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11/01/2022

Note sur le Saint-Esprit et la liberté humaine:

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur le Saint-Esprit et la liberté humaine

 

La légère, subtile et mystérieuse Providence

L'une des singularités les plus déplaisantes de l'homme moderne est d'appliquer aux œuvres du passé, et de sa propre tradition, le même genre de condescendance et de mépris dont fit preuve le pire colonialisme à l'égard des autochtones. L'irrévérence à l'endroit des œuvres et des styles, des manières d'être et de voir n'est pas seulement un manque de tact, un signe certain de vulgarité, mais aussi et surtout un extraordinaire moyen de nivellement par le bas et de destruction dont les conséquences sont l'extinction de toute flamme intérieure et l'abandon de toute quête de beauté et de vérité.

Ainsi l'agnostique moderne, imbu de quelques vagues notions « scientifiques » auxquelles, au demeurant, il ne comprend rien, traitera de Dieu, du Saint-Esprit, et de toute notion théologique ou métaphysique, avec la même ignorance arrogante dont l'ethnologue rationaliste fit usage pour traiter des cultures « primitives » ou « prélogiques ». Etranger à sa propre tradition, comme à toute autre, le moderne n'abandonne son outrecuidance critique que pour se prosterner devant le sacro-saint « progrès » dont, croit-il, le déterminisme inepte l'a « délivré » de la divine Providence.

Ce que le moderne nomme « libération » n'est cependant que la chute sous un joug plus terrible. Comment croire que celui qui choisit l'obtus et impitoyable déterminisme contre la subtile, légère et mystérieuse Providence n'est point, par définition, un ennemi de toute forme de liberté ? Sans doute la liberté n'est-elle désormais inscrite sur les frontons que pour compenser son absence dans la cité et dans les cœurs. N'est-il pas étrange que nous ne nous réputions si ostentatoirement libres que depuis le moment fatal où, dans la levée des conscriptions générales et des guerres totales, l'Etat acquit sur chacun un droit, dont il use largement, de vie et de mort ? Et lorsque ce n'est pas l'Etat, l'Economie et la Technique pourvoient à cette mortuaire soumission. Dans son magistral essai Du pouvoir, Bertrand de Jouvenel sut montrer que l'histoire politique moderne est d'abord l'histoire d'un accroissement du pouvoir. Plus nous attendons de l'Etat et plus promptement nous sommes conduits à abdiquer en sa faveur nos libertés et nos privilèges, - fût-ce à des instances qui semblent échapper à l'Etat, mais qui n'en sont, en réalité, qu'une forme mutante et pour ainsi dire globalisée.

Qu'est-ce qu'un homme libre ? Sans doute sera-t-il impossible de disserter plus longtemps sur la notion de liberté en méconnaissant le changement d'acception du mot depuis l'époque « démocratique » (que nous définissons ici, non comme Etat de droit, ou régime parlementaire, écorces fragiles, apparences à la merci du nombre, mais comme « Règne de la Quantité », au sens guénonien). L'homme « démocratique » serait ainsi celui qui se juge libre aussitôt qu'il n'est plus astreint à d’autres contraintes que celles qui l'obligent aux activités nécessaires à sa survie. Or, loin de pouvoir choisir ces activités, il se trouve qu'elles lui sont imposées, et de la façon la plus arbitraire, la plus abstraite, voire la plus incompréhensible. Entre la cause de ce qui est exigé de lui, et l'effet de ce qui lui est accordé, toutes sortes d'intercessions abstraites interviennent qui lui rendent insensible la raison d'être et la logique de ses actions. Rien n'est plus attristant que ces efforts qui ne tiennent plus, ni en causes ni en conséquences, au réel et dont celui qui les accomplit, en une suite d'activités insignifiantes ou absurdes, est littéralement dépossédé, sinon par l'argent qu'on lui donne en échange. Mais là encore l'échange est de dupe, puisque l'argent, qui déjà change toute qualité en quantité, par surcroît ne lui appartient pas vraiment, laissé à la discrétion de l'Etat qui s'en empare et aux banques qui le multiplient à leur usage et le perdent à son détriment.

Cette piètre conception de la liberté n'eût pas manqué de persuader les esclaves du temps de Périclès qu'ils étaient des hommes libres. En échange de cette absence de contrainte qui autorise quiconque le peut et s'y plait de vivre sa vie de façon larvaire, l'homme « démocratique » consent à se soumettre à une suite presque infinie d'interdit et de limitations qui feront peu à peu de sa vie quotidienne une parodie d'existence d'une morosité et d'une grisaille telle que la mort elle-même pourra lui sembler préférable. Ainsi les simples mots « Je suis un homme libre » auront-ils, selon que les énonce un homme du douzième siècle ou un électeur moderne, un sens radicalement différent. Même l'homme du dix-septième siècle, dans un Etat déjà fortement centralisé, ne pouvait imaginer que la liberté fut simplement octroyée, comme un avoir, un dû dont il n'y aurait dès lors plus à se préoccuper autrement qu'en gestionnaire.

Comment ne pas comprendre, en effet, que la liberté octroyée, et soumise à la taxe, n'est qu'une pâle parodie ? Les philosophes de l'Antiquité, comme les Théologiens du Moyen-Age, dont les enseignements eurent cours, fût-ce de façon édulcorée, jusqu'à une époque relativement récente, à tout le moins pour quelques-uns, n'eurent de cesse de faire comprendre à leurs semblables que la liberté exigeait une forme et que cette forme ne pouvait être que la conséquence d'une discipline, d'une ascèse, d'une contrainte exercée sur soi-même, autrement dit, d'une maîtrise.

D'une liberté non point octroyée mais conquise, d'une liberté ascendante, poussée dans le mouvement d’un dépassement perpétuel vers une excellence toujours désirée et jamais atteinte, naissent des formes qui sont les espaces de notre liberté. Lorsque la vie quitte un corps, la forme se désassemble, disparaît, et il ne reste que la matière. Sans doute le matérialisme idéologique n'est-il rien d'autre, en dernière analyse, qu'une prosternation devant la mort. La forme que l'on doit associer à l'idée platonicienne, témoigne de cette réalité métaphysique qui s'avère être la gardienne de la vie, et, par voie de conséquence, de toute manifestation de la liberté humaine. Si, dans sa forme la plus basse, la liberté moderne est une forme s'abandonnant à l'informe, au nom d'une « libération » des contraintes et des limites nécessaire à la création de la forme, dans sa forme la plus haute, en revanche, la liberté demeure une liberté pour, une liberté orientée, en acte, une liberté héroïque.

Le moderne est à tel point confit en la dévotion de son esclavage que toute liberté lui apparaît impie et menaçante. Etre libre, pour l'homme de la Tradition, est un art, alors que pour le moderne être libre est au mieux un « droit » dont il se satisfait en ne l'exerçant jamais. Ainsi les modernes peuples d'esclaves passent à travers les vestiges des grandeurs et des libertés anciennes avec une haine et un dédain qui sont l'avers de leur invraisemblable prétention. La morgue du moderne « égalitaire » et son indifférence à l'endroit de toute recherche et défense de l'équité sont à proportion du pouvoir qui ne cessa de croître et de s'étendre et contre lequel, bientôt, toute résistance politique sera vaine. Le Règne de la Quantité pour s'être subdivisé en idéologies rivales n'en obéît pas moins à son fondamental principe d'uniformisation et de massification. C'est bien l'une des ruses les plus communes et opératives du Diable que d'avoir subdivisé son règne de telle sorte que les malignités et les abominations de telle idéologie n'ont d'autre effet que de nous précipiter dans une autre, toute aussi mauvaise. Ainsi le Diable se plaît-il à nous faire tourner en rond, comme des animaux attachés à un piquet, absurdement persuadés d'être libres, alors que nous cheminons, jusqu'à l'étranglement, dans la sinistre circonférence qu'il nous assigne.

Le Logos incarné

Les modernes, fussent-ils « intellectuels », sont à tel point gagnés par les séductions de la mauvaise foi qu'ils ne réfutent plus, sous les espèces des théologies et des métaphysiques, que d'absurdes doctrines forgées de toutes pièces. La perspective métaphysique est récusée, non dans ses œuvres mais dans ses caricatures grotesques qui n'entretiennent plus avec leur modèle que des ressemblances inventées. La façon dont l'agnostique croit pouvoir récuser la théologie renseigne sur son outrecuidance qui se fonde sur un farouche refus d'interpréter les dogmes, les théories, les visions qu'il considère à tort ou à raison comme hostiles au « progrès ». Que n'a-t-on moqué la Création du monde en sept jours sans prendre la peine comprendre, - ce qui paraît pourtant d'une évidence éclatante, - que le mot « jour » désigne ici une période dont la durée ne peut être encore déterminée et non une journée de vingt-quatre heure. Le monde, nous dit la Genèse, s'ordonne en sept étapes dont une de repos. Cette vision en vaut bien d'autre. Et que n'a-t-on dit de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, que les matérialistes considèrent comme une pure aberration.

Outre que les matérialistes n'ont, en matière de fanatisme et de sectarisme de leçon à ne recevoir de personne (ils y excellent eux-mêmes) comment ne pas voir que la Trinité est une admirable formulation de la nature du monde en tant que création du Verbe ? Nulle intelligence scientifique ne conteste aujourd'hui que le monde est constitué comme un langage par la combinatoire infiniment renouvelée d'éléments simples. Or qu'est-ce que la Trinité, à son premier degré d'interprétation, sinon une magistrale théorie du langage ?

Si le Père est le sens, la pensée pure, non encore advenue, hors d'atteinte et toute-puissante dans son éloignement, le Fils est l'Advenue attendue, le Logos incarné selon l'expression de la théologie orthodoxe. Mais entre le Sens et le langage, entre le Logos incréé et le Logos incarné, et dans un ordre plus immédiatement perceptible, entre le mot écrit et sa compréhension dans l'entendement du lecteur, il faut une médiation, un passage, une ambassade. Tel est la mission du Saint-Esprit. Chacun constate que sans l'Esprit, le passage entre le mot et le sens ne se fait pas. Si l'Esprit nous fait défaut, les mots que nous lisons ou que nous entendons ne prennent point sens et demeurent inertes, hors d'atteinte, tels des écorces mortes. La lecture ou l'écoute requiert l'œuvre de l'Esprit. Ce qui est vrai dans l'ordre de l'expérience immédiate du langage ne l'est pas moins à l'échelle du monde selon l'analogie bien connue du microcosme et du macrocosme. Entre ce qui doit être dit et ce qui repose encore, telle une pure puissance lumineuse, dans le silence incréé, et ce qui est dit, offert à notre entendement, l'Esprit circule et cet Esprit qui donne un sens aux choses qui s'offrent à nous, les théologiens eurent de bonnes raisons de le dire Saint.

L'incompréhension, voire le mépris dont les dévots et les pratiquants eux-mêmes font preuve, trop souvent, à l'égard d'une réalité aussi opérative et resplendissante coïncide avec l'étiolement de l'art de l'interprétation. En l'absence de l'Esprit-Saint, l'Intellect demeure hors d'atteinte et les mots ne sont que des écorces mortes que l'on idolâtre (et c'est le fondamentalisme) ou que l'on ignore (et c'est le matérialisme). D'où cette sinistre évidence que l'on constate chaque jour, et que certains se trouvent fort en peine d'expliquer autrement: les matérialistes sont des fondamentalistes et les fondamentalistes sont des matérialistes. Lorsque l'Esprit-Saint déserte notre attente, notre liberté nous quitte sans un mot, nos fidélités deviennent obtuses et nos impiétés de pires asservissements.

La victoire sur l'oubli et la vérité du symbole

Il n'est de liberté que de l'Esprit. Faut-il en conclure à une sorte de dualisme où l'asservissement serait le lot du corps et la liberté le caractère exclusif de l'Esprit ? Certes non. L'Esprit dans la sanctification et l'herméneutique (qui participent du Grand-Œuvre de la « splendeur » théologique) est le principe d'une liberté éprouvée et conquise dans le monde immanent. La liberté provient de l'Esprit. Chaque fois que nous manifestons notre liberté, c'est l'Esprit qui est venu pour sanctifier un acte, une pensée, un moment. L'Esprit-Saint sanctifie, c'est dire qu'il ôte l'acte, le pensée, le moment, de l'enchainement chronologique fatal qui le conduit au néant pour lui conférer la dignité du Symbole.

L'Esprit-Saint, ambassadeur suprême, rétablit les relations diplomatiques entre le temporel et l'éternel, nécessaires au gouvernement de la divine Providence qui flambe dans l'interprétation, dans le buisson ardent de l'herméneutique. L'Esprit éveille la vérité du Symbole. Or en grec, la vérité se dit Aléthéia. La vérité, l'étymologie confirme l'expérience métaphysique, est victoire sur l'oubli.

Dire que la vérité n'existe pas équivaut à croire que l'oubli n'a jamais été et ne sera jamais vaincu. Vaincre l'oubli, c'est trouver le vrai, non dans son absoluité et sa totalité, dont l'entendement humain ne saurait se prévaloir, mais à chaque instant, en d'innombrables aspects. Le lieu commun de nos âges démoralisés: « il n'y a pas de vérité », que chacun va répétant, pour inepte qu'il soit, comme tous les lieux-communs, n'en constitue pas moins un obstacle au cheminement. Si rien n'est vrai, les recherches du beau et du bien deviennent également vaines et la médiocrité s'en trouve confortée, devenue soudain instance ultime du sens de l'histoire, sous les espèces du « dernier homme » qu'évoquait Nietzsche. Au demeurant, les lieux communs des modernes sont loin d'être aussi ingénus qu'ils se donnent. Chacun d'eux témoigne d'un interdit fondamental.

Le propre du monde moderne est de réfuter l'existence de ce qui menace son existence. Il est difficile de nier les œuvres, mais il est de bonne stratégie de nier l'invisible dont elle procède. Les œuvres existent; on les répute difficiles ou élitistes pour en détourner le plus grand nombre qui n'a nul besoin de telles recommandations pour se contenter des productions les plus ineptes, et l'on travaille, dans le même temps, à persuader les rares heureux, qui, par leur déférence et leur attention, se rendent dignes des œuvres, qu'elles sont nées d'une illusion, d'un néant, et qu'adorer leur forme c'est adorer le néant et attester de l'inexistence de Dieu.

Certes, nous ne sommes pas de ceux qui réclament, pour étayer leur fidélité chancelante, une « preuve » de l'existence de Dieu. Si chaque instant advenu dans notre entendement comme splendeur et épiphanie n'est pas une preuve suffisante, à quoi bon tel ou tel raisonnement, toujours susceptible d'arguties ? Les matérialistes excellent à enfermer leurs adversaires dans une terminologie dont ils prétendent seuls détenir les clefs. Si les grandes œuvres, comme La Divine Comédie de Dante, méritent l'appellation de divines, c'est qu'elles naissent en des contrées où la splendeur des Principes ne n'est pas encore atténuée dans l'obscuration progressive de l'immanence.

Etre à l'image de Dieu, c'est être unique. Lorsque ce Dieu, dont on ne peut rien dire de définitif en langage humain qui ne soit mensonger ou réducteur, sinon qu'il est Un, nous fait à son image, qu'est-ce à dire sinon que nous sommes uniques ? Le monothéisme, à cet égard, lorsqu'il ne s'emprisonne pas dans la représentation d'un Dieu jugeur, poursuit la haute sapience de Pythagore ou de Plotin. Chacun de nous est dissemblable de tous les autres. Toute pensée théologique, vouée à la recherche d'un Principe suprême est confrontée à cette évidence: les êtres se caractérisent par leur dissemblance. Ce qui les unit, leur point commun, est d'être uniques. La plupart des « mystères » théologiques où les modernes voient de « l’irrationnel » sont ainsi susceptibles d'être compris selon les exigences d'un bon sens que l'on pourrait dire doué d'une certaine plasticité. La prison terminologique où les modernes s'enferment et veulent enfermer les autres a pour particularité de faire de chaque mot la cellule d'un sens malheureux, auquel il est interdit de déambuler à l'air libre et de converser avec ses voisins.

Or les mots ne prennent sens que par la conversation, par leurs échanges toujours divers avec leurs voisins. Certes, ce serait faire preuve d'une farouche idolâtrie que de confondre le mot « Dieu » avec Dieu lui-même, d'y enclore un sens inamovible, que l'on récuse ou vénère, alors que ce mot pour vénérable et nécessaire qu'il soit, n'en jette pas moins ses vérités, ses éclats, selon la manière dont il advient dans une phrase et selon la logique de cette phrase parmi d'autres où elle repose ou déferle. Selon qu'il advient dans une prière ou dans un juron, le mot Dieu ne revêt pas, pour celui qui l'énonce la même signification. « Partout où tu te tournes est la Face de Dieu », disent les soufis. Cette omniprésence n'est pas une neutre, passive, mais une présence suscitée par l'attention.

On ne soulignera jamais assez l'importance de l'attention. Dieu se révèle au regard attentif. L'inattention nous éloigne de la considération de l'Un. Les êtres inattentifs, pour commencer, méconnaissent les dissemblances. Le sens des nuances n'est pas leur fort. La rudesse et la grossièreté de leurs perceptions leur interdisent de voir autre chose que le schématique et le quantitatif là où buissonnent et fleurissent la complexité et la qualité.

Plus nous sommes attentifs et mieux nous nous tenons à distance du fondamentalisme et du puritanisme qui emprisonnent dans leurs rets les âmes simplificatrices. Pour discerner dans tel aspect du monde, l'œuvre de l'Un, encore faut-il que nous sachions tourner vers lui notre regard à travers le multiple et lui consacrer l'attention qui lui est due. L'attention, si l'on prend garde à lui conserver toute acuité est consécration. Notre attention, lorsqu'elle n'est pas inquisitrice ou prédatrice, consacre l'objet qu'elle élit et dont elle révèle le secret d'unificence. « L'œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ».

La présence et l'œuvre du Saint-Esprit

Comment ne serions-nous pas saisis par une joie à la fois violente et légère lorsque nous comprenons que la subtile circulation qui s'établit entre notre regard et le monde participe de l'œuvre du Saint-Esprit ? L'Esprit sanctifie les entendements où il passe et les choses du monde qui se reflètent en nous à la faveur de la clarté interprétative qu'il jette sur le monde. Ces augustes réalités, Dieu, le Saint-Esprit, le Fils, le Logos incarné, le monde moderne ne les nie que pour avoir libre cours de traiter le monde avec le mépris de l'utilitarisme le moins scrupuleux. Dire l'inexistence de l'Un, d'où le multiple effuse en splendeurs et variations, réduire la fastueuse dissemblance des êtres et des choses à des schémas ou à des catégories génériques, le moderne s'y emploiera avec d'autant plus d'insistance que le monde et les hommes ne peuvent être librement utilisés qu'à cette condition.

Qu'est-ce que la liberté moderne ? Est-ce la liberté de l'Esprit, de l'âme, la divine liberté de la création, la liberté de l'Un à se manifester ? Certes non, puisque le moderne proclame l'inexistence de l'Esprit, de l'Ame et de l'Un. La liberté moderne est-elle autre chose que la liberté d'utiliser le monde et ses semblables ? Et comment concevoir cette utilisation sinon comme une preuve, parmi d'autres, de l'abus de pouvoir auquel nous soumet invariablement l'abandon de l'autorité ? Le moderne adore le pouvoir à la mesure qu'il hait ou méprise l'autorité. Son refus de l'autorité est l'envers de sa frénétique adulation du pouvoir qui jamais ne consent à a célébration ou à la contemplation du moment présent. Les finalités que le moderne s'impose, et, ce qui est pire, qu'il impose aux autres, selon l'abominable morale de « la fin justifie les moyens », ne sont jamais qu'autant de moyens, sous couvert de « réalisme », de fuir la présence réelle des êtres et des choses.

Aussitôt désertons-nous la présence que l'hybris se saisit de nous ; car déserter la présence, qui fonde l'équilibre des formes, c'est entrer dans l'absence, c'est-à-dire dans la démesure, dans les affres de l'insatisfaction sans fin. L'Enfer n'est pas cet improbable outre-monde qu'inventent, pour s'effrayer, les superstitieux. L'Enfer est là aussitôt que nous sortons de la présence par mépris, haine ou banale inconséquence. Toutes les religions se rejoignent dans leurs prières et leurs rites fondamentaux qui sont autant de manières, savantes ou naïves, de remercier. Mais le mot « remerciement » dit hélas, dans son sens moderne, amoindri et profané, avec une moindre exactitude ce sens religieux de la gratitude que le mot reconnaissance qui joint en un seul vocable l'anamnesis, la gratitude, et plus profondément encore, dans un sens initiatique, la recouvrance gnostique, la connaissance à elle-même dévoilée dans sa provenance et ses fins dernières.

Si l'Esprit nous sanctifie et si, par reconnaissance, nous sanctifions l'Esprit, n'est-ce point-là, sinon une preuve, du moins un signe, de la présence réelle ? De même que l'attention nous révèle, par le jeu des nuances, le caractère unique de chaque visage et de chaque moment, ce que l'on nomme « présence d'esprit » demeure la vertu la moins dispensable au cheminement gnostique.

Qu'est-ce que la « présence d'esprit » ? Au plus simple, c'est ne pas être absent de l'Esprit, retranché dans quelque néant personnel. Avoir de la présence d'esprit, ce n'est pas seulement trouver la prompte répartie et le mot juste, c'est aussi témoigner de la présence du monde par l'ambassade de l'Esprit qui fait de notre entendement un miroir du monde. Ce que l'on nomme la foi, de façon si générale et si vague que le mot à force de vouloir tout dire ne dit plus rien, n'était-ce point, naguère, une allusive manière de nommer la fidélité à la présence et à l'Esprit ?

Le mot confiance dit ce sentiment que la recouvrance éveille en nous au cœur de la présence. La confiance et la foi naissent du recueillement dans la présence. Lorsque la présence nous recueille, nous avons toutes les raisons de célébrer la confiance, d'en faire la vertu et la force tutélaire de toute création. Le monde moderne qui s'ingénie à produire et à reproduire à l'identique est le moins apte à comprendre l'essence même de la création. Qu'est-ce que la création, sinon la recherche de l'unique ? La création se distingue précisément de l'industrie par le caractère unique et non reproductible de l'œuvre. Toute création est un hommage à l'unique. L'industrie, au contraire, reproduit, et le clonage n'est jamais que l'aboutissement de cette logique reproductive. Si l'Esprit-Saint est, que l'auteur s'en réclame ou non, à l'œuvre dans toute création, toute industrie est, plus ou moins, tributaire du règne de la Quantité et de l'Interchangeable.

Selon que nous vivons dans un monde adonné à la création ou dans un monde adonné à l'industrie ou la technique, ce ne sont pas seulement certaines circonstances subalternes de notre vie qui changent mais notre entendement lui-même. La perspective industrielle ou technique est devenue désormais si despotique que quiconque en vient à considérer le monde en dehors d'elle passe pour excentrique. Nul accusation ne saurait être moins justifiée car s'il est un monde qui déserte le Centre, c'est bien le monde utilitaire, technique et industrieux.

Etre présent à l'Esprit, répondre par sa présence à l'injonction de l’esprit sanctificateur, c'est avant pouvoir, à chaque instant, situer le Centre, sinon s'y tenir. Toute confiance et toute force naissent du cœur comme une vocation à la création d'œuvres plus hautes et plus lumineuses.

Le don de l'humilité et de la sapience

Tout écrit de sapience est un écrit d'humilité. Etre humble, ce n'est certes pas baisser le front devant l'imposture, céder à la médiocrité ou se soumettre à la loi du plus fort. Etre humble c'est reconnaître que la terre qui est en nous est à l'image d'un plus haut ciel.

« Agis l'acte à agir sans te soucier des fruits de l'action ». Cette recommandation de la Bhagavad-Gîta, - qui englobe les notions de générosité, de désintéressement et d'équanimité, peut, à elle-seule, et pour autant que l'on se rende à même de la comprendre, servir à la fois de morale et de métaphysique. Lorsque l'acte dans sa beauté créatrice n'est pas dissipé dans le résultat escompté, la liturgie entre dans nos existences. Tout acte qui s'accomplit hors de la préoccupation de ses fruits est liturgique. Les liturgies religieuses qui appartiennent aux diverses confessions ne valent que si les âmes qui s'y rejoignent connaissent dans leur vie de chaque jour ce mystère de l'acte détaché des fruits de l'action. Lorsqu’une prière est formulée par un cœur ingrat, ce ne sont, comme l'écrivait René Daumal, « que des bruits que l'on fait avec la bouche ». Ainsi en est-il de tous les rites et de toutes les liturgies. Il n'est rien de plus beau lorsque le sens de l'être s'y révèle; il n'est rien de plus vain lorsqu'ils s'accomplissent comme de banales coutumes. On ne saurait dire à quel point le coutumier est souvent l'ennemi de la métaphysique.

Dans ces temps de ténèbres et de confusions grandioses que nous traversons, la coïncidence du rite avec la connaissance dont il témoigne dans l'âme de celui qui l'accomplit est à peine moins rare que la connaissance immédiate du secret de l'être, la grâce pure, offerte au-delà de toutes les espérances. L'attachement aux formes religieuses demeure un attachement et lorsque la religion se réduit à une finalité, cet attachement devient une prison, au même titre que la cupidité ou la misanthropie. L'acte religieux, lorsque la bruissante splendeur de l'Esprit-Saint l'abandonne, n'est pas loin de devenir mauvais. Il faudrait tenter une historiographie du monde moderne fondé sur l'étude des symboles détournés. Ce détournement s'opère par usurpation du pouvoir. Là où régnaient l'autorité, l'intellect et la contemplation pure, la subversion moderne établit la dictature du pouvoir, de l’instinct et de la technique.

A l'origine, le Symbole est à la fois autorité et pouvoir. La double nature du Symbole, sa participation aux domaines du visible et de l'invisible, sa fonction essentiellement pontificale ou diplomatique en font une réalité que le moderne ne peut utiliser qu'en lui retranchant sa part d'invisible, en l'établissant dans l'immanence. Coupé du monde supérieur auquel sa fonction est de donner accès, le Symbole n'est plus un principe de communion mais de fascination. Lorsqu'ils ne sont plus vivifiés par l'aventure intérieure du dépassement des conditions humaines et par la liberté absolue de l'acte détaché de ses fruits, les rites et les morales deviennent de sombres oppressions. Le prosélytisme a ceci d'inquiétant qu'il paraît être surtout le fait d'hommes et de femmes si peu assurés de leur foi qu'il éprouvent le besoin d'en recevoir sans cesse, par la conversion d'autrui, de nouvelles confirmations. Le règne de la Quantité imprègne si profondément nos mentalités que nous sommes parfois sur le point de croire qu'une erreur ou un asservissement partagé deviennent des sortes de « vérités » ou de « libertés ». Combien d'entre les modernes se satisfont, en matière de « vérité » d'une erreur largement et démocratiquement partagée ? Des légions !

Lorsque l'erreur s'impose au détriment d'une vérité rare et méconnue, est-il encore, de nos jours, une morale pour nous incliner avec force à préférer la seconde ? Celui qui l'ose ne se verra-t-il pas réprouvé, accusé de quelque péché d'orgueil: de quel droit pense-t-il le vrai en dehors de l'asservissement général ? Croire en une légitimité supérieure du vrai, avec l'humilité de la Sapience, n'est-ce point affirmer la précellence d'un monde métaphysique ? A quelle source de courage devrons-nous puiser pour nous rendre dignes de cette hauteur ? Telle est aussi la sainteté de l'Esprit d'aller à la rencontre du vrai, fût-ce dans la solitude et la réprobation. Le Saint est celui qui n'attend point de dividendes de la vérité conquise. La pure lumière lui suffit dont il fait une vérité intérieure sans objet ni sujet. L'auréole des Saints symbolise cette clarté intériorisée de la vérité qui n’est plus irradiée par une instance extérieure, et donc susceptible d'être également obombrée, mais irradiante.

Le vrai de la sainteté n'est pas la conséquence ou le résultat d'un jugement humain mais une vérité native, principielle. Ce qui est au principe est au commencement. Toute vérité est recommencement du monde et tout recommencement est vérité. Toute recherche de la vérité rejoint une région de la forme antérieure à sa manifestation. Le vrai est antérieur, le vrai débute, le vrai est inaugural.

Il est beau d'inaugurer chaque jour une vérité élue, d'élever dans la beauté d'un premier matin du monde le sens comme un éblouissement sans fond. L'aventure, rétorquent les pessimistes, est hors d'atteinte. Rien n'est plus faux. Il nous suffit d'obéir, ne serait-ce qu'un seul jour, à l'injonction de la Bhagavad-Gîta pour être délivré, à tout le moins ce jour-là, de la malédiction de Kronos, de cette temporalité linéaire qui fait de notre vie un chemin d'utilité et de mort. Lorsque nous sommes délivrés de l’utilitarisme, le temps linéaire, et, par voie de conséquence, toute forme de déterminisme, deviennent illusoires et l'instant comme un éclat d'éternité brille de la vérité d'où naissent tous les possibles, tous les espaces et tous les temps. Aussitôt que l'instant s'illumine d'une vérité, des mondes s'abolissent et renaissent. Tout se joue dans la conversion du regard. Sitôt sommes-nous délivrés du temps linéaire que l'éblouissement sans fond du recommencement devient notre Bien et notre Beau.

Si nous parlons de « notre » Bien et de « notre » Beau, ce n'est pas au titre de propriété. Ou bien faudrait-il l'entendre en ce sens que nous sommes, en toute Sapience et humilité, nous-mêmes les propriétés du Bien et du Beau, par la grâce de Dieu ? C'est dire que le Beau et le Bien se manifestent à travers nous et prouvent ainsi la munificence de Dieu. « Ô mon Bien, Ô mon Beau », l'invocation rimbaldienne de Matinée d'ivresse donne le ton de la joie du recommencement comme cet anonyme Veni sancte spiritus:

« Da tuis fidelibus

in te confidentibus

sacrum eptenarium;

da virtutis meritum

da salutis exitum,

da perenne gaudium »

 

« Donne à tes fidèles

confiants en toi

le septénaire sacré;

donne le prix de la vertu

donne l'issue du salut

donne l'éternelle joie »

 

« Ô mon Bien, ô mon Beau » - ces mots nous viennent aux lèvres sitôt avons-nous vaincu l'horrible leurre du temps linéaire qui veut la perte de la plénitude et de la splendeur et le néant de toute chose. Le Bien alors redevient notre bien et le Beau, notre beau, ils cessent d'être des abstractions pour s'incarner par la diplomatie du Saint-Esprit. Quelles que fussent leur légitimité et leur beauté, ce ne sont point tout d'abord les savantes compositions des rites et de l'intellectualité qui viendront à notre secours. Le brusque éclairement du regard qui nous offre la vision d'un monde plein d'intersignes, de coïncidences et de concordances merveilleuses, prenons garde de n'oublier qu'il est aussi la chose la plus enfantine et la plus ingénue.

Les œuvres de vérité de l'Esprit-Saint, qui nous laissent ainsi entrevoir et parfois faire nôtre mystérieusement, par l'oubli de nous-mêmes, la grandiose interdépendance des aspects du monde, nous enjoignent à comprendre que l'humilité et la sapience, la simplicité enfantine et la perspective à perte de vue de la plus haute métaphysique sont prédestinées à se rejoindre.

 

Dernier livre paru, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan. 

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