Luc-Olivier d’Algange
Propos réfractaires I
Il conviendrait de faire, dans cette époque hâtive, l'éloge de la procrastination. A voir les agissements des Modernes, tout ce qu'ils remettent au lendemain est autant de temps gagné pour l'intelligence. Les imbéciles qui ne procrastinent pas sont infiniment redoutables. Remettez au lendemain, je vous supplie, remettez indéfiniment: le monde en sera plus calme, plus limpide et plus heureux. L'instinct mauvais du Moderne le pousse à sortir toutes affaires cessantes d'une situation qu'il juge insupportable, pour en fabriquer une autre pire, pour lui-même et pour autrui. Il s'aide dans cette entreprise de la haine ou de la dépréciation de son passé individuel ou collectif, - autrement dit de la haine de lui-même, - car nous sommes notre passé et redeviendrons heureux sitôt que, de la présence de ce passé, nous ferons une promesse.
Le nihiliste vit dans une torve barbarie qui consiste à détruire ce qui s'édifie à son insu. Il veut y être pour quelque chose, mais y être, pour lui, c'est souiller, transformer en amas les architectures les plus subtiles et les plus fragiles. Cet émerveillement de savoir que les belles choses se font sans lui, en dépit de lui, contre lui, lui est refusé, comme lui est refusé le resplendissement de la contemplation.
L'excitation, l'agitation permanente du Moderne, son désir d'outrance et de kitch suffisent à montrer que son énervement lui interdit l'intensité et la plénitude, qui surgissent en rayonnement, du fond du calme.
Le Moderne vit dans la terreur de s'ennuyer, et, avec cette terreur, il terrorise le monde.
Arborer des marques, des montres chères, des signes extérieurs de richesse, ce n'est pas du luxe mais la misère de ceux qui sont persuadés ne rien valoir par eux-mêmes. Le vrai luxe consiste à se défaire de ce fatras clinquant pour passer de bons moments.
Le premier argument contre la pensée moderne, c'est qu'elle rend triste et envieux. Contre la morale moderne: en elle la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel sont exclusives l'une de l'autre, - pour ne rien dire de son terrifiant manque de nuance et de sa perversion puritaine. Le moralisateur moderne, ayant oublié que le bien est le reflet du beau, comme celui-ci la splendeur du vrai, tombe dans l'instinct de la meute, le lynchage. Sans hiérarchie métaphysique, la morale devient reptilienne.
Les Modernes vivent dans la religion de la mort, devant laquelle ils sont tous égaux. On commence par un égalitarisme meurtrier pour finir en dévot de l'être pour la mort. Or il me semble que les hommes sont à peu près égaux en tout sauf devant la mort. Est libre celui qui sait mourir. Sa mort est une renaissance immortalisante.
Il ne suffit pas de témoigner des principes, il faut aussi combattre la tyrannie des écorces mortes. La négation de la négation est nécessaire aux temps où nous sommes. S'en dispenser serait se livrer, pieds et poings liés, à la parodie.
D'où nous sommes, nous ne pouvons aller directement à la vérité et à l'unité. Ce fut l'illusion funeste des utopies. D'où, dans toutes les traditions, ces constants appels à l'humilité. Humus, la terre, empreinte visible d'un sceau invisible.
Le Moderne préfère toujours l'abstrait au concret, et cette abstraction s'interpose entre lui et le suprasensible concret, entre sa pensée et l'Intellect, "l'intelligence vraie" dont parle Dante.
Le monde la Tradition est infini et défini. Le monde moderne est indéfini et limité. L'un définit par la hiérarchie, qui est ascendante et infinie. L'autre s'indéfinit à l'intérieur des limites disputées en conflits âpres et veules où toute dignité humaine est bafouée. Ce qui vaut tout autant des conflits intérieurs néoromantiques. Pour celui qui hiérarchise le corps et l'esprit, ceux-ci ne sauraient s'opposer. Interpréter la distinction du corps et de l'esprit en termes de conflits est encore le propre du Moderne. D'où son idée absurde que dans la pensée de Platon le monde des idées s'oppose au monde sensible, alors que le second n'existe que par le premier (comme si l'on disait que la graine s'oppose à la plante !).
A la différence de Platon et des platoniciens, le Moderne ne peut concevoir une auctoritas que pour l'anéantir ou en être anéanti. Dualisme outré des Modernes, logique binaire. Ce qui se situe en-dessous, dans une hiérarchie traditionnelle, n'est pas "moins bien" que ce qui se situe au-dessus. Tout au plus, "plus loin". Evidences, - mais incomprises.
En niant la négation, nous nous donnons une latitude et une longitude nouvelles, et en évitant de faire comme si monde n'était pas "plein de bruit et de fureur".
Propagandistes et ingénieurs du Gros Animal, leurs masques sont divers, mais de même facture. Si nous disposons d'un minimum d'esprit critique nous nous apercevons aussitôt que tous les systèmes modernes sont également collectivistes et totalitaires, - et en des modes opératoires singulièrement peu variés.
Techniques du Gros Animal: effrayer, épuiser, distraire. Le cerveau lavé, nous agissons comme des somnambules. Nous oublions la grande et belle aventure, la quête de la Toison d'or. L'éternité sise dans chaque instant est empoisonnée.
Dangers de l'herméneutique mal engagée: délires d'interprétation, outrance du "ça veut dire" psychanalytique. Les être ou les choses disent ou ne disent pas. L'herméneutique va vers le cœur, qui est silence, dont procède ce qui est dit, vers l'infini qui cerne ce que le dire définit. L'herméneutique juste sauve la lettre du littéralisme, comme elle sauve le phénomène de sa représentation abstraite.
Quelquefois, la seule vue d'un oiseau marin aperçu dans un ciel clair, le matin, m'a sauvé la vie.
Les Modernes échangent des propos, des sucs, mais se dévouent rarement les uns aux autres. Rien ne leur vient de loin, point de ressac. Ils calculent en profits et pertes et bornent leur existence à cette piètre comptabilité. Créditeur, débiteur, ainsi va leur bonheur, - mais ils ne peuvent croire qu’ils seront éternellement débiteurs de l'être qui leur est donné.
Le travail a été inventé comme valeur par ceux qui veulent nous faire travailler pour eux. Il n'en demeure pas moins que ceux qui ne travaillent pas, soit se dissolvent, soit finissent, dans leurs activités choisies, par déployer une énergie et une résolution supérieure à celle que ceux qui travaillent. Nous sommes actifs par faiblesse. La véritable puissance ferait de nous des contemplateurs.
Les Modernes, rats traqués qui ricanent de tout par peur d'être redevables, par haine de la gratitude. Le Moderne se croit libre lorsqu'il dit "Je ne dois rien à personne", - alors même que sa vie est un enchaînement sans trêve de servitudes. C'est, au contraire, au sentiment de devoir à un nombre incalculable de vivants et de morts que je fonde et que j'exerce ma liberté réelle.
Conserver les choses du passé, projet ambigu. Je n'ai pas le goût des conserves. Mieux vaut être réactionnaire que conservateur, et à condition que la réaction ne soit qu'un moment de la "négation de la négation", - avant de consentir à ce qui est, c'est-à-dire à l'éternel recommencement de la Tradition.
Le Moderne est un homme lassé, - lassé de tout aussitôt. Il se croit à chaque instant habilité à "passer à autre chose", zappeur dans l'âme, mais à la vérité, il ne soutient pas le regard. Il croit avoir épuisé une partie de la réalité alors qu'il n'a pas même échangé un regard avec elle: touriste des mœurs, des sentiments, des paysages, des idées. Tout lui est long et ennuyeux, et s'il veut tant prolonger son existence biologique, ce n'est pas par révérence à la beauté du monde, qu'il ne perçoit pas, mais à la seule crainte de la mort, comme inconnue. Or la vie est elle-même pleine d'inconnu. On se réfugie alors derrière les écrans.
La Sophia perennis est aux antipodes de l'universalisme moderne en ce qu'elle voit l'Un dans le multiple et le multiple dans l'Un. Anandâ K. Coomaraswamy: " Nombreux sont les chemins qui mènent au faîte de la même et unique montagne; les différences entre ces chemins sont d'autant plus visibles qu'on se trouve plus bas, mais elles disparaissent en atteignant le sommet". Soit exactement à l'inverse de l'universalisme moderne qui nivelle par le bas. Le multiple, le divers sont nécessaires à l'Un comme l'Un est au principe du multiple, comme au chant sont nécessaires le souffle et les cordes vocales. Entre l'Un et le multiple: le chant des gradations infinies.
L'unité qui, par volition, se ferait de l'extérieur, à partir des écorces mortes, serait la pire tyrannie exotérique, le fondamentalisme le plus odieux: règne de la Quantité. Ce que les Modernes conspuent dans le fondamentalisme est ce qu'ils aspirent à être, ce à quoi ils travaillent: le triomphe du signe extérieur, de la représentation, au détriment de toute vérité intérieure et de la présence réelle.
L'unité transcendante, qui est au-delà de l'espace et du temps, dans "le pays du non-où", est mise en musique par la diversité versicolore des cultures et des individualités, par les accords de l'espace et du temps.
L'Un est ce qui rend possible le divers et en consacre la beauté et la vérité comme le sceau consacre la cire où s'inscrit le blason.
Le sacré et le profane ne sont pas dans les objets mais dans le regard.
L'espace et le temps dans leurs diversités sont des épiphanies de la toute-possibilité. Le multiforme témoigne du sans-forme. L'uniformité ne témoigne que pour elle-même, et pour sa volonté d'appauvrir le réel. Le sens providentiel et métaphysique de cet appauvrissement, en tant qu'épreuve, mise-en-demeure, reste à comprendre comme un espace vide laissé au ressac de l'éther. D'où l'acharnement des Modernes à verrouiller leurs représentations, à se séparer, à travailler pour le diaballein: société de contrôle où le moins d'espace possible est laissé en dehors des servitudes du travail et des distractions.
Modernes: dévots pleins de certitudes, dont celle, particulièrement absurde, d'incarner le Bien après des millénaires d'obscurantisme. Le démenti cinglant apporté par l'histoire du vingtième siècle qui se prolonge dans le nôtre, n'affecte aucunement leurs certitudes. Presque rien ne peut affecter une certitude infondée.
Le propre des moralisateurs modernes est de considérer comme exclusives l'une de l'autre la compassion pour la victime et la pitié pour le criminel et, par surcroît de ne voir dans le monde que des victimes et des criminels, soit des êtres humaines dépossédés de leur souveraineté, - c'est-à-dire à leur image. De plus subtiles entrevoient les crimes des victimes et le caractère "victimaire" des criminels, - mais qu'en est-il de l'humanitas en ses plus hautes possibilités créatrices dans cette sinistre alternance ? Les œuvres elles-mêmes, une fois jetées sur la place publique, ne trouvent plus d'amateurs mais seulement des procureurs et des avocats.
La barbarie ancienne était coruscante, la nouvelle est planificatrice.
Le sentimentalisme est au principe de la cruauté.
La vanité moderne, son subjectivisme, ses sentiments (qui composent ce qu'il croit être lui-même) lui interdisent de se concevoir comme le véhicule d'une vérité ou d'une beauté qui le dépasse. Il reste ainsi sur place dans un immobilisme terrifiant et terrifié dont son "bougisme" est l'expression la plus immédiate. Mondialisation: règne du touriste dont le mouvement perpétuel équivaut à ne jamais sortir de lui-même. D'un "lui-même" amas sentimental auquel il est attaché sentimentalement, c'est-à-dire avec la cruauté infinie, subie et infligée, du supplice de Tantale
La réalité est profane, le Réel est épiphanique.
L'ultime joie des êtres trop lâches pour connaître la joie est de se réjouir du malheur d'autrui.
Un monde aristocratique au plein sens du terme n'est pas un monde où quelques-uns s'arrogent des privilèges ou s'évaluent selon des critères au demeurant flous et variables, mais un monde où la générosité domine le calcul, où le dispendieux et le pauvre ne sont pas honnis ou méprisés, où l'acte d'être, l'être à l'impératif (esto) est plus important que l'être au substantif (l'étant), où les valeurs cèdent le pas aux principes.
L'aristocratie comme projet et non comme muséologie. L'aristocratie, certes, comme nostalgie, car toute nostalgie est traversée de pressentiments. Aristéia: scintillement à la fine pointe du Temps, à la proue du Vaisseau dans le périple odysséen.
Unité transcendante, communion secrète, par-delà les espaces et les temps de toutes les âmes odysséennes, de toutes les herméneutiques sacrées. La Toison d'or nous ordonne. Récipiendaires, nous obéissons à notre plus haute liberté.
Certains écrivains croient se donner pour plus "authentiques" et plus "vrais" en relatant des détails sordides comme si le sordide et le misérable relevaient, par essence, davantage de la vérité que la beauté et la vertu (au sens antique). Ce préjugé donne des œuvres tout aussi monocordes que l'outrance romantique dans la "sublime" sentimental. Les unes sont l'envers des autres, en pliant le langage à des manies où les mots se veulent expressifs, au lieu de dire ce qu'ils ont à dire.
Réhabiliter la "rhétorique profonde" dont parlait Baudelaire, c'est comprendre que l'intelligible se manifeste à travers le sensible. Le monde est la rhétorique de Dieu. L'écrivain imite la nature, la Création, sans les représenter. Il reproduit, à suivre la logique de Saint Thomas d'Aquin, la nature dans ses intentions et ses procédés.
Le "Magnificisme" de Saint-Pol-Roux: voir le monde en grand; ce qui agace les esprits épris de petitesses. Pourquoi voir le monde autrement qu'en grand, puisqu'il l'est ? Mythologies, théologies, métaphysiques, ésotérisme, poésie (d'Homère à Ezra Pound): longitudes et latitudes, hauteurs et profondeurs, horizons lointains. Certains hommes renoncent moins que d'autres au Réel vaste et mystérieux.
Rhétorique de la lumière manifestée à travers l'ombre, du "sans-forme" à travers les formes. Le vent passant dans les harpes d'Eole.
En des temps individualistes, la profanation de sa propre existence tire davantage à conséquence que la profanation d'un symbole religieux. Un symbole: ce qui est à la fois en soi et en dehors de soi. Le diable est essentiellement, et étymologiquement, le négateur du Symbole. Sous le règne du diaballein, chacun est enfermé en soi, et l'extériorité est enfermée en elle-même, hors d'atteinte.
Symboliser est un acte amoureux. Noces du visible et de l'invisible. Embrassement de l'intérieur et de l'extérieur. L'ésotérisme est la véritable érotique de la pensée. L'herméneutique est caresse et baiser, savoir et saveur. D'où chez les Modernes, qui n'y comprennent rien, la réduction de l'éros à la sexualité puritaine ou pornographique, - deux modes de séparation.
Toute sagesse ne vaut qu'avec une pointe de désinvolture et de folie, sans quoi elle devient un programme, et ennuyeuse comme un conseil d'administration.
La grande logique n'est jamais méthodologique.
Les Modernes cherchent des recettes de sagesse, mais ils dédaignent d'apprendre à cuisiner, et plus encore à faire pousser ce dont ils voudraient se nourrir. Spiritualités en baguettes congelées. Les commerciaux du "new-âge" sont fournisseurs. Bouddhismes allégés pour les entendements susceptibles. Devenez Milarepa avec trois stages et un fascicule. Ne dites surtout pas qu'il faudrait au moins deux ou trois décennies pour approcher, ne fût-ce que d'un infime éclat, du Zen, vous gâcheriez le commerce et démoraliseriez les bonnes âmes.
Les traditions occidentales sont moins prisées par la force de vente du new-âge, l'usurpation y est plus visible. Aux sagesses lointaines, appartenant à d'autres espaces linguistiques, il est possible de faire dire à peu près n'importe quoi.
Je me libère en soi, et non pour moi.
Les Modernes considèrent que toute pensée anagogique, initiatique et traditionnelle est d'une insupportable prétention aristocratique en oubliant leur propre stupéfiante prétention à se considérer, en vertu de leurs préjugés démocratiques, comme plus avisés et meilleurs que tous leurs prédécesseurs.
C'est faire preuve d'humilité et rendre hommage à la vastitude et à profondeur de la Création que de considérer qu'il y a des secrets non seulement de convention mais aussi de nature.
Le choix ne se pose pas entre l'herméneutique et le littéralisme, mais entre des herméneutiques échouées et des herméneutiques navigantes. On ne retrouve la lettre qu'après la traversée, comme Ulysse de retour au pays natal.
Les Modernes se reconnaissent à leur indifférence ou à leur hostilité à la beauté. Même lorsqu'ils la perçoivent, leur attention se focalise sur le défaut. Ainsi de la beauté des heures, des êtres, des œuvres. Attention acharnée au petit défaut, exacerbation. Prélude à une alchimie à rebours qui saurait déprécier l'œuvre, l'être, l'heure à partir de la faille infime. Attitude inverse: dans la titanesque laideur, le ramas d'horreurs, discerner l'infime survivance de la beauté, l'exalter, l'accroître, en embraser l'ensemble. La pauvreté et la banalité de l'écrin révèle à qui sait voir et ne s'y arrête pas, le rare éclat, la gemme transfigurante, l'instant sauvé (avec l'éternité qu'il contient) de la durée profanatrice.
La solderie généralisée de tout, la dévaluation de toutes les expériences humaines, laisse à l'essentiel sa valeur inestimable. Le mal périt dans son triomphe.
Le Moderne est déçu avant d'avoir tenté. Scepticisme, sophisme, cynisme vulgaires qui s'arrogent indûment le droit de se revendiquer de philosophes qui furent des expérimentateurs de libertés nouvelles. Ce qui libère les uns asservit les autres.
L'intelligence classique française, de Montaigne jusqu'aux Moralistes, est une sauvegarde contre la bêtise, la confusion et la servitude, - dont on mesure, à lire par exemple la presse américaine (mais hélas aussi la française au goût du jour) l'importance qu'elles peuvent prendre en son absence.
La chance offerte ne se présente jamais deux fois à l'identique, et lorsqu'elle semble la seconde, elle n'est que la parodie funeste de la première.
Le monde moderne excelle dans l'ersatz. Le génie du kitch: Las Vegas, parodie monstrueuse des cités emblématiques, des dieux qui jouent, et même de la divine providence.
Toute œuvre est sacrifice. Celui qui ne sacrifie rien n'a rien. Le sacrifice est la mesure du réel. Il n'y a là rien de triste ou de pathétique. Les plus hauts sacrifices sont joyeux: la vie s'y hausse à une plus haute intensité.
Ne sacrifiant rien, le Moderne profane tout.
En passant des mythologies, des théologies et des gnoses à la psychologie et à la sociologie (digressions à propos de "moi par rapport à moi" ou "moi par rapport aux autres") les Modernes ont étrécis le monde, lui ont ôté des dimensions. Comment alors partir à l'aventure. Le Moderne se soucie de ce qu'il pense. L'homme de la Tradition pense qu'il est pensé, n'oubliant jamais qu'il est un prodigieux instrument de perception des réalités sensibles et intelligibles, sans oublier les intermédiaires et médiatrices, les cités d'émeraude du mundus imaginalis ( dont il importe de redire qu'il ne s'apparente nullement à l'inconscient ou au subconscient, mais à un suprasensible concret, objectif et universel auquel nous avons accès par une surconscience, elle-même graduées en "états" et en "stations".)
Cependant les Modernes souffrent de cette petitesse: d'où leurs fureurs, leurs transgressions, leurs exactions tératologique, leurs hybris technologique. Ils trépignent et se frappent la tête contre les murs de leur caverne; et oublient de regarder de l'autre côté, car leur doxa dit que, de l'autre côté, il n'y a rien.
Dire qu'il n'y a qu'un seul monde revêt un sens différent selon qui le dit. Saint-Thomas d'Aquin, Nasafî, ou bien Monsieur Homais.
Le voyage de la substance à l'essence n'est pas un destin, puisque la possibilité s'en renouvelle à chaque instant.
Le Moderne vit dans les décombres d'un passé tantôt honni, tantôt idolâtré. L'homme de la Tradition vit dans le premier jour de la Création, - qui vient en lui, par lui, d'un ressac primordial où la nostalgie et le pressentiment, l'archéen et l'es chaton se confondent en une même résolution, à la fine pointe du temps.
La psychologie ne m'intéresse pas car il me semble que je n'ai rien à apprendre de moi-même. Quant à apprendre des autres, je me contente de de ce qu'ils me disent ou me font.
L'herméneutique psychologisante pense que les mots et les actes veulent dire "autre chose". L'herméneutique métaphysique restitue au Dire et à l'acte le silence et la plénitude dont ils procèdent. L'une cherche le mensonge sous l'apparence, l'autre l'authentification du phénomène. L'une est tournée vers le moi, l'autre, vers le Soi, l'ensoleillement intérieur.
Les Modernes ne proclament tant leur "autonomie" morale que parce qu’ils en sont totalement dépourvus et attendent chaque jour les arrêts de l'Opinion pour penser quelque chose à propos de n'importe quoi. Je ne connais pas un intellectuel sur mille capable d'apprécier une œuvre sans s'être, auparavant renseigné auprès des "autorités" universitaires ou journalistiques.
Tout ce qui cesse d'être chevaleresque devient policier, au pire sens du terme. Maintenir l'ordre par temps de chaos, c'est maintenir les avantages de ceux qui profitent le mieux de ce chaos. On serait alors tenté d'être anarchiste, en moindre mal, sinon que le mot est malvenu. An-arché : sans principe. On ne se révolte bien que pour des Principes (et contre des "valeurs").
Ne jamais oublier l'extrême fragilité de la beauté. Fleurs de cerisier sitôt dispersées qu'apparues, alors que les bouteilles en plastique durent plusieurs siècles. Mais l'extrême puissance est le secret ésotérique de l'extrême fragilité: les fleurs de cerisiers reviennent à chaque printemps. Ainsi de la Tradition et du monde moderne. Pour lors les adeptes de la bouteille en plastique pavoisent. Attendons.
Le Moderne qui ne veut pas sacrifier son confort s'y sacrifie.
La haine de la beauté s'explique par la violence numineuse par laquelle elle nous arrache à notre certitude pour nous abîmer dans la vérité.
Ne pas confondre discipline et servitude du travail obligatoire. La discipline suppose un Maître (fût-t-il un Maître invisible et intérieur) dont on est le disciple. Le travail suppose un petit chef qui s'impatronise abusivement et dont toute bonne discipline consisterait à se libérer le plus vite possible.
Les objets de série accréditent le mensonge rassurant qu'il existerait des choses parfaitement identiques entre elles. Mensonge à partir duquel on en vient à croire que les êtres humains eux-aussi sont interchangeables. Et c'est ainsi que les hommes vivent en l'âge noir, au plus éloigné de leur essence, au plus proche de leur substance.
La diversité des formes est la condition de la manifestation de la Sophia perennis. L'unité des religions est précisément transcendante. Immanente, elle serait syncrétisme et confusion.
Le goût du changement préside à presque toutes les catastrophes individuelles ou collectives. L'insatisfaction du "bouliste" s'accroît à mesure qu'il bouge. Son destin n'est pas le déclin, mais le pire.
Je n'écris pas pour me venger d'une injustice. J'écris pour saluer ma chance.
Alchimie à rebours: d'un iota de plomb assombrir un cosmos d'or. Contamination du négatif, du pesant, désenchantement. Quand bien même dans une destinée les forces heureuses dominent encore, le Moderne récuse leur existence ou les peint des couleurs de l'horreur qui l'étreint, - et qui est celle du reniement. Renier ce que l'on a aimé, c'est se renier soi-même et s’offrir à l'Ennemi qui se nourrit de ces reniements et s'en délecte. Cela vaut tout autant pour l'individu que pour la civilisation. Fuyant ce qui honore, on se jette dans les bras de ce qui nous jalouse et veut nous détruire.
Certains actes, certaines idées, certaines intuitions nous firent honneur; par eux nous fut offert d'entrer dans une vérité plus large et plus profonde que nous-mêmes. Le Moderne est celui qui s'en lasse et laisse surgir le cri: " Et moi ?". Il se détourne alors de cette magnifique bonté offerte, s'en va revendiquant et plaintif, saccageant au passage les Symboles qui le reliait à la beauté des êtres et des choses. Calculateur, aigri, mesquin, traquant comme autant de crimes, partout où il s'en trouve encore, les ultimes manifestations de générosité, d'insouciance et de bonheur.
Ces gens, à fuir, qui pensent que seuls leurs "problèmes" domestiques ou de gestion sont dignes de la parole et d'un commentaire infini, et que tout le reste, poésie, métaphysique, cosmogonie, gnose, est bavardage !
La raison pour laquelle les Modernes voulus modernes iront en enfer, et pour les plus chanceux, au purgatoire, ce n'est point pour manquements coupables, mais qu'installés au Paradis, ils en désaccorderaient l'harmonie par leurs griefs, leurs plaintes et leurs revendications. On remarquera que plus les Modernes vivent dans ce qui pourrait être le bonheur et la paix et plus ils geignent et bavent sur la beauté offerte.
Le Moderne hait l'enchantement et le paradisiaque car ils lui ôtent le pouvoir du ressentiment en action.
L'aventurier au milieu de ses difficultés est plus heureux que le bourgeois dans son confort car il sait donner tout son prix au moment calme et qu'il se trouve moins enclin à oublier qu'il peut tout perdre à chaque moment.
Voici devant nous comme un royaume, un "royaume au bord de la mer", les scintillements de la lumière sur l'eau, épiphanies, la ligne bleu sombre de l'horizon, quelques heures sauvées, conquises, souveraines. Nous y régnons si nous oublions les menaces et les utilités. " Mais à quoi vous sert cette souveraineté ? " (Dixit Monsieur Homais). A " ce rien qui est le tout" dont parlait Pessoa. Elle est notre raison d'être, brise marine. J'existe car elle me caresse à ce moment-là.
La pensée occidentale moderne est une raison tournant au rationalisme et au nihilisme, comme le bon vin, en de mauvaises conditions, tourne en vinaigre. Pensée clivée, entre l'abstrait et le concret, l'intelligible et le sensible, le concept et le mythe. Une autre postérité de Platon, en "gradations infinies", eût été possible, et le demeure, à partir de l'œuvre de Sohravardî.
Toute existence humaine digne d'être vécue, même en dehors des formes religieuses, est rituelle. Toutes les activités humaines ont été, sont et seront rituelles. Veillons à la qualité du rituel.
Ceux qui nous approuvent dans nos plaintes, qui s'accordent avec ce qu'il y a de pire en nous, pour nous trouver bien malheureux, sont nos ennemis.
Les justiciers puritains se moquent des victimes. Ils aiment à la folie leur pouvoir de faire tomber ceux dont ils imaginent qu'ils eussent été méprisé ou dont ils se sentent les inférieurs. Dans cette hybris, ils sont capables d'écraser en même temps les victimes et les coupables, et même les victimes et les innocents.
Contre la justice pervertie en vengeance: le pardon sacré, irrécusable devant Dieu comme il devrait l'être devant les hommes. Celui qui persiste à vouloir exercer sa "justice" vengeresse contre le pardon de la victime, entend prendre la place de Dieu. Autant dire qu'il se place à la droite de diable. Autrement dit, le pardon appartient à celui qui pardonne, il est son bonheur. "Heureux ceux qui pardonnent". Nier ce pardon, en acte, c'est être du côté de "celui qui toujours nie".
Nul n'est plus arrogant de sa supériorité de classe que le petit et moyen bourgeois. Les grands bourgeois non dégénérés passent leur temps à prier qu'on veuille bien leur pardonner leurs privilèges. Quant aux aristocrates de bon aloi, s'il en reste, ils s'identifient avec le peuple.
La magie de l'écriture est de capter à notre insu le moment où nous écrivons, d'en sauvegarder l'essence, y compris dans le propos qui semble l'ignorer. La phrase s'imprègne de l'air du temps, de l'éther, et prolonge de son geste le vent qui fait bruire un feuillage au-dessus de nos têtes.
Laissons la psychologie et entrons dans le roman du cycle de l'initiation et de la renaissance immortalisante. Situons-nous là où le monde se précipite comme une solution chimique, alchimique, dans la conscience, et embrase toutes les apparences.
Incandescence de l'apparaître porté vers nous par l'ouragan de feu de l'Invisible.
Pour refuser d'être apeuré, soumis, affairés, ainsi que le monde nous veut, consentons au blâme. Nous sauverons au moins quelques heures de notre vie de l'inexistence et de l'ineptie. Il est bon d'avoir quelquefois dans sa résolution quelque chose de borné, c'est-à-dire de défini. L'indéfini nous déroute; l'infini nous oriente.
La phrase d'un écrivain prend forme et musique de tout ce qu'elle est résolue à ne pas dire, de même que l'honneur d'un homme se forme de sa déférence au secret.
Ceux qui nous veulent sans secrets, nous veulent morts, et que nos secrets soient emportés dans notre tombe comme s'ils n'avaient jamais existés en tant que secrets gardés. Un homme qui garde un secret est un vivant rempart contre l'infamie.
Pensée calculante, regard estimateur. Face à eux, nous sommes des objets de série. Le Règne de la Quantité déshumanise ce qui s'était à peine hissé au rang humain. Regards reptiliens, bureaucratiques, commerciaux, policiers.
Rien n'est compris d'un combat poétique et métaphysique si l'on ne voit pas que c'est un combat contre ce qui veut nous tuer, corps, âme et esprit. Les hostilités sont engagées depuis longtemps, peut-être depuis la nuit des temps. Combat de la toute-possibilité contre la restriction, de la fleur de cerisier contre la bouteille en plastique.
Le combat est cruel lorsque nous voyons nos alliés tomber avant nous. Hélas nous les voyons tomber un à un, alliés humains ou inhumains, êtres ou choses, existences où nous puissions, et avions l'espérance folle de donner, le réconfort et la force, la fulgurante joie immédiate, le feu clair au pouvoir des transmutations ardentes.
L'arbre dont les ombres colorées méditaient sur le front de notre amie a été coupé. Nos plages sont bétonnées, les quartiers où nous divaguions sont embourgeoisés. Les mots avec lesquels nous échangions nos sensations et nos idées sont devenus généralement incompréhensibles: c'est comme si nous parlions, dans le pays natal, une langue étrangère. Les regards humains sont devenus torves, butés ou fuyants. Ce qui pourrait nous sauver, l'ingénuité, la légèreté, la générosité, est repoussé aux confins du monde.
Le pouvoir moderne n'a nul besoin de notre force, de notre intelligence ou de notre courage, pas même pour les exploiter et les faire servir à ses obscurs desseins. Il nous veut faible, crétinisé et apeuré, - et sous cette condition, nous promet la réussite.
Celui qui vient avec l'intention d'apporter de la grandeur ou de l'audace, ou seulement un peu d'air, un rafraîchissement, ou un peu de flamme, est renvoyé aux marges du monde, chez les parias. Dans le cauchemar climatisé tout doit être à la bonne température, - autrement dit à la tiédeur. Ni feu, ni glace, gestes calculés, le Logos réduit aux potins. L'intelligence se limite à sa fonction d'expliquer le supérieur, c'est à dire le distinct, par l'inférieur, l'indistinct. Haine des essences, idolâtrie de la substance. Siècle non des vaisseaux élégants allant vers leur tragédie ou leur bonheur dans la lumière et le vent, mais des trains de marchandise.
La vie humaine est toujours un véhicule. Choisir lequel.
Pour le Moderne, le juste milieu n'est pas la verticale, le point méridien, la transcendance à laquelle s'ordonne la pensée, mais la médiocrité, - qui est de toutes les outrecuidances la plus extrême.
Esotérisme et kaïros. A quel moment entrons-nous dans la "conscience secrète", dans l'ensoleillement intérieur ? Quel est le chemin parcouru jusqu'à ce point ?
Peu importe qui nous parle du chemin vers l'intérieur, puisque ce chemin, il nous appartient de le parcourir en propre, pour la première fois, de façon inaugurale et d'entrer ainsi dans le premier jour du monde, par notre propre résolution, et avec la Grâce de Dieu, la seule.
Opposer la connaissance (la gnose) et la foi montre que l'on ne sait plus ce que sont l'une et l'autre. Elles sont écorce et noyau d'un même fruit. Séparés, le fruit et inviable et stérile.
La foi, autrement dit la confiance, ne se revendique pas, elle se prouve; elle est ce scintillement à la pointe du temps vers quoi nous cheminons, qui nous délivre de la glue et des rets et dont notre cheminement est la preuve.
Mon impression que tous les moments vécus sont à égale distance du moment présent, - avec pour conséquence que j'aime toujours avec une égale intensité tout ce que j'ai aimé. Ce que l'on aime, à la différence de ce que l'on consomme, ne s'épuise jamais. Amour des sources, Tradition. Les êtres et les choses ne s'éloignent ni ne s'usent, causes perpétuelles de leur acte d'être.
Les Modernes adorent les voitures car ils ne sont plus le véhicule de rien.
Ceux qui savent, sans conditions, se réjouir de presque rien, sauveront le monde car ils seront les témoins de l'inconditionné.
Par effroi de la perdre ou de perdre, les Modernes en sont venus à haïr le bonheur et la victoire. Ainsi ils sont perdant en tout et pour tout sans avoir saisi l'occasion d'apprendre que les victoires et les bonheurs sont en soi, sauvés dans leur éternité propre, irrécusables à jamais, créateurs de mondes qui résistent à l'intérieur de l'immonde.
La chance est toute entière dans son saisissement, au point que l'on songerait que le saisissement invente la chance, ou, du moins lui est exactement contemporain ou coexistant.
Le juste moment: intersection des temps, là où un temps s'ouvre sur un autre temps ou bien bifurque à perte de vue. La durée sociale est l'interdiction, faite par avance au kaïros de se manifester.
Le Moderne étant dominé par l'impression de ne pas vivre vraiment, veut des prolongations, pour, peut-être, vivre plus tard. Il augmente la quantité du temps mesurable et dédaigne les incommensurables qualités des temps créés. Or, l'instant loge des éternités
Les Modernes luttent pour conquérir des espaces, mais se laissent voler ou détruire leur temps. Prendre son temps: acte de conquête. Ceci dit, l'espace privé lui aussi se restreint. Maison réduites, appartements subdivisés où il est impossible de loger un tapis, une armoire ancienne ou une bibliothèque. On ne peut se défendre de l'idée que les plafonds si bas des logements modernes, plus encore qu'à un dessein de rentabilité, obéissent à une volonté d'écrasement, tout comme, dans la rue, en bas, l'homme de sa pauvre hauteur d'homme se trouve écrasé par des tours titanesques. Le Moderne est bombardé par deux messages simultanés. Le premier est qu'il n'a ni Dieu ni maître et le second est qu'il est une quantité négligeable perdue au milieu d'une quantité insignifiante. Rien d'étonnant à ce que les moins résignés deviennent fous.
Reprendre tout au début, c'est-à-dire non pas en arrière, mais à l'éclosion du moment présent. Voir ce qui s'y déploie, la puissance de la toute-possibilité. Ne pas se laisser gagner par le dégoût ou l'indignation. Persister dans la discrétion et même dans le secret. L'axe du monde est maintenu par ceux qui vivent verticalement dans la présence.
L'esprit est ce qu'il y a de moins exotérique.
La beauté supérieure de l'improvisation, car plus proche du mouvement de la création et mystérieusement mieux ordonnée que nous le voulions, supérieure à nos plans et à nos représentations, ensemble plus vaste que les parties qui le composent, et même plus vaste que le plan d'ensemble. Les musiques traditionnelle, jusqu'au baroque, furent improvisées avant l'usage de faire des œuvres d'art et de rendre sa copie. L'improvisateur garde confiance en des forces qui le dépassent.
L'éternité, dans le temps, survient soudainement, à l'improviste.
Ne jamais se plaindre d'être incompris. C'est par ce qu'il y a en nous d'incompréhensible que nous échappons aux mains sales, aux manipulations infâmes. Ce qui valait pour les Apaches parisiens vaut pour les poètes: " pas vu, pas pris".
L'écrivain soucieux de sa tâche a parfois l'impression qu'il a parmi mille façons de dire une seule qui est juste et bonne, avant de comprendre qu'il y avait mille façons différentes de penser, et à chacune sa formulation juste. Le style est la pensée même. Il n'y a jamais deux façons de dire la même chose. On croit chercher ses mots alors qu'on va à la rencontre de sa pensée, et que sa pensée va à la rencontre de l'Esprit. D'où cet air vif, ce souffle de grand-large qui nous avive lorsque nous commençons à écrire. Nous savons moins que personne où nous allons. L'heure ressemble à ce moment en suspens, auroral, dans la solitude maritime. Chaque seconde nous seconde, signe tracé, ridule sur la surface lumineuse, infime écume.
Certains semblent fuir leurs responsabilités, - mais pour de plus hautes et plus farouches. La morale bourgeoise fait appel à notre sens des responsabilités ("citoyennes") surtout pour nous détourner des Appels, des vocations. L'homme responsable à petite échelle est souvent irresponsable à une plus haute. A titre individuel, nous sommes d'abord responsables de la confiance que l'on nous porte. Si nous tendons la main, ne pas lâcher. La confiance nous oblige.
Inutilité de la polémique intellectuelle, qui est un jeu secondaire, et d'autant plus vain que ceux qui nous invitent en refusent les règles, jouant aux dames avec des pièces d'échec, et croient vaincre enfin en balayant le plateau de la main. Les gens qui disent beaucoup de mal de nous nous idolâtrent. C'est leur punition d'attacher leur attention à un objet qu'ils jugent indigne. Par clémence, inutile d'y ajouter.
Je n'ai jamais été aussi heureux qu'à la lisière des moments où je croyais être désespéré de tout. Croyant être désespéré, alors que je n'étais que désabusé. Mais se désabuser, c'est entrer dans la verdoyante espérance qui nous délivre de la désespérance qui nous abusait.
Le Moderne n'arrive à concevoir l'hédonisme qu'en partant en guerre contre l'Esprit, ou l'inverse. Monothéisme abstrait, matérialisme totalitaire, puritanisme, porcs dans leurs auges de consommateurs, demi-hommes qui rendent sans le savoir leur culte au diaballein. Le Diable rit chaque fois qu'il parvient à opposer le corps et l'esprit et exulte chaque fois qu'il parvient à anéantir un esprit par un corps. Ne préjugeons pas du vingt et unième siècle mais constatons que le vingtième fut pour lui une grande période exultatrice comme il n'eut guère l'occasion d'en connaître depuis les commencements de l'histoire humaine.
Exiger de nous d'être enfermé toute la journée dans un bureau climatisé à résoudre des problèmes absurdes pour acquérir le simple droit à notre survie matérielle, c'est beaucoup. Fonction de la technologie: être la verroterie que l'on propose en échange des biens, infiniment plus précieux, que l'on convoite. Marché de dupes, fausses richesses, pillage, emprise. Dans le monde moderne, nous sommes tous des colonisés, nous vendons notre âme.
Derrière le pouvoir global, il n'y a rien d'humain. Masque sans visage. Les idéologies sont des distractions qui nous détournent du combat essentiel, soit en nous engageant contre de faux ennemis ou des forces subalternes, soit en nous persuadant que le combat est vain. Or, il y a combat, et il fait rage. Chaque instant est un champ de bataille entre des formes claires et des forces opaques. Le premier moment du combat: l'éveil du Javanmârd, le passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle, dont la vocation est de redéployer l'Imagination créatrice.
Ce monde qu'ils veulent sans métaphysique, les Modernes voudraient pourtant qu'il soit jugé, non sur sa réalité physique, ses travaux, son histoire, mais sur ses intentions morales. "D'accord, disent-ils, nous avons exterminé, enlaidi, bétonné, asservi, empoisonné, mais dans la pureté séraphique de nos bonnes intentions !".
Le politiquement correct, avec ses vigilants, ses dénonciateurs, n'est pas seulement un opportunisme et un conformisme, c'est un vice, une passion, une "addiction" comme diraient les journalistes épris davantage de psychologie que de la langue française. L'agent du politiquement correct ne peut s'en passer car en la circonstance il se voit, de façon magique, investi du Bien. Peu lui importe alors le caractère inopérant de ses discours, le ridicule de des diatribes, sa vilénie sautant aux yeux lorsqu'il s'acharne contre des hommes plus talentueux ou courageux que lui. Il lui faut sa dose sans laquelle il s'effondrerait dans la conscience de son insignifiance.
L'investi du politiquement correct, autrement dit, le démocrate fondamentaliste, définit son investiture morale comme une autorisation à ne jamais échanger ni disputer avec ceux qui ne sont pas d'accord avec lui, étant d'accord avec lui-même, ce qui lui suffit amplement, qu'ils n'ont aucun droit, sinon de se faire conspuer ou lyncher, au nom du Bien.
La force engendre le calme, comme l'avachissement engendre l'excitation. Les "investis", ne cherchent pas tant à convaincre qu'à s'exciter les uns les autres avant de s'avachir dans un lieu commun et dans la satisfaction d'avoir nui à quelque esprit supérieur. Pour le démocrate fondamentaliste tous les esprits supérieurs, ou ne fût-ce que légèrement au-dessus de la moyenne, sont des ennemis à abattre à la première occasion.
J'ai observé, en deux décennies, la disparition progressive des formes premières de l'agapé et la prolifération des petites têtes dures pour autrui autant qu'excessivement délicates pour elles-mêmes. Les pires malheurs d'autrui font ricaner, les plus petites blessures d'amour-propre jettent dans l'hystérie. Si un peuple entre en de pareilles dispositions, on ne peut rien en attendre de bon, ni pour lui-même, ni pour les autres peuples.
Certains, par ces temps hâtifs, veulent être assurés, avant de commencer à lire un livre, qu'ils vont tout comprendre tout de suite. Apparaît le nom d'un auteur ou d'une chose qu'il ne connaît pas, le Moderne s'offusque. Comment ose-t-on nommer au-delà de ce qu'il connaît ? L'idée ne lui vient pas que l'on nomme pour l'inviter à connaître.
Tout grand livre contient une grand part d'incompréhensible, y compris pour son auteur.
Cette manie du livre plat (sans plis, où rien n'est à expliquer, et où l'on ne peut s'impliquer) participe de la machine de guerre nivellatrice. Livres tout neufs, pastellisés, comme ces cités d'architectes stipendiés par des promoteurs sans scrupules, - sans recoins, sans mystères et sans âge.
Le "je veux tout comprendre tout de suite" veut dire "je ne veux rien apprendre jamais". Dès lors qu'un effort non rentable est requis, le Moderne détale comme un rat.
Le goût du prévisible, de l'étiquette: ne lire que pour s'assurer que l'étiquette est bien là où elle doit être collée. Université, journalisme, entreprises étiqueteuses.
Le Moderne veut se libérer des conditions de sa liberté. Il guerroie contre ce qui le rend libre concrètement au nom d'une liberté abstraite qu'il n'exerce jamais, mais qui s'exerce sur lui par un enchaînement de servitudes.
Se libérant du poids supposé de la civilisation, il se précipite vers la barbarie ou la société technologique sans voir que le legs de la civilisation est d'abord un ensemble d'instruments, de moyens d'exercer sa liberté dans la vie magnifique, dans la grandeur. Le Moderne se libère de la grandeur, pour mieux vivre incarcéré et à l'étroit. Il se "libère" de la rhétorique des voiles, des cordages, et du voilier lui-même, pour mieux rester sur place dans l'ignorance. Il se libère même de la nostalgie du voyage pour ne plus voir sur le quai, la mer. Enfin, il se libère du quai pour attacher son attention à une enfilade de boutiques pour touristes.
La communion libère, la fascination enchaîne.
Toutes les prétendues révolutions, (la "française", comme la soviétique ou la nazie) furent en réalité des contre-révolutions, c'est à dire un retour au "tamasique". L'ésotérisme seul est révolutionnaire. De même que Saint-Pol-Roux, dans sa réponse à l'enquête de Jules Huret, se définissait "Symboliste comme Dante", proposons d'être révolutionnaires comme Pythagore.
Au lieu de s'indigner de tel ou tel mot (au demeurant détaché du contexte ou de sens infléchi pour les besoin de la cause), revenir humblement à la pensée. Mais sans doute est-ce trop demander à ces pantins hystériques, auto-proclamés procureur du Bien et dont la raison d'être est de déshonorer la pensée humaine, de l'avilir dans le ressentiment. Rarement, ni avec une telle évidence, les hommes se seront jugé en jugeant et n'auront montré leur véritable visage en crachant au visage d'hommes dont un des titres d'honneur sera d'avoir été insulté par eux.
Le monde moderne est l'extermination du divers, des essences, régression vers la substance, disions-nous. Disparition organisée, en même temps, des personnes et des peuples. Monde génocidaire et massifiant.
Le puritanisme est un narcissisme glacé.
Il advient, paradoxalement, que nous soyons sauvés, et pour longtemps, par ce qu'il y a de plus fugitif.
L'éternité se laisse comprendre non par un une durée mais par un instant. La durée aussi longue qu'on la puisse imaginer, relève de la quantité, l'éternité, de la qualité. Certains instants sont éternels par leur qualité. Aucun reniement, aucun déni ne peut les atteindre, l'apostériori est sans pouvoir sur eux; ils nous sauvent car ils sont sauvés de la faiblesse de nos jugements, de la cruauté et de la bêtise de nos reniements.
La qualité d'un homme se mesure à ce qu'il n'a pas renié. La sombre ivresse du reniement laisse la bouche en carton, le monde en carton-pâte, insipide et faux.
Etre renégat du bonheur donné, c'est accepter pour mesure de son âme l'ingratitude du consommateur qui dit "Je ne dois rien à ce que je consomme, j'ai payé". Avoir payé ne nous donne aucun droit métaphysique, - le seul imprescriptible et qui s'établit dans une reconnaissance réciproque et mystérieuse.
Ce qui est radicalement sans mystère finit par être sans réalité.
Les œuvres sont des pays que l'on croit résumer par certaines caractéristiques supposées de leurs auteurs. Or le propre d'une œuvre est d'être plus grand que son auteur (quand bien même elle n'est que la trace d'une infime partie de ses songes et de ses cogitations). L'infime loge l'immense.
Le renversement de perspective ou le changement d'ordre de grandeur définit l'art d'écrire, - qui n'est jamais que la forme la plus radicale de l'art de la traduction, voyage de la lettre vers l'esprit et de l'esprit vers la lettre. Ce qui est ici devient là-bas, ce qui est antérieur devient ultérieur. Le visible devient l'invisible qui devient visible. Nous cheminons vers ce que nous étions, in illo tempore, pour devenir pleinement ce que nous sommes.
Le Moderne croit devenir en cessant d'être ce qu'il fut. Mais alors qu'est ce qui qui devient ? "Je progresse, j'évolue": autant d'expressions pour dire que l'on renonce à l'essentiel, que l'on cède à l'Ennemi nos contrées les plus fertiles, nos plus somptueuses demeures, nos solennités les plus ardentes et les plus légères.
Le "progrès" fut d'abord, et en tout, la progression du lourd, du triste et du laid. Tout en plus grande quantité. Plus de gens électrifiés, voiturés et peut-être (vaguement) alphabétisés. Mais aussi, plus de gens exterminés et avilis.
Les cités construites par "le hasard" sont plus belles que les cités planifiées par une intention architecturale, même géniale, car le hasard n'existe pas: il n'est qu'un leurre dont les ignorants s'abusent pour nommer, sans la nommer, la divine providence.
L'idée de divine providence n'est oppressante que pour ceux qui ne veulent pas savoir que leur liberté est incluse en elle (ou qui répugnent à exercer cette liberté).Tout est écrit car tout sera écrit. Du point de vue surplombant de l'éternité tout est déjà écrit de ce que nous écrivons au jour le jour dans une parfaite et souveraine liberté.
§ Il me semble que certains lecteurs, dans leurs réserves à l'égard de René Guénon en oublient le prodigieux élargissement de l'entendement auxquels ils sont conviés, n'en font pas l'épreuve et s'attachent excessivement à quelques détails qu'ils croient discutables.
La finalité est dans la chose elle-même. La finalité de la contemplation est la contemplation. La finalité de l'action est l'action elle-même. La finalité de la société de contrôle est le contrôle. Tout le reste est prétexte, leurres à l'usage de ces arriérés mentaux qui se prévalent de l'utilité et métaphorisent dans le néant en niant l'être-là de l'acte d'être.
Le travail est une punition. Les idéologies du travail ont la passion de punir. On ne punit avec passion que ceux qui touchent à un bonheur que l'on n'ose atteindre. Travailler plus pour consommer davantage c'est être réduit au rang du colonisé sous le joug du maître.
La liberté d'expression fait partie de la société de contrôle qui aime à savoir ce que nous pensons. Cette liberté nous est exactement mesurée: liberté de dire mais non d'être entendus, - au-delà de certaines étroites limites, notre pensée étant relayée et répandue comme caricature et objet de ridicule ou d'horreur. Cette liberté d'expression, serve du contrôle, est un piège tendu autant qu'un faire-valoir. Elle peut même faire croire à certains, dans leurs quartiers de haute sécurité, qu'ils sont libres.
La finalité de la société de contrôle étant elle-même, elle est la néantisation de ce qui est, de la souveraineté en soi. Ce qui doit se soumettre au contrôle doit disparaître. La société de contrôle étant contrôle de tout, n'est, en soi, rien du tout, sinon dans sa propre fin, un pur néant.
La post-humanité, c'est à dire après la fin du cycle de l'humanitas, sera formée d'attributs sans essences, d'avoirs sans être: hommes sans visage reconnaissables seulement aux écorces de cendre de ce qu'ils auront consommé.
Notre mémoire collective est encombrée de milliers de noms propres parfaitement inutiles, alors même que notre vocabulaire est en perdition et que nous ne savons plus nommer, ni les plantes, ni les animaux, ni les pierres, et moins encore les dieux, les héros et les saints.
S'attacher aux lieux, non se les approprier, mais en être approprié, leur appartenir, laisser en eux quelque chose de soi lorsque nous les quittons, nous abandonner à eux lorsque nous avons le bonheur d'y être, en recevoir des messages impondérables, des signes de passage. Le génie des lieux se tient à l'orée de l'intériorité et de l'extériorité, là où la dualité, nous et le monde, devient "dualitude", amphibologie, miroitement de secrets. Par réfraction, notre secret devient la transparence de l'air.
La limpidité est plus secrète que les ténèbres. Nous pouvons percer les ténèbres, mais le limpide infiniment s'approfondit en lui-même. De même la raison est plus mystérieuse et plus rare que l'irrationalité et la déraison. La raison est pure merveille, que rien n'escompte et qui, dans le développement techno-affectif du monde, s'avère superflue, c'est-à-dire, qu'elle coule au-dessus du fonctionnement, lui passe, littéralement, au-dessus de la tête, comme un flot de nuage ou une rivière sur des cailloux.
La rationalité nécessaire à la technique n'est pas la raison, toute soumise qu'elle se trouve à l'irrationalité de son usage. La comptabilité des pertes et profits est encore moins la raison. La raison, comme en témoignent des dialogues platoniciens, est une ivresse. Le flux de la raison, au-dessus des têtes et des cailloux, est captateur de son au-delà. La raison: miroir tourné vers son au-delà.
Le règne de l'opinion, allié à la communication de masse est une machine à faire disparaître à la fois la métaphysique, la raison et son exercice moral, - et cela, bien sûr, pour les meilleures "raisons" progressistes et démocratiques.
La raison, comme le fut l'épée, est d'un usage rigoureusement aristocratique. Elle demeure pouvoir de l'excellence lorsqu'elle ne se détache pas de la métaphysique et ne décline pas en ratiocinations psychologiques ou idéologiques. Le plus redoutable adversaire de la raison est celui qui fait d'elle une idole. A lui, toutes les folies, et les plus noires.
Le fort nous accorde le droit d'être faible par moment, le faible jamais, lui qui traque la faiblesse des forts pour s'en repaître ou les tuer, un peu comme les paysans du film de Kurosawa qui achevaient les samouraïs blessés pour les dépouiller de leurs métaux.
Le fort sait ce qu'il doit à sa fragilité et le demeure tant qu'il ne l'oublie pas. La délicatesse favorise l'audace. Nous pouvons, comme le savait Rimbaud, y perdre notre vie. La seule force du faible est la fragilité du fort.
Forme médiatique moderne de la chasse-à-courre. A la fin, la créature libre et sauvage, non rompue aux usages de la gamelle, est déchiquetée par la meute des bien-pensants. Nos meilleurs écrivains ont du cerf, du renard ou du sanglier, - et comme celui-ci, ils vont seuls.
Considérant la brièveté de la vie humaine au regard des possibilités prodigieuses qui s'offrent dans le sensible et l'intelligible, et dans les mondes intermédiaires, l'acharnement de mes contemporains à perdre leur temps me demeure un étonnement, - comme si toutes les procédures de l'existence convenue avaient pour finalité de ne pas être au monde, de ne recevoir du monde que le strict nécessaire à la perpétuation d'une illusion sociale. Or, pour exister dans la société telle qu'elle se machinise, où il suffit d'être agent ou rouage, la presque totalité de nos facultés de perception ou d'intellection est inutile, et vouée à disparaître.
Il semblerait que nous eussions hérité de facultés dont l'usage s'est perdu et dont le ressouvenir est, ou sera dans un proche avenir, considéré comme une "nuisance" après avoir été tenu pour une complication inutile de vaines nuances ou de coupables prétentions.
Jadis l'Elite était protégée et sauvegardée par le peuple. Aujourd'hui elle est assassinée par les classes moyennes qui en fabriquent la parodie technocratique ou "people". Lorsque les maîtres du monde ne sont que les agents (de la technologie, de la finance ou de la publicité) le monde est désorbité et roule dans le chaos. Le chaos, c'est-à-dire la servitude à n'importe quoi, la servitude totale, sans gradations, échappées, suspens ou alternatives. L'Ordre, le cosmos, est exactement l'espace de notre liberté (d'ordonner, de nommer, d'être les Co-créateurs de la Création).
Moins nous exigeons de recevoir de nos semblables en particulier et plus nous recevons du monde en général. Ce que nous contemporains nous mesurent en douceur, en bienveillance, l'air d'une journée de printemps nous l'offre infiniment, avec une générosité vertigineuse.
Nos semblables jugent de nos bienfaits selon qu'ils s'imaginent qu'ils nous coûtent. Mais certains êtres sont bienfaisants sans qu'il semble leur en coûter et c'est d'eux que nous recevrions le plus si nous ôtions de nos pensées le calcul, la tractation, - ces mauvais plis.
Depuis des décennies, presque tous les gens que je rencontre croient que tout va bien pour moi et que tout va mal pour eux, et que je devrais, de la sorte leur être redevable de mon bonheur, sinon coupable. La politesse qui consiste à la faire bonne figure et à ne pas trop ennuyer ses voisins avec ses problèmes est désormais considéré comme un crime de lèse-victime.
Il importe de ne pas vivre seulement dans la réalité mais dans le Réel, non pas seulement dans la représentation, mais aussi dans la présence, non seulement dans le fruit de nos actes, mais dans l'action elle-même, à cet instant où elle rétablit, comme le rai de lumière d'une Annonciation, le lien entre la réalité et le Réel.
Le monde des "réseaux": un labyrinthe qui serait dépourvu de centre, la raison s'y use, s'y épuise et finit par être anéantie.
Les Modernes fabriquent du chaos et font le monde à sa ressemblance. Dé-création, dédire; suivent les destitutions de l'âme et de l'esprit et la destruction de " la divine loi des gradations" dont parlait Edgar Poe. Hors de "la science des justes dénomination" (Confucius), tout est chaos innommable. Le chaos terminal est pire que le chaos originel, dont il poursuit en vain la nostalgie trompeuse.
Hommes de convictions et d'opinions: hommes lourds, et qui considèrent leur lourdeur comme une évidente supériorité, ce qu'elle est, de fait, selon une mesure quantitative. Leur lourdeur est leur légitimité, leur pouvoir et leur fonction. Faire en sorte que tout reste fixé dans sa représentation, dans son identité, que rien ne s'envole, n'ascende vers les nuances ou les nuages. Juste étymologie: avoir la tête dans les nuages (grief que nous font les réalistes) c'est l'avoir exactement là où il faut, dans les nuances, entre le ciel et la terre.
Le Lourd cherche à accroître sa lourdeur, à être "blindé", à peser financièrement. Le Léger, lui, cherche à sauvegarder sa légèreté. L'un, éternel insatisfait, travaille au augmenter la part de la substance, de l'avoir; l'autre désire l'éclaircie de l'être que lui révèle sa fidélité à ce qui est.
Certains hommes s'identifient à leurs biens immobiliers, à leurs voitures, d'autres à leur souffle, inspir et expir. Où suis-je, en vérité, sinon dans mon souffle ?
Extrait d'un ouvrage à paraître