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04/12/2021

Les commémorations manquées: Corneille.

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Luc-Olivier d’Algange

Palmis, Chimène et Bérénice

 

« L’année Corneille », par exemple, fut des plus subreptices. La manie des Modernes à se trouver des précurseurs (ces Anciens et ces classiques « si modernes n’est-ce pas ? ») étant sans doute fort loin de trouver son compte dans Polyeucte ou dans Cinna, et c’est heureux ! Cette étrange manie qui réduit les œuvres à ce qui convient aux préjugés du temps, pour humaine et trop humaine qu’elle soit, trouve chez Corneille sa limite pour deux raisons. La première est que le temps de Corneille peut d’autant moins s’inscrire dans le nôtre comme précurseur (ou « annonciateur » selon la mystique progressiste) qu’il ne s’inscrit pas même dans le sien. Antimoderne, Corneille le fut déjà pour ses contemporains, ce qui paradoxalement en ferait un « moderne antimoderne », au sens que donne à cette notion paradoxale, mais fertile, Antoine Compagnon.

Ce monde féodal, chevaleresque, sublime ( au sens où le sublime implique à la fois le tragique et son dépassement), par l’élan vers une grandeur qui peut nous sauver comme nous terrasser, n’est déjà plus le monde du temps de Corneille : il est un « contre-monde », comme le sera celui de Stefan George, où persistent un mouvement, un émotion, une âme, - termes au demeurant presque synonymes. La seconde raison pour laquelle l’œuvre de Corneille semble échapper aux habituelles manipulations commémoratives n’est autre que la transmission dont elle fit l’objet, jusqu’à une période pas si lointaine où les collégiens et les lycéens étaient invités à traverser, au moins au pas de course, quelques pièces de Corneille, voire à en apprendre par cœur quelques fameuses tirades.

Cette proximité avec un temps où l’enseignement ne s’acharnait pas encore à exclure tout ce qui, de près ou de loin, pouvait évoquer une « communauté de destin », rend l’œuvre de Corneille d’autant plus odieuse aux yeux de la culture dominante et comme le témoin d’une époque, que l’on pourrait dire « gaullienne », qui serait enfin derrière nous. Après le Général, lecteur de Corneille, de Chateaubriand et de Péguy, voici le temps des politiques dont les bardes sont des publicitaires, des « lofteurs » ou des faiseurs de chansonnettes. Ce « contre-monde » cornélien qui étrangement persista dans le siècle précédent comme une vigie, il n’est rien dans ce « nouveau monde » où nous vivons qui n’en soit, plus encore que la réfutation (nous n’en sommes plus là !) la négation pure et simple, ou, plus exactement, l’anéantissement, par amnésie ou lavage de cerveau. Ces flambées d’honneur, de fidélité, d’héroïsme, d’amour, ne sont plus seulement ridicules, elles sont devenues incompréhensibles ou scandaleuses comme des crimes ! Les personnages de Corneille seraient aujourd’hui, sans exception, catalogués comme de dangereux « hyperactifs », à surveiller de près, si possible avec une sérieuse camisole chimique. Autres temps, autres mœurs !

Entre l’époque où Corneille servait à la formation des jeunes gens et celle où son œuvre disparaît, le visage de la France a changé. Les borborygmes, les babils et les vociférations se sont substitués à l’éloquence, et l’élan du cœur, le courage, est devenu une des plus communes incarnations du Mal. La société fondée sur la négation du sublime loin de se déconstruire ou de se dissiper  s’est concentrée en une sorte de théocratie parodique qui nous dit que tout est là, hic et nunc : le paradis, sous forme de jet-set siliconée et poudreuse, le purgatoire morose des classes moyennes laborieuses, tristes et moquées, et l’enfer enfin, ces banlieues où brûlent les automobiles. Tout est là en un résumé ridicule et cauchemardesque : le temps n’existe plus, ni l’histoire, ni le divin, sous aucune forme, tout est bien, sauf ce qui est mal, et comme dit la chanson «  tout le monde, il est beau ».

La disparition de Corneille, au-delà de ces remarques d’humeur que les bons esprits qualifieront de « réactionnaires » témoigne aussi, plus profondément, du discord, désormais abyssal entre la société et la civilisation. Désormais, la société est hostile à la civilisation. On mesure encore mal, si même on la discerne vaguement, les conséquences de cette nouvelle configuration, de ce nouveau « cas de figure » que constitue la guerre froide menée par la société contre la civilisation. Tout ce qui faisait la civilisation française et européenne, à commencer par le sens du tragique, est devenu contraire aux valeurs de la société. La société est devenue tout entière un mécanisme à faire disparaître le Tragique. Les moyens mis en œuvre sont la dérision, le relativisme, et une forme particulière d’égalitarisme qui rend interchangeables les destinées humaines (qui, dès lors qu’interchangeables, ne sont plus des destinées). Tout est du pareil au même, et rien n’a d’importance : le destin d’un individu comme le destin d’un peuple ou d’une civilisation n’ont strictement plus aucun sens. Quiconque s’y réfère encore tombe sous la justice des comiques mi-troupiers, mi-potaches. Or l’œuvre de Corneille, qui fut longtemps constituante de la civilisation française, nous dit tout autre chose. Elle nous dit que rien n’est interchangeable, que la tragédie est liée à la joie et à la grandeur, et que la grandeur est une forme de la bonté.

Le discord entre la société et la civilisation n’est pas sans analogie avec le combat, aussi véhément que qu’immémorial, qui oppose les généreuses célébrations du divin et les restrictions fondamentalistes. La société est ainsi devenue l’écorce morte de la civilisation, autrement dit une superstition au sens étymologique, un signe qui survit à la disparition du sens. Les critères habituels du conformisme et de la rébellion s’en trouvent bouleversés. L’ennemi de la société peut être quelquefois un ennemi de la civilisation, un nihiliste adepte de la table rase, mais il peut aussi en être un des ultimes défenseurs. Par contre, l’ennemi de la civilisation, le contempteur de toute tradition, de toute fidélité, se trouve être presque systématiquement du côté des « valeurs » dominantes de la société : d’où la figure éminemment « culturelle » du rebelle ultra-conformiste : rebelle contre la civilisation, rebelle contre les vaincus, rebelle contre la mémoire, rebelle contre le tragique cornélien. La société aspire à un bonheur insignifiant, un bonheur pour tous, où s’abolissent non seulement les privilèges mais les singularités elles-mêmes, car toute singularité est par définition tragique, si la mort signifie la disparition de ce qui ne peut en aucune façon être remplacé.

L’objet de série, le clonage, la suppression de toute aspiration à la grandeur et au sublime, le nivellement par la dérision, le bonheur indistinct et grégaire sont autant de façons de se déprendre du Tragique et de l’amour, c’est-à-dire de la responsabilité, et de fuir tout ce qu’affrontent les personnages de Corneille. Toutefois cette fuite n’est pas une fuite vers une destinée plus vaste et plus heureuse, c’est une fuite vers le virtuel, vers les réalités d’emprunt, vers le faux-semblant cliquant d’une sorte de parc d’attraction universel. Cette fuite n’est pas fuite vers le Grand Large des romans de Melville mais vers une morale étriquée d’hommes de mauvaise conscience, toujours crispés et vexés, vindicatifs, ricaneurs, et hargneux. Insecte mort dont les pattes et les mandibules, appareillées de mécanismes technologiques, s’agitent encore vaguement, la société ennemie de la civilisation, pour dominante qu’elle soit, semble avoir peu d’avenir, à moins, hypothèse effroyable, que son propre néant ne soit notre avenir commun, dans une tragédie méconnue, arrachée à la possibilité même du chant. En attendant, rien ne nous interdit de lire Corneille, de réinventer la civilisation par la civilité et l’amour,- et d’aimer, dans le secret du cœur, Palmis, Chimène ou Bérénice

Luc-Olivier d’Algange

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