » laissent place à l’idée d’une écriture dont le dessein est de transfigurer la conscience et le monde par la vertu nuptiale du Sens qui les unit, semblable au Sel qui, dans l’alchimie, est l’officiant des noces du souffre et du mercure.

Pour Raymond Abellio, l’œuvre digne de ce nom est celle où le pouvoir des mots et la fascination qu’ils peuvent exercer, s’assujettissent à l’autorité du Sens et à la communion qu’elle annonce dans la « conscience de la conscience » enfin délivrée de toutes les représentations subalternes. A propos de cette expression: « conscience de la conscience » inspirée de la phénoménologie de Husserl, Abellio note: « Ce génitif enferme tout le secret de l’ésotérisme. Il faut le considérer dans sa fonction génétique immédiate: par lui une autre conscience est générée. D’où le sens profond de ce que l’on nomme l’initiation. L’initiation est l’éveil de la conscience à sa propre conscience de soi transcendantale. Elle est intériorisation des ténèbres et transmutation radicale de celles-ci en même temps que de l’être tout entier. Elle est récréation du monde par la conscience et en elle. Nous ne tarderons pas à voir que cette définition est singulièrement restrictive et disqualifie les ésotéristes de simple érudition qui font de la science soi-disant secrète le champ d’un divertissement et non d’une expérience vitale. »3

 

Une gnose romanesque

L’expérience vitale de la création littéraire,- l’écriture étant pour Abellio, avec l’amour, la seule expérience véritablement originelle et ultime,- sera donc le moyen par excellence d’atteindre à cette surconscience, véritable pierre philosophale de l’entendement, dont les couleurs prophétiques se dérobent à toute traduction en langage didactique. Alors que le traité de philosophie montre le chemin parcouru, l’œuvre littéraire, le roman, montrent le chemin lui-même, dont la vertu est davantage de susciter l’expérience spirituelle que de la relater. Le traité didactique représente l’idée ou la vision de l’auteur alors que le roman établit le lecteur dans la pure présence de l’Idée, telle qu’elle advient, à l’état naissant , et comme hors du temps, dans ce geste inaugural qui est le recommencement perpétuel de la conscience: « Tout ce qui est essentiel, n’apparaît que dans la suspension du temps: les états d’intuition, d’inspiration, d’illumination... La littérature serait ainsi une sublimation du langage qui se proposerait de réconcilier noblement les mots et la vie et même de célébrer leurs noces. Le style serait ainsi la fonction amoureuse de l’écriture. »4 Seules ces noces des mots et de la vie, dans l’Hors du Temps, qui est le véritable « or du temps », peuvent nous donner accès à cette innocence de l’entendement où la conscience se révèle à sa propre splendeur, dans cette filiation du reflet au miroir qu’indique le génitif.

La conscience est donnée à la conscience, offerte, advenue, semblable à l’embrasement de l’éternité qui est selon Rimbaud « la mer allée au soleil ». Le reflet bouge dans le temps mais le miroir est éternel. Le temps, selon l’expression platonicienne est « l’image mobile de l’éternité ». Ainsi en est-il de la temporalité dans les romans d’Abellio où l’histoire des personnages et du monde, dans leurs aspects psychologiques ou politiques, s’ordonne à des lois et à des principes éternels dont Abellio va décrire les rapports dans son ouvrage La Structure Absolue, essai de phénoménologie génétique. Toutefois, c’est au roman qu’il appartient de montrer ce que l’essai ne peut que démontrer. En amont du reflet est le miroir et en amont du miroir, et de toute spéculation, est la pure lumière où la conscience advient à la conscience dans un paroxysme de sérénité : « Je pense qu’un auteur n’entreprend d’écrire un essai que lorsque la pensée directrice de celui-ci est déjà toute formée en lui. Il s’agit pour lui d’exposer ce qu’il sait déjà. Au contraire, pour un romancier - tout au moins dans l’expérience que j’en ai, - il s’agit surtout d’éclairer l’avancement, l’évolution philosophique des personnages, et par conséquent, ceux-ci restent problématiques jusqu’au bout: le romancier avance en même temps qu’eux dans leur connaissance - et dans sa propre connaissance de soi. D’où que l’essai soit démonstratif, le roman au contraire « monstratif ». Tout roman philosophique est alors une mise à l’épreuve de la philosophie de l’auteur comme de celle du lecteur. Son intérêt et sa difficulté sont de saisir la vie à l’état naissant, et de proposer au lecteur de renaître à chaque instant avec l’auteur. Dans un essai, la pédagogie de la démonstration ne doit pour ainsi dire rien au vécu réel qui fut celui de l’auteur lorsque l’idée centrale de son livre le visita pour la première fois. Il en est de cette démonstration comme de celle d’un théorème de géométrie qu’un professeur présente au tableau noir à ses élèves: l’enchaînement de cette démonstration a été trouvé après coup, il n’a rien à voir avec cette démarche intellectuelle qui permit un jour, dans un passé plus ou moins lointain, la découverte de ce théorème. Ce n’est même pas du vécu reconstitué (Husserl dirait apprésenté), mais un autre vécu, et tant mieux si le bon élève, retrouvant l’inspiration instantanée de l’inventeur s’écrie: » J’ai compris ! » avant la fin de la démonstration. Le véritable roman métaphysique doit donc essayer de replacer le lecteur dans une situation telle que la conscience de ce dernier y devienne, à tout instant, comme celle du bon élève, aussi opérante que celle de l’auteur ».5

 

L’esprit indestructible et la Tradition Primordiale

L’ésotérisme,- ce « chemin vers l’intérieur »,- sera donc la science destinée à intensifier jusqu’au paroxysme les données fondamentales de l’art romanesque. A cet égard, Raymond Abellio fait sienne et prolonge l’exigence du Surréalisme, dévoué à la conquête du « point suprême ». Dans un article décisif, intitulé La lampe dans l’Horloge, André Breton précisera le sens d’un engagement ésotérique de la poésie et de la littérature en se référant à Saint-Yves d’Alveydre et à Fulcanelli. A cet occasion, il évoquera, et invoquera, l’existence d’un « esprit indestructible » dont il revendiquera, de surcroît, « les fonctions immémoriales »: « Un rai de lumière subsistait, écrit André Breton, glissant d’un couvercle de sarcophage à une poterie péruvienne, à une tablette de l’île de Pâques, entretenant l’idée que l’esprit qui anima tour à tour ces civilisations échappe en quelque mesure au processus de destruction qui accumule derrière nous ses ruines matérielles ».6 Ce « rai de lumière » n’est autre que la primordialité de la Tradition, point suprême de toutes les civilisations, transcendante unité des religions et de leurs symboles, que l’ésotérisme révèle à l’adepte assez vigilant pour défier les formes et les représentations accoutumées. « Or, écrit Raymond Abellio, dans sa préface à La Structure Absolue: « C’est ce même point idéal où tous les couples d’oppositions cessent d’être perçus contradictoirement que voulaient atteindre les Surréalistes, qui furent les seuls révolutionnaires intégraux de ce siècle. L’activité onirique ou poétique à laquelle ils se confiaient ne pouvaient les y conduire , pour de courts moments, que par une extrême tension de ses puissances. Le moment est venu pour la conscience claire de se tenir en ce point sans effort et sans artifice et d’y transfigurer le rêve et la poésie mêmes. »7

Loin d’entrer en contradiction avec l’ambition poétique du Surréalisme, l’ambition philosophique et romanesque de Raymond Abellio va en précipiter les exigences les plus audacieuses par une ascèse de l’Intellect, faisant l’épreuve de « l’abîme des ténèbres » pour atteindre à « l’abîme de la lumière ». Mais alors que les Surréalistes insistaient sur le rêve, l’écriture automatique et le rimbaldien « dérèglement de tous les sens », Raymond Abellio, sans rien renier de la liberté ainsi acquise à l’égard du rationalisme, va user d’une raison héroïque, pour reprendre le mot de Husserl, c’est-à-dire d’une raison s’interrogeant sur « la raison de la raison ». Pour Raymond Abellio, le rationalisme hérité du XIXe siècle positiviste, que pourfendent les Surréalistes, n’est pas seulement a-poétique, il est aussi le sépulcre de la raison elle-même. Alors que la raison du rationaliste est un carcan d’habitudes et de préjugés, la raison héroïque est une raison prophétique. Loin de s’exclure, l’analogie et la déduction s’entrecroisent en une sagesse annonciatrice qui tient à la fois de la « Nouvelle Kabbale » dont Franz Kafka appelait la venue, et d’un nouveau « Discours de la Méthode ».

En vertu du principe d’interdépendance universelle auquel elle obéit, la logique de l’ésotérisme intègre ainsi dans un même cheminement vers la Connaissance Absolue, les Méditations cartésiennes de Husserl et la numérologie biblique. L’éclectisme n’est qu’apparent. Outre que, selon la formule même de Husserl, souvent citée par Raymond Abellio, « la phénoménologie est une communauté gnostique », le dépassement de la nature et du naturalisme, dans la recherche d’une Connaissance absolue caractérisent également la philosophie de Husserl et l’ésotérisme. Dans Les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl écrit: « Puisque la phénoménologie devra être établie, comme une science de l’essence, une science a priori, ou comme nous le disons aussi, une science eidétique, il sera utile de faire précéder tous nos efforts consacré à la phénoménologie elle-même d’une série de discussions fondamentales sur les essences et la science des essences; nous y défendrons contre le naturalisme, les prérogatives originelles de la connaissance des essences »8.De même que le Surréalisme visait à s’établir au-dessus du réalisme, le roman métaphysique, tel que le conçois Raymond Abellio, va se déployer dans cet au-delà de la raison et de la nature où les explications psychologiques et sociologiques sont subordonnées à d’autres données, métaphysiques et cosmiques. Le cours des astres, et la concordance des nombres exerceront sur les personnages une action dont l’importance ne le cède en rien aux déterminismes profanes qui entraînent le destin des personnages des romans naturalistes. A la « connaissance des essences », que Husserl défend contre le naturalisme philosophique, Raymond Abellio ajoute une gnose romanesque, pour une défense de la métaphysique des personnages contre le naturalisme littéraire.

La première vertu romanesque de l’ésotérisme dans l’œuvre de Raymond Abellio, est ainsi de libérer le récit des contraintes des « sciences humaines » dont les a priori et la logique formelle interdisent au roman d’atteindre à l’intensité et à la plénitude d’une véritable création poétique. La notion de responsabilité des personnages, d’une importance capitale, s’en trouve bouleversée. Dans  « la triple et unique passion de l’éthique, de l’esthétique et de la métaphysique », qui anime l’auteur, c’est l’univers dans son ensemble qui répond aux actes et aux pensées des personnages. L’univers est le répons de l’homme et l’homme est le répons de l’univers. Il suffit, dit Raymond Abellio, qu’un homme lève son bras pour changer, fût-ce de façon infime, l’ordre des constellations. L’éthique de la responsabilité personnelle s’ouvre ainsi sur des perspectives esthétiques et morales ouvertes à perte de vue.

L’usage romanesque de ces perspectives ouvertes se laissera d’autant mieux comprendre que nous serons plus familier des théories et des pratiques de l’ésotérisme. L’ésotérisme n’est pas un aspect de l’œuvre d’Abellio mais le tournoyant jeu de reflets qui conditionne tous les aspects de l’œuvre. Ce n’est pas davantage un ésotérisme au sens métaphorique ou dans une acception vague, mais l’ésotérisme dans la pleine et précise acception du terme, avec les arts et les sciences qui le caractérisent: astrologie, alchimie, numérologie, kabbale etc... Si l’ambition de Raymond Abellio est d’apporter une vision neuve, celle-ci toutefois confirme les données fondamentales de la Tradition ésotérique, dite aussi Tradition Primordiale, - cette primordialité se situant hors du temps, au point crucial de la rencontre de l’intelligence humaine et de l’intelligence divine, pôle de la conscience et de l’être.

 

Une oeuvre traditionnelle et prospective.

L’œuvre de Raymond Abellio, à cet égard, est à la fois traditionnelle et prospective, ainsi que le révèle cette définition de la Tradition primordiale: « La Tradition Primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup tout entière mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue, ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires. »9 Une étude de l’ésotérisme dans l’œuvre de Raymond Abellio devra donc prendre en compte cette double fidélité de l’auteur à la primordialité de la Tradition et aux moyens intellectuels, aux instruments qui permettront de traduire cette Tradition, d’en révéler, en notions claires, le sens obscur et profond. Loin de se limiter aux ouvrages strictement « ésotériques », ou communément reconnus comme tels, une bibliographie concernant Raymond Abellio et l’ésotérisme devrait s’élargir aux ouvrages que Raymond Abellio utilise comme instruments dans ce processus de révélation progressive. L’ésotérisme pour Raymond Abellio n’est pas un mode de pensée dépassé ou rendu caduque par l’histoire et les « progrès de la science », ni l’expression d’une mentalité « pré-logique », comme disaient naguère les anthropologues, mais une pensée effectivement archaïque, mais au sens d’une pensée originelle, ou « principielle », prédestinée à d’infini renouvellements. Loin de se conformer à une doctrine ou à un système, Raymond Abellio, va faire sienne l’exigence poétique d’une pensée faisant l’épreuve de son origine, afin de mieux comprendre ses fins dernières. Nous retrouvons là cette idée d’Heidegger selon laquelle le secret de l’aube se divulgue dans les fastes du crépuscule.

La dialectique de l’originel et de l’ultime sera, au demeurant, d’une grande importance dans l’œuvre romanesque de Raymond Abellio. L’origine ne peut-être connue que dans l’ultime. Dans La Fosse de Babel ou Visages Immobiles, les personnages féminins que le narrateur nomme les femmes ultimes, et qu’il oppose aux femmes originelles, confèrent seules à leurs amants la vision des origines de l’amour et du désir. De même, les sciences modernes et la phénoménologie husserlienne seront pour Abellio, ces états ultimes de la pensée occidentale où la conscience et la connaissance de l’origine sont encloses comme une inaltérable couleur alchimique. Ce qui, dans l’ordre des civilisations s’achève, par cela même inaugure. La fin descelle le principe.

Tel est exactement le sens du titre et le propos de l’ouvrage La fin de l’ésotérisme. Toute finalité présage un recommencement sur un point, situé encore plus haut, de la spirale prophétique qui est le mouvement même de l’esprit allant à la conquête du secret de ses propres pouvoirs: « C’est à nous, hommes d’aujourd’hui qu’il incombe d’expliciter la tradition en passant d’une simple participation à une vraie connaissance. Ce passage de la mystique à la gnose n’est d’ailleurs pas linéaire mais dialectique. En ce sens, s’il implique une première distinction essentielle entre l’âme et l’esprit, (le premier Adam, selon Saint-Paul, était l’âme vivante, et le dernier sera esprit vivifiant) il en appelle aussitôt une seconde, entre la raison naturelle et la raison transcendantale ou, si l’on veut, entre l’intellect et l’intelligence, le mental et le supra-mental, l’intelligence de la tête et l’intelligence du cœur, pour réunifier les anciens pouvoirs de l’âme et les nouveaux pouvoirs de l’esprit. »10

A la mystique de l’homme intérieur, vivification de l’âme et avivement des symboles qui traduisent son cheminement vers le Soi, succède, selon la dialectique abellienne, la vie en esprit. De même que Platon suppose une Idée des idées, Abellio présume un Symbole des symboles, véritable clef de voûte dont la connaissance, par définition, n’est plus du ressort de la mystique. A la participation mystique à la vie des symboles, que décrivent par exemple les ouvrages de Jung sur l’alchimie ou dont témoignent les proses du Poisson soluble d’André Breton, l’ambition de Raymond Abellio est d’adjoindre ces « nouveaux pouvoirs de l’esprit » qu’instrumente une gnose non moins nouvelle car elle trouve dans la Tradition non point l’a-priori mais la confirmation des théories et des visions conçues par l’auteur, en une expérience intérieure, vivifiée par l’intelligence du cœur.

 

Un Grand Oeuvre encyclopédique

Au-delà de l’opposition de l’objet et du sujet, du monde et de la conscience, l’ésotérisme, tel qu’en use Raymond Abellio, rejoint l’œuvre de Novalis, qui, elle aussi, fut à la fois traditionnelle et prospective dans sa complexité, où l’ambition encyclopédique et l’exigence poétique s’entrecroisent. Se voulant la plus « intégrante » possible, la pensée, dont l’œuvre est l’aboutissement nécessaire, demeure ouverte à toutes les hypothèses. Les sciences modernes et les sciences traditionnelles, loin de s’exclure, se confrontent et cette confrontation suscite la pensée nouvelle, la « Nouvelle Gnose » dont Raymond Abellio écrit le manifeste. Cette pensée du plus vaste accord est non seulement favorable, comme nous l’avons vu, à l’art romanesque, dont la diversité des motifs et l’ampleur des vues autorisent les créations les moins prévisibles, mais elle est de surcroît fidèle à ce qui fut, de tous temps, le problème central de la philosophie.

Dans son article intitulé, Le Postulat de l’interdépendance universelle, Raymond Abellio propose « l’esquisse d’un programme de méditation »: « Le problème central de la philosophie est-il celui de l’être ou celui de la conscience ou bien encore celui de leurs rapports. C’est la philosophie elle-même qui doit répondre à cette question, et tout ce que l’on peut dire c’est qu’elle doit commencer sans y avoir répondu. De quelque façon qu’elle s’y prenne, la philosophie emprunte forcément trois angles d’attaque:

  • elle doit déterminer ce qui est

  • elle doit dire comment ce qui est vient à la pensée

elle doit chercher enfin pourquoi la pensée donne de la valeur à ce qui est »11.

Loin de croire que les sciences humaines dussent, d’une façon ou d’une autre, se substituer à la philosophie ou à la pensée de l’auteur, en caducisant certaines de ces questions fondamentales, Raymond Abellio s’est au contraire appliqué à faire de son oeuvre, dans tous ses aspects, un moyen de connaissance.

L’Art est l’instrument par excellence de cette conquête héroïque de la connaissance. Yves Albert Dauge, écrit dans un article intitulé, La voie héroïque et gnostique vers le Soi : « Les buts poursuivis par le gnostique sont essentiellement la déification de l’homme, la toute puissance du Je Artifex, la transfiguration du monde et des corps12. » Deux voies s’offrent à l’homme selon qu’il participe d’une mentalité tellurique ou d’une mentalité héroïque: « La Première, écrit Raymond Abellio, fond en effet l’homme dans l’universel et dépossède l’homme de lui-même, la seconde fonde au contraire l’universel dans l’homme et restitue à l’homme toute possession: l’une conduit à l’abîme de la dissolution, l’autre à l’abîme de la communion13. A la mystique de la fusion, Abellio oppose une gnose de la fondation. L’ésotérisme, tel que le conçoit Raymond Abellio, loin de nous perdre, de nous dissoudre dans les fantasmagories de l’inconscient collectif, nous exhorte à la conquête d’une sur-conscience. Détaché de toute mentalité tellurique ou communautaire, l’adepte devient alors, selon le mot de Al-Hallaj, «  Un unique pour un Unique ». « Il ne s’agit pas de voir Dieu, il s’agit de l’être »14 écrit Raymond Abellio dans son Journal, rejoignant ainsi Angélus Silésius: « Je dois m’approfondir en Dieu et Dieu en moi, et devenir ce qu’il est: je dois être clarté dans la clarté, je dois être Verbe dans le verbe, Dieu en Dieu ».

Nous mesurons ainsi la distance qui sépare l’ésotérisme selon Abellio, des idées para-religieuses ou des courants de pensées irrationalistes qui n’ont d’ésotériques que les noms dont ils s’affublent et dont les ambitions se limitent à des projets communautaires plus ou moins explicites. Des phénomènes culturels modernes, tels que l’écologisme ou le « New-Age », par la fusion avec la nature qu’ils préconisent et le mépris de l’intelligence abstraite dont ils témoignent, participent de cette mentalité « tellurique » contre laquelle, Raymond Abellio définit précisément le véritable dessein de l’ésotérisme.

La véritable contemplation, pour Raymond Abellio, n’est pas l’abandon de soi mais la conquête du Soi par la connaissance des «  essences »,- connaissance qui nous arrache aux apparences et à l’immanence et nous déracine. La Loi de l’esprit est prophétique, et se situe, par cela même, dans un tout autre domaine que les lois de la nature ou de la société. Dans l’introduction au Manifeste de la Nouvelle Gnose, Raymond Abellio écrit : « Un fantôme hante depuis vingt-cinq siècles l’esprit des hommes, le fantôme de la connaissance. En tous temps et en tous lieux, depuis vingt  cinq siècles, les diverses communautés humaines, Eglises, nations et mêmes sectes et tribus ont tenté de l’exorciser par les rites ou les codes de leurs gouvernement : philosophies, sciences, religions, mythologies, pour en faire l’instrument zombique de leur pouvoir, et elles ont ainsi prétendus imposer du dehors à tous, indistinctement leurs images de cette connaissance même alors que celle-ci ne peut naître, s’enrichir et survivre qu’au-dedans de l’homme seul »15.

L’œuvre de Raymond Abellio se propose à la fois comme le récit, l’expérimentation et le témoignage de cette Gnose, seul véritable chemin vers l’intérieur. Voie héroïque de l’ésotérisme, que les alchimistes nomment la « voie sèche », par opposition à la « voie humide » des mystiques, la Gnose réalise cette transfiguration réciproque de la conscience et du monde dont l’interdépendance projette l’intelligence au-delà de l’enchaînement des causes et des effets.

La dialectique que propose Abellio est non seulement croisée, mais simultanée. Tout ce qui importe est, pour ainsi dire, « en même temps ». A chaque instant l’homme est le contemporain de la création du monde et du jugement dernier. S’il est possible, en effet, comme l’écrit Raymond Abellio, dans La fin de l’ésotérisme, de « faire de notre pratique de la transfiguration et de la transsubstantiation notre action et notre pensée de tous les instants »16, c’est qu’en effet l’instant est l’éternité même. L’instant est ce qui se tient, stat, immobile, comme une Thulée hyperboréenne, au milieu des flots mouvants qui sans cesse dédisent la réalité, démentent son apparence précédente..

 

La contemplation du Sens.

« Aeternitas non est temporis successio sine fine, sed nunc stans. L’éternité n’est pas la succession du temps sans fin mais l’instant d’à présent, immobile. D’à présent! Le Temps suspendu ! Toute la question est là. Vivre l’instant et s’y tenir debout » écrit Raymond Abellio dans Visages Immobiles17.

Le temps linéaire est le règne du dédire qui sans cesse défait, déconstruit et dévore ses propres enfants. La Gnose sera ce cheminement de la pensée par lequel il devient possible d’échapper à la perpétuelle déroute pour se recueillir et rassembler ses forces éparses dans la « structure absolue » d’une éternité gemmée. Tel est exactement le sens du Grand Oeuvre alchimique et de la Pierre Philosophale, ce « rubis des Sages » qui dispose non seulement du pouvoir de changer le plomb en or mais encore de transfigurer la conscience humaine et de rédimer le monde.

« Il faut admettre, écrit Raymond Abellio , que l’esprit est toujours originaire, que la matière sort de l’esprit et non l’inverse »18 Ce pourquoi, en effet, l’esprit pouvant connaître l’esprit, rien n’échappe à la saisie du Sens. Le grand-Oeuvre encyclopédique et prophétique de Raymond Abellio se fonde sur une pensée « selon laquelle tout ce qui existe à un sens et la conquête de ce sens. Une sagesse selon laquelle il n’y a au monde aucune absurdité, et, sous les pires discordes apparentes, simplement des complémentarités, ces dernières étant d’ailleurs prises dans une dialectique ascendante vers ce qu’on appelle l’Etre absolu ou encore le Sens, avec des majuscules. Au sens le plus élevé, la connaissance est alors l’intuition, la contemplation du Sens. »19

Nous retrouvons là le principe même de cette herméneutique générale qui caractérise les modes opératoires de toutes les sciences et arts ésotériques. L’intérêt de Raymond Abellio pour l’astrologie, la kabbale ou le Yi-King ne relève en aucune façon d’un quelconque attrait pour l’étrange ou l’obsolète mais, tout au contraire, de cette approche herméneutique qui confère un Sens à toute chose. L’astrologie, la kabbale et le Yi-King sont, avant tout, arts de l’interprétation. Pour l’astrologue, le kabbaliste ou l’homme qui interroge les hexagrammes du Yi-King, rien, en ce monde, n’est disposé selon le hasard. Les vertus divinatoires de ces sciences tiennent moins à d’insolites facultés qu’à la texture même du réel, composé, dans son omniprésence, comme un langage, dont l’interprétation est possible, quoique toujours ouverte et jamais définitive.

Les kabbalistes définissent leur art comme celui de l’interprétation infinie car infinie est la Sagesse de Dieu. De même, la Structure Absolue de la Gnose abellienne ne représente point un savoir total mais une connaissance absolue, ce qui est tout autre chose car l’absolu est le point de départ du Sans-Limite,- l’En-Soph, qui surplombe l’Arbre séphirotique. Les schémas que l’on trouve ici et là dans les ouvrages d’Abellio peuvent, à cet égard, prêter à confusion si l’on y voit la représentation statique d’un système de pensée. La caractéristique majeure de la structure abellienne est d’être en mouvement et de dépasser ainsi l’opposition ordinaire entre structure et genèse.

Structure génétique, tournoyante, la Structure Absolue situe la pensée au cœur d’une infinité de paramètres en mouvement. Il s’agit là, on ne saurait trop y insister, de tout autre chose que d’un système qui s’affirmerait dans l’outrecuidante prétention à détenir la totalité des éléments nécessaires au savoir qu’il se propose. Loin d’être un système destiné à chercher des solutions, la Structure Absolue est, pour l’auteur, et le lecteur, un instrument dont la fonction est de trouver une infinité de situations nouvelles. Ces situations, romanesques, philosophiques, poétiques, seront autant de nouveaux aperçus sur le Sens dont la contemplation est la véritable fin de l’ésotérisme.



Luc-Olivier d’Algange

 

1. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, p.36.

2. Raymond ABELLIO, préface à l'ouvrage de P.SERANT, éd. Grasset, pp.17-18.

3. Raymond ABELLIO, préface à l'ouvrage de P.SERANT, éd. Grasset, pp.17-18.

4. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, pp.12-13.

5. Raymond ABELLIO, Entretiens avec J.P. LOMBARD, éd. Lettres vives, pp.22-23.

6. André BRETON, La Lampe dans l'Horloge, réédité dans le recueil La Clef des Champs, éd. 10/18.

7. Raymond ABELLIO, La Structure Absolue, éd. Gallimard, p.33.

8. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, éd. Gallimard, p.9.

9. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.12.

10. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.13.

11. Raymond ABELLIO, Le Postulat de l'Interdépendance Universelle, Article reproduit dans le Cahier de l'Herne-Raymond Abellio,p.23.

12. Yves-Albert Dauge, La Voie héroïque et gnostique vers le Soi, Article publié dans le Cahier de l'Herne-Raymond Abellio,p.48.

13. Raymond ABELLIO, La Structure Absolue, éd. Gallimard, p.42.

14. Raymond ABELLIO, Dans une âme et un corps,éd. Gallimard,p.83

15. Raymond ABELLIO, Manifeste de la Nouvelle Gnose, éd. Gallimard, p.27

16. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.195.

17. Raymond ABELLIO, Visages Immobiles, éd. Gallimard, p.75.

18. Raymond ABELLIO, La Fin de l'ésotérisme, éd. Flammarion, p.77.

19. Raymond ABELLIO, cité par Y.A Dauge dans le Cahier de l'Herne Raymond Abellio,p.63

 

Extrait d'un hommage de Jean Parvulesco à Raymond Abellio

 

"Aussi doit-on finir par accepter que l'oeuvre de Raymond Abellio romancier d'une certaine fin de l'Occident, d'une certaine clôture du cycle occidental actuellement en train d'entrer dans la nuit de son achèvement final, ne vaut surtout pas d'être lue, approchée à la lumière des événements dont elle prétend s'être fait l'écho en consignation, mais à la seule lumière secrète d'une âme dans sa procession cosmologique finale. Et nous comprendrons ainsi que ce ne sont guère la traversée cathare, et quelque peu métapsychique, des entrismes trotskistes surexités, affolés par la montée spectrale de la nouvelle guerre civile européenne en 1934, ni les ventilations parisiennes d'on ne se souvient même plus quel Pacte Synarchique, ni même la mise-à-mort rituelle de notre grand et cher Eugène Deloncle, qui peuvent donner une réponse à la démarche la plus intérieure de l'oeuvre de Raymond Abellio, mais les Ennéades de Plotin, les songeries astrales, aussi nocturnes que lumineuses, d'un Jamblique, d'un Porphyre. Et que, tous comptes faits, de n'est pas même moi, trop retenu comme je me trouve sur les barricades d'autres grandes batailles en cours, qui eus dû être chargé d'instruire la dernière légitimation occidentale de cette oeuvre si grande en son secret cosmologique, mais sans doute un Luc-Olivier d'Algange, responsable, lui, de l'actuel renouvellement de néo-platonicianisme européen, de l'émergence de la nouvelle lumière gnostique renaissante aujourd'hui en Occident. Et tout ceci dit, il me souvient de la lettre que le jeune Pascal Jardin envoyait en 1978, à Raymond Abellio, pour lui dire que sur vos hauteurs vous n'attendez plus la caution de personne."

Jean Parvulesco, 1986.

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