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31/12/2021

Novalis, l'espace des météores:

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Novalis

 

A la mémoire de Henry Corbin, Commandeur de l'Ile Verte.

L'apparition de la monnaie unique européenne, en substituant le néant de la représentation fiduciaire à la réalité symbolique, semble marquer ce moment fatidique, cette éclipse où l'Europe s'est rendue absente à elle-même et étrangère au monde. Ce que l'on nomme le « mondialisme » n'est sans doute que la disparition du cosmopolitisme, signe de reconnaissance de ceux que Nietzsche nommait « les grands européens », Dante, Goethe ou Novalis qui surent entretenir avec l'Orient des âmes comme avec l'orient géographique, à travers la tradition des Fidèles d'Amour et une certaine Idée impériale étrangère à l'uniformisation, qui va de l'Empereur Julien jusqu'à Frédéric II de Hohenstaufen, une mythologie créatrice des formes artistiques et morales du meilleur aloi. L'oubli de la « conscience européenne de l'être » cependant ne date pas d'aujourd'hui, ni d'hier. Elle débute avec l'occultation de l'Encyclopédie de Novalis et le triomphe de la « volonté rationnelle » hégélienne. L'œuvre de Novalis, comme celle de Hölderlin demeure, comme l'écrivait Heidegger « en réserve ». Elle nous est cette possibilité, encore inaccomplie, de retrouvailles avec les arborescences hermétiques, orphiques, pythagoriciennes ou néoplatoniciennes qui accomplirent le génie européen à travers le génie des nations. Ce n'est certes point en étant moins Français ou moins Allemands que nous deviendrons davantage européens mais bien en cherchant au plus profond de nos traditions la vox cordis qui nous ouvrira sur l'universel.

La salutation angélique

Que nos entendements puissent être transfigurés par une gnose aurorale, par une herméneutique générale dont la transdisciplinarité serait le sel alchimique réconciliant le Mythe et le Logos, nous l'avons oublié et cet oubli nous asservit aux fondamentalismes démocratiques ou religieux, à l'obscurantisme du « progrès », au totalitarisme de la « vertu et de la terreur » chères à Robespierre. La division funeste du Logos du poème et du Logos de la logique nous laisse subjugués par les ombres de la Caverne. En fermant une à une les hypothèses ouvertes par Novalis dans son Encyclopédie, nous nous sommes exclus des œuvres philosophales de la nature naturante, de l'accord resplendissant de notre âme avec l'Ame du monde, de même que nous nous sommes interdit les fulgurations verticales de l'Intellect. Les politiques du XXe siècle furent à l'image de ces sinistres restrictions où il n'est point difficile de discerner le travail, sans cesse remis sur le métier, de la haine du Logos et du Verbe. « Tout était, jadis, apparition d'esprits. Maintenant nous ne voyons plus qu'une répétition morte, que nous ne comprenons pas. La signification des hiéroglyphes fait défaut ». Rien cependant n'est perdu. Nul, moins que Novalis ne nous incline à pécher contre l'espérance. Ce que nous sommes n'est « presque rien » selon la formule de Fénelon, mais ce presque rien est le germe de possibilités prodigieuses. « La poésie est le grand art de la construction de la santé transcendantale... La poésie se joue et dispose à son gré du déprimant et du tonique, du plaisir et de la douleur, du vrai et du faux, de la santé et de la maladie. Elle mélange tout pour ce qui est son but suprême: l'élévation de l'homme au-dessus de lui-même. » Ces fragments amphictyoniques pour Novalis et pour une poésie à hauteur d'Ange seront à la fois de l'ordre de la réminiscence et du pressentiment. Avant tout il importe de reconquérir cet espace que Henry Corbin a nommé l'Imaginal, qui n'est autre que l'imagination vraie de la Théologie, espace des météores, des signes du Ciel et salutation angélique !

Jadis nous vivions dans un monde orienté; chaque aube et chaque crépuscule étaient des événements digne de célébration; et l'Ange auroral ou vespéral, dont une aile est blanche et l'autre noire, transparaissait dans le visible, silhouette belle comme une promesse exaucée. La surface de la mer, semblable à une étendue mercurielle, divisait et recomposait fastueusement les vocables et les nombres des temples de la lumière. De même que le Temps, ainsi que l'écrit Platon, est l'image mobile de l'éternité, les nombres et les couleurs sont la diffraction lumineuse de l'Un. Toutes les saisons ont une infante qu'une réminiscence divulgue à nos regards. L'or du Temps n'est point dans le Temps. Le sens de l'Exil n'est point dans l'exil. Le véritable désir, soif que seule comble une soif nouvelle, ne s'achève pas dans l'assouvissement. Un seul instant gracié de l'usure du devenir suffit à iriser le monde et ré-enchanter les apparences. La science des correspondances n'est point un artifice de l'intelligence ni une extrapolation de l'irréel mais bien ce pressentiment d'Ange qui transfigure toute nostalgie et lève les chevaleries de l'Aurore pour la reconquête du Graal miroitant qui réunit le ciel et la terre.

La crypte cosmique

L'Ange, la beauté, le miroir... Notre désir sera de montrer leur connivence dans le Mystère. L'Ange se manifeste dans la splendeur qui est le nom de lumière de la Beauté. La Beauté qui n'appartient pas seulement à ce monde est, en vérité, comme une image apparue sur le miroir de l'âme, une miroitante théophanie dont le mystère chatoyant nous divulgue l'unité de l'amour humain et de l'amour divin par la confrontation en miroir, infinie, du sujet et de l'objet, l'un et l'autre s'abolissant dans l'incommensurable. Ainsi s'accomplit l'identité de l'amour, de l'amant et de l'aimée. L'épreuve du voile est surmontée. La Voie qui commence avec Dieu s'achève dans le Sans-Limite; et nous voyons par Ses Yeux comme Il voit par notre regard. A ce Mystère furent dévoués Dante et les Fidèles d'Amour, Maître Eckhart et la mystique rhénane, et plus proche de nous Novalis et Gérard de Nerval, nous montrant ainsi qu'au sens le plus profond et le plus étymologique, la vision participe d'un mouvement de spéculation. Dans la poétique hermésienne ce mouvement est orienté par l'Imagination active qui n'est plus une représentation ou une déformation du monde visible mais l'instance qui en éprouve le Sens dans la présence même d'une souveraineté aurorale.

Gnose matutinale, la poétique d’Hermès nous arrache des complaisances du savoir empirique et nous porte vers une connaissance non plus repliée sur les apparences mais ouverte comme les ailes de colombe de l'Esprit-Saint. Le monde visible redevient alors la crypte cosmique du Temple dont l'Ange qui nous éveille de la torpeur sublunaire est le messager clair et bruissant. Toute poésie use de symboles. Loin d'être des signes arbitraires ou des images gratuites, les Symboles sont des silhouettes de l'Intelligible apparues sur le miroir des sens. Le symbolisme s'avère impossible dès lors dans un système de pensée qui se voudrait en rupture radicale avec l'idéalisme. Comme le rappelle Henry Corbin symbole vient de symbolon. Le verbe symballein, en grec, veut dire joindre ensemble. Novalis nous disant que le visible est relié à l'invisible éclaire cette vertu cognitive du Symbole, qui est envol. Toute pensée symbolique est ailée et universelle car, ainsi que l'écrit Platon, « il est de la nature de l'aile d'être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l'élevant du côté où habite la race des dieux ». Age de l'aile brisée et de l'impossible verticalité, la modernité ne peut qu'ignorer cette vertu mystique et unifiante du Symbole qui est comme une passerelle entre les mondes.

Une sophiologie du désir

De tous temps les poètes hermétiques forment une communauté de Veilleurs. Contemporains de l'éternité, ils se rencontrent par-delà les contingences historiques et les géographies profanes. Ainsi Le Bateau ivre de Rimbaud répond aux Visions hermétiques de Clovis-Hesteau de Nuysement, l'Idée mallarméenne répond à la Délie de Scève et René Magritte trouve dans les récits visionnaire d'Avicenne une résonance à son image peinte intitulée « La Fée ignorante » qui « renverse le rapport lumière-vie et obscurité mort ». De même les Romantiques allemands sont contemporains, du point de vue ésotérique, de Franciscus Kieser, auteur d'une Kabbale chimique ou de Gernhard Dorn, auteur de L'Aurore des philosophes. Semblables aux Justes Secrets de la tradition hébraïque, les poètes hermétiques sont les Yeux par lesquels Dieu regarde encore le monde. Si ces yeux venaient à se fermer le monde s'effondrerait sur lui-même car il n'y aurait plus de lien entre le Ciel et la terre.

Ainsi pouvons-nous affirmer la nécessité d'une nouvelle chevalerie dont la fonction est de veiller sur l'unique souveraineté de l'Esprit, au-delà des formes et des préceptes des religions réduites à leurs aspects purement légalitaires. A l'encontre des utopies totalitaires, le mot d'espérance retrouve son sens en fondant la demeure de ce Graal qui « plane entre le ciel et la terre invisiblement soutenu par les Anges » comme il est dit dans le Nouveau Titurel d'Alberecht von Scharfenberg. Ainsi les poètes qui dans l'aire pénombreuse de la modernité furent au mieux des « obsédés textuels » ou des « machines désirantes » redeviendront des herméneutes du Secret, des Hommes de Désir, amants mystiques de Sophie dont Serge Boulgakov évoque admirablement le Temple à Constantinople: « dôme céleste qui s'incline vers la terre pour l'embrasser figurant par ses formes finies, l'infini, l'unité multiple du tout, l'éternité immuable dans l'image de la création ». Certains intellectuels, épigones tardifs du Monsieur Homais de Flaubert, fascinés comme lui, mais d'une manière moins excusable, par les prestiges douteux du Progrès, nous reprocheront d'évoquer ici des « idées anciennes ». Notre propos n'étant point de montrer l'inanité de cette outrecuidance moderne qui consiste à ne voir dans le passé que des « précurseurs » ou des « approximations », nous nous contenterons de faire valoir que ce n'est pas l'âge présumé des idées qui nous importe mais la vérité et l'intensité transfiguratrice dont elles sont l'écrin.

Les idées « modernes » sont d'ailleurs moins récentes qu'on ne le croit généralement. Déjà dans le Phédon, Simmias défendait, sans grand succès, l'idée que l'âme n'est qu'un épiphénomène du corps et qu'elle est destinée comme telle, à s'abolir avec la mort de celui-ci. S'il y eut, surtout sous l'influence de la théologie rationnelle, un puritanisme s'offusquant des mots de la chair et de l'amour sensible, il existe aujourd'hui un puritanisme philosophique (tout entier voué au concept problématique de « matière ») qui s'offusque de mots tels que Ame, Idée, ou transfiguration. Ces puritanismes ne sont que l'avers et l'envers d'une forclusion du Même sur le Même qui refuse l'ouverture au secret et la sophiologie du Désir.

Dire que la beauté du monde n'est pas dans ce monde, qu'elle n'est qu'une irradiation de la transcendance, dire que toute beauté divulgue une présence divine, que toute beauté est médiatrice entre la Nature et la Surnature, cela n'est point du panthéisme mais le fait d'une religion de la Présence. Toute beauté apparue est une théophanie qui nous ouvre les portes du « château de l'Ame ». Le ravissement que suscite la Beauté nous déracine de ce monde, mais ce monde n'est point renié ni dévalorisé. Ses apparences nous sont un diadème prestigieux et les saisons, les visages, toute la splendeur du monde nous sont d'autant plus précieux qu'ils ne se réduisent point à eux-mêmes, qu'ils ne peuvent se clore sur leur fugacité mais s'ouvrent sur les immensités subtiles. Lorsque l'homme se ferme sur lui-même et refuse tout commerce avec les dieux et les démons, plus rien ne l'éprouve et l'humanisme devient un simulacre qui menace l'essence de l'homme; alors la psychologie remplace la théosophie, mais cette connaissance nouvelle est un repli. Antonin Artaud: « Plus l'homme se préoccupe de lui, plus ses préoccupations échappent en réalité à l'homme ».

Contrairement à certains préjugés historicistes, l'humanisme de la Renaissance et l'humanisme du dix-huitième siècle sont incommensurables l'un à l'autre. Pic de la Mirandole et Voltaire ne parlent pas du même homme. Pour l'humanisme néoplatonicien de Pic de la Mirandole, l'homme est par définition médiateur entre la Nature et la Surnature, entre le Sensible et l'Intelligible entre le monde et Dieu. L'humanisme rationaliste niant la Surnature considère l'homme comme achevé et forclos dans ce monde, d'où l'importance qui fut donnée par la suite à l'évolutionnisme et aux théories du déterminisme économique (dont la version libérale ne diffère que médiocrement de la version marxiste). La conséquence la plus sensible de ce déplacement, de cette subversion de l'image de l'homme fut la négation du monde pluriel et foisonnant de l'âme, négation déjà annoncée par la théologie rationnelle et par une certaine scolastique. C'est donc bien contre la théologie matérialiste qui en est la caricature que nous évoquerons la nécessité d'une rébellion gnostique et les éclats traversiers d'une nouvelle poétique à hauteur d'Ange.

L'herméneutique du Livre et du monde

Or, cette poétique, loin de se replier dans un arrière-monde de définitions occultistes, se déploie dans la considération des visages de beauté. « La Beauté, écrit Henry Corbin, est la lumière qui transfigure les êtres et les choses sans s'y incorporer ou s'y incarner; elle est en eux à la façon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. » A Ruzbehân de Shîraz qui discernait la présence divine dans l'éclat fulgurant d'une rose rouge et dont Henry Corbin souligne « l'aptitude visionnaire à transfigurer les êtres et les choses en visage de beauté », nul ne sut mieux répondre, par-delà huit siècles que Saint-Pol-Roux dans le liminaire aux Reposoirs de la Procession: « Les curieux regards de l'universelle beauté convergeant vers tout miroir vivant, il résulte que chaque être est, durant sa vie, le centre de l'Eternité ». Il montrait ainsi qu'au-delà des fictions mortifères du sens de l'Histoire, il importe aux amants gnostiques de la beauté de trouver la clef anagogique d'une herméneutique du Livre et du Monde qui, du fugitif, leur permette d'ascendre à l'éternité de la Beauté en soi, fondatrice de toutes les beautés particulières.

Deux dangers menacent cette beauté et l'image de l'homme: celui de l'idolâtrie métaphysique qui suppose la séparation radicale (et sans intermédiaires) de Dieu et du monde et celui du naturalisme (ou du matérialisme) qui, en niant la réalité du monde divin, détruit toute hiérarchie ontologique et réduit l'Homme à son appartenance à l'espèce humaine et son "destin" à un déterminisme biologique ou économique. Dans l'idolâtrie métaphysique comme dans le naturalisme, la Présence divine (la Shekhina) est repoussée, le Désir est renié, le Même se disjoint de l'Autre. L'homme privé de sa ressemblance avec l'Ange qui l'enseigne et le guide tombe dans la pénombre de l'exil occidental. Prisonnier de l'Histoire à laquelle il s'efforce absurdement de donner un sens, tout entier voué aux simulacres du monde social, l'Atelier de l'Araignée (c’est ainsi que Sohravardî nomme le devenir) se referme sur lui et les lumières toute-victoriales disparaissent de son horizon.

Que pouvons-nous opposer aux partisans du Retrait, aux défenseurs fanatiques des murailles du Même et aux milices d'Armagedon si ce n'est le flamboiement augural de l'Imagination créatrice ? Celle-ci est l'Ame du monde dont parle le Timée, et, dans la théosophie chrétienne, l'espace des météores où l'Invisible et le visible se confondent en des signes surnaturels tels ceux que voit apparaître le narrateur d'Aurélia ou la Sage-Dame et l'ermite du Roman de Perceforest. Elle est aussi dans nos rêves qui se détachent des contingences empiriques, dont on se réveille fourbu et émerveillés et qui nous laissent deviner que c'est au plus profond de nous-mêmes que s'ouvre le chemin du grand large et des seigneuries de la Mer. Mais la présence la plus intense et la plus riche en ravissement de cette Ame du monde est, pour moi, dans le demi-sommeil, au confluent des deux mers, lorsque la lumière qui transparaît sous les paupières n'est pas encore celle de l'Aube visible mais un pressentiment d'infini, une plénitude musicale. Les poèmes de Milosz sont riches de ces présences qui surviennent entre le sommeil et l'éveil, et Sohravardî écrit dans son Evocation de la Simorgh, cet oiseau qui se nourrit de feu: « Dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, le mystique entend des voix terrifiantes et des appels extraordinaires. Au moment où l'enveloppe la Sâkina, il contemple des lumières prodigieuses... ». Pour les hommes qui ne connaissent qu'un seul état de l'être, ce ne sont que des mots. Quiconque n'éprouve pas, ne comprend pas.

Sans vouloir offenser gratuitement nos contemporains, ne doutons point qu'à la fatalité de l'incompréhension vienne surenchérir la volonté délibérée de ne pas comprendre: le désordre sinistre qui règne dans ce monde est à ce prix. Tout Ange est terrible écrit Rainer Maria Rilke, tout Ange implique pour celui qui le voit une menace ou une promesse d'arrachement. Les strophes liturgiques sohravardiennes précisent encore cette pensée: « Lorsque l'Eternel se manifeste à un être, il le déracine ». Or jamais le prestige de la sécurité, ce misérable substitut d'éternité, ne fut si grand; jamais l'homme ne fut aussi craintivement attaché aux normes profanes, jamais l'on ne fut si acharné à « démythologiser » et à « désenchanter » le monde. Ouvrir le cercle du Même sur les hauteurs célestes et les profondeurs telluriques, c'est non seulement renoncer aux évidences rassurantes du monde profané et sans mystère mais comprendre sa vie tout entière comme une aventureuse traversée orientée par des épreuves qui exigent des vertus singulièrement dissemblables de celles qui déterminent les « réussites » dérisoires du Moderne.

La couronne ceinte en la séphira Kether

La Poésie, à laquelle nous restituons bien volontiers sa majuscule, ne saurait donc en aucune manière se réduire à une banale combinaison de significations. La Poésie redevient quête du Sens par l'Analogie qui exhausse la parole à sa hauteur initiatique, là où se manifestent musicalement la correspondance du macrocosme et du microcosme et la sympathie du signe et du signifié, l'un étant l'image vivante de l'autre ainsi qu'un feuillage se reflétant sur la surface des eaux. Le dessein des théories mécanistes ou matérialistes fut toujours d'occulter cette vue-du-monde tri-une et organique dans laquelle, entre le Corps et l'esprit, l'âme apparaît comme le miroir des archétypes, l'Androgyne mercuriel qui marie le souffre et le sel, de même que le feu secret, sublime théophanie, se reflète et chatoie en sa parure d'eau. Pour nous, le Soleil qui se lève n'est pas une masse d'hydrogène mais le diadème de la Lumière Une, le rédempteur du ciel, l'ourouboros alchimique ou encore, dans la Kabbale, la couronne ceinte en la sephira Kether. Loin de nier la Transcendance, l'Ame du monde en accroît le caractère intransgressible. Saint-François d'Assise évoquant son frère le Soleil et sa sœur la Pluie montre que la transcendance fonde le sacré. La transcendance du Tout-Autre, loin de renier la terre fonde ainsi la célébration de la beauté sacrale du monde sensible. L'Ame du monde révèle le deus absconditus car elle est à la fois sa manifestation et son voile, sa transparition et son retranchement. Entre le Même et l'Autre qui ne se disjoignent que pour susciter respectivement le totalitarisme et la perdition, l'Ame déploie un monde d'images et de reflets qui est celui de l'Imagination créatrice, médiatrice entre le sensible et l'intelligible et irréductible à toute catégorie psychologique.

Au lyrisme ordinaire d'une poésie à hauteur d'homme, la poésie hermétique opposera donc le chant transfigurateur d'une Poésie à hauteur d'Ange. Trop longtemps l'écriture poétique ne fut que la servante docile d'une « philosophie » dont le seul but semblait être de traquer et d'exterminer inquisitorialement toutes les survivances idéalistes ou platoniciennes. Le prométhéisme originel ayant dégénéré en progressisme et en positivisme, le vocabulaire et l'imagerie religieuse furent prohibés. Les poètes surpris à parler aux dieux furent déclarés ineptes car présumés n'être pas dans le « sens de l'Histoire ». La gnose poétique ne précède la Poésie que pour lever des interdits, pour briser le cercle des définitions totalitaires par la poussée vers une totalisation inexhaustible dont l'Encyclopédie de Novalis nous offre la première tentative moderne. Disloquant le cercle du Même, cette poétique s'affirme comme le pressentiment d'un désir immense; et les couleurs diverses qu'inventent la lumière et la pluie en sont l'emblème vivant. L'Ange qui paraît dans l'arc-en-ciel (où l'invisible devient visible) rassemble dans un même désir la nostalgie romantique de Novalis, la théosophie sohravardienne et le Magnificisme de Saint-Pol-Roux. Le dessein s'accomplit dans l'Instant lumineux, l'avers devenant envers comme sur un ruban de Moebius, où l'Aleph ténébreux, pupille de l'invisible Perséphone, se transfigure en Aleph lumineux, icône de la lumière émanée. Cet instant est celui de l'Ange. Le vent se lève et avec lui, l'insensible devient sensible et les nuages sont les tabernacles voilant l'éclat de l'Ange de la Face, celui de la plus haute sephira qui couronne l'être et le monde.

Encyclopédie et transdisciplinarité

L'Œuvre philosophale, en échappant aux catégories qui assujettissent les différents modes opératoires de la pensée à des fins utiles « trop humaines », retrouve ainsi la transdisciplinarité propre aux œuvres les plus anciennes de l'histoire de notre culture. Mais sans doute faut-il, en ce qui concerne l'œuvre de Novalis, porter à une plus grande exactitude, voire à une plus grande incandescence le mot « philosophal ». En quoi le « philosophal » diffère-t-il de ce qui est communément nommé « philosophique» ? Les mots eux-mêmes portent par l'étymologie la même signification: il y est également question de Sagesse. Mais ce que l'on nomme habituellement philosophie dans le cadre d'une culture universitaire moderne n'en diffère pas moins radicalement des œuvres alchimiques de Paracelse, de Böhme ou de Novalis. En ces domaines subtils, il importe avant tout de se garder des approximations et des confusions. La « philosophie » éprise de modernité se contente souvent de déprécier tout ce qui n'est pas elle en arguant de sa plus grande « rigueur », - mais ce n'est là qu'une profession de foi parmi d'autres. La véritable différence entre la Quête philosophale et la recherche philosophique réside sans doute en ce que la première ignore le système, qui est la raison d'être de la seconde.

Les méditations concernant l'être, le principe, la matière, l'espace, le temps sont commun aux spéculations philosophiques et philosophales, mais alors que les philosophes universitaires aiment à organiser leurs notions en des systèmes cohérents et clos, les Quêteurs de sagesse et de beauté philosophale seront enclins, quant-à-eux, à dévouer leurs efforts à l'interprétation infinie des aspects d'une vérité qui n'est jamais définitivement atteinte. A cet égard, la logique philosophale apparaît plus proche d'une certaine logique scientifique, à condition de ne pas limiter le terme de "science" aux activités offensives de la modernité contre le monde la Tradition. La science telle que l'illustre l'œuvre de Novalis, est d'abord un moyen de connaissance. Elle consent à se servir du savoir encyclopédique de son temps, mais à des fins de connaissance et de transfiguration de l'entendement. Une science qui n'est pas soumise à la technique, qui n'est pas serve de la volonté de puissance et de destruction de la modernité, tel fut exactement le rêve de l'Encyclopédie de Novalis. Encyclopédie inachevée mais dont les fragments qui nous sont parvenus laissent une carrière presque infinie à nos conjectures, spéculations, méditations et rêveries. Il nous semble qu'en ce Romantisme "roman" d'Iéna dominé par la figure archangélique de Novalis, une chance, non saisie hélas, avait été offerte à l'Occident de ne pas céder au pouvoir exclusif des Titans. Non saisie, non accomplie, mais demeurée intacte dans ses possibilités prodigieuses d'intelligence du monde, cette chance demeure pour nous de l'ordre de l'espérance. Il suffit de relire aujourd'hui l'œuvre philosophale de Novalis pour se retrouver, hors du Temps, à la croisée des chemins. Ainsi que l'écrit Ernst Jünger: « Chacun se trouve un beau jour à la croisée des chemins mais il y a peu d'Héraclès. D'un côté, la voie mène au monde de l'économie, avec ses fonctions et ses tâches, ses devoirs et son utilité; de l'autre au monde des jeux avec leur rayonnement et leur beauté, leurs épouvantes et leurs périls. »

Rien n'est jamais définitivement perdu. Chaque instant récapitule dans le feu central de la présence de l'être, toutes les possibilités de victoire et de défaite. La philosophie alchimique de Novalis n'appartient pas au passé, et il serait un peu vain de dire qu'elle appartient à l'avenir. La philosophie alchimique appartient à la présence qui est au cœur du présent. Nous sommes dans cette méditative présence ou nous n'y sommes pas. Le génie de Novalis qui sait unir, à l'exemple des pré-socratiques, la science déductive et la science analogique dans un même dessein créateur, il nous appartient de le faire nôtre ou d'y renoncer. Parler, en intelligence philosophale, de l'œuvre de Novalis, exige que nous ne nous en tenions pas seulement à la simple considération historique ou « culturelle » de son œuvre mais que nous tentions l'aventure de cette connaissance dont elle nous donne l'exemple à travers son "Encyclopédie", ses récits et ses poèmes. Il faut parler alchimiquement de l'Alchimie ou se taire. La véritable objectivité poétique cesse de faire de la poésie un objet car nous devenons alors nous-mêmes objets de la poésie.

L'Idéalisme magique et le « mystérieux sanscrit de l'âme ».

Tel est exactement l'Idéalisme magique, si mal compris, propre au Romantisme allemand en général et à l'œuvre de Novalis en particulier. L'Idéalisme magique est tout autre chose que le culte de la subjectivité où certains ont voulu reconnaître la caractéristique romantique. Le « romantique » Novalis n'est pas reclus dans sa subjectivité, il est en contact direct avec l'infini du monde réel. Les visions qu'il aperçoit dans ses rêves, loin de croire qu'elles lui appartiennent en propre, il s'aventure à y déchiffrer des significations universelles. L'idée que Novalis se fait de l'être humain, l'importance qu'il attache au « moi » et à la définition qu'il lui donne, se situent dans une perspective infiniment plus large que celle de l'humanisme ou de l'anthropologie modernes. Le « Je » qui parle dans le récit romantique n'est pas une identité définie par quelque science humaine déterministe mais le site d'une rencontre entre l'infini intérieur et l'infini extérieur.

Tout, pour Novalis, se joue sur l'orée. L'être humain n'est pas le composé des caractéristiques attribuées à l'espèce humaine mais l'espace de la rencontre. Ce qui est dit n'est pas l'expression de la subjectivité mais la transmission d'une connaissance dont l'être humain n'est que l'hôte provisoire. Toute la théorie romantique de l'inspiration provient originellement de cette conception de l'être humain comme intersection du visible et de l'Invisible. Dès lors la connaissance poétique, au-delà des malentendus auxquels donne carrière le mot de subjectivité, sera, par excellence, la connaissance objective car elle n'ignore point les profondeurs sans fin de toute connaissance méditative. Ce qui est « vrai » n'est ni le monde intérieur, ni le monde extérieur mais le cœur, centre de tous les espaces et de tous les temps, et peu importe alors qu'on les veuille dire « subjectifs » ou « objectifs ». L’Idéalisme magique désigne cette approche alchimique du réel où l'idée devient le principe même de la création de la Forme.

Le monde est objectivement et subjectivement formé par la vision poétique de l'Idée. L'Idéalisme de Novalis est dit « magique » car il s'agit, selon l'immémoriale logique alchimique, d'un idéalisme à l'œuvre dans l'immanence, non pour en modifier les lois mais pour en révéler les splendeurs et les gloires dont l'être humain attend la transfiguration et le salut. L'Idéalisme magique de Novalis, loin d'être cette pensée crépusculaire et passive, obscurantiste, que certains dénoncent, est une pensée héroïque, conquérante, qui donne à l'être humain les pleins pouvoirs pour exercer la liberté la plus grande qui se puisse imaginer. Comment être libre si nous demeurons asservis aux prérogatives et aux vanités de l'identité humaine ? Nous avons la possibilité, nous dit Novalis, d'être beaucoup plus ou beaucoup moins que des êtres humains. La formation de l'Idée, l'accomplissement magique du « faire » de la poésie, nous hausse en des dimensions qui excèdent de toutes parts ce leurre que nous croyons être notre identité, ce leurre auquel, si nous désirons atteindre à la connaissance, les traditions védantiques et bouddhiques nous prescrivent de renoncer. Le mystérieux sanscrit de l'Ame qu'évoque Novalis est cette diction essentielle qui est la trame auguste du Cosmos.

En tous les arts, sciences, observations de la Nature ou de l'entendement humain, Novalis voit une confirmation de son intuition fondamentale: le monde est constitué comme un langage, et le langage est un monde. « La langue, écrit Novalis dans son roman "Heinrich von Ofterdingen", est vraiment un petit univers de signes et de sons. De même que l'homme en est le maître, il voudrait être le maître du grand univers et faire de celui-ci la libre expression de lui-même. Et c'est dans cette joie d'exprimer dans le monde ce qui est hors de lui, de réaliser l'aspiration essentielle et primitive de notre être que se trouve l'origine de la poésie. » La puissance des mots dans l'Idéalisme magique dépasse la simple force de représentation. Le mot est magique, il évoque, certes, mais aussi, il invoque. La similitude de la trame du langage et de la trame du monde justifie la puissance magique du mot lorsqu'en use le poète. Le génie de Novalis s'empare simultanément des perspectives scientifiques de son temps et des anciennes sagesses des bardes et des magiciens, pour accéder à la connaissance. Les termes ultimes de la connaissance sont l'ivresse et l'extase, - et cette pétition de principe n'a pas manqué de susciter de nombreux malentendus. L'esprit positiviste du dix-neuvième siècle s'est hâté de réduire les aperçus de l'œuvre de Novalis à des visions d'exalté. L'ivresse et l'extase, ces formes ultimes de la connaissance pressenties par Novalis n'infirment en rien la démarche initiale et le parcours qu'elle entreprend, et qui nous mène assez loin, bien au-delà des fausses alternatives qui rendirent inopérantes, jusqu'à ces derniers temps, toutes les tentatives d'épistémologie et d'herméneutique. Les hypothèses sur lesquelles se fonde la démarche de Novalis, et que le dix-neuvième siècle positiviste croyait caduques, connaissent aujourd'hui, de par les avancées de la physique et de la chimie, un regain de faveur. Le refus de la logique aristotélicienne, la méditation sur la logique du tiers-inclus, la prise en considération de l'interdépendance de l'observateur et de la chose observée, l'idée, enfin, à la fois très-ancienne et novatrice du monde constitué comme un langage (et peut-être, par voie de conséquence, comme une conscience) tout cela donne à l'œuvre de Novalis une actualité et une pertinence que le XIXème, embarrassé dans la morale et la science utilitaire, ne pouvait que méconnaître.

Schemhamphorasch: le Nom des noms

Novalis, découvreur des coïncidences, des analogies, des dualitudes, Novalis, poète et observateur des analogies, Novalis ennemi des systèmes et chantre des métamorphoses et des changements d'états, nous parle désormais d'une voix claire et compréhensible, ce qui n'est pas toujours le cas des encyclopédistes français du siècle dit « des Lumières ». Certes, l'esprit scientiste du dix-neuvième siècle persiste encore, son ultime argument pouvant se résumer ainsi: le monde nous apparaît comme un langage car c'est par notre langage que nous connaissons le monde. Cette connaissance serait donc une illusion, ou encore, pour utiliser le langage des psychanalystes, une « projection ». L'argument paraît fallacieux car il suppose a-priori, sans l'expliquer le moins du monde, l'hétérogénéité radicale de l'homme et du monde, la séparation arbitraire de celui qui connaît et de la chose connue, - l'homme dès lors ne pouvant jamais connaître que ses propres moyens de connaissance. Certes, nous connaissons le monde par le langage, mais comment ne pas voir que le langage se révèle à nous au fur et à mesure que nous connaissons le monde ? Notre langage est en réalité le langage du monde qui se révèle à nous-mêmes et par lequel nous nous révélons au monde. Le lien entre notre langage et notre monde, sensible dans les langues hiéroglyphiques ou idéogrammatiques, n'est pas moins évident dans nos langues alphabétiques car l'essence de la connivence et de la similitude se révèle dans l'unité foncière de la trame.

La trame du langage humain, sa texture, son tissage ne sont pas seulement semblables à la trame du monde, ils en font partie. Il n'y a pas à proprement parler de projection d'une trame sur une autre mais osmose et consubstantialité. Le monde parle à travers nous. Les Symboles dont nous usons ne nous appartiennent pas en propre. Le positiviste, obnubilé par l'illusion de son identité croit que les Symboles sont des productions de notre cerveau dont nous ornons le monde comme si nos productions mentales pouvaient être autre chose que des impressions du monde. Les signes, les Symboles par lesquels nous cherchons à atteindre à la connaissance, comment croire qu'ils puissent être autre chose que l'impression reçue par notre entendement de réalités qui nous sont extérieures ?

Il est légitime de vouloir comprendre le monde par le langage et les Symboles car c'est le monde qui a déposé en nous ce langage et ces Symboles. Par l'entremise de notre entendement, le monde se comprend lui-même. "Chaque descente du regard en soi-même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable" nous dit Novalis. En nous-mêmes nous trouvons les Symboles du monde car sans le monde nous ne serions pas dans cette forme et dans ce langage qui sont nôtres. Le monde est Symbole et c'est pourquoi nous le comprenons symboliquement. Toute connaissance est une montée sur l'échelle de la compréhension symbolique du langage, d'où son intérêt pour l'herméneutique et la Kabbale: « Une définition, écrit Novalis, est un nom réel ou générateur. Un nom ordinaire n'est qu'une note. Schemhamphorasch, le Nom des noms. La définition réelle est un mot magique, chaque idée a une échelle de noms; le nom supérieur est absolu et inconnaissable. Vers le milieu, les noms deviennent plus communs et descendent enfin dans l'anti-thétique dont le dernier degré est anonyme aussi. »

La lumière réfléchie du Symbole

La gnose de Novalis suppose donc une ascension qui, du degré le plus inférieur, l'uniformité de l'anonymat, va nous porter jusqu'au Nom des noms, qui est le Symbole par excellence. Alors l'entendement humain se transfigure et devient lui-même la Pierre philosophale. Tout débute par la conscience du Nom et le pressentiment de sa vertu anagogique. Le nom ne représente pas seulement, il invoque par la vertu du sens qui lui-même n'est autre que la lumière réfléchie du Symbole: « La désignation par les sons et les traits, écrit Novalis, est une remarquable abstraction. Cinq lettres m'évoquent Dieu, quelques traits un million de choses. Combien devient facile le maniement de l'univers, combien devient visible la concentricité du monde spirituel ! « 

Le point le plus haut dans la gnose alchimique est aussi le point le plus central. L'intériorité dont il est question dans la gnose chrétienne n'est pas le monde psychique mais le lieu central qui est à la fois intérieur à l'homme et au monde. Le Symbole du monde et le Symbole de l'homme sont un seul et même Symbole. Le pouvoir de nommer sauve la réalité de la chose nommée car il en révèle l'essence immortelle. Le romantisme de Novalis, certes, est ainsi qu'il a été dit souvent, la révélation de l'"homme intérieur" mais cette intériorité, il importe de la préciser est sans commune mesure avec l'inconscient des psychologues. « Il est étrange, écrit Novalis, que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable, et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disante psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... L'idée n'est venue à personne de rechercher de nouvelles forces innommées et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ».

Ce qui est dit dans un tel fragment demeure extraordinairement pertinent. Comment ne pas songer aux théories freudiennes, lorsque Novalis parle de « ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. » A la psychologie larvaire, qui se fond dans l'anonymat, Novalis oppose la psychologie divine qui s'exerce par l'auguste méditation des Symboles qui délivrera les « étonnantes générations qui sont encore enfermées en nous-mêmes », cet ensoleillement de l'être qui nous changera pour autrui et pour nous-mêmes en Pierre philosophale. Les belles songeries minières de Novalis préfigurent ses méditations métaphysiques concernant les noms et les Symboles. Un livre d'Albert Beguin évoque L'Ame romantique et le rêve, et certes, c'est par le rêve des arbres, des fleurs, des pierres et des ciels que nous atteignons à leurs réalités ultimes, non-dites, comme des promesses de salut et d'extase.

La définition de l'Ame selon Novalis donne lieu non seulement à une approche mystique mais aussi, et dans le même temps, à une exacte définition gnostique. La différence entre la mystique et la Gnose est moins une différence de nature que de degré. La mystique serait pour ainsi dire la formulation intuitive de réalités gnostiques apparues en visions ou, pour ainsi dire, en éclairage indirect. Ainsi la connivence du monde intérieur et du monde extérieur qui apparaît dans les contes et les légendes sous les atours du Merveilleux, évoque la présence de l'Ame sans en préciser véritablement la nature. Pour Novalis, cependant, l'Ame n'est rien de vague ou de sentimental; l'Ame ne relève pas davantage de la croyance; - l'Ame aussi étrange que cela puisse paraître, se définit dans les choses mêmes qui la définissent, et ne sont pas pour autant de l'ordre de l'abstraction.

Revenons aux beaux éclats des Fragments: « Le siège de l'Ame est là où le monde intérieur et le monde extérieur se touchent. Là où ils se pénètrent, il se trouve en chaque point de pénétration. » Pour parler de l'Ame, Novalis ne va donc pas partir d'un a-priori religieux mais de l'idée d'un siège, d'un site de l'Ame circonscrit par des réalités qui définissent l'Ame et, nous l'avons vu, se laissent définir par elle. L'Ame, pour Novalis, n'est pas quelque chose, ceci ou cela, l'Ame est là. Démontrer l'existence de l'Ame ou, au contraire, la récuser, n'a pour Novalis, aucun sens car l'Ame n'est pas un attribut repérable de l'être humain, une propriété, mais le site d'une rencontre. L'Ame est immortelle car elle est cette présence dans le présent qui "signe" la rencontre du visible et de l'Invisible. Comment imaginer que cette rencontre puisse être mortelle, puisqu'elle est le signe de tout commencement et de tout recommencement. L'Ame n'est pas notre propriété et cette simple évidence donne lieu cependant à un renversement herméneutique non-négligeable. Avec Novalis, nous quittons l'anthropocentrisme narcissique que nous a légué le positivisme du stupide vingtième siècle, pour retrouver une image de l'homme non pas inférieure à celle que proclame l'outrecuidance humaniste « démocratique », mais tout autre. L'image de l'homme dans la Gnose romane de Novalis, est ouverte, en métamorphose, livrée à des variations musicales. Ce n'est plus cette entité biologiquement caractérisée, aboutissement d'une évolution que vient sanctionner une « identité », liée à une espèce ou une sous-espèce. L'homme peut comprendre le Ciel, la terre, le monde divin car il fait partie de cette quaternité. Son âme n'est pas une propriété car son corps n'est pas une identité. Son humanité n'est pas un statut biologique mais une aventure et une rencontre avec ce qui, précisément, n'a rien d'humain. Les Symboles qui gisent en nous et que nous découvrons dans nos rêves et nos visions ne sont pas nos propriétés. Toute la philosophie de l'Alchimie se laisse comprendre à partir de là: « Le siège de l'Ame est tantôt ici, tantôt là, tantôt en plusieurs endroits à la fois; il est variable, de même que le signe de ses parties principales, que l'on apprend à connaître par les passions principales. » Ainsi, nous apprenons que nos humaines passions sont des moyens de connaissance de réalités que ne leur appartiennent plus en propre. Toute la mythologie témoigne de cette intelligence particulière des forces qui se révèlent à nous par nos sentiments et nos perceptions. Ces forces existent et se reflètent en nous. Il faudra donc l'invraisemblable narcissisme moderne pour croire que les Symboles sont originaires de nos passagères individualités ou collectivités humaines. Toute la science hermétique se fonde sur l'idée géniale que la nature est elle-même le Symbole d'une réalité invisible dont l'intelligence humaine peut entrevoir le sens et les arcanes en certaines circonstances favorables.

La méditation mercurielle

Notre entendement humain est le reflet de la nature, certes, car la nature est elle-même le reflet du monde divin. Ces jeux de reflets voyagent sans fin à travers les mondes et les états multiples de l'être, relevant, à chaque éclat, la présence variable de l'Ame. « L'Ame, écrit Novalis, est en rapport avec l'esprit comme le corps avec l'univers. Les deux lignes partent de l'homme et finissent en Dieu. Les deux circum-navigateurs se rencontrent sur les points de leur route qui correspondent. Il faut que tous deux songent au moyen de demeurer ensemble malgré l'éloignement, et de faire les deux voyages en commun. » Par ces prémisses, l'observation de la Nature, propre à Novalis et à la tradition alchimique acquiert une signification très différente de celle qu'elle revêt dans la science profane. Les objets observés sont les mêmes, mais le rapport de l'homme avec le monde ayant changé, les choses se mettent à parler. La Gnose romane est d'abord dans l'écoute. L'oreille fine, l'œil aiguisé, l'intelligence précise marquent la naissance ou la renaissance en nous de cette Gnose. « Si Dieu a pu devenir un Homme, il peut aussi devenir pierre, plante, animal, élément et peut-être, de cette façon y a-t-il une continuelle libération dans la nature. »

Pour celui qui sait écouter, la plante, la pierre, l'animal, l'élément parlent un langage divin. Toutes les procédures opératives du Grand-Œuvre sont dictées par le Dire impondérable que les choses révèlent à travers l'air, l'eau, le feu, la terre et leurs créatures. Ce que les alchimistes nomment le « Mercure philosophique » apparaîtra comme une excellente métaphore de l'Ame. « Dans toute la nature corporelle, écrit Barent Coender von Helpen, il n'y a pas de sujet plus digne d'admiration que le Mercure. Etant vif, il se laisse tuer; étant volatil, il se laisse fixer; étant opaque, il se laisse rendre transparent comme le cristal; et étant transparent, il redevient, si l'on veut, obscur comme une terre; il se rend soluble comme un sel et puis indissoluble comme une cendre d'os; il se laisse noircir et puis reblanchir; et il reçoit même toutes les couleurs de la nature. »

La méditation mercurielle de l'Alchimiste rejoint essentiellement l'herméneutique car il n'est point d'art de l'interprétation sans une mobilité de l'attention. Toute herméneutique naît d'une méditation mercurielle, car l'insaisissable préside aux métaphores et aux métamorphoses de l'Art de l'interprétation tel qu'il se pratique depuis les premiers commentaires de l'Odyssée. Et l'œuvre d’Homère elle-même, avec son périple et ses batailles n'est-elle point l'image magnifique d'une herméneutique générale du monde ? Le dieu Mercure, qui n'est autre qu'Hermès-Thoth, nous apprend, dans sa dénomination et sa fonction alchimique, à reconnaître la dualitude des phénomènes, leur aptitude à changer de signe, à être à la fois ceci et cela, au-delà d'un principe d'identité qui n'a de valeur que dans l'abstraction. L'Alchimie est une initiation au monde immanent. Aux œuvres lumineuses et chromatiques de l'Alchimiste, le monde immanent cesse d'être opaque et impénétrable; passant au-delà du leurre attribué aux choses, il en révèle l'essence, la resplendissante vérité intérieure.

La méditation mercurielle de Novalis le délivre de l'idée, absurdement matérialiste, d'une âme comme objet repérable, identifiable ou dont on pourrait ou non démontrer l'existence. L'âme est ceci et cela, ni ceci ni cela, elle échappe à la logique du tiers exclu comme aux réfutations péremptoires car, ubique, impondérable, elle est ce qui fait apparaître le sens comme un scintillement des profondeurs. La méditation mercurielle seule peut reconnaître ce qui anime, la source irrésistible de l'Ame. La grande difficulté que les intelligences modernes ont à entrer dans le monde alchimique et dans l'œuvre de Novalis, n'est sans doute pas étrangère au moralisme excessif qui empreint tous les thèmes de la modernité. Pour un esprit lent et puritain, la méditation mercurielle est inacceptable car elle entraîne l'esprit dans une liberté d'association où la Quantité et la planification n'ont plus aucune part. Tout, dans la méditation mercurielle, est dans la Qualité, l'Exception et la Divine Providence.

Pour l'Alchimiste qui œuvre sur le Mercure philosophique, l'identité des choses est un mensonge car tout est susceptible d'être vivifié, fixé, coagulé, précipité, sublimé etc... La grande inertie mentale du moderne veut que les choses soient simplement ce qu'elles paraissent être au premier abord. Novalis, au contraire, lance aventureusement sa pensée à la rencontre de toutes les métamorphoses. Rien, en ce monde n'est simple et immobile. L'imperturbable immobilité des pierres cèle un esprit volatil. Rien n'est donné une fois pour toute. L'intuition, valide dans le domaine même des sciences chimiques, l'est encore davantage dans le domaine métaphysique. La manie moderne de l'étiquetage, du culte identitaire, de la focalisation générique, cède alors devant l'amplification prodigieuse de la métaphysique des états multiples de l'être.

L'Ame étymologise

«  Lorsque nous parlons des états multiples de l'être, écrit René Guénon, il s'agit non pas d'une simple multiplicité numérique ou même généralement quantitative, mais bien d'une multiplicité d'ordre transcendantal, ou véritablement universel, applicable à tous les domaines constituant les différents mondes ou degrés de l'Existence, considérés séparément ou dans leur ensemble, donc, en dehors et au-delà du domaine spécial du nombre et même de la Quantité sous tous ses modes ». La précision est d'importance, car, non-numérale et applicable à tous les domaines, cette multiplicité renvoie, non à des identités mathématiques mais aux vertus transfiguratrices des Symboles. Les états d'être sont multiples, mais ils ne sont pas pour autant dénombrables, ni démontrables. L'Ame, dont parle Novalis, témoigne de ce transcendantal qui n'est ni dénombrable ni démontrable. Ainsi en va-t-il également de notre connaissance du langage du monde. Ce qui est dit témoigne d'un Dire qui n'est pas davantage dénombrable ni démontrable.

Le Dire de la poésie déchiffre et voit, là où la communication profane dénombre et démontre. Par-delà toutes les démonstrations, la Gnose amoureuse et romane de Novalis est vision. L'Ame est l'instrument de la connaissance. L'idée abstraite, le concept, se laissent ainsi traiter selon des procédures alchimiques. « A chaque concept, écrit Novalis, l'âme cherche un mot génétique-intuitif, c'est ainsi qu'elle étymologise. Elle comprend un concept quand elle peut le dominer, le manier de toutes façons, en faire à son gré de l'esprit ou de la matière. L'universalisation ou la philosophalisation d'un concept ou d'une image particulière n'est rien d'autre qu'une éthérisation, une décorporisation, une spiritualisation d'un spécifique ou d'un individu. »

Toute alchimie spirituelle va donc livrer à l'Ame cette mission de connaissance qui consistera à rechercher, en chaque concept, le mot génétique-intuitif. La formule, de prime abord, paraît énigmatique et l'idée suivante, selon laquelle, l'Ame étymologise peut paraître encore plus déroutante. Qu'est-ce donc qu'étymologiser, pour une âme ? Novalis suggère que le mouvement naturel de l'Ame est d'aller à la source, à l'origine. L'Ame étymologise car au-delà du concept elle reconnaît le mot par lequel s'accomplit intuitivement la genèse du concept, et par-delà le mot lui-même, l'Ame reconnaît l'image mercurielle dont les scintillations mobiles sont la vertu symbolique. L'Ame étymologise lorsqu'elle va vers ce tréfonds du mot où se révèlent les hauteurs et les profondeurs du Sens. L'Ame étymologise car elle connaît les arcanes de la Science philosophale. Or, celle-ci n'est pas soumission, quiétude, abdication mais une forme supérieure de l'action. « Chaque œuvre d'art, écrit Novalis, est un idéal a priori; une nécessité en soi, d'être là. »

L'étymologie des êtres et des choses révèle leur secrète nécessité d'être là. L'être-là, - ce « Dasein » de la philosophie allemande que certaines traductions nomment plus ou moins improprement « l'existence », - se rapporte avant tout à la présence. Etymologiser, c'est approfondir la présence du présent, comprendre l'être-là des pierres, des couleurs, des eaux, des ciels et des feux, par l'exercice d'une sympathie active. La lecture alchimique de l'œuvre de Novalis nous donne ainsi à comprendre en quoi l'idéalisme magique s'apparente à une gnose amoureuse. Pour Novalis, aimer et connaître sont Un. La magie est d'abord une magie amoureuse. Nous connaissons amoureusement le monde. La beauté versicolore des apparences se diffracte dans notre entendement par la vertu du désir.

Alors que le moderne, imbu de son identité, de son "Moi" caractérisé par l'inné ou par l'acquis, ne cesse de s'abstraire du monde, de poser entre lui-même et le monde une multiplicité d'écrans et de représentations, l'Idéalisme magique de Novalis est d'abord une façon d'aller au-devant du monde, d'apporter un monde dans un monde, d'être-là avec toute sa sensibilité et son intelligence: « Un rayon de lumière se brise encore en quelque chose de tout autre que des couleurs. Tout au moins le rayon de lumière est-il susceptible d'une animation, où l'âme se brise en couleurs de l'âme. Qui ne songe à ce moment au regard de l'Aimée ? »

« Le clavier des clartés »

Les couleurs du monde entrent en concordance avec les couleurs de l'Ame. L'Ame et le monde se colorent amoureusement. L'Alchimie est l'œuvre de ces chromatismes échangés, de cette circulation d'irradiations et de teintes frémissantes. La gnose propre à l'Idéalisme magique est semblable au regard de l'Aimée. Le regard est, par excellence, l'herméneutique du monde: « Le regard permet des expressions extraordinairement variées, les autres traits du visage ou les autres sens ne sont que des consonnes aux voyelles oculaires. La physionomie est ainsi le langage mimique du visage. Dire de quelqu'un: il a de la physionomie, c'est dire que son visage est un organe d'expression frappant, habile et idéalisateur... C'est par un long usage que l'on apprend à comprendre le langage du visage... On pourrait appeler les yeux un clavier de clartés. L'œil s'exprime comme la gorge produit des sons hauts et bas (les voyelles) par des illuminations plus fortes ou plus faibles. Les couleurs ne seraient-elles pas les consonnes de la lumière ? »

L'Idéalisme magique de Novalis acquiert ainsi sa souveraineté d'art de l'interprétation. Les yeux clavier de clartés font naître de visuelles et visionnaires partitions et les couleurs s'inscrivent dans le langage du monde comme les consonnes d'un alphabet. Mais l'Idéalisme magique ne se limite pas à une simple herméneutique, il est herméneutique créatrice. Le rapport que le lecteur établit avec l'œuvre du poète ou le rapport que le contemplatif établit avec le paysage qu'il contemple, sont magiques dès lors que l'art de l'interprétation devient art poétique. Alors, les limites ordinairement imparties aux sens volent en éclats, adviennent les synesthésies, les correspondances, qui seront pour le poète-alchimiste, autant d'échelles vers l'Ether glorieux de l'intelligence pure. « Tout contact spirituel ressemble au contact d'une baguette de magicien. Tout peut devenir instrument magique. » Si l'âme étymologise, chaque heure que nous vivons peut devenir une prière et même une prière exaucée. La grandeur, la beauté, l'intensité sont offertes. Il suffit de déjouer les forces néfastes qui cherchent à nous séparer de la beauté du monde : « Que celui à qui les effets d'un tel contact, les effets d'une baguette magique, semblent fabuleux et prodigieux, se souvienne simplement du premier attouchement de la main de l'aimée, de son premier regard significatif, de ce regard où la baguette magique est un rayon de lumière brisée. »

Le contact spirituel instaure entre ce que nous sommes et les êtres et les choses qui viennent à notre rencontre, une intelligence nuptiale, un couronnement de l'être, que symbolise le Rebis des Alchimistes. Il est possible d'être ici-bas, vains, séparés de tout, insignifiants, indéfiniment utiles et interchangeables, ainsi que nous veut le règne des Titans et de la technique, mais il est possible également ici-bas, à la faveur d'un contact spirituel, d'avoir soudain accès aux merveilles du monde, de s'y mouvoir comme en une Patrie bien-aimée. Pour Novalis, le monde d'enchantements et de mystères que l'enfance entrevoit est un monde vrai, duquel il n'est pas fatal que nous fussions éloignés par le temps. La reconquête est possible et elle est le propre du génie. « Il est des êtres, écrit Armel Guerne dans sa préface aux Disciples à Saïs, qui ont le don d'exister, presque de la sainteté dans l'art de reconnaître et de suivre leur vie au voisinage le plus proche de l'essentiel: une religion en eux, qui leur permet d'entrer et d'habiter à tout jamais dans l'une fois pour toutes un génie du génie qui leur révèle et leur enseigne le véritable sens des choses. »

Ce génie du génie est la vertu sainte qui nous est déléguée par les hautes puissances qui échappent au déterminisme. Nous vivons, nous apprenons à exister, à rayonner dans le site de la présence qui nous est imparti par un génie propre qui est à la fois le génie du lieu et le génie de l'Ame. Savoir lire les partitions secrètes du monde, c'est cela qu'Armel Guerne nomme le « génie du génie ». Novalis n'est pas seulement mystique et poète: il est aussi, comme nous l'avons établi, gnostique. Il connaît le « génie du génie », la source de toutes les sources, il sait nommer et décrire les étapes de l'Ame humaine au-delà du miroir. Au monde subtil, Novalis attache la même attention qu'au monde sensible. La Gnose relève à la fois de la vision et de l'interprétation. La connaissance couronne l'intuition.

Les Nobles Voyageurs

Le propos de Novalis dans son récit Les Disciples à Saïs s'avère résolument initiatique. L'intuition poétique que couronne l'interprétation métaphysique devient passage vers d'autres états de l'être. Ainsi qu'il advient souvent des œuvres de quelque profondeur, l'œuvre de Novalis n'a cessé de susciter des mésinterprétations philosophiques. L’obscurantisme romantique est une pure calomnie. Toute la ferveur de Novalis est orientée par une foi en l'intelligence active: « L'inintelligibilité n'est que la conséquence de l'inintelligence ». Cependant, ajoute Novalis: « On ne comprend pas le langage parce que le langage ne se comprend pas lui-même... Le vrai Sanscrit parlait pour parler, parce que la parole était son plaisir et son essence. »

Avoir l'intelligence du langage ce n'est pas se résigner à l'incompréhensibilité du monde, mais faire sienne la beauté dispendieuse, infiniment renouvelée par elle-même, du langage qui trouve dans la parole la source du génie de la parole. La parole se parlant à elle-même révèle le génie du génie, cette gratuité, cette dépense pure, inévaluable, que les mentalités utilitaires et gestionnaires ne peuvent comprendre. S'interroger sur le sens de la parole, consentir au libre déploiement de la parole du monde, exiger de soi-même la connaissance artistique des Symboles et s'en faire le messager ou le musicien, n'est-ce point d'emblée, entrer en résistance à l'égard des Normes qui imposent en tout une logique de l'identité et de la catégorie. Les Normes profanes obéissent à cette logique excessivement classificatoire qui dénie aux êtres et aux choses les ressources de l'infinité. Selon les Normes profanes de nos sociétés modernes, ou en voie de modernisation, les êtres et les choses sont explicables par les déterminismes prétendument « mis-à-jour » par les sciences biologiques ou sociales. Or, ce que l'on croit pouvoir interpréter, on croit aussi devoir le « gérer » pour utiliser le maître-mot des idéologies modernes. Le poète-alchimiste, au contraire, croit aux vertus infinies des choses divines. L'Alchimiste croit que les métaux peuvent, en certaines circonstances favorables, se changer les uns en les autres. L'Alchimiste ne croit pas en la logique de l'identité et de la catégorie qui caractérise le positivisme du dix-neuvième siècle. Il se trouve que la Physique et la Chimie du vingtième lui donnent raison, mais ces sciences s'avèrent, par le fait même, en contradiction avec le « sens commun ».

Le poète-alchimiste devra apprendre à résister aux tyrannies et aux pesanteurs du sens commun, c'est-à-dire aux opinions, aux croyances mécanisées par les explications et les gestions, afin de tenter l'aventure de l'interprétation. La sagesse dont il est question dans le texte initiatique Les Disciples à Saïs n'est pas une doxa mais une gnosis, non une croyance mais une connaissance. Les philosophes occidentaux modernes cultivent à cet égard la plus grande confusion. Le Maître de Sagesse dans le récit de Novalis n'est pas un dispensateur de réponses toutes faites apportant, à bon compte, la paix de l'âme. La pensée de Novalis est tout entière une pensée de l'inquiétude, de la promptitude. Tout se joue dans le questionnement permanent. De même l'Alchimiste interroge sans cesse les secrets de la nature sans jamais en proposer une explication définitive: c'est pourquoi les opérations de l'Alchimiste lui sont propres et ne sont pas reproductibles par n'importe qui. Ainsi en va-t-il précisément de la Sagesse que désirent les Nobles Voyageurs des récits romantiques. A la différence des sciences humaines modernes, l'usage des instruments intellectuels qui peuvent conduire à la sagesse et à la "vérité" ne prend sens que pour l'homme qui en use et à l'instant précis où il en use. La logique identitaire qui confère le vrai, l'indubitable, de façon systématique ou quantitative, est ici hors de propos. L'Alchimiste, le Noble voyageur des récits de Novalis n'anticipe point sa réponse dans la question qu'il pose, il veille, il aiguise son attention, il s'efforce de rendre plus limpide son entendement afin d'assister à la révélation progressive de la réponse qui s'ébauche à sa vision et qui, bien qu'universellement vraie, car métaphysique, ne vaudra sans doute jamais que pour lui-même.

Cette logique qui privilégie l'exception au détriment de la règle, la Qualité au détriment de la Quantité, pour étrange qu'elle puisse paraître au moderne n'en fut pas moins le principe de toutes les créations métaphysiques, théologiques et artistiques de l'humanité jusqu'à la Renaissance et souvent bien au-delà. Œuvrer aux retrouvailles avec ce Principe: tel sera le sens de notre méditation philosophale. Traité et récit initiatique, Les Disciples à Saïs ressaisissent la pensée européenne au moment où elle n'est pas encore solidifiée. Observons l'étroitesse des comportements, des pensées, du langage, des expériences de la vie quotidienne et des sensations d'un Occidental moyen en cette fin de siècle et mesurons, à l'aune des Disciples à Saïs et des Fragments de Novalis, ce qui a été perdu !

L'oraison

La méditation alchimique, qui reconnaît dans les pierres, les arbres, les hommes et les dieux des manifestations de la Possibilité universelle, nous donne, en tant que personnes, des frontières qui se perdent dans l'indéfini. L'être-là, le "dasein" s'exerce, en Alchimie, avec une plénitude oubliée depuis lors. La gnose de Novalis est l'effort héroïque, - mais animé par une confiance immense dans le génie humain et dans la bienveillance de la nature, de reconquérir la vastitude sacrée entrevue dans l'enfance et dont les affaires adultes nous séparent par toutes sortes de ruses de subterfuges et de brutalités. Cette gnose alchimique, il va sans dire qu'elle convoque les pouvoirs de l'intelligence là où la modernité spectaculaire ne cesse de les assoupir. Qu'est-ce en effet que l'intelligence, sinon, en premier lieu, la vertu d'analogie ? « De bonne heure » est-il dit dans Les Disciples à Saïs, à propos du Maître de Sagesse, « il remarquait les combinaisons, les rencontres, les coïncidences. Il finit par ne plus rien voir isolément. Les perceptions de ses sens se pressaient en grandes images colorées et diverses: il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps. Il se réjouissait à assembler des choses étrangères. Tantôt les étoiles étaient des hommes, tantôt les hommes, des étoiles, les pierres, des animaux, les nuages, des plantes; il jouait avec les forces et les phénomènes; il savait où et comment trouver ceci et cela, et il pouvait le laisser apparaître; et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes »

Art poétique, vue du monde, ce passage des Disciples à Saïs va encore au-delà: c'est un véritable traité de la souveraineté. La Quête de la souveraineté qui est au cœur du Grand-Œuvre ne se confond en aucune façon avec une recherche des pouvoirs, une inflation du Moi mais, au contraire, par une extinction du Moi dans les vastitudes lumineuses et colorées de l'Analogie. Les êtres et les choses mystérieusement correspondent. Les catégories, les identités sont frappées d'inconsistance. La pensée vole au-devant des images que lui révèle sa profondeur, miroir des hauteurs et des abîmes de l'Ame du monde. Avoir l'intelligence du monde, c'est associer le plus étroitement possible, jusqu'à les fondre en une seule gnose, la perception et la compréhension. La vision du Maître embrasse amoureusement le visible et l'invisible en un seul faisceau de connaissance. La séparation de la perception et de la connaissance est sans doute à l'origine de l'absurde spécialisation des sciences, et, plus en amont, de notre incapacité à nous livrer au ravissement du Sens qui naît de l'herméneutique créatrice. Or, comment ne pas voir que, dans leur essence, percevoir et comprendre sont un seul et même acte créateur ? La spécialisation de l'entendement, sa division en perception et compréhension, n'a de sens que dans une démarche purement utilitaire et technique. Dès lors que la connaissance se hausse au désir d'une rencontre avec le monde et non d'une simple utilisation de tel ou tel de ses pouvoirs, la perception s'approche de la compréhension, la perception rejoint la compréhension en une seule attente.

Cette attente, cette disponibilité, n'est autre que l'intelligence même, et la définition qu'en propose Novalis n'est rien moins qu'obscurantiste. Cette intelligence du monde qui joue simultanément des registres du sensible et de l'intelligible témoigne de cette souveraineté où le Moi n'est plus le centre de la pensée mais un élément parmi d'autres car, par l'expérimentation des états multiples de l'être, les choses cessent d'être asservies à un seul état, une seule identité pour entrer en concordance avec la bruissante et chatoyante souveraineté du monde. L'Art, le génie poétique naissent de cette rencontre de la perception et de la compréhension. L'Alchimiste voit la couleur et cette couleur lui porte le sens de la métamorphose en cours où le Léger, le Subtil, le Lumineux se libèrent progressivement du lourd, de l'épais et du l'obscur. « Il entendait, voyait, touchait et pensait en même temps... ». La Pensée est, au sens étymologique la pesée. La juste pondération est le propre de l'Art de la Balance, Symbole de l'Analogie qui révèle la vertu transfiguratrice des rencontres et des coïncidences. Ne rien voir isolément, n'est-ce point rendre hommage aux subtils tissages du cosmos, à ces orchestrations prodigieuses qui se révèlent à la perception lorsque la perception est elle-même compréhension ? Comment comprendre sans percevoir et comment percevoir sans comprendre ? La perception gnostique est cela-même qui nous délivre de notre identité humaine. En comprenant ce que nous percevons, nous entrons dans le langage secret des astres, des pierres, des plantes; et le Grand-Œuvre, dans sa patience et sa solennité n'est autre que l'interprétation de ce langage et son oraison: « - et c'est ainsi qu'il touchait lui-même aux cordes profondes, cherchant sur elles et s'approchant des sons purs et des rythmes... »

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

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28/12/2021

Entretien pour "littera-incitatus":

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Entretien avec Luc-Olivier d’Algange

 

Vous avez, cher Luc-Olivier d'Algange, publié naguère aux éditions Arma Artis, trois ouvrages, qui attendent actuellement, après le décès de Jean Marc Tapié de Céleyran, admirable éditeur (fondateur d'Arma Artis, dont il présidait, presque seul, aux destinées hautement philosophales) une réédition dont j'espère qu'elle sera aussi prochaine que possible. Quoiqu'il en soit, l'avis aux éditeurs audacieux est lancé ! Il s'agit de Fin Mars. Les hirondelles, qui est un recueil d’hommages à des auteurs et des lieux qui vous tiennent particulièrement à cœur, Terre lucide, écrit en collaboration avec Philippe Barthelet, sous-titré « entretiens sur les météores », et enfin, Le Chant de l’Ame du monde, qui s’achève par une Ode au Cinquième Empire, en hommage à Dominique de Roux.

Il nous semble que ces ouvrages, aussi distincts qu’ils soient par la forme, témoignent entre eux d’affinités et de résonances qui les inscrivent dans un même dessein. Pouvez-vous nous parler de ce dessein, autrement dit de ce qui, antérieur à votre écriture elle-même, suscite votre écriture, ou bien est-ce là s’aventurer dans une zone inviolable, radicalement inconnue, ou d’avance récusée théoriquement ?

Luc-Olivier d’Algange : - J’aime ce mot : dessein, que vous utilisez. Il me semble que notre temps, si planificateur, est aussi riche en « plans de carrière » qu’il est pauvre en desseins créateurs… Le dessein n’est pas un calcul sur l’avenir, et s’accorde fort bien avec ce que l’on peut nommer le hasard, la fortune, la chance ou la grâce. En écrivant, si l’on se tient à la disposition de ce qui advient on va littéralement Dieu sait où. Une grande part est laissée à l’aventure, « à la venvole » pour reprendre la formule de Philippe Barthelet.

Si l’écriture n’est pas seulement expression d’une pensée antérieure, si le langage est partie constituante et non seulement partie constitutive de la pensée, il s’en faut de beaucoup que l’œuvre ne soit qu’un « travail du texte ». En amont de notre langue, le Logos, qui se tient dans son royaume de silence, œuvre, à notre insu parfois, à notre délivrance et à notre souveraineté. En écrivant, nous sommes ses Servants. Une trame secrète se révèle peu à peu. Je ne puis me défendre de l’idée, peut-être étrange à la plupart des intellectuels modernes, que le livre que nous écrivons est déjà écrit dans quelque « registre de lumière », pour reprendre la formule des théosophes persans, dans un « suprasensible concret », que nos phrases tracées sur le papier (j’appartiens à ces archaïques qui s’offrent encore le luxe d’écrire avec de l’encre sur du papier) se révèlent par gradations, comme dans une lumière croissante. J’en veux pour preuve cette impression d’aurore fraîche, presque dure, qui environne le moment où nous allons commencer à écrire… Une phrase survient, et nous savons si peu où elle va nous conduire qu’il faut bien se rendre à l’évidence que nous ne sommes plus dans une activité susceptible d’être planifiée … Un ordre préside à ce chaos d’intuitions, une cohérence née de l’improvisation elle-même, et qui ne pouvait naître autrement. La notion d’inconscient, en l’occurrence, ne me paraît que partiellement opérante, et s’il s’agit bien d’un inconscient, je serais plutôt enclin à penser à l’inconscient de la langue française elle-même, sa part immergée, songeuse, étymologique, nervalienne, sa vérité héraldique, tisserande, qui, se servant de nous pour se révéler, nous tient littéralement à sa merci.

Tout cela pour vous dire que ni l’objectivité du travail stylistique, ni la subjectivité expressive ne me paraissent pouvoir rendre compte de ce qui est à l’œuvre. Ce qui se dit à travers nous nous appartient parce que nous lui appartenons, et cette appartenance, et là seulement intervient notre entendement singulier, nous libère, nous élargit, nous restitue à cette latitude humaine et divine que presque tout, dans le monde affairé où nous vivons, contribue à restreindre à l’extrême. Le Logos, en hauteur, en largeur et profondeur, dès lors que nous consentons à le servir avant de servir ce que nous croyons être nos compétences et notre subjectivité, nous ouvre à des vastitudes insoupçonnées. Ces vastitudes, plus encore que celles que l’espace visible, sont les espaces du temps.

Dans Fin Mars. Les hirondelles, dont le titre est un hommage à celui que Philippe Barthelet nomme « l’altissime Joseph Joubert », mon dessein fut de rendre le temps visible : temps des œuvres, des civilisations, et encore le temps comme attention, comme attente paraclétique, incandescente, telle qu’elle brûle dans les œuvres d’André Suarès ou de Dominique de Roux, ou, bien avant, dans celles de Ruzbehân de Shîraz, de Sohravardî, ou encore, d’une façon différente, chez Hölderlin ou Hermann Melville… Certaine oeuvres font date, elles participent des rythmes du temps, du renouveau du temps, et à partir d’elles si magnifiquement fidèles aux clartés antérieures, d’une certaine façon, tout recommence…. Et ce recommencement qui témoigne d’un au-delà du temps n’est lui-même qu’un retour à la vérité de l’être, c’est-à-dire à l’éclaircie de la toute-possibilité. Tout soudain, à relire ces auteurs, redevient possible ! Nous voici, les lisant, dans un usage sapientiel de la lecture, qui nous restitue à ce dont nous étions séparés par des illusions funestes… Voici l’inépuisable richesse du réel qui va de la substance la plus opaque à l’essence la plus lumineuse, en gradations infinies, dans ce chromatisme prodigieux dont surent si bien parler Ibn’Arabî et Jacob Böhme, mais aussi, d’une autre manière, ces écrivains, tels que Henri Bosco ou Henry Montaigu, qui, sourciers à l’écoute des ressources profondes de notre langue, en laissent circuler les vertus jusqu’aux plus hautes branches, aux plus fines, aux plus impondérables, les mieux accordées aux rumeurs célestes et aux puissances telluriques.

Nous voici précisément, il me semble, au cœur de votre ouvrage commun avec Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores. Il s’y dessine aussi un autre recours, celui de l’amitié, de la conversation, contre tous les systèmes et toutes les idéologies, ou plutôt, en dehors d’elles.

Luc-Olivier d’Algange : - Il y aurait peut-être une sorte de redondance à s’entretenir à propos d’un ouvrage qui est déjà un entretien, sinon à rappeler (comme hommage à ce qui me fut une chance rare) que Philippe Barthelet est, par ailleurs, l’auteur d’un vaste « roman de la langue française », qui s’ouvre, à chaque phrase, sur la plus exacte et la plus profonde méditation métaphysique. Le propre de notre ouvrage étant de ne pouvoir se résumer, de même que l’on ne peut résumer une promenade au bord d’un fleuve (et l’on sait aussi, par Héraclite, que « l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), je laisse le lecteur, si le cœur lui en dit, à découverte de ce livre quelque peu maistrien et dont il pourra lui-même, dès lors notre invité, être à la guise le Comte, le Chevalier ou le Sénateur ! Disons seulement qu’en ces temps monomaniaques, idéologiques et puritains rien ne semble plus rare que les bonnes conversations, et je ne suis pas loin de penser que presque toutes les œuvres dignes d’êtres lues participent ou invitent à une conversation ; qu’elle soit, bien sûr, avec le lecteur, ou avec des prédécesseurs, voire avec les êtres et les choses les moins saisissables : nuées, nuances, météores, signes du ciel… En réalité, il n’y a pas de monologue, sauf chez les fous ou les Modernes. Toute œuvre est, par nature, dialogique

Le Chant de l’Ame du monde est-il, en suivant votre idée, un dialogue avec l’Ame du monde ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’Ame du monde est ce qui rend possible les conversations. Elle est la lucidité de notre terre. C’est dire qu’elle n’a rien d’abstrait ; elle n’est pas davantage, s’il faut le préciser, une sorte de « world music » adaptée aux besoins euphorisants du village planétaire, quand bien même lui revient une prérogative irrécusable d’universalité : celle du cosmos, tel qu’il se figure sur le bouclier de Vulcain dont parle Virgile. L’Ame du monde est la Sophia… Entre le sensible et l’intelligible, elle recueille les éclats de l’un et de l’autre, dans leurs mouvements, leur ressacs, leurs réminiscences qui irisent la présence pure. L’Ame du monde ne se conceptualise pas. Elle affleure, elle transparaît, dansante comme à travers le feuillage bruissant, comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, vérité insaisissable et lustrale, réfractée et diffractée, en splendeur, là où adviennent les Anges et les dieux, ces réalités à la fois intérieures et extérieures. Mais les poèmes, je le crains, ne se résument pas davantage que les conversations…

L’impression nous vient que, les ayant écrit, vous n’avez pas particulièrement de commentaires à ajouter à vos livres, soit par humilité, soit que vous les considériez comme derrière vous, soit que vous en laissiez le propos à vos lecteurs… S’il ne vous déplait pas, nous aimerions cependant poursuivre cet entretien par des considérations plus générales, politiques, poétiques, et métaphysiques, qui nous reconduiraient à ce qui a donné naissance à ces ouvrages… Et pour commencer, quels sont vos Maîtres ?

Luc-Olivier d’Algange : - Nos écrits ne sont pas toujours « derrière nous », ils sont peut-être lancés en avant, ce vers quoi nous cheminons ; ce qui rendrait d’autant plus difficile d’y revenir, d’en faire le commentaire, sans compter le ridicule à être son propre glossateur ! Et puis, le « monde culturel » me semble avoir tourné de telle façon que l’on cherche bien souvent à se faire une idée des ouvrages d’un auteur sans les lire. Alors autant ne pas abonder dans le sens de cette mauvaise paresse et s’attarder indûment sur ce qui a déjà été écrit, et qui le fut précisément, pour échapper à ces quelques opinions, abstractions ou généralités où les gens « informés » voudront les ensevelir ! En revanche, et j’en suis bien d’accord avec vous, parler de ses Maîtres est un devoir de gratitude, et surtout une joie qui renouvelle celle que nous avions à les lire.

Je considère comme des Maîtres tous les auteurs qui m’ont appris quelque chose, et ils sont nombreux. Mais pour en distinguer quelques uns, outre ceux dont je parle dans Fin Mars. Les hirondelles, peut-être convient-il d’en revenir aux premiers en date, à ces lectures de l’adolescence qui nous donnent des raisons d’être, nous confirment dans nos audaces, affermissent notre courage et notre intelligence. Au monde souvent mesquin et étriqué qui s’apprête à nous dévorer dans la tendreté de notre âge, ils opposent un contre-monde, qui n’est pas un refuge mais une exigence plus haute. Ceux-là sont des amis ; ils nous donnent des armes et nous montrent le monde plus grand, plus intense, plus aventureux. Car enfin, l’inanité est là, depuis notre adolescence : le monde devient un monde-machine, toutes les souverainetés sont corrodées, arasées. L’infantilisme et la bestialité triomphent sur tous les fronts, et après deux ou trois vagues de totalitarisme, depuis la Terreur de 1793, les hommes se sont si bien habitués à n’être que des « agents » et des « rouages », leur servitude volontaire est si bien intégrée à leur complexion, à leur physiologie même, que la survie de l’esprit humain, dans ses pouvoirs de discrimination et ses puissances poétiques, est devenue des plus aléatoires, alors même que la Machine, autrement dit, la société de contrôle (qui succède, pour tout arranger, aux sociétés de souveraineté et aux sociétés disciplinaires) travaille sans relâche à éliminer précisément toute chance d’être, toute chance, selon le mot d’Hölderlin « d’habiter en poète ». Deux maîtres donc : Villiers de L’Isle-Adam et Hölderlin.

Villiers de L’Isle-Adam fut l’auteur qui m’arracha à ce qui me semblait devoir être une triste singularité. Il me vint à cet âge inquiet où il s’en faut de peu que nous ne concevions, non sans quelque effroi, être fort esseulés dans notre pensée. Certaines œuvres sont, pour ainsi dire, en forte teneur d’amitié spirituelle. Il semble qu’une main nous soit tendue, mais avec une arme, fraternellement, à nous qui étions désarmés. Une contradiction se trouvait résolue. Nous pouvions donc, en même temps, récuser la société et consentir à être les héritiers de la civilisation, porter un songe de splendeur et exercer nos sarcasmes à l’égard d’un monde qui s’acharnait en médiocrités despotiques à nous rendre la vie apeurée, misérable et banale. Refuser d’un même geste l’avilissement et le nihilisme, ne pas vivre en bête traquée, tout cela tient dans la dédicace de L’Eve future : « Aux railleurs, aux rêveurs ». Le rêve devenait ainsi, non plus une fuite, mais un Songe plus haut, fondateur, celui-là même dont naissent les civilisations. Les Contes Cruels anticipent, en tout point, et parfois à partir d’infimes indices, ce monde ridicule, malfaisant et sinistre que décrira plus tard, mais en l’ayant sous les yeux, Philippe Muray…Villiers de L’Isle-Adam, lui, nous donne l’alexipharmaque avant même que le poison ne ruisselât dans nos veines ! Magistrale leçon d’ironie guerroyante, ouverte à chaque phrase sur des hauteurs et des profondeurs métaphysiques ; humour cruel et fidélité pure, c’est-à-dire brûlante, à l’égard de ce qui, dans notre bref séjour ici-bas, nous tient dans la proximité ardente de la voix du cœur et de la beauté ; pessimisme alerte et joyeux ; ethos héroïque qui répond, avec la désinvolture aristocratique qui lui est propre à la mise-en-demeure d’Hölderlin : «  A quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » A quoi bon ? A rien du tout… Mais à l’entendre ainsi, dans la définition que Pessoa donne du Mythe, «  ce rien qui est le tout », sceau invisible de cette visible empreinte qu’est le monde.

Nul, de façon plus radicale qu’Hölderlin, n’eut l’audace de se tenir en cet espace intermédiaire, à la fois éblouissant et ténébreux, mais aussi parfois clair d’une douce clarté et comme à l’ombre de feuillages orphiques, où le Mythe vient à la rencontre du réel pour en révéler la nature véritable. Hölderlin n’écrit pas à propos du Mythe, ses poèmes ne sont pas des poèmes mythologiques, au sens néo-classique ou romantique, mais des épiphanies survenues, de façon imprévisible, à l’intérieur de la langue allemande. Hölderlin parle de l’intérieur : il est le feu qui éclaire et consume. Le sacré, le Mythe sont, chez Hölderlin, des advenues, l’apparaître de l’apparition elle-même, qui naît au moment où nous naissons avec elle. C’est ainsi qu’il peut laisser transparaître l’une dans l’autre la figure du Christ et celle d’Apollon, c’est ainsi que sa poésie nous dit, du sacré, une profondeur en attente, qui, jusqu’à présent, fut à peine entrevue, c’est ainsi que le plus lointain, le plus antérieur, s’irise dans ses écrits comme une promesse encore insoupçonnée.

La plupart des œuvres, quand bien même s’amoncèlent à leur sujet des thèses universitaires, n’ont pas encore été lues. Je veux dire que réduites au statut d’objets, un interdit à les lire n’a pas encore été levé. Etudiant les œuvres, les tenant à distance par des méthodes critiques, on s’épargne la chance et le risque d’en être ravi, c’est-à-dire dépossédé du rôle d’analyste auquel se complaisent nos arrogances intellectuelles. Au-delà même de l’expérience sensible et intelligible que nous pouvons avoir d’une œuvre, qui est déjà elle-même supérieure à la simple étude universitaire, une autre possibilité demeure « en réserve », selon la formule d’Heidegger, qui est celle de la relation avec l’œuvre. C’est du passage de l’expérience à la relation, c’est à dire à la survenue d’une conversation dont témoignent à leur mesure Fin Mars. Les hirondelles, et, d’une façon plus directe encore, Terre Lucide. En son hiver, il me semble que notre civilisation est en attente d’un printemps herméneutique, d’une terre lucide annoncée par ces météores, ces « signes du ciel » que sont les œuvres des poètes.

Nous retrouvons dans ce printemps herméneutique, votre méditation sur les saisons, sur le retour, sur le temps qu’il fait et celui qui passe. Quel serait le « temps » de l’herméneutique ?

Luc-Olivier d’Algange : - L’herméneutique nous initie à une autre temporalité. Ni le cercle, ni la ligne droite mais une sorte de spirale qui, repassant par les mêmes points, nous porte plus haut. L’herméneutique, et que l’on entende bien sous ce vocable austère, un voyage odysséen et non un travail d’expert, fait apparaître dans une œuvre plus qu’à première vue. Ressaisissons notre bien : ne le laissons pas au seul usage des spécialistes. Les œuvres sont des signes d’intelligence que nous adresse l’aléthéia, la vérité qui n’est pas objet d’évaluation mais l’instant de sa propre révélation. Les abysses lumineuses des poèmes d’Hölderlin disposent nos entendements aux abysses lumineuses de l’instant qui est l’éternité même. Celle qui oscille dans les fleurs de cerisiers !

A chacun d’entre nous une œuvre reste à accomplir qui est de se réapproprier ce dont le monde-machine nous a exproprié : les paysages, les heures, les noces d’Eros et de Logos, la qualité et la dignité des êtres et des choses. Mais cette recouvrance si elle exige une décision résolue, n’implique nulle âpreté. Il ne s’agit pas d’être crispé sur son dû, mais de s’abandonner à ce qui nous appartient : ce temps qualifié, ces événements de l’âme. Nous reprenons possession du monde comme d’un texte sacré en refusant de le planifier, en lui laissant la chance de nous faire signe, en aiguisant notre entendement à percevoir ces subtiles invitations par-delà « le vacarme silencieux comme la mort » dont parlait Nietzsche.

Voyez comme les prétendants littéralistes préjugent dans les textes sacrés de la « vérité » qu’ils y veulent trouver pour ensuite l’administrer, et comme ils laissent peu de place à la surprise, et comme ils trahissent en réalité la lettre à laquelle la véritable herméneutique retourne, comme Ulysse après son périple. Toute opinion est fondamentaliste, hostile par ses prémisses et ses usages à l’aventure de l’esprit. S’il importe de na jamais oublier que nous vivons sous le règne de l’Opinion, il importe encore davantage de ne pas se laisser subjuguer ou obnubiler par la terreur qu’il prétend nous inspirer. Ce qui n’est pas, fût-ce un néant dévorant, ne peut en aucune façon triompher de qui est, ni empêcher ce qui fut d’avoir été et de demeurer présent dans la présence, dans la délicieuse anamnésis dont l’essor se confond avec le pressentiment lui-même, avec ce qui crée et ce qui fonde.

La didactique coutumière, scolaire, oppose le platonisme et l’hédonisme, comme elle suppose que la philosophie platonicienne oppose le sensible et l’intelligible pour déprécier l’un au détriment de l’autre, alors qu’elle les hiérarchise, ce qui est tout différent ! Cette mésinterprétation banale de la pensée platonicienne procède de la difficulté que nous avons, nous autres modernes, à sortir d’une pensée de l’antagonisme. Hiérarchique, graduée, la pensée platonicienne récuse par avance l’antagonisme que les exégètes futurs y voudront introduire. Le sensible ni l’intelligible ne sont, en soi, préférables, l’un à l’autre, ce ne sont pas des camps, des partis, mais des modes opératoires de notre compréhension du monde et dont les œuvres sont les noces ardentes.

Si l’on me dit qu’un hédonisme néoplatonicien est impossible, que la louange du sensible, la relation extatique avec le monde sensible est impensable par la célébration de l’Idée, de la Forme, eh bien soit : je l’invente, je la rend possible, je l’instaure, j’en fais la prémisse d’une philosophie nouvelle ! Mais, à dire vrai, je ne crois pas être si novateur, mais seulement l’héritier d’un courant philosophique moins connu, moins balisé, d’une façon de philosopher, d’un poien qui, à l’exemple de Plotin, de Sohravardî, de Ruzbehân de Shîraz, de Pic de la Mirandole, ou de Marsile Ficin, hiérarchise pour ne pas opposer, ce qui appartient au visible et ce qui appartient à l’invisible, l’un et l’autre n’étant que des moments différents de l’apparaître.

Cette tradition héliaque, métaphysique et patricienne, tenue à l’écart par une idéologie dominante, lunatique et matérialiste (celle précisément des « hallucinés de l’arrière-monde » dont parle Nietzsche) me semble non seulement devoir être défendue et illustrée, par l’exemple, par la beauté du geste, mais aussi en tant qu’art poétique et romanesque, si lassés de l’expression de la subjectivité, nos contemporains désirent à nouveau tenter la grande aventure des états multiples de l’être et de la conscience. De même que le printemps herméneutique éveille et discerne dans les textes les « états » et les « stations », les degrés et les plans d’interprétation différents, on peut espérer et imaginer un printemps poétique et romanesque où, à l’hiver du durcissement des certitudes, à l’aridité et aux froidures conceptuelles, formalistes ou vengeresses succèderait un ressaisissement du chant et de la vision.

« Ne servir que sa vision » écrivait Dominique de Roux, qui recommandait aussi de ne pas oublier notre exil fondamental, et que « nous sommes partout et toujours en territoire ennemi » : observation qu’il importe, il me semble, de ne pas prendre dans un sens pathétique, mais plutôt pragmatique, à la façon de Marc Aurèle. Chaque heure que nous sauvons de la confusion, de l’agitation, des promiscuités débilitantes, chaque heure sauvée de l’endormissement hypnotique du travail et des distractions, chacune de ces heures est une victoire : nous y retrouvons, sauvegardées et d’une fraîcheur castalienne la puissance, la beauté et bonté. Les mots ont le pouvoir de recréer ce qu’ils détruisent.

Que pouvez-vous nous dire à propos de cette tension entre le pouvoir créateur et le pouvoir destructeur du langage ?

Luc-Olivier d’Algange : - Les mots tuent, au propre et au figuré, et parfois d’ennui. Les totalitarismes nomment pour tuer en renversant la « logique » de la divine création qui nomme pour faire advenir à l’être. Le totalitarisme dédit ; son jargon est la mesure de sa perversion : ce qu’ont démontré, de façon magistrale, Orwell ou George Steiner. La définition du mal échappe aux moralisateurs pour autant qu’ils méconnaissent cette atteinte au Logos ou au Verbe. S’il est bien souvent question, dans Terre lucide, des ressources de la langue française, c’est qu’en elles s’avivent nos pensées. Par cette langue nous appartenons à une tradition qui nous libère de nos subjectivités outrancières et nous donne la latitude de penser, c’est-à-dire de peser le juste et l’injuste… Il n’est pire conformisme que celui du « non-conformisme » où chacun croit pouvoir penser par lui-même dans le déni de toute tradition et de tout héritage, et s’en trouve ainsi penser comme tout le monde, exactement selon le vœu des « prescripteurs » de la publicité. Les dogmes, les doctrines, laissaient encore la part à la critique, alors que le conformisme de l’informe est une glue, un totalitarisme sans issue, car il enferme chacun en lui-même… Bienvenue dans le monde du « chacun pour soi » où règne le grégarisme au suprême, où la bétaillisation de l’être humain se fonde non plus sur un despotisme discernable mais sur une servitude volontaire, oublieuse de sa volonté, relayée par la technique et devenue presque physiologique, au point qu’il n’est pas absurde parler d’une post-humanité, mais régressive, à la fois hyper-technologique, numérisée, clonée, et psychologiquement réduite à l’infantilisme. Le conformisme de l’informe devient ainsi le principal recours des faiblesses coalisées contre la singularité et la force, en meutes d’autant plus impitoyables qu’elles travaillent, comme l’écrivait Philippe Muray, pour « l’empire du Bien ».

Que reste-t-il alors des sentiments humains, une fois débarrassés des intempestives grandeurs ? La langue s’y étiole, l’entendement s’y rabougrit, la privation sensorielle s’instaure disposant la conscience à ne percevoir que des représentations secondes, au détriment de la présence réelle des êtres et des choses, présence réelle qui contient en elle les abysses et les hauteurs, une verticalité qui sacre l’Instant, notre seul bien… Le printemps herméneutique est à la pointe de chaque phrase lue ou écrite amoureusement ! Le printemps herméneutique est la floraison du Logos qui, à partir de ses racines, de ses étymologies, délivre la puissance du silence, de son cœur de feu, de sa vérité paraclétique.

Dans Fin Mars, les hirondelles, vous évoquez le Paraclet, à propos d’André Suarès, d’Henry Corbin et de Dominique de Roux. Pouvez-vous nous préciser ce qu’est le Paraclet, et son « règne » dont certaines œuvres vous semblent l’attente ardente ?

Luc-Olivier d’Algange: - Le Paraclet est l’Esprit-Saint, et le règne du Paraclet qui succède au règne du Fils, comme celui-ci succède au règne du Père, serait l’accomplissement de l’Alliance, l’accomplissement d’une liberté souveraine, d’une terre céleste, lucide… Cependant, je suis loin de prétendre à théoriser en ce domaine, et plus loin encore de comprendre comment s’inscrirait dans « l’histoire », cette succession de règnes qui, d’une certaine façon, m’apparaissent pour ainsi contemporains les uns des autres ; de même que dans l’écriture, qui se situe entre le silence et la parole, le silence de « ce qui n’est pas encore dit » et la parole dont on se souvient, le temps est bien davantage qu’une ligne droite, qu’une historicité déterminable et déterminante…. Entre le Logos rayonnant du silence de la toute-possibilité et la parole filiale, la parole en filiation spirituelle, le Paraclet gradue ses révélations dans notre conscience. Il est cet « entre-deux » entre ce qui est dit et celui qui reçoit la parole, cet espace intermédiaire et impondérable comme le sens lui-même qui s’offre à être traduit du silence.

Le temps a été créé avec le monde pour peupler de réminiscences les commencements sans fins. Chaque phrase que nous écrivons ne vaut d’être écrite que si, d’autorité, elle recommence le monde. Le Logos et le Verbe disent une même réalité cosmogonique. La poésie, à cet égard, consiste moins à ré-enchanter le monde qu’à lui ôter le voile qui nous le désenchante, qu’à l’arracher aux fictions misérables et sinistres qui font que la réalité, comme l’écrivait Rémy de Gourmont, finit par copier les mauvais romans : monde plat, sans syntaxe ni grammaire, mots réduits à leurs écorces mortes, sentiments et vertus réduits à l’apparence qu’ils donnent selon les normes du kitch, dérisoire ou titanesque… Le nouveau règne, celui dont parlait Stefan George, débute sitôt que l’on s’éveille de ce mauvais songe, de cette pensée stéréotypée, binaire, qui nous réduit à l’alternative ou au compromis. Et comme l’écrivait Rimbaud : « là tu te dégages, et voles selon. »

 

(Entretien réalisé par André Murcie pour Littera-incitatus )

 

La parution de Terre Lucide, entretiens sur les météores et les signes des temps, est prévue, désormais, aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria.  

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L'éclaircie de l'être:

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Luc-Olivier d'Algange

Notes sur l’éclaircie de l’être

 

«  Mais où le Soir guide-t-il l'obscure pérégrination de l'âme d'azur ? Là-bas où tout est autrement assemblé, abrité et sauvegardé pour un autre Levant. »

Martin Heidegger

 

La pensée méditante et la source de Mnémosyne

« Lorsqu'elle est attentive à son essence, écrit Heidegger, la philosophie ne progresse pas. Elle marque le pas sur place pour penser constamment le même. Progresser, c'est à dire s'éloigner de cette place, est une erreur qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. »

Pour avoir perdu le sens de l'aube, du crépuscule et du Grand-Midi, pour être devenu indifférents et insensibles aux qualités diverses de la lumière, luminante, irradiante ou splendide, pour n'avoir pas assez vénéré la limpidité de la source de Mnémosyne, pour nous être réfugié derrière des écrans et être devenu les otages de la pensée calculante et informaticienne, notre monde (où l'éclaircie de l'Etre brille par son absence, comme une nostalgie lancinante et devenue incompréhensible) est devenu la proie d'une pénombre uniformisatrice.

En cette pénombre, les choses deviennent indistinctes et interchangeables; elles perdent leurs qualités et leurs secrets qui jadis étaient aussi sacrés que les fins dernières, pour devenir des moyens d'échange. A la faveur de cette pénombre « l'indigence de la pensée est un hôte inquiétant qui s'insinue partout ». Dans la grande liquidation des croyances et des valeurs, l'amnésie devient la seule valeur, mais le rien qu'elle véhicule n'est pas inoffensif, c'est un néant qui nous menace, non sous une forme apocalyptique mais dans l'insignifiance même de la vie quotidienne. L'apocalypse est toujours révélation; l'insignifiance, elle, est ce qui tend à rendre toute révélation impossible à jamais. « Le monde, écrit Heidegger, apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculante dirige ses attaques et à ces attaques, plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant. On ne considère pas assez que ce que les moyens de la technique nous préparent, c'est une agression contre la vie et contre l'être même de l'homme et qu'au regard de cette agression, l'explosion d'une bombe à hydrogène se signifie pas grand chose. »

L'homme qui n'entend pas renoncer à la suprématie de la pensée méditante est donc amené aujourd'hui à résister, à entrer dans une sorte de clandestinité impérieuse où son dessein secret se garde pour lui-même une chance de ne point disparaître, de subsister, en dépit des agressions, de plus en plus systématiques, de la pensée calculante et utilitaire. Or, celui qui garde au secret son privilège est aussi, par cela même, gardien de la nuance et du monde subtil. Lui seul connaît la voie de l'Ether, la pensée la plus libre, la plus haute et la plus ardente.

L'Ether, nous dit la philosophie grecque, est l'élément le plus subtil caché dans l'intimité de tous les autres éléments. Chacun sait qu'il est dans la nature de l'Ether, secret intérieur de la plus grande intimité de la substance, de déboucher sur l'ivresse du Grand-Large. La quête de l'alchimiste rejoint la recherche de l'herméneute. Mais l'existence de l'alchimiste et de l'herméneute est remise en cause par le monde moderne qui, d'ailleurs, par défaut d'être et de mémoire, n'est plus un « monde » mais, tout au contraire, un interrègne ou une hypothèse mal comprise. L'alchimiste et l'herméneute, ou, disons, le poète et le penseur, n'ont plus de place dans un « monde » où, comme le dit Heidegger, l'établissement de l'homme en tant que animal rationale, comme bête de labeur, confirme l'extrême aveuglement touchant l'oubli de l'être: « Mais l'homme d'aujourd'hui veut être lui-même le volontaire de la volonté de volonté pour laquelle toute vérité se transforme en l'erreur dont il a besoin afin qu'il puisse être sûr de se faire illusion. Il s'agit pour lui de ne pas voir que la volonté de volonté ne peut rien vouloir d'autre que la nullité du néant en face de laquelle il s'affirme sans pouvoir reconnaître sa propre et complète nullité. Ainsi la bête de labeur est abandonnée au vertige de ses fabrications afin qu'elle se déchire elle-même et se détruise dans la nullité du Néant. »

L'oubli de l'être, et la culture de l'amnésie qui en procède, n'est donc pas seulement un défaut ou une privation de possibilités supérieures, c'est aussi une remise en cause de ce que nous sommes en notre plus grande humilité: être au monde, comprendre ce qu'il nous advient, trouver un sens, sinon à notre destin personnel, du moins à ce qui nous environne, en somme, vivre et exister, et non point seulement subsister et servir. Que la culture moderne ne fût point une incitation à s'interroger sur le sens de la vie serait déjà déplorable mais la question aujourd'hui est de savoir si la vocation de la culture moderne n'est point d'interdire cette question au point de la rendre incompréhensible afin de contraindre l'homme à la « volonté de volonté » et de ne jamais le distraire de son établissement comme « bête de labeur » dans l'oubli de l'être ? Cette question, pour être entendue, doit d'abord apparaître comme subversive en ce qu'elle renverse les priorités ordinairement admises. Dès lors, la fin cesse de justifier les moyens et la haine du secret, où René Guénon voyait à juste titre une caractéristique de l'homme moderne, apparaît non plus comme une volonté de libre échange mais comme la volonté totalitaire d'une domination, ou plus exactement, d'un contrôle absolu, qui ne laisse plus aucune chance à la clandestinité. Cette volonté totalitaire sera d'autant plus destructrice que toute réalité humaine, naturelle, ou divine, suppose toujours la permanence d'un secret.

La haine moderne ne viendra point à s'assouvir avant d'avoir torturé jusqu'à la mort la nature, les hommes et les dieux. Les théories matérialistes, qu'elles soient biologiques ou économiques, ne sont rien d'autre qu'une tentative de justifier, en langage didactique, cette haine érynienne. Vouloir être moderne à tout prix est le meilleur moyen de s'assurer de ne jamais comprendre l'essence de la modernité et de ne jamais pouvoir s'en rendre maître. L'essence de la modernité, qui d'emblée se manifeste par une désagrégation du Logos, du langage, réside dans l'échec de l'Idée olympienne, céleste, ouranienne et surnaturelle et dans le triomphe provisoire du monde des titans. En ce sens, dira-t-on, la modernité n'a rien de moderne; et, en effet, la modernité est elle-même une illusion, une erreur « qui suit la pensée comme l'ombre qu'elle projette. »

Tant que la pensée se laisse fasciner par cette ombre, la réalité du monde moderne lui échappe et la pensée lui demeure ainsi assujettie, rendue subalterne, utilitaire, servile : « Lorsque la pensée, s'écartant de son élément, est sur son déclin, écrit Heidegger, elle compense cette perte en s'assurant une valeur comme instrument de formation, pour devenir bientôt exercice scolaire et finir comme entreprise culturelle. On ne pense plus, on s'occupe de philosophie... C'est pourquoi le langage tombe au service de la fonction médiatrice des moyens d'échange grâce auxquels l'objectivation, en tant que ce qui rend uniformément accessible tout à tous peut s'étendre au mépris de toute frontière. » Le langage tombe ainsi sous la dictature de la publicité. Préfigurée par les totalitarismes du début du siècle, qui en furent les inventeurs, l'ère de la « communication » apparaît de plus en plus comme une immense machine de guerre destinée à en finir avec le langage, qui est la maison de l'être, et la pensée méditante qui, à travers le langage, atteste en elle-même la possibilité sans cesse renouvelée pour l'homme de se rejoindre dans la rencontre nuptiale de l'être et de la Présence: « Etre, depuis le matin de la pensée européenne-occidentale et jusqu'à aujourd'hui, veut dire le même que Anwesen,- approche de l'être. Dans le mot Anwesen parle le présent ».

Rien ne s'oppose à la présence de façon aussi systématique et militante que l'idéologie du progrès. Perpétuelle fuite en avant, qui est avant tout une fuite devant la pensée, l'idéologie du progrès caducise chaque instant aussitôt que perçu et réduit ainsi le présent à un atome qui cesse d'exister au moment même où il apparaît. Dans l'ordre moral l'idéologie du progrès agit de la même sorte. Le Bien est toujours « en avant », dans un futur indéterminé, qui n'existe pas encore et cependant légitime les pires crimes au nom de sa venue ainsi qu'en témoignent les utopies révolutionnaires ou « évolutionnistes ». Outre le scepticisme à l'égard de tout combat politique, cette observation nous donne aussi à comprendre en quoi l'oubli de l'être, le mépris du langage, demeure de l'être, deviennent effectivement, de par le triomphe de l'idéologie progressiste, la proie de ce vide dévorant qu'Heidegger nomme « la nullité du néant ». Si, en effet, dans la durée linéaire du progrès, le futur n'existe pas encore, le passé n'existe plus et le présent n'existe déjà plus, tout se trouve ainsi réduit à l'inexistence, et c'est en quoi le progrès est vraiment l'idéologie dont le propre est de « néantiser ».

Au contraire, le mot même de « présence », dans son acception la plus familière, implique l'existence du présent et mieux encore, le déploiement d'une expérience de l'être à partir de ce présent qui, dès lors, devient l'essentiel, et se tient au cœur du temps comme une île dans l'immensité des eaux ; ce que suppose l'existence même du mot instant. « En tant qu'il est le fondement, écrit Heidegger, l'être amène l'étant à son séjour dans la présence. » Alors que l'idéologie du progrès procède avant tout d'une haine du secret et d'une volonté de tout asservir à l'utilité au calcul, la philosophie de l'être et de la présence, elle, s'efforce de demeurer au plus prés de la sérénité de ce qui est : « La pensée qui calcule, écrit encore Heidegger, ne nous laisse aucun répit et nous pousse d'une chance à l'autre. La pensée qui calcule ne s'arrête jamais, ne rentre pas en elle-même. Elle n'est pas une pensée méditante, une pensée à la poursuite du Sens qui domine en toute chose ».

Il importe de s'attarder à cette expression: « une pensée à la poursuite du Sens qui domine en toute chose ». Cette pensée, on l'a vu, ne peut être qu'une pensée méditante qui trouve son origine dans le déploiement de la présence, mais pour mieux encore définir cette pensée on peut dire qu'il s'agit d'une herméneutique. L'herméneutique pose la question du Sens, elle s'interroge sur le Sens. En cela l'herméneutique se distingue d'une banale explication. L'explication est le résultat d'une analyse, l'herméneutique est l'accomplissement d'une interprétation.

« C'est aussi pourquoi il est dit, écrit Heidegger, à propos de Sein und Zeit, que c'est seulement à partir du Sens, c'est à dire à partir de la vérité de l'être que l'on peut comprendre comment l'être est. » Alors que l'analyse dénombre et classe les procédés et les influences du texte, l'interprétation, elle, s'efforce d'en exhausser le Sens. Cet exhaussement est anamnésis, ressouvenir. Le Sens préexiste à l'œuvre, il domine en amont des signes, il en éclaire les aspects dans tout ce qui est.

Ainsi l'exhaussement du Sens est une aurore. Le pressentiment du ressouvenir est une clarté diaphane qui annonce le retour du soleil: l'embrasement de l'horizon. Le ressouvenir exhausse le Sens comme le soleil s'exhausse de l'horizon. Ce pourquoi nous pouvons dire, et cela se dit depuis l'origine de la pensée européenne jusqu'à la plus récente phénoménologie, que toute véritable pensée est une aurore, un recommencement qui se souvient. Non point, entendons-nous, une table rase mais une remémoration immémoriale, un retour vers une origine qui se souvient de tout ce qui doit advenir.

La remémoration immémoriale est « cette pensée la plus abyssale » à laquelle Nietzsche donna le nom d'Eternel Retour. L'Eternel Retour dont parle Nietzsche n'est pas davantage une formule moderne du temps cyclique familier au monde antique que le ressassement catastrophique auquel se voit réduit l'homme moderne dans ses tentatives activistes qui toujours conduisent au même échec. L'Eternel Retour, l'anneau du Retour que chante Zarathoustra est le secret de l'Eternité, la façon humaine de dire l'Eternité qui nous épouse et nous sauve de la déréliction, de l'insignifiance et du néant.

L'Eternité est le rayonnement du Sens, la clarté de sa domination dans tout ce qui est; et cependant, cette clarté est indivulguée, secrète. Nul n'y parvient sans un long cheminement hors des routes balisées. L'esprit d'aventure doit venir à la rescousse de l'esprit d'exactitude. L'herméneutique est cette quête ardente, cette chasse subtile, ce pèlerinage. L'herméneutique va à la rencontre de l'écrit et du monde avec une confiance native dans le génie de l'écrit et du monde. Le Sens caché apparaît à qui le désire dans la présence. La présence est l'apparition du Sens. Par elle, le Sens, qui domine en tout ce qui est, se divulgue à nous.

De même que la pensée méditante est un chemin et non une méthode, l'herméneutique n'est pas un système mais un art, au même titre que l'alchimie, qui cherche dans les éléments l'Ether, le Subtil, source de toute génération. Pour l'alchimiste, un secret demeure enclos dans les éléments, une âme vive que son art doit délivrer grâce à la compréhension des lois de l'Analogie universelle; ainsi pour l'herméneute, l'inextinguible et silencieuse flamme du Sens flamboie à l'intérieur.

Le ressouvenir est ce qui lève le voile sur cette flamme. « Jeu et danse, écrit Heidegger, chant et poésie, sont portés dans le sein de Mnémosyne. » Cédant à la pire démagogie, les modernes en sont venus à vanter le non-sens, la fascination des images réduites à elles-mêmes, l'éphémère, l'accidentel, l'oubli et l'apparence, afin de rendre impossible tout chemin vers l'intérieur. La haine du secret et de la mémoire, gardienne du secret, trouve ainsi son accomplissement dans la négation de la présence et l'oubli de l'être. Nul mieux qu'Hölderlin n'a su décrire la situation, ou, plus exactement, l'absence de situation, de l'homme en proie à la négation et à l'oubli:

«  Nous sommes un signe, vide du Sens

Insensibles et loin de la Patrie,

Nous avons presque perdu la parole. »

Telle apparaît désormais la destinée humaine, réduite à la lettre morte, dépourvue de Sens, insensible, exilée, presque muette. Le signe réduit à lui-même triomphe dans le fondamentalisme, l'intégrisme, non moins que dans le puritanisme des théories matérialistes qui veulent réduire le texte à sa matérialité.

En l'absence du Sens, nous devenons insensibles. Car, de même que l'être est l'éclaircie de l'étant, le Sens est l'éclaircie des sens. En perdant le Sens nous devenons insensibles à la beauté, nous n'entendons plus, en nous, son retentissement. La littérature alors se réduit à une mécanique plus ou moins complexe dont les éléments s'associent selon des lois linguistiques, sociologiques ou psychologiques. Le Sens, qui fut le dessein de l'auteur, sa vision, sa vocation, est oublié. La fidélité du poète à son dessein est tenue pour nulle ainsi que le secret du cœur qui anime l'œuvre et lui donne sa musique unique, entre toute reconnaissable. « L'égalité d'âme, la sérénité devant les choses et l'esprit ouvert au secret sont inséparables, écrit Heidegger. Elles nous rendent possible de séjourner parmi les choses d'une manière toute nouvelle. Elles nous promettent une autre terre, un autre sol, sur lequel, tout en restant dans le monde technique, mais à l'abri de sa menace, nous puissions nous tenir et subsister. »

Cette sérénité de l'âme implique non un renoncement mais un détachement. Il faut se détacher des querelles, des partis, des idéologies et de toutes les appartenances spécifiantes afin d'entrer dans l'aire de la sérénité de l'âme. Alors seulement nous serons sûrs de cheminer vers notre patrie perdue, désempierrant en nous les sources de la parole, sensibles infiniment et riches de la plénitude du Sens. Tel est le cheminement de l'âme d'azur.

Le feu royal du matin ou la fulgurance d'Apollon

Dans ce chemin vers l'intérieur, dans ce chemin ésotérique, l'âme d'azur commence par se détacher des signes, des rituels sociaux, des coutumes et des convenances. Revenant sur elle-même, elle se défie des fascinations et des pouvoirs du monde afin de retrouver « l'obscure paix de l'enfance » dont parle Trakl. L'obscurité de l'enfance est la chose la plus profonde et la plus sacrée. Elle témoigne d'une temporalité ou le monde était encore monde. Le destin de l'âme d'azur est d'aller vers l'azur mais à travers la nuit qui se trouve devant elle et la renvoie à toutes les nuits antérieures. De même que Rimbaud sut dire « cet azur qui est du noir », cette ténèbre incessante qui s'approfondit au cœur de l'été dans l'abîme de l'azur le plus profond, de même il faut entrer ici dans le mystère de l'élucidation dont Heidegger nous dit qu'elle « promeut l'élément limpide qui rayonne à travers tout ce qui est dit poétiquement, à une première splendeur. »

La promesse qui nous est faite d'un « autre Levant » est contenue dans le sens du voyage où nous ne sommes point des vagabonds mais des pèlerins. Or, il est dit que le pèlerinage de l'âme d'azur commence par le déclin du jour et la connaissance du mystère du crépuscule. La connaissance de ce mystère est primordiale car c'est elle qui va guider l'obscure pérégrination vers Là-bas « où tout est autrement assemblé ». En notre chemin de déclin vers l'ultime Occident et les ténèbres se tient attentive la clarté renaissante qui nous sauve, de même que c'est au cœur de l'œuvre-au-noir que l'alchimiste découvre l'étincelle de la lumière incréée, philosophale: « Du sein de l'azur, écrit Heidegger, resplendit mais en même temps se voile de l'élément obscur qui lui est propre, le Sacré. Il prodigue son arrivée en se recevant dans la retenue du retrait. Clarté en l'obscur celée est l'azur. » L'âme d'azur, qui pour reprendre le mot de Trakl, est « chose étrange sur cette terre » doit donc débuter son voyage avec le déclin pour se retrouver elle-même dans la transparence de son élément natif. Dans la nuit qui maintenant envahit le monde, elle doit retrouver le pressentiment de sa patrie d'ondées lumineuses.

Face à l'obscure paix de l'enfance, il y a, nous dit Heidegger, « l'enfance plus limpide parce que plus sereine et par cela autre qui est le matin en lequel le Dis-cédé est entré en déclinant. Cette enfance, paix plus sereine, le dernier vers d'un poème de Trakl la nomme début: "Regard d'or du début, sombre patience de la fin" ». Mais qui est le Dis-cédé ? Celui qui est mort sans mourir, détaché des lois de l'espèce, mais sans être décédé. Dis-cédé, il devient ce qui est dans le départ, dans la séparation d'avec le monde qui n'est plus un monde. Dis-cédé, l'Etranger disparaît dans un autre temps pour accomplir sa pérégrination vers le Levant, à travers le mystère du crépuscule et des ténèbres.

« Ce qui est étranger pérégrine en avant, écrit Heidegger. Mais il n'erre pas, dénué de toute destination, désemparé de par le monde. La quête de l'Etranger marche à l'approche du site où comme pèlerin il pourra trouver demeure ». Le Dis-cédé est celui qui, s'éloignant du monde que domine l'espèce déchue, s'approche du site immémorial: « La fin précède, comme fin de l'espèce corrompue, le début de l'espèce ingénérée. » L'espèce « ingénérée » est l'espèce délivrée de l'espèce où se reconnaît le désir du pèlerin ; l'aurore déjà advenante en tant qu'espérée, l'aurore d'une autre conception du temps, ou, mieux encore, le matin d'un autre temps: « Car, écrit Heidegger, en un tel matin est sauvegardé le sens originel du temps qui, encore et toujours, demeure sous le voile. Pour la pensée qui nous régit il persistera, même à l'avenir, dans sa clôture, aussi longtemps que se maintiendra en vigueur la représentation du temps qui, depuis Aristote, fait autorité. En vertu de quoi le temps, qu'on le représente mécaniquement, dynamiquement, et fût-ce même à partir de la désintégration de l'atome, reste la dimension du comput quantitatif et qualitatif de la durée qui s'écoule dans la succession. Mais le temps véritable est la venue de l'être en tant que déjà lui. Déjà n'indique pas un passé pur et simple mais le recueil de l'éclosion qui, ramenant tout à elle, devance toute venue en revenant sans cesse puiser au secret de la source que lui est, dès l'aube, sa percée. » Le sens de ce qu'est une âme d'azur apparaît ainsi dans la nuit lumineuse d'un autre temps, d'un temps non plus linéaire, ni aristotélicien mais semblable à l'aurore boréale de la mémoire. Elle est, cette âme, ce qui chemine vers la patrie perdue, comme le chevalier de la gravure de Dürer, entre la mort et le diable, vers la Jérusalem céleste.

L'âme d'azur est vivante. Toute vive, elle passe de l'autre côté, ouverte à l'ouverture d'un autre temps. Elle trouve, comme l'eût dit Eyrenée Philalèthe « L'entrée ouverte au palais fermé du roi ». De là, elle témoigne pour nous qui sommes restés, d'une vérité encore pressentie mais déjà inscrite en runes sacrées dans notre mémoire. « Au Dis-cès, écrit Heidegger, appartient la priorité de l'enfance la plus sereine, appartient ce bleu de la nuit avec les cheminements de l'Etranger, avec le battement de l'aile de l'âme, avec déjà le crépuscule comme porche du déclin. » Et ceci encore: « Dans le Dis-cès, l'Etranger prend entière mesure de la discession en laquelle il s'est séparé de l'espèce jusqu'ici advenue. Il est en marche sur son chemin. »

Trakl nous dit que le sentier de l'étranger est l'euphonie de ses années musiciennes. La musique et l'Esprit sont ici nommés avec une mesure du temps. Mais ce temps, de par sa provenance musicale et spirituelle, n'est plus un temps profane. C'est un temps sacré, le temps d'un regard qui « surflambe, divinateur ». Dès lors, tout, dans le destin du voyageur, lui est musique. Toute chose résonne d'un sens qui infiniment retentit en elle dans une présence dont aucune durée ne peut se départir.

Ainsi le Dis-cédé entre dans un pays où l'unique souveraineté de l'Esprit s'exerce dans une grande et haute liberté. L'Esprit ici n'est point seulement ce qui se distingue de la matière; ce n'est pas un concept philosophique dont participerait la raison ou l'idéologie. L'Esprit est ce qui s'élève et ce qui élève, la pure assomption de la délivrance de toute pesanteur de toute appartenance. « L'Esprit, écrit Heidegger, est ce qui flambe, flamme qui embrase, suscite, transporte, dessaisit ». L'Esprit embrase la pensée, suscite son envol qui nous transporte et par lequel nous nous dessaisissons enfin du monde des titans, du labeur, de la volonté et des lois de l'espèce.

Le domaine de l'Esprit ne débute point là où cesse le domaine de la matière, sans quoi il serait absurde de parler de son unique souveraineté. Cette souveraineté est à la fois créatrice, au sens où elle fait advenir amoureusement le Sens qui nous sauve de l'insignifiance, et destructrice, comme peut l'être aussi, quelquefois, la fulgurance d'Apollon: « L'Esprit ainsi entendu déploie son être selon la double puissance de la douceur et de la destruction. » La puissance destructrice de l'Esprit peut donc s'exercer sur le monde matériel ou ce qui, en l'absence de la flamme de l'Esprit en notre regard, apparaît comme étant un « monde matériel ». La dualitude de l'Esprit est celle de la flamme qui à la fois éclaire et brûle. « Le flamboyant, écrit Heidegger, est l'extase qui illumine et fait resplendir mais dont la puissance n'en finit plus de tout ronger et de tout consumer jusqu'au blanchissement de la cendre. » Celui qui arrive en des contrées où s'exerce l'unique souveraineté de l'Esprit doit, plus que jamais, faire usage de sa vigilance. Dis-cédé, le monde qui n'en était plus un, ne le protège plus. Tout, dès lors, est dans l'interprétation, dans l'écoute attentive à ce que divulguent les signes à l'orient du Sens qui, de façon imminente, va embraser l'horizon de la pensée. Toute la vigilance du voyageur doit se tenir, inaltérée, dans l'imminence.

L'imminence d'un autre Levant, telle est la vérité essentielle de la pensée méditante, qui, en ses ultimes retranchements, exige la présence du chant. L'âme d'azur reconnaît sa suprématie, son audace, sa fougue amoureuse et chantante dans l'ultime ténèbre qui précède le feu royal du matin: « C'est dans la mesure où l'essence de l'Esprit réside dans l'embrasement qu'il fraye la voie, lui donne ouverture et met en route. Comme flamme, l'Esprit est la tempête qui monte à l'assaut du Ciel, et à la conquête de Dieu. L'Esprit jette l'âme sur la route où la marche est devancement. L'Esprit transplante en nature étrangère. »

Comment ne pas voir alors, l'irrémédiable ineptie de ceux qui réclament du poète une obéissance aux règles du bon-goût, du bon sens, un consentement à la mesure, selon des normes universitaires ou sociales ? L'exigence même d'une poésie « à hauteur d'homme » est absurde car, si l'homme est la mesure de toute chose, toute hauteur, fût-elle vertigineuse, aux voisinage des aigles et des Anges, est humaine, - ou bien il faut admettre que l'exigence d'un poésie « à hauteur d'homme » n'est rien d'autre qu'une interdiction de dépasser la hauteur de l'homme ordinaire, ce à quoi nul vrai poète ne saurait consentir. Ainsi, le « lyrisme ordinaire » que certains cherchent à promouvoir n'est pas seulement une assez basse démagogie, c'est aussi un renoncement à l'essence de l'homme (dont la « hauteur », toujours, est le sens même du dépassement) et un renoncement à l'essence de la poésie dont la destinée est de flamboyer dans l'Ether.

Dépassement ou suprématie de la métaphysique

C'est un fâcheux signe des temps que la philosophie se trouve réduite à n'être qu'une affaire de spécialistes. Nietzsche, dans ses conférences sur « l'avenir de nos établissements d'enseignement » remarquait déjà que cette outrancière spécialisation n'était que le revers d'un affaiblissement général de la culture. Répandue et parodiée par le journalisme, la culture s'universalise au point de ne plus pouvoir fonder aucun privilège ni aucun respect. L'élargissement est ici un nivellement par le bas, de même que la spécialisation est une réduction à des considérations subalternes: « Selon la première tendance, écrit Nietzsche, la culture doit être transportée en des cercles de plus en plus vastes, selon la seconde, on exige de la culture qu'elle abandonne ses plus hautes prétentions à la souveraineté et se soumette, comme servante, à une autre forme de vie, nommément celle de l'Etat ».

Issue de ces considérations inaugurales, mais non moins intempestives aujourd'hui que naguère, toute l'œuvre de Nietzsche va tenter d'opposer la concentration au rétrécissement et la souveraineté à l'élargissement, de la même façon que l'unité s'oppose à l'uniformité. Que l'œuvre de Nietzsche fût à cet égard inentendue ou trop peu méditée, les prétendus philosophes qui hantent l'université moderne, qui elle-même ne dispense plus qu'un enseignement spectral, détaché de toute véritable expérience de la pensée et de l'être, en fournissent à chaque instant des preuves accablantes par leur refus, prétendument humble, mais en réalité vaniteusement obstiné, à sortir de leurs provinces respectives au nom d'une « rigueur » scientifique qui s'apparente singulièrement à une profonde paresse intellectuelle.

A refuser systématiquement de prendre en considération tout ce qui se trouve au-delà de l'horizon historique et géographique auquel ils furent dévolus de par le choix de leur thèse, les spécialistes de la philosophie réduisent celle-ci à n'être, au mieux, qu'une technique particulière d'explication par les causes ultimes, voire un phénomène culturel, que l'on étudie comme tel, en toute ignorance de cause.

En toute ignorance de cause veut dire ici en toute ignorance du dessein qui préside inévitablement à l'élaboration des œuvres philosophiques, en toute méconnaissance de ce dont il est question et qui, certes, ne concerne jamais exclusivement telle époque ou tel espace culturel particulier. La question de l'être et du temps, la question de la conscience en tant que dépassement sont posées de façon diverses mais, ubique et semper, concernent quiconque peut venir à se les poser. Et comment ne pas voir que les plus grandes disparités existent en des espaces bien circonscrits et que de profondes connivences spirituelles s'affirment au-delà des pays et des siècles, - et, en particulier dans la tradition dite « néoplatonicienne » qui unit, en une même fidélité et un même dessein, une même nostalgie et un même pressentiment, les œuvres du grec Plotin, du persan Sohravardî, de l'italien Pic de la Mirandole et des théosophes allemands qui, tels Franz von Baader ou Jacob Böhme annoncent déjà les hautes flambées du Romantisme allemand et du Symbolisme. Ainsi, si l'œuvre de l'immense poète Saint-Pol-Roux est, pour l'essentiel, étrangère à ses contemporains et à ses compatriotes naturalistes ou positivistes, elle est, en revanche, toute-résonnante des échos de Porphyre, de Proclus ou de Damascius.

Une idée domine ici le paysage que nous esquissons: l'idée d'une filiation spirituelle qui dépasse l'histoire mais l'éclaire, dans ses profondeurs lumineuses, de l'Idée d'une sophia perennis. Dans un remarquable entretien accordé à Philippe Némo, Henry Corbin faisait remarquer ceci: « On se dit, il y a les germanistes et il y a les orientalistes, il y a les islamisant, les iranologues etc... Mais comment irait-on du germanisme à l'iranologie ? Si ceux qui se posent cette question avaient une petite idée de ce qu'est le philosophe, la quête du philosophe, s'ils se représentaient que les incidents linguistiques ne sont que des incidents de parcours, ne signalement que des variantes topographiques d'importance secondaire, peut-être seraient-ils moins étonnés ? »

Rien à cet égard ne me paraît plus riche d'enseignements que le cheminement qui va conduire Henry Corbin de Heidegger à Sohravardî. Henry Corbin, sans doute l'un des philosophes majeurs de sa génération, va ainsi accomplir ce « couronnement de la métaphysique » que veut être l'ontologie en découvrant chez les gnostiques iraniens l'existence d'une gnose qui n'a jamais cessé de penser la différence de l'être et de l'étant et de s'interroger sur la vérité de l'être et non point seulement sur l'étant en tant que tel.

Dieu, qui d'ailleurs ne peut être nommé, loin de n'être, dans la théosophie sohravardienne, qu'un « étant suprême » est véritablement « l'éclaircie de l'être » comme en témoigne la méditation sur l'Unique fulgurant dans le traité intitulé L'incantation de la Simorgh et dont la lecture , elle-même infiniment méditée, devrait à jamais nous prémunir contre cette outrecuidance moderniste qui trop souvent nous donne l'illusion d'être, de par notre seule appartenance au vingtième siècle, « en avance » non seulement chronologiquement mais aussi spirituellement sur les philosophies antérieures.

A Henry Corbin nous devons aussi de mieux comprendre l'ambiguïté de la pensée de Heidegger, comme d'ailleurs l'ambiguïté de toute phénoménologie moderne concernant le sens de la parole: « Est-ce, s'interroge Henry Corbin, un crépuscule qui serait la laïcisation du Verbe ou bien une aurore... La réponse dépendra des uns et des autres et les options décelables dans ces réponses me font penser que si la philosophie de Hegel donna naissance à un hégélianisme de droite et à un hégélianisme de gauche, la question peut amener la philosophie de Heidegger à donner naissance à un heideggérisme de droite et à un heideggérisme de gauche. »

L'ambiguïté, de toute évidence, se tient dans l'expression même « dépassement de la métaphysique ». Par dépassement, Heidegger veut dire couronnement et l'on ne couronne point ce que l'on veut abolir ou réfuter. Le dépassement de la métaphysique dont il est question dans les écrits de Heidegger n'est en aucune façon une réfutation de la métaphysique. Comprendre le dépassement comme étant une réfutation, c'est s'interdire la possibilité même de s'interroger sur la vérité de l'être: « Car, écrit Heidegger, la métaphysique, même surmontée, ne disparaît point. Elle revient, sous une autre forme, et conserve sa suprématie, comme la distinction, toujours en vigueur qui, de l'étant, différencie l'être. »

De même le Zarathoustra de Nietzsche « ne veut rien perdre du passé, il veut tout jeter dans le creuset ». Un grand nombre de « heideggériens » français se sont bornés à puiser dans les écrits de Heidegger des arguments contre la métaphysique, pouvant servir à des fins de réfutation, voire de « déconstruction » alors qu'il s'agit bien plutôt d'une récapitulation, en vue d'un avènement depuis longtemps pressenti. Dans le creuset de la pensée créatrice, qui fonde la présence, rien du passé n'est réfuté et tout est appelé à s'accomplir. C'est en ce sens qu'une pensée qui « dépasse » la métaphysique implique aussi une remontée aux origines de la métaphysique afin d'atteindre ce qui, en elle, demeure indivulgué.

Ainsi que le précise Jean Beaufret, l'ontologie heideggérienne dépasse la métaphysique, non pas en ce que la métaphysique serait fausse ou caduque mais dans la mesure où, en elle, quelque chose demeure en retrait. Dépasser la métaphysique c'est donc avant tout s'interroger sur le secret de la métaphysique, œuvrer à la divulgation de l'origine, à la révélation du Sens, s'abreuver aux sources de Mnémosyne. Loin de se croire « en avance », le philosophe qui veut penser l'au-delà de la métaphysique doit regarder « en arrière ». Non point qu'un passé historique fût l'objet de son intérêt ou de sa nostalgie. Regarder en arrière signifie ici retourner « en amont ».

« En arrière, écrit Heidegger, renvoie à un être en mode rassemblé dont le commencement attend encore une pensée-souvenir pour devenir le début que l'heure la plus matinale fera apparaître. » La tradition apparaît en se voilant, elle se révèle comme la chose à la fois la plus proche et la plus lointaine, source de nostalgie mais aussi promesse qui nous est faite, et qu'à notre tour nous devons tenir. Au-delà des idéologies de progrès ou de décadence, la pensée doit nommer, écrit Jean Beaufret, « l'avènement d'une origine qui se réserve dès la splendeur de son début et dont l'oubli croissant est détresse incessamment montante, celle du déclin du jour. Mais ce déclin en cet Occident qui est notre partage est-il irrémédiable déchéance ou bien ne décline-t-il qu’entrant dans une aurore, celle de la vérité voilée depuis toujours ? ». Et sans peut-être est-ce encore cette « aurore de la vérité voilée depuis toujours » que les plus profonds penseurs d'une critique radicale du monde moderne, tels René Guénon ou Frithjof Schuon ont désigné du terme de « Tradition primordiale ». « Il existe, écrit Raymond Abellio, une Tradition primordiale qui est celle d'un temps commun à toutes les religions, à toutes les philosophies, à tous les mythes, à tous les symboles, dont nous voyons aujourd'hui proliférer l'étude. Cette Tradition primordiale a été donnée d'un coup à l'humanité et d'une façon voilée. »

Au matin du monde, à l'enfance, à l'origine, appartient donc la connaissance totale mais voilée. Au long du jour, cette connaissance dévoile ses secrets. L'origine n'est pas le point le plus éloigné de notre passé: elle est, ainsi que l'Ether est l'élément le plus subtil de tous les éléments, la primordialité même, intemporelle et fondatrice, de toute chose connue ou à connaître. La tradition est une primordialité transmise. Ainsi recevons-nous, par l'herméneutique qui garde mémoire, recueille et abrite le Sens, l'éclat et la fraîcheur de la source, la limpidité salvatrice de l'origine qui va nous donner la force et le courage du recommencement. La philosophie aurorale de la tradition, si bien illustrée par l'œuvre de Sohravardî, est amour de la sagesse matutinale, ainsi que la mer que chante Valéry « toujours recommencée ». Encore impensée, car sous le sceau d'un secret, non de convention mais de nature, la tradition s'offre à nous comme un désir et non comme une réalité immanente. La plus exacte fidélité à une doctrine de la tradition n'implique aucunement que nous fussions à même déjà de vivre selon les lois infiniment subtiles de sa structure diaphane. Or, le secret de cette structure diaphane, sans doute est-ce moins en de présomptueux discours philosophiques que nous le trouverons ouvert à notre impatience que dans l'attente émerveillée du désir amoureux ou la fulguration apollinienne de l'inspiration poétique. De même que les carrés magiques, la structure délicate et variée des fleurs de givre nous donne une idée de ce secret.

Quoique la recherche de l'innocence, le désir d'ardentes retrouvailles avec la véritable ingénuité méditante fussent à l'origine de ces pages, nous n'ignorons certes pas la réprobation outragée que l'expression « Tradition primordiale » ne manquera pas de susciter chez certains universitaires. Feignant de croire que la Tradition en question est historique, les ennemis de la pensée traditionnelle enfilent des arguments pour montrer l'impossibilité historique d'une telle arborescence d'influences et de filiations à partir d'un origine supposée, comme si cette origine devait elle aussi se situer dans l'histoire et n'agir qu'à travers elle, comme si, au bout du compte, il ne fallait par « Tradition primordiale » ne rien comprendre d'autre qu'un phénomène culturel susceptible d'être analysé dans ses causes, ses effets et son évolution. Cette argumentation paraît d'autant plus inepte qu'elle méconnaît radicalement ce dont elle paraît traiter, prenant une chose pour une autre et s'acharnant vainement sur elle.

René Guénon, Frithjof Schuon, Ananda Coomaraswamy, Jean Tourniac et tant d'autres n'ont jamais cessé de dire et de redire dans leurs œuvres que la primordialité de la tradition se situe hors de l'Histoire, et même hors du temps, très-exactement dans l'Eternité dont le Temps n'est que l'image mobile,- et se trouve ainsi omniprésente, toujours et partout, à chaque instant voilée et dévoilée dans la présence d'une pensée dont la divinité est de se penser elle-même. La tentative de réfuter la Tradition primordiale par des considérations historiques s'apparente à la volonté de réfuter par exemple, la présence de Dieu dans l'esprit de l'homme en faisant une analyse chimique de son cerveau, ou encore à l'obstination d'un fou qui voudrait réfuter la beauté d'un poème d'Hölderlin en étudiant l'encre et le papier du livre; et, en effet, la beauté ne s'y trouve pas.

Mais l'idée de Tradition primordiale, si difficile à accepter pour un esprit enclin à l'arrogance technicienne, est aussi une idée dont la simple beauté s'impose à quiconque s'ouvre au secret d'une fidélité à ce qui demeure. La Tradition implique non seulement la nécessaire présence du passé dans le présent mais aussi et surtout l'importance du permanent sans lequel il n'est point de renouvellement possible. Il suffit pour s'en convaincre d'observer l'architecture depuis le triomphe des idéologies progressistes: elle apparaît de toute évidence condamnée à ressasser des formes anciennes. Or, aux antipodes des idéologies de progrès et d'évolution, fixée sur l'immuable, le Sacré, toute assujettie à une absolue et intemporelle vérité théologique l'architecture médiévale fut sans doute, en Europe, l'une des plus extraordinaire créatrice de formes nouvelles.

Dès lors que l'on comprend que le renouvellement n'est possible qu'à partir de la permanence, il n'y a plus lieu de s'étonner ni du ressassement épuisé de l'arrogance progressiste, ni de la générosité inventive de la fidélité traditionnelle. « Car le Sacré, écrit Heidegger, est plus ancien que les temps. Ce qui est avant toute chose le premier et après toute chose le dernier est cela qui vient avant tout et maintient tout en lui: l'Inaugural, et comme tel, ce qui demeure. Sa permanence est l'éternité de l'éternel. Le Sacré est l'intimité de toujours, il est le cœur de l'éternel. »

La raison héroïque

Nulle ne fut plus étrangère, voire hostile, au souci de la permanence que cette école des épigones de Nietzsche et de Heidegger qui, en France, débute avec le "soupçon" à l'égard du Sens de Jean-Paul Sartre et s'achève avec Lacan, dans le paroxysme triomphateur du "signifiant" et la sorcellerie dérisoire des calembours, signes réduits en l'occurrence au pure effet de fascination. Dans cette même mouvance, Barthe et Derrida ne furent pas moins acharnés à défaire la philosophie occidentale, d'origine platonicienne, à déconstruire, à disséminer ou à dissoudre le Sens par le rejet péremptoire de toute philosophie de la conscience ou du sujet.

Raymond Abellio, qui apparaît aujourd'hui comme l'un des rares continuateurs cohérents de Husserl, sut analyser ces philosophies antimétaphysiques dont l'exigence semble se réduire à la haine de la philosophie elle-même: «  Attitude réductionniste, écrit Raymond Abellio, qui tend à considérer comme impossibles toute connaissance de soi, toute intersubjectivité, à enfermer l'amour, avec Sartre, dans l'alternative de l'orgueil et de la honte, ou encore, avec les psychanalystes, à considérer d'emblée tout être comme un malade incapable de mettre en œuvre quelque verticalité d'assomption que ce soit. Aussi bien, toute aspiration humaine déclarée, tout idéal affirmé, toute prétention eschatologique ou même seulement métaphysique, essayant de tirer l'homme vers ce qu'il croit être sa nouvelle hauteur, se trouvent-ils dès lors systématiquement rabaissés comme entachés d'ignorance et de mensonge, le non-dit, bien plus significatif que le dit, l'insu bien plus important que le su, venant ravaler tout degré réputé supérieur de l'être dans les bas-fonds d'une infrastructure dont seuls ces maîtres du soupçon peuvent alors dévoiler la prégnance, la prééminence, l'interobjectivité. »

Mise au pillage par des universitaires en manque de vocabulaire et de métaphores, l'œuvre de Martin Heidegger, dont nous avons déjà souligné l'ambiguïté vespérale-matutinale, fut ainsi réduite à n'être que le principal magasin de mots et d'images d'une pensée non point méditante ou encline à emprunter les sentes forestières mais, tout au contraire, acharnée, à des fins précises, à ruiner définitivement l'idée de Tradition. Or, en l'absence de cette fidélité, il n'est plus de culture européenne imaginable d'aucune sorte.

L'enthousiasme que certains de ces intellectuels à la mode crurent bon de manifester à l'égard de mouvements révolutionnaires anti-européens est, à cet égard, assez significatif. L'Europe était devenue la source de tout mal et le sens de l'histoire ne pouvait être que celui de la disparition de l'Europe. Là encore, la philosophie devenue la proie d'intérêts politiques et de passions idéologiques, renonçait au privilège du regard surplombant et se condamnait à céder la place à la pensée technicienne. Mais sans doute, les philosophies matérialistes n'eurent jamais d'autre sens que d'une diversion destinée à faire accepter aux intellectuels, par une sorte de transition pénombreuse, le renoncement à la pensée méditante ou transcendante et cela au profit d'une nouvelle religion de l'utile qui implique un service sans partage offert aux exigences d'un nouveau matérialisme irrationnel.

Ce matérialisme irrationnel, et non seulement déraisonnable, comme en témoignent les dévastations de l'équilibre écologique, on peut s'essayer à le qualifier de futuriste, de barbare, de décadent, de païen, de moderne ou de postmoderne, il demeure essentiellement, comme nous eûmes déjà l'occasion de l'écrire, le signe de l'échec des dieux et des Anges, le signe de l'échec du monde olympien, céleste, surnaturel, et le retour des titans et des Erynies, un monde du chaos, de la vengeance et de la mort, un monde enfin où Kronos s'est substitué à Apollon et où la raison, après avoir cédé la place au rationalisme s'efface dans l'instinct de l'espèce.

Dès lors que l'on comprend cela, il n'y a plus lieu de s'étonner que le matérialisme, s'étayant tout d'abord sur un usage unilatéral du rationalisme, en soit venu finalement à s'affirmer dans son irrationalité foncière. En effet, si le rationalisme peut être de quelque usage pour « déconstruire » la supra-rationalité apollinienne ou pythagoricienne, ce n'est, pour le matérialisme, qu'une étape nécessaire avant l'assujettissement total de l'homme à l'espèce et à la Magna Mater où le rationalisme lui-même doit être aboli. Ainsi se sert-on de la raison pour se déprendre du Logos et, ensuite, de l'irrationalité du signe réduit à lui-même pour se défaire de la raison: il ne reste plus alors que la matière hors de laquelle, disent nos philosophes, point de salut. Sans doute le moment est-il venu de relire, et de méditer, la fameuse conférence de Husserl intitulée La Crise de l'humanité européenne et la philosophie où l'appel d'une raison héroïque s'efforce de préserver l'exigence de la philosophie des « forces » éryniennes qui la menacent à l'intérieur d'une culture de plus en plus encline au naturalisme.

L'héroïsme de la raison consiste non plus alors à s'obstiner dans une méthode rationaliste mais à s'interroger sur le principe de raison, sur l'origine même de la raison, et sur la raison de cette raison,- qui devient ainsi suprarationnelle de même que la pensée qui se pense elle-même devient divine. Dès lors que la pensée ne s'efforce plus vers son au-delà, ainsi que nous l'enseigne toute la tradition néoplatonicienne, elle est menacée de retomber en son en deçà, dans cette infra-rationalité où prolifèrent les superstitions. Au sens étymologique, les superstitions sont les signes réduits à eux-mêmes, où le Sens n'a plus sa demeure,- et tel est bien le cas de ce courant qui fut nommé « nouvelle critique », lui-même épigone des jeux de mots oulipistes ou lacaniens destiné à divertir de la vision du vide les intellectuels nihilistes.

Ainsi donc, si l'en-deçà du rationalisme est une sorte de vivarium confus de « signifiances » larvaires, indécises, floues, indéterminées,, où l'occultisme alimentaire trouve sa pâture non moins que les théories universitaires du « vide du Sens », l'au-delà du rationalisme est au contraire l'aire limpide d'un héroïsme de la raison qui ne cesse de se reconquérir elle-même,- car dans le domaine de la pensée, de la raison et de l'humain, il n'est rien d'acquis que l'on ne doive encore et sans cesse reconquérir.

 Le lecteur aura compris qu'il n'a point affaire ici à un texte critique sur Heidegger mais bien à une méditation, pour ainsi dire autobiographique, concernant ce dont il est question dans les écrits d’Heidegger. La distinction est d'autant plus importante qu'elle nous donne à comprendre en quoi l'herméneutique diffère d'une analyse, non seulement dans sa méthode, mais aussi dans son dessein. A dire vrai, il nous importe moins d'apporter une interprétation satisfaisante d'une hypothétique « philosophie heideggérienne » que de nous interroger, de nous donner à penser, sur l'être et le Temps, la clairière et la présence. Rien, au demeurant ne saurait aller mieux dans le sens de l'auteur de Sein und Zeit, qui a jugé bon de préciser: « Il n'y a pas de philosophie de Heidegger et même s'il devait y avoir quelque chose de tel, je ne m'intéresserai pas à cette philosophie. »

Que la pensée de l'être et du temps, réapparue, après une éclipse, dans l'œuvre de Heidegger, nous conduise hors de cette œuvre, voire assez loin de toute production philosophique (et surtout de toute production philosophique « heideggérienne ») cela, certes, devra nous être compté comme un mérite par celui qui garde foi en la précellence de la pensée et de l'expérience de la pensée : « Trois dangers menacent la pensée, écrit Heidegger, le bon et salutaire danger est le voisinage du poète qui chante. Le danger qui a le plus de malignité et de mordant est la pensée elle-même. Il faut qu'elle pense contre elle-même, ce qu'elle ne fait que rarement. Le mauvais danger, le danger confus est la production philosophique. » Ce rappel suffira-t-il à faire tomber quelques préventions à l'égard de notre cheminement qui, en effet, semble vouloir aller hors des productions philosophiques, c'est-à-dire nulle part ?

Nulle part, toutefois, ne veut pas dire n'importe où. La voie est précise, unique, entre toute choisie, élue par amour. Dans le « nulle part » de ce cheminement, qui doit évoquer les sentes forestières, il n'y a rien d'aléatoire. C'est une certitude qui nous guide de ne point retourner au bourg, aux normes sociales et profanes, mais d'aller vers des hauteurs provisoirement inconnues. Au contraire du « n'importe où » qui témoigne d'indifférence, du consentement passif et nihiliste à n'importe quoi, plus rien n'ayant d'importance, le « nulle part » marque le refus créateur d'aller quelque part, en un lieu connu, d'avance délimité, qui impliquerait l'abandon de la recherche avant même d'arriver au but. Qu'à l'exemple des Holzwege nos méditations se refusent d'aller quelque part, qu'elles soient éprises de « nulle part », n'est-ce point là déjà une promesse que le chemin sera long ?

Il me plaît ainsi de penser avec, devant moi, la transparence d'une belle et presque vertigineuse distance. Quel sens donner au départ et au voyage si déjà nous connaissons la nature exacte du lieu où nous allons arriver ? Notre pensée qui débute ici avec la question de l'être et du Temps, ignore où elle doit arriver. Elle ignore même si elle doit arriver quelque part. Et d'ailleurs, pourquoi arriver ? Cette rage d'arriver quelque part, ces remontrances haineuses que l'on fait à la pensée qui ne mène nul part, ne sont-elles point le fait d'une inaptitude foncière à la connaissance de l'être ?

L'être, nous dit Heidegger, est l'éclaircie elle-même. Non point telle ou telle chose, pas même la lumière, mais l'éclaircie. Heidegger nous dit aussi que le langage est la demeure de l'être. C'est en ce sens que le philosophe diffère de l'idéologue. Le premier débute sa carrière en se détachant de toutes les convictions alors que le second débute la sienne en empruntant au philosophe des arguments destinés à légitimer une conviction. L'idéologue sait d'avance ce qu'il veut trouver, il va « quelque part » et ne risque point de s'égarer ni d'aller trop loin. Ce pourquoi dans un monde où la culture est devenue pour l'essentiel journalistique, l'idéologue, par l'efficacité de son discours sera toujours mieux entendu que le philosophe; il pourra même jouer le rôle du philosophe sans que généralement l'on s'aperçoive de la supercherie. Le pouvoir de l'idéologue reposant sur le journalisme et la culture de masse, on comprend facilement son empressement à vanter les avantages de l'ère de la « communication » sur d'autres époques sommairement qualifiées d'obscurantistes ou d'esclavagistes,- ce qui reste au demeurant un procédé publicitaire, l'après étant toujours infiniment mieux que l'avant. La paresse et l'autosatisfaction y trouvant leur compte on est assuré de n'avoir qu'un nombre infime de contradicteurs.

Les procédés de l'idéologue désirant consolider son pouvoir sont des plus simples : il s'agit de rendre impossible toute objection à sa toute-puissance en accusant l'adversaire qui s'obstinerait, en dépit des moyens d'intimidation « démocratiques » de n'être rien d'autre qu'un suppôt du diable. Ainsi l'idéologue n'aura de cesse d'avoir réduit au silence les philosophes, les penseurs, les poètes qu'il pille en les accusant d'être les responsables des horreurs du temps. Rien ne séduit autant les idéologues que cette sorte d'amalgame où l'on peut accuser Kleist d'être responsable du pacte germano-soviétique ou Jean-Jacques Rousseau du massacre des Vendéens. Alors que l'idéologue travaille dans le répétitif et le quantitatif, ses procédés étant toujours la simplification outrancière, la généralisation, et son but, le pouvoir, le philosophe, lui, œuvre dans le non-répétitif et le qualitatif, ses voies étant la subtilité et la nuance, et son dessein, la célébration de l'unique souveraineté de l'Esprit.

Rien en ces temps modernes rien n'est devenu plus étranger à l'homme que cette célébration, ainsi d'ailleurs que toute célébration essentielle. Les commémorations se multiplient, politiques, publicitaires, sportives, tout cela prenant de plus en plus une allure de « variétés »,- mais ces incessants rappels du passé confirment que le passé en question est mort et que seule est réelle la distance qui nous en sépare.

Tout autre est le sens d'une célébration essentielle. Loin de marquer, fût-ce d'une pierre blanche, la distance qui nous sépare du passé, la célébration essentielle abolit le temps et nous établit immédiatement au cœur du site que nous célébrons. La distance est réduite à l'inexistence, tout se tient au cœur de la flamme célébratrice de la Présence.

Pour que le présent devienne Présence, il faut que s'élève en lui la flamme d'une célébration essentielle. Célébrer essentiellement, dans le présent, autre chose que lui, c'est ouvrir le présent et lui donner les dimensions inévaluables de la Présence. Toute célébration essentielle est ainsi une liturgie où la Présence est réelle, comme il se doit, où nous revivons l'événement fondateur qui nous sauve du devenir, de l'insignifiance, de la confusion et de l'usure.

L'essence de la célébration est dans la Présence de même que l'essence de toute Présence vécue est célébratrice. Ainsi l'unique souveraineté de l'Esprit arde en nous et nous élève jusqu'à l'Ether où notre conscience, de toutes parts traversée de luminations célestes, devient la véritable pierre philosophale... Elevée dans l'Ether, brûlée et illuminée par le feu subtil de l'Ether la conscience se livre d'elle-même aux puissances transfiguratrices.

La conquête de l'Ether et le secret de la parole humaine

La conquête de l'Ether par la raison héroïque, le dépassement de la métaphysique, mais par le haut, c'est-à-dire par une question en amont de toutes celles que le monde nous pose, le dessein ardent de l'esprit d'ascendre aux régions lumineuses,- tel est pour nous le véritable désir philosophique. Et sans doute était-il nécessaire de commencer notre périple par des citations de Trakl et d'Heidegger, aux confins de l'extrême Occident, l'Orient et l'aube demeurant dans le pressentiment du désir.

« L'âme, écrit Trakl, n'est plus qu'un instant d'azur », de telle sorte que Heidegger peut écrire à son tour: « L'essence de l'âme devenue chant n'est plus dès lors que divination de l'unique dans l'azur de la nuit où s'abrite la profondeur du matin. » Nous comprenons ainsi que la question de l'être, quoiqu’au-delà de toutes philosophies et métaphysiques classiques ou aristotéliciennes, demeure, de toute évidence, au-delà de la physique, et au-delà de ce premier au-delà. Nous comprenons que la métaphysique affirme sa suprématie dans son dépassement : « L'être est le transcendant pur et simple » est-il écrit dans Sein und Zeit et ceci: « L'être est essentiellement au-delà de tout parce qu'il est l'éclaircie elle-même. » De même, nous dirons que le Sens de l'œuvre est le transcendant pur et simple, que le Sens d'une œuvre est essentiellement au-delà toute signification, car il est l'éclaircie elle-même où l'œuvre se manifeste.

Herméneute soucieux d'exhausser le Sens des ténèbres, notre cheminement risque de paraître quelquefois trop audacieux, voire illégitime, et certains voudront même poser comme une borne à nos méditations cette question: "Mais Heidegger voulait-il seulement dire cela ?" Nulle question ne pouvant faire office d'objection, surtout dans le domaine de la pensée essentielle, toute réfutation, comme le rappelle Heidegger lui-même, étant un non-sens, essayons de comprendre qu'il est plus important de penser les questions que Heidegger nous propose plutôt que d'essayer d'évaluer ce que lui aurait pu ne pas en penser !

Or, nous dit Heidegger, la mise en relation de l'essence de l'homme et de la vérité de l'être est encore impensée. L'effort que nous pouvons faire pour pressentir cette relation, fût-ce en nous aidant de philosophies antérieures à la philosophie dite moderne, et, en particulier de philosophies « gnostiques » (qui elles aussi, prétendirent, à juste titre dépasser la métaphysique et la conception de Dieu comme « étant suprême »), cet effort me paraît aujourd'hui autrement plus efficient, dans son audace même, que le provincialisme timoré de ces « heideggériens » français, farouchement attachés à la pensée du Maître et résolus à tenir la pensée par les brides de la plus puritaine rigueur pédagogique .

Ce qu'il faut penser de cette attitude, Heidegger lui-même nous le dit dans sa belle conférence intitulée Que veut dire penser: « Montrer de l'intérêt pour la philosophie ne témoigne nullement que l'on soit préparé à penser. Même le fait que, depuis de longues années, nous soyons ardents à étudier les traités et les écrits des grands penseurs, ne garantit point que nous pensions ni que nous soyons seulement prêt à apprendre à penser. S'occuper de philosophie peut au contraire, de la façon la plus tenace, entretenir l'illusion que nous pensons, parce que, n'est-ce pas, nous philosophons. »

Apprendre à penser, ce n'est pas essayer de calculer, d'évaluer la réponse que le Maître eût apporté à la question qu'il pose mais se poser soi-même la question, ou, mieux encore, poser la question en soi et consentir à son déploiement. On se souvient de l'apostrophe de Zarathoustra à ses disciples: « Je ne reviendrai parmi vous que lorsque vous m'aurez tous reniés ». Ce pourquoi, d'ailleurs, Zarathoustra ne revient pas. La tentation de ne pas avoir à penser est plus forte que la tentation de penser. Chacun, certes, revendique de penser par soi-même en formulant des opinions ou en affirmant des convictions, mais ce ne sont que des simulacres et des parodies de pensée. Ce n'est qu'après avoir outrepassé tous les « pour » et tous les « contre » que la pensée retrouve sa région native, qui se nomme « plus haut ! ». Au-dessus de nous, l'inaltérable clarté de l'Ether nous est une promesse de devenir ce que nous sommes de toute éternité et dont un funeste oubli nous sépare. L'oubli est à l'origine de notre déchéance. L'Ether est la trans-réverbérante clarté de la Toute-Mémoire.

Mais comment atteindre à cet Ether du ressouvenir total, à cette conquête infinie de soi-même au-delà de soi-même ? La réponse est dans le secret de la parole humaine. Quoique déchue dans son usage quotidien, la parole humaine, si nous osons en réveiller les redoutables puissances, peut redevenir l'impérieuse action philosophale. Mieux que le marc à café, la boule de cristal ou les entrailles d'animaux, les mots humains et divins, sensibles et suprasensibles, détiennent aujourd'hui la clef du secret de l'être.

La notion d'inconscient, telle qu'elle fut utilisée par la psychanalyse, fut sans doute l'un des principaux obstacles aux agissements altiers du secret de la parole humaine. Outre le paradoxe inhérent à toute notion privative (comment parler de ce qui n'est pas encore conscient et comment le dire inconscient dès lors que cela s'impose à la conscience et que l'on peut en parler ?), il ne fait aucun doute que la théorie de l'inconscient fut, jointe aux théories matérialistes et déterministes, l'une des étapes décisives de l'avènement de la force comme antithèse victorieuse à la vérité. Fidèles en cela aux belles hiérarchies des philosophies néoplatoniciennes ou « gnostiques », nous serions enclins davantage à parler d'une infra-conscience, d'une trans-conscience, d'une supraconscience, voire d'une méta-conscience, selon des degrés ascendants, allant du banal au divin, en passant par le poétique et le prophétique. Les plus anciennes cosmogonies de l'Inde et de la Perse font également état de cette victoire par étapes, ou par « stations », de l'ordre sur le chaos. Après les errements prométhéens, sans doute le moment est-il venu de retourner vers ce dessein originel et d'y puiser une fraîcheur nouvelle; sans doute est-il venu le moment d'invoquer un dieu.

Invoquer un dieu, ce ne doit pas être renoncer à l'humain, tomber dans la déraison mais éprouver à l'extrême, dans ses plus vertigineuses hauteurs et ses plus profondes abysses, le secret de la parole humaine.

Le secret de la parole humaine est dans cette invocation qui la dépasse et par laquelle elle se dépasse. Par l'invocation du dieu, la parole humaine se fait divine. Elle conquiert sa plus haute liberté qui s'accorde avec sa nécessité la plus intime. Ainsi le secret de la parole humaine est de se parler à elle-même, de se faire autre en demeurant la même: elle s'exhausse hors d'elle-même comme une source inépuisable. Alors la question n'est plus de savoir si le dieu va ou non répondre à l'invocation. De toute éternité, le dieu est déjà présent dans l'invocation. Une parole humaine vraiment invocatrice assiste toujours à l'éclosion de la divinité. Le dieu naît de la parole qui l'invoque. Cela certes ne veut pas dire qu'il n'existe pas ou qu'il n'existe qu'à partir de la parole qui l'invoque. Le secret de la parole humaine réside justement en son pouvoir à manifester autre chose qu'elle-même. En ce secret sont les fiançailles miroitantes des règnes, le passage entre le mortel et l'immortel. Le secret de la parole humaine, de la parole des mortels, danse immortelle dans le libre Ether.

 

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27/12/2021

Propos réfractaires, quatrième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires IV



S'il fallait caractériser le monde moderne autrement que nous ne l'avons déjà fait, par la laideur et le despotisme de ses normes profanes et profanatrices, la servitude qu'il promeut, on pourrait dire qu'il est d'abord un monde encombré de tout, un monde embarrassé et embouteillé, et non seulement de machines, d'objets, de déchets, mais encore de représentations. Gide notait "cette maladie de vouloir ce que nous n'avons pas", - d'où l'encombrement. Ne vouloir que la liberté d'être dans le temps qui révèle l'être, c'est être si radicalement antimoderne que la modernité se consume sous notre regard, les horizons se libèrent et revirent dans le monde de l'âme. Nous devenons alors co-créateurs de la Création divine, et sans nulle hybris, car il n'est que deux façons d'être au monde: l'arrogance du consommateur, l'humilité du créateur.

 

Etre réfractaire, ce n'est pas être révolté avec le pathos moderne, mais rompre là, avec calme, et le plus simplement du monde, afin de demeurer fidèle à l'essentiel.

 

Profondeur de la phrase d'Oscar Wilde: "Je résiste à tout sauf à la tentation", - qui va bien au-delà du paradoxe ou de la boutade. Résister à l'adversité, à la vilénie, aux diverses oppressions, mais céder aux tentations délicieuses (et résister encore aux puritains et aux prophètes du malheur). Eloge de la force d'âme, alliée au discernement.

 

Avis aux amateurs de systèmes et d'explications globales: une seule clef n'ouvre pas toutes les portes.

 

Les propagateurs du malheur ou du grief auront exactement l'importance qu'on leur accorde; même s'il est difficile de les ignorer tout à fait tant ils s'acharnent à occuper l'espace et à nous reléguer dans les marges incertaines de la vie.

 

La langue que l'on voudrait nous faire parler, idiome nouveau, allégé, métissé, publicitaire et "citoyen" a pour objectif de nous empêcher de penser. La langue est l'instrument de la pensée, et s'en trouve parfois instrumentalisée au point d'être détruite.

 

Entendu à la radio: être élogieux du silence et de la retraite serait "fasciste" et considérer que notre appartenance nationale se définit par notre langue serait une façon de voir "d'extrême-droite". Ces nouvelles définitions sont intéressantes, d'autant que l'on considérait naguère encore, et non sans raison, que le fascisme était une fusion sociale brutale et bruyante (précisément le contraire du silence et de la retraite), et que le propre de l'extrême-droite était de définir l’identité nationale par d'autres facteurs de la langue. Faudrait-il croire que les «antifascistes » nouveaux, si dédaigneux du Logos et enclins aux rassemblements, aux mots d'ordre simplistes, eussent une inquiétude à se reconnaître dans les définitions antérieures du "fascisme" et de l'extrême-droite, et qu'ils se trouvent ainsi obligés d'en chercher de nouvelles ? Ou, plus simplement, poursuivant la liquidation générale des principes et des usages du "vieux monde", la langue et le silence s'en trouvant les ultimes refuges, il est, pour eux, de bonne stratégie, de les grimer en démons. Si la parole est maudite en même temps que le silence, tout appartiendra enfin à leur propagande.

 

Le monde "neuf" des Modernes est une affreuse reproduction.

 

Les Modernes ne savent pas lire parce qu’ils ne savent pas voir. Sitôt blasés, sitôt persuadés de déjà connaître, - touristes. Ils veulent de l'exotique et sont incapables de déchiffrer les astres au-dessus de leurs têtes, l'ombre bleue, oisive, du printemps qui vient, le langage des oiseaux et des rivières, le prodigieux palimpseste de secrets de n'importe ville française point trop saccagée par les éventreurs modernes. Ils n'entendent pas le bruissement du sommeil, ni de l'éveil. Ils ne regardent pas les nuages, ni personne dans les yeux. Ils voudraient bien être ailleurs alors qu'ils ne sont nulle part, qu'ils se traînent, en retard sur le moment présent qui est l'éternité toute vive au cœur du temps.

 

En retard sur le moment présent, c'est-à-dire dans le relent, dans la négation de la toute-possibilité. Etre réfractaire, c'est nier cette négation.

 

L'allongement de la durée de vie, voici le fin du fin de l'argumentaire progressiste. Vivre plus, pour travailler plus, pour gagner plus. Mais ce "plus" n'est pas en intensité, en qualité, mais en en quantité. Qui n'a fait l'expérience de laisser passer trois mois sans que rien n'y advienne d'ivresse, de songe, spéculation, d'aventure, de contemplation ou d'extase; ces trois mois sont passés comme un envol de cendre. A l'inverse, il est des heures intenses où il semble que l'éternité vienne se loger, - mais c'est encore une erreur de perspective: l'éternité s'y trouvait déjà sans que nous eussions encore la clef qui en ouvre le royaume. L'éternité n'est pas en dehors du temps, mais à l'intérieur, cœur secret, qui contient tout l'en-dehors car il en est la source.

 

La réduction à la quantité, la statistique anéantissent l'être du temps, son chatoiement d'étoffe impondérable, son voile révélateur.

 

La quantité est sans saveur. L'accroissement d'une durée sans saveur est un amoindrissement de l'être. Dans la perspective la plus immédiate que nous avons, le monde moderne est d'abord insipide.

 

La civilisation et particulièrement celle à laquelle nous appartenons, exige, pour être perpétuée, que nous portions des limites à la collectivisation, et surtout à la pire: l'individualisme du masse. Hors de ce "nous" insignifiant, reprendre vie par des corrélations, des correspondances, des filiations spirituelles, des enracinements telluriques et célestes.

 

Fastidieuses "identités", en boucle dans leurs messages publicitaires, idéologiques et plaintifs. Ces vantardises, ces complaisances, ces glorifications sont navrantes. Notons qu'elles ne sont licites et approuvées que pour certaines d'entre elles, et fortement réprouvées pour d'autres: ce qui sera peut-être leur chance, si elles ne versent pas dans un autodénigrement complaisant qui n'est jamais que l'envers d'une insupportable arrogance.

 

Les Modernes aiment les "identités" car ils n'aiment rien tant qu'identifier, mais ils haïssent la Tradition qui est immanente et transcendante (l’identité n'étant qu'abstraite).

 

Etre français, ce n'est pas une question d'identité ou de définition administrative, c'est recevoir de légers messages du Royaume, beaux comme des pressentiments.

 

Je n'ai aucune nostalgie du temps de mon adolescence (le Moderne y régnait déjà avec toutes ses horreurs, moins quelques techniques) sinon des bistrots où l'on m'offrait un charriot d'hors-d’œuvre à volonté, un steak au poivre de deux cent grammes, au moins, avec des frites, un plateau de fromages, une crème brulée, un pichet de vin, une fine et un café, - sans pour autant me ruiner pour la semaine.

 

Lire, voir, entendre, goûter, c'est tout un. Les mots sont enclos dans la synesthésie.

 

Désormais la langue de certains rappeurs est plus châtiée que celle des ministres de notre république. Nous pensons à la mesure de notre langue. C'est elle encore qui nous accès à l'ineffable, de même que notre raison nous donne accès, par son bon usage, au supra-rationnel, que le sensible nous donne accès au suprasensible.

 

Certaines choses ne peuvent être pensées, justement pesées, que dans la langue française du dix-septième siècle.

 

Lorsque les hommes regardent davantage leurs écrans que le ciel, le monde est perdu pour eux, et ils sont perdus pour le monde.

 

Feignant d'oublier les grandes tragédies de la condition humaine, et ne se concevant que dans un monde sécurisé, les Modernes appliquent leurs jours à la fabrication de "malheurs" fictifs pour éloigner d'eux les vertigineux délices de la "terre céleste".

 

Chaque seconde contient son abîme de terreur et de merveille, sa goutte de poison qui tue ou qui enivre.

 

Justice immanente accélérée: le ressentiment est à lui-même sa propre, et immédiate, punition. D'autres péchés attendront le jugement dernier, peut-être.

 

Il y a plus de paysages vivants dans une page de Nietzsche que dans toutes les cartes postales ou descriptions "réalistes". Préférons, selon la formule de Massignon, les "allusions instigatrices". Balzac lui-même n'en use pas autrement, chaque détail chez lui étant signe, intersigne, symbole, couloir du visible vers l'invisible.

 

Certaines écritures (Nerval, Nietzsche, Rimbaud, Hamsun, Bosco) s'assimilent les lieux où elles naissent et en restituent, ensuite, les essences et les horizons intérieurs. Etre non pas en face du paysage, pour le décrire, mais à l'intérieur du temps où il se déploie, pour le dire en disant autre chose de plus lointain. Lorsque l'on sait infuser un paysage dans sa phrase, il est inutile de la décrire

 

Ecrivain d'extérieur. Tenter de plagier la lumière sur l'eau et le vol des oiseaux marins.

 

Pour percevoir le secret, l'essence du mouvement, il faut tendre à être immobile et s'apercevoir qu'on ne l'est pas.

 

On croit voir un amuseur arriviste, un cupide rigolo, un Rastignac de la calembredaine, mais passé l'exercice strictement professionnel, le masque tombe et nous apercevons le visage grimaçant du moralisateur officiel.

 

Il est étrange que, pour nommer la misère sociale, largement entretenue comme mise-en-garde à l'attention des audacieux, les Modernes usent du mot de "précarité", - mot cache-misère et d'usage fallacieux. Tout ce qui est merveilleux, en ce monde, est précaire.

 

Dans les sociétés à prétention égalitaire, ce qui est le cas des systèmes d'exploitation les plus industriels, la guerre de tous contre tous dissimule une guerre plus essentielle: celle des hyliques contre les pneumatiques. En sa phase ultime les hyliques détruisent la matière elle-même. Nous y sommes. Quant aux pneumatiques, ils caressent la terre de leurs ailes d'air. La terre sera sauvée par les Légers.

 

La lumière sculpte dans la vitesse comme l'eau et le vent dans la lenteur.

 

Cruauté de l'idéal démocratique: mettre les chevaux de course à la charrue.

 

Bien des gens ne lisent, ne voyagent que pour confirmer leurs représentations préalables, déçus si le paysage ne ressemble pas à la carte postale et furieux si l'auteur est indocile à confirmer leurs préjugés. D'où la pertinence à distribuer ses écrits sous quelques hétéronymes, et l'amusement à en observer les conséquences.

 

Les hommes sont contraints à l'uniformité les uns par les autres, dans l'horizontalité démocratique, bien plus que par n'importe quelle norme hiérarchique, sacrée, ou même despotique. La société de contrôle, parfaitement réalisée exige que les contrôlés et les contrôleurs soient en nombre égal, - et, si possible, qu'ils soient les mêmes.

 

Que les ficelles fussent tirées par quelques manipulateurs de grande envergure: idée absurdement optimiste. Les manipulateurs sont des épiphénomènes (constitués d'individus parfaitement interchangeables) d’une servitude volontaire généralisée.

 

On entend parfois vanter les caractères qui seraient aussi durs à l'égard d'eux-mêmes qu'à l'égard d'autrui. Préférons les magnanimes. La véritable force se dit avec douceur. Les Modernes, faibles arrogants, méprisent en tout la bonhomie. La moindre conversation tourne chez eux en polémiques pathétiques. Le problème est mineur; il suffit de prendre la tangente.

 

La beauté-en-soi est en moi comme l'âme dans le corps. L'inverse est tout aussi vrai, le corps peut être dans l'âme, environné d'âme, "vêtu d'air" (ainsi se nommaient certains ascètes de l'Inde qui allaient nus).

 

Difficulté, chez les Modernes, à voir la beauté d'un visage sinon par l'entremise d'une photographie. La beauté ne les regarde pas.

 

Certaines vertus exigent, à l'usage, autant de discernement, que les vices. Ainsi de la compassion.

 

Gens de gauche, cossus, qui ont, en privé, tous les préjugés de classe et de race de la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent, mais y ajoutent le côté moralisateur du "politiquement correct". Rien de vraiment paradoxal dans cette engeance qui aime avant tout être bardée de convictions. Le bourgeois chafouin peut ainsi en remontrer moralement, sinon par le génie ou le talent, à Knut Hamsun, Ezra Pound, et plus en amont, à Barbey d'Aurevilly, Joseph de Maistre, Flaubert, Gobineau ou Villiers de l'Isle-Adam.

 

La lumière parle. Le Logos-Roi, héliaque, de la philosophie antique n'est pas une métaphore ou une allégorie mais, pour celui qui l'approche, une expérience directe, qu'il fera ou non, sachant qu'expérience veut dire, traversée d'un péril.

 

La lumière fait apparaître ce qui est; dans ce qui est, la matière dont la lumière définit la forme, est elle-même de la lumière solidifiée, ou, pour ainsi dire fossilisée. Le Logos n'œuvre pas autrement dans ce monde intérieur qui contient le monde extérieur.

 

Civilisation: monde de dissemblables dialoguant. Société: monde de semblables monologuant. Supposer que quelqu'un puisse être notre égal en tout (ou, ce qui revient au même, que nous puissions être son égal) est une folie, un anéantissement de nos qualités et des siennes, une course à l'abîme. L'enfer de l'entendement est de croire que nous n'avons rien à apprendre de personne.

 

Les médiocres eux aussi sont "missionnés" et peut-être plus encore que les esprits illuminés ou saisis par quelque folie des grandeurs. Leur mission est de nous engluer, nous attrister, nous ramener à "l'à quoi bon", - ou, comme disait Céline, "se servir de nous comme fronton à faire rebondir leur connerie", au point de nous étourdir et nous faire perdre la tête.

 

La société nous fait entrer dans la case d'un formulaire administratif, la civilisation nous en fait sortir en nous reliant à la diversité des influences. La société nous fait vivre dans un hic et nunc abstrait et carcéral, la civilisation dans une présence qui est un armorial, un vitrail. La société nous identifie; la civilisation nous éveille à nos filiations spirituelles et nos appartenances métaphysiques. La société nous établit dans une singularité où nous sommes interchangeables, la civilisation nous différencie, nous distingue, nous hiérarchise dans le secret du temps et donne à la réalité transitoire les éclats de la légende.

 

La façon dont les Modernes auront gâché tout ce qui leur a été légué pour exercer magnifiquement la vie, quand bien même on peut lui trouver maintes explications relatives, demeure une énigme que l'on ne peut interpréter qu'en termes théologiques et métaphysiques. Partout où s'offrait le symballein, le Moderne a choisi le diaballein, et cela dans les moindres aspects de son existence. Et c'est encore dans ces infimes secondes que le mauvais choix s'avère le plus désastreux, - dans ce reniement des intersignes heureux qui s'offraient à nous.

 

Il y a chez les savants commentateurs persans, par exemple, outre le génie herméneutique, ce qui est l'essence: l'érudition ingénue, la fraîcheur, l'égalité d'âme. La subversion moderne, dans sa propagande inlassable, consiste à faire passer la faiblesse pour de la force et la force (c’est-à-dire la bonté, la douceur, la bonhomie, la gentillesse, vertus aristocratiques) pour de la faiblesse. S'ensuivent des cohortes d'arrogants avec à la bouche l'insulte, le mépris, et dans le cœur, l'indifférence de l'ignorance.

 

Les gens se rencontrent, parlent de leurs "problèmes", et chacun est heureux des problèmes des autres qui le soulagent des siens. On se demande parfois s'il est encore permis de donner d'autres élans à la conversation, sans passer aussitôt pour quelqu'un de prodigieusement superficiel ou d'éthéré.

 

Le reniement en admiration, en amitié, en amour consiste non à trouver des défauts jusqu'alors inaperçus dans l'objet de notre ancienne ferveur mais de percevoir les qualités mêmes que nous aimions comme des vices irréparables. Ce ne sont pas les qualités qui ont changé, c'est notre aptitude à les percevoir, notre alliance avec elles, notre sympathie essentielle. Le renégat tombe en-deçà de lui-même, de ce qu'il était au diapason des bontés, des beautés et des vérités naguère vénérées, et qui lui passent, désormais, au-dessus de la tête. Alors s'ouvrent pour lui des sentes vers l'enfer.

 

La tentation du diaballein, de la division: on croit être davantage soi-même alors que l'on se conforme à l'image que l'Ennemi se fait de nous. Il ne faut rompre qu'avec l'impiété. Les grandes âmes sont fidèles à tout, aux êtres et aux choses; leur monde s'agrandit et s'approfondit avec le temps; de nouvelles ferveurs avivent les plus anciennes (loin de l'absurde attrait à détruire les fondations dans la prétention de construire). Ainsi ces âmes grandes suscitent une jalousie féroce et doivent compter sur la vilénie, la ruse, les pièges variés. Un art de la guerre leur est nécessaire, et de savoir que les plus misérables esclaves chercheront, par tous les moyens, à nous convaincre d'envier leur sort et de renier notre liberté. A cet effet, relire Sun Tzu, certes, mais aussi la fable du chien et du loup, et le Traité du Rebelle d'Ernst Jünger.

 

Ces gens déjà battus mille fois, soumis, nous prédisent que nous finirons vaincus et qu'ils s'y emploient ! Leur seule victoire serait notre défaite, sauf que rien de ce que nous avons conquis ne leur sera légué, et notre défaite même sera leur honte éternelle.

 

Les hommes sans génie aucun sont des traitres. Les traitres étant majoritaires, il leur est facile de faire passer notre fidélité pour une folie, ou pour une traitrise. Comment vivre au milieu des traitres ? Clandestinité, secret, ombrages, bonheurs, exils changés en promenades, - mais aussi codes d'honneur, discipline, "retour à l'Essentiel" selon la formule parfaite de Jean Biès.

 

Chaque phrase écrite par un homme de cœur et d'esprit est une victoire contre la sottise, la vulgarité et la barbarie (qui s'éloignent alors de notre entendement et du monde qui se reflète en lui).

 

La hiérarchie qui importe est avant tout intérieure. L'homme qui ne hiérarchise pas en lui ce qui appartient à l'Intellect, à l'âme et au corps sera livré à une confusion tyrannique.

 

La volonté de pouvoir est une distraction que l'on s'invente pour se détourner de la crainte de la mort. La volonté de puissance, elle, traverse la mort. La puissance est donatrice, généreuse, ingénue; le pouvoir est vengeur et cherche d'abord à se venger de la puissance dont il est le renoncement, non certes par magnanimité (qui est la puissance suprême) mais par calcul.

 

Ils auront échoué à nous clouer le bec, obligés à l'effort du dénigrement et de la dissimulation, peine inutile car les œuvres, aussitôt échappées de la tête de l'auteur suivent leur cours, vont naturellement à la rencontre des âmes fraternelles, bondissent au-dessus des obstacles et des temps comme des dauphins. Publiée, une œuvre rejoint un bien commun dont l'horizon est la seule frontière, mare nostrum où elle vague et divague à sa guise, l'expérience qui conduisit à l'écrire devenant une relation universelle, cosmique, où les signes écrits rejoignent leur source lumineuse.

 

Ecrire en poète, c'est combattre l'indéfini avec les armes de l'infini.

 

Il y a deux sortes d'écrivains: ceux qui se souviennent de l'éclat sacré du signe, du hiéroglyphe, de la rune, et qui savent qu'ils se livrent à un cérémonial magique dont l'écriture proprement dite n'est qu'un moment, - et les autres qui écrivent n'importe quoi, n'importe comment. Ceux qui savent que tracer un mot avec de l'encre sur du papier est un acte prodigieux et ceux qui l'ignorent.

 

Ceux qui veulent nous décourager d'écrire ont peur de ce que nous allons écrire. Ceux, qui, en fausse compassion, nous trouvent de bonnes raison d'être malheureux, ont peur de ce que nous serions si nous étions heureux,- à commencer hors de leur joug. Cet effroi, ce recul devant le bonheur, comme devant une menace.

 

Le Moderne, hostile aux promenades poétiques et métaphysiques, voudrait nous ramener au concret, - mais ce "concret", il ne peut nous y attacher que parce qu'il le fige dans une abstraction. Ce concret vanté n'a rien de sensible, ni même de réel, et puisqu'il faut nommer cet unique objet de la sollicitude "concrète" des Moderne, l'argent, nommons ainsi la chose la plus évanescente qui soit.

 

Dans nos moments de faiblesse, nous aimerions bien participer au jeu de la société, travail, consommation, idéologie, publicité, ce n'est pas la bonne volonté qui nous manque, mais persiste l'instinct de conservation. Ce jeu ressemble à une roulette russe à barillet plein. Une société est vile lorsqu'elle nous contraint à des activités insignifiantes ou insensées et récompense la servitude et la vulgarité. Contre elle, toutes les armes sont requises et légitimes.

 

La mauvaise volonté, ce n'est pas marquer le pas sur place mais bien la volonté mauvaise, tournée vers le mal, l'acharnement à détruire les belles heures qui ne nous obligent à rien et n'appellent que notre consentement. Mais tels nous sommes faits dans notre individualisme grégaire, que nous préférons, d'une préférence vindicative et acharnée, la prison de notre subjectivité souffrante aux sollicitations, enchantées, infinies, qui nous entourent et nous traversent. Modernes, nous préférons le malheur car le bonheur est une négation de notre Moi.

 

L'impression qu'il faudrait des milliers de pages d'une extrême concision ciselée pour dire une heure qui vient de passer, et ce qu'il en reste dans la pensée, en réfractions sensibles et intelligibles, serait propre à décourager d'écrire si, par un pari un peu fou, nous ne faisions confiance au lecteur pour, à partir de signes infimes, réinventer le monde qui nous fut offert, et nous échappe.

 

L'initiation est toujours secrète. Les rattachements et les affiliations ostensiblement déclarées ou vantées inspirent à juste titre une certaine méfiance, surtout lorsque les "initiés" disputent sur la place publique de la valeur ou de l'authenticité de leur initiation. Le secret est, certes, de convention (la discipline de l'arcane) mais aussi, et surtout de nature. Certaines vérités, des plus profondes, sont proposées sous une apparence frivole ou paradoxale.

 

Seul un absurde relativisme, corrélatif de notre conception linéaire du temps (que réfutent au demeurant la spéculation métaphysique et l'intuition scientifique) nous fait identifier les mythes et les dieux avec le passé. La vision, hors du temps, des mythologies nous parle tout autant de l'avenir que du passé.

 

Ceux qui nous trouvent hautains, n'est-ce pas d'abord qu'ils se situent, de leur plein gré au-dessous de nous ? Que viennent-ils ensuite nous en faire grief ! Bien des gens traitent leurs problèmes "d'estime de soi", pour user du jargon des "psychologues", à travers nous, comme si nous étions de quelque façon responsable de la mésestime qu'ils ont d'eux-mêmes. Et ceux-là récitent la doxa du moment avec la véhémence de la conviction la plus enracinée, la plus vindicative. Aux antipodes, les dandies, - Oscar Wilde récitant, avec grâce, son De Profundis.

 

Je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais parlé à quiconque autrement qu'en Egal. (La portée "démocratique" du propos étant bien sûr limitée par la foule de ceux auxquels je ne parle pas).

 

Ceux qui ne croient pas au diable, - j'entends au diable qu’ils ont en eux, - me semblent d'une bonne conscience si uniforme qu'elle équivaut à une absence de conscience. Le diable aime les hommes et les femmes vexés qui sont poussés à agir selon ses desseins. Le Pardon sauve celui qui pardonne bien plus que celui qui est pardonné. Le Pardon est diététique: se purifier des humeurs et les poisons du ressentiment.

 

Au bonheur offert, au don, à la bonne volonté, le diable répond en nous: "Ce n'est pas assez, ce n'est pas ce que je voulais", et nous entraîne ainsi à perdre ce qui nous était donné. Au "tout le reste vous sera donné par surcroît, il oppose, mais en dissimulateur, " tout le reste vous sera ôté de surcroît". Société de consommateurs, idéal de vie des Modernes, la moindre défaillance à leur programme les jette dans des rages meurtrières dont ils sont fiers. Ils confondent perdre leurs nerfs avec avoir du caractère. On ne saurait cependant reprocher à chacun cette inclination fatale car elle est le mouvement général du temps, sa trame, sa propagande essentielle dont il est extrêmement difficile de se déprendre.

 

A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre force de résistance contre ce qui nous est vendu. Le dénigrement de ce qui nous est donné, le cosmos, les anges et les dieux, l'amitié, l'amour, est à l'appui de l'apologie et de la publicité de ce qui nous est vendu. Ce que nous n'avons pas acheté nous semble sans valeur. D'où notre pauvreté: l'homme le plus riche ne peut acheter (qui ne veut dire qu'usurper un pouvoir illusoire et fugitif) qu'une infime partie du réel.

 

Lâcheté démocratique privée : il est rare dans un dîner de voir un convive, contre la majorité des autres, prendre clairement la défense d'un absent dont on médit. Ce qui s'en révèle de la nature humaine suffit à expliquer la facilité avec laquelle s'accomplissent à peu près toutes les vilénies politiques, et leur longue impunité. Longue, - c'est-à-dire jusqu'au moment où le châtiment est devenu à tel point dépourvu de sens qu'il "ajoute le mal au mal" comme il est dit dans le Coran. Punir le corrupteur bien après qu'il a perdu tout pouvoir de corrompre est une de ces facilités qui se pare aisément du prestige de la justice absolue, et laisse aux corrupteurs en action toute latitude d'exercer leur métier. La soi-disant justice contre les puissants s'exerce surtout lorsque ces "puissants" ne le sont plus, qu'ils sont devenus solitaires et faibles et que les risques de riposte ont été diminués, principalement par le temps.

 

Les Modernes ne peuvent voir le beau qu'en photographie, - à une part infinitésimale de ce qu'il est. Dans ses attraits exotiques, il n'échappe à la déception que s'il voit, un moment, un panorama à la ressemblance d'une photographie. Or, le merveilleux est l'imphotographiable.

 

Ce que l'on nomme l'invisible est, en réalité, visible à certains moments et aux pointes extrêmes.

 

Certains, et certaines, voudraient résolument nous punir de notre bonne humeur, de notre désinvolture heureuse, - sans voir qu'elles furent aussi des politesses à leur égard. Ne pas se plaindre, saisir les moments heureux, être de bonne compagnie, autant de crimes que le ressentiment voudra nous faire payer, jusqu'à ce que nous lui ressemblions.

 

Plus le bonheur est fragile (ou plus nous avons conscience de sa fragilité) et plus il est précieux et intense. C'est le moment que le ressentiment choisit pour en dissoudre les cristaux enchantés dans ses flots de fiel. Il faudrait s'armer contre, mais j'y répugne car ce serait obéir de quelque façon à son instance. Le ressentiment nous harcèle car il voudrait faire naître en nous le désir de le punir. Ruse proprement diabolique pour nous vaincre et nous rendre à sa ressemblance. La seule riposte est d'être insouciant, léger. Entrer dans le monde flottant.

 

Le ressentiment n'a strictement aucune limite. Certains êtres peuvent nous en vouloir de tout, c'est-à-dire d'être eux-mêmes au lieu d'être nous, - au point que plus aucune notion de morale, de logique, ni même de goût ne peut plus retenir leur rage d'anéantir ce qui fut dans ce qui est, et dans ce qui est, ce qui devrait être. Leur vie devient ce travail atroce. Insinuants ou brutaux leur rôle est de nous chasser des contrées aurorales, de nous asseoir dans leur cauchemar climatisé. Deux races qui pourront difficile s'entendre: les climatisés et les hommes du grand air.

 

Ce besoin d'être en permanente relation avec ses semblables, dans une "socialité" continue (mais suffocante) pour garder le sentiment que l'on existe. Compulsion, manie, erreur, car c'est alors précisément que l'on existe de moins en moins dans la présence réelle. Le ciel et la terre attestent notre présence. Le besoin de la preuve sans cesse réitérée de la preuve de notre existence dans le regard indifférent d'autrui nous rend peu à peu absents à nous-mêmes, au monde et à Dieu.

 

Le racisme ordinaire, dans ce qu'il a de plus inepte, n'est qu'un, parmi d'autres, des jugements par catégorie qui sont au principe de toute sociologie et de toute approche statistique des phénomènes humains. L'antiracisme est une dissimulation de cette évidence.

 

L'hygiéniste nous met en garde contre le tabac, l'alcool, les drogues, et, nouvelle mode, "l'addiction sexuelle" (invention comique des puritains d'outre-Atlantique et qui arrive chez nous) mais évoque rarement le travail, l'uniformité des jours sans espoir ni la triste austérité qui sont tout aussi nocives et mortelles.

 

Notons dans le discours moderne bêtifiant une ferme réprobation du snobisme et de l'hypocrisie. Je ne serai pas en chœur avec les contempteurs de ces faiblesses civilisées, parfois amusantes. Les snobs ont le mérite de diversifier la hiérarchie sociale, les snobismes étant divers, l'un s'amourachant d'une duchesse, l'autre d'un conseiller municipal, tel autre d'un cinéaste ou d'un chanteur de variété, ou d'un boxeur, ou de n'importe quoi. Au demeurant, le snob est un rêveur; il croit aux influences, aux effluves, aux sympathies magiques. Quant à l'obligation de dire toujours le fond de sa pensée, j'y vois un orgueil épouvantable et dément (qui débute par l'outrecuidance à croire que l'on peut être à volonté en contact avec le fond de sa pensée, et que celle-ci mérite d'être dite toujours et à tout prix).

 

Pauvreté des idéologies du vingtième siècle, qui se prolongent comme des traînées spectrales dans le vingt et unième, - condamnées par répulsion les unes à l'égard des autres (répulsion où cependant gît leur lucidité) à tourner comme l'âne attaché à son piquet entre le capitalisme, le communisme et le fascisme, trois formes préalables de la société de contrôle en voie de perfectionnement, avant l'étranglement ultime.

 

Toutes les idéologies modernes sont fondées sur le culte de la force, mais d'une force fondée sur la faiblesse, étayée par elle, d'où leurs effondrements. La fragilité de la sagesse et de la beauté est destinée à être victorieuse de ces forces moroses.

 

Gradation des volontés de puissance. Au plus bas, celles qui s'exercent sur les proches et l'environnement immédiat, les tyrans domestiques. Au plus haut, celles qui s'exercent sur le temps, pour y rejoindre l'éternité dont il émane. Dans le monde moderne, les volontés de puissance sont d'autant plus âpres dans le petit qu'elles sont défaillantes, ou simplement absentes, dans le grand et dans le haut. Il importe encore de distinguer les volontés de puissance vastes de celles qui, se dégageant peu à peu des écorces mortes, s'élèvent, quittent les illusions du pouvoir et de la puissance elle-même pour s'ordonner à l'infini de la toute-possibilité.

 

Dès que l'on s'éloigne des lieux-communs, et quand bien même notre langue serait la plus limpide qui soit, on devient incompréhensible à la plupart de nos contemporains (qui ne comprennent que ce qu’ils croient déjà avoir compris). Plus notre langue est claire et plus le malentendu est grand. Rien de tel pour s'imposer à l'époque que de formuler des lieux-communs en jargons obscurs à prétentions "scientifiques".

 

L'horreur du monde moderne est si difficile à envisager et à dévisager que même les esprits réactionnaires ou nostalgiques s'y refusent et ne consentent à déplorer qu'en son accessoire et ses aspects mineurs un désastre qui outrepasse l'entendement. Ils constateront la dégradation des mœurs et des goûts, l'enlaidissement des paysages, l'insipidité des aliments, conséquences pénibles certes, mais lointaines, d’un reniement fondamental, d'une profanation, d'un asservissement dont la mesure ne peut être prise que par des esprits profondément poétiques et métaphysiques. L'atteinte est portée au Verbe, au principe même de la création.

 

Première règle: refuser de laisser transformer sa commanderie en H.L.M. Ils y arriveront, certes, comme arrivera aussi leur mort, mais chaque heure sauvée nous remercie, en attendant.

 

Les fous veulent nous rendre fou, les sages nous rendent sages sans le vouloir.

 

Dire que Dieu n'existe pas, qu'il est pure inexistence, ne suffirait pas à rendre vaine la théologie. Celle-ci n'en ordonnerait pas moins l'existence à l'inexistence, le plein au vide, l'être au néant, - ce qui est le processus même de toute pensée, la musique sur laquelle elle s'exerce, dans un sens ou l'autre. Seule la Foi pleine et entière, en feu, en toute chose paraclétique, contemporaine éternelle de ses actes, rendrait inutile la théologie, en la fondant.

Luc-Olivier d'Algange

 

Un article de Pierre Le Vigan:

A être doctrinaire, la critique des modernes serait vite aussi ennuyeuse que la modernité elle-même. Mais le contraire de l'ennuyeux n'est pas le superficiel, c'est le vif, c'est ce qui est allègre. Ce sont les qualités que l'on trouvera aux Propos réfractaires de Luc-Olivier d'Algange. Il y défend l'aristocratie comme projet et non comme pièce de musée, le droit à la désinvolture et à une pointe de folie. Il y critique la grande solderie de tout, le Progrès comme progression du lourd, du triste et du laid. Le règne de la quantité du moche. Ce qui est moderne a exterminé la diversité, note-il. "Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qu'il devient ?"

On a fait de la raison une idole, explique encore L.O. d'Algange, et c'est une folie. On a immergé l'homme dans le culte de la réalité du moment, en oubliant que l'important est d'être présent au monde et à soi. On a fait un impératif de "vivre avec son temps", en oubliant que les hommes les plus vrais sont de tous les temps. On a cru que les paysages de banlieues étaient une banalité qui devait être contrebalancée par de l'imaginatif et du ludique, alors que leurs formes relèvent bien souvent du hideux et du démoniaque, et doivent trouver remède dans un classicisme.

On a oublié que tout grand roman est métaphysique, que toute esthétique est une métaphysique en mineur. On a oublié que le libéralisme est une caricature de l'exaltation du risque et de la liberté, que la Mégamachine veut des êtres qui lui ressemblent, et que les vrais écrivains ne peuvent écrire que dans le bruissement du monde, qui est la forme supérieure du silence. Nous avons oublié que la puissance est en amont du pouvoir, et qu'il n'y a que des pouvoirs impuissants s'ils ne sont pas inspirés par une puissance qui relève des forces de l'esprit.

D'Algange délivre une leçon de jeunesse contre le jeunisme de notre époque. La plupart des êtres ferment tôt le couvercle de leur vocation ultime. Ils demeurent désespérément raisonnables. Or, nous ne sommes pas la somme des moments de notre carrière professionnelle, ni la somme de nos actes d'achats. Nous nous devons d'être ouvert à un plus essentiel des choses, à un plus essentiel dans le monde. " Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde". Nous devons être attentifs à ce qui se transmet, à ce qui n'a pas de prix car il n'est que gratuité. " A tant se révolter contre ce qui est donné, on finit par ne plus avoir la moindre résistance contre ce qui nous est vendu (...)".

Pierre Le Vigan

Propos réfractaires, éditions Arma Artis.

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26/12/2021

Entretien avec Olivier François sur l'Ame secrète de l'Europe, pour la revue Eléments:

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Il n'est pas rare d'entendre parler de l'identité de l'Europe – pour la nier ou la louer – des valeurs de l'Europe ou du projet européen. Vous, cher Luc-Olivier d'Algange, vous évoquez l'âme de l'Europe. Âme est un terme désormais méconnu, délaissé ou inexploré. Quel sens lui donnez-vous ?

Luc-Olivier d'Algange: Par devers l'abstraction, qui, littéralement, nous abstrait du monde, nous retranche de la beauté sensible et des vérités incarnées, il est bon de retrouver les droits de l'âme. Il n'est rien de plus sensible que l'âme, de plus immédiatement perceptible : elle est, par étymologie, ce qui anime, elle est notre souffle et notre sang. Elle est aussi ce qui se joue, ce qui s'irise, dans le monde, les regards échangés, la parole qui voyage entre la bouche qui la prononce et l'oreille qui l'écoute, la lumière sur l'eau des rivières, - par exemple le Lignon, qui traverse le prodigieux roman baroque d'Honoré d'Urfé. L'Ame est l'Astrée. Mais ce qu'il y a d'ésotérique en elle affleure  au vif de l'instant... Aux moments heureux, elle nous environne. Par les temps de malheur, lorsque, selon la formule d'Aragon, nous devenons étrangers dans notre pays lui-même, elle se cache en nous et devient secrète.

Les ratiocineurs et les « déconstructeurs », qui tous, plus ou moins, croient en une sorte homme-machine universel, sont assez empressés à nier l'existence d'une âme européenne. Préférant montrer que démontrer, je me garderai de la prouver pour les contredire. Mais quant à la percevoir, j'en revendique le privilège d'amateur, - de celui qui aime. Dans un livre, par exemple, je perçois l'âme dans le style et dans l'univers contigu des images, dans l'éros de la phrase, son rythme et sa mélodie, qui font éclore amoureusement les mots. L'âme n'est pas dans les faits rapportés, les informations, elle est dans ce qui ne se résume pas. Nous la trouverons moins dans les événements personnels ou collectifs que dans ces mystérieux avènements qui se lèvent aux horizons de la pensée ou du songe. Plus simplement, parlons à nos aînés, qui la connurent, et en déplorent la disparition progressive, de l'âme d'un quartier de Paris : ils nous comprendront aussitôt sans avoir lu Plotin ou Jacob Böhme. Il me semble, par ailleurs, que ceux qui n'entendent point l'âme de l'Europe ne sont guère musiciens. Les œuvres de Francis Poulenc, certes, sont fort éloignées de celles de Wagner, Monteverdi est loin de Ravel, mais chacun reconnaîtra à les écouter, aux premières mesures, qu'ils sont des musiciens européens .

Virgile figurait l'Ame du monde sur le bouclier de Vulcain. C'est dire que l'âme justifie un combat, non pour le pouvoir, qui est écorce morte et servitude, mais pour la puissance, et, dirai-je aujourd'hui, la puissance la plus fragile, car toute de nuances et de complexités, elle est confrontée aux simplifications brutales des puritains et des barbares. Il faut combattre pour l'âme car sans âme nous sommes morts. Non point de ces morts dont on se souvient, et dont le choeur résonne dans les poèmes de Charles Péguy mais des morts oubliés dans la songerie « trans-humaniste », horrible et ridicule, d'une mécanique perpétuelle.

« Ce vieux bougre de monde moderne » (Charles Péguy) cultive la transparence, promeut les spectacles, les distractions et les exhibitions, se défie des ombres et des voiles. Vous défendez, au contraire, les vertus du secret et des initiations. Quelles sont ces vertus ? Et pourquoi, selon vous, la modernité a-t-elle cette rage de tout « mettre en lumière » ?

Le secret, l'initiation, sont l'esprit d'enfance continué. Qui se souvient de son enfance sait que l'amitié se fonde sur des secrets partagés, et l'émerveillement du monde sur des secrets entrevus. Un monde sans secrets est un monde adultéré, crapoteux. Les alchimistes savaient que le feu sacré est un feu secret, un « feu de roue » qui tourne en révélant, par des flammes claires, les aspects successifs de l'âme et des apparences. Vous évoquez, à juste titre, les vertus du secret. Le secret est lui-même une vertu, comme on parlerait de la vertu d'une plante, d'une essence... Une phrase, une image, un visage, qui ne recèlent point leur part de secret sont ineptes : rien ne s'y révèle. Un monde qui hait le secret vire sans faillir au totalitarisme des « hommes sans visages ». Chaque recoin, chaque ombrage, chaque silence, porté comme un blason sur la fugacité des impressions, est une chance offerte à l'âme d'entrer, par voie royale, dans son propre chant. La société de contrôle, bien sûr, déteste ces recours.

Votre livre est une suite – au sens presque musical du mot – de méditations, de dialogues et d'explorations poétiques et métaphysiques. Des présocratiques à Platon et aux mystiques rhénans, de Nietzsche et Hölderlin à Henry Corbin, Dominique de Roux, Fernando Pessoa ou Nicolas Berdiaev, vous rendez grâce à des maîtres et des éveilleurs. Rendre grâce, saluer – comme les catholiques et les orthodoxes saluent Marie, - pourquoi est-ce si nécessaire face à la cette trinité moderne qui a « pour Père l'Economie, pour Fils, la Technique, et pour Saint Esprit, la Marchandise » ?

Notre époque est dominée, non par des irréligieux, des libertins héritiers du siècle dit « des Lumières », parmi lesquels figurent des esprits aussi aiguisés que le Prince de Ligne ou Nietzsche, mais par de nouveaux dévots, sinistres, despotiques et hargneux dont la vocation est d'établir sur terre le règne universel du ressentiment et de l'aigreur. Laissons leur ces vinaigres, et débouchons plutôt les bouteilles où s'attarde le sang du soleil ! L'admiration est une expérience savoureuse, et la saveur est savoir, - et sapience. Nous avons reçu infiniment plus que nous ne pourrions donner, mais il est toujours possible, fût-ce de manière infime, de donner à son tour le bien reçu. Cela se nomme tradition. La gratitude et le don sont plus allègres que le dédain ou le déni. « J'ai ce que j'ai donné » dit l'épitaphe de D'Annunzio ; et si nous remontons plus haut dans sa généalogie poétique voici Dante, qui sur un pont au-dessus de l'Arno attend la « salutation angélique » de Béatrice, voici les syllabes d'or de Virgile, la sagesse bruissante d'abeilles ivres, de moissons, de saisons aimantes des Géorgiques. Accordons-nous à ces augures, et remercions.

« Être enraciné, ce n'est pas se limiter à une identité, mais creuser au plus loin et au plus profond dans l'humus où gisent les forces d'aller plus haut » écrivez-vous. Vous êtes de ceux qui se défiez du terme identité. Vous craignez sans doute, pour reprendre le terme de Berdiaev, que l'identité ce soit l'objectivation de l'enracinement.

Le mot « identité » est un mot moderne. De Gaulle lui-même, qui n'est pas si lointain, n'en use pas pour parler de la France et des Français, et préfère, pour dire la France, évoquer «  la Madone aux fresques des murs ». Ce mot administratif ne m'enchante guère, et ne renvoie finalement qu'à la « carte d'identité », elle aussi fort récente. Jadis, lorsqu'il n'y avait pas de carte d'identité, on parlait de lignée, dans un sens non-scientiste, d'héritage spirituel, dans un sens non-sociologique. Par surcroît, il y a dans le mot « identité » quelque chose de statique, sinon d'étatique, qui semble vouer sa cause à la défaite. Au sens de Berdiaev, l'objectivation est une abstraction. Dans le spectacle moderne, désormais, chacun y va de son « identité », comme de sa « marque », les uns grognons et nostalgiques, les autres exaltés et vindicatifs. Mais le « logo » ne fait pas le Logos, et moins encore le Verbe incarné dans lequel s'éprouvent « ces hommes de chair et de sang », divers dans le sentiment de la tragédie et de la joie, que célèbre Mighel de Unamuno, - qui, au demeurant, n'est pas si éloigné de Berdiaev. 

Vous dites «  à Dieu ou aux dieux, peu importe » , - je reprends la question de l'Ombre. L'Européen civilisé doit-il donc ignorer la différence notable entre le christianisme et le paganisme ? Si le monde moderne contredit tous les anciens mondes, pour reprendre Péguy, devons-nous, face à lui, réconcilier paganisme et christianisme dans une synthèse supérieure.

Je serais enclin à penser que cette synthèse existe déjà, arthurienne, dans la quête du Graal, ou dans ce temple apollinien, où courent les « chasses sauvages », qu'est le château de Versailles. Je songe aussi à « la religion qui naquit lorsque naquirent les jours » dont parle Joseph de Maistre. Sans doute y a t-il dans toute âme européenne une joute nuptiale entre le paganisme et la christianisme, même, et peut-être surtout, chez ceux qui sont les contempteurs de l'un ou de l'autre. Promeneur, à la façon des romantiques allemands, conscient de mes limites, je n'ai pas vocation à être théologien. Notre civilisation s'accomplit en nous, à notre insu, à travers la succession des âges, l'enfance est naturellement païenne, l'adolescence est médiévale et chevaleresque. Ensuite que devenons-nous ? Chaque aventure est irremplaçable, - ce qui la rend tragique et joyeuse. L'essentiel est de garder la piété, qui n'est ni païenne, ni chrétienne, mais de laquelle dépend, selon la formule de Maurras, «  la simple dignité des êtres et des choses ». Tout bonheur est une épiphanie, qu'elle soit dans le vitrail ou l'aile de la libellule .

L'Ame secrète de L'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 370 pages. 38 euros. 

 

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Propos réfractaire, troisième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires III



Ce temps peu aventureux prive les hommes de la plénitude de leur âge, leur invente des soucis subalternes qui leur font oublier où ils sont, - dans le Grand Midi, - gnose méridienne.

 

La gnose, dans l'acception première et étymologique du mot, n'est pas le gnosticisme qui répudie le monde comme étant la création d'un dieu mauvais, - mais un approfondissement du sens, un Eros de l'intellect qui ne se contente pas des seules représentations mais désire le plus profond, le plus haut, le plus libre, le plus grand, le plus intense et le plus léger. Le monde visible est pour lui le signe du monde invisible, d'une lumière au-delà de celle que l'œil peut percevoir et dont elle ne serait que l'ombre.

 

Le monde nous est hostile surtout lorsque nous nous crispons contre lui. Une pointe de désinvolture est nécessaire aux entreprises audacieuses et aux buts lointains.

 

Les Modernes qui ne parlent que de sexe ont en réalité désérotisé le monde. Ce n'est plus que pour une infime minorité, les rares heureux, qu'Eros resplendit dans le cosmos. Suavité des couchers de soleil s'inclinant en chromatismes prodigieux vers une étreinte d'eau et de lumière... Les poètes eux-mêmes n'en parlent plus. Les grandes inspirations de Hugo, de Shelley, de Saint-John Perse s'éloignent devant les poètes de laboratoire ou de la banalité, ces adversaires du lyrisme qui ne chantent plus car plus rien ne les enchante. Poésie non d'aventuriers mais de fonctionnaires, ou, pire encore, de cadres moyens, voire de comptables ou d'huissiers. Poètes faisant partie de "comités" déterminant l'attribution des subventions publiques. L'indignation, comme toujours, serait de trop. Relisons simplement, pour que le cœur et l'âme ne défaillent au bord des lèvres, La Mort de Virgile d'Hermann Broch, ou les Cantos d'Ezra Pound. Œuvres en recouvrance de civilisations.

 

On s'exagère grandement la nocivité crétinisante de la télévision, des magazines, des chansons de variété, - que des "intellectuels" responsables et citoyens dénoncent (souvent à la télévision ou dans des magazines). Le pouvoir crétinisant et garde-chiourme de nos semblables non-médiatisés demeure sans rival. Nous sommes tous entourés d'une cohorte de conformistes, à l'affût, qui cherchent la moindre brèche pour nous rendre semblables à eux.

 

A un certain âge, de plus en plus jeune dans cette époque "jeuniste", il semble que les êtres humains ferment le couvercle. Leur vie devient réglée, les sollicitations du visible et l'invisible sont inaperçues, les appels inaudibles: c'est la fin des vocations.

 

Ceux qui ont renoncé à toute forme de gloire (fût-t-elle secrète ou posthume), sauf à conquérir la gloire suprême de la divine humilité, vivent dans un amour-propre perpétuellement blessé et jaloux.

 

Mégalomanie dictatoriale des gens ordinaires dans leur vie ordinaire. Ils ne vous laissent pas le moindre souffle à respirer, tels qu'ils sont en auto-affirmation permanente, agressive, pesante, hystérique, maniaque ou pathétique.

 

L'assentiment des peuples à leurs tyrans dure aussi longtemps que les individus qui les composent se reconnaissent en eux, sans être frappés par des fautes de goût outre mesure. On échappe aux tyrannies non en contestant les idées qu'elles avancent (qui sont floues et interchangeables) mais par le goût. Le goût alerte notre intelligence.

 

Lorsque les tristes veulent mener la danse, ils nous obligent à nous traîner avec eux après nous avoir chaussés de leurs semelles de plomb.

 

Les activités sexuelles, que je souhaite pour ma part aussi libres que l'on voudra, font l'objet, chez les Modernes, d'une surestimation, en bien comme en mal. Elles ne sont ni le remède à tous les maux, ni la cause. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque nostalgie pour les temps qui en parlaient avec légèreté, sans l'outrance de l'obligation ni l'hystérie de l'interdit.

 

Sans prêcher la soumission, ne pas se dissimuler la bêtise de la plupart des révoltes. Les Modernes se sont révoltés contre la beauté du monde. Il resterait alors à se révolter contre ces révoltes massifiées, contre ces ingratitudes vindicatives, mais en évitant, autant que possible, le pathos de la révolte. Inventons, selon la logique taoïste, la "révolte sans révolte" dont le symbole pourrait être l'éventail blanc des samouraïs.

 

Le monde est vaste et riche, là où un chemin se ferme, un autre s'ouvre.

 

La révolte des Modernes n'est pas une "révolte logique" (selon la forme de Rimbaud). Autant dire que le Logos n'y est pour rien. Révolte d'individus interchangeables, incapables de concevoir une communauté de destin, fût-ce à petite échelle, ils se contentent de saccager autour d'eux les conditions offertes du bonheur et de la beauté.

 

Emeutes, pillages de magasins, les classes moyennes frémissent d'indignation que l'on puisse ainsi accélérer le processus de la consommation. Les pilleurs de banque, eux, auraient toutes les raisons d'être sympathiques, mais demeurent, à les comparer aux banques elles-mêmes, les pilleurs de petite envergure.

 

Commençons, et dans le secret, à nous révolter contre notre propre insatisfaction, contre ce vide que le monde moderne creuse en nous à mesure que nous croyons le combler.

 

Pour le Moderne, tout ce qui est sans prix, magnifiquement offert, est sans valeur, il le dédaigne. Le front couvert par le plus beau coucher de soleil du monde, il persistera à se chagriner de ne pouvoir s'offrir une babiole, une montre, n'importe quoi qu'une sorte de stupeur collective, intruse, lui désigne comme un objet de convoitise. Cette visible aberration se transpose en mode sentimental. Ainsi les Modernes sacrifient la mémoire de leurs amantes et de leurs amants, répudient ou trahissent leurs amours, renient leur temps, le palimpseste du temps qu'ils vécurent avec eux ou elles, et médisent ainsi de l'être, qui est temps, en supputant la valeur du "changement" et de "l'évolution", ces réalités spectrales. Apostats de leurs heures heureuses, ils consomment les êtres humains pareillement aux objets. Celui qui ne change ni n'évolue cesse de se précipiter vers la mort, il va "de commencements en commencements sans fins".

 

L'homme conscient de son talent ou de son génie (en lesquels la part impersonnelle est, comme la part immergée des glaciers, plus importante que l'apparence individuelle) est plus humble toujours que l'homme fier et fort de sa médiocrité. Il s'est quitté lui-même, pour apprendre à écrire, à composer, à peindre, il est entré dans l'étude et la méditation de figures qui lui sont extérieures, qui le précédèrent et lui succèderont. Par l'œuvre, il ne se défend pas lui-même; il se fait défenseur de vertus, de rythmes, de qualités, de figures qui ne lui appartiennent pas et que sa propre existence nuance dans son passage.

 

Plus les êtres sont superficiels et plus leurs réactions émotives sont immédiates et violentes.

 

Les manipulateurs finissent, fût-ce après quelques succès à moyen terme, par être victimes de leurs propres ruses. Le diable qu'ils servent se moque d'eux.

 

Celui qui va du côté du plus fort en sera méprisé, et toujours en situation de faiblesse et d'humiliation. Ainsi tombent les tyrannies, sous le poids des faibles qui s'y rallient croyant trouver la force. Ainsi tombera le monde moderne et son chantage sentimental.

 

Plus répugnants que tous, les petits Rastignac dont l'arme principale est la bien-pensance, qui n'avancent leurs pions qu'à grand renfort d'antiracisme, de progressisme, de bienfaisance spectaculaire, chanteurs de variété, romanciers serviles. Le plus futile, le plus narcissique, le plus cynique des arrivistes, s'il avance à découvert, semble, par contraste, d'une pureté et d'une ingénuité angélique.

 

Souvent l'argument raisonnable qui vient contredire notre intuition première nous fait lâcher la proie pour l'ombre: chuchoté par le sens commun pour nous détourner de notre voie ou la rendre plus difficultueuse. L'intuition analyse mieux et plus vite une situation que la raison, - laquelle, à la traîne, reste en-deçà de la bonne décision: celle qui vole comme la flèche vibre dans l'air avant de bourdonner au cœur de la cible.

 

Les feux d'artifices sont une métaphore (et une redondance) de la puissance explosive des cieux nocturnes. Chaque étoile darde, explosante, au cœur de nos prunelles, ses amies.

 

Reposons-nous auprès des vagues (dont le mouvement ternaire dit le présent, porte vers l'avenir dans le ressac du passé) de l'humanité triste et absurde parfois qui déserte la présence en monde, en reniant le passé et en saccageant l'avenir.

 

Je n'aime pas la nature en tant que nature; je ne l'oppose pas à l'artifice ou à la civilisation. Ce que j'aime, ce sont les pierres, le sable, la mer, les forêts, les montagnes, les lacs, les champs, les pommiers, les hirondelles, les chats, le vent, l'alternance du jour et de la nuit, - le cosmos, auquel toute civilisation bien née s'accorde au demeurant.

 

Les artifices les plus subtils des verriers, du travail des émaux, de la porcelaine etc... sont des prolongements de la nature. Ceux qui opposent la nature et la civilisation n'entendent rien ni à l'une ni à l'autre.

 

Faire monter l'intensité de la nature à travers la civilisation, comme une lumière à travers un prisme, un resplendissant jardin. Fleurs de feu qui éclairent, nées du feu qui brûle. En nous, semblablement, changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante. Transfiguration, Alchimie, Salut.

 

Simplifier nos âmes afin de mieux percevoir la complexité du monde. S'appauvrir pour comprendre, prendre en soi, toute richesse. La propriété nous sépare et limite notre royaume. Défendre sa propriété, ou vouloir l'accroître, est une forme disgracieuse de la pauvreté (avide), autrement dit, de la pauvreté spirituelle.

 

Il ne devrait être nul besoin de partager avec la gauche politicienne son fatras de mensonges sentimentaux et de mauvaise foi pour constater simplement que la richesse matérielle des uns est le fruit de l'appauvrissement des autres, et que si le "libéralisme" tenait ses promesses concernant le bien commun, "l'élévation du niveau de vie", il se ruinerait aussitôt. Le mensonge du "libéral" est tout simple, il veut faire croire que les riches seront utiles aux pauvres de quelque façon alors que ce sont les pauvres, ne cessant de payer (loyers, crédits etc...) qui sont absolument nécessaires aux riches, dont la richesse est elle-même une démultiplication de la pauvreté spirituelle. Ne point s'étonner alors que l'appauvrissement, partie constituante du système, soit planifié.

 

Toutes les activités modernes ayant leur vanité inscrite sur le front, vaines, veules, grotesques, absurdes, tous les efforts se résolvant dans la seule nécessité de gagner de l'argent, le moment est revenu de faire l'apologie de la paresse, de l'inaction. C'est à partir d'elles que s'inventeront de nouvelles actions, libres, souveraines, - comme à partir du silence, la musique, pour nous sortir de la cacophonie.

 

Enseigner aux hommes à se livrer à des activités déshéritées de toute réalité poétique et aux seules fins lucratives, contraindre leur pensée à des opérations intellectuellement stériles, c'est les prédisposer à perdre toute morale et à vivre en bêtes traquées pour lesquelles la fin justifie les moyens. Cette contrainte, hélas, est souvent consentie, sinon voulue. La vilénie la plus généralement partagée possède pour les hommes grégaires un fort attrait.

 

Sortir du brouhaha pour savoir une seconde ce que nous désirons vraiment: cette jeune fille, ce ciel d'été, ce scintillement de la lumière sur l'eau, les rues et les terrasses de cette ville aimée, ces heures de lecture à l'ombre bleue des feuillages, ces combats fraternels quand bien même l'issue semble désespérée. " Les armes au matin sont belles et la mer..."

 

Monde moderne: processus de corruption par l'avidité, par la sentimentalité, par l'ennui, par l'excès, par la peur et par le mépris. Le temps peut être l'allié de la corruption ou son adversaire. Tout se joue dans l'œuvre de la mémoire, dépréciatrice ou célébratrice. Les vertus des hommes et des civilisations se corrompent ou se purifient selon cette loi.

 

Plutôt que "d'évoluer" vers on ne sait quoi (et qui a de grandes chances d'être pire que ce que nous sommes) apprenons les secrets immanents et transcendants du tissage, serrons la maille du temps avec le fil de trame de l'éternité. Les Modernes, qui sont absurdement rigoristes dans les domaines futiles, rigoristes de l'interdit, rigoristes de la consommation, et d'une âpreté farouche, sont incroyablement relâchés pour tout ce qui importe au destin, à l'âme. Les tissus se défont, tout se défile.

 

L'écriture tente de renouer les fils. Allons voir aussi du côté de la symbolique des tapisseries médiévales, solfège des couleurs et des lignes, entrelacs du visible et de l'invisible.

 

Ceux qui ne peuvent entrer en relation qu'avec des êtres humains qui leur ont été présentés par des tiers resteront toujours en-deçà de la vérité et de la beauté fulgurante de la rencontre.

 

A noter nos pensées, nous accomplissons une œuvre plus profondément autobiographique qu'à raconter les circonstances de notre vie, et moins mensongère qu'en nous livrant à des digressions introspectives. De même la fleur témoigne davantage de sa singularité que la tige ou la racine.

 

Rien n'est aussi démoralisant qu'un catalogue ou qu'un magasin d'ameublement moderne. S'imaginer là donne envie de sauter par la fenêtre. N'importe quel bric-à-brac dépareillé est préférable à ces esthétiques lisses et mortifères, conçues de la sorte que la réalité ressemble à une photographie.

 

Tous les actes que nous accomplissons, lorsqu'ils ne sont pas guidés par la peur, sont une victoire sur le sentiment de la vanité de toute action, c'est-à-dire un amusement. Nous agissons parce que la contemplation n'est pas toujours possible.

 

Les grands malheurs sont des rideaux de ténèbres sur lesquels dansent, en silhouettes de flammes, des joies inaltérées. Les êtres et les choses, si nous savons qu'ils peuvent nous être ôté, resplendissent du mystère de la fugacité, - qui est une voie vers la connaissance de l'éternité, de même que le sentiment tragique de la vie purifie nos bonheurs.

 

"Trouver un sens à sa vie". L'expression insatisfait. Il faut du sens, mais point trop, le chercher peut-être, mais ne le trouver qu'à demi, un peu vague. Le sens est dans sa recherche, évitons les recettes, improvisons dans un ordre plus vaste que nous.

 

Nous voyons dans ce qui nous requiert chaque jour, au-delà de certaines tâches, le miroitement d'un sens que nous ne pouvons donner entièrement, que nous recevons. Les adeptes de l'absurde comme ceux de la certitude restreignent et fatiguent.

 

Nous devinons le sens d'un acte lorsque nous nous apercevons qu'il pourrait être parfaitement inutile ou indiscernable.

 

Ceux qui nous reprochent de vivre "hors du monde" voudraient que nous vivions dans le leur, pour les servir. S'éloigner du monde social, ce n'est pas sortir du monde mais aller au cœur du monde.

 

L'idéologue est celui qui tient l'absence d'opinion pour immorale.

 

Le propre de ce qui est et de ce qui fut est de pouvoir recommencer. Ce qui naît de l'être, son éclosion, demeure en toute chose sa toute-possibilité. Ce qui fut recommencera, idée effrayante pour les Modernes qui se veulent modernes. Ce qui recommence, ce n'est pas la défaillance, le nihilisme, le mal mais l'essence de ce qui fut.

 

Le combat est de chaque seconde pour un temps qui ne soit pas détruit mais fécondé. Qui dans ce combat nous affaiblit, qui nous affermit. On aide souvent magnifiquement autrui en lui fichant la paix.

 

La valeur d'une civilisation se mesure aux espaces de paix, de contemplation et de beauté qu'elle préserve et à la générosité de son aristocratie. L'aristocrate cupide mérite d'avoir la tête coupée: il est déjà le bourgeois qui lui succèdera.

 

Pour combattre l'usure du temps, entrer à l'intérieur du temps, et donc de l'être, subvertir la linéarité, aller dans l'envers ésotérique des heures et des jours.

 

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25/12/2021

Propos réfractaires, deuxième partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Propos réfractaires II

 

 

La consommation moderne infléchit le psychisme humain vers l'ingratitude. A celui qui sans cesse exige, rien n'est jamais donné de façon inattendue, non-escomptée, gratuite. Ou, plus exactement, tout est donné, comme à n'importe qui, mais rien n'est reçu. Le moi réclame, le Soi reçoit.

 

Je crois à la presque entière égalité des dons reçus mais à la cruelle inégalité de leur exercice, de leur poien. Avant d'être cruels envers les autres, les hommes sont cruels envers eux-mêmes et se privent atrocement des possibilités qui leur sont offertes, avant d'en priver les autres. " Qu'as-tu fait de tes talents ?". Le Jugement dernier n'a pas d'autre sens. Et bien sûr, n'excluons pas des talents, les saveurs et les plaisirs.

 

Le monde ne devient insipide, austère, triste, que par volonté humaine. Volontarisme et puritanisme se confondent. Opposer à cette volonté une "contre-volonté" serait un piège, sinon à opérer une transmutation alchimique de la volonté de pouvoir en souveraineté.

 

Plus les âmes sont profondes et plus elles sont calmes. Nos ennemis: ceux qui veulent nous faire perdre notre calme, nous faire à la ressemblance de la bille du billard électrique. Pour l'esprit agité, la calme, la grandeur et la beauté sont effrayants et même insoutenables. La sensation ravissante de n'être presque rien dans l'immensité leur sera refusée ainsi que le ravissement de la vérité.

 

Il y a quelque chose de moralement épuisant à être sans cesse, par les autres ou par soi-même, ramené à son moi. C'est un manque, une détresse, un malheur dont on finit par dépendre et qui s'augmente de la force acquise. Le grégarisme favorise une société de "moi" ulcérés, tristes et vindicatifs. Chacun trouve toujours qu'on lui a manqué. Ce qui est vrai, mais n'a, en vérité, aucune importance.

 

Trouver de temps à autre des êtres humains qui ne soient pas exténuants au bout d'une heure relève de nos jours du miracle ou de la merveille.

 

Qu'ont fait nos victimaires perpétuels du simple plaisir d'être ensemble? Un prétexte à leurs enragements, et l'étalage de leurs manies, l'officine de leur arrivisme, l'administration de leur habileté à utiliser autrui à des fins qu'il ignore. La foire à la vanité des mondanités de naguère était, à la comparer, d'une exquise ingénuité.

 

Etre ensemble, mystère perdu avec l'intelligence du génie des lieux. , nous étions ensemble, dans cette cité aux murs couleur de Sienne, à l'ombre des tourelles ou des feuillages, non loin du bruissement de la mer, dans une histoire qui était une légende et qui nous environnait, nous embrassait, à laquelle nous étions poreux; et peu de mots suffisaient à faire rayonner le silence majestueux qui régnait sur nous et sur la vérité légère qui circulait entre nos intelligences et nos corps, heureux d'être ensemble, et particulièrement au matin et au crépuscule.

 

Rien n'est perdu de ce qui peut être dit. Ce qui est dit révèle l'essence de ce qui est perdu et ne le fut que pour que nous le retrouvions à la pointe du Calame, pour que nous élevions à un plus haut degré la beauté offerte, l'approchions de sa source, de son torrent de vérité belle.

 

Le monde moderne est punisseur et procédurier, - non par goût de la justice mais par compulsion à faire payer, et nullement dans un sens métaphorique. Justice comme négociation financière. Ou négociation financière comme expression radicale de la justice avec l'argent pour mesure absolue. Quelque abîme s'offre où le Diable rit.

 

Comme tétanisés par le spectre du sublime romantique, les poètes n'osent plus le lyrisme et, par voie de conséquence, ne savent plus distinguer le lyrisme morbide de la subjectivité outrée et le lyrisme respiratoire, musculaire, de l'accord du Verbe avec le monde qu'il reçoit et qu'il invente.

 

Anti-lyrique, sauf à exceller dans le génie lapidaire, aphoristique, héraclitéen, le poète s'amenuise en trucs et attrapes, voire en une certaine paresse. Le poète doit poser son poème sur l'horizon du temps, s'y perdre et non pas se contempler, en Narcisse déchu, dans son petit diagramme de mots. S'il est de bon aloi pour un prosateur d'être civilisé, la poésie requiert une sauvage ingénuité, qui, aussi riche et savante qu'elle puisse être, ne s'en écarte pas moins, en vague de fond, de l'idéologie du "travail du texte". Au demeurant, toute la grande poésie du vingtième siècle fut lyrique: Apollinaire, Cendrars, Pound, Saint-John Perse, Claudel, Pessoa, Aragon, parmi d'autres.

 

Les textes de Borges: blasons qui seraient en même des cadrans solaires, où nous déchiffrons, selon l'heure, de variables généalogies fabuleuses.

 

Les architectures modernes aux alentours des villes sont non seulement disparates, désorientées, mais inintelligibles, et donc, d'une certaine façon, irregardables, invisibles, - car, écrit Borges, "pour voir, il faut comprendre". Nous perdons, ou nous gagnons, en même temps le sensible et l'intelligible. Comment voir ce qui n'a pas de forme ? Que regardons-nous lorsque nous regardons l'informe ? Dans la désorientation du monde moderne, le regard est réduit à s'attacher à des détails de plus en plus infimes où subsistent encore des traces ou des intentions de forme. D'où le caractère souvent pointilleux des intelligences qui persistent en contradiction (et peut-être en complémentarité) de la bêtise étalée, généralisatrice.

 

Dans certaines banlieues, tout est si désorienté que l'impression de triste banalité qui nous saisissait d'abord fait place au sentiment d'un fantastique effrayant. Ces symétries désorientées sont faites pour attirer les démons, pour loger les créatures de Chtulhu, portes ouvertes sur on ne sait quel "chaos rampant" Lovecraft en, antérieur à l'humanité, ou devant lui succéder.

 

Tout être dont nous ne sommes pas privilégiés nous est absent.

 

Vanité des critiques qui se croient avisés en soulignant, en reproche, les défauts d'une œuvre, ce qui ne s'y trouve pas, alors qu'elle n'existe précisément que sculptée par ces absences, que ce qu'elle n'est pas lui donne la puissance et la vérité d'être ce qu'elle est.

 

Ce qui donne la juste formulation provient de la juste dénomination, comme l'algèbre vient après l'arithmétique, et la sphère après le cercle, la métaphysique après la physique, mais cet "après" est un chemin vers l'antérieur.

 

La beauté d'un paysage, que l'on peut juger ou jauger par des critères esthétiques, n'est qu'une dimension de sa présence réelle, de son emprise sur nous, de l'exaltation ou de la ferveur qu'il suscite en nous. L'aspect, justement, n'est qu'un aspect, un reflet. Or, un paysage que nous aimons est un miroir tournant. Ce que nous en voyons est un symbole. L'esthétique est une métaphysique en mineur.

 

Tel paysage forestier ou océanique n'est pas seulement la somme de ce qui le compose, mais une somme transfigurée par la puissance symbolique de la Forêt ou de l'Océan, dans leur vérité platonicienne et leurs variations infinies.

 

La moindre pierre, le moindre végétal revêt, s'il se trouve sous le règne d'une puissance océanique, une signification et une nature radicalement différente que s'il se trouvait, par exemple, dans un jardin de banlieue. Il en va de même pour nous, hommes aux yeux ouvertes et aux âmes poreuses. Selon les paysages que nous habitons changent nos atomes et nos molécules subtiles. L'alchimie s'opère entre le souffre ardent de notre esprit et le mercure du paysage par entremise du sel, autrement dit, du savoir, de la saveur.

 

Un véritable écrivain n'a nul besoin de n'être pas paresseux. Il est entraîné par sa monture au-delà de sa discipline et même de ses forces. Cette activité-là est aussi éloignée d'un travail qu'un cheval au galop l'est du cheval de bois d'un manège.

 

Les idéologies modernes qu'elles soient ostensiblement horrifiques ou discrètement contraignantes sont toutes des idéologies du travail, pour lesquelles la contemplation est méprisable, sinon délictueuse.

 

Pour l'idéologue du travail, celui-ci n'est pas une nécessité dont il conviendrait de partager équitablement le poids, mais, sans doute, une punition, et plus encore, un moyen de détourner l'attention de l'essentiel, - lequel, considéré, ferait tomber promptement les fausses hiérarchies et ramèneraient à leur juste mesure les petits chefs.

 

Dans leur rapport au travail, certains idéologues "de droite" sont plus soviétiques que d'autres, supposés "de gauche". Mais ces façons n'ont plus guère de sens dès lors que l'on ne sait plus à gauche ou à droite de quelle ligne on se place. Il ne suffit pas pour qu'une définition soit justifiée que la gauche se définisse par rapport à la droite, ou inversement. Si l'une et l'autre n'ont de repères que leur respective absence de repères, tout peut se résumer à la fameuse formule placée dans la bouche de Bernard Blier dans le film Le grand blond avec une chaussure noire: "Merde, on tourne en rond !".

 

La sérénité est, dans un monde agité, la proposition réfractaire par excellence.

 

Le propre de l'homme sans autorité est de multiplier les abus d'autorité. L'abus d'autorité est l'autorité abusée, sortie de son lit, échouée, morte, un ersatz.

 

La pensée humaine ne peut se défendre de raisonner en causes et en effets quand bien même les phénomènes qu'elle doit traiter sont inscrits dans des relations infiniment plus complexes. La Théologie posait la Cause causatrice. Les Modernes, privé de cette causalité suprême, ont tendance à outrer les causes, c'est dire à concevoir à une variété immense de phénomènes des causes abusivement limitées. D'où les sciences humaines réductionnistes, et, plus bas encore, les délires conspirationnistes.

 

Clef de voûte, libératrice, qui allège.

 

Le Moderne défend la démocratie comme "espace de la contradiction", de la discussion, - sinon que rien ne s'y discute sur les limites plus ou moins étroites de cet espace sans clef de voûte. Or, sans clef de voûte, nous finissons écrasés sous les décombres, nos illusions momentanées tenant à la lenteur, à l'échelle humaine, de l'effondrement. Les démocrates fondamentalistes se prévalent ainsi, au bénéfice de leur idéologie, de survivances de civilisations et de mondes qu'ils détruisirent, de même que les fondamentalistes religieux le font des religions qu'ils ruinent de leurs inconséquences et de leur bêtise. Toute démocratie tend au travail forcé.

 

Pire que le pouvoir de l'argent, la vulgarité avec laquelle il s'exerce. Paradoxalement, cette vulgarité, par temps démocratiques, le protège mieux que ne le faisaient naguère les bons usages et le bon goût.

 

Certains nous parlent d'une société de droits et de devoirs. Certes, ne nous perdons pas en arguties à en disconvenir. Il n'en demeure pas moins qu'il faut en oublier l'importance quelque peu, faire, de temps à autre, un pas de côté, s'éloigner pour s'apercevoir qu'en dehors des droits et des devoir, il y a les vastes régions de ce qu'il nous reste à conquérir, et qui ne se mesure point de cette façon-là.

 

Les hommes, s'ils entendent le mystère où ils sont jetés, ne se mesurent pas seulement les uns aux autres, en joutes, en fraternités et, pour finir en droits et devoirs mais au cosmos, au divin, à l'être, à l'absolu. Ne nous voulons pas plus petits que nous ne sommes !

 

Les Modernes veulent la domination par le contrôle et dans le contrôle, si bien qu'ils ne règnent que dans les espaces contrôlables, c'est-à-dire restreints. Despotes du petit, incarcéré dans la petitesse.

 

Il y a, certes, quelque chose de terrible à être jeté dans la volte de la vague, élevé vers le haut, menacé de se fracasser, - mais aussi de merveilleux dans ces instants de hauts ravissements et de périls où nous sommes exactement sans droits ni devoirs tels que les conçoivent les Modernes, mais poussés, toutes voiles dehors vers la plus haute responsabilité.

 

Tous les grands romans d'aventure, à commencer, bien sûr, par ceux de Melville, sont métaphysiques. Un psychologue peut donner une interprétation psychologique à un roman métaphysique mais un métaphysicien ne saurait donner une interprétation métaphysique à un roman psychologique, de même que l'on peut ôter une dimension au réel qui existe dans la représentation que l'on s'en fait mais qu'on ne peut lui en ajouter une qui existe déjà. On peut représenter un cube comme un carré, par convention, mais on ne peut faire d'un carré un cube.

 

Le libéralisme, fût-t-il "ultra", usurpe les mots de risque et d'aventure, puisque tout y débute, et s'y achève, par de la comptabilité (et, qu'accessoirement, tout y finit par être payé par le contribuable).

 

L'aventure ressemble à qui s'aventure: ce que lui dit ce jour en partance vers la nuit, ce qu'il saura faire des repos qui lui seront accordés, des accalmies survenues. Les véritables aventuriers ne sont pas activistes mais contemplatifs. Aller vers la contemplation, la rendre possible, en sauvegarder la vérité ésotérique, disponible à chaque instant, cet exercice exige des qualités d'audace et de maîtrise de soi, qui sont précisément le propre de l'aventurier et la condition de sa survie.

 

Ce que la Machine veut de nous, comme Dieu: que nous soyons à sa ressemblance. Nous ressemblons à nos pensées, à ce qui les requiert et les oriente. Nous faisons notre ressemblance.

 

Si les êtres humains ne sont plus ensemble, ce n'est pas faute d'occasions ou par la ruine ou la décadence de plus anciennes institutions organiques, tribales ou claniques, mais par un retournement du regard, une perte métaphysique qui offre aux yeux des êtres humains leurs semblables comme des objets, au mieux, des expériences. Le sens de la relation à autrui s'est perdu en même temps que la relation au monde, la présence intuitive en nous du cosmos, l'acte de création dans la créature.

 

Les Modernes se réunissent de préférence dans un ouragan de vacarme où nul ne peut entendre personne.

 

Avers et revers de la compassion. Elle peut être dans l'espoir d'alléger, en la partageant, la souffrance d'autrui. Ou bien faire en sorte que les autres souffrent autant que nous, et de préférence davantage. Que reste-il, en ces temps sinistres à ceux qui voudraient partager des joies, voire en prodiguer plus encore qu'ils n'en éprouvent. Que reste-t-il aux inventeurs ? Cette alchimie, par temps moroses, est suspectée. Pour s'exercer, elle devrait, mais c'est contraire à son génie, plaider et se justifier. (En passant: l'Alchimie n'est pas rendue obsolète par la chimie, car elle s'exerce, par d'autres moyens, à d'autres fins).

 

Mutabilité. Excepté quelques traits invariables, qui seraient la portée ou la clef sur lesquelles s'inscrivent les musiques, je ne suis pas le même selon les lieux où je me trouve. Les villes, plus particulièrement, selon l'histoire ou la légende qui m'y attachent, changent mes perceptions, et, surtout, leurs échos et leurs résonances (qui sont un voyage). La ville se meut en moi, brûle dans son Œuvre alchimique, se métamorphose, éveille et transfigure chaque photon à une vie nouvelle. Ce qui demeure de moi dans cette extase est peu de chose, quelques traits disais-je, quelques fidélités essentielles, elles-mêmes, si j'y songe, des plus impersonnelles.

 

A quel point le moi est un piège, sous l'apparence du miroir déformant que nous tend la malveillance d'autrui, nous ne le mesurons qu'à partir de l'instant sacré qui dissipe cette illusion, cette écorce morte et laisse apparaître le Soi, qui est l'en-soi du monde et de toutes les choses particulières dans l'unificence de leur acte d'être. L'éloge et le blâme sont également redoutables, qui nous renvoient à l'illusion que nous croyons être dans le regard d'autrui.

 

Un livre qui naît véritablement de la pensée est le plus beau des accomplissements humains. Il y avait là, dans l'air, quelques songes, quelques spéculations, des conversations réelles ou imaginées, puis la résolution d'en faire des phrases, des pages et enfin un livre qui tient à la disposition de chacun l'une des parts les plus ardentes et secrètes de notre existence.

 

En l'écrivant, nous conférons à notre pensée le premier de pouvoirs magiques, celui de l'ubiquité (pouvoir valant tout autant dans l'espace que dans le temps). Ecrire change aussi la nature de l'espace-temps en nous donnant le pouvoir de ressaisir au commencement (ce qui est la véritable finalité), la pensée, l'épreuve humaine fondamentale, en abîme, de l'archéon et de l'eschaton.

 

Ambiguïté du mot "romantique", qui semble se rapporter également à l'hybris de la sentimentalité ou d'utopies un peu vaines, qu'à la juste, imparable, confrontation à des profondeurs qui sont dans la nature même du Réel.

 

Insupportable arrogance des gens installés. Laideur morale qui vaut interdiction de jamais s'approcher du château tournoyant de la métaphysique.

 

Toute relation avec le visible est ressource de l'invisible, - sans quoi nous ne faisons qu'expérimenter, au mieux. Le visible nous est donné lorsque nous puisons, comme d'une eau castalienne, à sa source invisible. Le visible qui n'est que visible ne se laisse pas regarder, et ne nous regarde pas. L'invisible, ce qui traverse les mondes, regarde l'âme.

 

Il est bien certain que le monde moderne se veut sans âme. Par stupidité homaisienne ou arguties savantes, les Modernes s'acharnent contre l'âme dont le règne se situe hors de l'usure et de la rentabilité.

 

La répugnance que l'on éprouve à entrer dans une banque, même pour y déposer un chèque: ces lieux sont sans âme. Certains banques vont jusqu'à orner cet absence d'œuvres d'art (qui ainsi crient dans le vide et demandent pourquoi elles ont été ainsi abandonnées).

 

La Gauche politique n'a de sens que révolutionnaire et radicale, sans quoi elle tourne à la vanité moralisatrice ou au ressassement humiliant de la revendication qui n'est que trop visiblement le masque de l'envie. Abattre les banques, car elles nuisent, mais ne pas envier les banquiers. La révolte radicale est d'autant plus justifiée que les "dominants" sont plus ineptes et chafouins. Il était de tradition, autrefois, chez les riches, de tenter une sorte de transmutation de l'or matériel en or spirituel: créations de beautés, faste, art de vivre, civilités exquises, - comme un pardon demandé ou un remerciement à la bonne fortune dont ils furent les obligés. Désormais, rien de tel, l'argent fait l'argent qui se transforme en néant, c'est-à-dire en ce qu'il était au départ: une confiance trahie.

 

Les Modernes n'éprouvent de gratitude et d'admiration qu'à l'égard de ceux qui les grugent et ne témoignent que dédain, haine ou mépris envers ceux que Stefan George nommait les donateurs. Rien d'étonnant, le mesquin vénère la mesquinerie, et le généreux, la générosité. Evidence de la "participation" platonicienne.

 

Un bien-pensant m'accuse d'être un antimoderne misanthrope, mais avec un sourire, c'est une vague relation. Comment lui expliquer qu'il se trompe du tout au tout, sinon en constatant que je passe mon temps sur les terrasses, les plages, les cafés, au milieu des humains et en permanente conversation avec eux, y compris en écrivant, alors que lui, ce brave homme qui aime son temps, est nerveusement incapable de supporter ses semblables, vit devant son écran et entre en panique à la moindre affluence. L'idéologie cède devant la vérité de l'éthos.

 

Si l'on mesurait à quel point les individualistes trahissent les individus, les démocrates, le démos, l'esquisse d'une philosophie politique, en rapport avec le Réel, deviendrait possible.

 

La titanesque domination de l'argent sur les hommes fait que, paradoxalement, il n'y a plus non seulement de castes mais plus même de classes. Toutes sont écrasées, plus ou moins arrogantes, plus ou moins humiliées. Un homme dont le pouvoir tient à l'argent se méprise toujours un peu secrètement lui-même, et lorsqu'il cesse de se mépriser et se croit méritant, devient un monstre grotesque, c'est-à-dire un monstre au carré.

 

La plus noble entreprise humaine est de chercher des heures heureuses à partager, d'en susciter ou d'en inventer les conditions.

 

Cynisme vulgaire, ricaneurs invétérés, qu'en réalité tout terrorise. L'argent, qu'ils vénèrent est un remède à la peur qui exsude de toutes leurs pores, dont ils grimacent. Une fois riches, après de longs exercices de démagogie et d'obséquiosité vile, ils deviennent dépressifs. Celui dont l'action est déterminé par la peur la retrouve au détour de toutes ses actions. L'éloge traditionnel du courage est une pragmatique du bonheur et de la sagesse. L'éthique du Bushidô est juste qui nous enseigne que celui qui sait qu'il peut mourir à chaque instant connaît l'extase de la délicatesse des fleurs de cerisiers.

 

J'écris mieux dans la rumeur de la ville, du vent, de la mer que dans un bureau ou dans une bibliothèque. Le cosmos ne me dérange pas. Aux bons moments, je me laisse dicter par lui des phrases auxquelles seul je n'aurais pas songé.

 

Le propre des forces du néant est de vouloir nous appauvrir, y compris en nous enrichissant matériellement, en nous encombrant. Une vie encombrée, comme un poumon, respire mal. Les Modernes ne savent pas respirer. A chaque expiration, ils se plaignent, oubliant qu'il faut vider ses poumons pour les remplir. Au moment où nous expirons, pressentons l'inspir !

 

Il faut n'avoir jamais fréquenté la grande bourgeoisie pour s'imaginer qu'on y trouve encore de ces "héritiers" au sens culturel tels que les imaginent les bourdieusiens. De nos jours, le fils à papa rêve de devenir chanteur de variété, ou rappeur, et s'il n'y parvient, exerce quelque office subalterne dans les innombrables rayons de la sous-culture contemporaine, à vocation subventionnée ou populaire. Le "dominant" social et économique s'accorde au "dominant" culturel, - qui s'étale à la télévision et dans les magazines, et où la culture classique, devenue parfaitement marginale, n'a plus aucune place. Rabelais, Montaigne, Corneille, Valéry sont les véritables auteurs "underground", les viatiques des nouveaux parias.

 

Les apologistes du "métissage" humilient les métis, de même que les nazis faisaient honte aux aryens. Selon la même logique, l'adepte de la mondialisation uniformisatrice est le pire ennemi du cosmopolitisme, cette magnifique invention de la culture européenne. La mondialisation, c'est le même soda pour tout le monde, les musique sans style, les œuvres sans génie, le plus petit dénominateur commun devenu tyrannique. Le cosmopolitisme, c'est Goethe, Borges, Eliade, Jünger, Morand, Nabokov, et ce magnifique éditeur, Vladimir Dimitri, qui vient de disparaître et dont je salue la mémoire.

 

Vivre "dans son trou" (reproche adressé aux enracinés) nul ne le fait mieux que le Moderne mondialisé, dans sa caverne technologique, au milieu de ces ombres que sont les réalités virtuelles.

 

Certes, pour le pire ou le meilleur les hommes se ressemblent, mais à la ressemblance extérieure, exotérique, la ressemblance intérieure, ésotérique, ne cède point. Son unificence refonde, réinvente la diversité des formes qui la manifeste. Les diversités se rejoignent, précisément car elles viennent de points différents. Le cercle extérieur semble lancer vers l'intérieur ses rayons de feu alors qu'il en émane. D'où la vanité humaine et l'inclination à "faire l'Un trop vite", selon la juste formule de Gustave Thibon.

 

Les fidélités que le monde moderne veut arracher de nos cœurs sont, par définition, les plus précieuses. Tout ce que ce monde offense et bafoue est digne, et adorable.

 

Une heure de conversation avec un bien-pensant suffit à nous édifier sur les valeurs du monde moderne, et sur son absence de principe, - comme une boussole qui indiquerait successivement toutes les directions, sauf le Nord. Cette boussole folle peut faire un peu tourner la tête, mais, par son exclusive, elle nous indique cependant, la bonne direction. Il est utile de savoir ce qui se dit, pour comprendre ce qui ne se pense pas.

 

Le "on dit", par définition ignoble. Et doublement, s'en prévaloir pour insinuer.

 

Les "réactionnaires" que fâchent le laisser-aller, le débridement des mœurs, la paresse sont des progressistes qui s'ignorent, - auxquels ces "vices", par nature immémoriaux, sont autant d'obstacles à la planification du monde. Ne pas oublier que la modernité est un activisme modificateur, une manie de déraciner les êtres et les choses, une vaste entreprise de désherbage. Lorsque l'activisme est général et que l'illusion nous porte dans son courant, ne rien faire exige une force d'âme d'autant plus admirable qu'elle est honnie.

 

L'ennui: ne pas savoir quoi faire, et donc faire n'importe quoi. C'est ainsi que l'on s'exclut du paradis. Le non-agir, loin d'être une simple passivité est, par la résistance qu'il oppose à la masse du mouvement, l'invention de la fine pointe annonciatrice, qui passe à travers le temps, vers l'éternité. Le Christ commande à ce que la femme ne soit pas lapidée, que le temple ne soit pas la proie du marchandage, que la violence ne réponde pas à la violence. Actions suspendues. Exactement au contraire de l'idéologue. Tao. Le non-agir est au principe du poien, comme le silence est principe du Logos. Il y a davantage de mauvaises actions que de mauvaises non-actions.

 

La puissance est l'amont, le pouvoir, l'aval.

 

La sagesse nous vient d'abord comme un frémissement lumineux, une heure élue à l'ombre des peupliers, une reconnaissance, un abandon à l'aventure. Toute crispation et toute excessive réglementation lui est étrangère. Il est plus sage de divaguer que de planifier. Les planificateurs obstinés sont les plus fous d'entre les fous. Et j'ajouterais, les plus funestes et plus impies car voulant détruire le possible, par avance, en le recouvrant de l'ombre opaque de la plus fausse des représentations du présent.

 

Aux planificateurs, nous devons ce monde plat, c'est-à-dire irréel. Il est sage de laisser le microcosme à l'image du macrocosme, et louables sont alors les actions ponctuelles, soudaines, voire foudroyantes qui seront un rappel de la sympathie du visible et de l'invisible. Ces actions diffèrent profondément de celles des planificateurs en ce qu'elles ne s'enclenchent pas les unes les autres comme une mécanique, mais naissent et meurent d'elles-mêmes, anéanties dans l'éclat de leur brève floraison. Actions dont on se souvient. Chansons de Geste.

 

De celui qui ôte son chapeau devant le réprouvé qui s'avance sous les huées, on peut attendre beaucoup.

 

Le grégarisme dans la vilénie, même à la plus petite échelle. Si quatre individus se réunissent et que trois disent du mal d'un cinquième, le quatrième, en général hésitera à le défendre pour ne pas gâcher cette belle unanimité.

 

Il faut plus de force pour résister à la meute que pour en manger les restes: le politiquement correct s'explique ainsi. Attitude mentale. Les contenus n'y sont pour rien. Celui qui s'écrabouille devant l'idéologie dominante le ferait devant n'importe quelle idéologie dominante, y compris celles qui semblent le plus hostiles aux "valeurs" qu’il proclame pompeusement aujourd'hui. Ceux qui adoptent, par dégoût de ces limaces, des idéologies réprouvées, oublient que si elles revenaient à triompher, ils y retrouveraient, aussi diserts en leur bonne conscience, les mêmes gastéropodes pour leur faire la leçon.

 

L'antiraciste en vogue consent à ce que toutes les races se chantent elles-mêmes à l'exclusion des européennes. Vanité dans la contrition, insupportable prétention, condescendance odieuse, racisme au carré.

 

La poésie et la métaphysique sont les conditions premières de l'homme quelles que soient ses conditions matérielles. Ce sont les repus qui tiennent pour vaine la poésie car ils entendent maintenir l'humanité dans les rets de la nécessité matérielle par laquelle on domine et gouverne aisément. Mais si l'on peut gloser sur la duplicité et les ruses des politiciens, au demeurant vite éventées, et laissant place à d'autres, tout aussi lamentables, il n'en demeure pas moins que ces "chefs" sont à l'image de ceux qu'ils gouvernent. Chacun cherche à tirer profit d'autrui dans sa petite politique domestique ou financière. Ainsi la vie, en son intensité et sa beauté baisse de plusieurs crans.

 

Les manipulateurs réussissent toujours plus ou moins, mais ce qu'ils réussissent parfaitement, c'est leur déshonneur. Ils existent pour faire contraste avec les hommes honorables.

 

En l'absence du sens de l'honneur et de la fidélité, les hommes deviennent du bétail.

 

Celui qui calcule pour son seul intérêt travaille pour le néant.

 

Ce qui rend odieux le pouvoir, c'est l'outrance avec laquelle en usent ceux qui craignent de le perdre, au point que leur pouvoir n'est rien d'autre que la manifestation de la peur d'en être dépossédé. Sagesse du principe dynastique qui, s'il ne l'abolit pas, réduit cet effroi et donne la latitude de créer quelques belles choses.

 

Il est notoire, et chacun le voit à toute échelle et partout, que celui qui veut conquérir le pouvoir, et y parvient, est prêt à faire n'importe quoi. D'où ce côté horrifiant, grotesque et loufoque des hommes de pouvoir. Je ne crois guère à une restauration mais j'aimerais assez, enfin, que les adversaires du principe d'autorité traditionnelle, envisagent, un peu, par instants, ce que signifie son abandon: ce par quoi les rois de notre histoire glorieuse et tragique furent remplacés.

 

La constance acharnée avec laquelle le monde médiatique juge bon de laver les cerveaux en détruisant la langue française est une raison d'espérer. De tels efforts ne seraient pas fournis si la menace d'une recouvrance ne demeurait.

 

Partout où le monde moderne triomphe règne une effroyable tristesse. Grands ensembles, grandes surfaces, zones industrielles ou commerciales. Mondes dévastés par des titans idiots.

 

Les dieux reviendront du fond indiscernable de notre cœur lorsque notre cœur redeviendra le cœur du monde.

 

On peut reconnaître toutes sortes d'avantages et de vertus aux Etats-Unis, sans oublier que ce pays outrancièrement moralisateur existe sur l'extermination de ses indigènes et la crevaison de ses pauvres, et le tout dans une atmosphère d'ultra-violence où l'outrance du crime le dispute à l'outrance puritaine. La limite du concept d'Occident tient à ce que, nous autres de la vieille Europe, sommes de goût, de style, d'intelligence et de morale infiniment plus proches des orientaux proches et lointains que de nos contemporains états-uniens, - lesquels sont d'ailleurs les premiers à en convenir.

 

Ces gens qui exigent notre compassion, c'est-à-dire que nous souffrions pour eux, pour n'importe quelle raison, même si elle nous paraît injustifiée ou absurde, mais ne nous en accordent aucune, du fait que nous partageons plus volontiers nos joies que nos peines, et que nous trouvons dans la vie davantage à chanter et à méditer qu'à nous plaindre. Tyrannie des émotions funestes; certains s'y précipitent, d'autres y résistent; il en va comme de toutes les tyrannies.

 

N'accusons pas les êtres, les paysages, les œuvres de notre incapacité à les goûter.

 

Les idéologies de l'enracinement, dont la misère est souvent de n'être que des réactions aux idéologies du déracinement, n'ôtent rien, ni n'ajoutent, à cette réalité humaine: les espaces modernes sont créés de la sorte, et à cette seule fin, que l'on ne peut, en aucune façon, s'y enraciner. Lisse anonyme, indifférencié, répétitif, désorienté, l'espace moderne refuse de toutes ses surfaces d'être habité au sens hölderlinien. Inlassablement, il nous répète ceci: "Vous êtes ici mais vous pourriez être ailleurs, dans cet ailleurs qui serait parfaitement identique à cet ici. Là-bas vous ne seriez pas différents que vous êtes ici." Et le Moderne, qui tant veut être "lui-même" dans sa subjectivité outrancée, s'en satisfait. Rien ne viendra l'influencer, nulle porosité menaçante, point de vases communicants. Son moi claquemuré est assuré de ne rien donner ni de ne rien recevoir. Ce déracinement est exactement le contraire de la légèreté du voyageur qui passe d'influences en influences, et les recevant avec bienveillance, se trouvant métamorphosé par les lieux qu'il traverse et dont son âme opère une alchimie avec les variations géographiques et météorologiques de l'Ame du monde. Tout écrivain qui ne borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du "travail du texte" sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L'Astrée d'Honoré d'Urfé ressemble à sa rivière et aux constellations.

 

Singulièrement les hommes qui n'ont à peu près aucune relation avec les êtres et les choses, et qui éprouvent tout par le biais de représentations, proclament leur "absence de préjugés" comme une vertu éminente, sinon suprême. Autrement dit, ils n'ont de préjugés que les plus largement partagés, qui leur apparaissent ainsi comme des évidences. En réalité, les Modernes préjugent de tout: ce qui est la définition même du progressisme.

 

Le Moderne vante le sexe comme hygiène et le réprime comme vice. Son érotique en devient problématique et malaisée.

 

Le désir porte dans la vie une intensité plus haute que la satisfaction immédiate, mais l'absence de désir qui serait une omniscience du désir, nous porterait peut-être à une plus haute intensité encore. Alors nous serions embrassé non par un être, ou plusieurs, mais par la création toute entière. Eros cosmique que nous ne faisons qu'entrevoir et que suggèrent les béatitudes de l'ataraxie. Les philosophes de l'ataraxie se trouvent ainsi aux antipodes des puritains. Les uns dépassent l'Eros en le couronnant, les autres tombent en-deçà. La distinction de l'au-delà et de l'en deçà est la clef qui manque aux Modernes pour se déprendre des dualismes où ils s'enferment à double tour (alors que le Réel reste à l'extérieur)

 

Le pire ennemi du Réel n'est pas le rêve (qui est une partie du Réel) mais la réalité (ou ce que ceux qui croient en détenir, ou pouvoir imposer les règles, nomment ainsi).

 

Ce n'est pas parce que bon nombre se font une représentation stupide ou caricaturale de l'honneur, de l'héroïsme et de la fidélité que ces vertus cessent d'être un rayonnement profond de la vie.

 

Les Modernes, pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d'eau et ascenseur, avec pour seule distraction l'ordinateur et la télévision. Un regard sur les grands ensembles conçus par des architectes honorés, et l'on hésite à disputer à leurs habitants la modeste distraction de brûler des voitures, - quand bien même ils se trouvent être, ainsi, de parfaits serviteurs de la société de consommation. Ces petites mains devraient être, si elles ne sont déjà, rétribuées par les concessionnaires automobiles.

 

Les dysfonctionnements de la société moderne font parties de son fonctionnement, et l'on pourrait même dire qu'ils en sont la part dynamique et mobilisatrice, - de même que le totalitarisme fait partie de la démocratie, partie constitutive, plus encore que constituante (et loin d'être seulement, comme le songent les optimistes, un "effet pervers"). L'ensemble offre cependant, dans ses fausses alternances, le même spectacle navrant, spectral, absurde et inhumain.

 

La "démocratie" actuelle est le monde du népotisme chafouin, et pas seulement dans les mondes ostentatoires de la politique ou du spectacle (s'il faut encore faire la différence), mais partout.

 

Ouvrir par des mots le chemin de joies secrètes.

 

Dans le monde moderne, ce n'est plus l'esclavage qui est au service du travail, mais le travail et la "production économique", qui sont au service de l'esclavage. Dans le monde moderne, l'esclavage n'est pas un moyen mais une fin. D'où la théorique "abolition" de l'esclavage, c'est-à-dire son changement de forme ou de modalité. L'abolition ne fait disparaître l'esclavage mais le généralise. Il passe ainsi d'un état circonscrit et pour ainsi dire minéral à un état gazeux. Partout se respire la servitude délétère. Nous n'avons pas libéré les hommes de la servitude, nous avons libéré la servitude de ses limites. Tour de force: les esclaves vantent, promeuvent et défendent leur propre servitude. Spartakus relégué aux limbes.

 

Chaque esclave, chien de garde de son propre troupeau de chiens. Meutes de chiens se surveillant les uns, les autres. Cynisme vulgaire.

 

L'impudeur qui montre sa peau est plus aimable que celle qui exhibe ses émotions, - surtout lorsque la peau est jolie à voir et que les émotions sont des affres et des plaintes. Impudiques généreuses: elles se dévoilent, avec une pointe de narcissisme, par bonté. Il y a une bonté des sens que les pervers puritains tiennent pour un vice alors qu'elle est l'innocence par excellence. L'innocence, la bonté et la générosité des sens offusquent le calcul prostitutionnel et bourgeois. Le don, la gratuité, ennemis irréductibles des marchandages.

 

Plus la femme est "vertueuse", au sens bourgeois, et plus sa mise-à-prix est élevée. Certaines feront payer toute une vie l'emprunt comme le plus cauchemardesque des usuriers. Elles se débarrassent ensuite du mari usé une fois la progéniture poussée. Il y a chez beaucoup d'hommes une ingénuité qui les rend sans défenses devant ces calculs à moyen terme.

 

Je dois mon savoir littéraire et métaphysique à mon incapacité à apprendre des choses qui ne m'intéressent pas.

 

Tout ce qui n'est pas échange avec les Muses est du temps détruit, et non pas perdu, - car les choses et les causes perdues sont l'objet d'une infinie quête créatrice. C'est, bien sûr, en cherchant le temps perdu que s'invente la littérature de l'avenir; en cherchant la parole perdue que la quête initiatique trouve son sens; en défendant les causes perdues que s'invente la morale chevaleresque et que des victoires imprévisibles nous sont données.

 

Nous sommes des archéologues mourant de soif, cherchant un puit dans les vestiges d'une cité disparue, - et moins chimérique qu'il ne semble.

 

Le monde moderne est une traversée du désert, mais sans la splendeur.

 

Tout ce dont les Modernes disposent pour en faire quelque chose d'utile nous fait mourir de chagrin et de laideur. L'ordre tel que le conçoivent les Modernes est le pire désordre. C'est ainsi, qu'en bonne logique, les hommes de la Tradition penchent à être libertaires, ou apparaissent tels, encore que leur pensée soit, dans l'essentiel, une pensée du centre et de la Norme.

 

Les Modernes ne sont ni de feu, ni de glace, ils ont la tiédeur et l'imperméabilité des matières plastiques. Hommes sans influences données ni reçues. Ils ne légueront rien car ils auront refusé l'héritage.

 

L'effort du Moderne consiste à échapper aux influences, humaines, traditionnelles, météorologiques, ce faisant, il reste dans son monde et dans son destin d'objet de série.

 

Certains hommes dit "de gauche" font l'économie d'un acte de charité, qui semblerait pourtant nécessaire, sous prétexte que "ce serait à l'Etat de s'en occuper". Certes. Mais en attendant l'estomac du pauvre se creuse.

 

La société moderne a pour horizon idéal la prison, - celle-ci étant subdivisée en prison pour malchanceux et en résidences sécurisées pour chanceux.

 

Le prédateur moderne a le muscle mou, le souffle court et l'intelligence limitée.

 

Quelques-uns s'étonnent que nous n'écrivions pas pour de l'argent, sans comprendre que l'argent est un moyen et l'œuvre, une fin. La finalité de l'œuvre est en elle-même, exercice de la vie elle-même, qui la résume et la porte au-delà.

 

Le médisant, même lorsque dit vrai, a une tête de crapaud.

 

Le travail dont la seule fin est la rémunération est un apprentissage à l'insignifiance, au non-sens, un chemin vers le néant. "Travailler plus pour gagner plus": degré zéro de la politique et de la morale, méconnaissance de cette donnée fondamentale de l'activité humaine qui est la recherche du sens, celui-ci se trouvant non dans une finalité évaluable ou quantifiable, mais au cœur de l'instant.

 

L'homme heureux est celui dont le geste s'accorde au temps qui fleurit et même au temps qui se fane.

 

Dans un monde fourvoyé, seules les actions "inutiles" cheminent, orientées par une splendeur qui témoigne de l'invisible. Paradoxe moderne: toutes les actions "utiles" précipitent vers l'insignifiance, la banalité et la mort. Seul recours, le non-agir, ou bien l'action déplacée, haussée vers ce qui semble ne servir à rien, la beauté du geste où vibrent les forces qui n'ont pas été dilapidées en "travaux". Le travail forcé auquel tendent toutes les sociétés modernes a pour raison d'être, moins un intérêt général mal compris qu'une décision de nous écarter du monde métaphysique qui règne au-dessus de nous, hors d'atteinte et proche infiniment.

 

Un minimum d'intelligence critique est nécessaire à la survie de l'âme lorsque celle-ci n'est plus naturellement accordée à l'Ame du monde. Tous les combats essentiels sont des combats pour l'âme, des combats pour la grande et profonde paix retrouvée entre l'âme humaine et l'Ame du monde.

 

Lorsque l'âme humaine et l'Ame du monde s'accordent, l'ataraxie se change en sérénité ardente, les moindres aspects de la vie s'animent et s'enchantent. La Sophia immémoriale scintille dans chaque geste. Toutes les apparences et toutes les surfaces laissent apparaître, venue de l'intérieur ou de l'extérieur, des enluminures de l'écriture divine.

 

Celui qui croit que les êtres et les choses ne sont que ce qu'ils paraissent être, butte contre eux.

 

Les Modernes, qu’ils soient excités ou avachis semblent toujours intoxiqués par de mauvaises drogues. On croise rarement un homme en pleine possession de ses moyens, calme. L'ennui est que la dysharmonie est contagieuse. Une misanthropie mesurée devient nécessaire.

 

Le prosélytisme du malheur et de la peur est au plus haut. Les sectes en vivent, mais pas seulement elles: la société toute entière est devenue une secte morbide.

 

Les Modernes sont emprisonnés dans l'alternative du rationalisme étroit et de l'affabulation démente; et passent selon les circonstances, de l'un à l'autre, s'en faisant prétexte à nous donner des leçons, et faisant servir leurs ratiocinations à leurs affabulations et l'inverse. Au demeurant, les sectes les plus loufoques ne perdent pas davantage de vue leurs intérêts financiers. Les sectaires se reconnaissent à leur sérieux effroyable, qui est la forme la plus déplaisante de la superficialité.

 

Le technocosme est une fabrique d'émotions mécaniques, avec pour conséquence des hommes qui éprouvent ce qu'ils croient devoir éprouver, et spéculent à l'envie à partir de ces représentations, et s'en faisant pouvoir de chantage. De la morale de midinette dont parlait Montherlant, nous sommes passés à la morale des harpies. Cela continue, s'accroît, sous l'infinie patience des dieux.

 

Le réactionnaire est souvent un homme qui veut rejouer la musique de l'histoire, mais sans l'art instrumental. Le progressiste, lui, veut remplacer la musique par de la cacophonie. L'homme de la Tradition seul porte l'essence de la musique et la transmission du secret de fabrication des instruments, pressentiment de beautés encore inouïes.

 

Nous assistons à la permanente débâcle de l'essentiel devant l'accessoire. Ah ! Trouver les chemins d'air vers les hautes corniches lumineuses !

 

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24/12/2021

Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange, Premier entretien sur les météores et les Signes des Temps:

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Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange

Entretiens sur les météores et les signes des temps 

 

 

 

PREMIER ENTRETIEN :

 

C’était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne empilées dans la glace d’une vasque d’argent sur le comptoir, faisaient chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant son œuf à la coque et ses mouillettes ou  bien le rire bedonnant de Léon Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille d’anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau couvert de buée.

            L’un des commensaux, sans doute parce qu’il était en retard, n’en finissait pas de s’émerveiller de la relativité du temps :

- Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une illusion de professeur, c’est-à-dire une imbécillité d’étudiant monté en graine… Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences intemporelles…

- Cher ami, repartit son compagnon, encore un effort, comme dirait le divin marquis… Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d’un siècle… Imaginez-vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la République », pendant cet été où l’on rêvait encore à l’invasion de l’Angleterre… Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n’existait pas encore : on l’avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des Victoires. Tout le monde n’avait pas encore eu le temps de lire le Génie du christianisme

- Ces propos sur la comète, repartit le retardataire, d’autres que nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme modèles, le temps d’une conversation. Nous laisserons le troisième siège, que l’on n’espère pas trop périlleux, à l’ami de passage qui voudra bien tenir sa partie dans notre conversation, s’il vient ; à défaut de la Néva, la Seine n’est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.

- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du Czar, n’a pas besoin d’un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le serpent d’airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne pas l’avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du serpent…

- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Et partons donc de Joseph de Maistre, et de ce qui est sans doute le schibboleth de toute son œuvre - comme sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps nouveaux nés de 1789 - : que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire de la même façon, en transposant à peine, que ce qu’il faut écrire c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature ?

 

Philippe Barthelet :     

  -  Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte, ce qu’ils étaient. L’étymologie du mot est bifide, et cumule les disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une coupure, une rupture (une roture, c’est le même mot) d’avec ce qui nourrit et vivifie – d’avec l’origine. D’où ce gigantesque oubli de l’âme du monde pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience individuelle. On passe ainsi d’Homère à Henry James, lequel est sans aucun doute un horloger d’une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien convenir que c’est une minutie stérile… (les biographes d’Henry James supposent d’ailleurs qu’il n’avait aucune expérience de la chair, ce qui, eu égard à son œuvre et, comment dire, à l’intention de celle-ci, n’est peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis belle – ou laide – lurette dans les limbes de l’infra-psychologie. Julien Gracq, pour l’opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands, déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française : la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices, et d’un ennui accablant…

 

Luc-Olivier d’Algange :      

 -   L’oubli de l’âme du monde, de la source vive, nous condamne à vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et je rejoins ici ce que vous nous disiez à propos de l’identité foncière du sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel. Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d’expropriation. C’est avec des mots que l’on nous chasse et que l’on nous tue. Nous étions là, entre la courbe du ciel et celle de la terre, entre l’angélus et les rumeurs du vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne sont point les nôtres : il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés – à la façon dont Paracelse recommande l’usage du venin.

 Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la « reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l’adoration moderne pour l’antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs d’attraction » (mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui honore autant qu’il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au lieu d’être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au point que l’on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à la critique universitaire qui ne fut jamais rien d’autre qu’une ruse consistant à traiter les œuvres de telle sorte à n’en rien recevoir ; autrement dit à changer l’or en plomb, dans une alchimie à rebours, l’œuvre en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les rhétoriques. D’où l’importance d’opposer l’œuvre au travail, l’otium à toute activité utile, c’est-à-dire asservie.

 Si l’œuvre est une relation avec tout ce qui est, le texte est une expérience à l’intérieur de ce qui n’est pas, du néant. À cet égard, le mérite d’Henry James est d’avoir fait, en matière de psychologie, le tour de la question, si bien qu’il rend par avance obsolètes les romans « psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de trottinettes après l’invention de la Bentley ! Raison de plus pour se désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par l’amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire ! Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu’ils explorent. L’instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de détailler ce qui est semblable pour s’intéresser au dissemblable, où gît le véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce qui les rend aimables n’a rien d’individuel : ce sont les langues, les religions, les civilisations. L’œcuménisme est à la mode mais c’est aux disputes théologiques que l’humanité (mais j’ose à peine employer le mot !) doit d’avoir été moins bête qu’elle ne l’eût été ou qu’elle ne l’est actuellement. L’universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis, infranchissable, sinon au péril d’outrecuider. C’est en ce sens que l’on peut dire que le contraire de la littérature, qui est l’ésotérique, le chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le cœur, dans son possible, est plus vaste que la périphérie, que toute intériorité est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».

 

Philippe Barthelet :          

- Novalis nous a rappelé que le chemin véritable conduit vers l’intérieur. C’est une évidence à la fois topologique et physiologique ; une autre de ces évidences enfantines (au sens où Novalis définissait les enfants comme « des êtres antiques », où l’antiquité est tout ce qu’il y a d’intemporel nourricier dans le temps) a été proférée quelques années plus tard par Victor Hugo, dans la préface de ses Odes et Ballades : « La poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Ayant dit cela il avait tout dit, il ne lui restait plus qu’à épiloguer pendant soixante ans. Je hasarderais, pour user d’une opposition facile mais tout de même significative, que la  « littérature » est au rebours tout ce qu’il y a d’extime en tout (si l’on me passe ce latinisme en l’occurrence bien utile). La « littérature » caresse cette utopie délirante, tentatrice à beaucoup d’égards, d’une vérité de l’homme objective (pour reprendre un adjectif qui fit fureur au temps de la tyrannie intellectuelle du marxisme) ; autrement dit, elle postule cette idée folle (et certes reposante, follement reposante) que la vérité de l’homme est extérieure à l’homme… Que si « le royaume des cieux est au-dedans de vous », le royaume de la terre est au-dehors de l’homme… c’est-à-dire nulle part, comme la Pologne du Père Ubu. À dire vrai il n’y a pas de psychologie, ou plutôt la psychologie devient un mensonge dès lors qu’elle s’érige en science séparée… Prenez par exemple les romans de Johan Bojer, que l’on a présenté comme le « Zola norvégien » : absurdité de l’étiquette, puisqu’il est précisément tout le contraire de Zola : s’il décrit minutieusement, comme lui, la vie quotidienne des petites gens, il échappe absolument à tout « naturalisme » : il ne farde rien des étroitesses, des petitesses, des noirceurs de ceux qu’il dépeint, mais il les présente de  telle façon qu’il leur confère une grandeur cosmique : il ne connaît d’autre psychologie que celle de l’âme du monde, et tous ces pauvres hères qui ne sont chez Zola que des pantins répugnants, jouets des phantasmes et des obsessions de l’écrivain – du « littérateur » - acquièrent chez lui une dignité, une noblesse  - c’est-à-dire une réalité non seulement « littéraire », on s’en moque bien, mais une réalité humaine - une réalité tout court. On sent que Bojer ne ment pas, et que Platon n’aurait pas à le mettre à la porte de sa République… Au rebours des paysans de Zola, qui sont des monstres – et les doubles ténébreux de l’écrivain – ses « Gens de la côte » sont naturellement nobles, instinctivement accordés au temps qu’il fait ; ils sont nobles par ce qu’ils sont, tout simplement, et que leur être est indiscutable, comme le soleil, l’arbre, la nuit. Sans remonter en Norvège – mais c’est la France qui découvrit Bojer – on pourrait dire cela aussi de Ramuz. Comme par hasard, les héros de l’un comme de l’autre sont pour la plupart des taciturnes ; or la psychologie moderne parle, et fait parler ; elle prétend que la vérité de l’homme est dans ce qu’il dit – toujours ce mouvement vers l’extérieur…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  - Il est parfaitement dans l’ordre des choses que le « naturalisme », en tant que mouvement littéraire, soit le plus éloigné de la nature, le plus  « extérieur », comme le réalisme est éloigné de la réalité, comme la création  l’est des « créatifs ». Éloigné, extérieur – et l’on pourrait dire hostile, comme l’individualisme de masse est hostile à cet « unique intime en chacun » que cherchaient Novalis et ses amis. Être libre extrêmement et sans illusions, sans idées générales, sur la liberté, telle fut sans doute la belle gageure des premiers romantiques allemands qui donnèrent de la nature une tout autre image que celle qui devait prévaloir avec les naturalistes : image enfantine et antique, mythologique et pythagoricienne, ingénue et savante.

 C’est, je crois Jean Renoir qui disait qu’il ne fallait pas filmer la vie mais faire des films vivants ; la vie n’étant jamais en face, mais toujours à l’intérieur.

 Pour odieux que soit le culte moderne de la nature, qui aboutit à une conception zoologique de l’espèce humaine, qui se voue à une conception non plus naturante, ni même naturée, mais représentée, telle un ombre parmi les ombres mouvantes au fond de notre caverne technologique ; et pour aimable que soit, par contraste, l’artifice des jardins à la française et de la bonne éducation, il n’en demeure pas moins que l’écrivain qui ne s’illusionne pas sur la réalité de l’extime, si épris qu’il soit du baroque ou du trompe-l’œil (et aussi « wildien » ou « nabokovien » qu’il se veuille), demeure, par la qualité et l’orientation de son attention non moins que par ce qui l’anime, en étroite relation avec la nature, avec les mystères et les fastes légendaires de la nature.

 Je repense à ce que vous nous disiez, à propos de Cocteau et de ce fond de chasse sauvage qui frémit dans la France classique, cette proximité avec ce qui brille et ce qui brûle. Là encore la beauté et la plénitude sont données de surcroît, la nature étant offerte à l’art et l’art à la nature, comme dans l’entrelacs des figures scythes ou persanes. De même, le Bernin, ce comble d’artifice, rejoint, par ses excès mêmes, les efflorescences surabondantes de la nature. La métaphore, qui stylise ce que les critiques nomment, souvent péjorativement, l’écriture artiste, est au principe même des phénomènes naturels, où les plantes se déguisent en animaux et inversement, où les tournesols empruntent au soleil vers lequel ils se tournent sa forme rayonnante.

Au naturalisme de Zola s’oppose le naturalisme de Fabre et de Linné qui enchanta Jünger que l’on persiste à nous présenter comme un « esthète ». La nature métaphorise et se métamorphose par nature. Et elle écrit. Novalis parle de l’écriture des pierres, des branches, des feuilles, des cristaux de neige. Sitôt que l’on cesse de se laisser abuser par l’illusion de l’extériorité, écrire devient comme un prolongement du geste silencieux de la création. Nous lisons, nous déchiffrons le nuage et la pierre. En écrivant, nous continuons la lecture du monde à partir de son âme. Nous inventons des dieux qui sont les métaphores d’une réalité qui est en même intérieure et extérieure, nous suivons le bon vouloir du dieu tisserand qui entrecroise le fil de trame et le fil rapporté.  De tous les objets qui sortent des mains humaines, les livres sont les plus proches de la nature, avec leurs feuilles et leurs signes, leur mémoire inscrite, feuilletée, leur temporalité devenue concrète. Nous écrivons dans le temps qui passe, et parfois pour passer le temps ; et ce temps demeure, comme dans la nature, en traces visibles et plus ou moins déchiffrables. L’art de l’écrivain entre alors en concordance avec la botanique, la géologie. Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites ou deviennent des livres. En écrivant nous perpétuons la nature, mais encore faut-il être assez naturellement métaphysiciens, c’est-à-dire orientés (comme la chenille l’est par son devenir-papillon, pour reprendre une métaphore de Rozanov) vers cet autre-monde qui n’est pas séparé de ce monde-ci mais distinct, mais relié par des gradations infinies. Le supra-sensible n’est jamais que la plus haute branche du sensible. Dès lors que l’âme du monde les unit, comme le sel des alchimistes unit le soufre et le mercure, le sensible et l’intelligible cessent d’être ces mondes séparés, hostiles. Le surnaturel est naturellement le cœur de la nature, la métaphysique couronne la physique. Ce qui apparaît d’évidence dans la littérature antique ou médiévale.

 La psychologie moderne feint d’oublier tout ce qui nous apparente au monde. Elle feint de croire (ou croit, ce qui est pire) que nous pouvons être un objet d’étude. Moralement, cela ne vaut pas mieux que la vivisection ou les expériences des médecins fous dans les camps de concentration. Quiconque vous aborde en psychologue est un ennemi, et l’on peut être aussi, à soi-même, son pire ennemi. La psychologie, en littérature, c’est une façon de se voir déjà mort, mais sans renaissance immortalisante. Le dard du scorpion se retourne contre lui-même. L’écriture, disait Cocteau est du dessin dénoué et renoué. Ainsi l’écriture peut délier ; elle peut être aussi le collet qui nous étrangle. Si elle nous délie, elle délie notre âme de la croyance absurde de n’être pas un éclat (aussi insaisissable que la lumière qui bouge entre les feuillages) de l’âme du monde.

           

Philippe Barthelet :

  - Vos remarques me rappellent la sinistre définition de Bichat, sur quoi repose toute la médecine moderne : “La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Aveu terrible : c’est la mort qui définit la vie, qui est première - et dernière ; et la vie n’est que ce qui lui oppose une résistance par nature provisoire. Le provisoirement vivant est du mort par destination, du mort anticipé - et d’ailleurs l’examen médical par excellence n’est-il pas l’autopsie ? Quand Léon Daudet, qui savait de quoi il retournait pour avoir étudié lui-même la médecine, appelait les médecins des “morticoles”, la vérité qu’il énonce en un mot va bien au-delà de la simple satire. La mort (de l’homme) est sans doute le vrai nom de l’objectivité dont la science moderne s’est fait un palladium (et, après elle, les idéologies qui se donnaient pour des sciences, comme le marxisme). Les fameuses questions que pose Kant (“Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?”), c’est par un coup de force à la fois métaphysique et grammatical qu’il en fait les annonciatrices de sa question fondamentale : “Qu’est-ce que l’homme ?” où tout à coup il passe de la première à la troisième personne du singulier, comme si cette substitution de personne était légitime, comme si elle était même possible... Cette simple petite question qui semble si pédagogique, pour tout dire si ennuyeusement anodine, en vérité ouvre la boîte de Pandore des temps modernes : elle résonne comme un écho inversé, sur le mode interrogatif, ironique (mais d’une ironie archangélique, plus luciférienne que kantienne...) de la réponse, de la seule définition qui tienne et qui a été donnée une fois pour toutes et pour tous les temps par le dernier prophète du Christ, le procurateur Pilate : Ecce Homo, “Voici l’Homme”. L’Homme, la seule fois d’ailleurs où la majuscule est admissible, est devenu depuis le jour de sa Passion l’un des noms du Christ. C’est Dieu Lui-même et Lui seul qui se charge de la définition de l’homme. Chercher l’homme en dehors de Lui, c’est-à-dire en Lui tournant le dos par présupposé de méthode, c’est ouvrir la porte au néant. Le fameux “humanisme” des Lumières aboutit à toutes les atrocités possibles dont les deux derniers siècles ont été saturés : Maurice Clavel avait très bien vu que le prétendu “pouvoir de l’homme” que l’on exalte se révèle très vite et fatalement pouvoir de l’homme sur l’homme... L’homme définissable, l’homme objectif c’est l’homme mort, le cadavre posé sur le marbre devant le docteur Tulp, qui le lacère pour les besoins de sa leçon d’anatomie... Encore une fois, curieuse perspective méthodologique : l’anatomie du vivant s’apprend par la dissection des cadavres... Je songe encore à cet adage de l’ancien droit, qui pour la science moderne doit s’entendre à la lettre : le mort saisit le vif...

L’automne où nous entrons est singulièrement triste et gris ; on a justement l’impression que c’est l’âme du monde qui est souffrante, décolorée, atteinte de mille façons invisibles et que tous, sans le comprendre le plus souvent, nous en souffrons… « Saison mentale », ô Apollinaire, pour le pire, comme si le ciel des météores devenait fou à proportion de la folie intime que l’on veut à toutes forces nous imposer…

Permettez-moi de revenir à cette remarque capitale que vous venez de faire : sur le supra-sensible qui est la plus haute branche du sensible. Il me souvient des diatribes de Zarathoustra contre les prédicateurs d’arrière-mondes, diatribes, au reste, plus antiprotestantes que véritablement antichrétiennes ; et à mon étonnement d’adolescent encore tout imbibé de nietzschéisme, découvrant dans la Somme contre les Gentils l’affirmation de cette tranquille évidence : Præter hunc mundum non est aliud, au-delà de ce monde il n’y en a pas d’autre. Voilà, par la plume du Docteur Angélique, la simple et véritable doctrine de l’Église…

 Le grand secret de toute poésie, qui peut enivrer les poètes jusqu’à l’enthousiasme – la possession par un dieu - , lequel ne va pas sans un péril immense, et toute la poésie des temps modernes en est le martyrologe – le grand secret de toute poésie, retrouvé aussi bien par Novalis que par Hölderlin, comme s’il appartenait à l’Allemagne de nous sauver de la « littérature », avant d’ailleurs de nous perdre avec la « philosophie »… - ce grand secret, qui a l’enfantine simplicité de l’évidence, c’est que « l’autre monde » et ce monde-ci ne sont qu’un, reliés par les gradations infinies qu’évoque Edgar Poe dans son Colloque de Monos et Una ; c’est l’échelle de Jacob, ou encore l’arc-en-ciel, « arche d’alliance » ou écharpe d’Iris, la messagère des dieux…

 C’est l’intuition cardinale de Baudelaire : les correspondances, clef de la réalité, qui fondent aussi bien la lecture (avec ses différents degrés d’intellection, telle qu’on la pratiquait au moyen-âge) que la science héraldique : chaque chose est au-delà de soi, le signe et la figure de quelque chose d’un autre ordre, et c’est cette annonciation d’un autre ordre – d’un plus hault sens – qui donne à chaque chose l’essentiel de sa réalité ; sans quoi les choses, comme dirait Rostand, « ne seraient que ce qu’elles sont » : ne seraient plus que leur écorce ; leur abstraction, leur prose : ce qui est précisément le cas des choses modernes, lesquelles, comme par hasard, ne peuvent trouver place dans le blason. L’annonciation d’un autre ordre, c’est tout bonnement la définition du symbole, et pour bien comprendre l’enjeu, comme diraient nos contemporains, de cette question, il faut redire cette définition en quelque sorte physiologique de Léon Bloy que « c’est dans l’exacte mesure où un être est symbolique qu’il est vivant ».

Sur la plus haute branche, un rossignol chantait…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  -   Si nous perdons l’âme du monde, ou, plus exactement, si l’âme du monde est perdue pour nous (« Aurélia était perdue pour moi » écrit Gérard de Nerval), nous perdons en même temps notre âme, et le monde. Un monde sans âme, définition la plus laconique et peut-être la plus juste du monde moderne, est un monde qui n’est pas. Si l’âme du monde est perdue pour nous, nous perdons tout : le sensible et l’intelligible, le royaume de la nature et le royaume plus vaste de Dieu, ce qui nous distingue et ce qui nous unit, l’immobilité  et le mouvement.

Évoquant l’Âme du monde, Platon parle d’une « sorte de substance intermédiaire comprenant la nature du Même et celle de l’Autre » et dépasse ainsi ce que nous percevons ordinairement des Éléates et des « héraclitéens ». En perdant l’Âme du monde, nous perdons à la fois l’être et le devenir. Ceux qui veulent, nietzschéens improvisés tels M. Onfray, « renverser le platonisme », non sans prétendre se mesurer avec saint Thomas d’Aquin, ne renversent que leurs propres constructions et semblent avoir oublié de lire Platon : « S’il n’y a qu’immobilité, écrit Platon, il n’y a d’intellect nulle part, en aucun sujet, pour aucun sujet (…) Par contre, si nous acceptons de mettre en tout, la translation et le mouvement, ce sera encore pour supprimer ce même intellect au rang des êtres. » L’âme, ce qui anime, est ce mouvement qui sans cesse renouvelle la parenté du Même et de l’Autre, de l’être et du devenir. La « déconstruction » de l’Âme du monde coïncide avec le triomphe de l’explication mécaniste, elle–même principe de « l’homme-machine », désacralisé et « démystifié », dont tous les actes se trouvent alors explicables par la sociologie, la biochimie ou la génétique. Le sens commun le plus élémentaire, « l’enfantine simplicité de l’évidence », nous instruit déjà de la différence entre l’animé et l’inanimé ; différence qui n’a peut-être jamais été aussi perceptible qu’aujourd’hui ; car si, pour Hugo, « tout a une âme », si, pour Nerval « un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres », en revanche, entre l’homme et le robot demeure cette distinction décisive, métaphysique, que le monde moderne tend à abolir, et qu’il nous révèle précisément en voulant l’abolir. Ces hybridations cauchemardesques que les Tribulat Bonhomet modernes expérimentent, par les nanotechnologies, entre la cybernétique et la vie confirment aussi cet autre trait de génie de Platon qui affirme, contre Parménide, qu’il y a bien un « être du non-être ». Or, nous y voici : l’homme-machine dans un monde-machine ; ce qui prouve assez que tout ce que l’homme conçoit, il le réalise, fût-ce à l’intérieur de « l’être du non-être ». M. de La Mettrie voyait l’homme comme une machine, prédisposant ainsi la machine à se substituer à l’homme. Il ne restait plus à Mary Shelley, douée d’une belle intuition, qu’à décrire le Prométhée moderne sous les aspects du docteur Frankenstein, qui est le véritable mythe de notre temps, son « idéal », son aspiration fondamentale à fabriquer de la vie avec de la mort, c’est-à-dire à inventer une vie morte, atroce caricature de la renaissance immortalisante.

 À tant vouloir se « libérer » de Platon et de la Théologie médiévale, les modernes ne semblent plus disposer des instruments intellectuels qui leur permettraient de comprendre ce qu’il en est du « non-être » où ils s’agitent et s’évertuent, si bien que les uns demeurent « parménidiens » ( mais de caricature, il va sans dire), enfermés qu’ils sont dans leurs « identités » et que d’autres, les « festifs » dont se moque Philippe Muray, se veulent « héraclitéens », dans un individualisme de masse, un relativisme dogmatique (« rien n’est vrai, tout est relatif ») qui tendent au pire grégarisme. Les « réactionnaires » et les « post-modernes » s’opposent dans un théâtre où le divin brille par son absence. Mais qu’en est-il de ce qui brille dans l’absence ?

On en vient à croire que ceux qui nous annoncent la fin du monde sont d’incurables optimistes. La fin du monde, et non seulement la fin d’un monde, est derrière nous. Nous n’existons plus que dans la rémanence de ce qui fut ; et celle-ci commence à s’évaporer. Derrière ces décors, ces silhouettes, ces fantômes scintille le beau néant, l’éblouissement de la fin qui annule tout commencement. Le monde s’est entièrement dédit ; et ce dédire est « défaire », défaite et défection. Nous sommes vaincus, les fils ne tiennent plus à la trame mais virevoltent au hasard. Cette fin du monde, au demeurant, n’est pas un mal. La conséquence du mal échappe au Mal. Ce monde, emprisonné à l’intérieur de « l’être du non-être » n’est qu’un immense « faire-semblant » inconscient, pas même une supercherie ou une usurpation : un théâtre d’ombres. Cette fin du monde, on pourrait presque la dater, si donner une date à l’intérieur d’un temps aboli pouvait avoir un sens. Il y eut bien ce moment où le monde existait encore dans une haute dimension tragique et ce moment où il n’existe plus. Notre cas de figure est des plus étranges, car presque tous nos contemporains sont nés dans ce monde qui n’existait plus, autrement dit dans le néant, qui est, pour citer une de vos expressions, « la parodie du vide, lequel est un autre nom de Dieu ».

           

Philippe Barthelet :

 - L’optimisme que vous nous offrez, le seul recevable qui est ontologique (Deo optimo maximo, et comment l’essence du Bien pourrait-elle être autre chose que le meilleur ?) tient tout dans votre remarque  capitale : « la conséquence du mal échappe au Mal ». Autrement dit, le Prince de ce monde, qui comme tout prince appelle un surnom, pourrait être surnommé l’Inconséquent…  (Définition là encore purement ontologique, Dieu nous garde de conjecturer sur la psychologie satanique…) Il est fatalement inconséquent, par définition même, et cette impuissance finale l’enrage… D’où tant de proverbes (« le diable porte pierre ») et de contes où le diable se révèle, bien contre son gré, l’ouvrier et l’auxiliaire de Dieu…

 Tribulat Bonhomet, disciple rationaliste (et français) du Dr Frankenstein, siège aujourd’hui en tant que « sage » dans les divers « comités d’éthique » qui ont remplacé, sur le mode collectif, nos anciens directeurs de conscience. C’est un lointain neveu du Dr Faust, dont, faut-il le dire, les exaltations et rêveries préscientifiques l’impatientent un peu. Son postulat, qu’il a fait passé pour une évidence, laquelle est aujourd’hui la mieux reçue, aussi bien dans les académies que dans les magazines, est que le vivant n’est que l’étape préparatoire au technologique, qu’il n’existe qu’en fonction des prothèses dont on le perfectionnera pour donner enfin naissance au véritable homme-machine, selon une assomption mécanique de l’humain dont n’aurait osé rêver M. de La Mettrie. L’homme biologique n’est que le brouillon de cette merveille déjà dans les cornues. Il s’agit bien de « fabriquer de la vie avec de la mort », comme vous le dites ; ce qui nous ramène curieusement à la définition de Bichat – la vie comme mort anticipée, la vie étalonnée à la mort. Philippe Muray nous rappellerait peut-être que Bichat et Frankenstein étaient condisciples à la faculté…

Des générations d’apprentis bacheliers ont ânonné comme une évidence – encore une - , comme un requisit de la démarche scientifique, c’est-à-dire comme une condition du Progrès, l’allégation de Max Weber sur la science moderne qui doit « désenchanter le monde ». On n’a pas pris garde que ce parti-pris de désenchantement n’était rien d’autre que la négation – en pensée et en acte – de l’âme du monde ; autrement dit un suicide, ce que les plus lucides parmi les écologistes commencent à entrapercevoir. Le 4 juillet dernier, jour comme on sait de leur fête nationale, les Américains ont percuté une comète avec un de leurs engins. On en a énormément parlé, pour s’en réjouir presque toujours. Voilà un bon indice pour mesurer le degré d’irréalité où nous sommes parvenus : combien d’hommes ont ressenti cette prétendue « prouesse technologique » pour ce qu’elle était : un attentat misérable, non tant contre le cosmos que contre l’intelligence du cosmos, un enfantillage odieux et la preuve la plus atterrante de notre aveuglement et de notre débilité ? Et combien, parmi ceux qui l’auront ressenti, auront eu le courage de le dire – sauf à passer pour d’aimables excentriques ?

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  « Enfantillage odieux », - l’expression recouvre parfaitement tout ce que le monde moderne tient pour important et pour sérieux, tout ce qui exalte son lyrisme et son ingéniosité. Parmi ces enfantillages, l’un des plus récents a été de fabriquer un robot sur le modèle du cafard ! L’article de Science et Vie qui relate cette glorieuse incongruité précise que ce cafard-robot  possède, je cite, « la faculté d’interagir avec les cafards vivants et même de devenir leur leader ». Nous ne nous offusquerons pas, pour cette fois, de l’anglicisme…

Le génie de Villiers de L’Isle-Adam est d’avoir pressenti, par d’infimes détails, non seulement la logique moderne mais encore son style, sa bouffonnerie sinistre, son mélange de comique accablant et d’horreur latérale. Ce robot-cafard est, en soi, une métaphore admirable de notre temps ; il me fait penser à cette autre invention bonhomesque : le poulet génétiquement modifié pour être sans plumes et nous épargner par conséquent l’effort d’avoir à le plumer. On songe bien sûr au « bipède sans plumes » des philosophes et à l’avenir possible d’un humanisme au service d’une humanité déjà plumée. Ce que René Guénon, en métaphysicien, nomma le Règne de la Quantité, nous pourrons, en poètes, le nommer le Règne du cafard-robot et du poulet sans plumes. Notre avenir est bien tracé dans le néant, à moins de partager l’optimisme des punks qui vociféraient des « no future » sur leurs comptines électrifiées. Tout y conjure : nous serons dirigés par un cafard géant, maître d’une armée de cafards contrôlant et surveillant tout, le propre du cafard étant de cafarder.

Le plus terrible, comme vous le remarquez, n’est pas la chose en soi mais l’inconsciente inconséquence avec laquelle elle est accueillie. Tout se passe comme si de rien n’était, par inadvertance comme dans un mauvais rêve.  L’ouvrier de l’homme-machine est le trafiquant d’organes, on ne fabrique de la vie avec de la mort que parce que l’on sait fabriquer de la mort avec de la vie de façon industrielle. La modernité activiste débute avec les tanneries de peaux de Vendéens sous la Révolution française et ne laissa point, de décennies en décennies, d’être plus abominablement inventive. Et il reste des Modernes pour tenter de nous effrayer avec le Moyen-Âge… Vous avez remarqué l’insistance des ordinateurs à nous souhaiter la bienvenue. Il y a quelque chose d’effrayant dans la politesse des machines, surtout en des temps où les humains rivalisent entre eux en goujaterie. Bienvenue donc, dans ce monde qui « bouge », qui évolue, qui se modifie sans entraves…

Donc le contraire de la littérature, comme un appel à un « contre-monde » à ce monde. Un contre-monde non comme une batterie d’artillerie face à une autre mais comme « l’ombre bleue des amandiers » dont parlait André Suarès, cette ombre bleue qui nous éveille du mauvais rêve, en tombant, par les interstices de la terre, dans la crypte du Temple détruit.

Le « contre » cesserait ainsi de sembler en appeler à je ne sais quelle vaine dialectique mais indiquerait un « retrait », un recours au « Logos intérieur », une architecture souterraine, alors qu’en surface, il n’y a plus rien. Comment dédire ce qui déjà s’est dédit ? Comment défaire la défaite ? L’ontologie de ce contraire de la littérature expérimenterait ainsi par son « retrait » ce que Heidegger nommait « l’ expulsion-répulsante du néant ». Elle redonnerait à ce qui n’est pas l’éclat aveuglant de ce qui n’est pas et à ce qui est la ténèbre douce où pointe l’étincelle incréée, le « iota » de lumière qui demeure en nous alors que nous n’existons plus.

 

Philippe Barthelet :

 - Ce cafard-robot mérite d’être notre totem. Je songeais d’ailleurs, en feuilletant les « grands écrivains » qu’on propose maintenant à notre admiration, que nous étions passés de la « littérature pour mulots » - celle que Dominique de Roux trouvait chez Maurice Genevoix ­ à la littérature pour cafards ; ne manquait, pour être très exact, que la touche technocybernétique que vous ajoutez. Cafard-robot, donc, prouesse et enseigne des fameuses « nanotechnologies », dont on n’attend rien de moins que le salut solitaire du nouvel homme ; « nanotechnologies » qu’il faut sans doute entendre, avec l’aphérèse de  l’o initial, comme un perfectionnement de l’onanisme. Sous le totem de l’insecte, le cafard est à la fois celui qui rapporte, qui dénonce - qui cafarde ; celui qui prend les apparences de la religion pour mieux duper ses victimes et enfin, le climat psychologique d’affaissement, de lâcheté, de veulerie qui est la forme ordinaire de la « déprime » dont nos contemporains ne sortent pas - et peut-être dont ils ne veulent pas sortir. Selon les grimoires, le mot vient de l’arabe « kafir », traître à la vraie foi, lui-même emprunté à l’hébreu « cafar », renier. Les cafards, ou cafres, sont les infidèles. Comme les mots disent tout, si l’on prend la peine de les écouter, on notera que dans l’ancienne langue « cafarder » se disait pour parler beaucoup, et à tort et à travers. Assez bonne définition de la littérature parvenue à son stade terminal.

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  L’enfant qui pleure dans les ruines est l’âme qui nous sauve : elle qui nous appelle à la sauver est notre salut, notre âme. Cette âme est séparée de nous par des éons, par des siècles de siècles, par la nuit des temps, par des déluges infinis… Et cependant cet « hors d’atteinte » scintille dans la proximité extrême, sur le duvet d’une feuille ou dans l’onde lumineuse d’une pupille : cette ténèbre voyante ! La crypte du temple détruit est partout où la prière se recueille pour se déployer, - et à chaque instant. Telle est la sapience, qui affleure, la sagesse à fleur de peau, non l’abstraction mais la sainteté qui possède le don d’ubiquité, à la fois absente et présente, cachée et révélée, qui, selon la formule d’Héraclite, « nous fait signe ».

Je repense souvent à ce qu’écrivait Léon Bloy, lui aussi en révolte contre les « binaires » : «  Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles ». On peut ainsi espérer qu’une prière viendra pour nous aussi, dans deux siècles ou dans deux millénaires ; on peut croire que cette prière déjà nous sauve, que sans elle nous serions réduits au silence. Maistre nous apprend que l’injustice n’est jamais que provisoire et ne se perpétue que par notre ignorance. Il n’est point question ici de bons sentiments, mais seulement de bonne foi et de réalité. L’injustice est impossible : le repons surgit là où notre intelligence seule ne peut l’attendre. En témoigne l’œuvre et le destin impondérable de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit, si haute dans la douceur de son sacrifice que l’espace et le temps furent pour elle, et par elle, et pour de nobles causes, frappés d’inconsistance. C’est ne rien comprendre au sens des mots que de ne pas voir que la nature n’est qu’une dimension de la surnature, de même que l’espace et le temps ne sont que des éléments de la grammaire de Dieu, que Dieu  peut joindre et disjoindre à sa guise.

 Il est à craindre que ces dernières décennies ne furent pas sans contribuer grandement à nous faire oublier que le christianisme n’est pas seulement une morale vaguement « conviviale » ou « humaniste » mais aussi, mais surtout, une métaphysique et une poétique. Les gnosimaques modernes ne haïssent tant ce qu’ils nomment la « gnose » (où ils confondent tout et son contraire, Marcion, le New-Age, René Guénon et Henry Montaigu) que parce qu’ils ont abandonné la sapience chrétienne au milieu des ruines, et leur haine n’est autre que le masque de leur mauvaise conscience à l’égard de cette sapience, de cette âme enfantine perdue et délaissée.

 Si, pour Umberto Eco, la « gnose » est, je cite, « le fascisme éternel », si, pour les nostalgiques du maréchal Pétain, elle est une variation du « complot judéo-maçonnique », pourquoi ne pas tenter de la comprendre, à rebours de ces « binaires », tout simplement comme la Parole Perdue ?  Non certes la parole de Marcion, qui tente vainement d’arracher le Christ à la royauté davidique, ou celle des puritains de toutes obédiences, qui méprisent l’héritage grec, mais bien la parole perdue (car elle est perdue hélas !) de saint Augustin, de Jean Scot Érigène, de saint Bernard de Clairvaux, d’Hugues de Saint-Victor, de Jean de Salisbury, d’Angèle de Foligno ou de Maître Eckhart…La véritable gnose n’est pas outrecuidance, mais humilité. Ce n’est pas le savoir péremptoire du chrétien qui parle « en tant que » chrétien, du chrétien soucieux de sa « spécificité » chrétienne, mais l’humble sapience du Bien et du Vrai qui, je cite Scot Érigène, « surpasse la perception de tout esprit et de toute raison ».

Les moralisateurs modernes, eux, rivalisent à parler de « l’Autre ». C’est à qui sera le plus fort dans « le respect de l’Autre ». Concours d’« altérophiles » ! Mais qu’en est-il de leur propre cœur ? Qu’est-ce que le respect de l’Autre sans la connaissance qui nous rend identiques à lui, sans l’amour qui de cet Autre fait un Même ? Ce « respect » est une grimaçante caricature d’amour à quoi il faut opposer non une contre-caricature, comme le font certains intégristes, perdus en des combats subalternes, mais le contraire d’une caricature. Ce contraire-là donne tout son poids, toute sa vérité, à la voix seule, et même esseulée. Les Évangiles sont le récit d’une révolte contre l’esprit grégaire.  Quel est le sens de la Passion du Christ si une seule voix ne peut contredire toutes les voix et tous les silences ?

 

 Philippe Barthelet :

 -  Le point commun de la droite et de la gauche intellectuelle, c’est cette complicité objective et à beaucoup d’égards, spéculative, au sens étymologique : c’est un double miroir, et l’une renvoie à l’autre sans fin, puisque chacune ne se justifie que par son opposition à son opposée. Cette complicité de fait est beaucoup plus importante que leurs très contingentes divergences d’opinion. Elles s’entendent sur le fond pour exclure, et pis : décréter d’inexistence tout ce qui ne se passe pas entre elles : le théâtre de leur mascarade est le théâtre du monde, c’est même le monde tout court, rien n’existe en dehors du champ clos de leur parade d’affrontement. Il suffit de voir avec quelle unanimité instinctive la droite et la gauche se retrouvent pour condamner, par exemple, « la gnose » : il me souvient à ce propos d’un livre d’entretiens avec divers auteurs catholiques, venant de tous les points de l’éventail, de la gauche la plus conciliaire à la droite la plus intégriste. Tout en apparence les opposait, sauf un point, sur lequel ils se retrouvaient tacitement comme un seul homme : la dénonciation de l’entreprise « gnostique » de René Guénon. Guénon est à cet égard une pierre de touche merveilleuse qui, en abolissant les fausses querelles et les débats en trompe-l’œil, nous fait gagner beaucoup de temps…

Si je puis ajouter mon expérience toute chaude : un journal catholique m’a censuré au motif que je voulais parler des Saints de l’Islam d’Émile Dermenghem : j’aurais dû savoir qu’il n’y a pas de saints en dehors de l’Église – et que l’Islam est la cité du diable… On pense avec soulagement au vers de Péguy : « Moi qui ne suis pas un saint, dit Dieu »…

 Quant au « respect de l’Autre », qui pour nos grandes consciences est le dernier mot de la morale sociale, il n’éveille en moi qu’un souvenir, plutôt fâcheux : l’Autre, pour les auteurs ascétiques de jadis, c’était le nom de l’Adversaire, celui qu’on ne voulait pas nommer. Nos grandes consciences ne croient donc pas si bien dire. Le langage est toujours étymologique : il dit toujours la vérité, même à notre insu – surtout, peut-être, à notre insu. Nos moindres paroles sont des aveux ; des paroles manquées, l’équivalent des « actes manqués », c’est-à-dire comme on sait parfaitement réussis, du Dr Freud…

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -   Le comique (de répétition) est à l’œuvre dans les débats entre la Droite et la Gauche. On songe aux « petiboutistes » et aux « groboutistes » des voyages de Gulliver, qui disputaient de la façon d’attaquer l’œuf à la coque. Faut-il diminuer le chômage pour augmenter la consommation ou augmenter la consommation pour diminuer le chômage ? Le dilemme est peu cornélien et possède la tristesse qui caractérise le fond du comique.

 Il faut croire que la « folie » d’Artaud se confond avec la plus brûlante lucidité lorsqu’il nous parle d’envoûtements. Comment expliquer sinon que cette merveilleuse disposition de la rencontre du monde avec l’entendement humain, avec ses preuves innombrables et étincelantes d’amour humain et divin, soit réduite à ces tristes mascarades ? Qu’en est-il de ce monde de forêts, de sources, de cathédrales, ce monde où la beauté s’enchevêtre à la beauté sur la terre et dans le ciel ? Notre monde, divisé en une Droite et une Gauche, qui n’ont plus rien à voir avec les colonnes de Rigueur et de Clémence de l’arbre séphirotique, apparaît de plus en plus comme un traquenard. Et la Droite et la Gauche sont également adroites (en usant de leurs extrêmes réciproques comme repoussoirs) à s’associer en une tenaille propre à broyer toute pensée. Toute pensée débute là où les opinions se déprennent. Mais elles s’accrochent, comme des pièges à loups.

 Cioran, dans cette préface fameuse où il passe à côté de Joseph de Maistre, veut nous donner un « plaidoyer pour l’hérésie ». Mais c’est faute d’avoir compris la nuance maistrienne dont procède notre entretien. Or, j’y reviens, cette nuance, jugée spécieuse par certains, est avant tout logique. «  Non une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution ». Si donc, dans cette proposition on substitue le mot « négation », ou le mot « caricature » au mot « révolution », la logique de la phrase de Maistre éclaire la notion même d’hérésie. À la négation s’oppose non une négation contraire mais le contraire d’une négation, autrement dit une affirmation. De même nous faut-il opposer à la caricature du religieux non une caricature contraire (comme le fait par exemple Michel Onfray) mais le contraire d’une caricature. L’hérésie est moins une « déviance » qu’une caricature.

Les « gnosimaques », littéralement les « ennemis des connaissances », sont hérétiques en ce qu’ils caricaturent, dans un ordre inférieur, la nature inconnaissable de la Vérité. Ils ne consentent pas à la docte ignorance ; ils déclarent d’emblée ne pas vouloir savoir. On pourrait ainsi dire, non sans pertinence étymologique, que les gnosimaques sont des agnostiques péremptoires. L’hérésie gnosimaque, « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, suppose un asservissement de la métaphysique, une instrumentalisation de la Théologie, une subjugation de l’autorité par le pouvoir qui veut interdire l’accès à la perspective intérieure, ésotérique, « bâtinienne ».

Le combat n’est pas d’aujourd’hui. Les hérétiques dominants imposent leur hérésie en se prévalant du nombre, de la quantité, de la force brute. De même, les spiritualistes « new-age » veulent faire servir leur « spiritualité » au mieux-être de la société ou de l’individu, comme si l’Esprit devait être à notre service, et non le contraire ! Lorsque la métaphysique n’est plus que la valeur ajoutée, la plus-value de l’économie générale du monde, elle n’est plus rien. Les Modernes sont perpétuellement à la recherche de recettes pour mieux « fonctionner », comme ils disent. Mais c’est la navigation qui est nécessaire, et non la vie, comme semble répondre le proverbe latin. Nous ne naviguons pas pour mieux vivre, mais nous vivons pour naviguer. La sainteté est universelle ou elle n’est pas. Ne la concevoir que reliée à une appartenance spécifiante, c’est précisément nier sa catholicité, au sens premier d’universalité. Les Saints de l’Islam, qui furent grandement persécutés par leurs gnosimaniaques, témoignèrent, en toute connaissance de cause, de la sainteté universelle qui sait distinguer l’eau de l’aiguière, pour reprendre la métaphore de Rumî. Ne confondons pas la transparence de l’eau avec la couleur du flacon ! On se souviendra aussi d’Héraclite parlant du « feu mêlé d’aromates ». C’est toujours le même feu, qui seul importe !

 

Philippe Barthelet :

- Qu’est-ce qu’un auteur ? Je songe à ce que disait un de nos amis perdus : un auteur est celui qui fait des volumes. On me passera ce jeu de mots fondé non seulement en raison, mais, j’oserais le dire, en grâce (après tout, ou plutôt avant tout, Dieu Lui-même nous a montré l’exemple de ces calembours qui ne sont en réalité que le déguisement de vérités profondes - que l’on songe au suprême : « Tu es Pierre… »). L’auteur est voué par nature aux trois dimensions créées, et surtout à la plus mystérieuse, telle que saint Paul la spécifie : la profondeur. C’est précisément la profondeur qui distingue le volume du plan. Dans sa Vie de Proudhon, Daniel Halévy rapporte une conversation qu’il avait eue à la fin du XIXe siècle avec un ébéniste du faubourg Saint-Antoine. Il lui demandait pourquoi eux, les ébénistes, étaient anarchistes quand les tailleurs du faubourg Saint-Marcel étaient communistes. L’ébéniste lui a répondu : « À cause du volume ; les tailleurs travaillent dans le plan, qui n’a que deux dimensions, alors que nous autres travaillons dans les trois dimensions, ce qui change tout ». Ce qui change tout, en effet.

On notera en passant que le plan, surface plane, appelle le plan, programme économique ou politique : c’est la même logique géométrique, les planificateurs sont des tailleurs… On retrouve ici « l’exotérisme dominateur » dont vous rappeliez les ravages en tous domaines. Les tailleurs ont pour patron Procuste… L’exotérisme est en définitive une illusion d’optique.

 … Et quand on y songe, la « littérature » aussi… Car enfin, une grande œuvre est un accès immédiat à…, je ne sais comment dire, à une certaine dimension originelle qui s’impose comme une évidence (c’est d’ailleurs le seul sens précis de « génie », dont la littérature abuse tant : le génie est le sens de l’origine, l’évidence de son immédiateté : la caractéristique du génie est d’annuler a priori les scoliastes. À quelqu’un qui lui demandait un jour je ne sais quelle annotation qui « renouvellerait » l’œuvre de Simone Weil, Gustave Thibon avait répondu : « Depuis quand faut-il rafraîchir les sources ? »). Donc une grande œuvre (Sophocle, Dante, Shakespeare…) est une porte. On ne voit pas pourquoi il faudrait afficher dessus : « Ceci est une porte »… Comme disait Péguy qui à un examen avait dû expliquer Molière, et qui était resté sec, « c’est l’explication qu’il faudrait expliquer »… La porte, donc : me hante je ne sais pourquoi ce vers de Simone Weil, puisque nous parlions d’elle : « Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers ». Toute grande œuvre est une porte, je ne sais pas, Don Quichotte, Moby Dick, elle nous ouvre les vergers. Arrivent un jour les spécialistes des portes : ils ne s’intéressent pas aux vergers (au début, par politesse ; puis très vite ils mettent en doute leur accessibilité, puis leur existence) ; en revanche ils n’en finissent pas de mesurer les portes sous toutes les coutures, de les comparer entre elles, etc. Ils pensent ou feignent de penser (pensent-ils encore ?) que les portes servent à cela… et ils appellent « littérature » la connaissance précise, documentée, de toutes les portes qu’ils recensent. Vous me pardonnerez cet apologue un peu grossier, mais il n’est tout de même pas très loin de la définition quasi canonique que donne de la littérature l’excellent Marmontel : « la littérature est la connaissance des belles lettres ; (…), lorsque, aidé de ses lumières, (l’homme qui cultive les lettres) a acquis la connaissance des grands modèles en poésie, en éloquence, en histoire, en philosophie morale et politique, soit des siècles passés, soit des temps plus modernes, il est profond littérateur ». Sans doute Marmontel prend-il soin de distinguer le littérateur de l’érudit : « Il ne sait pas ce que les scoliastes ont dit d’Homère, mais il sait ce qu’a dit Homère ». Sur le fond et à plus de deux siècles de distance (cette définition originelle date des Éléments de littérature de 1787, où Marmontel reprend l’essentiel de ses articles pour l’Encyclopédie), sur le fond, disais-je, il n’est pas sûr qu’il y ait aujourd’hui grand-chose à distinguer : il ne s’agit pas de préférer la connaissance des grandes œuvres à celle de leurs scoliastes, il s’agit de constater que l’on ramène tout à la même aune esthétique (dans le meilleur des cas), avec plus ou moins de science. Une grande œuvre est un véhicule, au sens à la fois religieux et… mécanique ; un véhicule est ce qui permet un transport, c’est sa raison d’être ; pour la « littérature », le véhicule est un objet, dont la fonction est simplement d’être là – d’être un objet d’étude… Imaginez une automobile ou un carrosse sans roue, un bateau sans rame et sans voile ou mieux, un oiseau empaillé…

La littérature, j’en reviens à ma première image, ou l’étude des portes qui ne s’ouvrent pas : puisque s’ouvrir est la dernière des choses que l’on demande à une porte, on peut même se suffire de fausses portes, de portes en trompe-l’œil – et l’on pourra même soutenir qu’elles ont plus de qualités – de qualités littéraires – que les portes véritables, qui n’ont d’autre raison d’être que de se faire oublier au bénéfice de ce dont elles gardent l’accès. Le souvenir des vergers – et que les portes ne sont que des portes, que diable ! (si je puis dire…) - et ici, le mot de souvenir redevient le parfait synonyme le réminiscence – le souvenir des vergers, donc, quand il vient poindre et ardre les cœurs vivants, et bien cela donne le meilleur de la « littérature » qui précisément, n’a rien de la littérature au sens marmontélien dégradé : cela donne Rozanov, ses « Feuilles tombées » contre toutes les feuilles mortes « littéraires », ou Dominique de Roux, ou qui vous voulez de lisible qui soit pour son lecteur un accès, un passage – et non une porte close, ou pis,  une porte peinte sur un mur. La « littérature » ne mérite une heure de peine – et il en a toujours été ainsi – qu’à cause de ce qu’elle contenait de véridique ; qu’à cause, si vous voulez, de ce « contraire de la littérature » dont elle est l’écorce, ou l’excipient… C’est exactement ce que veut dire Villiers de l’Isle-Adam, quand il s’écrie : « Je me fous de la littérature, je ne crois qu’à la vie éternelle ». Eh bien précisément, la littérature, si elle n’est pas un moyen de vie éternelle - ce qu’elle n’est presque plus depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même comme connaissance médiate, sous ce nom dangereux – devient, et je pèse mes mots, un moyen de perdition. Il ne s’agit pas, bien entendu, de recomposer les listes de l’abbé Bethléem le si mal nommé : là encore, contresens évident : ce n’est pas par son contenu que la « littérature » est pernicieuse, mais par cette perspective spirituelle qu’elle nous dérobe ; elle est « intrinsèquement perverse », et dans cet ordre, Chateaubriand est peut-être bien pire que Sade…

C’est quand la littérature retrouve la vie éternelle, ou plutôt le service de la vie éternelle, quand elle n’usurpe plus l’attention, c’est alors qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Mais alors les critères qui seront les nôtres ne seront pas forcément ceux que manipulent les spécialistes des portes : c’est au nom de ce « contraire de la littérature » qu’Henry Montaigu soutenait que « Zévaco est plus important que Proust »…

Ce qui brouille évidemment un peu les pistes et les habitudes des auteurs de manuels… À mesure que les choses devenaient plus littéraires, c’est-à-dire plus desséchées, plus extérieures – les klippoth ou écorces mortes de la Kabbale, qui nous étouffent – cette voie du contraire de la littérature s’offrait plus escarpée, plus âpre, plus polémique (au sens littéral de la lutte pour la vie). Et les spécialistes des portes de stigmatiser benoîtement ces affreux « polémistes », qui se disqualifiaient eux-mêmes en haussant le ton : là encore, la définition du genre (où l’on enferme celui qu’on a ainsi défini) permet de ne pas se prononcer sur le fond : démarche éminemment littéraire. Encore un mot, et j’en aurai fini, je suis terrifié par cette inondation de paroles dont je vous prie de m’excuser : un mot de Drieu La Rochelle. Il dit un jour que sa génération était la dernière génération littéraire (et quelle ! songeons à tous les écrivains français nés entre 1885 et le début du siècle, entre Mauriac et Malraux) : « Après nous, il n’y aura plus le choix qu’entre la métaphysique et le bavardage ». Nous y sommes…

 

 Luc-Olivier d’Algange :

- La métaphysique et les jeux de mots sont des instruments de connaissance. Toute métaphysique tient ses pouvoirs et ses vertus éclairantes des mots et des choses qu’elle fait parler. Ce que vous dites de la porte en trompe-l’œil, qui pourrait servir de définition à la littérature bien-pensante, « citoyenne » (plus fallacieuse, sinon plus opaque, que la porte simplement close du « travail du texte », de ce formalisme pur qui fut à la mode vers le milieu du siècle passé) nous donne à comprendre la nature de notre « post-modernité » qui n’est sans doute rien d’autre qu’un peinturlurage du nihilisme. Certains eurent ainsi l’idée de repeindre, en banlieue, les immeubles couleur de sorbet, sans pour autant en rendre l’architecture plus rafraîchissante. Nous sommes au comble de l’opacité lorsque les apparences précisément ne sont plus des apparences, lorsqu’elles ne laissent plus rien apparaître ni transparaître. Sans doute l’ésotérisme n’est-il rien d’autre que la restitution de l’apparence à son essence, à sa liberté d’apparaître, ce mouvement d’apparition (« tout fut jadis apparition d’esprits », dit Novalis), que la véritable théologie honore par l’herméneutique et dont le sens est tout entier dans le mot révélation.

Ce qui me fait penser à cette trouvaille de Marcel Duchamp qui dissimule peut-être une intuition : la porte angulaire qui s’ouvre lorsqu’elle se ferme, et inversement. Cette intuition serait alors alchimique, en référence au traité d’Eyrénée Philalèthe, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Il n’est pas exclu, au demeurant, que Duchamp s’en soit inspiré. Celui qui vise le contraire de la littérature serait ainsi celui qui franchit le pas, mais il peut aussi, et c’est la principale et peut-être la seule vertu de la polémique, claquer la porte derrière lui. Alors, il disparaît. Il me semble que les auteurs que nous aimons écrivent en quelque sorte pour disparaître dans ces paysages qui apparaissent quand ils écrivent, dans ces vergers soleilleux, ou, s’ils inclinent au taoïsme, dans ces « montagnes vides »…

La porte qui ne donne sur rien sinon sur elle-même est à l’image de notre temps de fausses promesses : la liberté, par exemple, n’est plus qu’un argument publicitaire pour la servilité rigoureusement planifiée. Les scoliastes des portes cultivent une ingéniosité frivole à quoi il faut opposer, selon l’étymologie que vous rappelez du mot génie, l’ingénuité profonde des vergers.

L’exotérisme dominateur, le littéralisme morose, au demeurant, ne sont nullement « fanatiques » ou « médiévaux » comme feignent de le croire nos journalistes : ils sont frivoles, principalement occupés de modes vestimentaires, de foulards, et d’activités sexuelles. « Morale de midinette » disait Montherlant, les midinettes réduisant pareillement leurs curiosités. Et le littérateur est au diapason lorsqu’il devient sa propre commère ou celle des autres, non sans prétendre conférer à ses potins narcissiques ou fureteurs une « portée » psychologique ou sociologique. Mais à quoi se réduit cette portée ? À la désillusion érigée en fin mot de tout. La flèche tombe à ses pieds et voici le littérateur de s’enorgueillir de sa perspicacité : tout se peut réduire à une sacro-sainte banalité, le supérieur toujours s’explique par l’inférieur, le hasard et la nécessité régentent nos destinées et la Providence est un leurre. Ce qui manque à ces Messieurs, ce n’est plus la dialectique, c’est l’archée, autrement dit le sens de la profondeur qui naît de la vitesse de la flèche.

Il nous reste à nous désillusionner des spécialistes de la désillusion, à démystifier les démystificateurs qui sont les grands marabouts de notre temps. Que cache leur jubilation dépréciatrice, ce cri de victoire : « Ce n’est que cela ! » Quelle ruse du pouvoir s’exerce dans ce ricanement qui veut être le dernier mot ? Que nous veulent ces ingénieux de la dérision ? D’où procède, et vers quelles fins, cette méthode procustéenne ? Rien ne semble autant réjouir le Moderne que de savoir que nous ne serons bientôt qu’une carcasse vermineuse selon le hasard et la nécessité. Toute générosité est donc bien inutile et vaines la grandeur d’âme, la beauté sise dans l’instant. Le moindre signe de ferveur est considéré par nos « sceptiques » comme un ridicule ou un danger, mais c’est la vie même, pour ces censeurs, qui est ridicule et dangereuse. Si la littérature contraire n’est rien d’autre que le protocole de la désillusion, il revient au contraire de la littérature, qui n’est autre que la littérature hauturière, de retrouver les ingénuités magnifiques de la poésie et de la métaphysique, en précisant que la métaphysique inclut la physique, de même que l’âme inclut le corps. Il nous faudra donc pousser le pessimisme jusqu’au bout, traverser, comme le préconisait Nietzsche, tous les champs du nihilisme pour retrouver ce qui jamais ne cessa d’être là, le Royaume. 

Or le Royaume, à la différence de la nation, invention littéraire qui ne concerne que les hommes, s’ouvre sur les volumes de la terre, du ciel, et de Dieu. Ce qui insatisfait dans la nation, qu’il faut pourtant parfois défendre bec et ongles, c’est bien cette absence de volume, cette subjectivité abstraite que l’on nomme « identité » mais où le « culte du nous », de la nation, n’est jamais que la transposition du « culte du moi ». Celui qui appartient au Royaume n’a pas besoin d’identité : il appartient au Royaume, la question ne se pose plus. Et le Royaume lui-même n’a pas besoin d’identité, étant l’empreinte d’un sceau invisible, d’un plus haut Royaume dont l’autorité nous désillusionne du hasard et de la nécessité.

 

Philippe Barthelet :

- Oui, il faut en finir avec le nationalisme, où s’est fourvoyée la pensée royaliste au XXe siècle. Nous a-t-on assez répété que « nation » voulait dire naissance ! Eh bien précisément ce n’est pas naître qui nous intéresse, mais renaître ; non pas le corps de chair passible et mortel mais le corps glorieux, ne soyons pas si modestes… Que la pensée royaliste s’achève dans la cuisine de M. Renan m’a toujours révulsé… « Qu’est-qu’une nation ? » Je vous répondrai comme aurait peut-être répondu un homme du XIIe siècle : je n’en sais rien – et moi qui suis du XXIe j’ajouterai que je n’en veux plus rien savoir. Bien sûr je n’oublie pas, comme vous le rappelez, que la nation est une réalité première, immédiate qu’il faut parfois défendre bec et ongles, comme il l’a fallu au début du dernier siècle, quand Maurras et quelques autres ont fondé « l’Action française ». Mais au fait s’agit-il tellement de « nation », en l’occurrence ? Un autre supposé « nationaliste » (voire « maurrassien », selon la vulgate médiatique), le général de Gaulle, n’emploie presque jamais ce mot : ce fut une surprise pour quelques politologues qui avaient passé ses discours à la moulinette informatique. Le mot « nation » n’apparaît presque jamais ; de Gaulle parle de « France », naturellement, et de  « patrie ». Rappelez-vous l’appel du 18 juin : « Notre patrie est en péril de mort : luttons tous pour la sauver ! » Au lieu que la « nation » est une invention révolutionnaire, la réduction biologique et pour tout dire la perte du Royaume. Allez donc voir dans une vitrine du métropolitain, sur le quai de la station Odéon et à côté du buste de Danton l’un de ses signataires, le décret n° 222 (pourquoi pas 666 ?) en date du 21 septembre 1792, « an quatrième de la liberté » : « La convention nationale décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France ». Le décret a pour en-tête un blason aux trois fleurs de lys entre lesquelles court en capitales le nom du nouveau souverain, « LA NATION FRANçAISE » et en dessous le millésime, « 1789 ». Pierre Boutang, qui a fait de ce nom le titre de son journal, n’a pas dû prendre souvent le métro à Odéon…

Vous me permettrez ici de vous citer en rappelant l’opposition capitale que vous faite (capitale, j’insiste, et s’il y a un jeu de mots, eh bien c’est qu’il a peut-être un sens) entre les deux titulatures à quoi les historiens et les politologues prennent d’ordinaire si peu garde : entre “roi de France” et “roi des Français”. C’est Louis XVI le premier, rappelons-le, qui a accepté de n’être plus que le “roi des Français”, c’est-à-dire le roi de ses contemporains, des hommes actuels vivant au même moment que lui, à l’exclusion des morts et des hommes à naître, à l’exclusion des bêtes, des fées, des anges et des démons, à l’exclusion des arbres, des pierres, des rivières, de la terre et du ciel, en un mot de tout ce qui fait que la France excède infiniment sa réduction nationale… La “nation” est ici la réduction du “royaume” aux deux dimensions du plan… Louis XVI avait parjuré, je sais qu’il n’est pas bien vu de critiquer le roi-martyr, mais enfin, être “roi des Français”, ce n’est pas ce qu’il avait promis à son sacre… Il fallait bien qu’il meure pour expier, rétablir un équilibre mystérieux qu’il avait perturbé – et le vrai roi-martyr est le petit Louis XVII, véritable dernier roi de France, mort Dieu sait quand…La disparition de la royauté en France est le secret de Dieu – et j’entends “disparition” comme mouvement inverse à l’apparition, au sens où l’emploie Novalis.

Après, il y eut les rois restaurés, “de France” (et même “… et de Navarre”) pour rire, car enfin, la royauté ne se restaure pas plus que les têtes ne se recollent (on prétend que les saints de la cathédrale de Reims, décapités par les révolutionnaires et que l’on avait replâtrés en hâte pour le sacre de Charles X, ont reperdu leur tête au moment de la canonnade…) Enfin Louis-Philippe a cru pouvoir assumer la révolution en reprenant la titulature de 1791 : “roi des Français”, où le baiser de La Fayette remplaçait l’onction de Reims. Sans doute son petit-fils, au moment de devenir, à la mort du comte de Chambord, le chef de la maison de France, a-t-il voulu prendre en charge tout l’héritage capétien – c’est pourquoi il a tenu à s’appeler Philippe VII et non Louis-Philippe II. Il n’en reste pas moins que la cause royale a été dévoyée, au XXe siècle, par le nationalisme… C’est si vrai que Maurras a fini par se brouiller avec son prince et lui préférer un quelconque Franco ou Pétain – un régent qui préparerait les voies à la restauration, mais qui les préparerait à n’en plus finir (on réédite Mac-Mahon). La moindre ganache étoilée fait l’affaire mieux qu’un prince : on croit dire “vive le Roi !” quand on a dit “à bas la république !”. Les monarchistes (si peu royalistes, au fond) de 1870 à 1950 auront tout perdu à cause de leur nature profondément timorée – à cause de leur nationalisme. Quand Pierre Boutang (pourtant l’un des plus fols – l’un des moins à l’abri de la sagesse calculatrice de M. Renan qui compte ses hommes, ses rois (“les quarante rois qui ont fait la France” !) ses sous et ses abattis – quand Pierre Boutang, donc, appelle son journal, par quoi il veut refaire l’Action française, la Nation française, il dit tout : il manifeste aussi que tout est dit, que le cycle du nationalisme français (et de la confusion nationalisme-royalisme) se referme. Il a cru que le général de Gaulle serait un Monk possible – encore un, et cette fois-ci le bon ; et puisqu’il y avait un prince, qui s’apprêtait nous disait-on à “remonter à cheval”… On sait comment tout cela a fini, de catastrophe en catastrophe jusqu’à la faillite personnelle… Aujourd’hui, Dieu merci sans doute, la confusion politique n’est plus permise : la cause royale n’a même plus d’apparence…

Je ne veux pas m’acharner contre Maurras, mais enfin est-ce qu’il est absolument nécessaire que les royalistes partagent le goût des nationalistes pour les uniformes ? Ce n’est certes pas Joseph de Maistre qui aurait soutenu Mac-Mahon, ou Boulanger, ou Pétain, lui qui disait que le pire des gouvernements est le gouvernement militaire… Le fond du problème est que ces monarchistes des deux derniers siècles n’étaient que très peu royalistes…Aujourd’hui, le malheur des temps est comme toujours simplificateur : nous ne pouvons plus nous leurrer avec je ne sais quel “pays réel”, qui attendrait que l’on remette en place le trône renversé, une fois liquidé le malentendu de la République. La république n’est pas un malentendu : c’est l’écorce morte de la royauté, la chair méhaignée du Royaume, qui attend la question de Perceval…

 

Luc-Olivier d’Algange :

- La liberté, mot infiniment galvaudé, ne vaut que lorsqu’elle est, non une abstraction, une généralité, mais un envol qualifié. Sinon elle est ce “partout”, exact équivalent de “nulle part”, autrement dit un “sur-place” désespérant. Il nous faut des libertés qui soient autant de qualités. Or, la seule expérience est un leurre publicitaire. La liberté ne s’expérimente pas en laboratoire, elle se vit, elle s’établit comme on établit une relation. Ainsi on ne tarde pas à s’apercevoir que les expériences de la liberté qu’on nous propose sont autant de chausses-trapes, de faux-semblants qui s’apparentent plus ou moins au tourisme organisé, cette utopie réalisée du moi qui perdure “tel quel” mais ailleurs…

Ce qui importe, c’est de passer de l’autre côté du miroir, avec les gants, comme dans le film de Jean Cocteau, de l’autre côté de cette onde sombre et frémissante… Dans ce franchissement du miroir, je vois la définition même du mot “relation”. La relation haussée au mystère devient translation orphique. Et l’on voit bien, alors, à quel point le monde où nous sommes ne veut rien savoir de la liberté, à aucun prix ! Ce monde modernisé est un monde où chaque individu est l’ennemi personnel de l’homme libre. D’où ce terrifiant grégarisme, cette socialisation extrême (toujours au seuil du lynchage ou de la lapidation) qui est le propre de la démocratie fondamentaliste dont la devise demeure : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”.

Mais revenons à Cocteau, et à ce que l’on pourrait nommer son hypnosophie et distinguons d’emblée cette hypnosophie, en tant que science orphique, de cette sorte de culte de l’inconscient où se complurent parfois les Surréalistes. J’y reviens précisément en écho à ce que vous disiez de l’Incarnation. Ce qui s’incarne, ce qui prend chair, est semblable à ce sommeil qui nous prend. L’incarnation est un ensommeillement de l’âme, mais il faut distinguer le sommeil léthéen, le sommeil des vagues noires de la surface du sommeil lumineux des tréfonds où retentit la clarté de l’incréé (de l’En-Sof, pour user du langage des kabbalistes). Il y aurait donc deux sommeils, l’un n’étant que la houle ténébreuse de notre état de veille ordinaire, - qui n’est lui-même qu’un état somnambulique ; l’autre étant le sommeil bruissant de clartés, le sommeil d’enfance, le sommeil enchanté qui s’ouvre sur l’éveil véritable, sur ce matin philosophal dont la rosée rafraîchit les mains et les joues. La chair alors n’est plus ce qui sépare de l’âme, mais le sommeil et l’éveil de l’âme. Le somnambule moderne livré à son activisme technomorphe ou lucratif ne peut ni dormir ni s’éveiller, ni s’incarner. Il est cette abstraction, cette virtualité errante, insomniaque et jamais éveillée, cette réalité spectrale manipulée par les logiciels, ce déni absolu de la réalité douce ou tragique, de cette “tache bleue du Pacifique” que vous évoquiez, et qu’il appartient aux hypnosophes, autrement dit aux poètes, de nous restituer.

Toute chose ne cesse de s’endormir et de s’éveiller ; nous avons oublié cette inspiration et cette expiration. On mesure les vertus de l’hypnosophie, dont Nerval et Jünger furent les intercesseurs, dès lors que l’on considère la littérature née de son absence. Nous évoquions, dans une conversation à la fin du précédent millénaire, s’il m’en souvient, cette héraldique du songe à propos de Jünger… Toute œuvre digne de ce nom est un armorial, - dont elle possède aussi les lignes fermes et les couleurs éclatantes et profondes. Toute œuvre est un éloge de la lumière qu’elle capte et qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur.

Les œuvres héraldiques sont les œuvres où l’on se perd, et parfois une seule phrase y suffit, mais l’on s’y perd comme on se perd dans le Grand Ordre, dans une cathédrale, dans une forêt. On s’y perd pour s’y retrouver dans la clairière, comme l’éveil au sommeil succède. Le progressisme, qui favorise la pire régression, n’est autre que la méconnaissance des contrées du sommeil, de cet “au-delà des portes de corne et d’ivoire” qu’évoque Nerval aux premières lignes d’Aurélia (qui est sans doute le texte fondateur de ce que nous nommons ici le “contraire de la littérature”.) Ne jamais se recueillir, ne jamais s’abandonner, être dans le faux-jour perpétuel de la technique, abolir toutes les distances dans une omniprésence somnambulique… - rien d’étonnant alors à ce que les Modernes veuillent éperdument le “changement”, et même la mort : leur monde est invivable. Observons qu’à l’inverse les hommes des sociétés dites traditionnelles craignaient et même détestaient le changement : signe, peut-être, qu’ils se trouvaient dans un monde heureux ?

Nietzsche ne dit rien d’autre dans son chant des Douze Coups de Minuit : “D’un rêve profond je me suis éveillé / Le monde est profond / Et plus profond que ne le pensait le jour / Profonde est sa douleur / La joie plus profonde que l’affliction / La douleur dit: Passe et finit / Mais toute joie veut l’éternité / Veut la profonde éternité.”

 

Philippe Barthelet :

- Mutantur non in melius, sed in aliud… Sénèque le remarquait déjà à propos ses contemporains, « modernes » avant la lettre, qu’ils voulaient changer non pas en mieux, mais en autre chose… Les modernes sont mal assis, « mal perchés », comme disait Baudelaire de son éditeur, et ce prurit de changement sans fin ni cesse et à tout prix est, en effet, à la fin des fins et même s’il se méconnaît comme tel, une aspiration à la mort… (D’ailleurs il serait facile – et lugubre – d’énumérer tout ce que notre monde a de thanatocratique… L’enfer du décor, pour reprendre une autre de vos expressions qui a la concision – et la complétude – d’une devise héraldique…)

L’héraldique me fait songer à un autre vieux mot, du vocabulaire d’avant le déluge, et qui connaît aujourd’hui une vogue singulière, celui de « médiatisation ». C’est l’office des “médiateurs” : on désigne sous ce nom tous ceux, journalistes, intellectuels, oracles divers, qui parlent ou écrivent dans « les médias » pour nous, c’est-à-dire à la fois pour notre gouverne et à notre place. Le mot est révélateur. On ne pourrait donc avoir accès à la réalité que par la médiation des medias… On parlait autrefois, en droit germanique, des princes « médiatisés » : c’était ceux qui, relevant directement de l’Empereur, voyaient leurs États incorporés dans un autre État vassal. Nous voilà tous, désormais, médiatisés – privés d’une relation directe avec l’empire de nous-mêmes et soumis à la tutelle pédagogique de tous ceux qui pensent et qui parlent pour nous…

« Vous avez mis les peuples au collège », ô Bernanos, qui aviez flairé l’imposture d’instituteur de la démocratie… La pédagogie universelle, panacée à tous les maux de l’homme et de la société, thérapeutique efficace du péché originel… On devrait s’interroger un peu sur le cousinage de « pédagogie » et de « démagogie »… On devrait rappeler aussi, en passant, qui est l’inventeur de l’expression « éducation nationale », cette formule de la démocratie comme pédagogie perpétuelle : le marquis de Sade, dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, un intermède théorique de la Philosophie dans le boudoir… Eh oui, le texte fondateur de la République française est un chef-d’œuvre de la pornographie. On peut d’ailleurs tout reprocher à Sade, sauf de manquer de conséquence ; « l’éducation nationale » est pour lui le combat contre la religion des « imposteurs chrétiens » et la propagation de l’athéisme : « Français, vous frapperez les premiers coups ; votre éducation nationale fera le reste ». Il réclame donc d’enlever au plus tôt les enfants à leurs parents : « N’imaginez pas de faire de bons républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la république ». D’ailleurs, pour lui, la communauté des enfants répond de la communauté des femmes. « L’amour » doit être une passion commune, et c’est faire injure à ses semblables que d’aimer quelqu’un en particulier, puisque c’est leur retirer un objet de jouissance possible… Les enfants naîtront sans père, tous fils de la « patrie » : on reconnaît là la théorie des Lebensborn hitlériens. Hitler, en bon Allemand, a pris au sérieux la « grande Révolution française », dont il avait annoncé dès son arrivée au pouvoir que « la révolution nationale-socialiste » serait l’accomplissement (mais on s’est bien gardé de le répéter, surtout en France…)

Autre point sur lequel le divin marquis est un précurseur du nazisme : l’élimination des « enfants difformes » : il explique que la dépense des hôpitaux, asiles et maisons de charité, « richement dotés pour conserver cette vile écume de la nature humaine (sic) » doit être « réformée par la nation » ; en effet, « tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où il la reçoit ». Voilà qui est clair, et surtout qui est logique ; encore une fois, au contraire des « républicains » à qui il s’adresse, Sade à l’éminent mérite de la cohérence. Il ne recule devant aucune conséquence des principes qu’il défend. Son culte de la nature – la « loi de la nature » qui est pour lui la loi suprême n’est rien d’autre que la loi du plus fort, au sens de Hobbes – le pousse à conclure en souhaitant la mort de l’homme : en effet, la nature est sainte, rien n’est crime à ses yeux et la seule fausse note du concert universel est apporté par l’homme et toutes les chimères, « impostures » et « superstitions » qu’il enfante sans cesse. Que si la nature nous enseigne la Raison, elle nous désigne fatalement le seul obstacle au règne incontesté de celle-ci – et cet obstacle, c’est l’homme lui-même. Quand Sade dit que le triomphe de la nature serait la mort de l’homme, il ne fait que pousser le sophisme « humaniste » jusqu’à ses dernières conséquences. Je ne vous cache pas que j’ai pour le marquis de Sade une inavouable tendresse ; et que je donnerais pour son œuvre – y compris tout ce fatras ergastulaire qui est à peine fait pour être lu – tout Voltaire, tout Diderot et même tout Jean-Jacques, sans compter tous les petits maîtres… il n’a manqué à tous ceux-là que de vivre quinze ou vingt ans de plus, pour connaître – et croyez que ça n’aurait pas manqué ! – le sort de ce pauvre Condorcet : celui-là, la conséquence qu’il n’avait pas dans l’esprit, les événements se seront chargés de la lui enseigner… Ce que j’aime par dessus tout chez M. de Sade, c’est ce « plaisir aristocratique de déplaire » qu’il manifeste quasi à son insu. Ce n’est pas un fils de notaire ou de marchand de couteaux, il n’a rien de ce pharisaïsme chafouin, de cette prudence petite bourgeoise des « philosophes » : lui s’expose, « se mouille », joint le geste à la parole et soutient les conséquences de ce qu’il dit, même si ce qu’il dit est délirant – même, ou surtout, peut-être. Pierre Klossowski observait que deux hommes seulement auront compris la Révolution pour ce qu’elle était : une « communauté caïnite », et il les place de part et d’autre de son allégorie, comme deux soutiens héraldiques : le marquis de Sade et le comte de Maistre.

 

Le soleil de l’après-midi faisait briller les vitrines ; les deux causeurs étaient les derniers convives, et les serveurs échangeaient entre eux des regards appuyés. Ils ouvrirent soudain de grands yeux quand le dernier qui avait parlé, un cigare à la main qu’il humait, les interpella : “Garçon ! la guillotine !”.

 

L'ouvrage entier, naguère publié par les éditions Arma Artis, sera réédité prochainement aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria

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23/12/2021

Marelle, conte fantastique:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Marelle

conte fantastique

 

« Le printemps est revenu de ses lointains voyages »

O.V. de L.Milosz

 

Sans doute le moment est-il venu de dire enfin ces vastes songes qui vinrent à m’envahir dans les premières journées de ce limpide et tournoyant printemps 1985… Songes immenses où sans cesse je me dédoublais en moi-même, me retrouvant et me perdant, de même que chaque seconde se divisait et se mirait infiniment dans son propre miroir, de telle sorte que l’aire du temps s’élargissait et prenait une allure fatidique et divine. Et je m’éveillais sous un ciel crépusculaire, un ciel majestueux et lent comme une cosmogonie sans mémoire. J’avais beau me révolter et user de stratégies diverses pour échapper à cette fatalité, je ne m’éveillais qu’au cœur de la dramaturgie du crépuscule, à l’apogée du spectacle pour ainsi dire, - où venant de franchir le rideau de l’heure bleue on se retrouve environné du prodige des couleurs réinventées, d’un luxe extrême, presque offensant si l’on songe aux circonstances humaines qui accompagnent cette hautaine fête flamboyante à laquelle, il faut bien le reconnaître, ne participent que les poètes, les amoureux et certains désespérés dans l’essor de leur philosophie la plus ardente, la plus alchimique.

Non, jamais de ma vie je n’avais autant dormi que durant ces premiers jours du printemps où tous les soleils, tous les nuages, toutes les pluies semblaient s’être donné rendez-vous pour m’offrir une sorte d’exhaustive anthologie météorologique dans laquelle j’étais voué à m’ensommeiller à perpétuité, n’émergeant qu’à la fin du jour comme pour une répétition théâtrale, une leçon du demi-jour précédant la leçon de ténèbres, tel un enseignement liturgique de ces orées où la conscience troublée hésite à se reconnaître, à se retrouver en elle-même et s’épanouit alors dans l’extériorité somptueuse des couchers de soleil.

Or, ces couchers de soleil, moi qui durant tout un Printemps renaquis en eux, je puis dire qu’ils brûlaient interminablement dans les profondeurs ultimes de la couleur turquoise, riche d’éblouissements secrets et comme retenus, des ors, des pourpres sur le point de défaillir amoureusement, de s’effondrer en des cités désertées, des civilisations oubliées, de s’engloutir, telles d’irrémédiables Atlantides.

Chaque soir ces couchers de soleil duraient des années. C’étaient des décennies versicolores où mon âme pouvait se métamorphoser, emprunter des masques, des personnalités étrangères et se retrouver intacte et différente comme après un long périple à travers des pays, des mers, des amours, des souffrances, des guerres, se retrouver soudain toute jeune, ingénue, frémissante ; et c’est à ce moment-là que j’ouvrais les yeux, que je me déprenais du Songe, mais n’était-ce pas pour entrer d’emblée dans une autre irréalité ?

Mais que nous font les prétendues réalités et les présumées illusions si nous ne reconnaissons que le souveraineté du Sens et de la Mémoire ? Et que serait, à dire vrai, une réalité insignifiante et dont on ne se souviendrait guère ? Jamais le sens de la vie, et de son au-delà, jamais le sens des silhouettes, des lumières, des mots, des souffles et des soupirs ne fut si orgueilleusement présent, si paonnant, que dans ces rêves dont je me souviens avec une exactitude presque terrifiante.

La pluie venait de cesser et le ciel s’éclaircissait à une vitesse presque miraculeuse, si bien que les gouttes d’eau qui ruisselaient encore sur la vitre furent soudain illuminées, vivantes d’une limpidité annonciatrice où je sus reconnaître ce temple d’Iris, microcosme du grand drame solaire de l’Occident. N’est-il point dit que toutes les épiphanies du monde sont contenues dans une seule goutte d’eau ? Soudain mes yeux captaient un éclat vert, vert comme l’herbe du Printemps après la pluie, suivi d’un éclair bleu et d’une luminescence qui me fit penser, j’ignore pourquoi, aux pupilles de ces chats albinos dont la fourrure est d’un blanc neigeux. Comment donc ma passion du déchiffrement, passion aussi ancienne que mes souvenirs, ne se fût-elle point saisie de ces couleurs afin d’y discerner une syntaxe occulte, un message à moi seul destiné, tant il est vrai que les messages de l’invisible appartiennent à ceux qui savent les déchiffrer au moment même. Ainsi étudiais-je de subtiles alternances… Rubis, saphir, émeraude, saphir, émeraude, rubis, et voici un éclat jaune, imprévisible, jaune comme les boutons d’or qui sauvèrent la vie de Wolf Solent. Par un jeu d’analogie et de correspondance numérale et sémantique dont le détail m’échappe, je parvins à force de calculs et de permutations à trouver pour ainsi dire la clef de voûte du discours scintillant qui m’était adressé au seuil de cette nuit de Printemps. C’était un mot sur lequel je retombais toujours, quels que fussent les modes opératoires de mes translations vertigineuses qui, d’un scintillement, induisaient un nombre, du nombre un symbole et du symbole une lettre, et d’une lettre une couleur, faisant au terme du processus l’office d’une sorte de preuve par neuf mystériosophique : un mot qui dans tous les sens et de toutes les façons me revenait, s’imposait avec une insistance énigmatique, le mot MARGELLE, évoquant quelque parc à l’abandon, et la nuit des eaux profondes, semblable aux pupilles de l’Aimée.

Chaque fois que j’étais sur le point de parvenir au terme d’un déchiffrement, ce mot commençait à frémir, à transparaître, avant, toutes démonstrations faites, résonner en moi comme un cri de victoire, comme un appel ! Mais, de même que toute soif spirituelle n’est jamais comblée que par une soif plus grande, cette victoire exigeait une autre victoire sur moi-même et sur le désordre et l’insignifiance du monde profane, et cet appel exigeait une réponse. Il était hors de question d’en rester là, de se contenter de ce mot, aussi évocateur qu’il fût et merveilleusement accordé à la nuit qui s’approchait et au Printemps qui s’éveillait.

Margelle n’était que le nom de la première épreuve surmontée, le don enfantin et ravissant qui m’était fait d’un mot, d’un vœu exaucé, d’un signe qui voulait dire : «  Tu es sur la bonne voie. Va à la recherche de cette Margelle dont le nom est le talisman qui te gardera des bassesses et des dangers. Va, car depuis que tu connais ce mot, il ne t’est plus permis de demeurer en ce monde comme si de rien n’était. Il n’est point de liberté nouvelle qui ne soit aussi une plus haute, une plus noble obéissance. »

C’est alors que la voix qui avait prononcé en moi le mot Margelle m’apparut dans son identité propre et je sus (avec quel déchirement du cœur et quelles larmes brûlantes !) à qui appartenait cette voix qui s’adressait à moi, fougueuse, jeune, lointaine et déchue en châtiment d’une faute que j’avais commise et que jamais je ne saurais me pardonner. Ainsi cet appel me venait de mon amante prédestinée. Elle que j’avais oubliée dans la honte extrême d’une trahison pire que la mort. Elle que j’avais reléguée dans les marges de l’oubli, dans les terrains vagues d’un mensonge accordé à la déréliction. Elle, dont je m’étais montré indigne en l’oubliant, pour vivre, mais tellement à côté de la vie que cela ne valait pas même la peine d‘en parler… Elle volait à travers moi, fulgurante anamnésis dans le mot Margelle que j’avais su déchiffrer grâce à la langue des oiseaux. Il était dit que le jeu de l’eau et de la lumière, cette divination baptismale et lustrale devait me reporter vers le Cœur, et des larmes inondaient mes yeux, brouillant toutes les couleurs au ressouvenir de l’incomparable beauté de cet amour ancien.

« Margelle… Margelle… » Sa voix se faisant de plus en plus pressante, comme pour m’enjoindre à dompter mon émotion et à mieux comprendre le sens de l’appel. Je compris qu’il me fallait agir et vite. C’était une question de vie et de mort, mais au sens orphique. Une ligne de passage m’était donnée en plein ciel par l’envol d’un mot, une ligne de passage vers cet autre côté, où, à n’en point douter se trouvait un jardin, et, au cœur de ce jardin, un puit, une margelle. Et je devais m’y rendre toutes affaires cessantes, à la faveur de cet immense crépuscule de Printemps qui me donnait, par bonheur, une avance sur l’Ennemi par excellence, Kronos, dont tous les autres ennemis qui pouvaient se trouver sur mon chemin ne seraient jamais que les incarnations subalternes et provisoires. Or, que cette avance me fût donnée, je savais, de science certaine, que je ne devais en rendre grâce à nul autre qu’à Apollon en personne, - je veux dire : non point à une quelconque métaphore littéraire, mais au dieu, dans son immédiate présence réelle que j’avais célébré, en ma jeunesse, par d’innombrables poèmes.

Sans trop savoir comment ni pourquoi, je me retrouvais assis à l’arrière d’un taxi qui traversait à vive allure un paysage de chênes et de pommiers que noyait une lumière d’or. Au lieu de la veste de chasse que je portais tout à l’heure, j’étais revêtu maintenant de ma plus belle veste en laine de cachemire couleur bleu-nuit et d’une écharpe blanche, sans doute davantage à des fins conjuratoire que pour me prémunir du froid. La température, en effet, était douce si j’en jugeais par les tourbillons d’air chargés d’une senteur de pomme qui me venait des vitres baissées de la voiture, senteur douceâtre comme porteuse d’une nostalgie elle-même moribonde, abandonnée aux ténébreuses macérations de son propre abandon qui flottait, indécis, sans objet, dans la tiédeur de l’air vespéral.

Saisi d’une inquiétude soudaine je voulu dévisager le chauffeur mais ne voulant point paraître inconvenant en me penchant pour le regarder au visage, j’essayais inutilement de l’apercevoir dans la rétroviseur qui ne me laissait voir qu’une épaule des plus impersonnelle. Par ailleurs, ne gardant aucun souvenir de l’indication que j’avais pu lui donner, je me demandais s’il fallait l’interroger au risque de paraître fou, ou me laisser aller à cet enchantement de circonstances dont il était inévitable que la suite logique m’échappât ; mais peut-être devais-je m’assurer que cet enchaînement demeurât aux mains providentielles qui m’avaient sauvegardé jusqu’alors ? Telles étaient les confusions et mes incertitudes. Je ne craignais pas moins d’intervenir à mauvais-escient que de me laisser guider trop aveuglément. Pour finir, je choisis, sans en être autrement satisfait, une voie mitoyenne. Ma propre voix me sembla peu familière, étrangement grave : «  Croyez-vous que nous arriverons avant la nuit ? »

La réponse fut un éclat de rire, de cette sorte qui accompagne, de façon tonitruante et virile, une plaisanterie paillarde. « Avant la nuit ! me fut-il répondu, avant la nuit, je vous rassure… Nous y serons avant deux ou trois heures, avant la nuit ! » Mais à mener plus avant cette conversation énigmatique, je compris peu à peu qu’Apollon continuait à être à mes côtés et que je me trouvais là dans un monde où nul ne s’étonnait que n’existât rien d’autre, sur terre, qu’un crépuscule perpétuel. L’expression « avant la nuit » n’avait ici, je le compris bientôt, qu’un sens facétieux, absurde, comparable à la semaine des quatre jeudis et des trois dimanches. Le monde avait changé durant mon sommeil. Ici, la nuit ne tombait jamais. L’aube, le jour, le crépuscule et la nuit ne se succédaient point en une temporalité cyclique mais se répartissaient dans l’espace. De même qu’il y avait un Pays crépusculaire, à travers lequel nous roulions en ce moment, il y avait un Pays de l’Aube, un Pays du Grand Jour et un Pays de la Nuit. Des frontières farouches séparaient ces diverses contrées peuplées par des races, elles aussi différentes et hostiles. Les habitants de Pays du Crépuscule gardaient un souvenir horrifié de l’invasion des races du Pays de la Nuit qui eut lieu voici de nombreuses générations. Quant aux temps où la Nuit suivait inévitablement le Crépuscule, ils appartenaient à ces régions légendaires dont doutent les historiens sérieux.

Cependant, autant l’avouer, le terrible exil qu’impliquait cette situation m’effrayait moins que d’échouer dans ma recherche. Et que m’importait de devoir vivre dans une éternité vespérale si je pouvais ainsi répondre à l’appel et retrouver l’amante perdue près de la margelle ? Il me fallait aller de l’avant, servir l’ardeur et la ferveur, et « le jeune sang bondissant » comme l’eût dit Merwyn Peake, qui m’entraînait à travers ces monde singuliers dont l’importance pour moi était strictement assujettie à l’espoir qu’ils me donnaient d’y retrouver celle que j’avais trahi, et d’elle me faire pardonner. Pour cela, oui, il est certain que j’eusse franchi toutes les limites, m’aventurant dans les marges extrêmes de l’improbable, et au-delà encore, jusqu’au Pays de l’éternelle nuit, là où la domination sans partage de la Reine au sceptre de plomb obscurcit jusqu’aux nostalgies de la clarté.

A présent le taxi roulait à découvert. De part et d’autre de la route s’étendaient des champs, fleurs jeunes et blé en herbe, ou encore terre nues, sombres, dévalant jusqu’à la ligne éclatante de l’horizon, ligne qui résumait tout, vibrante, soutenue, impitoyable comme la trace d’une flèche meurtrière. Mon impatience d’arriver enfin à destination faisait presque trembler mes mains. Mais que signifiaient ces mots  « à destination » ? Cette expression était-elle aberrante ou judicieuse ? Arriverai-je là où le « destin » me devait conduire ? Le destin seul sans nulle intervention d’un quelconque « libre-arbitre » ? Etais-je guidé ?

Dans ce taxi qui roulait à tombeau ouvert sous la conduite d’un homme dont je ne discernais pas le visage mais qui répondait docilement à mes questions par des propos ahurissants, le terme de « libre-arbitre » me semblait non seulement peu euphonique mais encore d’un ridicule achevé ; c’était là l’exemple même d’une notion inepte exprimée avec maladresse et sans rapport aucun avec le monde que je traversais en ce moment avec une impatience et une soif éperdue, et cette émotion violente, ce lourd sanglot au fond de la gorge que j’avais oublié depuis mes premiers chagrins d’enfant, - ces chagrins qui sont plus grands que le monde, ces chagrins débordants qui ruissellent sur nos visage dans une ignorance éblouie.

Telles étaient mes pensées lorsque nous arrivâmes dans un village dont les maisons aux toitures d’ardoise étrangement pointues, les arbres encore dénudés, les avenues et les rues – qui paraissaient couvertes d’une fine couche de cendre – les cheveux et les yeux des femmes et des hommes, économes de leurs gestes et forts silencieux, étaient tous d’un même gris céleste, atténué, d’une inépuisable tristesse.

Je m’étonnais que mon chauffeur eût choisi pour prendre du repos et selon ses mots « une rapide collation » un lieu aussi peu attrayant. Je le suivis pourtant après qu’il eut garé son volumineux taxi près d’une écurie ( j’entendais le bruit caractéristique des chevaux piaffant et renâclant), ma docilité pouvant s’expliquer tout autant par une fidélité à l’égard de cette passivité prophétique qui semblait être devenue ma seule ligne de conduite que par une réelle curiosité pour ce village qui, dans l’ignorance absolue des fastes chromatiques du crépuscule – ou encore en contraste voulu avec ces fastes – hésitait minutieusement entre le gris perle et l’anthracite. Mais je cultivais également une curiosité à l’égard du chauffeur dont je m’impatientais de connaître le visage qui, jusqu’alors m’avait été caché par le haut dossier du siège et l’angle du rétroviseur. Il faut croire que ce visage devait être de la plus grande insignifiance car je ne me souviens ni du visage ni de l’instant où je le découvris. Il est vrai que, par la suite, nombreux furent les événements extraordinaires à requérir mon attention, chacun d’eux s’imposant avec sa dramaturgie propre comme pour défendre au mieux son droit à demeurer en bonne place dans ma mémoire.

Après un dîner de pain noir et de bière qui nous fut servi dans une auberge dont nous étions, à l’exception de quatre personnages taciturnes, les seuls clients, j’eus la surprise de voir notre hôtesse claquer des mains puis sortir de l’imposante armoire qui nous faisait face deux violons, un alto et un violoncelle, beaux instruments, anciens, luisants, aux boiseries chaudes, presque ardentes, comme pour l’accomplissement clandestin d’un rituel d’exception d’une spiritualité vermeille, ensoleillée, au cœur de ce village sinistre et gris.

Aussitôt nos quatre voisins se levèrent, s’installèrent dans l’espace libre entre notre table et l’armoire où étaient rangés les instruments et commencèrent de jouer. Je ne tardais pas à reconnaître le douzième Quatuor à corde en mi-bémol majeur de Beethoven. Que l’on nous jouât ainsi de la musique, et la plus bouleversante des musiques, que cette musique fût, par surcroît, admirablement interprétée, je renonçais à m’en étonner pour n’y voir qu’un présage heureux, un signe de reconnaissance.

Soudain, à la fin du Scherzando vivace, le premier violon interrompit son jeu, en me faisant comprendre qu’il me revenait, à moi et à nul autre de jouer le final. Surmontant la confusion qui m’envahissait, je pris le violon, je fermais les yeux et je me perdis dans l’enchantement des notes que je suscitais avec une virtuosité enivrante. J’étais en accord. J’étais en droit en proclamer que non seulement le don suprême ne m’avait pas été refusé mais qu’il m’avait été offert sans prières ni supplications aucunes de ma part, de façon impromptue, gracieuse, de telle sorte que je m’étais retrouvé dans cette auberge au cœur d’une secrète célébration du crépuscule, dans la crypte même du Temple aux couleurs détruites, abolies sur la terre tant elles régnaient despotiquement dans le ciel. Je sus de cette façon qu’une chance m’était donnée de retrouver ma Bien-Aimée et de changer avec elle l’ordre du monde.

Lorsque j’ouvris les yeux, je vis que mon chauffeur, déjà sur le seuil, me faisait signe que le moment était venu de repartir. Et, de nouveau, nous roulions à vive allure dans le Pays du Crépuscule, cette fois sur une route droite au point d’en paraître abstraite, et même d’une assez vertigineuse abstraction, bordée d’érables dont le feuillage, or verdoyant, frémissait comme une lumière vivante et folle, comme une calme et lumineuse perdition.

La ligne mathématique de la route, qui pouvait à chaque instant déboucher sur le néant, le scintillement affolant, l’ai-je assez dit, des feuilles des érables qui se suivaient à un rythme qui devançait les battements de mon cœur, tout cela contribuait, avec les circonstances tragiques et merveilleuses de ma fuite en avant, à me faire passer à d’autres états de l’être que je soupçonnais sans les avoir expérimentés jusqu’alors.

Mais comment dire ces passages qui ressortissent à coup sûr davantage de l’ontologie que de la psychologie ? Cela commençait par un sentiment d’arrachement, lui-même précédé par une clameur assourdissante, comme peut l’être parfois un silence abyssal ; et soudain un regard s’ouvrait dans le regard et je me voyais assister à cette violente résurrection où ma conscience se voyait hors d’elle-même s’exhausser, à la fois meurtrie et sereine. Et l’arrachement devenait un ravissement pur ; et ma pensée ailée consentait à l’envol, pensée d’une pensée, regard d’un regard devinait soudain les retrouvailles prodigieuses, à perte de vue, dans cette théorie d’érables scintillants, avec une évidence du bonheur qui ne connaît point de commencement ni de fin.

Tout à ces pensées exaltantes et périlleuses, je n’avais pas remarqué que la voiture avait quitté le route et s’engageait dans la cour de ce qui me parût tout d’abord être un somptueux hôtel particulier du dix-septième siècle.

Le soleil du soir avivait la belle suite des hautes fenêtres du premier étage derrière lesquelles je croyais discerner des miroirs, une sorte de galerie des glaces, mais sans doute m’illusionnais-je. D’éblouissants feux orange et turquoise s’allumaient sur les vitres ébauchant un dialogue avec le ciel, les nuages embrasés et le gigantesque soleil rouge qui reposait à la cime des arbres.

Je ne tardais pas à comprendre que ce dialogue vespéral et cosmique me concernait directement. Soit qu’il comprît mes raisons, soit qu’il jugeât inutile de me brusquer, le chauffeur gardait un silence et une immobilité respectueux. J’eus ainsi le loisir de m’absorber une nouvelle fois dans l’interprétation de cette secrète prosodie qu’échangent pour notre édification Apollon Soleil et l’Ame du monde.

L’esprit apaisé par le voyage et le cœur réconforté par la musique, je parvins sans peine à transcrire le message qui m’était destiné non sans tomber, toutefois, sur une difficulté mineure, mais lancinante. Toujours une lettre manquait, qui certes se laissait aisément deviner mais n’en faisait pas moins défaut comme si l’alphabet dont usaient mes divins interlocuteurs eût été privé d’une lettre qui, de ce fait, revêtait une importance particulière, voire la signification d’une mise-en-garde ou d’une mise-en-demeure.

Pouvait-il en être autrement ? L’absence de cette lettre s’ouvrait comme un puit vertigineux dans mes pensées, et j’en conçu un sentiment d’imminence et de peur. Il me fallait agir, retrouver la margelle de ce puit, de cette lettre manquante, clef du mystère. Je descendis enfin de la voiture, je jetais un regard sur le chauffeur, mais derrière le pare-brise que heurtaient les ardeurs du crépuscule, son visage était comme noyé de lumière et je ne pouvais discerner s’il avait ou non les yeux ouvert, et je me dirigeais d’un pas aussi ferme que possible vers l’entrée principale quoiqu’il me parût évident que cet hôtel était inhabité et probablement défendu contre toute intrusion étrangère. Mais étais-je moi-même vraiment étranger à ces lieux ?

Plus j’avançais vers les lignes claires et classiques de l’harmonieuse demeure et mieux j’y reconnaissais un havre de paix, une beauté qui m’étais familière, aussi juste et parfaite qu’une Idée platonicienne. Comment déchiffrer cette impression ? Ces lieux faisaient partie d’un ensemble ; entre le ciel, la terre, les dieux et les hommes, cette demeure s’était édifiée. Je veux dire qu’elle s’était construite plus qu’elle n’avait été construite dans la considérations subtile et déférente de toutes ces lois, célestes, telluriques, divines et humaines dont la légitimité supérieure réside sans nul doute dans l’exacte quadrature du cercle d’un recommencement, ici prohibé, en ces contrées immobilisées, mais dont la nostalgie, jusqu’à la démence, hantait le crépuscule éternel.

Qui d’entre nous ne fut un soir envahi par une impression de reconnaissance alors qu’il se trouvait en des lieux que sa raison et sa mémoire objectives lui désignaient pourtant comme parfaitement inconnus ? Cette paramnésie était l’accord de base du sentiment complexe qui, à mesure que je me rapprochais de l’hôtel, se construisait en moi, pierre après pierre, si bien qu’à l’instant même où j’allais toucher le heurtoir la certitude fulgurante me traversa que jamais je n’avais quitté cet hôtel !

C’était cela même : je vivais ici depuis toujours, la voiture qui m’attendais dans la cour n’était pas un taxi mais l’une de mes propriétés au même titre que la maison, la cour et sans doute une partie du paysage environnant. Tout le reste n’était qu’un songe qui avait pris possession de mon esprit à la faveur d’un affaiblissement de ma mémoire. J’étais ici chez moi et la promenade dans la cour de mon hôtel devait être l’une des premières d’une longue convalescence. Cette légèreté que je sentais en moi, qui battait des ailes dans ma pensée, n’était-ce point la merveilleuse légèreté de la convalescence ? Ah ! Combien j’eusse aimé en être certain ! Combien j’eusse aimé à ne plus avoir à me perdre dans cet enchevêtrement d’hypothèses ! Sans doute en étais-je là en expiation d’une faute ancienne, mais de cette faute il ne restait que la honte.

Il est notoire que la honte par une influence à la fois instinctive et symbolique, nous fait baisser la tête et sans doute est-ce de cette façon que mon attention fut retenue par une ligne tracée à la craie sur le perron. Cette ligne se prolongeait, formant des carrés de couleurs différentes qui s’élevaient les uns sur les autres jusqu’à une voûte où, d’une écriture enfantine, était inscrit le mot CIEL.

Quels enfants jouaient ici à la Marelle ? Le tracé de ces lignes était clair, nullement estompé, comme si la Marelle avait été dessinée dans l’heure. Une inexplicable émotion m’étreignait à contempler cette Marelle coloriée avec ses carrés bleus, rouges, vertes, blancs et jaunes. Jamais l’impression d’être sur le seuil ne fut aussi impérieuse. Je touchais là une limite. Or si cette limite n’était point le but de mes pérégrinations, elle en était à coup sûr, une étape capitale. Avec cette Marelle, une existence s’achevait et commençait une vie nouvelle. Qui donc peut juger de l’importance d’un dessin à la craie sur le perron d’un hôtel du dix-septième siècle ? Ne passons-nous point notre temps à méjuger, à sous-estimer les signes, les visages, les couleurs et les promesses ? Et que dire du Sens et de la beauté de tant de moments gracieux et fragiles que nous sacrifions à de prétendues nécessités ou de dérisoires ambitions ? L’essentiel presque toujours est dans l’inaperçu. Cette sagesse là, sans doute, ne m’était pas étrangère alors que la Marelle grandissait dans mon âme et retrouvait ses originelles prérogatives religieuses.

Cette Marelle était une cathédrale et cette cathédrale, un univers.

Toutes les questions concernant mon identité que je posais avec un empressement humiliant m’étaient devenues indifférentes. Certes, je venais de plus loin que ma mémoire profane et sans doute allais-je plus loin, - mais n’était-ce point là le sort de chaque homme ? Que les frontières de ma mémoire incertaine s’étendissent moins que celle de mes contemporains, cela valait-il que je m’affligeasse, alors même qu’en échange de cette ignorance une connaissance prophétique m’était donnée ? N’eussé-je point démontré un caractère d’une fatale ingratitude à m’inquiéter de quelques souvenirs particuliers alors même que mon âme s’embrasait en son aventure visionnaire d’une réverbération de la mémoire sacrée du monde ?

Dès lors on comprendra sans peine qu’il m’eût été impossible de ne pas entrer dans la Marelle, - et lorsque mes pieds franchirent la trace bleue, tout, autour de moi, se brisa comme si la réalité s’était étoilée, puis anéantie à partir du point de l’espace dont j’avais pris possession. Les Apparences, un peu à la ressemblance d’un miroir brisé, s’effondraient les unes dans les autres et j’en étais comme illuminé d’une joie inconnue. Non seulement la cour, l’hôtel, mais les arbres, les nuages, le soleil qui reposait en sa rouge torpeur à la cime des arbres, tout cela se détachait et tombait, laissant apparaître un paysage marin.

Il n’y avait plus rien autour de moi que la plage et la mer ; rien, sinon le sable blanc et l’eau bleue, - et cette blancheur et cet azur étaient aussi ingénus que les énigmatiques mains enfantines qui avaient tenues les craies de couleur.

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Pour un pays, pour une solennité légère:

 

Résultat d’image pour Watteau peintre. Taille: 93 x 110. Source: arcus.centerblog.net

Luc-Olivier d'Algange

Pour une solennité légère

 

J’ai su, de longtemps, que je ne pouvais être individualiste, ni nationaliste, au sens moderne, oublieux du Royaume. Ayant le goût des œuvres, faites de mots, de sons, de couleurs ou de pierres et sachant fort bien que je devais aux morts, non moins qu’aux vivants, d’être ce que je suis, l’hypothèse individualiste m’apparut d’emblée comme une abstraction odieuse, une ingratitude. Qui étais-je pour prétendre me réduire à moi-même, pour refuser l’évidence magnifique de l’héritage, de la procession des événements sacrés ( du Sacre de Reims, si l’on veut, jusqu’à la libération de Paris), sans lesquels j’eusse été, à supposer que j’eusse été, radicalement différent de ce que je suis ?

Je n’ai point le goût du dénigrement. De mon passé, comme de celui de la tradition, ou des traditions, dont je suis issu, je n’ai point trop de mal à en dire. Je ne suis point chauvin de mon temps, à la manière de ces Modernes qui adulent leur modernité et ne trouvent qu’obscurités et abominations dans les époques révolues. De mon temps, pour aimable qu’il me soit parfois à titre personnel, je ne me dissimule point pour autant la part d’horreur, qui est immense. Ne pratiquant point le chauvinisme temporel, je ne suis guère plus enclin au nationalisme. Je ne crois pas en « la France seule ». Et cependant, je ne saurais m’imaginer être moi-même sans être de ce pays où je suis. Je peux voyager certes (encore que le goût m’en soit passé), et même m’installer ailleurs, rien ne saurait faire que ce que je suis me fut donné et qu’écrivant en français ces quelques notes hâtives, je ne cesse de me souvenir de ce don, d‘en témoigner dans une récitation sans fin. Quand bien même abandonnerais-je non seulement mon pays mais ma langue, pour parler ou écrire dans un autre idiome (hypothèse cruelle mais que je ne crois pas être au-dessus de mes forces), rien ne fera que mes toutes premières lectures furent emportées, enchantées par la rivière scintillante de la langue française, par son « mystère en pleine lumière », par ces jeux d’ombres et de lumières que suscitent les mouvements du sens entre l’étymologie héraldique des mots et leur sens acquis, entre le Symbole auguste et l’usage familier. Quand bien même je changerais de Pays et de langue, quand bien même je redeviendrais ce que furent certains de mes ancêtres d’Allemagne, quand bien même tout ce que l’on voudra, le poème de Nerval, les vers de Racine n’en continueront pas moins d’avoir été.

A ces évidences à la fois banales et mystérieuses quelque peu, ou, plus exactement mystiques ( et je reviendrai sur le sens à donner à ce mot hélas équivoque), il faut encore ajouter le sens du bonheur. De là où je me trouve, dans cette marginalité extrême qui est devenue, en France, et bien malgré eux, le propre des écrivains français, dans cette marginalité qui est le cœur secret d’un Pays gravement vaincu et en proie à un profond reniement de soi-même non moins qu’à une goujaterie despotique, ce nom, la France, demeure en moi pur de tout dépit, de tout ressentiment. Il faut, je l’accorde, avoir, en l’occurrence, le cœur bien accroché et une fidélité, selon la formule consacrée, « plus forte que le feu » : le spectacle s’offrant à nos yeux étant des plus sinistres.

Toutes les erreurs, tragiques, pitoyables ou ridicules furent commises ou presque (et ce « presque » est un défi à l’imagination) comme si, à chaque bifurcation de notre histoire récente, une force invincible nous avait poussés du mauvais côté, comme si le mépris que nous avions de nous-mêmes, contrariant notre intelligence légendaire, notre raison si fameuse, pour ne rien dire de notre cœur, devenu silencieux depuis longtemps, d’un silence hurlant, nous inclinait fatalement non seulement du côté de la facilité, mais encore de la facilité la plus humiliante, sans que nous renoncions, pour autant, aux rodomontades. Souvenons-nous. Jamais il ne fut autant question de Fidélité, de Patrie, d’Honneur (avec toutes les majuscules que l’on voudra) que durant ce lamentable épisode pétainiste où précisément nous abandonnions tout cela, les majuscules et les mots majusculisés, et leur sens, et la possibilité même de leur redonner du sens, de les faire servir à nouveau. Ce pli antiphrastique nous est resté, avec l’humiliation, la contrition, la repentance, une allure un peu louche, un peu traquée, un peu vaniteuse, une habitude à proclamer des vertus, des principes et des valeurs que nous consentons en réalité à voir bannis à la fois de l’espace public et de l’espace privé ( si cette distinction doit encore avoir un sens, ce dont je doute).

Après s’être décarcassée pour ôter d’elle le souvenir de la rébellion gaulliste, qui lui semblait être sans doute une trop lourde armure, la France est donc retombée dans l’antiphrase pétainiste, dans ce « réalisme » collaborationniste, dans la négation de toute surnature et de toute transcendance. Les politiques elles-mêmes ne s’affrontent plus que sur des modalités. Le « du passé faisons table rase » est devenu l’horizon indépassable aussi bien des nostalgiques du « progrès indéfini », des hégéliens de la « raison triomphante » que des « libéraux », voire des « post-modernes » qui, en proie à un relativisme relaxant sur fond de musique « new-age » proclament la fin des idéologies qui n’est autre, cette fin, que l’idéologie du « tout vaut n’importe quoi ».

Entre le totalitarisme chafouin des néo-gauchistes, le libéralisme réaliste-pétainiste rallié au culte de l’économie et le bobo « post-moderne » pour qui la « citoyenneté » est l’accomplissement de son « combat anti-autoritaire », les différences sont d’autant moins discernables que nous les voyons se dissoudre dans un assentiment général au monde comme il va, chacun ayant tout au plus quelque préférence pour tel ou tel aspect de ce monde « comme il va ». L’un se réjouit de la disparition de la Culture au profit « des » cultures, l’autre se félicite que désormais tout soit négociable ( et échappe de la sorte à l’honneur et au mystère et au Sacré), le troisième, le « post-moderne » s’exalte à la disparition de tous les principes, de toutes les vertus et de toutes les valeurs : « homo festivus », disait Philippe Muray, ou, plus exactement adepte de l’Indifférenciation : plus question pour lui d’appartenir à une race, une nation ou un sexe. Ce chantre de la multiplicité des cultures, du « multiculturalisme » n’aspire en réalité qu’à l’Equivalence, autrement dit, à l’adaptation la plus parfaite de l’individu à un monde sans Histoire. Son ambition n’est pas moins totalitaire que celle de ses prédécesseurs du totalitarisme héroïque : vaincre l’histoire sacrée et restituer l’humanitas à l’histoire naturelle , mais où la nature sera dominée par le « technocosme », confort oblige. Telle est la religion « post-moderne » : l’ultime adaptabilité à un milieu général indifférencié ; autrement dit, la Mort. Au nihilisme belliqueux et hargneux succède ainsi le nihilisme pacifiste et convivial ( dont on sait d’ailleurs quelles furent, ces derniers temps, les connivences).

Si je ne puis être nationaliste, au sens strictement républicain, et j’espère que le paradoxe ne paraîtra pas trop abrupt, c’est exactement pour les mêmes raisons qui m’interdisent de me satisfaire du rôle d’individu « post-moderne » que l’on veut nous voir jouer. La coïncidence temporelle de l’apparition du nationalisme et de l’individualisme de masse devrait déjà nous alerter. Ne seraient-ils point ces duettistes qui se servent l’un à l’autre leurs crimes complémentaires ? ces frères ennemis qui n’existent que l’un par l’autre ? Ce que la Nation moderne voulut indifférencier dans le cercle de sa définition restreinte, l’ « ordre mondial » veut l’indifférencier, et combien plus radicalement encore, dans un cercle plus vaste, - et n’est-ce point toujours la même soumission au plus petit dénominateur commun ? Rien ne saurait faire que je ne sois Français, mais la Nation suffit-elle à me définir en tant que Français ? L’appartenance nationale en tant que définition est insatisfaisante, et peut-être fallacieuse. La reconnaissance du don reçu, de la tradition, est précisément autre chose qu’une définition du sujet. Cette reconnaissance est aussi la reconnaissance de ce qui indéfinit, de ce qui advient, de cela même qui fait que nous ne sommes pas davantage nous-mêmes à titre individuel que la France n’est « la France seule » ou que la France n’est seulement une nation.

Le rôle d’individu dans une nation ou dans un « technocosme » mondialisé ne saurait donc satisfaire ce qui, en nous, réclame une fidélité au plus lointain, à l’archéon, non moins qu’à l’eschaton. Plus qu’un individu dans une nation, et quelque légitime nostalgie on puisse concevoir pour l’Europe des nations, désormais défunte, un écrivain français, définition minimale de l’auteur de ces lignes, est une personne dans un pays. Non point un individu, car ce qui nous fait être dans ce pays nous désindividualise, et non point une personne dans une nation, mais une personne dans un pays, mais non point dans un pays réduit à ce qu’il est ici et maintenant, mais un pays historique et légendaire, qui se nomme la France, qui fut, avant d’être une nation faisant partie d’un groupement économique « européen », un Royaume.

Rien de ce qui est ne cesse entièrement d’être ce qu’il fut. Ainsi que l’écrivait Nietzsche : «  Wesen ist gewesen ». Cet élément d’un groupement économique « européen », qui fut une nation, cette nation qui fut un Royaume, sont la France, et, à l’évidence, une France dont le devenir est d’être de moins en moins la France, - ou plutôt une France s’apâlissant, prenant des contours brumeux, indistincts, fantomatiques, et comme sur le point de s’évanouir au soleil d’une raison universelle triomphante. Qu’en est-il de la France mystique ? Je reviens à ce mot lourd, d’un usage équivoque et cependant nécessaire à dire ce qui ne peut apparaître que dans le demi-jour, aube ou crépuscule. La France n’est pas seulement un groupement économique car elle fut une nation, elle n’est pas seulement une nation, car elle fut un Royaume.

Force nous était de constater que les deux titanesques machines à persuader, la machine historiciste hégélienne comme la machine « post-moderne », avaient échoué, en ce qui nous concerne. La marche triomphale de la raison déifiée, de massacre en massacre, ou l’arrivée supposée dans le vacancier village planétaire de l’Equivalence idolâtrée n’avaient su nous emporter. Une sorte d’obstination, pour ne point user à l’excès le beau mot de résistance, nous tenait là où nous étions et nous portait à nous interroger sur ce que nous étions et sur les possibilités assez étonnantes qu’une telle interrogation recelait. Le dénigrement n’était pas notre fort ni celle inclination à réduire toute chose à des blagues de potache, qui sous le mot pompeux de  « dérision », semble être devenue la vue du monde officielle de la « post-modernité » ( appellation elle-même, il faut le reconnaître, assez blagueuse et dont nous usons avec un point d’ironie). La dérision obligatoire, contre la Religion, l’Armée ou tout autre vestige d’héroïsme ou d’autorité spirituelle, nous semblait d’autant plus suspecte que ces grands rieurs aux dépends d’institutions ou de croyances vaincues toléraient assez mal que l’on puisse se moquer d’eux-mêmes. Ces fameux adeptes de la transgression ne toléraient à dire vrai que la transgression officielle, en accord avec l’idéologie dominante. Sarcastique pour les vaincus, obséquieuse aux puissants, la bouffonnerie moderne allait son train avec un prévisible ennuyeux. Des émissions de radio, de télévision eurent ainsi un nouveau marronnier : «  Peut-on rire de tout ? », comme si la réponse n’était pas déjà donnée : de tout, sauf de ce qui domine vraiment ! Bien triste au demeurant devait être ce monde pour les hommes eussent à tel point perdus l’art de blaguer entre eux pour que le besoin se fît de payer pour assister à des spectacles de blagues, spectacles au demeurant étroitement surveillés par la presse bien-pensante, notifiant, au besoin par des procès, tout « dérapage ». Le rire surveillé tournait en grimaces. Les temps étaient venus, peut-être, de quelque solennité légère, de la recouvrance de certaines fidélités, d’une mystique qui ne serait point le contraire de l’humour, mais peut-être, sa plus haute flamme. La dédicace fameuse de L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam redevenait d’actualité : «  Aux railleurs, aux rêveurs ».

Si « être français » ne suffit pas à me définir, si la langue ni le lieu ne peuvent à eux seuls dire le secret de l’être, si une même langue et un même lieu peuvent être habités de façons radicalement différentes, demeure cette part impondérable ( qui exige précisément la tournure légèrement autobiographique) et qu’il faut bien se résoudre à nommer une mystique. Je n’ignore pas les facilités immenses que, ce faisant, je donne à mes adversaires. Je leur donne, contre moi, leur argument majeur, je leur pose dans la bouche ce récri : «  Quoi maintenant ? Une mystique de la France? ». Chemin périlleux ! Encore est-ce ne rien comprendre à l’acception, ici, du mot mystique si on ne l’oppose, comme le fait Péguy, à la politique. La mystique de la Nation s’opposerait ainsi à la politique nationale, c’est-à-dire à une politique transposant dans la nation l’égoïsme individualiste, obéissant à ces lois purement naturelles, immanentes, anti-historiques, qui sont le propre du « gros animal ». Etre Français, selon une mystique, ce serait alors être Français non par ce qui nous détermine mais par cette vocation qui précisément nous offre la possibilité d’échapper à tout déterminisme, selon une certaine intuition du Juste et de l’Injuste. Etre Français, alors, ne serait plus un simple état de fait, une réalité statique, abstraite, une identité, mais un acte d’être, une mystique, un mouvement de l’âme et du cœur, un élan. Mais le mot « nation » s’accorde-t-il à cet élan ? N’est-il pas lui-même trop abstrait et trop moderne ? N’est-ce point la France implicite, secrète, qu’il importe de servir ? Celle-là même qui ne se représente pas elle-même mais scintille dans la plume et l’épée de Cyrano de Bergerac, qui s’ épanouit, s’irise, dans le grand songe de la promenade nervalienne ? La France implicite, ésotérique, au plus proche de ce qui, en nous, secrètement l’invente, et non point la France explicite, disposées aux moins honorables tractations « réalistes » ? De même que De Gaulle, à ma connaissance, ne parlait jamais d’identité française, pour les plus français des écrivains français, être français fut d’abord une certaine façon d’être libre, c’est-à-dire d’être librement ce que l’on est, et non point autre chose.

Rien ne s’oppose plus radicalement à cet implicite, à cette mystique que le culte de l’Equivalence et de l’Indifférencié qui sont le propre du « post-moderne » en passe de réaliser son atroce utopie de « transparence » dans le village planétaire. La France est moins notre drapeau que notre secret. Un secret qui, certes, peut et doit se dire, mais selon le mode poétique de la divulgation et non sur celui de la publicité et de la propagande. Cette transparence universellement désirée, cette volonté triomphale d’éteindre ce qui nous distingue sous l’éclairage accablant de la puissance calculante, est notre ennemie. Entendons-nous. Elle n’est point l’ennemie de nos « racines », de notre « francité », de notre « identité ». Elle n’est pas même l’ennemie de ce qui nous attache à d’autres ; elle est notre ennemie personnelle. Nous contraignant à l’abstraction de l’individualisme de masse, c’est à notre propre inquiétude qu’elle nous arrache (d’où ses succès), c’est à nos crépuscules et à nos aurores, à nos débats cornéliens ; elle nous arrache à ce qui n’est pas encore accompli, à cette difficulté d’être qui est notre tragédie et notre bien, notre trouble et notre bonheur.

Nous sommes nos pires ennemis. Cette seule certitude devrait suffire à frapper d’inconsistance toute xénophobie. Aimer la France, c’est aimer presque à l’égal les autres pays et les autres peuples comme autant de preuves de la diversité du monde. L’utopie abominable de la « post-modernité », le village planétaire en proie au commérage planétaire, aux querelles de clocher planétaire dominées par le technocosme de la communication généralisée, réalise, au-delà de leurs ambitions les plus folles, l’assujettissement de l’individu au collectif que préconisaient naguère les ultra-nationalistes. Elle réalise aussi le désir de la xénophobie la plus radicale puisqu’elle détruit la possibilité même d’être étranger et d’être hôte de l’étranger. Dans la « post-modernité » chacun est chez soi dans le nulle part, mais ce nulle part ne vague point, ni même ne divague : ce « nulle part » est terriblement ici et maintenant, terriblement clos, terriblement identitaire, - la seule différence avec les identitarismes d’antan, différence notable et cruciale, est qu’il s’étend désormais au tout. Après le totalitarisme localisé ( donc imparfait) limité à des peuples, des confédérations, voici le temps du totalitarisme parfait ; celui qui mérite vraiment son nom et dont la philosophie se laisse résumer par une formule : «  ce qui n’est nulle part est partout ». Ce « nulle part » qui pouvait avoir un certain charme divagant est devenu ce qu’il est : un « partout » dont Jacques Tati, bien mieux que nos sociologues sut décrire la structure externe dans son film Play Time. Le « post-moderne » se revendiquant du nomadisme ou du « multiculturalisme » est aussi antiphrastique que le pétainiste se réclamant de la France, dont il consentait à la défaite. Notre temps n’appartient plus aux nomades, il appartient aux touristes. Il n’appartient plus au concert des voix de la diversité mais à la planification de tout et de tous selon l’Equivalence et l’Indifférenciation.

Que disons-nous alors lorsque nous disons « la France » ? Nous disons un secret. Nous ne disons point le collectif contre le singulier ni l’inverse. Nous disons un monde que nous portons en nous et qui subsisterait quand bien même nous fussions le seul vivant sur une terre dévastée. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas ce qui est ici et maintenant mais ce qui fut et ce qui doit être, l’Origine et le Retour, la flèche qui vole et vibre dans l’air limpide. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas « Je », ni « Moi », mais une réalité frontalière où le Nous de majesté se tient dans son secret, qui est la majesté du « nous », c’est-à-dire de la polyphonie des voix, où celles qui se sont tues et celles qui chantent ici et maintenant ne se distinguent plus qu’en vertu d’une très-relative banalité chronologique. Lorsque nous disons la France, nous ne disons pas un temps mais des temps, in illo tempore ; nous n’évoquons pas quelque chose qui relèverait de l’état des lieux ou des faits, d’une réalité contractuelle ou négociable, ou locative, nous évoquons le songe des bâtisseurs. Tout ce qui dure en ce monde, tout ce qui n’est pas immédiatement dévoré par Kronos, tout ce qui tient fermement et sur quoi l’on peut s’appuyer, comme l’aile du migrateur sur l’onde de l’air, naît du plus impondérable de nos songes. Ces pierres romanes sont faites d’une clarté d’air et de rêve et ce Songe qui est au plus intime et au plus secret de nous-mêmes, nous le devons à d’autres que nous, qui nous précédèrent, à d’autres encore auxquels nous divulguons ce secret, à d’autres encore qui n’existent pas encore et dont nous ne savons rien, sinon dans cet ordre providentiel qui relève de la pure espérance.

Dire la France, c’est aussi ne point profaner l’espérance. Car s’il ne faut point pécher contre l’espérance, il importe aussi bien de ne point la profaner. Or sitôt cessons-nous de pécher contre elle, d’afficher le désabusement de celui qui est revenu de tout que nous voici en grand danger d’être entraîné par l’espérance profanée, par l’hybris prométhéenne, la dialectique hégélienne, la tartufferie progressiste ou « post-moderne ». Non, le monde ne va pas mieux, ni la France. La postérité est un leurre et nous ne sommes rien moins que rassuré de ce que la postérité fera de nous ; nous n’osons imaginer à quelle sauce elle nous mangera, à quelles idéologies obtuses, à quelles causes douteuses elle nous fera servir lorsque nous ne pourrons plus répondre, ni rectifier. C’est peu dire que nous n’avons pas une grande confiance en ceux qui viennent. Pour le dire exactement : nous n’avons aucune confiance, nous nous méfions terriblement. Cette pièce de monnaie que nous mettons dans leur main, il est presque aussi inquiétant de songer à ce qu’en feront ceux-là qui la voudront convertir que ceux qui la contempleront en purs numismates. Il y a un bonheur et un malheur, un honneur et un déshonneur de la Nation. La malheur et le déshonneur nous privent à la fois du particulier et de l’universel, nous arrachent de nos provinces et nous ferment à la perspective métaphysique. Le bonheur et l’honneur sauvent en même temps nos légendes et notre raison, nos terres et le Logos. Défions-nous de ceux qui nous donnent à choisir entre l’immanence chatoyante et le Verbe : ils ne tardent guère à nous engager dans la voie funeste où nous perdrons l’un et l’autre.

D’une France qui ne serait point cette diaprure de songes et de styles où l’on distingue avec la même exactitude enchantée la Geste de Brocéliande et les figures altières, quoique ruinées, des châteaux cathares (qui sont nos Alamût), je ne veux point. Et je ne veux pas davantage d’une France tombée dans l’ignorance de sa clef de voûte, de son Sacre, d’une France qui ne serait point, selon la formule de Péguy « la République, notre Royaume de France ». Nous ne voulons point d’une France oublieuse de sa provenance et dédaigneuse de sa destination. Nous ne voulons point d’une France inhospitalière à ceux qui y vivent comme à ceux qui y demeurent au point de s’y sentir étrangers en vertu même de leurs fidélités. Rien ne s’oppose si heureusement à l’uniformité que l’Unité, à condition que cette unité soit, qu’elle soit un « acte d’être », qu’elle soit l’unité de la polyphonie, ce qui tient ensemble les voix, qui se distinguent l’une de l’autre précisément car elles chantent ensemble, qu’elles ne sont point isolées dans la solitude ni couvertes par la brouhaha de la « post-modernité » où chacun, certes, a droit à son mot à dire, mais où personne n’écoute plus personne.

La diversité est un art qui ressemble à celui de la « bonne conversation » telle que la décrivent nos Moralistes. Or, il n’est point d’art sans règles de l’art. Cette diversité « post-moderne » dont on nous rebat les oreilles ressemble à une tablée de goujats où l’on ne parle que pour couvrir la parole d’autrui, dans une surenchère uniformément vacarmeuse. Le droit de dire s’y confond parfaitement avec le droit de ne pas entendre. La nuance n’y possède qu’un droit : celui de n’être jamais perçue. Tout y court vers le chaos, c’ est-à-dire vers le pire conformisme, le plus élémentaire, le moins discutable. Au-dessus flottent les goujats dominants, grenouilles-montgolfières bardées de publicité, coassant leurs mots d’ordre pour les masses éberluées : voici la laideur, avec le déshonneur et le malheur.

Je ne puis dissocier la politique du sentiment de la beauté, et le sentiment de la beauté de la vivacité des traditions, et celles-ci, de la vérité des humbles. Il y eut des temps où la richesse s’ordonnait à la beauté ; elle n’est plus maintenant que la propagation de la laideur, l’étalage de la muflerie. Si quelque beauté peut être sauvée, elle le sera humblement, à partir de ce qui subsiste, à partir d’une ingénuité à la fois humble et rare, ingénument populaire et résolument aristocratique. Que nous vaudrait une France, même puissante, en proie à la laideur ? Aussi désirons-nous pour elle, pour la France, les « mille roses trémières » des salutations épistolières de Paul Morand, les milles roses trémières d’une puissance légèrement entraînée vers la beauté des choses d’ici-bas qui, tant qu’elles demeurent, sont le miroir du ciel tournant.

 

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Contre la servitude volontaire:

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Luc-Olivier d’Algange

 Contre la servitude volontaire.

 

«  Quand le Diable mue, il perd jusqu'à son nom »

Nietzsche

 

Nous sommes hantés par le spectacle désormais sans nom d'une société de contrôle, à la fois cybernétique et puritaine en comparaison de laquelle les despotismes de naguère furent d'aimables pastorales. Les temps sont venus de comprendre que le fameux « progrès », adulé de la bourgeoisie, ne fut jamais rien d'autre que le progrès de l'esclavage universel; chaque théorie politique, chaque trouvaille technologique accélérant le processus qui nous prive de notre souveraineté, nous enchaîne à des mécanismes mieux rodés et des déterminismes moins déjouables.

La « liberté d'expression » qui serait, paraît-il, notre privilège d'homme moderne, se tient rigoureusement dans les limites de la dérision, car toute parole, payée selon la valeur médiatique et marchande, tombe en désuétude avant même de parvenir à l'entendement de celui à qui elle s'adresse. Seule nous reste (et pour combien de temps encore et à quel prix ?) l'audace de la pensée méditante, traduite en paroles secrètes, réprouvées, jusqu'à être jugées criminelles par les adeptes de la « communication » et de la « transparence ». Notre liberté n'est sauvée que dans le secret. Il faut se rendre insaisissable, incompréhensible, mystérieux si l'on veut sauvegarder une liberté essentielle. La liberté que l'on nous vante comme un acquis décisif de la Révolution française n'est rien d'autre que la liberté du consommateur à choisir sa marque, de même que l'égalité est une égalité de produit, et la fraternité, le pur mensonge qui fait consentir nos contemporains à être indéfiniment exploités alors qu'ils refusent avec horreur l'idée d'être dominés.

La Révolution française nous fit passer sans coup férir du règne des dominateurs au règne des exploiteurs. Issu de cette passation de pouvoir, l'homme moderne semble fort satisfait de son sort. Il est vrai que l'on n'a guère mesuré les efforts pour le convaincre de son bonheur. L'enseignement, la littérature, le cinéma n'ont cessé de peindre l'Ancien Régime sous les couleurs les plus noires. Certes, il serait malencontreux d'en disconvenir, les Maîtres ont disparu. La domination pure et simple n'existe plus et nous en faisons notre deuil. Dans son injustice et dans sa loyauté, la domination s'est, pour ainsi dire, retirée dans les limbes de l'histoire. Le bourgeois qui, beaucoup plus que l'anarchiste (encore tributaire d'un idéal héroïque) peut revendiquer la formule « Ni Dieu, ni Maître » ne renie Dieu et le Maître que pour pouvoir se soumettre éperdument, c'est à-dire sans le moindre esprit critique, à la morale des esclaves sans maîtres. La prise du pouvoir par la bourgeoisie conduit invariablement à la démocratie, mais cette démocratie n'est rien d'autre, selon l'excellente formule d'Oscar Wilde, que « l'abrutissement du Peuple, par le Peuple et pour le Peuple. » De toutes les morales qui eurent cours dans l'histoire de l'humanité, la morale des esclaves sans maîtres est par nature la plus hostile à toute liberté intérieure et à toute forme de rébellion et de résistance.

Le démocrate fondamentaliste se croit à tel point l'aboutissement providentiel de toute l'histoire de l'humanité qu'il ôte à quiconque le droit de démystifier cette croyance. La croyance au Progrès, forme dégradée et parodique de la causalité et de la Providence divine, s'impose comme le sceau final de toute pensée. Autour du mot « démocratie », qui devrait, comme tout autre vocable du langage théorique, pouvoir susciter la discussion, s'établit une doxa de l'unanimité obligatoire. Toute idée qui ne s'avance pas sous le couvert de la « démocratie » (et quoique l'on veuille entendre sous ce terme !) est d'avance jugée absurde, monstrueuse ou criminelle et celui qui la formule se trouve susceptible de faire l'objet d'un châtiment, d'une « rééducation », à tout le moins d'une mise à l'écart. La « démocratie » est ainsi invoquée d'une façon religieuse. Le seul mot « démocratie » suffit à nous tenir quitte de notre bêtise et de notre inconséquence et à nous placer dans les camps du Bien. Révélation ultime, sceau de la prophétie progressiste, la « démocratie » est considérée comme hors d'atteinte de toute réflexion démystificatrice.

Le vingtième siècle, qui restera dans l'histoire comme celui de la mise en place des dispositifs d'extermination, est universellement «démocratique». La démocratie, «pouvoir du peuple» fut l'unanime référence des factions les plus rivales. «Démocratique», le libéralisme, «démocratiques», le socialisme et le communisme, et plus «démocratique » encore le nazisme et l'intégrisme ! Il n'est pas un «Parti» du vingtième siècle qui ne se fût réclamé «du Peuple», attribuant à ce Peuple toutes sortes de vertus imaginaires. A cet égard, la démocratie libérale ne fut pas en reste d'attributions bouffonnes. Il semble que le monde tel qu'il va, loin de favoriser le respect et la liberté des individus, rend au contraire, quelle que soient les intentions, impraticables cette liberté et ce respect. Les politologues manquent à cet égard de la plus élémentaire objectivité. Jugeons, selon l'admirable précepte évangélique, l'arbre à ses fruits. Regardons quels furent les avatars de la dignité humaine en ce siècle qui feignit de la découvrir ! L'exploitation éhontée, l'extermination; et désormais, grâce aux progrès de la médecine, les trafics d'organes et bientôt les manipulations génétiques, si ardemment rêvées par l'Allemagne nazie,- voici quelques aperçus de la pratique de la dignité humaine dans le Règne de la Quantité. Il n'est pas difficile de voir que désormais les déclarations d'intention n'ont plus guère d'autre dessein que de marquer l'imperturbable indifférence à l'égard de tout et de tous.

La logique de l'échange marchand s'étant substituée à la logique méditative du Don, tout ce qui importe, ou mieux vaudrait dire désormais tout ce qui compte, est devenu interchangeable. La négation de l'absolu, du transcendant, loin de libérer l'être humain d'une autorité oppressante, eut pour effet que, plus rien n'ayant de valeur absolue, en soi, tout devint interchangeable et, par voie de conséquence, parfaitement contrôlable. Le contrôle absolu ne peut s'exercer que sur les objets relatifs. En d'autres termes, ce qui n'est pas quantifiable n'est pas contrôlable. Le monde ancien tournait autour des expériences donatrices de la religion et de l'art qui sont autant de façons de qualifier l'espace et le temps. L'idée même d'aristocratie, pour galvaudée qu'elle soit, gardait encore une référence à la distinction qualitative, et le jugement dépréciateur que l'on pouvait porter à l'endroit de certains aristocrates restait lui-même un jugement aristocratique. Dire d'un aristocrate qu'il est plus médiocre, pingre et idiot qu'un bourgeois (ce qui arrive bien souvent), c'est encore penser en termes aristocratiques, par référence à une excellence dont on déplore l'absence.

Il y eut peut-être dans l'imagination la plus incandescente de quelques révolutionnaires une telle idée d'un dépassement aristocratique de l'aristocratie. L'histoire, pour le malheur de tous, en jugea autrement puisque le pouvoir revint en fin de compte, - et ne cesse de revenir indéfiniment,- à ceux qui travaillent à l'exclusion de toute forme de pensée et d'expérience qualitative. Nous ne vivons pas dans un monde de maîtres sans esclaves, ou de maîtres cherchant à relever les esclaves, mais dans un monde d'esclaves sans maîtres,- et ces esclaves se sont organisés de telle sorte que chacun est « démocratiquement », l'esclave de tous les autres. A cet égard, il faut bien considérer les Révolutions de 1789 et de 1793, non point comme le fit Marx, comme une révolution avortée mais comme une contre-révolution réussie, et réussie au-delà de toutes les espérances.

Avec la Révolution française, s'est installé un ordre moral, fait de puritanisme et de mesquinerie dont l'intégrisme est l'aboutissement logique (culte de l'Etre Suprême et mœurs utiles). Tout ce qui, dans la Vieille France, s'esquissait dans les domaines de la prodigalité intellectuelle ou sensuelle, présageant des possibilités de vie magnifique sur la base d'un sens de la beauté et du défi, s'est brusquement trouvé confronté avec le rappel à l'ordre des puritains, des adorateurs du «Bien Public», justifiant à lui seul tous les sacrifices. Les sacrifices religieux et les sacrifices singuliers de la beauté, de l'amour, de l'ivresse que les individus accomplissent en eux furent bannis au profit du seul sacrifice à la République. La Terreur ne fut que la conséquence logique de ces prémisses. Le bourgeois, s'il y va de ses intérêts, est beaucoup plus impitoyable que l'aristocrate n'est cruel. La domination aristocratique est aléatoire, elle dépend, par définition du « bon plaisir », l'exploitation bourgeoise est systématique, elle s'accomplit dans l'irresponsabilité générale qui caractérise les sociétés égalitaires.

Lorsque règnent l'interchangeable, le quantitatif, l'utile, les sources du don sont obstruées, et la vie quotidienne devient d'une atroce aridité. L'ingéniosité du système consiste à tirer parti du malheur même qu'il suscite, de s'en nourrir, - car l'insatisfaction est le moteur de la consommation. Nous achetons des voitures qui nous donnent l'impression de nous mouvoir librement précisément car nous vivons des vies carcérales, assujetties à des mécanismes où notre valeur est purement quantitative. Nous nous endettons pour ces cercueils de métal, pour enrichir des industriels qui mènent une vie presque aussi misérable et besogneuse que la nôtre: tels sont les avantages de l'égalité, telle est la jubilation de l'esclave, son illusion vitale, sa raison d'être, son réconfort quotidien: nul n'est reconnu qualitativement supérieur. Certes, jamais les riches ne furent plus riches, ni les pauvres, plus pauvres, mais enfin, l'égalité persiste et le premier employé venu répugne (lui qui courbe l'échine toute la journée sous l'abus de pouvoir et l'ennui !) à dire « Maître » au grand artiste. Pour le démocrate fondamentaliste, la reconnaissance d'une qualité qui n'est pas ratifiée de quelque façon par le plus grand nombre, ou par un état de fait matériel est impossible. Le même homme qui accepte sans mot dire les pires humiliations dans sa vie quotidienne ne consentira pas, s'il peut l'éviter sans inconvénient, à témoigner du respect d'homme à homme,- fût-ce de façon informelle et amicale - à quelque individu supérieur. Le mépris qu'il se porte à lui-même est tel que le moindre signe de déférence l'anéantirait ! Sur cette voie, et pourvu que l'on ne lui demande pas de reconnaître l'exception, la grandeur ou le génie, on peut à peu près tout lui demander. Se lever aux aurores pour s'engouffrer dans le métro, obéir et obéir sans fin, surveiller et dénoncer ses semblables, vivre dans la laideur et dans l'ignorance et mourir pour des Causes indiscernables ou indifférentes (la Libre entreprise ou le Pétrole !) l'esclave est partant.

L'immense différence entre l'esclave antique et l'esclave moderne, c'est qu'il pouvait advenir que l'esclave antique brûlât d'être libre alors que l'esclave moderne ne rêve de sa « révolution » que pour généraliser l'esclavage. Ne sous-estimons pas les satisfactions à n'être pas libre: elles sont considérables, moins toutefois que les satisfactions à persécuter les libertés d'autrui. Cette persécution, ne nous y trompons pas, revêt les aspects les plus divers, et parfois les plus subtils. Le refus de la liberté d'autrui prend aussi bien la forme du coup de massue que du coup d'épingle. Nier la liberté d'autrui c'est d'abord, pour l'esclave moderne, pour le démocrate fondamentaliste, contraindre autrui au stéréotype. L'esclave moderne suppose, à juste titre, chez celui qu'il ne parvient pas à identifier, la possibilité d'une souveraineté subversive. Pour maintenir l'ordre, il faudra donc veiller à ce que rien ne vienne entraver les processus d'identification. La cybernétique y contribue grandement, mais elle n'est qu'une conséquence de cette tournure particulière de l'esprit servile qui consiste à réduire l'être humain à un rôle, à une identité particulière, soumise au déterminisme des sociologues et des généticiens, et par-dessus tout, aux jugements sommaires.

L'aventure fondamentale de la rencontre entre deux regards, d'où naît l'éclair issu des ténèbres des pupilles, de la souveraineté absolue, est ainsi devancée, désamorcée, par des procédures identificatrices. Ce que l'on nomme encore la « contestation » échappe moins que toute autre forme d'activité collective à cet assujettissement au stéréotype. Les slogans, les mots d'ordre, les bannières, les attitudes du «rappeur», du syndicaliste, sont le complément nécessaire des attitudes du clerc et du cadre dynamique. Tous ces comportements servent à trouver une identité, et toutes ces identités sont également serves dans un monde en passe de réaliser l'utopie de l'esclavage universel. L'identité est, dans le monde moderne, ce leurre auquel se raccrochent pathétiquement les individus trop lâches et trop timides pour tenter l'aventure de la souveraineté dans un monde incohérent. A cet égard, les leçons de courage de Nietzsche sont plus pertinentes que jamais. Le leurre de l'identité, loin d'être un retour aux logiques archaïques, comme se plaisent à l'affirmer les démocrates effarouchés, est au contraire le signe de l'évanouissement du sens de la Tradition. Lorsque l'influx poétique ne circule plus, ne se transmet plus, lorsque le devenir devient trop imperceptible pour des entendements trop rudimentaires, l'identité triomphe de la Tradition. L'intégrisme religieux à cet égard n'est qu'une phase transitoire vers le fondamentalisme informatique mondial qui sera, sous l'aspect cauchemardesque de la Parodie, l'aboutissement de la nouvelle théocratie des esclaves.

Corrigeons ce que ces considérations peuvent avoir d'abstrait par quelques remarques concernant la vie quotidienne. Le peu d'entrain, le peu de rêve et d'ivresse, qui ne fussent télévisuels, le peu de style, de légèreté, l'absence totale de perspectives métaphysiques font de la vie de l'esclave moderne, même dans les conditions matérielles les meilleures, l'une des plus sinistres de toute l'humanité. Nous en sommes venus au moment où le bien le plus précieux de l'être humain, sa parole, lui est ôté par toutes sortes de subterfuges, de substitutions. Perdue la nervosité qui naguère encore, entraînait les conversations vers l'art le plus haut, qui portait naturellement les idées, les sentiments, les intuitions à se dire ou à s'écrire dans une forme singulière ! Au sens étymologique du mot, l'esclave moderne est énervé, sans nerf, c'est à dire à la merci des excitations qui lui seront imposées de l'extérieur: publicité, propagande, idéologie, voire science et technique.

La difficulté à discerner des brèches, des lézardes dans ces illusions massivement imposées requiert à elle seule toutes nos forces de méditation, de spéculation, d'imagination et de stratégie. Par quelle chance, et serait-on tenté de dire, par quelle grâce, nous est-il donné de voir, de temps à autre, par delà les écrans de la représentation? L'impersonnalité du discours est souvent fallacieuse, et je ne puis, à cette étape de ma démonstration, me dispenser d'un rappel pour ainsi dire « autobiographique ». Certes, si j'entreprends la critique du culte de l'identité, ce n'est certes pas du haut d'une « supra-identité » que l'on pourrait faire passer pour de l'objectivité selon ce tour de passe-passe familier aux discoureurs des « sciences humaines », mais bien du cœur d'une aventure vécue, dont je suis le seul auteur, d'une aventure qui n'engage que moi, et qui ne s'adresse aux autres que par cette inadvertance dans la prodigalité qui est le caractère immémorial des écrivains français. Quoique nous en disions, toutes nos théories naissent d'un sentiment intime, d'une expérience intérieure qui nous paraît inexplicablement plus précieux que toutes les bonnes ou mauvaises intentions. Le désintéressement prend sa mesure à ce sentiment, ou mieux vaudrait dire, à cette expérience. Nous ne sommes pas intéressés, au sens vulgaire, car nous ne comprenons pas la logique de l'échange. Ce que nous sommes, ce que nous offrons, nous paraît trop précieux pour faire l'objet d'un marchandage. La Qualité d'un être ou d'une œuvre est irréductible et incommensurable. Mais nous ne sommes pas non plus désintéressés au sens où nous consentirions à sacrifier notre aventure à quelque intérêt général.

Ni intéressés, ni désintéressés, nous échappons à l'identification et nous y échappons d'autant mieux que, sitôt hors de cette lamentable alternative, c'est l'infini qui s'offre à nous comme une source inépuisable. La Qualité est l'inépuisable richesse du monde, la Quantité est la multiplication et le dénombrement de sa pauvreté. Le règne de la Quantité accumule la pauvreté, thésaurise la misère de ces « temps de manque » dont parlait Hölderlin. La Qualité nous révèle l'infinité qualitative de chaque seconde, ainsi rendue victorieuse du temps, et se prolongeant dans nos imaginations et nos mémoires en arborescences orphiques. Le pathos, la mauvaise conscience, le malheur informe et uniforme naissent des fausses alternatives que l'on ne cesse de nous imposer, faisant de chaque choix, c'est-à-dire de chaque exercice de notre libre arbitre, l'équivalent d'un sacrifice sur l'autel de l'égoïsme et du désintéressement, de l'utilité privée, ou publique. On comprend qu'en de pareilles conditions, les êtres humains soient hostiles à la pensée, si enclins aux abrutissements. La lucidité est insoutenable lorsqu'elle met en évidence notre misère, elle devient un prodige de hauteurs sans fins dès lors qu'échappant aux alternatives elle nous invite au déchiffrement des apparences.

Il n'y a pas d'équivalent ou de synonyme à la vérité ou à la beauté. Rémy de Gourmont, qui est de ces auteurs que nos contemporains gagneraient grandement à redécouvrir, préconise un exercice intellectuel qui, dans l'excellence de sa pratique, peut s'apparenter à un exercice spirituel. Il s'agit de « l'art de dissocier les idées ». Certaines idées, ou notions, nous dit Rémy de Gourmont, sont abusivement associées. La seule habitude, alliée à la foncière inertie de notre pensée nous fait reconnaître dans certaines idées les compagnes naturelles, invariables, d'autres idées. Pour peu que nous sachions nous dégager de l'habitude et de l'inertie, ces idées reprennent leur autonomie, leur force poétique et créatrice dont l'enchaînement arbitraire à d'autres idées, parfaitement étrangères, les privait. Ainsi en est-il de l'idée de liberté qu'une forme contemporaine de l'inertie associe à la démocratie en tant pouvoir fondamentaliste du plus grand nombre. Non seulement il n'y a aucune commune mesure entre la liberté et le pouvoir du plus grand nombre, mais il faut bien reconnaître que, fort souvent, le pouvoir du plus grand nombre est manifestement hostile à la liberté.

Il n'y a pas de conditions à la liberté. La liberté, par définition n'est pas conditionnée ou déterminée par un système ou un usage politique ou moral. Une liberté conditionnée ou déterminée est, à l'évidence, une liberté tuée. C'est, au contraire, la liberté qui, dans sa nature et dans son essence, détermine et conditionne le déploiement plus ou moins grand de nos possibilités d'existence. Comment imaginer une liberté qui serait la conséquence d'un conditionnement préalable ou d'une planification de la réalité ? Lorsque la liberté se présente comme la conséquence d'un conditionnement préalable, elle est illusoire. Tant d'individus, sans révérence ni fidélité, si obséquieusement livrés aux pouvoirs de l'état de fait et aux états de fait du pouvoir, se croient ou veulent se croire libres : le mot de « liberté » s'en est à tel point trouvé galvaudé que longtemps il fut presque impossible d'en faire usage sans s'exposer aux plus lamentables malentendus. Et pourtant, la liberté n'est autre que la liberté. La liberté ne prend sa source qu'en elle-même et il est impossible de lui trouver d'autre nom, de lui substituer d'autres notions, car chacune de ces substitutions est invariablement une falsification.

L'apogée de l'esclavage ne coïncide-t-elle pas avec le moment où les esclaves sont persuadés de leur liberté, lorsqu'ils sont aussi farouchement attachés à leur esclavage que les hommes libres le sont à leur liberté ? Comment donc parler de la liberté sans tomber dans la veulerie ou le mensonge ? Accroître l'exactitude de sa pensée, aiguiser son sens du défi, consentir à rassembler contre soi les factions adverses, telles seraient les prémisses d'une diététique libertaire destinée à nous rendre la puissance dont tout en ce monde, à commencer par le temps linéaire, nous dépossède. On a souvent fait grief à Nietzsche d'avoir envisagé d'intituler son grand-œuvre de la transvaluation de toutes les valeurs La Volonté de Puissance, sans voir que la puissance faisait partie des signes d'accomplissement de cette diététique de l'homme libre que toute l'œuvre de Nietzsche nous invite à exercer pour le plus bel accomplissement de la vie magnifique.

« La liberté ? Pour quoi faire ? » La question est d'une pertinence absolue car, en effet, une liberté qui se réalise en médiocrité s'abolit elle-même. La puissance dont parle Nietzsche est le « faire » de la liberté, son accomplissement poétique. Le pouvoir, cette fascination exclusive des esclaves, est de la puissance morte et fragmentée. Avoir du pouvoir, c'est renoncer à la puissance. Tout esclave dans le monde de la démocratie fondamentaliste, et c'est bien ce qui alimente son illusion, est aussi homme de pouvoir. Le rôle qu'on lui assigne, comme on marque un bétail, lui confère ce pouvoir, cette identité, cette fonction, sans laquelle il se sentirait perdu au milieu du tournoiement vertigineux de la puissance libre. Pouvoir faire et penser ce que l'on veut: cette simple définition de la liberté sur laquelle tout le monde s'accorde fait de la volonté de puissance la plus évidente expression poétique de la liberté. Or que fait le pouvoir à celui qui l'exerce comme à celui qui le subit, sinon le priver d'abord de la puissance. La puissance relative fait les cathédrales, le pouvoir relatif fait les «  grandes surfaces » commerciales. La puissance absolue fait l'Odyssée, le pouvoir absolu fait les camps de la mort.

Quoique veuillent les politiques, et ce fut l'erreur de Marx et de Maurras, (beaucoup plus proches l'un de l'autre que leurs adeptes respectifs, s'il en reste, ne seraient enclins à le reconnaître), il n'existe pas de « composé » entre le pouvoir et la puissance. La plus simple définition du pouvoir est de dire qu'il apparaît là où la puissance n'est plus. La puissance nous place, fût-ce dans la plus grande prodigalité, sous le signe de l'abondance, alors que le pouvoir nous place, fut-ce dans les plus grandes accumulations, sous le signe de la pénurie. Seule, avons-nous dit, la Qualité est inépuisable. L'esclavage organisé consistera donc à priver les hommes, autant que possible, de leur puissance, à les maintenir dans leur rôle, qui les soumettra à l'illusion du temps linéaire, c'est-à-dire du temps utilitaire, du temps de l'accumulation quantitative et industrielle.

Tout art poétique est aussi, en profondeur, un art de la résistance au règne de la Quantité. Et ne nous y trompons point: ce à quoi il faudra résister, ce n'est point aux ordres d'une élite. Les normalisations les plus brutales sont toujours faites par et pour les « gens normaux ». L'illusion démocratique est de toutes les illusions celle dont risque le plus de pâtir l'hérésiarque ou le dissident qui s'y adonnent. Le grand nombre, par définition, sera toujours contre lui, mais les minorités aussi seront contre lui, dans la mesure où elles se fomentent et s'organisent comme de petites majorités qui exigent une soumission. Dans un monde normalisé par le règne de la Quantité, les minorités ne sont pas un remède contre la majorité. La logique minoritaire, souvent réactive, cultivant une altérité de groupe, avec une tournure d'esprit encline à la persécution, est fort éloignée de la souveraineté et de la puissance des maîtres sans esclaves qui ne songent à leur propre gloire que par hommage à la grandeur et à la gloire de la Cité qui leur enseigna l'art de dire et de vivre.

Ce serait un fort malentendu que de croire ces propos inspirés par quelque individualisme exacerbé. L'individu moderne n'est que l'atome interchangeable du pire collectivisme. Garde-chiourme de lui-même et des autres, l'individu moderne, en réduisant son entendement à la seule considération de ses petites affaires personnelles, réalise l'idéal totalitaire comme aucun despote n'y parvint. Incurieux, ennuyé, futile, il circule dans le cercle étroit de ses seules préoccupations physiques. Rien ne l'intéresse que de savoir comment loger son corps, nourrir son corps ou mouvoir son corps. La Maison, la Nourriture, la Voiture sont les objets de toutes ses sollicitudes et même de tous ses fantasmes. L'esclave du règne de la Quantité ne voit rien au-delà du cercle qui l'enferme et qui le réduit à une passivité extrême. «Entrer dans la vie active»- cette formule m'a toujours semblé de la plus cruelle ironie, car, à l'évidence, il n'est pas de vie plus passive que celle de l'homme qui travaille.

Obéissant, laissant guider ses gestes et ses pensées par des mécanismes dans lesquels il n'entre qu'à titre de rouage, l'homme qui travaille réalise la passivité. Certes, la « vie active », cette formule doit s'entendre comme une antiphrase, car dans l'existence de l'homme devenu rouage, il n'est plus de vie ni d'activité d'aucune sorte. Sa vie est si peu active qu'elle prend les formes mêmes de la mort. L'histoire du vingtième siècle montre que les sociétés les plus acharnées à faire du travail une « valeur » surent avec non moins de détermination faire du meurtre de masse leur principal ressort politique. C'est, qu'en effet, le travail, dans ses formes modernes, n'est rien d'autre qu'un consentement à la mort. La vieille devise des jésuites, obéir comme un cadavre, « perinde ac cadaver », s'applique désormais, dans son sens le plus banal et le plus profané, aux guichetiers, aux caissiers, aux ingénieurs, toutes castes confondues, qui se proclament libres et égaux car ils disposent du « droit de vote ».

Ce droit de choisir entre des options préétablies est comparable à la liberté du consommateur: il peut en effet choisir entre deux marques d'un même produit insipide et frelaté; il peut aussi ne rien acheter: ce qui veut dire voter blanc, et son geste sera comptabilisé comme une erreur. Mis au chômage, l'esclave antique se fût réjoui dans son oisiveté reconquise, l'otium étant alors considéré comme une valeur. Mis au chômage, l'esclave moderne s'apitoie sur lui-même. Privé de son travail, il se trouve également privé de son identité. Pour l'esclave antique, le travail était son joug, son supplice et il aspirait à s'en délivrer, parfois au sacrifice de sa vie. L'esclave moderne, le « travailleur » ne rêve que de sécurité de l'emploi. S'il conteste et manifeste, ce n'est pas en faveur des pauvres mais pour s'assurer le léger surplus qui lui permettra, la retraite venue, de paraître un peu moins pauvre qu'il ne l'est. Il n'est rien dans le système d'asservissement du règne de la Quantité qui ne soit d'une extrême fragilité, rien qui ne repose sur une illusion soigneusement entretenue. Or, il n'est rien de plus despotique et de plus fragile qu'une illusion. Sans limite dans sa force hypnagogique lorsqu'elle règne. Un « presque rien » suffit pourtant à la frapper d'inconsistance. Quoiqu'en disent les matérialistes, qui ont inventé, et ne cessent de conforter, le monde où nous vivons, tout se joue, en dernière instance, dans l'esprit et par l'esprit. Toute la difficulté consiste à atteindre, d'une seule fulgurance, cette dernière instance, qui est aussi la première, sans se laisser dévier, en cours de route, par les arguties de l'esclave heureux qui pétrit indéfiniment son bonheur du ressentiment et de la crainte qu'il éprouve à l'égard de la liberté. Le mythe du travail ne résiste pas à l'analyse critique. Le travail qui transforme et qui « rend libre » selon la formule qui ornait les camps de concentration, n'est plus, s'il fut jamais autre chose (ce dont il est permis de douter), qu'une punition préventivement infligée à des êtres totalement irresponsables.

Que paie-t-on au juste dans le travail ? De quel échange notre salaire est-il le fruit ? Quelle est la nature de ce commerce, ou de cette expiation ? Est-ce notre savoir-faire, notre excellence, ce que nous pouvons apporter d'irremplaçable ou de durable à nos semblables ? Nullement ! Ce qui nous est payé est la quantité d'ennui, d'humiliation et de pesanteur que nous sommes capables de subir. Pour l'immense majorité de nos concitoyens, travailler c'est « faire ses heures » et non point faire quelque chose de ses heures. L'argent gagné correspond mathématiquement au temps que nous avons consenti à perdre, ou, plus exactement encore, à détruire. Le temps du travail est presque toujours un temps mort. La répétition favorise la léthargie, la mort progressivement s'installe dans une intelligence que les formes et les rapports nouveaux ne sollicitent plus. Pour vaincre la passivité de l'esclavage, il ne faudra donc point glisser dans la passivité plus grande encore de la distraction, mais hausser son activité à une intensité supérieure. L'abrutissement dans lequel nous laissent la plupart des travaux et des loisirs rend presque incompréhensible cette intensité supérieure dont témoignent à merveille les œuvres de poésie et d'art.

Dans nos jeunes années, nous soupçonnons qu'il existe une autre vie, plus étincelante, plus rapide, plus vaste, mais aussitôt avons-nous rejoint les troupes qui s'adonnent à « la vie active » que ce soupçon s'évanouit. Quelques uns cependant persistent dans leur discernement juvénile. De l'autre côté du voile, des lueurs parviennent, appels prodigieux des aurores et des crépuscules, auxquels ils ne renonceront plus. Leur existence, dès lors, fidèle aux premières visions, sera toute entière magnétisée par la magnificence possible de toute heure. Je n'ai jamais laissé d'être heurté par le contraste existant entre nos possibilités de faire de l'existence une aventure magnifique et la réalité de nos existences quotidiennes. Chaque heure recèle d'inépuisables richesses qui passent habituellement inaperçues tant l'habitude de l'esclavage, lors même que sa contrainte matérielle est moins sensible, nous tient éloigné de la beauté seigneuriale de la vie. Dans le règne de la Quantité, ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont également serfs de leur ignorance et de leur médiocrité. Ce ne sont point des « réformes » qui y changeront quoique ce soit. Les temps sont venus d'organiser des résistances, des clandestinités. Issue de la logique védantique du « ni ceci, ni cela », qui est l'élan même de la connaissance à la conquête de son propre dépassement, une troisième force précise ses puissances qui ne céderont en rien ni à l'intégrisme ni à la modernité, forces obtuses.

La troisième force quitte l'esprit de corps pour donner au corps le délié, la légèreté et la promptitude de l'esprit et de l'âme, car ce n'est pas l'âme qui est ou n'est pas dans le corps mais le corps qui est ou n'est pas dans l'âme. Il n'est point de retrouvailles heureuses qui ne fussent l'éveil d'une légèreté, d'une sainte ivresse dans l'Ame du monde. Toute fête nous éveille à la présence de l'Ame du monde. Alors nous frémissons d'impatience à nous reconnaître dans l'Ame du monde, dans ces rencontres avec la vie magnifique qui déferle en nous en vagues heureuses. La nullité des distinctions idéologiques est avérée, pour peu que nous approchions du pressentiment de la vie magnifique. Que les illusions fussent de droite ou de gauche, pour peu que l'on s'y tienne, et la vie magnifique nous échappe. Cette misère suscite une culture du ressentiment dont bénéficient toutes les démagogies, et, en dernière analyse, il n'est point de mouvement politique, qui n’ait pour moteur telle ou telle forme de démagogie. Si les choses vont aussi mal, nous entraîne-t-on à penser, c'est la faute des « autres », de l'adversaire qui usurpe un pouvoir dont nous ferions bon usage. La démagogie laisse les hommes dans leur veulerie et leur servilité originelle tout en leur faisant croire que la cause de leur misère est ailleurs qu'en eux-mêmes. On ne gagne jamais plus aisément des oreilles attentives que lorsque l'on attribue à d'autres que ceux à qui l'on s'adresse les tares universellement subies. La culture du ressentiment est l'une des plus prospères en cette fin de siècle. On ne cesse de persuader des gens qui sont incapables de donner un minimum de sens et de cohérence à leur vie quotidienne qu'ils valent mieux que les élites, objets de la vindicte populacière, où l'arrogance du médiocre le dispute à l'envie.

La haine du pouvoir dont s'honorent certains « contestataires » n'est rien d'autre qu'une révérence retournée du pouvoir. L'anarchiste qui vitupère est souvent dévoré par la même ambition que l'obséquieux affairiste. Rien n'est plus proche de l'idéologue révolutionnaire que l'arriviste. Les formes de la servitude sont variables. La fascination du pouvoir entrave également celui qui s'y confronte, en exerçant le pouvoir, que celui qui s'y affronte, en le contestant. La volonté même d'être libre peut asservir et le libérateur asservit à sa réussite ceux qui le suivent: «  Soyez libres avec moi ou esclave avec les autres ». Combien se sont laissé abuser par des alternatives de cette sorte ! Certes, à chaque instant, il faut choisir, et il n'a jamais été question de cesser, si peu que ce soit, de résister. Mais encore faut-il que cette résistance se fasse de façon rayonnante, à partir du site irrécusable de notre liberté. Entendez-moi bien, il faut s'exercer à résister de toutes parts.

Nous perdons notre liberté en nous abandonnant à une idéologie car l'espace que nous conquérons d'un côté nous est irrémédiablement repris de l'autre. Ma liberté ne peut faire celle des autres que si je ne l'abandonne pas à ce noble dessein. Savoir refuser les fausses alternatives jusque dans nos derniers retranchements fait de notre liberté cette troisième force, imprévue, scandaleuse, qui non seulement nous rend inexpugnables mais peut nous lancer à la conquête du monde ! Maître sans esclave, ma liberté est une flamme presque indiscernable, mais brûlante, dans le plus éclatant midi de l'été. Cette flamme passe des mains invisibles dans la lumière, et c'est ainsi que le monde sera transfiguré !

La dernière fausse alternative, la plus redoutable, dans laquelle les idéologues s'efforceront de nous immobiliser est celle de la croyance ou de l'incroyance. « Dieu ou l'athéisme », c'est en ces termes que les politiques, les idéologues ou certains prétendus philosophes ne cessent de recourir à notre crédulité et notre passivité. Et certes ! la crédulité athée n'est pas moins passive que la crédulité dévote. La prison intellectuelle et morale de l'athée est à l'image de la prison intellectuelle et morale du dévot moderne: seule change la terminologie. Il vient toujours un moment où le dévot de l'une ou de l'autre cause renonce à sa pensée pour se faire adorateur d'un mot. L'Humanité, le Progrès, la Science, la Tolérance, - ces mots recouvrent tout et n'importe quoi, y compris les pires intolérances et les fanatismes les plus obtus, mais dans l'usage qu'en fait la « société du spectacle », ils recouvrent avant tout le renoncement à la pensée, à l'esprit critique, à l'audace intellectuelle.

La « Cause » pour laquelle on se bat, en devenant abstraite, nous abstrait de nous-mêmes. Qu'est-ce donc à proprement parler qu'un homme moderne sinon un homme abstrait de lui-même, séparé de son « être-là », un homme insolite, séparé de sa tradition, de sa langue, c'est-à-dire de toutes les sources d'enchantement et d'émerveillement. Dans le monde moderne, la croyance et l'incroyance se partagent la tâche de séparer les hommes en deux, afin d'en faire des esclaves. Le dévot vit soumis à la doxa de la religion réduite à l'extériorité des rites et de la morale, l'athée est condamné à la doxa de sa mécréance qui se réduit aux rites et aux morales de la marchandise. En dernière analyse, cette séparation aura pour conséquence de parachever l'esclavage universel et il n'est pas même exclu de voir triompher, en fin de compte, par de là l'actuelle opposition du fondamentalisme « intégriste » et de la modernité « libérale », une sorte de fondamentalisme de la marchandise dont le but sera de détenir l'exclusivité absolue du langage symbolique. Chacun peut, d'ores et déjà, assister à la substitution progressive de l'image religieuse par l'image publicitaire. L'étape suivante est déjà donnée: l'image publicitaire, évacuant l'image religieuse, va elle-même devenir religieuse. L'intégrisme, de plus en plus, obéit aux lois du marché car celui-ci est lui-même devenu religion. Ayant pour fondement la séparation de l'homme avec lui-même, le monde moderne met en place une théocratie parodique dont le pouvoir s'accroît de toutes les divisions intérieures au bénéfice de la plus vaste et irrécusable uniformité extérieure. Le Diable, telle est sa ruse, cherche à nous diviser en nous-mêmes en feignant de nous unir aux autres, tout aussi scindés. Ainsi l'œuvre diabolique se répercute et se prolonge. Comment résister à l'uniformité extérieure, si ce n'est en luttant contre les divisions intérieures ? La place royale est la place du Cœur. Il faut s'y tenir, avec la mémoire et la fidélité, le sens de la chevalerie et de la résistance, car l'être et le devenir sont à ce prix. A renoncer nous ne serons plus rien et nous ne deviendrons plus rien. « Naviguer est nécessaire mais il n'est pas nécessaire de vivre.»

 

(Toute ressemblance de ce texte, écrit il y a une vingtaine d'année, avec notre sinistre actualité est purement fortuite)

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22/12/2021

Propos réfractaires, première partie:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Propos réfractaires I



Il conviendrait de faire, dans cette époque hâtive, l'éloge de la procrastination. A voir les agissements des Modernes, tout ce qu'ils remettent au lendemain est autant de temps gagné pour l'intelligence. Les imbéciles qui ne procrastinent pas sont infiniment redoutables. Remettez au lendemain, je vous supplie, remettez indéfiniment: le monde en sera plus calme, plus limpide et plus heureux. L'instinct mauvais du Moderne le pousse à sortir toutes affaires cessantes d'une situation qu'il juge insupportable, pour en fabriquer une autre pire, pour lui-même et pour autrui. Il s'aide dans cette entreprise de la haine ou de la dépréciation de son passé individuel ou collectif, - autrement dit de la haine de lui-même, - car nous sommes notre passé et redeviendrons heureux sitôt que, de la présence de ce passé, nous ferons une promesse.

 

Le nihiliste vit dans une torve barbarie qui consiste à détruire ce qui s'édifie à son insu. Il veut y être pour quelque chose, mais y être, pour lui, c'est souiller, transformer en amas les architectures les plus subtiles et les plus fragiles. Cet émerveillement de savoir que les belles choses se font sans lui, en dépit de lui, contre lui, lui est refusé, comme lui est refusé le resplendissement de la contemplation.

 

L'excitation, l'agitation permanente du Moderne, son désir d'outrance et de kitch suffisent à montrer que son énervement lui interdit l'intensité et la plénitude, qui surgissent en rayonnement, du fond du calme.

 

Le Moderne vit dans la terreur de s'ennuyer, et, avec cette terreur, il terrorise le monde.

 

Arborer des marques, des montres chères, des signes extérieurs de richesse, ce n'est pas du luxe mais la misère de ceux qui sont persuadés ne rien valoir par eux-mêmes. Le vrai luxe consiste à se défaire de ce fatras clinquant pour passer de bons moments.

 

Le premier argument contre la pensée moderne, c'est qu'elle rend triste et envieux. Contre la morale moderne: en elle la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel sont exclusives l'une de l'autre, - pour ne rien dire de son terrifiant manque de nuance et de sa perversion puritaine. Le moralisateur moderne, ayant oublié que le bien est le reflet du beau, comme celui-ci la splendeur du vrai, tombe dans l'instinct de la meute, le lynchage. Sans hiérarchie métaphysique, la morale devient reptilienne.

 

Les Modernes vivent dans la religion de la mort, devant laquelle ils sont tous égaux. On commence par un égalitarisme meurtrier pour finir en dévot de l'être pour la mort. Or il me semble que les hommes sont à peu près égaux en tout sauf devant la mort. Est libre celui qui sait mourir. Sa mort est une renaissance immortalisante.

 

Il ne suffit pas de témoigner des principes, il faut aussi combattre la tyrannie des écorces mortes. La négation de la négation est nécessaire aux temps où nous sommes. S'en dispenser serait se livrer, pieds et poings liés, à la parodie.

 

D'où nous sommes, nous ne pouvons aller directement à la vérité et à l'unité. Ce fut l'illusion funeste des utopies. D'où, dans toutes les traditions, ces constants appels à l'humilité. Humus, la terre, empreinte visible d'un sceau invisible.

 

Le Moderne préfère toujours l'abstrait au concret, et cette abstraction s'interpose entre lui et le suprasensible concret, entre sa pensée et l'Intellect, "l'intelligence vraie" dont parle Dante.

 

Le monde la Tradition est infini et défini. Le monde moderne est indéfini et limité. L'un définit par la hiérarchie, qui est ascendante et infinie. L'autre s'indéfinit à l'intérieur des limites disputées en conflits âpres et veules où toute dignité humaine est bafouée. Ce qui vaut tout autant des conflits intérieurs néoromantiques. Pour celui qui hiérarchise le corps et l'esprit, ceux-ci ne sauraient s'opposer. Interpréter la distinction du corps et de l'esprit en termes de conflits est encore le propre du Moderne. D'où son idée absurde que dans la pensée de Platon le monde des idées s'oppose au monde sensible, alors que le second n'existe que par le premier (comme si l'on disait que la graine s'oppose à la plante !).

 

A la différence de Platon et des platoniciens, le Moderne ne peut concevoir une auctoritas que pour l'anéantir ou en être anéanti. Dualisme outré des Modernes, logique binaire. Ce qui se situe en-dessous, dans une hiérarchie traditionnelle, n'est pas "moins bien" que ce qui se situe au-dessus. Tout au plus, "plus loin". Evidences, - mais incomprises.

 

En niant la négation, nous nous donnons une latitude et une longitude nouvelles, et en évitant de faire comme si monde n'était pas "plein de bruit et de fureur".

 

Propagandistes et ingénieurs du Gros Animal, leurs masques sont divers, mais de même facture. Si nous disposons d'un minimum d'esprit critique nous nous apercevons aussitôt que tous les systèmes modernes sont également collectivistes et totalitaires, - et en des modes opératoires singulièrement peu variés.

 

Techniques du Gros Animal: effrayer, épuiser, distraire. Le cerveau lavé, nous agissons comme des somnambules. Nous oublions la grande et belle aventure, la quête de la Toison d'or. L'éternité sise dans chaque instant est empoisonnée.

 

Dangers de l'herméneutique mal engagée: délires d'interprétation, outrance du "ça veut dire" psychanalytique. Les être ou les choses disent ou ne disent pas. L'herméneutique va vers le cœur, qui est silence, dont procède ce qui est dit, vers l'infini qui cerne ce que le dire définit. L'herméneutique juste sauve la lettre du littéralisme, comme elle sauve le phénomène de sa représentation abstraite.

 

Quelquefois, la seule vue d'un oiseau marin aperçu dans un ciel clair, le matin, m'a sauvé la vie.

 

Les Modernes échangent des propos, des sucs, mais se dévouent rarement les uns aux autres. Rien ne leur vient de loin, point de ressac. Ils calculent en profits et pertes et bornent leur existence à cette piètre comptabilité. Créditeur, débiteur, ainsi va leur bonheur, - mais ils ne peuvent croire qu’ils seront éternellement débiteurs de l'être qui leur est donné.

 

Le travail a été inventé comme valeur par ceux qui veulent nous faire travailler pour eux. Il n'en demeure pas moins que ceux qui ne travaillent pas, soit se dissolvent, soit finissent, dans leurs activités choisies, par déployer une énergie et une résolution supérieure à celle que ceux qui travaillent. Nous sommes actifs par faiblesse. La véritable puissance ferait de nous des contemplateurs.

 

Les Modernes, rats traqués qui ricanent de tout par peur d'être redevables, par haine de la gratitude. Le Moderne se croit libre lorsqu'il dit "Je ne dois rien à personne", - alors même que sa vie est un enchaînement sans trêve de servitudes. C'est, au contraire, au sentiment de devoir à un nombre incalculable de vivants et de morts que je fonde et que j'exerce ma liberté réelle.

 

Conserver les choses du passé, projet ambigu. Je n'ai pas le goût des conserves. Mieux vaut être réactionnaire que conservateur, et à condition que la réaction ne soit qu'un moment de la "négation de la négation", - avant de consentir à ce qui est, c'est-à-dire à l'éternel recommencement de la Tradition.

 

Le Moderne est un homme lassé, - lassé de tout aussitôt. Il se croit à chaque instant habilité à "passer à autre chose", zappeur dans l'âme, mais à la vérité, il ne soutient pas le regard. Il croit avoir épuisé une partie de la réalité alors qu'il n'a pas même échangé un regard avec elle: touriste des mœurs, des sentiments, des paysages, des idées. Tout lui est long et ennuyeux, et s'il veut tant prolonger son existence biologique, ce n'est pas par révérence à la beauté du monde, qu'il ne perçoit pas, mais à la seule crainte de la mort, comme inconnue. Or la vie est elle-même pleine d'inconnu. On se réfugie alors derrière les écrans.

 

La Sophia perennis est aux antipodes de l'universalisme moderne en ce qu'elle voit l'Un dans le multiple et le multiple dans l'Un. Anandâ K. Coomaraswamy: " Nombreux sont les chemins qui mènent au faîte de la même et unique montagne; les différences entre ces chemins sont d'autant plus visibles qu'on se trouve plus bas, mais elles disparaissent en atteignant le sommet". Soit exactement à l'inverse de l'universalisme moderne qui nivelle par le bas. Le multiple, le divers sont nécessaires à l'Un comme l'Un est au principe du multiple, comme au chant sont nécessaires le souffle et les cordes vocales. Entre l'Un et le multiple: le chant des gradations infinies.

 

L'unité qui, par volition, se ferait de l'extérieur, à partir des écorces mortes, serait la pire tyrannie exotérique, le fondamentalisme le plus odieux: règne de la Quantité. Ce que les Modernes conspuent dans le fondamentalisme est ce qu'ils aspirent à être, ce à quoi ils travaillent: le triomphe du signe extérieur, de la représentation, au détriment de toute vérité intérieure et de la présence réelle.

 

L'unité transcendante, qui est au-delà de l'espace et du temps, dans "le pays du non-où", est mise en musique par la diversité versicolore des cultures et des individualités, par les accords de l'espace et du temps.

 

L'Un est ce qui rend possible le divers et en consacre la beauté et la vérité comme le sceau consacre la cire où s'inscrit le blason.

 

Le sacré et le profane ne sont pas dans les objets mais dans le regard.

 

L'espace et le temps dans leurs diversités sont des épiphanies de la toute-possibilité. Le multiforme témoigne du sans-forme. L'uniformité ne témoigne que pour elle-même, et pour sa volonté d'appauvrir le réel. Le sens providentiel et métaphysique de cet appauvrissement, en tant qu'épreuve, mise-en-demeure, reste à comprendre comme un espace vide laissé au ressac de l'éther. D'où l'acharnement des Modernes à verrouiller leurs représentations, à se séparer, à travailler pour le diaballein: société de contrôle où le moins d'espace possible est laissé en dehors des servitudes du travail et des distractions.

 

Modernes: dévots pleins de certitudes, dont celle, particulièrement absurde, d'incarner le Bien après des millénaires d'obscurantisme. Le démenti cinglant apporté par l'histoire du vingtième siècle qui se prolonge dans le nôtre, n'affecte aucunement leurs certitudes. Presque rien ne peut affecter une certitude infondée.

 

Le propre des moralisateurs modernes est de considérer comme exclusives l'une de l'autre la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel et, par surcroît de ne voir dans le monde que des victimes et des criminels, soit des êtres humaines dépossédés de leur souveraineté, - c'est-à-dire à leur image. De plus subtiles entrevoient les crimes des victimes et le caractère "victimaire" des criminels, - mais qu'en est-il de l'humanitas en ses plus hautes possibilités créatrices dans cette sinistre alternance ? Les œuvres elles-mêmes, une fois jetées sur la place publique, ne trouvent plus d'amateurs mais seulement des procureurs et des avocats.

 

La barbarie ancienne était coruscante, la nouvelle est planificatrice.

 

Le sentimentalisme est au principe de la cruauté.

 

La vanité moderne, son subjectivisme, ses sentiments (qui composent ce qu'il croit être lui-même) lui interdisent de se concevoir comme le véhicule d'une vérité ou d'une beauté qui le dépasse. Il reste ainsi sur place dans un immobilisme terrifiant et terrifié dont son "bougisme" est l'expression la plus immédiate. Mondialisation: règne du touriste dont le mouvement perpétuel équivaut à ne jamais sortir de lui-même. D'un "lui-même" amas sentimental auquel il est attaché sentimentalement, c'est-à-dire avec la cruauté infinie, subie et infligée, du supplice de Tantale

 

La réalité est profane, le Réel est épiphanique.

 

L'ultime joie des êtres trop lâches pour connaître la joie est de se réjouir du malheur d'autrui.

 

Un monde aristocratique au plein sens du terme n'est pas un monde où quelques-uns s'arrogent des privilèges ou s'évaluent selon des critères au demeurant flous et variables, mais un monde où la générosité domine le calcul, où le dispendieux et le pauvre ne sont pas honnis ou méprisés, où l'acte d'être, l'être à l'impératif (esto) est plus important que l'être au substantif (l'étant), où les valeurs cèdent le pas aux principes.

 

L'aristocratie comme projet et non comme muséologie. L'aristocratie, certes, comme nostalgie, car toute nostalgie est traversée de pressentiments. Aristéia: scintillement à la fine pointe du Temps, à la proue du Vaisseau dans le périple odysséen.

 

Unité transcendante, communion secrète, par-delà les espaces et les temps de toutes les âmes odysséennes, de toutes les herméneutiques sacrées. La Toison d'or nous ordonne. Récipiendaires, nous obéissons à notre plus haute liberté.

 

Certains écrivains croient se donner pour plus "authentiques" et plus "vrais" en relatant des détails sordides comme si le sordide et le misérable relevaient, par essence, davantage de la vérité que la beauté et la vertu (au sens antique). Ce préjugé donne des œuvres tout aussi monocordes que l'outrance romantique dans la "sublime" sentimental. Les unes sont l'envers des autres, en pliant le langage à des manies où les mots se veulent expressifs, au lieu de dire ce qu'ils ont à dire.

 

Réhabiliter la "rhétorique profonde" dont parlait Baudelaire, c'est comprendre que l'intelligible se manifeste à travers le sensible. Le monde est la rhétorique de Dieu. L'écrivain imite la nature, la Création, sans les représenter. Il reproduit, à suivre la logique de Saint Thomas d'Aquin, la nature dans ses intentions et ses procédés.

 

Le "Magnificisme" de Saint-Pol-Roux: voir le monde en grand; ce qui agace les esprits épris de petitesses. Pourquoi voir le monde autrement qu'en grand, puisqu'il l'est ? Mythologies, théologies, métaphysiques, ésotérisme, poésie (d'Homère à Ezra Pound): longitudes et latitudes, hauteurs et profondeurs, horizons lointains. Certains hommes renoncent moins que d'autres au Réel vaste et mystérieux.

 

Rhétorique de la lumière manifestée à travers l'ombre, du "sans-forme" à travers les formes. Le vent passant dans les harpes d'Eole.

 

En des temps individualistes, la profanation de sa propre existence tire davantage à conséquence que la profanation d'un symbole religieux. Un symbole: ce qui est à la fois en soi et en dehors de soi. Le diable est essentiellement, et étymologiquement, le négateur du Symbole. Sous le règne du diaballein, chacun est enfermé en soi, et l'extériorité est enfermée en elle-même, hors d'atteinte.

 

Symboliser est un acte amoureux. Noces du visible et de l'invisible. Embrassement de l'intérieur et de l'extérieur. L'ésotérisme est la véritable érotique de la pensée. L'herméneutique est caresse et baiser, savoir et saveur. D'où chez les Modernes, qui n'y comprennent rien, la réduction de l'éros à la sexualité puritaine ou pornographique, - deux modes de séparation.

 

Toute sagesse ne vaut qu'avec une pointe de désinvolture et de folie, sans quoi elle devient un programme, et ennuyeuse comme un conseil d'administration.

 

La grande logique n'est jamais méthodologique.

 

Les Modernes cherchent des recettes de sagesse, mais ils dédaignent d'apprendre à cuisiner, et plus encore à faire pousser ce dont ils voudraient se nourrir. Spiritualités en baguettes congelées. Les commerciaux du "new-âge" sont fournisseurs. Bouddhismes allégés pour les entendements susceptibles. Devenez Milarepa avec trois stages et un fascicule. Ne dites surtout pas qu'il faudrait au moins deux ou trois décennies pour approcher, ne fût-ce que d'un infime éclat, du Zen, vous gâcheriez le commerce et démoraliseriez les bonnes âmes.

 

Les traditions occidentales sont moins prisées par la force de vente du new-âge, l'usurpation y est plus visible. Aux sagesses lointaines, appartenant à d'autres espaces linguistiques, il est possible de faire dire à peu près n'importe quoi.

 

Je me libère en soi, et non pour moi.

 

Les Modernes considèrent que toute pensée anagogique, initiatique et traditionnelle est d'une insupportable prétention aristocratique en oubliant leur propre stupéfiante prétention à se considérer, en vertu de leurs préjugés démocratiques, comme plus avisés et meilleurs que tous leurs prédécesseurs.

 

C'est faire preuve d'humilité et rendre hommage à la vastitude et à profondeur de la Création que de considérer qu'il y a des secrets non seulement de convention mais aussi de nature.

 

Le choix ne se pose pas entre l'herméneutique et le littéralisme, mais entre des herméneutiques échouées et des herméneutiques navigantes. On ne retrouve la lettre qu'après la traversée, comme Ulysse de retour au pays natal.

 

Les Modernes se reconnaissent à leur indifférence ou à leur hostilité à la beauté. Même lorsqu'ils la perçoivent, leur attention se focalise sur le défaut. Ainsi de la beauté des heures, des êtres, des œuvres. Attention acharnée au petit défaut, exacerbation. Prélude à une alchimie à rebours qui saurait déprécier l'œuvre, l'être, l'heure à partir de la faille infime. Attitude inverse: dans la titanesque laideur, le ramas d'horreurs, discerner l'infime survivance de la beauté, l'exalter, l'accroître, en embraser l'ensemble. La pauvreté et la banalité de l'écrin révèle à qui sait voir et ne s'y arrête pas, le rare éclat, la gemme transfigurante, l'instant sauvé (avec l'éternité qu'il contient) de la durée profanatrice.

 

La solderie généralisée de tout, la dévaluation de toutes les expériences humaines, laisse à l'essentiel sa valeur inestimable. Le mal périt dans son triomphe.

 

Le Moderne est déçu avant d'avoir tenté. Scepticisme, sophisme, cynisme vulgaires qui s'arrogent indûment le droit de se revendiquer de philosophes qui furent des expérimentateurs de libertés nouvelles. Ce qui libère les uns asservit les autres.

 

L'intelligence classique française, de Montaigne jusqu'aux Moralistes, est une sauvegarde contre la bêtise, la confusion et la servitude, - dont on mesure, à lire par exemple la presse américaine (mais hélas aussi la française au goût du jour) l'importance qu'elles peuvent prendre en son absence.

 

La chance offerte ne se présente jamais deux fois à l'identique, et lorsqu'elle semble la seconde, elle n'est que la parodie funeste de la première.

 

Le monde moderne excelle dans l'ersatz. Le génie du kitch: Las Vegas, parodie monstrueuse des cités emblématiques, des dieux qui jouent, et même de la divine providence.

 

Toute œuvre est sacrifice. Celui qui ne sacrifie rien n'a rien. Le sacrifice est la mesure du réel. Il n'y a là rien de triste ou de pathétique. Les plus hauts sacrifices sont joyeux: la vie s'y hausse à une plus haute intensité.

 

Ne sacrifiant rien, le Moderne profane tout.

 

En passant des mythologies, des théologies et des gnoses à la psychologie et à la sociologie (digressions à propos de "moi par rapport à moi" ou "moi par rapport aux autres") les Modernes ont étrécis le monde, lui ont ôté des dimensions. Comment alors partir à l'aventure. Le Moderne se soucie de ce qu'il pense. L'homme de la Tradition pense qu'il est pensé, n'oubliant jamais qu'il est un prodigieux instrument de perception des réalités sensibles et intelligibles, sans oublier les intermédiaires et médiatrices, les cités d'émeraude du mundus imaginalis ( dont il importe de redire qu'il ne s'apparente nullement à l'inconscient ou au subconscient, mais à un suprasensible concret, objectif et universel auquel nous avons accès par une surconscience, elle-même graduées en "états" et en "stations".)

 

Cependant les Modernes souffrent de cette petitesse: d'où leurs fureurs, leurs transgressions, leurs exactions tératologique, leurs hybris technologique. Ils trépignent et se frappent la tête contre les murs de leur caverne; et oublient de regarder de l'autre côté, car leur doxa dit que, de l'autre côté, il n'y a rien.

 

Dire qu'il n'y a qu'un seul monde revêt un sens différent selon qui le dit. Saint-Thomas d'Aquin, Nasafî, ou bien Monsieur Homais.

 

Le voyage de la substance à l'essence n'est pas un destin, puisque la possibilité s'en renouvelle à chaque instant.

 

Le Moderne vit dans les décombres d'un passé tantôt honni, tantôt idolâtré. L'homme de la Tradition vit dans le premier jour de la Création, - qui vient en lui, par lui, d'un ressac primordial où la nostalgie et le pressentiment, l'archéen et l'es chaton se confondent en une même résolution, à la fine pointe du temps.

 

La psychologie ne m'intéresse pas car il me semble que je n'ai rien à apprendre de moi-même. Quant à apprendre des autres, je me contente de de ce qu'ils me disent ou me font.

 

L'herméneutique psychologisante pense que les mots et les actes veulent dire "autre chose". L'herméneutique métaphysique restitue au Dire et à l'acte le silence et la plénitude dont ils procèdent. L'une cherche le mensonge sous l'apparence, l'autre l'authentification du phénomène. L'une est tournée vers le moi, l'autre, vers le Soi, l'ensoleillement intérieur.

 

Les Modernes ne proclament tant leur "autonomie" morale que parce qu’ils en sont totalement dépourvus et attendent chaque jour les arrêts de l'Opinion pour penser quelque chose à propos de n'importe quoi. Je ne connais pas un intellectuel sur mille capable d'apprécier une œuvre sans s'être, auparavant renseigné auprès des "autorités" universitaires ou journalistiques.

 

Tout ce qui cesse d'être chevaleresque devient policier, au pire sens du terme. Maintenir l'ordre par temps de chaos, c'est maintenir les avantages de ceux qui profitent le mieux de ce chaos. On serait alors tenté d'être anarchiste, en moindre mal, sinon que le mot est malvenu. An-arché : sans principe. On ne se révolte bien que pour des Principes (et contre des "valeurs").

 

Ne jamais oublier l'extrême fragilité de la beauté. Fleurs de cerisier sitôt dispersées qu'apparues, alors que les bouteilles en plastique durent plusieurs siècles. Mais l'extrême puissance est le secret ésotérique de l'extrême fragilité: les fleurs de cerisiers reviennent à chaque printemps. Ainsi de la Tradition et du monde moderne. Pour lors les adeptes de la bouteille en plastique pavoisent. Attendons.

 

Le Moderne qui ne veut pas sacrifier son confort s'y sacrifie.

 

La haine de la beauté s'explique par la violence numineuse par laquelle elle nous arrache à notre certitude pour nous abîmer dans la vérité.

 

Ne pas confondre discipline et servitude du travail obligatoire. La discipline suppose un Maître (fût-t-il un Maître invisible et intérieur) dont on est le disciple. Le travail suppose un petit chef qui s'impatronise abusivement et dont toute bonne discipline consisterait à se libérer le plus vite possible.

 

Les objets de série accréditent le mensonge rassurant qu'il existerait des choses parfaitement identiques entre elles. Mensonge à partir duquel on en vient à croire que les êtres humains eux-aussi sont interchangeables. Et c'est ainsi que les hommes vivent en l'âge noir, au plus éloigné de leur essence, au plus proche de leur substance.

 

La diversité des formes est la condition de la manifestation de la Sophia perennis. L'unité des religions est précisément transcendante. Immanente, elle serait syncrétisme et confusion.

 

Le goût du changement préside à presque toutes les catastrophes individuelles ou collectives. L'insatisfaction du "bouliste" s'accroît à mesure qu'il bouge. Son destin n'est pas le déclin, mais le pire.

 

Je n'écris pas pour me venger d'une injustice. J'écris pour saluer ma chance.

 

Alchimie à rebours: d'un iota de plomb assombrir un cosmos d'or. Contamination du négatif, du pesant, désenchantement. Quand bien même dans une destinée les forces heureuses dominent encore, le Moderne récuse leur existence ou les peint des couleurs de l'horreur qui l'étreint, - et qui est celle du reniement. Renier ce que l'on a aimé, c'est se renier soi-même et s’offrir à l'Ennemi qui se nourrit de ces reniements et s'en délecte. Cela vaut tout autant pour l'individu que pour la civilisation. Fuyant ce qui honore, on se jette dans les bras de ce qui nous jalouse et veut nous détruire.

 

Certains actes, certaines idées, certaines intuitions nous firent honneur; par eux nous fut offert d'entrer dans une vérité plus large et plus profonde que nous-mêmes. Le Moderne est celui qui s'en lasse et laisse surgir le cri: " Et moi ?". Il se détourne alors de cette magnifique bonté offerte, s'en va revendiquant et plaintif, saccageant au passage les Symboles qui le reliait à la beauté des êtres et des choses. Calculateur, aigri, mesquin, traquant comme autant de crimes, partout où il s'en trouve encore, les ultimes manifestations de générosité, d'insouciance et de bonheur.

 

Ces gens, à fuir, qui pensent que seuls leurs "problèmes" domestiques ou de gestion sont dignes de la parole et d'un commentaire infini, et que tout le reste, poésie, métaphysique, cosmogonie, gnose, est bavardage !

 

La raison pour laquelle les Modernes voulus modernes iront en enfer, et pour les plus chanceux, au purgatoire, ce n'est point pour manquements coupables, mais qu'installés au Paradis, ils en désaccorderaient l'harmonie par leurs griefs, leurs plaintes et leurs revendications. On remarquera que plus les Modernes vivent dans ce qui pourrait être le bonheur et la paix et plus ils geignent et bavent sur la beauté offerte.

 

Le Moderne hait l'enchantement et le paradisiaque car ils lui ôtent le pouvoir du ressentiment en action.

 

L'aventurier au milieu de ses difficultés est plus heureux que le bourgeois dans son confort car il sait donner tout son prix au moment calme et qu'il se trouve moins enclin à oublier qu'il peut tout perdre à chaque moment.

 

Voici devant nous comme un royaume, un "royaume au bord de la mer", les scintillements de la lumière sur l'eau, épiphanies, la ligne bleu sombre de l'horizon, quelques heures sauvées, conquises, souveraines. Nous y régnons si nous oublions les menaces et les utilités. " Mais à quoi vous sert cette souveraineté ? " (Dixit Monsieur Homais). A " ce rien qui est le tout" dont parlait Pessoa. Elle est notre raison d'être, brise marine. J'existe car elle me caresse à ce moment-là.

 

La pensée occidentale moderne est une raison tournant au rationalisme et au nihilisme, comme le bon vin, en de mauvaises conditions, tourne en vinaigre. Pensée clivée, entre l'abstrait et le concret, l'intelligible et le sensible, le concept et le mythe. Une autre postérité de Platon, en "gradations infinies", eût été possible, et le demeure, à partir de l'œuvre de Sohravardî.

 

Toute existence humaine digne d'être vécue, même en dehors des formes religieuses, est rituelle. Toutes les activités humaines ont été, sont et seront rituelles. Veillons à la qualité du rituel.

 

Ceux qui nous approuvent dans nos plaintes, qui s'accordent avec ce qu'il y a de pire en nous, pour nous trouver bien malheureux, sont nos ennemis.

 

Les justiciers puritains se moquent des victimes. Ils aiment à la folie leur pouvoir de faire tomber ceux dont ils imaginent qu'ils eussent été méprisé ou dont ils se sentent les inférieurs. Dans cette hybris, ils sont capables d'écraser en même temps les victimes et les coupables, et même les victimes et les innocents.

 

Contre la justice pervertie en vengeance: le pardon sacré, irrécusable devant Dieu comme il devrait l'être devant les hommes. Celui qui persiste à vouloir exercer sa "justice" vengeresse contre le pardon de la victime, entend prendre la place de Dieu. Autant dire qu'il se place à la droite de diable. Autrement dit, le pardon appartient à celui qui pardonne, il est son bonheur. "Heureux ceux qui pardonnent". Nier ce pardon, en acte, c'est être du côté de "celui qui toujours nie".

 

Nul n'est plus arrogant de sa supériorité de classe que le petit et moyen bourgeois. Les grands bourgeois non dégénérés passent leur temps à prier qu'on veuille bien leur pardonner leurs privilèges. Quant aux aristocrates de bon aloi, s'il en reste, ils s'identifient avec le peuple.

 

La magie de l'écriture est de capter à notre insu le moment où nous écrivons, d'en sauvegarder l'essence, y compris dans le propos qui semble l'ignorer. La phrase s'imprègne de l'air du temps, de l'éther, et prolonge de son geste le vent qui fait bruire un feuillage au-dessus de nos têtes.

 

Laissons la psychologie et entrons dans le roman du cycle de l'initiation et de la renaissance immortalisante. Situons-nous là où le monde se précipite comme une solution chimique, alchimique, dans la conscience, et embrase toutes les apparences.

 

Incandescence de l'apparaître porté vers nous par l'ouragan de feu de l'Invisible.

 

Pour refuser d'être apeuré, soumis, affairés, ainsi que le monde nous veut, consentons au blâme. Nous sauverons au moins quelques heures de notre vie de l'inexistence et de l'ineptie. Il est bon d'avoir quelquefois dans sa résolution quelque chose de borné, c'est-à-dire de défini. L'indéfini nous déroute; l'infini nous oriente.

 

La phrase d'un écrivain prend forme et musique de tout ce qu'elle est résolue à ne pas dire, de même que l'honneur d'un homme se forme de sa déférence au secret.

 

Ceux qui nous veulent sans secrets, nous veulent morts, et que nos secrets soient emportés dans notre tombe comme s'ils n'avaient jamais existés en tant que secrets gardés. Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l'infamie.

 

Pensée calculante, regard estimateur. Face à eux, nous sommes des objets de série. Le Règne de la Quantité déshumanise ce qui s'était à peine hissé au rang humain. Regards reptiliens, bureaucratiques, commerciaux, policiers.

 

Rien n'est compris d'un combat poétique et métaphysique si l'on ne voit pas que c'est un combat contre ce qui veut nous tuer, corps, âme et esprit. Les hostilités sont engagées depuis longtemps, peut-être depuis la nuit des temps. Combat de la toute-possibilité contre la restriction, de la fleur de cerisier contre la bouteille en plastique.

 

Le combat est cruel lorsque nous voyons nos alliés tomber avant nous. Hélas nous les voyons tomber un à un, alliés humains ou inhumains, êtres ou choses, existences où nous puissions, et avions l'espérance folle de donner, le réconfort et la force, la fulgurante joie immédiate, le feu clair au pouvoir des transmutations ardentes.

 

L'arbre dont les ombres colorées méditaient sur le front de notre amie a été coupé. Nos plages sont bétonnées, les quartiers où nous divaguions sont embourgeoisés. Les mots avec lesquels nous échangions nos sensations et nos idées sont devenus généralement incompréhensibles: c'est comme si nous parlions, dans le pays natal, une langue étrangère. Les regards humains sont devenus torves, butés ou fuyants. Ce qui pourrait nous sauver, l'ingénuité, la légèreté, la générosité, est repoussé aux confins du monde.

 

Le pouvoir moderne n'a nul besoin de notre force, de notre intelligence ou de notre courage, pas même pour les exploiter et les faire servir à ses obscurs desseins. Il nous veut faible, crétinisé et apeuré, - et sous cette condition, nous promet la réussite.

 

Celui qui vient avec l'intention d'apporter de la grandeur ou de l'audace, ou seulement un peu d'air, un rafraîchissement, ou un peu de flamme, est renvoyé aux marges du monde, chez les parias. Dans le cauchemar climatisé tout doit être à la bonne température, - autrement dit à la tiédeur. Ni feu, ni glace, gestes calculés, le Logos réduit aux potins. L'intelligence se limite à sa fonction d'expliquer le supérieur, c'est à dire le distinct, par l'inférieur, l'indistinct. Haine des essences, idolâtrie de la substance. Siècle non des vaisseaux élégants allant vers leur tragédie ou leur bonheur dans la lumière et le vent, mais des trains de marchandise.

 

La vie humaine est toujours un véhicule. Choisir lequel.

 

Pour le Moderne, le juste milieu n'est pas la verticale, le point méridien, la transcendance à laquelle s'ordonne la pensée, mais la médiocrité, - qui est de toutes les outrecuidances la plus extrême.

 

Esotérisme et kaïros. A quel moment entrons-nous dans la "conscience secrète", dans l'ensoleillement intérieur ? Quel est le chemin parcouru jusqu'à ce point ?

 

Peu importe qui nous parle du chemin vers l'intérieur, puisque ce chemin, il nous appartient de le parcourir en propre, pour la première fois, de façon inaugurale et d'entrer ainsi dans le premier jour du monde, par notre propre résolution, et avec la Grâce de Dieu, la seule.

 

Opposer la connaissance (la gnose) et la foi montre que l'on ne sait plus ce que sont l'une et l'autre. Elles sont écorce et noyau d'un même fruit. Séparés, le fruit et inviable et stérile.

 

La foi, autrement dit la confiance, ne se revendique pas, elle se prouve; elle est ce scintillement à la pointe du temps vers quoi nous cheminons, qui nous délivre de la glue et des rets et dont notre cheminement est la preuve.

 

Mon impression que tous les moments vécus sont à égale distance du moment présent, - avec pour conséquence que j'aime toujours avec une égale intensité tout ce que j'ai aimé. Ce que l'on aime, à la différence de ce que l'on consomme, ne s'épuise jamais. Amour des sources, Tradition. Les êtres et les choses ne s'éloignent ni ne s'usent, causes perpétuelles de leur acte d'être.

 

Les Modernes adorent les voitures car ils ne sont plus le véhicule de rien.

 

Ceux qui savent, sans conditions, se réjouir de presque rien, sauveront le monde car ils seront les témoins de l'inconditionné.

 

Par effroi de la perdre ou de perdre, les Modernes en sont venus à haïr le bonheur et la victoire. Ainsi ils sont perdant en tout et pour tout sans avoir saisi l'occasion d'apprendre que les victoires et les bonheurs sont en soi, sauvés dans leur éternité propre, irrécusables à jamais, créateurs de mondes qui résistent à l'intérieur de l'immonde.

 

La chance est toute entière dans son saisissement, au point que l'on songerait que le saisissement invente la chance, ou, du moins lui est exactement contemporain ou coexistant.

 

Le juste moment: intersection des temps, là où un temps s'ouvre sur un autre temps ou bien bifurque à perte de vue. La durée sociale est l'interdiction, faite par avance au kaïros de se manifester.

 

Le Moderne étant dominé par l'impression de ne pas vivre vraiment, veut des prolongations, pour, peut-être, vivre plus tard. Il augmente la quantité du temps mesurable et dédaigne les incommensurables qualités des temps créés. Or, l'instant loge des éternités

 

Les Modernes luttent pour conquérir des espaces, mais se laissent voler ou détruire leur temps. Prendre son temps: acte de conquête. Ceci dit, l'espace privé lui aussi se restreint. Maison réduites, appartements subdivisés où il est impossible de loger un tapis, une armoire ancienne ou une bibliothèque. On ne peut se défendre de l'idée que les plafonds si bas des logements modernes, plus encore qu'à un dessein de rentabilité, obéissent à une volonté d'écrasement, tout comme, dans la rue, en bas, l'homme de sa pauvre hauteur d'homme se trouve écrasé par des tours titanesques. Le Moderne est bombardé par deux messages simultanés. Le premier est qu'il n'a ni Dieu ni maître et le second est qu'il est une quantité négligeable perdue au milieu d'une quantité insignifiante. Rien d'étonnant à ce que les moins résignés deviennent fous.

 

Reprendre tout au début, c'est-à-dire non pas en arrière, mais à l'éclosion du moment présent. Voir ce qui s'y déploie, la puissance de la toute-possibilité. Ne pas se laisser gagner par le dégoût ou l'indignation. Persister dans la discrétion et même dans le secret. L'axe du monde est maintenu par ceux qui vivent verticalement dans la présence.

 

L'esprit est ce qu'il y a de moins exotérique.

 

La beauté supérieure de l'improvisation, car plus proche du mouvement de la création et mystérieusement mieux ordonnée que nous le voulions, supérieure à nos plans et à nos représentations, ensemble plus vaste que les parties qui le composent, et même plus vaste que le plan d'ensemble. Les musiques traditionnelle, jusqu'au baroque, furent improvisées avant l'usage de faire des œuvres d'art et de rendre sa copie. L'improvisateur garde confiance en des forces qui le dépassent.

 

L'éternité, dans le temps, survient soudainement, à l'improviste.

 

Ne jamais se plaindre d'être incompris. C'est par ce qu'il y a en nous d'incompréhensible que nous échappons aux mains sales, aux manipulations infâmes. Ce qui valait pour les Apaches parisiens vaut pour les poètes: " pas vu, pas pris".

 

L'écrivain soucieux de sa tâche a parfois l'impression qu'il a parmi mille façons de dire une seule qui est juste et bonne, avant de comprendre qu'il y avait mille façons différentes de penser, et à chacune sa formulation juste. Le style est la pensée même. Il n'y a jamais deux façons de dire la même chose. On croit chercher ses mots alors qu'on va à la rencontre de sa pensée, et que sa pensée va à la rencontre de l'Esprit. D'où cet air vif, ce souffle de grand-large qui nous avive lorsque nous commençons à écrire. Nous savons moins que personne où nous allons. L'heure ressemble à ce moment en suspens, auroral, dans la solitude maritime. Chaque seconde nous seconde, signe tracé, ridule sur la surface lumineuse, infime écume.

 

Certains semblent fuir leurs responsabilités, - mais pour de plus hautes et plus farouches. La morale bourgeoise fait appel à notre sens des responsabilités ("citoyennes") surtout pour nous détourner des Appels, des vocations. L'homme responsable à petite échelle est souvent irresponsable à une plus haute. A titre individuel, nous sommes d'abord responsables de la confiance que l'on nous porte. Si nous tendons la main, ne pas lâcher. La confiance nous oblige.

 

Inutilité de la polémique intellectuelle, qui est un jeu secondaire, et d'autant plus vain que ceux qui nous invitent en refusent les règles, jouant aux dames avec des pièces d'échec, et croient vaincre enfin en balayant le plateau de la main. Les gens qui disent beaucoup de mal de nous nous idolâtrent. C'est leur punition d'attacher leur attention à un objet qu'ils jugent indigne. Par clémence, inutile d'y ajouter.

 

Je n'ai jamais été aussi heureux qu'à la lisière des moments où je croyais être désespéré de tout. Croyant être désespéré, alors que je n'étais que désabusé. Mais se désabuser, c'est entrer dans la verdoyante espérance qui nous délivre de la désespérance qui nous abusait.

 

Le Moderne n'arrive à concevoir l'hédonisme qu'en partant en guerre contre l'Esprit, ou l'inverse. Monothéisme abstrait, matérialisme totalitaire, puritanisme, porcs dans leurs auges de consommateurs, demi-hommes qui rendent sans le savoir leur culte au diaballein. Le Diable rit chaque fois qu'il parvient à opposer le corps et l'esprit et exulte chaque fois qu'il parvient à anéantir un esprit par un corps. Ne préjugeons pas du vingt et unième siècle mais constatons que le vingtième fut pour lui une grande période exultatrice comme il n'eut guère l'occasion d'en connaître depuis les commencements de l'histoire humaine.

 

Exiger de nous d'être enfermé toute la journée dans un bureau climatisé à résoudre des problèmes absurdes pour acquérir le simple droit à notre survie matérielle, c'est beaucoup. Fonction de la technologie: être la verroterie que l'on propose en échange des biens, infiniment plus précieux, que l'on convoite. Marché de dupes, fausses richesses, pillage, emprise. Dans le monde moderne, nous sommes tous des colonisés, nous vendons notre âme.

 

Derrière le pouvoir global, il n'y a rien d'humain. Masque sans visage. Les idéologies sont des distractions qui nous détournent du combat essentiel, soit en nous engageant contre de faux ennemis ou des forces subalternes, soit en nous persuadant que le combat est vain. Or, il y a combat, et il fait rage. Chaque instant est un champ de bataille entre des formes claires et des forces opaques. Le premier moment du combat: l'éveil du Javanmârd, le passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle, dont la vocation est de redéployer l'Imagination créatrice.

 

Ce monde qu'ils veulent sans métaphysique, les Modernes voudraient pourtant qu'il soit jugé, non sur sa réalité physique, ses travaux, son histoire, mais sur ses intentions morales. "D'accord, disent-ils, nous avons exterminé, enlaidi, bétonné, asservi, empoisonné, mais dans la pureté séraphique de nos bonnes intentions !".

 

Le politiquement correct, avec ses vigilants, ses dénonciateurs, n'est pas seulement un opportunisme et un conformisme, c'est un vice, une passion, une "addiction" comme diraient les journalistes épris davantage de psychologie que de la langue française. L'agent du politiquement correct ne peut s'en passer car en la circonstance il se voit, de façon magique, investi du Bien. Peu lui importe alors le caractère inopérant de ses discours, le ridicule de des diatribes, sa vilénie sautant aux yeux lorsqu'il s'acharne contre des hommes plus talentueux ou courageux que lui. Il lui faut sa dose sans laquelle il s'effondrerait dans la conscience de son insignifiance.

 

L'investi du politiquement correct, autrement dit, le démocrate fondamentaliste, définit son investiture morale comme une autorisation à ne jamais échanger ni disputer avec ceux qui ne sont pas d'accord avec lui, étant d'accord avec lui-même, ce qui lui suffit amplement, qu'ils n'ont aucun droit, sinon de se faire conspuer ou lyncher, au nom du Bien.

 

La force engendre le calme, comme l'avachissement engendre l'excitation. Les "investis", ne cherchent pas tant à convaincre qu'à s'exciter les uns les autres avant de s'avachir dans un lieu commun et dans la satisfaction d'avoir nui à quelque esprit supérieur. Pour le démocrate fondamentaliste tous les esprits supérieurs, ou ne fût-ce que légèrement au-dessus de la moyenne, sont des ennemis à abattre à la première occasion.

 

J'ai observé, en deux décennies, la disparition progressive des formes premières de l'agapé et la prolifération des petites têtes dures pour autrui autant qu'excessivement délicates pour elles-mêmes. Les pires malheurs d'autrui font ricaner, les plus petites blessures d'amour-propre jettent dans l'hystérie. Si un peuple entre en de pareilles dispositions, on ne peut rien en attendre de bon, ni pour lui-même, ni pour les autres peuples.

 

Certains, par ces temps hâtifs, veulent être assurés, avant de commencer à lire un livre, qu'ils vont tout comprendre tout de suite. Apparaît le nom d'un auteur ou d'une chose qu'il ne connaît pas, le Moderne s'offusque. Comment ose-t-on nommer au-delà de ce qu'il connaît ? L'idée ne lui vient pas que l'on nomme pour l'inviter à connaître.

 

Tout grand livre contient une grand part d'incompréhensible, y compris pour son auteur.

 

Cette manie du livre plat (sans plis, où rien n'est à expliquer, et où l'on ne peut s'impliquer) participe de la machine de guerre nivellatrice. Livres tout neufs, pastellisés, comme ces cités d'architectes stipendiés par des promoteurs sans scrupules, - sans recoins, sans mystères et sans âge.

 

Le "je veux tout comprendre tout de suite" veut dire "je ne veux rien apprendre jamais". Dès lors qu'un effort non rentable est requis, le Moderne détale comme un rat.

 

Le goût du prévisible, de l'étiquette: ne lire que pour s'assurer que l'étiquette est bien là où elle doit être collée. Université, journalisme, entreprises étiqueteuses.

 

Le Moderne veut se libérer des conditions de sa liberté. Il guerroie contre ce qui le rend libre concrètement au nom d'une liberté abstraite qu'il n'exerce jamais, mais qui s'exerce sur lui par un enchaînement de servitudes.

 

Se libérant du poids supposé de la civilisation, il se précipite vers la barbarie ou la société technologique sans voir que le legs de la civilisation est d'abord un ensemble d'instruments, de moyens d'exercer sa liberté dans la vie magnifique, dans la grandeur. Le Moderne se libère de la grandeur, pour mieux vivre incarcéré et à l'étroit. Il se "libère" de la rhétorique des voiles, des cordages, et du voilier lui-même, pour mieux rester sur place dans l'ignorance. Il se libère même de la nostalgie du voyage pour ne plus voir sur le quai, la mer. Enfin, il se libère du quai pour attacher son attention à une enfilade de boutiques pour touristes. 

 

La communion libère, la fascination enchaîne.

 

Toutes les prétendues révolutions, (la "française", comme la soviétique ou la nazie) furent en réalité des contre-révolutions, c'est à dire un retour au "tamasique". L'ésotérisme seul est révolutionnaire. De même que Saint-Pol-Roux, dans sa réponse à l'enquête de Jules Huret, se définissait "Symboliste comme Dante", proposons d'être révolutionnaires comme Pythagore.

 

Au lieu de s'indigner de tel ou tel mot (au demeurant détaché du contexte ou de sens infléchi pour les besoin de la cause), revenir humblement à la pensée. Mais sans doute est-ce trop demander à ces pantins hystériques, auto-proclamés procureur du Bien et dont la raison d'être est de déshonorer la pensée humaine, de l'avilir dans le ressentiment. Rarement, ni avec une telle évidence, les hommes se seront jugé en jugeant et n'auront montré leur véritable visage en crachant au visage d'hommes dont un des titres d'honneur sera d'avoir été insulté par eux.

 

Le monde moderne est l'extermination du divers, des essences, régression vers la substance, disions-nous. Disparition organisée, en même temps, des personnes et des peuples. Monde génocidaire et massifiant.

 

Le puritanisme est un narcissisme glacé.

 

Il advient, paradoxalement, que nous soyons sauvés, et pour longtemps, par ce qu'il y a de plus fugitif.

 

L'éternité se laisse comprendre non par un une durée mais par un instant. La durée aussi longue qu'on la puisse imaginer, relève de la quantité, l'éternité, de la qualité. Certains instants sont éternels par leur qualité. Aucun reniement, aucun déni ne peut les atteindre, l'apostériori est sans pouvoir sur eux; ils nous sauvent car ils sont sauvés de la faiblesse de nos jugements, de la cruauté et de la bêtise de nos reniements.

 

La qualité d'un homme se mesure à ce qu'il n'a pas renié. La sombre ivresse du reniement laisse la bouche en carton, le monde en carton-pâte, insipide et faux.

 

Etre renégat du bonheur donné, c'est accepter pour mesure de son âme l'ingratitude du consommateur qui dit "Je ne dois rien à ce que je consomme, j'ai payé". Avoir payé ne nous donne aucun droit métaphysique, - le seul imprescriptible et qui s'établit dans une reconnaissance réciproque et mystérieuse.

 

Ce qui est radicalement sans mystère finit par être sans réalité.

 

Les œuvres sont des pays que l'on croit résumer par certaines caractéristiques supposées de leurs auteurs. Or le propre d'une œuvre est d'être plus grand que son auteur (quand bien même elle n'est que la trace d'une infime partie de ses songes et de ses cogitations). L'infime loge l'immense.

 

Le renversement de perspective ou le changement d'ordre de grandeur définit l'art d'écrire, - qui n'est jamais que la forme la plus radicale de l'art de la traduction, voyage de la lettre vers l'esprit et de l'esprit vers la lettre. Ce qui est ici devient là-bas, ce qui est antérieur devient ultérieur. Le visible devient l'invisible qui devient visible. Nous cheminons vers ce que nous étions, in illo tempore, pour devenir pleinement ce que nous sommes.

 

Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qui qui devient ? "Je progresse, j'évolue": autant d'expressions pour dire que l'on renonce à l'essentiel, que l'on cède à l'Ennemi nos contrées les plus fertiles, nos plus somptueuses demeures, nos solennités les plus ardentes et les plus légères.

 

Le "progrès" fut d'abord, et en tout, la progression du lourd, du triste et du laid. Tout en plus grande quantité. Plus de gens électrifiés, voiturés et peut-être (vaguement) alphabétisés. Mais aussi, plus de gens exterminés et avilis.

 

Les cités construites par "le hasard" sont plus belles que les cités planifiées par une intention architecturale, même géniale, car le hasard n'existe pas: il n'est qu'un leurre dont les ignorants s'abusent pour nommer, sans la nommer, la divine providence.

 

L'idée de divine providence n'est oppressante que pour ceux qui ne veulent pas savoir que leur liberté est incluse en elle (ou qui répugnent à exercer cette liberté).Tout est écrit car tout sera écrit. Du point de vue surplombant de l'éternité tout est déjà écrit de ce que nous écrivons au jour le jour dans une parfaite et souveraine liberté.

 

§ Il me semble que certains lecteurs, dans leurs réserves à l'égard de René Guénon en oublient le prodigieux élargissement de l'entendement auxquels ils sont conviés, n'en font pas l'épreuve et s'attachent excessivement à quelques détails qu'ils croient discutables.

 

La finalité est dans la chose elle-même. La finalité de la contemplation est la contemplation. La finalité de l'action est l'action elle-même. La finalité de la société de contrôle est le contrôle. Tout le reste est prétexte, leurres à l'usage de ces arriérés mentaux qui se prévalent de l'utilité et métaphorisent dans le néant en niant l'être-là de l'acte d'être.

 

Le travail est une punition. Les idéologies du travail ont la passion de punir. On ne punit avec passion que ceux qui touchent à un bonheur que l'on n'ose atteindre. Travailler plus pour consommer davantage c'est être réduit au rang du colonisé sous le joug du maître.

 

La liberté d'expression fait partie de la société de contrôle qui aime à savoir ce que nous pensons. Cette liberté nous est exactement mesurée: liberté de dire mais non d'être entendus, - au-delà de certaines étroites limites, notre pensée étant relayée et répandue comme caricature et objet de ridicule ou d'horreur. Cette liberté d'expression, serve du contrôle, est un piège tendu autant qu'un faire-valoir. Elle peut même faire croire à certains, dans leurs quartiers de haute sécurité, qu'ils sont libres.

 

La finalité de la société de contrôle étant elle-même, elle est la néantisation de ce qui est, de la souveraineté en soi. Ce qui doit se soumettre au contrôle doit disparaître. La société de contrôle étant contrôle de tout, n'est, en soi, rien du tout, sinon dans sa propre fin, un pur néant.

 

La post-humanité, c'est à dire après la fin du cycle de l'humanitas, sera formée d'attributs sans essences, d'avoirs sans être: hommes sans visage reconnaissables seulement aux écorces de cendre de ce qu'ils auront consommé.

 

Notre mémoire collective est encombrée de milliers de noms propres parfaitement inutiles, alors même que notre vocabulaire est en perdition et que nous ne savons plus nommer, ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres, et moins encore les dieux, les héros et les saints.

 

S'attacher aux lieux, non se les approprier, mais en être approprié, leur appartenir, laisser en eux quelque chose de soi lorsque nous les quittons, nous abandonner à eux lorsque nous avons le bonheur d'y être, en recevoir des messages impondérables, des signes de passage. Le génie des lieux se tient à l'orée de l'intériorité et de l'extériorité, là où la dualité, nous et le monde, devient "dualitude", amphibologie, miroitement de secrets. Par réfraction, notre secret devient la transparence de l'air.

 

La limpidité est plus secrète que les ténèbres. Nous pouvons percer les ténèbres, mais le limpide infiniment s'approfondit en lui-même. De même la raison est plus mystérieuse et plus rare que l'irrationalité et la déraison. La raison est pure merveille, que rien n'escompte et qui, dans le développement techno-affectif du monde, s'avère superflue, c'est-à-dire, qu'elle coule au-dessus du fonctionnement, lui passe, littéralement, au-dessus de la tête, comme un flot de nuage ou une rivière sur des cailloux.

 

La rationalité nécessaire à la technique n'est pas la raison, toute soumise qu'elle se trouve à l'irrationalité de son usage. La comptabilité des pertes et profits est encore moins la raison. La raison, comme en témoignent des dialogues platoniciens, est une ivresse. Le flux de la raison, au-dessus des têtes et des cailloux, est captateur de son au-delà. La raison: miroir tourné vers son au-delà.

 

Le règne de l'opinion, allié à la communication de masse est une machine à faire disparaître à la fois la métaphysique, la raison et son exercice moral, - et cela, bien sûr, pour les meilleures "raisons" progressistes et démocratiques.

 

La raison, comme le fut l'épée, est d'un usage rigoureusement aristocratique. Elle demeure pouvoir de l'excellence lorsqu'elle ne se détache pas de la métaphysique et ne décline pas en ratiocinations psychologiques ou idéologiques. Le plus redoutable adversaire de la raison est celui qui fait d'elle une idole. A lui, toutes les folies, et les plus noires.

 

Le fort nous accorde le droit d'être faible par moment, le faible jamais, lui qui traque la faiblesse des forts pour s'en repaître ou les tuer, un peu comme les paysans du film de Kurosawa qui achevaient les samouraïs blessés pour les dépouiller de leurs métaux.

 

Le fort sait ce qu'il doit à sa fragilité et le demeure tant qu'il ne l'oublie pas. La délicatesse favorise l'audace. Nous pouvons, comme le savait Rimbaud, y perdre notre vie. La seule force du faible est la fragilité du fort.

 

Forme médiatique moderne de la chasse-à-courre. A la fin, la créature libre et sauvage, non rompue aux usages de la gamelle, est déchiquetée par la meute des bien-pensants. Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard ou du sanglier, - et comme celui-ci, ils vont seuls.

 

Considérant la brièveté de la vie humaine au regard des possibilités prodigieuses qui s'offrent dans le sensible et l'intelligible, et dans les mondes intermédiaires, l'acharnement de mes contemporains à perdre leur temps me demeure un étonnement, - comme si toutes les procédures de l'existence convenue avaient pour finalité de ne pas être au monde, de ne recevoir du monde que le strict nécessaire à la perpétuation d'une illusion sociale. Or, pour exister dans la société telle qu'elle se machinise, où il suffit d'être agent ou rouage, la presque totalité de nos facultés de perception ou d'intellection est inutile, et vouée à disparaître.

 

Il semblerait que nous eussions hérité de facultés dont l'usage s'est perdu et dont le ressouvenir est, ou sera dans un proche avenir, considéré comme une "nuisance" après avoir été tenu pour une complication inutile de vaines nuances ou de coupables prétentions.

 

Jadis l'Elite était protégée et sauvegardée par le peuple. Aujourd'hui elle est assassinée par les classes moyennes qui en fabriquent la parodie technocratique ou "people". Lorsque les maîtres du monde ne sont que les agents (de la technologie, de la finance ou de la publicité) le monde est désorbité et roule dans le chaos. Le chaos, c'est-à-dire la servitude à n'importe quoi, la servitude totale, sans gradations, échappées, suspens ou alternatives. L'Ordre, le cosmos, est exactement l'espace de notre liberté (d'ordonner, de nommer, d'être les Co-créateurs de la Création).

 

Moins nous exigeons de recevoir de nos semblables en particulier et plus nous recevons du monde en général. Ce que nous contemporains nous mesurent en douceur, en bienveillance, l'air d'une journée de printemps nous l'offre infiniment, avec une générosité vertigineuse.

 

Nos semblables jugent de nos bienfaits selon qu'ils s'imaginent qu'ils nous coûtent. Mais certains êtres sont bienfaisants sans qu'il semble leur en coûter et c'est d'eux que nous recevrions le plus si nous ôtions de nos pensées le calcul, la tractation, - ces mauvais plis.

 

Depuis des décennies, presque tous les gens que je rencontre croient que tout va bien pour moi et que tout va mal pour eux, et que je devrais, de la sorte leur être redevable de mon bonheur, sinon coupable. La politesse qui consiste à la faire bonne figure et à ne pas trop ennuyer ses voisins avec ses problèmes est désormais considéré comme un crime de lèse-victime.

 

Il importe de ne pas vivre seulement dans la réalité mais dans le Réel, non pas seulement dans la représentation, mais aussi dans la présence, non seulement dans le fruit de nos actes, mais dans l'action elle-même, à cet instant où elle rétablit, comme le rai de lumière d'une Annonciation, le lien entre la réalité et le Réel.

 

Le monde des "réseaux": un labyrinthe qui serait dépourvu de centre, la raison s'y use, s'y épuise et finit par être anéantie.

 

Les Modernes fabriquent du chaos et font le monde à sa ressemblance. Dé-création, dédire; suivent les destitutions de l'âme et de l'esprit et la destruction de " la divine loi des gradations" dont parlait Edgar Poe. Hors de "la science des justes dénomination" (Confucius), tout est chaos innommable. Le chaos terminal est pire que le chaos originel, dont il poursuit en vain la nostalgie trompeuse.

 

Hommes de convictions et d'opinions: hommes lourds, et qui considèrent leur lourdeur comme une évidente supériorité, ce qu'elle est, de fait, selon une mesure quantitative. Leur lourdeur est leur légitimité, leur pouvoir et leur fonction. Faire en sorte que tout reste fixé dans sa représentation, dans son identité, que rien ne s'envole, n'ascende vers les nuances ou les nuages. Juste étymologie: avoir la tête dans les nuages (grief que nous font les réalistes) c'est l'avoir exactement là où il faut, dans les nuances, entre le ciel et la terre.

 

Le Lourd cherche à accroître sa lourdeur, à être "blindé", à peser financièrement. Le Léger, lui, cherche à sauvegarder sa légèreté. L'un, éternel insatisfait, travaille au augmenter la part de la substance, de l'avoir; l'autre désire l'éclaircie de l'être que lui révèle sa fidélité à ce qui est.

 

Certains hommes s'identifient à leurs biens immobiliers, à leurs voitures, d'autres à leur souffle, inspir et expir. Où suis-je, en vérité, sinon dans mon souffle ?

 

Extrait d'un ouvrage à paraître



 

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21/12/2021

D'Annunzio, entre la lumière d'Homère et l'ombre de Dante:

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Luc-Olivier d'Algange

Entre la lumière d’Homère et l’ombre de Dante 

 

«  En quelque sorte, un dialogue d'esprit, une provocation, un appel. »

Friedrich Nietzsche

 

Né en 1863, à Pescara, sur les rivages de l'Adriatique, D'Annunzio sera le plus glorieux des jeunes poètes de son temps. Son premier recueil paraît en 1878, inspiré des Odes Barbares de Carducci. Dans L'Enfant de volupté, son premier roman, qu'il publie à l'âge de vingt-quatre ans, l'audace immoraliste affirme le principe d'une guerre sans merci à la médiocrité. Chantre des ardeurs des sens et de l'Intellect, D'Annunzio entre dans la voie royale de l'Art dont l'ambition est de fonder une civilisation neuve et infiniment ancienne.

Le paradoxe n'est qu'apparent. Ce qui échappe à la logique aristotélicienne rejoint une logique nietzschéenne, toute flamboyante du heurt des contraires. Si l'on discerne les influences de Huysmans, de Baudelaire, de Gautier, de Flaubert ou de Maeterlinck, il n'en faut pas moins lire les romans, tels que Triomphe de la Mort ou Le Feu, comme de vibrants hommages au pressentiment nietzschéen du Surhomme.

Il n'est point rare que les toutes premières influences d'un auteur témoignent d'une compréhension plus profonde que les savants travaux qui s'ensuivent. Le premier livre consacré à Nietzsche (celui de Daniel Halévy publié en 1909) est aussi celui qui d'emblée évite les mésinterprétations où s'embrouilleront des générations de commentateurs. L'écrivain D'Annunzio, à l'instar d'Oscar Wilde ou de Hugues Rebell, demeurera plus proche de la pensée de Nietzsche,- alors même qu'il ignore certains aspects de l'œuvre,- que beaucoup de spécialistes, précisément car il inscrit l'œuvre dans sa propre destinée poétique au lieu d'en faire un objet d'études méthodiques.

On mesure mal à quel point la rigueur méthodique nuit à l'exactitude de la pensée. Le rigorisme du système explicatif dont usent les universitaires obscurcit leur entendement aux nuances plus subtiles, aux éclats brefs, aux beaux silences. « Les grandes idées viennent sur des pattes de colombe » écrivait Nietzsche qui recommandait aussi à son ami Peter Gast un art de lire bien oublié des adeptes des « méthodes critiques »: « Lorsque l'exemplaire d'Aurores vous arrivera en mains, allez avec celui-ci au Lido, lisez le comme un tout et essayez de vous en faire un tout, c'est-à-dire un état passionnel ».

L'influence de Nietzsche sur D'Annunzio, pour n'être pas d'ordre scolaire ou scolastique, n'en est pas pour autant superficielle. D'Annunzio ne cherche point à conformer son point de vue à celui de Nietzsche sur telle ou telle question d'historiographie philosophique, il s'exalte, plus simplement, d'une rencontre. D'Annunzio est « nietzschéen » comme le sera plus tard Zorba le Grec. Par les amours glorieuses, les combats, les défis de toutes sortes, D'annunzio poursuit le Songe ensoleillé d'une invitation au voyage victorieuse de la mélancolie baudelairienne.

L'enlèvement de la jeune duchesse de Gallese, que D'Annunzio épouse en 1883 est du même excellent aloi que les pièces de l'Intermezzo di Rime, qui font scandale auprès des bien-pensants. L'œuvre entière de D'Annunzio, si vaste, si généreuse, sera d'ailleurs frappée d'un interdit épiscopal dont la moderne suspicion, laïque et progressiste est l'exacte continuatrice. Peu importe qu'ils puisent leurs prétextes dans le Dogme ou dans le « Sens de l'Histoire », les clercs demeurent inépuisablement moralisateurs.

Au-delà des polémiques de circonstance, nous lisons aujourd'hui l'œuvre de D'Annunzio comme un rituel magique, d'inspiration présocratique, destiné à éveiller de son immobilité dormante cette âme odysséenne, principe de la spiritualité européenne en ses aventures et créations. La vie et l'œuvre, disions-nous, obéissent à la même logique nietzschéenne,- au sens ou la logique, désentravée de ses applications subalternes, redevient épreuve du Logos, conquête d'une souveraineté intérieure et non plus soumission au rationalisme. Par l'alternance des formes brèves et de l'ampleur musicale du chant, Nietzsche déjouait l'emprise que la pensée systématique tend à exercer sur l'Intellect.

De même, D'Annunzio, en alternant formes théâtrales, romanesques et poétiques, en multipliant les modes de réalisation d'une poésie qui est , selon le mot de Rimbaud, « en avant de l'action » va déjouer les complots de l'appesantissement et du consentement aux formes inférieures du destin, que l'on nomme habitude ou résignation.

Ce que D'Annunzio refuse dans la pensée systématique, ce n'est point tant la volonté de puissance qu'elle manifeste que le déterminisme auquel elle nous soumet. Alors qu'une certaine morale « chrétienne » - ou prétendue telle - n'en finit plus de donner des lettres de noblesse à ce qui, en nous, consent à la pesanteur, la morale d’annunzienne incite aux ruptures, aux arrachements, aux audaces qui nous sauveront de la déréliction et de l'oubli. Le déterminisme est un nihilisme. La « liberté » qu'il nous confère est, selon le mot de Bloy « celle du chien mort coulant au fil du fleuve ».

Cette façon d’annunzienne de faire sienne la démarche de Nietzsche par une méditation sur le dépassement du nihilisme apparaît rétrospectivement comme infiniment plus féconde que l'étude, à laquelle les universitaires français nous ont habitués, de « l'anti-platonisme » nietzschéen,- lequel se réduit, en l'occurrence, à n'être que le faire valoir théorique d'une sorte de matérialisme darwiniste, comble de cette superstition « scientifique » que l'œuvre de Nietzsche précisément récuse: « Ce qui me surprend le plus lorsque je passe en revue les grandes destinées de l'humanité, c'est d'avoir toujours sous les yeux le contraire de ce que voient ou veulent voir aujourd'hui Darwin et son école. Eux constatent la sélection en faveur des êtres plus forts et mieux venus, le progrès de l'espèce. Mais c'est précisément le contraire qui saute aux yeux: la suppression des cas heureux, l'inutilité des types mieux venus, la domination inévitable des types moyens et même de ceux qui sont au-dessous de la moyenne... Les plus forts et les plus heureux sont faibles lorsqu'ils ont contre eux les instincts de troupeaux organisés, la pusillanimité des faibles et le grand nombre. »

Le Surhomme que D'Annunzio exalte n'est pas davantage l'aboutissement d'une évolution que le fruit ultime d'un déterminisme heureux. Il est l'exception magnifique à la loi de l'espèce. Les héros du Triomphe de la Mort ou du Feu sont des exceptions magnifiques. Hommes différenciés, selon le mot d'Evola, la vie leur est plus difficile, plus intense et plus inquiétante qu'elle ne l'est au médiocre. Le héros et le poète luttent contre ce qui est, par nature, plus fort qu'eux. Leur art instaure une légitimité nouvelle contre les prodigieuses forces adverses de l'état de fait. Le héros est celui qui comprend l'état de fait sans y consentir. Son bonheur est dans son dessein. Cette puissance créatrice,- qui est une ivresse,- s'oppose aux instincts du troupeau, à la morale de l'homme bénin et utile.

Les livres de D'Annunzio sont l'éloge des hautes flammes des ivresses. D'Annunzio s'enivre de désir, de vitesse, de musique et de courage car l'ivresse est la seule arme dont nous disposions contre le nihilisme. Le mouvement tournoyant de la phrase évoque la solennité, les lumières de Venise la nuit, l'échange d'un regard ou la vitesse physique du pilote d'une machine (encore parée, alors, des prestiges mythologiques de la nouveauté). Ce qui, aux natures bénignes, paraît outrance devient juste accord si l'on se hausse à ces autres états de conscience qui furent de tous temps la principale source d'inspiration des poètes. Filles de Zeus et de Mnémosyne, c'est-à-dire du Feu et de la Mémoire, les Muses Héliconiennes, amies d'Hésiode, éveillent en nous le ressouvenir de la race d'or dont les pensées s'approfondissent dans les transparences pures de l'Ether !

« Veut-on, écrit Nietzsche, la preuve la plus éclatante qui démontre jusqu'où va la force transfiguratrice de l'ivresse ?- L'amour fournit cette preuve, ce qu'on appelle l'amour dans tous les langages, dans tous les silences du monde. L'ivresse s'accommode de la réalité à tel point que dans la conscience de celui qui aime la cause est effacée et que quelque chose d'autre semble se trouver à la place de celle-ci,- un scintillement et un éclat de tous les miroirs magiques de Circé... »

Cette persistante mémoire du monde grec, à travers les œuvres de Nietzsche et de D'Annunzio nous donne l'idée de cette connaissance enivrée que fut, peut-être, la toute première herméneutique homérique dont les œuvres hélas disparurent avec la bibliothèque d'Alexandrie. L'Ame est tout ce qui nous importe. Mais est-elle l'otage de quelque réglementation morale édictée par des envieux ou bien le pressentiment d'un accord profond avec l'Ame du monde ? « Il s'entend, écrit Nietzsche, que seuls les hommes les plus rares et les mieux venus arrivent aux joies humaines les plus hautes et les plus altières, alors que l'existence célèbre sa propre transfiguration: et cela aussi seulement après que leurs ancêtres ont mené une longue vie préparatoire en vue de ce but qu'ils ignoraient même. Alors une richesse débordante de forces multiples, et la puissance la plus agile d'une volonté libre et d'un crédit souverains habitent affectueusement chez un même homme; l'esprit se sent alors à l'aise et chez lui dans les sens, tout aussi bien que les sens sont à l'aise et chez eux dans l'esprit. » Que nous importerait une Ame qui ne serait point le principe du bonheur le plus grand, le plus intense et le plus profond ? Evoquant Goethe, Nietzsche précise : «  Il est probable que chez de pareils hommes parfaits, et bien venus, les jeux les plus sensuels sont transfigurés par une ivresse des symboles propres à l'intellectualité la plus haute. »

La connaissance heureuse, enivrée, telle est la voie élue de l'âme odysséenne. Nous donnons ce nom d'âme odysséenne, et nous y reviendrons, à ce dessein secret qui est le cœur lucide et immémorial des œuvres qui nous guident, et dont, à notre tour, nous ferons des romans et des poèmes. Cette Ame est l'aurore boréale de notre mémoire. Un hommage à Nietzsche et à D'Annunzio a pour nous le sens d'une fidélité à cette tradition qui fait de nous à la fois des héritiers et des hommes libres. Maurras souligne avec pertinence que « le vrai caractère de toute civilisation consiste dans un fait et un seul fait, très frappant et très général. L'individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement davantage qu'il n'apporte. »

Ecrivain français, je dois tout à cet immémorial privilège de la franchise, qui n'est lui-même que la conquête d'autres individus, également libres. Toute véritable civilisation accomplit ce mouvement circulaire de renouvellement où l'individu ni la communauté ne sont les finalités du Politique. Un échange s'établit, qui est sans fin, car en perpétuel recommencement, à l'exemple du cycle des saisons.

La philosophie et la philologie nous enseignent qu'il n'est point de mouvement, ni de renouvellement sans âme. L'Ame elle-même n'a point de fin, car elle n'a point de limites, étant le principe, l'élan, la légèreté du don, le rire des dieux. Un monde sans âme est un monde où les individus ne savent plus recevoir ni donner. L'individualisme radical est absurde car l'individu qui ne veut plus être responsable de rien se réduit lui-même à n'être qu'une unité quantitative,- cela même à quoi tendrait à le contraindre un collectivisme excessif. Or, l'âme odysséenne est ce qui nous anime dans l'œuvre plus vaste d'une civilisation. Si cette Ame fait défaut, ou plutôt si nous faisons défaut à cette âme, la tradition ne se renouvelle plus: ce qui nous laisse comprendre pourquoi nos temps profanés sont à la fois si individualistes et si uniformisateurs. La liberté nietzschéenne qu'exigent les héros des romans de D’annunzio n'est autre que la liberté supérieure de servir magnifiquement la Tradition. Ce pourquoi, surtout en des époques cléricales et bourgeoises, il importe de bousculer quelque peu les morales et les moralisateurs.

L'âme odysséenne nomme cette quête d'une connaissance qui refuse de se heurter à des finalités sommaires. Odysséenne est l'Ame de l'interprétation infinie,- que nulle explication « totale » ne saurait jamais satisfaire car la finalité du « tout » est toujours un crime contre l'esprit d'aventure, ainsi que nous incite à le croire le Laus Vitae:

 

« Entre la lumière d'Homère

et l'ombre de Dante

semblaient vivre et rêver

en discordante concorde

ces jeunes héros de la pensée

balancés entre le certitude

et le mystère, entre l'acte présent

et l'acte futur... »

 

Victorieuse de la lassitude qui veut nous soumettre aux convictions unilatérales, l'âme odysséenne, dont vivent et rêvent les « jeunes héros de la pensée », nous requiert comme un appel divin, une fulgurance de l'Intellect pur, à la lisière des choses connues ou inconnues.

 

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques. Editions de L'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

(A suivre: D'Annunzio et l'Equipée de Fiume) 

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20/12/2021

La Morale du Prince de Ligne:

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Luc-Olivier d'Algange

La Morale du Prince de Ligne

 

La fin du siècle dernier pouvait, aux regards distraits, laisser croire que le temps de la morale sévère était révolu et que, par un assentiment général, on allait pencher vers une sorte d'hédonisme démocratique et universel, ainsi que le laissaient à entendre les théoriciens de la «  fin de l'Histoire  » et les mœurs les plus ostentatoirement affichées. Force est de constater qu'il n'en fut rien; nous voici en des temps où la morale la plus âpre, la plus «  indignée  », souvent persécutrice, s'exerce sur tous les fronts.

Rien ne vaut, pour prendre la mesure du présent que de prendre conseil d'un Maître plus ancien, et, peut-être, de tenter de voir par ses yeux ce que nous sommes devenus. A cet exercice de dioptrique morale, nul ne nous invite mieux que le Prince de Ligne.

Un esprit hâtif, jugeant ses œuvres d'après ses titres et l'homme par la réputation que lui firent ses contemporains, serait enclin à le classer, comme on classe un dossier, pour s'en défaire comme d'un legs obsolète, parmi les libertins du XVIIIe siècle, auquel, certes, il appartient mais dont il se dégage par sa désinvolture même. Nul ne fut moins idéologue que le Prince de Ligne; ses voltes ne sont pas des révoltes: elles surgissent de son propre mouvement, lequel est guidé par le goût, cette notion française par excellence.

Il faut lire l'auteur des Contes immoraux et de Mes Ecarts, pour comprendre que la morale demeure son grand souci, que ses goûts ne cessent d'alerter son intelligence et que celle-ci, si libre qu'elle soit dans ses exercices, demeure ancrée dans une idée du beau indissociable du bien; idée d'autant plus exigeante qu'elle ne s'abandonne jamais à la confusion ou à l'outrance. Une certaine longanimité est nécessaire afin que l'expression de ce que l'on croit être le bien ne soit pas une grimace. La formule bien connue du Prince de Ligne: «  Etre heureux et rendre heureux  » nous semblerait une morale minimale, sinon minimaliste, si l'on ne s'avisait aussitôt qu'elle est, à tout le moins, plus difficile à exercer que son contraire, «  être malheureux et rendre les autres malheureux  », - ce qui pourrait être la devise des moralisateurs puritains.

Réduire la morale, pour le Prince de Ligne, ce ne sera pas lui accorder un statut inférieur, mais la réduire, presque au sens d'une «  réduction phénoménologique  », la décanter, en révéler l'essence, lui ôter ses écorces mortes, la délivrer de ses idolâtries forcenées, afin qu'elle nous revienne, calme, et source des heures heureuses.

Une morale décantée est une morale concrète, une morale du cas particulier qui ne se laisse pas fasciner par l'abstraction, par ces généralisations abusives, et fausses, qui seront, ultérieurement, au principe des contraintes les moins légitimes: «  J'ai souvent vu ces Messieurs, qui travaillent pour le bien des hommes en général, ne pas assister un homme en particulier. Ils me rappellent cet Anglais qui, après avoir passé la nuit à travailler contre la traite des nègres et leur esclavage, tirait tous les jours les oreilles au sien, parce qu'il se levait un peu trop tard. »

La morale décantée par le bonheur, celle, enfin, qui sait qu'elle retrouve sa raison d'être en se délivrant du ressentiment, est d'abord délicatesse, - cette subtile science de ne point offenser: «  Je trouve horrible à un homme d'esprit d'attraper un sot. Qu'il attrape un autre homme d'esprit, s'il le peut. Celui des deux qui sera l'attrapé est à coup sûr le plus présomptueux des deux  ». Mes Ecarts, ou ma tête en liberté propose une morale, non point générale et déclarative, non point présomptueuse ou fière mais humble à sa façon, parfois pyrrhonienne, pratiquant la «  suspension de jugement  », mais seulement jusqu'au point où ne défaille l'impératif premier de «  rendre heureux  ».

Notre temps est aux justiciers, c'est dire à l'outrecuidance fondée sur la méconnaissance de la nature humaine. Punir est la grande affaire de ces esprits à la fois naïfs et retors, - naïfs car ils s'imaginent accroître l'empire du Bien, alors qu'ils ne font que leur propre bien, au détriment d'autrui, et retors car l'usage excessif de la mauvaise foi, qui est le filigrane de leurs arguties, en fait des sophistes controuvés et perpétuellement menaçants. A l'inverse, le style du Prince de Ligne témoigne du juste, qui est plus profond que la Justice, de même que la civilité est plus profonde que la civilisation. La juste formulation est pour lui, comme elle le fut pour Confucius, la garante de l'harmonie entre les hommes. Au juste, en tant qu'épithète plutôt qu'à la Justice, en tant qu'hypostase, va la préférence du Prince de Ligne: «  Il est souvent de la justice de ne pas faire justice  ».

Le Prince de Ligne, réputé homme d'esprit, et que ses mauvais disciples imitent en rivalisant d'arrogance, nous semble d'abord un homme de cœur, ayant la vigueur de l'homme de cœur, c'est dire le courage de celui ne s'en conte pas. La certitude, la remontrance, le grief ne sont pas fort: «  Malheur aux gens qui n'ont jamais tort, ils n'ont jamais raison  ». Sa leçon est de ne point faire leçon. Il s'adresse au lecteur avec amitié et ne porte pas plus loin ses maximes, dans l'idée qu'il s'en fait, que des propos de table. Ce convive, qui n'est pas de pierre, ne veut pas imposer sa loi mais se rendre aimable, simplement, et sans ambages: «  Une seule chose peut nous ennoblir, c'est élévation de l'âme. Mais mon Dieu ! Que cela devient rare ! On en avait plus quand on avait pas tant d'esprit  ».

Encore que le ton donné à ses propos, à ses contes, soit porté par un résolu carpe diem, que sa sagesse soit enclose dans la célébration du moment présent et que ses regards soient orientés en avant, vers le bonheur attendu, vers l'un de ces «  commencements amoureux  » qu'il préfère à toutes les vanités mondaines, voire aux gloires de l'héroïsme, parfois lui pointe une nostalgie pour des temps plus nobles et d'une plus haute vigueur, mais cette nostalgie même lui est un encouragement à vivre pour en délivrer les sources empierrées.

S'il y eut jadis cette vigueur, eh bien, qu'elle soit ! Le Prince de Ligne, telle est son intelligence appliquée aux situations, n'avait nul besoin de connaître quelque philosophie existentialiste pour comprendre qu'il faut tout jeter dans le feu de l'acte d'être, dans «  l'être-là  », et avec ces quelques brins de folie qui font, selon la formule d'Héraclite, «  le feu mêlé d'aromates  ». L'ataraxie ne lui vaut guère. Plus danseur que stylite, et danseur dionysien, qui fait «  danser la terre  », selon la formule antique, d'une danse où l'on s'oublie pour faire corps avec quelque mouvement plus grand que nous, le Prince de Ligne préfèrera la danse des Cosaques ou «  des jeunes femmes grecques et des beautés de Géorgie et de Circassie  » à «  la grâce stupide et importante d'un menuet, accompagné d'un sourire en donnant la main, avec un sot balancé  ».

Plus on le fréquente et mieux l'on comprend que le Prince de Ligne, tout immoraliste qu'il se donne, célèbre les vertus, au sens étymologique, non la vertu des ligues et des censeurs, des jaloux et des aigris, mais les vertus immémoriales, de bonne venue, qui font les gens de bonne compagnie, les vertus qui sont générosité et vigueur: «  Je ne vois plus d'envie de s'amuser: tous les esprits sont lents; plusieurs sont pesants; on croit aux impossibilités. On se laisse aller à une vie uniforme, à une monotonie insupportable; on n'a plus qu'une sourde ambition.  »

La force qui ne se représente pas, la force sans la prétention au bon droit, est pour le Prince de Ligne la preuve, et la condition, de la bonté heureuse, faite pour le bonheur, et pour en donner, sans pour autant déroger à ces goûts dont on hérite et dont on inventera le jour qui vient; il nous offre ainsi de ces phrases souveraines, que l'on voudrait pouvoir faire siennes: «  On n'a que des bonheurs d'enfant. Je ne connais pas de carrière plus heureuse que la mienne. Le remord, l'ambition, la jalousie n'en ont jamais troublé le cours  ».

L'exemple de sagesse vaut mieux que la leçon de sagesse. L'intuition du Prince de Ligne précède la grande pensée morale de Nietzsche: le ressentiment est l'écueil affreux; sans la jalousie, il y aurait du paradis sur terre. Or, pour le Prince de Ligne, héritier des Moralistes du XVIIe siècle, que Nietzsche affectionnait particulièrement, cette jalousie tient à la boursoufflure, à l'importance que l'on se donne et que l'on se joue: «  C'est l'importance que je reproche le plus à tout le monde. Les dévots, par exemple, s'imaginent que Dieu même doit leur savoir gré de leurs soins.  »

S'il est une mauvaise dévotion et de sinistres dévots, - et celle-ci ne dira la grandeur de Dieu que pour affirmer ce que ceux-là pensent être la leur, et leur droit à méconnaitre la simple dignité des êtres et des choses, - il est cependant, pour le Prince de Ligne, une bonne dévotion, qu'il prend la peine de définir, «  la dévotion de bonne foi d'une âme tendre et un peu exaltée, d'un cœur juste et pur  ». Ce qu'il nous en dit, de la façon exquise qui lui est propre, vaut singulièrement pour notre temps: «  Ce dévot, tel que je l'entends, avec toutes les aimables vertus de la société, ne dira, ni ne fera, ni ne désirera le mal. Il ne scandalisera pas, il ne condamnera personne et tirera d'affaire une jolie femme que les lois de bien des pays condamnent à la mort pour le plus joli petit péché du monde  ».

Mesurons, en passant, l'effroyable régression de la morale depuis l'heureux Prince de Ligne. Prenons à cœur de recevoir ce qu'il nous donne sans prétendre à nous édifier, sans nous livrer à ces rituels spectaculaires où la défense du «  Bien  » devient une forme d'hystérie; et songeons enfin, avec une «  bienveillance  » enfin non galvaudée, mais résolue à les défendre, à ces «  plus jolis petits péchés du monde  » qui désormais, ne seront, parfois, que de laisser ses cheveux au vent et ses regards aux couleurs de la vie.

Cet homme particulièrement actif, qui fut guerrier, cosmopolite à sa façon, galant, connaisseur des hommes et des femmes pour en avoir fréquenté diverses sortes en divers lieux plus qu'à son tour, fut aussi, on le sait moins, un contemplatif et un rêveur, pour lequel l'imagination était, non pas «  la folle du logis  », mais l'une des facultés reines de l'esprit humain. Entre ses excursions d'homme pressé par le sentiment de la brièveté de la vie, entre ses voyages et ses conquêtes, le temps des heures creuses n'est nullement, pour le Prince de Ligne, du temps perdu ou gâché, mais un temps qui s'approfondit, un temps en conque marine où se rassemblent des rumeurs de réminiscence et de songe. Sa façon d'écrire, tout en musiques sous-jacentes, et de voir, tout en couleurs et nuances, tient à ce temps-là, qui n'est plus le temps de l'usure et de la mort.

Le Prince de Ligne, dont l'imagination n'est pas moins visuelle que musicale, nous entraîne en des tableaux vivants, comme le savent les véritables amateurs qui, plutôt que de gloser sur l'histoire de l'art, aiment à se promener dans les arrière-plans des peintures illustres et, dédaignant le motif principal, le sujet historique ou religieux représenté, préfèrent s'imaginer, promenant ou divagant, sous le soleil peint là-bas comme sous un vrai soleil, au milieu des cyprès, ou dans sa nuit, sous d'indiscernables feuillages, comme dans une nuit véritable. Au repos, un repos gagné par la vigueur dépensée, livré à sa songerie, le Prince de Ligne ne dédaigne pas, en homme de son temps, à imaginer quelque cité idéale, qui serait, non l'accomplissement d'une idéologie, toute idéologie étant la préméditation d'un massacre, mais un reflet de son âme, qui est une âme chromatique: «  Je voudrais qu'on s'attachât plus aux couleurs qu'on ne le fait  ». Dans cette cité, advenue, non par la vengeance des envieux mais par un rêve venu de loin, peut-être de quelque conque marine atlantidéenne, il y aurait, précise le Prince de Ligne un beau climat «  Astrakan, par exemple, ou Poltava, quelque part où l'été ne fût pas trop chaud, avec très-peu d'un hiver assez léger  ». On y verrait des «  brunes vêtues de bleu  » et des «  blondes, de rose cendré  ». «  La mort viendrait, je crois, plus tard qu'ailleurs descendre sur cette jolie ville  ».

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d'un livre à paraître



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19/12/2021

Henry Montaigu, un cavalier bleu:

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Luc-Olivier d'Algange

Un cavalier bleu

 

L'histoire littéraire, pas davantage que l'histoire politique, n'est sur le point de s'achever. Chaque génération apporte sa provende d'œuvres décisives qui sont marquées par leur temps et qui marquent leur temps, non sans l'habituel retard des reconnaissances de cette sorte. Les lecteurs de Baudelaire ou de Stendhal du siècle dernier appartiennent à la même race, audacieuse et fervente, qui se rassemble aujourd'hui autour de l'œuvre de Henry Montaigu. Les signes sont moins trompeurs d'autant qu'ils sont plus subtils. Il existe, autour du Cavalier bleu, une intense circulation d'esprits vifs. Cette œuvre romanesque, au sens le plus intérieur du terme, c'est-à-dire placée sous la voûte romane du Paraclet, est à l'origine d'un faisceau de sympathies spirituelles dont les œuvres sont encore à naître. Les lecteurs du Cavalier bleu appartiennent à cette phratrie rebelle à l'ordre du temps, et disposée, le cas échéant, à ourdir contre l'usure de la vie quotidienne quelque conjuration magnifique.

Œuvre de résistance aux normes profanes de la mondialisation, œuvre de fidélité à un esprit français qui tient à la fois de l'épée de Pardaillan et de la secrète égide philosophale de la Délie, l'œuvre de Henry Montaigu s'inscrit dans la tradition de la liberté conquise, - fort différente de la liberté seulement octroyée. Cette tradition va de Rabelais à Sasha Guitry, en passant par Montaigne, Molière, Gobineau, Villiers de l'Isle-Adam ou André Suarès. Sachons que la liberté conquise est le signe immémorial de la franchise, et qu'être français ne saurait avoir d'autre sens que celui d'un exercice particulier de la liberté.

«  ... Et rentrer dans cette liberté d'esprit dont les charmes sont dangereux, à ce qu'ils disent, mais dont le bon emploi est certainement ce qu'il y a de plus utile au monde". Cette citation de Joseph Joubert, en exergue de La Baronne prodigieuse, répond à cet autre fragment: « Le léger domine le lourd. Quand la lumière domine l'ombre, quand le fin domine l'épais, quand le clair domine l'obscur, quand l'esprit domine le corps, l'intelligence la matière, alors le beau domine le difforme et le bien domine le mal. »

Ces questions de légèreté et de liberté vont bien au-delà du traité de style; elles rejoignent la théologie, et plus profondément encore, ce que René Guénon (auquel Henry Montaigu a consacré un ouvrage décisif, René Guénon ou la mise-en-demeure) nommait la métaphysique. On se tromperait fort en voyant dans cette perspective métaphysique une inclination excessive vers l'abstraction. Rien, j'en porte témoignage, l'ayant un peu connu, n'ennuyait autant Henry Montaigu que ces « idées générales » qui sont, bien plus que les faits, le fonds de commerce du journalisme de mauvais aloi. La métaphysique, dont s'emparent les poèmes, les récits et les chroniques de Henry Montaigu, comment mieux la définir que par une formule bien connue de notre cher Alcofribas Nasier: « Rombre l'os et sucer la substantifique moelle ».

A l'évidence, le monde n'est pas exclusivement à l'image de ses représentations les plus banales. Le cheminement initiatique du Cavalier bleu consiste précisément à sortir des représentations et à tenter l'approche de la présence, ce buisson ardent. L'œuvre de Henry Montaigu est une quête du Graal, mais sans pathos et sans excès d'humeurs, la vertu chevaleresque y étant toute désinvolture et légèreté. On peut aller fort loin sans forcer la note, en demeurant en accord, selon l'auguste loi des correspondances, avec l'areté homérique. La phrase de Joubert sur la légèreté donne le diapason du Cavalier bleu. Son pas le conduit hors de la lourdeur, de l'épaisseur et de la laideur vers des contrées belles, fines et légères comme des feuillages dans la lumière où séjourne le « souverain bien », qui est tout autre chose que la morale des moralisateurs. Où trouver le lieu et la formule de cette morale ? Mais encore dans l'Abbaye de Thélème: « Fay ce que voudras » !

Défenseur de l'idée de la France en tant que royaume, Henry Montaigu s'est toujours tenu à l'écart des travers et des transes des idéologies modernes. La France est un royaume, c'est l'évidence; encore faut-il comprendre que ce royaume n'existe que par des frontières sacrées. Parmi les auteurs de la seconde moitié du vingtième siècle, Henry Montaigu est sans doute celui qui sut porter le plus loin et le plus haut la méditation sur le sacré. On peut imaginer sans peine l'obsolescence des formes religieuses, mais le sacré lui-même ne saurait disparaître.

Dans La Couronne de feu, lecture symbolique de l'histoire de France, Henry Montaigu ébauche une nouvelle historiographie désencombrée du fatras des « sciences humaines » qui jargonnent à en faire perdre de vue lignes et couleurs. Ces prétendues « sciences » sont à la fois étrangères à l'esprit de finesse et à l'esprit de géométrie. Ajoutant des grilles d'interprétation les unes aux autres, elles brouillent la vision la mieux exercée. L'idée profonde, novatrice, qui jaillit de la lecture de La Couronne de feu est que l'histoire est trop sérieuse pour être laissée aux historiens; mieux vaut en laisser l'usage aux écrivains et aux poètes. L'histoire, en bien et en mal, est faite d'œuvres et de poésie, bien davantage que d'économie, de jurisprudence ou de traités; et d'autre part, l'histoire est un récit et le récit connaît ses lois musicales, son solfège et ses variations, comme l'âme humaine elle-même. « Certes, écrit Montaigne, c'est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l'homme », et c'est au chroniqueur d'exercer l'esprit de finesse; l'esprit de géométrie revenant à la considération des vastes orchestrations du symbole ou du mythe.

Les modernes ont reproché aux classiques d'avoir, selon le mot de Racine lui-même « pour seule règle de plaire au public ». Baudelaire fera l'éloge du plaisir aristocratique de déplaire. Remarquons seulement que ce n'est point tant l'auteur qui change de dessein que le public qui change de nature.

L'œuvre de Henry Montaigu se dégage, d'un fort mouvement, des querelles d'anciens et de modernes en montrant que la fidélité aux principes est l'inventrice des formes les plus libres. Classique par son refus de céder au culte morbide de la subjectivité, de l'outrance ou de la dictature de l'informe, et cependant au-delà de tout classicisme par son sens du mystère, son audacieuse plongée dans les hauteurs lumineuses du verbe, l'œuvre de Henry Montaigu mérite bien le titre d'œuvre par la diversité des forces qu'elle fédère, alors que tant d'ouvrages modernes ne sont que des travaux.

Poétique, théâtrale, narrative, doctrinale, historique, l'œuvre polyphonique de Henry Montaigu s'impose à nous, peu à peu, avec la même force que les œuvres de Fernando Pessoa, au Portugal, ou d'Ernst Jünger, en Allemagne. Cette force est celle des lecteurs. Le Cavalier bleu, comme Les Falaises de Marbre, sont des livres qui, selon le mot de Paul Morand, « ne sont aimés que de ceux qui les lisent ». Hasardons quelques réflexions mathématiques. Jusqu'à preuve du contraire, le nombre proportionnel de « jüngériens » ayant lu Les Falaises de marbre reste tout de même plus important que le nombre de "cartésiens" ayant lu Le Discours de la méthode ou Les passions de l'âme. L'œuvre de Henry Montaigu gagne son territoire par ses seules forces. Ainsi, la Sagesse du roi dormant nous est donnée comme un privilège que nous ne sommes pas encore obligés de partager avec les cuistres. Sagesse d'une élite, gnose romane des gradations et des justes hiérarchies vivantes dans la geste initiatique des héros comme dans la doctrine formulée par René Guénon - au grand scandale des bien-pensants, qui ne veulent pas comprendre que l'égalitarisme est la ruse du riche ! Sagesse du silence et de la contemplation, de la domination de soi-même dans le cœur des mondes qui est bien le seul recours de ceux qui n'ont que l'Etre, cet intime frémissement de la totalité, pour guerroyer contre le néant triomphant, contre l'usure dont parlait Ezra Pound dans ses Cantos, contre le mensonge de l'histoire linéaire.

« L'histoire est sphérique, écrit Henry Montaigu. La réalité la plus intérieure de l'histoire est sphérique. Elle ne devient linéaire, progressive, événementielle que par décadence, oubli des fondements et aboutit alors - davantage par le fait de la chute des temps que par l'effet des révolutions - aux diverses idéologies sociales et profanes du réalisme politique... Dans cette perspective, le rôle de la France doit être à la mesure de son histoire, de sa permanence à travers les temps et de son mystère. » Ce propos fut et demeure mal compris. L'histoire sphérique paraît contraire à la théologie de la Providence, alors qu'elle n'est qu'un refus du déterminisme et du progressisme. La linéarité est une croyance abusive en la loi de l'enchaînement des effets et des causes. Ce qui paraît déterminé, enchaîné, ne l'est jamais qu'après coup. Nous croyons voir une suite logique, alors que nous ne cédons qu'à la force de conviction de l'interprétation du déjà advenu. Reprendre sa liberté à l'égard du carcan de l'explication linéaire, fallacieuse car toujours postérieure à la preuve possible de sa pertinence, c'est retrouver les ressources profondes de la langue française, sa force ondoyante, son allure naturellement dégagée et prompte, par le fait, à s'affronter aux énigmes radicales de l'existence.

La triste habitude est déjà prise depuis quelque temps de déprécier systématiquement tous les écrivains français. A rebours de ce conformisme, l'œuvre de Henry Montaigu est pleine d'hommages, de signes d'intelligence adressés, par-delà les rets de l'espace-temps à ses semblables. Les auteurs qui, moins que d'autres, sont en proie aux affres de l'envie, entraînent leurs lecteurs dans l'excellente compagnie des fils de roi. Laissons les dénigrements aux « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Avec eux s'achèvent les heures du nihilisme. Aux pas du Cavalier bleu, franchissons la ligne qui sépare le nihilisme des retrouvailles avec les formes de nos songes, là où le Roi dormant s'éveille.

Le mythe du Roi dormant, qui court comme un filon d'or alchimique dans tous les livres de Henry Montaigu, n'est pas sans évoquer le mythe sébastianiste dans l'œuvre de Fernando Pessoa, magistralement éclairé par les études d'André Coyné, et ravivée par l'aventure politique et romanesque de Dominique de Roux. Le Cavalier bleu est, comme le recueil Messages de Pessoa, un livre héraldique et initiatique. Le roman, pour entrainant qu'il soit, avec ses courses, ses combats, ses paysages, est d'abord un moyen de connaissance; il donne de la réalité une vision stylisée, armoriée. L'œuvre comme armorial initiatique, comme palimpseste de la nature invisible et visible, rejoint, là encore, l'auteur d'Héliopolis, et plus en amont, les précis déchiffrements néoplatoniciens et pythagoriciens de Maurice Scève ou les grandioses méditations sur la Providence de Joseph de Maistre.

Le cœur de la Tradition est l'instant - ce qui se tient, immobile Thulée glorieuse, séjour du dieu dorique, dans l'immensité des eaux. Tout l'enjeu tient dans le défi: faire du sens de la Tradition la plus haute et la plus libre des exigences poétiques. A cet égard l'œuvre de Henry Montaigu témoigne de la précellence du poète sur le clerc. Tout est dit dans Opéra doré, procession liturgique du Logos-Roi qui donne son ultime chance à la spiritualité romane: « Rose héraldique /Voici le lys et le lotus / L'étang de jade et la royale Basilique/ Et la méditation devant le mont Mérou/ Et la source forestière de Notre-Dame-des-Aulnes ».

On pourrait appliquer à Opéra doré comme au Cavalier bleu, la définition que Paul Claudel donne du théâtre Nô: « Ce n'est pas quelque chose qui se passe, mais quelque chose qui arrive ». D'où la difficulté du lecteur moderne à entendre ce qui est dit. Habitué, dans l'extrême passivité du consommateur, à ne voir passer que des images et des mots qui renforcent l'illusion de la sécurité, le lecteur de ces dernières décennies vit dans un retard permanent, que soulignent les effets de la mode. Il n'aime que les choses passantes, car il est lui-même dépassé. Or tel est le mystère, la gloire des principes dont l'œuvre de Henry Montaigu témoigne, qu'ils arrivent comme l'éternité même. L'éternité ne passe pas, elle arrive. Elle est, dans l'inépuisable recommencement de l'Etre, ce qui revient sourdement, au rythme du cavalier, ou de façon fulgurante, comme dans le Traité de la foudre et du vent. Henry Montaigu n'est pas de ces prosateurs monocordes qui apparurent dans le sillage du « nouveau roman ». Son écriture obéit aux sollicitations diverses de la vision. La forme brève, aphoristique, du Prince d'Aquitaine, coexiste avec le chant. Après de brusques épiphanies, le poème devient cantate limpide: « Chevaliers du Saint Graal, je vous cède ma place/ Voici l'aube du jour/ D'Aquitaine le songe a déchiré l'espace / De l'étrange séjour... ».

Certes les monarchistes, s'ils étaient capable de le lire, auraient en Henry Montaigu leur plus grand auteur, avec de Maistre et Chateaubriand. Mais le Cavalier d'Aquitaine s'adresse aux hommes de poésie et de pensée, non aux hommes d'opinion, ce qui élargit singulièrement le champ de son œuvre tout en réduisant provisoirement le nombre de ses lecteurs. A dire vrai, Henry Montaigu n'est pas monarchiste, ni même royaliste (que vivent les nuances !) mais poète du Roi dormant. Son cœur suit le cours du temps. Chroniqueur, dans son Journal de Galère, écrivain prophétique, mais en commerce avec Sacha Guitry, Henry Montaigu se dégage des poncifs romantiques, gagne ses batailles dans cette « guerre du goût » qu'évoquait Philippe Sollers, et qui est sans doute, avant tout, une guerre française par-delà toute forme de nationalisme. La recouvrance métaphysique est recouvrance de la légèreté. Salubre comme un bon galop, roborative comme un vin d'Aquitaine, son œuvre est faite pour nous désembourber du pathos des idées aussi générales que fausses, de cette étrange et cruelle sentimentalité qui orne le monde le plus brutal qui soit.

Aux temps qui semblent annoncer le triomphe du libéralisme économique, des normalisations génétiques et du fondamentalisme, Henry Montaigu oppose résolument, et sans la moindre défaillance, l'esprit français qui, dans la tradition gaulliste mise en lumière par Dominique de Roux, souffle où il veut et comme il veut. L'esprit français, pour Henry Montaigu, est, à l'évidence, un esprit de fronde et de résistance, contraire au plat réalisme qui incite aux compromis et aux collaborations. L'esprit français, la tradition française, que l'œuvre de Henry Montaigu illustre de quelques-uns de ses plus beaux éclats, sont d'ordre héroïque et sacerdotal. Cet ordre n'est point d'un temps révolu, il est une possibilité permanente. Avant que la « nation » ne triomphe du Royaume et de l'Empire, avant que la soldatesque et la cléricature au service des bourgeoisies ne viennent éteindre les flammes chevaleresques et théologiques, il y eut une lignée de poètes dont l'œuvre de Henry Montaigu est le dernier (mais non l'ultime) surgeon. Car ce qui arrive, avec la force la poésie et ses symboles de feu, finit toujours, et contre toutes les apparences, par être victorieux de ce qui passe.

 

A propos de Henry Montaigu, voir aussi dans Fin Mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis, le chapitre intitulé Ce printemps d’Aquitaine. Et dans L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, le chapitre intitulé Digression toulousaine.

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18/12/2021

Du "Traité de la Foudre et du Vent" de Henry Montaigu:

 

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Luc-Olivier d'Algange

A propos du Traité de la Foudre et du Vent de Henry Montaigu.

 

«  L’avenir est à une chevalerie inconnue.

Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur.

Etoiles ensevelies, quel vent vous délivrera ?»

Henry Montaigu

 

De rendre à la parole humaine sa dignité, infiniment bafouée et profanée par les temps modernes, en éveillant la divine vertu des mots, leur sens qui toujours se situe au-delà des significations, dans une région aurorale et secrète, - l'œuvre de Henry Montaigu, dans sa magnifique solitude, fut aussi pour nous, attentifs au génie humain, non moins qu'à la vérité qui dépasse toute humanité, cette ardente promesse, cet orient, dont la seule existence suffit à donner au monde une plus grande légèreté.

Le style de Henry Montaigu était la légèreté même, non certes qu'il feignît la désinvolture, comme tant d'autres aujourd'hui, par l'usage immodéré de la litote; la vie fulgurante, la vie prophétique, tenait, pour lui, à la fidélité qui, de ses nuées, de ses éclairs, précède, en solennité légère, la chose dite. Sans la mémoire de cette solennité, tout rire n'est que ricanement, toute désinvolture n'est qu'impardonnable futilité.

Un titre résume à lui seul cette fidélité au silence qui précède et engendre toute manifestation: Traité de la Foudre et du Vent. La coïncidence des contraires, dont la vérité scintille dans les hautes œuvres rubescentes de l'Alchimie, s'anime dans ce titre, allusif, car il suscite la pensée sans forcer la conviction.

Alors que le terme de Traité implique l'ordonnance du Verbe selon une raison prévisible, voire selon une méthode, la Foudre, qui est la soudaineté même, et le Vent, qui souffle où il veut, sont des instances supérieures à tout enchaînement rationnel. Cette apparente contradiction est l'œuvre même, - flamboiement du heurt qui s'apaise et triomphe dans la clarté qui l'environne. Le Traité, entre des puissances que l'intelligence humaine juge contradictoires, unit, dans l'instant apocalyptique et la création d'une forme nouvelle, ce qui, de toute éternité, dans l'Intellect divin, n'a jamais été séparé.

Lorsque la parole rejoint, pour en témoigner, le silence qui la précède, comme la Foudre est précédé par le grondement du tonnerre, que le Vent devance, tout est dit. Et la prophétie du Vent, et la fulgurance qui stylise, peuvent, en effet, faire l'objet d'un Traité, - autrement dit d'une traduction, directement impliquée par ce registre de lumière dont la lecture nous est offerte comme un don à ce moment de notre existence où la présence des êtres et des choses frappe d'inconsistance le leurre du temps et l'illusion de la mort.

Nous comprenons alors que la Foudre et le Vent ont conclu, dans ce Traité, le pacte que la plume de Henry Montaigu paraphe, en nous laissant la responsabilité de répondre à l'appel de « l'amour du lointain » (selon la formule de Dostoïevski, reprise par Nietzsche). Car le plus lointain est aussi le plus proche et toute réponse juste à cette extrême et ardente proximité du lointain légitime le « répons » dont le vaste jeu est le loisir et l'infinie munificence de Dieu.

La verdoyante sagesse de la langue française est dans son étymologie. La réponse est de notre responsabilité, de même que la pensée est la juste pesée sur la balance d'or de l'Analogie qui laisse les choses correspondre les unes avec les autres dans la subtile harmonie des astres et des saisons. Car Henry Montaigu ne fut pas seulement poète et métaphysicien, il fut aussi romancier, dramaturge, historien, embrasant ainsi de poésie, le roman, le théâtre et l'Histoire, dans cette belle tradition de la littérature française qui sait dévouer à l'immanence une attention théologique, afin d'en élever le sens dans ses nuances et ses éclats.

L'Auteur du Traité de la Foudre et du Vent, fut ainsi le contraire d'un « spécialiste », c'est-à-dire un homme d'intelligence libre, avec ce sens du défi qui procède à la fois d'un tempérament audacieux et d'un détachement supérieur. Et par ce détachement, son œuvre fut, non point le panthéon d'une subjectivité despotique, mais le hiéroglyphe unique d'un discours plus vaste, celui de la France.

Lorsque les styles par trop se ressemblent, lorsque l'œuvre ne porte plus le sceau de l'Unique, ce discours devient bredouillement de syllabes mortes. Toujours l'uniformité fut, pour la France, une plus grande menace que le disparate. Or en ces temps journalistiques, l'œuvre de Henry Montaigu fut l'une des biens rares à manifester avec alacrité et ferveur, la persistance de la mémoire française, sans cesse insultée.

S'insurgeant contre la méconnaissance générale et systématique de ce que fut la France d'avant la Révolution, - c'est-à-dire non pas la « vieille France » mais la France juvénile et courtoise, amoureuse des fêtes et des Symboles, des amours et des combats, l'œuvre de Henry Montaigu eut ainsi pour mission de disposer l'âme de ses lecteurs à recevoir l'Héritage, non de dérisoires « valeurs » mais de Principes d'autant plus précieux qu'ils ne donnent aucune règle, aucune orthopraxie, mais nous exigent à la hauteur de ce « faire » et de ce « dire » qu'est la poésie, et que sans cesse il nous faut opposer au défaire et au dédire.

De même qu'il y a une façon d'affirmer son identité qui n'est que narcissisme collectif, impie, de même il existe une façon de s'appliquer à la coutume qui, dans l'oubli de la primordialité de la Tradition, est peut-être pire qu'une ostensible subversion. Dans cette guerre sainte pour la plus haute mémoire, s'inscrivent des œuvres telles que René Guénon ou la mise-en-demeure, et Culture d'Apocalypse:

« C'est parce que l'homme a le don de Voir qu'il a la possibilité de se régénérer. Le poète est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde.

Déserteurs: ceux qui feignent de tout comprendre pour n'avoir rien à faire, - et ceux qui feignent d'avoir tant à faire pour ne rien comprendre. »

Dans cette élévation du Chant, Henry Montaigu nous laisse un espoir de quitter les marges où vagabondent les déserteurs, activistes ou théoriciens, pour pénétrer au cœur d'une réalité dont la densité est celle du Symbole. Il n'est rien de plus réel qu'un Symbole. Le Symbole est, par lui-même, essence de la contemplation et de l'action, et l'œuvre qui sait le servir, loin d'être abstraite, se tient au cœur du réel en vertu d'une immémoriale maintenance des Principes.

Si, un matin, le bonheur nous était offert, d'assister à la fin du règne des Abstracteurs (dont le travail est d'abstraire la vie et de soustraire le monde à son principe), ce bonheur nous le devrions à l'élévation du Chant, comme une flamme issue de l'ardeur de l'être, et dont l'œuvre de Henry Montaigu sut nommer et servir l'unique souveraineté.

C'est ainsi que les réactionnaires ne s'y reconnaissent pas, et c'est heureux, car il n'est pas souhaitable de recueillir les suffrages de ceux qui rêvent de couronner l'imposture bourgeoise. C'est ainsi qu'il n'est point d'œuvre moins passéiste, toute attentive à ce qui advient, telle une révélation de l'être, jusque dans la nostalgie : « à travers ce qui demeure, afin de saisir ce qui est ». C'est pourquoi tout se joue dans l'immédiat, dans l'éveil de cette morale héroïque qui embrasse le plus vaste présent, car son présent, son don, est la présence même, telle qu'en l'imagerie médiévale se figure Notre-Dame, du haut du ciel.

Dans ses éditoriaux de La Place Royale, dans son Journal de Galère, Henry Montaigu n'aura cessé de lutter contre les forces qui réduisent la Tradition à la primauté du politique, étouffent l'amande vive sous les écorces mortes, débusquant l'esprit bourgeois, sous toutes ses formes, fussent-elles « royalistes » : « L'erreur répercute l'erreur jusqu'à la monstruosité », - de même que la Contre-révolution répercute la Révolution. D’où l’importance du détachement qui nous laisse entrevoir la duperie de l’Histoire profane, et l’importance du survol, sans quoi le travail de l’historien se réduirait à une compilation journalistique. Toute méditation sur le Royaume débute par le Chœur des Anges.

Mise-en-demeure à cette juste orée des ténèbres et des clartés, de l’Action et de la Connaissance, à cet instant précis dont nous tenons la certitude de l’Eclair, l’œuvre de Henry Montaigu convoque en nous ces vertus de promptitude et d’aventure qui donnent à la poésie la force d’échapper à son objet et au destin celui de se vaincre lui-même par la connaissance.

La connaissance requiert le caractère, dont le style témoigne. L’approche du Graal suppose le courage de rompre avec les conditions du monde, l’audace de n’en plus subir les lois. L’approche de la Coupe exige l’éloignement. Qui n’a connu, aux confins de son existence, cette brusque levée des intersignes, comme si le tissu de la réalité se resserrait pour mieux laisser voir entre les feuillages et les ombrages, les fées et les licornes ? Ces silhouettes légendaires qui préexistent à la réalité, y surgissent pour peu que la trame des apparences, rendue soudain visible par une plus grande acuité de l’entendement, nous consentions au Merveilleux, qui n’est autre que le réel le plus intense et le mieux ordonné.

 

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L'Ermitage aux buissons blancs, à propos des "Falaises de marbre" d'Ernst Jünger:

 

Luc-Olivier d'Algange

L'Ermitage aux buissons blancs 

 

« Si l’on examine le monde avec assez d’attention et de persévérance, on sera nécessairement amené à conclure qu’il ne peut avoir d’autre nature ni d’autre origine que spirituelle. Toutes les autres explications mènent à l’absurde, aboutissent dans des culs-de-sac et se terminent par le meurtre »

Ernst Jünger

 

La question n'a pas encore été résolue, ni peut-être même exactement posée, de savoir si Sur les Falaises de Marbre était une parabole, un récit allégorique, une transposition historique, une pure affabulation ou un récit symbolique. Ernst Jünger qui ne cessa jamais d'être suspect au regard des diverses expressions du fondamentalisme démocratique qui se succédèrent au pouvoir depuis la première guerre mondiale jusqu'à sa mort, prit le parti, après la défaite du nazisme, de défendre l'idée du caractère universel et intemporel de son récit, alors même qu'il eût, sans aucun doute, pu tirer avantage à insister sur la condamnation précise, et à peine voilée, du nazisme, que n'importe quel lecteur, animé de la plus élémentaire bonne foi, est amené à reconnaître dans les transparentes paraboles de ce récit héraldique.

Quand bien même quelques folliculaires eurent l'indécence, à la mort d'Ernst Jünger, de jeter sur ses orientations politiques de cette époque une suspicion, non seulement infondée mais fallacieuse et insultante, le moindre doute est aussitôt révoqué à la première lecture de Sur les Falaises de Marbre. Il n'est guère besoin de faire preuve d'une sagacité exemplaire, ni d'un esprit de prospection particulièrement audacieux pour reconnaître non seulement dans la figure du Grand Forestier et de ses lémures, mais dans la situation elle-même, une image de l'abomination allemande de ces temps-là: « …une étroite frise ornant le pignon se refermait sur lui, qui semblait comme formée d'araignées brunes... »

Le règne des « araignées brunes » suppose l'abandon de toute éthique noble. Son propre sera la dureté extérieure et la mollesse intérieure. Une modernité se dessine, à la fois complaisante à l'égard d'elle-même et impitoyable pour les autres. Morale canine, cynisme vulgaire symbolisé par la meute mise au service de la profanation: « Le roi de la meute pourpre était Chiffon rouge, cher au Grand Forestier, parce qu'il descendait en droite ligne du chien Becerillo, dont le nom est lié de manière tellement sinistre à la conquête de Cuba. On raconte que son Maître, le capitaine Iago de Senazda, pour régaler les yeux de ses hôtes avait devant eux fait mettre en pièce par cette bête les Indiennes captives. Ainsi ne cessent de revenir dans l'histoire humaine, des moments où elle menace de glisser au pur règne du démoniaque. »

Ce n'est pas seulement la nature du Mal qui est décrite en tant que telle, c'est aussi son mode opératoire moderne, lié aux circonstances historiques, à la mentalité, aux styles et aux opportunités du temps. Si la leçon métapolitique de Sur les Falaises de Marbre est bien destinée à s'étendre au-delà de l'Allemagne qui lui est contemporaine, c'est tout de même à partir de ce point que la démonstration se fait, qu'elle trouve ses exemples, ses arguments, susceptibles d'être, par malheur, étendus. L'intemporalité du récit, son caractère exemplaire, paradigmatique, sont paradoxalement situés. Ce que Jünger nous suggère, c'est l'idée du point de départ d'une nouvelle manifestation du Mal. Ce Mal revient, il n'a, certes, jamais cessé d'être, mais certaines circonstances sont propres à le favoriser, à lui donner une ampleur et une puissance méconnues jusqu'alors. Ainsi l'exemplarité du récit a pour fonction moins de nous éclairer sur d'anciennes manifestations que sur de toutes nouvelles, qui sont encore en germe et qui appartiennent peut-être davantage à l’avenir qu'au présent.

La stratégie de prise de pouvoir du grand Forestier est, à cet égard, fort éclairante. Elle s'applique, avec une évidence aveuglante au nazisme, mais pas seulement : « C'était là un trait magistral du grand Forestier: il administrait la frayeur par doses légères, qu'il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu'il jouait dans ces troubles savamment préparés à l'abri de ses forêts était celui d'une puissance d'ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l'élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l'on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la population à la raison. Le Grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d'abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet. »

S'il y eut des Allemands, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, Ernst Jünger ne fut manifestement pas de ceux-là. Non seulement il voit, mais il discerne des signes précurseurs, ce dont nos contemporains spécialisés en courages et dénonciations rétrospectifs sont bien incapables: «  Aussi les signes précurseurs demeurèrent-ils inaperçus. Lorsque les bruits coururent d'émeutes dans la Campana, il sembla que ce fussent les anciennes querelles de l'esprit de vengeance qui se ravivaient, mais l'on apprit bientôt qu'elles étaient assombries de traits nouveaux et insolites. Le noyau d'horreur barbare qui avait atténué la violence allait en se perdant; il ne restait plus que le simple crime. On avait aussi l'impression que dans les ligues et les clans s'étaient glissé des espions et des agents venus des forêts pour s'emparer d'elle à des fins étrangères. Les anciennes formes perdaient ainsi tout sens. De tout temps, par exemple, quand on découvrait à un carrefour un cadavre, la langue fendue d'un coup de poignard, on savait qu'un traître venait de succomber. Après la guerre d'Alta-plana, on pouvait aussi rencontrer des morts qui portaient de telles marques; mais chacun savait désormais qu'il s'agissait de victimes de la pure cruauté. »

Mais sommes-nous désormais assez avisés, avons l'esprit assez « précurseur » pour comprendre que nous sommes toujours « après la guerre d'Alta-plana » ? La gnose de Sur les Falaise de Marbre ne vaut pas seulement par le regard en arrière mais par un exercice de prospection qui nous inclinerait, si nous en avions l'audace, à déchiffrer certaines configurations présentes - ainsi que Jünger sut le faire, dès 1939, date de la parution de Sur les Falaises de Marbre : « Habituellement, une bande, conduite par des gens des forêts, se présentait alors devant les fermes, et quand on lui refusait l'entrée, faisait sauter les serrures. On nommait aussi cette engeance les Vers de Feu, car ils attaquaient les vantaux avec des poutres sur lesquelles brillaient de petites lumières. D'autres expliquaient ce nom par le fait que, leur assaut mené à bien, ils soumettaient les gens au supplice du feu pour apprendre où l'argent était caché. On racontait d'eux en tout cas les choses les plus viles et les plus basses dont l'homme soit capable. Il leur fallait encore, pour éveiller l'effroi, empaqueter les cadavres dans des caisses ou des barils; et cet épouvantable chargement était expédié, avec les transports qui venaient de la Campagna, à la parenté de la maison même. » De sorte que « l'on vit ainsi prospérer de sombres avocats qui protégeaient l'injustice devant les tribunaux et dans les petites tavernes des ports, les ligues eurent leurs libres repaires. On pouvait voir à présent à leurs tables les mêmes figures que là-bas autour des feux de la steppe; là s'asseyaient et semblaient sommeiller de vieux bergers, les jambes enveloppées de peaux de bêtes, à côtés d'officiers qui depuis la guerre d'Alta-plana étaient à la demi-solde; et tout ce qu'on trouvait de chaque côté des Falaises de marbre en fait de gens aigris ou avides de changement, avaient accoutumé de boire ici et se croisaient sur le seuil, comme à l'entrée de sombres quartiers généraux... » Et Jünger, non sans témérité, d'ajouter: «  Les actes de banditisme que la Campagna connaissait déjà se renouvelaient alors, et les habitants étaient enlevés à la faveur de la nuit et du brouillard. Nul n'en revenait; ce que nous entendions chuchoter de leur destin parmi le peuple faisait songer aux cadavres des lézards que nous trouvions écorchés sous les falaises, et nous remplissaient le cœur d'affliction.»

Sur les Falaises de Marbre, récit intemporel, fait l'exact portrait du temps; mais ce temps est aussi le nôtre. Le récit n'est pas réaliste mais, comme toute l'œuvre de Jünger, héraldique et initiatique. L'analogie, loin de devoir être circonscrite aux événements historiques qui la virent naître et dont elle témoigne avec courage, se prolonge jusqu'à nous. Il n'est pas dit que notre temps ne recelât point ses grands Forestiers, que notre « Marina » et notre « Ermitage aux buissons blancs », c'est-à-dire notre culture romane et nos havres de méditation et de prière, ne fussent point menacés, ni que les armes de la résistance spirituelle que nous propose Jünger eussent perdues de leur efficience: « Dans les batailles qui menaient tout droit aux chasses à l'homme, aux embuscades, aux incendies, les partis perdirent toute mesure. On eut bientôt l'impression qu'ils se considéraient à peine entre eux comme des êtres humains, et leur langage s'emplit d'expressions qui n'ont cours d'habitude que parmi cette engeance que l'on doit extirper, détruire et passer par le feu. Ils ne savaient reconnaître le crime que dans le parti opposé, cependant qu'ils tiraient gloire chez eux de ce qui chez l'adversaire méritait le mépris. Tandis que chacun tenait les morts des autres pour tout juste dignes d'être enterrés de nuit et sans lumière, il fallait que les siens fussent revêtus du suaire de pourpre, il fallait que retentisse l'ebernum et que l'aigle s'envole, qui s'élance vers les dieux, vivante image des héros et des croyants. »

Telle est la force du récit poétique de contenir à la fois le présent et l'avenir par l'exercice d'un passé légendaire. L'imparfait mythique du récit indique un « illo tempore » chargé de tous les possibles. L'imparfait désigne non seulement un moment du passé mais une temporalité illimitée. Lorsqu'il évoque l'existence avant que survienne le grand Forestier et ses lémures, Jünger accroît encore cette infinitude du passé par l'expression « maintes fois ». Ce « maintes fois » nomme l'inépuisable richesse du moment présent, éternisé, son retour, à chaque fois sur un point plus haut de la spirale qui s'élance vers l'Hors du Temps... Tout ce qui a un sens, tout ce qui porte en soi une plénitude, une nostalgie et une promesse est prédestiné à revenir. Sans doute est-ce précisément à ce grand ordre du retour, dont témoignent également les vignes et les livres (et dont Jünger souligne qu'ils font l'objet de la détestation du grand Forestier) que s'en prendront les forces néfastes qui régentent l'Age Noir: «  Plus doux est encore le souvenir des années que nous versa le ciel si ce fut une soudaine épouvante qui les termina. »

La terreur que décrit Sur les Falaises de Marbre n'en révèle que davantage la beauté des années versées par le ciel. Ce que le ciel donne au regard, c'est d'abord la possibilité de voir par-delà les apparences, de vaincre l'opacité, l'étrangeté et l'impénétrabilité du monde extérieur: «  Nous regardions comme avec des yeux auxquels il est accordé de voir l'or et les cristaux qui courent en veines brillantes dans la profondeur des terres vitreuses.» Le site de l'émerveillement est le bien-nommé « Ermitage aux buissons blanc ». Le merveilleux et la connaissance, loin d'être opposés, ou même distincts, s'unissent dans la méditation de l'ermitage. Pour voir l'or et les cristaux « qui courent en veines brillantes dans les profondeurs de la terre vitreuse » c'est à-dire pour voir au-delà des apparences profanes, il faut se retirer du monde, de ses entraînements vers l'accessoire et le superficiel. Un ermitage est nécessaire, et le feu blanc des buissons qui ardent autour de lui portent vers l'ermite, épris de mystère et de connaissance, l'esprit qui vivifie contre les tentations de la lettre morte auquel les savants ne succombent ni moins ni plus que les ignorants.

De même que le grand Forestier et ses lémures sont la figure paradigmatique de la barbarie, l'Ermitage aux buissons blancs est celle de la civilisation, ou, plus exactement d'une civilité encore vive de la sapience profonde des êtres et des choses sans laquelle toute culture n'est qu'un simulacre. Ce qui se trame dans cet ermitage, l'œuvre qui s'y accomplit appartient à cet ordre de pensée dont les rares heureux qui, par exemple, ne réduisirent point l'œuvre de Novalis à une apologie de l'irrationnel, furent les récipiendaires. Cette sapience tient à la fois de l'observation exacte de la nature et du déchiffrement des signes de la surnature. Le moins que nous puissions accorder à la nature, c'est que nous en faisons partie, - sans oublier que l'ensemble est mystérieusement supérieur à la somme des parties qui la compose.

Cette mystérieuse supériorité est l'objet de la quête du narrateur et de son frère Othon. La sapience de l'Ermitage aux buissons blancs se distingue du savoir moderne prométhéen ou faustien par le bonheur. L'irréfutable signe de l'approche de la sapience est l'allégresse: « Là-haut, je restais longtemps encore assis à la fenêtre ouverte, plein d'une immense allégresse et mon cœur sentait l'existence entière dérouler du fuseau ses fils d'or ». Le bonheur de la sapience est aussi une sapience du bonheur. A quoi bon une science malheureuse, dédaigneuse des dons prodigieux ? La vérité, ce point de haute pertinence où s'unit l'entrecroisement des fils d'or que la nature médite en secret, est désigné comme un instant magique, une pure joie déployée dans la considération attentive et rêveuse: «  Et j'étais familier de cet instant où le cœur cesse de battre, où nous pressentons, dans la fleur qui s'ouvre, les mystères qu'enferme en elle toute semence. Jamais cependant la splendeur des croissances ne m'avait été aussi sensible que sur ce plancher couvert d'un arôme de verdure depuis longtemps fanée. »

Le cœur cesse de battre, le temps se suspend, et la semence et la fleur s'unissent en une même méditation. Cette contemplation méditative n'a rien d'abstrait; elle n'est pas sans pouvoir sur le monde. La contemplation, pour Jünger, n'est pas détachée de l'action, elle est la semence qui fleurit en actes. La sapience, au sens médiéval et jüngérien, n'est pas seulement une théorie qui peut être ou ne pas être suivie d'une praxis, elle accorde en un même pas la contemplation et l'action, ou, plus exactement, elle fait de la méditation active du poète, une puissance: « Je sentais croître en même temps que notre science les forces qui permettent d'affronter les puissances de la vie et de les dominer comme on conduit les chevaux par la bride.» Pour Jünger, la méditation est, en soi, une puissance. Elle ne précède, ni ne succède à la puissance mais la suscite et l'anime par sa capacité de saisir en un même regard la semence et la fleur, le principe et son épanouissement visible, la cause et l'effet: « L'acte authentique se reconnaît tout spécialement à ce qu'en lui le passé même trouve son accomplissement. » Parce qu'elle nous porte dans cet au-delà du temps qui est le cœur du temps, la sapience nous confère la puissance qui seule peut faire obstacle aux menées ténébreuses du grand Forestier et de ses serviteurs obséquieux et brutaux.

Sur les Falaises de marbre dépasse les circonstances particulières qui entourent leur écriture et s'y reflètent avec exactitude par cela même que la guerre qu'elles décrivent entre la puissance et le pouvoir est de tous les temps. L'autorité et la puissance de la sapience des buissons blancs s'opposent au pouvoir du grand Forestier de la même façon que la courtoisie s'oppose à la goujaterie. C'est bien à tort que l'on considère la goujaterie comme un mal mineur. Elle participe de la même logique que les massacres. L'autorité et la puissance que la sapience des buissons blancs confère à ses adeptes rend seule possible la condition élémentaire de la morale - de même que le Bien est rendu possible par le Vrai et le Beau - qui exige que nous ne considérions point autrui comme un objet ou un outil. Ainsi, à propos du frère Othon, esprit libre par excellence, Ernst Jünger écrit: « Il avait pour principe de traiter les hommes qui nous approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d'un long voyage. Il aimait aussi nommer les hommes les optimates, signifiant par-là que tous autant qu'ils sont, ils forment l'aristocratie naturelle de ce monde et que chacun d'eux peut nous apporter l'excellent. Ils les concevaient comme des réceptacles du merveilleux et, créatures suprêmes, il leur accordait des droits princiers. Et réellement, je voyais tous ceux qui l'approchaient s'épanouir comme des plantes qui s'éveillaient du sommeil hivernal, non point qu'ils devinssent meilleurs, mais parce qu'ils devenaient davantage eux-mêmes. »

 

Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages. 18 euros. 

Couverture Le déchiffrement du monde

Quatrième de couverture:

L'oeuvre d'Ernst Jünger, connue surtout pour ses récits et journaux de guerre, est loin de s'y réduire. Une pensée originale s'aventure à méditer sur le cours et la nature du Temps, les titans et les dieux, les nervures secrètes des songes, les analogies et les symboles.

Qu'en est-il des chasses subtiles, de la vision stéréoscopique, du regard panoramique, des synesthésies et de l'art de l'interprétations, des aruspices et du rapport des hommes avec le végétal et la pierre, avec le nuage, la vague ou la flamme ? Qu'en est-il de la rébellion contre l'uniformisation des êtres et des choses, du recours aux forêts, de cette forme supérieure de liberté dont témoigne l'Anarque envers et contre tous les totalitarismes ostensibles ou discrets ? Que nous dit l'entretien persistant et vivace d'Ernst Jünger avec les oeuvres de Novalis, Hölderlin, Nietzsche ou Heidegger ? Comment comprendre ce dessein, poétique et gnostique, qui va, à l'impourvue et par fragments, vers une victoire sur le nihilisme ? Comment s'approcher de cette initiation à la vie magnifique, voire à une nouvelle théodicée ?

Dans cet ouvrage qui, non moins qu'une suite d'essais, est le récit d'un long compagnonnage avec l'oeuvre, l'auteur nous apporte quelques réponse à ces questions, et d'autres, qui sont autant d'étapes d'une cheminement vers le Domaine Perdu, vers cet ermitage aux buissons blancs où il nous sera donné comprendre que le monde visible est l'empreinte d'un sceau invisible.  

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17/12/2021

Raymond Abellio, le roman du huitième jour:

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Luc-Olivier d’Algange

Raymond Abellio, le roman du huitième jour

 

« Je n'étais qu'une ombre parmi les ombres, mais je sentais bouger en moi ce monde ultime où la pensée devient acte et purifie le monde, sans geste ni parole, toute seule, par la seule vertu de sa rigueur, de sa claire magie. »

Raymond Abellio

 

Le roman « idéologique » de Raymond Abellio outrepasse l'idéologie au sens restreint d'une partialité humaine, liée à des appartenances ou des circonstances historiques. C'est un roman engagé dans le désengagement, décrivant les conditions de l'advenue de l'Inconditionné. En allant aux confins de la psychologie, il importe à l'auteur de passer de l'autre côté, là où toute psychologie devient métaphysique, toute politique, gnose. Le roman d'Abellio s'achemine vers la « conversion du regard », ou, mieux encore, il est le cheminement de la conversion du regard à travers les apparences d'un monde transfiguré, impassible et lumineux, où les ténèbres mêmes sont devenues les ressources profondes du jour. Qu'importe un récit qui n'a pas pour ambition ultime de dire le huitième jour ? Qu'importe un personnage dont l'auteur n'ôte point le masque humain ? Qu'importe une histoire qui n'est point le signe visible d'une hiéro-histoire ? Qu'importe le visible s'il n'est point l'empreinte de l'invisible ? Qu'importe l'instant qui ne tient pas au cœur de l'éternité ?

La vaste orchestration abellienne, dont l'ambition romanesque n'est pas sans analogie avec celle de Balzac, semble n'avoir d'autre dessein que ce basculement à la fois final et inaugural dans l'éternel. Mais pour abolir le Temps, pourquoi écrire romans et mémoires qui semblent être, au contraire, des modes d'accomplissement de la temporalité ? Pour quelles raisons Abellio, qui visait à une sorte de monadologie leibnizienne appliquée à l'épistémologie contemporaine, ne s'est-il point limité à l'exposé didactique de la structure absolue ? « Ma plus haute ambition écrit Raymond Abellio, c'est en effet d'écrire le roman de cette structure absolue, à travers les bouleversements qu'entraîna pour moi cette découverte, et d'écrire à ce sujet non pas un essai philosophique romancé, ou un roman bâtard, mais un vrai roman, celui de ma propre vie, replacée dans cette genèse, et, à cet égard, toute vie sachant reconnaître les signes est selon moi un sujet d'une valeur romanesque sans égale, le seul sujet. »

La structure absolue de Raymond Abellio se distingue d'abord du structuralisme universitaire en ce qu'elle est une structure mobile. La structure absolue n'est pas un schéma mais un tournoiement de relations qui s'impliquent les unes dans les autres, jusqu'à ce vertige que Raymond Abellio nomme « le vertige de l'abîme du Jour ». Or, qu'est-ce qu'un roman lorsqu'il se délivre du positivisme sommaire de la psychologie et de la sociologie, sinon la victoire de « l'abîme du jour » sur « l'abîme de la nuit » ? Les forces obscures, destructrices, qui hantent les personnages d'Abellio (et ne sont pas sans analogie, à cet égard, avec ceux de Dostoïevski) sont la « matière première » au sens alchimique, du Grand-Œuvre qui portera le roman idéologique jusqu'à l'incandescence du roman prophétique. Le paroxysme de l'événement est effacement de l'événement.

Drameille, dans La Fosse de Babel, précise que l'on ne peut décrire un effacement. En revanche, il est possible, à l'écrivain de l'extrême, de décrire un paroxysme, « cette floraison d'un Dieu si plein de lui-même que martyrs et criminels s'y confondent. » Avant la grande libération solaire, impériale, il faut passer par l'ascèse nocturne de l'action. «  Les hommes, écrit encore Abellio, ne retrouveront le sens du sacré qu'après avoir traversé tout le champ du tragique. » La passion encore invisible du « dernier Occident » s'accomplira dans « la montée nocturne du roman où s'efface sans cesse et se renouvelle le pouvoir des mots. »

L'œuvre de Raymond Abellio rejoint ainsi l'ambition continue de la philosophie grecque, des présocratiques jusqu'aux néoplatoniciens, qui est de changer l'Eris malfaisante en Eris bienfaisante: « Les hommes les plus torturés par l'impossible peuvent passer pour des êtres en repos, mais leur passivité met en action, dans l'invisible, les forces les plus puissantes ». Le parcours de Raymond Abellio, de la politique à la gnose, relate ce passage de l'Eris néfaste à l'Eris faste. L'ascèse personnelle de Raymond Abellio consistera pour une grande part à juguler en lui la violence tragique et dostoïevskienne de l'ultime Occident et à dépasser, par le haut, le nihilisme des idéologies antagonistes: « Il fallait alors regrouper secrètement, au-delà de toutes les idéologies, la minorité européenne déjà consciente de sa future prêtrise. ». Le premier chapitre du roman significativement intitulé Heureux les Pacifiques débute précisément par un meurtre inaccompli. L'ennemi véritable n'est pas celui que paraissent désigner, au demeurant de façon toujours obscure ou aléatoire, les circonstances historiques. L'Ennemi véritable est le Moi. Pour atteindre le Soi, il faut tuer le Moi. Les romans d'Abellio décrivent l'élévation transfigurante, avec ses dangers, ses écueils et ses échecs, de la « petite guerre sainte » à la « grande guerre sainte ».

L'œuvre de Raymond Abellio est de celles pour qui le monde existe. Là où le romancier du singulier ratiocine en exacerbant son recours à l'analyse psychologique ou en se perdant en volutes formalistes, le romancier de l'extrême vit son œuvre comme « la triple passion de l'éthique, de l'esthétique et de la métaphysique. »Le singulier enferme l'individu en lui-même. L'extrême le conduit à ses propres limites qui non seulement le révèlent à lui-même mais changent le miroir du Moi en une vitre murmurante, voire en un vitrail dont les couleurs sont clairement délimitées mais dont les accords sont infiniment variés par le mouvement de la lumière. Les rosaces des cathédrales sont les figures versicolores de la Structure Absolue. A la fois dans le temps et en dehors du temps, révélant l'éternité par la mobilité de ses dialectiques entrecroisées, la structure absolue circonscrit « l'abîme du jour » de la conscience dans sa rotation solaire, dans son ensoleillement génésique. Tout pour le romancier, comme pour le gnostique (et la phénoménologie husserlienne dont se revendiquera Abellio se définit elle-même comme une « communauté gnostique ») se joue dans la conscience, qui est « le plus haut produit de l'être ».

Le roman digne de ce nom, qui entretient encore quelque rapport avec une spiritualité romane, sera donc le roman d'une ou de plusieurs « consciences en action ». A la ressemblance des romans de Stevenson, de Conrad ou de John Buchan, les romans d'Abellio inventent des personnages qui se mesurent aux évidences et aux ténèbres du monde. Ces personnages « lucifériens » ne croient point abuser de leurs forces en allant « au cœur des ténèbres », voire au cœur du « typhon ». Leur quête de l'immobilité centrale passe par l'expérimentation des tumultes et des tourbillons les plus périlleux. N'est-il point dit dans les récits du Graal que le château périlleux « tourne sur lui-même »? Pour n'être point rejeté dans les ténèbres extérieures, il importe de saisir au vif de l'instant l'opportunité excellente. C'est bien cette prémisse qui donne à la gnose abellienne le pouvoir de subjuguer le récit et de susciter un romancier qui, en toute conscience, domine son genre, sans nuire à l'impondérable vivacité: « Chaque fois j'ai vécu d'abord, réfléchi ensuite, écrit enfin. J'ai même parfois revécu assez vite pour être obligé de détruire ce que j'avais écrit. Mais qui me comprendra ? Un seul roman dans toute ma vie, ce devrait être assez, quand la vie est finie en tant que récit et qu'en tant que réalité, elle commence. »

Alors que Les Chemins de la liberté de Sartre ou les Déracinés de Barrès s'alourdissent de l'insistance avec laquelle leurs auteurs défendent leur thèse, la trilogie abellienne (ou la tétralogie, selon que l'on y intègre ou non son premier roman Heureux les Pacifiques) fait jouer la Structure Absolue dans tous les sens et se refuse aux vues édifiantes, laissant au lecteur la possibilité d'une lecture périlleuse, où la conscience ne peut compter que sur ses propres pouvoirs pour discerner le Bien et le Mal, autrement dit, la Grâce et la pesanteur. Si Abellio est bien le contraire d'un donneur de leçon, il est fort loin de se complaire dans un immoralisme qui ne serait que la floraison parasitaire de la morale qu'il condamne. Il peut ainsi fonder une éthique, directement reliée à l'esthétique et à la métaphysique. La morale abellienne est cette fine pointe où la pensée de Nietzsche rejoint la théologie de Maître Eckhart.

Dans leurs fidélités et dans leurs transgressions, c'est bien à la recherche d'une morale que s'en vont les personnages de Raymond Abellio et à travers eux, Raymond Abellio lui-même. Mais cette morale n'est pas une morale utilitaire, une morale de la récompense ou du marchandage, mais une morale héroïque et sacerdotale. Pour Raymond Abellio, le péché, c'est l'erreur. A ce titre, le péché ne doit point conduire à la culpabilité mais à un repentir, au sens artistique. Le penseur est un archer: il doit apprendre à ajuster son tir. Pécher, c'est rater le cible. La méditation du repentir favorise une plus grande exactitude. Le moralisateur se trouve en état de péché continuel, lui qui à force de s'occuper des archets d'autrui, ne cesse de manquer, dans sa propre relation au monde, la cible du Bien, du Beau et du Vrai. A cet égard, l'œuvre de Raymond Abellio relève bien d'une ascèse pascalienne.

Les romans de Raymond Abellio sont pascaliens par leur dramaturgie qui décrit la rencontre, à travers les personnages, de l'esprit de finesse, qui saisit les nuances du moment, et de l'esprit de géométrie, qui entrevoit les vastes configurations où s'inscrivent les destinées humaines, collectives ou individuelles. L'œuvre de Raymond Abellio n'est pas moins novatrice lorsqu'elle délivre le sens du destin, le fatum des tragédies et des romans de Balzac, du déterminisme purement naturaliste où l'entraînent les intelligences rudimentaires. Dans La Fosse de Babel ou Visages immobiles, le destin individuel n'a pas une moindre signification que le destin collectif. L'individuel et le collectif s'entretissent si bien qu'il n'est aucune complexité, ni aucune puissance, qui ne dussent être saisies et dominées par l'entendement. Loin de soumettre l'individu, de lui ôter son libre-arbitre, l'interdépendance universelle, qui est l'apriori théorique de la Structure Absolue, restitue la personne à sa souveraineté bafouée par l'individualisme de masse des sociétés occidentales modernes. Si les mouvements majestueux des astres influent sur nos destinées, Abellio ne manquera pas de rappeler qu'un homme qui étend ses bras change l'ordre des constellations, fût-ce de manière infime. Mais qui est juge de l'importance de l'infime ou du grandiose ? Lorsque l'esprit de finesse coïncide avec l'esprit de géométrie, l'infime et le grandiose s'impliquent l'un dans l'autre dans un ordre de grandeur où la qualité entre en concordance avec la quantité sans plus être écrasée par elle, comme par sa base, la pointe d'une pyramide inversée. Tout auteur, qui n'entend pas être réduit au rôle de pourvoyeur de distractions ou d'homélies à conforter la bonne conscience du médiocre, ne peut témoigner en faveur de son art sans avoir entrepris, au préalable, une critique radicale des morales, des valeurs et des savoirs qui prétendent au gouvernement absolu des hommes par l'exclusion de toute métaphysique et de toute transcendance. Conjoignant la finesse du romancier et la géométrie du métaphysicien, s'inscrivant ainsi dans la voie royale de la haute-littérature (qui, de la Délie de Scève jusqu'aux Nouvelles Révélations de l'Etre d'Antonin Artaud, n'a jamais cessé de relever le défi que le prophétisme adresse à la raison non pour détruire la raison mais pour en exaucer le vœu secret dans les arcanes du Logos-Roi) l'œuvre de Raymond Abellio définit l'espace nécessaire aux nouvelles advenues de l'Intellect.

Ces advenues seront transdisciplinaires, impériales, européennes, tiers-incluantes et gnostiques. « Si aujourd'hui, en Europe, écrit Raymond Abellio, la politique n'est plus qu'affairisme ou futilité, une supra-politique est train de naître, qui n'est encore que pressentiment et reste au stade de la non-politique. Le grand drame intérieur de Kierkegaard, Dostoïevski, Nietzsche, Kafka et Husserl, qui s'est dilué chez les épigones en scolastiques de minuties incapables de rapprocher les signes, devient le drame même de l'histoire. Sur la sous-humanité, par une juste compensation, une surhumanité tente de naître. Dans un monde où toute relation véritable est rompue, elle seule vit, dans sa solitude, la triple et unique passion de l'éthique de l'esthétique et du religieux, d'où sortira un comble de relation: une religion nouvelle. »

Est-il même nécessaire de préciser que cette « surhumanité » n'a rien de darwinien, qu'elle ne se rapporte nullement à quelque évolution biologique mais demeure, tout comme la « religion nouvelle » essentiellement christique, comme une éternelle possibilité de la Sophia perennis ?

 

 

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16/12/2021

"Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie":

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Luc-Olivier d'Algange

Le Ciel de Cambridge

 

Mieux qu'une biographie, ou un essai, l'ouvrage de Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, est un récit. Au lecteur sera ainsi épargné cet amas de détails oiseux dont les biographes laborieux alourdissent leurs livres ainsi que la prétention exégétique qui considère, au point de s'en laisser hypnotiser, les contextes, les paratextes et les intertextes, en oubliant ce dont l'œuvre témoigne et ce qu'elle nous dit.

Le livre Philippe Barthelet lève cet énigmatique interdit, par amitié; il devient soudain possible d'entendre une œuvre, hors du brouillage des sciences humaines, c'est-à-dire le plus simplement du monde, - accordée à toutes les nuances et toutes les profondeurs. A quoi bon écrire à propos d'un poète si ce n'est pour donner à comprendre la poésie même, si le propos n'est pas lui-même écume dans l'écume du sillage rapide qui précède le poète et le voue à se souvenir de ce qui apparaît et de ce qui disparaît ? Etre vivant pleinement, c'est comprendre que nous sommes des apparences, - fugaces. Les Grecs nommaient les dieux « Ceux qui apparaissent », comme le sont aussi, tel Rupert Brooke, et par excellence, « ceux qui sont aimés des dieux ».

De la mort qui couronne la vie la plus loyale et la moins morbide qui soit, la plus entière, - avec le regard de Janus, ce double-regard platonicien, - accordée, comme le sont les fleurs qu'il sut nommer, au Ciel très-haut qu'elles reçoivent, et dont elles disent, en corolles, le vrai secret, - Rupert Brooke de s'y savoir, en soldat, tôt destiné, nous apporte la sapience, fière et légère: nous apparaissons pour disparaître et faire apparaître de l'invisible. Ainsi se divulgue le secret d'exil de ceux qui, éperdument, aimèrent la forme belle, et qu'à tort on accusa d'être des esthètes. « La poésie, écrit Philippe Barthelet, est mémoire de la réalité et l'on ne peut voir, l'on ne peut sentir que si l'on se souvient, - si l'on se "recorde" en reprenant ce vieux verbe indispensable que l'anglais nous a gardé, indispensable, puisque l'organe de la mémoire est le cœur. »

Ainsi en est-il de notre pays et de notre âme. La paresse humaine incline trop à penser que tout va de soi. S'il n'est un poète pour réaccorder, tout n'est que discordance et confusion. Notre pays est toujours celui qui est le plus loin de nous. Les paysages sous nos yeux exigent le plus grand voyage, et notre langue une attention toujours neuve et ressouvenue. Plus on s'attarde dans le temps devenu espace « à contempler tout le jour le ciel de Cambridge » et mieux ce temps devient une réverbération de l'éternité, où nous sommes déjà, sans exactement le savoir, sauf par exception: « I only now that you may lie/ Day-long et watch the Cambridge sky... ». Savoir seulement qu'à être là, toujours là et ailleurs, - nous sommes d'un ailleurs qui dit l'ici-même.

La vie ne suffit pas, mais encore faut-il y consentir, s'en élever, par l'honneur, sans quoi l'on sombre dans le ressentiment. Le poète est là pour nous rappeler qu'à ce monde nous n'appartenons pas et que la beauté n'est que la splendeur de notre ressouvenir à ne pas lui appartenir. « Le poète, écrit Philippe Barthelet, apprend au monde qu'il chante qu'il est digne d'être chant, et le chant du poète ajoute au monde son éclat, il en augmente la réalité. Palladium contre la flétrissure de l'âge moderne, en ces jours si éloignés des piétés heureuses... »

Les temps ne sont plus, et Rupert Brooke le savait; mais s'ils ne sont plus, ils sont en attente, en attention, dans le temps pur, car purifié des représentations qui le hantent, de ces spectres qui ne sont plus des dieux, comme le savait Novalis; - le temps d'attente ardente est silence: « Faire silence, écrit Philippe Barthelet, dans son esprit et plus encore dans son cœur, pour que les mots ne fassent pas d'ombre à l'épiphanie du réel, - ce que Rupert Brooke appelle poésie, dont on ne peut dire qu'il y revient toujours – parce que jamais il ne s'en éloigne. »

Que la vie et la poésie soient un combat, nul ne le sut mieux que Rupert Brooke, - mais un combat non seulement contre des ennemis extérieurs, ou contre l'Ennemi en soi, mais un combat contre le monde qui ne serait qu'une moitié de monde où les « half-men» voudraient nous enfermer, comme on enferme la mort dans la vie ou la vie dans la mort, l'idée dans l'abstraction ou l'immanence dans la matière. Faire honneur au monde entier, c'est alors vouloir que survive le chant: « A la noblesse du chant, à la sagesse sacrée, qui vivent, nous morts ».

Où demeure la générosité ? Dans quelles âmes, quelles cités, quelles civilisations ? La générosité appartient à cet ordre du réel qui n'a pas besoin de s'expliquer: elle se manifeste partout où nous recevons plus que nous ne pouvons donner. L'avare dévalue ce qu'il reçoit par crainte de devoir le rendre. Pour lui tout est petit, jusqu'aux pensées d'autrui où il ne peut discerner que calculs et basses raisons. Le noble élan du cœur simple lui échappe. Il reste à l'affût pour s'enrichir, par ruse, des négligences des âmes mieux nées que lui et tombe dans une fatale mésestime. L'honneur ne peut le mouvoir ni l'émouvoir.

Le Ciel de Cambridge nous rappelle que cet honneur est possible, finalement, qu'il nous gouverne, et que la fin dernière est à l'instant même où le regard ouvre le ciel, à jamais, lorsque nous partons. « Pour que nous quittions », écrit Rupert Brooke, « les cœurs malades que l'honneur n'émeut pas ». Il nous reste ainsi à remercier et à aimer la providence qui nous a fait naître aux temps du ravage de toute idée, de toute forme et de toute beauté, nous obligeant ainsi à en relever le défi et à ressaisir, seuls, le silence et l'invisible dont elles proviennent: « Alone above the Night, above the dust of the dead gods, alone ». C'est bien seul que l'on devance, dans la poussière des dieux morts, l'Appel de ceux que l'on doit honorer: « Ne les couronnerai-je pas d'une louange immortelle/Ceux que j'ai aimé/ qui m'ont donné, qui ont affronté avec moi/ De grands secrets ? »

Il n'est pas si fréquent qu'un poète trouve son juste intercesseur, - celui qui, nécessairement, nous conduit à lui. Le Ciel de Cambridge prouve qu'il n'est de transmission que d'une parole vive à une autre, par-delà les cercles ouverts de la mort. Les cordes alors se réaccordent dans le vibrato de cette divine anamnésis qui est, loin des « réalistes », le réel même, c'est- à-dire le monde qui est, comme le savait Hugo von Hofmannstahl « un poème éternel » (« Was ist die Welt ? Ein ewiges Gedicht. ») Nous comprenons ainsi, d'intercesseurs en intercesseurs, la fonction théurgique du poème, toujours hors de portée et cependant immédiat, dans la sagesse intime des mots, dont Philippe Barthelet nous dit qu'ils ne sont pas « symboliques » précisément parce qu'ils sont eux-mêmes Symboles, - choses réelles, visibles pour une part et pour une autre invisibles, ici-même et "là-bas, là-bas", comme les nuages de l'étranger baudelairien, - ces nuances qui nous manquent, et plus encore auxquelles nous manquons, et qui, dans nos défaillances, nos enivrements et nos songes, nous appellent.

 

Philippe Barthelet, Le Ciel de Cambridge, Rupert Brooke, la mort et la poésie, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Hoffmann, une intellectualité musicale:

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Luc-Olivier d'Algange

L'Intellectualité musicale

 

L'importance de la musique dans l'œuvre de Hoffmann n'est pas seulement d'ordre thématique ou anecdotique. Les Contes, et Le Vase d'Or, en particulier, s'ordonnent à des lois subtiles et mobiles qui requièrent du lecteur une attention que l'on pourrait dire « musicienne ». Etre attentif aux phrases, à l'enchaînement des circonstances du récit et à la pensée même de l'auteur, c'est, en la circonstance, changer en musique les mots écrits, élever les signes typographiques à la hauteur idéale du chant. Par cette exigence à l'égard d'elle-même et à l'égard du lecteur, l'œuvre de Hoffmann s'inscrit dans la tradition du Romantisme allemand tel que Novalis en sut formuler les idées majeures et le dessein. Albert Béguin écrit, à propos de Hoffmann: « Tard venu, il héritait d'une tradition qui remonte à Herder, dont Goethe avait été tributaire et dont Novalis avait élaboré la théorie. »

D'ordre prophétique, plutôt que systématique, les théories de Novalis éclairent la pensée qui, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, risque de paraître allusive ou incertaine. Or, l'idée d'une intellectualité musicale, c'est-à-dire d'une intellectualité en mouvement suppose, dans la pensée de Novalis, que l'esthétique et la métaphysique soient indubitablement liées, unies, dans les variations infinies et les configurations sans cesse nouvelles de la musique. L'Intellect n'est point séparé des sens; il est, pour ainsi dire, le moyeu immobile de cette circularité synesthésique où, selon l'expression de Baudelaire, « les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

« Il est étrange, écrit Novalis, que l'intérieur de l'homme ait été jusqu'à présent exploré de façon aussi indigente et qu'on en ait traité avec tant d'insipidité, un tel manque d'esprit. La prétendue psychologie est encore une de ces larves qui ont pris, dans le sanctuaire, la place que devaient tenir d'authentiques images divines... Intelligence, imagination, raison, ce sont là des compartiments misérables de l'univers qui est en nous. De leurs merveilleuses compénétrations, des configurations qu'elles forment, de leurs transitions infinies, pas un mot. Il n'est venu à l'idée de personne de chercher en nous des forces nouvelles encore, et qui n'ont pas reçu de nom, d'enquêter sur leurs rapports de compagnonnage. Qui sait à quelles merveilleuses unions, à quelles générations prodigieuses nous pouvons encore nous attendre au-dedans de nous-mêmes. » La musique étant l'art des variations et des transitions infinies, l'intellectualité musicale, à l'œuvre dans Le Vase d'Or, sera le principe de passages entre des domaines, des règnes et des états habituellement séparés par des frontières rigoureuses. La réalité et le rêve, la nature inanimée et animée, les figures humaines et mythiques se confondent pour susciter ces « générations prodigieuses » que pressent Novalis. De cette mise-en-miroir d'aspects ordinairement distincts naît un vertige de reflets et de spéculations infinies où la réalité mystérieusement s'avive et s'agrandit.

Sous le sureau où s'est réfugié l'étudiant Anselme, soudain s'accroît l'intensité des couleurs. Les « vagues dorées du beau fleuve », les « clochers lumineux sur le fond vaporeux du ciel », les « prés fleuris et les forêts d'un vert tendre » annoncent les brillantes nuances des « serpents verts » et les teintes de la bibliothèque secrète de l'Archiviste Lindhorst. Les couleurs sont les accords magnifiques qui annoncent le passage de la réalité quotidienne, banale, à une réalité visionnaire et prodigieuse. Les images du conte sont annonciatrices. L'imprévisible est contenu dans le déjà advenu. La vastitude et la complexité du monde auquel l'expérience visionnaire convie l'étudiant Anselme, évoque un opéra féerique. La « folie » d'Anselme est le prélude d'une sagesse verdoyante. Développée à partir d'un thème unique, l'intellectualité musicale favorise l'arborescence logique des métamorphoses.

Les bruissements deviennent parole. L'inintelligible, le bruit sont gagnés par le Sens et par la musique: « Ici l'étudiant Anselme fut interrompu dans son soliloque par un étrange bruit de frôlements et de froufrous qui s'éleva dans l'herbe tout près de lui, pour glisser et monter bientôt après jusqu'aux branches et aux feuilles du sureau qui s'étalaient en voûte au-dessus de sa tête. On eût dit tantôt que le vent du soir secouait le feuillage, tantôt que les oiselets folâtraient dans les branches, agitant de-ci de-là leurs petites ailes en leurs capricieux ébats. Puis ce furent des chuchotements, des zézaiements, et il sembla que les fleurs tintaient comme autant de clochettes cristallines suspendues aux branches. Anselme ne se laissait pas de prêter l'oreille. Tout à coup, sans qu'il sut lui-même comment, ces zézaiements, ces chuchotements et ces tintements se changèrent en paroles à peine perceptibles, à moitié emportées par le vent... » La musicalité des mots coïncide avec leur ressaisissement par le sens: « Zwischen durch - zwischen ein - zwischen Zweigen, zwischen swellenden Bluten... » Le texte allemand, mieux que ses traductions françaises, restitue ce saisissement des rumeurs par la musicalité naissante du Sens dont la souveraineté soudaine tinte « comme un accord parfait de claires cloches cristallines » précédant l'apparition de Serpentina.

La pensée qui amoureusement s'unit à cette musique, mieux que la pensée profane, s'accorde aux secrètes concordances du monde. Les choses ne sont point ce qu'elles paraissent être. L'Invisible résonne dans le visible et les échos du visible se prolongent et se répercutent dans l'Invisible. Le monde, dans tous ses aspects est ainsi doué de parole: « Le vent du soir passa dans un frôlement et dit: « je me jouais autour de ton front mais tu ne m'as pas compris; le souffle est mon langage, quand l'amour l'enflamme ». Les rayons du soleil percèrent les nuées, et la lueur éclatait comme en paroles: « Je t'inondais de mon or embrasé, mais tu ne m'as pas compris; l'embrasement est mon langage quand l'amour l'enflamme. Et, plongeant toujours plus au fond des deux yeux magnifiques, la nostalgie se faisait plus ardente, le désir s'embrasait. Alors tout s'agita et s'anima, tout sembla s'éveiller à la vie et au plaisir. Les plantes et les fleurs embaumaient autour de lui et leur parfum était comme un chant magnifique de mille voix de flûtes; et les nuages du soir qui passaient en fuyant emportaient l'écho de leurs chansons vers les pays lointains. » En l'apogée de l'intellectualité musicale, la nature irradie. Le présent rayonne des hautes puissances d'un passé légendaire ou mythique. L'archiviste Lindhorst peut défier la clientèle bourgeoise car il est en vérité Prince des Esprits: « Il se peut que ce que je viens de vous raconter, en traits bien insuffisants, il est vrai, vous paraisse absurde et extravagant, mais ce n'en est pas moins extrêmement cohérent et nullement à prendre au sens allégorique, mais littéralement vrai »

« Nullement allégoriques et littéralement vraies » sont, dans le Conte de Hoffmann, les métamorphoses. Les véritables « identités » ne sont pas détenues dans le monde profane mais elles sont les reflets des plus hautes et immémoriales identités des « seigneuries d'Atlantis ». De même que, selon Platon, le temps est l'image mobile de l'éternité, les identités des personnages sont les images mobiles d'une vérité provisoirement lointaine, mais source d'une lancinante nostalgie. Les objets eux-mêmes, menacés dans leur statut,- et par cela même menaçants,- ne sont pas exempts de ces métamorphoses. Ainsi en est-il du heurtoir de la porte de Lindhorst: « La figure de métal s'embrasant dans une hideuse fantasmagorie de lueurs bleues, se contracta en un grimaçant rictus...» Plus loin, c'est le cordon de la sonnette qui se change en reptile: « Le cordon de sonnette s'abaissant devint un serpent géant, blanc et diaphane qui l'enveloppa, l'étreignit; laçant ses anneaux de plus en plus serrés, si bien que les os flasques et broyés s'effritèrent en craquant et que le sang gicla de ses veines pénétrant le corps diaphane du serpent et le colorant de rouge. » Entre l'angoisse et l'extase, l'intellectualité musicale entraîne la pensée dans une imagerie mouvante où chaque thème et chaque image est en proie à l'exigence qui doit les changer en d'autres thèmes et d'autres images. Les métamorphoses angoissantes annoncent les métamorphoses extatiques. Le resserrement de l'angoisse va jusqu'à la pétrification. Face à l'archiviste Lindhorst, Anselme sent « un torrent de glace parcourir ses veines gelées » comme s'il était en train de se changer en statue de pierre. Par contraste, les métamorphoses extatiques n'en sont que plus ouraniennes et plus immatérielles. Sous le baiser de Phosphorus, la fleur de lys se défait de toute pesanteur et de toute compacité et s'embrase dans les hauteurs: « Et comme rayonnante de lumière, elle s'embrasa en hautes flammes, d'où fit irruption un être étranger, qui, laissant la vallée bien loi au-dessous de lui, erra en tous sens dans l'espace infini.»

Rien n'échappe à ces variations, transitions et métamorphoses qui, par leurs enchantements, entraînent la pensée en des contrées surnaturelles. La nostalgie romantique qui s'empare de l'étudiant Anselme, recèle des pouvoirs extrêmes car elle est le principe d'embrasement du pressentiment lui-même. La nostalgie romantique, « sehnsucht », est une nostalgie prophétique, impérieuse, qui oeuvre à une véritable transmutation de l'entendement. Mais cette transmutation n'est pas sans dangers: « Je vois et je sens parfaitement désormais que toutes sortes de formes étrangères, venues d'un monde lointain et prodigieux que je ne contemplais jadis qu'en certains rêves singuliers, et bien particuliers, ont envahis à présent mes états de veille et ma vie active, et se jouent de moi. » Fidèle au dessein de Novalis, qui consiste à se saisir des configurations et des transitions nouvelles de l'intelligence, de l'imagination et de la raison, Le Vase d'Or de Hoffmann va proposer dans une adresse au lecteur, qui se situe à peu près au milieu du récit, une interprétation métaphysique des épreuves que traverse la pensée lorsqu'elle est vouée à l'aventure des métamorphoses: « Essaie, ami lecteur, dans le royaume féerique plein de sublimes prodiges, qui provoquent sous leur choc formidable les suprêmes délices aussi bien que la plus profonde épouvante,- dans ce royaume où l'austère déesse lève un coin de son voile, si bien que nous nous figurons contempler son visage,- ( mais un sourire brille souvent sous son regard austère, et c'est le caprice taquin qui se joue de nous et nous trouble et nous ensorcelle de mille façons, comme une mère aime à badiner avec ses enfants préférés),- dans ce royaume disais-je, dont l'esprit, du moins en rêve, nous ouvre si souvent les portes, essaie, ami lecteur, de reconnaître les silhouettes bien connues que tu coudoies journellement, suivant l'expression consacrée, dans la vie ordinaire. Tu seras alors d'avis que ce sublime royaume est beaucoup plus près de nous que, peut-être, tu ne l'estimais ordinairement... et c'est ce que je souhaite de tout mon coeur, et m'efforce de te faire comprendre dans l'étrange histoire de l'étudiant Anselme. »

La « vie ordinaire » qui nous sépare des « suprêmes délices » et des « profondes épouvantes » est plus ténue qu'il n'y paraît. La proximité du « sublime royaume » est attestée par les pouvoirs de notre conscience à se concevoir elle-même comme changeante, soumise à cette hiérarchie infinie des états dont la veille, le rêve, le sommeil, l'extase offrent quelques exemples rudimentaires. Ce qui importe est plus subtil: cette orée miroitante qui unit et sépare la veille et le rêve, où tout, soudainement, devient possible. La nostalgie de l'étudiant Anselme n'est pas le regret d'un passé situé à un quelconque point antérieur de l'histoire humaine, c'est, au sens propre, une nostalgie de l'inconnu et de l'inouï. Hanté par la nostalgie, Anselme va à la conquête de formes nouvelles et de neuves harmonies: telle est l'inquiétude de l'intellectualité musicale qui, semblable au désir amoureux, ne connaît qu'une soif que seule comble une soif nouvelle.

Il n'est pas indifférent de constater que, distribuée en "veilles",- qui sont autant de défis à l'ensommeillement de la pensée dans l'illusion de la vie ordinaire,- la poursuite initiatique et amoureuse que relate Le Vase d'Or, débute sous un arbre, en l'occurrence un sureau, dont la moelle légère fut évoquée, par André Breton, dans un poème de Clair de terre. Ainsi que le soulignent les études de René Guénon et de Mircéa Eliade, l'Arbre fut souvent identifié à l'axe du monde, lieu par excellence du passage entre les différents états de la conscience et de l'être. Or, l'expérience visionnaire d'Anselme sous le sureau rejoint, dans son illumination arborescente, ce symbolisme du passage et de l'axe du monde. Le caractère impérieux et fulgurant de la vision et l'embrasement de la conscience qui en résulte, montrent que l'arbre est habité par une puissance électrique, annoncée par les bruissements lumineux, dont le surgissement va littéralement transmuter la conscience de l'étudiant. « Cependant, écrit René Guénon, on pourrait se demander si le rapprochement ainsi établi entre l'arbre et le symbole de la foudre, qui peuvent sembler à première vue être deux choses fort distinctes, est susceptible d'aller encore plus loin que le seul fait de cette signification axiale qui leur est manifestement commune; la réponse à cette question se trouve dans ce que nous avons dit de la nature ignée de l'Arbre du monde, auquel Agni lui-même est identifié dans le symbolisme védique, et dont, par suite, la colonne de feu est un exact équivalent comme représentation de l'axe. Il est évident que la foudre est également de nature ignée et lumineuse; l'éclair est d'ailleurs un des symboles les plus habituels de l'illumination au sens intellectuel ou spirituel. L'Arbre de Lumière dont nous avons parlé traverse et illumine tous les mondes; d'après le passage du Zohar, cité à ce propos par A. Coomaraswamy, l'illumination commence au sommet et s'étend en ligne droite à travers le tronc tout entier; et cette propagation de la lumière peut facilement évoquer l'idée de l'éclair. Du reste, d'une façon générale, l'Axe du monde est toujours regardé plus ou moins explicitement comme lumineux... »

Illuminateur, le passage donne accès à un monde dont les configurations mobiles évoquent une partition symbolique. Les symboles, dans le récit, se répondent les uns aux autres. Chaque chose est le répons musical et mythique d'une autre. Hoffmann ne cite pas en vain Swedenborg, théoricien et visionnaire d'un univers de correspondances où les mondes se superposent infiniment dans l'Invisible. La responsabilité qui incombe aux personnages est de répondre à ces configurations imprévisiblement nouvelles qui naissent de l'identité mythique des personnages.  « La précision mythique, écrit Ernst Jünger, est autre que celle de l'histoire. Elle lui est opposée pour autant qu'elle ne se fonde pas sur l'univocité mais sur la pluralité d'interprétations des faits. La personnalité historique est déterminée par une origine, une biographie, une fin. La figure mythique, au contraire, peut avoir plusieurs pères; plusieurs biographies, peut être tout à la fois dieu et homme, être à la fois morte et vivante, et toute contradiction, pour autant qu'elle soit réelle, ne fera qu'en accroître la netteté. Elle est amoindrie, enchaînée par le repérage historique. Son signe distinctif est qu'elle revient du fond de l'intemporel. »

Loin de contredire à cette dimension mythique, l'ironie, que Novalis tenait pour l'une des précellentes vertus romantiques, en réaffirme le pouvoir d'incertitude créatrice. L'ironie romantique, en effet, ne se réduit pas au ricanement. Elle se rapporte à la nature amphibolique de la réalité. L'euphorie du poète, son allégresse, sa légèreté riante,- qui entraînent le récit au-delà de la tragédie et du malheur,- proviennent de cette ironie essentielle selon laquelle ce qui est dit énonce autre chose qu'il n'y paraît. L'ironie romantique n'est pas l'expression d'un scepticisme ordinaire; elle est, au vrai, un moyen de connaissance accordé à l'intellectualité musicale que l'ambiguïté des choses, leur dualitude, exalte. Loin d'être mise en échec par l'amphibolie du réel, l'intellectualité musicale y trouve le principe de ses développements. Le ton de l'ironie, qui parcourt le récit du Vase d'Or, confirme la vérité mythique et symbolique car, dans le Mythe, le personnage est autre qu'il n'y paraît et le symbole toujours renvoie à son autre part, ainsi qu'en témoigne l'étymologie du mot. Ainsi les choses peuvent se changer les unes en les autres car elles sont déjà les unes dans les autres; le répons de l'autre est dans l'une, toujours la même et autre ironiquement, dans la plus entraînante joie musicale.

 

Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis. 

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15/12/2021

Avant-propos au "Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger":

 

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Luc-Olivier d'Algange

Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du Travailleur. Le Traité du Rebelle, Eumeswil, et sa figure de l'Anarque, allaient prendre, ensuite, la mesure de la distance nécessaire, par une morale dévouée bien davantage aux principes qu'aux valeurs, au sens bourgeois du terme. Ce qui distingue une morale bourgeoise d'une morale aristocratique n'est autre que le sens du sacré ; la morale bourgeoise est gestionnaire, soucieuse de règles à imposer aux autres, lors que la morale aristocratique est dispendieuse, plus soucieuse de l'accord avec le vrai et le beau que d’une conformité sociale.

L'essentiel, à cet égard, est dit aux premiers chapitres des enchanteresses Pléiades de Gobineau. Le Fils de Roi, c'est à lui-même qu'il impose des règles comme autant de politesses adressées aux êtres et aux choses qui peuplent le monde. Tel est le sens du sacré qui émane de l'œuvre de Jünger, bien loin de la morale des moralisateurs que l'on a bien raison, lorsque l'occasion s'en présente, de renvoyer à leurs affaires. L'approche du Sacré est approche de l'être. Dans la douce éclaircie du Don, l'être se donne à nous, et le sacré est l'éclat de notre gratitude.

Reprenant, là où elle nous fut laissée, la grande lumière de l'interrogation hölderlinienne, Jünger devance presque toutes les analyses politiques et morales. Alors que tant d'autres passent leur vie à se désencombrer de systèmes qu'ils ont adoptés et reniés successivement pour s'adapter aux déroutes de l'Histoire, Jünger, lui, s'en tient à la « méditation des oracles ».

L'Oracle d’Hölderlin approfondit l'Oracle de Delphes. Tout s’éprouve dans le Mystère dont le délié s'accorde à la musique des âmes et des sphères. Il faut entendre que le Mystère n'est pas confusion, ni aléas. Le Mystère est un Ordre. Seule nous échappe la possession de la clef de voûte. Or, le Mystère de l'Oracle poétique est le Mystère de la non-possession. La connaissance ultime nous délivre de toute chronologie. Elle caducise l'effort antérieur pour ne plus laisser subsister que la plénitude du Don sans mesure de l'être à lui-même. Ce que l'œuvre de Jünger, dans la lignée des Grands Hymnes de Hölderlin, nous dit des dieux et des titans éclaire magistralement notre temps. Nous vivons un temps d'intérim, un interrègne, et ce ne serait que pure pénurie si nous n'étions capables d'envisager avec une sorte de lucidité prophétique, d'où nous venons et où nous allons.

« Le naufrage du Titanic, écrit Jünger, qui échoua sur un iceberg, est un signe prophétique comme il n'en est donné que dans les mythes. Il faut en conclure, entre autres choses, que pour le progrès il s'agit en fait d'un intérim,- d'un phénomène avec un début et une fin. Que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, à vrai dire on l'avait toujours su. Désormais se pose la question de savoir à quoi va ressembler la terre, ou bien ce qu'elle voudra, c'est selon. Des visions apocalyptiques semblent se répéter à la fin de chaque millénaire,- elles s'accordent aujourd'hui avec le contexte mondial, qui est essentiellement de nature technique. En revanche, les astrologues prédisent une extraordinaire spiritualisation. Cela s'harmonise avec l'attente chrétienne d'une ère du Saint-Esprit, la troisième après celle du Père et du Fils. »

Ernst Jünger demande encore à être lu. Cette vision paraclétique indique l’approche. Le principe titanique triomphe mais il périt dans son triomphe. Quelle lenteur à l'échelle humaine que ce désastre auquel tout le monde assiste mais auquel presque personne ne comprend rien : « Le prochain siècle, appartient aux titans; les dieux vont perdre encore de leur crédit. Attendu qu'ils reviendront, comme ils l'ont toujours fait, le vingt-et-unième siècle, vu sous l'angle religieux, sera donc un entre deux, donc un intérim. Dieu se retire. Que l'Islam semble faire exception ne doit pas nous tromper; cela ne tient pas au fait qu'il est supérieur au temps mais au contraire, d'un point de vue titanique, qu'il lui est accordé. »

Là encore le regard de Jünger est d'une acuité et d'une actualité extrême. Les différents ordres moraux, totalitaires et vains, qui s'installent ici et là, en Orient et en Occident, loin de témoigner d'un « retour du religieux », marquent au contraire leur accord profond avec la modernité titanique. Le fondamentalisme est essentiellement moderne car la modernité est essentiellement fondamentaliste. L'idéologie du ressentiment, de l'uniformisation, qu'elle fût de prétention religieuse ou matérialiste, considère toujours comme ennemies la connaissance, la sapience, la philocalie, les fastes de l'âme miroitante et enfin, la vie elle-même, qui est toujours « plus que la vie ».

L'homme moderne dévoué au principe titanique est puritain car la technique est puritaine, toute entière conditionnée par l'utilité. Le règne des titans est le règne du déterminisme. Le principe divin s'oppose au principe titanique, non selon un principe dialectique, mais bien davantage comme deux styles. Le monde des dieux qu'évoque Jünger est ce monde dispendieux où l'immanence se fait offrande. Le monde des titans est notre monde, « Règne de la Quantité », et du contrôle.

On ne saurait esquisser un hommage à Jünger, comme se veut être ce bref ouvrage, sans évoquer l'idéogramme clair et léger de la cicindèle. La cicindèle, dont on ne sait tout d'abord si elle est un éclat de lumière ou un insecte est sans doute le signe le plus immédiatement perceptible de l'éveil du Logos, - la nature, pour ce disciple de Novalis, se laissant déchiffrer comme un livre. Le monde étant l’enluminure d’une écriture divine. Les chasses subtiles, qu'elles relèvent de l'attention entomologique portée au monde extérieur ou bien de l'audace des « psychonautes » à la conquête du monde intérieur, que Jünger évoque dans La Visite à Godenholm, sont une herméneutique à l’exemple de celle dont Porphyre honora le poème d’Homère dans son Antre des Nymphes .

Alors que tant d'autres s'en tiennent à une théorie du signe arbitraire et de l'évolution des espèces, Jünger bouleverse ces certitudes scientistes par la considération de l'infime et du subtil. La cicindèle est aussi un symbole. Mais entendons-nous, elle est un symbole dans le monde, un symbole issu de la trame du monde, un signe, délivré par la terre, d'un message dont la complétude n'est jamais que devinée, induite par reflets, par miroitements, par éclats. La splendeur du monde n'emprisonne pas le sens du monde mais le délivre dans la multiplicité des signes, des hiéroglyphes dont est composée la nature. Le tout est davantage que la somme des parties. L'immanence n'est point close sur elle même. La solaire cicindèle scinde de son aile l'emprise de la nature sur elle-même qui est l'illusion foncière des matérialistes.

Pour Jünger, comme pour Novalis, la matière n'existe pas. Le monde est blasonné, et les créatures qui le peuplent, les configurations de lumière et de nuit qui rendent discernables nos approches, participent d'une grammaire que l'on ne peut comprendre que par la contemplation, par-delà les logiques chronologiques ou linéaires. Le monde est constitué comme un langage. Tous les arbres, toutes les pierres, tous les papillons, tous les paysages et toutes les circonstances de notre vie sont hiéroglyphiques : « Les hiéroglyphes, écrit Jünger, font plus qu'égratigner la surface des choses, les époques et les conjonctions d'astres, ils ne décrivent pas seulement la vêture mais ce qui, en elle, se métamorphose avec elle. » La cicindèle est la pointe virevoltante dans la tapisserie du monde qui montre, au-delà de l'entrecroisement des fils, l'espace libre.

Nous qui sommes des amis des livres, des contemplations et des songes, nous éprouvons à l'égard de Jünger de la gratitude pour tant d'invitations faites à la rencontre et au passage entre les mondes. Le chasseur subtil, nous dit Jünger, est « un hôte du pays des merveilles ». Le merveilleux surgit à l'improviste. Apparition-disparition où la conscience atteint soudain à l'incandescence métaphysique : « …la rencontre ne dura qu'un instant, mais l'étincelle avait mis le feu. Cette vision disparut de façon aussi surprenante qu'elle était apparue; dans ces deux mouvements la légèreté s'unissait à la force... » Force et légèreté, vitesse qui révèle le secret de l'intemporel, explosion de couleurs qui délivrent le secret alchimique du noyau de toutes les teintes, l'œuvre de Jünger fut toute entière en cette quête ardente. L'attention portée aux créatures infimes et scintillantes qui s'échappent de la fixité de la nature, est bien une attention métaphysique, car ces créatures, visibles et mesurables, écrit Jünger « nous pouvons aussi les prendre pour exemple de forces qui croisent nos voies, qui même nous traversent sans que nous ayons conscience d'elles, un peu à la manière des ondes qui, de très loin, projettent une image sur un écran. » Dans ces « ondes », qui sont l'écriture du monde depuis la Genèse, Ernst Jünger nous initie à la vie magnifique.

Luc-Olivier d'Algange

Couverture Le déchiffrement du monde

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaquePour saluer Pierre BoutangDe la promenade: traitéLe Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou. 

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini !

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués, et dont nous sommes, convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

Rémi Soulié

 

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