18/12/2021
L'Ermitage aux buissons blancs, à propos des "Falaises de marbre" d'Ernst Jünger:
Luc-Olivier d'Algange
L'Ermitage aux buissons blancs
« Si l’on examine le monde avec assez d’attention et de persévérance, on sera nécessairement amené à conclure qu’il ne peut avoir d’autre nature ni d’autre origine que spirituelle. Toutes les autres explications mènent à l’absurde, aboutissent dans des culs-de-sac et se terminent par le meurtre »
Ernst Jünger
La question n'a pas encore été résolue, ni peut-être même exactement posée, de savoir si Sur les Falaises de Marbre était une parabole, un récit allégorique, une transposition historique, une pure affabulation ou un récit symbolique. Ernst Jünger qui ne cessa jamais d'être suspect au regard des diverses expressions du fondamentalisme démocratique qui se succédèrent au pouvoir depuis la première guerre mondiale jusqu'à sa mort, prit le parti, après la défaite du nazisme, de défendre l'idée du caractère universel et intemporel de son récit, alors même qu'il eût, sans aucun doute, pu tirer avantage à insister sur la condamnation précise, et à peine voilée, du nazisme, que n'importe quel lecteur, animé de la plus élémentaire bonne foi, est amené à reconnaître dans les transparentes paraboles de ce récit héraldique.
Quand bien même quelques folliculaires eurent l'indécence, à la mort d'Ernst Jünger, de jeter sur ses orientations politiques de cette époque une suspicion, non seulement infondée mais fallacieuse et insultante, le moindre doute est aussitôt révoqué à la première lecture de Sur les Falaises de Marbre. Il n'est guère besoin de faire preuve d'une sagacité exemplaire, ni d'un esprit de prospection particulièrement audacieux pour reconnaître non seulement dans la figure du Grand Forestier et de ses lémures, mais dans la situation elle-même, une image de l'abomination allemande de ces temps-là: « …une étroite frise ornant le pignon se refermait sur lui, qui semblait comme formée d'araignées brunes... »
Le règne des « araignées brunes » suppose l'abandon de toute éthique noble. Son propre sera la dureté extérieure et la mollesse intérieure. Une modernité se dessine, à la fois complaisante à l'égard d'elle-même et impitoyable pour les autres. Morale canine, cynisme vulgaire symbolisé par la meute mise au service de la profanation: « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. »
Ce n'est pas seulement la nature du Mal qui est décrite en tant que telle, c'est aussi son mode opératoire moderne, lié aux circonstances historiques, à la mentalité, aux styles et aux opportunités du temps. Si la leçon métapolitique de Sur les Falaises de Marbre est bien destinée à s'étendre au-delà de l'Allemagne qui lui est contemporaine, c'est tout de même à partir de ce point que la démonstration se fait, qu'elle trouve ses exemples, ses arguments, susceptibles d'être, par malheur, étendus. L'intemporalité du récit, son caractère exemplaire, paradigmatique, sont paradoxalement situés. Ce que Jünger nous suggère, c'est l'idée du point de départ d'une nouvelle manifestation du Mal. Ce Mal revient, il n'a, certes, jamais cessé d'être, mais certaines circonstances sont propres à le favoriser, à lui donner une ampleur et une puissance méconnues jusqu'alors. Ainsi l'exemplarité du récit a pour fonction moins de nous éclairer sur d'anciennes manifestations que sur de toutes nouvelles, qui sont encore en germe et qui appartiennent peut-être davantage à l’avenir qu'au présent.
La stratégie de prise de pouvoir du grand Forestier est, à cet égard, fort éclairante. Elle s'applique, avec une évidence aveuglante au nazisme, mais pas seulement : « C'était là un trait magistral du grand Forestier: il administrait la frayeur par doses légères, qu'il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu'il jouait dans ces troubles savamment préparés à l'abri de ses forêts était celui d'une puissance d'ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l'élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l'on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la population à la raison. Le Grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d'abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet. »
S'il y eut des Allemands, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, Ernst Jünger ne fut manifestement pas de ceux-là. Non seulement il voit, mais il discerne des signes précurseurs, ce dont nos contemporains spécialisés en courages et dénonciations rétrospectifs sont bien incapables: « Aussi les signes précurseurs demeurèrent-ils inaperçus. Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campana, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombries de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'horreur barbare qui avait atténué la violence allait en se perdant; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues et les clans s'étaient glissé des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elle à des fins étrangères. Les anciennes formes perdaient ainsi tout sens. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber. Après la guerre d'Alta-plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté. »
Mais sommes-nous désormais assez avisés, avons l'esprit assez « précurseur » pour comprendre que nous sommes toujours « après la guerre d'Alta-plana » ? La gnose de Sur les Falaise de Marbre ne vaut pas seulement par le regard en arrière mais par un exercice de prospection qui nous inclinerait, si nous en avions l'audace, à déchiffrer certaines configurations présentes - ainsi que Jünger sut le faire, dès 1939, date de la parution de Sur les Falaises de Marbre : « Habituellement, une bande, conduite par des gens des forêts, se présentait alors devant les fermes, et quand on lui refusait l'entrée, faisait sauter les serrures. On nommait aussi cette engeance les Vers de Feu, car ils attaquaient les vantaux avec des poutres sur lesquelles brillaient de petites lumières. D'autres expliquaient ce nom par le fait que, leur assaut mené à bien, ils soumettaient les gens au supplice du feu pour apprendre où l'argent était caché. On racontait d'eux en tout cas les choses les plus viles et les plus basses dont l'homme soit capable. Il leur fallait encore, pour éveiller l'effroi, empaqueter les cadavres dans des caisses ou des barils; et cet épouvantable chargement était expédié, avec les transports qui venaient de la Campagna, à la parenté de la maison même. » De sorte que « l'on vit ainsi prospérer de sombres avocats qui protégeaient l'injustice devant les tribunaux et dans les petites tavernes des ports, les ligues eurent leurs libres repaires. On pouvait voir à présent à leurs tables les mêmes figures que là-bas autour des feux de la steppe; là s'asseyaient et semblaient sommeiller de vieux bergers, les jambes enveloppées de peaux de bêtes, à côtés d'officiers qui depuis la guerre d'Alta-plana étaient à la demi-solde; et tout ce qu'on trouvait de chaque côté des Falaises de marbre en fait de gens aigris ou avides de changement, avaient accoutumé de boire ici et se croisaient sur le seuil, comme à l'entrée de sombres quartiers généraux... » Et Jünger, non sans témérité, d'ajouter: « Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait; ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissaient le cœur d'affliction.»
Sur les Falaises de Marbre, récit intemporel, fait l'exact portrait du temps; mais ce temps est aussi le nôtre. Le récit n'est pas réaliste mais, comme toute l'œuvre de Jünger, héraldique et initiatique. L'analogie, loin de devoir être circonscrite aux événements historiques qui la virent naître et dont elle témoigne avec courage, se prolonge jusqu'à nous. Il n'est pas dit que notre temps ne recelât point ses grands Forestiers, que notre « Marina » et notre « Ermitage aux buissons blancs », c'est-à-dire notre culture romane et nos havres de méditation et de prière, ne fussent point menacés, ni que les armes de la résistance spirituelle que nous propose Jünger eussent perdues de leur efficience: « Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l'homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eut bientôt l'impression qu'ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s'emplit d'expressions qui n'ont cours d'habitude que parmi cette engeance que l'on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu'ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l'adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d'être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l'ebernum et que l'aigle s'envole, qui s'élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants. »
Telle est la force du récit poétique de contenir à la fois le présent et l'avenir par l'exercice d'un passé légendaire. L'imparfait mythique du récit indique un « illo tempore » chargé de tous les possibles. L'imparfait désigne non seulement un moment du passé mais une temporalité illimitée. Lorsqu'il évoque l'existence avant que survienne le grand Forestier et ses lémures, Jünger accroît encore cette infinitude du passé par l'expression « maintes fois ». Ce « maintes fois » nomme l'inépuisable richesse du moment présent, éternisé, son retour, à chaque fois sur un point plus haut de la spirale qui s'élance vers l'Hors du Temps... Tout ce qui a un sens, tout ce qui porte en soi une plénitude, une nostalgie et une promesse est prédestiné à revenir. Sans doute est-ce précisément à ce grand ordre du retour, dont témoignent également les vignes et les livres (et dont Jünger souligne qu'ils font l'objet de la détestation du grand Forestier) que s'en prendront les forces néfastes qui régentent l'Age Noir: « Plus doux est encore le souvenir des années que nous versa le ciel si ce fut une soudaine épouvante qui les termina. »
La terreur que décrit Sur les Falaises de Marbre n'en révèle que davantage la beauté des années versées par le ciel. Ce que le ciel donne au regard, c'est d'abord la possibilité de voir par-delà les apparences, de vaincre l'opacité, l'étrangeté et l'impénétrabilité du monde extérieur: « Nous regardions comme avec des yeux auxquels il est accordé de voir l'or et les cristaux qui courent en veines brillantes dans la profondeur des terres vitreuses.» Le site de l'émerveillement est le bien-nommé « Ermitage aux buissons blanc ». Le merveilleux et la connaissance, loin d'être opposés, ou même distincts, s'unissent dans la méditation de l'ermitage. Pour voir l'or et les cristaux « qui courent en veines brillantes dans les profondeurs de la terre vitreuse » c'est à-dire pour voir au-delà des apparences profanes, il faut se retirer du monde, de ses entraînements vers l'accessoire et le superficiel. Un ermitage est nécessaire, et le feu blanc des buissons qui ardent autour de lui portent vers l'ermite, épris de mystère et de connaissance, l'esprit qui vivifie contre les tentations de la lettre morte auquel les savants ne succombent ni moins ni plus que les ignorants.
De même que le grand Forestier et ses lémures sont la figure paradigmatique de la barbarie, l'Ermitage aux buissons blancs est celle de la civilisation, ou, plus exactement d'une civilité encore vive de la sapience profonde des êtres et des choses sans laquelle toute culture n'est qu'un simulacre. Ce qui se trame dans cet ermitage, l'œuvre qui s'y accomplit appartient à cet ordre de pensée dont les rares heureux qui, par exemple, ne réduisirent point l'œuvre de Novalis à une apologie de l'irrationnel, furent les récipiendaires. Cette sapience tient à la fois de l'observation exacte de la nature et du déchiffrement des signes de la surnature. Le moins que nous puissions accorder à la nature, c'est que nous en faisons partie, - sans oublier que l'ensemble est mystérieusement supérieur à la somme des parties qui la compose.
Cette mystérieuse supériorité est l'objet de la quête du narrateur et de son frère Othon. La sapience de l'Ermitage aux buissons blancs se distingue du savoir moderne prométhéen ou faustien par le bonheur. L'irréfutable signe de l'approche de la sapience est l'allégresse: « Là-haut, je restais longtemps encore assis à la fenêtre ouverte, plein d'une immense allégresse et mon cœur sentait l'existence entière dérouler du fuseau ses fils d'or ». Le bonheur de la sapience est aussi une sapience du bonheur. A quoi bon une science malheureuse, dédaigneuse des dons prodigieux ? La vérité, ce point de haute pertinence où s'unit l'entrecroisement des fils d'or que la nature médite en secret, est désigné comme un instant magique, une pure joie déployée dans la considération attentive et rêveuse: « Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée. »
Le cœur cesse de battre, le temps se suspend, et la semence et la fleur s'unissent en une même méditation. Cette contemplation méditative n'a rien d'abstrait; elle n'est pas sans pouvoir sur le monde. La contemplation, pour Jünger, n'est pas détachée de l'action, elle est la semence qui fleurit en actes. La sapience, au sens médiéval et jüngérien, n'est pas seulement une théorie qui peut être ou ne pas être suivie d'une praxis, elle accorde en un même pas la contemplation et l'action, ou, plus exactement, elle fait de la méditation active du poète, une puissance: « Je sentais croître en même temps que notre science les forces qui permettent d'affronter les puissances de la vie et de les dominer comme on conduit les chevaux par la bride.» Pour Jünger, la méditation est, en soi, une puissance. Elle ne précède, ni ne succède à la puissance mais la suscite et l'anime par sa capacité de saisir en un même regard la semence et la fleur, le principe et son épanouissement visible, la cause et l'effet: « L'acte authentique se reconnaît tout spécialement à ce qu'en lui le passé même trouve son accomplissement. » Parce qu'elle nous porte dans cet au-delà du temps qui est le cœur du temps, la sapience nous confère la puissance qui seule peut faire obstacle aux menées ténébreuses du grand Forestier et de ses serviteurs obséquieux et brutaux.
Sur les Falaises de marbre dépasse les circonstances particulières qui entourent leur écriture et s'y reflètent avec exactitude par cela même que la guerre qu'elles décrivent entre la puissance et le pouvoir est de tous les temps. L'autorité et la puissance de la sapience des buissons blancs s'opposent au pouvoir du grand Forestier de la même façon que la courtoisie s'oppose à la goujaterie. C'est bien à tort que l'on considère la goujaterie comme un mal mineur. Elle participe de la même logique que les massacres. L'autorité et la puissance que la sapience des buissons blancs confère à ses adeptes rend seule possible la condition élémentaire de la morale - de même que le Bien est rendu possible par le Vrai et le Beau - qui exige que nous ne considérions point autrui comme un objet ou un outil. Ainsi, à propos du frère Othon, esprit libre par excellence, Ernst Jünger écrit: « Il avait pour principe de traiter les hommes qui nous approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d'un long voyage. Il aimait aussi nommer les hommes les optimates, signifiant par-là que tous autant qu'ils sont, ils forment l'aristocratie naturelle de ce monde et que chacun d'eux peut nous apporter l'excellent. Ils les concevaient comme des réceptacles du merveilleux et, créatures suprêmes, il leur accordait des droits princiers. Et réellement, je voyais tous ceux qui l'approchaient s'épanouir comme des plantes qui s'éveillaient du sommeil hivernal, non point qu'ils devinssent meilleurs, mais parce qu'ils devenaient davantage eux-mêmes. »
Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages. 18 euros.
Quatrième de couverture:
L'oeuvre d'Ernst Jünger, connue surtout pour ses récits et journaux de guerre, est loin de s'y réduire. Une pensée originale s'aventure à méditer sur le cours et la nature du Temps, les titans et les dieux, les nervures secrètes des songes, les analogies et les symboles.
Qu'en est-il des chasses subtiles, de la vision stéréoscopique, du regard panoramique, des synesthésies et de l'art de l'interprétations, des aruspices et du rapport des hommes avec le végétal et la pierre, avec le nuage, la vague ou la flamme ? Qu'en est-il de la rébellion contre l'uniformisation des êtres et des choses, du recours aux forêts, de cette forme supérieure de liberté dont témoigne l'Anarque envers et contre tous les totalitarismes ostensibles ou discrets ? Que nous dit l'entretien persistant et vivace d'Ernst Jünger avec les oeuvres de Novalis, Hölderlin, Nietzsche ou Heidegger ? Comment comprendre ce dessein, poétique et gnostique, qui va, à l'impourvue et par fragments, vers une victoire sur le nihilisme ? Comment s'approcher de cette initiation à la vie magnifique, voire à une nouvelle théodicée ?
Dans cet ouvrage qui, non moins qu'une suite d'essais, est le récit d'un long compagnonnage avec l'oeuvre, l'auteur nous apporte quelques réponse à ces questions, et d'autres, qui sont autant d'étapes d'une cheminement vers le Domaine Perdu, vers cet ermitage aux buissons blancs où il nous sera donné comprendre que le monde visible est l'empreinte d'un sceau invisible.
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