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25/12/2021

Propos réfractaires, deuxième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires II

 

 

La consommation moderne infléchit le psychisme humain vers l'ingratitude. A celui qui sans cesse exige, rien n'est jamais donné de façon inattendue, non-escomptée, gratuite. Ou, plus exactement, tout est donné, comme à n'importe qui, mais rien n'est reçu. Le moi réclame, le Soi reçoit.

 

Je crois à la presque entière égalité des dons reçus mais à la cruelle inégalité de leur exercice, de leur poien. Avant d'être cruels envers les autres, les hommes sont cruels envers eux-mêmes et se privent atrocement des possibilités qui leur sont offertes, avant d'en priver les autres. " Qu'as-tu fait de tes talents ?". Le Jugement dernier n'a pas d'autre sens. Et bien sûr, n'excluons pas des talents, les saveurs et les plaisirs.

 

Le monde ne devient insipide, austère, triste, que par volonté humaine. Volontarisme et puritanisme se confondent. Opposer à cette volonté une "contre-volonté" serait un piège, sinon à opérer une transmutation alchimique de la volonté de pouvoir en souveraineté.

 

Plus les âmes sont profondes et plus elles sont calmes. Nos ennemis: ceux qui veulent nous faire perdre notre calme, nous faire à la ressemblance de la bille du billard électrique. Pour l'esprit agité, la calme, la grandeur et la beauté sont effrayants et même insoutenables. La sensation ravissante de n'être presque rien dans l'immensité leur sera refusée ainsi que le ravissement de la vérité.

 

Il y a quelque chose de moralement épuisant à être sans cesse, par les autres ou par soi-même, ramené à son moi. C'est un manque, une détresse, un malheur dont on finit par dépendre et qui s'augmente de la force acquise. Le grégarisme favorise une société de "moi" ulcérés, tristes et vindicatifs. Chacun trouve toujours qu'on lui a manqué. Ce qui est vrai, mais n'a, en vérité, aucune importance.

 

Trouver de temps à autre des êtres humains qui ne soient pas exténuants au bout d'une heure relève de nos jours du miracle ou de la merveille.

 

Qu'ont fait nos victimaires perpétuels du simple plaisir d'être ensemble? Un prétexte à leurs enragements, et l'étalage de leurs manies, l'officine de leur arrivisme, l'administration de leur habileté à utiliser autrui à des fins qu'il ignore. La foire à la vanité des mondanités de naguère était, à la comparer, d'une exquise ingénuité.

 

Etre ensemble, mystère perdu avec l'intelligence du génie des lieux. , nous étions ensemble, dans cette cité aux murs couleur de Sienne, à l'ombre des tourelles ou des feuillages, non loin du bruissement de la mer, dans une histoire qui était une légende et qui nous environnait, nous embrassait, à laquelle nous étions poreux; et peu de mots suffisaient à faire rayonner le silence majestueux qui régnait sur nous et sur la vérité légère qui circulait entre nos intelligences et nos corps, heureux d'être ensemble, et particulièrement au matin et au crépuscule.

 

Rien n'est perdu de ce qui peut être dit. Ce qui est dit révèle l'essence de ce qui est perdu et ne le fut que pour que nous le retrouvions à la pointe du Calame, pour que nous élevions à un plus haut degré la beauté offerte, l'approchions de sa source, de son torrent de vérité belle.

 

Le monde moderne est punisseur et procédurier, - non par goût de la justice mais par compulsion à faire payer, et nullement dans un sens métaphorique. Justice comme négociation financière. Ou négociation financière comme expression radicale de la justice avec l'argent pour mesure absolue. Quelque abîme s'offre où le Diable rit.

 

Comme tétanisés par le spectre du sublime romantique, les poètes n'osent plus le lyrisme et, par voie de conséquence, ne savent plus distinguer le lyrisme morbide de la subjectivité outrée et le lyrisme respiratoire, musculaire, de l'accord du Verbe avec le monde qu'il reçoit et qu'il invente.

 

Anti-lyrique, sauf à exceller dans le génie lapidaire, aphoristique, héraclitéen, le poète s'amenuise en trucs et attrapes, voire en une certaine paresse. Le poète doit poser son poème sur l'horizon du temps, s'y perdre et non pas se contempler, en Narcisse déchu, dans son petit diagramme de mots. S'il est de bon aloi pour un prosateur d'être civilisé, la poésie requiert une sauvage ingénuité, qui, aussi riche et savante qu'elle puisse être, ne s'en écarte pas moins, en vague de fond, de l'idéologie du "travail du texte". Au demeurant, toute la grande poésie du vingtième siècle fut lyrique: Apollinaire, Cendrars, Pound, Saint-John Perse, Claudel, Pessoa, Aragon, parmi d'autres.

 

Les textes de Borges: blasons qui seraient en même des cadrans solaires, où nous déchiffrons, selon l'heure, de variables généalogies fabuleuses.

 

Les architectures modernes aux alentours des villes sont non seulement disparates, désorientées, mais inintelligibles, et donc, d'une certaine façon, irregardables, invisibles, - car, écrit Borges, "pour voir, il faut comprendre". Nous perdons, ou nous gagnons, en même temps le sensible et l'intelligible. Comment voir ce qui n'a pas de forme ? Que regardons-nous lorsque nous regardons l'informe ? Dans la désorientation du monde moderne, le regard est réduit à s'attacher à des détails de plus en plus infimes où subsistent encore des traces ou des intentions de forme. D'où le caractère souvent pointilleux des intelligences qui persistent en contradiction (et peut-être en complémentarité) de la bêtise étalée, généralisatrice.

 

Dans certaines banlieues, tout est si désorienté que l'impression de triste banalité qui nous saisissait d'abord fait place au sentiment d'un fantastique effrayant. Ces symétries désorientées sont faites pour attirer les démons, pour loger les créatures de Chtulhu, portes ouvertes sur on ne sait quel "chaos rampant" Lovecraft en, antérieur à l'humanité, ou devant lui succéder.

 

Tout être dont nous ne sommes pas privilégiés nous est absent.

 

Vanité des critiques qui se croient avisés en soulignant, en reproche, les défauts d'une œuvre, ce qui ne s'y trouve pas, alors qu'elle n'existe précisément que sculptée par ces absences, que ce qu'elle n'est pas lui donne la puissance et la vérité d'être ce qu'elle est.

 

Ce qui donne la juste formulation provient de la juste dénomination, comme l'algèbre vient après l'arithmétique, et la sphère après le cercle, la métaphysique après la physique, mais cet "après" est un chemin vers l'antérieur.

 

La beauté d'un paysage, que l'on peut juger ou jauger par des critères esthétiques, n'est qu'une dimension de sa présence réelle, de son emprise sur nous, de l'exaltation ou de la ferveur qu'il suscite en nous. L'aspect, justement, n'est qu'un aspect, un reflet. Or, un paysage que nous aimons est un miroir tournant. Ce que nous en voyons est un symbole. L'esthétique est une métaphysique en mineur.

 

Tel paysage forestier ou océanique n'est pas seulement la somme de ce qui le compose, mais une somme transfigurée par la puissance symbolique de la Forêt ou de l'Océan, dans leur vérité platonicienne et leurs variations infinies.

 

La moindre pierre, le moindre végétal revêt, s'il se trouve sous le règne d'une puissance océanique, une signification et une nature radicalement différente que s'il se trouvait, par exemple, dans un jardin de banlieue. Il en va de même pour nous, hommes aux yeux ouvertes et aux âmes poreuses. Selon les paysages que nous habitons changent nos atomes et nos molécules subtiles. L'alchimie s'opère entre le souffre ardent de notre esprit et le mercure du paysage par entremise du sel, autrement dit, du savoir, de la saveur.

 

Un véritable écrivain n'a nul besoin de n'être pas paresseux. Il est entraîné par sa monture au-delà de sa discipline et même de ses forces. Cette activité-là est aussi éloignée d'un travail qu'un cheval au galop l'est du cheval de bois d'un manège.

 

Les idéologies modernes qu'elles soient ostensiblement horrifiques ou discrètement contraignantes sont toutes des idéologies du travail, pour lesquelles la contemplation est méprisable, sinon délictueuse.

 

Pour l'idéologue du travail, celui-ci n'est pas une nécessité dont il conviendrait de partager équitablement le poids, mais, sans doute, une punition, et plus encore, un moyen de détourner l'attention de l'essentiel, - lequel, considéré, ferait tomber promptement les fausses hiérarchies et ramèneraient à leur juste mesure les petits chefs.

 

Dans leur rapport au travail, certains idéologues "de droite" sont plus soviétiques que d'autres, supposés "de gauche". Mais ces façons n'ont plus guère de sens dès lors que l'on ne sait plus à gauche ou à droite de quelle ligne on se place. Il ne suffit pas pour qu'une définition soit justifiée que la gauche se définisse par rapport à la droite, ou inversement. Si l'une et l'autre n'ont de repères que leur respective absence de repères, tout peut se résumer à la fameuse formule placée dans la bouche de Bernard Blier dans le film Le grand blond avec une chaussure noire: "Merde, on tourne en rond !".

 

La sérénité est, dans un monde agité, la proposition réfractaire par excellence.

 

Le propre de l'homme sans autorité est de multiplier les abus d'autorité. L'abus d'autorité est l'autorité abusée, sortie de son lit, échouée, morte, un ersatz.

 

La pensée humaine ne peut se défendre de raisonner en causes et en effets quand bien même les phénomènes qu'elle doit traiter sont inscrits dans des relations infiniment plus complexes. La Théologie posait la Cause causatrice. Les Modernes, privé de cette causalité suprême, ont tendance à outrer les causes, c'est dire à concevoir à une variété immense de phénomènes des causes abusivement limitées. D'où les sciences humaines réductionnistes, et, plus bas encore, les délires conspirationnistes.

 

Clef de voûte, libératrice, qui allège.

 

Le Moderne défend la démocratie comme "espace de la contradiction", de la discussion, - sinon que rien ne s'y discute sur les limites plus ou moins étroites de cet espace sans clef de voûte. Or, sans clef de voûte, nous finissons écrasés sous les décombres, nos illusions momentanées tenant à la lenteur, à l'échelle humaine, de l'effondrement. Les démocrates fondamentalistes se prévalent ainsi, au bénéfice de leur idéologie, de survivances de civilisations et de mondes qu'ils détruisirent, de même que les fondamentalistes religieux le font des religions qu'ils ruinent de leurs inconséquences et de leur bêtise. Toute démocratie tend au travail forcé.

 

Pire que le pouvoir de l'argent, la vulgarité avec laquelle il s'exerce. Paradoxalement, cette vulgarité, par temps démocratiques, le protège mieux que ne le faisaient naguère les bons usages et le bon goût.

 

Certains nous parlent d'une société de droits et de devoirs. Certes, ne nous perdons pas en arguties à en disconvenir. Il n'en demeure pas moins qu'il faut en oublier l'importance quelque peu, faire, de temps à autre, un pas de côté, s'éloigner pour s'apercevoir qu'en dehors des droits et des devoir, il y a les vastes régions de ce qu'il nous reste à conquérir, et qui ne se mesure point de cette façon-là.

 

Les hommes, s'ils entendent le mystère où ils sont jetés, ne se mesurent pas seulement les uns aux autres, en joutes, en fraternités et, pour finir en droits et devoirs mais au cosmos, au divin, à l'être, à l'absolu. Ne nous voulons pas plus petits que nous ne sommes !

 

Les Modernes veulent la domination par le contrôle et dans le contrôle, si bien qu'ils ne règnent que dans les espaces contrôlables, c'est-à-dire restreints. Despotes du petit, incarcéré dans la petitesse.

 

Il y a, certes, quelque chose de terrible à être jeté dans la volte de la vague, élevé vers le haut, menacé de se fracasser, - mais aussi de merveilleux dans ces instants de hauts ravissements et de périls où nous sommes exactement sans droits ni devoirs tels que les conçoivent les Modernes, mais poussés, toutes voiles dehors vers la plus haute responsabilité.

 

Tous les grands romans d'aventure, à commencer, bien sûr, par ceux de Melville, sont métaphysiques. Un psychologue peut donner une interprétation psychologique à un roman métaphysique mais un métaphysicien ne saurait donner une interprétation métaphysique à un roman psychologique, de même que l'on peut ôter une dimension au réel qui existe dans la représentation que l'on s'en fait mais qu'on ne peut lui en ajouter une qui existe déjà. On peut représenter un cube comme un carré, par convention, mais on ne peut faire d'un carré un cube.

 

Le libéralisme, fût-t-il "ultra", usurpe les mots de risque et d'aventure, puisque tout y débute, et s'y achève, par de la comptabilité (et, qu'accessoirement, tout y finit par être payé par le contribuable).

 

L'aventure ressemble à qui s'aventure: ce que lui dit ce jour en partance vers la nuit, ce qu'il saura faire des repos qui lui seront accordés, des accalmies survenues. Les véritables aventuriers ne sont pas activistes mais contemplatifs. Aller vers la contemplation, la rendre possible, en sauvegarder la vérité ésotérique, disponible à chaque instant, cet exercice exige des qualités d'audace et de maîtrise de soi, qui sont précisément le propre de l'aventurier et la condition de sa survie.

 

Ce que la Machine veut de nous, comme Dieu: que nous soyons à sa ressemblance. Nous ressemblons à nos pensées, à ce qui les requiert et les oriente. Nous faisons notre ressemblance.

 

Si les êtres humains ne sont plus ensemble, ce n'est pas faute d'occasions ou par la ruine ou la décadence de plus anciennes institutions organiques, tribales ou claniques, mais par un retournement du regard, une perte métaphysique qui offre aux yeux des êtres humains leurs semblables comme des objets, au mieux, des expériences. Le sens de la relation à autrui s'est perdu en même temps que la relation au monde, la présence intuitive en nous du cosmos, l'acte de création dans la créature.

 

Les Modernes se réunissent de préférence dans un ouragan de vacarme où nul ne peut entendre personne.

 

Avers et revers de la compassion. Elle peut être dans l'espoir d'alléger, en la partageant, la souffrance d'autrui. Ou bien faire en sorte que les autres souffrent autant que nous, et de préférence davantage. Que reste-il, en ces temps sinistres à ceux qui voudraient partager des joies, voire en prodiguer plus encore qu'ils n'en éprouvent. Que reste-t-il aux inventeurs ? Cette alchimie, par temps moroses, est suspectée. Pour s'exercer, elle devrait, mais c'est contraire à son génie, plaider et se justifier. (En passant: l'Alchimie n'est pas rendue obsolète par la chimie, car elle s'exerce, par d'autres moyens, à d'autres fins).

 

Mutabilité. Excepté quelques traits invariables, qui seraient la portée ou la clef sur lesquelles s'inscrivent les musiques, je ne suis pas le même selon les lieux où je me trouve. Les villes, plus particulièrement, selon l'histoire ou la légende qui m'y attachent, changent mes perceptions, et, surtout, leurs échos et leurs résonances (qui sont un voyage). La ville se meut en moi, brûle dans son Œuvre alchimique, se métamorphose, éveille et transfigure chaque photon à une vie nouvelle. Ce qui demeure de moi dans cette extase est peu de chose, quelques traits disais-je, quelques fidélités essentielles, elles-mêmes, si j'y songe, des plus impersonnelles.

 

A quel point le moi est un piège, sous l'apparence du miroir déformant que nous tend la malveillance d'autrui, nous ne le mesurons qu'à partir de l'instant sacré qui dissipe cette illusion, cette écorce morte et laisse apparaître le Soi, qui est l'en-soi du monde et de toutes les choses particulières dans l'unificence de leur acte d'être. L'éloge et le blâme sont également redoutables, qui nous renvoient à l'illusion que nous croyons être dans le regard d'autrui.

 

Un livre qui naît véritablement de la pensée est le plus beau des accomplissements humains. Il y avait là, dans l'air, quelques songes, quelques spéculations, des conversations réelles ou imaginées, puis la résolution d'en faire des phrases, des pages et enfin un livre qui tient à la disposition de chacun l'une des parts les plus ardentes et secrètes de notre existence.

 

En l'écrivant, nous conférons à notre pensée le premier de pouvoirs magiques, celui de l'ubiquité (pouvoir valant tout autant dans l'espace que dans le temps). Ecrire change aussi la nature de l'espace-temps en nous donnant le pouvoir de ressaisir au commencement (ce qui est la véritable finalité), la pensée, l'épreuve humaine fondamentale, en abîme, de l'archéon et de l'eschaton.

 

Ambiguïté du mot "romantique", qui semble se rapporter également à l'hybris de la sentimentalité ou d'utopies un peu vaines, qu'à la juste, imparable, confrontation à des profondeurs qui sont dans la nature même du Réel.

 

Insupportable arrogance des gens installés. Laideur morale qui vaut interdiction de jamais s'approcher du château tournoyant de la métaphysique.

 

Toute relation avec le visible est ressource de l'invisible, - sans quoi nous ne faisons qu'expérimenter, au mieux. Le visible nous est donné lorsque nous puisons, comme d'une eau castalienne, à sa source invisible. Le visible qui n'est que visible ne se laisse pas regarder, et ne nous regarde pas. L'invisible, ce qui traverse les mondes, regarde l'âme.

 

Il est bien certain que le monde moderne se veut sans âme. Par stupidité homaisienne ou arguties savantes, les Modernes s'acharnent contre l'âme dont le règne se situe hors de l'usure et de la rentabilité.

 

La répugnance que l'on éprouve à entrer dans une banque, même pour y déposer un chèque: ces lieux sont sans âme. Certains banques vont jusqu'à orner cet absence d'œuvres d'art (qui ainsi crient dans le vide et demandent pourquoi elles ont été ainsi abandonnées).

 

La Gauche politique n'a de sens que révolutionnaire et radicale, sans quoi elle tourne à la vanité moralisatrice ou au ressassement humiliant de la revendication qui n'est que trop visiblement le masque de l'envie. Abattre les banques, car elles nuisent, mais ne pas envier les banquiers. La révolte radicale est d'autant plus justifiée que les "dominants" sont plus ineptes et chafouins. Il était de tradition, autrefois, chez les riches, de tenter une sorte de transmutation de l'or matériel en or spirituel: créations de beautés, faste, art de vivre, civilités exquises, - comme un pardon demandé ou un remerciement à la bonne fortune dont ils furent les obligés. Désormais, rien de tel, l'argent fait l'argent qui se transforme en néant, c'est-à-dire en ce qu'il était au départ: une confiance trahie.

 

Les Modernes n'éprouvent de gratitude et d'admiration qu'à l'égard de ceux qui les grugent et ne témoignent que dédain, haine ou mépris envers ceux que Stefan George nommait les donateurs. Rien d'étonnant, le mesquin vénère la mesquinerie, et le généreux, la générosité. Evidence de la "participation" platonicienne.

 

Un bien-pensant m'accuse d'être un antimoderne misanthrope, mais avec un sourire, c'est une vague relation. Comment lui expliquer qu'il se trompe du tout au tout, sinon en constatant que je passe mon temps sur les terrasses, les plages, les cafés, au milieu des humains et en permanente conversation avec eux, y compris en écrivant, alors que lui, ce brave homme qui aime son temps, est nerveusement incapable de supporter ses semblables, vit devant son écran et entre en panique à la moindre affluence. L'idéologie cède devant la vérité de l'éthos.

 

Si l'on mesurait à quel point les individualistes trahissent les individus, les démocrates, le démos, l'esquisse d'une philosophie politique, en rapport avec le Réel, deviendrait possible.

 

La titanesque domination de l'argent sur les hommes fait que, paradoxalement, il n'y a plus non seulement de castes mais plus même de classes. Toutes sont écrasées, plus ou moins arrogantes, plus ou moins humiliées. Un homme dont le pouvoir tient à l'argent se méprise toujours un peu secrètement lui-même, et lorsqu'il cesse de se mépriser et se croit méritant, devient un monstre grotesque, c'est-à-dire un monstre au carré.

 

La plus noble entreprise humaine est de chercher des heures heureuses à partager, d'en susciter ou d'en inventer les conditions.

 

Cynisme vulgaire, ricaneurs invétérés, qu'en réalité tout terrorise. L'argent, qu'ils vénèrent est un remède à la peur qui exsude de toutes leurs pores, dont ils grimacent. Une fois riches, après de longs exercices de démagogie et d'obséquiosité vile, ils deviennent dépressifs. Celui dont l'action est déterminé par la peur la retrouve au détour de toutes ses actions. L'éloge traditionnel du courage est une pragmatique du bonheur et de la sagesse. L'éthique du Bushidô est juste qui nous enseigne que celui qui sait qu'il peut mourir à chaque instant connaît l'extase de la délicatesse des fleurs de cerisiers.

 

J'écris mieux dans la rumeur de la ville, du vent, de la mer que dans un bureau ou dans une bibliothèque. Le cosmos ne me dérange pas. Aux bons moments, je me laisse dicter par lui des phrases auxquelles seul je n'aurais pas songé.

 

Le propre des forces du néant est de vouloir nous appauvrir, y compris en nous enrichissant matériellement, en nous encombrant. Une vie encombrée, comme un poumon, respire mal. Les Modernes ne savent pas respirer. A chaque expiration, ils se plaignent, oubliant qu'il faut vider ses poumons pour les remplir. Au moment où nous expirons, pressentons l'inspir !

 

Il faut n'avoir jamais fréquenté la grande bourgeoisie pour s'imaginer qu'on y trouve encore de ces "héritiers" au sens culturel tels que les imaginent les bourdieusiens. De nos jours, le fils à papa rêve de devenir chanteur de variété, ou rappeur, et s'il n'y parvient, exerce quelque office subalterne dans les innombrables rayons de la sous-culture contemporaine, à vocation subventionnée ou populaire. Le "dominant" social et économique s'accorde au "dominant" culturel, - qui s'étale à la télévision et dans les magazines, et où la culture classique, devenue parfaitement marginale, n'a plus aucune place. Rabelais, Montaigne, Corneille, Valéry sont les véritables auteurs "underground", les viatiques des nouveaux parias.

 

Les apologistes du "métissage" humilient les métis, de même que les nazis faisaient honte aux aryens. Selon la même logique, l'adepte de la mondialisation uniformisatrice est le pire ennemi du cosmopolitisme, cette magnifique invention de la culture européenne. La mondialisation, c'est le même soda pour tout le monde, les musique sans style, les œuvres sans génie, le plus petit dénominateur commun devenu tyrannique. Le cosmopolitisme, c'est Goethe, Borges, Eliade, Jünger, Morand, Nabokov, et ce magnifique éditeur, Vladimir Dimitri, qui vient de disparaître et dont je salue la mémoire.

 

Vivre "dans son trou" (reproche adressé aux enracinés) nul ne le fait mieux que le Moderne mondialisé, dans sa caverne technologique, au milieu de ces ombres que sont les réalités virtuelles.

 

Certes, pour le pire ou le meilleur les hommes se ressemblent, mais à la ressemblance extérieure, exotérique, la ressemblance intérieure, ésotérique, ne cède point. Son unificence refonde, réinvente la diversité des formes qui la manifeste. Les diversités se rejoignent, précisément car elles viennent de points différents. Le cercle extérieur semble lancer vers l'intérieur ses rayons de feu alors qu'il en émane. D'où la vanité humaine et l'inclination à "faire l'Un trop vite", selon la juste formule de Gustave Thibon.

 

Les fidélités que le monde moderne veut arracher de nos cœurs sont, par définition, les plus précieuses. Tout ce que ce monde offense et bafoue est digne, et adorable.

 

Une heure de conversation avec un bien-pensant suffit à nous édifier sur les valeurs du monde moderne, et sur son absence de principe, - comme une boussole qui indiquerait successivement toutes les directions, sauf le Nord. Cette boussole folle peut faire un peu tourner la tête, mais, par son exclusive, elle nous indique cependant, la bonne direction. Il est utile de savoir ce qui se dit, pour comprendre ce qui ne se pense pas.

 

Le "on dit", par définition ignoble. Et doublement, s'en prévaloir pour insinuer.

 

Les "réactionnaires" que fâchent le laisser-aller, le débridement des mœurs, la paresse sont des progressistes qui s'ignorent, - auxquels ces "vices", par nature immémoriaux, sont autant d'obstacles à la planification du monde. Ne pas oublier que la modernité est un activisme modificateur, une manie de déraciner les êtres et les choses, une vaste entreprise de désherbage. Lorsque l'activisme est général et que l'illusion nous porte dans son courant, ne rien faire exige une force d'âme d'autant plus admirable qu'elle est honnie.

 

L'ennui: ne pas savoir quoi faire, et donc faire n'importe quoi. C'est ainsi que l'on s'exclut du paradis. Le non-agir, loin d'être une simple passivité est, par la résistance qu'il oppose à la masse du mouvement, l'invention de la fine pointe annonciatrice, qui passe à travers le temps, vers l'éternité. Le Christ commande à ce que la femme ne soit pas lapidée, que le temple ne soit pas la proie du marchandage, que la violence ne réponde pas à la violence. Actions suspendues. Exactement au contraire de l'idéologue. Tao. Le non-agir est au principe du poien, comme le silence est principe du Logos. Il y a davantage de mauvaises actions que de mauvaises non-actions.

 

La puissance est l'amont, le pouvoir, l'aval.

 

La sagesse nous vient d'abord comme un frémissement lumineux, une heure élue à l'ombre des peupliers, une reconnaissance, un abandon à l'aventure. Toute crispation et toute excessive réglementation lui est étrangère. Il est plus sage de divaguer que de planifier. Les planificateurs obstinés sont les plus fous d'entre les fous. Et j'ajouterais, les plus funestes et plus impies car voulant détruire le possible, par avance, en le recouvrant de l'ombre opaque de la plus fausse des représentations du présent.

 

Aux planificateurs, nous devons ce monde plat, c'est-à-dire irréel. Il est sage de laisser le microcosme à l'image du macrocosme, et louables sont alors les actions ponctuelles, soudaines, voire foudroyantes qui seront un rappel de la sympathie du visible et de l'invisible. Ces actions diffèrent profondément de celles des planificateurs en ce qu'elles ne s'enclenchent pas les unes les autres comme une mécanique, mais naissent et meurent d'elles-mêmes, anéanties dans l'éclat de leur brève floraison. Actions dont on se souvient. Chansons de Geste.

 

De celui qui ôte son chapeau devant le réprouvé qui s'avance sous les huées, on peut attendre beaucoup.

 

Le grégarisme dans la vilénie, même à la plus petite échelle. Si quatre individus se réunissent et que trois disent du mal d'un cinquième, le quatrième, en général hésitera à le défendre pour ne pas gâcher cette belle unanimité.

 

Il faut plus de force pour résister à la meute que pour en manger les restes: le politiquement correct s'explique ainsi. Attitude mentale. Les contenus n'y sont pour rien. Celui qui s'écrabouille devant l'idéologie dominante le ferait devant n'importe quelle idéologie dominante, y compris celles qui semblent le plus hostiles aux "valeurs" qu’il proclame pompeusement aujourd'hui. Ceux qui adoptent, par dégoût de ces limaces, des idéologies réprouvées, oublient que si elles revenaient à triompher, ils y retrouveraient, aussi diserts en leur bonne conscience, les mêmes gastéropodes pour leur faire la leçon.

 

L'antiraciste en vogue consent à ce que toutes les races se chantent elles-mêmes à l'exclusion des européennes. Vanité dans la contrition, insupportable prétention, condescendance odieuse, racisme au carré.

 

La poésie et la métaphysique sont les conditions premières de l'homme quelles que soient ses conditions matérielles. Ce sont les repus qui tiennent pour vaine la poésie car ils entendent maintenir l'humanité dans les rets de la nécessité matérielle par laquelle on domine et gouverne aisément. Mais si l'on peut gloser sur la duplicité et les ruses des politiciens, au demeurant vite éventées, et laissant place à d'autres, tout aussi lamentables, il n'en demeure pas moins que ces "chefs" sont à l'image de ceux qu'ils gouvernent. Chacun cherche à tirer profit d'autrui dans sa petite politique domestique ou financière. Ainsi la vie, en son intensité et sa beauté baisse de plusieurs crans.

 

Les manipulateurs réussissent toujours plus ou moins, mais ce qu'ils réussissent parfaitement, c'est leur déshonneur. Ils existent pour faire contraste avec les hommes honorables.

 

En l'absence du sens de l'honneur et de la fidélité, les hommes deviennent du bétail.

 

Celui qui calcule pour son seul intérêt travaille pour le néant.

 

Ce qui rend odieux le pouvoir, c'est l'outrance avec laquelle en usent ceux qui craignent de le perdre, au point que leur pouvoir n'est rien d'autre que la manifestation de la peur d'en être dépossédé. Sagesse du principe dynastique qui, s'il ne l'abolit pas, réduit cet effroi et donne la latitude de créer quelques belles choses.

 

Il est notoire, et chacun le voit à toute échelle et partout, que celui qui veut conquérir le pouvoir, et y parvient, est prêt à faire n'importe quoi. D'où ce côté horrifiant, grotesque et loufoque des hommes de pouvoir. Je ne crois guère à une restauration mais j'aimerais assez, enfin, que les adversaires du principe d'autorité traditionnelle, envisagent, un peu, par instants, ce que signifie son abandon: ce par quoi les rois de notre histoire glorieuse et tragique furent remplacés.

 

La constance acharnée avec laquelle le monde médiatique juge bon de laver les cerveaux en détruisant la langue française est une raison d'espérer. De tels efforts ne seraient pas fournis si la menace d'une recouvrance ne demeurait.

 

Partout où le monde moderne triomphe règne une effroyable tristesse. Grands ensembles, grandes surfaces, zones industrielles ou commerciales. Mondes dévastés par des titans idiots.

 

Les dieux reviendront du fond indiscernable de notre cœur lorsque notre cœur redeviendra le cœur du monde.

 

On peut reconnaître toutes sortes d'avantages et de vertus aux Etats-Unis, sans oublier que ce pays outrancièrement moralisateur existe sur l'extermination de ses indigènes et la crevaison de ses pauvres, et le tout dans une atmosphère d'ultra-violence où l'outrance du crime le dispute à l'outrance puritaine. La limite du concept d'Occident tient à ce que, nous autres de la vieille Europe, sommes de goût, de style, d'intelligence et de morale infiniment plus proches des orientaux proches et lointains que de nos contemporains états-uniens, - lesquels sont d'ailleurs les premiers à en convenir.

 

Ces gens qui exigent notre compassion, c'est-à-dire que nous souffrions pour eux, pour n'importe quelle raison, même si elle nous paraît injustifiée ou absurde, mais ne nous en accordent aucune, du fait que nous partageons plus volontiers nos joies que nos peines, et que nous trouvons dans la vie davantage à chanter et à méditer qu'à nous plaindre. Tyrannie des émotions funestes; certains s'y précipitent, d'autres y résistent; il en va comme de toutes les tyrannies.

 

N'accusons pas les êtres, les paysages, les œuvres de notre incapacité à les goûter.

 

Les idéologies de l'enracinement, dont la misère est souvent de n'être que des réactions aux idéologies du déracinement, n'ôtent rien, ni n'ajoutent, à cette réalité humaine: les espaces modernes sont créés de la sorte, et à cette seule fin, que l'on ne peut, en aucune façon, s'y enraciner. Lisse anonyme, indifférencié, répétitif, désorienté, l'espace moderne refuse de toutes ses surfaces d'être habité au sens hölderlinien. Inlassablement, il nous répète ceci: "Vous êtes ici mais vous pourriez être ailleurs, dans cet ailleurs qui serait parfaitement identique à cet ici. Là-bas vous ne seriez pas différents que vous êtes ici." Et le Moderne, qui tant veut être "lui-même" dans sa subjectivité outrancée, s'en satisfait. Rien ne viendra l'influencer, nulle porosité menaçante, point de vases communicants. Son moi claquemuré est assuré de ne rien donner ni de ne rien recevoir. Ce déracinement est exactement le contraire de la légèreté du voyageur qui passe d'influences en influences, et les recevant avec bienveillance, se trouvant métamorphosé par les lieux qu'il traverse et dont son âme opère une alchimie avec les variations géographiques et météorologiques de l'Ame du monde. Tout écrivain qui ne borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du "travail du texte" sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L'Astrée d'Honoré d'Urfé ressemble à sa rivière et aux constellations.

 

Singulièrement les hommes qui n'ont à peu près aucune relation avec les êtres et les choses, et qui éprouvent tout par le biais de représentations, proclament leur "absence de préjugés" comme une vertu éminente, sinon suprême. Autrement dit, ils n'ont de préjugés que les plus largement partagés, qui leur apparaissent ainsi comme des évidences. En réalité, les Modernes préjugent de tout: ce qui est la définition même du progressisme.

 

Le Moderne vante le sexe comme hygiène et le réprime comme vice. Son érotique en devient problématique et malaisée.

 

Le désir porte dans la vie une intensité plus haute que la satisfaction immédiate, mais l'absence de désir qui serait une omniscience du désir, nous porterait peut-être à une plus haute intensité encore. Alors nous serions embrassé non par un être, ou plusieurs, mais par la création toute entière. Eros cosmique que nous ne faisons qu'entrevoir et que suggèrent les béatitudes de l'ataraxie. Les philosophes de l'ataraxie se trouvent ainsi aux antipodes des puritains. Les uns dépassent l'Eros en le couronnant, les autres tombent en-deçà. La distinction de l'au-delà et de l'en deçà est la clef qui manque aux Modernes pour se déprendre des dualismes où ils s'enferment à double tour (alors que le Réel reste à l'extérieur)

 

Le pire ennemi du Réel n'est pas le rêve (qui est une partie du Réel) mais la réalité (ou ce que ceux qui croient en détenir, ou pouvoir imposer les règles, nomment ainsi).

 

Ce n'est pas parce que bon nombre se font une représentation stupide ou caricaturale de l'honneur, de l'héroïsme et de la fidélité que ces vertus cessent d'être un rayonnement profond de la vie.

 

Les Modernes, pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d'eau et ascenseur, avec pour seule distraction l'ordinateur et la télévision. Un regard sur les grands ensembles conçus par des architectes honorés, et l'on hésite à disputer à leurs habitants la modeste distraction de brûler des voitures, - quand bien même ils se trouvent être, ainsi, de parfaits serviteurs de la société de consommation. Ces petites mains devraient être, si elles ne sont déjà, rétribuées par les concessionnaires automobiles.

 

Les dysfonctionnements de la société moderne font parties de son fonctionnement, et l'on pourrait même dire qu'ils en sont la part dynamique et mobilisatrice, - de même que le totalitarisme fait partie de la démocratie, partie constitutive, plus encore que constituante (et loin d'être seulement, comme le songent les optimistes, un "effet pervers"). L'ensemble offre cependant, dans ses fausses alternances, le même spectacle navrant, spectral, absurde et inhumain.

 

La "démocratie" actuelle est le monde du népotisme chafouin, et pas seulement dans les mondes ostentatoires de la politique ou du spectacle (s'il faut encore faire la différence), mais partout.

 

Ouvrir par des mots le chemin de joies secrètes.

 

Dans le monde moderne, ce n'est plus l'esclavage qui est au service du travail, mais le travail et la "production économique", qui sont au service de l'esclavage. Dans le monde moderne, l'esclavage n'est pas un moyen mais une fin. D'où la théorique "abolition" de l'esclavage, c'est-à-dire son changement de forme ou de modalité. L'abolition ne fait disparaître l'esclavage mais le généralise. Il passe ainsi d'un état circonscrit et pour ainsi dire minéral à un état gazeux. Partout se respire la servitude délétère. Nous n'avons pas libéré les hommes de la servitude, nous avons libéré la servitude de ses limites. Tour de force: les esclaves vantent, promeuvent et défendent leur propre servitude. Spartakus relégué aux limbes.

 

Chaque esclave, chien de garde de son propre troupeau de chiens. Meutes de chiens se surveillant les uns, les autres. Cynisme vulgaire.

 

L'impudeur qui montre sa peau est plus aimable que celle qui exhibe ses émotions, - surtout lorsque la peau est jolie à voir et que les émotions sont des affres et des plaintes. Impudiques généreuses: elles se dévoilent, avec une pointe de narcissisme, par bonté. Il y a une bonté des sens que les pervers puritains tiennent pour un vice alors qu'elle est l'innocence par excellence. L'innocence, la bonté et la générosité des sens offusquent le calcul prostitutionnel et bourgeois. Le don, la gratuité, ennemis irréductibles des marchandages.

 

Plus la femme est "vertueuse", au sens bourgeois, et plus sa mise-à-prix est élevée. Certaines feront payer toute une vie l'emprunt comme le plus cauchemardesque des usuriers. Elles se débarrassent ensuite du mari usé une fois la progéniture poussée. Il y a chez beaucoup d'hommes une ingénuité qui les rend sans défenses devant ces calculs à moyen terme.

 

Je dois mon savoir littéraire et métaphysique à mon incapacité à apprendre des choses qui ne m'intéressent pas.

 

Tout ce qui n'est pas échange avec les Muses est du temps détruit, et non pas perdu, - car les choses et les causes perdues sont l'objet d'une infinie quête créatrice. C'est, bien sûr, en cherchant le temps perdu que s'invente la littérature de l'avenir; en cherchant la parole perdue que la quête initiatique trouve son sens; en défendant les causes perdues que s'invente la morale chevaleresque et que des victoires imprévisibles nous sont données.

 

Nous sommes des archéologues mourant de soif, cherchant un puit dans les vestiges d'une cité disparue, - et moins chimérique qu'il ne semble.

 

Le monde moderne est une traversée du désert, mais sans la splendeur.

 

Tout ce dont les Modernes disposent pour en faire quelque chose d'utile nous fait mourir de chagrin et de laideur. L'ordre tel que le conçoivent les Modernes est le pire désordre. C'est ainsi, qu'en bonne logique, les hommes de la Tradition penchent à être libertaires, ou apparaissent tels, encore que leur pensée soit, dans l'essentiel, une pensée du centre et de la Norme.

 

Les Modernes ne sont ni de feu, ni de glace, ils ont la tiédeur et l'imperméabilité des matières plastiques. Hommes sans influences données ni reçues. Ils ne légueront rien car ils auront refusé l'héritage.

 

L'effort du Moderne consiste à échapper aux influences, humaines, traditionnelles, météorologiques, ce faisant, il reste dans son monde et dans son destin d'objet de série.

 

Certains hommes dit "de gauche" font l'économie d'un acte de charité, qui semblerait pourtant nécessaire, sous prétexte que "ce serait à l'Etat de s'en occuper". Certes. Mais en attendant l'estomac du pauvre se creuse.

 

La société moderne a pour horizon idéal la prison, - celle-ci étant subdivisée en prison pour malchanceux et en résidences sécurisées pour chanceux.

 

Le prédateur moderne a le muscle mou, le souffle court et l'intelligence limitée.

 

Quelques-uns s'étonnent que nous n'écrivions pas pour de l'argent, sans comprendre que l'argent est un moyen et l'œuvre, une fin. La finalité de l'œuvre est en elle-même, exercice de la vie elle-même, qui la résume et la porte au-delà.

 

Le médisant, même lorsque dit vrai, a une tête de crapaud.

 

Le travail dont la seule fin est la rémunération est un apprentissage à l'insignifiance, au non-sens, un chemin vers le néant. "Travailler plus pour gagner plus": degré zéro de la politique et de la morale, méconnaissance de cette donnée fondamentale de l'activité humaine qui est la recherche du sens, celui-ci se trouvant non dans une finalité évaluable ou quantifiable, mais au cœur de l'instant.

 

L'homme heureux est celui dont le geste s'accorde au temps qui fleurit et même au temps qui se fane.

 

Dans un monde fourvoyé, seules les actions "inutiles" cheminent, orientées par une splendeur qui témoigne de l'invisible. Paradoxe moderne: toutes les actions "utiles" précipitent vers l'insignifiance, la banalité et la mort. Seul recours, le non-agir, ou bien l'action déplacée, haussée vers ce qui semble ne servir à rien, la beauté du geste où vibrent les forces qui n'ont pas été dilapidées en "travaux". Le travail forcé auquel tendent toutes les sociétés modernes a pour raison d'être, moins un intérêt général mal compris qu'une décision de nous écarter du monde métaphysique qui règne au-dessus de nous, hors d'atteinte et proche infiniment.

 

Un minimum d'intelligence critique est nécessaire à la survie de l'âme lorsque celle-ci n'est plus naturellement accordée à l'Ame du monde. Tous les combats essentiels sont des combats pour l'âme, des combats pour la grande et profonde paix retrouvée entre l'âme humaine et l'Ame du monde.

 

Lorsque l'âme humaine et l'Ame du monde s'accordent, l'ataraxie se change en sérénité ardente, les moindres aspects de la vie s'animent et s'enchantent. La Sophia immémoriale scintille dans chaque geste. Toutes les apparences et toutes les surfaces laissent apparaître, venue de l'intérieur ou de l'extérieur, des enluminures de l'écriture divine.

 

Celui qui croit que les êtres et les choses ne sont que ce qu'ils paraissent être, butte contre eux.

 

Les Modernes, qu’ils soient excités ou avachis semblent toujours intoxiqués par de mauvaises drogues. On croise rarement un homme en pleine possession de ses moyens, calme. L'ennui est que la dysharmonie est contagieuse. Une misanthropie mesurée devient nécessaire.

 

Le prosélytisme du malheur et de la peur est au plus haut. Les sectes en vivent, mais pas seulement elles: la société toute entière est devenue une secte morbide.

 

Les Modernes sont emprisonnés dans l'alternative du rationalisme étroit et de l'affabulation démente; et passent selon les circonstances, de l'un à l'autre, s'en faisant prétexte à nous donner des leçons, et faisant servir leurs ratiocinations à leurs affabulations et l'inverse. Au demeurant, les sectes les plus loufoques ne perdent pas davantage de vue leurs intérêts financiers. Les sectaires se reconnaissent à leur sérieux effroyable, qui est la forme la plus déplaisante de la superficialité.

 

Le technocosme est une fabrique d'émotions mécaniques, avec pour conséquence des hommes qui éprouvent ce qu'ils croient devoir éprouver, et spéculent à l'envie à partir de ces représentations, et s'en faisant pouvoir de chantage. De la morale de midinette dont parlait Montherlant, nous sommes passés à la morale des harpies. Cela continue, s'accroît, sous l'infinie patience des dieux.

 

Le réactionnaire est souvent un homme qui veut rejouer la musique de l'histoire, mais sans l'art instrumental. Le progressiste, lui, veut remplacer la musique par de la cacophonie. L'homme de la Tradition seul porte l'essence de la musique et la transmission du secret de fabrication des instruments, pressentiment de beautés encore inouïes.

 

Nous assistons à la permanente débâcle de l'essentiel devant l'accessoire. Ah ! Trouver les chemins d'air vers les hautes corniches lumineuses !

 

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