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15/12/2021

André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre:

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Luc-Olivier d’Algange

André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre.

 

« Sous les amandiers, l'ombre de la terre est du bleu le plus fin »

André Suarès

 

On se souvient de l'article de Montherlant: « Barrès s'éloigne ». De même que les auteurs grandement célébrés de leur vivant basculent parfois à leur mort dans un purgatoire durable, il arrive que certains méconnus, sitôt passés de l'autre côté des apparences, enflamment une génération à peine trop jeune pour leur avoir été contemporaine. Les œuvres de ces jeunes morts sont ainsi cueillies par de jeunes gens. La littérature fut longtemps le propre de la juvénilité. Dans le meilleur des cas, cette juvénilité de prolonge dans la nuit des temps du grand âge qui devient alors semblable à la harpe des vents d’une origine oubliée. Ce qui demeure souffle et prophétise, éveillant un chant sur les cordes du temps.

Quant à ceux qui naissent cacochymes, ils le demeurent et les grandeurs mythiques ou légendaires, le sens épique, le goût de la grandeur et de la fidélité leur sont à jamais étrangers. Les Modernes sont « jeunistes » car ils naissent vieux. Ce qu'il y a de jeune dans le monde, Homère, Dante ou Shakespeare, ne leur parle plus. Comptables avaricieux de leur vie domestique, ne s'intéressant qu'à ce qu'ils peuvent acheter ou vendre, ils seront, par définition, les ennemis jurés d'André Suarès.

André Suarès demeura méconnu après sa mort comme durant sa vie, qui fut un combat. Il ne fut d'aucun purgatoire mais vécu dans un enfer paradisiaque; c'est dire qu'il ne fut d'aucune chapelle. Physiologiquement inapte à toute flagornerie, il ne fut point « homme de Lettres », à la manière du dix-neuvième siècle, ni certes « intellectuel » à la façon, antiphrastique, des inlassables ratiocineurs du vingtième, pour ne rien dire de ceux du vingt et unième, qui sont incapables de dire du bien d'un contemporain, tant ils sont dévorés de jalousie, mais ne cessent de flatter les « minorités » les mieux aptes à se rendre utiles à leur carrière.

Or, il n'est point de grand style pour le flagorneur tout embourbé qu'il se trouve de prudences mesquines et d'atermoiements. Pour écrire juste, selon la beauté, il faut écrire libre, selon la vérité. Le caractère est pour beaucoup dans l'allure des grands prosateurs; libre de laisser leur plume suivre le mouvement de leur pensée réelle, ils gagnent en désinvolture, en clarté et en feu. Joseph de Maistre, Baudelaire, Nietzsche ne seraient point des maîtres si la crainte de déplaire les subjuguait. L'écriture minimaliste de nos actuels sous-écrivains tient autant à leur ignorance narcissique qu'à leur navrant manque de caractère.

Le style d'André Suarès, prophétique et chevaleresque, l'apparente à des formes d'humanité plus anciennes où l'on reconnaît tout à tour les figures de l'Aède, du Condottière et de l'Ascète. Rien ne lui répugne davantage que cet office dérisoire, dont se contentent certains « hommes de Lettres », qui est de distraire, ou de flatter la vanité du public. Le succès d'une œuvre lui semble le signe de sa bassesse, plus encore que d'un malentendu. Sa solitude ardente dans son temps, Suarès la désire, non tant par orgueil ombrageux, comme on le redit, mais par cette déférence plus profonde à l'égard des hommes d'autres temps dont le jugement lui paraît plus sûr et plus digne.

Suarès, ce vivant prodigieux, mobile, s'intéressant à tout, entretient avec les ombres, avec les morts (qui lui semblent plus vivants que les vivants-morts qui l'entourent) ce commerce passionné, presque chamanique, qui est à l'origine de toute culture. Nous sommes au monde, nous sommes humains, et point seulement en tant qu'espèce, lorsque la parole de ceux qui ne sont plus demeure en nous, lorsque nous consentons à recevoir d'eux le plus profond de nos lumières et de nos ténèbres.

Avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Léon Bloy, Suarès est l'auteur qui s'est le plus directement affronté à l'horreur de la vulgarité bourgeoise, au réalisme des lâches. Le sens de la grandeur le hante à mesure que s'installe la petitesse: mieux que quiconque il chante les grandeurs épiques, religieuses, la force et la gloire, et les songes plus vastes que les Songeurs eux-mêmes. A ce titre, l'œuvre d'André Suarès est belliqueuse. Suarès est un Cyrano qui défie cent ennemis à la fois sans désemparer. Les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément ses amis. Proche de Maurras par ses préférences latines, son dédain du « barbare », il n'en sera pas moins dreyfusard, à la manière de Péguy, et n'épargnera pas les « ligues » dont le « nationalisme » lui semble n'être que l'extension de l'égolâtrie impuissante de ceux qui les composent.

Ses amis seront des Egaux, des élus, des « fils de Roi ». Il n'est donc point solitaire: ses frères d'armes sont morts, mais, comme dans la chanson, ils cheminent à ses côtés. Il se bat en leur nom, pour leur honneur, qui est le sien. L'honneur d'autrui est pour André Suarès son propre honneur.

Poète quirite, comme il le dit de D'Annunzio, réalisant la coïncidence de l'éloignement ascétique et du sens de l'appartenance à la Cité inspiratrice, Suarès dépasse, comme en se jouant, l'opposition, que certains vivent de façon tragique, de l'individualisme et de la tradition. Si André Suarès fait sienne l'idée de Maurras, selon laquelle nous recevons toujours davantage de notre Pays que nous ne pouvons lui offrir, il n'oublie pas que l'hôte de la Cité, celui qui reçoit, pour être redevable, est aussi, lorsqu'il est poète, celui qui renouvelle la légitimité du bien, du beau et du vrai. Point de populisme chez André Suarès, ni de flagornerie, ni d'optimisme: ainsi les trois conditions nécessaires à l'exercice de la liberté sont honorées.  « Les flagorneurs du peuple pullulent, mortels à toute beauté, mortels au peuple même. Après tout le peuple n'est pas bon, non plus que le reste des hommes. La bonté est fille de la force. La faiblesse n'est qu'une servante à gage sujette à se vendre et à varier. Il y a trop de lâcheté, décidément, dans la bonté des faibles. On le connaît à ceux qui la flagornent » écrit André Suarès dans Voici l'homme.

Ce livre singulièrement nietzschéen précède la parution d'Ecce homo. Par une de ces coïncidences magistrales qu'ourdissent à leur insu les grands esprits, l'un des premiers ouvrages d'André Suarès, à peine sorti de l'adolescence, porte le même titre que l'ultime ouvrage de Nietzsche. « Flatter les faibles qui font nombre, et l'opinion rampante: voilà encore un emploi des optimistes. » Cet aphorisme, comme tant d'autre, chez André Suarès, semble une feuille détachée du grand arbre flamboyant et automnal du Zarathoustra. Comme celle de Nietzsche, l'œuvre de Suarès ne cèle point le dessein qu'elle se propose et qui claque comme un défi. Il s'agit de donner aux grandes âmes, à la bonté des forts et aux esprits supérieurs une chance de survivre dans un monde gouverné par la bassesse et la laideur.

Le projet demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Fortifiée par le pessimiste, exaltée par la générosité, l'œuvre de Suarès retrouve le trait antique sans méconnaître le génie du catholicisme: génie tout d'abord artistique, l'art se faisant religion et la religion se faisant art dans une révolte ardente contre l'état de nature et une certaine forme de rousseauisme dont il faut bien reconnaître que Rousseau est à peine plus coupable que Descartes l'est du cartésianisme, devenu l’inepte idéologie de ceux qui ne doutent de rien: « L'âme forte est catholique de préférence. Je suis catholique comme je suis païen: deux effets de la même force. Et tout ce que j'ai de vivant comme païen, c'est ma force catholique qui l'anime. »

Comme Valéry, Suarès savait que les civilisations sont mortelles, mais cette croyance ne s'accordait nullement en lui à quelque fatalisme oriental. L'Europe, dont il n'ignorait pas ce qu'elle devait à l'Orient, lui était chère: il y voyait l'expression du goût qui est « l'esprit des sens ». Quant à ceux qu'il appelait les Yankees, le moins que l'on puisse dire est que son jugement s'éloigne de celui de Monsieur Revel: « Entre les deux mondes, ils sont la borne brute, la pyramide de vanité, la lumière qui n'illumine ni ne chauffe, le miroir sans réflexion (...) Ils sont l'inhumaine puissance de la matière sans âme, et si automate que l'âme y étant matière, poids et mesure, la matière compacte s'y donne pour l'esprit. »

Nul mieux que Suarès n'eut à cœur de défendre les grandes âmes que menace l'oubli. Le monde dans lequel nous vivons lui eût fait horreur plus encore que le sien; ces grandes âmes revivent dans la polyphonie de son art où les grands événements de la culture européenne se répondent et se relient. Musicologue averti, il reconnaît, comme Glenn Gould, ce que Wagner doit à Bach et ce qui dans Bach annonce Wagner, cette spirale ascendante conquise dans son élan par le point le plus haut.

Ce wagnérien rétif au romantisme, comme au néoclassicisme, ce classique inclassable, le plus européen des écrivains français, ne se voile point ce qui doit advenir, et nous advient aujourd'hui en pleine face: la disparition programmée de la culture européenne et l'extinction progressive de la langue française. La fiction fiduciaire s'étant substituée à la réalité symbolique et au Logos lui-même, le mot « Europe » semble destiné aujourd'hui à n'être plus qu'une coquille vide susceptible d'être remplie par n'importe quoi. Suarès, hélas, n'est plus là pour nous dire, par exemple, ce qu'il eût pensé de la Turquie en Europe. Beau sujet pour qui admirait Byron et osa célébrer l'aventure de Fiume de son cher D'Annunzio ! « L'Italie lui doit beaucoup de son honneur présent et peut-être même ses frontières. Il l'a rendue à l'Europe, d'où elle était absente: il l'a ravie à cette secte de politiques usuriers et de vieillards rabougris qui la gouvernait comme un municipe de province. Nul n'a fait plus pour son peuple que ce Gabriel aux brûlants messages: il a trempé l'amère Adriatique dans le miel de la possession; et si Fiume est italienne c'est à cause de lui et de lui seulement. »

Contrairement à un préjugé tenace, Suarès n'est point cet esthète livré aux seules injonctions de sa subjectivité, ce libertaire acariâtre qui vitupère le monde dans son esseulement. Cet esprit, qui ne transige point sur la grande liberté qu'il s'accorde souverainement, est le contraire d'un anarchiste; cet esprit chevaleresque qui s'engage sans parcimonie ni calcul contre les despotes est aussi aux antipodes de l'humanitariste et de la veulerie sentimentale. L'ordre est son beau souci et ses parodies l'insupportent: sa sévérité à l'égard de « l'ordre moral », mesquin et envieux, n'est que l'envers de son horreur de l'esprit bourgeois qui s'y trouva des repères, des sécurités, et non point une haine de l'ordre et de la grandeur qui serait plus bourgeoise encore. « Les héros de l'art, écrit Suarès, sont les hérauts de l'ordre. Dans le rythme, le poète crée un ordre. Les plus artistes, parce qu'ils aiment l'ordre comme l'hermine aime la pureté, passent toujours pour préférer l'ordre à la vérité et à la justice. Rien de si faux: qu'est-ce que la vérité et qu'est-ce que la justice sinon des formes éminentes de l'ordre ? Les poètes ont bien le droit de se faire mal juger: Hommes d'un autre temps, dit-on, sans dire lequel. En fait ils sont hommes de tous les temps, dictateurs avec César et régicides avec Brutus. Ils sont les seuls hommes libres: car ils sont les seuls qui obéissent par amour au rythme suprême, qui est de l'ordre de la beauté; les seuls dont la révolte est infinie contre toute laideur et contre toute bassesse. Tel est aussi le sens de la joie qui se cache au fond de leur humeur pessimiste: le triomphe de la vie sur la vie. »

Ce triomphe de la vie sur la vie, n'est autre que le triomphe de l'ordre sur le désordre, de l'harmonie sur le chaos, de la Mesure sur la démesure, de la forme de l'informe (qui est la cause des pires conformismes): « Immonde anarchie des éléments déchaînés: la marmite des sorcières bout: mais quelqu'un sera roi. Le voleur se donne pour un percepteur d'impôts, l'assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l'anarchie ne peut durer: le roi, c'est celui qui vient: l'ordre. »

Rien n'inclina jamais ce catholique païen au péché contre l'espérance. L'ignominie triomphante précise ses forces, exalte son talent, ensoleille ses phrases. Les écrits de ce bretteur impossible à décourager sont une permanente leçon de courage. Les imbéciles parlent de l'échec d'André Suarès, comme ils parlent aussi au demeurant de l'échec de Joyce, de Musil ou de Proust ! De quel échec parlent-ils lorsque chaque page est un communiqué de victoire, lorsque chaque phrase vibre du triomphe sourd de la vie sur la vie, de l'idée éternelle sur la réalité transitoire, du Logos-Roi sur le babil informe des barbares !

Au fond des livres de Suarès bruisse une joie terrible; ses écrits les plus âpres nous annoncent d'écumantes vagues de bonheur, qui inquiètent car elles emportent. Lorsque vous sentez vos forces défaillir, qu'un doute pernicieux en vous s'installe, il suffit de lire quelques pages de Suarès pour en être délivré. Comme seuls savent le faire les grands pessimistes, les esprits sarcastiques et lyriques, les « railleurs et les rêveurs », auxquels Villiers de L'Isle-Adam dédia son Eve Future, André Suarès nous donne les clefs d'un héroïque et tumultueux art du bonheur que les optimistes et les progressistes, ces perpétuels déçus, ne pourront qu'ignorer.

Suarès ne se laisse pas décevoir par le monde; ses admirations sont des pactes et des serments; il revient sur ses inimitiés et ses incompréhensions plus souvent que sur ses ferveurs. Il ne devient pas de plus en plus amer ou sceptique à mesure que les années passent. Chaque nouveau livre qu'il écrit lui ôte un poids, et plus il s'avance vers l'ultime frontière humaine et plus sa grande âme devient réceptive et sensible. A chaque phrase écrite par Suarès, Ariel triomphe de Caliban. Il ne s'enrage pas contre le monde mais s'encolère contre les obstacles qui s'opposent entre l'homme libre et la splendeur du monde. La vie étroite, calculatrice et d'intensité réduite que les grégaires s'imposent entre eux lui paraît une intolérable offense faite à la Création. Les ratiocinations qui prétendent à justifier cette offense, en expliquant le plus par le moins, ce qui est en haut par ce qui est en bas et qui veulent ainsi réduire les nobles desseins à de mesquines raisons ne résiste pas à la fougue pascalienne de Suarès.

Le Colloque avec Pascal est un des grands moments de l'anthologie présentée par Robert Parienté. De même que Nietzsche entretint toute sa vie une conversation intérieure, souvent tumultueuse avec Socrate, Spinoza, Schopenhauer et Wagner, André Suarès s'entretient magistralement avec Pascal et Nietzsche dont il perçoit les affinités. Si l'intelligence est l'art de choisir, elle peut être aussi quelquefois l'art de ne pas choisir, c'est-à-dire de ne point croire aux fausses alternatives qu'on nous propose. Cet écrivain pour qui le monde existe, qui laisse tournoyer autour de lui les inépuisables richesses des sens, cet amoureux des formes, cet artiste-philosophe (plus encore que philosophe-artiste) qui jette un œil soupçonneux sur les austères et les puritains ne s'interdit pas, pour autant, de se reconnaître dans les exigences métaphysiques de Port-Royal.

L'amour du monde sensible ne l'engage pas à un désamour du monde métaphysique, bien au contraire: « Je ris d'un homme qui se rit de la métaphysique. L'homme sans Dieu ni métaphysique n'est qu'un animal. » Avec Pascal, Suarès dialogue en païen, avec Nietzsche, en catholique: chaque raison invoquée est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. On reproche souvent à Suarès de faire son propre portrait en portraitisant les autres: il n'en est rien. Son parti pris est celui du ravissement. S'il y a beaucoup de lui-même dans ce qu'il dit des autres, c'est qu'il consent à être sculpté par les œuvres, comme par les paysages et les cités, dont il nous parle.

Les engagements de Suarès sont d'ailleurs moins contradictoires qu'on ne se plaît en général à le souligner: il change, certes, la disposition de ses escadres, mais en fonction des mouvements de l'adversaire. Son ennemi est toujours le même, sous des costumes point si divers: le Médiocre. La médiocrité du dévot qui selon la formule de Maître Eckhart, « trafique avec Notre-Seigneur » pour « être encore payé de ses vertus » (Nietzsche), ne lui paraît ni plus ni moins odieuse que celle de l'athée qui se défend de la grandeur et du mystère. Un excessif relativisme des valeurs pourrait arguer que l'on est toujours le Médiocre de quelqu'un d'autre, comme on en est le barbare, à cette réserve près que si nul ne se définit, sinon par provocation, comme barbare, le Médiocre, et c'est là son propre, se définit comme tel, et tire précisément sa force de l'approbation du grand nombre de ses semblables qui ne prétendent à rien de particulier, sinon à être la norme du monde, le "pareil au même" triomphant sur tous les fronts de la diversité des peuples et des personnes, et clouant au pilori toute distinction.

Toute politique grande ou petite se définit par son rapport avec la Médiocrité. Au pire, elle confond la médiocrité et la Norme, au mieux, elle jugule le pouvoir du Médiocre par l'Autorité légitime; entre les deux s'offrent toutes sortes de possibilités, aristocratiques, oligarchiques, féodales, corporatistes, qui valent ce que valent les hommes qui en usent. Toute politique digne de ce nom tient de la métaphysique par la recherche d'une Norme, qui n'est point détenue, partisane, mais surplombante. Si la Médiocrité s'impose comme Norme nous sommes alors sous le règne des esclaves sans Maîtres, si la Norme s'impose à la médiocrité et parvient à la délivrer d'elle-même, en lui donnant une forme et un style, alors nous disposons un monde de Maîtres sans esclaves. Pour lors, reconnaissons que nous en sommes loin.

A la fois prophétique et rétrospective, l'œuvre de Suarès récapitule ce qui fit notre grandeur, nos raisons d'être. Son sentiment de gratitude, sa magnanimité, nous l'avons vu, l'apparentent à Nietzsche, contre lequel il exerça sa verve de pamphlétaire avant de lui présenter les plus belles excuses qui soient : « Etre européen: Nietzsche l'a toujours voulu et peut-être n'est-il pas un dessein où il soit demeuré plus fidèle: c'est sa plus grande vertu. Autant que faire se peut, elle le mène de la culture à la civilisation: elle lui montre la voie où l'on passe de l'éthique à l'œuvre d'art. Car il faut bien entendre que l'art est une morale suprême. » S'il évoque Dostoïevski, Baudelaire, Wagner, Debussy, c'est en généalogiste d'un passé et en héraut d'un futur qui tiennent ensemble dans le poing serré sur la garde de l'épée. Il n'est pas question de tergiverser sur le « travail du texte », de couper en quatre la beauté avec les ciseaux de coiffeur du narratologue, ni de gominer les chevelures rebelles avec la pommade du politiquement correct: il importe seulement de ne pas lâcher la prise sur l'essentiel qui est l'expérience paraclétique de l'Art.

Le temps d'André Suarès est venu, comme celui du règne de l'Esprit après le règne de Père et le règne du Fils, non sans doute car il fut, comme on le dit banalement, « en avance sur son temps » mais, au contraire, par exacerbation de ce qui, en lui, s'y oppose et s'y refuse. S'il y eut des époques où la littérature s'accorda avec l'esprit du temps (celle de Racine et de Molière, par exemple, ou, plus en amont celle de Virgile), l'époque moderne voit naître la littérature d'opposition ou de résistance. La survie d'une œuvre, la ferveur qui l'entoure dépendent alors de la force avec laquelle elle se refuse à la réalité du temps pour mieux servir, et mieux honorer, ce qui lui échappe, ce qui demeure hors de son emprise et qui est à la fois de l'ordre de l'être et de l'Idée.

Non, l'œuvre d'André Suarès ne connut point de purgatoire: elle se réfugia directement au Paradis. Et ce Paradis n'est point si loin de nous que notre désabusement nous le présente: il se trouve en Italie, par exemple, que Suarès parcourt en Condottière désargenté dont la pauvreté révèle la richesse du monde et lui confère sur elle l'imprescriptible droit de la justesse du regard, nous donnant le plus beau récit de voyage qui soit. Paradisiaque est la lumière de Sienne, et les belles épaules des jeunes filles anadyomènes ! Suarès ne voyage pas par goût de l'exotisme, il ne cultive point le leurre de se quitter en parcourant des contrées étrangères: il voyage pour accroître sa présence à ce qui est, à ce qui devrait être en nous mais dont il sait que nous le fuyons; par touches successives, comme le peintre magistral qu'il est, et ce n’est pas peu dire, plus rapide que Gautier, plus précis que Chateaubriand, plus fervent que Stendhal, plus métaphysique que Morand, mais non sans analogies avec chacun d'entre eux, Suarès nous rapproche d'une « essence » de la culture européenne magnifiquement distribuée en formes précises; il nous invite à des retrouvailles avec des temps mieux accordés à la grandeur et à la joie. L'œuvre de Suarès est de celle qui s'en vont, mais avec leurs lecteurs. En partance, mais vers un ici plus éclatant. La Juste Mesure, l'art d'habiter en poète sa civilisation et son temps paraîtront aux imbéciles, qui sont légion, le pire extrémisme.

Nous perdons en même temps le sens de la Mesure et celui de la grandeur. Les Modernes adorent les « Titans agenouillés qui raidissent le buste », selon la formule de Drieu, mais ne parviennent pas même à hauteur d'homme. La véritable grandeur est magnanimité: elle consent à la diversité du monde sans faillir à la préférence et à la nuance. Le poète quirite, celui qui médite la « civité » ne saurait méconnaître l'interdépendance de la politique et de la poésie qui se rejoignent dans le style. La question sur laquelle Suarès dispute Nietzsche: « L'ennoblissement est-il possible » (Ist Verherung möglich) cède désormais la place au constat de l'esclavage universel, à l'évidence de l’avilissement de tout être et de toute chose. Une humanité étrange paraît où les seuls types humains visibles et représentatifs relèvent de la banalité extrême ou de la monstruosité. Entre l'Occidental moyen débilité dans ses soucis domestiques et le « serial killer » cinématographique, il semblerait qu'il n'y eût plus aucune latitude pour des formes d'humanitas plus profondes et plus complexes, plus hédonistes, plus métaphysiques ou plus savantes. Nous en sommes à ce moment qui précède exactement l'avènement du « dernier des hommes » prophétisé par Nietzsche et qui sera, lui, monstrueusement banal.

Autant dire que le moment est bien choisi pour se promener, une dernière fois peut-être, avant que leur langage ne nous devienne incompréhensible, dans les temples lumineux que sont les livres d'André Suarès, de songer entre ses phrases, belles comme des colonnes qui soutiennent le ciel et ordonnent la terre: « Tout est fini nous dit André Suarès dans ses belles pages sur Agrigente. Les Puniques, les Romains, les Sarrazins, les Barbares, tous les peuples de la mer antique ont conquis tour à tour Agrigente et la Sicile; ils sont passés par là. Vous seules êtes encore vivantes pour rendre à l'homme abusé la présence des dieux, colonnes roses et dorées, rouges et fauves, toutes chaudes de soleil, frémissantes dans la lumière, et qui vous dressez sur les dalles violettes, formes de chair où fleurit le sang de la terre. »

Demeurons, vaille que vaille, et dans l'attente du Roi, dans nos Agrigentes intérieures !

(Un chapitre de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités inspiratrices, est également consacré à André Suarès).

 

Couverture L'âme secrète de l'Europe

FIGARO 17/07/2020 Stéphane Barsacq

Au seuil du tricentenaire de la publication des Lettres persanes de Montesquieu, et alors que la basilique Sainte-Sophie, berceau du christianisme byzantin, doit être transformée en mosquée, plus que jamais il importe de se demander: «comment peut-on être Européen?» Européen qui ne signifie pas être assujetti à l’Union européenne, mais être solidaire d’une forme d’esprit née avec la civilisation grecque qui a essaimé en Méditerranée, et qui unit les terres du Septentrion et celles de l’Est – c’est-à-dire autant de réalités différentes qui traversent aujourd’hui des pays hors de l’Union européenne, puisque ni la Turquie ni la Russie n’en font partie, et qu’on peine toujours à définir, sur le plan pratique, ce qui unit la France et la Hongrie, ou l’Angleterre et la Pologne.

C’est dire, à l’heure où l’Europe n’est pas encore effacée des cartes, mais pourrait l’être, tout l’intérêt du livre de Luc-Olivier d’Algange et son ambition que résume son titre: L’Âme secrète de l’Europe. Derrière l’Europe, fût-elle galante pour reprendre le titre de Campra dont Morand s’est souvenu, une autre figure se tient: plus profonde, venue de plus loin, allant plus avant, réservant ses sortilèges, et répandant ses pollens, comme le voulait Novalis. Qu’on le veuille ou non, cette Europe «aux anciens parapets», partagée, sinon divisée entre l’ivresse dionysiaque et l’angélisme rilkéen, entre le théâtre d’Epidaure et la cathédrale de Chartres, demeure un chiffre ascendant.

Celui-ci réunit la philosophie, la mathématique et la pensée du droit dans un dialogue avec les Dieux, c’est-à-dire cette confrontation reprise d’âge en âge, et souvent miraculeusement accordée, qui tient Athènes et Jérusalem dans une même quête, celle qui découvre une vie nouvelle à l’horizon.
Si on devait le définir, Luc-Olivier d’Algange, quant à lui, évoque assez un de ces sages en exil à la façon de Léon Chestov ou Nicolas Berdiaev qui prospéraient sur le porche de l’Université. Retiré de toute agitation, il cultive ses plus belles fleurs sur les terres du Prince de Conti et observe, sans grande illusion, mais avec acuité, le spectacle moliéresque de notre modernité tantôt triste, tantôt risible.

Mais pareil au sage antique qui interroge volontiers les ombres, voire les fantômes, il promène son intelligence altière sur les hauts lieux en devenir de la mémoire: celle de Platon et de Nietzsche, de Guillaume de Machaut et Villiers de l’Isle Adam, de Maître Eckhart et d’André Suarès, sans oublier les Présocratiques ou les penseurs à la marge, comme Henry Corbin. Une liste à laquelle il faut ajouter les noms de Hildegarde de Bingen, d’Angelus Silésius ou de William Butler Yeats.

Rien de moins administratif. Rien de plus enthousiasmant. Luc-Olivier d’Algange fait le pari joyeux que les uns et les autres, même s’ils ne prient pas de concert, vont à l’essentiel par les mêmes voies, qui restent des ressources pour chacun de nous, qu’on croie ou non dans Athéna ou dans la Vierge, dans la foi du Psalmiste ou celle de Virgile. Tous sont unis par le rapport proprement «européen», qui est celui de la lumière quand elle vient à se confronter avec son crépuscule et que ses feux sont les plus puissants.

Quand l’Asie, si lointaine et si différente, reçoit la lumière en sens inverse du nôtre, l’Europe, pour elle, est ce monde où le soir tombe, et découvre son aspiration à un renouveau, à une réinvention perpétuelle du sens de l’Amour, qu’il soit dans le sacrifice des héros, dans celui de Jésus sur la Croix ou dans le chant des troubadours sur la route. Achille est le frère du Christ Pantocrator, comme il est l’objet du chant du poète qui pose le sens des combats.

Au fil des chapitres, Luc-Olivier d’Algange nous fait encore converser avec le penseur orthodoxe russe Paul Evdokimov ou avec le Condottière italien Gabriele D’Annunzio, voire avec quelques dandys reprouvés à des titres divers comme Oscar Wilde ou Ernst Jünger. De leurs contrastes, de leurs différences naissent les étincelles. Celles-ci convergent pour désigner une même flamme et les raisons de ne pas désespérer, de résister à l’ à-quoi-bon. Son livre si dense, si riche, se veut une approche de cette ère qui n’est plus géographique, et dont on veut nous convaincre que l’histoire est non seulement du passé, mais périmée, à «déboulonner», puisque même Jules César a fait les frais du terrorisme des nouveaux imbéciles, comme la Petite Sirène d’Andersen.

Douce illusion à qui sait que la Grèce a près de 3 000 ans, et qu’elle continue à nous bouleverser grâce aux héros homériques, aux figures de la Tragédie ou à Parménide ; que Rome continue à être le centre du monde, unissant Romulus et Rémus et les papes et qu’une certaine France reste la «terre des armes, des arts et des lois» dans le cœur des plus humbles.

Parmi tant de prophètes de malheurs, Luc-Olivier d’Algange reste une exception: il combat joyeusement. Ce que Guy Dupré avait écrit d’un de ses devanciers vaut pour lui: parmi les rares écrivains de son âge qui réellement nous parlent, il en est peu qui aient eu, pour nous rejoindre, à venir de si loin. L’âme secrète de l’Europe, de l’Irlande à la Grèce, de Moscou à Lisbonne – entre l’Elbe et l’Océan -, c’est l’amour de la vie elle-même qui fixe le cœur et l’esprit. Ou l’Europe est appelée à le retrouver et à le féconder, ou les Barbares l’achèveront.

Stéphane Barsacq

Luc-Olivier d’Algange, L’Âme secrète de l’Europe: Œuvres, mythologies, cités emblématiques (Éd. L’Harmattan, coll.Théôria)

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Luc-Olivier d'Algange, Chant de l'orage lumineux:

 

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Luc-Olivier d'Algange

Le Chant de l'orage lumineux

 

Cesserai-je un jour de désirer

cette transparence de la mémoire, cette nuit en laquelle

telle une douce joie,

s'assombrit la beauté jusqu'à l'extase ? Et telle une fragile

silhouette qui s'éloigne dans les entrelacs de l'air,

flamme légère, à peine rêvée,

solitaire et pure et fière

sans nul abri en ce monde

exposée au bonheur d'être, elle revenait vers moi

Divine Anamnésis. Il n'est point de mérite ni de gloire

à demeurer fidèle. Le jour qui se brise dans la nuit

d'un autre été magnifique annonce

la venue. Nous savons que nos errances nous conduisent.

Vive nostalgie,

Jardins inventés dans cette pâleur d'écume

lorsque la pluie tombe du chant du ciel ,de sa hauteur

qui si passionnément refuse la mort

Ainsi venaient à nous

au-dessus de nos têtes,

les palmes brillantes de la tristesse de l'été...

Ainsi les jardins, l'ombre, les racines, les fleurs

qui semblaient appartenir à d'autres siècles,

d'autres mondes

comme les hiéroglyphes de civilisations futures,

évoquant d'autres pierres, d'autres lumières...

Et tout cela cependant si proche

dans les bannières de la pluie et du vent...

Encore et toujours.

Comment être vivant

dans cette solitude de toute chose,

cette solitude à peine troublée

par le pressentiment d'une soumission à l'ordre

injuste des étoiles ? Et nous devinions soudain

que nos jours sont perdus dans ces demeures

perdus,

sous les voiles tendues

entre l'air et l'éther...

Nous devinions

et de cette divination âpre comme le suc

des fruits immatures, une grande

passion nous venait,

une grande divagation

inaccessible nous venait,

épée unie à l'éternité de son rêve miroitant,

soudaine volonté d'être,

ardente et légère volonté

tombée de l'ombre haute comme une immobilité

depuis longtemps

attendue, désirée

et nous demeurions nous aussi immobiles,

impassibles,

face à cet automne maritime qui rendit nos demeures

à la fois si capiteuses et si désolantes...

Quelle douce nuit s'inclinait

sur la terre brillante ! Quelle douce Apparence

devant laquelle notre orgueil enfin

pouvait capituler car enfin le ciel immense

traversait notre pauvreté, notre attente

et déchirait ces nuages et ces ombres. Enfin.

Je recueillais en moi cette miséricordieuse lumière,

cette transparence

de la mémoire

que je désirais.

 

Encore et toujours survenue,

mémoire de nos rêves et de nos rives,

cieux vivants dans l'altération des couleurs

jusqu'à ce jour de ton visage d'une parfaite pureté.

Jamais mon âme ne fut lasse,

jamais

dans ces branches embrasées du vent côtoyant l'éther,

jamais mon âme ne fut lasse de cette douceur.

La mémoire déployait ses paroles,

ses pluies,

de telle sorte qu'un recueillement de l'âme

encore toujours survenue

donnait à l'immense abandon

cette fraîcheur du sommeil dont les frondaisons

logent des oiseaux

au cœur battant...

Encore et toujours, grande beauté mienne

à jamais dans toute mémoire profuse ou déserte

quand l'antique malheur et les larmes

cèdent devant le découragement

du bonheur embelli par sa défaite:

c'est la grâce du retour

dont toute nostalgie nous hante et nous délivre

de toute hantise...

Brillante

et sûre,

aimée de toute chose qui ne consent point,

brillante

à la pointe de cette virtuosité native de l'être

qui ne consent point

mais désire...

Brillante et pure

dans les méandres majestueux d'autres siècles et d'autres mondes...

 

Il s'en fallut de peu qu'ensembles le lointain

et le proche

ne s'abolissent

dans cette couronne de mélancolie

que ce très-haut ciel d'automne fit tomber sur nos fronts...

Sur nos fronts

et sur les horizons mêmes de notre parole

comme un silence ,couronne d'un grand silence

d'une royauté muette. Il s'en fallut

d'une coque d'amande, d'un murmure,- ô joie

secrète,- ou mémorable tonalité d'oubli,

chose infime,

seconde d'or

honneur de l'imperceptible

beauté soudaine

qui nous sauve !

 

Cesserai-je un jour de désirer cette splendeur ?

Ce soir

la mer et le ciel

et cette joie mémorable

dont la nuit de l'âme nous illumine !

Quel oubli divin

à la pointe de cette allégresse impérieuse

plus haute que le don plus haute que l'espoir

de toute ramure dans le vent,

plus haute

et plus légère,

hôte des nues,

prophétesse !

La nostalgie fut cette lucide destruction du possible, niant l'hélas,

la vertu cachée de l'obscurcissement,

son ombre renégate,

afin qu'élue,

colombe vive dans le matin elle surgisse et nous sauve !

Cesserai-je un jour d'attendre cet instant ?

 

Les voiles s'éloignaient,

les tempes étaient bruissantes, j'entendais

d'autres êtres et d'autres mondes, l'esprit ailleurs...

J'entendais ces couleurs

qui sont notre patrie,

profondes couleurs du Sud

qui disparaissent au crépuscule

dans la pureté de leurs méandres,

l'esprit ailleurs... Et ces ombres teintes d'oubli,-

selon la mystérieuse alchimie, se balançaient dans le vent

jusqu'au front de la mer

Iles dans le ciel !

Promontoires ! Ma mémoire embellie !

Les clartés recueillies dans les feuilles

d'autres siècles et d'autres mondes...

Comment douter de ce plus grand abandon du lointain

de ces jardins qui renoncent ? Ce soir, en vérité,

la mer et le ciel...

Ce Soir en vérité

comme les voix adoucies

alors que l'ardente soif en nous demeure

et la nostalgie comme une promesse intense

au cœur de tout sommeil

et de toute mémoire épargnée, avec ce désir

d'être sauvé ! Me voici

devant toi, mes souvenirs

sont des terrasses ouvertes sur le lointain.

Eclate la fanfare du ciel nu ! le lilas universel du Soir

dont je reconnais enfin la sensation et la beauté,

mais presque avec désinvolture,

- ainsi qu'il convient à l'apogée du bonheur -,

car le pouvoir du Chant est cette folie de l'air

qui tournoie

au plus proche

tournoie et m'entraîne devant toi,

où je désire demeurer.

 

Et quelles nuits pour la gloire nous traversâmes ! Ce verbe

qui fleurissait dans le combat

des siècles et des mondes

ce verbe à la source

de mon propre commencement comme une hésitation vertigineuse

n'allait-il point me faire défaut, soudain,

telle une réponse oubliée ? O nudité de l'âme,

ma gloire et ma détresse.

Ces nuits furent vastes et d'or

dans l'esprit comme un manteau flottant

derrière les coursiers furibonds, sauvages

allant au-devant du battement du silence

et du souvenir d'une toute puissance aimée,

d'une toute-puissance

aimée

et légitime

dans cette nuit profonde et légère que nous traversions

légère et nue

toute-puissance,

sous les frontons de la nuit notre refuge !

Ailleurs

les frivoles pensées ! Ailleurs

dans d'autres rêves et d'autres mondes !

Je t'aimais uniquement.

Et la nuit était ce visage paisible,

cette harmonie, ce parfum

que nous apportions au sacre de la pensée légère.

Belles furent ces pensées, nos sœurs

comme de légères oliveraies bruissantes dans la nuit.

 

Il fut un jour où je feignis

ne point comprendre la terrestre raison.

J'aimais l'arche des couleurs,

l'alchimie des songes

Mon âme fut l'instant,

vif épicentre d'un cyclone régnant sur les cendres

d'autres mondes. L'esprit ailleurs

je prenais pour guide des visages

d'une insoutenable beauté.

Les apparences trompeuses ne m'effrayaient point. Ma colère

était angélique...

Paraître fut le roi de sa propre légende

dans la fureur construite des ubiquités.

Ma science figurait une fresque oublieuse sur les rives

d'un fleuve d'oubli...

Tels furent les artifices pour traverser

cette nuit hautaine et tardive,

et sainte

pour des raisons que je ne pouvais comprendre

et qui pourtant m'envahissaient, m'enivraient

comme un orage lumineux, une Annonciation !

J'évoquais, pour comprendre, les secrets

et les rites de mon enfance. J'évoquais

les Anges et les Dieux. La beauté religieuse de l'Instant

éclipsait les paradis perdus.

 

J'attendais en vérité,

dans la fragilité d'autres êtres et d'autres mondes

j'attendais une Muse qui daignât m'apprendre

l'extrême ultra-marine de l'hiéroglyphe croisé !

Muse attentive

dont la science est l'oracle des règnes de l'espérance,

Muse connue d'autres êtres et d'autres mondes,

qui naviguent

l'esprit ailleurs

épris de la science de l'Oracle ! Tout

ce que nous attendons en vérité

est ici

dans cette chambre aux volets clos où l'Ange de la présence

déploie

la grâce d'un Orient éclaboussé de couleurs et de rires...

Tout ce que nous aimons est au plus proche

( avec son plus vaste Ailleurs ) dans cette chambre

opaline et profonde

où le sommeil est le prodige des libellules

où la lumière

est semblable aux colonnes de la fin du monde...

Et l'énigme de cette image architecturale résonnait en moi...

Telle ce jour où je feignis ne point comprendre

la terrestre raison ! Ce jour

en d'autres lieux et d'autres temps,- et comment dire

l'ici-même ? -

dans cette chambre immobile corbeille des clartés

qui, au-dehors resplendissent

telles une énigme dont on se souvient

une vibrante image qui surgit,

s'inscrit

mais que la terrestre raison feint de ne point comprendre.

Un grand bonheur grandissait en moi,

un bonheur ancien et nouveau,

à la ressemblance de cette énigme qui nous saisit.

Cesserai-je, un jour

d'en désirer le juste triomphe ? Et cette jeunesse

perdue et retrouvée

dans la demeure suspendue des corps ardents, glorieux

dont le même néant est soleil d'adversité ?

Cesserai-je un jour

d'en dire le lointain fugitif,

l'insaisissable éloge de sa beauté grandissante, sa violente et cruelle

et mélancolique tendresse dont d'autres mondes et d'autres êtres

dans le ciel très-haut

gardent la mémoire et l'énigme ?

Cesserai-je ( un jour ) d'en désirer

l'étendue verte sous les plumes de la nuit et du jour ?

D'en convoiter l'essence ?

Et mon âme,

de quelles régions issues

de quels repos, âges, absences

reviendrait-elle nous dire

qu'il ne reste à la pauvreté et à l'exil

que le reproche étourdissant des nues...

Cesserai-je un jour

de m'éveiller

dans l'éveil

avec ce cœur battant ?

Le grand honneur sera de n'y point consentir.

 

(Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.) 

Un article d'Anna Calosso:

Luc-Olivier d'Algange écrit "d'une encre bleue comme le sang" des pensées, des hommages, des dialogues, des essais, des poèmes, tantôt désinvoltes, tantôt savants, mais toujours à l'usage des rares heureux, - ceux que Gobineau nommait les Calenders, les fils de Roi.

La plus expédiente façon de définir une œuvre est de dire ce qui ne s'y trouve pas. Ici donc, pas de psychologie de comptoir, pas de sociologie, de calculs, de drames domestiques, de grief, de nihilisme, de pathos, d'idéologie, d'actualité, de tourisme, d'art contemporain. Que reste-t-il alors, se demande le lecteur des "pages culturelles" ?

Eh bien tout le reste: l'impondérable, les variations des états de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissants d'accords, les mots eux-mêmes, comme le scintillement épiphanique de la lumière sur la table des eaux.

Et puis encore, la Tradition, fraîcheur venue de la nuit des temps, symboles qui unissent les mondes visibles et invisibles, divinités des mers et des forêts et quelque chose de l'esprit de Maurice Scève, qu'il se plaît à citer, en se souvenant de Roger Nimier, "en ses blasons et cosmogonies"

Les livres de Luc-Olivier d'Algange dispersent, grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, des paysages: sans eux le monde serait plus triste, plus sombre et plus lourd. Des passerelles sont lancées vers d'autres temps, d'autres œuvres qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Les grandes œuvres, nous dit Luc-Olivier d'Algange, à la suite de Heidegger, demeurent "en réserve", graines sous le sol gelé. L'herméneutique créatrice sera le printemps, le "vent du dégel" selon la formule de Nietzsche, - philosophe que d'Algange affectionne particulièrement.

Une catena aurea, une chaîne d'or, court, en filigrane, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique, jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George... Contre le clerc, et les cléricatures moralisatrices, Luc-Olivier d'Algange évoque l'Aède antique, la salutation angélique de Dante à Béatrice, la possibilité toujours recommencée de la Vita Nova, - jusqu'aux Cantos d'Ezra Pound.

L'Orient affleure cependant dans ses essais comme l'aurore sur les toits occidentaux d'une cité endormie. Orient métaphysique plus encore que géographique, aurora consurgens. Voici les poètes et les visionnaires de la Perse médiévale: Sohravardî, Ruzbehân de Shîraz, Nasafî, Fadid-Ud-Dîn 'Attar, - la langue des Oiseaux, l'alchimie de l'image et du verbe. L'espace est murmurant de conversations inouïes. Il suffit de les entendre. La France baroque s'entretient avec les "Ishrakyuns", les philosophes de l'aube levante, les héritiers de Zoroastre et du Védantâ. Ecoutons.

Des poèmes en surgissent: chant de l'heure la plus claire, chant de l'orage lumineux, chant de l'Ame du monde.

L'entretien, en profonde logique, se poursuit avec Nietzsche et Hölderlin. Nietzsche par lequel nous savons que "les plus grandes pensées sont les événements les plus grands". Et voici encore d'autres mondes dans le monde, dionysies de l'âme, efflorescences, labyrinthes... Une sapience, nous dit Luc-Olivier d'Algange a été perdue, mais dans sa nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne.

Anna Calosso

Luc-Olivier d'Algange, L'Ame secrète de l'Europe, éditions de l'Harmattan, Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.

 

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14/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, Intempestiva sapientia:

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Luc-Olivier d’Algange

Intempestiva sapientia

pour se déprendre du nihilisme

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

*

Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

*

Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

*

« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

*

Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

*

Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

*

« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

*

Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

*

Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

*

Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

*

Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

*

Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

*

C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

*

Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

*

On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

*

Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

*

Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

*

Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

*

Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

*

L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

*

Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

*

Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

*

Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

*

Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

*

Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

*

Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

*

Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

*

Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

*

Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les cœurs et les saveurs. Sapide sapience. «  Nous habitons en poète » disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l’air, de l’eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l’universel.

*

Le fameux « langage du corps », de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l’ordre ou la confusion qui règne et eux, et même leur humeur du moment.

*

Il y a mille façons de bien écrire qui se résument à une seule : suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sécheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c’est selon ce que nous avons à dire, et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s’efforcent de bien écrire donnent souvent l’impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace, ils s’appliquent ; on les devine inquiets de chaque mot qu’ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu’en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur ; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

*

Nous ferons dans notre vie, en un peu plus grand, exactement ce que nous faisons en une journée.

*

Le péril est grand, à chaque instant, de perdre son esprit, son âme et d’avoir le cœur soulevé. Vaincre en soi le dégoût, le récrimination, le grief. Le pardon est la diététique nécessaire au combattant. La haine que l’on porte en soi est toujours à l’avantage de l’ennemi.

*

La patience présume la fulgurance du trait juste. Ceux qui ne savent pas attendre sont invariablement englués dans la lourdeur et dans l’inertie.

*

Limites du roman psychologique ou sociologique. Ne passer à s’observer soi-même et les autres qu’un temps donné. Aller au plus bref, là où brûle d’un feu clair l’interaction de l’observateur et de l’observé.

*

L’information quotidienne : despotisme de l’irrelié. Pensées en amas, ensevelissement. A partir de là, on se forme des opinions qui sont autant de refus de penser. En démocratie, ces refus de penser ordonnent jusqu’aux décisions politiques.

*

Saisir le moment juste, kairos, ne serait qu’un opportunisme si nous n’étions saisis en même temps que saisissants. Obéir à une instance plus haute, imprévisible, savoir la reconnaître… Lors que l’opportuniste suit simplement le courant. Le moment juste n’incline pas exclusivement à une action : il peut aussi être la corolle d’une gnose, d’une sapience. Le juste moment du non-agir : Tao.

*

Trop agir équivaut à s’enferrer, encombrer. Le monde est encombré d’activistes et d’affairistes de toutes sortes.

*

Les Modernes ne peuvent plus ni dire, ni penser le Mal comme défaillance du Bien. Aussi bien les voici à inventer des incongruités telles que le « crime contre l’humanité », comme s’il y avait d’un côté le crime, et de l’autre, l’humanité. Rien n’est plus humain dans sa défaillance que le « crime contre l’humanité ». Cessons de mentir.

*

Odieux mensonge encore qui voudrait nous faire croire que la vérité de la souffrance est supérieure à la vérité de la joie. Refuser de croire en sa souffrance. C’est déjà assez de souffrir, pour qu’il soit nécessaire d’y ajouter foi ! Voyez dans ce mensonge la propagande nihiliste, - celle qui tient à vous convaincre, contre toutes les évidences délicieuses, que vous ne pouvez pas être heureux. Et pourtant, vous l’êtes, heureux, inexplicablement, sachant que vous perdrez tout, que vous allez mourir, que le monde court au désastre. Vous êtes heureux précisément par cette science là.

*

Pour vivre simplement la beauté d’une heure, pour déjouer la propagande nihiliste, il faut une intelligence extraordinairement affûtée. Pour déjouer la peur : le sens des nuances et gradations. Quitte à passer pour un esthète, un joueur, un dandy, un superficiel. Le pire histrion est celui qui se représente lui-même comme un être « authentique », « naturel », « simple et sincère ». Ces gens là sont sur tous les écrans à nous enduire de leurs vaniteuses bonnes intentions, dans leurs bavardages filmés, entre la maquilleuse et le passage à la caisse. Ecologistes, pacifistes, « mutins de Panurge » selon la formule de Philippe Muray. Si l’on coupe le son, on entend quand même leurs phrases, toujours les mêmes. Si l’on ose les contredire, par l’usage courtois de la raison, aussitôt la riposte : le chantage à l’émotion.

*

Les Modernes peuvent se complaire dans une culture « trash » ou « porno-chic », ils restent d’effroyables puritains, moralisateurs, vindicatifs, revendicatifs, inquisitoriaux, persuadés d’incarner le Bien contre de méchants élitistes, raisonneurs, héritiers de la culture européenne antique ou médiévale. Mentalités crispées, sur la défensive contre ce qui pourrait les délier, leur rendre la juste mesure et « la simple dignité des êtres et des choses ».

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Chez les "libres penseurs" associés, qui s’en font une idéologie, la raison devient une superstition servie par une cléricature hargneuse et jalouse. La pensée libre est une pensée solitaire. Mais un homme seul peut être l’héritier excellent d’une tradition, la porter à travers le temps, en fines pointes. La vérité vibrante et musicienne, l’étincelante beauté, la bonté qui bruit et obombre, comme un feuillage sur le front, incombe à chacun.

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L’esprit prophétique dit la présence du souffle qui anime la phrase au moment où nous l’écrivons. En ce sens, il abolit le temps en une résolution qui justifie le « tout est écrit ». Encore fallut-il l’écrire et notre libre-arbitre, qui se forme à notre dessein, demeure souverain, comme le sera, comme l’est déjà, au-delà du temps, la phrase que nous écrivons. Le « tout est écrit » et le libre-arbitre n’entrent en contradiction que dans une conception linéaire et usuraire du temps, parfaitement étrangère tant à pensée traditionnelle qu’aux dernières avancées de la physique. Cette conception linéaire n’est plus accréditée que par les banques et le « gros animal » qui voudraient nous voir travailler pour notre plan de retraite : illusion largement entamée.

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Ayant fondé toute morale sur l’utilitaire, et celui-ci s’effondrant dans son propre triomphe, nos contemporains seront sauvés par la persistance d’anciennes grammaires ou bien deviendront fous, hébétés ou fanatiques. La langue française fut longtemps cet ultime recours d’un ordre léger contre la pesanteur confuse, une façon de se détacher, d’échapper à la glue. Que peut une langue pour un esprit ?

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Esprit prophétique : le souffle qui anime les mots, invitation à la virevolte heureuse, aux passages de l’air, au murmure des abeilles d’Aristée… L’inspir et l’expir et l’inspir. Le mouvement ternaire de la vague, de l’eau et de l’air que vient sacrer la lumière. Beauté baptismale. La parole est souffle, esprit. Ceux qui s’en privent ou en usent mesquinement seront étouffés : cadavres vivants, bouche béante, langue violette dans le cauchemar climatisé.

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Une certaine désinvolture n’empêche nullement de mesurer les forces en présence, d’apercevoir l’armée noire qui vient sur nous, d’évaluer les conséquences du saccage, la fragilité de la beauté intelligente. Ne pas voir en face de soi cette ténébreuse ennemie, c’est se condamner à de faux combats, se complaire en de fausses tristesses. Entre le moment où nous savons que tout est perdu et le moment même de la perdition, il y a toujours, quelle qu‘en soit la durée mesurable, des éternités chatoyantes, des mondes d’extases, d’inconnues flammes claires d’écumes rieuses, des beautés anadyomènes. Rien ne peut empêcher la joie d’avoir été, - c’est-à-dire d’être, et mieux encore, dans le creuset du possible, un acte d’être, une ontologie à l’impératif : Esto !

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L’immortalité de l’âme est une évidence. Ce qui anime s’engendre infiniment dans son propre mouvement.

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Puritanisme et pornographie, avers et envers d’une époque sans âme, hostile par définition, restriction mentale et rétrécissement de l’entendement, à l’Eros comme au Logos. Que sera-t-il laissé à notre bon plaisir ? Le choix de nos funérailles ?

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L’égalité devenue idéologie méconnaît la chance offerte à chacun d’être plus généreux que son voisin. Egalitarisme et pingrerie : tout vaut tout, autant ne rien donner à personne.

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La beauté et la raison ne peuvent pas davantage contre la vengeance de la lourdeur et de la laideur que le plus beau vase chinois contre la main qui veut le briser. Nos plus honorables vertu sont à la merci.

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« Les Forts, les Sereins, les Légers ». C’est ainsi que Stefan George nomme les poètes et les fondateurs, inventeurs d’une civilité à la fois immémoriale et nouvelle. Là tout est nommé de ce qui nous manque, à nous qui vivons au milieu des Faibles, des Excités et des Lourds dont l’activisme pollue le monde d’un vacarme nauséeux. Que cela fasse un peu silence, aussitôt surgissent les enchantements, les « paroles ailées ». Nos corps se délient, se dénouent, s’enlacent aux mouvements de l’air, à la chorégraphie universelle de tout, à la musique de l’âme du monde. C’est sans effort, avec une énergie librement disponible, au bon plaisir, que la force revient dans le calme, dansante.

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Déjouer en soi le pathos du contre-nihilisme qui obéit au nihilisme, en reçoit les ordres en croyant s’y opposer. (On songe à l’admirable Mishima qui se tue pour s’opposer à la décomposition).

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Courir plus vite que le nihilisme ? Se retourner pour lui faire face ? Ou bien, s’écarter et le laisser passer ?

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L’homme de la tradition lègue, le Moderne consomme, ayant placé sa planète en viager à son seul profit. Générosité et mesquinerie ne produisent pas les mêmes effets. Ne nous étonnons pas de vivre dans une poubelle. Toi qui t’en plains, qu’as tu consommé, qu’as tu légué ?

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Je n’ai jamais si peu, ni si mal étudié que lorsque je faisais des « études ». Je n’ai jamais été aussi inactif que durant les brèves périodes où j’étais dans la « vie active ». Nulle part l’égocentrisme ne m’est apparu plus cuirassé qu’au milieu de gens qui se réunissent pour « parler solidarité ». Ce sont des anti-racistes qui, le plus souvent, m’ont demandé, en me dévisageant, si j’étais vraiment un Français « de souche ». Il devient difficile d’ironiser sur le monde comme il va, antiphrastique, de sa démarche de crabe, impossible à parodier.

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Sous le signe du docteur Mabuse, la société de contrôle va, à brève échéance, vers la connexion directe du cerveau humain avec la machine. Le mot d’ordre est « Connectez-vous ». Autrement dit, perdez radicalement ce qui pouvait encore demeurer de vos anciennes souverainetés. Qui ne voit pas dans les totalitarismes du début du siècle précédent la répétition un peu cafouilleuse d’un totalitarisme en train de se parfaire, restera dans cet en-deçà de l’esprit critique où l’on s’offre en proie aux mystifications élaborées ou grotesques.

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La pensée du puritain ou du fondamentaliste tourne toute entière, comme l’âne attaché au piquet, autour de l’acte sexuel. Le libertin, reposé de ses frasques, a le loisir de penser à autre chose.

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Nos forces, nos faiblesses sont issues d’une même réalité : nous n’avons plus de royaume. Nous errons, aberrants d’ici ou là. Il est possible de succomber à l‘absence de royaume, mais possible aussi de recréer en soi un royaume. Rien de triste. Cris de joie, courses, air libre, récréation générale ! Retour des divinités bruissantes, lumineuses qui nous arrachent à la torpeur, au bourrage. Vide enchanté, silence florissants. Peuplons, en souverain, d’oiseaux, de vocables volages, la liberté de l’air !

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Les grands livres, eux aussi, creusent en nous du vide enchanté, ne fût-ce qu’en nous vidant de nos ressassements infirmes, en poussant aux périphéries de l’attention ce qui occupe la pensée sinistrée de nos contemporains. L’attention soudain délivrée du subalterne, du morbide, de l’obsession, s’ouvre à l’infinité de l’infime, à la simplicité du grandiose. Le Logos, alors, nous honore de ses vertus et une souveraine liberté nous vient à le servir.

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Se défier des philosophes, des ésotéristes qui, tout en parlant de sagesse, semblent crispés sur leur dû et se perdent en polémiques hargneuses, personnelles. La sagesse est équanime et légère ou point du tout.

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L’indignation est le talon d’Achille des grands esprits et la tourmente des petits.

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Chaque heure paradisiaque peut être gâchée par la considération excessive d’un détail. « Ce qui ne va pas ». Quotidienne propagande médiatique reproduite, à l’identique, dans chaque individu qui croit aussi faire preuve d’esprit critique alors qu’il se laisse hypnotiser par le plus petit aspect du réel qui lui permettra de dénigrer tout le reste. Le nihilisme n’est pas le propre des penseurs. Il est ce mouvement de fond auquel, par démagogie ou inclination personnelle, certains intellectuels se raccrochent et s’offrent à bon compte le plaisir d’avoir l’air malin.

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Nihilisme « soft » : utilitaire, classe moyenne, moralisateur, coincé. Nihilisme « destroy » : rock, spectaculaire, fusionnel, massif. On ne peut s’empêcher de penser que le nazisme fut un peu le mélange de ces deux-là qui, désormais, dominent à peu près la planète. Nous ne sortirons pas du nihilisme par un coup d’éclat mais par d’infinies nuances, une impitoyable douceur. Contre l’atrocité, se refaire une âme odysséenne, couleur de mer.

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Depuis la Révolution française, les meilleurs écrivains sont des héros. Tant d’efforts pour perdre la considération sociale, pour se déclasser, devenir pauvre, se faire insulter par les cuistres et les bien-pensants. Le monde moderne est ordonné de telle sorte à récompenser l’incompétence, la vilenie, - et par dessus tout l’ennui et la soumission. Rien d’étonnant à ce qu’une civilisation périclite en accéléré.

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La Monarchie était sensiblement mieux une république que ne le sont nos démocraties. Plus nos démocraties liquident l’héritage royal et plus elles s’éloignent de la res publica : on s’afflige d’avoir à énoncer, contre l’opinion générale, de pareilles évidences.

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Ce qu’il est devenu presque impossible d’être, dans la disparition de la Geste française : Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan. Alexandre Dumas, à présent, serait interviouvé, à longueur d’émissions « culturelles » sur ses origines ethniques, sur sa difficulté à s’intégrer dans la culture française, sur son « droit à la différence ». En perdant la France, nous ne perdons pas seulement une nation, une subjectivité collective mais l’espace d’une façon d’être illustrée par ces héros de roman. Rabougrissement de l’entendement humain lorsque l’argent, le chiffre, la quantité prennent la place des Saints, des héros et des légendes. La raison s’étiole en même temps que le merveilleux.

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Les Modernes délogent en coupe réglée les lieux qu’ils s’approprient en expropriant leurs hôtes légitimes. Tout ce qui tombe en leur pouvoir devient fantomatique, anonyme, désorienté. Le reste est laissé à sa fonction de décor pour touristes, monuments historiques ravalés, tristes muséologies. Il n’est pas dit cependant que nous serons submergés par ce nulle part. Nous reprendrons tout au début, à l’instant de l’arc-en-ciel, de l’apparition, nous inventerons n’importe où l’espace à notre mesure. Ce que le monde désacralise, rien, sinon une mauvaise timidité, ne nous interdit de le sanctifier.

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En ces temps utilitaires, chacun considère autrui exactement selon l’utilité qu’il peut avoir pour lui. S’ensuit un régime d’exploitation, de bétaillisation et d’extermination.

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Les humains qui pensent qu’être humain est la vertu suprême me semblent frôler un certain ridicule dans le narcissisme.

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L’hybris à modifier son environnement, à changer les choses de place, avant précisément qu’elles prennent leur place, voici la planification contre l’harmonie, le néant qui outrecuide au détriment de l’être.

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Ma chance est étroitement liée à mon risque. Tout ce qui me fut offert d’heureux, jusqu’aux degrés où le bonheur semble presque irréel, que nous n’y pouvons croire, me fut toujours donné à mes risques et périls. C’est aussi une question d’instinct : prendre la tangente sitôt que l’on voudra vous installer dans un de ces contextes propices au suicide que le monde moderne s’ingénie à multiplier au grand bénéfice de la communication générale. Au regard des conditions qui sont faites à la vie, on s’étonne que les gens ne se suicident pas davantage. Un nerf les tient, un vice, une habitude. Tout être doué d’une minimale compassion humaine devrait rendre au vice, qui tient en vie les malheureux, un sincère hommage. Les moralisateurs s’exposent à être jugés moralement comme des êtres sans compassion ni bonté. Ce qu’ils sont d’ailleurs, de toute évidence ; envieux, par surcroît, jusqu’à la folie, des plaisirs qu’ils se refusent.

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Ce début d’automne est d’une douceur profondément érotique. Chaque heure est douce et fraîche comme une blonde peau d’amoureuse. La saison et mon corps s’effleurent avec bienveillance ; nous nous voulons du bien.

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Les démons arpentent désormais le monde en tous sens, et à grande vitesse, en « messageries instantanées ». Plus le temps de les voir venir ni de frontières sacrées pour les contenir. De même pour les barbares ; l’arme du barbare moderne étant la haute technologie. La technique comme vecteur de la magie noire, de l’obscurantisme, de la destruction de la raison.

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A la magie noire s’oppose la magie blanche. Blancheur frémissante de toutes les couleurs. Couleurs de la république Larbaud, je vous aime : jaune, bleu, blanc, plages parfaites, terres tournées vers la mer ou l’océan. Portugal, visage de l’Europe découpé sur l’infini et recevant la puissance du Grand Large. D’un « rien qui est tout » comme disait Pessoa, nous saisissons soudain qu’il est impossible d’être plus heureux que nous le sommes à cet instant.

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On trouve moins de vérité dans l’exégèse du malheur que dans celle du bonheur, d’autant que l’exégèse tourne souvent à l’éloge, sinon à l’apologie.

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Si pleine de vertus incalculables, calmes, vives, iridescentes, voyantes, chaque heure se propose et nous en disposons pour le pire ou le meilleur. On se pose, le monde s’anime. On s’agite, le monde se fige. Les plus agités ont la vue du monde la plus figée, la plus schématique. Les contemplatifs voient tourner le monde, orbes entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible. L’illusion néfaste d’agir sur le monde alors que c’est toujours le monde qui agit sur lui-même, avec toutes sortes d’intercessions, dont la nôtre. L’action unilatérale sur le monde et sur autrui ne peut être que de destruction. Les plus ivres de pouvoir le savent : détruire est leur seul pouvoir ; ils s’y acharnent jusqu’à leur propre destruction. Le nihilisme ne serait ainsi qu’une mauvaise volonté de puissance, une subjectivité outrée, un refus de recevoir des influences. ( Ces imbéciles qui se refusent à lire Proust, Musil ou Nabokov parce qu’ils veulent, eux, écrire un roman et ne pas subir d’influence !).

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L’utilitarisme obtus et parcellaire du religieux (son fondamentalisme) est certes odieux mais il n’est jamais qu’un aspect de l’utilitarisme global du monde profané qui donne à chacun cette mauvaise foi et ce bon droit usurpé. Aux uns le narcissisme collectif. Aux autre la devise : «  Je ne lègue rien, je consomme ». Aux uns et aux autres, l’impiété.

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Rendre à la fidélité, à l’honneur, à la ferveur, à la piété, puissances invisibles, leur solennité légère.

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Mot à la mode : « respect ». Dans respect, il y a crainte. Plus que jamais les hommes ne respectent que ce qu’ils craignent, ou dont ils attendent des faveurs, dont la principale est l’argent. La force même s’est entièrement liquidifiée. Argent, force liquide. La civilisation dégouline. Sentiments dégoulinants, flaques répandues de la puissance financière. Le monde moderne s’étale. Règne des étalages.

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Entre le bredouillis et la vocifération, de nouvelles générations tentent l’impossible retour à l’animalité sous l’œil bienveillant des clercs qui discernent là une nouvelle « culture urbaine ». Tout cela est immédiatement commercialisé avec l’aval des démagogues, les dates de péremption jouxtant au plus près celles de la production.

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L'érotique de la belle phrase, chez Gautier, Pierre Louÿs, les Parnassiens, certes, mais aussi, bien en amont, dans l’histoire de la littérature française. Vivacités, suavités, forces, - toute une beauté qui semble superflue à la communication, comme sont inutiles à la reproduction la plupart des gestes érotiques. D’où cette puritaine défiance pour la beauté de la phrase que l’on trouve chez les militants, les idéologues : en littérature, ils sont adeptes de la position du missionnaire. Surtout pas d’extravagances. Réduction du vocabulaire, restriction de la syntaxe, la plupart des critiques littéraire, dans l’esprit du temps, puritain, sont devenus gardes-chiourme. Pour eux, les écrivains sont trop écrivains, la littérature trop littéraire, les phrases sont trop des phrases. Tout cela devrait être réduit à des « messages » qui s’abolissent dans ce qu’ils communiquent. Mais qu’en est-il alors du vent qui souffle sous les étoiles ?

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Arrogance du Médiocre imbu de sa médiocrité, et du nombre qu’elle représente, comme aucun homme ne le fut jamais de son génie et de son œuvre. Joie de l’avilissement et de la mort. Ceux qui veulent gagner en ce monde prendront inévitablement le parti de la mort, ultime gagnante. D’où leur acharnement à nier la surnature et l’immortalité de l’âme. Leur ambition ici-bas : que la vie soit déjà à la ressemblance de la mort telle qu’ils l’imaginent.

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On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais en réalité, une seule seconde d’attention suffit à nous montrer que ces intentions étaient déjà mauvaises au départ. L’égalitarisme engendre le conflit, non seulement avec les hiérarchies (qui, en général cèdent la place avec une facilité déconcertante) mais surtout, une fois installé, entre les plus ou moins nivelés, qui auront toujours les dents découvertes, non pour rire, mais pour mordre. La hiérarchie est seule également pacificatrice et bienveillante pour le supérieur et l’inférieur. Il y a dans l’égalitarisme un mauvais infini qui demeure toujours altéré d’un pouvoir qu’il n’a pas. Soif inextinguible : d’où les extrêmes disparités de fortune et de pouvoir que l’on constate dans les démocraties libérales ou, naguère, « populaires » dont la vocation fut d’empêcher le bonheur de l’intelligence et les formes de vie supérieure qui sont, ontologiquement, offertes à chacun.

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La plupart des sceptiques modernes qui déclarent ne croire en rien, en réalité croient à n’importe quoi, selon la mode, et ce n’importe quoi est, finalement, toujours la même chose.

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Pensée la plus courte : « Je crois en l’homme ».

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Tant de croyances interchangeables dans le monde comme il va, que l’on commence à comprendre à quel point le scepticisme est un art difficile et probablement réservé aux théologiens apophatiques. Celui qui ne croit pas, c’est, en général, toujours au nom de quelque chose. Qu’est-ce qui nous permet de ne pas croire, sinon Dieu ?

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La méthode commerciale, style « force de vente » appliquée à l’art, l’amour, la pensée, est une façon de se « libérer » de l’art, de l’amour et de la pensée pour se donner tout entier à l’avilissement, là où plus rien ne se distingue. La confusion générale est l’antipode de l’Inconditionné. Entre les deux, des nuances, des destinées humaines, des défaites et des victoires. La mystique de la confusion est pouvoir. La métaphysique de l’Inconditionné est autorité.

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Le propre de la bêtise est de se constituer en meutes dont chaque membre est susceptible de devenir la victime des autres.

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Toutes les idéologies sont de table rase ; les unes avec plus d’hypocrisie que les autres, la muséologie y remplace la destruction, le gel s’y substitue au ravage. La création poétique est mémoire, présence du passé, présence, éternité, flèche du temps, mais verticale. Ce qui est au centre est en haut.

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Les hommes qui ne se hiérarchisent pas s’épuisent dans l’idolâtrie et dans la haine. Ils sont à plat. Rien n’y peut fleurir en beauté et en bonté. Ces prétendus philanthropes, optimistes déçus, finissent dans l’exécration du genre humain, ou, pire encore, dans l’exécration de tel ou tel sous-ensemble, de classe, de race ou de religion, du genre humain.

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L’idée royale fut longtemps, et bien au-delà de son institution politique, la sauvegarde, pour chacun, d’une souveraineté intérieure. Il en demeure, ici et là, des places royales : celles de nos sagesses, de nos amours, irrécusables épiphanies qui s’enracinent dans le ciel comme les branches d’un éclair.

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La seule égalité souhaitable est l’égalité d’humeur. L’équanimité et la politesse suscitent dans l’enfer social d’inexpugnables places pour le colloque paradisiaque des âmes heureuses. Ici et là, une rencontre, une conversation, suffisent à sauver le monde, ou, mieux encore, à le justifier.

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Dans la comédie sociale, seuls se font entendre les singes hurleurs. Une page écrite est laissée à la voix de celui qui la lit : préséance accordée à l’hôte.

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Vouloir se faire entendre, c’est déjà consentir au malentendu. S’éloigner peu à peu du désir de convaincre, se délester du pouvoir que l’on a de persuader : long chemin de solitude qui va de la conviction à la pensée, et de celle-ci à l’impondérable de la « montagne vide ».

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La plupart de gens qui apprennent que vous avez publié un livre, avant même de vous demander de quoi il parle, vous demandent sous la couverture de quel éditeur il a été publié. Pour ceux-là, il y a primauté de l’emballage sur le contenu.

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Nous ne reprochons pas à la vulgarité d’être vulgaire, mais d’être totalitaire, et de répandre partout « un vacarme silencieux comme la mort ». Une vulgarité à sa place serait presque rafraîchissante. On en viendrait à l’aimer de ne s’exercer que dans l’espace qui lui est dévolu. Elle se laisserait visiter avec un léger plaisir comme une contrée exotique. Hypothèses, rêveries… La réalité est un armée noire qui marche sur nous, dotées de toutes les puissances modernes, et ne trouvera en face d’elle que les rêveurs, armés de fleurets, disposés à mourir pour la beauté du geste.

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Toutes les causes sont historiquement perdues, sauf celle de l’avilissement. Mais la plus perdue de toutes les causes perdues est aussi celle qui s’approche le plus de la victoire surnaturelle. Victoire essentielle et immédiate : lorsque la fin ne justifie plus les moyens. Les causes perdues sont un peu moins perdues qu’on nous le voudrait faire croire.

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Le fabuleux, le mystérieux, l’enchanteur, l’extraordinaire sont dans le regard bien davantage que dans les choses regardées. A certains, tout est ennuyeux et banal. Ils traversent le monde de long en large, en touristes blasés. Leurs sens sont émoussés en conséquence de l’inertie de leur pensée.

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Vie moderne : chercher des réponses à des questions ineptes ou mal posées et trouver des solutions à des problèmes qui n’existent pas. Le Moderne se gargarise de « problématiques » précisément parce qu’il est le moins apte à saisir la nature problématique de la vie (jadis figurée par les épopées, les mythes, les tragédies).

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Chaque jour me propose ses raisons de vivre absolues et particulières. Je n’attends pas d’une abstraction ou d’une nécessité la force de me mouvoir.

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Les êtres et les choses ont pour point commun d’être uniques. Les jours se ressemblent par leur diversité. Il en va de même des heures et des minutes, et des secondes. Si vous vous ennuyez, n’accusez que vous, ou le monde ennuyeux auquel vous collaborez.

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Seuls sont à l’honneur de Dieu, et de l’infini de sa création, les actes gratuits. L’immense gratuité de la création inquiète et scandalise les calculateurs, les impies. Une religiosité utilitaire obture sa source. Le reproche moralisateur adressé à l’inutilité est une négation du bien, de la bonté même qui agit sans contreparties ; sans quoi elle ne serait que calcul. L’inutile est l’Essentiel.

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L’efficacité à court terme est au détriment du rayonnement. Les œuvres qui trouvent immédiatement leur place dans leur temps disparaissent avec lui. Le rayonnement d’une pensée, d’un acte, d’une œuvre, d’un moment, tient à la conception du temps, non plus linéaire mais sphérique. Ce qui rayonne ne poursuit pas un but mais va d’un point central à tous les points proches ou lointains dans une communion essentielle, pour la seule gloire. La logique, si dénigrée en cet temps d’émotions faciles, opère, elle aussi, en mode rayonnant. Au cœur est le silence du Logos, ou du Verbe, que l’on rejoint, en partant d’une quelconque périphérie.

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On distinguera deux façons de voyager. L’une moderne, touristique, fuyante, qui va vers la périphérie, le lointain, l’exotique et l’exotérique. L’autre, initiatique, qui va, quittant la périphérie, vers le centre.

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Les humains, en proie à leurs ressassements utilitaires, passent à côté les uns des autres comme ils passent à côté des paysages et des œuvres. On comprend que les misérables soient accablés par la gestion de leur quotidien, on le comprend moins de la part des repus.

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Nous ne cherchons pas à convaincre. Nous allons en paix. Il est trop tard pour nous faire taire. Nous vivons dans l’amitié de la lumière changeante. Ce sont les changements de la lumière qui écrivent à travers nous.

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Je n’aime pas le passé ; j’aime ce qui est présent du passé ; vertus claires, immémoriales, fidélités, droitures, mais aussi ombrages et secrets.

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Prendre chaque jour un moment pour prendre le diapason, - c’est-à-dire la mesure de sa fragilité et de la fragilité de tout. La valeur des êtres tient à ce qu’ils peuvent succomber à tout moment.

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La frugalité est un principe hédoniste. La quantité est toujours restrictive. Le bourrage moderne (d’informations, de biens de consommation) suscite non seulement le dégoût mais exerce une action directement privative. Exemple : plus il y a d’êtres humains réunis en un seul lieu et moins ils échangent. Plus nombreux sont nos interlocuteurs et moins nous recevons d’eux, et inversement, moins ils reçoivent de nous. Communication de masse : assommoir.

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Quelques politiciens auto-déclarés « libéraux » se firent une idéologie de ce mot d’ordre inepte : « Gérer la France comme une entreprise » alors que cette formule est une parfaite définition du communisme appliqué et l’expression même de l’abus des prérogatives de l’Etat. La France a été tant et si bien gérée comme une entreprise, qu’elle se trouve ruinée, et pas seulement d’un point de vue économique. Nous voici dans ce cas de figure où ce qui est utile à la « société » (conçue de plus en plus comme société anonyme) est en réalité nuisible au Pays. Mais il se trouve hélas de moins en moins de politiciens pour faire encore la différence entre la société et le Pays, moins encore pour concevoir une fidélité à leur pays qui dût être hiérarchiquement supérieure au service de la société.

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Un pays : une réalité historique, sensible et intelligible, une poétique de l’espace, des légendes, une tradition. La société est une abstraction anonyme, aux agissements obscurs. La société conduit une guerre civile impitoyable contre le pays. Tout pays est un royaume.

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L’utilitarisme économique est le siphon où disparaissent toutes les formes élémentaires de la dignité, de l’honneur, de la grandeur d’âme, et avec elles, la nature elle-même ; comme il est parfaitement logique que la nature soit souillée à la suite de la spoliation de la surnature.

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Lorsque l’on considère, en logique « sociale » que certains hommes sont plus utiles morts que vivants, on les tue. Dans les sociétés moins ingénues, plus retorses, on commence par les réduire à la misère et leur ôter la parole. Donner comme horizon d’espérance la « croissance économique », c’est non seulement ôter toute espérance, c’est le faire d’une façon particulièrement insultante.

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Une société soumise à l’utilitarisme économique s’évertue non à s’enrichir mais à créer les conditions où chacun se trouvera contraint et forcé à ne penser qu’à s’enrichir. Ce qui implique la réduction de tous les espaces d’autarcie, de luxe, de liberté et de bonheur. L’intelligence humaine s’en trouve extraordinairement rétrécie.

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La disparition de certaines facultés de l’entendement humain a ceci de fatal qu’une fois disparues, nul ne se souvient qu’elles furent naguère exercées. Nous assistons à l’installation progressive d’une infirmité normative. La logique décline en même temps que la perception sensible. Tout se ramasse en des émotions primaires (peur, convoitise) dont les politiciens et les publicitaires indistincts usent à loisir. La réduction du spectre du sensible et de l’intelligible rapproche l’homme de la machine dont il convoite les pouvoirs.

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La haine des nuances est au principe de l’utilitarisme : haine des nuances qui ralentissent l’action, ouvrent sur la contemplation « des nuages, là-bas, là-bas, les merveilleux nuages ». Dans le monde moderne, toute homme de nuance, de tradition, est un « extraordinaire étranger ». On peut encore différencier quelque peu les sociétés selon l’accueil qu’elles réservent à cette sorte d’étrangers, dont l’étrangeté est d’autant plus radicale qu’ils n’ont pas quitté leur pays ; c’est leur pays qui a été chassé autour d’eux, et ils en demeurent les ultime témoins.

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Toute la difficulté consiste alors à ne pas dramatiser la situation, à garder sa désinvolture comme l’un de ses biens impondérables.

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Etre équanime est parfois, pour la pensée et pour l’âme, une simple question de survie.

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Lorsque le dévergondage du pathos et de l’outrance envahissent le politique, les temps sont venus de rejoindre « l’ermitage aux buissons blancs » dont parlait Ernst Jünger. Le désengagement s’avère être un engagement supérieur. L’intelligence, le calme, la beauté, disposent l’âme à des noces plus ardentes.

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Deux pôles politiques se dégagent peu à peu du chaos. L’un va vers la société anonyme, l’autre vers le Royaume. Le choix nous appartient. Ne cédons pas à la ruse la plus éventée des idéologues qui consiste à nous faire croire que ce qu’ils souhaitent est déterminé, et qu’il ne nous reste plus qu’à suivre, bon gré mal gré, le courant « comme un chien mort au fil de l’eau ». Le déterminisme est une coquecigrue d’irresponsable.

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Le monde moderne est entièrement voulu. Ce qui fait sa force et sa faiblesse. Rien en lui ne correspond à l’ordre des êtres et des choses. La discordance ne domine l’harmonie qu’un temps donné.

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Le pathos agrège, abolit les distances et les déférences. Or toute civilisation se mesure aux distances qu’elle instaure entre les individus. La « communication » qui abolit les distances est une barbarie. Intrusion, promiscuité, grégarisme, meutes, pogroms. Les hommes partagent plus communément leurs haines et leurs craintes que leurs bonheurs. Quant à l’intelligence et à la sapience, elles ne se communiquent pas, elles se transmettent.

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Etre distant : condition de la dignité réciproquement reconnue. En-decà d’une certaine distance, le regard ne s’ajuste plus, autrui ne nous apparaît plus que d’une façon troublée, partielle, dans un « gros plan » monstrueux.

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S’éloigner, rendre hommage au lointain du monde en nous-mêmes et dans la rencontre. L’échange des regards, des lointains qui se croisent, intersections d’infinis, ténèbres antérieures de la pupille qui se souvient, pour l’accueillir, d’un « avant » de la lumière, d’un « fiat lux » en amont de toutes les temporalités.

*

Etre présent, c’est venir, advenir du lointain infini de la présence. Adsum, me voici, dans le moment présent, comme un éclat d’écume, une promesse.

*

«  Je ne peux rien vous promettre », formule de banquier, d’agent immobilier. A l’inverse, les politiciens abusent de la promesse. Ne sont dites que les promesses dont chacun sait qu’elles ne seront pas tenues. On ne tient bien que les promesses non-formulées. Celui qui tient une telle promesse entre déjà, d’un pas victorieux, dans le monde surnaturel.

*

Venir de loin, pour apporter une provende scintillante, et repartir avant d’être remercié.

*

L’optimiste croit que le monde de l’avenir vaudra mieux que ceux du passé ou du présent qu’il fera disparaître. Le pessimiste croit que les mondes disparus valaient mieux que ne vaudront les mondes futurs, mais avec l’avantage logique que ce qui existe, ne fût-ce que dans la mémoire, vaut mieux que ce qui n’existe pas, et mérite davantage notre déférence. L’un et l’autre, cependant, n’en demeurent pas moins des nihilistes, et non des fondateurs.

*

La raison d’être du Politique, au noble sens du terme, est de disposer le monde en faveur de la poésie. Les règles politiques, lorsque la politique n’est pas subjuguée par l’économie, sont de l’ordre de la prosodie. Il appartient ensuite au génie des individus ou des peuples d’exalter cette prosodie en poésie. Les subtiles règles du sonnet, certes, valent ce qu’en font les poètes ; mais ce qu’ils en font est irrigué par les puissances du langage lui-même dont la trame se révèle dans la poétique apprise ou transmise. La beauté créée est un tout supérieur aux parties qui la composent. L’auteur, la science de la langue, le monde conjurent au resplendissement d’une vérité qui les outrepasse.

*

D’où la vanité d’avoir quelques aperçus pertinents sur une œuvre à partir de considérations psychologiques ou sociologiques concernant l’auteur. Vanité et même aberration, dès lors que l’on réduit le coquetèle à l’une de ses composantes.

*

Imbécillité, par définition, des spécialistes, des experts. S’étonner de leur imbécillité, c’est encore ne rien avoir compris à la question. Mesurer le désastre du monde qui leur est confié. Notre chance est qu’ils se contredisent et que leurs expertises s’annulent.

*

Tout est si parfaitement organisé pour nous rendre fous et possédés que la seule survivance de quelques individus débonnaires et aimables suffit à nous combler d’un sentiment de victoire. La puissance de certaines vertus se mesure aux forces adverses, auxquelles elles résistent. La simple politesse nous laisse croire en l’héroïsme, la simple bonne foi révèle la grandeur d’âme. Un seul geste de bonté, ignoré de tous, sauve le monde.

*

Dans la société anonyme, plus nous gravissons les échelons et moins nous sommes tenus pour responsables de ceux qui sont sous nos semelles.

*

Le luxe dans la frugalité : nous ne jouissons que de ce dont nous pourrions nous passer.

*

L’idéologue moyen voudrait nous regarder de haut, mais il ne peut que nous regarder de travers.

*

Je n’écris pas pour mon compte.

*

Lorsqu’il y a trop de raisons de se tirer une balle dans la tête, l’acte n’en vaut plus la peine.

*

Nos ennemis nous veulent à leur ressemblance : pleins de rancœur, rongés par cet « ulcère de l’âme », l’envie. Ils nous taquinent en espérant susciter en nous le même sentiment de grief qu’ils éprouvent pour nous, et qui les ronge. La fascination que nous exerçons sur ceux qui nous haïssent voudrait une réciprocité, une contrepartie. Ceux qui n’ont presque plus de raison veulent nous la faire perdre : prosélytisme de toxicomane, - ce qui rend tout prosélytisme suspect. Veut-t-on nous faire partager un bienfait ou une tare ?

*

Dans le prosélytisme religieux, idéologique, la pression morale s’exerce presque toujours pour nous faire renoncer à un plaisir des sens ou de l’intelligence, et perdre notre désinvolture. La joie est, chez ces gens-là un argument contre. Plus honnêtes hommes sont les écrivains qui racontent, pensent, poétisent, suspendent leurs jugements et font de leurs tristesses mêmes le principe d’intenses joies artistiques.

*

L’époque moderne, prétendument « éclatée », festive, libérée est la mieux étouffée par un prosélytisme maniaque, lancinant et sinistre dont les saturnales elles-mêmes ne sont plus que l’expression commerciale et bien-pensante.

*

Entre la fête dionysiaque antique ou médiévale et la fête moderne, la différence est que l’une était en contrepartie de l’ordre apollinien ou théologique, un suspens, alors que l’autre est l’expression bruyante de l’ordre établi.

*

Le totalitarisme advient lorsque les saturnales ne sont plus retournement de l’ordre mais son prolongement, lorsque l’ordre est plat, pure planification, sans avers ni envers. Idéologie dominatrice, sous les aspects divers, en apparence contradictoires ; extraordinaire puissance des sucs gastriques pour dissoudre et digérer les subversions, et qui ne trouvera, en face, d’elle que de calmes adeptes des causes perdues. Nous soulignons le calme car tout énervement nous prive de notre nerf, de notre force nerveuse et nous fait glisser en tous sens sur des surfaces planes disposées à cet escient : faire de nous des êtres de nulle part dans un relativisme général. Le plan, au demeurant, est incliné. Il nous verse dans une indistinction semblable à la mort.

*

Les merveilleuses croyances où les hommes continuent à être distingués après leur mort apparaissent comme une riposte à la toujours menaçante indifférenciation des vivants. Si nous ne sommes pas interchangeables après la mort, l’honneur de la vie est sauf.

*

Quand bien même ne penserions-nous jamais à la postérité, il n’en demeure pas moins qu’une pensée écrite est sauvée du périssable de notre carcasse. Elle ne l’est pas lointainement, mais tout de suite. Ecrite, ou dite, à quelqu’un qui s’en souviendra, une pensée instaure une autre temporalité, ou, plus exactement, elle révèle une profondeur du temps, une réverbération d’éternité. Cette éternité est toute vive, jeune et frémissante, une apogée de l’Eros, exercée par le Logos.

*

Après avoir traversé un certain nombre de pays, en flâneur et contemplateur, et non en touriste, après avoir rencontré, en chair et en esprit, maintes personnes dans les milieux les plus divers, il reste que la lecture de certains livres me fut une belle et grande aventure, et je plains ceux qui sont passés à côté.

*

Logique du règne de la consommation : ne laisser aucun héritage, et si, possible, détruire tout héritage, y compris l’héritage naturel. Le discours bourdieusien contre les « héritiers » conduit à l’apologie du règne de la consommation. S’il n’est plus aucune supériorité héritée, il appartiendra à l’argent de donner à chacun sa place. L’héritage implique des devoirs. La fortune faite se croit tous les droits, jusqu’à la plus infâme goujaterie.

*

Il suffit d’une seule génération amnésique pour perdre l’héritage de plusieurs millénaires de civilisation.

*

A la « haine du secret » dont parlait René Guénon, s’ajoute la haine de la complexité, des espaces libres, éclairés ou ombreux. Notre inclination à la servitude volontaire répugne à tous les exercices que ces espaces rendent possibles. C’est ainsi que la servitude préfère vivre dans une société plutôt que dans un pays, peuplés de noms de pays, de libertés et de franchises héritées. Cependant, ne nous crispons pas sur notre dû. Laissons les formes s’évanouir, les richesses prendre d’autres formes. Notre fief, notre château tournoyant est là où nous sommes droits, là où le temps profane entre en intersection avec le temps sacré.

*

La raison d’être n’a rien de rationnel : elle est une immédiate épiphanie (étant entendu que le rationalisme fut toujours le principal ennemi de la logique).

*

Musiques d’ambiance, écrans, bruitages, bavardage, despotisme affectif et économique, architecture de masse, - laideurs. Tout est matériellement mis en œuvre pour éloigner les épiphanies ou les rendre indiscernables. Cet immense chantier quantitatif est vain. L’épiphanie est une qualité qui s’adresse à une qualité.

*

Nouvelle censure : non plus brûler les livres ou les interdire, mais faire en sorte que nul ne puisse plus les comprendre. Tâche titanesque, que nous voyons à l’œuvre, mais tout aussi vaine. Il suffit d’un seul pour faire la différence entre ce qui est ce qui n’est pas.

*

Preuve de l’irresponsabilité des politiques et des journalistes : ils instillent la peur qui réduit les facultés intellectuelles et morales, favorise l’agressivité et nous réduit à vivre en bêtes traquées. Toute acte de bonté est presque toujours une victoire remportée sur la peur, de même que toute vilenie en est la défaite. L’adage est juste, la peur est contagieuse. Elle s’en trouve être le principal moteur du grégarisme, des mouvements de foule. La meute des chiens qui ont peur est d’autant plus dangereuse que nous nous en laissons davantage effrayer. C’est en de telles circonstances qu’il faut éviter de fuir ou d’attaquer.

*

Mais plus encore qu’à la bonté, la victoire sur la peur ouvre sur la surnature. Encore faut-il que cette victoire ne soit pas seulement une précipitation vers le danger (qui peut être, elle-même, poussée par la peur). Vaincre la peur, ce n’est pas se raidir, c’est apprivoiser tout ce qui se trouve autour de son objet ou de sa cause.

*

Se mettre en danger, c’est parfois trouver la sente merveilleuse et incertaine qui nous sauve des pires dangers : ceux-là qui participent de nos habitudes et de notre confort.

*

Pour une âme civilisée par une tradition d’honneur, de fidélité et de bon-goût, la crainte de la mort vient au second plan. Toute vie qui ne peut se sacrifier ne vaut d’être vécue. Il est probable que toute vie soit sacrifiée, toujours et pour chacun, y compris aux raisons les plus futiles, aux illusions les plus funestes. L’égocentrique sacrifie sa vie à son ego, de façon aussi radicale que le patriote sacrifie sa vie à la patrie ou le poète, à son œuvre. La différence est dans la nature du feu sacrificiel, la beauté des flammes, et le parfum des essences. Les vies sacrifiées à la cupidité puent et crapotent. D’autres flammes, plus hautes, éclairent et embaument. Quoiqu’il advienne, nous serons sacrifiés, mais nous revient la liberté souveraine de choisir notre sacrifice.

*

Tout profaner pour éviter ce choix, c’est se précipiter dans le vide par crainte de l’abîme et choisir finalement « l’ abîme de la nuit » contre « l’abîme du jour », pour reprendre la distinction de Raymond Abellio. La règle des ricaneurs, à cet égard, est aussi rigoureuse que celle de Saint-Ignace de Loyola : ils obéissent comme des cadavres à la mort qui est leur seul horizon. Ceux qui ricanent de tout vivent dans un monde d’une effrayante tristesse.

*

La vie humaine, une alternance de combats et d’épiphanies : le reste est faux-semblants.

 

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Luc-Olivier d'Algange, Chant du Serment:

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Luc-Olivier d’Algange

Chant du Serment

 

Jamais, non jamais, nous ne renoncerons à dire

ce qui nous enchante, à nommer

les Anges et les dieux

et cette jeunesse perpétuelle

qui se dit en nous- même avec la jeunesse du monde...

Les censeurs,

les puritains, je leur laisse leurs abstractions mesquines

leurs médisances, leurs travaux

pour aimer les paroles belles dites

pour le Songe et l'Extase et le Désir... Les paroles

belles et grandes,

les paroles anadyomènes

car elles viennent du Grand-Large

sur ce rivage,
élite fervente et rêveuse,

elles viennent,

de cette césure de l'horizon, entre le paradis et l'enfer,

elles viennent de cette source du temps...

 

Nulles jamais ne furent plus désirables

dans ce cercle du ciel qui écarte la multitude

Nulles jamais

ne furent plus emportées

que ces paroles dites dans le Songe, il m'en souvient;

j'errais dans ces richesses inconnues,

orchestres, arômes, torrents... J'errais

dans cette fastueuse incertitude, ces conjonctions imprévues,

cette mémoire à la tombée de la nuit;

et ces belles paroles s'attardaient dans l'admiration de leurs ombres

dans le ruisselant miroir de leurs chevelures dénouées, paroles

vivantes, belles

et légères

dont il m'appartient aujourd'hui de porter témoignage...

 

Il était dit que nous traverserions cette terre en Aède !

Ce fut la seule morale à notre goût !

La source du temps était ce silence

au-delà du bien et du mal,

et nous rêvions d'en divulguer le secret par nos chants, gloire promise...

Nous rêvions d'atteindre le secret de la source du temps, silence d'or

source de tous les chants,

aube des paroles grandes et belles dites dans le Songe

du Soleil, sous le feuillage étonné

et le battement du cœur qui ne renonce pas !

 

Soir qui ne s'achève pas,

autel où se pose l'oiseau du serment,

j'aimais cette couronne,

cet éternel destin de la lumière. La nuit

s'inclinait sur le frémissement d'ailes de mon anxiété,

enseignement d'une solitude donnée,

d'un égarement des maximes

et autres saintes prophéties,

elles s'obscurcissaient à mes yeux, s'éloignaient, funèbres dans l'exil,

les vents adverses, les plaintes...

Et l'amertume desséchait ces feuilles ardentes,

ces feuilles dolentes...

Que la belle parole des dieux

me fut alors cette impétueuse transparence

cette compagne aux confins des cieux,

cette ardente fidélité,

cette blancheur embrasée

dans la lumière du sens de toute chose, cette caresse...

Que la haute parole me fut cette aube inconnue,

cette promesse, que rien jamais

ne viendra dédire/

Est-il âme assez basse pour ne point oser nommer ces dieux qui nous sauvèrent ?

Est-il âme assez basse

pour dédire la hauteur du Soleil et de l'Azur... Ame assez basse

pour ne point célébrer avec les noms anciens

les dieux et les anges

qui vivent dans les secrets du désir et de la miséricorde ?

O noms anciens, météores

dans notre ciel,

météores

dans ce sommeil de la présence oublieuse de la brûlure immémoriale,

dieux

que nomme en moi

la splendeur naissante,

l'eau rieuse de la lumière qui l'éveille,

dieux que je nomme

avec une très-subversive ingénuité, avec une connaissance

des rythmes intérieurs de la vie des arbres, des pierres

avec une science ondoyante, dieux que je nomme par éclair,

messagers de ma vertu aurorale,-

ce fut mon grand dessein que de garder cette distance,

mon grand dessein

d'aimer ce vent de sel et d'allégresse

contre toutes les apparences et pour toute la vie,

dieux nommés

par moi éveillés,

race furibonde et sereine.

 

Divers est de monde que nous aimons,

excellentes ses lois,

treilles, femmes très-douces,

feu clair, sang qui chante sous les paupières...

Solitude sacrée d'un été sur la mer,

certitude adamantine...

Les dieux furent en moi

cette grandeur de la gratitude, cette ampleur de l'âme,

cette volonté pure comme un regard sur la mer,

cette vie universelle,

ce face-à-face !

J'aimais ce resplendissement dont ils fécondent la diversité du monde

j'aimais, éperdument cette immense roue des saisons,

des éléments,- et comment la dire

sans nommer les dieux ?

Au-delà de l'extrême des hauts

glaciers énigmatiques, ces clartés transversales,

l'air du pôle

l'Ether limpide et sauvage du premier jour

de notre sainte conjuration

furent nommés dans le secret de notre cœur

avec les nombres occultes des dieux,

leurs noms invisibles

neige et flamme,

leurs noms,

rythmes fondamentaux

battant dans notre veine jugulaire

s'épanouissant dans notre poitrine,

leurs noms

que nomment dans le secret du secret

les Sept Silences majestueux du Dire

dont la transparence est un torrent dans nos âmes...

Au-delà de ce froid, de cette blancheur

de ce silence,

nous entendîmes,

au-delà: cette strophe incendiée de soleil, cette scintillante mémoire à l'infini,

le chœur des mondes, l'immensité qui s'immobilise

dans la bataille sonore,

l'immensité saisie sous l'ouragan,

coursier d'une ivresse

plus rapide que la mort,

ainsi furent dans notre poème

les dieux,

ainsi furent

comme une espérance plus ancienne

les dieux

dont la ténacité nous sauve de n'être pas

dont la transparence merveilleusement nous éloigne

du monde qui n'est pas,-

les dieux aimés, chantés, loués, oubliés, présents,-

ainsi furent brûlants dans l'invisible citadelle de notre amour,

ainsi furent frisson, ainsi furent sommeil,

ainsi furent cadence

car nous savions entendre dans nos cœurs

les concordances mathématiques et musicales de leurs noms

nous savions ces infaillibles architectures,

hauteur et profondeur de l'Instant,

véritable demeure des dieux,

nous savions et nous acceptions l'empire que ces noms

- nombres et chants, couleurs et clartés,-

sur le destin exercent, et sur les jours, ces beaux jours

qui tournoient comme un ciel

sous le maillet de l'Etre et de la Puissance...

Nous consentions à cette grandeur

où nous nous perdions en nous- mêmes

car notre âme était ample de ces noms qui la nommaient,

notre âme était vive

de ces appels,

ces invocations

ces batailles, notre âme était ardente de ces attentes,

compagne fleurie de l'immensité des ciels,

compagne légère, notre âme s'enchantait à se dire

dans le sable sans fin des dieux,

écume, sel de l'enfance

âme fluente

âme qui regarde les dieux.

 

En ses Yeux s'ouvrait le mystère d'une aube profonde

un jardin profond, comme l'orgueil d'être

et de n'être pas, une promesse,

j'en rêvais comme d'une fortune sans espoir,

une hymne belle comme la voile carrée,

détachée

sur l'abîme bleu,

détachée, sur la victoire du bleu profond,

sur le triomphe des yeux de l'âme...

Et d'être ainsi contemplée

comme un mystère véridique et sans fin, les dieux

s'envolaient,

les dieux hantaient le ciel, et toute chose

en ce monde

palpitait de joie,

toute chose était saisie à la nuque, et nos mains suscitaient d'invisibles trésors.

Les heures devenaient spacieuses et royales,

les heures s'accordaient à cette neuve mythologie

des regards,

- car l'âme regardait les dieux !-

et notre joie sise dans l'Instant fut l'essor

notre joie d'être ou de n'être pas dans l'âme,

ce Silence; la joie

déployait ses ailes dans la spacieuse et royale présence de notre âme, notre âme qui regardait les dieux...

A grandes gorgées

nous buvions la saveur secrète du ciel,

nous saisissions

les lyres de la pluie et du soleil,

et l'ombre lavande d'un dieu rare sur notre front

bénissait notre audace, bénissait notre peur

et notre audace,

comme une pure pensée, une corolle fraîche sur notre front

encore brûlant de la guerre sainte qui nous sauva...

Sainte paix, sérénité d'azur et de feuilles, vous êtes notre mérite.

- Car ici il n'est point de hasard et les couronnes sont conquises

sur l'orée tremblante du Jour

- l'ai-je assez dit ?-

Point de hasard mais en toute chose aimée le retour

de l'unité de l'Etre

car tout se tient,

le haut

et le bas.

Tout se tient dans le rêve premier,

dans la belle philosophie lyrique d'Hermès-Thoth,

tout

se tient et tout s'éveille selon nos intentions les mieux accordées à la joie

au plaisir qui donne

aux portes éblouissantes de l'été nocturne

tout se tient,

la ténèbre et la clarté,

dans cette aube divine de l'âme où les regards se perdent et se retrouvent

en l'impétueuse douceur de l'empire du monde !

 

La promptitude fut notre triomphe, notre puissance.

Des cendres d'une vie profanée

notre âme ressuscita

cette fleur, cette flamme

création d'une aube d'orgueil brûlant

d'une aube sonore et profonde et lointaine

dans le Songe du Chœur !

Rougeoyante dans la poitrine de l'espace que disperse la beauté de temps,

bleuïssante dans le temple de l'Ode

que dissémine

la mélancolie de l'heure

toute chose en vérité divine,

toute chose me fut prière.

Ma prière fut cette alliance entre le monde et moi,

cet échange tournoyant, et je répondais à l'appel du monde en le nommant,

dans le visible et dans l'invisible,

nommant

le Sens qu'à mesure j'y devinais

en devenant transparent à moi-même

Ainsi m'éveillais-je

au cœur du sommeil

et rêvais-je dans la plus haute lucidité conquise.

J'étais paisible dans ma violence

et ardent, vif, joyeux dans l'ensommeillement délicieux

dans les bras de l'amante prédestinée

dont les yeux s'ouvraient sur le clair abîme...

Sagesse du jour, temple de saphir,

le monde se transfigurait en moi dans le silence des mots,

le monde, j'en devinais le Sens,

dans la lumière que rien ne saisit

mais que toute chose

voile et révèle,

j'en devinais le Sens

dans ce clair abîme de tes Yeux

les prunelles divulguaient le secret de la nuit la plus noire en moi,

ténèbres désespérantes...

Toutes ces choses éparses, objets, idées, actes, décrets, peuples, renaissaient dans une plus pure essence,

s'enchantaient soudain

d'être en proie d'une telle légèreté

et d'une telle densité

que nous pouvions soudain rire de cette divine transfiguration...

Esprit qui sauve, rire d'or, rire des dieux,

science olympienne formée dans le cristal des cieux,-

et c'est un rire cristallin que je cueillais sur tes lèvres, mon amante...

Ainsi les dieux résonnaient infiniment en moi dans l'immémoriale perfection de ma prière.

Ainsi les dieux, dans l'abîme, dans la prunelle,

dans l'aube, dans le saphir, dans l'amante,

les dieux naissaient de ma prière

et ce paysage du monde devient un paysage de notre âme.

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

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Jean-René Huguenin:

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Luc-Olivier d'Algange

Le Journal de Jean-René Huguenin

 

Ces alentours, au jour le jour, de la vingtième année d'un jeune homme français valent mieux qu'un témoignage sur l'air du temps qui, à beaucoup d'égards, était déjà presque aussi irrespirable qu'aujourd'hui. Peu importe même que ces pages eussent été écrites à la fin des années cinquante et au tout début des années soixante. Leur prestige à nos yeux est dans leur intemporalité même.

S'il existe une vertu de l'extrême juvénilité, elle réside dans la passion de côtoyer ce qui échappe au temps. Ce que désormais on veut nous vendre comme étant "la jeunesse", n'est rien d'autre qu'une décrépitude accélérée, comparable aux effets spéciaux des films d'épouvante. Qui n'a été frappé de voir des enfants, en quelques mois, se transformer en soudards, c'est-à-dire en adolescent "modernes" ? La bêtise, la vulgarité leur tombe dessus d'un seul coup. Je tiens que ce n'est point là une fatalité de l'âge. Cette misère est une misère imposée. Tout, en ces temps "démocratiques", conspire à tuer les qualités les plus nobles et les plus fragiles de l'enfance. La "jeunesse" telle que nous la sert la "communication" est le nom de cet assassinat. Pour demeurer soi-même, il faut une discipline de fer. Tel est exactement le sens de la déclaration inaugurale du Journal de Jean René Huguenin: "Je veux être la Force, la Résolution et la Foi".

Résister à la vulgarité des occupations laborieuses, ou, pire encore, en proie à quelque distraction programmée, est la chose la plus difficile qui soit. A l'aube d'une vie, il importe de rassembler ses forces, si l'on veut disposer de quelque chance d'échapper à la navrante normalisation. De nos forces de caractère, d'intelligence ou d'imagination, rien, à ce moment crucial, ne doit être distrait du noble dessein. "Etre aventureux, écrit Jean-René Huguenin, ce n'est pas aller loin, c'est aller profond". Cette exigence détermine certaines aptitudes chevaleresques. Ne pas consentir à l'informe qui est le point de départ des pires conformismes, s'en tenir à l'essentiel, librement choisi, mais farouchement servi: "Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conservent pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N'y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d'une sueur où ils baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l'espace d'un instant, mais qu'ils ne savent reconnaître ni conserver ?"

De belle venue et de grande lucidité métaphysique, ces phrases s'inscrivent dans cette morale héroïque qui récuse l'abominable soumission de l'homme à la vie qui n'est que la vie, c'est-à-dire une triste survie: "Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d'écrivain et d'homme m'interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s'évanouissent et laissent place à d'autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège. Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l'amour des choses qui demeurent".

Il n'est point de vie humaine digne d'être vécue qui ne débute par une révolte de cette sorte. Révolte non contre l'Autorité, mais bien révolte contre la veulerie, contre l'abandon à la médiocrité. Cette morale de l'individu est le contraire d'une certaine forme d'individualisme qui prévaut actuellement, avec les conséquences que l'on voit. Selon Jean-René Huguenin, l'individu se forge pour inventer quelque idée plus libre et plus haute de la civilisation à laquelle il appartient. La nécessaire ascèse se précise dans un souci politique. Or, c'est précisément ce qu'il y a en nous grégaire qui nous interdit de servir notre tradition et d'être à la hauteur d'une véritable morale politique.

Certes, le bien et le mal sont indissociables dans le monde tel que nous nous y trouvons, mais cela ne nous interdit pas de choisir le bien, toujours plus subtil, plus léger et plus fragile, contre les pesanteurs titaniques du mal. "Dans les rapports humains, écrit Jean-René Huguenin, le mal croît avec le nombre. Le diable, oui, je crois que le diable a fait de la foule son lieu d'élection; qu'il se cache dans les replis de la multitude; qu'il n'ose s'attaquer aux âmes solitaires, mais qu'il parvient à ronger ces mêmes âmes lorsque le bruit, les voix et de nombreuses présences les étourdissent. Et qu'alors il infuse en elles son venin, qui n'est jamais que la médiocrité".

La guerre contre la médiocrité sera toujours et en toute circonstance une guerre contre le mal. Cette certitude suffit à ranger ceux qui la comprennent, du côté de Léon Bloy, de Villiers de l'Isle-Adam, de Bernanos; de tous ceux qui dénoncent le leurre abominable selon quoi la médiocrité nous protègerait du mal. La juste intuition de Jean-René Huguenin d'emblée lui désigne le véritable visage de l'Ennemi: le Tiède, dont la ruse consiste à nous faire croire que la commune-mesure, que despotiquement il exalte, aurait quelque ressemblance avec la Juste Mesure qui témoigne de l'équilibre des mondes. Il n'est rien de moins juste que la commune-mesure car elle n'est rien d'autre que l'établissement, par l'usage, de la force de pesanteur du plus  grand nombre. Force de l'état de fait, brutalité sans égale des Masses asservies et jalouses de leur servitude. Que nous reste-t-il alors, sinon la passion du témoignage et la prière ? " Contre le péché, contre la pauvreté d'âme, il n'y a que la prière, il n'y a nul autre recours que l'éternellement victorieuse prière".                                                                                

 

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Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste:

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Luc-Olivier d’Algange

Ernst Jünger, déchiffreur et mémorialiste

 

L'œuvre d'Ernst Jünger s'étend sur une période exceptionnellement longue. Entre les premiers écrits tels qu’Orages d'Acier, ou Le Cœur aventureux, « version 1929 », jusqu'aux ultimes, ce sont plus de sept décennies d'écriture, de lectures, de voyages, de contemplations, de rêves qui s'offrent à notre regard panoramique. Par exception, la formule consacrée peut être utilisée à bon-escient: l'œuvre de Jünger « domine le siècle ». Elle le domine non seulement par sa hauteur, et les critiques ne manquèrent point de lui reprocher d'être hautaine, elle le domine aussi, et le plus simplement du monde par sa durée et par la profondeur que l'expérience du temps suscite dans l'entendement de l'auteur. Ernst Jünger fut, comme presque tous les grands écrivains du siècle, hanté par la question du temps.

L'expérience du temps retentit dans la profondeur du mythe. L'œuvre de Jünger poursuit, par ses propres voies, ce récitatif de l'expérience du temps. La réminiscence dans l’œuvre de Marcel Proust, la dilatation temporelle aux dimensions odysséennes d'une seule journée qu’opère James Joyce dans Ulysses, ou encore la récapitulation du monde à la fois joyeuse et apocalyptique des Cantos d’Ezra Pound ravivent dans la littérature moderne ce questionnement immémorial. Comme ceux-là, Jünger n'a cessé d'éprouver la nécessité d'aller au cœur de l'être et du temps et de trouver son propre lieu et sa propre formule pour déchiffrer le monde. Plus que d'autres, Jünger s'est tourné vers le monde pour en déchiffrer les énigmes intérieures.

Si Jünger fut dandy, comme certains persistent à l'en accuser, il faut bien reconnaître que son œuvre est la moins narcissique qui soit. Chaque page de Jünger nous apporte, comme les poèmes de Cendrars, des « nouvelles du monde ». Les paysages les plus grandioses et les aventures les plus extrêmes comme les détails les plus infimes et les circonstances en apparence les moins décisives sont portés à notre attention avec la même déférence, pour peu qu'ils soient les instruments d'une connaissance qualitative, sensible, propice aux aventures de la pensée.

Ruskin définit le véritable artiste à la fois comme « déchiffreur, chanteur et mémorialiste ». Si la part à proprement parler « lyrique » de l'œuvre de Jünger est plus sous-jacente qu'apparente (mais le lyrisme alors n'en touche que les cordes plus profondes, comme dans les dernières pages de Visite à Godenholm,) l'appellation de « déchiffreur » non moins que celle de « mémorialiste » donne immédiatement l'idée la plus juste du propos et du style de ses livres, qui paraissent, par ailleurs, échapper à tous les genres ainsi qu'à toutes les certitudes thématiques ou idéologiques.

Etre à fois déchiffreur et mémorialiste, c'est comprendre que l'œuvre saisit dans les nuances du devenir l'éclat de l'être. Le mémorialiste suit le cours du temps, la nuance du jour, la beauté et la tristesse passagère des instants livrés à l'oubli. Le mémorialiste, servant humble et déférent de Mnémosyme, recueille cette « matière première », au sens alchimique, dont le déchiffreur lui, se saisira avec cet esprit d'aventure qui caractérise les métaphysiciens et les hommes de cœur. Le mémorialiste investit le devenir de la puissance d'être de la mémoire, de la transmission, alors que le déchiffreur redonnera à la chose transmise, recueillie, sa chance de refleurir en d'autres contrées, plus subtiles et plus lumineuses. En d'autres termes, on pourrait dire que le mémorialiste construit un édifice de pensées, de réflexions, de savoirs qui permettront au déchiffreur de préfigurer le temple intérieur de la connaissance, que nous nommerons la « gnose poétique » et dont nous approchons par une connaissance de plus en plus précise, et précise jusqu'à l'éblouissement, de l'interdépendance universelle.

De livres en livres, Jünger poursuit cette œuvre de déchiffreur et de mémorialiste car loin de se soumettre à la lettre morte de ceux qui ne croient qu'au « travail du texte », sa pensée, toujours à la pointe de « l'esprit qui vivifie », cherche en toute chose, selon la formule de Nietzsche, « l'éternelle vivacité ». A celui qui voudra rendre justice à la pensée, toujours en mouvement, mais toujours exactement orientée, d'Ernst Jünger, l'occasion se présentera souvent de citer en une même phrase des auteurs, des théories, des méthodes que notre esprit compartimenteur, hérité d'une méconnaissance et d'une idolâtrie de la philosophie cartésienne, répugne à associer. Ainsi le Nouveau Testament et les « évangiles » subversifs du Solitaire d'Engadine, ou encore les références aux mondes bibliques ou païens, les méthodes scientifiques et les songeries hermétiques, la poésie et la guerre, l'aventure et l'immobilité contemplative.

Les historiographes de l'œuvre jüngérienne insistent, par exemple, sur les ruptures ou les revirements d'ordre idéologique ou politique. Certes, le nationalisme exacerbé et martial du jeune collaborateur d'Arminius cédera la place au Contemplateur solitaire, l'apologiste du Travailleur, accomplissant sa « Figure » par la technique, deviendra le critique avisé du monde moderne et l'inventeur de l'Anarque. Certes, l'intérêt pour les anciennes traditions païennes de l'Europe précède une méditation biblique. Mais aussitôt l'intelligence se dégage-t-elle de l'histoire proprement dite qu'elle voit dans ces diverses configurations se dessiner un paysage intérieur dont la cohérence et l'harmonie sont bien davantage la marque que le discord ou le chaos.

L'œuvre de Jünger, disions-nous, est l'une des moins narcissiques du vingtième siècle. Rarement tournée vers le « moi », elle est une invitation à découvrir le monde, « ce vaisseau cosmique » à bord duquel nous traversons le temps. L'aventure sociale ou psychologique tient une place infime dans cette œuvre qui est sans doute la première du vingtième siècle, au sens hiérarchique autant que chronologique, à s'être radicalement dégagée des méthodes et des théories du Naturalisme du dix-neuvième siècle, si abondamment relayé par la littérature des sciences humaines. Les groupes sociaux, la psychologie individuelle ou collective n'intéressent guère l'auteur des Falaises de Marbre ou d'Eumeswil. Bien davantage son attention est-elle requise par les rêves lorsque les rêves révèlent la nature héraldique et sacrée du monde.

Maintes fois mis en accusation, Jünger n'a jamais cherché aucune caution de « bonne moralité » politique, son œuvre se situant résolument, dans sa part la plus importante, du côté de l'intemporel. On risque fort de ne rien comprendre à son Journal si l'on ne voit pas que le temps, son temps, est toujours considéré du point de vue de l'intemporel. L'observation exacte prend place dans une vue-du-monde qui dénie au hasard et à la nécessité l'empire que la pensée moderne leur accorde.

« L'existence des choses, écrit Jünger, est donc préfigurée comme dans un sceau dont la figure imprimée dans la cire apparaît plus ou moins distinctement. » Il ne semble pas que, sur ce point, la pensée de Jünger ait varié. On songe irrésistiblement au début fameux des Disciples à Saïs de Novalis: « Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout: sur les ailes, sur la coque des oeufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche: dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard.. »

Les Figures, les Types, les Formes témoignent d'une pensée pour laquelle la création littéraire est un moyen de connaissance, une gnose. L'engagement héroïque des premiers temps n'est point contraire à l'engagement, plus radical encore, de l'Anarque et du Contemplateur, si l'on comprend, comme l'enseigne la Bhagavât-Gîta que la contemplation est une forme supérieure de l'action. La forme supérieure ne renie point la forme dépassée, elle la couronne, tout comme l'ontologie dont nous parle Heidegger couronne la métaphysique qu'elle dépasse. Bien plus que des ruptures, le lecteur qui entrevoit dans l'œuvre de Jünger un moyen de connaissance, sera enclin à voir des changements d'états, comme dans les « œuvres » des Alchimistes. Car si l'œuvre de Jünger est éloignée du Naturalisme de Zola, elle est, en revanche, fort proche des « philosophes de la nature » tels que Franz von Baader, qui eurent une influence non négligeable sur les Romantiques allemands d'Iéna.

Alchimistes et théosophes dans la lignée de Paracelse et de Jacob Böhme, les philosophes de la nature s'avancent dans la connaissance comme sur un chemin où se lèvent les intersignes, légers comme des cicindèles. A chaque signe, le voyageur est convié à un changement d'état de conscience qui renvoie à un changement d'état d'être. Les Figures du monde visible sont l'empreinte d'un sceau invisible et les circonstances de notre existence, en ce qu'elles ont de resplendissant, témoignent, elles aussi, de cette concordance entre les mondes qui justifie l'existence des symboles.

Dans un monde où les symboles accomplissent leur fonction pontificale, ni le hasard ni le déterminisme n'ont cours; le monde s'ordonne selon des principes qui, pour être hors d'atteinte de l'entendement humain, n'en sont pas moins à l'origine des plus pertinentes interprétations humaines. Alors que le déterministe explique l'homme et le monde comme des mécanismes, obéissant ainsi, plus ou moins à son insu, à une morale utilitaire, Jünger appartient à la tradition, largement menacée mais cependant persistante, du romantisme « roman » de Novalis qui s'adonne à l'interprétation infinie, au « buisson ardent » de l'herméneutique permanente. Dans la vue du monde esthétique et métaphysique de Jünger, le monde n'étant point soumis à l'utilité, sa valeur ne dépendant point de son usage, de même que selon une éthique chevaleresque, la fin ne justifie jamais les moyens, la finalité n'est jamais que dans le cœur secret des êtres et des choses, dans cette plus incandescente limpidité que nous laissent deviner les approches et les dialogues avec l'invisible.

La danse de la cicindèle est l'idéogramme clair de la pure présence de l'être à lui-même. Tel est le sacré, le numineux, pour reprendre le mot de Walter Otto, dont l'approche exige la plus grande délicatesse. La connaissance du monde, la gnose poétique, est avant tout une philocalie. Le sacré, le divin se révèlent dans la beauté car la beauté est l'approche du sens. Là où les choses prennent sens, la beauté transparaît. L'accusation d'esthétisme contre l'œuvre de Jünger traduit la courte vue de ceux qui la portent car la beauté est toujours, dans l'œuvre de Jünger, le signe d'une présence, d'une profondeur métaphysique, d'un autre monde, principe de profusion et de splendeur. Le monde des dieux, comme celui des fleurs et des papillons, est un monde dispendieux et imprévisible. L'homme de connaissance qui succède, dans la chronologie jüngérienne, à l'homme de puissance, s'avance dans l'assentiment à la beauté du monde comme « sceau héraldique » et dans le non moindre consentement à l'imprévisible. L'homme de connaissance est chasseur subtil. A l'affût sur l'orée, le chasseur subtil reçoit les signes qui, dans le visible, sont la marque de l'invisible, et ses rêves ont leur part, qui n'est rien moins que négligeable, dans la connaissance effective du monde.

La rupture inaugurale avec le monde bourgeois va d'emblée orienter l'œuvre de Jünger vers des régions extrêmes qui échappent à la fois à l'attention et au contrôle du monde moderne. L'exploration du monde intérieur n'est pas, chez Jünger, la complaisance narcissique de la subjectivité pour elle-même mais une traversée aussi exacte et impersonnelle qu'un voyage entomologique dans le monde extérieur. La psychologie jüngérienne ne relève pas de la « psyché » profane, larvaire, mais de la « psyché », en tant qu'âme, au sens néoplatonicien. Notre âme, dans la gnose jüngérienne, n'est pas disjointe de l'Ame du monde. L'Ame du monde et ses symboles augustes transparaissent dans l'âme humaine, sous la forme des songes, des visions, des pressentiments. Le poète est familier de l'augure qui surprend sa pensée dans l'exercice de la plus grande exactitude. La gnose jüngérienne s'exerce avec une virtuosité rare, aussi bien sur le mode de l'ampleur: les mythes, les légendes, les vastes herméneutiques de l'histoire humaine et des textes sacrés, que dans celui de l'intensité: la minuscule mais exaltante trouvaille du chasseur de papillons qui concentre dans l'infime toutes les énergies explosives de sa quête.

Dans le célèbre tableau de Caspar David Friedrich Les Falaises de Rügen, l'immensité du site, sa solennité, donnent au mode de l'ampleur l'une de ses représentations picturales les plus achevées, parce que devant la vastitude, le vide, l'espace qui s'encastrent avec violence dans le paysage, un personnage vu de dos paraît ignorer l'infini de l'ampleur qui s'offre à lui pour s'attacher à l'infini de l'intensité de sa recherche d'herboriste ou de chasseur d'insecte. L'ampleur du vaste prend sa mesure par l'intensité de l'infime. La science des lettres, la science naturaliste ou historique devient métaphysique aussitôt qu'elle parvient à unir en elle le mode d'intensité et le mode d'ampleur, la dimension horizontale et la dimension verticale, l'empreinte, dont les marques sont plus ou moins visibles, et le sceau.

La logique de la gnose est différente de la logique de la science profane, en ce qu'elle ignore la finalité effective, utile, quantifiable. La gnose est à elle-même sa propre finalité, et le monde dont elle traite est un monde de qualités. La gnose ne dénombre pas seulement le réel, elle s'avance dans le déchiffrement. Déchiffrer le monde, c'est traverser le temps dans le vaisseau cosmique, et c'est œuvrer à la révélation du sens à travers les apparitions successives du monde. Le déterminisme philosophique, autant que la théorie du hasard, détournent notre entendement de la beauté et du mystère, de telle sorte à faire de nous les dociles serviteurs du monde moderne, et de ses morales utilitaires et puritaines. La gnose poétique de Jünger est la reconquête de la puissance et de l'immortalité dont la société, placée sous le signe de l'uniformité, nous dépossède. La gnose suppose une « transvaluation de toutes les valeurs », pour reprendre la formule Nietzsche que l'on pourrait aussi caractériser comme une  subversion de la subversion établie par le tiers-état, dans la mesure où la reconquête de la « vie magnifique », de la puissance est le propre de la Figure, telle que la conçoit Jünger.

Jünger distingue deux conceptions de l'individu, par les mots allemands, Einzelne et individuum. Le mot individuum désignant l'individu à la fois égocentrique et interchangeable des sociétés de masse, alors que le mot  Einzelne se rapporte à l'individu en tant que singularité et originalité irréductible, en tant que Figure. A l'individu perdu dans la masse et, par cela même farouchement attaché à ce qu'il croit être ses « biens » correspond une science calculante (pour reprendre le mot de Heidegger), alors que pour l'individu en tant que Figure, la science est méditative, et, par cela, accroissement de puissance. Pour Jünger, la connaissance accroît la Figure dans sa distinction et son intensité. Les lignes deviennent plus précises et les couleurs plus rayonnantes. La gnose est poétique, au sens de l'étymologie grecque, du « faire » qui laisse l'empreinte la plus précise possible. Par la gnose jüngérienne, nous entrons dans une perspective hiérarchique, où la logique de cause et d'effet, et avec elle toutes les formes de progressisme, de déterminisme ou d'évolutionnisme sont dépassées: « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause à effet mais d'une loi tout à fait autre, celle du sceau et de l'empreinte ». Dans cette logique, nouvelle par rapport aux deux siècles précédents mais, nous y reviendrons, dans un sens plus profond, traditionnelle, ce qui importe n'est pas seulement ce qui nous précède et ce qui s'annonce mais, plus décisivement, ce qui nous surplombe, le sceau dont nous sommes l'empreinte.

Cette logique gnostique, et héraldique, pour célébratrice qu'elle soit de la splendeur du monde, pour approbatrice qu'elle soit de la puissance, et du rayonnement de la Figure, n'en témoigne pas moins d'une forme d'humilité essentielle. Le moderne, qui affiche partout sa modestie et son profil bas, tient pourtant farouchement à être le producteur de tout, et à cette fin, il renie Dieu et les dieux, les Muses et les messagers célestes, de sorte à n'être qu'à lui-même redevable de ses « travaux ». Cette étrange démesure, au sens exact outrecuidante, enferme l'individu en lui-même et laisse ses œuvres comme les objets aléatoires de son narcissisme navrant. Le nihilisme moderne n'est autre que la considération pathétique de cette impuissance vaniteuse à connaître le monde. Dans la perspective métaphysique propre à la théorie des signatures et des empreintes dont nous constatons la fécondité dans l'œuvre de Jünger, l'humilité consiste à reconnaître que nos idées et nos visions ne nous appartiennent pas en propre, qu'elles proviennent de l'intemporel, auquel nous donnent accès notre grandeur d'âme et notre acuité intellectuelle. La gnose poétique considère dans le singulier et dans le multiple les Figures d'éternité dont ils procèdent. Elle est dépassement du nihilisme car elle est recouvrance de la possibilité magnifique qui nous fut donnée in illo tempore, puis ôtée, d'atteindre poétiquement à la connaissance, non par projection ou reflet, mais par des actes de puissance et de beauté tels qu'ils adviennent dans Virgile, dans l'ivresse du songe de la « race d'or ». Dépasser le nihilisme, c'est aller, au pas qui ré-enchante les apparences, vers les contrées éclatantes où l'individu s'accorde à la Figure, où les pressentiments s'accomplissent, dans des œuvres qui seront la preuve de notre humilité.

Alors que le moderne se veut sans Dieu ni Maître, proclame la relativité du Vrai et du Beau non sans faire de sa médiocrité la mesure universelle, jugeant toute création superflue et toute connaissance impossible, la Figure trouve sa mesure par la création et sa connaissance par l'oubli de l'individualité, au sens quantitatif et profane. Aussitôt qu'il est question de connaissance et de poésie, il faut s'interroger sur la provenance et le destinataire de cette poésie et de cette connaissance. Tout ne s'adresse pas à n'importe qui. L'angle d'approche détermine la destination du message diplomatique, car toute métaphysique est diplomatie et les auteurs, au sens latin et étymologique, d'auctor qui se réfère à l'auctoritas, - la « vertu qui accroît », comme le rappelle Philippe Barthelet, - sont ambassadeurs entre les suavités immanentes des corolles et des parfums du jardin sous la pluie d'été au crépuscule et les contrées transcendantes où les dieux apparaissent.

Le grief le plus persistant que les modernes cultivent à l'égard de la gnose est d'être « élitiste », de ne s'adresser, selon la formule stendhalienne, qu'aux « rares heureux », de dédaigner les laborieuses et méritantes majorités. Grief inepte car il n'est rien de plus généreux, de plus disponible, de plus accueillant que le livre qui s'offre à chacun, sans jamais prétendre à contraindre le plus grand nombre. La gnose requiert des dispositions particulières, ou, disons, une orientation de l'Intellect, mais elle confère cette orientation autant qu'elle l'exige. Alors que la société, aussi « démocratique » qu'elle se veuille ne cesse de nous imposer des limites et des conditions auxquelles nous ne pouvons-nous soustraire, la gnose, et surtout la gnose dont l'humilité consiste à se traduire en œuvres, offre à qui le désire avec ardeur, l'aventure du Sans-Limite, c'est-à-dire la traversée odysséenne de la Figure à travers les ordres du monde jusqu'à sa perception la plus lumineuse, éclat d'éternité sur la surface des eaux.

La gnose, dans son exercice le plus accompli, est un privilège mais c'est un privilège offert à qui voudra bien s'en saisir, alors que nous vivons dans un monde constitué d'avantages qui sont la récompense de la cupidité et de la vilenie. Il n'est pas impossible, et nous y reviendrons, qu'il y eût aussi quelque rapport entre la gnose poétique et la philosophie politique. Les Figures du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, qui se succèdent dans l'œuvre de Jünger, approfondissent, si l'on prend la peine de les considérer en perspective, une méditation sur le siècle mais aussi une méditation sur l'art de vivre, non plus de l'individu de l'ère bourgeoise mais de l'individu (Einzelne) qui cherche à conserver sa Figure au sein du monde de la technique qui, loin de s'affirmer comme l'expression de la puissance, au sens nietzschéen, comme on pouvait encore le croire au début du siècle, paraît au contraire avoir pour objectif le contrôle et l'annihilation de toute puissance libre.

Face à la technique d'une « mondialisation » dont chacun sait bien qu'elle n'est qu'une américanisation cybernétique, l'œuvre de Jünger, dans son exigence poétique et gnostique peut se lire comme un traité de résistance au nihilisme. Le Travailleur oeuvrait à vaincre le mal par le mal, selon le principe de Paracelse, et à porter contre le nihilisme les armes les mieux trempées du nihilisme lui-même. Il « travaillait » ainsi selon les périlleuses procédures de l'oeuvre-au-noir, à l'implosion d'une situation intenable, et à ouvrir la voie de la contemplation. Les sentes forestières qu'ouvrent les audaces du Rebelle et de l'Anarque seront, elles, l'initiation à d'autres couleurs. Au « noir et blanc » de l'intensité expressionniste des premières œuvres, si mal comprises, succédera le versicolore armorial des Songes et des Visions des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm. Le combat par le fer et le feu du guerrier cède la place aux guerres plus subtiles dont les conquêtes sont des états de conscience. L'intensité, et telle est bien la clef de voûte de la gnose poétique d'Ernst Jünger, s'accroît d'œuvre et œuvre comme une réalisation, au sens initiatique, d'une exactitude herméneutique qui perçoit, à l'apogée de la vitesse et du mouvement, le grand silence et la grande immobilité.

 

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13/12/2021

Vidéo: Causerie autour d'Ernst Jünger, organisée par le "Cercle Aristote" et l'Association "Exil H" présidée par Jacqueline de Roux:


à l'occasion de la parution de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan. 170 pages. 18 euros.  

Couverture Le déchiffrement du monde

 

Extrait:  

 

Martin Heidegger, Ernst Jünger, sur la ligne

Rien ne sera admis, reconnu, dépassé, rédimé, des temps d'abominable servitude que nous vivons tant que nous n'aurons pas médité sur la ligne qui sépare le monde ancien du monde nouveau. Sur la ligne, c'est-à-dire, selon la réponse de Heidegger à Jünger, non seulement par-delà la ligne, au-dessus de la ligne, mais aussi, plus immédiatement à propos de la ligne. Faire de la ligne même le site de notre pensée et de son déploiement, c'est déjà s'assurer de ne point céder à quelque illusoire franchissement. Il s'en faut de beaucoup que l'au-delà soit déjà ici-même. L'ici-même où nous nous retrouvons, en ce partage des millénaires, a ceci de particulier qu'il n'est plus même un espace, une temporalité mais une pure démarcation. Là où nous sommes, l'être s'est évanouit et jamais peut-être dans toute l'histoire humaine nous ne fûmes aussi dépossédés des prérogatives normales de l'être et ne fûmes aussi radicalement requis par la toute-possibilité.

Cette situation est à la fois extrêmement périlleuse et chanceuse. Le pari qui nous incombe n'est plus seulement de l'ordre de la Foi, - selon l'interprétation habituellement quelque peu limitative que l'on donne du pari pascalien, mais d'ordre onto-théologique. Certes, il existe un monde ancien et un monde nouveau. « Le domaine du nihilisme accompli, écrit Heidegger, trace la frontière entre deux âges du monde ». Le monde ancien fut un monde où la puissance n'étant point encore entièrement dévouée à la destruction et au contrôle, s'épanouissait en œuvres de beauté et de vérité. Le monde nouveau est un monde où la « splendeur du vrai », étant jugée inane, la morale, strictement utilitaire, soumise à une rationalisation outrancière, c'est-à-dire devenue folle, s'accomplit en œuvres de destruction.

La radicalité même de la différence entre ces deux âges du monde nous interdit généralement d'en percevoir la nature. Le plus grand nombre de nos contemporains, lorsqu'ils ne cultivent plus le mythe d'une modernité libératrice, en viennent à croire que le cours du temps n'a pas affecté considérablement les données fondamentales de l'existence humaine. Ils se trouvent si bien imprégnés par la vulgarité et les préjugés de leur temps qu'ils n'en perçoivent plus le caractère odieux ou dérisoire ou s'imaginent que ce caractère fut également répandu dans le cours des siècles. La simple raison s'avère ici insuffisante. Une autre expérience est requise qui appartient en propre au domaine de la beauté et de la poésie. L'accusation d'esthétisme régulièrement proférée à l'encontre de l'œuvre de Jünger provient de cette approche plus subtile des phénomènes propres au nihilisme. Certes, un esthétisme qui n'aurait aucun souci du vrai et du bien serait lui-même une forme de nihilisme accompli. Mais ce qui est à l'œuvre dans le cheminement de Jünger est d'une autre nature. Loin de substituer la considération du Beau à toute autre, il l'ajoute, comme un instrument de détection plus subtil aux considérations issues de l'approche rationnelle. La vertu de l'approche esthétique jüngérienne se révèle ainsi dans la confrontation avec le nihilisme. Pour distinguer les caractères propres aux deux âges du monde dont il est question, encore faut-il rendre son entendement sensible aussi bien à la beauté familière qu'à l'étrangeté.

Sur la ligne, les soufis diraient « sur le fil du rasoir », le moindre risque est bien d'être coupé en deux, ou d'être comme Janus, une créature à deux faces, contemplant à la fois le monde révolu et le monde futur. Que l'on veuille alors aveugler l'une ou l'autre face, en tenir pour la nostalgie pure du passé ou pour la croyance éperdue en l'avenir meilleur, cela ne change rien à l'emprise sur nous du nihilisme. Penser le nihilisme trans lineam exige ce préalable: penser le nihilisme de linea. Le réactionnaire et le progressiste succombent à la même erreur: ils sont également tranchés en deux. La fuite en avant comme la fuite en arrière interdit de penser la ligne elle-même. Toute l'attention du penseur-poète, c'est-à-dire du Cœur aventureux consistera à se tenir sur le méridien zéro afin d'interroger l'essence même du nihilisme, au lieu de se précipiter dans quelque échappatoire. En l'occurrence, Jünger, comme Heidegger nous dit que toute échappatoire, aussi pompeuse qu'elle soit (et comment ne pas voir que notre XXème siècle fut saturé jusqu'à l'écœurement par la pomposité progressiste et réactionnaire ?) n'est jamais qu'une impardonnable futilité.

Sur la ligne, nous dit Jünger, « c'est le tout qui est en jeu ». Sur la ligne, nous le sommes au moment où le nihilisme passif et le nihilisme actif ont laissé place au nihilisme accompli. Le site du nihilisme accompli est celui à partir duquel nous pouvons interroger l'essence du nihilisme. Après la destruction des formes, les temps ne sont plus à séparer le bon grain de l'ivraie. Le nihilisme, écrit Nietzsche est « l'hôte le plus étrange », et Heidegger précise, « « le plus étrange parce que ce qu'il veut, en tant que volonté inconditionnée de vouloir, c'est l'étrangeté, l'apatridité comme telle. C'est pourquoi il est vain de vouloir le mettre à la porte, puisqu'il est déjà partout depuis longtemps, invisible et hantant la maison. »

L'illusion du réactionnaire est de croire pouvoir « assainir », alors que l'illusion du progressiste est de croire pouvoir fonder cette étrangeté en une nouvelle et heureuse familiarité planétaire. Or, précise Heidegger: « L'essence du nihilisme n'est ni ce qu'on pourrait assainir, ni ce qu'on pourrait ne pas assainir. Elle est l'in-sane, mais en tant que telle elle est une indication vers l'in-demne. La pensée doit-elle se rapprocher du domaine de l'essence du nihilisme, alors elle se risque nécessairement en précurseur, et donc elle change. »

La destruction, qui est le signe du nihilisme moderne, serait donc à la fois l'instauration généralisée de l'insane et une indication vers l'indemne. Si le poète et le penseur doivent parier sur l'esprit qui vivifie contre la lettre morte, il n'est pas exclu que par l'accomplissement du nihilisme, c'est-à- dire la destruction de la lettre morte, une chance ne nous soit pas offerte de ressaisir dans son resplendissement essentiel l'esprit qui vivifie. Le précurseur sera ainsi celui qui ose et qui change et dont la pensée, à ceux qui se tiennent encore dans le nihilisme passif ou le nihilisme actif, paraîtra réactionnaire ou subversive alors qu'elle est déjà au-delà, ou plus exactement au-dessus.

Comment ne point aveugler l'un des visages de Janus, comment tenir en soi, en une même exigence et une même attention, la crainte, l'espérance, la déréliction et la sérénité ? Il n'est pas vain de recourir à la raison, sous condition que l'on en vienne à s'interroger ensuite sur la raison même de la raison. Que nous dit cette raison agissante et audacieuse ? Elle nous révèle pour commencer qu'il ne suffit pas de reconnaître dans tel ou tel aspect du monde moderne l'essence du nihilisme. La définition et la description du nihilisme, pour satisfaisantes qu’elles paraissent au premier regard, nous entraînent pourtant dans le cercle vicieux du nihilisme lui-même, avec son cortège de remèdes pires que les maux et de solutions fallacieuses. Vouloir localiser le nihilisme serait ainsi lui succomber à notre insu. Cependant l'intelligence humaine répugne à renoncer à définir, à discriminer: elle garde en elle cette arme mais dépourvue de Maître d'arme et d'une légitimité conséquente, elle en use à mauvais escient. Telle est exactement la raison moderne, détachée de sa pertinence onto-théologique. Etre sur la ligne, penser l'essence du nihilisme accompli, c'est ainsi reconnaître le moment de la défaillance de la raison. Cette reconnaissance, pour autant qu'elle pense l'essence du nihilisme accompli ne sera pas davantage une concession l'irrationalité. « Le renoncement à toute définition qui s'exprime ici, écrit Heidegger, semble faire bon marché de la rigueur de la pensée. Mais il pourrait se faire aussi que seule cette renonciation mette la pensée sur le chemin d'une certaine astreinte, qui lui permette d'éprouver de quelle nature est la rigueur requise d'elle par la chose même ».

Le Cœur aventureux jüngérien est appelé à se faire précurseur et à suivre « le chemin d'une certaine astreinte ». La raison n'est pas congédiée mais interrogée; elle n'est point récusée, en faveur de son en-deçà mais requise à une astreinte nouvelle qui rend caduque les définitions, les descriptions, les discriminations dont elle se contentait jusqu'alors. « Que l'hégémonie de la raison s'établisse comme la rationalisation de tous les ordres, comme la normalisation, comme le nivellement, et cela dans le sillage du nihilisme européen, c'est là quelque chose qui donne autant à penser que la tentative de fuite vers l'irrationnel qui lui correspond. » A celui qui se tient sur la ligne, en précurseur et soumis à une astreinte nouvelle, il est donné de voir le rationnel et l'irrationnel comme deux formes concomitantes de superstition.

Qu'est-ce qu'une superstition? Rien d'autre qu'un signe qui survit à la disparition du sens. La superstition rationaliste emprisonne la raison dans l'ignorance de sa provenance et de sa destination, et dans sa propre folie planificatrice, de même que la superstition religieuse emprisonne la Théologie dans l'ignorance de la vertu d'intercession de ses propres symboles. L'insane au comble de sa puissance généralise cette idolâtrie de la lettre morte, de la fonction détachée de l'essence qui la manifeste. Aux temps du nihilisme accompli le dire ayant perdu toute vertu d'intercession se réduit à son seul pouvoir de fascination, comme en témoignent les mots d'ordre des idéologies et les slogans de la publicité. Dans sa nouvelle astreinte, le précurseur ne doit pas être davantage enclin à céder à la superstition de l'irrationnel qu'à la superstition de la raison. En effet, souligne Heidegger, « le plus inquiétant c'est encore le processus selon lequel le rationalisme et l'irrationalisme s'empêtrent identiquement dans une convertibilité réciproque, dont non seulement ils ne trouvent pas l'issue, mais dont ils ne veulent plus l'issue. C'est pourquoi l'on dénie à la pensée toute possibilité de parvenir à une vocation qui se tiennent en dehors du ou bien ou bien du rationnel et de l'irrationnel. »

La nouvelle astreinte du précurseur consistera précisément à rassembler en soi les signes et les intersignes infimes qui échappent à la fois au rationalisme planificateur et à l'irrationalisme. La difficulté féconde surgit au moment où l'exigence la plus haute de la pensée, sa requête la plus radicale devient un refus de l'alternative en même temps qu'un refus du compromis. Ne point choisir entre le rationnel et l'irrationnel, et encore moins mélanger ce qu'il y aurait « de mieux » dans l'un et dans l'autre, telle est l'astreinte nouvelle de celui qui consent héroïquement à se tenir sur le méridien zéro du nihilisme accompli. Conscient de l'installation planétaire de l'insane, son attention vers l'indemne doit le porter non vers une logique thérapeutique, qui traiterait les symptômes ou les causes, mais au cœur même de cette attention et de cette attente pour lesquels nous n'avons pas trouvé jusqu'à présent d'autre mots que ceux de méditation et de prière, quand bien même il faudrait désormais charger ces mots d'une signification nouvelle et inattendue.

L'entretien sur la ligne d’Ernst Jünger et de Martin Heidegger ouvre ainsi à la raison qui s'interroge sur ses propres ressources des perspectives qui n'ont rien de passéistes et dont on est même en droit de penser désormais qu'elles seules n'apparaissent pas comme touchées dans leur être même par le passéisme, étant entendu que le passéisme progressiste est peut-être, par son refus de retour critique sur lui-même, et par la méconnaissance de sa propre généalogie, plus réactionnaire encore dans son essence que le passéisme nostalgique ou néoromantique.

L'attention du précurseur, sa théorie, au sens retrouvé de contemplation, sera d'abord un art de ne pas refuser de voir. Quant à l'astreinte nouvelle, elle éveillera la possibilité d'une autre hiérarchie des importances où le vol de l'infime cicindèle n'aura pas moins de sens que les désastres colossaux du monde moderne. " De même, écrit Jünger, les dangers et la sécurité changent de sens". Comment ne pas voir que les modernes doivent précisément à leur goût de la sécurité les pires dangers auxquels ils se trouvent exposés ? Et qu'à l'inverse l'audace, voire la témérité de quelques uns furent toujours les prémisses d'un établissement dans ces grandes et sereines sécurités que sont les civilisations dignes de ce nom ?

L'homme moderne, ne croyant qu'à son individualité et à son corps, désirant d'abord la sécurité de son corps, ne désirant, en vérité, rien d'autre, est l'inventeur du monde où la vie humaine est si dévaluée qu'il n'y a presque plus aucune différence entre les vivants et les morts. C'est bien pourquoi le massacre de millions d'êtres humains dans son siècle "rationnel, démocratique et progressiste" le choque moins que la violence d'un combat antique ou d'une échauffourée médiévale, pour autant que sa sécurité, son individualité ou, dans une plus faible mesure, celles des siens, ont été épargnées. Le nihilisme de sa propre sécurité s'établit dans le refus de voir le nihilisme du péril auquel il n'a cessé de consentir que d'autre que lui fussent livrés, et se livrant ainsi lui-même à leur vindicte. Les Empereurs chinois savaient ce que nous avons oublié, eux qui considéraient leurs armes défensives comme les pires dangers pour eux-mêmes. Les Cœurs aventureux, ou selon la terminologie heideggérienne, les précurseurs, trouveront la plus grande sécurité dans leur consentement même à se reconnaître dans le site du plus grand danger. De même qu'au cœur de l'insane est l'incitation vers l'indemne, au cœur du danger se trouve le site de la plus grande sécurité possible. Comment sortir indemne de l'insane péril (qui prétend par surcroît avoir inventé la sécurité comme Monsieur Jourdain la prose !) où nous a précipité le nihilisme ? Quelle est la ligne de risque ?

Certes, le méridien zéro n'est nullement ce « compteur remis à zéro » dont rêve la sentimentalité révolutionnaire. Ce méridien, s'il faut préciser, n'est point une métaphore de la table rase, ou le site d'un oubli redimant. Le méridien zéro est exactement le lieu où rien ne peut être oublié, où toute sollicitation extérieure répond d'une réminiscence, comme le son répond à la corde que l'on touche, où l'empreinte ne prétend point à sa précellence sur le sceau. Ce qui advient, pas davantage que ce qui fut, ne peut prétendre à un autre titre que celui d'empreinte, le sceau étant l'hors-d'atteinte lui-même: l'indemne qui gît au secret du cœur du plus grand danger. La ligne de risque de la vie et de l'œuvre jüngériennes répond de cette certitude acquise sur la ligne.

Toute interrogation fondamentale concernant la liberté est liée à la Forme. Si le supra-formel, en langage métaphysique, bien l'absolu de la liberté, le propre de ceux que l'hindouisme nomme les libérés vivants, l'informe, quant à lui, est le comble de la soumission. La question de la Forme se tient sur cette ligne critique, sur ce méridien zéro qui ouvre à la fois sur le comble de l'esclavage et sur la souveraineté la plus libre qui se puisse imaginer. Dès Le Travailleur, et ensuite à travers toute son œuvre, Jünger poursuivit, comme nous l'avons vu, une méditation sur la Forme. Or, cette méditation, platonicienne à maints égards, est aussi inaugurale si l'on ose la situer non plus dans l'histoire de la philosophie, comme un moment révolu de celle-ci mais sur la ligne, comme une promesse de franchissement de la ligne. Ce qu'il importe désormais de savoir, c'est en quoi la Forme contient en elle à la fois la possibilité du déclin dans le nihilisme (dont l'étape d'accomplissement serait la confusion de toutes les formes: l'uniformité) et la possibilité d'une recréation de la Forme, voire d'un dépassement de la Forme dans une souveraineté jusqu'ici encore impressentie. Par les figures successivement interrogées du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque, Jünger s'achemine vers cette souveraineté. Pour qu'il y eût une Forme, au sens grec d'Idéa, et non seulement au sens moderne de « représentation », il importe que la réalité du sceau ne soit pas oubliée.

Une lecture extrêmement sommaire des œuvres de Jünger et de Heidegger donnerait à penser que lorsque Heidegger tenterait un dépassement, voire un renversement ou une « déconstruction » du platonisme, Jünger, lui s'en tiendrait à une philosophie strictement néo-platonicienne. Le dépassement heideggérien de la métaphysique, qui tant séduisit ses disciples français « déconstructivistes » (et surtout acharnés, sous l'influence de Marx, à détacher toute philosophie de ses origines théologiques) laissa, et laisse encore, d'immenses carrières à l'erreur. Les modernes qui instrumentalisent l'œuvre de Heidegger en vue d'un renversement du platonisme et de la métaphysique méconnaissent que, pour Heidegger, dépassement de la métaphysique signifie non point destruction de la métaphysique mais bien couronnement de la métaphysique. Il s'agit moins, en l'occurrence, de se libérer de la métaphysique que de libérer la métaphysique.

Il n'est pas question de déconstruire la métaphysique, pour en faire table rase, mais d'en établir la souveraineté en la dépassant par le haut, c'est à dire par la question de l'être. Pour un grand nombre d'exégètes français la différence essentielle entre une antimétaphysique et une métaphysique couronnée demeure obscure. Heidegger ne reproche point à la métaphysique de s'interroger sur l'essence, il lui impose au contraire, comme une astreinte nouvelle, de s'interroger plus essentiellement encore sur l'essence de son propre déploiement dans le Logos. A la métaphysique déclinante des théologies exotériques, des sciences humaines, de la didactique, de la Technique et du matérialisme, Heidegger oppose une interrogation essentielle sur le déclin lui-même.

En établissant clairement son dépassement de la métaphysique comme un couronnement de la métaphysique, Heidegger suggère qu'il y a bien deux façons de dépasser, l'une par le bas (qui serait le matérialisme) l'autre par le haut, et qui est de l'ordre du couronnement. Loin de vouloir « en finir », au sens vulgaire, avec la métaphysique, Heidegger entend en rétablir sa royauté. Par l'interrogation incessante sur les fins et sur la finalité de la métaphysique, Heidegger œuvre à la recouvrance de la métaphysique et non à sa solidification. Qu'est-ce qu'une métaphysique couronnée ? De quelle nature est ce dépassement par le haut ? Que le déclin de la métaphysique eût conduit celle-ci de la didactique à la superstition de la technique, du nihilisme passif jusqu'au nihilisme accompli, en témoignent les théories modernes du langage et l'humanisme qui ne voit en l'homme qu'un animal « amélioré » par le langage. Ce que Heidegger reproche à ces théories du langage et de l'homme est d'ignorer la question de l'essence de l'homme et de l'essence du langage, et d'être en somme, des métaphysiques oublieuses de leurs propres ressources.

Le dialogue entre Jünger et Heidegger, que le bon lecteur ne doit pas circonscrire à l'échange hommagial et épistolaire sur le passage de la ligne mais étendre aussi aux autres œuvres, prend tout son sens à partir des méditations jüngériennes sur le langage et l'herméneutique. En effet, loin de rompre avec la source théologique, Heidegger en fut le revivificateur éminent par l'art herméneutique qu'il ne cessa d'exercer au contact des œuvres anciennes, les présocratiques, Aristote, ou modernes, Hölderlin, Trakl, ou Stefan George. De même Jünger, en amont des gloses, des analyses et des explications poursuivit le dessein de retrouver, dans les signes et les intersignes, la trace des dieux enfuis. Entre les noms des dieux et leurs puissances, entre l'empreinte et le sceau, entre le langage et la langue, entre ce que doit être dit et ce qui est dit, l'Auteur s'établit avec une inquiétude créatrice. Ce serait se méprendre grandement sur la méditation sur la Forme qui est à l'œuvre dans les essais de Jünger que de n'y voir qu'une reproduction d'un néoplatonisme acquis et défini une fois pour toute, et réduit, pour ainsi dire à des schémas purement scolaires ou didactiques. Se tenir sur la ligne, c'est déjà refuser d'être dans la pure représentation. Entre la présence et son miroitement se joue toute véritable et féconde inquiétude spéculative.

Luc-Olivier d’Algange

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12/12/2021

Moralistes et moralisateurs:

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Luc-Olivier d’Algange

Moralistes et moralisateurs

 

Rien n’incline davantage à la passion que les questions morales. Ce glissement du principe vers la passion n’est pas sans dangers : tous les fanatismes naissent de cette conviction ardente en la justesse universelle de nos principes. Il semblerait que nous devenions dévastateurs et cruels à mesure que nous nous persuadons de l’excellence de nos bons sentiments et du bon droit que des bons sentiments nous confèrent à juger du Bien et du Mal. Le mal que nous infligeons à autrui est d’autant plus terrible qu’il s’inflige au nom du Bien. Il y a dans la morale des moralisateurs, dans la « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche, un élan à la fois vil et prédateur que la volonté de puissance la plus soutenue n’atteint que rarement.

La déchéance de la morale, loin d’être ce « déclin de la moralité » que déplorent les prudes et les tartuffes, loin de se caractériser par un étiolement des questions morales, par une sorte de quiétisme de l’amoralité, ou par un laxisme plus ou moins « décadent », semble au contraire s’exprimer désormais par une hybris de la morale, une démesure du Bien qui confère à ceux qui en sont possédés un extraordinaire sentiment de puissance.

Gagnée par l’ivresse de cette hybris puritaine qui s’étend à des domaines politiques, esthétiques ou métaphysique où elle n’a que faire, cette morale débordante, cette griserie narcissique du  Bien abstrait, envahit et subjugue les consciences et les entendements humains au point de les aveugler sur le beau et sur le vrai qui, par essence, ne sont jamais acquis mais toujours à conquérir et appartiennent tout autant aux réalités sensibles, au frémissement de l’immanence, qu’aux réalités intelligibles.

Il n’est pas un débat littéraire, artistique, politique ou scientifique qui ne soit d’emblée tenu sous le joug d’un jugement moral d’autant plus arbitraire qu’il se fonde sur le refus symétrique des faits et des raisonnements. Ce qui s’oppose au moralisateur, ce n’est point l’immoralité (qui, par la mode de la « transgression » subventionnée, est devenue elle-même moralisatrice) mais bien la morale des Moralistes dont la tradition, pour être devenue plus ou moins clandestine, perdure jusqu’à nous. Cioran dans l’ensemble de son œuvre, Montherlant dans ses « solstices » et dans ses « cahiers », Philippe Muray, avec ses « exorcismes spirituels », qui tiennent à la fois de Pascal et de Voltaire, et plus en amont, le génial Joseph Joubert, contemporain et ami de Chateaubriand, furent les héritiers et les continuateurs, parfois même plus profonds que leurs maîtres, de La Rochefoucauld, de Fénelon, de Saint-Cyran, de Madame de Sablé, de La Bruyère ou d’Etienne-François de Vernage.

En ces temps qu’il faut bien qualifier d’obscurantistes, en ces temps aveuglés et déprimés, pontifiants et moroses, relire les Moralistes est une façon de se désembourber l’âme, de lui donner, avec le surcroît de la lucidité, cette allégresse, cette joie printanière qui ne s’en laisse pas conter, ces vertus discrètes mais persistantes qui élaguent, allègent et disposent heureusement au combat contre le nihilisme, autrement dit au combat contre la mauvaise-foi. Car tel fut bien le souci majeur des Moralistes : cheminer droit en évitant le mensonge et cette mauvaise foi qui veut élever au rang de vertu sacrée et universelle les données simples de notre amour-propre individuel ou de notre vanité collective.

Ce qui distingue les Moralistes des moralisateurs est à la fois d’une grande évidence et d’une infinie subtilité. Le Moraliste pense avec et selon ses semblables, à l’intérieur d’une société, par l’affinement du goût et de l’intelligence, par le perfectionnement d’une politesse qui n’est pas seulement la crainte de la susceptibilité d’autrui. La morale, pour lui, n’est pas détachée des mœurs, des coutumes, des habitudes, elle s’exerce à l’intérieur d’un faisceau de conditions, d’influences et de savoirs tout en laissant à l’individu le pouvoir de juger par lui-même. On pourrait dire que le Moraliste est un individu libre qui ne croit pas outre mesure en la réalité de l’individu, alors que le moralisateur est un grégaire qui croit absolument en l’individu, - d’où l’individualisme de masse dont sa morale est l’illustration. Le moralisateur ne peut penser qu’en accord préalable avec son groupe : il ne pense pas ce qu’il pense, il pense ce qu’il faut penser, en obéissant à l’argument d’autorité des spécialistes. Un journal comme Le Monde exerça ces dernières années avec diligence, puis avec maladresse, cet office particulier de substituer à la pensée tâtonnante du moralisateur un discours en apparence étayé. Le moralisateur cherche le réconfort, le « développement personnel », l’approbation générale alors que le Moraliste cherche le combat, et d’abord le combat avec lui-même, fût-ce au détriment de ses propres valeurs ou certitudes.

Le Moraliste fait profession de courage et d’esprit critique contre le « bien » lui-même. Sa suspicion ne disperse point les forces mais les décante et les rassemble en une énergie nouvelle, plus claire, plus affûtée, mieux résolue à se déprendre des trop promptes autosatisfactions. Souvent excellent écrivain, le Moraliste n’est pas moins sourcilleux à l’égard de sa propre bonté qu’à l’endroit de son style. Il ne lui suffit pas d’être lui-même, il veut être au mieux, par estime pour ceux qu’il fréquente. S’il ne veut point être dupe des « bons sentiments », ce n’est point pour s’abandonner à un relativisme où tout vaudrait n’importe quoi mais pour ressaisir la fine pointe de l’intelligence lorsque celle-ci se confond avec une certaine idée de l’équité et de la justesse.

Savoir, avec La Rochefoucauld, que «  le nom de la vertu sert à l’intérêt aussi utilement que le vice », c’est aussi ne pas oublier « qu’il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts ». Les Moralistes interrogent ainsi leur propre morale à l’épreuve de leur commerce avec leurs égaux : « Notre repentir n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver ». Toute la logique d’Humain, trop humain, et du Voyageur et son ombre de Nietzsche s’ensuit, ainsi que La généalogie de la morale : «  Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » A la différence de la morale du moralisateur, la morale du Moraliste est une morale expérimentale, une morale vérifiée ; elle ne dissipe point l’exigence du bien, mais la précise en l’éloignant : être bon n’est point si facile que l’on croit. «  Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons ». Ce qui, sans doute, eût fait horreur aux Moralistes du dix-septième siècle, si par quelque paradoxe temporel ils eussent être confrontés à nos modernes moralisateurs, c’est précisément cette indécente et perpétuelle flatterie que le moralisateur s’adresse à lui-même et dont il se gonfle pour imposer aux autres ses propres abandons, son propre dédain pour les êtres et les choses que désirent des natures plus fortes et moins lasses. « L’homme qui se méprise se prise encore de se mépriser » écrivait Nietzsche. Moraliste, Sade le fut aussi à sa façon, en cette phrase admirablement resserrée : «  Le passé m’encourage, le présent me galvanise, je crains peu l’avenir ». Véritable devise et cri de guerre contre le nihilisme moderne qui déprécie le passé, s’ennuie dans le présent et se laisse terroriser par l’avenir.

 

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Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents:

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Luc-Olivier d’Algange

 

Prolégomènes à une lecture maistrienne des temps présents

 

Que sont les temps présents ? Sommes-nous encore assez naïfs pour croire que notre situation chronologique, le seul fait d'y être, nous donne un quelconque privilège, un apanage particulier de discernement ? Tout porte à croire, au contraire, que nous ne pouvons pas davantage voir la forme de notre temps que le génie des Mille et une nuits enfermé dans sa lampe à huile, ne peut voir, avant d'en être délivré, l'objet qui l'emprisonne. Etre vraiment présent aux « temps présents » exige que nous éprouvions le désir de nous en évader. Celui qui n'éprouve pas la nostalgie de quelque liberté plus grande, celui qui se contente des limites qui lui sont assignées demeure dans une obscurité rassurante. Si nous passons du monde des Mille et une nuits à celui du dialogue platonicien, nous sommes amenés à comprendre qu' à l'intérieur des temps présents, ce n'est pas seulement la réalité de ces temps qui nous échappe mais notre propre réalité qui s'avère ombreuse. La question « que sont les temps présents ? » devient alors une mise en demeure à ne point nous satisfaire des seules ombres qui bougent sur les murs de la Caverne. Ces temps ne sont point ce qu'ils paraissent être. Pour les considérer avec quelque pertinence, il nous faudra accomplir un renversement herméneutique, c'est-à-dire un acte de compréhension surnaturel. Quand bien même, au comble du scepticisme, nous ne considérerions la divine Providence que comme une hypothèse, celle-ci ne s'avère pas moins nécessaire à cet « ex-haussement » qui est la condition nécessaire à tout regard sur les temps présents.

Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous apportent non seulement des lumières sur ce que René Guénon nommait les « signes des temps » qui nous demeurent en général indéchiffrables, elles nous invitent également à comprendre les temps présents dans la perspective de la divine Providence. Otons la Providence et toute considération des temps présents devient non seulement impraticable mais absurde car ces « temps » cessent alors d'exister en tant que tels. La notion même d'époque, que certains historiens modernes (ayant le mérite d'être logiques avec eux-mêmes) récusent, ne se laisse comprendre que par la possibilité d'une vision surplombante, très-exactement providentielle. On peut, certes, nier la notion d'époque, ne considérer que des rapports de force sociologiques ou économiques, la plus superficielle observation de l'architecture et des styles suffit à nous convaincre de la réalité sans conteste des « époques ». Le style gothique diffère du style roman, comme le style classique diffère du style gothique. Le seul fait de leur éloignement dans ce qu'il est convenu de nommer le passé nous donne la possibilité de les considérer du regard même de la divine Providence. Les temps présents seuls semblent, en nous, se refuser à ce regard alors que du point de vue de la Providence ils sont, eux aussi, déjà accomplis, achevés et dépassés. L'aveuglement du Moderne consiste à ne pas voir son temps comme un temps, son époque comme une époque. Une singulière et persistante vanité lui prescrit de voir son temps (qu'il refuse de considérer en tant qu'époque) comme l'espace indéfini du meilleur des mondes possibles. A la perspective surplombante de la Providence, il substitue le déterminisme qui est à la Providence ce que la « lettre morte » est à « l'Esprit qui vivifie ». Faute de pouvoir lire providentiellement notre époque d'un point de vue ultérieur qui en fera une époque passée, il demeure cependant possible d'apprendre à la lire du point de vue des Soirées de Joseph de Maistre, ce qui reviendra sans doute au même. Certaines œuvres n'appartiennent au passé que par la profonde méprise des Modernes sur les œuvres en général et sur le passé en particulier.

Nous ne sommes plus aux temps des mésinterprétations, qui sollicitent la rectification, mais aux temps de la méprise qui interdisent toute interprétation bonne ou mauvaise. L'œuvre de Joseph de Maistre non seulement n'appartient pas au passé mais il nous apparaît comme fort probable que ce qu'elle avait à nous dire n'a pas encore été entendu. L'œuvre de Joseph de Maistre n'est si étrangère aux Modernes que parce qu'elle les informe avec exactitude sur ce qu'ils sont: expérience désagréable dont on se dispense, c'est humain, aisément ! Les œuvres que les Modernes s'efforcent de tenir à distance, en les reléguant dans un passé qu'ils inventent à leur image, sont précisément celles qui s'adressent à eux et dont, par un paradoxe admirable, le déchiffrement, la lecture, ne peut être faits que par eux. Certaines œuvres, ainsi que Heidegger l'écrivait à propos des Grands Hymnes d'Hölderlin, demeurent « en réserve », leur sens exigeant, pour se déployer, l'advenue d'une autre époque. Heidegger nous dit aussi que certaines vérités aurorales ne peuvent être véritablement comprises qu'à la tombée du soir. Tel est précisément le sens de l'interprétation « providentialiste » de Joseph de Maistre: le soir, le déclin, voire la destruction des formes trouvent leur sens dans la possibilité d'une compréhension plus haute et plus vaste des heurts et des malheurs historiques que nous subissons. Si, ainsi que l'écrivait Raymond Abellio, en une perspective husserlienne, « la conscience est le plus haut produit de l'être », le désastre historique, s'il élève notre conscience dans son propre dépassement, se trouve justifié. Ainsi la catastrophique Révolution française trouve son sens dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg. Que si Joseph de Maistre n'eût rien écrit, le sens des événements, en demeurant celé, se fût détruit pour le plus grand triomphe du Mal.

Quiconque garde les yeux ouverts, sait bien que lorsque le soir tombe, les couleurs, un moment, s'avivent d'une ferveur plus intense. Nous ne discernons bien le don de la lumière, les couleurs, qu'à ce moment où elles sont sur le point de s'effacer. Le sens culmine dans le déclin de toutes les significations, les Principes s'exaltent à l'époque du déclin et de la destruction de toutes les valeurs. Les Soirées, quoiqu'on en veuille, sont bien nos soirées, et c'est à notre déclin français et européen qu'elles s'adressent. Les Soirées ne sont pas tant « en avance sur leur temps » que sur le temps lui-même: ce qu'elles tentent en interprétant les œuvres de la divine Providence n'est rien moins que de nous soustraire à notre ignorance déterminée.

A mesure que nous nous éloignons de l'interprétation de la divine Providence, à mesure que nous nous emprisonnons dans notre refus d'être nous-mêmes interprétés par la Providence et plus nous nous soustrayons du sens, plus nous renonçons au pèlerinage pour vagabonder ; plus encore nous nous trouvons soumis, enchaînés, dépossédés, ombreux, somnambuliques. Il y a une allure propre à l'homme moderne, lente et lourde, hypnotisée et harassée. Le propre du somnambule est d'ignorer qu'il somnambulise. Quiconque s'avise de le réveiller suscitera sa rage meurtrière. Dans ce faux-sommeil nos songes sont téléguidés et nous conduisent. La difficulté à faire entrer nos contemporains dans la perspective métaphysique de Joseph de Maistre, leur antipathie instinctive pour toute considération  de cette sorte tient sans doute à cette étrange addiction léthéenne. L'acte de pensée exige un effort, et de cet effort, il semble bien que les idéologies modernes soient les éminentes ennemies. Elles pourvoient inépuisablement à notre désir de ne pas penser, d'échapper à la perplexité, à l'inquiétude que suscite en nous l'idée d'une Providence. L'écrivain japonais Yasunari Kawabata définit le propre de son art comme l'exercice de ce qu'il nomme « le regard ultime »: « Si la nature est belle, c'est parce qu'elle se reflète dans mon regard ultime. »

Qu'est-ce qu'un regard ultime ? Est-ce voir le monde comme pour une dernière fois ou bien voir le monde comme s'il était sur le point de disparaître ? L'imminence de la catastrophe ou de la disparition aiguise le regard. La mise en demeure faite à l'entendement humain de considérer le sens du monde dans l'ultime regard que nous posons sur lui, loin de nous assourdir de terreur, de nous enfermer en nous-mêmes dans le pathos désastreux du refus de cesser d'être, avive au contraire les sens eux-mêmes: « Dans l'univers transparent et limpide comme un bloc de glace, écrit Kawabata, d'un moine qui médite, le bâton d'encens qui se consume peut faire retentir le bruit d'une maison qui s'embrase dans un incendie, et le bruissement de la cendre qui tombe peut résonner comme un tonnerre. Il s'agit là d'une pure vérité. Le regard ultime fournit la réponse à bien des mystères dans le domaine de la création artistique. » Pour échapper au déterminisme qui nous exile de la compréhension du moment présent, pour œuvrer à la recouvrance des sens et du sens, à leur exaltation dans l'imminence de la beauté absolue, il faut méditer et trouver au cœur de sa méditation le secret limpide du « regard ultime ».

Les Soirées de Saint-Pétersbourg me semblent une méditation de cette envergure à nos usages français. Les voix qui s'entrecroisent au-dessus du cours du fleuve qui s'abandonne dans le soir édifient doucement, songeusement, une impondérable demeure de sérénité au-dessus des malheurs du temps. La conversation (et l'on ne saurait assez redire à quel point toute civilité, toute politique digne de ce nom, tout bonheur humain dépendent avant tout de l'art de converser) éveille, par touches successives, ce qui, dans l'entendement humain, s'est ensommeillé. Ces échanges poursuivent avec délicatesse le dessein de nous éveiller peu à peu de nos torpeurs. Sans doute a-t-il échappé aux quelques bons auteurs qui crurent voir dans les Soirées l'expression d'une pensée « fanatique » ou « totalitaire » que l'auteur désire à peine nous convaincre, à nous établir dans une conviction. On chercherait en vain, chez Joseph de Maistre, homme de bonne compagnie, cette compulsion à subordonner l'interlocuteur à ses avis par l'usage du chantage moral. Si quelques certitudes magnifiques fleurissent de ces entretiens, c'est dans l'entrelacs des voix humaines. Le lecteur auquel s'adresse Joseph de Maistre n'est point obligé à changer en mot d'ordre ou de propagande ces corolles de l'Intellect. Ce qui est exigé de lui, en revanche, c'est bien de se tenir attentif entre les échanges, d'être à l'affût entre les questions et les réponses qui ne sont elles-mêmes que de nouvelles questions. C'est à ce titre seulement qu'il pourra être au diapason de sa lecture, non par une adhésion, mais comme un quatrième interlocuteur.

S'il n'y a point à proprement parler de « système » dans les Soirées, il y a bien une logique et cette logique suppose que le lecteur comble, par ses propres inspirations, la place laissée vacante aux côtés du Chevalier, du Comte et du Sénateur qui s'entretiennent courtoisement à la tombée du jour. Faute d'avoir compris cela, la logique maistrienne nous demeure celée. Que par une disposition particulièrement heureuse de la Providence le quatrième interlocuteur soit d'un autre temps que les trois autres, c'est là une chance particulière qui nous est offerte de « justifier les voies de la Providence même dans l'ordre du temporel. »

Telle est bien l'heureuse, l'opportune inquiétude dans laquelle nous jettent les Soirées. Le regard ultime nous somme de douter de notre identité. Qui sommes-nous, qui pouvons nous être ? Sommes-nous encore à la hauteur de l'entretien ? De quelle nature est notre invisible présence à ces considérations qui s'échangent harmonieusement ? La force des oeuvres philosophiques dialoguées tient ainsi, par-delà la résistance aux systèmes, à cette précipitation chimique d'une identité que l'auteur ne pouvait que deviner, suggérer ou prédire mais dont la présence rend nécessaire le dispositif intellectuel qui la circonscrit. Aussitôt sommes-nous délivrés de la prison de glace qui est le rôle du spectateur, aussitôt notre pensée s'est-elle emparée de la pensée qui court et se ramifie, qui chante et bruisse comme les feuillages du Soir que nous voici sollicités de faire exister, par notre entretien avec eux, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Nous existons par eux, notre pensée est requise à l'effort de spéculation et de remémoration par leur existence inventée mais, en même temps, nous savons qu'ils n'existent point sans nous, sans notre lecture attentive. Les Soirées, en tant qu'œuvre philosophique dialoguée, nous initient à cet abîme théorique du quatrième interlocuteur qui demeure non pas un pur néant mais une place vacante, une pure possibilité tant que nous ne sommes pas encore intervenus dans l'entretien.

Cet abîme, certes, n'est point l'abîme de l'inconscient, cher aux psychanalystes; il faudrait plutôt évoquer l'image d'un « abîme d'en-haut », d'un abîme lumineux. Toute oeuvre véritablement philosophique en vient ainsi à nous persuader de trouver une raison à ce que nous sommes, une raison d'être à être là où nous sommes et non point ailleurs. L'idée même de divine Providence pourvoit magnifiquement à cette exigence philosophique. Nous sommes là, et pourquoi pas ailleurs ? Nous sommes là exactement pour voir ce qui ne peut être vu que de ce point de vue particulier, et de nul autre.

Le providentialisme de Joseph de Maistre n'est pas un simple quiétisme; il garde du dix-huitième siècle dont il est l'héritier la volonté de savoir et d'agir. Il ne s'agit pas seulement consentir mais de connaître, de discerner et d'agir. Si de grands désastres nous ont conduits là où nous sommes, si, plus singulièrement encore, nous nous trouvons à telle intersection inquiétante des temps, ce n'est que pour mieux exercer notre intelligence. L'instrument exige la musique qui l'inventa. Notre intellect se dévoue providentiellement à comprendre ce qui s'offre à notre entendement et le temps et le lieu où nous nous trouvons ne sont pas hasardeux ou gratuits. Ils sont, au sens propre, un privilège. Que ce privilège fût terrible quelquefois n'ôte rien à la faveur singulière où la divine Providence nous tient.

Seule l'outrecuidance humaine la plus grotesque peut croire détenir la vérité comme un « tout ». La vérité n'est pas un tout, elle n'est qu'apparitions, intersections, éclats ! La pensée, le sens, ne sortent point de la bouche des hommes, ils surgissent de la rencontre. Où se trouve la pensée sinon entre les pensées ? Toute véritable philosophie est essentiellement dialogue car elle reconnaît que la pensée naît de cet espace intermédiaire qui mystérieusement unit et sépare les interlocuteurs. Que la Providence offrît à nos regards tel pays, tel temps parmi une infinité d'autres, loin d'être le seul fait du hasard ou de la nécessité (notions bâtardes et tautologiques inventées pour ne point nommer la Providence) ne serait-ce point la formulation d'une exigence ? Vous êtes , et ce site exige d'être connu. Tel éclat de la gemme s'adresse particulièrement à vous, elle sollicite votre attention et votre réponse dans l'énigme qui vous est dédiée.

Les hommes de bonne compagnie qui s'entretiennent à Saint-Pétersbourg nous donnent, à nous lecteurs, la chance de douter de notre habituelle outrecuidance en faisant de nous leur hôte. Or, l'hôte est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu. Pour être digne de l'hospitalité que nous font le Comte, le Chevalier et le Sénateur, la moindre des choses est de les recevoir à notre tour dans notre temps. Comment ne pas voir que ce fleuve du temps où débute leur entretien est bien là pour les conduire jusqu'à nous ? Qu'auront-ils à dire de notre temps ? Tout autre chose que qu'ils dirent du leur mais, entendons-nous, un « autre chose » qui confirmera au plus haut point la pertinence de leurs considérations antérieures. Le propre des penseurs que l'on qualifie un peu promptement de « réactionnaires » est en général de gagner en pertinence à mesure que s'écoule le fleuve du Temps. Observons l'œuvre de cette croissante pertinence.

Le propre des temps modernes est de nous enlever ce qu'ils se vantent de nous offrir. Les maîtresses de ce temps furent, sous le signe de la communication de masse, la propagande et la publicité. L'une et l'autre sont, par nature, mensongères. « L’Etat français » du Maréchal nous vendit et nous vanta l'Etat, la France, la Nation, alors même qu'il consentait tout de même à ce que nous en fussions dépossédés. De même, nos démocraties libérales nous vantent, et nous vendent, la liberté individuelle alors même que triomphent le grégarisme et une société de contrôle dont le puritanisme et les rigueurs outrepassent, dans les faits, les despotismes les plus sourcilleux. La liberté et l'individualité nous sont vendues, mais cette transaction même nous prive de notre liberté et de notre individualité. L'échange opéré nous laisse l'ersatz en place de l'authentique. S'il est quelque honte à s'avouer floué, le Moderne y cède outrancièrement et rien n'est plus difficile que de lui faire admettre sa méprise. Sa liberté vendue, décrétée et vantée lui est aussi douce que l'esclavage. Pourquoi voudrait-il rendre cette fausse monnaie, puisqu'elle fait usage et qu'elle lui épargne d'avoir à exercer une liberté dont la vérité consiste en une épreuve ?

La liberté est une épreuve, elle s'éprouve, elle brille et brûle. La facilité nous incline à lui préférer sa représentation abstraite, sans conséquences, sans périls ni enchantements. Le génie du monde moderne est d'avoir inventé une race d'esclaves qui proclame et chante, dans l'hébétude généralisée, la liberté et la raison auxquelles elle renonce. « Mais les fausses opinions, écrit Joseph de Maistre, ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d'abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d'honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu'ils font. » Les mille atteintes constantes dont furent l'objet toutes les autorités de la religion, de l'intelligence, du droit ou du style depuis plus de deux siècles font que l'ignorance, la bêtise, la vulgarité non seulement ne sont plus réprimées, ni même contenues, mais qu'elles s'affichent, règnent, font leurs lois et vont jusqu'à établir une sorte d'étrange religion où les superstitions les plus ineptes se mêlent au pouvoir le plus vain, le plus clinquant et le plus hystérique. « Qu'un monarque indolent cesse de punir, écrit Joseph de Maistre, et le plus fort finira par faire rôtir le plus faible. La race entière des hommes est retenue dans l'ordre par le châtiment, car l'innocence ne se trouve guère et c'est la crainte des peines qui permet à l'univers de jouir du bonheur qui lui est destiné. »

A chaque défaillance de l'Autorité correspond un abus de pouvoir. Ces temps « où le plus fort fait rôtir le plus faible », comment nier que le vingtième siècle nous y a fait entrer en grande pompe révolutionnaire, nationale, romantique et même « humanitaire ». L'abstraction des « Droits de l'Homme » nous est vendue contre la possibilité effective de sauvegarder la simple dignité des êtres et des choses. Que la proclamation même de ces Droits eût été immédiatement suivie par la Terreur, qui en démentit chaque ligne, que cette Terreur fût l'expression de ces « Droits » antiphrastiques, une lecture maistrienne des temps présents permettrait de nous en aviser. Il est vrai que bien avant Joseph de Maistre, Démosthène avait tout compris: « Or, cette force des lois, en quoi consiste-telle ? Est-ce à dire qu'elles accourront pour assister celui d'entre vous qui, victime d'une injustice criera à l'aide ? Non: elle ne sont qu'un texte écrit, qui ne saurait posséder un tel pouvoir... » Le faible, c'est-à-dire, en nos temps démocratiques, le Pauvre, lorsque s'étiolent les autorités, voit moins que jamais les lois accourir à son secours, et encore moins au secours de la liberté et de la grandeur d'âme. D'où la tentation de l'esclavage consenti qui donne l'illusion d'être protégé par la masse de ses semblables, non certes que ceux-ci eussent des générosités ou des solidarités notables; mais tant que dure l'illusion, ce qu'il y a en nous de moins inquiet et de moins audacieux s'en satisfait.

L'individualisme de masse du monde moderne a ceci d'odieux à tout esprit formé par la Tradition qu'il transforme les individus en insectes. Chacun semble aller à sa guise, mais tous ne forment qu'un organisme, un « Gros Animal » comme disaient Platon et Simone Weil, où la part la plus lumineuse et la plus ténébreuse de l'inquiétude humaine se trouve réduite à presque rien. Or, cette inquiétude une fois éteinte, plus rien n'avertit l'homme de ce qu'il est. L'esclave satisfait de son esclavage, inconscient de sa dégradation, « tranquille à la place qu'il occupe », renonce aux ressources mêmes de l'humanitas. Ce qui se nomma « humanisme », ne fut rien d'autre, bien souvent, que l'expression de ce renoncement.

Quel est, pour Joseph de Maistre, le propre de l'être humain, dont il fait dire au Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg, qu'il « gravite vers les régions de la lumière » ? Quels sont les lois de pesanteur et d'apesanteur qui déterminent cette gravitation ? Quel est ce défi, que l'être humain ne peut omettre de relever sans déchoir dans l'en deçà de l'humanitas et rejoindre l'état de brute, dont la seule occupation est de se rendre plus fort contre le plus faible ? De quelle théorie, de quelle contemplation de ses propres destinées faut-il se rendre maître, non certes pour les écraser, mais pour en déployer les splendeurs ? Quelle outrecuidance devons-nous vaincre ? « Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en veulent savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés mais ils l'ignorent; l'homme seul a le sentiment, et ce sentiment est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer: il faut qu'il se contemple sans cesse, et il ne peut se contempler sans rougir; sa grandeur même l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. »

Toute la thématique baudelairienne se trouve inscrite dans ce passage. Etre humain, ce n'est pas être un esclave satisfait, ce n'est point déchoir en castor (ou en blaireau) mais s'évertuer entre les hauteurs désirées et les bassesses fatales. Or, la propagande du monde moderne ne cesse de nous redire sur tous les tons qu'il n'est point de bassesse dont le démos n'eût interdit l'accès ni de hauteur qui ne fût déjà atteinte. Tout conjure de la sorte à nous faire oublier que notre nature est de nous tenir entre l'au-delà et l'en deçà, et qu'il n'est rien de moins stable que cet entre-deux.

Ce philosophe que même un esprit affiné comme Cioran se laisse aller à qualifier de « dogmatique » ou « fanatique », notre privilège de quatrième interlocuteur nous donnera ainsi à le comprendre, au contraire, comme un professeur d'instabilité et d'inquiétude. Entre l'au-delà et l'en deçà se jouent nos carrières incertaines. Le sens hiérarchique que supposent de telles spéculations offusque nos égalitaristes qui, à refuser de penser la hiérarchie, succombent aux plus viles iniquités. Cette hiérarchie, qu'ils se sauraient voir, il consentent à s'y plier aveuglement lorsqu'elle n'est plus que parodie et pure brutalité. De même, ces prétendus « individus libres » dont les bouches débordent de sarcasmes et de haine pour notre Royaume de France s'enfermeront dans leurs appartenances biologiques, sexuelles ou raciales, à triple tour, avec la bonne conscience des « minorités opprimées »; ces prétendus parangons d'universalisme s'acharneront sans relâche à la désagrégation du Pays, à sa décomposition en communautés d'intérêts ou de nature plus ou moins incertaines pour détruire toute trace de cette disposition providentielle que fut le Royaume de France et dont la nation fut l'héritière ingrate et quelque peu acariâtre. Les déterminismes les plus obtus, que la science consacre et qui les réduisent au rang de termites leur sembleront infiniment préférables aux libertés providentielles pourvu qu'ils en détinssent le pouvoir de cracher au visage de toute autorité, c'est-à-dire, de toute générosité. La tournure avaricieuse, cupide, égolâtrique de l'homme moderne tient là son origine, funeste à la fois pour la gloire et la grandeur de toute civilisation et pour la beauté des moments fugitifs qui nous étreignent et nous ravissent.

Il y a un mystère limpide de la générosité, comme il y a une énigme ténébreuse de l'ingratitude. En toute civilisation se heurtent et se combattent ce mystère et cette énigme. Les Modernes ont instauré l'habitude de traiter de « réactionnaires » les hommes de gratitude et d'orner du titre « d’amis du progrès » les tenants de l'ingratitude érigée en système. De tous les auteurs qualifiés abusivement de réactionnaires, Joseph de Maistre est incontestablement celui qui porte le sentiment et la pensée de la gratitude à son point le plus haut, allant jusqu'à remercier la Providence des obstacles qu'elle oppose à ce sentiment et à cette pensée.

Avant même d'être une philosophie spéculative dont les points de haute pertinence touchent à la prophétie, la pensée de la gratitude est un tour de caractère. De même que les beaux objets portent la marque de la main qui les conçu, les êtres humains, lorsqu'ils témoignent par leurs gestes et leurs songes de la beauté, lorsqu'ils sont à la fois beaux et bons, portent dans leur caractère le signe qui les inclinera immanquablement à trouver dans ce monde dont ils héritent d'innombrables raisons de remercier. Bien des différends peuvent s'aplanir, et il n'est point de discords d'ordre personnel ou impersonnel dont la bonne foi, la courtoisie, la sincérité, la politesse, l'intelligence, la bonne grâce, enfin, ne peuvent venir à bout. Le monde n'en demeure pas moins le théâtre d'un combat farouche entre la gratitude et l'ingratitude. C'est bien que celle-ci n'a d'autre passion que d'en finir avec celle-là. L'ingratitude ne veut point de la gratitude; sa seule raison d'être est de travailler sans relâche à la détruire, à ruiner dans nos cœurs tout élan vers elle, à en arracher les plus infimes surgeons, voire à en brûler toute semence.

Le monde moderne fut la scène de cette propagande immense et inlassable visant à nous persuader que nous ne devons rien à personne, et lorsqu'il arrive que, par évidence criante, nous nous révélions redevables, cette propagande nous exhorte à détruire ce bien qui nous fut offert par les arborescentes lignées de nos prédécesseurs. L'ingratitude n'est pas seulement une faiblesse de l'âme, une mesquinerie, un péché, elle est un culte qui exige une soumission absolue. L'ingrat adule son ingratitude mieux que l'idolâtre son veau d'or. La destruction programmée de la langue française, tant dans son amplitude historique et géographique que dans son intensité poétique et prophétique, témoigne des travaux de l'ingratitude. Cette langue, si riche de nuances et de splendeurs, les ingrats n'en supportent ni la musique, ni les raisons, et s'évertuent ainsi à en profaner l'usage.

L'énigme noire de l'ingratitude réside dans la dégradation même de celui qui la professe. Le mauvais amour de soi-même prive celui qui s'y adonne des biens dont il n'est que le légataire ou l'hôte. Ces biens étant tout ce que nous sommes, à les nier il ne reste que l'écorce morte. La grande célébration de la mort, l'adoration éperdue de la mort, que le vingtième siècle porta à des apogées inconnues jusqu'à lui, ne s'explique pas autrement : à refuser tous les bienfaits qui exalteraient en eux un sentiment de gratitude, les Modernes s'en furent adorer la mort.

A la noire énigme de l'ingratitude, répond le clair mystère de la générosité. Si l'ingratitude est l'en deçà de la raison, la générosité est son au-delà. L'ingratitude est déraisonnable. La générosité est une divine folie. Lorsque ces deux forces s'équilibrent, la raison humaine dispose de quelque chance d'affirmer ses prérogatives mesurées. Or jamais, dans l'histoire du monde, cet équilibre en fut aussi tragiquement rompu. Jamais ne fut plus nécessaire l'implosion dans nos âmes de la divine folie de la générosité. La générosité est un ensoleillement intérieur. Elle défie à la fois la pensée calculante et l'imprévoyance médiocre. Naguère, on nommait les généreux des précurseurs. Ils furent de ceux qui se sacrifient pour la beauté reçue. L'humilité et l'amour-propre trouvent en la générosité leur point de haute pertinence. Ce point, qui est la pointe de la spirale ascendante, peut seul nous délivrer du cercle du Mal.

Le monde moderne n'est pas exactement un monde où le Mal domine le Bien; il est un monde encerclé par le Mal. Non certes que le Bien y fût absent, mais rendu inopérant, confondu devant les obstacles innombrables, enfermé en lui-même, son rayonnement natif est devenu le principal, sinon l'unique objet de vindicte de l'immense foule des ingrats. Le Mal n'est pas moins gradué que le Bien dont parlent les néoplatoniciens. Ainsi, il existe une ingratitude banale, et pour ainsi dire sommaire ou vénielle, qui se contente de prendre sans remercier. Plus bas, et plus proche de l'opacité, il est une ingratitude nihiliste, qui refuse de prendre, qui se refuse au Don, quand bien même elle en serait l'exclusive bénéficiaire, sans aucune contrepartie imaginable. Plus proche encore des ténèbres, il est une ingratitude qui veut la mort de celui qui donne. A cette profondeur ténébreuse, la divine Providence elle-même devient inopérante. Le cercle s'est refermé étroitement sur le Bien et cet exil de l'exil, cet oubli de l'oubli ne laisse plus passer le moindre rai de lumière. Le mépris, l'opprobre, l'indifférence, la persécution qui furent et demeurent l'apanage sacrificiel des grands auteurs, tiennent à cette réalité abyssale de l'ingratitude. Réalité abyssale, métaphysique du Mal, énigme noire,- ces expressions sont encore faibles pour désigner l'étrange scandale que constitue, - chaque auteur en aura fait l'expérience, - la non-réponse, ou la réponse déloyale, procédurière, mesquine qui est donnée aux œuvres.

Les œuvres du passé, comme celles du présent, sont « mal-pensantes », sujettes à d'interminables et vétilleuses suspicions. On exerce contre elles non seulement le sarcasme, la vilenie, mais encore une fin de non-recevoir stratégique et généralisée. Or qu'est-ce qu'une œuvre ? De quelle nature est cette manifestation de l'intelligence et du cœur humain pour être si unanimement refusée, vilipendée, proscrite ? Quel est son « propre », sa « nature », son « essence » ? Par quelle voie parvient-elle à se heurter à « la bêtise au front de taureau » ? Quelle puissance délivre-t-elle pour être tant crainte et si fermement refusée dans une époque au demeurant « tolérante »,  « ouverte », pour ne pas dire laxiste ? Quel est ce point d'irradiation dont elle procède ? Je ne trouve d'autre mot pour nommer ce mystère que le mot générosité. L'œuvre est une preuve de la générosité humaine. Lorsque toute activité humaine se réduit au lucre, à la vénalité, au calcul, au traitement fanatique des affaires personnelles, l'œuvre apparaît comme un démenti insoutenable. Elle prouve la transcendance. Cette preuve, c'est peu dire qu'elle est mal-reçue. Preuve inadmissible de la possibilité d'une vie magnifique au milieu de la répétition et de la représentation sans fin de la petitesse, preuve irréfutable de la souveraineté du Logos, de la persistance de l'image de Dieu en l'homme, l'œuvre, en ces temps d'autoproclamée tolérance ne saurait être tolérée. Il n'y va pas seulement des sentiments humains, trop humains, de vanité blessée ou de jalousie: le Moderne sait, lui aussi se créer ses idoles, ses demi-dieux, pourvu qu'ils fussent du stade, de la variété, de la mode ou de la publicité. Au demeurant qui s'aviserait de jalouser l'activité catacombale de l'écrivain ? Ce qui justifie le refus, ce qui excite l'animosité, c'est la mémoire non vaincue d'une autre vie, d'une vie plus haute, plus ardente, plus noble et plus libre dont tout auteur, et particulièrement tout auteur qualifié de « réactionnaire » témoigne avec ce mélange de droiture et de désinvolture qui signe le caractère sur lequel la fascination du monde moderne demeure sans pouvoir.

De Joseph de Maistre, le génie et la générosité (termes au demeurant interchangeables, de part leur étymologie même, pour autant que nous soustrayons le mot « génie » de ses connotations impliquant une exacerbation morbide de la singularité humaine) seront de nous offrir, comme un espérance prodigieuse d'échapper au nivellement et à l'uniformité, une Norme sacrée. Que cette Norme dût être réinterprétée, que ses aspects fussent ici-bas changeants comme les scintillements de la lumière sur un fleuve, cela ne modifie pas davantage la Vérité que les reflets de la clarté sur l'eau ne changent le soleil. Il ne s'agit point de se laisser hypnotiser par l'éclat ou le reflet, mais d'en saisir l'essence voyageuse et lumineuse. L'œil est à la lumière ce que le visible est à l'invisible. Cette auguste présence, non seulement de l'invisible dans le visible mais du visible dans l'invisible, de la nature dans la Surnature, voilà bien, pour le Moderne, l'inacceptable. Ce que l'on nomma la « nouvelle critique » et dont l'apport à l'intelligence des formes littéraires paraît désormais négligeable, n'eut sans doute d'autre raison d'être que d'enfermer les œuvres littéraire dans un « jeu » sans portée aucune sur nos destinées et nos âmes. Ce qui importait avant tout à ces épigones ultimes d'un « matérialisme » récusé par les sciences elles-mêmes fut de nier par avance, sans même avoir à la contester ou la discuter, la « vérité » des œuvres.

Or, pour Joseph de Maistre, comme pour Balzac ou Baudelaire, le Beau n'est que la preuve extrême du Vrai. La forme heureuse, la suprême élégance du dire n'est qu'un effet du Vrai. Les oeuvres littéraires, lorsqu'elles participent d'une interrogation sur la divine Providence, sont des pérégrinations vers le Vrai, leur provenance. Toute œuvre digne de ce nom retourne en amont, vers la source providentielle qui la rend possible. «  Le beau caractère de la vérité ! S'agit-il de l'établir ? Les témoins viennent de tous côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlés, jamais ils ne se contredisent, tandis que les témoins de l'erreur se contredisent, même lorsqu'ils mentent. » nous dit le Comte des Soirées de Saint-Pétersbourg.

L'idée étrange que le Beau puisse être étranger au Vrai témoigne d'une dégradation du sentiment et du caractère du Vrai. Si l'on ne considère plus le Vrai qu'en terme statistique, et non plus essentiels, alors, certes, le Beau ne peut poursuivre sa carrière qu'en dehors du Vrai; mais ce Vrai n'est lui-même, alors, qu'une parodie. « Si l'homme, dit encore le Comte, pouvait connaître la cause d'un seul phénomène physique, il comprendrait probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus difficiles à découvrir sont très aisées à comprendre. » Il en va de même des œuvres dignes de ce nom. Leur vérité est si belle, leur beauté si vraie qu'il faut résolument s'aveugler pour n'en rien voir, pour n'être point gagné par la générosité de leurs émanations lumineuses. Le Vrai est le déploiement du Beau. Le Vrai est l'espace incandescent de la manifestation du Beau. Il faut un vrai ciel pour l'envol de la trans-ascendance du Beau:  « L'aigle enchaîné demande-t-il une montgolfière pour s'élever dans les airs ? Non, il demande seulement que ses liens soient rompus. »

Ainsi exactement en est-il du Vrai en littérature. Ce Vrai n'étant pas d'ordre statistique, ne prétendant point à une planification quantitative de l'Universel, exige ce que George Steiner nomme « la présence réelle ». Rompre les liens de la « présence réelle » dans les œuvres, c'est restituer à la Beauté l'espace de vérité où elle peut se manifester. Alors que la vérité statistique ne cesse d'outrecuider, en dépit des démentis incessants qu'elle s'impose à elle-même, la vérité des œuvres, inspirée par la Tradition, se corrobore de qualités en qualités. Loin d'outrepasser ses prérogatives, elle est recouvrance de la vertu intellectuelle en laquelle s'unissent l'analogie et la déduction, la poésie et la métaphysique. Ainsi Joseph de Maistre, à ce titre prédécesseur de Nietzsche, et sur un autre plan, de René Guénon, oppose à bon droit l'esprit de pesanteur et l'esprit de légèreté: « Quoiqu'il en soit, observez, je vous prie, qu'il est impossible de songer à la science moderne sans la voir constamment environnée de toutes les machines de l'esprit et de toutes les méthodes de l'art. Sous l'habit étriqué du Nord, la tête perdue dans les volutes d'une chevelure menteuse, les bras chargés de livres et d'instruments de toute espèce, pâle de veilles et de travaux, elle se traîne souillée d'encre et toute pantelante sur la route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre. Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu'il nous est possible d'apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit toujours libre et isolée, volant plus qu'elle ne marche, et présentant dans toute sa personne quelque chose d'aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des cheveux qui s'échappent d'une mitre orientale; l'ephod couvre son sein soulevé par l'inspiration; elle ne regarde que le ciel; et son pied dédaigneux ne semble toucher la terre que pour la quitter... »

Les Soirées de Saint-Pétersbourg nous initient à une exactitude légère, une Sapience débarrassée de ses instrumentations techniques, une science noble et profonde dont le souci est d'alléger la vie, de la désentraver des déterminismes aussi fastidieux que faux qui nous emprisonnent dans l'immanence, dans la nature, dans la pesanteur. Ce qu'il importe d'aviver ou de raviver dans l'entendement humain n'est autre que la faculté d'intuition. A quoi bon une science qui nous rend plus sourd, plus lourd, plus soumis? De quelle vérité peut-elle bien se targuer si, par elle, la laideur nous entraîne vers le bas ? Il ne s'agit point de renoncer à la raison mais d'en susciter l'envol. D'une lecture maistrienne des temps présents, nous pourrons induire une attention nouvelle, une exactitude désentravée, vive pour tout dire. Alors que la critique moderne, comme l'eût dit Kierkegaard, n'aime les papillons que lorsqu'ils sont épinglés et les aigles qu'après leur passage chez le taxidermiste, la perspective maistrienne nous enseigne cette rayonnante humilité qui, pour éprise éperdument qu'elle soit du Vrai, n'en consent pas moins à le perdre de vue dans les envols de la beauté, sans en conclure pour autant que ce qui est perdu de vue n'existe pas.

S'il n'y a pas d'explication définitive, exhaustive et parfaitement rationnelle de la divine Providence, si la vérité est hors d'atteinte, - c'est-à-dire qu'elle ne peut être atteinte par le Mal d'aucune mésinterprétation, demeurant toujours identique à elle-même dans le mystère limpide de la munificence de Dieu, la preuve en est dans l'entretien. Sans doute pouvons nous lire, à cette hauteur, une certaine philosophie hégélienne de l'Histoire comme un refus de l'entretien. Le maître de la dialectique de l'Histoire veut rendre toute interprétation après lui impossible, il désire, autrement dit, la fin de l'entretien infini de l'homme et de la divine Providence. Où se tiennent alors les gages de la liberté pérenne, et des libertés perpétuées ? Est-ce dans l'arrogance scientiste qui nie la vérité tout en imposant comme des dogmes à durée limitée ses « vérités » statistiques ou ne serait-ce point dans l'humilité lumineuse de la révérence à une Vérité hors d'atteinte, une vérité lointaine, transparue dans les oeuvres des poètes et des prophètes comme à travers de mouvantes nuées ?

On connaît la haine du Moderne pour le Dogme, l'Autorité, la Hiérarchie, la Vérité et l'Ecclésialité sous toutes leurs formes. Toute maîtrise qui n'est point purement technique, brutale ou lucrative est, de nos jours, indéfiniment insultée. Le refus massif opposé aux songes et aux raisons de Joseph de Maistre provient de cette antipathie que rien ne désarme. Or, comment ne pas voir qu'à mesure que les Eglises et les autorités traditionnelles se vident de leur substance, c'est la société toute entière qui devient dogmatique. Au Dogme dont la fine pointe se perdait dans l'ineffable, le Moderne a substitué la planification dogmatique de tous les aspects de la vie et de la pensée profanes. A la fidélité traditionnelle, dont témoignent les oeuvres de Joseph de Maistre et de René Guénon, par leur référence à la Tradition primordiale, le Moderne a substitué l'archaïsme futuriste. Les informaticiens ne sont pas rares à faire « maraboutiser » leurs entreprises et recrutent en se fiant aux conseils fortement stipendiés des astrologues et des numérologues. De l'archaïsme dont il fait grief aux auteurs fidèles, le Moderne est l'exemple le plus caricatural. Seulement ses châteaux sont en carton-pâte « made in Disneyworld », avec toute l'infrastructure moderne, ce ne sont plus les châteaux de l'âme, ou les « châteaux tournoyants »! L'entrée n'est plus « l'Entrée ouverte au Palais fermé du Roi » du Philalèthe, illustre alchimiste, elle n'est pas davantage à la ressemblance de la porte fameuse de Marcel Duchamp, qui ne se ferme que lorsqu'elle s'ouvre: l'entrée, ici, est un guichet.

Les Modernes se sont si bien révoltés, rétrospectivement, contre le seigneur qui faisait payer le passage de sa terre qu'ils en ont acquis une indulgence sans fin pour la « guichétisation », non seulement des autoroutes mais de la société toute entière, dans ses moindres rouages. Le parcours du combattant de l'homme moderne est d'aller de guichet en guichet, et de se heurter à des gueules de guichet. Il faudrait un jour écrire une « éthologie » du guichetier et de sa victime, mais on peut craindre qu'un ouvrage de cette sorte soit d'une tristesse propre à tuer son auteur avant qu'il ne l'eût achevé. Une lecture maistrienne des temps présent, coupant court aux détails horrifiques, nous donnera déjà à comprendre que tout continue à se jouer selon la logique de la paille et de la poutre. Jamais la raison ne fut aussi bafouée qu'en ces temps rationalistes, jamais la liberté ne fut aussi honnie qu'en ces temps de « libertés », jamais les cléricatures ne furent aussi pesantes qu'en ces périodes anticléricales. Jamais on ne fut aussi assuré de détenir le Vrai et le Bien qu'aux temps des idéologies de la relativité générale du Bien et du Vrai. Jamais les hommes ne furent aussi uniformisés en ces temps d'apologie de « l'individu » et de la « différence ». La commercialisation des gènes humain, le clonage et autre abominations « à faire hurler les constellations » comme l'eût dit Léon Bloy sont déjà réalisés. Les clones sont parmi nous. En casquette et tenue de sport griffée, ou en costume-cravate, peu importe: ils se ressemblent à se méprendre.

« Les témoins de la vérité viennent de tous les côtés et se présentent d'eux-mêmes: jamais ils ne se sont parlé, jamais ils ne se contredisent... » La vérité de la Tradition n'est point dans la reproduction des formes mais dans l'instant qui les suscite. Dans le très beau récit du retour à Beauregard, face à la déchéance des formes, de la tradition au sens historique, Joseph de Maistre fera intervenir la divine Providence. L'Idiot qui, par pure ingratitude a pris la place du Maître, est peut-être aussi la voix de Dieu. « Ce que Dieu fait n'est point sans raison pour votre bien. Levez-vous, c'est Dieu qui fait chanter là-bas cet idiot sur vos ruines pour vous montrer le néant des vanités humaines. Regardez en face le spectacle, car il est digne de vous, et redites le à vos enfants. » Faire face à la destruction des formes, sans s'illusionner, peut-être est-ce en effet une chance d'atteindre au « sans-forme » dont parlent les métaphysiques les plus exigeantes d'Orient et d'Occident. Le Dieu apophatique de Maître Eckhart et de Jean Tauler, le « neti neti » du Védantâ, le « tao » de Lao-Tzeu et de Lie-Tzeu, « l'Inconditionné » dont parle René Guénon, sont peut-être la chance éblouissante à saisir dans la considération objective, à la fois distante et miséricordieuse, de la destruction des formes.

Il ne s'agit certes pas, pour Joseph de Maistre de revenir à une quelconque étape antérieure de la destruction, et c'est bien pourquoi Joseph de Maistre est tout le contraire d'un « réactionnaire » ; il s'agit de faire face à l'ampleur de la destruction et à la vastitude plus grande encore de la déréliction qui entoure, comme les ondes de l'eau la pierre qui vient de tomber, cette destruction des formes. Ne point faillir à l'attente, à l'attention, à l'éveil, c'est ne plus croire que l'on puisse sauver les ruines et s'y réinstaller comme si de rien n'était. Cette faillite, paradoxalement, est devenue désormais, non plus le propre des « contre-révolutionnaire » (« ces révolutionnaires de complément ») mais des « progressistes », des « Modernes », car après les guerres mondiales, la massification, les sociétés de contrôle que Joseph de Maistre n'a point connu, c'est bien le monde moderne qui s'effondre, et il se trouve toujours aussi peu d'homme qui ont le cœur assez bien accroché pour considérer sans terreur cet effondrement. Le progressiste d'aujourd'hui devant la faillite du Progrès voudrait en revenir à un « humanisme » bienveillant, antérieur à ses propres conséquences funestes, et il n'entend pas, à la différence du marquis du retour à Beauregard, la mise en garde et la mise en demeure de Joseph de Maistre.

Ce que l'on nomme la « modernité » n'est sans doute rien d'autre que le mythe, sans cesse remis sur le métier, d'un retour possible à l'étape antérieure. Marx lui-même voulut, bien vainement, mettre en garde ses contemporains révolutionnaires contre leur irrésistible et fatale inclination à singer la révolution précédente. A leur simiesque exemple, et en ces temps où ce sont les hommes qui imitent les singes, qu'ils vénèrent pour leurs ancêtres, nos bonnes âmes babouinesques luttent contre les oppressions qui n'ont plus cours et des dictateurs abattus. Sans doute le monde moderne n'est-il si discordant, si peu musical, si étranger aux accords et aux correspondances que par ce temps de retard qui est sa marque. Les mêmes professeurs de bien-pensance qui, lorsque les Allemands envahissaient le France, jugeaient bon d'être pacifistes et de lutter contre l'oppression de l'Idée patriotique française collaborent aujourd'hui avec Big Brother au nom de l'anti-fascisme ou de l'anti-stalinisme. Leur méthode n'a pas variée: il s'agit toujours d'empierrer la source du Logos, tout en vénérant la forme antérieure, déjà à moitié détruite. Alors que le devenir imperceptiblement modifie les êtres et les choses (« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite), le monde moderne s'adonne à son nihilisme réactionnaire en pratiquant ses commémorations, ses réitérations cauchemardesques, ses « fêtes » pseudo-dionysiaques, comme un disque rayé.

Qu'en est-il alors de la mise en demeure maistrienne ? Quel « Idiot » prophétique devrons nous écouter comme étant la voix de Dieu, lorsque l'idiotie s'est généralisée et que la voix du Sage apparaît comme celle du fou? Quelle forme reste-t-il à détruire lorsque tout est déjà réduit à l'informe, de quelle condition se libérer lorsque nous en sommes à une reddition sans conditions ? A quelle défaite humblement consentir, lorsque le souvenir de toute victoire et de toute défaite nous a quitté ? Quelle anamnésis évoquer lorsque nous avons oublié notre oubli ? Dans quel exil puiser la force du retour, lorsque nous sommes exilés de l'exil ? Ce à quoi nous devons faire face est au-delà, désormais, de la situation maistrienne décrite par Charles-Albert de Costa de Beauregard: « Ainsi ballotté entre l'exil et une patrie plus inhospitalière encore, le pauvre esquif indécis ne savait où se rendre... » La patrie et l'exil sont oubliés et c'est au cœur de cet oubli que nous devons prendre source, établir notre règne en esprit, mais par quelle grâce ? L'enseignement du « regard ultime » abolit le temps, frappe d'inconsistance les religions elles-mêmes pour nous initier à la pure Sapience de la prière. Il n'y a plus même de formes à détruire, puisque nous sommes déjà dans l'informe et que l'informe est indestructible. Tel est bien le paradoxe admirable, ce paradoxe auquel il faut faire face, qu'il faut voir et regarder sans défaillir. Si la forme détruite peut nous donner accès au Sans-Forme, à la transcendance pure du « Sans Nom », l'informe, qui ne peut être détruit, car il est lui-même destruction permanente de toute forme émergeante, ne donne accès à rien, sinon qu'à lui-même. De ce comble de ténèbres, il importe cependant de faire, à partir du plus infime iota de la lumière incréée, un embrasement de lumière.

 

Extrait de LUX UMBRA DEI, éditions Arma Artis.

 Et de vive voix, sur France Culture, dans cette émission de Philippe Barthelet:


 

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Dominique de Roux, l'ultime Occident:

 

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ultime Occident

 

"Si légère est l'urgence, si calmes les sombres pétales de fer, nous qui avons franchi le Léthé"

Ezra Pound

 

Messager ultime d'une certaine conscience occidentale de l'être, Dominique de Roux s'adresse à nous dans un style testimonial. N'écrivait-il pas que seules importent les œuvres qui témoignent d'une vérité agonisante ? Cependant tout, dans l'œuvre de Dominique de Roux n'est pas désespérance. Même si le monde dont elle capte les clartés dernières est perdu, irrémédiablement semble-t-il, pour les vivants, la littérature, elle, est sauvée, et peut-être salvatrice, pour les héros, les morts, et ceux qui viendront et garderont mémoire des ombres qui cheminent à leurs côtés. Le silence qui nous entoure est un faux silence, comme l'on parlerait d'un faux-jour, la nuit n'est pas la Nuit mais une pénombre où se précisent les lames ardentes de nos prophéties.

Pour Dominique de Roux, la littérature n'est pas une distraction, ni une science mais, au sens christique, une passion. Il ne tient pas son lecteur pour un imbécile qu'il faut épater par un jargon scientiste, ni pour un crétin qu'il faut distraire en enfilant des anecdotes, mais pour un Egal, faisant preuve ainsi d'une générosité imprudente et admirable: on ne cessa plus jamais de lui reprocher son "élitisme", - telle est la logique des censeurs modernes, de ces docteurs d'une théologie inversée qui n'accordent leur imprimatur qu'aux niaiseries, par définition inoffensives, et aux propagandes étayées du matérialisme universitaire.

Alors, nous comprenons en quoi, et pourquoi, la littérature fut, pour Dominique de Roux, l'aire d'une guerre sainte, l'ultime patrie où demeurât présente l'attention aux splendeurs et aux violences du monde subtil, le dernier site de la pensée qui fût encore irisé de transcendance, cependant que les intellectuels, payés pour trahir, proclamaient dans leurs sciences dites humaines l'inexistence du sens et le néant de l'âme.

La véhémence de Dominique de Roux, sa manière de théâtraliser l'expression, de multiplier des aspects lumineux de la phrase, de précipiter, au sens chimique du terme, ses métaphores, tout cela, qui déplaît aux sinistres pédagogues de la modernité, apparaît comme la baroque rébellion d'une Europe que l'on pourrait dire "sudiste" contre l'Occident puritain et moralisateur du modèle américain et des normes profanes. Mais sans doute ne comprendrions-nous que peu de choses à cette "force qui va" à ne la croire que pamphlétaire. Les libelles ne se réduisent pas à eux-mêmes. Ils sont la pointe avancée, visible, d'une morale chevaleresque. Dominique de Roux attaque pour défendre. Il vitupère par esprit de fidélité. Contrairement aux cuistres qui ne veulent voir que le "texte", Dominique de Roux croit que la valeur des hommes est indissociable de la qualité de leurs écrits. Le destin, au sens présocratique, se joue dans les phrases comme dans la vie. Le poème ardent fait la preuve d'un cœur ardent. Certes, il ne s'agit pas d'écrire "simple et sincère" comme le voudraient les puritains retors, puisque nous savons avec Borgès, et Nabokov, que l'art est toujours "prodigieusement complexe et trompeur", - mais l'incandescence, l'exactitude, la passion et la science n'en demeurent pas moins l'épreuve d'une espérance.

Le grand dessein métaphysique de faire une œuvre, d'être poète, lorsqu'une vie toute entière s'en trouve orientée, n'appartient qu'aux âmes assez chimériques et claires pour n'être pas entièrement de ce monde. Lui-même écrivain de grande race, Dominique de Roux eut la munificence de défendre ses pairs qui furent de ces auteurs qui, tant qu'ils sont vivants, n'ont droit qu'au mépris amusé des gens sérieux, mais dont, une fois morts, il arrive qu'on s'enorgueillisse d'avoir été les compatriotes ou les contemporains. Léon Bloy, dans Le Désespéré, résume la situation: " Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd'hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l'abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus ni les nobles aventures lointaines d'aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable... Il ne reste plus que l'Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais quand même, c'est l'unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à trainer leurs souffrantes carcasses dans les charogneux carrefours du monde".

La distinction mise en avant par Roland Barthe, entre l'écrivant (qui écrit pour dire quelque chose) et l'écrivain, qui joue avec le langage, ne demeure efficiente que dans ces régions inférieures de la culture que Dominique de Roux s'empressa de déserter, - où, sinon pour "communiquer", nul n'a jamais rien à dire. Les grandes œuvres, les œuvres véritablement fondatrices sont issues de l'ordalie du sens, et le style, cet art non point ludique mais liturgique de mesurer la puissance magique des mots, et leurs secrètes correspondances, est la quête d'une coïncidence parfaite, - noces mystiques. Réduit à lui-même, le "travail du texte" ne serait que la parodie dérisoire de cette quête, de même que l'information est la parodie du savoir et la "communication" la parodie de la Communion. Sans doute est-ce bien pour nous laisser sous l'empire de la parodie que les critiques modernes s'appliquèrent, avec une telle constance, à démontrer l'inexistence du sens des œuvres, et de la vie. L'audace de Dominique de Roux fut de guerroyer contre ces idéologies de la dépossession et de nous montrer que l'œuvre littéraire pouvait être encore la figure d'un destin, une manière de vivre, comme l'écrivait Abellio, "la triple et unique passion de l'éthique, de l'esthétique et du religieux".

Qu'adviendrait-il si, tout à coup, l'on devinait au-delà de l'existence étroite que nous concèdent les normes profanes, ces vastitudes ensoleillées et ténébreuses ? Toute la culture moderne a pour raison d'être de nous faire oublier cette question.

Il n'est plus temps d'opposer l'Or et le Sang, mais d'ouvrir la tierce voie de l'Esprit, enfin délivré de son assujettissement à la nature et à la raison, - ces deux idoles du monde bourgeois. Tierce voie à partir de laquelle il sera possible d'imaginer une philosophie qui ne serait pas seulement une vanité bavarde, mais une aventure visionnaire, une science exacte de la multiplicité des états de l'être et de la conscience: "En réalité, écrit Dominique de Roux, définir une vie, un destin, un monde, c'est toujours surprendre l'espace, les lieux précis où l'on sort du Temps, la crevasse dans le glacier, la déchirure fulgurante du voile d'Isis, la muraille qui se fend, le regard bleu du faucon à l'instant où sa divine proie devient son soleil."

La littérature aurait-t-elle la moindre raison d'être si elle n'avait à définir ces "lieux précis", cette topographie visionnaire de l'âme, et du monde qui est le miroir de l'âme, d'où provient l'appel "d'un départ vers un Occident au-delà des mers, vers la terre secrète de l'Ile Tournoyante, de l'île éminemment polaire qui porte aussi le nom de l'Ile de Cristal."

La littérature n'est plus alors une distraction ou un travail mais un moyen de reconquérir la dimension verticale de l'être, d'ascendre et de descendre vers des hauteurs ou des profondeurs inconnues. " Le cycle héroïque de la fin, écrit Dominique de Roux, exalte la vertu du sommeil, la puissance sereine des profondeurs. Le retour à l'espérance exige un itinéraire souterrain, qui mène au feu central". Qu'il soit bien entendu qu'il ne s'agit pas, pour Dominique de Roux, de raconter une initiation, ni d'écrire une sorte de "roman de formation" mais bien d'avancer, dans l'exigence prophétique du Verbe, comme à travers une épreuve de neige et de feu: "Moi-même j'écris médiumniquement, non pas dans, comme il le faudrait, le grand air du matin ou du soir. J'écris, en ce livre, par étagement d'écriture.. Quelqu'un réussira-t-il à ébaucher un autre Chant Eddique, le nôtre, et qui transcende le Temps ?".

Ce qu'il y a de meilleur en nous tient dans ce désir de transcender le temps, de retrouver à chaque instant inoubliable, la certitude glorieuse, platonicienne, d'un miroitement de l'Eternité. Dès lors, la fonction de la littérature sera d'édifier, à partir des gestes infimes de la vie et de la pensée, une temporalité mystique, irréductible au sens de l'histoire: "De l'autre côté de l'immense giration des eaux, hors d'atteinte, se lèvent ainsi des bastions de tendresse, de certitudes, où se formulent les paroles et où s'organisent les forces du recommencement, du retour armé vers les lieux anciens où tout est correspondance". Or, nous savons tous, par l'étymologie ou par intuition, que la seule chose qui demeure, car se tenant immobile, c'est l'instant. L'instant qui débute le temps, car il est lui-même le cœur du temps. Et c'est à l'instant même que nous croyons avoir tout perdu que le cœur du temps s'ouvre pour nous.

"Recommencer, écrit Dominique de Roux, avoir tout perdu. Recommencer, c'est traverser la rivière noir du Léthé, franchir dans les années, les millénaires, les flots drus et verts de l'Atlantique éternel, se réveiller un jour identique et sans mémoire sur une autre plage, de l'autre côté de tout, loin de tout parce que tout est à jamais Cabourg. Ce sont alors les rivages inconcevables d'un monde-enfant, une plage aussi nouvelle que me semblait l'être le monde au temps de ma jeunesse."

L'œuvre de Dominique de Roux apparaît ainsi comme une promesse de tenir en échec les occultes stratégies de l'oubli. Ce monde fictif où nous vivons, un peu comme un homme qui aurait tout oublié de sa vie à l'exception d'un mauvais roman de gare, il importe seulement de ne pas s'y résigner. A quoi ressemble-t-il ce monde où l'on ne prône l'égalité que pour mieux asservir ceux qui n'excellent pas à s'enrichir matériellement, où la haine de la hiérarchie (c'est-à-dire la haine des principes et du sacré) renforce infiniment le pouvoir de l'or et du fer en leur utilitarisme forcené ? Ce monde ressemble à l'enfer, destructeur comme la raison réduite à elle-même, et cruel comme la nature dont les Erynnies sont les vengeresses.

Entre les tentations et les menaces, le destin de tout écrivain digne de ce nom est celui d'Orphée. L'ensoleillement intérieur après le passage de la ligne, la fin du monde moderne et de l'amnésie, est l'aube d'un nouveau règne.

"Toute chasse est mystique, écrit Dominique de Roux, Elle glisse, selon l'Art de Chasser avec les Oiseaux, dans l'air du rêve. Vers quoi hélas ? Vers le désespoir ! Toute chasse est-elle vaine ? Non, même si rien n'est plus rien, et que pas un seul mot ne soit soumis aux attractions de l'être, fidèle à l'ancienne chaleur du feu central de la terre , nous resterons quelques uns, en cet obscur Occident du monde, à penser que, dans l'avènement même de la perdition, persiste une ombre de vestige où se livrera au moins le risque du nouveau, précisément le Dernier Mot ? Pour que le commencement vienne, arriver jusqu'au Dernier Mot. Nous y sommes, tout recommence".

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, 370 pages. 38 euros. 

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11/12/2021

Luc-Olivier d'Algange: le Chant de l'heure la plus claire:

 

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Le Chant de l'heure la plus claire

 

 

Que savions-nous de l'heure la plus claire ?

Elle vivait dans le présent comme une étrangère

Et nous frissonnions devant cette menace exaltante.

L'Aube et le crépuscule refleurissaient les couleurs

et l'heure claire y trouvait sa demeure,

comme dans la nuit

ou le grand midi

car sa patrie vivait en le secret de toute chose...

Les forêts étaient émues à son approche,

- et la terre et les abîmes et les oiseaux.

Dans nos poitrines, nos coeurs battaient plus fort

d'entendre ce langage céleste qui nous délivrait

de la tutelle des Titans.

Car dans le secret du cœur nous avions gardé le souci de l'immortalité

et l'espérance de l'éther silencieux.

Et cette espérance

nous ennoblissait dans l'approche des prairies désirées

où veille la jeune raison d'être

de toute chose graciée et souveraine.

A cette heure,

nous devions notre destinée, notre véritable prière

qu'ignorent les rites et les religions

tels qu'ils s'assombrissent

dans l'irréversible histoire du monde

- en apparence ! Mais n'était-ce point

contre toutes les apparences, que l'heure la plus claire

nous sauvait ?

Et nous retrouvions en elle

toutes les splendeurs perdues de la nuit des temps,

scintillement d'éternité

à la crête des vagues

regards sombres et brillants

de la jeune amante.

 

Que le monde soit remercié,- et Dieu !

de nous avoir privilégié de cette haute sagesse lumineuse,

flamme dansante,

qui fut notre prière et notre mémoire,

alors que la pénombre gagnait l'histoire

et ses détresses !

En moi si vaste est le sentiment de la gratitude

qu'un chant seul en peut témoigner... Lueurs

matinales, destins, rivages,

divinités impressenties,

naissent de mes phrases qui vont à la rencontre

de l'Heure

entre toutes

la plus claire.

 

Et pourtant,

nous avions le pressentiment du sans-fond,

des nuées

et de l'émerveillement de la lumière.

Une vaste incertitude dominait le monde

mais au-delà du regard, nous pressentions la ressemblance

et l'humilité

longtemps étrangère

s'éveillait en notre âme à une force plus haute.

Sans doute la fallait-il nommer Joie

oeuvrant à son accroissement

dans l'empire dont elle servait le mystérieux dessein.

L'être du monde,

sa vision

précédait notre route,

car nous longions la périlleuse galerie des souffles

vers cette vérité de la mémoire et de la vie

alors que la sainte unité tombait

avec le ressouvenir du plus haut vol

sur la terre aimée

où tout ce qui fut au monde renaît

et même ce regret

que le bonheur épuise dans l'étourdissement

d'une destinée à nulle autre pareille. J'accepte

d'en témoigner.

 

Etait-ce le silence des augures, ou le vent du large

favorisant nos efforts

vers cette ivresse brûlante ?

Autour de nous s'accomplissait le miracle d'azur

et sa perfection chantait la permanence

des couleurs et des saisons.

Telles étaient en nous les preuves

de la profusion du bonheur,

notre privilège.

Les heures sont lentes en le triomphe du plus grand amour

et le génie enclos en toute chose avivait

notre reconnaissance

comme une terrasse illuminée, peuplée de silhouettes gracieuses

face à la mer devineresse,

dans cette plus profonde nuit où nous fûmes saisis

par la gloire secrète du Songe...

Car nous fûmes saisis,

et transportés

dans une sérénité que d'autres eussent confondus avec la tristesse

tant elle faisait trembler en nous des feuillages inconnus

où passait

comme un apaisement paradoxal

les révélations fraîches de l'air...

Alors le Temps

se divisait

en deux parts égales

que nous partagions en sacrifice

entre le désir de vaincre

et la peur de mourir.

 

Est-il un songe de plus belle envergure

que cette maîtrise inventive

et ce consentement au sacre de l'Instant ?

Quel futur désolé délaisse

l'accomplissement adoré alors

qu'ici même une étoile nous guide,-

et même dans les exaltations vermeilles,

assourdies

de l'automne, à travers cette insouciance caressante qui habite l'âme

de ceux qui se redisent en eux-mêmes: " Ne vous souciez pas

du lendemain"... J'étais

depuis ma fougueuse jeunesse

amoureux de cette connaissance,

en cette inquiétude créatrice

où le monde tumultueux se reposait en nous.

C'était l'Idée,- l'ardente vision !-

de parcourir le monde

alors même que notre sentiment d'être

disparaissait dans la hauteur.

Quel poète, loin déjà sur la sente périlleuse qui l'éloigne de ses semblables

n'eut cette certitude

de n'être plus

l'auteur de son Chant ?

Mais nul autre

ne fut aussi proche de son unificence

qu'à cet instant

où seul

il pouvait dire cette vérité

qui authentifie son destin et le dépasse.

Jamais il ne fut aussi bien lui-même

et avec tant de beauté et d'intensité que dans le coeur

de la seconde salvatrice qui l'arrache à lui-même.

Par sa bouche alors parlent les dieux.

Car je fus le témoin de ce mystère,

j'accepte d'en témoigner. Ainsi

passe la flamme

de mains en mains, invisible

dans le grand jour qui la dissimule.

 

Luc-Olivier d'Algange

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

un article d'André Murcie: 

Sept poèmes en 190 pages. Dix-huit vers par page, centrés, en gros caractères. L'ensemble s'impose de lui-même. Luc-Olivier d'Algange, qui est surtout connu pour ses proses étincelantes, nous dévoile son arme secrète: une poésie ressourcée à l'ode pindarique, qui ne chante que la beauté absolue du monde dans le dévoilement de ses formes les plus concrètes comme dans la geste de recouvrement de ce qui ne se donne que caché. (...) Voici un poète qui est remonté vers les sources, plus loin et plus haut que ses propres fontaines intérieures. Antérieures.
Ceux qui entreverraient le mystère de l'âme du monde comme une émanation plus ou moins égrégorienne de la matière, un peu comme la musique que produirait un violon, se crèveraient le troisième oeil de la compréhension intuitive avec le bout l'archet qu'ils ne sauraient pas manier. L'âme du monde est bien cette notion platonicienne qui nous apprend qu'entre le 1 et le 2 il faut admettre un autre chiffre qui permet de passer de l'Un à l'Autre sans retomber toujours sur le Même.
Complexes mathématiques célestes un peu difficiles à comprendre mais si faciles à confondre dans l'irisation - nous pourrions employer le terme de ionisation - de la beauté du monde. L'âme du monde est cet escalier qui monte et descend une multitude de degrés dont seul le nombre infini nous offre de circuler de par le monde à la vitesse de l'esprit, supérieure à celle de la lumière.
Certains s'écrieront que nous sommes là en pleine poésie métaphysique. Mais que ces esprits inquiets de rassurent. La poésie de Luc-Olivier d'Algange n'est jamais glossolalie verbeuse ou nébuleuse. Elle dessine des contours purs. Si elle chante la métamorphose, c'est celle d'une forme qui s'éclipse en une autre, encore plus épurée, ordinale et cardinale.
Le Chant s'ordonne au concret des idées et des choses. Car toute notion est un caillou au tracé aussi fin, à l'arête aussi tranchante que la pierre sur l'autel des dieux (...) Des éléments simples dont l'assemblage se décline sous une incessante floralie, un interminable roucoulement d'objets aussi divers que le sel et la flamme, que l'ombre et le jour. La poésie de Luc-Olivier d'Algange est riche de tous ces vocables rutilants qui expriment l'essentiel du monde. (...)
Pour le lecteur le voyage sera facile. Qu'il se fie à la voile latine du poème et se laisse emporter vers les heures les plus orageuses et les plus claires. C'est une houle immense qui vous prend et vous enlève vers les confins du centre du monde. L'amplitude des "Grandes Odes" de Claudel alliée à la munificence du "Laus Vitae" de D'Annunzio.
Une poésie d'élévation lyrique et de rythme orphique, qui refuse l'humaine médiocrité et préfère la hauteur des Dieux. Une poésie d'altitude et de longues pérégrinations ulysséennes sur des mers d'huile ou de tempête. Un recueil de très-grande exigence, quelque peu solitaire dans la production contemporaine, mais essentiel; qu'un Baudelaire aurait dépeint du seul vocable de "Phare".
André Murcie
(L'éditeur qui voudrait reprendre cet ouvrage actuellement épuisé est le bienvenu.)

 

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10/12/2021

Note sur l'expérience visionnaire:

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Luc-Olivier d'Algange

L'expérience visionnaire

 

Tout écrivain qui n'a jamais éprouvé l'impuissance ou la vanité du langage humain est indigne de confiance. Mais celui qui, à cette épreuve, en vient à renoncer, ne trahit pas moins la confiance que nous placions en lui. Le grand dessein de l'âme, ce par quoi elle s'oriente et s'achemine vers l'Ame du monde, n'est-il pas de surmonter ce sentiment d'impuissance et de vanité ? Sentiment le plus souvent alimenté par les sophismes de la paresse et les doléances de la lâcheté.

Certes, l'expérience transcendante demeure « incommunicable ». A quelque tentative s'essaye-t-on, il reste impossible de la faire passer systématiquement de l'un à l'autre par la seule vertu des mots, ne serait-ce qu'en la raison de la diversité de l'entendement humain.

La transmission du message céleste, de la vision angélique, obéit à des lois subtiles, plus proches de la poésie et de l'art que de l'information scientifique. Rien ne peut nous assurer que le sentiment de la beauté dût fatalement passer de telle œuvre à tel spectateur, celle-là fût--elle admise pour géniale et celui-ci, un amateur éclairé.

La vision que les philosophes néoplatoniciens eurent la sagesse de juger indissociable de la spéculation, appartient à une réalité antérieure aux pensées et aux phrases... S'étend alors devant nous un monde silencieux et enfantin où la couleur, et le grain de la couleur, et sa musique intérieure, vivent dans la souveraine lumière, doués d'une mystérieuse intensité.

La chose, pierre, astre ou chimère, doit apparaître dans l'aube du regard, ainsi que l'étymologie du mot, comme la cause véritable de l'être, sa preuve nécessaire et suffisante. Que dire alors de l'apogée de cette vision ? Les mots « unité », « simplicité », s'ils sont justes, ne disent rien de la fabuleuse intensité de l'instant ; instant devenu comme le lieu géométrique du faisceau de toutes les temporalités possibles. S'il est donc impossible de « communiquer » l'expérience à quiconque ne l'a point vécue, il demeure possible de la dire à ceux qui en ont conservé un vague ou parcellaire souvenir.

On reconnaît sans peine les visionnaires du monde intérieur. Les auteurs anonymes des récits de voyage aux Pays des Ancêtres dans les traditions chamaniques, l'Apocalypse de Saint-Jean, mais aussi, plus proches de nous, Emmanuel Swedenborg, Jacob Böhme, William Blake, Victor Hugo, Gérard de Nerval sont les témoins de cet autre monde, vertigineusement étendu dans l'invisible, que les yeux de la pensée découvrent avec émerveillement ou effroi. Car ce monde intérieur n'est en aucun cas subjectif, individuel, aléatoire ou passager : il existe bel et bien, dans un royaume de l'âme dont les manifestations obéissent à des lois aussi précises que celles du monde empirique.

J’en veux pour preuve la similitude de certaines expériences visionnaires réalisées en des régions de l'espace et du temps les plus disparates. La théorie « behaviouriste » qui veut que le monde intérieur soit pour ainsi dire suscité et modelé par les seules circonstances historiques ne résiste pas à la comparaison du Journal visionnaire de Rûzbehân de Shîraz et de l'Aurélia de Nerval. Tout différencie la situation de ces hommes par l’histoire et la géographie mais ils ne s'en retrouvent pas moins, imprévisiblement complices en leur aventure spirituelle, dans la manière de la retranscrire, jusque dans le mouvement des phrases. L'expérience visionnaire ouvre une porte sur un monde qui, bien que suprasensible, n'en dispose pas moins de toute les vertus de l'objectivité.

L'une des plus belles descriptions objective de ce monde suprasensible est sans doute le Bardo Thödol, le livre des morts tibétain ; mais les poètes d'Europe, Rimbaud, Milosz ou Yeats n’en reçurent pas moins le mandat de perpétuer ces formes subtiles de connaissance que le monde moderne, tend, de plus en plus, à exclure du champ des investigations réputées sérieuses ou licites.

Les attaques « démystifiantes » d'une certaine critique contre la poésie du mystère et de la voyance marquent cette volonté, pour ainsi dire colonialiste, du monde moderne à prendre sa revanche définitive sur la part magique, surnaturelle et irréductible de l'être humain. D'où ces théories du « travail du texte » et du « signe réduit à lui-même » dont on se réjouit qu'elles ne retiennent plus aujourd'hui l'attention que de quelques vieux birbes des facultés de province.

Ce serait un leurre navrant que de vouloir raviver l'existence immémoriale du monde visionnaire par le seul mépris de l'Europe et de ses œuvres, et la fuite incertaine vers un Orient, qui n'est plus que de quelques décennies en retard sur notre déchéance. L'Orient nous apporte une lucidité et une soif nouvelle, un sens, non exclusivement géographique, plus strictement « cardinal », un sens auroral, tel qu’une « réorientation » vers le matin de notre propre pensée et de notre art redevient possible.

Une fois passé l'attrait de l'exotisme, le poème de Shelley, Epispsychidion, l'Ame de l'âme, révèle des lumières sont la vertu de transmutation vaut mieux, pour le moins, que les « orientalismes » touristiques du « New Age ». Mais sans doute cette œuvre nous est-elle devenue, paradoxalement, en cette fin de siècle où une moitié de la planète s'exprime dans un idiome qui ressemble à l'anglais, infiniment plus étrangère que peuvent l’être, hélas, à nos contemporains désorientés, les « gourous » exotiques pour cadres-moyens fatigués, ces nouveaux médecins imaginaires. Il en va de même de toute la tradition occidentale, que l’on peut dire « hermétique », et qui, des Mystères d’Egypte de Jamblique aux Reposoirs de la Procession de Saint-Pol-Roux, en passant par le De Lumine de Marsile Ficin et Les Disciples à Saïs de Novalis, témoigne d’une expérience initiatique des états multiples de la conscience et de l’être. Ces œuvres, néoplatoniciennes, alchimiques, symbolistes ou romantiques, constituent pour l’ordre mercantile et technocratique, une menace infiniment plus précise qu’un passager engouement orientaliste.

Le rêve d’une authenticité perdue hante l’Occident dans le sommeil agité de sa mauvaise conscience : il croit retrouver cette innocence, à la fois désirée et haïe, chez ceux qu’il jugea « primitifs » ou « archaïques », - comme on le fait de la nostalgie d’une enfance irrémédiablement perdue, et dont on repousse le souvenir. Or il n’est de maturité harmonieuse et civilisatrice que par le rayonnement, en nous, d’une enfance oubliée ; infante invisible dans l’aube de tous les pays et de toutes les saisons de l’âme.

Les authentiques Mages de l’Occident, ses chamanes, ses sages, ses prophètes, sont les poètes ; ivres de vin, de vertu, de volupté, comme disait Baudelaire, ils vivent dans un exil sans fin. Ils ne se contentent point, comme des intellectuels blasés, de déplorer, entre deux dîners, la pauvreté spirituelle ; ils vont vers l’illumination de la pensée. L’aventure visionnaire exige, pour être dite, l’Alchimie du Verbe : le solve et coagula qui nous fait entrer dans la nuit des symboles par l’œuvre-au-noir, avant l’extase de l’œuvre-au-blanc qui précède la reconquête de l’œuvre-au-rouge. Dès lors, ne nous étonnons pas de ce que les lecteurs ordinaires, accoutumés au langage exclusivement informatif, n’y voient que verbosité et démesure, - la perspective même qui légitime leur jugement leur faisant défaut. Ils ne jugent que selon une morale étroite où la notion d’utilité s’est substituée aux principes de vérité et de beauté.

On déplore que cette réduction de l’âme soit devenue, à quelques exceptions près, la commune mesure des « intellectuels » français, qui d’une façon ou d’une autre, allant de reniements en reniements, prétendent à représenter « l’esprit » de la France et s’exercent particulièrement à cette prétention par la conjuration du silence. De cette conjuration sont victimes les œuvres de ces écrivains que l’on peut, faute de mieux, nommer les visionnaires de l’extériorité, John Cowper Powys ou Malcolm de Chazal. Le monde qu’ils nous découvrent n’est pas d’abord celui des rêves prophétiques mais le monde immédiat, tangible, qui nous environne chaque matin dès que nous soulevons nos paupières. Ce qui sacre le visionnaire n’est pas alors dans la chose vue mais dans le regard même. Le monde, au lieu de se schématiser à travers une grille d’interprétation, s’offre à nous, se révèle, s’impose dans le faste, le mystère et la violence de ses manifestations. L’entendement, qui filtre la perception et l’amoindrit à ce qu’elle capte comme nécessaire à l’activité du moment, se trouve soudain assailli par une symphonie prodigieuse, synesthésique.

Là où la chose était réduite au signe qui la représente, à la fonction qu’elle occupe, soudain elle se rebelle, elle surgit de l’abstraction pour s’imposer à nous dans sa présence réelle. L’attrait que de nombreux poètes ont éprouvé pour les sciences naturelles tient à cette aptitude particulière du regard. La fameuse toile de Caspar David Friedrich, Les Falaises de Rügen montre cette limpidité retrouvée dont l’herboriste partage le secret. Novalis, et plus tard, Ernst Jünger, surent trouver la lisière, l’orée, où la vision de l’intérieur, favorisée par les rêves et les ivresses, rejoint une vision de l’extérieur dont les divinités, minéraux, papillons ou fleurs sont autant de rappels: au regard de notre « Moi transcendantal », l’intérieur et l’extérieur demeurent des catégories relatives et dérivées.

Dans un admirable essai sur Pouchkine, Vladimir Nabokov, lui aussi visionnaire du détail irremplaçable et de la nuance captée avec l’art minutieux de l’entomologiste, n’en propose pas moins cette définition du roman idéal : «  Qu’il serait émouvant, écrit Nabokov, se suivre à travers les siècles les aventures d’une idée. Sans jeu de mots, je crois que ce serait là le roman idéal : car, d’une limpidité parfaite et dégagée de toute poussière humaine, cette image abstraite semblerait jouir vraiment d’une vie intense qui se développe, s’enfle, montre ses mille plis, avec la souplesse diaphane d’une aurore boréale. » Précisons que l’Idée, dont il est question ici, n’a rien à voir avec les « idées générales » qu’abomine l’auteur d’Ada ou l’ardeur, opinions ou idéologies qui déterminent, selon leur degré d’importance ou d’envahissement, la plus ou moins grande vulgarité de celui qui les professe. L’Idée dont parle Nabokov, c’est l’Idée au sens étymologique, la chose vue, la forme, apparition subtile entre le sensible et l’intelligible, qui se manifeste, par exemple, dans la concordance inexplicable de certains instants. Nous sentons alors que ce que importe se tient en dehors du temps, ainsi que les amours de Van et d’Ada dans le chef-d’œuvre irisé et chatoyant de Nabokov. Le fantastique est ici-même car l’ici est l’ailleurs, et ce monde où nous sommes est le double d’un autre monde, Terra, subtilement différent, dont nous retrouvons la vérité par l’art d’inventer un monde (versicolore et dansant comme les Arlequins) qui existe déjà mais que nous ne savions pas regarder : «  Avant de commencer à l’écrire, je sais que mon livre existe déjà, écrit Nabokov, entièrement achevé, dans une autre dimension ».

Toute littérature visionnaire débute par cette intuition qui se suffit à elle-même, sans référence à cette brocante de divinités hors d’usage, de rituels pseudo-initiatiques, de superstitions et de prétentions à la sagesse qui constituent l’arrière-monde d’une modernité dépourvue, au point de s’en rendre folle, de toute allégeance claire à l’Esprit. La reconquête de l’Esprit, que chacun semble attendre et désirer ne saurait se faire sans une ardente reconsidération de la beauté. Vaincre la pesanteur du monde profane et désenchanté qui nous entoure, c’est tout un art.

Le mépris que certains « ésotéristes » affectent à l’endroit de la création artistique est encore une diversion puritaine, un service rendu à l’Ennemi qui, à la faveur de ces équivoques renoncements, conforte la puissance de la laideur sur le monde, où nous existons mais où nous sommes de moins en moins. Edifiante est la hargne dont s’entredéchirent les soi-disant « adeptes » de l’ésotérisme, qui ne s’accordent en général que sur l’infériorité de la littérature, rejoignant ainsi, en leur préjugé le plus ordinaire, les plus arrogants sectateurs des « sciences » dites « humaines ».

Or dans sa diversité même, la littérature, inséparable de la poésie, demeure sans doute la chance ultime, avec l’amour, se sauver quelques contrées de l’âme du désenchantement universel, - l’âme étant la médiatrice dont le royaume transparaît en ce monde, pour qui sait voir, à l’aube et au crépuscule, sous l’apparence d’un Ange dont une aile est blanche et l’autre noire. De ces contrées intérieures, certaines œuvres sont les seules gardiennes, et non point les œuvres de doctrine mais bien celles, inspirées, qui racontent, sous une forme ou une autre, l’ordalie d’une conscience éprise du geste qui la fit naître.

« Toujours plus haut », - telle pourrait être la devise de la conscience dont l’ascension ressemble à celle du soleil, cette figuration sensible du Logos, au-dessus de l’horizon du temps : édification du temple d’une éternité ordonnatrice. Dans l’expérience visionnaire, qui inaugure le voyage à travers les états multiples de l’être, le passé et le futur ne sont que des distinctions toute relatives, voire illusoires. Que ce soit dans la contemplation d’un Ange ou d’une fleur, la vision s’offre à nous hors du temps. Le passé et le futur se confondent dans le miroitement d’une seconde éternité, de même que la chose vue devient regard et que nous cessons d’être nous-mêmes pour nous confondre avec elle et la reconnaître. Cette renaissance « autre » (« Je est un autre » dit Rimbaud), est la gnose, telle que la définit Frithjof Schuon : «  Pour le volitif et l’affectif, Dieu est Lui, et l’égo est moi, tandis que pour le gnostique, ou l’intellectif, Dieu est moi, et l’égo est lui, ou l’autre ».

L’aventure ne se réduit pas à un simple jeu intellectuel : elle engage l’être entier et devient la destinée choisie de l’homme qui s’est révolté contre le destin et les limites prescrites de l’entendement humain qui sont une insulte à la nostalgie immense qui le hante, - cette sehnsucht , âme des œuvres du Romantisme Allemand, dont le caractère indéfinissable, loin de nous désarmer doit, au contraire, donner un surcroît d’élan à l’intelligence spéculative. Pour l’âme bien née, l’indéfinissable n’est pas une idole que l’on révère, mais un défi que l’on relève.

Cet héroïsme fut celui de Novalis, qui, par ses poèmes, ses récits et son Encyclopédie, voulut se saisir des « coïncidences» qui témoignent de la « mystérieuse écriture » du monde visible. Au mépris des textes, pourtant disponibles, les adeptes comme les ennemis français du Romantisme Allemand n’en continuent pas moins de propager ce préjugé inepte : l’œuvre de Novalis serait erratique, perdue en des ténèbres affectives. C’est exactement le contraire. La méthode de Novalis se fonde sur un usage non restrictif de la raison, toutes les hypothèses y sont admises et germinatives. La passion qui obscurcit la raison est bien ce qui lui est le plus étranger. A cette passion qui dépossède, Novalis oppose la ferveur légère du pressentiment créateur qui sait que toute chose acquise par l’entendement doit encore être conquise par l’âme et illuminée et transfigurée par l’Esprit.

Ce ne sont point la déraison et de lourds tourments orageux qui requièrent l’attention de Novalis mais une sur-rationalité  où s’allume l’enchantement, comme la flamme de la chandelle dont parlait Bachelard, d’une concordance entre le monde en ses inépuisables nuances et l’Idée dont il procède selon les lois de l’Idéalisme magique. D’où l’indifférence de Novalis à l’égard du Werther de Goethe et sa préférence pour le Traité des couleurs.

Une heureuse victoire de l’Esprit serait de comprendre, et de faire comprendre, que l’expérience visionnaire est d’abord le privilège de ceux dont une enfance magique arde encore sous les sous les cendres grises ou blanches des habitudes adultérées ; que cette expérience n’a nul besoin d’un apparat sentencieux; ce serait plutôt un « jour de fête », comme dit le poème d’Hölderlin, accordé aux heures profondes.

Les rapports humains dont on déplore souvent l’indigence, s’en trouvent bouleversés. Ce n’est plus l’intérêt matériel et l’instinct grégaire qui rassemblent les hommes et les femmes en de moroses congrégations profanes, mais le vaste, le très-vaste pressentiment d’une « éternité retrouvée » qui scelle entre les humains le pacte d’une connivence dans l’invisible. L’expérience visionnaire nous donne accès à un monde où se retrouveront tous les exilés, Calenders ou Justes secrets, dont l’audace inventive et la fidélité au plus lointain nous seront, si nous savons les entendre, une renaissance immortalisante.

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Ce Printemps d'Aquitaine, note sur Henry Montaigu:

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Luc-Olivier d'Algange

Ce Printemps d’Aquitaine

 

L’œuvre de Henry Montaigu est une œuvre de combat,- sitôt l’on ôte au mot combat ses connotations idéologiques, au sens moderne, ou « engagées », au sens aphasique. Mais s’il s’agit de combattre pour sauver la pure joie de l’être, de lutter, jusqu’au bout, pour sauvegarder la légende de l’âme et le pressentiment d’un monde délivré du ressentiment, s’il faut croiser le fer avec l’ineptie et la goujaterie collective, avec la témérité de Don Quichotte et la générosité de Falstaff tel qu’Orson Welles en sut révéler la véritable figure dans Les Carillons de Minuit, s’il faut œuvrer avec héroïsme pour l’Idée Royale (qui est tout autre chose, et nous y reviendrons, que la royauté idéalisée), s’il faut combattre l’oubli, et l’oubli de l’oubli qui ne laisse plus même dans l’âme humaine le souvenir d’une déhiscence, l’œuvre de Henry Montaigu est présente, d’une présence réelle.

L’esprit humain, lorsqu’il ne se vénère pas à l’excès lui-même possède certaines dispositions heureuses à recueillir en lui les éclats d’un autre monde, voire à prolonger la création divine. La superstition moderne nous veut séparés du monde, reclus dans nos subjectivités outrées, vengeresses ou désespérées alors que le moindre silence, dans le calme revenu, suffit à nous révéler ce qui demeure, notre âme éprise de l’âme du monde, notre pensée adoubée par le Verbe : «  Miser sur l’éternité. La part d’Eternité qui en toutes choses demeure. Plutôt que la grande Rupture au-delà des temps corrompus, ce printemps d’Aquitaine, ces collines fleuries, comme un premier matin. »

Il y a dans l’œuvre de Henry Montaigu, ce qui la distingue des travaux cuistres, grincheux ou fanatiques, un élan qui dénoue, une inclination vers la légèreté, une rapidité heureuse, printanière, qui l’apparente à Joseph Joubert. Sa pensée n’est pas « contre-révolutionnaire », ni même « contre-utopique » mais un assentiment à ce qui demeure ; plus mozartienne que wagnérienne, dépourvue de pathos et d’hystérie, virile, accordée à des temps plus affinés mais moins corrompus, moins barbares que les nôtres, sa musique déploie en corolle des pays qui n’ont jamais cessés d’exister que dans nos entendements obscurcis, des pays qui attendent à l’orée du temps, non dans un lointain fantastique mais dans une proximité extrême : «  Quand le visible devient irréel, tout recomposer de l’intérieur – par où toute action commence ».

Il y a donc, pour commencer, le Pays, celui du Cavalier bleu, ici et maintenant, qui n’est hors de portée de nos mains, de nos souffles, que par un sortilège obscur. Ce Pays n’est pas seulement un Etat, ou une Nation, il n’est pas seulement les hommes rassemblés en une communauté de destin, il est une invitation moins soustraite à la totalité du visible et de l’invisible que ne la conçoit d’emblée ce que l’on nomme, sans savoir trop ce que l’on nomme, la « démocratie ». La réalité d’un Pays est plus vaste que toute loi ou jurisprudence ; elle enclôt les hommes, dans leurs diversités et leurs ressemblances, l’histoire et la géographie, dans leurs palimpsestes et leurs arcanes, les faunes et les flores naturelles et imaginaires, et cette sorte de clarté transversale qui frappe à la vitre, au matin ou au soir, et qui semble accordée à une salutation angélique. (Le Roi est alors Roi de cet ensemble, de ce Cosmos miroitant ; et c’est bien pourquoi il convient de le nommer, selon la tradition, Roi de France, et non point, comme par adultération bourgeoise, « Roi des Français ».)

Le Pays, qui n’appartient que pour une part moindre à ce que l’on nomme de nos jours la politique est une réalité poétique et métaphysique, c’est-à-dire une espérance d’universalité. Les abstracteurs modernes veulent nous précipiter dans l’Universel à partir de rien. Cette universalité déclarative leur paraît si parfaite qu’ils s’en prévalent pour renier tout héritage et conspuer toute fidélité. Mais de cet universalisme du vide versé dans le vide, nous voyons surtout les conséquences : clans et tribus fabriquées dans l’urgence, selon une logique publicitaire, et à chaque seconde sur le point de s’étriper. Ce ne sont plus des hommes qui parlent, mais d’absurdes « communautés », figées dans la représentation, dans le spectacle, et défendant leurs fonds de commerce en jouant de l’accusation et du remord. Toutefois, la belle idée d’universalité ne mérite point cette déchéance, dès que le Pays, en un poème ingénu et savant, redonne vie à cette puissance ramifiée, arborescente, qui est le propre de toute pensée vivante, de toute pensée inscrite dans la réalité. Du Pays d’Aquitaine, du pays nervalien, de la Provence ou de la Bretagne comment ne pas voir, que l’Orient vient à nous, en chevaleries amoureuses, mais aussi l’Allemagne romantique ; et suivre le pas du Cavalier bleu, c’est aussi suivre, selon la logique de Yi-King, la voie du Tao, et entrer dans la Chine profonde.

Le plus lointain s’irise dans la proximité extrême. L’universalité métaphysique se conquiert de proche en proche autant qu’elle s’hérite. «  Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres » disait Nerval. Et les pierres parlent, quelquefois, à la faveur de l’air. A cet entretien de la pierre et de l’air, qui n’est autre que le secret limpide de l’architecture sacrée, Henry Montaigu consacra quelques ouvrages décisifs : Reims, Paray-le Monial, Rocamadour, sans oublier Les Châteaux de la Loire,- qui laissent entrer dans l’entretien le miroitement du cours de l’eau. Le propre de la pensée traditionnelle, ce qui la distingue de la modernité, avant même de parler de métaphysique, est cette présence qu’elle accorde au cosmos, ce site qu’elle éclaire, celui de notre conscience, de notre entendement, entre l’air, l’eau, la terre et le feu. Il n’est point d’édifice traditionnel qui ne soit orienté, qui ne reconnaisse l’ordre de ce qui l’environne, où il doit prendre place, la sienne précisément, en toute beauté, en gloire même, mais sans outrecuider. Il en va de même de la pensée et du chant, orientés toujours, tendus vers l’aurora consurgens, autrement dit vers le Sens, vers l’or du temps, vers cette sagesse matutinale où tout recommence.

L’œuvre est orientation, elle est ce mouvement vers le Matin dont le secret fastueux est contenu dans le couchant : «  Terre d’empire, espace extrême, terre étrange, royaume d’Hélicon au centre du débat, quand je veille au couchant de la ville immobile dont le temple doré décalque l’autre temps. » L’œuvre se distingue radicalement du travail ; et que font-ils d’autre, ces écrivains, ces artistes contemporains lorsqu’ils refusent l’œuvre et parlent de leur « travail », que de se dévouer corps et âme aux « jargons démagogiques », au plus vil utilitarisme ? L’œuvre est cheminement, pérégrination vers le Soi. Ce mouvement qui l’anime, cette émotion, la délivre des systèmes qui prétendent à l’administration de la vérité. Ambassadrice, médiatrice, diplomatique, chemin vers l’intérieur qui est, selon le mot de Novalis, le véritable « extérieur » (de même que l’herméneutique sauve la lettre en la restituant à la luminosité première), l’œuvre est recouvrance du monde vrai que le mensonge obnubile. «  Tout a été disposé en images et en nombres, en symboles et en figures : le royaume de l’extérieur est la figure du royaume de l’Intérieur. Le centre visible n’est pas né des dogmes et des lois mais de l’architecture première, de l’universelle disposition. Il est la maison du Soi, la Demeure, le Chemin, l’Echéance. Il est le Jardin et la Ville : le commencement et la fin. »

L’œuvre d’Henry Montaigu n’est pas un amas de textes, mais la relation d’un voyage, la réponse à un appel, une vocation. D’où son étrangeté dans ces temps sinistres, d’où son exil, à la fois réel et métaphorique. Tels sont les temps que nous vivons que notre plus profonde appartenance est la condition de notre exil. « Etrangers en notre pays lui-même », comme l’écrivait Aragon, mais retrouvant dans cet exil, le sens de la beauté d’être là où nous sommes, dans le paradoxe d’une fidélité qui nous arrache au faux-semblant. «  J’ai entendu l’appel de l’image visible, signe manifeste de la présence de Dieu. Et j’ai suivi l’interminable voyage à travers les dispositions du Maître d’œuvre, roi de rigueur, messager d’amour primordial ». Ce voyage qui débute avant la phrase écrite, et s’achève après elle, ce voyage irrigué de prières donne accès à une Sapience à la fois sensible et intelligible (et échappant ainsi doublement au jargons démagogique) : «  Pourtant, je n’ignore rien de la nef silencieuse ni de la sainte solitude de la bénédiction du Retour, ni le voyage inouï dans le centre des choses où l’avenir se joue, ni la magie supérieure de l’ordre donné, ni aucune des tendres perfections du recommencement. »

Nous partons d’où, par erreur, nous ne croyons pas être, pour revenir là où nous sommes en vérité, nous partons de l’illusion, de la démesure, pour retrouver l’humilité intransigeante d’une terre ordonnée au ciel… Du Pays que nous aimons, car c’est dans sa lumière propre que nous pensons, que nos phrases à ses paysages s’accordent, qu’enfin nous nous promenons, battant le pavé, ou nous égarant aux orées, disant bonjour aux arbres de notre connaissance, (et quelles écritures sur ces écorces, quelles philosophies dans ces nuages qui apparaissent entre les feuillages !), c’est bien à force de le parcourir, ce Pays, d’y songer, de s’en approprier l’essence, non par le travail ou l’action, mais par l’œuvre et la contemplation, que peu à peu nous nous rapprochons de son centre, de son cœur, qui est véritablement le cœur des mondes, la véritable universalité, dont nous espérons être les hôtes, au double sens du mot, recevoir et être reçu, en mesurant la fragilité de tout cela, sa délicatesse extrême, sa nuance qui échappent aux doctrinaires. «  Car tout centre est une espérance ».

Et ce Pays hélas, est paradoxalement loin. Cet « ici-même » est séparé de nous par mille épreuves, à commencer par celle qui doit rétablir en nous le juste sens de la hiérarchie, - celle des « états de l’être », et celle des importances. L’espérance n’exclut pas la lucidité, et « quêteur de la Graal » autant que « chercheur de noises », Henry Montaigu ne s’est pas privé de voir la France contemporaine devenue «  cette hagarde gaupe lectrice du littéral exclusif, avorteuse tout ce qui dépasse le degré primaire et ne peut être traduit en jargon démagogique ». Triste constat que viennent confirmer ces légions de textes écrits, non plus en français mais en traduidu, au point que quiconque s’aventure à écrire en toute liberté, en suivant le mouvement de sa pensée et le génie de sa langue apparaît « suspect ». Plus grave encore, ce refus de tout herméneutique, de tout art de l’interprétation, ce littéralisme qui détruit la lettre qu’il prétend servir. Quant à la démagogie, elle s’est tant et si bien répandue, elle est si bien devenue la norme que tout ce qui lui échappe est inaudible, comme recueilli dans le silence, dans l’éternité même. Et c’est bien par ce recueillement que le triste constat que fait Henry Montaigu ne contredit pas l’espérance. Dans le vacarme silencieux comme la mort, sauve est la voix juste, la voix vivante. «  Tout désespoir traversé engendre une vie nouvelle. Une liberté inaliénable. Aussi, ce règne obscur se défend-il de l’harmonie par le chaos, du chant par la surdité, de la connaissance par l’angoisse. » Mais sauve de l’angoisse est la parole recueillie, la parole saluée de l’autre rive, reçue comme « une rémanence du Royaume », dans ce Songe qui est le maître des songes. «  Pour travailler à la victoire du Maître d’œuvre, je ne puis rien faire mieux que de parler de l’autre rive, depuis cet espace inouï qui est l’Enfance du monde, le royaume médian d’Hélicon. »

Le propre de la Tradition primordiale est de transcender le temps et de pouvoir être toute perdue ou toute retrouvée par la grâce, à chaque instant : « Déployée à l’écart dans sa royauté médiane, mon pays d’Auberhaudes n’est pas un espace imaginaire, c’est une Aquitaine préservée du saccage temporel qui la défigure. » Nulle lamentation, ni même d’excessifs regrets à celui qui combat la tristesse, n’est de mise ; son cœur se brise, mais l’éclat de la brisure éclaire le monde, le reconquiert : « Le plus souvent passer outre. Le monde serait-il pire qu’il n’est, les contradictions plus flagrantes, l’incohérence plus achevées, le mal plus redoutable – en toi et en dehors – l’Absolu n’en serait pas moins l’Absolu, et l’Absolu est ta demeure. » 

Le sinistre labeur du temps est sans pouvoir à qui ne reconnaît pas le pouvoir du temps. Etre catholique et français comme le fut Henry Montaigu, c’est à dire, être, et non pas parler « en tant que » à la manière des idéologues, c’est comprendre qu’il y a beaucoup moins d’incompatibilités en ce monde qu’il n’y paraît (ou que le Diable, le diviseur, ne voudrait nous le laisser croire). Pour sauvegarder le Pays d’Auberhaudes, il faut encore savoir réconcilier les contraires, «  les rétablir par rapport à ce Milieu dont ils sont les expressions complémentaires. Ne les isoler que provisoirement. Ne pas les opposer ». C’est d’opposer ce qui naturellement et surnaturellement œuvre de concert que nous perdons ou défigurons tout. Le poète est celui qui réconcilie l’inspir et l’expir, l’âme et la peau, l’apollinien et le dionysiaque ; et comme un exemple vaut mieux qu’une abstraction, il me souvient que Philippe Barthelet me faisait observer à quel point la France classique était encore vive des chasses sauvages, de ces merveilleux entrelacs de mystères, qui survivront jusqu’aux œuvres poétiques et cinématographiques de Jean Cocteau.

Voici donc tombée une autre opposition scolaire, entre le merveilleux et la raison, entre l’autre monde peuplé d’Anges ou de licornes et ce monde où nous sommes, et que nous demeurons libres de laisser fleurir. Il n’y a point à sacrifier le mystère à l’entendement ni le grand et beau retentissement du cosmos, prenant figure dans les légendes et les épopées, à quelque raison jugée plus « civilisée ». La France classique n’exige point de nous cette répartition supplétive, ce renoncement, ce désenchantement. Le discord entre l’exactitude des formes et les grandes puissances déferlantes de l’image n’est qu’une sophistique maligne. Toute idéologie procustéenne, autrement dit moderne, s’évertue à nous priver de la moitié de nous-même, de notre part d’ombre et de feu : «  Malheur à la ville qui laisse inemployée cette forge des songes où habite l’extrême lucidité. » L’illusion est de choisir. En toutes circonstances nous gagnons ou nous perdons tout, la raison et le merveilleux, la lucidité et l’ivresse, le pouvoir et le droit, la liberté et l’autorité, le sensible et l’intelligible, la nature et la surnature, l’Eternité et l’instant. Henry Montaigu évoque ainsi «  la condition du Poète, là au milieu ». Etre au milieu, c’est d’abord ne pas déserter. Le poète, que les gens rassis réputent divagant, perdu dans ses nuées « est cet œil ouvert sur la conscience la plus intérieure, centre des choses et du monde ». Le monde moderne quant à lui est périphérique, cantonné dans les marges, les surfaces, les écorces mortes, il est ce monde de déserteurs ontologiques, qui quittent l’être et s’empressent de juger le monde inférieur à l’idée qu’ils s’en font. 

« Déserteurs : ceux qui feignent de tout comprendre pour n’avoir rien à faire – et ceux qui feignent d’avoir tant à faire pour ne rien comprendre ». Or, la poésie, poïein, est à la fois le comprendre et le faire, la gnosis et l’action. Elle est pensée, juste pesée analogique, et elle est chant, musique éolienne, charme orphique renouvelant le pacte immémorial qui nous unit à la création du monde, et laisse en nous, antérieur à l’ontogenèse, le scintillement de la lumière une, de la lumière nue. A cet égard, l’espace de la poésie est en même temps l’espace de la politique, du cosmos, et non point, comme feignent de le croire nos individualistes massifiés, l’expression de quelque chose de privé, ou de subjectif. La poésie ordonne le monde, elle adoube la création, elle fait de la réalité le récipiendaire d’un ordre, d’une harmonie qui nous outrepasse, elle nous initie à la solennité légère du tradere et de la voix du cœur : «  La poésie est de si haute essence qu’elle survit aux dieux, aux formes, aux images ». Heidegger nommait le langage « demeure de l’être », mais encore faut-il que l’être ne soit pas rigoureusement « absenté ».

Les modernes, réduits au travail et à la consommation, radicalement expropriés de tout ce qui importe, sans cesse reconduits à la frontière de l’être, chassés de la relation fondatrice avec le Bien, le Beau et le Vrai, livrés à un relativisme moral qui conduit directement aux camps de concentration, ne seront sauvés que par la nostalgie et le Songe. «  Nostalgie : à travers ce qui demeure – afin de saisir ce qui Est. Songe : une réalité en survivance ». La poésie, ni subjective, ni privée, mais ressource de l’être, splendeur du cosmos, bien commun, exige à la fois d’être récitée et prédite. Toute nostalgie est pressentiment, toute récitation, dès lors que l’on sait par le cœur, est prophétie : «  L’avenir est à une chevalerie inconnue. Attendre tout bonnement le retour du Roi Arthur. Etoiles ensevelie, quel vent vous délivrera ? » Voir, sans se laisser illusionner par le « fanal noir du progrès » dont parlait Baudelaire, la terrible défaite de l’espèce humaine, ce retour à l’animalité, à travers les dérisoires féeries technologiques, reconnaître l’immonde, ce n’est point s’en remettre à demain («  Remettre à demain, c’est s’en remettre aux forces obscures du monde. Plus tard, signifie Jamais »), mais disposer le monde à l’immédiateté prophétique, à ce « tout de suite » qui est le vibrato de la poésie réelle, de l’alliance retrouvée : «  Faire claquer au vent, sur l’étendard, l’immobile signe d’alliance ».

Ainsi, se délivrer du travail, pour reconquérir l’œuvre, s’affranchir du divertissement, pour retrouver la liberté de la contemplation, c’est aussi « réconcilier, comme dans les romans de la Table Ronde, l’Aventure avec le Silence. » Oeuvre décisive, providentielle, dans un monde planifié, réglementé à l’extrême, contrôlé, et soumis à une incessante pollution sonore. Lorsque le monde redevient Aventure et Silence, tout est possible, tout est vrai, à commencer par ce qui échappe au temps profane : « Le chant des femmes à la fontaine témoigne de cet insaisissable bonheur dont l’Histoire ne tient nul compte, et qui fait qu’elle n’est qu’une duperie. ». L’Aventure et le Silence sont au creux de l’être, dans l’orbe du jour, dans le sans-fond de la saison qui délivre en pluies, en clartés, en feuilles et en fleurs, un aspect de la beauté qui tournoie dans son immobilité centrale. Loin de vouloir retourner à quelques moments antérieurs de notre déclin, comme le veulent les réactionnaires, la poésie, telle que l’exerce Henry Montaigu est annonciation de ce qui jamais ne cessa d’être, sinon dans ce monde spectral dont on devrait s’impatienter de voir la fin : «  A présent, nous avons hâte de finir, le devoir une fois fait, car comment penser que la statue de sel peut survivre au déluge… N’est-il pas temps de chanter les splendeur de la mort, l’ouverture des portes et l’essentielle voie du grand Retour ». Mais alors, il ne s’agit plus de la mort de la vie, mais bien, au sens le plus strictement initiatique, de la mort de la mort, autrement dit de la renaissance immortalisante. La crainte n’est plus à l’ordre du jour, la fin de ce monde est déjà derrière nous, ce mal qui n’est que l’absence du Bien, n’a plus d’autre empire que celui du rien qu’il confine à disparaître : «  Les trônes pourris s’effondrent, et les fallacieux pouvoirs de la conjuration nocturne sont voués à la dissolution. L’Empire du Matin se prépare dans la lumière inaperçue, et les nouveaux rois sont déjà parmi nous. »

Tout se joue à partir de la lumière inaperçue. La lumière est présente, elle est dans l’être-là, elle est l’existence pure, l’acte d’être de toute chose, ce n’est que l’absence qui nous en tient éloignée, ce n’est que notre regard qui défaille. Rien ne manque, tout est magnifiquement présent, chaque seconde est d’une beauté stellaire, chaque regard échangé nous reconduit à l’amitié divine, tout est déjà sauvé, il nous suffit de la reconnaître, d’opérer à la silencieuse révolution de la reconnaissance. Mais quelle force alors est exigée de nous ? Quelle force étrange, sans égards pour les volontés qui nous étouffent, pour les convenances, les attributions sociales, les mœurs grégaires ? Quelle force légère pour nous libérer du « Gros animal », des fausses responsabilités et des fausses hiérarchies ? «  C’est que la littérature certifiée a fait son temps. Il faut sauver la poésie d’un naufrage culturel sans exemple. Que l’ambition du poète soit démesurée – et sa désobéissance absolue. Nous sommes tous responsables de ce que le système survit au désenchantement général. Nous répétons inlassablement les lourds mots d’ordre de l’héritage bourgeois dont la substance est depuis longtemps dilapidée. Refuser ce faux service. Refuser l’embarquement. Substituer à la révolution du bruit, la révolution du silence. »

La gnose, non le gnosticisme des sectes qui vitupèrent contre le monde, qui haïssent le sensible, mais la gnose nervalienne, qui se dit dans le pur idiome français, et non en jargons puritains, la gnose qui n’est pas volonté de pouvoirs, mais puissance du silence, la gnose qui approfondit la croyance et diffracte la croyance, s’y accorde, comme la voûte romane s’accorde au chœur, la gnose profonde comme l’attente, profonde et haute, à la fois crypte et flèche lancée vers le ciel, surgit alors d’une immédiateté retrouvée, d’un acte d’être, que rien ne peut nous arracher, sinon l’inadvertance, l’oubli ou le dédain. Mais ne méconnaissons pas, dans l’esprit moderne, cette persistance du dédain. Ces faramineux démocrates, si soucieux d’égalité, si constant dans l’exécration de toute « supériorité » héroïque ou sacerdotale, vivent dans l’aura d’un prodigieux dédain, celui de leurs semblables, certes (et ces dédains réciproques nous font une société torve et méchante) mais aussi dans celui du monde, de la nature même. Plus encore qu’accusateur, effondré, dépressif ou hargneux, plus encore que vain, futile ou fondamentaliste, le moderne est dédaigneux. Que lui font les œuvres de la nature ou de l’homme ? Que lui vaut ce qu’il ne peut acheter ? Quelle importance pour lui ces cathédrales, ces poèmes, ces forêts, ces mers qui ne lui parlent pas de lui-même ? Son dédain des physiques et métaphysiques anciennes est à la mesure de son enthousiasme pour les « thérapies » qui flattent sa subjectivité. Ce dédain est la condition même de ce que Hannah Arendt nommait la « banalité du bal ». Ne rien savoir, ne rien voir, vivre sans nostalgies ni fidélités, se persuader que « rien n’ est vrai » puisque « tout est relatif », c’est bien à cette forme d’agnosticisme que s’oppose la gnose du Prince d’Aquitaine, la gnose poétique, qui loin de détenir le Vrai et le Beau s’achemine vers eux, faisant de son cheminement un chemin de beauté et de vérité. «  El Desdichado, le prince d’Aquitaine : les quatorze vers du sonnet de Nerval font le centre d’une littérature où domine la perspective gnostique. De Chrestien de Troyes à Maurice Scève, de Rabelais à Béroalde de Verville, de Ronsard, à Cyrano de Bergerac. »

Le poète est là « au milieu », au centre de tous les espaces-temps pour en sauvegarder la respiration, et le poète est aussi au milieu de nous qui ne le voyons pas. Le poète est au milieu de la France, alors que, dans la société (mais la société n’est le Pays, loin s’en faut !) les affairistes en tout genre occupent la première place, en marge de l’être. Là au milieu est la pure existence, la simple extase d’être, de recevoir. Ce « déjà là », cette éminente sagesse innocente d’être Soi, cette immédiateté, cet « éclair dans l’éclair » dont parlait Angélus Silésius, n’est autre que « la foudre iconographique de l’Intellect divin » qui nous prescrit d’écrire l’éclair et non la durée.

Par un paradoxe admirable, le propre de la condition humaine, sa déchéance essentielle, est de devoir infiniment aller à la recherche de ce qui est. Ce qui est, non seulement le plus proche, mais le plus intime est au plus loin : ce sont pérégrinations et tribulations infinies pour y atteindre. L’ésotérisme bien compris ne dit rien d’autre ; la sagesse ultime, celle qui advient au terme de l’initiation , après maintes épreuves, voyages, bouleversements de la conscience et de l’âme, la sagesse qui récompense l’ odyssée est à l’intérieur, non seulement ici-même, d’où nous partons pour le retrouver, mais au cœur le plus secret de l’ici-même, en son abîme lumineux, torrentueux, d’où s’élèvent les figures, les archétypes, les Symboles, oiseaux de vent et d’écume, volant à contre-force des cascades !

L’œuvre de Henry Montaigu est un graduel. Mais qu’est-ce qu’un « graduel » ? François Cheng nous le dit en parlant des paysages chinois, de la montagne vide, de l’apesanteur de la neige et de la flamme, de la Foudre et du Vent : la nature est le graduel de la surnature, l’intelligible est la fine pointe du sensible. Telles sont les métaphores du passage de la doxa à la gnosis, de l’exotérique à l’ésotérique. Nous retrouvons ce graduel « taoïste » dans le poème du Roi Dormant d’Henry Montaigu. La Royauté n’est pas une idéologie, une représentation, ni une administration du réel, elle périclite dès lors qu’elle s’extériorise, sitôt que l’Autorité dont elle témoigne s’absorbe et s’étiole dans le pouvoir qui la manifeste. L’auctoritas, telle que la conçoit Henry Montaigu est bien, comme le rappelle Philippe Barthelet, la vertu qui accroît, autrement du l’art du jardinier. Le déclin de l’Autorité juste, de l’Autorité légitime coïncide avec ce que Jean Tourniac nommait l’exotérisme dominateur, le triomphe de la lettre morte, fondamentaliste, qui n’est rien d’autre qu’une forme vindicative de la superficialité, un ressentiment moderne. Ce déclin, ce durcissement, cette « solidification », selon la terminologie guénonienne, n’est pas d’aujourd’hui. On pourrait dire qu’elle est une tentation permanente, une superstition immémoriale. Lao-Tzeu, déjà en décrivait le processus : « Après la perte du Tao, vint la vertu. Après la perte de la vertu vinrent les bons sentiments. Après la perte des bons sentiments vint la justice. Après la perte de la justice restèrent les rites. »

A rebours de ce déclin, le Cavalier bleu va à la rencontre d’un autre monde qui est identique à notre monde, sauf la pesanteur. C’est le cœur léger, de voltes en révoltes heureuses, qu’il faut recevoir l’œuvre de Henry Montaigu, mais avec une révérence particulière pour celui qui tint plus haute que sa vie la vérité vivante, - c’est ainsi qu’il faut lire ces « fragments d’une longue marche, pages arrachées aux tumultes d’une épopée intérieure, aux batailles avec les fantômes et les témoins, les ombres et les lumières. Course précipitée avec très peu de temps de halte, dans une vie qui ne tient qu’à un fil et dont le harassement est la tentation. »

Luc-Olivier d’Algange

Extrait de Fin mars. Les hirondelles, éditions Arma Artis

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09/12/2021

Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:

Philippe Barthelet

Le Seigneur des Formes

 

Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne, Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.

(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)

L'âme secrète de l'Europe

 

Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.

« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle  que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…

*

Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs.

« Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ». C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ». C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entremaudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».

L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.

Philippe Barthelet

 

 

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Evola, Jünger:

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Luc-Olivier d'Algange 

L'œil du cyclone

 

 « Ta répugnance envers les querelles de nos pères avec nos grands

pères, et envers toutes les manières possibles de leur trouver une

solution, trahit déjà que tu n'as pas besoin de réponses mais d'un

questionnement plus aigu, non de drapeaux, mais de guerriers, non

d'ordre mais de révolte, non de systèmes, mais d'hommes. »

 

Ernst Jünger

 

On peut gloser à l'infini sur ce qui distingue ou oppose Ernst Jünger et Julius Evola. Lorsque celui-là avance par intuitions, visions, formes brèves inspirées des moralistes français non moins que de Novalis et de Nietzsche, celui-ci s'efforce à un exposé de plus en plus systématique, voire doctrinal. Alors que Jünger abandonne très tôt l'activité politique, même indirecte, la jugeant « inconvenante » à la fois du point de vue du style et de celui de l'éthique, Evola ne cessera point tout au long de son œuvre de revenir sur une définition possible de ce que pourrait être une « droite intégrale » selon son intelligence et son cœur. Lorsque Jünger interroge avec persistance et audace le monde des songes et de la nuit, Evola témoigne d'une préférence invariable pour les hauteurs ouraniennes et le resplendissement solaire du Logos-Roi. Ernst Jünger demeure dans une large mesure un disciple de Novalis et de sa spiritualité romane, alors que Julius Evola se veut un continuateur de l'Empereur Julien, un fidèle aux dieux antérieurs, de lignée platonicienne et visionnaire.

Ces différences favorisent des lectures non point opposées, ni exclusives l'une de l'autre, mais complémentaires. A l'exception du Travailleur, livre qui définit de façon presque didactique l'émergence d'un Type, Jünger demeure fidèle à ce cheminement que l'on peut définir, avec une grande prudence, comme « romantique » et dont la caractéristique dominante n'est certes point l'effusion sentimentale mais la nature déambulatoire, le goût des sentes forestières, ces « chemins qui ne mènent nulle part » qu'affectionnait Heidegger, à la suite d'Heinrich von Ofterdingen et du « voyageur » de Gènes, de Venise et d'Engadine, toujours accompagné d'une « ombre » qui n'est point celle du désespoir, ni du doute, mais sans doute l'ombre de la Mesure qui suit la marche de ces hommes qui vont vers le soleil sans craindre la démesure.

L'interrogation fondamentale, ou pour mieux dire originelle, des oeuvres de Jünger et d'Evola concerne essentiellement le dépassement du nihilisme. Le nihilisme tel que le monde moderne en précise les pouvoirs au moment où Jünger et Evola se lancent héroïquement dans l'existence, avec l'espoir d'échapper à la médiocrité, est à la fois ce qui doit être éprouvé et ce qui doit être vaincu et dépassé. Pour le Jünger du Cœur aventureux comme pour le Julius Evola des premières tentatives dadaïstes, rien n'est pire que de feindre de croire encore en un monde immobile, impartial, sûr. Ce qui menace de disparaître, la tentation est grande pour nos auteurs, adeptes d'un « réalisme héroïque », d'en précipiter la chute. Le nihilisme est, pour Jünger, comme pour Evola, une expérience à laquelle ni l'un ni l'autre ne se dérobent. Cependant, dans les « orages d'acier », ils ne croient point que l'immanence est le seul horizon de l'expérience humaine. L'épreuve, pour ténébreuse et confuse qu'elle paraisse, ne se suffit point à elle-même. Ernst Jünger et Julius Evola pressentent que le tumulte n'est que l'arcane d'une sérénité conquise. De ce cyclone qui emporte leurs vies et la haute culture européenne, ils cherchent le cœur intangible. Il s'agit là, écrit Julius Evola de la recherche « d'une vie portée à une intensité particulière qui débouche, se renverse et se libère en un "plus que vie", grâce à une rupture ontologique de niveau. » Dans l'œuvre de Jünger, comme dans celle d'Evola, l'influence de Nietzsche, on le voit, est décisive. Nietzsche, pour le dire au plus vite, peut être considéré comme l'inventeur du « nihilisme actif », c'est-à-dire d'un nihilisme qui périt dans son triomphe, en toute conscience, ou devrait-on dire selon la terminologie abellienne, dans un « paroxysme de conscience ». Nietzsche se définissait comme « le premier nihiliste complet Europe, qui a cependant déjà dépassé le nihilisme pour l'avoir vécu dans son âme, pour l'avoir derrière soi, sous soi, hors de soi. »

Cette épreuve terrible, nul esprit loyal n'y échappe. Le bourgeois, celui qui croit ou feint de croire aux « valeurs » n'est qu'un nihiliste passif: il est l'esprit de pesanteur qui entraîne le monde vers le règne de la quantité. « Mieux vaut être un criminel qu'un bourgeois », écrivit Jünger, non sans une certaine provocation juvénile, en ignorant peut-être aussi la nature profondément criminelle que peut revêtir, le cas échéant, la pensée calculante propre à la bourgeoisie. Peu importe : la bourgeoisie d'alors paraissait inerte, elle ne s'était pas encore emparée de la puissance du contrôle génétique et cybernétique pour soumettre le monde à sa mesquinerie. Dans la perspective nietzschéenne qui s'ouvre alors devant eux, Jünger et Evola se confrontent à la doctrine du Kirillov de Dostoïevski: « L'homme n'a inventé Dieu qu'afin de pouvoir vivre sans se tuer ». Or, ce nihilisme est encore partiel, susceptible d'être dépassé, car, pour les âmes généreuses, il n'existe des raisons de se tuer que parce qu'il existe des raisons de vivre. Ce qui importe, c'est de réinventer une métaphysique contre le monde utilitaire et de dépasser l'opposition de la vie et de la mort.

Jünger et Evola sont aussi, mais d’une manière différente, à la recherche de ce qu'André Breton nomme dans son Manifeste « Le point suprême ». Julius Evola écrit: « L'homme qui, sûr de soi parce que c'est l'être, et non la vie, qui est le centre essentiel de sa personne peut tout approcher, s'abandonner à tout et s'ouvrir à tout sans se perdre: accepter, de ce fait, n'importe quelle expérience, non plus, maintenant pour s'éprouver et se connaître mais pour développer toutes ses possibilités en vue des transformations qui peuvent se produire en lui, en vue des nouveaux contenus qui peuvent, par cette voie, s'offrir et se révéler. » Quant à Jünger, dans Le Cœur Aventureux, version 1928, il exhorte ainsi son lecteur: « Considère la vie comme un rêve entre mille rêves, et chaque rêve comme une ouverture particulière de la réalité. » Cet ordre établi, cet univers de fausse sécurité, où règne l'individu massifié, Jünger et Evola n'en veulent pas. Le réalisme héroïque dont ils se réclament n'est point froideur mais embrasement de l'être, éveil des puissances recouvertes par les écorces de cendre des habitudes, des exotérismes dominateurs, des dogmes, des sciences, des idéologies. Un mouvement identique les porte de la périphérie vers le centre, vers le secret de la souveraineté. Jünger: « La science n'est féconde que grâce à l'exigence qui en constitue le fondement. En cela réside la haute, l'exceptionnelle valeur des natures de la trempe de Saint-Augustin et de Pascal: l'union très rare d'une âme de feu et d'une intelligence pénétrante, l'accès à ce soleil invisible de Swedenborg qui est aussi lumineux qu'ardent. »

Tel est exactement le dépassement du nihilisme: révéler dans le feu qui détruit la lumière qui éclaire, pour ensuite pouvoir se recueillir dans la « clairière de l'être ». Pour celui qui a véritablement dépassé le nihilisme, il n'y a plus de partis, de classes, de tribus, il n'y a plus que l'être et le néant. A cette étape, le cyclone offre son cœur à « une sorte de contemplation qui superpose la région du rêve à celle de la réalité comme deux lentilles transparentes braquées sur le foyer spirituel. » Dans l'un de ses ultimes entretiens, Jünger interrogé sur la notion de résistance spirituelle précise: « la résistance spirituelle ne suffit pas. Il faut contre-attaquer. »

Il serait trop simple d'opposer comme le font certains l'activiste Evola avec le contemplatif Jünger, comme si Jünger avait trahi sa jeunesse fougueuse pour adopter la pose goethéenne du sage revenu de tout. A celui qui veut à tout prix discerner des périodes dans les œuvres de Jünger et d'Evola, ce sont les circonstances historiques qui donnent raison bien davantage que le sens des œuvres. Les œuvres se déploient; les premiers livres d'Evola et de Jünger contiennent déjà les teintes et les vertus de ceux, nombreux, qui suivront. Tout se tient à l'orée d'une forte résolution, d'une exigence de surpassement, quand bien-même il s'avère que le Haut, n'est une métaphore du Centre et que l'apogée de l'aristocratie rêvée n'est autre que l'égalité d'âme du Tao, « l'agir sans agir ». Evola cite cette phrase de Nietzsche qui dut également frapper Jünger: « L'esprit, c'est la vie qui incise elle-même la vie ». A ces grandes âmes, la vie ne suffit point. C'est en ce sens que Jünger et Evola refusent avec la même rigueur le naturalisme et le règne de la technique, qui ne sont que l'avers et l'envers d'un même renoncement de l'homme à se dépasser lui-même. Le caractère odieux des totalitarismes réside précisément dans ce renoncement.

La quête de Jünger et d'Evola fond dans un même métal l'éthique et l'esthétique au feu d'une métaphysique qui refuse de se soumettre au règne de la nature. Toute l'œuvre de Jünger affirme, par sa théorie du sceau et de l'empreinte, que la nature est à l'image de la Surnature, que le visible n'est qu'un miroir de l'Invisible. De même, pour Evola, en cela fort platonicien, c'est à la Forme d'ordonner la matière. Telle est l'essence de la virilité spirituelle. Si Jünger, comme Evola, et comme bien d'autres, fut dédaigné, voire incriminé, sous le terme d'esthète par les puritains et les moralisateurs, c'est aussi par sa tentative de dépasser ce que l'on nomme la « morale autonome », c'est-à-dire laïque et rationnelle, sans pour autant retomber dans un « vitalisme » primaire. C'est qu'il existe, pour Jünger, comme pour Evola qui se réfère explicitement à une vision du monde hiérarchique, un au-delà et un en deçà de la morale, comme il existe un au-delà et un en deçà de l'individu.

Lorsque la morale échappe au jugement du plus grand nombre, à l'utilitarisme de la classe dominante, elle paraît s'abolir dans une esthétique. Or, le Beau, pour Jünger, ce que la terminologie évolienne, et platonicienne, nomme la Forme (idéa) contient et réalise les plus hautes possibilités du Bien moral. Le Beau contient dans son exactitude, la justesse du Bien. L'esthétique ne contredit point la morale, elle en précise le contour, mieux, elle fait de la résistance au Mal qui est le propre de toute morale, une contre-attaque. Le Beau est un Bien en action, un Bien qui arrache la vie aux griffes du Léviathan et au règne des Titans. Jünger sur ce point ne varie pas . Dans son entretien séculaire, il dit à Franco Volpi: « Je dirai qu'éthique et esthétique se rencontrent et se touchent au moins sur un point: ce qui est vraiment beau est obligatoirement éthique, et ce qui est réellement éthique est obligatoirement beau. »

A ceux qui veulent opposer Jünger et Evola, il demeure d'autres arguments. Ainsi, il paraît fondé de voir en l'œuvre de Jünger, après Le Travailleur, une méditation constante sur la rébellion et la possibilité offerte à l'homme de se rendre hors d'atteinte de ce « plus froid des monstres froids », ainsi que Nietzsche nomme l'Etat. Au contraire, l'œuvre d'Evola poursuit avec non moins de constance l'approfondissement d'une philosophie politique destinée à fonder les normes et les possibilités de réalisation de « l'Etat vrai ». Cependant, ce serait là encore faire preuve d'un schématisme fallacieux que de se contenter de classer simplement Jünger parmi les « libertaires » fussent-ils « de droite » et Evola auprès des « étatistes ».

Si quelque vertu agissante, et au sens vrai, poétique, subsiste dans les oeuvres de Jünger et d'Evola les plus étroitement liées à des circonstances disparues ou en voie de disparition, c'est précisément car elles suivent des voies qui ne cessent de contredire les classifications, de poser d'autres questions au terme de réponses en apparence souveraines et sans appel. Un véritable auteur se reconnaît à la force avec laquelle il noue ensemble ses contradictions. C'est alors seulement que son œuvre échappe à la subjectivité et devient, dans le monde, une œuvre à la ressemblance du monde. L'œuvre poursuit son destin envers et contre les Abstracteurs qui, en nous posant de fausses alternatives visent en réalité à nous priver de la moitié de nous-mêmes. Les véritables choix ne sont pas entre la droite et la gauche, entre l'individu et l'Etat, entre la raison et l'irrationnel, c'est à dire d'ordre horizontal ou « latéral ». Les choix auxquels nous convient Jünger et Evola, qui sont bien des écrivains engagés, sont d'ordre vertical. Leurs œuvres nous font comprendre que, dans une large mesure, les choix horizontaux sont des leurres destinés à nous faire oublier les choix verticaux.

La question si controversée de l'individualisme peut servir ici d'exemple. Pour Jünger comme pour Evola, le triomphe du nihilisme, contre lequel il importe d'armer l'intelligence de la nouvelle chevalerie intellectuelle, est sans conteste l'individualisme libéral. Sous cette appellation se retrouvent à la fois l'utilitarisme bourgeois, honni par tous les grandes figures de la littérature du dix-neuvième siècle (Stendhal, Flaubert, Balzac, Villiers de L'Isle-Adam, Léon Bloy, Barbey d'Aurevilly, Théophile Gautier, Baudelaire, d'Annunzio, Carlyle etc...) mais aussi le pressentiment d'un totalitarisme dont les despotismes de naguère ne furent que de pâles préfigurations. L'individualisme du monde moderne est un « individualisme de masse », pour reprendre la formule de Jünger, un individualisme qui réduit l'individu à l'état d'unité interchangeable avec une rigueur à laquelle les totalitarismes disciplinaires, spartiates ou soviétiques, ne parvinrent jamais.

Loin d'opposer l'individualisme et le collectivisme, loin de croire que le collectivisme puisse redimer de quelque façon le néant de l'individualisme libéral, selon une analyse purement horizontale qui demeure hélas le seul horizon de nos sociologues, Jünger tente d'introduire dans la réflexion politique un en-decà et un au-delà de l'individu. Si l'individu « libéral » est voué, par la pesanteur même de son matérialisme à s'anéantir dans un en-deçà de l'individu, c'est-à-dire dans un collectivisme marchand et cybernétique aux dimensions de la planète, l'individu qui échappe au matérialisme, c'est-à-dire l'individu qui garde en lui la nostalgie d'une Forme possède, lui, la chance magnifique de se hausser à cet au-delà de l'individu, que Julius Evola nomme la Personne. Au delà de l'individu est la Forme ou, en terminologie jüngérienne, la Figure, qui permet à l'individu de devenir une Personne.

Qu'est-ce que la Figure ? La Figure, nous dit Jünger, est le tout qui englobe plus que la somme des parties. C'est en ce sens que la Figure échappe au déterminisme, qu'il soit économique ou biologique. L'individu du matérialisme libéral demeure soumis au déterminisme, et de ce fait, il appartient encore au monde animal, au « biologique ». Tout ce qui s'explique en terme de logique linéaire, déterministe, appartient encore à la nature, à l'en-deçà des possibilités surhumaines qui sont le propre de l'humanitas. « L'ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause et d'effet, écrit Jünger mais d'une loi tout autre, celle du sceau et de l'empreinte. » Par ce renversement herméneutique décisif, la pensée de Jünger s'avère beaucoup plus proche de celle d'Evola que l'on ne pourrait le croire de prime abord. Dans le monde hiérarchique, que décrit Jünger où le monde obéit à la loi du sceau et de l'empreinte, les logiques évolutionnistes ou progressistes, qui s'obstinent (comme le nazisme ou le libéralisme darwinien) dans une vision zoologique du genre humain, perdent toute signification. Telle est exactement la Tradition, à laquelle se réfère toute l'œuvre de Julius Evola: « Pour comprendre aussi bien l'esprit traditionnel que la civilisation moderne, en tant que négation de cet esprit, écrit Julius Evola, il faut partir de cette base fondamentale qu'est l'enseignement relatif aux deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre métaphysique. Il y a une nature mortelle et il y a la nature des immortels. Il y a la région supérieure de l'être et il y a la région inférieure du devenir. D'une manière plus générale, il y a un visible et un tangible, et avant et au delà de celui-ci, il y a un invisible et un intangible, qui constituent le supra-monde, le principe et la véritable vie. Partout, dans le monde de la Tradition, en Orient et en Occident, sous une forme ou sous une autre, cette connaissance a toujours été présente comme un axe inébranlable autour duquel tout le reste était hiérarchiquement organisé. »

Affirmer, comme le fait Jünger, la caducité de la logique de cause et d'effet, c'est, dans l'ordre d'une philosophie politique rénovée, suspendre la logique déterministe et tout ce qui en elle plaide en faveur de l'asservissement de l'individu. « On donnera le titre de Figure, écrit Jünger, au genre de grandeur qui s'offrent à un regard capable de concevoir que le monde peut être appréhendé dans son ensemble selon une loi plus décisive que celle de la cause et de l'effet. » Du rapport entre le sceau invisible et l'empreinte visible dépend tout ce qui dans la réalité relève de la qualité. Ce qui n'a point d'empreinte, c'est la quantité pure, la matière livrée à elle-même. Le sceau est ce qui confère à l'individu, à la fois la dignité et la qualité. En ce sens, Jünger, comme Evola, pense qu'une certaine forme d'égalitarisme revient à nier la dignité de l'individu, à lui ôter par avance toute chance d'atteindre à la dignité et à la qualité d'une Forme. « On ne contestera pas, écrit Julius Evola, que les êtres humains, sous certains aspects, soient à peu près égaux; mais ces aspects, dans toute conception normale et traditionnelle, ne représentent pas le "plus" mais le "moins", correspondent au niveau le plus pauvre de la réalité, à ce qu'il y a de moins intéressant en nous. Il s'agit d'un ordre qui n'est pas encore celui de la forme, de la personnalité au sens propre. Accorder de la valeur à ces aspects, les mettre en relief comme si on devait leur donner la priorité, équivaudrait à tenir pour essentiel que ces statues soient en bronze et non que chacune soit l'expression d'une idée distincte dont le bronze ( ici la qualité générique humaine) n'est que le support matériel. »

Ce platonisme que l'on pourrait dire héroïque apparaît comme un défi à la doxa moderne. Lorsque le moderne ne vante la « liberté » que pour en anéantir toute possibilité effective dans la soumission de l'homme à l'évolution, au déterminisme, à l'histoire, au progrès, l'homme de la Tradition, selon Evola, demeure fidèle à une vision supra-historique. De même, contrairement à ce que feignent de croire des exégètes peu informés, le « réalisme héroïque » des premières œuvres de Jünger loin de se complaire dans un immanentisme de la force et de la volonté, est un hommage direct à l'ontologie de la Forme, à l'idée de la préexistence. « La Figure, écrit Jünger, dans Le Travailleur, est, et aucune évolution ne l'accroît ni ne la diminue. De même que la Figure de l'homme précédait sa naissance et survivra à sa mort, une Figure historique est, au plus profond d'elle-même, indépendante du temps et des circonstances dont elle semble naître. Les moyens dont elle dispose sont supérieurs, sa fécondité est immédiate. L'histoire n'engendre pas de figures, elle se transforme au contraire avec la Figure. »

Sans doute le jugement d'Evola, qui tout en reconnaissant la pertinence métapolitique de la Figure du Travailleur n'en critique pas moins l'ouvrage de Jünger comme dépourvu d'une véritable perspective métaphysique, peut ainsi être nuancée. Jünger pose bien, selon une hiérarchie métaphysique, la distinction entre l'individu susceptible d'être massifié (qu'il nomme dans Le Travailleur « individuum ») et l'individu susceptible de recevoir l'empreinte d'une Forme supérieure (et qu'il nomme « Einzelne »). Cette différenciation terminologique verticale est incontestablement l'ébauche d'une métaphysique, quand bien même, mais tel n'est pas non plus le propos du Travailleur, il n'y est pas question de cet au-delà de la personne auquel invitent les métaphysiques traditionnelles, à travers les œuvres de Maître Eckhart ou du Védantâ. De même qu'il existe un au-delà et un en-deçà de l'individu, il existe dans un ordre plus proche de l'intangible un au-delà et un en-deçà de la personne. Le « dépassement » de l'individu, selon qu'il s'agit d'un dépassement par le bas ou par le haut peut aboutir aussi bien, selon son orientation, à la masse indistincte qu'à la formation de la Personne. Le dépassement de la personne, c'est-à-dire l'impersonnalité, peut, selon Evola, se concevoir de deux façons opposées: « l'une se situe au-dessous, l'autre au niveau de la personne; l'une aboutit à l'individu, sous l'aspect informe d'une unité numérique et indifférente qui, en se multipliant, produit la masse anonyme; l'autre est l'apogée typique d'un être souverain, c'est la personne absolue. »

Loin d'abonder dans le sens d'une critique sommaire et purement matérialiste de l'individualisme auquel n'importe quelle forme d'étatisme ou de communautarisme devrait être préféré aveuglément, le gibelin Julius Evola, comme l'Anarque jüngérien se rejoignent dans la méditation d'un ordre qui favoriserait « l'apogée typique d'un être souverain ». Il est exact de dire, précise Evola, « que l'état et le droit représentent quelque chose de secondaire par rapport à la qualité des hommes qui en sont les créateurs, et que cet Etat, ce droit ne sont bons que dans le mesure où ils restent des formes fidèles aux exigences originelles et des instruments capables de consolider et de confirmer les forces mêmes qui leur ont donné naissance. » La critique évolienne de l'individualisme, loin d'abonder dans le sens d'une mystique de l'élan commun en détruit les fondements mêmes. Rien, et Julius Evola y revient à maintes reprises, ne lui est aussi odieux que l'esprit grégaire: « Assez du besoin qui lie ensemble les hommes mendiant au lien commun et à la dépendance réciproque la consistance qui fait défaut à chacun d'eux ! »

Pour qu'il y eût un Etat digne de ce nom, pour que l'individu puisse être dépassé, mais par le haut, c'est-à-dire par une fidélité métaphysique, il faut commencer par s'être délivré de ce besoin funeste de dépendance. Ajoutées les unes aux autres les dépendances engendrent l'odieux Léviathan, que Simone Weil nommait « le gros animal », ce despotisme du Médiocre dont le vingtième siècle n'a offert que trop d'exemples. Point d'Etat légitime, et point d'individu se dépassant lui-même dans une généreuse impersonnalité active, sans une véritable Sapience, au sens médiéval, c'est-à-dire une métaphysique de l'éternelle souveraineté. « La part inaliénable de l'individu (Einzelne) écrit Jünger, c'est qu'il relève de l'éternité, et dans ses moments suprêmes et sans ambiguïté, il en est pleinement conscient. Sa tâche est d'exprimer cela dans le temps. En ce sens, sa vie devient une parabole de la Figure. » Evola reconnaît ainsi « en certains cas la priorité de la personne même en face de l'Etat », lorsque la personne porte en elle, mieux que l'ensemble, le sens et les possibilités créatrices de la Sapience.

Quelles que soient nos orientations, nos présupposés philosophiques ou littéraires, aussitôt sommes-nous requis par quelque appel du Grand Large qui nous incline à laisser derrière nous, comme des écorces mortes, le « trop humain » et les réalités confinées de la subjectivité, c'est à la Sapience que se dédient nos pensées. Du précepte delphique « Connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde et les dieux », les œuvres de Jünger et d'Evola éveillent les pouvoirs en redonnant au mot de « réalité » un sens que lui avaient ôté ces dernières générations de sinistres et soi-disant « réalistes »: « ll est tellement évident que le caractère de "réalité" a été abusivement monopolisé par ce qui, même dans la vie actuelle, n'est qu'une partie de la réalité totale, que cela ne vaut pas la peine d'y insister davantage» écrit Julius Evola. La connaissance de soi-même ne vaut qu'en tant que connaissance réelle du monde. Se connaître soi-même, c'est connaître le monde et les dieux car dans cette forme supérieure de réalisme que préconisent Jünger et Evola: « le réel est perçu dans un état où il n'y a pas de sujet de l'expérience ni d'objet expérimenté, un état caractérisé par une sorte de présence absolue où l'immanent se fait transcendant et le transcendant immanent. » Et sans doute est-ce bien en préfiguration de cette expérience-limite que Jünger écrit: « Et si nous voulons percevoir le tremblement du cœur jusque dans ses plus subtiles fibrilles, nous exigeons en même temps qu'il soit trois fois cuirassé. »

Foi et chevalerie sont les conditions préalables et nécessaires de la Sapience, et c'est précisément en quoi la Sapience se distingue de ce savoir banal et parfois funeste dont les outrecuidants accablent les simples. La Sapience advient, elle ne s'accumule, ni ne se décrète. Elle couronne naturellement des types humains dont les actes et les pensées sont orientés vers le Vrai, le Beau et le Bien, c'est-à-dire qu'elle vibre et claque au vent de l'Esprit. La Sapience n'est pas cette petite satisfaction du clerc qui croit se suffire à lui-même. La Sapience ne vaut qu'en tant que défi au monde, et il vaut mieux périr de ce défi que de tirer son existence à la ligne comme un mauvais feuilletoniste. Les stances du Dhammapada, attribué au Bouddha lui-même ne disent pas autre chose: "« Plutôt vivre un jour en considérant l'apparition et la disparition que cent ans sans les voir."

Le silence et la contemplation de la Sapience sont vertige et éblouissement et non point cette ignoble recherche de confort et de méthodes thérapeutiques dont les adeptes du « new-age » parachèvent leur arrogance technocratique. « L'Occident ne connaît plus la Sapience, écrit Evola: il ne connaît plus le silence majestueux des dominateurs d'eux-mêmes, le calme illuminé des Voyants, la superbe réalité de ceux chez qui l'idée s'est faite sang, vie, puissance... A la Sapience ont succédé la contamination sentimentale, religieuse, humanitaire, et la race de ceux qui s'agitent en caquetant et courent, ivres, exaltant le devenir et la pratique, parce que le silence et la contemplation leur font peur. »

Le moderne, qui réclame sans cesse de nouveaux droits, mais se dérobe à tous les devoirs, hait la Sapience car, analogique et ascendante, elle élargit le champ de sa responsabilité. L'irresponsable moderne qui déteste la liberté avec plus de hargne que son pire ennemi ( si tant est qu'il eût encore assez de cœur pour avoir un ennemi) ne peut voir en la théorie des correspondances qu'une menace à peine voilée adressée à sa paresse et à son abandon au courant d'un « progrès » qui entraîne, selon la formule de Léon Bloy, « comme un chien mort au fil de l'eau ». Rien n'est plus facile que ce nihilisme qui permet de se plaindre de tout, de revendiquer contre tout sans jamais se rebeller contre rien. L'insignifiance est l'horizon que se donne le moderne, où il enferme son cœur et son âme jusqu'à l'a asphyxie et l'étiolement. « L'homme qui attribue de la valeur à ses expériences, écrit Jünger, quelles qu'elles soient, et qui, en tant que parties de lui-même ne veut pas les abandonner au royaume de l'obscurité, élargit le cercle de sa responsabilité. » C'est en ce sens précis que le moderne, tout en nous accablant d'un titanisme affreux, ne vénère dans l'ordre de l'esprit que la petitesse, et que toute recherche de grandeur spirituelle lui apparaît vaine ou coupable.

Nous retrouvons dans les grands paysages intérieurs que décrit Jünger dans Héliopolis, ce goût du vaste, de l'ampleur musicale et chromatique où l'invisible et le visible correspondent. Pour ce type d'homme précise Evola: « il n'y aura pas de paysages plus beaux, mais des paysages plus lointains, plus immenses, plus calmes, plus froids, plus durs, plus primordiaux que d'autres: Le langage des choses du monde ne nous parvient pas parmi les arbres, les ruisseaux, les beaux jardins, devant les couchers de soleil chromos ou de romantiques clairs de lune mais plutôt dans les déserts, les rocs, les steppes, les glaces, les noirs fjords nordiques, sous les soleils implacables des tropiques- précisément dans tout ce qui est primordial et inaccessible. » La Sapience alors est l'éclat fulgurant qui transfigure le cœur qui s'est ouvert à la Foi et à la Chevalerie quand bien même, écrit Evola: «  le cercle se resserre de plus en plus chaque jour autour des rares êtres qui sont encore capables du grand dégoût et de la grande révolte. » Sapience de poètes et de guerriers et non de docteurs, Sapience qui lève devant elle les hautes images de feu et de gloire qui annoncent les nouveaux règnes !

« Nos images, écrit Jünger, résident dans ces lointains plus écartés et plus lumineux où les sceaux étrangers ont perdu leur validité, et le chemin qui mène à nos fraternités les plus secrètes passe par d'autres souffrances. Et notre croix a une solide poignée, et une âme forgée dans un acier à double tranchant. » La Sapience surgit sur les chemins non de la liberté octroyée, mais de la liberté conquise. « C'est plutôt le héros lui-même, écrit Jünger, qui par l'acte de dominer et de se dominer, aide tous les autres en permettant à l'idée de liberté de triompher... »

Dans l'œil du cyclone, dans la sérénité retrouvée, telle qu'elle déploie son imagerie solaire à la fin de La Visite à Godenholm, une fois que sont vaincus, dans le corps et dans l'âme, les cris des oiseaux de mauvais augure du nihilisme, L'Anarque jüngérien, à l'instar de l'homme de la Tradition évolien, peut juger l'humanisme libéral et le monde moderne, non pour ce qu'ils se donnent, dans une propagande titanesque, mais pour ce qu'ils sont: des idéologies de la haine de toute forme de liberté accomplie. Que faut-il comprendre par liberté accomplie ? Disons une liberté qui non seulement se réalise dans les actes et dans les œuvres mais qui trouve sa raison d'être dans l'ordre du monde. « Libre ? Pour quoi faire ? » s'interrogeait Nietzsche. A l'évidence, une liberté qui ne culmine point en un acte poétique, une liberté sans « faire » n'est qu'une façon complaisante d'accepter l'esclavage. L'Anarque et l'homme de la Tradition récusent l'individualisme libéral car celui-ci leur paraît être, en réalité, la négation à la fois de l'Individu et de la liberté. Lorsque Julius Evola rejoint, non sans y apporter ses nuances gibelines et impériales, la doctrine traditionnelle formulée magistralement par René Guénon, il ne renonce pas à l'exigence qui préside à sa Théorie de l'Individu absolu, il en trouve au contraire, à travers les ascèses bouddhistes, alchimiques ou tantriques, les modes de réalisation et cette sorte de pragmatique métaphysique qui tant fait défaut au discours philosophique occidental depuis Kant. « C'est que la liberté n'admet pas de compromis: ou bien on l'affirme, ou bien on ne l'affirme pas. Mais si on l'affirme, il faut l'affirmer sans peur, jusqu'au bout, - il faut l'affirmer, par conséquent, comme liberté inconditionnée. » Seul importe au regard métaphysique ce qui est sans condition. Mais un malentendu doit être aussitôt dissipé. Ce qui est inconditionné n'est pas à proprement parler détaché ou distinct du monde. Le « sans condition » est au cœur. Mais lorsque selon les terminologies platoniciennes ou théologiques on le dit « au ciel » ou « du ciel », il faut bien comprendre que ce ciel est au coeur.

L'inconditionné n'est pas hors de la périphérie, mais au centre. C'est au plus près de soi et du monde qu'il se révèle. D'où l'importance de ce que Jünger nomme les « approches ». Plus nous sommes près du monde dans son frémissement sensible, moins nous sommes soumis aux généralités et aux abstractions idéologiques, et plus nous sommes près des Symboles. Car le symbole se tient entre deux mondes. Ce monde de la nature qui flambe d'une splendeur surnaturelle que Jünger aperçoit dans la fleur ou dans l'insecte, n'est pas le monde d'un panthéiste, mais le monde exactement révélé par l'auguste science des symboles. « La science des symboles, rappelle Luc Benoist, est fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de réalité, naturelle et surnaturelle, la naturelle n'étant alors considérée que comme l'extériorisation du surnaturel. » La nature telle que la perçoivent Jünger et Evola (celui-ci suivant une voie beaucoup plus « sèche ») est bien la baudelairienne et swedenborgienne « forêt de symboles ». Elle nous écarte de l'abstraction en même temps qu'elle nous rapproche de la métaphysique. « La perspective métaphysique, qui vise à dépasser l'abstraction conceptuelle, trouve dans le caractère intuitif et synthétique du symbole en général et du Mythe en particulier un instrument d'expression particulièrement apte à véhiculer l'intuition intellectuelle. »écrit George Vallin. Les grandes imageries des Falaises de Marbre, d'Héliopolis, les récits de rêves, des journaux et du Cœur aventureux prennent tout leur sens si on les confronte à l'aiguisement de l'intuition intellectuelle. Jünger entre en contemplation pour atteindre cette liberté absolue qui est au cœur des mondes, ce moyeu immobile de la roue, qui ne cessera jamais de tourner vertigineusement. Dans ce que George Vallin nomme l'intuition intellectuelle, l'extrême vitesse et l'extrême immobilité se confondent. Le secret de la Sapience, selon Evola: « cette virtu qui ne parle pas, qui naît dans le silence hermétique et pythagoricien, qui fleurit sur la maîtrise des sens et de l'âme » est au cœur des mondes comme le signe de la « toute-possibilité » . Tout ceci, bien sûr, ne s'adressant qu'au lecteur aimé de Jünger: « ce lecteur dont je suppose toujours qu'il est de la trempe de Don Quichotte et que, pour ainsi dire, il tranche les airs en lisant à grands coups d'épée. »

Extrait de Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, 170 pages, 18 euros 

Couverture Le déchiffrement du monde

 

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Du dandysme:

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Luc-Olivier d’Algange

Du dandysme

A Philippe Barthelet

1

Si l'on considère les possibilités de l'esprit humain au regard de ses exercices les plus généralement répandus, en travaux et distractions, on ne peut se laisser d'être surpris et attristé de l'écart d'intensité et de vastitude entre les mondes offerts et les mondes généralement parcourus. Une instance mystérieuse, et sans doute secourable, persiste en moi, contre l'argumentaire massif de notre temps, à voir dans cette disparité des possibles une anomalie et une défaite. Il semblerait qu'une tyrannie diffuse, mais non moins prégnante, s'évertuât, non sans efficace, contre ces ressources sensibles et intelligibles qui haussent la vie à l'existence, et celle-ci, en certaines circonstances favorables, à l'être, - et celui-ci, enfin, à ces régions subtiles et paradisiaques où, selon les mystiques persans, règne l'Archange Empourpré.

Passant d'un état d'hébétude devant des écrans, la pensée alentie ou rendue confuse par des drogues sans fastes, aux tristes procès affairés d'un activisme modificateur qui ajoute la laideur à la laideur, l'absurde à l'absurde, les hommes de ce temps semblent avoir pour dessein de passer, d'un mouvement unanime, à côté d'eux-mêmes et du monde.

A ce mouvement commun, grégaire, - qui est celui de la société elle-même, devenue un amas de subjectivités traquées et plaintives, nous devons la disparition de la civilisation et de la civilité qui ne survivent qu'au secret de quelques cœurs, assez hauts, assez téméraires, assez fous pour croire encore que la destinée des êtres humains ne se réduit pas à être les agents de la Machine qui va les réduire en unités interchangeables, -c'est-à-dire, les hacher menus.

 

2

Il n'est rien de plus facile que de dire le plus grand mal des dandies. Eux-mêmes, non sans constance, offrent, comme s'ils étaient des adeptes de Sacher Masoch non moins que de Brummel, les verges pour se faire battre. Arrogants, insolents, vains, immoraux, ostentatoirement inutiles, agaçants dans leurs mises comme dans leurs propos, égocentriques semble-il par vocation ou par décret, aristocrates sans fief, souvent soupçonnés par surcroît de mœurs incertaines et de sympathies pour des idéologies coupables ou réprouvées, ils se plaisent au plaisir de déplaire et ajoutent à leurs dédains intimes des signes extérieurs de mépris pour les braves gens, les gens moyens, qui sont légion, qui font masse, et dont on devrait savoir, si l'on veut survivre commodément dans ces temps sans nuances, qu'ils sont l'incarnation du Bien, du Progrès et de toutes les vertus démocratiques, - seules vertus. Toutes les autres étant tenues pour criminelles par les philosophes en vogue, les journalistes, et, autorités suprêmes en la matière, les présentateurs de télévision et les chanteurs de variété.

Le dandy, tel un condamné portant beau et marchant droit au moment de monter sur l'échafaud et faisant du spectacle de son impassibilité, un défi, et peut-être un enseignement, - on pourrait croire à le voir ainsi, faisant des bons mots au bord de l'abîme, que de très-anciennes vertus de courage et de bonté l'eussent élu pour intercesseur ultime, ou pour victime, comme les derniers éclats d'un feu mourant, escarbilles qui laissent dans l'œil quelques phosphènes, - images d'une grandeur humaine à jamais perdue.

Or Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Oscar Wilde, Mishima (le plus radical d'entre eux) furent aussi de grands artistes, des ascètes du Verbe dissimulant, sous le spectacle qu'ils consentirent à offrir (peut-être non sans bonté comme un signe adressé, malgré tout, à ceux qui ne peuvent ni ne veulent comprendre), et selon la formule de Nietzsche: « une provocation, un appel ».

Ce monde est aveugle, sourd, insensible que le Médiocre régente et, procustéen, réduit à sa mesure. Il nous voudrait sans pieds pour la promenade et sans tête pour la rêverie ou pour la spéculation. Les écrivains de ce temps, intimidés par tant de suffisance collective destinée à les convaincre de la vanité ridicule de leurs ouvrages, en sont venus à faire profil bas ou à se feindre au service de quelque intérêt général. Ils se mêlent des « causes » du temps, s'improvisent journalistes bénins ou vitupérateurs et font dans l'édifiant avec des pomposités moralisatrices généralement dirigées contre des confrères plus frivoles, libres ou talentueux. Tout dans leurs tristes arguties est machine pour faire croire qu'ils sont la voix d'autres qu'eux-mêmes, - enfin qu'ils représentent ! Leur fausse modestie qui se donne à contempler est de la pire outrecuidance. L'humilité leur manque et la force de reconnaître leur singularité et ce qu'elle doit aux influences diverses et lointaines dont ils sont les hôtes passagers. Une formule revient sans cesse dans leur bouche, comme une excuse d'être, une complaisance, une lâcheté: « un petit peu ». Ils sont « un petit peu écrivain », ils pensent ceci ou cela « un petit peu ». Mieux vaut préciser, en effet, car celui qui n'est pas dans le « petit peu » est un méchant homme qui s'écarte de la norme commune.

Avouons-le, ces mitrailles de « petit peu » excèdent notre patience et nous recevons comme un ressac de fraîcheur et de simplicité de belle augure quiconque, avec une inopportunité soudaine, nous parle de grandeur; car cette grandeur dite, évoquée, est l'espace où nous sommes reçus. La grandeur grandement reçoit; elle ignore les jugements et les classements vétilleux; elle se fie à une intuition qui remonte plus haut que sa cause.

Telle est l'humilité du dandy: face à l'arrogance du Médiocre, agent de l'opinion publique, il consent à se revêtir de la fragilité de l'humanité essentielle, de la brièveté de son éclat singulier et oppose visiblement à l'uniforme et l'uniformité des hommes sans visage, la sapience presque perdue d'une civilisation d'essences rares, de gestes exquis, - une langue enfin, à la fois natale et conquérante, qui sera jugée alambiquée ou baroque par les pratiquants de l'idiome schématique, vulgaire et las de la « communication ».

De même que le vêtement du dandy ne lui sert pas seulement à se couvrir ou à se parer, sa langue connaît d'autres raisons d'être que la communication ou la publicité; elle entre en des nuances qui, pour exigeantes qu'elles soient et ordonnées à des disciplines mystérieuses, s'apparentent « aux merveilleux nuages » qu’évoquait Baudelaire, qui se meuvent en une liberté grandiose dans les hauteurs, selon des lois immenses où notre liberté se perd et se réinvente.

Asocial civilisé, libertaire cherchant à atteindre l'ordre le plus profond pour, d'une science prompte et sûre, le faire apparaître à la surface, ennemi de l'informe qui est le pire conformisme, le dandy va calmement à sa perte, sachant, selon le mot de Baudelaire, « être un héros et un saint pour soi-même ». Sa cause perdue cependant le fait légataire de la témérité qu'il eut à la défendre,- « force qui va ».

 

3

Sans doute le moment est-il venu, pour nous autres songeurs d'empires ou de royaumes intérieurs, de cesser de faire profil bas et de renoncer à cette trouble complaisance de nous excuser d'être. La modestie ostensible est un péché de vanité qui interdit à jamais d'atteindre à l'humilité, - dont le premier signe est de reconnaître ce que Dieu nous fit, c'est-à-dire à son image, uniques.

Ce n'est point une si petite chose, dans ce grand chaos planifié, que d'être un homme avec ses ressouvenirs et ses pressentiments. Ce n'est pas rien d'avoir des goûts et des dégoûts, un discernement intuitif qui nous guide vers les uns et nous éloigne des autres, qui nous offre la chance de préférer, et d'entrer en relation avec des objets de nos préférences au lieu de les réduire au rôle subalterne d'expériences. Ce n'est pas rien, et c'est même une chose bien grande et bien rare, digne d'éloges, que d'honorer ces préférences, ces civilités, et de raviver ainsi, dans le secret du cœur, le sens de la gratitude.

Baudelaire en donnant à son dandysme, ce « plaisir aristocratique de déplaire », ces décisives nuances héroïques et mystiques, témoigne au plus juste des longitudes morales et des latitudes métaphysiques qu'il nous reste à reconquérir si nous voulons être le principe d'un monde où nous cesserions de vivre misérablement, fût-ce au cœur du confort le plus apprêté. Car il est inutile de se leurrer, de feindre de vivre dans une civilisation et dans un monde. Les sarcasmes des dandies, leurs ironies cruelles, eurent au moins le mérite - si peu que nous les comprenions dans leurs sagesses et leurs dédains, - de nous déniaiser à cet égard.

Ce monde hargneux, discourtois, où la quantité règne, où l'on convoite des voitures moches, où l'on pousse, habillé d'un survêtement de sport, des « cadies » surchargés de nourritures aussi coûteuses qu'à peine comestibles, ce monde où l'on s'affale devant des écrans, ce monde ni ascétique, ni épicurien, serait à peine remarquable comme défaite insigne de l'humanitas s'il ne coïncidait avec la perte du langage, - qu'autrefois des hommes moins aveulis considéraient comme un don des dieux, voire comme leur émanation la plus certaine.

On s'est récrié devant la supposée « préciosité » des dandies, on s'est permis de médire de leurs façons, parfois, d'user de mots rares comme des gemmes enchassées dans la syntaxe, livrés à tous les feux de la pensée et de l'imagination. C'était méconnaître l'archaïque, l'originelle beauté de leur fidélité, l'honneur ingénu qu'ils font aux mots d'exister et de resplendir, leur étonnement qui réveille celui des premiers hommes devant la puissance neuve des runes ou des hiéroglyphes.

A cet égard, comme à tant d'autres, le dandy (ne parlons pas des singes qui se répandent dans la mode et les mondanités) est bien le contraire d'un homme blasé de tout. S'il paraît quelquefois lassé, c'est de tout ce qui n'est pas tout, - de cette existence piteusement restreinte, tant dans le sensible que dans l'intelligible, qui nous est imposée avec toute la force irrésistible d'une inertie collective tombant, selon les lois de la pesanteur, vers la substance indifférenciée.

Une dose exquise de métaphysique ne saurait nuire aux considérations les plus désinvoltes qui soient. Etre léger, ce n'est pas être frivole. Quelques « coups d'ailes ivres » sont nécessaires, et l'ivresse, qu'elle soit d'eau fraîche ou de vin, exige précisément la pureté des essences. Le dandy, servant le « démon des minutes heureuses » devra faire ainsi de chaque moment de sa vie une révolte de l'essence contre la substance et rejoindre au cœur de l'acte ou de l'art distingués, l'essence qui le distingue.

« Etre un héros et un saint pour soi-même » n'est-ce pas, hors de toute représentation, de tout spectacle, éveiller, par quelque rituel, l'essence même de l'héroïsme et de la sainteté ? Il y a chez tout dandy de belle venue et de haute exigence, une révérence à quelque principe impersonnel dont le rite est l'expression et qu'il importera de servir, ainsi que de son courage, dans un combat contre l'informe et l'avilissement. Humble, et dans ce monde ruiné où il eut la disgrâce de naître, le dandy commence par lutter contre son propre avilissement; mais ce combat pour soi, pour la « sculpture de soi », selon la formule de Plotin, est aussi, par l'exemple, un combat pour les autres, sans le mauvais goût de trop leur faire savoir.

Que serait le monde sans ces hommes de finesse, d'ordre secret et de nuances qui semblent ne servir que leurs goûts et n'aller qu'à leur guise ? A quelle vulgarité sans échappatoire le monde et la parole humaine eussent-ils été livrés ? Sans contredit à la marée sombre, nous eussions été engloutis, et nous le sommes presque, et ce n'est, en effet, qu'un « presque rien », un « je ne sais quoi », selon le mot de Fénelon, qui nous sépare du pur et simple anéantissement du Logos dans la « communication ». C'est l'exemple de la liberté conquise qui le rend possible et non les soi-disant « libérateurs » tout empressés de nous délivrer d'un despotisme moindre pour nous subjuguer à une tyrannie plus efficiente.

Le dandy, cultivant en lui les vertus stoïciennes et ascétiques d'une impersonnalité active, offre l'exemple de l'éthos le plus distinct et le plus radicalement contraire à l'individualisme moderne qui, de masse, exacerbe une subjectivité, généralement plaintive. La forme qu'il illustre et à laquelle il se dévoue, est une idée. Cette forme-idée, réfractaire à l'informe, est un legs, auquel le dandy, avec désinvolture, se sacrifie. Loin de croire valoir par lui-même, et faisant, selon la formule d'Oscar Wilde, de sa vie une œuvre d'art, il hausse la vie, la vie confuse, informe, plate et cupide à la forme désirée, platonicienne et désintéressée.

Détachée de la volonté qui la produit, au plus loin de la substance indistincte, au plus près de l'essence distincte, la vie comme œuvre d'art accomplit une métaphysique. Si le monde sensible est l'empreinte du monde idéal, s'il est écriture divine, n'est-ce point impie de vivre en bête repue ou en bête traquée ? Si le pouvoir nous est donné de nous exhausser hors de la nature, de voir, ou d'entrevoir, le sceau divin, l'Idée, privilège insigne et redoutable dont ne disposent pas les fourmis, les chiens ou les écureuils, ne serait-ce pas un devoir de n'y pas déroger ? Au demeurant, qu'est-ce que le « naturel » de ces gens hostiles aux artifices, sinon le plus commun et le plus vulgaire des artifices ? Si commun et si vulgaire qu'il menace à chaque instant de défaillir dans la plus torve barbarie.

Dans une époque bourgeoise, utilitaire et puritaine, le dandy se souvient, comme il peut, de temps empreints de formes sacerdotales et héroïques, non pour les imiter, ou se leurrer sur leur perpétuité, mais pour manifester, comme l'idée impondérable dans la forme visible, qu'elles ont trouvé en lui le plus fragile des refuges - dont la fragilité, œuvre d'un verrier alchimiste, pour cassante qu'elle soit, et parfois tranchante, garde mémoire de la haute flambée et des fusions cruelles d'une civilisation perdue.

 

4

L'extinction de la civilisation dans le carcan de la société, sous l'écorce morte de la société, pour évidente qu'elle soit aux hommes de goût, se laissera évaluer par ceux qui n'en sont pas saisis d'emblée d'horreur comme devant un charnier, par le progrès constant des interdits et la disparition proportionnelle des contraintes. Nous voici dans un monde où les aspirations les plus immémoriales et les mouvements les plus légitimes sont surveillés, bridés et punis mais où rien, vraiment rien, nous contraint à être un peu moins avachis dans la bêtise et l'ignorance la plus crasse. Le genre en est même bien considéré, tant « cool » que « démocratique », - car il est entendu qu'il faut être « sans prétentions ».

On nous jette quelques colifichets technologiques, et vogue la galère des volontaires ! Google pourvoit aux mémoires inexercées; tout s'oublie dans le meilleur des mondes amnésiques, sauf le ressentiment.

Que peuvent bien se dire des hommes et des femmes sans mémoire, ou de la seule mémoire qui leur reste, celle des griefs et des méfaits ? Ceux qui n'ont pas le bonheur d'avoir en mémoire, appris par cœur, quelques vers de Virgile ou d'Hölderlin, par ce cœur qui leur découvre, en ressouvenir de poèmes, les paysages et les visages aimés dans les heures heureuses, - ceux qui n'ont pas l'éloge au cœur de la mémoire, gardé par des Muses exigeantes, tourneront indéfiniment autour de leur Moi, dans un cercle de plus en plus réduit, comme l'âne attaché au piquet.

Les historiographes du dandysme ne remontent guère, dans leurs généalogies idéales, au-delà de Brummel ou du Prince de Ligne; le dandysme serait le contemporain et l'alexipharmaque du poison bourgeois. D'autres, moins sociologues, voient en Alcibiade le parangon des dandies. Entre l'Antique et le Moderne, on pourrait trouver en Laurent de Médicis ou en Casanova des dandies d'instinct ou de fait. Au dandysme délicat de Robert de Montesquiou, on pourrait, en élargissant la notion, ajouter le dandysme sauvage d'Ungern von Sternberg, le dandysme luxueux de Barnabooth ou celui, ascétique, d'André Suarès, qui traverse l'Italie à pied en se nourrissant seulement de lait et de fruits. Certains dandies sont en mouvement, stendhaliens, d'autres sculptés dans quelque minéral rare, irréfragable, tel Stefan George. Certains défaillent à un parfum, ou sont réduits à l'inaction par un songe, d'autres, comme Claus von Stauffenberg, posent des bombes à bon escient. Ernst Jünger, lui, fut à la fois un homme enivré de synesthésies subtiles et un guerrier farouche. Les chemins de traverse sont nombreux et infinies les possibilités d'échapper aux normes vulgaires. Mishima met la même scrupuleuse attention choisir sa cravate que son sabre, à traduire, du vieux français, une pièce de D'Annunzio qu'à se forger un corps idéal par le soleil et l'acier.

La beauté, splendeur du vrai, resplendit en chromatismes divers, en des paysages désertés ou profus, en des âmes contemplatives ou actives, - et lorsque l'étau se resserre, lorsque les plafonds se rapprochent des planchers, lorsque pullule, comme disait Nietzsche, « la race du dernier des hommes », lorsque les temps, selon le mot de Witkacy, sont au « nivellisme », livrés aux prédateurs mous de la pensée calculante, quelques dandies apparaissent pour signifier leur désaffection des mœurs communes.

Ce monde livré aux gestionnaires (par surcroît incompétents) donne supérieurement raison à quiconque veut hausser et faire briller quelques-unes des possibilités offertes de la vie, - qu'elle soit sensible ou mystique, visible ou invisible, solaire ou nocturne, aurorale ou crépusculaire. L'âme du plus morbide des « décadents » est encore d'une vivacité infiniment plus ingénue, plus hespériale que la sinistre planification des hommes à oreillettes qui, vampires sans dents et sans apparat, amoindrissent en eux et autour d'eux l'existence aux dimensions dérisoires de leurs « plans de carrière ». Plutôt crever la bouche pleine de terre que de céder à leur règne. Plutôt la mort dans l'âme, mais avec une âme, que la survie sans âme dans cette planification morte.

A ne s'y point tromper, il s'agit bien là d'une combat à mort, où les forces adverses sont à tel point supérieures, en nombre, en quantité et en « technicité », - si outrancièrement, ubuesquement et pompeusement supérieures, qu'elles en deviennent ridicules. Imaginons face à quelque élégante petite bête sauvage, un renard par exemple, non le concours, déjà un peu grotesque, d'une chasse à courre, mais soixante divisions de chars, avec fanfares, porte-avions, et ogives nucléaires. La planification moderne face aux rares hommes différenciés est de cet acabit. La puissance périt dans son triomphe, sous l'estocade du ridicule et du dégoût.

Il faut apprendre à se déprendre, non seulement en vertu de cette sagesse essentielle qui nous fait traverser la vie en nous détachant de ses atours, un à un, et jusqu'à l'ultime battement de cœur, mais aussi dans le pur présent, qui n'est jamais si vaste ni si favorable que lorsque nous refusons de céder à l'emprise que nos semblables, par une compulsion fatale, prétendent à exercer sur nous. La plupart des tracasseries de ce monde administratif, bancaire et technologique n'ont d'autres raisons d'être que de nous forcer à nous intéresser un moment à ceux qui en sont les agents. L'affaire est sérieuse nous disent-ils, imbus de leur importance, elle vous concerne au premier chef. Ils voudraient nous en persuader pour que nous leur prêtions notre oreille et prenions en considération leur « pouvoir », ou ce qu'ils imaginent être un pouvoir. J'annonce ainsi, sans autres ambages, la raison d'être de cet ouvrage: rien d'autre qu'un éloge de la désinvolture. Tout sérieux est frivole et toute frivolité, affreusement sérieuse. Il n'est plus une seule raison d'être, individuelle ou collective, qui ne soit, par les nouveaux maîtres du monde, reléguée aux marges extrêmes. La désinvolture à leur égard équivaudra au retour à l'essentiel: ce jour de fin d'été aux légers feuillages de brume, cette jeune passante qui éveille en ma mémoire des vers d'Ibn'Arabî:

« Son regard ayant tué,/ Elle réanime par la parole/ Comme si Jésus elle était/Quand elle rappelle à la vie./ Sa Thora, telle une lumière/ Est la face brillante de ses jambes/ Thora que je lis et que j'étudie/ Comme si j'étais Moïse./ Prêtresse sans ornement/ Parmi les filles des Grecs,/Sur elle tu contemples/ Les lumières du pur bien. »

 

5

Si le monde moderne, sans que nous eussions à proprement parler de point de comparaison, puisque nous lui sommes contemporains depuis notre naissance, nous apparaît dans ses perspectives, ses modes de vie et de pensée, comme un monde étrangement rétréci, - tout y étant planifié par l'utilitarisme le plus vain et le plus abstrait (le travail devenant une distraction de l'essentiel, et la distraction, un travail, et même un bizness), si toute sollicitation supérieure en semble exclue, si les hommes y vivent généralement comme des créatures hébétées, - on ne peut s'empêcher de penser qu'il n'en fut pas toujours ainsi, qu'il ne s'agit là de rien de réel, et que ce « sinistre hypnotisme », pour reprendre le mot de Villiers de L'Isle-Adam, s'apparente moins à une fatalité ou à une nécessité invincible qu'à un mauvais sort que l'esprit humain eût jeté sur lui-même et dont il pourrait, à sa guise, se déprendre à chaque instant.

Force est de constater, hélas, que ce mauvais sort a sa durée propre qui excède la brève durée de nos vies individuelles. Il n'en demeure pas moins ce qu'il est: un pouvoir très-vague et très-vain dont les manifestations, aussi titanesques et planétaires que l'on voudra, n'existent et ne s'imposent à notre entendement que par l'immensité des mondes sensibles et intelligibles qu'elles nient.

L'œuvre d'Ibn'Arabî nous entretient de cette immensité-là, qui n'existe pour nous que parce que Dieu voulut qu'elle existât pour Lui, trésor caché soudain révélé par la Création. Le génie individuel, certes, existe, mais il est, ce qu'oublia parfois le Romantisme, à l'exacte mesure de l'oubli de soi. Pour Ibn'Arabî, comme pour Platon, la connaissance est réminiscence. Ce qui nous revient ainsi, vient par nous mais du monde lui-même, en resplendissements de beautés et de vérités. De cette vérité belle et de cette beauté vraie nous sommes les instruments. Au-delà du Calame est la main qui tient le Calame, et plus secrète encore que la main, est l'encre de la nuit des temps où plonge le Calame.

La réminiscence ravive un espace dont, emprisonnés que nous étions dans le ressassement de la subjectivité, nous étions exclus. Libératrice, au sens le plus haut du terme, elle nous restitue au Réel dans ses longitudes et ses latitudes, ses gradations, ses états et ses stations, son mouvement et son immobilité. Or, et c'est à cette élucidation vibrante qu'œuvre Ibn'Arabî, l'essence de l'amour n'est autre que réminiscence. Dans ses plus beaux resplendissements le monde semble se souvenir de la puissance qui le fit apparaître: il est alors apparition à l'instant de l'apparition, absolue fraîcheur castalienne, recommencement du recommencement, anamnésis. Le temps qui vient sur nous comme une ondée de bénédictions n'est plus le temps profane, le temps linéaire de la durée ou de l'usure, le temps de l'action planificatrice, mais bien le temps de la contemplation, de l'accord, de l'hospitalité intérieure aux instigations ardentes et subtiles de la réminiscence.

Toutefois ce monde contemplé n'existe pas sans le contemplateur. Le contemplateur déploie par sa contemplation le monde contemplé, et celui-ci reçoit le regard qui le révèle à son essence, à sa divine antériorité. Le contemplateur et monde contemplé, qu'unissent des réminiscences en ressac, sont l'un à l'autre comme l'Amant et l'Aimée. Leurs sucs et leurs sèves se mêlent dans une essence intime, un oecuménisme de parfums.

Les plus obtus des agnostiques prennent volontiers argument contre la Théologie, de ce qu'elle nous entretient de l'enfer, du purgatoire et du paradis. Ces esprits schématiques, qui se vantent d'être « rationalistes » passent ainsi à côté de cette haute, vénérable et très-ancienne pragmatique, qui est à l'origine du Discernement, faculté, à la fois intuitive et intellectuelle qui nous permet, selon le langage de la Table d'Emeraude, de séparer le subtil de l'épais, et de nous orienter avec bonheur dans les troubles et les confusions de l'existence. A moins d'être déjà de ces « derniers des hommes » dont Nietzsche prévoyait et redoutait la venue, et s'il reste en nous quelque désir de lointain, de songes et d'étoiles, ou seulement le goût d'être là où nous sommes, en plénitude, si lors le « pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, ne s'est pas installé dans nos cœurs comme une sournoise et tyrannique apologie de la médiocrité, il vient une seconde magique où nous reconnaissons qu'ici ou ailleurs, dans l'immobilité comme dans le mouvement, ce monde s'offre à nous dans une triple possibilité infernale, purgatorielle ou paradisiaque; et que cette science suffit amplement à faire de nous, selon le juste principe du libre-arbitre, le plus malheureux ou le plus heureux des hommes; à tout le moins à certains moments.

Contrairement à une idée commune, il n'est pas nécessaire d'être absolument mort pour savoir ce que sont l'enfer, le purgatoire et le paradis. Si tel était le cas, ces notions si familières nous seraient probablement inconnues, à moins que nous ne les supposions transmises par d'hypothétiques revenants. Or, une science nous est donnée en cette matière, variable, incertaine, comme l'est toute science, qui permet à chacun de s'en faire une image.

Une ambition belle, et, je gage, peu courue, serait avec la désinvolture humble qu'exigent les sujets profonds, d'esquisser la renovatio d'une sapience du Paradis, sinon dans son essence, du moins dans ses attributs. Qu'en est-il, de nos jours, du paradisiaque ? L'ennui est que là où nous sommes, il faut commencer par l'enfer. Passons vite, la description en est presque superflue; cette contrée est la plus connue et la plus démocratiquement partagée. Chacun y travaille à son propre enfer et à celui des autres ; chacun travaille dans une infernale solidarité à passer à côté des éclats, des promesses, et à s'incarcérer dans cet individualité collective, dans cet collectivité individualisée, chacun accuse chacun de son malheur. Ce monde semble sans issue car il n'existe pas; l'existence lui est refusée. On ne s'évade pas de ce qui n'existe pas; on y fait apparaître ce qui est, et qui fait mal à force d'être beau, d'une beauté terrible, numineuse... L'effroi que nous en ressentons sera notre purgatoire. Ensuite, voyez comme il faut bien se hâter, se présente à nous le seuil du Paradis; là où les hautes sciences théologiques et poétiques nous serons secourables.

Il ne s'agit pas de faire le paradis, de le planifier (ce qui se nomme paver l'enfer), mais de le laisser entrer dans le néant où nous nous sommes réfugiés par effroi des grands bonheurs.

Une conversion du regard est nécessaire, une sapience, voire une morale. Toutes nos volontés seront vaines si nous ne discernons pas ce qui en nous et, accessoirement, autour de nous, marque le fatal coup d'arrêt à la chance pleine de prodiges. Une Machine travaille, disions-nous. Le bruit de fond du monde moderne est son grondement sourd. Machine uniformisatrice, mue par le ressentiment fondamental du médiocre à l'égard du génie ou du talent qui lui échappent. Et ce ne sont pas seulement, et de moins en moins, tant ils deviennent indiscernables, le génie et la talent individuels qui sont l'objet de la vindicte du médiocre, mais aussi le génie des lieux, des peuples et des langues, dont le génie individuel n'est que l'intercession. La Machine travaille, sans relâche, avec son insistance de Machine, à détruire tout ce qui, dans la haute culture européenne fut l'intercession des génies favorables orientés vers l'exercice magnifique de la vie.

Le fondamentalisme démocratique n'a pas fait disparaître le pouvoir et l'abus de pouvoir, le népotisme et l'accaparement, il s'est appliqué à les placer dans les mains les plus médiocres, les plus irresponsables et les plus illégitimes, - et cela non seulement à la tête de l'Etat, mais partout, dans les plus infimes et plus insignifiantes occurrence du monde social. Le moindre guichetier est un despote. Le plus ridicule notable de province, avec quelques accointances politiques et un peu d'argent, peut abuser de tout et de tous, comme le seigneur féodal le moins scrupuleux, à la différence que sa place fut conquise par quelque ruse et non par le sang; et son nom jamais n'aura à répondre de rien, car il n'est point un maître auquel on peut demander des comptes, mais un « agent ». Un dispositif est ainsi mis en place, dans un consentement général, qui bétonne toute expression ou transmission du génie (terme, on l'aura compris, que nous n'utilisons pas dans son acception néoromantique de subjectivité exacerbée mais, tout au contraire, d'abandon à de plus vastes et calmes desseins, de plus lointaines et profondes fidélités.)

Il nous reste, à nous qui sommes héritiers de toutes les outrances modernes, à réinventer le moment présent, - à lui redonner cette teneur, ce timbre, cette couleur, ce vibrato. Il nous reste à revenir au cœur du temps, au cœur ardent. Il nous reste à inventer des « feux légers ». Que la vie ne soit pas survie asservie à des finalités quantifiables mais une suite de feux légers, et peu importe, et tant mieux, si nous y disparaissons sans laisser d'autres traces que le ressouvenir d'une flamme blonde, insolente, à peine discernable dans le faste du jour !

Le monde moderne qui ne croit plus au péché originel, ni à Dieu, ni à rien, semble pourtant devoir son existence à la seule volonté farouche de nous faire expier, ici et maintenant, tous les bonheurs vécus ou possibles. Sans doute le Moderne soupçonne-t-il que chaque bonheur est une réponse à une prière, une flamme allumée dans l'oraison. Cette évidence, insupportable à son outrecuidance mécréante, le conduit à nier, non seulement la surnature, mais la nature sensible elle-même qui en est l'empreinte.

A l'oraison, le Moderne opposera la volonté, puis la volonté de volonté, crispation maniaque, qui détruit sans anéantir, qui détruit en encombrant. Voyez comme les êtres humains sont devenus encombrés, comme ils respirent mal, comme il se supportent difficilement, comme ils se trouvent toujours offensés, offusqués, victimes, rats traqués les uns par les autres, et comme ils se laissent peu de temps pour être, ou, plus exactement, selon la belle formule d'Heidegger, pour être là, dans « éclaircie de l'être », dans la clairière paradisiaque.

 

6

Quiconque prendra l'Allée Joseph Joubert ira vers une merveille discernable, « un jardin tournoyant ».

Cet homme qui fut peu inscrit dans la société de son temps, cet homme absent des représentations, fut prodigieusement présent au monde, témoin au suprême de sa civilisation, qui déjà se défaisait mais se continuait en lui, de façon impondérable, méconnue et magistrale.

Discret, modeste, mais se donnant, ou, plus exactement se laissant donner le génie de parler exactement de tout, - se laissant, s'accordant cette liberté, cet abandon, où Dieu brille à la pointe des pensées... Nul ne fut moins kitch ou pompier que Joseph Joubert, pas même son ami, et premier admirateur, Chateaubriand. Ce que les dandies cherchent, ce qu'ils poursuivirent au risque de le voir échapper, cette désinvolture heureuse qui ne se refuse rien, pas même la fragilité, Joseph Joubert la trouve à chaque pas de ses pensées. Sa liberté ne semble pas encore soumise à une volonté. Si le grand dessein des dandies fut de faire de leur vie une œuvre d'art, Joseph Joubert, en amont, fait de sa pensée, non pas une œuvre, mais un art de penser.

Joseph Joubert est un magnifique écrivain car ne croit pas aux genres littéraires, mais, de toute sa foi ardente, à la parole et à la pensée. Quelque chose de très-important, de décisif, pour son temps et le nôtre, s'accomplit là, à l'insu de presque tous, - et que rechercheront, avec des bonheurs divers et plus ou moins embarrassés, les phénoménologues, les herméneutes, les avant-gardistes: une immédiateté dans l'intention pure, dans le feu clair de la plus radicale attention.

S'expliquerait ainsi le peu d'attention que lui accordent les modernes. Joseph Joubert est léger, - mais non point comme eux, inconstant, ou inconséquent; léger comme l'air, les oiseaux, comme les pensées lorsqu'elles virevoltent dans ces « jardins tournoyants » que sont, pour lui, les Dialogues de Platon.

Cet écrivain du fragment, de l'inachèvement, est un écrivain du tout et de l'infini. Sa pensée ne désire pas se reconnaître pouvoir dans les yeux d'autrui mais puissance infinie et diverse du monde. Dans cet immémorial combat métaphysique qui oppose l'universalité et l'universalisme, l'unité et l'uniformité, autrement dit la barbarie et la civilisation, Joseph Joubert est sans conteste du côté de l'infini, c'est-à-dire de l'exactitude. Il peut ainsi aller vers l'essence, vers le réel, la civilité, en amont de la civilisation, la rondeur avant la roue.

Ce retour à l'essentiel, au centre, est bien d'un homme de cœur pour qui les êtres et les heures ne sont pas interchangeables; et précieux infiniment car en eux se loge une répercussion de l'unité divine. L'extrême liberté de Joseph Joubert qui ne s'en laisse conter par aucun sous-ensemble du Gros Animal, ne se peut comprendre sans la piété, et sans le génie dont la piété récompense ceux qui la portent dans leur corps, leur âme et leur esprit.

Avec une extrême finesse, Joseph Joubert distingue l'incroyance de l'impiété, la première n'étant que conjoncturelle, alors que la seconde est absolue. Les négligences de l'incroyant sont bénignes à les comparer à la force destructrice de l'impiété (laquelle, cela se voit, peut revêtir divers voiles ou robes de la croyance).

La piété, et par l'écriture particulièrement, telle qu'en use Joseph Joubert, est dévoilement, et ce dévoilement est infini car, ainsi que l'écrit Ruzbehan de Shîraz, soixante-dix mille voiles recouvrent le Réel et ennuagent le cœur.

A chaque pensée, à chaque notation lapidaire ou furtive, Joseph Joubert ôte un voile de nos yeux. Son œuvre pie rapproche de nos prunelles le monde dans sa beauté et dans sa vérité. Hirondelles, ses pensées tracent leurs géométries à la venvole dans un ciel clair.

Le contraire de la piété n'est pas l'athéisme, l'incroyance, l'agnosticisme et moins encore la libre-pensée (Joseph Joubert n'aura aucune leçon à recevoir des « libres penseurs », ou soi-disant tels) mais le ressentiment, le relent, la stagnation. La pensée est juste car elle est, si l'on ose la redondance, un mouvement de l'âme, qui s'inscrit dans l'ordre de l'âme, non par un mouvement qui lâche, quitte, trahit, mais un mouvement vers le haut et le cœur, - vers la source invisible qui est l'apparaître de l'apparence, son advenue, à la fois transcendante et immanente. La révolution est passée, entre deux forces équivoques, versant finalement dans le saccage, puis dans un relativisme généralisé. Joseph Joubert n'opposera pas un ressentiment à un autre, une contre-révolution à la révolution, pas même une nostalgie explicite. Il se détourne du vacarme, de la lourdeur, se souvient qu'il est un homme et cultivera l'amitié des êtres et des choses, toujours sur le « qui vive ».

Nous trouverons dans les pensées de Joseph Joubert le meilleur usage possible de l'inquiétude. Le temps est court, les jours sont comptés, le désastre immense. Joseph Joubert sait déjà que les temps ne sont plus à la construction des systèmes ou des contre-systèmes, des visions globales, mais à la reconquête du retour vers une finesse native, vers une ressemblance subtile de la pensée humaine avec les œuvres de la nature et de Dieu.

Quelle avance dans cette œuvre pleine de retenue ! Et comme nous autres modernes, traînons derrière elle avec nos concepts, nos problématiques sociales, nos « sciences humaines », nos démagogies, nos jargons, notre volonté d'imposer et de convaincre, nos banalités sinistres, nos fanatismes de commande, nos effarantes étroitesses puritaines, nos embarras, nos encombrements.

On cherche, avec une espérance de plus en plus ténue, un esprit vif, délié, honnête. Partout ce ne sont que grimaces, hystérie, pathos et vengeance, publiques ou privées, politiques ou domestiques. Reniements qui s'adulent eux-mêmes, se veulent imposer comme la norme du monde, haines du bonheur machinés par ceux que l'ennui a chassé d'un paradis terrestre trop généreusement offert.

L'impiété nie le monde en reniant Dieu. Joseph Joubert, par bonheur pour lui, n'a pas connu ce qu'hélas nous connaissons: les hommes tapis derrière leurs écrans avec leurs petites âmes ulcérées et vétilleuses et dont le projet moral est de faire honte à l'esprit d'aventure et de porter aux héros, et sans risque, le coup fatal. La médiocrité despotique est au travail. Toute l'énergie qu'elle omet de dévouer à l'amitié et à l'amour va au service de cette normalité grimaçante, parodique. La vague et protectrice anarchie qui subsistait dans des époques plus anciennes est derrière nous. Tout est contrôlé et planifié tant il semblerait que le monde n'est plus gouverné par l'arbitraire d'un tyran ou téléguidé par les milles yeux du Docteur Mabuse mais par une mégère planétaire réduisant tout à ses ambitions et ses rancunes domestiques et dont les remugles sont l'étouffoir de toute pensée, de toute justice et de toute gratitude.

Le choix est simple: vous remerciez pour ce qui est donné, et donc vous goûtez ce qui est donné, ou point du tout. La négation du donné est la négation du possible, puisque le possible est le premier donné. Le goût est le possible dans le donné. Nier le possible, c'est nier la création dans la chose créée.

Joseph Joubert nous accompagne. Nous cheminons avec lui. Il n'entend pas modifier notre trajectoire, nous diriger, mais nous donner, à chaque intersection, la chance du choix le plus heureux, c'est-à-dire le mieux approprié à notre nature. Nul n'est plus idéaliste que lui (mais dans un sens bien différent de l'acception commune et récente du mot), lui qui, en bon platonicien sait contempler les idées.

On ne saurait utiliser ce que l'on contemple. La chose contemplée est cause. Elle est servie et non servante, ni serviable. Toute contemplation recèle un péril, elle est, au sens étymologique, expérience, traversée d'un péril, alors que les idéologies sont asservissement à des représentations secondes, à des fins empiriques et normatives, - alors même que ces normes ne correspondent qu'à l'illusion la plus largement répandue.

Une exigence secrète, ésotérique, traverse toutes les pensées de Joseph Joubert, les engendre, les lance; qui pourrait ainsi se résumer: il serait possible dans nos existences et dans nos pensées, de faire mieux, plus juste, plus léger, et mieux accordé à une bonté vaste, puissante, qui divague au-dessus de nous dans les nuées, et que, faute de lever la tête, nous n'apercevons plus, - mais qui nous guide et formule des vœux de bienvenue à ce qui, en nous, connaît les vertus de dégagement, de la tangente (qu'il faut prendre).

Telles se formulent les pensées de Joseph Joubert, non dans la linéarité démonstrative, en la monstruosité d'une pensée abîmée dans la considération de ses propres représentations, mais précisément dans la tangente, la traverse, - une oblique évoquant les rayons du matin et du soir, des sagesses naissantes ou déclinantes. Ce qui ne se pense plus, ce qui ne se pense pas encore.

 

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08/12/2021

Witkacy contre le "nivellisme":

Note sur Stanislas Ignacy Witkiewicz, dit Witkacy

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Luc-Olivier d'Algange

Witkacy contre le nivellisme

 

A Malgorzata Cieslak

 

Rarement une œuvre n’aura, tant et si bien que celle de Witkacy, fait se heurter, dans le présent, dans la présence d’un désastre grandiose, le passé et l’avenir, ce qui disparaît et ce qui doit advenir , - au point de révoquer en doute la nature même de l’existence des êtres et des choses, et à peu près tout ce que nous pensions savoir de l’entendement humain.

Ce précipité du temps porté à incandescence, ce heurt, ne relève en rien de la fantaisie ou de l’arbitraire d’une subjectivité : la situation historique nous renseigne ; Witkacy se donne la mort à l’entrée des troupes russes et allemandes dans son pays. Le passé était détruit, et l’avenir au « nivellisme ».

Avant de se donner la mort, cet homme qui fut prodigieusement un grand vivant fit de l’art, de la littérature, de la philosophie, du théâtre, de l’amour, de la science, de l’ivresse autant d’expériences métaphysiques, mues par une énergie et une discipline peu communes. Avant de quitter le monde qu’il avait prodigieusement honoré de son intelligence et de ses passions, Witkacy qui se considérait d’abord comme un philosophe, écrivit des romans, considérant que la genèse d’une pensée vaut autant que la pensée elle-même dans ses résultats et qu’un roman, diachronique plus que synchronique, témoigne mieux qu’un traité de ces temporalités abruptes ou bouleversées qui révèlent des causes lointaines et des effets indiscernables, sans plus céder à l’illusion scientiste des expériences reproductibles. Là où les systèmes traitent de cas généraux, avec des paramètres en nombres limités, le roman décrit des cas particuliers, avec des paramètres en nombre infini. Là où les systèmes définissent l’humanité en général, le roman va à la rencontre des hommes de chair et de sang, les « frères, les vrais frères », comme disait Mighel de Unamuno.

Witkacy se pose ainsi la question abyssale de l’individu, au moment où il lui semble que celui-ci est sur le point de disparaître. Qu’est-ce qu’un individu ? Pour Witkacy l’individu, ce qui ne peut se diviser, est un irréductible, un indivis, et aussi, comme en témoigne la dernière phrase de L’Adieu à l’Automne, un drôle d’individu, une sorte de mauvais sujet, un mal-pensant.

L’individu est unique, il est une réalité plus ontologique que sociale, et l’on pourrait presque dire parménidienne, au sens où, pour Parménide, le propre de ce qui est d’être un, c’est-à-dire, de se refuser, de toute sa force d’être et de toute sa raison d’être, à être interchangeable. Si le propre de tout ce qui est d’être unique, que dire des êtres humains, uniques conscients de l’être, mais conscients jusqu’à un certain point seulement, et toujours menacés de fléchir, de s’abandonner à la machine ou à la bestialité, à l’appareillage cybernétique ou à la nostalgie tribale, et de renoncer à cette épuisante singularité.

Dès lors qu’elle échappe à la réduction au plus petit commun dénominateur, dès lors elle ose être un défi aux convenances, la pensée ne témoigne plus que pour elle-même. Toutefois écrit Witkacy, « la caractéristique du moment, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et de les imposer partout ». Les six décennies qui nous séparent de la mort de Witkacy, l’une après l’autre confirment ses vues : «  Le nivellisme : cette idée maniaque était comme un fleuve dans lequel s’écoulaient depuis un certain temps, comme de petites rivières, toutes ses autres pensées ; ce fleuve se jetait dans la mer : dans l’idée s’une société d’automates désindividualisés. S’automatiser au plus vite et cesser de souffrir ! »

Ce que Witkacy nomme le « nivellisme » ne porte ainsi pas seulement atteinte à ses goûts, et il serait trop facile d’opposer le généreux sens commun au service de l’intérêt général aux préférences aristocratiques de l’esthète. Ce « nivellisme » est aussi et surtout une négation de la nature humaine dans ses nuances et gradations. Emprisonné dans un seul temps, dans un seul état de conscience et d’être, une seule destinée, nous voici, tel du bétail, au nom du bonheur collectif ou de « l’homme nouveau », livrés à la pire des régressions. Le « nivellisme » sera donc une mise en demeure à celui qui voudra ne pas s’y résigner, de sauver, une dernière fois avant l’Adieu, toutes les puissances de l’intelligence, de l’imagination et du désir humain.

Les hallucinogènes, les narcotiques et excitants divers seront, par exemple, pour Witkacy, non des complaisances du désespoir, mais des clefs ouvrant à divers états de conscience qui aiguiseront, par contraste, la lucidité qu’ils ont pour fonction d’exacerber ou de troubler. De même la culture encyclopédique, loin de ramener au bercail d’un savoir commun, sera pour Witkacy une mise en abîme héraldique de l’étonnement : pouvoir être quelques instants l’infini à soi-même et comme la toute-possibilité du monde, mais détachée : « Ensuite un soleil gigantesque, de grands chats paresseux, des serpents et des condors tristes, tous devenaient lui-même et en même temps n’étaient pas du tout lui. »

Toute philosophie, nous le savons depuis Nietzsche, est toujours autobiographique. Celle de Witkacy est un combat dans le Désastre, un Adieu au monde héraldique, en abîme, où le visible fut plus mystérieux encore que l’invisible dont il est l’empreinte. Un Adieu au monde complexe, tourmenté et fallacieux qui devra laisser sa place à un monde déterminé banal, simple et sincère (celui des « derniers des hommes » dont parle Nietzsche) où la conscience réduite à l’utilité sociale se laissera borner par une morale puritaine, où l’existence comme une corolle frémissante, une corolle épouvantée, s’étiolera dans la communication de masse et l’éclairage scialytique.

Avant que cette banalité ne fît oublier les fastes qui la précédèrent, avant l’Adieu, avant « l’oubli de l’oubli » des hommes heureux, des amnésiques, qui, je cite, « ne sauront plus rien de leur déchéance », autrement dit avant la bestialisation et l’infantilisation totale de l’espèce, qui rebutera définitivement la beauté du monde, Witkacy évoquera donc le moment inaugural de la pensée : «  Donc tout existe quand même. Cette constatation n’était pas aussi banale qu’elle pouvait paraître. L’ontologie subconsciente, animale, principalement animiste, n’est rien à côté du premier éblouissement de l’ontologie conceptuelle, du premier jugement existentiel. Le fait de l’existence en lui-même n’avait jusqu’alors représenté pour lui rien d’étrange. Pour la première fois il comprenait l’insondabilité abyssale de ce problème ».

Avant donc la culture commune « conviviale, festive, et citoyenne », avant « l’homme-masse » (et je renvoie ici à l’excellente postface à L’Adieu à l’Automne, d’Alain van Crugten, pour la comparaison avec Ortega) Witkacy retourne aux ressources profondes de la culture européenne, à l’esprit critique, à l’ontologie conceptuelle qui laisse entre les hommes et le monde, entre les hommes entre eux, entre la certitude et le doute, entre ce que nous sommes et ce que nous croyons être dans nos appartenances, une distance, une attention qui rendent possibles, non seulement la pensée, l’art romanesque, mais encore le sens du tragique et de l’absurde, ainsi que la possibilité magnifique et terrible pour les êtres humains d’être dissemblables et seuls, au lieu d’être voués, de naissance, à cette fusion sociale purement immanente, ce grégarisme, souvent meurtrier, qui évoque bien davantage la vie des insectes que l’humanitas. Quoiqu’on en veuille, et l’œuvre de Witkacy est ici anticipatrice sinon prophétique, ce nivellisme, nous y sommes, menacés par la facilité, et « cette sensation de triomphe et de domination qu’éprouvera en lui chaque individu moyen ».

L’individu moyen, se concevant et se revendiquant comme moyen sera non le maître sans esclave rêvé par les utopies généreuses, mais l’esclave sans maître, c’est à dire le dominateur le plus impitoyable, le plus résolu, le mieux armé, par sa quantité, le plus administratif, le mieux assis dans sa conviction d’incarner le Bien.

Notons, en passant, la différence fondamentale entre une Eglise, qui unit les hommes en les considérant comme une communauté de pécheurs, et ces communautés nouvelles « d’hommes nouveaux », qui se considèrent, dans leur médiocrité, littéralement impeccables et parfaits, sans plus rien avoir à apprendre du passé, et relisons contre eux, comme un alexipharmaque, c’est à dire un contre-poison, les romans provocants, vénéneux, vénériens, sarcastiques, lyriques, coruscants, métaphysiques, cruels et humoristiques de Witkacy, relisons dans les heures, et nous savons que les heures, par étymologie sont des prières, - qui nous restent avant d’être dissous dans la communication de masse, avant d’être, dans l’informe la proie au pire conformisme !

En lisant les romans de Witkacy, on reconnaît qu’il fut homme de théâtre, tant ils semblent se dérouler dans un espace où l’alentour aurait été aboli dans une sorte de frayeur intersidérale. Un vide métaphysique, sans plus de civilisation, ni de spectateurs semble entourer les personnages, dans leur étrangeté.

Sur la scène, deux figures du passé s’entrebattent. L’une est liée à la forme, à l’Idéa, à la réminiscence, au double regard platonicien, qui voit les choses à la fois comme déjà advenues et comme devant advenir, réminiscence, je cite, « de ces instant où la vie contemporaine mais lointaine et comme étrangère à elle-même, rayonnait de cet éclat mystérieux que n’avaient habituellement pour lui que certains des meilleurs moments du passé ». L’autre force est de dissolution, de nostalgie mauvaise, je cite « Etre un taureau, un serpent, même un insecte, ou encore une amibe occupée à se reproduire par simple division, mais surtout ne pas penser, ne se rendre compte de rien »  Autrement dit, être parfait, sans péchés, sans manques, sans attentes, sans transcendance… Nous en sommes là. L’heure est, selon la formule rimbaldienne «  pour le moins très sévère ». La témérité spirituelle est requise. L’Adieu est une oraison funèbre, mais sans pomposité, à des êtres humains téméraires et fragiles, à des êtres humains imparfaits, livrés à l’incertitude et au doute, à l’exaltation et à l‘acédie, et cette imperfection, pour Witkacy, et pour nous qui consentons à être les hôtes du romancier, vaut infiniment mieux qu’une perfection planifiée, une perfection considérée comme due par d'arrogants médiocres épris du bonheur de l’amibe, - perfection qui ne saurait être réalisée qu’au prix d’une terrible réduction procustéenne. Nous y sommes.

L’Adieu de Witkacy est un Adieu à l’imperfection, c’est à dire un Adieu à l’Inassouvissement, à l’insatisfaction, un Adieu à la beauté escarpée, anfractueuse, déroutante. Un Adieu à la fragilité des hommes seuls, désemparés, pessimistes, audacieux et frémissants. Un Adieu à des hommes, qui sont des personnages flamboyants et farfelus alors que nous sommes sur le point d’entrer dans un monde de figurants tristes, terne et sérieux. 

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Discours contre l'uniformisation des êtres et des choses:

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Luc-Olivier d'Algange

Discours contre l'uniformisation des êtres et des choses

 

Longtemps les formes furent honorées en ce qui les différenciaient les unes des autres. Les hommes trouvaient un bonheur à la fois sensuel et intellectuel à rendre hommage à ce qui se distingue. La diversité et la variation plaisaient à leurs regards. Par une attention et des attentions dévouées, ils aimaient à servir ce qui leur donnait à penser des nuances, la polyphonie, le versicolore, la multiplicité des styles, des genres et des états de conscience et d'être. Les Yézidis, par exemple, depuis des temps antérieurs au monothéisme, adoraient l'Ange-Paon, le messager qui diffracte et déploie en couleurs la lumière primordiale, et leur fidélité dans cette adoration leur vaut aujourd’hui, avec et après tant d'autres, d'être l'objet du ressentiment le plus vil et de la haine la plus obscure.

Notre monde n'est pas « mondialisé », il est globalisé, et cette globalisation est une extinction massive. Les langues, les peuples, les espèces, les paysages mêmes, disparaissent. Une architecture et des mœurs simplets et utilitaires se répandent partout, servis non par quelque fatalité de l'histoire mais par une âpre volonté vengeresse contre tout ce qui, dans les êtres et les choses, ne serait pas interchangeable.

L'interchangeable est non seulement la condition du fonctionnement du monde globalisé, mais, si l'on ose dire, en profanant un mot si noble, sa vocation. Ce monde fonctionne par l'interchangeable et pour l'interchangeable, c'est-à-dire contre le sentiment tragique qui accompagne la joie vivante du caractère irremplaçable des êtres et des choses, et cependant voués à la mort. Par la généralisation de l'interchangeable, les Modernes cultivent l'illusion de vaincre la mort en nous précipitant dans un monde à sa ressemblance. Ainsi veut triompher la sécurité fallacieuse de l'ennui, en se départissant d'un même mouvement du tragique et de la joie.

Je ne puis me défendre de l'idée que le sous-titre de ce discours, qui va au plus urgent, ne vaut que s'il découvre son avers logique. Ce discours contre l'uniformisation des êtres et des choses est d'abord, en amont, par essence, un éloge des formes des êtres et des choses. L'uniformisation à laquelle nous assistons n'est pas même la réduction des formes à une forme mais la destruction de la forme en soi, la poussée, la « ruée vers le bas », selon l’expression de Léon Bloy, vers un informe, une confusion morose, qui rendrait à jamais impossible l'essor vers l'au-delà de la forme, cette toute-possibilité de toutes les formes.

Notre temps est en proie à cette rage, à cet activisme planificateur qui emprunte tout autant à la technique et à la finance qu'au fondamentalisme religieux, au littéralisme obtus. Dans un cas comme dans l'autre, la surface uniformisatrice despotise au détriment de la profondeur d'où naissent les formes, c'est dire au détriment des êtres et des choses, au détriment de l'âme des hommes et de l'Ame du monde.

Notre civilisation est notre monde particulier, le point à partir duquel nous allons vers le monde en général, comme le monde va vers nous. Dans une civilisation morte ou moribonde, en proie aux affres pathologiques du reniement de soi-même et du dénigrement de son propre passé, ce n'est pas seulement une certaine forme de beauté qui est niée et détruite mais notre faculté de percevoir et d'aimer toute beauté, et à l'intérieur de cette faculté, un frémissement sensible, un vibrato, - cet accord entre les êtres et les choses qu'Hölderlin évoquait en écrivant: « L'homme habite en poète ».

Le reniement de sa civilisation, de son tradere n'est pas une ouverture à l'universel, mais, tout au contraire, enfermement dans la subjectivité et incarcération dans cette société de contrôle, cet individualisme de masse, qui réduit les êtres et les choses au plus petit dénominateur commun. Et qu'ont en commun tous les êtres et toutes les choses sinon de dépérir et de mourir ? La volonté uniformisatrice se révèle ainsi pour ce qu'elle est: une volonté de mort: « soumettre, selon la formule de Maurice Blanchot, à la toute-puissance de la mort ce qui ne se mesure pas en termes de pouvoir », - disons encore, en référence, et déférence, à René Guénon, ce qui ne se mesure pas selon le Règne de la Quantité.

Toute qualité, toute distinction, est résistance à cette usure programmée en accéléré, et cette distinction n'est pas seulement un « pour soi » ou un « pour les nôtres », elle n'est pas seulement un culte du Moi ou du Nous, mais la sauvegarde de la possibilité pour les hommes de n'être pas seulement des unités interchangeables, des monnaies d'échange, des choses destinées à disparaître une fois convertie en « croissance économique », dans l'indifférence générale.

Etre attaché à sa langue, à son tradere, - qui rendra possible précisément toutes les traductions, - n'est pas une volonté restrictive mais un consentement à ce qui est, un éclore qui s'ouvre à d'autres éclosions, une voie vers l'universel qui emprunte des sentes réelles, parfois difficiles et escarpées, et non ces « autoroutes de l'information » parcourues par des hommes abstraits dans des espaces et des temporalités abstraites, devant des écrans, hors du monde.

Quiconque demeure fidèle à sa tradition se trouve accusé, s'il se trouve être français et européen, d'être nationaliste, européocentriste, voire xénophobe ou raciste. Cependant nous ne disons pas que notre tradition est au centre du monde, supérieure en vertu d'on ne sait quels critères, mais qu'elle est en notre cœur et que nous sommes dans son cœur, non par choix mais par ces grandes évidences méconnues, dont la première est que nous écrivons en français.

Les Modernes ont cette passion, nier l'évidence. Tout leur semble mieux que le donné, et c'est ainsi qu'ils veulent un monde où tout s'achète parce que tout est destiné à être mis en vente. Tout leur est préférable au réel, et c'est ainsi qu'ils se précipitent dans le monde virtuel. Tout leur est plus cher que ce qui est, et c'est ainsi qu'ils rêvent de devenir des machines, c'est-à-dire d'être à la fois morts et perpétuels, immortels et sans âme.

Il n'y a pas, comme le disent les imbéciles ou les faux naïfs, un bon ou un mauvais usage de la technique. La technique est, par essence, la mise en œuvre de cette volonté d'ôter l'âme du corps afin que celui-ci puisse devenir une machine immortelle, autrement dit une mécanique morte, et donc inusable, en parfait état de fonctionnement.

Ce qui vaut pour l'individu vaut pour le collectif. L'extinction des civilisations a cet horizon: le fonctionnement parfait, la transparence parfaite (sauf pour les affaires étrangères et financières !), le contrôle parfait enfin débarrassé de ces folklores, mythes, symboles, légendes, singularités, nuances et distinctions auxquels les hommes furent tant attachés depuis des millénaires et pour lesquels ils inventaient des formes dissemblables, des caractères irréductibles, des œuvres et des styles immédiatement reconnaissables.

Ce monde uniformisé est ce monde où plus rien ne sera reconnaissable, - un monde où il n'y aurait plus rien à reconnaître en amitié, en sapience ou en gratitude, un monde sans mystère, sans missions de reconnaissance, où il n'y aura plus rien à découvrir ou à dévoiler, un monde sans Eros et sans herméneutique, un monde pornographique et puritain, un monde non de recoins rêveurs et de dons impondérables, mais de grandes surfaces régies par la Loi du Marché, un monde où la flamme de la chandelle qu'évoquait Bachelard n'aura plus de sens ni de lueur pour personne.

Nous écrivons dans la pénombre, cette pénombre qui nous rend indistincts et presque indiscernables mais qui, cependant, laisse à nos regards le loisir d'apercevoir le tremblement des flammes lointaines ou oubliées qui portent les noms des dieux et des Muses et s'incline sous le souffle comme la salutation angélique que Dante reçut de Béatrice. Nos ressouvenirs sont des ressacs. Un Grand Large scintille du fond de nos mémoires, l'âme odysséenne nous revient dans cette épiphanie d'eau et de lumière qu'avive le cours de nos phrases françaises.

L'âme est une chose vague mais les formes où elle se manifeste sont précises, et cette précision, en retour, est au principe d'une songerie et d'une interprétation infinie. La plus infime, la plus fugitive apparence, dans l'instant exact où notre attention s'en saisit, tient en elle, distincte, un reflet d'éternité qui irise d'un insondable mystère les choses les plus familières: un paysage d'enfance, une rivière, un peuplier, un puit, une poignée de mûres, un scarabée ou un lézard, la buée sur une vitre. Notre âme s'éveille au contact de l'Ame du monde, là où elle se manifeste, chatoyante et versicolore, dans la nuance ou le contraste, délicate ou violente, - avivée.

L'inlassable discours du pédagogisme contre « l'élitisme intellectuel » censé perpétuer, par l'héritage, les inégalités sociales, est le principal moteur des inégalités dénoncées. Si l'on n'offre plus le meilleurs à tous, on le réserve à quelques-uns, non les meilleurs mais les mieux protégés, qui, au demeurant, n'en feront souvent rien de bien audacieux ni de bien créateur. On voit sans peine que cette idéologie a pour dessein premier d'abolir toute inégalité qui ne soit pas d'argent; elle est au service de ce pouvoir ultime et exclusif qui voit d'un mauvais œil, pour le moins, toute excellence dont les origines et la fin lui échapperaient et dont surgiraient des formes individuelles et collectives irréductibles à la pure circulation monétaire qui permet aux malins de se servir au passage.

Ces jeunes gens ignorants de la culture dont ils héritent, ces connectés globaux, ces distraits perpétuels auxquels l'usage de leur propre langue n'est plus transmis, ne recevront jamais le secours d'Epictète ou de Marc-Aurèle pour échapper au pouvoir sur lequel ils ne peuvent rien; jamais Hölderlin ou Nerval ne viendront leur dire l'enchantement et la profonde vertu d'habiter en poète; jamais Nietzsche ou Artaud ne viendront briser la prison des signes et les dissuader d'être les parfaits agents de la Machine et de bien dociles consommateurs.

Disposés pour eux, voici un monde binaire, profondément déprimant, réduisant toute pensée en moraline inepte, l'affect au « pour » ou « contre » téléguidés, la sensation à l'agréable ou au désagréable primaires, toute poésie à la publicité et toute politique à la « force de vente ». La modification ainsi opérée n'est pas seulement politique mais intime au plus intime: la gratitude s'y tourne en ressentiment et le bonheur d'être en amertume. Les facultés cognitives et sensibles s'y étiolent, les paysages intérieurs s'amenuisent et le discours, s'il est encore possible, se rabougrit à des actes d'accusation contre les rares esprits demeurés, tant bien que mal, quelque peu libres et audacieux.

L'Universel lui-même, tant évoqué en prétexte à ces arasements, devient hors d'atteinte du seul fait qu'il ne peut se comprendre qu'à partir d'une forme mise en analogie avec d'autres formes, - la destruction des formes distinctes établissant non l'universalité mais la confusion des formes, leurs décombres, d'où surgissent comme des figures cauchemardesques, « zombifiées », si l'on ose dire, les caricatures des identités niées. Ainsi que l'écrivait Dominique de Roux « Nous en sommes là ».

L'uniformisation, qui est bien le contraire de l'universel, n'aboutit pas même à cette utopie triste d'une ressemblance pacifiée de tous les êtres humains sous l'éclairage exclusif de la Finance et de la Technique mais à un chaos qui délivre ce dont la Finance et la Technique sont les masques acceptables, - à savoir une régression vers le culte des Érinyes et le règne des Titans, - qui sera celui des hommes sans visage.

Cependant, contre cet activisme planificateur, un recours existe bien, et se laisse dire en ce seul mot latin que nous évoquions, tradere, autre dit la Tradition en action, l'acte d'être de la Tradition, qui n'est pas, au contraire de la ressassante modernité, commémorative ou muséologique, mais variation, cours scintillant qui, à chaque instant, garde la mémoire de sa source, qui est hors du temps.

L'hors du temps dans le Temps, la corolle qui s'ouvre amoureusement dans l'intime de l'instant, la perspective à perte de vue, le Grand Large soudain offert sur la rive conquise, précèdent la conscience que nous en avons et ce que nous pouvons en dire. Ils sont littéralement attente, attention, fraîcheur soleilleuse, éclatante, qui veille derrière les apparences ternies. Cet hors du temps revient en nous comme un ressac porté par le ressouvenir.

Une inimitié profonde et chargée de sens, l'une des rares à n'être ni vaine, ni circonstancielle, ni fallacieuse, est celle qui oppose, de tous temps et en toute contrée, les hommes de la planification et les hommes du ressouvenir. Ce n'est pas tant que les hommes de la planification ne se souviennent de rien mais ce dont ils se souviennent, et qui les encombre, ils veulent s'en venger, en détruire les traces dans le présent afin d'instaurer leur pouvoir sans conteste et sans rien qui demeurât dans les êtres et les choses pour voir de loin.

Le planificateur veut le tout du pouvoir sur ce « tout » qui doit être planifié pour que sa seule volonté puisse y régner. Rien ne lui semble plus détestable que ce qu'il nomme les « survivances » ou les « archaïsmes », - ces mots désignent ce qu'il y a pour lui de plus odieux, alors que, dans leur stricte acception, ils disent simplement ce qui survit et ce qui vient de l'origine.

Pour le planificateur, le monde doit être littéralement aplati, réduit à cette surface où bâtir de « grandes surfaces » désorientées. Son adversaire premier est la hiérarchie (au sens étymologique, hiéros et arché) qui ordonne le monde par le sacré et le principe, en gradations infinies, et d'abord en nous-mêmes.

La destruction de cette hiérarchie intérieure a pour première conséquence la prolifération des fausses hiérarchies extérieures: un monde de petits chefs, de guichetiers, d'escrocs où la Loi du Marché désigne ses exécuteurs préférés, c'est-à-dire, et là encore au sens étymologique, les plus ignobles. Là où les états, obéissant naguère encore aux logiques de la souveraineté, veillaient, par le Droit, à sauvegarder le bien public, ils cèdent désormais et font servir le Droit au secours de ceux qui nous volent et nous dépouillent, autrement dit ces chancres que sont les banques. La conséquence n'en est pas seulement macro-économique, mais intime, et profondément démoralisante. Ni l'héritage, ni le fruit du travail n'appartiennent plus vraiment aux individus et aux peuples mais à des instances anonymes, abstraites et incertaines.

Face à ces ennemis sans formes, les formes semblent devoir capituler, et jusqu'aux formes formatrices: celles de la langue. Entre les jargons financiers, juridiques ou universitaires, que l'on peut regrouper sous le terme générique d'enfumage, et le babil débilité commun où le vocabulaire s'est réduit en peau de chagrin au milieu d'une syntaxe effondrée, notre langue natale ne survit que par la fervente fidélité de quelques-uns.

Cette fidélité n'est pas seulement fidélité au parler de nos ancêtres, fidélité aux belles œuvres, fidélité « logocratique » pour reprendre la formule de George Steiner, mais encore fidélité aux êtres que nous écoutons et auxquels nous parlons, et déférence à l'égard des choses que nous nommons. Sauvegarder sa langue natale n'est pas seulement un projet linguistique mais ontologique: ce que nous sommes dans notre relation au monde, avec la toute-possibilité.

Il n'y a rien de bien surprenant à ce que la Machine de guerre uniformisatrice se soit d'abord appliquée à saper les fondements de l'usage poétique et sapientiel de notre langue, - laquelle contient en elle tous les recours et toutes les puissances de résistance et de rébellion. Telle phrase de Valery Larbaud dispose du pouvoir d'aller directement à l'âme française et à l'éveiller; encore faut-il pouvoir l'entendre, encore faut-il porter en soi un assez vaste silence pour qu'elle nous advienne.

Naguère, les totalitaires pensaient ingénument se débarrasser des œuvres en brûlant des livres. Depuis, la méthode s'est perfectionnée à fabriquer les conditions où ces livres deviendront incompréhensibles, hors d'atteinte, dans une humanité à laquelle rien de ce qu'ils évoquent ne parlera plus, ni la vigueur ironique des héros de Stendhal, ni les mystères des filles du feu nervalienne, ni la liberté d'allure de Paul Morand, ni la gnose poétique de Henry Bosco qui roule dans les rivières de la nuit et dans les orages entre les arbres.

Ce qui est ôté à ceux qui sont réduits à ne plus jamais les entendre, ce ne sont pas des objets d'art, des témoignages du passé, une bibliothèque, mais des possibilités d'être, - qui sont autant de Châteaux Tournoyants qui élèvent les cœurs et résistent à l'uniformisation du monde.

Luc-Olivier d'Algange

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07/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, L'érudition et l'amour, Introduction aux "Scolies pour un texte implicite":

( Traduction de Carlos Camara et Miguel Angel Frontan, suivie de la version en français)

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Luc-Olivier d'Algange

INTRODUCCIÓN A LOS ESCOLIOS DE NICOLÁS GÓMEZ DÁVILA

 

«Las dos alas de la inteligencia son la erudición y el amor».

 

Nicolás Gómez Dávila es uno de esos raros autores que tienen a sus lectores en tan alta estima que sólo le ofrecen lo mejor de sí mismos. El verdadero título de estas formas breves, que no son ni aforismos ni sentencias, reunidas bajo el título de Los horrores de la democracia (elección de editor no exenta de un toque de sana provocación) es Escolios a un texto implícito. Esos «escolios» tienen por regla no dejar adivinar del pensamiento sino la afinada punta, y, por virtud, la generosidad de suponer en el lector la inteligencia y el arte de desplegar, a partir de esas afinadas puntas, un texto que está al mismo tiempo ausente y presente, implícito, es decir, que se brinda, sin por esto revelarse.

Toda obra digna de nuestra atención se asemeja a la parte emergente del iceberg: lo que dice es sólo una señal de lo que no dice. Lo implícito es, por lo general, el sello de la alta literatura, lo que la distingue de la información, las humanidades y la palabrería, donde lo que no se dice vale aún menos que lo que se dice. Cuando la palabra escrita se eleva al rango de la palabra hablada, cuando las páginas son como la reverberación del Logos-Rey, el más pequeño destello da testimonio del abismo luminoso del Cielo. Lo que se dice está, en cierto modo, exaltado por el poder de lo que no se dice, tal como el balanceo de la ola está en armonía con el magnetismo de las mareas. Ahora bien, en lo que atañe a ese poder, la eminente generosidad de Nicolás Gómez Dávila lo pone desde el principio en armonía con su lector, sin preocuparse por ninguna otra cualificación externa. Este supuesto «antidemócrata» plantea como un a priori teórico a su obra, a su «método» (en el sentido en que Valéry habla del «método» de Leonardo da Vinci), la posibilidad de que cualquier hombre preocupado por tener vida interior lo comprenda. «Los hombres son menos iguales de lo que dicen y más de lo que piensan». Aquí la lógica es exactamente la opuesta a la del «demócrata» fundamentalista que afirma teóricamente la igualdad de todos, no sin arrogarse el magisterio de la definición de la igualdad y, en consecuencia, una superioridad absoluta que, en política, sólo podría traducirse por la generalización de los métodos policiales. «El Estado moderno realizará su esencia cuando la policía, como Dios, presencie todos los actos del hombre».

Los Escolios de Gómez Dávila son una obra de combate. Lo que está en juego es nada menos que la dignidad y la libertad humanas, pero, a diferencia de tantos otros que machacan con las palabras «dignidad» y «libertad», Gómez Dávila no pacta con las fuerzas que las desnaturalizan y las arruinan. No perdamos el tiempo con los cuzcos del periodismo mediocre que se les echó a los faldones de ese libro magnífico: sólo existen para ilustrar su pertinencia: «El demócrata no considera que sus críticos desaciertan, sino que blasfeman». Esta figura del Moderno, a quien Gómez Dávila llama el «demócrata» (no como partidario, aclara, de un sistema político sino como defensor de una «perversión metafísica») puede, en efecto, definirse aquí como fundamentalista en la medida en que solamente alaba el «debate», la «discusión», el «pólemos» con la condición imperativa de que aquellos con los que está permitito debatir, discutir y polemizar sean ya, desde mucho tiempo atrás y de manera notoria, de la misma opinión que él; y que lo sean, además, con el mismo vocabulario, las mismas retóricas y, si es posible, las mismas entonaciones, el mismo estilo o, más probablemente aún, la misma falta de estilo. El demócrata fundamentalista sólo «razona», así, dentro de los límites de su locura procusteana; su amor por la humanidad «en general» sólo se realiza mediante el desprecio por el individuo; sólo estima la libertad de expresión cuando está estrictamente reservada a los que no tienen nada que decir; para él, la «dignidad» humana sólo merece que se la defienda cuando se lo hace en favor de quienes se burlan de ella y se envilecen por puro capricho.

«A los ojos del demócrata, el que no se envilece resulta sospechoso*». No hay ningún escritor un poco libre que no experimente a diario esa sospecha. Incluso si se mantuviera alejado de las ideas ofensivas, el simple giro de una frase, una palabra en un sentido un poco anticuado, una vaga nostalgia o el rechazo a considerar el mundo contemporáneo como el parangón de todas las virtudes y la fuente de todos los bienes bastan para designarlo como sospechoso. La crítica literaria, que debería situarse entre la metafísica y el hedonismo, entre la sabiduría y el placer, entre la verdad y la belleza, se reduce tristemente a meras fanfarronerías moralizantes o a una fastidiosa retórica de fiscal o abogado, como si ya no se pudiera leer una novela o un ensayo sin ponerlos en el banquillo de los acusados, como si todo sentimiento de gratitud se hubiera desvanecido de los corazones humanos para dar lugar únicamente a las manías de un Fouquier-Tinville sin relevancia ni coraje. «Los individuos, en la sociedad moderna, son cada día más parecidos los unos a los otros y cada día más ajenos entre sí. Mónadas idénticas que se enfrentan con individualismo feroz».

El crítico moderno es un hombre que, para ejercer su función, no debe conocer ni el remordimiento ni la misericordia, sino enamorarse locamente de la cantinela leguleya a la que se reducen ahora todas las formas de Eris. Traspuesta en mezquindad, la agresividad moderna toma el rostro zalamero  del pensamiento políticamente correcto, es decir, del «pensamiento» colectivo, gregario, tan hosco, obtuso y oscurantista en la «aldea global» como lo fue en los «pueblos» imaginados por burgueses liberales, poblados, naturalmente, por un campesinado torvo y cruel, y por horribles chuanes enemigos de la libertad. El Moderno, cuando describe a su enemigo, se describe a sí mismo. Ese «arcaico», ese «supersticioso», ese «adversario de la razón» es él mismo. Cuanto más se llama a sí mismo «demócrata», más desprecia a ese «pueblo», al que no concede más poder que el de la situación de hecho, que él llama «voluntad general», por pura hipocresía. «Voluntad general es la ficción que le permite al demócrata pretender que para inclinarse ante una mayoría hay otra razón que el simple miedo».

Lo composición puntillista de los Escolios, que mezcla ideas éticas, estéticas y políticas, impidió tratar cada área como una región separada. Lo bueno, lo bello y lo verdadero son indisociables. El esteta es siempre moralista y político. «El mundo moderno es un levantamiento contra Platón». Por lo tanto, le corresponde al «reaccionario», tal como lo define Gómez Dávila (cuya vocación es ser «el asilo de todas las ideas desterradas por la ignominia moderna»), trabajar para la recuperación del platonismo, no como sistema filosófico (suponiendo que existiera un «sistema» platónico fuera de los apuntes de algunos pedagogos, demasiado ansiosos por enseñar lo que no saben, para leer los Diálogos) sino como una experiencia metafísica fundamental de la lectura (lectura del mundo tanto como lectura de libros). «Detrás de todo apelativo se levanta el mismo apelativo con mayúscula: detrás del amor el Amor, detrás del encuentro el Encuentro. El universo se evade de su cautiverio, cuando en la instancia individual percibimos la esencia».

Lo político, para Gómez Dávila, no es el fin del pensamiento, ni siquiera su comienzo. El pensamiento se sitúa en una zona intermedia, más o menos frecuentable según las épocas, entre lo metafísico y lo perceptible, entre la teoría y el gusto. «Todo es trivial si el universo no está comprometido en una aventura metafísica». Esa trivialidad, sin embargo, no es en absoluto trivial, en el sentido de que sería insignificante: es horrible. Nos libra a la esclavitud y a la fealdad, peor aún: a una esclavitud y a una fealdad siempre idénticas a sí mismas, como en una catástrofe o una pesadilla, con el pretexto del «cambio» y la «novedad». «El mundo moderno ha llegado a institucionalizar el cambio, la revolución, el anticonformismo con una astucia tal que cualquier intento de liberación es una rutina inscrita en el reglamento de la prisión*».

Ese «cambio», es decir, ese odio a la Tradición, que es lo propio del Moderno, ese culto a la amnesia, ese olvido del olvido, es tal que olvida su propia identidad consigo mismo. El olvido del olvido es esa pura nada inmóvil que se imagina como un cambio perpetuo, en otras palabras, como un presente sin presencia. Así es como «las democracias describen un pasado que nunca existió y predicen un futuro que nunca se realiza

Cuando la política se destruye a sí misma mediante la cobardía, cuando el Logos se profana mediante la propaganda y la publicidad, cuando la alquimia inversa transforma el oro del amor puro en el plomo de la «convivialidad» obligatoria, caemos bajo el yugo de esa casta que pretende no ser tal y cuyo amor por la humanidad en general es el pretexto para no tener que amar a nadie en particular, cuya «tolerancia» abstracta es la astucia para no tener que perdonar nunca una ofensa y la «apertura a los demás» es la primera condición para eximirse de cualquier magnanimidad. La ideología «ciudadana» hace las veces de indulgencia, sin que los Pobres se beneficien en lo más mínimo.

Si bien para Gómez Dávila la política es imposible, esto es una razón suplementaria para interesarse en ella, pero en forma individual. «La lucha contra el mundo moderno tiene que ser solitaria. Donde haya dos hay traición». Aquí pensamos en la frase de Montherlant: «En cuanto los hombres se juntan, trabajan para fomentar algún error». Sea como sea, hubo momentos en los que el orden político parecía destinado a evitarnos lo peor, en la medida de lo posible. Lo peor, es decir, el nihilismo, el totalitarismo, el terror. «La democracia tiene el terror por medio y el totalitarismo por fin». Sin embargo, el «totalitarismo» y el «terror» no lo dicen todo sobre lo que constituye lo peor. El demócrata nunca deja de hablar de lo peor, de afirmar que él es un baluarte contra este último, cuando resulta ser su condición, su premisa. Lo peor es aquello en lo que el hombre se convierte, en lo que todos los hombres se convierten, cuando la contemplación desaparece del mundo, cuando el trato entre los hombres no tiene otro objeto que la economía. «La ausencia de vida contemplativa convierte la vida activa de una sociedad en tumulto de ratas pestilentes». De aquello mediante lo cual el lenguaje brinda testimonio de la contemplación, y de esa alegría profunda, ambarina y luminosa del Logos-Rey, poco es decir que el Moderno ya no quiere ni oír hablar. Desea que su mundo carezca de fallas, que sea compacto y masivo, es decir, lo desea reducido a sí mismo, a su pura inmanencia, en otras palabras, reducido a la opinión que los más tontos e irreflexivos tienen de él. «El Moderno se niega a escuchar al reaccionario, no porque sus objeciones le parezcan inadmisibles, sino porque no le resultan inteligibles*».

A medida que ese espacio de lo ininteligible se expande, se expande la desdicha. La sabiduría y la alegría, el fervor y la sutileza, los matices y las gradaciones, relegados a márgenes cada vez más distantes, o sumidos en un secreto cada vez más profundo, sólo les hacen señas a los pocos afortunados que se consagran a una regla de arte o religión. «Quien se respeta a sí mismo sólo puede vivir hoy en los intersticios de la sociedad*». Más que un pensamiento «reaccionario», en el sentido restringido del término (el que sin embargo hay que atreverse, de vez en cuando, a alzar como estandarte, pero el correcto), los Escolios de Gómez Dávila restablecen los derechos inmemoriales de un gran pensamiento libertario y aristocrático, que combina, en la exigencia de su estilo, «la dureza de la piedra y el temblor de la rama». ¿Qué dice esa dureza, que no es dureza de corazón? Nos dice que, para ser, debemos resistir a lo informe, amar el brillo, la precisión lapidaria, y quizás incluso la piedra que vence a ese Goliat que es el mundo moderno.

Gómez Dávila, sin embargo, no prevé una victoria temporal. «El reaccionario no argumenta contra el mundo moderno esperando vencerlo, sino para que los derechos del alma no prescriban». Al igual que el texto, la victoria es implícita, secreta. Porque si los derechos del alma siguen siendo imprescriptibles, el Moderno resulta efectivamente derrotado y sus triunfos no son más que nubes. A la imprescriptibilidad de los derechos del alma, el  Moderno quiso oponer los «derechos humanos», otra engañifa, porque el derecho a algo general y abstracto resulta irrisorio ante la fuerza, cosa que Demóstenes ya sabía. Ahora bien, el derecho del alma es, a cada momento, lo que experimentamos. Para empezar, en la remembranza, que es más amplia que nosotros: «Alma culta es aquella donde el estruendo de los vivos no ahoga la música de los muertos». Contrariamente a los «derechos humanos», los derechos del alma, de esa alma que exalta y aligera, no ofrecen ninguna solución. «Los problemas metafísicos no acosan al hombre para que los resuelva, sino para que los viva».

Quizás en esta manía moderna de querer encontrar «soluciones», de dejar atrás los «problemas», en tiempos pasados, de creerse más listo por no interesarse en nada, hay un inmenso cansancio de vivir. Ese Moderno, que nunca deja de alabar la «vida» y el «cuerpo», los reduce a muy poca cosa. ¿Qué significa para él esa «vida» si no la ve como el resplandor de una gradación hacia la eternidad, qué significa ese «cuerpo» del que tiene una conciencia tan fuerte, si no es un cuerpo enfermo, y enfermo de haber olvidado que no es el alma la que está en el cuerpo sino el cuerpo el que está en el alma? Con el pretexto de que algunos creyeron mediocremente en Dios, llamando «Dios» a su propia mediocridad, el Moderno no quiere creer más que en el «hombre», pero «si el hombre es el único fin del hombre, una reciprocidad inane nace de ese principio como el mutuo reflejarse de dos espejos vacíos». Es del todo vano que Modernos y antimodernos busquen río arriba, en la historia de la filosofía, precursores dignos del mundo moderno. Dejemos a Spinoza, Hegel, e incluso a Voltaire donde están. El verdadero precursor del mundo moderno es, por supuesto, el señor Perogrullo. El Moderno no es en absoluto panteísta, dialéctico o ironista, es «perogrullista». Su filosofía es de las más  claras: el hombre no es más que el hombre, la vida no es más que la vida, el cuerpo no es más que el cuerpo. Éste es, realmente, el pensamiento moderno en todo su esplendor, que nos exige que quememos, como obsoletas y nefastas, todas las filosofías, todas las religiones, todas las artes que durante algunos milenios, en todo el mundo, le hicieron a la humanidad la abominable afrenta de enseñarle la complejidad, los matices, las relaciones y las proporciones, cosas todas ellas vanas, en efecto, para los que sólo quieren destruir.

Estos Escolios a un texto implícito deben ser leídos así, no sólo como una serie de lúcidas ideas en forma de ejercicios de desengaño, en la línea de nuestros mejores moralistas, como Vauvenargues o Rivarol, sino también como un Arte de la Guerra, un tratado de combate contra los «perogrullistas». «Es demócrata el que espera que lo exterior le fije metas.» Contra la pasividad de las tautologías y contra el reinado de la cantidad que ella instaura, es tan sólo a la vida interior, al alma imprescriptible del lector, a quien corresponde, en esa soledad esencial que es la verdadera comunión, matizar con un imprevisible rayo de sol, es decir, con una esperanza implícita pero dispuesta a entrar de un salto en el mundo, estos Escolios que una mirada distraída adjudicaría únicamente al pesimismo.

Tanto más perturbadores, fortificantes y saludables son estos Escolios, cuanto que lo que no dicen se abre camino en nosotros sin que lo sepan los censores. «Sólo conspiran eficazmente contra el mundo actual quienes propagan en secreto la admiración por la belleza*».

Ya sabemos qué será de esa belleza y de esa admiración. «Nunca es demasiado tarde para nada verdaderamente importante.» De este modo, Gómez Dávila opera una especie de inversión del pesimismo, que ya no es sólo la aguda punta de la lucidez, sino la de una audacia reconquistada contra la insistencia interminable en la vanidad de todas las cosas. Por cierto nos hemos adentrado mucho en la noche del mundo, en la trampa moderna («La humanidad cayó en la historia moderna como un animal en una trampa»), pero si nunca es demasiado tarde para algo realmente importante, ¿no quiere decir esto que toda la esperanza del mundo puede concentrarse en un punto? «Un gesto, un gesto solo, basta a veces para justificar la existencia del mundo.» Este pensamiento batallador y culto, polémico y erudito, es, sobre todo, un pensamiento amoroso. El combate contra la uniformidad, el estudio erudito que distingue y honra la prodigiosa diversidad son todas salvaguardas del amor. «El amor es el órgano con que percibimos la inconfundible individualidad de los seres». Ahora bien, esa «individualidad irremplazable» no es sino la belleza. «La belleza del objeto es su verdadera sustancia.» Ésta no pertenece a la duración, así como la tradición no pertenece a la perpetuidad, sino al instante. «La eternidad de la verdad, como la eternidad de la obra de arte, son ambas hijas del instante.» El instante se ofrece solamente a quien lo atrapa al vuelo, cazador sutil que discierne en el mundo ruidos que se transforman en música, por debajo o más allá del estrépito obligatorio (el mundo moderno es ruidoso como lo son las prisiones). «Las cosas no son mudas. Meramente seleccionan a sus oyentes.» La utopía del «todo para todos», invertida en la realidad del «nada para nadie», llega entonces al punto de calumniar a las cosas mismas, tanto las mudas como las que hablan. La verdadera bondad nunca es general, así como «Dios no está en el mundo como una roca en un paisaje tangible, sino como la nostalgia en un paisaje pintado.» La verdadera bondad ocurre en lo impredictible: «Para despertar una sonrisa en una faz adolorida me siento capaz de cualquier bajeza.»

Así como los Escolios son las cimas del discurso, su «allende» salvador, la verdadera magnanimidad es el más allá de la moralidad general, el surgimiento del conocimiento del Uno en el instante mismo, la pura fulgor donde la libertad absoluta se encuentra con la sumisión al Reino de Dios. «El que habla de las regiones extremas del alma necesita pronto un vocabulario teológico.» El pensamiento de Gómez Dávila, de naturaleza teológica, no deja de guardar la distancia con lo que Gustave Thibon llamaba «narcisismo religioso», esa inclinación fatal a ver en la Iglesia ante todo una comunidad humana, con sus administraciones, su sociología y su oportunismo. «La obediencia del católico se ha trocado en una infinita docilidad a todos los vientos del mundo.» Poco importa, por otra parte: «Un solo concilio no es más que una sola voz en el verdadero concilio ecuménico de la Iglesia, que es su historia total.» Ahora bien, para Gómez Dávila esa historia total incluye a los dioses anteriores. La Ilíada y Pitágoras están más cerca de él que esa Iglesia que «no estrecha a la democracia en sus brazos porque la perdona, sino para que la democracia la perdone.»

Lo sagrado tiene que «brotar como un manantial en el bosque y no como una fuente pública en una plaza*». Frente al mundo moderno, «ese espantoso acostumbramiento al mal y a la fealdad*», la discordia entre paganismo y cristianismo aparece como secundaria y artificial. «El cristianismo es una insolencia que no debemos disfrazar de amabilidad.» No estará prohibido volver esa insolencia contra los «representantes» del propio cristianismo: «No habiendo logrado que los hombres practiquen lo que enseña, la Iglesia actual ha resuelto enseñar lo que practican.» El mundo griego se presenta entonces como «el otro Antiguo Testamento», al que no es inoportuno recurrir porque «entre el mundo profano y el mundo divino, hay un mundo sagrado.» Todo, entonces, no es más que cuestión de matiz y entonación. La precisión del brillo de la espuma está en el movimiento previo de la ola. «La cultura del escritor no debe volcarse en su prosa, sino ennoblecer el timbre de su frase*». De igual modo, por tanto, hay que entender el mundo, como la obra de un escritor que «nos invita a entender su idioma, no a traducirlo en el idioma de nuestras equivalencias.» Esta lección de humildad y de orgullo, humildad ante el mundo y orgullo visible ante la arrogancia moderna, nos invita a la única aventura esencial, que es la de ser en el mundo, como la escritura misma del mundo, Escolios, nosotros mismos, del texto implícito del mundo que nos corresponde descifrar.

El mundo, dicen los teólogos medievales, es «la gramática de Dios». Así es como perdemos o ganamos, al mismo tiempo, a Dios y al mundo, tal como perdemos (o ganamos), al mismo tiempo, la comprensión de Homero y los Evangelios. «Cuando el buen gusto y la inteligencia conciertan, la prosa no parece escrita por un autor, sino por ella misma». ¿Qué nos dice el texto implícito sino nuestro propio secreto, que es el secreto del mundo? Todo se juega entonces en la voz, la voz única, irremplazable, la del amor divino («Tan sólo para Dios somos irreemplazables»); siendo la más irrefutable prueba del Uno que todo, mientras se mantengan los derechos imprescriptibles del alma, es único. No existe una hoja cuyas nervaduras puedan ser exactamente iguales a las de la hoja que tiene lado. El gran mito moderno, en el sentido de mentira, reside en esa cobardía, esa pereza frente a la interpretación, que jerarquiza sin cesar los seres y las cosas, de lo más basto a lo más sutil. El Moderno quiere creer a toda costa que el mundo es ininteligible para poder saquearlo a su antojo. La suerte y la desgracia consisten en que no es así de ningún modo. Todo está escrito, y nosotros sólo añadimos la puntuación. «Mis frases concisas son las pinceladas de una composición puntillista*». Lo implícito sólo sería entonces lo aún no puntuado. «El universo no resulta de lectura difícil porque sea texto hermético, sino porque es texto sin puntuación. Sin la entonación adecuada, ascendente o descendente, su sintaxis ontológica es ininteligible.»

No hay problema de sentido que no sea un problema de estilo, de entonación. Pero los problemas de sentido no tienen solución, mientras que los problemas de estilo se prueban a cada momento. «La coherencia y la evidencia se excluyen mutuamente*». Toda precisión sólo puede aparecer engalanada con la paradoja o el escándalo. Cuando el pensamiento está puntuado con precisión, choca de frente con la inclinación unanimista del demócrata, para el que sólo lo amorfo y lo indistinto resultan deseables. «Mucho “filósofo” cree pensar porque no sabe escribir». La búsqueda de la puntuación precisa, de la entonación adecuada, va más allá de la opinión común e incluso de la opinión minoritaria; va más allá, con el mismo ímpetu, de las ideas, las teorías y los sistemas. «La desventura del que no es inteligente es que no haya ideas inteligentes. Ideas que bastara adoptar para emparejar con el inteligente». El objetivo de Gómez Dávila no es compartir sus ideas, ponerlas en circulación, como una moneda acuñada con su efigie, sino hacer posible una meditación sobre la «coherencia» que escapa a lo evidencia, sobre lo «implícito» que sus Escolios indican y disimulan. «Para que la idea más sutil se vuelva tonta, no es necesario que un tonto la exponga, basta que la escuche». El silencio en torno al libro de Gómez Dávila sería por lo tanto algo excelente, si no previera, sin embargo, en exceso la escucha de los imbéciles y la sordera de los inteligentes.

«No soy un intelectual moderno inconforme, sino un campesino medieval indignado». Si la palabra rebelde aún significase algo, el exégeta de los Escolios podría usarla; pero no es así. Detrás de lo que se dice subsiste la posibilidad brindada de no estar sometido al tiempo, de imaginar o de recordar una coherencia del mundo, misteriosa y sensible a «la entonación ascendente o descendente». Lo implícito de los Escolios es una intimación a recuperar la historia sagrada, es decir, una historia que no se reduce a la «incertidumbre de la anécdota» ni a la «futilidad de los números». En ese sentido, «los enemigos del mito no son amigos de la realidad sino de la trivialidad», ya que el mito, entonces, no es la mentira, sino la reverberación de lo verdadero, la belleza suspendida entre la inmanencia ingenua de nuestra raza y la trascendencia universal. Todo escritor digno de ese nombre recita una mitología tanto más real, en el sentido platónico, es decir, tanto más verdadera, cuanto que le resulta más personal, que se le brinda, casi sin darse cuenta, como una afortunadda fatalidad. «Los pensadores contemporáneos difieren entre sí como los hoteles internacionales, cuya estructura uniforme se adorna superficialmente con motivos indígenas. Cuando, en verdad, sólo es interesante el localismo mental que se expresa en léxico cosmopolita».

La mejor manera de fomentar el odio fanático de los hombres entre ellos es fomentar su semejanza, confrontarlos en el otro con la imagen detestada de sí mismos. El universalismo, ese pecado que, en palabras de Gustave Thibon, consiste en «querer realizar el Uno demasiado rápido», se convierte entonces, a falta de un adversario leal, en el principio de una inmensa catástrofe, así como «la liberación total es el proceso que construye la prisión perfecta*».

Entre el principio universal del cristianismo y la herencia cultural, donde murmuran aún el follaje órfico, las armas de la Ilíada y la espuma de mar de la Odisea, las pensativas sabidurías pitagóricas o la soberanía interior de Marco Aurelio, la libertad de Gómez Dávila consistirá en no elegir. «La estructura de la relación entre el cristianismo y la cultura debe ser paradójica. Una tensión dinámica de los opuestos. Ni fusión donde se disuelven el uno al otro, ni capitulación de ninguno*». Ya se habrá comprendido que este «reaccionario», cuyos «santos patrones» son Montaigne y Burckhardt, este declarado adversario de la democracia como «perversión metafísica», es, por eso mismo, lo contrario de un fanático. «Al pueblo no lo elogia sino el que se propone venderle algo o robarle algo». Frente a la demagogia («Demagogia es el vocablo que emplean los demócratas cuando la democracia los asusta»), casi no hay más que la aristocracia, definida ésta, sin embargo, no en términos sociológicos, sino rigurosamente metafísicos, como una posibilidad universal: «Verdadero aristócrata es el que tiene vida interior. Cualquiera que sea su origen, su rango, o su fortuna»«El supremo aristócrata no es el señor feudal en su castillo, sino el monje contemplativo en su celda». Y, además, esto: «En el lóbrego y sofocante edificio del mundo, el claustro es el espacio abierto al sol y al aire». Los Escolios se presentarán así, a quien quiera dar fe de ellos, como los signos de la presencia de esos claustros destruidos, de esos templos saqueados, pero cuyas criptas subsisten; textos implícitos de nuestras imprescriptibles vidas interiores. 

 

LUC-OLIVIER D’ALGANGE

Traducción, autorizada por el autor, de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán

 

NOTA de los traductores:

Hemos señalado con un asterisco las citas de Gómez Dávila que nos hemos resignado a traducir del francés, puesto que no hemos podido hallar el original en español.
 

SCOLIES POUR UN TEXTE IMPLICITE

 

« Les deux ailes de l’intelligence sont l’érudition et l’amour. »

 

Nicolás Gómez Dávila est de ces rares auteurs qui tiennent leur lecteur en assez haute estime pour ne lui offrir que le meilleur d’eux-mêmes. Le véritable titre de ces formes brèves, qui ne sont ni des aphorismes, ni des sentences, rassemblées sous le titre Les Horreurs de la Démocratie (choix d’éditeur non dépourvu de roborative provocation) est « Escolios a un texto implícito », Scolies pour un texte implicite. Ces « scolies » ont pour règle de ne laisser apercevoir de la pensée que la fine pointe et pour vertu, la générosité de supposer au lecteur l’intelligence et l’art de déployer, à partir de ces fines pointes, un texte qui est à la fois absent et présent, implicite, c’est à dire donné, sans être pour autant révélé.

Toute œuvre digne que l’on s’y attarde ressemble à la part émergée de l’Iceberg : ce qu’elle dit n’est que le signe de ce qu’elle ne dit point. L’implicite est, plus généralement, le propre de la haute littérature ; ce qui la distingue de l’information, des sciences humaines et du bavardage où ce qui n’est pas dit vaut encore moins que ce qui est dit. Lorsque l’écrit s’élève au rang de parole, lorsque les pages sont comme la réverbération du Logos-Roi, le moindre scintillement témoigne du gouffre lumineux du Ciel. Ce qui est dit est comme soulevé par la puissance de ce qui n’est pas dit, comme le roulement de la vague accordée au magnétisme des marées. Or, cette puissance-là, l’éminente générosité de Nicolás Gómez Dávila est de l’accorder d’emblée à son lecteur, sans se soucier d’aucune autre qualification extérieure. Ce réputé « anti-démocrate » pose en a priori théorique à son œuvre, à sa « méthode » (au sens où Valéry parle de la « méthode » de Léonard de Vinci) la possibilité pour tout homme soucieux d’une vie intérieure de le comprendre. « Les hommes sont moins égaux qu’ils ne le disent mais plus qu’ils ne le croient. » La logique est ici exactement inverse à celle du « démocrate » fondamentaliste qui affirme théoriquement l’égalité de tous non sans s’accorder le magistère de la définition de l’égalité et, par voie de conséquence, une supériorité absolue qui ne saurait se traduire, en Politique, que par la généralisation des méthodes policières. « L’État moderne réalisera son essence lorsque la police, comme Dieu, sera témoin de tous les actes de l’homme. »

Les Scolies de Gómez Dávila sont une œuvre de combat. Ce qui est en jeu n’est rien moins que la dignité et la liberté humaines, mais à la différence de tant d’autres qui mâchonnent les mots de « dignité » et de « liberté », Gómez Dávila ne pactise point avec les forces qui les galvaudent et les ruinent. Ne nous attardons pas sur les roquets-folliculaires qui furent lancés aux basques de ce livre magnifique : ils n’existent que pour en illustrer la pertinence : « Le démocrate ne considère pas que les gens qui le critiquent se trompent, mais qu’ils blasphèment. » Cette figure du Moderne, que Gómez Dávila nomme le « démocrate » (non, précise-t-il, en tant que partisan d’un système politique mais comme défenseur d’une « perversion métaphysique ») peut, en effet, être définie ici comme fondamentaliste dans la mesure où elle ne louange le « débat », la « discussion », le « polémos » que sous l’impérative condition que ceux avec qui il est permis de débattre, discuter et polémiquer fussent déjà, de longtemps et notoirement, du même avis qu’elle ; et qu’ils le soient, par surcroît, avec le même vocabulaire, les mêmes rhétoriques, et si possible, avec les mêmes intonations, le même style ou, plus probablement, la même absence de style. Le démocrate fondamentaliste ne « raisonne » ainsi que dans les limites de sa folie procustéenne ; son amour de l’humanité « en général » ne s’accomplit qu’au mépris du particulier ; la liberté d’expression ne lui vaut que strictement réservée à ceux qui n’ont rien à dire ; la « dignité » humaine ne mérite à ses yeux d’être défendue qu’en faveur de ceux qui s’en moquent et s’avilissent à plaisir.

« Aux yeux d’un démocrate, qui ne s’avilit pas est suspect ». Il n’est point d’écrivain un peu libre qui ne fasse chaque jour l’expérience de cette suspicion. Quand bien même se tiendrait-il à l’écart des idées qui fâchent, une simple tournure, un mot pris dans une acception un peu ancienne, une vague nostalgie, ou le refus de considérer le monde contemporain comme le parangon de toutes les vertus et la source de tous les bienfaits suffisent à le désigner comme suspect. La critique littéraire qui devrait se situer entre la métaphysique et l’hédonisme, entre la sagesse et le plaisir, le vrai et le beau, se réduit tristement à des rodomontades moralisatrices ou de fastidieuses rhétoriques de procureur ou d’avocat, comme si l’on ne pouvait plus lire un roman ou un essai sans en instruire le procès, comme si tout sentiment de gratitude s’était évanoui des cœurs humains pour ne plus laisser place qu’à des maniaqueries de Fouquier-Tinville sans envergure ni courage. « Les individus, dans la société moderne, sont chaque jour plus semblables les uns aux autres et chaque jour plus étrangers les uns aux autres. Des monades identiques qui s’affrontent dans un individualisme féroce. »

Le critique moderne est un homme qui, pour exercer son office, ne doit connaître ni remord, ni merci, mais s’enticher éperdument de la scie procédurière à quoi se réduit désormais toute forme d’Eris. Transposée dans la mesquinerie, l’agressivité moderne prend le visage patelin de la bien-pensance, c’est-à-dire de la « pensance » collective, grégaire, aussi revêche, obtuse et obscurantiste dans le « village planétaire » qu’elle le fut dans les « villages » imaginés par des bourgeois libéraux, peuplés, comme de bien entendu, d’une paysannerie torve et cruelle et d’affreux chouans ennemis de la liberté. Le Moderne lorsqu’il décrie son ennemi se décrit lui-même. Cet « archaïque », ce « superstitieux », cet « adversaire de la raison », c’est lui-même. Plus il se nomme « démocrate », et plus il méprise ce « peuple » auquel il n’accorde d’autre pouvoir que celui de l’état de fait, qu’il nomme « volonté générale », par pure tartufferie. « La volonté générale, c’est la fiction qui permet au démocrate de prétendre que pour s’incliner devant une majorité, il y a d’autres raisons que la pure et simple couardise. »

La composition pointilliste des Scolies, qui mêlent les aperçus éthiques, esthétiques et politiques, interdit que l’on traitât de chaque domaine comme d’une région séparée. Le bien, le beau et le vrai sont indissociables. L’esthète est toujours moraliste et politique. « Le monde moderne est un soulèvement contre Platon. » Il appartient donc au « réactionnaire » tel que le définit Gómez Dávila (dont la vocation est d’être « l’asile de toutes les idées frappées d’ostracisme par l’ignominie moderne ») d’œuvrer à la recouvrance du platonisme, non en tant que système philosophique (à supposer qu’il existât un « système » platonicien hors des aide-mémoires de quelques pédagogues trop pressés d’enseigner ce qu’ils ne savent pas pour lire les Dialogues) mais en tant qu’expérience métaphysique fondamentale de la lecture (lecture du monde non moins que lecture des livres). « Derrière chaque vocable se lève le même vocable avec une majuscule : derrière l’amour, l’Amour, derrière la rencontre la Rencontre. L’univers s’évade de sa prison lorsque dans l’instance individuelle, nous percevons l’essence. »

Le Politique, pour Gómez Dávila, n’est pas la fin de la pensée, ni même son commencement. Elle se tient dans une zone médiane, plus où moins fréquentable selon les époques, entre le métaphysique et le perceptible, entre la théorie et le goût. « Tout est banal si l’homme n’est pas engagé dans une aventure métaphysique. » Cette banalité toutefois n’est point banale, au sens où elle serait négligeable : elle est horrible. Elle nous livre à la servitude et à la laideur, pire à une servitude et une laideur toujours identiques à elles-mêmes, comme dans une catastrophe ou un cauchemar, sous couvert de « changement » et de « nouveauté ». « Le monde moderne est arrivé à institutionnaliser avec une telle astuce le changement, la révolution, l’anticonformisme que toute entreprise de libération est une routine inscrite dans le règlement de la prison. »

Ce « changement », c’est-à-dire cette haine de la Tradition, qui est le propre du Moderne, ce culte de l’amnésie, cet oubli de l’oubli est tel qu’il en oublie sa propre identité avec lui-même. L’oubli de l’oubli est ce pur néant immobile qui se rêve comme un changement perpétuel, autrement dit comme un présent sans présence. Ainsi, « les démocrates décrivent un passé qui n’a jamais existé et prédisent un avenir qui ne se réalise jamais. »

La politique se détruisant elle-même dans la lâcheté, le Logos se profanant en propagande et publicité, l’alchimie à rebours transformant l’or du pur amour en plomb de « convivialité » obligatoire, nous tombons sous le joug de cette caste qui prétend n’en point être une et dont l’amour de l’humanité en général est le prétexte pour n’avoir personne à aimer en particulier, dont la « tolérance » abstraite est la ruse pour n’avoir jamais à pardonner une offense, et « l’ouverture aux autres » la condition première à se dispenser de toute magnanimité. L’idéologie « citoyenne » fait office d’indulgences, sans que les Pauvres n’en profitent le moins du monde.

Si pour Gómez Dávila la politique est impossible, c’est une raison supplémentaire pour s’y intéresser, mais seul. « La lutte contre le monde moderne doit être conduite dans la solitude. Lorsqu’on est deux, il y a déjà trahison. » On songe ici à la phrase de Montherlant : « Dès que les hommes se rassemblent, ils travaillent pour quelque erreur. » Il n’en demeure pas moins qu’il y eut des temps où l’ordre politique semblait destiné à nous éviter le pire, autant que possible. Le pire, c’est à-dire, le nihilisme, le totalitarisme, la terreur. « La démocratie a la terreur pour moyen et le totalitarisme pour fin. » Toutefois, le « totalitarisme » et la « terreur » ne disent point l’entièreté du pire. Le démocrate ne cesse d’en parler, de s’en prétendre le rempart lorsqu’il s’en trouve être la condition, la prémisse. Le pire est ce que l’homme devient, ce que tous les hommes deviennent, lorsque la contemplation disparaît du monde, lorsque le commerce entre les hommes ne s’ordonne plus qu’à l’économie. « L’absence de vie contemplative fait de la vie active d’une société un grouillement de rats pestilentiels. » Ce par quoi le langage témoigne de la contemplation, et de cette joie profonde, ambrée et lumineuse du Logos-Roi, c’est peu dire que le Moderne ne veut plus en entendre parler. Son monde, il le veut sans faille, compact et massif, c’est-à-dire réduit à lui-même, à sa pure immanence, autrement dit à l’opinion que les plus sots et les plus irréfléchis se font de lui. « Le moderne se refuse à entendre le réactionnaire, non que ses objections lui paraissent irrecevables, mais parce qu’elles ne lui sont pas intelligibles. »

A mesure que s’étend cet espace de l’inintelligible, s’étend le malheur. La sagesse et la joie, la ferveur et la subtilité, les nuances et les gradations, reléguées aux marges de plus en plus lointaines, ou dans un secret de plus en plus profond, ne font plus signe qu’aux rares heureux dévoués à une règle d’art ou de religion. « Celui qui se respecte ne peut vivre aujourd’hui que dans les interstices de la société. » Mieux qu’une pensée « réactionnaire » au sens restreint du terme (dont on doit cependant oser, de temps à autre, se faire un étendard, mais le bon), les Scolies de Gómez Dávila rétablissent les droits immémoriaux d’une grande pensée libertaire et aristocratique, alliant, dans l’exigence de son style « la dureté de la pierre et le frémissement de la feuille. » Que dit cette dureté, qui n’est point dureté du cœur ? Elle nous dit que pour être, il nous faut résister à l’informe, aimer l’éclat, la justesse lapidaire, et peut-être encore la pierre qui triomphe de ce Goliath qu’est le monde moderne.

Gómez Dávila, cependant, n’envisage point une victoire temporelle. « Le réactionnaire n’argumente pas contre le monde moderne dans l’espoir de le vaincre, mais pour que les droits de l’âme ne se prescrivent jamais. » Comme le texte, la victoire est implicite, secrète. Car si les droits de l’âme demeurent imprescriptibles, le Moderne est bel et bien vaincu et ses triomphes ne sont que nuées. À l’imprescriptibilité des droits de l’âme, le Moderne voulut opposer les « droits de l’homme », autre marché de dupe, car le droit de quelque chose de général et d’abstrait fait piètre figure face à la force, ce que savait déjà Démosthène. Or, le droit de l’âme est, en chaque instant, ce qui s’éprouve. A commencer dans le ressouvenir plus vaste que nous-mêmes : « L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts. » Au contraire des « droits de l’homme », les droits de l’âme, de cette âme qui emporte et allège, n’apportent aucune solution. « Les problèmes métaphysiques ne tourmentent pas l’homme afin qu’il les résolve, mais qu’il les vive. »

Sans doute y a t-il dans cette manie moderne à vouloir trouver des « solutions », à laisser les « problèmes » derrière soi, dans des époques révolues, à se croire plus avisé de ne s’intéresser à rien, une immense lassitude à vivre. Ce Moderne qui ne cesse de louanger la « vie » et le « corps » les réduit à bien peu de chose. Que lui est-elle cette « vie » s’il ne la voit comme le miroitement d’une gradation vers l’éternité, qu’est-ce que ce « corps » dont il a une si forte conscience, sinon un corps malade, et malade d’avoir oublié que ce n’est point l’âme qui est dans le corps mais bien le corps qui est dans l’âme ? Sous prétexte que certains crurent médiocrement en Dieu, nommant « Dieu » leur propre médiocrité, le Moderne ne veut plus croire qu’en « l’homme », mais « si le seul but de l’homme est l’homme, de ce principe dérive une vaine réciprocité, comme le double reflètement de deux miroirs vides. » C’est bien en vain que les Modernes et les antimodernes cherchent en amont, dans l’histoire de la philosophie, de dignes précurseurs au monde moderne. Laissons Spinoza, Hegel, et même Voltaire où ils sont. Le véritable précurseur du monde moderne est, bien sûr, Monsieur de La Palice. Le Moderne n’est point panthéiste, dialecticien ou ironiste, il est « lapaliciste. » Sa philosophie est des plus claires : l’homme n’est que l’homme, la vie n’est que la vie, le corps n’est que le corps. Voilà bien cette pensée moderne dans toute sa splendeur qui exige de nous que nous brûlions, comme obsolètes et néfastes, toutes les philosophies, toutes les religions, tous les arts qui durant quelques millénaires, de par le monde, firent à l’humanité l’affront abominable de lui enseigner la complexité, les nuances, les relations, les rapports et les proportions, toutes choses vaines, en effet, pour qui ne veut que détruire.

Ces Scolies à un texte implicite, se donnent à lire ainsi, non seulement comme une suite d’aperçus lucides en forme d’exercices de désabusement, dans la lignée des meilleurs d’entre nos Moralistes, tels que Vauvenargues ou Rivarol, mais aussi, comme un Art de la guerre, un traité de combat contre les « lapalicistes. » « Est démocrate, celui qui attend du monde extérieur la définition de ses objectifs. » Contre la passivité des tautologies et contre le règne de la quantité qu’elle instaure, c’est à la seule vie intérieure, à la seule âme imprescriptible du lecteur qu’il appartient, dans cette solitude essentielle qui est la véritable communion, de nuancer d’un imprévisible ensoleillement, autrement dit, d’une espérance implicite mais prête à bondir dans le monde, ces Scolies qu’un inattentif regard ordonnerait au seul pessimisme.

D’autant plus inquiétantes, roboratives et salubres, ces Scolies, que ce qu’elles ne disent pas chemine en nous à l’insu des censeurs ! « Seuls conspirent efficacement contre le monde actuel ceux qui propagent en secret l’admiration de la beauté. »

Ce qu’il en sera de cette beauté et de cette admiration, nous le savons déjà. « Il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important. » Gómez Dávila opère ainsi à une sorte de renversement du pessimisme, celui-ci n’étant plus seulement la fine pointe de la lucidité, mais celle d’une audace reconquise sur le ressassement sans fin de la vanité de toute chose. Certes, nous sommes bien tard dans la nuit du monde, dans la trappe moderne (« tombés dans l’histoire moderne comme dans une trappe »), mais s’il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important, n’est-ce point à dire que toute l’espérance du monde peut se concentrer en un point ? « Un geste, un seul geste suffit parfois à justifier l’existence du monde. » Cette pensée guerroyante et savante, polémique et érudite, est avant tout une pensée amoureuse. Le combat contre l’uniformité, l’étude savante qui distingue et honore la diversité prodigieuse sont autant de sauvegardes de l’amour. « L’amour est l’organe avec lequel nous percevons l’irremplaçable individualité des êtres. » Or cette « irremplaçable individualité » n’est autre que la beauté. « La beauté de l’objet est sa véritable substance. » Celle-ci n’appartient pas à la durée, de même que la tradition n’appartient pas à la perpétuité, mais à l’instant. « L’éternité de la vérité, comme l’éternité de l’œuvre d’art sont toutes deux filles de l’instant. » L’instant ne s’offre qu’à celui qui le saisit au vol, chasseur subtil, qui discerne dans le monde des rumeurs qui se font musique, en-deçà ou par-delà le vacarme obligatoire (le monde moderne étant bruyant comme le sont les prisons). « Les choses ne sont pas muettes, seulement elles sélectionnent leurs auditeurs. » L’utopie du « tout pour tous » renversée en réalité du « rien pour personne » en vient alors à médire des choses elles-mêmes, muettes ou parlantes. La véritable bonté n’est jamais générale de même que « Dieu n’est pas dans le monde comme un rocher dans un paysage tangible mais comme la nostalgie dans le paysage d’un tableau. » La véritable bonté advient dans l’imprévisible : « Pour éveiller un sourire sur un visage douloureux, je me sens capable de toutes les bassesses. »

De même que les Scolies sont les cimes du discours, leur « par-delà » salvateur, la véritable magnanimité est l’au-delà de la morale générale, le surgissement de la connaissance de l’Un dans l’instant lui-même, la fulgurance pure où la liberté absolue rejoint la soumission au Règne de Dieu. « Celui qui parle des régions extrêmes de l’âme doit vite avoir recours à un vocabulaire théologique. » Théologique, la pensée de Gómez Dávila n’en garde pas moins ses distances avec ce que Gustave Thibon nommait le « narcissisme religieux », cette inclination fatale à voir l’Église d’abord comme une communauté humaine, avec ses administrations, sa sociologie, et son opportunisme. « L’obéissance du catholique s’est muée en une docilité infinie à tous les vents du monde. » Peu importe au demeurant :  « Un seul concile n’est rien de plus qu’une seule voix dans le véritable concile œcuménique de l’Église, lequel est son histoire totale. » Or, pour Gómez Dávila cette histoire totale inclut les dieux antérieurs. L’Iliade et Pythagore lui sont plus proches que cette Église « qui serre dans ses bras la démocratie non parce qu’elle lui pardonne mais pour que la démocratie lui pardonne. »

Le sacré doit « jaillir comme une source dans la forêt et non pas comme une fontaine publique sur une place. » Face au monde moderne « cette effrayante accoutumance au mal et à laideur », le discord entre paganisme et christianisme apparaît secondaire et artificieux. « Le christianisme est une insolence que nous ne devons pas déguiser en amabilité. » Cette insolence, il ne sera pas interdit de la retourner contre les « représentants » du christianisme lui-même : « N’ayant pas obtenu que les hommes pratiquent ce qu’elle enseigne, l’Église actuelle a décidé d’enseigner ce qu’ils pratiquent. » Le monde grec apparaît alors comme « l’autre ancien Testament » auquel il n’est pas malvenu de recourir car « entre le monde divin et le monde profane, il y a le monde sacré. » Tout, alors, est bien une question de timbre et d’intonation. La justesse du scintillement d’écume est dans le mouvement antérieur de la vague. « La culture de l’écrivain ne doit pas se répandre dans sa prose mais ennoblir le timbre de sa phrase. » Ainsi faut-il également entendre le monde, comme l’œuvre d’un écrivain « qui nous invite à comprendre son langage, et non à le traduire dans le langage de nos équivalences. » Cette leçon d’humilité et d’orgueil, humilité face au monde et orgueil apparent face à l’arrogance moderne, nous invite à la seule aventure essentielle qui est d’être au monde, comme l’écriture même du monde, nous mêmes Scolies du texte implicite du monde qu’il nous appartient de déchiffrer.

Le monde, disent les Théologiens médiévaux, est « la grammaire de Dieu. » C’est ainsi que nous perdons ou gagnons en même temps Dieu et le monde, de même que nous perdons en même temps (ou gagnons) la compréhension d’Homère et des Évangiles. « Lorsque le bon goût et l’intelligence vont de pair, la prose ne semble pas écrite par l’auteur, mais par elle-même. » Que nous dit le texte implicite sinon notre propre secret qui est le secret du monde ? Tout se joue alors dans la voix, la voix unique, irremplaçable, celle de l’amour divin (« Nous ne sommes irremplaçables que pour Dieu ») ; la plus irrécusable preuve de l’Un étant que toute chose, tant que demeurent les droits imprescriptibles de l’âme, est unique. Point de feuille dont les nervures fussent exactement semblables à sa voisine. Le grand mythe moderne, au sens de mensonge, tient dans cette lâcheté, cette paresse face à l’interprétation qui sans fin hiérarchise les êtres et les choses du plus épais jusqu’au plus subtil. Le Moderne veut croire à tout prix que le monde est inintelligible pour pouvoir le saccager à sa guise. Le bonheur et le malheur est qu’il en est rien. Tout est écrit, et nous ne faisons qu’ajouter la ponctuation. « Mes phrases concises sont les touches d’une composition pointilliste. » L’implicite ne serait alors que le non-encore ponctué. « Si l’univers est d’une lecture malaisée, ce n’est pas qu’il soit un texte hermétique, mais parce que c’est un texte sans ponctuation. Sans l’intonation adéquate, montante ou descendante, sa syntaxe ontologique est inintelligible. »

Il n’est point de question de sens qui ne soit une question de style, d’intonation. Or, les questions de sens sont sans solution, alors que les questions de style se prouvent à chaque instant. « Cohérence et évidence s’excluent. » Toute justesse ne saurait apparaître que sous les atours du paradoxe ou du scandale. Lorsque la pensée est justement ponctuée, elle heurte de front cette inclination unanimiste du démocrate pour qui seuls l’informe et l’indistinct sont aimables. « Maint philosophe croit penser parce qu’il ne sait pas écrire. » La quête de la juste ponctuation, de l’intonation adéquate dépasse non seulement l’opinion commune, et même l’opinion minoritaire, elle dépasse du même élan les idées, les théories, les systèmes. « Le malheur de celui qui n’est pas intelligent, c’est qu’il n’y a pas d’idées intelligentes. Des idées qu’il suffirait d’adopter pour se mettre à la hauteur de l’homme intelligent. » Le dessein de Gómez Dávila n’est pas de faire partager ses idées, de les mettre en circulation, comme une monnaie frappée à son effigie, mais de rendre possible une méditation sur la « cohérence » qui échappe à l’évidence, sur « implicite » que ses Scolies désignent et dissimulent. « Si l’on veut que l’idée la plus subtile devienne stupide, il n’est pas nécessaire qu’un imbécile l’expose, il suffit qu’il l’écoute. » Le silence autour du livre de Gómez Dávila serait donc d’excellent aloi s’il ne préjugeait toutefois à l’excès de l’écoute des imbéciles et de la surdité des intelligents.

« Je ne suis pas un intellectuel moderne contestataire mais un paysan médiéval indigné. » Si le mot rebelle voulait encore dire quelque chose, l’exégète des Scolies pourrait en faire usage ; tel n’est pas le cas. Demeure à travers ce qui est dit la possibilité offerte de n’être pas soumis au temps, d’imaginer ou de se souvenir d’une cohérence du monde, mystérieuse et sensible à « l’intonation montante ou descendante. » L’implicite des Scolies est une mise-en-demeure à la recouvrance de l’histoire sacrée, c’est-à-dire d’une histoire qui ne se réduit pas à « l’incertitude de l’anecdote » ni à la « futilité des chiffres. » En ce sens, « les ennemis du mythe ne sont pas les amis de la réalité mais de la banalité », le mythe n’étant pas alors le mensonge, mais bien la réverbération du vrai, la beauté suspendue entre l’immanence ingénue de notre race et la transcendance universelle. Tout écrivain digne de ce nom récite une mythologie d’autant plus réelle, au sens platonicien, c’est-à-dire d’autant plus vraie, qu’elle lui est plus personnelle, se proposant à lui presque par inadvertance, comme une fatalité heureuse. « Les penseurs contemporains sont aussi différents les uns des autres que les hôtels internationaux dont la structure uniforme se pare superficiellement de motifs indigènes. Alors qu’en vérité seul est intéressant le particularisme qui s’exprime dans un langage cosmopolite. »

La meilleure façon de favoriser la haine fanatique des hommes entre eux est de favoriser leur ressemblance, de les confronter en autrui à l’image détestée d’eux-mêmes. L’universalisme, ce péché qui, selon le mot de Gustave Thibon, consiste « à vouloir faire l’Un trop vite » devient alors, faute d’adversaire loyal, le principe d’une catastrophe immense, de même que « la libération totale est le processus qui construit la prison parfaite. »

Entre le principe universel du christianisme et l’héritage culturel, où bruissent encore les feuillages orphiques, les armes de l’Iliade et les écumes de l’Odyssée, les pensives sagesses pythagoriciennes ou la souveraineté intérieure de Marc-Aurèle, la liberté de Gómez Dávila sera de ne pas choisir. « La structure des relations entre christianisme et culture doit être paradoxale. Tension dynamique des contraires. Non pas fusion où ils se dissolvent mutuellement, ni capitulation d’aucun des deux. » On aura compris que ce « réactionnaire », dont les « saints patrons » sont Montaigne et Burckhardt, cet adversaire déclaré de la démocratie, en tant que « perversion métaphysique » est, par cela même, le contraire d’un fanatique. « Ne flattent le Peuple que ceux qui mijotent de lui vendre ou de lui voler quelque chose. » Face à la démagogie (« Démagogie est le mot qu’emploie les démocrates quand la démocratie leur fait peur »), il n’y a guère que l’aristocratie, celle-ci toutefois, étant définie, non en termes sociologiques, mais rigoureusement métaphysiques comme une possibilité universelle : « Le véritable aristocrate est celui qui a une vie intérieure. Quels que soient son origine, son rang ou sa fortune. L’aristocrate par excellence n’est pas le seigneur féodal dans son château, c’est le moine contemplatif dans se cellule. » Et ceci encore : « Au milieu de l’oppressante et ténébreuse bâtisse du monde, le cloître est le seul espace ouvert à l’air et au soleil. » Les Scolies apparaîtrons ainsi, à qui voudra bien en répondre, comme les signes de la présence de ces cloîtres détruits, de ces temples saccagés, mais dont les cryptes demeurent, textes implicites, de nos vies intérieures imprescriptibles.

Luc-Olivier d'Algange

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Baudelaire et Joseph de Maistre:

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Luc-Olivier d’Algange

Baudelaire et Joseph de Maistre

 

Les exégètes et les biographes modernes cèdent excessivement à la suspicion, à la dépréciation, voire à une certaine acrimonie à l'égard des œuvres dont ils traitent et dont ils font à la fois leur fonds de commerce et l'exutoire de leur ressentiment à se voir bornés au rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel part d'un principe de révérence et de fidélité qui l'incline, par son interprétation, à poursuivre dans la voie ouverte par l'œuvre qu'il distingue et à laquelle il se dévoue, le moderne juge en général plus « gratifiant » de suspecter l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre, dont il ignore qu'elle le contemple autant qu'il l'examine. L'exégète suspicieux trace, plus souvent qu'à son tour, son propre portrait, avec sa poutre.

Lorsque Sartre suggère que la lecture baudelairienne de Maistre est sommaire, qu'elle obéit à des raisons subalternes, superficielles, il nous renseigne sur sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre, par la même occasion, son autoportrait: « un penseur austère et de mauvaise foi. ». On peut tout reprocher à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui résista au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre: la défiance que les modernes éprouvent à son endroit ne s'explique pas autrement. Adeptes étroits de la vertu et de la terreur, de la morale dépourvue de perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandies (ces ultimes gardiens de la concordance du Vrai et du Beau) les modernes firent de l'austérité et de la mauvaise-foi leurs armes théoriques et pratiques pour exterminer toutes les survivances théologiques, où qu'elles se trouvent.

L'influence de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur exerça jamais sur un poète, à ceci près que l'on ne saurait oublier que Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg est continûment poète, de même que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, ses fusées et les notes de Mon cœur mis à nu, ne cessa jamais d'être un métaphysicien avisé. Baudelaire se reconnaît en Maistre autant qu'il lui doit les principes esthétiques et philosophiques principaux de sa méthode. Baudelaire eût sans doute été maistrien sans même avoir à lire Joseph de Maistre, tant il se tient par son goût, et par de mystérieuses et providentielles affinités, au diapason des préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et celle-ci doit tout à Joseph de Maistre.

La théorie baudelairienne des correspondances, relève bien davantage, dans sa formulation, de Maistre que de Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l'invisible : « Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible». Rappelons, encore une fois, que le mot Diable vient de diaballein, qui signifie désunir, alors que le mot Symbole de même racine vient du verbe sumballein qui signifie unir ou rassembler. Il n'est pas une phrase dans tout l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation maistrienne sur le Mal et sur les œuvres de la divine Providence. L'essentiel paradoxe dans lequel s'agence l'œuvre de Baudelaire et la réponse humaine qui lui est donnée procède d'une méditation constante des Soirées de Saint-Pétersbourg.

Le Mal existe mais il n'est que la désunion du Bien, le Diable est prince de ce monde mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et qui sauve. Les Fleurs du Mal ne sont pas du satanisme de pacotille, style Rollinat, ou fêtes de « Halloween » (le Mal étant véritablement dans la dérision de la pacotille) mais une preuve rétroactive du sumballein. Le Bien n'est pas en face du Mal, c'est le Mal qui, lorsque le Bien triomphe, retourne à l'intérieur du Bien, pour disparaître. « L'abîme du jour, écrit Raymond Abellio, contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour ». Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations: « Il y a en tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistrienne est cette considération corollaire: « Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir. Souvent ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi: je veux pouvoir couper ta tête; mais tu ne toucheras pas à la mienne. Les abolisseurs d'âme (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer; ils y sont à coup sûr intéressés; tout au moins ce sont de gens qui ont peur de revivre,- des paresseux. »

Sartre méconnaît l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par ignorance de l'œuvre de Maistre que par incompréhension de l'œuvre de Baudelaire. Il se donne donc la latitude de juger de l'œuvre de Maistre avec mauvaise-foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrase, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect en tant que perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui exerça sur lui l'influence décisive, dans l'ordre de la pensée et du style: cela suffit à l'acrimonie sartrienne pour juger Baudelaire comme un menteur. Le poète, certes, possède le droit imprescriptible de s'écarter des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la conquête d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra tout d'abord, dans son émanation, sous l'apparence des nuées et des mystères, - mais dès lors que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où la prosodie et la métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg apparaissent comme une clef.

Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que loin de chercher à paraître original, en dissimulant ses influences et ses rencontres, il ne cessa jamais de vouloir étayer son œuvre d'autres œuvres plus anciennes ou contemporaines. Ce qui est dit paraissait à ce dandy plus important que celui qui le dit, ( ce qui n'est pas sans jeter quelque lumière sur l'impersonnalité active à laquelle obéit le dandysme baudelairien, bien différent du « culte du Moi ») et, à cet égard, il se révèle encore plus différent de Sartre qui, sous le titre de L'Etre et le Néant se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans se référer outre mesure à l'auteur de Sein und Zeit.

Baudelaire intègre Maistre dans son œuvre, comme un point de référence, auquel son lecteur est prié de se reporter pour comprendre ce qu'il va lire, de même que Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation sur une référence à Kant. Les temporalités humaines sont brèves; lorsque certains principes ont été parfaitement énoncés, lorsqu'une méthode se tient et prouve son efficience, il convient de couper court et de s'y confronter immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous esquissions plus haut se double d'une distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de déplorer que d'autres avant eux eussent déjà parcouru leur chemin, les seconds s'en réjouissent: ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers jalousent et seraient prêts à tout reformuler à leur façon, les seconds, qui cultivent en général le goût antique et aristocratique de l'otium aimeraient à trouver l'œuvre à laquelle ils songent déjà écrite par un autre. Les uns raisonnent en bourgeois: ce dont ils ne peuvent être propriétaires n'existe pas, les autres pensent, comme disent les hindous, en kshatryas: ils s'honorent de servir un Vrai, un Bien et un Beau impersonnels. « Toute croyance constamment universelle est vraie, écrit Joseph de Maistre, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce reste est une vérité ».

La sophia perennis, ou, plus exactement encore, ce que René Guénon nommera la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique, ou surnaturelle, est universelle par définition. C'est à ce titre, que pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples auront moins d'importance que les différences de caste, qui elles-mêmes sont d'une tout autre nature que les différences de classe.

« Il n'existe, écrit Baudelaire, que trois êtres respectables; le prêtre, le guerrier, la poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce que l'on nomme des professions ». Baudelaire, ainsi, prolonge Maistre et répond par avance à Sartre qui se hasardera à écrire : « Et précisément Baudelaire, dans la mesure où il se veut chose au milieu du monde de Maistre, rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout juste comme la valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles ». D'où la nécessité prophétique pour Baudelaire de préciser: « Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Notons en passant que Sartre tout en y attachant un sens tout différent, retrouve par inadvertance dans sa métaphore la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, « l'eau et l'aiguière » dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, nul doute que Sartre préfère être la carafe ! La solidité de la fonction lui paraît plus enviable que la fluidité du Sens.

Baudelaire est maistrien précisément par le choix d'échapper héroïquement à toute instrumentalisation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître au-delà de toutes les carafes, la transparence suprême de la vérité métaphysique: « Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Qu'est-ce que la Religion universelle ? Il y a une Religion universelle, faite pour les Alchimistes de la pensée, une Religion qui se dégage de l'homme considéré comme mémento divin ».

Sartre se trompe du tout au tout lorsqu'il écrit, non sans goujaterie, que « l'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade, notre auteur trouvait "distingué" de s'en réclamer », mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dépourvue de signification: elle montre que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau et non l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et moderne, se réduit à cette inversion, qui est aussi le propre de tous les fondamentalismes, au demeurant mal nommés, car ils exaltent l'accessoire, l'ustensile au détriment du sens et de son universalité métaphysique. L'utilitarisme abaisse l'homme, d'où la nécessité, pour Baudelaire, de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion, comme en politique l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et l'apparence. « Le commerce, écrit Baudelaire, est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu: Rends-moi plus que je ne te donne ».

Précipité dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire dut trouver dans les conversations du Sénateur, du Comte et du Chevalier un refuge heureux et comme un témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, à travers ses fidélités raciniennes, à interpréter les discords et les nostalgies de l'âme abandonnée dans la morne vilenie des classes moyennes. Baudelaire, pressentit ce que Hannah Arendt allait nommer la banalité du Mal. A la pointe de son exigence maistrienne, il voulut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, comme il s'en vint à supplier ironiquement Satan de prendre pitié de sa longue misère. Lorsque Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte: « Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire », Baudelaire intervient en précisant sa théorie de la vraie civilisation: «  Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ».

Du point de vue de l'Histoire, Baudelaire se trouve là où les entretiens se sont évanouis. Les temps sont au progressisme, c'est-à-dire à la « doctrine des paresseux », ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme ou de grégarisme. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il existe en effet un en-delà et un au-delà de l'individu, et le monde auquel nous dévoue la « doctrine des paresseux » est un monde qui détruit à son principe tout dépassement de l'individu. La moindre des choses est d'avoir été ce que l'on doit dépasser. Baudelaire en qui l'on a trop tendance à voir le modèle de l'asocial demeure fidèle à l'idée maistrienne de la société en tant que civilisation, « gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu'ils rentrent dans la grande famille, elle leur en dévoile le secret par la langue qu'elle leur enseigne ».

Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue, bafouée, triturée et saccagée, il ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche point sa soif, la parodie d'ordre que le bourgeois fait régner, avec une rigueur extrême, ne lui semble guère aimable, en un mot, déterminé à « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau », Baudelaire, loin de ces maistriens de façade que sont les réactionnaires bourgeois, invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi « le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire d'une révolution ».

Là où la révolution mobilise, planifie, instrumentalise, Baudelaire se fera un devoir de démobiliser, d'accroître le sentiment de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il trouve chez Maistre, son dandysme, si mal compris, coupe court à toutes les velléités d'action collective, d'appel au Peuple, de mobilisation de troupes, de référendum ou d'élection: « Ce que je pense du vote et du droit d'élection? Des droits de l'homme. Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque ? Un Dandy ne fait rien. Vous figurez vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Le dandysme baudelairien, son caractère inconnu et novateur, consiste à demeurer là où nous sommes, obstinément. La stratégie, au demeurant n'est pas mauvaise, elle nous épargne des combats où nous eussions été vaincus immanquablement. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égotiste efféminé, il est le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée: « Etre un grand homme et un saint pour soi-même. Voilà l'unique chose importante ». Le dandy est le témoin de lui-même, c'est assez dire que pour Baudelaire, il n'est pas seulement un Moi emprisonné dans l'immanence mais le subtil diplomate de l'Idée: « Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière ».

Lorsque la Révolution et la Contre-révolution fourvoient le « faire » et le « défaire » dans l'inane et le vulgaire, le « contraire d'une Révolution » maintient l'être, durant l'interrègne, dans la plénitude de son possible. Baudelaire, penseur de l'ultime, va jusqu'au bout des prémices maistriennes, il les applique rigoureusement, en persistant dans une façon d'être qui est aussi une façon de dire. La lucidité baudelairienne départit son pessimisme de la tentation que serait le péché contre l'espérance. La leçon maistrienne tient Baudelaire sur ses gardes: « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration et de l'évidence ». Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et si cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. Ce qui importe c'est de sauvegarder la musique et l'espace. «  La musique, écrit Baudelaire, donne l'idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace. » Le poème le redit: «  La musique creuse le ciel ». L'immobilité du poète garde la vastitude et l'unité.

Extrait de Lux Umbra Dei, éditions Arma Artis

 

 

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L'Icône et la vertu du paradoxe:

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Luc-Olivier d’Algange

L'Icône et la vertu du paradoxe

 

Qu'est-ce que la Beauté ? Si l'on croit en une relativité générale des goûts et des valeurs, la question est dépourvue de sens. L'historicisme abonde extrêmement dans cette opinion qui veut à tout prix ôter de nos intelligences le pressentiment d'une clef de voûte. Tout, nous dit-on, est aléatoire, fugitif, le Vrai et le Beau n'ont ni essence, ni substance, livrés qu'ils sont au hasard des circonstances et des subjectivités. Telle est la doxa moderne: « Le message, c'est le médium », - la surface ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, la forme est purement matérielle. Face à cette doxa dont la nature même est de devenir totalitaire, sans doute le moment est-il venu d'affirmer la vertu du paradoxe.

Nous sommes quelques-uns uns à penser que la réalité est elle-même de nature paradoxale, que la nature du monde est une double nature. Au-delà de l'opinion, de la croyance, de la conviction, débute la seule véritable aventure spirituelle. Le Mystère religieux est le paradoxe suprême. Comment être à la fois homme et Dieu ? Se tenir au cœur de ce questionnement, c'est laisser s'approcher de soi le seuil de la beauté. Toute méditation sur la beauté naît d'un éloge du paradoxe. Dans la splendeur du Beau s'unissent les clartés intelligibles du Vrai et les flammes du pur amour. Alors que la doxa nous tient dans la dualitude de la croyance et de la non croyance, l'expérience paradoxale de la déification nous fait tomber dans l'abîme de la clef de voûte du Très-Haut, - que les métaphysiques orientales nomment la non-dualité. La déification, la théosis, nous rappelle Jean Biès dans son beau livre Athos, la montagne transfigurée, est la fin dernière de l'être humain: « Les Pères en font la base, la raison d'être du christianisme, proclamant Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu, avec d'innombrables variations sur le thème. Par sa philanthropie, Dieu devient homme afin que, par la grâce, l'homme devienne Dieu en réunissant dans son hypostase le divin et l'humain. Par sa naissance même, l'homme est un être qui tend à se dépasser, qui aspire vers tout autre que soi. Car il est consubstantiel à l'humanité du Christ, comme celui-ci l'est à la divinité du Père. Adage patristique: Dieu ne parle qu'aux dieux ».

Dans cette procession déïfiante, les étapes sont des étapes de Beauté. Dans la perspective traditionnelle, qui est métaphysique et universelle, la Beauté n'est pas relative, hasardeuse, encore moins « matérielle ». La Beauté est l'empreinte, le sceau héraldique de l'invisible, qui n'est pas l'inconnu mais l'Intelligible. Dans la perspective métaphysique qui lui est propre, la Beauté advient dans l'irradiation d'une rencontre entre les mondes que séparent habituellement le Mal, la profanation, la veulerie ou l'habitude. La Beauté n'est pas aléatoire mais révélatrice, et tel est son divin paradoxe de montrer ce qu'elle voile et de dévoiler ce qu'elle révèle dans un seul geste. La méditation de la Beauté s'écarte ainsi du domaine un peu vague de la philosophie ou de l'esthétique pour entrer dans l'exactitude de la Gnose.

La Gnose débute là où cessent les idées générales, les convictions, fussent-elles religieuses. Le sens de la Beauté révèle la beauté du Sens. Au sortir des ténèbres de l'insignifiance et de la laideur, qui sont, avec la brutalité, les caractères dominant du monde moderne, nous apercevons, écrit Jean Biès « ce que l'orthodoxie nomme l'éclat trisolaire et sans crépuscule de l'esprit, et l'Alchimie, la Rubedo ». La rubescence aurorale est le signe immanent du recommencement, - signe qui suppose, en ce monde, l'inscription transcendante du Symbole.

Alors que l'image moderne s'assujettit à l'objet, dans ce comble de l'idolâtrie et de l'aliénation qu'est le message publicitaire, l'image, dans la perspective métaphysique, est une pure émanation de la Présence. La différence entre le sacré et le profane est aussi simple et difficile à comprendre que la différence qui existe entre la Présence et la représentation. Quitter le monde profane, c'est quitter le monde des représentations pour entrer dans le monde de la présence. Ce que les kabbalistes nomment la descente sur nous de la Schekhina, correspond à l'effusion lumineuse du Paraclet. Ce qui est à jamais, ce qui est de tous temps, ce qui est par-delà tous les temps, dans l'exacte certitude du vif de l'Instant, c'est la Présence et la révélation de la Présence est la « clairière de l'être », pour reprendre la formule de Martin Heidegger. Etre dans la Présence, c'est quitter la fuite en avant des représentations qui s'abolissent les unes, les autres dans l'accélération de leur éloignement du Principe. L'être est l'éclaircie et le sens de la Présence est la lumière qui en émane.

Tout, dans l'image, se joue dans la lumière. L'image est un mode de révélation ou d'obstruction de la lumière, selon qu'elle invite à la Présence de l'être, qui est le site véritable de Prière, ou qu'elle nous emprisonne dans les représentations. L'icône est sans doute l'une des formes les plus accomplies de la révélation de la lumière à travers le visage, symbole de la sainteté de l'Autre dans sa rencontre avec le Même. Sainteté du visage, grandeur du regard, équanimité souveraine sur le seuil du plus grand péril, l'icône nous invite dans le silence bruissant du face à face, à reconnaître la douce clarté de la Présence. Enfin, nous sommes là, dans la clairière que le temps sacré dessine pour nous, non plus dans le ressassement du passé, avec ses ressentiments et ses griefs, non plus dans l'anticipation vaine et impie, mais au coeur.

Qu'est-ce que le Péché contre l'Esprit, le seul irrémissible, si ce n'est être délibérément sans cœur ? Les terribles méfaits du monde moderne, ses aberrations meurtrières, ne proviennent-ils pas, pour l'essentiel, de l'exotérisme dominateur et des utopies sans charité qui sont autant de façon de déserter le cœur de la Présence, de choisir l'écorce et le futur ? L'Age Noir est bien l'âge des représentations meurtrières, soit qu'elles annihilent en nous le sens de la Beauté présente, soit qu'elles exigent que l'on tue pour elles. Entre la lumière et l'entendement, la représentation profane est un écran, alors que l'icône révèle en nous, lorsque nous nous abîmons dans sa contemplation, la lumière dont nous émanons: « Il n'était pas la lumière mais le témoin de la lumière. La lumière véritable qui illumine tout homme venait dans le monde. Elle était dans le monde et le monde existait par elle, et le monde ne l'a pas connue. » (Jean,I, 8-10)

Quelle est la provenance de la Lumière ? Au sens métaphysique, la lumière est elle-même primordiale, de même que toute primordialité est lumineuse. La Tradition primordiale se révèle par épiphanies, qui sont autant de signes de l'Intelligible dans le monde sensible. Dans le chapitre sur la lumière et la pluie, des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, René Guénon souligne la connivence alchimique de l'eau et de la lumière. Des pluies lumineuses, invoquées par les Chamanes jusqu'à la rimbaldienne « mer allée avec le soleil », l'intelligence poétique sut toujours reconnaître, dans l'alliance de l'eau et de la lumière le Symbole par excellence. N'est-ce point par la médiation de l'eau que la lumière révèle les couleurs qui la composent ? La splendeur n'est-elle point l'œuvre de la surface des eaux lorsque l'éclat solaire s'y répercute ? Dans la tradition taoïste, l'épiphanie prend la forme de la rencontre nuptiale de la lumière et de l'eau. Ainsi que l'écrit Houai-nan Tseu: « Le Carré (la terre) préside au manifeste. Le manifeste est exhalaison de souffle, c'est pourquoi le feu est lumière extériorisée. Le caché est le souffle contenu; c'est pourquoi l'eau est lumière intériorisée. »

Or, tel est précisément le secret de l'icône: la rencontre par l'image, en elle, et au-delà d'elle, du feu de la lumière extériorisée, par les lignes et les ors, et de l'eau de la lumière intériorisée du regard. L'icône est une liturgie du regard. L'homme, face à l'icône est ravi par la dialogie subtile des prunelles. L'eau intériorisée du regard est l'infinie interprétation du feu de la lumière extériorisée de celui qui voit. Voir et être vu se confondent nuptialement en une seule opération de l'entendement. Cette opération outrepasse clairement le domaine de la mystique pour entrer dans celui de la Gnose, ou, plus exactement, de la métaphysique, au sens que René Guénon sut redonner à ce mot. L'image, conçue dans la perspective métaphysique donne lieu à une expérience intérieure où ce que les modernes, imbus de leurs caractères accidentels, nomment leur « subjectivité », n'a plus aucune part.

Pour prendre la mesure des possibilités d'éclaircissement intérieur de l'image, de ses vertus d'enseignement au sens prophétique, sans doute devrons-nous nous placer au cœur même de la question théologique, telle que surent la poser les mystiques rhénans, ainsi Maître Eckhart écrivant: « L’œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ». Le mystère de l'icône tient sa source dans le mystère de l'Incarnation. « Les sens affinés, écrit Paul Evdomikov, perçoivent sensiblement l'Insensible, ou mieux, le Transsensible. Le beau apparaît comme un éclat de la profondeur mystérieuse de l'être, de cette intériorité qui témoigne de la relation intime entre le corps et l'esprit. » L'icône nous est un enseignement sur la nature du monde et le secret du regard que le monde porte sur nous dans le silence de ses manifestations et que nous lui rendons dans la contemplation et dans l'oraison. « Dieu crée par la pensée, et la pensée devient œuvre » dit Jean Damascène. De même, écrit Paul Evdokimov, « pour Saint-Maxime, la nature sensible n'est pas matérialiste dans sa profondeur, elle est chargée des énergies et représente même une certaine condensation du monde spirituel et intelligible. On peut dire dans ce sens que la matière est l'épiphénomène de l'esprit. »

L'Art sacré nous invite à une vision iconologique du réel. L'icône est plus proche de la nature profonde du réel que ne l'est la réalité elle-même, emprisonnée dans ses représentations utilitaires. L'art « réaliste » est avant tout un art de l'illusion dont les mérites se limitent au savoir-faire de l'artiste. L'Art sacré, lui, donne accès, par l'amoureuse liturgie du regard, à la connaissance de la réalité, et, plus profondément encore, à la pensée qui donne naissance à la réalité. L'Art sacré nous porte à ce seuil de l'entendement divin où la pensée devient œuvre. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'icône est plus proche de la pensée de Dieu que ne l'est la nature elle-même, pur épiphénomène de l'esprit. L'Art sacré, par l'oraison dialogique qu'il instaure au cœur le plus intérieur du réel, nous révèle la transparence du monde.

Qu'est-ce que la transparence du monde ? Est-ce la destruction des surfaces, la triomphe de la lumière, l'abolissement de toute chose dans l'éclat ? Le mystère de l'Incarnation nous donne à penser la connaissance et le salut dans l'épreuve du temps. Mais épreuve ne signifie point soumission. L'Art sacré est là pour nous dire que le mystère de l'Incarnation transfigure la nature et la chair de l'intérieur. La glorification des corps débute par l'ensoleillement intérieur de la connaissance, de la Gnose: « L'éternité des créatures, précise Paul Evdokimov, n'est pas l'absence du temps, ni surtout notre temps tronqué de sa fin mais sa forme positive. C'est le temps dans lequel le passé est entièrement conservé et le présent ouvert sur l'infini des éons: c'est le Mémorial du Royaume, le fait de se référer et d'être totalement présent au regard de l'Eternel. »

Toute approche attentive et fervente d'une œuvre d'Art sacré établit le spectateur dans une autre temporalité où il cesse précisément d'être spectateur pour devenir le co-auteur de l'œuvre qu'il contemple et dont la connaissance est sa propre connaissance autant que la connaissance du Tout-Autre. Si quelque incertitude subsiste quant à la distinction de l'Art sacré et de l'art profane, qu'il suffise de s'interroger sur la temporalité de la rencontre entre l'œuvre et la pensée. Certes, le motif religieux ne suffit pas à faire l'Art sacré, et l'absence apparente d'un symbolisme reconnaissable ne fait pas l'œuvre profane. Dans sa destination essentielle et son accomplissement, toute œuvre est sacrée, et l'on voit bien qu'un poème de Verlaine ou d'Apollinaire vaut bien, dans la charité du cœur et la justesse de la vision, toute la littérature dévote de ces deux derniers siècles, si imbue d'elle-même et si vaine ! L'image sacrée, du seul fait qu'elle nous délivre une véritable connaissance, universelle et métaphysique, change notre situation existentielle. Nous ne sommes plus un « moi » face à un « objet » mais le site miroitant d'un échange qui outrepasse toute condition. Ainsi, écrit Paul Evdokimov, « chaque instant peut s'ouvrir du dedans sur une autre dimension, ce qui nous fait vivre dans l'instant, dans le présent éternel. C'est le temps sacré ou liturgique. Sa participation à l'absolument différent change sa nature. L'éternité n'est ni avant, ni après le temps, elle est cette dimension sur laquelle le temps peut s'ouvrir. »

L'Art sacré est l'invitation faite à s'élever, à se retrouver dans la Chambre Haute, qui est le véritable lieu de la communion eucharistique. Ce qui est en Haut est au Cœur. Le fond du cœur est le point le plus haut de l'Intelligible que nous atteignons par l'intercession des Anges de la Présence. L'Art sacré est la Face de Dieu tournée vers le monde. Telles sont les prémisses élémentaires de toute compréhension de la science sacrée des Symboles: « Le Verbe, écrit René Guénon, le Logos, est à la fois Pensée et Parole: en soi Il est l'Intellect divin qui est le lieu des possibles; par rapport à nous, Il se manifeste et s'exprime par la Création où se réalisent dans l'existence actuelle certains de ces mêmes possibles qui, en tant qu'essence, sont contenues en lui de toute éternité. La Création est l'œuvre du Verbe; elle est aussi, et par là même, sa manifestation, son affirmation extérieure; et c'est pourquoi le monde est comme un langage divin pour ceux qui savent le comprendre. »

La coalescence, dans l'œuvre d'Art, de la vision et de l'Intellect, nous porte d'emblée sur l'orée où la nature et la Surnature, le monde physique et le monde métaphysique se rencontrent. Le monde, nous dit René Guénon, est un langage divin. La Création est l'œuvre du Verbe. L'Art sacré indique le site métaphysique de la compréhension du sens le plus profond de la Création. Ce que le monde des représentations, la « société du spectacle », pour reprendre l'expression pertinente de Guy Debord, nous interdit d'atteindre, c'est précisément le sens de la rencontre, le mystère de la communion des esprits. Monde de la séparation, diabolique si l'on en croit l'étymologie, le monde moderne apparaît comme une titanesque manœuvre de diversion opposée à la recherche du Vrai et du Beau, colonnes du Temple de la contemplation.

La destruction de l'image par la publicité, la destruction du sens par l' « information », la destruction de la communion par la « communication » ne sont que des aspects de la destruction du Temps par la hâte frénétique des hommes à fuir ce qu'ils ont de meilleur en eux-mêmes. La destruction de la nature est la conséquence de l'incompréhension de la nature en tant que Symbole. Or, ce qui échappe à la connaissance devient ennemi. Comment le refus de la Gnose, - qui est connaissance amoureuse, - n'aurait-il pas pour effet la généralisation des inimitiés ? Ce monde étranger, ce monde incompréhensible, ce monde sans Dieu, ni âme du monde, ni intelligence agente, est ennemi. Les civilisations traditionnelles respectaient la nature sans l'idolâtrer car elles supposaient une alliance métaphysique entre l'apparaître et la chose apparue « ... toute signification, écrit René Guénon, devant avoir à l'origine son fondement dans quelque convenance ou harmonie naturelle entre le signe et la chose signifiée ».

Le monde visible est Symbole du monde invisible, mais cette symbolisation demeure généralement inapparente et inintelligible. L'apparence et l'intelligibilité de la nature symbolique du réel sont littéralement l'œuvre de l'Art sacré et de la métaphysique. « Si le Verbe, écrit René Guénon, est Pensée à l'intérieur et Parole à l'extérieur, et si le monde est l'effet de la Parole divine proférée à l'origine des temps, la nature entière peut-être prise comme un symbole de la réalité surnaturelle. » C'est donc à la vertu professorale et prophétique de la parole extérieure que nous devrons d'atteindre à la Pensée intérieure des mondes, et c'est à partir de cette pensée que naissent les œuvres qui nous délivrent de l'ignorance et de la pesanteur. L'ignorance et la pesanteur séparent ce qu'il appartient au Symbole d'unir. « En grec, note Paul Evdokimov, les mots qui désignent le diable et le Symbole ont la même racine, mais le diable sépare ce que le Symbole lie ».

La formule de Renan selon laquelle les hommes ont créé sur terre l'enfer auquel ils ne croyaient plus, trouve une puissante confirmation dans cette observation étymologique. Le diable, et donc l'enfer, s'installent là où le Symbole cesse d'être l'opérative jonction des rives visibles et invisibles. Les formes infernales que prennent les « exotérismes dominateurs » dans le monde moderne, n'ont pas d'autre explication. Mais ce qui est vrai dans l'ordre du politique ne l'est pas moins dans l'ordre individuel; notre vie ne cesse d'être disharmonieuse que par un acte de remémoration liturgique, une anamnésis numineuse de l'être s'éclairant lui-même des tréfonds et des hauteurs de la Toute-Possibilité.

L'anamnésis, le ressouvenir, précède dans la contemplation du Symbole, l'épiclèse, qui est l'invocation de l'Esprit. Le Symbole opère en nous la transmutation essentielle aussitôt que nous sommes saisis par la vague mémoriale. Tout dans l'accomplissement épiphanique de l'Art sacré se joue dans la remémoration de l'Invisible à partir du visible, du métaphysique à partir du physique. Rien, à dire vrai, n'est abstrait. Le Symbole n'est ni abstrait, ni abstracteur mais advenant. L'advenue de la lumière incréée sur la surface des eaux, la correspondance du ciel et de la terre, à laquelle nous faisions allusion plus haut à propos d'un texte taoïste, se retrouve dans la Jérusalem Céleste, et plus généralement dans le symbole de la nef. « Navire eschatologique, écrit Paul Evdokimov, la nef, surmontée de la forme sphérique de la coupole, synthétise l'union du cercle et du carré, mesure et chiffre du ciel et du Royaume. Le sanctuaire, dit Saint-Maxime, éclaire et dirige la nef et cette dernière devient son expression visible. Une telle relation restaure l'ordre, rétablit ce qui était au Paradis et sera dans le Royaume. »

L'Art sacré est une partance. Aller au-devant de l'œuvre, c'est conquérir le Grand-Large de la mémoire retrouvée, et l'envol, et la délivrance, et le véritable Salut dans la salutation angélique. Notre âme devient alors l'arche de Noé telle « un bateau lancé dans les espaces et se dirigeant vers l'orient ». Ce voyage vers le Soleil de Justice est le salut lui-même, non plus administrativement attribué, mais conquis: « chemin du salut qui mène à la cité des Saints et la terre des vivants où luit le Soleil sans déclin. »

*

L'Art sacré est un chemin de connaissance. L'arche de Noé des couleurs vibre dans l'âme de l'artiste dans le pressentiment de sa proche glorification. Celui qui peint et ce qui est peint est le Même, - non certes par l'aboutissement sinistre d'une considération narcissique mais par l'abolition du Moi, c'est à-dire l'abolition du pire servage, qui est celui qui nous enchaîne à la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes.

Le discours religieux, hélas, n'est pas moins enchaîné que d'autres lorsqu'il pose l'identité de la croyance comme équivalente de la ferveur. Qui n'a entendu ces clercs péremptoires qui parlent « en tant que » Chrétiens, Juifs, Musulmans, et s'imaginent que cet « en tant que » vaut toutes les vérités, comme si l'identité religieuse, l'appartenance à telle ou telle communauté devait prévaloir sur les Principes eux-mêmes ! N'est-ce point renverser la hiérarchie des importances et subvertir le message théologique ? N'est-ce point pécher contre l'humilité ? La perspective métaphysique, en laquelle René Guénon nous invite à approfondir les champs de notre vision, ouvre notre intelligence à l'humilité qui consiste à aller vers les Principes métaphysiques et universels dont les formes religieuses ne sont que les expressions. Etre fidèle aux Principes, c'est précisément comprendre que la mémoire profonde à laquelle nous invitent les rites et les Symboles de notre religion est une mémoire métaphysique, commune à toutes les formes traditionnelles.

La lumière primordiale de l'icône témoigne de la primordialité de la Tradition qui est la mémoire profonde de toutes les formes religieuses. L'Art sacré émane de la lumière primordiale et ne peut être compris que par elle. Aussi bien faut-il se rendre à l'évidence magnifique que le germe de cette lumière gît dans les tréfonds de nos propres obscurités innées ou acquises. J.Thomas dans un article sur le thème de la splendeur cite l'expérience du Lucius des Métamorphoses d'Apulée: media nocte vidi solem coruscantem, « en pleine nuit je vis le soleil étinceler de lumière blanche » et comme en écho, ces vers d'Apollinaire:

« Descendant des hauteurs où pense la lumière

Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles

L'avenir masqué flambe en traversant les cieux... »

L'expérience visionnaire de la poésie unit en un seul feu des expressions humaines que séparent les millénaires ! Au seuil du troisième d'entre eux, à compter selon la chronologie chrétienne, sans doute le moment est-il venu d'apprendre à réduire l'importance de l'historicité et du Temps lui-même dans l'approche de l'Art sacré. Par ses incursions dans le monde « imaginal », l'Art sacré se situe hors des contingences historiques, sur l'orée resplendissante de l'Idée. La philosophie néoplatonicienne, mieux que d'autres, sut livrer à notre compréhension la procession lumineuse de l'âme à travers l'expérience visionnaire, sans l'intelligence de laquelle l'Art sacré n'est rien d'autre qu'un art profane avec des motifs religieux. L'étude de l’ « évolution des techniques » se substitue, chez certains historiens de l'Art à l'approche des œuvres. Certes, il n'existe point de savoir qui soit totalement vain; il n'en demeure pas moins que la perspective historique est fort peu opportune pour éclairer des œuvres qui émanent d'une région qui échappe par définition aux vicissitudes du temps. L'idée même que certaines œuvres naissent d'une perspective métaphysique, et s'y reflètent dans la spéculation sans fin de leurs aspects, demeure aussi étrangère à la mentalité moderne que la théorie de la multiplicité des états de l'être.

Le refus radical de l'herméneutique, l'acharnement à maintenir dans une perspective qui n'est pas la sienne l'œuvre d'art, n'est sans doute rien d'autre que la forme extrême de ce que les bouddhistes nomment « l'attachement à l'ignorance » et qui n'est autre que passion de la discontinuité. « On détruit le réel, écrit Paul Evdokimov, en dissociant ses éléments, en suscitant des discontinuités infranchissables. Il ne reste plus à l'homme que la spiritualité de l'âme, foncièrement acosmique ou un moralisme de la volonté, qui l'une et l'autre lui interdisent l'atteinte transfigurante de la matière. » Le refus de l'herméneutique et de sa perspective métaphysique est une annihilation du regard, mais cette annihilation n'est pas fatale. L’éthique héroïque oppose la création du regard à l'annihilation du regard. L'Art sacré et la poésie disposent du privilège d'éveiller le flamboiement intérieur des choses, de ressusciter le Logos enclos dans l'immanence de la nature. Les plus vastes embrasements naissent d'un secret « iota » philosophal qui se trouve souvent, sans que nous sachions le discerner, dans une extrême proximité. L'exigence sacerdotale de l'Art, sa vertu pontificale, ou diplomatique, de passage entre les mondes renaît de la profanation elle-même par la simple perception de la Présence. « La liturgie nous enseigne, écrit P. Evdokimov, aujourd'hui plus qu'hier que l'Art se décompose non parce qu'il est enfant de son siècle mais parce qu’il est réfractaire à ses fonctions sacerdotales: faire l'art théophanique, au cœur des espérances trompées et enterrées, poser l'icône, l'Ange de la Présence en robe bariolée de toutes les couleurs, Beauté sophianique de l'Eglise. Son visage est humain; d'une part c'est la Sainte Face du Dieu-homme et, d'autre part, c'est la Femme habillée de soleil, Joie de toutes les joies, celle qui combat toute tristesse et ruisselle de tendresse sans déclin. »

Alors que l'art moderne se voue à l'apologie du support ou de la conception insolite et s'efforce laborieusement de réduire par tous les moyens l'œuvre d'art à sa nature d'objet, et, par voie de conséquence, de marchandise, l'Art sacré est une tentative de réconcilier les mondes, de réinventer une communion des âmes dans le creuset d'une supra-temporalité conquise de haute-lutte. Les récentes polémiques autour de certaines formes d'Art contemporain ont montré à quel point l'Art, aussi marginal et dérisoire soit-il rendu demeure un enjeu décisif. Le discours sur l'Art, quoiqu'il en semble, engage l'essentiel du sens de la destination humaine. Les deux grandes possibilités de l'œuvre d'art, la fascination et la communion, s'affrontent dans les œuvres et dans le discours critique avec une virulence jamais atteinte. L'histoire de l'Art, telle qu'on l'enseigne, et qui est de toutes les historiographies l'une des plus falsifiées, est avant tout l'expression de l'idéologie dominante du moment. A une société dominée par la caste marchande correspond la théorie de l'œuvre d'art en tant qu'objet de tractations commerciales. L'acharnement du Moderne à défendre un art-objet, c'est-à-dire un art réduit à son support et à sa surface, correspond à l'acharnement du vendeur à défendre son fond de commerce. Il n'en demeure pas moins légitime de défendre une Idée de l'Art, qui échappe à la fois à la réification marchande et à la représentation publicitaire, mais cette légitimité rencontre, et nous sommes bien placés pour le savoir, une permanente mise-en-cause au nom de la morale.

Le monde moderne est le plus moralisateur qui soit car ayant perdu le sens du Beau et du Vrai, il s'attache éperdument à un « Bien » dont il fait une idole et qu'il sert avec inhumanité. La sacralité de l'Art est, dans le monde moderne, une notion scandaleuse. Tout chez l'artiste « moderne » doit aboutir à la profanation, à la démystification, à la négation des idées d'inspiration et d'intelligence divine. Tout doit ramener l'art au travail et au négoce, placé sous l'égide d'une vantardise et d'une fatuité sans limite. Le règne de la Quantité dont parle René Guénon est aussi le règne de la platitude. Le monde de l'Art profané est un monde plat. La dimension de la Hauteur et de la Profondeur lui fait défaut. Or tout, dans la création artistique, se joue dans le Symbolisme de la croix. Le livre de René Guénon, ainsi intitulé, et son complément, Les Etats multiples de l'Etre, donnent la vue à la fois ascendante et plongeante nécessaire à la révélation du site réconciliateur de la Beauté.

« Qu'une ligne horizontale, partie de n'importe quel point de l'espace rencontre une ligne verticale partie de n'importe quel autre point, écrit Jean Biès, voilà une possibilité de télescopage qui avait une chance sur des milliards de se produire dans l'immensité sidérale. Or, c'est ce qui s'est un jour produit, quand, au regard de l'homme a surgi la figure de la croix: la plus simple, la plus élémentaire qui soit, et pourtant la plus lourde et révélatrice de la gnose paradoxale. Noces de la terre et du ciel, le miracle des miracles est là: qu'une horizontale épouse une verticale et par là réussisse la première conciliation d'opposés, - véritable défi lancé à l'unilatéralité du rationalisme dualiste. »

Unilatérale: telle est bien la mentalité moderne qui s'efforce de restreindre autant que faire se peut le champ de la vision humaine. Ne rien voir, ne rien comprendre, c'est à cette fin que se multiplient les images sur les écrans. Comprendre l'exigence de l'Art sacré, entrer en résonance avec lui, c'est entrer dans la gnose paradoxale de la déification. Cette gnose outrepasse la forme religieuse, - et comment ne pas voir, par exemple, que dans son éclairage propre, l'œuvre de Cézanne est plus immédiatement « théocentrique » que les innombrables « saint-sulpiceries » catholiques ou « New-Age » qui dilapident le Symbolisme religieux au lieu d'en centrer l'entendement, comme le fait Cézanne, par un renversement herméneutique sur le cosmos, vu de l'intérieur de la lumière.

L'Art sacré n'est pas un art appliqué à des motifs sacrés et dont le « sacré » serait pour ainsi dire ajouté à l'Art. L'Art sacré se laisse comprendre, au sens platonicien, par la clef de voûte de l'Idée. L'Art n'est sacré que parce qu’il est une émanation du Sacré. Ce n'est point le Sacré qui qualifie l'Art mais l'Art qui est qualifié par le Sacré, dans un sens beaucoup plus métaphysique que grammatical, encore que la métaphysique et la grammaire fussent unis par des liens impérieux, l'Art n'est ainsi qu'une réverbération humainement perceptible du Sacré. Telle est la gnose paradoxale: à la fois en marge de la doxa, de la croyance et de l'opinion communes et science des orées et des seuils. L'œuvre naît de la Gnose et nous délivre le secret du site paradoxal de la vision la plus haute et la plus profonde.

« Dieu lui-même, écrit Jean Biès, est à la fois Essence et Suressence; sa ténèbre est plus que lumineuse: elle est lumière plus que lumière, ténébreuse par excès d'éclat; et elle est obscurité la plus noire, parce qu'au-delà de toute lumière. Elle est en outre ténébre plus que lumineuse du Silence, - admirable synesthésie métaphysique qui marie la vue et l'ouïe ! ». L'Art sacré est la signature ici-bas de cette gnose ténébreuse-lumineuse, synesthésique, où toute méditation symbolique invite à se retrouver « dans une âme et un corps », selon la formule abellienne, par l'appel aux splendeurs suprasensibles de l'Esprit ! L'Art sacré, à la différence de l'Art profane, est toujours une manifestation du Logos et l'image qu'il donne de la réalité sensible et intelligible est issue d'un plan de la réalité plus profond et plus directement relié au Verbe dont la Création, dans ses innombrables aspects, témoigne.

« Dans le divers, écrit Maxime le Confesseur, est caché Celui qui est un, dans ce qui est composé, Celui qui est parfaitement simple, dans ce qui a commencé un jour, Celui qui n'a pas de commencement, dans le visible, Celui qui est invisible, dans le tangible, Celui qui est intangible. » Le devenir de toute métaphore esthétique s'incline sous l'impérieuse évidence du Logos. « En chaque chose créée, écrit Jean Biès, se dit et se tait le Logos ». L'image naît du Logos et la sacralité de l'Art témoigne de sa filiation. Si la parole humaine témoigne de la majesté du silence, le silence lui-même est le témoin du Logos glorieux. Toute la différence entre le pouvoir profane et fascinateur des images et l'Autorité de l'Art sacré tient entre le silence imposé et le silence conquis. L'image fascinatrice nous réduit au silence. L'icône, elle, nous laisse conquérir le Grand-Large du silence face au Logos.

L'essentiel du message de l'Art sacré est compris lorsque le Soleil-Logos embrase la silencieuse surface des eaux. Dans l'instant paradoxal du calme hauturier c'est l'eau qui fait silence et le soleil qui résonne. Tel est le mystère de l'Apparaître. Nul ne peut le connaître en son entièreté mais chacun est un jour nommé par ce mystère pour y inscrire son nom secret. Toute œuvre est œuvre de connaissance: voyez ces grandes vagues d'anamnésis avec leurs écumes scintillantes, lorsque le soleil redevient silence et l'eau, musique ! Lorsqu'elles tombent sur vous, c'est pour vous abolir dans la recouvrance d'une nudité lustrale. Le Soi ruisselant, glorieux, surgit de la disparition du Moi, cette gangue d'inné et d'acquis, misérable représentation que les idéologies profanes prétendent seule existante dans l'enténèbrement de la Présence.

L'Art sacré est un art opératif. Il ne suppose pas un spectateur, même avisé, mais un acteur. L'Art sacré se réalise non dans l'objet mais dans l'opération transfiguratrice de l'entendement. L'œuvre est ouvrante. L'œuvre, à la différence d'un « travail » poursuit son mouvement au-delà de la forme qui lui est assignée. Dans l'Œuvre, le sens n'est pas immanent à la forme car la forme manifeste la vertu du paradoxe. Ce qui est dit est à la fois là et ailleurs, par sa forme et dans la transcendance de la forme. L'Art moderne qui se veut « travail des formes et des couleurs » n'est rien d'autre que la répudiation du paradoxe, le refus de s'engager dans la complexité du réel. Réduire l'Art au « travail » et l’œuvre à l'objet, c'est refuser l'expérience dialogique, nier la science des orées et des seuils et tenter ainsi d'enfermer l'homme dans l'immanence totalitaire. A cette tentation, si grandes sont les séductions du confort intellectuel, le monde moderne céda plus que de raison, entraînant le rationalisme lui-même dans l'apologie déraisonnable d'un « tout » que rien ne peut transcender. L'Art sacré n'en persiste pas moins à apporter son magnifique démenti aux règnes de l'uniformité et de la Quantité. Qualifiant le temps et l'espace, ouvrant d'un geste magnanime le champ des possibles et des nuances, l'Art sacré nous sauve à la fois de l'hybris et du nihilisme, de la tentation d'être tout et de n'être rien, en jetant dans nos tumultes et nos outrances l'échelle du vent des Symboles. Tout honneur désormais sera dans le pressentiment qui nous délivre de la pesanteur.

Extrait de L'Apocalypse de la Beauté, éditions Arma Artis. 

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