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09/01/2022

L'Ombre de Venise, troisième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ombre de Venise, troisième entretien

sur la métaphysique, l'individu, l'orage mallarméen, Fernando Pessoa, la hiérarchie, la rhétorique de Dieu, les pays de Dante et de Novalis, l'abîme de Dionysos et l'abîme du Christ, le Lointain.

 

L'heure qui précède le scintillement matutinal est passée dans le silence. La conversation reprend avec le jour qui recommence sur la terrasse accueillante au voyageur. L'ombre humaine, dont la silhouette se précise comme le soleil s'élève, s'ajoute aux ombres des feuillages dont la mouvante légèreté éveille un sentiment de reconnaissance.

 

L'ombre: Notre précédent entretien où vous esquissiez un fervent hommage à Nietzsche, s'achevait sur l'évocation de la Figure du poète-métaphysicien; mais Nietzsche n'est-il pas considéré par des légions de spécialistes comme l'ennemi de toute métaphysique, l'anti-métaphysicien par excellence ?

Le voyageur: Certes. Mais vous aurez compris que l'art du poète-métaphysicien consiste précisément à trouver l'angle de vision où l'oeuvre cesse d'être réductible à des idées générales,- l'angle, ou la perspective, qui désigne un point de haute pertinence qui échappe aux catégories scolaires. La découverte de ce point dans tel ou tel écrit, je le redis, ne fait pas de moi un "nietzschéen". De même, la découverte dans les oeuvres de Platon, de Plotin ou de Proclus d'autres points de haute pertinence ne fait pas davantage de moi un "platonicien" au sens banal d'un adorateur des "Idées" doublé d'un dépréciateur du monde sensible. A ce titre, il me semble que l'oeuvre de Platon est moins "platonicienne", et l'oeuvre de Nietzsche moins "nietzschéenne" qu'il n'y paraît.

Le poète-métaphysicien est celui qui refuse de sacrifier la moitié de sa pensée au nom d'une alternative qui lui apparaît comme artificieuse. Les esprits dogmatiques, qu'ils soient matérialistes ou spiritualistes sont enclins à vouloir nous faire renoncer soit à l'esprit, soit à la matière. Si je suis frappé par la pertinence de la "généalogie de la morale" chez Nietzsche, devrais-je tout aussitôt renoncer à l'expérience visionnaire des Idées, à la procession ascendante, glorieuse, vers le Soleil-Logos que décrit Plotin, sous prétexte qu'une critique du platonisme serait implicite à la "généalogie de la morale"? Quelle absurdité ! Ce rigorisme universitaire ne vaut pas mieux que le moralisme religieux qui veut nous faire renoncer aux plaisirs de la chair pour peu que nous prétendions à la célébration de l'Esprit-Saint ! Le poète-métaphysicien ne veut point renoncer à la poésie au nom de la métaphysique, il ne veut pas davantage renoncer à la métaphysique au nom d'une poésie qui serait pure immanence.

Le principe de la reconquête de la souveraineté intérieure guide le poète-métaphysicien à travers le refus des alternatives, l'expérience de la coïncidence des contraires, le refus d'être mutilé de certaines de ses plus hautes possibilités de connaissance ou d'ivresse, la recherche de l'équilibre entre le masculin et le féminin, les forces de l'âme et les puissances de l'esprit.

L'idéalisme et le christianisme qui tombent sous les traits de Nietzsche n'ont pas notre faveur, et de grands philosophes chrétiens avant moi, tels que Berdiaev ou Unamuno furent à l'écoute du Solitaire d'Engadine et partagèrent sa répugnance pour les morales du ressentiment et la fuite dans les "arrière-mondes". Ce qui a changé depuis Berdiaev et Unamuno, c'est que "l'arrière-monde", en cette phase de l'Age Noir est devenu notre "avant-monde" et qu'en matière de "réalité" nous vivons entièrement dans ce mensonge spectaculaire ! Le monde, le monde "vrai", le monde lumineux, le monde immédiat, le monde de l'immédiate vérité a été déserté. Ce monde est vide. L'arrière-monde a si totalement triomphé qu'il faut renverser les terminologies et ce qui apparaît comme réalités positives doit être traité, par le poète-métaphysicien, comme des ombres sur le mur de la Caverne ! Désormais l'arrière-monde que dénonçait Nietzsche et le monde des ombres dont parle Platon dans le Mythe de la Caverne sont un seul et même monde totalitaire. Echapper à ce monde c'est retrouver en même temps le "vrai" et l'immédiat, le sensible et l'intelligible, l'immanent et le transcendant !

La stratégie machiavélique et, au sens étymologique, "diabolique" qui consiste à dresser l'admirateur de l'immanence contre le fervent de la transcendance se solde par la dépossession simultanée de la transcendance et de l'immanence. Lorsque l'admiration du monde sensible nous échappe, le Sens lui-même nous fait défaut ! Les lecteurs de Nietzsche n'ont pas assez remarqué à quel point le combat philosophique de Nietzsche était une joute nuptiale et que ses contradictions étaient avant tout des contradictions créatrices. Il ne s'agit point d'user les termes de la contradiction, il s'agit de les faire resplendir en soi ! Telle est la devise du poète-métaphysicien: ni l'alternative, ni le compromis ! "Socrate, écrit Nietzsche, m'est, il me faut l'avouer, si proche que je suis constamment en lutte avec lui". L'art poétique et métaphysique consiste ainsi à rester au plus proche de ses contradictions. " La pensée abstraite, dit encore Nietzsche est pour beaucoup un effort pénible,- pour moi, dans mes bons jours, elle est fête et ivresse."

Faire de la pensée abstraite une fête et une ivresse et hausser la fête et l'ivresse jusqu'à être des instruments de connaissance, d'une connaissance plus subtile et plus complexe, plus nuancée et plus structurale, plus fluante et plus mathématique, plus harmonieuse et plus abyssale que celle de nos "savoirs modernes" si misérablement soumis à l'utilitaire, si domestiqués ! La pensée et la poésie dans leur intensité la plus grande et leur plus haut envol sont préfiguratrices de la vie magnifique.

Je n'ai jamais cessé d'être frappé par l'extraordinaire écart existant entre les possibilités de la vie et la pratique ordinaire de la vie de l'homme moderne. Les possibilités d'expérimentation et de connaissance que nous offrent nos sens et notre intelligence sont grandioses et je ne cesse d'être surpris, heurté et affligé par l'étroitesse, la misère de la vie quotidienne, y compris celle des nombreux "privilégiés" de nos "sociétés avancées" ! C'est une énigme: pourquoi disposons-nous d'instruments sensibles et intellectuels si subtils alors que plus rien dans le monde ne nous invite à en user ? Quelle est la nature de cet exil, de ce terrible manque d'imagination qui tient la majorité de nos contemporains dans l'inaptitude à concevoir autre chose que leur vie misérable ? Pourquoi nous tenons-nous si loin de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons ? C'est à cette aune-là qu'il convient de reconsidérer ce que Nietzsche nommait la "volonté de puissance". Je vois d'abord dans cette volonté une volonté de recouvrance. Nous sommes en exil, nous avons été dépossédés, notre existence est un leurre, une opulence factice nous maintient dans la méconnaissance de notre pauvreté réelle... Je comprends la "volonté de puissance" comme une volonté de recouvrance des pouvoirs sensibles et prophétiques de l'entendement humain. Un leurre affreux nous maintient en-deçà de nous-mêmes. J'imagine des retrouvailles fabuleuses sous le signe de la puissance reconquise !

Pour la bien-pensance propre au totalitarisme moderne, qui fait de nous des individus interchangeables et massifiés, la puissance c'est le mal. Le totalitarisme ne peut s'établir que sur l'impuissance généralisée des individus. Toute la propagande moderne consiste à convaincre les individus de leur impuissance, au point que la notion d'individualisme se confond désormais avec celle d'une impuissance acceptée. L'individualisme de masse réalise les projets les plus radicaux du collectivisme disciplinaire.

L'ombre: Les mouvements de pensée que l'on qualifie de "contestataires", qu'ils soient de gauche ou de droite, se fondent sur une critique de l'individualisme bourgeois, sur un appel à de nouvelles réalités communautaires. Est-il légitime de vous associer à ces mouvements ? Êtes-vous de ces auteurs que l'on peut dire "compagnon de route" ?

Le voyageur: Je ne déteste pas l'impression d'être à l'origine de mes propres mouvements. Les compagnonnages m'agréent lorsqu'ils ne sont point moutonniers, lorsqu'ils témoignent d'un ordre éclairé par l'être et par la transcendance. Certes, la critique de l'individualisme est pertinente. L'individu insolite n'a pas de réalité. Il est un pur atome que l'on peut d'autant plus facilement asservir à un mouvement général. Ma critique de l'individualisme repose surtout sur le fait qu'il ruine la possibilité de réalisation de la personne humaine. C'est entendu, nous naissons héritiers d'une langue et, ce qui n'est pas négligeable, d'oeuvres architecturales et littéraires qui sont véritablement comme l'écrivait un philosophe allemand, "la demeure de l'être". Quoique nous fassions, nous recevons davantage que nous ne pourrons donner. Toutefois la communauté à laquelle nous sommes tout d'abord redevables n'est pas ce que l'on nomme une communauté "naturelle", mais une communauté spirituelle et poétique. Et plutôt que de faire dépendre l'individu d'une communauté, je serais tenté de le relier à la Tradition. La critique évolienne du "naturalisme" me paraît particulièrement pertinente. Il n'est pas à exclure que certains ennemis acharnés de l'individualisme ne soient finalement que des adeptes déguisés de la Magna Mater, des adorateurs de la nature, hostiles aux puissances différenciatrices et viriles du Logos. C'est là une tendance typiquement moderne, illustrée par le nazisme et l'hystérie des foules dont il semble bien que la "démocratie" ne nous prémunisse guère !

C'est ainsi que je fais mienne la critique de l'individualisme avec cette réserve que je m'interroge sur la provenance et la destination de cette critique. Il y a dans l'"homme des foules" moderne un fond de haine contre sa propre liberté qui a quelque chose d'effrayant ! Le goût de la fusion, de la promiscuité, de l'abandon de soi, du conformisme de masse, toutes ces variations de la mentalité grégaire ne laissent point de m'inquiéter car elles présagent une culture domestiquée, puritaine, ennuyeuse et laide. Je crois que le moment est venu au contraire de réapprendre le sens de la distance avec Marc Aurèle ou Senèque ou avec Montherlant et Saint-John Perse... " Les individus les plus forts, écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance, sont ceux qui résistent aux lois de l'espèce sans en périr, les isolés. C'est parmi eux que se forme l'aristocratie nouvelle."

Le sens de la distance aristocratique, la méfiance à l'égard de la fusion et de confusion, la constitution de la personnalité par les vertus différenciatrices du Logos, le sens aigu de sa propre unificence se distinguent radicalement, il faut le souligner, de l'amnésie de l'individu massifié. Tout, dans ces vertus stoïciennes, antiques, impériales se fonde au contraire sur la mémoire, sur la fidélité, sur le sens du respect et de la hiérarchie. Je suis unique, irréductible, souverain de moi-même précisément car je garde mémoire, car je m'établis avec mes prérogatives particulières dans une tradition.

Un malentendu, entretenu par la bien-pensance moderne, consiste à opposer de façon horizontale, plate, l'individualisme et le communautarisme, alors que l'Individu, au sens de la personne souveraine, que Jünger nomme "Einzelne", et dont il projettera la réalisation métapolitique dans la figure de l'Anarque, n'est pensable que par le lien, la fidélité essentielle "aux mots de la tribu", dans cette perspective strictement mallarméenne ou "symboliste" qui fonde l'appartenance sur des réalités que les "naturalistes", tout embarrassés qu'ils sont dans leurs "déterminismes" variés, ne peuvent entrevoir. En ce sens l'Individu est le "Coup de dés", le "cas", la circonstance unique, qui roule dans la tourmente et en saisit les tumultes et les éclats. Vous avouerais-je que cet orage mallarméen hante ma mémoire comme une expérience vécue et qu'il me donne une lumière sur ce que peut être l'Indivis, bien plus précise et plus forte que les théories des sociologues ! Cet orage me hante autant que la double page de Mallarmé me fut vertige, à la lisière où " veillant, doutant, roulant, brillant et méditant, avant de s'arrêter à quelque point dernier qui la sacre, toute pensée émet un Coup de Dés."

L'ombre: L'individu serait-il un "Coup de Dés" ?

Le voyageur: L'Individu, au sens que donne au mot la citation de Nietzsche, l'Individu non-massifié est un Coup de Dés qui n'abolit point le hasard. De l'individu non réductible à une norme, on dit que c'est un "cas". Le cas, c'est, étymologiquement, le résultat du Coup de Dés. Chaque individu a sa façon, son moment pour tomber juste. Nous tombons sur nos vérités, lorsqu'elles ne nous font point trébucher !

L'Individu est un cas, mais le monde est la grammaire de Dieu et ce cas prend place indubitablement dans une déclinaison. L'individu est un cas dans une déclinaison; il n'est point toute la déclinaison. Si je poursuis la métaphore, je dirai que ce cas, n'est point le nominatif, ni l'accusatif, ni le génitif, mais peut-être l'ablatif absolu. Ce qui est absolument ôté à toute emprise, mais qui s'inscrit cependant dans la grammaire. Ce que les écoliers peinent à apprendre ! L'Individu est un cas, il prend sa place dans un ordre mais nul ne peut lui prendre sa place. Sa place: sa vérité et sa puissance ! Prendre sa place, c'est accorder entre elles la vérité et la puissance. Certes, la puissance, semble t'il, vague entre la vérité et l'erreur, comme les couleurs dans la "Théorie" de Goethe naissent du côtoiement de la lumière et de l'obscurité. Là où la vérité s'approche au plus près de l'erreur, où l'erreur s'approche le plus près de la vérité, naissent les puissances. Mais de même qu'il existe des couleurs chaudes et des couleurs froides, des couleurs suscitées par la proximité de la lumière et des couleurs suscitées par l'approche des ténèbres, des couleurs proches et des couleurs lointaines, il existe des puissances chaudes et éclairantes et des puissances froides et obscurcissantes !

Je n'ai tant parlé d'art et de poésie que parce que l'art et la poésie sont dans la conscience qu'ils ont d'eux-mêmes. L'art inconscient est une invention d'intellectuels modernes. L'art, comme nous savons, assez bien depuis Schopenhauer, et mieux encore depuis Nietzsche, naît de la conscience que la volonté aveugle prend d'elle-même. L'art naît aussitôt sommes nous conscients des fatalités obscures qui gouvernent notre existence. La conscience est l'espace même de l'art y compris de l'art le plus dionysiaque et le plus "sublime".

S'approcher de la vérité, ce sera donc manifester une puissance lumineuse, bienveillante, dispendieuse... Consentir à être un "cas" dans la déclinaison auguste des possibilités universelles, c'est rendre apte à évaluer le site propice à la réalisation, c'est faire de sa conscience, une puissance... C'est le propre de la recherche, ou, plus exactement, de la Quête du poète-métaphysicien. Les récits médiévaux de la Quête du Graal ne parlent de rien d'autre que de cette quête de la puissance et de la vérité. Le Graal est puissance et vérité. Unies, la puissance et la vérité sont le Graal.

Je vous assure qu'il n'y a rien d'obsolète dans cette quête car le monde moderne est précisément une gigantesque conjuration pour priver les individus de leur puissance et de leur vérité. Infime, interchangeable, noyé dans les masses bientôt mondiales soumises aux mêmes appétits de consommation, l'individu se voit dénigré dans sa puissance. Quant à la "vérité" il ne manque pas d'intellectuels pour lui dire qu'elle n'existe pas. " Tout est relatif", soit; mais cette proposition " tout est relatif", pas moins que les autres ! Ce monde que l'on veut sans clef de voûte, ce monde que l'on veut "déconstruit", c'est avant tout un monde planifiable. Un monde sans vérité, c'est à dire un monde où le pouvoir est sans contredit, est aussi un monde où le faux, le parodique, l'ersatz, le "spectaculaire" comme le disait Guy Debord, ont pris la place de l'expérience véritable.

Le monde moderne poursuit inlassablement son projet qui est de nous faire survivre, impuissants, dans un monde faux.

C'est à ce titre, il me semble que la quête de la puissance et de la vérité gardent toute leur pertinence. A relire aujourd'hui ce que des critiques aussi divers et avisés que Villiers de L'lsle-Adam, Léon Bloy, Nietzsche, René Guénon, Julius Evola, Bernanos ou Henry Montaigu ont écrit du monde moderne, il est impossible de ne pas être frappé par ce fait étrange: leurs critiques gagnent, de jour en jour, en pertinence. Ce qui exigeait naguère, pour être perçu dans toute son ampleur, une sensibilité et une intelligence aiguisées, est désormais devenu tellement évident que nous en sommes comme assommés ! Les preuves de la crise du monde moderne éclatent de toutes parts mais les contemporains en restent comme aveuglés et assourdis. Et ils continuent de vaquer dans leurs représentations fallacieuses comme si de rien n'était. Plus les démentis au cours du "progrès"' sont flagrants et moins ils sont sujets à commentaires. La crise est telle que tout esprit critique s'y est englouti. A ce degré, la persistance dans l'erreur devient une énigme.

L'ombre: Ne peut-on envisager de percer cette énigme ?

Le voyageur: Peut-être n'est-il pas même nécessaire de percer l'énigme d'une erreur pour lutter contre elle. Ce qui importe tout d'abord c'est d'en mesurer l'ampleur. Cette tache noire ne cesse de grandir. Les événements récents en Roumanie, en Irak et en Serbie montrent à quel point l'esprit critique (dont le moderne prétend avoir fait une vertu cardinale) fait défaut. Le moderne est aussi passivement consommateur d'opinions rapportées ou suggérées qu'il l'est d'automobiles ou de jeux vidéo. Il ne sera pas même nécessaire comme l'ont imaginé des écrivains d'anticipation, de substituer une réalité virtuelle à la réalité, puisque dans cette bonne vieille réalité, il est déjà possible de le manipuler à sa guise. Plus le totalitarisme progresse, plus il devient sûr de sa méthode (après les tentatives partiellement ratées du début du siècle) et moins il est ouvertement coercitif. L'homme qui tourne en rond dans un cercle très-étroit, il se peut fort bien qu'il ne rencontre jamais les murs de sa prison: il se proclamera libre ! Grand bien lui fasse ! Son entendement est une énigme pour l'homme qui n'a pas détruit en lui-même le sens des possibilités infinies et du Grand Large !

J'espère faire comprendre peu à peu que les alternatives où les soi-disantes "libertés" modernes nous enferment sont des prisons. Ces alternatives étant de fausses alternatives, les prisons sont aussi, et voici la bonne nouvelle, des prisons illusoires. Mais que ces prisons fussent illusoires n'empêche point qu'elles soient causes de souffrance pour ceux qui se laissent convaincre de leur réalité. L'homme profondément persuadé que telle ligne est infranchissable vivra comme si elle l'était effectivement. Parmi les fausses alternatives, celle qui tient à tout prix à nous faire choisir entre l'innovation et la tradition n'est pas la moins absurde. Car aussitôt la tradition est-elle niée que nous sommes condamnés au ressassement. Il faut être tout de même dépourvu de sens philosophique pour ne pas voir que le sens de la tradition porte en lui, et pour ainsi dire par définition, le sens du devenir. L'Etre est ce qui devient. La primordialité de la Tradition est la source de son devenir. Si nous sommes privés de l'art de la transmission, de la fidélité au primordial, c'est bien l'Oubli qui triomphe. Or l'oubli, c'est précisément ce qui, pour les peuples comme pour les individus, nous condamne à répéter les mêmes gestes, les mêmes paroles. Lorsque le sens de la Tradition fait défaut, lorsque l'oubli triomphe, l'innovation est impossible. Il n'est point d'innovation qui ne soit profondément innervée par la tradition. Il n'est point de fidélité à l'être, à la primordialité, qui ne soit aussi une fervente célébration du devenir. Défions-nous de ceux, qui sont légions, qui nous pressent de choisir entre la tradition et l'innovation car ils nous préparent un monde où nous serons privés de l'une et de l'autre ! Quiconque se trouve, à un moment ou un autre dans la situation de l'auteur, c'est-à-dire face à cette mise-en-demeure de la création, sait par expérience que la liberté conquise n'est rien sans l'autorité consentie. A pousser cette réflexion dans les régions périlleuses de la philosophie politique, je dirai que l'égalité même est aberrante sans l'acceptation profonde de la hiérarchie. Les hommes ne peuvent être égaux qu'en fonction d'une instance plus haute et si nous considérons que cette instance doit être métaphysique, c'est précisément car l'égalité n'est supportable que si elle n'implique point la disparition pure et simple de la diversité. L'égalité et l'équité n'ont quelque chance de subsister que par la diversification hiérarchique.

L'ombre: Qu'entendez-vous précisément par "hiérarchie" ? Le mot de hiérarchie, le moins que l'on en puisse dire, n'a guère la faveur de nos contemporains.

Le voyageur: Nos contemporains se vantent. Ils vivent dans un monde où la pauvreté est devenue une infériorité radicale et la richesse une supériorité radicale dont rien ne vient nuancer ou contredire la nature. La Sagesse, le courage, le talent ne sont rien. Le sens de la hiérarchie est précisément ce qui peut contrebalancer quelque peu l'écrasement de la pauvreté par la richesse. Il faut bien qu'un pauvre puisse être reconnu supérieur à un riche, par le talent, l'intelligence, le courage etc... pour que l'égalité et l'équité ne soient pas simplement de vains mots ! Mais redéfinissons plus précisément le mot hiérarchie, et donnons lui aussi ce sens particulier que tout auteur donne aux mots dont il use selon leur contexte, et selon sa musique et sa métaphysique propres. Le mot hiérarchie, si l'on interroge l'étymologie, excellente conseillère, nous dit le sacré et le pouvoir. Ces réalités, il faut d'abord les considérer comme des réalités intérieures. Le sacré et le pouvoir sont en nous. Certes, le mot de hiérarchie implique incontestablement la notion de gradation, mais ces gradations ne sont pas moins intérieures qu'extérieures. Nous retrouvons là le sens de la déclinaison grammaticale et musicale. L'ordre du monde, l'ordre sacré des préséances est grammatical et musical. Pour avoir une idée précise des réalités "politiques" d'une époque, de la philosophie politique propre à un temps, sans doute faut-il se tourner vers la musicologie. La Cité est à l'image de sa musique. Les Chinois en étaient particulièrement conscients autrefois et réglementaient la composition musicale selon d'immuables lois de correspondances destinées à maintenir dans son ordre propre, et presque sans intervention humaine, l'ordre de l'Empire. Les pythagoriciens eurent une perception également pertinente de ces correspondances. Or, le monde moderne qui massacre allègrement tout cela nous laisse pourtant le sens de la hiérarchie intérieure. Certes, au point où en est le monde, l'homme de la Tradition ne peut qu'être du côté des anarchistes car il n'est point de hiérarchie extérieure à laquelle il ne fût point pernicieux de se rallier. Mais ce refus de collaborer trouve précisément sa racine dans le sens de la hiérarchie intérieure. Le communautarisme, dont les idéologues de droite et de gauche ont la nostalgie, en subdivisant sans cesse davantage les pays en "appartenances", le plus souvent dépourvues de profondeur historique, travaille dans le même sens que l'individualisme de masse.

L'ombre: Si toutefois l'individualisme de masse et le communautarisme vous paraissent identiques quant à leurs effets, que leur opposer ?

Le voyageur: Pessoa ! L'oeuvre de Pessoa commence enfin à être sinon connue du moins accessible. Or Pessoa se montre, par l'arborescence de ses hétéronymes, par la vigueur polyphonique de son oeuvre, par sa radicale liberté de ton, de style, de pensée (qui le livrerait, comme d'ailleurs Baudelaire, Flaubert et tous les autres à un permanent lynchage médiatique s’il n’était devenus, par chance, et d'une courte tête, des classiques avant l'établissement planétaire du "politiquement correct") l'Auteur par excellence du dépassement de l'individualisme et du collectivisme.

Pessoa ne cherche point à s'agréger, par manque d'être à une communauté plus ou moins vaste qui lui conférerait la réalité ontologique qui lui fait défaut (comme ce fut le cas de bon nombre d'écrivains tentés par le fascisme ou le communisme). Pessoa décide souverainement de porter en lui la communauté des poètes et des aventuriers, des métaphysiciens, des pâtres et des conquérants, des prêtres et des guerriers qu'embrasse sa tradition poétique et impériale !

Pessoa réinvente l'impérialisme des poètes, qui est un impérialisme maritime et céleste. Il n'a nul besoin de se fondre dans une communauté car cette communauté vit en lui. Le poète-métaphysicien est l'hôte de la Tradition, au double sens du mot hôte: à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Le poète-métaphysicien est récipiendaire d'un Ordre où son individualité se décline selon la loi des correspondances et des gradations. Etre homme de la Tradition, c'est porter en soi non seulement la mémoire, les actes et les oeuvres des prédécesseurs, c'est faire de cette remémoration déférente un acte de création. Si nous ne sommes pas seulement ce "moi" circonscrit par le déterminisme biologique et sociologique, si d'autres possibilités subsistent, d'autres aventures, d'autres gloires, alors le poète ne témoignera pas seulement pour sa subjectivité, ni même seulement pour sa tribu ou pour son clan mais il pourra être, le cas échéant, si les neufs Muses le considèrent avec une égale attention bienveillante, une littérature à lui-seul ! Ce fut l'ambition de Pessoa: être à lui seul une littérature nationale, et mieux encore, une littérature impériale !

Ce processus, j'aimerais faire comprendre qu'il n'a rien d'extravaguant et que tout devrait nous porter désormais à le considérer comme exemplaire ! Au moment où notre civilisation et notre culture se désagrègent, où le repli de chacun dans son clan exacerbe l'individualisme de masse en feignant de s'y opposer, il n'est peut-être d'autre recours que de porter en soi la Tradition, que de rassembler en soi les mémoires de plus en plus disparates et divergentes de notre culture. Le processus hétéronymique mis en oeuvre par Pessoa n'a vraiment rien du banal jeu "oulipiste". Ce n'est pas la notion de texte qui domine l'oeuvre de Pessoa mais la notion de pensée. Aussi divergentes que soient les croyances et les réponses métaphysiques ou anti-métaphysiques des hétéronymes de Pessoa, le point d'appui n'en demeure pas moins celui d'un questionnement unique. Qu'il s'agisse de Ricardo Reis, d'Alvaro de Campos, de Bernardo Soarès ou de Pessoa lui-même, ce sont toujours des méditations où l'entendement s'interroge lui-même sur l'être, le néant, le possible. A cette interrogation lancinante, toujours identique à elle-même, les hétéronymes apportent des réponses différentes, mais cette diversité même renvoie au coeur de l'interrogation centrale, invariable, abyssale... Le lecteur doué d'une oreille fine ne tarde pas à entendre par-delà l'éclectisme apparent une musique unique, persistante. Les hétéronymes sont nombreux, les réponses philosophiques qu'ils proposent sont variées mais le questionnement est le même et c'est ce questionnement qui donne leur saveur propre aux poèmes et aux essais.

Faisons du mot "saveur" un mot-clef ! Faisons de notre goût un moyen de connaissance. L'ésotérisme ne fut jamais pour nous que le désir d'atteindre, comme le disait Rabelais, à la "substantifique moelle", à cette savoureuse Sapience du monde qui unit la poésie et la métaphysique. Certes, les oeuvres dignes de ce nom ont une saveur, et cette saveur est elle-même une déclinaison de parfums. Tout se tient: la connaissance est synesthésique. Il faut apprendre à lire l'oeuvre de Fernando Pessoa comme une synesthésie. Toutes ses oeuvres se tiennent entrelacées dans l'élévation d'une même interrogation. Ce n'est point l'individu qui doit rechercher refuge dans une communauté, mais la communauté qui trouve refuge dans l'individu. Que dit Ricardo Reis ?

" Pour être grand, sois entier: rien

En toi n'exagère ou n'exclut.

Sois tout en toute chose. Mets tout ce que tu es

Dans le moindre de tes actes..."

Celui qui n'est rien, celui à qui l'être fait défaut, quand bien même s'agrégerait-il à des millions de ses semblables, il ne participera qu'à un grand néant. Inutile d'insister, le monde moderne nous en donne des exemples. Reis nous dit " Sois en toute chose": et c'est la victoire sur le nihilisme. C'est à ce titre que j'entre dans une conversation particulièrement fructueuse avec l'oeuvre de Pessoa, au même titre qu'avec celle de Nietzsche ou d'Evola: il s'agit là encore de traverser le nihilisme et de s'en rendre victorieux; ce qui me semble être le propre de notre époque en tout point extrême et frontalière. Nos collectivités et nos communautés ne sont à tel point privées de substance que pour une raison: les individus qui les composent ne portent plus en eux la mémoire, la polyphonie ni la déclinaison poétique autant que métaphysique nécessaire à la "conjugaison". Pour conjuguer, pour établir les liens, pour relier entre eux des êtres humains encore faut-il qu'ils soient des cas ! Encore faut-il qu'il se conjuguent eux-mêmes aux choses du passé et du présent, aux oeuvres des poètes morts depuis des siècles ou des millénaires, comme il faut qu'ils se conjuguent à la présence de la lumière sur le feuillage des arbres. " Vivre l'instant, en vibrant, sur des eaux éternelles..." nous dit Alvaro de Campos.

Je ne puis m'empêcher de retrouver là cette idée centrale de la théologie médiévale qui nous dit que "le monde est la rhétorique de Dieu." La Loi grammaticale, prosodique où l'individu advient comme un "cas" destiné à être décliné avec les réalités visibles et invisibles n'est nullement relative, elle révèle un axiome. C'est ainsi que Pessoa explique que le rythme ternaire de l'ode grecque (strophe, anti-strophe, épode) retrouvé par Milton "n'est pas une invention mais une découverte, non un postulat propre à l'esprit grec mais un axiome de l'esprit humain que les grecs ont eu l'art de découvrir." L'axiome, c'est l'Axe, la dimension verticale qui unit l'intérieur et l'extérieur, qui fait de la vérité extérieure, de la Loi, le secret de la vérité la plus méditative, la plus rêveuse, la plus intérieure. Alvaro de Campos encore:

"Lorsque je mourrai...

Que ce soit en cette heure mystique, spirituelle et très ancienne

En cette heure où peut-être

Platon, en rêve, a vu l'idée de Dieu

Sculpter un corps, une existence nettement plausible

Au coeur de sa pensée à l'intérieur de lui comme un champ..."

Le plus universel est ce qui est au coeur de la pensée. De ce point central, les vastitudes se déploient. En ce point central les multiplicités se résorbent et d'autres chants naissent comme des paysages innocents. De ces pays qui abritent la promenade et la contemplation ingénue de Ricardo Reis ! Qu'est-ce qu'un Pays ? L'oeuvre de Pessoa nous permet de mieux poser cette question. Peut-être est-ce, selon la formule d'Heidegger, une quaternité: "La terre, le ciel, l'homme et le divin"...Ou plus exactement, en ce qui concerne notre auteur: la Mer, le Ciel, Pessoa et les dieux ! Le poète est toujours au coeur de son Pays qui porte en son coeur son Pays ! Il y va de tout autre chose que de l'assez sinistre idéologie de la glèbe et du terroir, invention de déracinés et de fanatiques. Il s'agit d'être, dans le moindre de ses actes, de témoigner dans le moindre de ses actes d'un être qui est le Chant. Le Chant du Pays demeure par-delà la disparition immanente du Pays lui-même. Tel est le beau mystère: nous portons en notre coeur les Pays de Virgile et de Nerval, les Pays de Dante et de Novalis alors qu'il n'en reste rien.

Et que de nos propres contrées déjà presque "mondialisées" il ne restât finalement rien ou presque rien, ce serait bien une éminente raison de croire notre fidélité irréductible à toute superstition ! Ce qui importe n'est pas un signe qui subsiste, ce qui importe n'est pas une écorce morte, mais l'existence "nettement plausible" de l'Idée.

Appliquant à l'Idée platonicienne la pertinente observation de Pessoa sur la prosodie grecque, c'est l'axiome qui nous intéresse. De même Eliade, après des recherches extrêmement méticuleuses en vint à conclure que les Chamanes étaient tous "platoniciens" ! L'oeuvre de Pessoa requiert d'autant plus l'attention de l'homme épris de Tradition qu'il témoigne dans l'expression de sa propre réalité d'auteur de ces ramifications complexes que les modernes, tout appliqués qu'ils sont à classer les "cultures" dans des bocaux hermétiquement clos, comme des préparations d'apothicaires, méconnaissent jusqu'au ridicule. L'intellectuel moderne est vraiment ce bourgeois gentilhomme qui s'en laisse remontrer par les catégories étanches des "spécialistes". On le berne à loisir, si bien que devenu mauvais il lynchera le premier Molière venu pour le dessiller !

A considérer les remèdes empaquetés dans des sachets différents, il considérera comme un affreux hérétique l'homme qui se hasarderait à lui montrer que ces herbes poussent dans les mêmes forêts ! Le spécialiste abonde dans cette superstition. Il divise le monde, pour complaire au Diable et pour régner.

Etre homme de la Tradition, c'est consentir aux ramifications lointaines. Etre moderne, c'est croire aux séparations radicales, ce qui aboutit à la Terreur et aux exterminations et non seulement à quelque raideur philologique ! Si le moderne devient si promptement totalitaire, et même au nom de la "tolérance", c'est bien parce qu'il s'est rendu inapte à considérer les lignages lointains, leurs enchevêtrements. La beauté de la complexité ne lui apparaît pas. Il affectionne ce qu'il nomme le "sobre" et qui n'est que le schématique, en architecture comme dans la pensée.

L'ombre: Qu'en est-il alors du christianisme. Est-il selon vous du côté de la Tradition ou de la modernité ?

Le voyageur: Il est du côté de la Tradition ou de la modernité selon celui qui l'envisage et le sert. Il existe des façons traditionnelles d'être chrétien, il en est de modernes. Le Christ des Evangiles ne propose rien de moins qu'un dépassement de la condition humaine. " Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu" dit la liturgie orthodoxe. Le Christ est celui qui arrache l'homme à son appartenance zoologique, à cette pure immanence, qui n'est, en dernière analyse, rien d'autre qu'une abstraction explicative, une hybris de la raison qui oublie de s'interroger sur sa propre raison d'être. Le Christ dont je me sens proche est celui dont parle Berdiaev, qui s'oppose au Grand Inquisiteur ! Le Christ non moralisateur, puritain, bourgeois, mais le Christ cosmique. Dans cette perspective, fort étranger aux religiosités modernes, le Christ est cosmogonique, sa venue annonce une nouvelle création. Tout se joue dans cette idée, centrale dans la patristique orientale, d'une "théosis", c'est à dire d'une divinisation de l'homme et de l'univers. La Pierre philosophale des alchimistes n'est autre que ce Christ.

Cette vision est traditionnelle, au sens où nous l'entendons, dans la stricte mesure où elle est aussi supra-confessionnelle. La gloire de la Vérité, c'est de n'être pas une écorce morte, ou ce psittacisme hagard et vindicatif propre aux "intégristes". Une autre voie est possible qui est celle, nous dit Berdiaev, " de la vie du présent, la vie dans la profondeur de l'instant, où s'effectue précisément la rupture du temps." La Théosis n'est pas une simple allégorie, elle est une praxis. Ce qui s'accomplit n'est pas abstrait. " L'esprit, dit encore Berdiaev, appartient à une qualité d'existence différente, supérieure à celle de l'âme et du corps". Cet esprit n'est pas une abstraction, ce n'est pas non plus une de ces "idées générales" qui peuplent l'arrière-monde de nos lieux communs moralisateurs. Cet esprit est l'Esprit-Saint, l'esprit de feu, embrasé et embrasant qui rétablit la verticalité limpide entre ce monde et l'autre monde. "Cela signifie, nous dit Berdiaev, que l'âme et le corps de l'homme peuvent accéder à un autre plan, à un plan supérieur."

Que nous dit encore Berdiaev: " Les plus hautes ascensions de ma vie sont liées à une flamme sèche." Or, le semblable n'étant connu que par le semblable, le feu qui se révèle dans le feu, la lumière qui s'épanouit dans la lumière, suscitent un vertige. Berdiaev ne l'ignore pas lorsqu'il écrit, je cite encore: " La foi dans la réalité invisible et mystérieuse comporte un risque, il faut qu'on accepte de se jeter dans l'abîme mystérieux."

Seuls des esprits excessivement scolaires verront dans ces considérations inscrites dans la logique d'une certaine théologie chrétienne une contradiction avec nos antérieures propositions inscrites dans une perspective nietzschéenne. Rien n'est aussi simple. L'abîme de Dionysos et l'abîme du Christ ne sont point radicalement étrangers l'un à l'autre. L'opposition, puis le rapprochement, que Nietzsche établit entre Dionysos et le Christ ne se fonde pas seulement sur des analogies que les historiens des religions n'ont pas manqué de remarquer, mais sur une expérience intérieure qui, avant même de trouver son nom, puis d'hésiter sur ce nom, Dionysos ou le Christ, témoigne d'une mise-en-péril, d'un supplice, d'une descente dans les ténèbres et de l'attente d'une renaissance. Cette translation de Dionysos au Christ et du Christ à Dionysos, se laisse mieux comprendre par la figure d'Orphée, dont le culte jadis, se confondit souvent avec celui de Dionysos et dont le destin semble marqué par les mêmes épreuves.

Je trouve quelque peu facile le recours, propre à une certaine apologétique chrétienne, à cette opposition entre un "Nietzsche dionysiaque" et un "christianisme humaniste", celui-ci, bien sûr étant paré de toutes les vertus et celui-là accusé de toutes les horreurs. Cette facilité, pour tout dire, me paraît indigne d'un esprit libre. Qu'est-ce qu'un esprit libre ? C'est un esprit qui, avant de prêcher pour sa paroisse, cherche à comprendre. Dionysos est, dans l'oeuvre de Nietzsche le nom d'une expérience intérieure, vertigineuse, effrayante qui porte l'auteur à s'interroger sur la raison d'être même de la raison. Aussitôt que l'on aborde l'oeuvre d'un auteur véritable, le préchi-précha anti-dionysiaque ou anti-chrétien perd tout son sens. Les convictions mêmes auxquelles semble aboutir un auteur sont moins importantes que sa démarche. Et dans le cas de Nietzsche, ses convictions sont pour le moins difficiles à établir. L'homme auquel "il est odieux de suivre autant que de guider", ce serait lui faire injure que de le voir en propagateur satisfait d'une conviction. " Je ne suis pas disposé à mourir pour mes idées, disait Nietzsche, mais je suis prêt à mourir pour pouvoir en changer." Il est difficile de faire de Nietzsche un fanatique ou le partisan d'une pensée grégaire quelle qu'elle soit sans être fort ignorant ou d'une extrême mauvaise foi.

Le rapport de Nietzsche au Christ, et non pas au christianisme en tant que phénomène historique, n'a été que très rarement pris en compte par ces innombrables commentateurs hâtifs qui persistent à offrir de l'auteur du Gai Savoir une image caricaturale. Je cite encore: " Il ne faut pas confondre le christianisme en tant que réalité historique avec cette racine unique que rappelle son nom. Les autres racines dont il est issu ont été beaucoup plus puissantes. C'est par un abus inouï que ces formes décadentes et ces malformations qui s'appellent l'Eglise chrétienne, la foi chrétienne et la vie chrétienne se parent de ce nom sacré. Qu'est-ce que le Christ a nié ? Tout ce qui porte à présent le nom de chrétien."

Ces quelques lignes, issues des fragments posthumes, suffisent à frapper d'inconsistance les gloses aventurées, ignares, simplificatrices. Il suffit de lire, mais, ainsi que le soulignait avec pertinence Georges Steiner, nos contemporains ne lisent plus, ils se contentent de "commentaires de commentaires". Et lorsque l'on sait que ces commentaires n'ont pas pour fonction d'inquiéter, de susciter la connaissance, d'approcher avec déférence et probité des oeuvres difficiles mais que leur mission est de rassurer et de conforter dans des opinions préalables, "politiquement et moralement correctes", il est facile de deviner ce qu'il en advient des oeuvres: elles sombrent dans l'obscurité croissante d'un oubli qui s'ignore lui-même. Dans une large mesure, le commentaire tel que le conçoivent les modernes, n'est pas une façon d'inviter à lire les oeuvres, comme nous le faisons, en toute liberté, dans ces entretiens désinvoltes sur la puissance et la vérité, mais une façon d'éviter tout contact direct avec l'oeuvre, contact jugé, à juste titre, périlleux. Le travail universitaire est, pour une bonne part, une prophylaxie contre les oeuvres, contre la contamination possible des pensées inquiétantes. La devise est "restons entre nous." Or, les auteurs ne font jamais partie de ce "nous". Il est déjà fastidieux de tolérer qu'ils eussent existé avec une telle intensité pour supporter, par surcroît, d'être confrontés avec ces preuves que sont leurs oeuvres. Ces preuves sont les meilleures que je connaisse de l'existence du divin. Ces oeuvres qui sont des preuves ne peuvent exister sans Dieu mais Dieu non plus ne peut être sans elles.

Si, pour Nietzsche, en dernière analyse, seul le Christ peut comprendre son Antéchrist, selon une logique profonde, dont témoigne également la Structure Absolue de Raymond Abellio ( "L'abîme du jour contient l'abîme de la nuit mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du Jour"), il ne nous est pas interdit de considérer, en préalable à toute réflexion théologique ou philosophique "à l'Ombre de Venise", dans l'éclat et la légèreté d'un Gai Savoir retrouvé, que la critique souvent acerbe du christianisme, ou, plus exactement d'une "certaine morale chrétienne" pourrait bien être désormais le préalable d'une profonde méditation sur le Christ Glorieux, sur l'abîme du jour où le Christ glorieux contient l'abîme de la nuit de Dionysos. Que nos spécialistes en philosophie eussent délibérément ignoré ce questionnement, qu'ils se fussent contentés, parfois même d'une assez misérable logique dualiste, opposant un Nietzsche, incarnation du Mal, et un christianisme qui n'aurait jamais rien eu que d'aimable, de tolérant, d'humaniste etc... nous laisse, stupéfaits, à cette responsabilité immense qui consiste en désincarcérant les pensées de leurs bocaux d'apothicaires, à en libérer les vertus de rêve et d'ivresse.

Si Nietzsche n'est pas l'obscurantiste teuton voulu par les folliculaires ou les universitaires de second ordre, il n'est pas davantage comme le suggèrent d'autres obscurantistes ( les obscurantistes "progressistes") le fondateur de la modernité avec Marx et Freud. Nietzsche se défiait extrêmement de cette "hybris" scientifique, déterministe, qui croit pouvoir expliquer ce que nous sommes par des chaînes causales. Dans cette "science" qui fait la vanité du Moderne, Nietzsche ne voyait qu'une laïcisation et une caricature de la Providence divine. A quoi bon se libérer de l'original pour tomber sous le joug de sa caricature ? Nietzsche voit dans la pensée moderne, une sorte de théologie pétrifiée, "solidifiée" selon le mot de René Guénon, dont il importe de se libérer à grands coups de marteau. S'il importe de se libérer de la religion, pour atteindre à la source vive de la gnose, - ce qui est notre point de vue, - il faut, à fortiori, se libérer de la religion solidifiée, thésaurisée, accumulative, systématisée, puritaine, vindicative et planifiante qui triomphe actuellement sous les atours de la "science" et de la technique modernes.

Nietzsche apporte la démonstration qu'il s'est, contrairement à Freud ou Marx, libéré de la superstition "scientifique" et positiviste du XIXème siècle. Il n'abandonne point une théologie ouverte sur la transcendance pour s'adonner à un dogme fermé sur l'immanence, il ne substitue point une religion de la nature à une religion de la surnature, un collectivisme à un grégarisme, il va, et c'est le propre poétique et philosophique de son oeuvre, il va en amont. Bachelard a montré les métaphores propres à ce "psychisme ascensionnel" en des pages lumineuses. Nietzsche désire le Haut , l'amont du temps et de l'espace. Son Zarathoustra parle de l'Amont. Sa parole vient de ce site originel où la pensée s'entretient librement avec le Grand Astre, où la songerie tient pour compagne naturelle l'Aigle, qui détient le secret des profondeurs ouraniennes et le serpent, qui détient le secret des profondeurs telluriques. Nietzsche cherche une connaissance directe, une illumination souveraine. Je le comparerais ainsi plus volontiers à Maître Eckhart et à Jean Tauler. Je vous cite encore ces quelques lignes qui sembleraient écrites par un maître de la mystique rhénane et qui sont bel et bien de Nietzsche: " Jésus s'adresse directement à la réalité intérieure, au royaume des cieux qui est dans le coeur; il ne croit pas à l'efficacité de l'observance orthodoxe juive... Il est purement intérieur. De même, il ne s'attache pas à toutes ces grossières formules qui règlent le commerce avec Dieu; il se défend contre toute la doctrine de l'expiation et de la rédemption; il montre comment il faut vivre pour se sentir uni à Dieu, et comment on n'y parvient pas par la pénitence et la contrition au sujet de ses péchés. Le péché est sans importance, c'est là son principal jugement."

L'ombre: Peut-on établir une filiation entre Nietzsche et la mystique rhénane ?

Le voyageur: La question des filiations, des influences reste une question d'érudits, et les questions d'érudition, avec leurs controverses, leurs gloses, leurs preuves, leurs documentations, leurs nécessaires notes infrapaginales ne sont pas de circonstance à l'Ombre de Venise. Au demeurant, toute recherche érudite obéit à une intuition. Avant d'être parfaitement informé sur une analogie, une influence ou une confluence, l'érudit pose son pas sur le pas d'une intuition poétique. Avant la recherche est le songe du Pays à découvrir. Un songe qui est cependant fondé sur des aperçus. A l'ombre de Venise s'aiguisent les aperçus. Nous voyons mieux les couleurs, lorsque le soir commence à tomber, à cette heure transitoire, à exacte distance de la lumière et des ténèbres.

En ce qui concerne Nietzsche et la mystique rhénane, ce qui ne laisse point de doute, et ce qui, le cas échéant peut légitimer une recherche érudite, c'est que les textes se répondent. Ainsi, le passage de Ainsi parlait Zarathoustra où Nietzsche se gausse de ceux qui veulent encore être payés de leur vertu répond parfaitement au Sermon de Maître Eckhart sur les marchands du temple où il est dit "On ne trafique point avec Notre Seigneur". " Voyez, dit Maître Eckhart, ce sont tous des marchands, ceux qui se gardent de péchés grossiers, qui aimeraient être des gens de bien et qui accomplissent leurs bonnes oeuvres pour l'honneur de Dieu, telles que jeûner, veiller, prier, et autres choses semblables, toutes sortes de bonnes oeuvres, et ils les accomplissent pourtant afin que Notre-Seigneur leur donne quelque chose en échange ou que Dieu fasse en échange quelque chose qui leur soit agréable: ce sont tous des marchands. Il faut l'entendre dans ce sens grossier, car ils veulent donner une chose en échange de l'autre et de cette manière trafiquer avec Notre-Seigneur."

La concordance, dans un même anti-utilitarisme, de Nietzsche et de Maître Eckhart sonne comme une promesse aux oreilles les mieux averties: il redevient possible de dépasser les fausses alternatives en un même "amour du Lointain". Vous vous souvenez peut-être que ce thème de l'amour du Lointain que Nietzsche décline admirablement, se trouve déjà dans la méditation centrale de L'Idiot de Dostoïevski; et dans ce cas il s'agit bien d'une influence directe, car nous savons l'importance de l'œuvre de Dostoïevski pour Nietzsche... Qu'est-ce qui est Lointain, de ce Lointain que seule capte la proximité extrême, inaperçue, comme la lettre volée d'Edgar Poe ? Ce Lointain que la pensée désire, dont elle s'émeut, qu'elle convoite et qu'elle craint, dont elle devine le ravissement possible, le double-abîme, la beauté périlleuse et redimante n'est autre que la source vive de la pensée, ce point lumineux dont elle naît, dont elle jaillit avant d'être enfermée dans des citernes et devenir eau croupissante.

La recherche de Nietzsche, comme celle de Maître Eckhart ou de Tauler, est celle de l'eau vive de la pensée, de son jaillissement pur, non récupéré ni thésaurisé: non la vie éternelle, mais l'éternelle vivacité. La philosophie à coups de marteau de Nietzsche vise à détruire les citernes où l'eau croupit, comme en des arrière- mondes pleins de ressentiment et à retrouver la source vive. " Ce qui a été apporté dans ces citernes, dit Jean Tauler dans un de ses Sermons, se corrompt et devient nauséabond; cela sèche... Et il ne reste alors dans le fond qu'orgueil, esprit propre, opiniâtreté, dureté de jugement." Que les cléricatures modernes s'y reconnaissent !

Méditons sur le si proche Lointain pour ne pas devenir secs, ni dominés par la dureté du jugement. Ce Lointain brille à l'ombre de la présence; il est la couleur éveillée, prise dans l'éclat, sur l'orée, dans la translation vertigineuse, dionysienne et christique, qui change, de façon radicale notre conception du Temps.

" Si je prends un fragment du Temps, écrit Maître Eckhart, il n'est ni aujourd'hui, ni hier. Mais si je prends "maintenant «, il contient en soi tout le temps. Le "maintenant" où Dieu créa le monde est aussi proche de ce temps que le "maintenant" pendant lequel je parle actuellement, et le dernier Jour est aussi proche de ce "maintenant" que le jour qui fut hier." Telle est la source vive, l'éternelle vivacité. Délivrés de l'eau croupissante des citernes, de l'accumulation, de la gestion du temps linéaire, utilitaire, productif, industriel, nous retrouvons l'éternité du "maintenant", sa gloire secrète, sa fluidité scintillante.

 

(Le très-haut soleil aux approches de ce Midi d'automne rapproche l'ombre dans le silence du voyageur. Le voyageur est délivré de son angoisse. Il s'établit avec honneur dans ce jour sans nuages.)

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 

 

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