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10/01/2022

Note sur l'art métaphysique:

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Luc-Olivier d'Algange

Note sur l’Art métaphysique

 

L’expression « art métaphysique » recouvre, à moins d’en préciser rigoureusement le sens, un nombre indéfini de réalités qui sont, pour ainsi dire, laissées à la discrétion de l’usager. La plus connue, dans l’art moderne, concerne la peinture de Chirico, encore que l’acception du mot « métaphysique », ici presque synonyme de « surréaliste », y soit des plus vagues. Hors d’une définition philosophique précise (et la définition précise recèle le danger d’être réductrice), tout art, ou aucun, peut être dit « métaphysique ». Tout art, au sens où l’art vient toujours après la nature, comme la Métaphysique d’Aristote vient après sa Physique ; ou aucun, si l’art suppose, pour exister, pour advenir à notre entendement, un support matériel. La peinture, la sculpture, la musique viennent après la nature, la physis au sens grec, mais elles lui empruntent indubitablement ses manifestations que sont la couleur, la pierre ou le bois, la vibration de l’air.

Distinguer un art métaphysique d’un art qui ne le serait point exige donc de nous que nous prenions appui sur un autre ordre de réalités que celui de la manifestation, que nous supposions que non seulement l’art mais que la nature elle-même s’ordonnent à une autre réalité, un monde suprasensible, exactement métaphysique. Si nous ne supposons pas, en dehors de la dimension de l’ampleur de la réalité, une dimension de l’exaltation, de la verticalité, une hiérarchie des états multiples de l’être dont la nature et l’œuvre d’art ne sont, dans l’ordre de la manifestation, que des possibilités parmi une infinité d’autres, nous ne pouvons donner à l’expression « art métaphysique » qu’un sens incertain.

Une autre tentation, incluse dans ces prémisses, serait d’identifier l’art métaphysique à l’art religieux ; il faudrait alors consentir à honorer du mot de métaphysique toutes les œuvres à vocation ou à motifs religieux, y compris les pires saint-sulpiceries ; il faudrait, par surcroît, consentir à nommer « métaphysiques » toutes les œuvres allégoriques, y compris celles qui se rapportent à des représentations laïques ou idéologiques. L’Art religieux peut être métaphysique, et il s’en faut de beaucoup qu’il le soit toujours, tout autant que l’Art métaphysique peut, en certaines circonstances, échapper au religieux, à tout le moins dans sa définition communautaire, administrative et dogmatique.

Lorsque Caspar David Friedrich peint un paysage de forêt ou de glace, lorsqu’il nous introduit dans la clarté indécise de l’aube ou du crépuscule, lorsqu’il évoque l’hiver neigeux ou l’automne mordoré, sa peinture est métaphysique non par ce qu’elle représente mais par la manière dont le peintre se représente la nature, perçue alors comme une émanation ou un Symbole d’une réalité supérieure, hors d’atteinte et pourtant transparue dans le réel, offerte et dérobée au même instant. Intercesseur entre le visible et l’invisible, entre la puissance tue, perdue dans son abîme de silence, et le pouvoir expressif, le vibrato des lignes et des couleurs, entre la nuit et le jour, le peintre semble aux aguets d’une présence mystérieuse, angélique, qui donne aux apparences la profondeur de la vérité.

Le Symbole, au contraire de l’allégorie, n’est pas un mécanisme dont on use à volonté, mais une grâce. Il n’est pas ce concret qui se résout dans une abstraction, cette expression imagée destinée à se réduire en mot d’ordre mais le pont, l’Echarpe d’Iris, l’échelle du vent. L’Art métaphysique se laisse ainsi reconnaître par une légèreté et un éclairage propre, une apesanteur et une luminosité qui n’appartiennent qu’à lui ( et dont il peut être l’hôte par inadvertance, à l’insu même de l’artiste) et que l’on ne saurait imiter ni reproduire à volonté.

Il y a dans l’œuvre d’art métaphysique comme dans l’expérience alchimique, un principe de non-reproductibilité où entrent en jeu un ensemble de relations, tant sur le mode de l’ampleur que sur celui de l’exaltation, qui échappent à l’évaluation et à la volonté humaine. Point d’art métaphysique sans expérience métaphysique, point de figuration du monde imaginal sans une ascension nocturne, un voyage dans le Huitième Climat ! Le caractère traditionnel de l’Art métaphysique n’ôte rien au caractère unique, à chaque fois, de celui qui l’exerce, reflet de l’Unificence qui rend possible toute présence comme toute chose représentée. Seuls d’infimes détails distinguent souvent, dans une époque et une aire géographique données, un Bouddha d’un autre Bouddha sculptés, un mandala d’un autre mandala, une icône d’une autre icône, mais ces infimes nuances sont aussi importantes que l’invisible vérité qui s’empare d’elles. C’est par ces nuances, ces variations, que le Sacré transparaît, que se laisse deviner la ferveur du geste de celui qui fut en oraison à l’intérieur de son geste.

Telle est la légèreté des œuvres d’art véritablement métaphysiques de n’être semblables à aucune de celles qui lui sont si proches et qu’un regard superficiel confondrait avec elles. De cette légèreté divine, la lumière ici-bas est la messagère. Nous avons vu les tableaux de Caspar David Friedrich être emportés par l’Echarpe d’Iris au cœur du Réel, il suffit maintenant de laisser retentir en soi, en une perspective inversée, l’éclat silencieux de la lumière de l’icône peinte selon les règles de la Philocalie. Celui qui sait faire du Réel une icône reconnaîtra dans l’icône une condensation de la réalité en tant que beauté, et dans la beauté, « la splendeur du vrai ».

Ce que nous apportent la légèreté, la lumière et l’unificence de l’Art métaphysique est ainsi une connaissance accrue de la vérité dont la beauté est indissociable. L’art métaphysique précise une définition de la beauté, non plus relative, hasardeuse ou subjective mais épiphanique. La beauté artistique ne peut être que par ce dont elle témoigne, par ce voile qui la révèle « en vérité », de même que la vérité métaphysique ne saurait se manifester en ce monde qu’en beauté. L’Art n’est plus alors tourné sur lui-même, replié narcissiquement dans sa propre considération, dans l’illusion d’une autonomie qui le réduit à n’être qu’un pur formalisme, mais un instrument de connaissance dont la  gnosis concerne à la fois le monde intérieur et le monde extérieur. La perspective inversée de l’icône illustre cette intuition ( que nous livrons ici dans sa nudité, non sans inviter ceux qui ont la patience de nous lire à en prolonger la méditation dans les œuvres du Père Florensky).

D’où vient la lumière ? A cette question, l’icône donne sa réponse qui est à la fois picturale et métaphysique, en accord avec la liturgie orthodoxe qui proclame que « Dieu s’est fait homme afin que l’homme se fasse Dieu ». Si nous consentons à l’œuvre d’art en tant qu’instrument de connaissance, en tant que gnosis , non sans inclure dans ce consentement, notre condition humaine et le monde sensible qui nous entoure, eux aussi instruments de connaissance, reflets d’un Réel plus haut, d’une procession d’Intelligences (au sens plotinien), issues les unes des autres dans une grandiose dramaturgie (telle que la décrivent les œuvres de Sohravardî ), la moindre des choses est de venir à elle, avec une question essentielle (d’où vient la lumière ?) et de recevoir la réponse qui nous est donnée par l’icône : « de nous-mêmes », ou, ce qui revient au même, du pinceau qui lui donna cette forme singulière de « vie » que la science biologique ne suffit à définir.

Face à une icône, nous ne faisons pas face à la lumière émanée mais nous entrons en elle du même mouvement que celui de la lumière. Cette lumière semble venir de nous ; ce sont nos yeux qui semblent éclairer la scène sacrée ; c’est notre regard qui semble le vecteur des photons, des lucioles d’or, qui dansent dans l’espace intermédiaire où l’invisible devient visible. Ce fulgurant renversement de la perspective profane est l’expérience fondatrice de l’Art métaphysique. L’erreur toutefois serait de s’y arrêter ; de ne point percevoir que notre regard n’est que le regard d’un autre regard, lui même témoin d’un éclair qui traverse de part en part le visible et l’invisible, ainsi que le savait Angélus Silésius : «  L’œil par lequel je vois Dieu et l’œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même Œil. »

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