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09/01/2022

L'Ombre de Venise, deuxième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise, deuxième entretien

sur l'Autorité et la liberté, la morale et le style, l'incomprise générosité, Nietzsche et « l'éternelle vivacité », le poète-métaphysicien.

 

 

La nuit est venue; elle enveloppe le monde d'un manteau de solennité joyeuse. L'ombre, devenue indiscernable, est une voix insistante mais amicale, qui ne laisse point la pensée en repos, sous le ciel foisonnant d'étoiles.

L'ombre: A vous suivre, et quelquefois à vous précéder, selon l'heure, ou à m'évanouir après la « leçon de ténèbres », il semble, à mon jugement d'ombre qui ignore tout des mystères de l'Incarnation, que s'opposent et se confrontent en vous l'exigence d'une liberté inconditionnée et celle de l'Autorité. Vous aimez l'intelligence libre et rare, et sans renier cet amour vous évoquez une Autorité théologique...N'est-ce point côtoyer sans cesse le paradoxe comme un abîme, avec un certain goût du péril ?

Le voyageur: Selon la définition que j'en donne, ou pour mieux dire selon l'expérience que j'en ai (car l'expérience précède la définition) la liberté et l'autorité sont, pour ainsi dire, du même bord. La liberté est d'abord la liberté de faire. Non point une liberté abstraite, proclamée, mais une liberté exercée, jurisprudentielle, opératoire. L'essence de la liberté est dans l'agir. Je doute d'une liberté qui ne serait point agissante. D'où mon impression, alors même que la liberté abstraite est devenue une « valeur » dont tout le monde se réclame, que la liberté effective s'amenuise. Une réflexion épistémologique ne manquera pas de faire apparaître que les théories scientifiques qui sont à l'origine de la modernité se caractérisent par leur logique déterministe. Le Moderne, au fond, ne croit point en la liberté. Il croit au déterminisme économique, social, génétique, il croit religieusement en la Loi du Marché, mais il ne croit point en la liberté humaine. Je serais enclin à penser que la notion même de liberté effective s'est évanouie avec la disparition de l'éthique chevaleresque. Les ultimes libertaires sont Don Quichotte et Falstaff. Ils sont ces personnages frontaliers entre un monde dont ils incarnent les ultimes possibilités libertaires et un monde planifié, bien-pensant. L'admirable film d'Orson Welles Les Carillons de Minuit illustre à merveille cette intuition. Etre un homme libre: rien ne va moins de soi. L'homme moderne ne proclame la liberté que pour ne pas avoir à la vivre. Je crois qu'il existe une antipathie foncière de l'homme à l'égard de sa liberté possible. Sa ruse est de se dire libre tout en bénéficiant de tous les répugnants avantages de l'esclavage.

L'autorité et la liberté sont du même bord, d'abord car nul n'est libre s'il n'exerce une rigoureuse autorité sur lui-même. Etre libre, c'est être fidèle à sa propre autorité. Mais cette autorité qui nous fait libre, nous en sommes redevables à d'autres autorités. Ce sont les Maîtres ! Non les Maîtres qui nous font esclaves mais les Maîtres qui nous font disciples. La liberté n'est point innée, elle s'apprend. Elle est même la chose la plus difficile qui soit à enseigner. Pour être libre, pour exercer librement son autorité sur soi-même, encore faut-il que nous eussions été entourés d'exemples, environnés d'autorités qui nous eussent donné le goût de cette liberté et de cette autorité.

L'autorité et la liberté sont indissolublement liées. L'autorité et la liberté créent réciproquement l'espace de leur possible manifestation. Sans autorité, la liberté ne s'impose point face au pouvoir, et sans liberté, l'autorité est sans objet. L'autorité suppose l'existence même de la liberté. Dans un monde sans liberté, dans un monde rigoureusement déterministe, l'autorité n'a aucun sens. Raison d'être de la liberté dont elle assure l'emprise sur le monde face au pouvoir, l'autorité disparaît peu à peu. Les historiens du politique méconnaissent cette concomitance de la montée du déterminisme et de l'extinction des autorités.

La conception de l'art et de la littérature en est profondément changée. Les théories du travail du texte, la réduction des oeuvres à l'immanence de leurs structures formelles en sont les conséquences les plus visibles. A l'extinction progressive de l'autorité et de la liberté correspond aussi la valorisation de l'éphémère, du transitoire, de l'accidentel, du hasard etc... qui dissimulent à peine, sous une aura de lyrisme d'emprunt, la froideur du calcul ! Car là où disparaissent l'autorité et la liberté, triomphe le pouvoir planificateur ! Si je nomme Auteur l'écrivain qui use de l'écriture à des fins poétiques et métaphysiques, c'est en effet pour redire ce lien indissoluble, dans la création littéraire, de la liberté et de l'autorité. L'auteur est d'autant plus libre que plus autoritaire et d'autant plus autoritaire que plus libre. Mais comprendre l'autorité, j'y reviens, c'est aussi reconnaître l'Autorité.

Le rapport entre autorité et liberté, pour un auteur, rejoint celui de la lecture et de l'écriture. Alors que le Moderne ne sait plus lire que vaniteusement, en se posant d'emblée dans une situation de supériorité sur ce qu'il lit, profanant les écrits par son inattention et son outrecuidance, surtout lorsqu'il s'agit d'écrits appartenant à des époques passées, l'auteur, qui fait siennes les notions d'autorité et de liberté, n'aborde point les oeuvres sans une certaine solennité. Ce qui est dit dans une oeuvre ne demande pas d'abord à être critiqué, mis en fiches, évalué dans le sens d’une instrumentalisation idéologique ou marchande, mais entendu dans l'aire d'un silence intérieur.

Faire silence en lui-même, telle est l'autorité de l'auteur lorsqu'il s'approche de l'œuvre d'autrui. Que le moderne haïsse le silence, c'est encore un signe de sa haine de l'autorité. La première liberté humaine, le premier « droit de l'homme » devrait être le droit au silence, qui inclut le droit de se taire et la liberté d'écouter comme la liberté de parler et le droit d'entendre le silence. Le bon lecteur est celui qui commence par entendre le silence. Le silence n'est pas seulement l'absence de bruits désagréables. Il existe différentes qualités de silence. Il existe des hiérarchies du silence. Il existe aussi, selon la formule de Nietzsche, « un vacarme silencieux comme la mort ». La vie, elle, est musicale et légère. Je le sais d'autorité et je ferai de la liberté un instrument pour la jouer avec la désinvolture et la virtuosité qui conviennent !

L'ombre: A bien vous entendre, il semblerait que la fonction de l'Auteur dépassât le domaine strictement littéraire…

Le voyageur: Il en va de même du lecteur. L'acte de lire dépasse la simple transposition des lettres en pensées. De même que le livre n'est que le moment apparent d'une courbe qui débute avant lui et s'achève après lui, la lecture engage une aventure qui débute avant la découverte du livre et s'achève bien après elle. La mentalité moderne tient à tout prix à circonscrire la lecture et l'écriture comme si elle craignait qu'elles n'émanent, ou ne s'expandent au-delà. La critique moderne veut réduire l'œuvre au texte. Mais le texte n'est que le signe de la présence de l'oeuvre. Et l'oeuvre elle-même est opératoire. Les théories du texte comme les théories de la réception méconnaissent cette vertu opératoire, qui cependant apparaît évidente à tout historien. L'oeuvre de Homère fut opérative. Il ne tient qu'à nous que redeviennent également opératives, les oeuvres de Dante ou d'Hölderlin, ou de Pessoa.

J'y reviens, ce qui est écrit, n'est que le signe apparent d'une aventure antérieure ou ultérieure. Toute grande poésie connaît sa preuve par neuf (les neuf Muses !). Toute poésie est une preuve par neuf. Elle retranscrit l'ultérieur à partir de l'antérieur. La vision qui nous guide, qui nous entraîne, comme des voiles frémissantes, vers le Grand Large périlleux et limpide, il appartiendra à la « preuve par neuf » de la poésie d'en démontrer la justesse et la pertinence. Contrairement à ce que ressasse le préjugé le plus vulgaire, la poésie, la véritable poésie débute là où cesse l'arbitraire. La poésie est la démonstration à rebours de la pertinence de la vision qui l'impose à notre entendement comme une Providence. Le n'importe quoi, le confus, le mal-pensé sont les ennemis absolus de la poésie. Ce qui se publie actuellement sous l'appellation de poésie n'est bien souvent que la profanation de la poésie. La poésie exige la même précision que les mathématiques, précision non seulement philologique mais gnostique et métaphysique. La justesse grammaticale est dépassée et couronnée par une autre justesse qui est la justesse métaphysique. Tout grand poème, fût-t-il le plus heurté, le plus ténébreux, le plus désespérant, porte en lui l'Epée de Justice et l'ensoleillement intérieur de l'être.

Nous retrouverons un Art poétique digne de ce nom lorsque nous retrouverons un art de lire. Le monde culturel, hélas, paraît dominé de plus en plus par les barbares et les outrecuidants. Ces gens-là sont tout autant dépourvus de courtoisie à l'égard de leurs semblables qu'à l'égard des livres. Pour eux les lectures sont hâtives, prétentieuses ou sans objet. Tel est le monde de la « culture »: une vague idolâtrie qui s'évanouit, une pieuse obsolescence. Or, ce monde terrible porte dans son propre vide les poèmes qui le combleraient. Ce qui n'est point dit est déjà dit mais physiquement refusé à la parole. Il s'agit pour les poètes d'opérer à cette transposition du métaphysique au physique, de la Surnature à la nature: c'est là tout le mystère de l'Incarnation. Etre auteur, c'est réactualiser ce Mystère. Lire, c'est en célébrer les vertus. C'est pourquoi il me semble urgent de retrouver, du moins par une heureuse disposition intérieure, un cérémonial de la lecture. Il faut, et je me réfère ici à une lettre de Nietzsche à Peter Gast, cesser de lire les livre « en pillards, qui prennent ici et là ce qui leur semble utilisable et souillent et confondent le reste sous leurs outrages ». Il faut retrouver, à travers l'acte de la lecture, la bonne foi. Je suis fort loin de croire, dans ce domaine, comme en bien d'autres que la profanation soit une « libération ». La fonction de l'auteur, me semble-t-il serait au contraire de retrouver le Sacré à sa racine: ce moment mystérieux où la flamme du Sens danse derrière l'apparence des signes, et nous fait signe par-delà les signes...

L'ombre: Autrement dit: « l'esprit qui vivifie » par-delà toutes les « lettres mortes »!

Le voyageur: C'est vérité d'Evangile ! Le monde moderne, et vous constatez que je fais mienne la définition qu'en donne René Guénon, n'est autre que le monde de la lettre morte. Or, la lettre morte, c'est aussi la lettre qui tue. Ce qui est mort, en l'occurrence, est meurtrier. La lettre morte prétend à la régence du monde, rien de moins ! Là encore je réclame le regard de l'historien. Nul ne peut ignorer que le monde moderne est un monde où les mots ont la faculté de tuer, d'asservir, d'user de l'homme et de la réalité avec une efficience d'autant plus grande qu'ils sont des mots écrits. Les idéologies du vingtième siècle, dont il paraît difficile de nier le caractère obscurantiste et barbare, furent des constructions de mots, de lettres mortes et mortifères. Ce que Jean Tourniac nommait « l'exotérisme dominateur », loin de demeurer la particularité des religions, se généralisa à tous les domaines du politique. Ce furent des définitions en tant que lettres mortes qui furent les arrêts de mort de millions de nos semblables dans ce siècle abominable.

A ce titre, le combat de l'auteur contre la lettre morte est bien un combat politique, et sa recherche de la vérité dépasse le simple sentiment esthétique, quand bien même ce sentiment serait aussi une arme contre la lettre morte. L'autorité et la liberté dont nous venons de parler sont également des résistances possibles au pouvoir meurtrier de la lettre morte. Il s'agit bien de l'autorité du Sens et de la liberté de l'interprétation. Toute herméneutique traditionnelle repose sur cette double reconnaissance. L'autorité du sens, qui est le rayonnement du Logos, du Verbe, et la liberté de l'interprétation, qui explique et justifie la diversité des formes traditionnelles. Interpréter, c'est traduire sans trahir, c'est-à-dire demeurer dans l'écoute de la bonne foi comme le musicien face à la partition. Etre libre d'interpréter, ce n'est certes pas être libre de changer les notes, c'est leur donner la résonance la plus pertinente. Cette recherche de la justesse, de la pertinence musicale est infinie. Je dirai même que l'infini n'est rien d'autre que cette recherche. Sans cette Quête, la notion même de l'infini nous serait incompréhensible. Cependant cet infini s'ordonne à l'absolu et à l'invariable qu'est la partition. Ce qui paraît tout d'abord contradictoire (autorité du sens et liberté de l'interprétation) si on le considère seulement selon la logique formelle, devient si on le confronte à une expérience réelle (par exemple l'interprétation musicale) interdépendant. L'infini de l'interprétation désigne le point de l'autorité du Sens. C'est en se confrontant à cette expérience que l'écrivain devient un auteur. L'écrivain, quel que soit son talent, peut encore se laisser subjuguer par la lettre morte, l'auteur lui, dans l'acception particulière que nous donnons à ce mot, est l'écrivain délivré de la lettre morte, l'écrivain qui est passé de l'autre côté du pont et qui a vaincu les fantômes qui venaient à sa rencontre...

L'ombre: De quelle nature sont ces fantômes qu'il faut vaincre ? Cette question éveillant en moi un intérêt singulier, et comment dire, « idiosyncrasique », si je puis me permettre cet anglicisme...

Le voyageur: Plus on se rapproche du vrai, et plus les erreurs tournent autour de nous avec véhémence ! C'est, au sens strict, une épreuve initiatique. Comment n'être point dérouté par ce vrombissement d'erreurs, ces acharnements trompeurs, telle est la question morale fondamentale. Le péché, c'est céder à l'erreur, se laisser dérouter par elle. La morale n'a de sens que dans une Quête du vrai. Elle est, pour ainsi dire la méthodologie et la stratégie de cette Quête. Toute stratégie connaît des règles, et c'est à ce titre que l'on peut parler de « règles » de morale. Mais ce serait ne rien comprendre à la morale que de croire qu'elle se réduit à cette régulation. La régulation n'est qu'une partie de la morale, de même que les règles de stratégie ne sont pas toute la stratégie. Et la stratégie elle-même prend place dans un ensemble plus vaste...

L'auteur, s'il prend soin, parfois jusqu'à la provocation, de se distinguer des moralisateurs, qui confondent la morale et la régulation, n'en demeure pas moins de tous nos contemporains celui qui cultive le plus quotidiennement un souci moral. André Breton avouait que les questions morales étaient de celles qui l'exaltaient au plus haut point. A chaque étape de l'œuvre, une nouvelle étude du comportement s'avère nécessaire. A mesure de notre progression dans l'inconnu, les configurations de la réalité changent et appellent de nouvelles considérations morales (ou éthiques, s'il l'on préfère relier ce souci à son étymologie grecque). Si les règles morales changent, il n'en faudrait pas pour autant se hâter d'en conclure que la morale est relative ou inexistante et qu'il existe autant de morales que de subjectivités. Ce serait profondément méconnaître le caractère impérieux du réel. Les règles peuvent changer, c'est précisément car elles ne sont pas la morale elle-même, ni son essence. On ne peut comprendre la nécessité des règles, leur nature non-arbitraire que si l'on s'interroge sur le Sens de la morale. Le Sens, c'est à dire son orientation. La morale ne se suffit point à elle-même, elle est ce qui rend possible un cheminement vers la métaphysique. L'auteur se constitue une éthique par nécessité dans sa recherche du vrai. La vérité métaphysique, qui est le sens de la morale, révèle, par voie de conséquence la vérité de la morale. La vérité de la morale est d'être orientée vers la recherche du vrai...

Ces considérations cessent d'être abstraites aussitôt que l'on s'aperçoit que, par exemple, pour l'auteur, la fin ne justifie jamais les moyens. La formule «  la fin justifie les moyens » est la formule de base de l'amoralisme vulgaire. Dire que la fin justifie les moyens, c'est s'autoriser n'importe quoi. Ce fut le propre des idéologies de la lettre morte triomphante. Si la fin justifie les moyens, les pires horreurs sont permises, à commencer par l'absence de style.

Dans une perspective éthique on peut définir l'auteur comme l'être pour qui la fin ne justifie pas les moyens car, en art, ce qui doit être dit exige la manière. Pour l'auteur, les moyens sont tout aussi importants que la fin, la fin est contenue dans les moyens, de même que les moyens peuvent être considérés, en quelque sorte, comme une preuve de la pertinence de la fin recherchée. C'est la preuve par les Neuf Muses dont nous parlions précédemment. Sacrifier les moyens à la fin, aussi noble soit-elle, c'est, pour l'auteur une pure impossibilité. A ce titre déjà, le fondement de la morale (qui est de ne pas croire que la fin justifie les moyens) lui est déjà acquis. Il est intéressant de voir que ce fondement de la morale est aussi le fondement de l'esthétique. Croire au caractère indissociable des moyens et de la fin, c'est aussi le propre de l'esthète... Celui qui chemine vers le vrai, comme le Chevalier de Dürer, entre la Mort et le Diable, la morale lui est aussi nécessaire que sa monture. Celui qui chemine vers le vrai constitue une morale par son cheminement. Il se distingue radicalement de celui qui ayant appris quelques règles croit détenir le vrai et le bien. Le vrai et le bien ne se détiennent point, ils se délivrent du carcan de la lettre morte. En avançant d'intersignes en intersignes, comme les héros des épopées et des Chansons de Geste, l'auteur délivre la flamme des écorces de cendre qui l'emprisonnent, il délivre la flamme, et cette flamme flambe dans l'espace reconquis de la rencontre de la terre et du ciel !

Les fantômes qu'il faut vaincre sont les ombres des signes des flammes délivrées ! Dans ce chemin où les moyens brillent de la fin qu'ils annoncent, chacune de vos victoires suscite un ressentiment. Rien n'est moins compris que la générosité.

L'ombre: Que voulez-vous dire ?

Le voyageur: Simplement que s'il est une chose qui est mal comprise, c'est bien la générosité. Le propre de l'esprit mesquin, calculateur, est de ne pas pouvoir imaginer la générosité. Le faible peut imaginer ce qu'est la force, le sédentaire peut imaginer le voyage, mais le mesquin ne peut pas imaginer la générosité. La générosité, le don gratuit sont au sens propre inimaginables. Ce sont des réalités. Le mesquin ne pouvant imaginer la générosité mais qui doit bien en constater quelquefois les manifestations, se trouve obligé par sa tournure d'esprit à supputer des motifs intéressés, sous-jacents aux actes généreux qu'il ne comprend pas. Ainsi la création poétique et littéraire se voit accusée de servir la vanité des auteurs, comme si la vanité pouvait exiger un sacrifice aussi grand ! Le sens de la gratuité, de la dépense pure, dionysienne qui caractérise les plus grands d'entre les auteurs se heurte à une hostilité foncière. L'esprit calculateur non seulement ne comprend pas l'acte poétique, il lui est viscéralement hostile. Pour lui, tout ce qui n'est point vénal est immoral; l'acte qui ne s'inscrit point dans l'économie est un acte impur, coupable; la générosité est un crime, une perversion...Telle est la morale du moralisateur. Elle s'établit sur la conformité de l'acte à l'utilité. A rebours de la morale de l'auteur, elle est une morale pour laquelle la fin justifie les moyens. Pour elle tout auteur est par définition immoral.

Ce serait être extraordinairement schématique que de faire de cette variabilité de la notion morale, une relativité de toute morale. Non, il n'y a pas autant de morales que d'individus ou même de peuples, il y a autant de morales que d'orientations fondamentales de l'être humain. La morale domestique, utilitaire, calculatrice, bourgeoise ne se distingue pas seulement de la morale héroïco-sacerdotale de l'Auteur, elle s'y oppose, elle vise à son éviction totale. L'être qui est orienté par le profit, par la conformité sociale s'oppose à celui qui est orienté par la quête de la beauté et de la connaissance. Ce sont ces appartenances secrètes qui déterminent le destin des individus, bien davantage que les appartenances aux classes sociales, aux peuples, aux cultures.

C'est en ce sens que les réalités humaines sont infiniment plus diverses et plus universelles qu'il n'y paraît. Les êtres mêmes qui devraient, selon la logique déterministe, nous être proches par toutes les évidences de l'inné et de l'acquis s'avèrent parfois infiniment lointains car leur orientation intérieure, leur « caste » au sens métaphysique, est tout autre que la nôtre. A l'inverse, il nous arrive de comprendre comme la parole de notre propre cœur des écrits chinois dont nous sommes séparés par deux ou trois millénaires. René Guénon explique cette expérience par ce qu'il nomme la Tradition Primordiale. Cette belle idée me paraît être une réalité profonde que les Modernes ont d'autant plus de difficulté à saisir qu'elle n'est point d'ordre strictement historique. A ce propos, il est absurde de se livrer à des polémiques. Celui qui ne perçoit point l'unité transcendante n'entendra rien à ces questions. C'est moins une intelligence dogmatique ou rationnelle qui est ici exigée qu'une bonne oreille. Il faut entendre le La. Toutes les interprétations pertinentes s'en suivent. Il en va de même de la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, du métaphysique et du religieux, de l'initiatique et du rituel. Cette distinction se perçoit, elle ordonne à sa façon l'entendement et nous délivre de l'emprise de la confusion ordinaire, de l'utilitarisme banal qui revient là encore à s'emparer de ce qui est par-delà l'histoire et le temps pour le faire servir à l'histoire et l'emprisonner dans le temps. S'il existe encore de nos jours un combat chevaleresque digne de ce nom, il sera à la pointe de l'audace, de la ferveur, de la générosité qui délivrera la poésie et la métaphysique des morales du ressentiment.

L'ombre: Vous parlez de l'art de la lecture, de cette Sapience de l'empreinte et du sceau qui est le propre du bon lecteur, et par exemple de l'œuvre de René Guénon, dont un auteur dont le nom échappe à ma mémoire ombrageuse, disait qu'elle était « une fenêtre clairement dessinée.. ». Quelles sont les oeuvres qui eurent sur vous une influence décisive ?

Le voyageur: Je reconnais des influences innombrables. Et peut-être celles que j'oublie sont-elles les plus importantes. La composition de mes poèmes doit beaucoup aux musiciens et celle de mes essais aux peintres. Les poètes et les penseurs dont les œuvres me sont le plus proches ne sont pas forcément ceux qui m'ont influencé. Je crois que la vision précède l'œuvre et que les oeuvres vers lesquelles nous allons vont, elles aussi, à notre rencontre. Il n'y a point de rencontre fortuite. Les oeuvres déterminantes nous sont offertes au moment voulu. Ce qui nous rapproche de certaines oeuvres, ce qui établit une proximité entre certaines oeuvres, c'est moins une influence formelle que la fréquentation des mêmes espaces visionnaires. Les êtres qui parcourent les mêmes contrées sont destinés à se rencontrer. La passion avec laquelle nous lisons nos auteurs préférés témoigne que leurs oeuvres éveillent en nous le ressouvenir d'expériences communes. Les œuvres dont je suis aujourd'hui le plus proche sont d'une découverte trop tardive pour m'avoir influencé. Mais au premier titre des influences, je citerai Nietzsche,- dont semblent m'éloigner les propos néoplatoniciens et théologiques que je viens de vous tenir.

La question est: qu'est-ce qu'une influence ? Qu'en est-il du Maître ? De quelle nature est notre reconnaissance à son égard ? La répétition des formules et des anathèmes suffit-elle à faire de nous de bons disciples ? Nietzsche réclamait-il seulement que l'on fût d'accord avec lui ? Ne serait-ce point d'une certaine façon absurde et ridicule que de se dire « d'accord avec Nietzsche » ? Ce grand pourfendeur de toutes les « valeurs » de son temps n'eût-il point éprouvé quelque répugnance à l'endroit de disciples qui se contentent de faire de son oeuvre une « doxa » matérialiste, darwinienne ou « post-moderne » ?

Ce qui me requit dans l'œuvre de Nietzsche, ce fut tout d'abord le mouvement de sa pensée, sa liberté altière. «  Il m'est odieux de suivre autant que de guider » est-il écrit dans Le Gai savoir. Les malentendus sur Nietzsche sont nombreux. Les ennemis de Nietzsche colportent sur l'auteur du Gai savoir les mêmes imbécillités que ses prétendus adeptes nazis, en particulier l'idée d'une surhumanité obéissant à des lois biologiques, évolutionnistes et darwiniennes. Nietzsche fut au contraire le premier contempteur de ce positivisme grossier, de cette vision zoologique de l'être humain. Mais les « nietzschéens » et les « anti-nietzschéens » ne lisent guère l'auteur dont ils se revendiquent ou dont ils usent comme épouvantail ! Au demeurant les « cartésiens » ne lisent pas davantage Descartes, ni les « voltairiens » Voltaire ! C'est une habitude. Les noms des auteurs deviennent le titre d'un vague lieu commun, d'une opinion banale. Les oeuvres, les pensées sont radicalement ignorées. Ainsi, il est de coutume de faire dire à Nietzsche toute autre chose ou le contraire de ce qu'il dit. Là où la vulgate associe le nom de Nietzsche au culte de la Loi du plus fort, à une sorte de darwinisme brutal, Nietzsche dans ses fragments posthumes qui furent quelque peu abusivement rassemblés sous le titre La Volonté de puissance dit exactement le contraire. Je me permets de vous lire un passage: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres les plus forts, les mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne...Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles ou le grand nombre. »

De même, dans les œuvres de Nietzsche, les exégètes ordinaires ne voient ou ne veulent voir que ce qui ne s'y trouve en aucune façon. A cela, rien de bien surprenant, l'instinct du troupeau consistant précisément à ramener à de mortels lieux-communs les pensées vivantes, à réduire l'audace herméneutique à des « opinions » partageables avec n'importe qui, ou réprouvables par n'importe qui. La pusillanimité des faibles et le grand nombre excellent à ces travaux. Il s'agit toujours de réduire l'exception à la norme de l'inférieur. C'est aussi la tâche de ces études biographiques qui vont chercher dans la vie des auteurs ces anecdotes, ces bassesses, ces banalités, ces engagements politiques qui en font des hommes comme des millions d'autres. Que nous importe ce que ces hommes ont de commun puisque c'est justement l'exception de leur oeuvre qui suscite notre intérêt pour eux. Valery Larbaud s'agaçait que ses biographes considérassent comme une trouvaille digne d'intérêt qu'il eût le même tailleur que Marcel Proust. Je partage cet agacement. Les mœurs, les opinions, les fréquentations que les auteurs ont en commun avec un nombre considérable d'insignifiants ne méritent guère que l'on s'y attarde. Ce qui importe ce sont les moments, les circonstances qui favorisèrent l'émergence de l'œuvre. Les livres que lit un auteur, les pays qu'il découvre sont plus intéressants que la marque de ses chemises...

L'ombre: Oui, revenons à vos lectures, à vos belles humilités, à ces influences qui peuvent n'être pas seulement des influences sur vos oeuvres, mais aussi des influences sur votre vie.

Le voyageur: C'est un point crucial. Les œuvres influencent bien davantage la vie qu'elles n'influencent d'autres œuvres. Des cuistres modernes ont inventé la notion « d'intertextualité » pour dire que le texte est produit par d'autres textes. Mais avant de produire d'autres écrits les œuvres influencent la sensibilité, la vision, elles constituent notre entendement en tant qu'instrument de connaissance, elles nuancent, elles enrichissent les teintes du monde, elles approfondissent les perspectives...La notion d'influence dit le flux, la « fluence ». Ce sont des courants qui entraînent. Nous aimons ces pensées fougueuses. Et s'il est quelque chose que l'on ne saurait ôter à Nietzsche, c'est la fougue. L'œuvre de Nietzsche est une oeuvre de jeune homme mu par une grande hâte à se défaire des préjugés, des carcans, des habitudes. Subir cette influence-là, c'est se rendre insaisissable. Nietzsche écrivit qu'il désirait non la vie éternelle mais l'éternelle vivacité. J'écrirai un jour un livre sur cette préférence...

Nous ne prêtons jamais assez attention à ce que disent les auteurs. Non la vie éternelle mais l'éternelle vivacité... Ce n'est point la vie éternisée qui est notre désir mais l'éternité vivace ! La vive éternité ! Désirer la vie éternelle ou bien la vive éternité ? La vie éternelle pourrait bien n'être que le prolongement indéfini des conditions biologiques, ce ne serait alors qu'une vie, au sens naturel et biologique, que l'on voudrait sans fin: rien que d'immanent et de profane dans ce désir. Désirer l'éternelle vivacité, c'est tout autre chose. Le point d'appui est l'éternité et non la vie et ce qui est nommé de la vie est alors une qualité particulière de la vie: sa vivacité. Ce que nous désirons, c'est une éternité qui eût cette qualité particulière de la vie. Ce que nous désirons, c'est une éternité vive.

Il faut apprendre à écouter, à lire, à interpréter. Il règne en ce moment dans les milieux « culturels » une affreuse habitude d'outrecuidance, mi-universitaire, mi-journalistique, qui se targue de pouvoir résumer les oeuvres en quelques formules. Des ouvrages de vulgarisation se multiplient qui prétendent à donner les « grandes lignes » des oeuvres, des pensées, des religions. Ces « grandes lignes » n'existent que dans la pensée des vulgarisateurs. Loin de moi l'idée de dénigrer ce genre exquis: l'essai ! Mais encore faut-il partir de ce qui est dit. D'entendre simplement, sans excessif encombrement d'érudition et sans outrancière schématisation, ce qui est dit. Certes, le secret du poète gît dans la profondeur limpide de son Dire, et il n'est point de commentaire qui s'en puisse prévaloir. Mais il existe une tradition herméneutique qui est une tradition d'affinement de l'entendement, un art de l'approche, selon le mot de Jünger, une science des chasses subtiles qui nous porte au seuil du mystère... Il me semblerait particulièrement intéressant aujourd'hui de proposer une relecture de Nietzsche, beaucoup plus précise et beaucoup plus libre que celles, universitaires et journalistiques, qui prévalent encore aujourd'hui. Lecture beaucoup plus précise, car débutant avec ce que Nietzsche écrit, et plus libre car refusant de s'assujettir à l'idée préalable que l'on se fait d'une « philosophie nietzschéenne ». Il y eut, il y a quelque temps, un ouvrage collectif intitulé « Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens » qui est l'exemple de ce qu'il faut éviter. Pour un esprit épris d'exactitude et de liberté « ne pas être nietzschéen » n'a aucun sens puisque « être nietzschéen » déjà n'a aucun sens. Si l'on situe sa pensée dans la perspective de l'auteur qui écrivit: « Il m'est odieux de suivre autant que de guider », « ne pas être nietzschéen », c'est littéralement redoubler d'insignifiance. Mieux que d'établir pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, ou pourquoi Nietzsche lui-même n'est pas nietzschéen, il serait important de comprendre pourquoi, lisant Nietzsche, nous pouvons être nous-mêmes, c'est-à-dire faire l'épreuve d'une pensée souveraine...

La souveraineté est le coeur de ma méditation. La pensée souveraine est une pensée de la « vive éternité », c'est dire une pensée musicale. Celui qui ne lit point Nietzsche pour éprouver sa propre souveraineté dédaignera ce qui est dit effectivement dans les livres de Nietzsche pour se contenter de quelques idées générales rapportées. Si l'oeuvre de Nietzsche, aux premiers paragraphes, nous apprend déjà quelque chose, c'est bien à nous défier des idées générales. Dès le Voyageur et son ombre, Humain, trop humain, Opinions et sentences mêlées, Nietzsche nous initie à une pensée du particulier et de la nuance. Ce qui est dit ne vaut point en général dans sa perspective propre. Telle est la voie de la souveraineté: elle n'est point une règle générale, elle est l'exception. Ce qui intéresse Nietzsche, ce n'est pas ce qui peut être généralement compris ou appliqué mais l'exception. Toute règle suppose une exception. Cette exception est la fine pointe. C'est d'elle que naissent les nouvelles règles, qui devront elles aussi être combattues. La quête de la souveraineté est chez Nietzsche une quête du centre. Pour voir l'éternel retour, pour être embrassé par l'éternité, comme il est dit dans Ainsi parlait Zarathoustra, il faut être au centre de l'exception.

Nous sommes là forts loin de la vulgate darwiniste, idéologique ou matérialiste qui s'est ornée naguère de quelques citations choisies de Nietzsche pour dissimuler le néant de sa pensée. Chaque fois que l'occasion s'en présente, il faut arracher les auteurs des mains de ceux qui en usent à des fins de propagande, de crétinisation. « Les hommes, les plus semblables entre eux, écrit Nietzsche, les plus ordinaires avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins faciles à comprendre ont une grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus "in simile" naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »

Tel est me semble-t-il le sens politique de l'oeuvre de Nietzsche: contrecarrer le processus d'uniformisation « naturel, trop naturel ». Il ne s'agit nullement, pour Nietzsche d'aller dans le sens de la nature, de la sélection de l'espèce, mais bien de « contrecarrer » ces forces. Etre auteur, aller audacieusement à la rencontre de sa propre souveraineté, c'est "faire appel à de prodigieuses forces adverses". Il y a bien chez Nietzsche une vision aristocratique du monde, mais cette aristocratie est celle des hommes les plus complexes, les plus profonds et les plus fragiles, ceux qui ont la connaissance intime de l'art et de l'ivresse, les initiés aux mystères dionysiens de la vénération. Cette aristocratie se caractérise par une fidélité au passé. " Celui qui prend la parole ici, écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance, n'a rien fait jusqu'à présent si ce n'est réfléchir et se recueillir... Oiseau prophétique qui regarde en arrière." J'ai dit ce que ce titre La Volonté de Puissance avait de contestable; il n'empêche que la notion de puissance est capitale dans cette ultime phase de l'oeuvre. Mais, là encore, entendons ce que Nietzsche nous dit, prêtons attention au sens qu'il donne au mot de "puissance". Hegel, par exemple donne au mot "dialectique" un sens qui dépasse son usage ordinaire. il en va de même du mot "phénomène" dans l'oeuvre de Husserl. Le mot "puissance" dans l'oeuvre de Nietzsche mérite une égale attention. Ce n'est point parce que Nietzsche refuse de s'abandonner sans retenue au genre didactique qu'il faut considérer sa terminologie avec désinvolture. La puissance, déjà, n'est pas le pouvoir. Nietzsche oppose, comme des forces adverses, la force naturelle propre aux "instincts de troupeau", et la puissance créatrice de l'art et de l'ivresse qui est le propre des hommes supérieurs, de l'aristocratie véritable. Or, nous l'avons vu, ces hommes supérieurs sont aussi, pour Nietzsche, les plus fragiles et les plus menacés. La puissance, pour Nietzsche, se met elle-même en danger. Elle est paradoxalement sans force devant "la pusillanimité des faibles et le grand nombre". Dès lors, la philosophie et la politique aristocratique de Nietzsche consistera à défendre et à sauvegarder l'exception heureuse car elle seule, de par la générosité de sa force, sa prédestination dionysienne et dispendieuse, peut donner l'exemple d'un dépassement du nihilisme, condition de toute civilisation.

Toute civilisation, pour Nietzsche, naît d'une surabondance de biens spirituels. Elle a pour raison d'être cette surabondance, sa justification est l'ivresse de l'art dont les forces contrecarrent la nature. " Veut-on la preuve la plus éclatante, écrit Nietzsche (toujours dans la Volonté de puissance) qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ? L'amour fournit cette preuve, ce que l'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde; là, l'ivresse s'accommode de la réalité à un point que, dans la conscience de celui qui aime, la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé."

Le combat à mener, la puissance à faire rayonner sont inscrits dans le coeur de la souveraineté. La beauté, l'ivresse, la vie magnifique sont des exceptions. Elles n'ont une chance de se manifester que lorsque les instincts du troupeau sont mis en échec. En ces temps où le troupeau devient planétaire, le combat n'en est que plus ardu. L'homme grégaire, mesquin, conformiste, qui conçoit le "bien" comme équivalent de l'utile n'a jamais autant qu'aujourd'hui disposé du pouvoir de niveler le monde à sa mesure. Le monde de la technique et celui d'un puritanisme moral particulièrement odieux (dont Nietzsche prévoyait la venue) se sont alliés dans un dessein mondialiste pour nous faire une vie ennuyeuse, sous la férule des bien-pensants de droite ou de gauche, peu importe. A cet égard la critique d'une certaine morale, comme ressentiment à l'égard de la puissance, de la beauté, de l'ivresse demeure parfaitement pertinente. Le monde technique et celui de l'exotérisme dominateur, du littéralisme religieux sont faits pour s'entendre au détriment de l'art et de la gnose. L'artiste et le gnostique sont les véritables hérésiarques du monde moderne, et comme tels, à mon sens, les véritables héritiers de la Tradition, au sens héroïque et sacerdotal.

La pensée de Nietzsche qui se heurta de la part des spécialistes à un mur d'exégèses incompréhensives n'en fut que mieux accordée à la pensée des artistes et des écrivains. L'oeuvre de Nietzsche n'a jamais cessé de m'évoquer cette plasticité sonore qui est le propre des oeuvres de Debussy et de Ravel. Nietzsche, c'est, pour moi, de la musique française. Bon, ceux qui n'y entendent rien trouveront que je m'aventure...Mais lisez le Gai savoir, Aurore en oubliant ce que vous croyez savoir sur Nietzsche et vous entendrez, non seulement un prolongement évident de nos moralistes du XVIIème siècle, mais une musique qui élève dans le ciel et sur la mer des teintes et des orchestrations debussystes.

La pensée de Nietzsche se prolonge également dans l'oeuvre de Proust. On a beaucoup insisté sur la parenté de Proust et de Bergson. Mais Proust et Bergson s'ignoraient plus ou moins. En revanche la pensée de Nietzsche se ramifie singulièrement dans la Recherche. Les analyses de Proust sont une perpétuelle recherche qui s'apparente étroitement à la Généalogie de la morale, et comme celle-ci, elle ne se réduit pas au pur soupçon, mais initie à la découverte d'une "vérité" philosophique dont on peut attendre une vie plus intense et plus belle ! Il faut réfléchir sur cette déclaration de Proust: "Je n'ai jamais écrit une ligne pour écrire mais pour exprimer quelque chose qui me tenait au coeur et à l'imagination." Instrument de connaissance, instrument de destruction des illusions qui nous emprisonnent dans une vie amoindrie, l'oeuvre lutte contre la vulgarité et la laideur... " Il n'y a pas de beauté tout à fait mensongère, écrit Proust, car le plaisir esthétique est justement celui qui accompagne la découverte d'une vérité."

Un livre de Nietzsche, je crois Aurore, devait s'intituler L'Ombre de Venise. Ce titre eût également convenu à certaines parties de A la Recherche du Temps Perdu où l'ombre colorée de Venise s'étend sur les pages. L'écriture de Nietzsche comme celle de Proust est prise d'une irisation vénitienne qui perdure dans nos songes bien après que nous avons refermé le livre. Nietzsche dit parfaitement ce que doit être un grand livre: " Un monologue idéal. Tout ce qui a une apparence savante absorbé dans les profondeurs. - Tous les accents de la passion profonde, de l'inquiétude, aussi de la faiblesse. Des adoucissements, des taches de soleil,- le bonheur court, la sublime sérénité..." Et ceci encore: "En quelque sorte un dialogue d'esprits; une provocation, un appel..."

L'ombre: A qui s'adressent ces provocations et ces appels ?

Le voyageur: Si nous nous faisons à notre tour "oiseau prophétique qui regarde en arrière", si nous nous livrons à quelque généalogie des idées à l'oeuvre dans A la Recherche du Temps Perdu, nous trouvons, par exemple Ruskin, qui répond à notre appel et nous dit, je cite, que "l'artiste est déchiffreur, chanteur et mémorialiste." On ne saurait mieux définir la vocation de Nietzsche et les vocations que l'oeuvre de Nietzsche favorise. Déchiffrer, c'est toute l'herméneutique, et l'oeuvre de Nietzsche est un retour à l'herméneutique. Chanter, c'est comprendre que la vérité doit devenir souffle, prendre une vie éolienne, s'accorder aux secrètes mesures du monde. Etre mémorialiste, c'est combattre le nihilisme, s'abreuver à la source de Mnémosyne. Si Proust a choisi pour Maître, Ruskin, et à travers Ruskin, les cathédrales dont Ruskin parle si bien, c'est assez dire que ce novateur des lettres ne l'est avec tant de puissance que parce qu’il plonge sa pensée dans une fidélité immémoriale. L'oeuvre idéale, pour Marcel Proust ne peut être qu'à la ressemblance d'une cathédrale, elle doit s'édifier dans l'âme avant de l'être sur le papier: " Le sujet du romancier, la vision du poète, la vérité du philosophe, s'imposent à eux d'une façon presque nécessaire, extérieure pour ainsi dire à leur pensée. Et c'est en soumettant son esprit à rendre cette vision, à s'approcher de cette vérité, que l'artiste devient vraiment lui-même." Pour Proust, la vision est antérieure à l'oeuvre, mais ce qui est encore plus intéressant, c'est qu'elle est aussi antérieure à la nature. L'auteur de la Recherche rejoint ici Emerson qui écrit: " La Nature est l'incarnation de la pensée. Le monde est de l'Esprit précipité".

Telles seront les fonctions du poète-métaphysicien, qui radicalise en quelque sorte l'éthos du "philosophe-artiste". Le poète-métaphysicien sera déchiffreur, chanteur et mémorialiste, mais par son expérience du temps vertical, il sera également par-delà tout déchiffrement, le chiffre lui-même, par delà le chant, la musique silencieuse, et par-delà toute mémoire, la présence absolue de la toute-possibilité. Telle est la Figure que je voudrais voir naître de ces entretiens à l'Ombre de Venise.

(Le voyageur se laisse aller à la songerie et se remémore la musique de Couperin désirée par l'ombre interrogative)

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

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