04/01/2022
Hypnosophie de l'Europe, suite et fin:
Luc-Olivier d'Algange
Hypnosophie de l'Europe II et III
Dans l’une de ces nuits rouges, où les lumières artificielles de la ville sont prises dans les brumes, l’ombre s’est dissipée. Elle demeure cependant audible à l’esprit du Voyageur. Les noctambules sont rares. La Cité ressemble à un décor de théâtre ou encore à un vaste appartement. Le Voyageur s’y trouve chez lui. Il quitte son grand salon, la Place du Capitole, pour s’aventurer vers les chambres d’amis, du côté de Saint-Etienne.
L’Ombre : Cette nuit empourprée par on ne sait trop quelles chimies modernes, cette nuit sans étoiles semble propice à parler de l’hypnosophie de l’Europe, à s’interroger sur cette Europe endormie, peut-être d’un sommeil artificiel, ou se tournant et se retournant sur elle-même comme un dormeur tourmenté. Vos poèmes et vos essais, cher Voyageur, évoquent souvent l’aurore et l’Orient, ces fraîcheurs matutinales où de rares moments de lucidité nous sont offerts avant que nous ne retombions dans les gestes automatiques, les habitudes. Mais à vous suivre, je vous vois bien plus souvent acharné à des pérégrinations nocturnes…
Le Voyageur : Le plus sûr moyen de connaître le secret matutinal n’est-il pas d’aller jusqu’au fond de la nuit ? L’immense avantage de la nuit est que la plupart de nos contemporains y suspendent leurs activités motorisées, leurs parlottes, et qu’enfin on peut s’y entendre penser. C’est à dire laisser le monde se penser en nous. Nos contemporains feignent d’être fortement préoccupés par la qualité de l’air qu’ils respirent, et par toutes sorte de questions « d’environnement ». Mais qu’en est-il de l’air moral, de l’air spirituel ? Certaines activités humaines, avec les influences psychiques qu’elles dégagent, rendent la pensée impossible, comme elles rendent aussi impossible de ne penser à rien. Elles peuplent l’atmosphère de corpuscules perturbateurs, qui demeureront métaphoriques, si l’on veut, jusqu’à ce qu’un nouvel instrument de mesure vienne à en démontrer l’existence physique. Quiconque veut faire de sa pensée une respiration, doit vivre la nuit ou en haute-montagne ou en pleine mer. La nuit est notre haute montagne, notre pleine mer. Nous gravissons la nuit comme un Everest, jusqu’à la clarté neigeuse du petit matin. Ou bien nous naviguons sur elle, nous laissant porter par des courants. La bêtise, la goujaterie, l’hystérie, l’agressivité laissent dans l’air ambiant des fluorescences délétères que le nuit apaise : vous me ferez l’amitié de ne pas voir dans cette observation la marque de l’esthète « hypersynesthésique » que certains s’obstinent à voir en moi. Si toutes les grandes civilisations traditionnelles jugèrent bon de consacrer certains espaces à la méditation et à la pensée, c’est bien que certaines conditions leur sont requises, - conditions qui, de nos jours s’assemblent de plus en plus rarement. Tout conjure ardemment à nos débiliter, et il ne sert à rien, strictement, de parler de la grandeur de la France, par exemple, si l’on omet de favoriser les conditions nécessaires à la pensée. Or qu’est-ce que la pensée ? Etymologiquement, la pensée est la juste pesée, la balance divine du sensible et du suprasensible. Où et quand pouvons-nous percevoir l’équilibre subtil entre le sensible et le suprasensible ? Quel est l’espace moderne, le lieu de travail ou de distraction qui ne soit pas le saccage systématique, le saccage matérialisé de cet équilibre ? Un homme politique nous propose sa formule : « Travailler plus pour gagner plus ». Si le néant choisissait de se dire en mots, il ne ferait pas mieux. Nous devons à la superstition de l’économie cette radicale séparation d’avec le réel, cette projection dans le n’importe quoi et le rien du tout dont il est d’autant plus difficile de revenir que nous n’avons plus même les mots pour dire ce qui nous manque. Il nous reste la nuit, où les travailleurs et les gagneurs dorment de leur sommeil de brute. La nuit où l’on perçoit le basculement des temps, la nuit qui n’est ni noire ni uniforme, mais foisonnante, pleine de gradations, de drames, de beautés laissées à elles-mêmes, d’architectures redevenues vivantes, de pierres grenues et de lierres brillants, d’arbres murmurants, de souffles soudains, et quelquefois d’être humains plus ou moins errants qui ont à nous dire ce qui poigne leur cœur ou dérive dans leur âme. La véritable misère, ce n’est pas d’être en exil, d’avoir vu un monde disparaître, c’est de ne plus avoir les mots pour dire ce qu’il faut. Ce qu’il faut, c’est-à-dire ce qui défaille, ce qui manque, et nous retrouvons là, chère Ombre, la grande question hölderlinienne : « A quoi bon des poètes en un temps de manque ? ». Si les poètes sont, il va sans dire, pour nos classes moyennes globalisées, des bons à rien, ils servent cependant, en disant précisément ce qui nous manque, en nommant la faille, et cette vertigineuse espérance qu’elle nous laisse entrevoir. Qu’y a-t-il derrière le « mur du Temps » ? Ou bien, derrière le miroir du temps ? Je ne pose cette question que pour en connaître déjà la réponse. Je sais que derrière le miroir du temps, qui, pour les poètes est un miroir sans tain, il y a l’Ether ! Le grand poème d’Hölderlin A l’Ether, dit presque tout ce que nous devrions savoir :
« Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde
Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel
Nous foisonnons au sol, et notre avidité, en vain
Parcourt, ô noble Ether, toutes les zones de ce monde,
Tant le désir nous presse d’habiter dans tes jardins… »
Si l’Europe n’est pas toute entière contenue dans cette adresse à l’Ether, pardonnez-moi, mais elle n’est rien, autrement dit, elle n’est qu’une « communauté économique », c’est à dire une abstraction, qui nous prive en même temps de la singularité et de la nation. Les poèmes d’Hölderlin ne sont pas du « travail du texte », appellation dont les cuistres cauchemardesques insultent certaines œuvres de l’Esprit ; ces poèmes ne sont pas même de la littérature : ils sont des prières. Et des prières que je persiste à croire opératives. Aux Parques, Hölderlin adresse ces mots : « Un seul, un seul été… Faîtes m’en don Toute-Puissantes ! Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir… » Si les prières demeurent sans réponse, c’est que nous ne les avons pas entendues. Souvenons-nous de cette abyssale vérité que nous divulgua, jadis, la théologie dionysienne de Maître Eckhart, d’Angélus Silésius : « Si je ne puis exister sans Dieu, Dieu non plus ne peut exister sans moi ». Les prières à Dieu, ou aux Dieux, peu importe, ce sont les hommes qui doivent les entendre.
L’Ombre : Vous dites « Dieu ou les Dieux, peu importe ». N’est-il donc pour vous aucune différence notable entre le Christianisme et le paganisme ?
Le Voyageur : Le « seul été », dont parle Hölderlin est-il chrétien ou païen ? Je pourrais disserter sans peine jusqu’au petit matin des différences entre le christianisme et le paganisme, tous les arguments ont déjà été donnés, ils sont rangés, chacun peut s’en servir, après deux après-midi de lecture dans une bibliothèque publique. Mais sans oublier que s’il est un seul Christ, il y a tout de même maintes sortes de christianisme ; et le paganisme est une notion des plus vagues, si vague qu’elle se dissout sitôt que l’on veut s’en emparer. Seule est certaine la prière. Et de l’Europe dont nous songeons dans la nuit, qui n’est chrétienne que parce qu’elle fut païenne, catholique, que parce qu’elle fut romaine, ce n’est point, ou pas encore, la forme que j’entrevois, mais un ressac… Je dis volontiers à mes amis païens que le catholicisme médiéval tenait en lui une vigueur du génie antique qui s’est perdue depuis lors, surtout chez les mécréants. Et comment ne pas voir qu’un dominicain, par exemple, demeure aujourd’hui bien plus proche d’un stoïcien, d’un pythagoricien que de n’importe quel excité d’une quelconque secte protestante fondamentaliste ? Mais ne nous égarons point dans l’historiographie en cette nuit où je vous parle sans vous apercevoir, nous avons mieux à faire.
La prière est antérieure. Ce sont les religions qui naissent de la prière et non l’inverse, - mais quelle inconséquence, dire les religions, comme un vulgaire journaliste, alors qu’il n’en est qu’une, celle dont parlait Joseph de Maistre. J’ajoute enfin qu’il n’est pas bien gênant d’être païen pour les chrétiens et chrétien pour les païens. « Gibelin pour les Guelfes, Guelfe pour les Gibelin » écrivait Montaigne. Ce que nous sommes, au demeurant, importe peu. Je me lasse assez vite de ces auteurs qui retracent en long et en large les causes et l’évolution de leur appartenance religieuse, qui ne pensent « qu’en tant que », et font de leur conversion des sujets de roman. Que nous importe pourquoi ils en sont venus à croire ! N’est-ce point, là encore, rabattre le spirituel dans le psychique ? Les Chinois disent : « Lorsqu’on lui montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt ». La façon dont le doigt fut manucuré ne m’intéresse guère. Après une période de narcissisme athée (« Ah que je suis bel athée en ce miroir ! »), nous revoici au narcissisme religieux : Que je suis beau chrétien, beau païen, beau musulman ! Que sont nombreuses les belles et bonnes raisons d’être ce que je vois dans ce beau manteau emprunté. Mieux vaut parler, un moment, ce bref moment de notre vie sur terre, en son propre nom, c’est-à-dire au singulier, fût-ce avec un nous de majesté. Mieux vaut ne pas trop vanter les appartenances spécifiantes, c’est une question de goût. Dans ma prière, dans le secret du cœur de ma prière, je ne convoque pas les journalistes ou les exégètes. J’écoute Hölderlin, j’espère le comprendre :
« Nous nous jetons dans les flots de la mer, cherchant la paix
Par ses plus libres plaines, et notre extase fend l’heureuse houle
Et le cœur, des pouvoirs du dieu de la mer fait ses délices.
Mais c’est encore trop peu : il veut l’Océan plus profond
Battus de vagues plus légères… Ah ! Celui qui pourrait
Vers ces rivages d’or tourner la route du navire ! »
« C’est encore trop peu ! ». J’aime infiniment cette humilité, que d’autre nommeront orgueil. Ce monde est trop peu, il manque et nous lui manquons. « Toute joie veut l’éternité » disait Nietzsche. Toute joie est tragique. N’est-ce point humilité que de vouloir son âme plus grande ? Sommes-nous vraiment en des temps qui justifient l’appartenance religieuse, le signe extérieur ? La Providence ne nous a-t-elle point jetés à dessein dans ces incertitudes, pour éprouver en nous la vérité de ce que nous pouvons espérer et croire ? N’a-t-elle point à dessein réduit notre religion à une prière pour nous donner la mesure de ce qui nous manque ? Quelles magnifiques retrouvailles pouvons-nous alors espérer !
« Mais tandis que je rêve de monter aux lointaines vagues
Où tes flots bleus cernent des rives inconnues
Ton murmure descend des cimes du verger en fleur
O noble Ether ! C’est toi qui calme l’élan de mon cœur,
Et je consens à vivre encore avec les plantes de la terre. »
C’est au plus lointain, au noble Ether de nous rendre sensible le plus proche ; c’est de l’autre côté, de la faille du miroir sans tain, que percevons « l’air qui donne l’âme » et tout ce qui « déborde et coule avec violence dans les veines de la vie ».
L’Ombre : La vie ? M’en accorderez-vous l’augure ? La vie me semble parfois une notion fallacieuse.
Le Voyageur : N’est-ce point parce que vous pensez que votre vie dépend de la mienne ? Mais qui sait ? Peut-être est-ce ma vie qui dépend de la vôtre ? Ou peut-être pourriez-vous errer à votre guise. La nuit, que devenez-vous ? Et même par les jours de brumes, vous vous dissolvez dans l’air. Je vous parle, je vous entends, mais qui sait si vous n’êtes pas à des années-lumière, ombre fugueuse, à suivre les écharpes les constellations ? Et quelles sont vos affinités avec L’Echarpe d’Iris, avec l’arc-en ciel ? Mais la vie, je vous accorde qu’il ne vaut rien d’en faire une « notion », et moins encore un « idéal ». Défions-nous des « religions de la Vie ». L’hybris biologique des Modernes m’épouvante. Au demeurant, comment ne pas voir, comme savent les poètes, que tout est vivant. Mais la vie humaine, la vie unique, la vie irremplaçable d’une conscience, cette vie tragique, cette vie offerte à la suavité et à la transfiguration, cette vie est précisément plus que la vie, elle est le signe d’une transcendance. Telle est bien la limite de l’idéologie écologique. Certes, tout se tient, tout est vivant, mais à divers degrés de correspondance et d’intensité. La vie de l’esprit n’est pas la même, en intensité et en différenciation, que la vie d’une amibe. Il n’y a ni égalité, ni équivalence. Les artifices eux-mêmes participent de l’harmonie. Ne nous battons donc pas pour le respect de la nature mais pour la beauté de la nature. Dans la nature, c’est la beauté qu’il faut sauver, de même qu’il faut sauver la beauté de la vie. Et cette beauté vivante est le plus subtil, le plus ardent de toute chose, cette vivante beauté, n’est autre que l’Ether auquel Hölderlin adresse sa prière.
Ce qui manque aux Modernes, ce n’est pas la dialectique, ce n’est pas le sens du religieux, mais bien le sens des gradations. Comme si nous n’avions le choix qu’entre la tyrannie et l’anarchie, alors que l’une est exactement la condition de l’autre, toujours et partout. La vie ne nous importe pas en tant que totalité, mais en tant que gradation infinie, et ainsi de nos émotions. Permettez-moi de vous citer encore Hölderlin : « L’enthousiasme comporte des degrés. De la simple gaieté, échelon sans doute le plus bas, jusqu’à l’exaltation du général qui, au plus fort de la bataille, en toute lucidité, conserve le pouvoir de son génie, il existe des gradations infinies. Monter et descendre ces degrés, telle est la vocation et la volupté du poète. » Mais que sont devenues nos joies en ces temps de morosité et de dérision ? Aplaties, nivelées, réduites au plus petit dénominateur commun, elles n’inspirent plus rien, sinon le dégoût. D’où le mépris que nos contemporains ont pour la joie d’autrui. Ce tiède bonheur, dont ils se veulent les organisateurs, n’a pour la joie que le regard de la douairière puritaine pour la gourgandine. Où sont joies qui éclatent, les joies conquérantes, les joies spirituelles et éternelles, qui emportent avec elles, dans l’ascension, toutes les nuances sensibles ? Toute la propagande moderne veut nous convaincre que la joie est absurde, qu’elle est néfaste, ou ridicule. Toute cette propagande se fait de la mort une arme ; elle ricane : « bientôt nous serons morts ». Elle voudrait que nous vivions déjà morts, pour la mort. Cette propagande déshabille la vie pour en vêtir le cadavre que nous serons. Mais quelle étroite conception de la vie et de la mort. A cent mille lieues au-dessus de ces misères arrogantes, Hölderlin :
« Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !
Vers toi je descendrai, les mains sans lyre et l’âme
Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,
J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez ! »
C’est bien de cette joie, la seule, que les Modernes veulent nous priver en nous arrachant au Tragique pour nous jeter pêle-mêle dans le parc d’attraction universel, où tout vaut n’importe quoi.
L’Ombre : Bien des esprits seront rétifs à l’éloge de l’héroïsme qui point en vos propos. Pourquoi ce ton martial, en parlant de la joie, qui est douce ?
Le Voyageur : Nous ne choisissons pas l’héroïsme, nous sommes ses élus, pour le meilleur et pour le pire. Mais quelle vie vivons-nous si nous ne voyons pas qu’elle est, à chaque instant un combat, pour, justement, préserver notre paix, cette profonde paix, cette ressource d’intelligence et de joie, inépuisable ! La fonction héroïque est servante ; le chevalier doit servir l’Esprit-Saint, qui est une effusion de sérénité lumineuse. La sérénité ardente se conquiert, elle n’est pas donnée : c’est le propre de la condition humaine. La question, sans doute n’est pas celle du combat mais celle de la cause du combat. Se battre pour la place de parking, pour sa retraite, pour une maison de campagne, se battre pour son confort et pour son argent, on s’y accorde, dût-on subir mille offenses, et s’y ennuyer à périr. Seuls les combats pour la beauté et la grandeur laissent les Modernes véritablement dubitatifs, inquiets ou hostiles. A chacun son héroïsme. Le plus bel héroïsme est souvent le moins discernable. Je connais de véritables héros, et héroïnes, qui donnent à chaque seconde leur vie pour une vie plus haute, dans la plus grande discrétion. Les grandes âmes sont invisibles.
L’Ombre : Invisibles ? Mais cet invisible dont vous parlez sans cesse n’est-il pas visible pour quelques uns ? N’est-ce point un invisible par destination ? Un invisible, autrement dit, qui choisit son invisibilité, comme une arme, un « bouclier de Vulcain » ?
Le Voyageur : Votre allusion quelque peu ésotérique, digne d’un ombre perdue dans la nuit, me charme. Le bouclier de Vulcain, en effet, n’est autre, qu’une figuration de l’âme du monde. Sans vouloir être byzantin, peut-être faut-il distinguer l’Invisible-visible du Visible-invisible (voyez où nous conduisent ces conversations nocturnes !). L’Invisible ne serait-ce point ce qui tend à devenir visible, autrement dit l’apparaître ? Le propre de ce qui apparaît fut d’être invisible avant la microseconde de son apparition. Or, le propre du réel est d’apparaître. Les Grecs nommaient les dieux : « Ceux qui apparaissent ». Cependant tout n’apparaît pas également à n’importe qui. Cette lueur bleu-vert sur cette grille de fer forgé, là devant moi, n’apparaît à nul autre que moi. Elle demeurera à jamais invisible, dans son caractère unique, à tous les autres humains, à jamais ! Il y a là quelque chose de vertigineux, qui suffit à donner à chaque seconde vécue une puissance numineuse, presque terrifiante. Lorsque nous sommes occupés à des tâches quotidiennes, le monde ne nous apparaît presque pas, nous naviguons à vue, avec quelques points de repère dans un vaste invisible par destination. Le monde se voile. Rien n’apparaît que ce que nous savons devoir être apparu. Mais révélation est l’instant où ce qui apparaît nous requiert, où notre attention se précipite en lui ! Rien ne s’oppose plus radicalement à cette apparition, à cette révélation que nos opinions sur le monde qui nous font croire qu’il peut y avoir de l’interchangeable, que les choses se répartissent en catégories, en quantités. Le propre de l’homme soumis au Règne de la Quantité, est de ne rien voir, de rejeter tout le visible dans l’invisible, de refuser cette invitation, cette sollicitation que l’invisible adresse au visible à travers l’attention humaine.
L’Ombre : Cette sollicitation de l’invisible, n’est-ce point ce que l’on nommait, autrefois, une civilisation ?
Le Voyageur : Autrefois, dites-vous…Vous avez bien raison de ne point m’épargner cette pointe de la nostalgie. Peut-être même n’est-il de civilisations que disparues. Il me souvient de la passion avec laquelle notre enfance et notre adolescence parcourut des bibliothèques à la rencontre les civilisations disparues. Les après-midi où nous échappions, avec quelques amis, aux corvées familiales ou scolaires, nous nous jetions dans les livres qui nous parlaient de la Grèce archaïque, de Sumer, de l’Egypte pharaonique, de la Perse zoroastrienne, de Brocéliande. Nous allions avec les Mages, avec les Druides, avec les Aèdes. Nous revivions les batailles, les fondations. Vers ces civilisations perdues nous pressait une curiosité avivée par le sentiment que nous ne vivions plus exactement dans une civilisation, mais dans une société. La différence nous apparaissait criante, si criante qu’il me semblait juste de vénérer les civilisations autant que de haïr la société. Je ne reprendrais pas ici la distinction entre culture et civilisation, plus spécieuse qu’éclairante, surtout en ce moment de notre histoire où la culture n’est plus que l’amas informe et confus du « culturel » où tout et n’importe quoi se confondent. Mais qu’une société, et même une société aux mailles étroitement resserrées, une société étouffante, puisse n’être plus du tout une civilisation, l’évidence m’en frappa d’emblée ! Ce réseau d’interdits et d’obligations, ce contrôle, cette économie tournée autistiquement vers son propre fonctionnement, cette « gestion de la gestion », ce cercle vicieux qui accroît jusqu’à l’horreur le sentiment d’inanité de toute chose, ce collectivisme dont le principal agent est l’illusion individualiste du consommateur, de l’électeur, du sondé, m’apparut d’emblée comme une réalité opaque d’une tout autre nature qu’une civilisation. C’est que la civilisation suppose un mouvement, un dessein qui nous conduit, par un processus d’hominisation, vers un accomplissement de la pensée et du style, à travers des disciplines artistiques ou intellectuelles et des exercices spirituels. Le propre d’une civilisation est d’être hiérarchique et discriminante, autrement dit, de faire la différence entre ce qui demeure et ce qui passe, alors même que ce qui demeure n’est pas destiné à demeurer identique, mais à se dépasser, à fleurir, dans la récapitulation vivante de l’antérieur. Une civilisation suppose qu’il y a des choses qui sont meilleures que d’autres, plus dignes de nos efforts. Et ces choses meilleures et plus dignes se traduisent par des œuvres de beauté, de politesse, par des espace de silence et de ferveur favorables à la pensée.
L’Ombre : En viendriez-vous à nous faire l’apologie de la hiérarchie et de la discrimination ?
Le Voyageur : Il faut oser de temps à autre quelques mots bafoués ou maudits. Certains mots ont, comme on dirait, mauvaise presse. Il suffit de les avancer pour susciter la réprobation générale. Le politiquement correct en viendra prochainement à revoir le dictionnaire, pour le conformer à la réalité fictive démocratiquement instaurée par l’Opinion. Nos censeurs, nos inquisiteurs, faute de pouvoir s’exercer sur la matière humaine, ne détestent pas quelques rafles dans notre vocabulaire. Ces rafles s’ajoutent au déjà sensible appauvrissement. Le mot « hiérarchie » à déjà été guillotiné et le mot discrimination fusillé, jusqu’à ce qu’on l’empaille, le naturalise pour le resservir en « discrimination positive ». Il n’en demeure pas moins que toute pensée ne fait rien d’autre que hiérarchiser et discriminer. Quel que soit le sujet dont elle s’empare la pensée hiérarchise, elle choisit, elle définit. Penser, c’est penser que tout n’est pas égal. Les joutes verbales de Pascal, dont témoignent Les Provinciales ne sont pas, toute polémiques qu’elles fussent, équivalentes d’une baston à coups de battes. La différence est définie par la civilisation dont la vocation est de préférer la prose de Pascal au pitt-bull. La civilisation est un choix ; à nous de l’aimer ou de la haïr, de la vouloir perpétuer ou abolir. Ces pédagogues, ennemis de toute discrimination et de toute hiérarchie, qui se lamentent sur la « violence » faites aux élèves par la culture humaniste, violence abominable, il est vrai, allant, vous imaginez, jusqu’à faire apprendre par cœur une déclinaison latine ou un poème de Ronsard, voire quelques dates de l’Histoire de France, ces pédagogues, mal nommés, qui demandent à ce que l’on respecte les cultures, fussent-elles la duplication pure et simple de la niaiserie publicitaire, ces pédagogues si gentils, si conviviaux, le masque ôté, apparaissent pour ce qu’ils sont : les ennemis de la civilisation et les garde-chiourmes de la société.
Là où toute civilisation traditionnelle allait vers l’accroissement de la maîtrise des formes, l’affinement du langage en tant qu’instrument de perception du réel, le Moderne, ennemi de la hiérarchie et de la discrimination, va exactement en sens inverse, vers le babil, l’infantilisation, le servage, la barbarie, il dévale la pente, gravie durant quelques millénaires, il dilapide l’effort d’innombrables générations à rendre possible cette pure merveille : un homme libre. Mais qui désormais veut être libre ? Personne. Chacun tient à son Opinion, autour de laquelle il tourne comme un âne attaché à son piquet. Chaque mot qui disparaît de l’usage de la langue française est une possibilité d’être libre assassinée, un pan du réel évanoui, un sens arraché, une nuance écrasée. Nous sommes condamnés à vivre de plus en plus dans le vacarme, les couleurs criardes, les lignes simples. Adieu la lumière qui mousse, comme disait Rimbaud et l’ombre bleue des amandiers qu’évoquait André Suarès. On nous parle de respect, mais il n’en est plus, sinon dans la peur. Le propre d’une civilisation est de se déployer et de mourir. Le propre d’une société est de proliférer indéfiniment, d’ignorer l’horizon tragique de sa propre disparition comme la beauté d’aube de sa naissance. La société est superstitieuse : voyez comme elle évite ou proscrit l’usage de certains mots ; rien d’étonnant, puisque la société est une superstition, elle est cette superstructure qui survit à la disparition de la civilisation. La civilisation est morte, subsiste la société, mais cette subsistance n’est pas une vie, pas même une survie : une superstition, une fiction macabre.
L’Ombre : Pire que mélancolique, je vous vois désespéré, mais sans doute est-ce cette nuit rouge, cette atmosphère à la fois viciée et fiévreuse, qui vous envahit. Vous retrouverez, au matin, avec les premiers croissants près de la gare, votre belle humeur !
Le Voyageur : Je ne m’en voudrais pas de vous contredire. Rien n’est moins désespéré que les propos que viens de vous tenir. Voir dans la société la carcasse morte de la civilisation, enveloppe d’insecte desséché, sans poids, aux mandibules brisées, n’a rien d’attristant, je vous assure. La lucidité est à elle-même sa propre récompense, et elle n’est pas mince ; elle nous donne, par exemple, la joie de cette conversation, que redouble la joie de savoir que ce qui nous opprime n’est pas vivant, le réconfort de savoir que nous n’aurons pas à exercer contre elle une cruauté contre le vivant. Quant à la vie enfuie de la civilisation, elle est vivante par essence, elle est ailleurs, mais vivante, en suspens et nullement réduite à la mort. Elle est ce soleil que nous ne devinons pas encore, mais que nous pressentons. Et comment serait-elle morte alors qu’elle circule dans nos phrases, disponible à nos songes, à nos desseins, comme aux plus belles aurores de l’humanité ? Le tragique et la joie sont liés d’une amitié de longue date.
L’Ombre et le Voyageur sont gagnés par le silence, comme si leurs songeries accordées s’abîmaient dans la remémoration de cette amitié immémoriale. Ils se taisent, et marchent quelques heures vers le matin qui verse peu à peu du bleu pâle dans la nuit rouge.
III
Le soleil est assez haut : l’ombre s’est revêtue de visibilité, même si les matinaux croisent encore quelques noctambules attardés. Dans l’air, un sentiment de victoire. Le Voyageur et son Ombre ont laissé derrière eux, dans le bonheur, la nuit ensanglantée. Oserons-nous dire que les oiseaux chantent ? Ces créatures duveteuses, qui avivent l’air, changent les arbres en instruments de musique, valent bien un modeste sacrifice au lieu commun poétique.
L’Ombre : J’ai gardé le silence jusqu’au matin, jusqu’à cette douceur du rayon sur le visage et sur la paume que vous êtes seul à percevoir, avant de vous entreprendre à nouveau sur le bouclier de Vulcain, symbole héliaque, mystère virgilien.
Le Voyageur : Et comme vous eûtes raison ! Et raison de cette belle raison, qui nous aile de confiance, dont parlait Valery. La raison, je m’en voudrais de ne pas l’évoquer, dans la langue des oiseaux : ô raison, prière de l’Intellect, Logos ensoleillé ! Oraison ! Il n’y a que les Modernes, qui en firent une déesse, pour la mépriser. Pour nous qui savons que la raison n’est qu’un attribut du Logos, une profondeur du Verbe, loin d’être une idole, autour de laquelle masser des foules, loin d’être cette certitude, la raison est insaisissable et enchanteresse comme ces chants d’oiseaux qui nous entourent à présent, et que feront taire, hélas, dans peu de temps, le bruit des automobiles. L’insaisissable raison ! Nous n’apprenons jamais que de l’insaisissable… Comment mieux parler de l’Ame du monde qu’au matin, dans ce sentiment d’insaisissable raison d’être de toute chose offerte, comme pour la première fois, à nos sens et à notre entendement ?
Une civilisation, Chère Ombre, si je ne puis, ni ne veux, la définir par des critères rigoureux et parfaitement axiomatiques, m’apparaît comme une relation particulière avec l’Ame du monde, ou, plus précisément, elle m’apparaît fondée par cette relation. Encore faut-il discerner ce qui nous sépare de l’Ame du monde pour parcourir le chemin vers elle. Et ce qui nous en sépare, nous l’évoquions cette nuit, n’est autre que la société, l’insecte mort. Il y a dans le livre de Gregor Von Rezzori, Sur mes traces, quelques pages aiguës sur les classes moyennes, ces Philistins, toujours vexés, toujours offensés, toujours agressifs qui sont l’armature de la société qu’aucune véritable civilité n’anime plus. « Le vainqueur, écrit Gregor Von Rezzori, est enfin désigné. Ce n’est pas – comme on le souhaitait ou le redoutait – le prolétariat uni mais le petit bourgeois qui ne cesse de s’en prendre à ses pairs, toujours vexé, toujours envieux, toujours à vouloir s’imposer et à vouloir être plus malin que son voisin. C’est à lui qu’appartient le monde… ». Ce petit bourgeois a pour caractère constant, mais encore amplifié par son triomphe, que tout ce qui nous importe l’indiffère, et que tout ce qui nous indiffère lui importe prodigieusement. Le plus grand abîme désormais nous sépare de nos voisins. Nous parlons radicalement une autre langue. Nous sommes dans un exil profond : rien de commun ! Ce n’est plus une différenciation, c’est une brèche ontologique. Pour l’immense majorité de nos contemporains, la civilisation est un épiphénomène négligeable, une fiction balayée par la triomphante subjectivité. Non seulement, il n’y a plus rien à attendre de Homère, de Virgile, mais ces noms évoquent un « mal » dont la publicité, les comiques, la consommation, les musiques d’ambiance sont destinées à nous guérir. L’homme moderne sera un homme tout neuf, ripoliné, policé, propret, visant à la perfection du clone ou de l’appareil ménager, tout entier présent dans sa « mémoire vive » cybernétique, efficace, travailleur, traquant l’oisiveté pour la peupler de spectacles médiatiques, de jeux d’ordinateur : surtout ne jamais être laissé à soi-même et au monde ! Le mot d’ordre du moderne est bien : guerre à l’otium, cette grande vertu stoïcienne.
Qu’ils soient de droite ou de gauche, nos politiciens réprouvent également l’oisif, non seulement car il est « non-productif », mais aussi et surtout à cause de l’espace-temps que déploie le génie de l’oisiveté. Tel est l’immense différence entre l’Ancien et le Moderne. L’Ancien tenait l’otium pour un bien, autant que le Moderne le tient pour un mal. Nous ne parlons plus la même langue, nous ne parlons plus de la même morale. Or l’otium, l’oisiveté, est, pour moi, la principale raison d’être de l’être humain. L’otium est la condition de l’œuvre. L’auteur d’une œuvre est d’abord un homme qui eut assez de caractère et de courage, pour créer les conditions de l’otium sans laquelle l’œuvre la plus modeste demeure une rêverie. Il faut creuser cet espace limpide, cette distance, ne pas céder aux sollicitations pressantes de l’activisme, de la cupidité, de l’abrutissement collectif, trouver les eaux planes, sereines, au cœur même du terrifiant typhon de la bêtise, pour que l’œuvre songée devienne peu à peu une réalité. Je mesure l’intérêt des œuvres, leur beauté, leur séduction, à cet espace intérieur qu’elles sauvegardent, à ces eaux limpides qui semblent miroiter en elles comme le témoignage de la belle oisiveté de l’homme qui les créa.
L’effroyable notion de « travail du texte » inventé par les Philistins de la culture n’eut sans doute d’autre raison que de nous arracher à la promesse des sérénités limpides, de nous mettre au pas de l’Histoire, de nous prolétariser ou de nous embourgeoiser, en nous transformant peu à peu en agents du « culturel ». Car telle est la ruse de la société, ruse reptilienne, d’abolir la civilisation tout en faisant la promotion permanente du « culturel ». Ce vide qu’elle crée, elle le remplit avec de la bourre. Le « culturel » est le véritable bourrage de crâne, - étant « culturel », bien sûr, tout ce qui n’est pas élitiste tout en l’étant juste ce qu’il faut pour satisfaire la vanité de ses utilisateurs et de ses consommateurs. Rien n’est plus démoralisant, pour un écrivain ou un véritable artiste que le spectacle de ces zombis en déshérence dans le « culturel », ne goûtant rien, obséquieux aux « spécialistes », vindicatifs aux esprits libres, n’oubliant jamais de marquer leur différence par rapport aux supposés « défavorisés » qui préfèrent lire L’Equipe plutôt de Christine Angot ! Le « new-âge » lui-même, ce tourisme « spiritualiste » comme il existe du tourisme sexuel, paraît, à le comparer avec ces attristantes obligations, presque rafraîchissant. Dans le monde « culturel » tout le monde est toujours vexé, tout le monde incarne le « bien », tout le monde se satisfait de sa colossale ignorance, de sa massive incuriosité, tout le monde commente les mêmes livres au même moment, pour les oublier aussitôt, tout le monde est bien content d’être comme tout le monde. Ce qu’Heidegger nommait le « règne de l’On » connaît là, à n’en pas douter, l’une de ses réussites formelles les plus parfaites. Que dire, sinon que le cœur n’y est plus, ni l’âme ! Dans le monde culturel chacun se croit intelligent en étant désabusé ; c’est l’école des « démystificateurs », des fines bouches par palais interposés. Ces petits despotes de ont leurs goûteurs : les critiques du Monde, par exemple. Ils savent ainsi ce que leurs entrailles délicates pourront recevoir.
L’Ombre : Vous vous emportez ! Que ne me parlez-vous de l’Ame du monde !
Le Voyageur : Cet emportement, comme vous dites, je reconnais bien volontiers son caractère subalterne. Mais pour voir, il faut se débarrasser de ce qui bouche la vue. Reconnaissez qu’il n’est pas inutile de distinguer ce qui brille par son absence, la civilisation, de ce qui comble cette absence avec l’inepte. En jetant le bourrage, nous faisons briller l’absence, nous faisons advenir de la lumière. Cette civilisation disparue, je ne veux point la remplacer par quelque chose d’autre. Je n’aime pas les produits de substitution. Ce vide, je le veux, tel qu’en lui-même : vide. Le vide appelle une espérance. J’aime à voir et faire voir l’inexistence de ce qui à disparu. J’écarte ce qui m’empêche de voir l’éclat de ce qui n’est plus, l’absence lancinante comme un appel. Permettez-moi ce paradoxe taoïste : que le vide est peut-être une plénitude. Disparue la civilisation française ! Volatilisée, la civilisation européenne ! Nous vivons dans des décombres faussement restaurées par du virtuel. Aux décors en carton, ou en hologrammes, je préfère les vrais décombres, avec l’odeur de la pierre humide ou pulvérulente. Vive ce vide qui nous fait voir où nous ne sommes pas, ce vide qui nomme, qui convoque ! Ce vide que je veux rejoindre est une vocation ! Loin de m’en plaindre, ce vide, je le salue ! N’est-il point la première aperception de la vérité apophatique de Dieu ? Il fallait que disparaissent nos civilisations pour que nous en venions à reconnaître ce dont elles naquirent : cette attention à l’Ame du monde, voyez que je ne m’écarte pas de votre question !
Tel est le paradoxe : tout a disparu mais tout demeure, mystérieusement intact, en nous-mêmes. Ce dont naquirent les dieux, les arts, la poésie, la civilité, demeure intact, indestructible. Il y a toujours le ciel, la terre, les hommes et les dieux. Toutes les formes sont lovées à l’intérieur. Rien n’est mort. Seule s’oppose à la renaissance ce faux-semblant « culturel », ce faux-semblant « social » qui nous trompe sur la véritable nature du vide. Mais d’humeur joyeuse, et pas seulement sarcastique, je pressens une plénitude qui serait aussi belle que le vide, une houle apportée par les syllabes d’or virgiliennes… Parlons donc de ce qu’il faudrait taire, récitons la Geste de nos poètes, autant que le loisir nous en est offert, nous souvenant que ce qui importe dans les œuvres gît dans le secret de ce dont elles témoignent, et qu’il nous appartient d’éprouver. Les œuvres des poètes, des métaphysiciens, ne renvoient pas d’abord à la littérature ou à la métaphysique, mais à une conscience secrète, intérieure, un or en fusion. C’est de choses vues, éprouvées, bouleversantes, décisives dont il est question et non de « formes littéraires » ! De ces choses vues, ravissantes et terribles, de cette foudre d’Apollon, de cet impondérable, de ce numineux – qui de toutes part échappe à la mentalité des gestionnaires – je vous le redis, naquirent les civilisations ! Le plus insaisissable est fondateur.
L’Ombre : En ces temps de préoccupations domestiques, économiques, technologiques, parler de l’âme du monde, n’est-ce point là encore une insolence, une incongruité ? Qu’est-ce que cette âme ? Et que nous importe-t-elle ? De quel vague à l’âme nous parlez-vous alors que l’époque, de toute évidence, est au pragmatisme ?
Le Voyageur : Mais c’est d’une vague dont je vous parle, d’une seule vague depuis l’origine de notre monde ! C’est tout le reste qui me paraît hypothèses vaines, superstitions, abstractions. Voyez l’affrontement, le David et le Goliath ! D’un côté ceux pour qui l’âme est une fiction et de l’autre ceux pour qui tout ce qui n’est point de l’âme est un leurre. Si je m’égare, si je divague, c’est avec l’humanité entière avant qu’elle ne tombât sous le joug des Robespierre, des planificateurs. Nous parlions de la civilisation européenne, mais l’ennemie de la civilisation désormais n’est autre que la société qui nous abstrait en même temps de l’histoire, de l’historialité, pour reprendre le mot de Heidegger, et du monde sensible, de la nature. Ce monde anesthésié, so middle class comme disaient les dandies du temps d’Oscar Wilde, ce monde climatisé, ce monde de privation sensorielle, ce monde qui détruit ses plus beaux paysages (crime impardonnable !), ce monde qui préfère la « croissance » économique à toute forme de civilité, ce monde torve et brutal, qu’est-il sinon un pacte ? Voyez bien ce qui nous est demandé en échange de cette abstraction pure qu’est l’argent : notre âme ! Ce ne sont point nos efforts qui sont récompensés mais notre avilissement, notre acceptation à vivre dans un monde sans âme. Qu’est-ce qui « rapporte » ? La plus grande énergie dévouée à la cause la plus inepte. Plus l’activité humaine est creuse, vaine, débilitante et crétinisante, mieux elle enrichit ceux qui s’y livrent. Pour bien vivre dans la société, il nous est demandé, ni plus ni moins, notre âme ! C’est Faust démocratisé ! Va où l’âme est l’absente et tu seras le roi du monde ! La ploutocratie étayée par les publicitaires, les présentateurs de télévision, telle est société, coalescence de cynisme et de goujaterie, qui a vendu son âme, telle est la société qui est devenue, sans ambages, l’ennemie déclarée de la civilisation, tel est le mécanisme qui anime les mandibules de l’insecte mort, du cafard-robot.
D’où l’impossibilité d’être réactionnaire, quoiqu’en veuillent certains, car revenir à une étape antérieure, ce n’est jamais que de remonter à l’envers le ressort du cafard-robot pour lui refaire parcourir le même chemin. Ceux qui réclament une société plus autoritaire, plus morale, plus solide, mieux ordonnée comme ceux qui veulent la société plus sociale, solidaire, conviviale ont-ils compris que la civilisation était ailleurs ? Ou bien veulent-ils achever de nous la rendre hors d’atteinte ? Les commémorations, plus que furtives, de Corneille, alors que nous avions droit, avec une régularité angoissante, à des cérémonies anniversaires en hommage à Coluche ou Claude François, remplacées depuis par de bien pires, montrent assez à quel point la société, machine léthéenne, machine à fabriquer de l’oubli, s’est substituée à la mémoire, à la civilisation française. Etre rebelles aujourd’hui, ce serait lire Corneille, faire nôtres sa nostalgie chevaleresque, sa tendresse, sa violence et sa générosité. Mais dans le langage moderne, qui est, par définition antiphrastique, être « rebelle », c’est exactement être du côté du conformisme le mieux côté qui voit, par exemple, dans Corneille, un « raciste » ! « Rebelles » aujourd’hui est l’appellation que les gardiens de l’ordre se donnent à eux-mêmes, qu’ils soient de droite ou de gauche…Je vois dans l’idéal bourgeois d’une société policée un adversaire à peine moins radical de la civilisation que ne le sont les apologistes du vacarme, des classes bredouilleuses ou des émeutes urbaines. Ces deux bouts de la société marquent les frontières, ce sont les postes de douanes : la civilisation ne passera pas ! Aux yeux des modernes, la civilisation est définitivement haïssable, elle leur apparaît rugueuse, complexe, exigeante, alors qu’ils n’aiment que le lisse, le rénové, le joli. Toulouse, où nous déambulons ce matin, est hélas à peine mieux épargnée que Paris par cette compulsion à la réfection, à la « colorisation ». Il devient de plus en plus rare de trouver un café où s’attabler sans être offusqué par des enjolivements ridicules opérés par cette engeance attristante : les architectes d’intérieur ! Voici les murs saumons, les banquettes aubergines, ces lieux aplatis, sans recoins, exhibitionnistes, où toute méditation est impossible, strictement réservés à la middle class industrieuse ou touristique. La société fabrique le décor, ripoline l’espace, l’aseptise, le nivelle de telle sorte que toute émanation de civilisation y soit aussitôt détruite comme une mauvaise odeur, comme toute esquisse de musique intérieure est aussitôt annihilée par les musiques d’ambiance. C’est ainsi que la civilisation, qui est un commerce d’âme, ne peut plus être entrevue, désirée, que dans les espaces libérés, ou non encore occupés par le décor. Les livres, certains d’entre eux, ne sont pas les moindres de ces espaces qui, repliés dans les pages, sont prêts à bondir, à étendre leurs ailes, à nous restituer à une conscience ardente de la beauté de êtres et des choses. Ouvrez, par exemple Séraphitâ de Balzac : l’espace immédiatement est creusé jusqu’à la froide incandescence de l’Ether… Nous sommes rendus au monde dans toute sa hauteur et sa profondeur.
L’Ombre : Mais comment tenir ce paradoxe, non pas dans la logique, que je trouve infaillible, mais précisément dans l’âme, dans la vie ? Si la civilisation est hors de la société, comment vivre ?
Le Voyageur : Mais en étant au monde, tout simplement, avec l’ingénuité d’Ulysse ou la sapience de Saint-François d’Assise ! Cette marginalité extrême où vous me voyez n’est autre qu’une fidélité à la resplendissante et juvénile Sophia, cette Ame du monde que les hommes, durant quelques millénaires, eurent à cœur d’honorer avant de se dévouer exclusivement à l’idolâtrie des objets. J’en reçois une espérance infinie et suspendue, comme notre conversation…
Car voici « Midi le juste » ; l’Ombre disparaît, et le Voyageur demeure seul dans le suspens, dans la verticalité de l’aporie, et se souvient de Fernando Pessoa, « espérant éternellement des choses vagues ».
Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria
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