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24/11/2024

"L'Envers de la vague", notes sur l'oeuvre de Julien Gracq, extrait de "Les Droits de l'Ame", éditions de L'Harmattan, 2024:

 

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Luc-Olivier d'Algange

L'Envers de la vague

Notes sur l'œuvre de Julien Gracq



« Couchés au raz de l'eau, ils voyaient accourir de l'horizon le poids régulier des vagues, et dans un capiteux vertige il leur semblait que tombât tout entier sur leurs épaules et dût les écraser - avant de faire au-dessous d'eux un flux de silence et de douceur qui les élevait paresseusement sur un dos liquide , avec une sensation exquise de légèreté »

Julien Gracq, Au Château d'Argol

 

La solennité quelque peu funéraire des récits de Julien Gracq s'ouvre, pour certains d'entre nous, sur un printemps sacré.

Si la phrase de Gracq porte son charroi de métaphores crépusculaires et automnales; si la note lancinante d'une sorte de désespoir universel, comme la froidure d'une goutte de poison, ne cesse, au milieu du faste même, de faire entendre son consentement à la déréliction; si le désengagement, l'exil, le retrait, voire, pour user d'un mot naguère quelque peu galvaudé, le « pessimisme » semblent donner le ton à l'attente et au tragique qui blasonnent son œuvre, - ces majestueuses mises au tombeau d'un monde n'en demeurent pas moins traversées de pressentiments et ne rendent jamais leurs dernières armes au nihilisme ou au désenchantement.

Ce sont d'abord les paysages et leurs saisons, le palimpseste du merveilleux géographique, la puissance métaphorisante, soulevante, de la nature elle-même qui nous apparaissent comme d'impérieuses requêtes, comme des portes battantes. Ce monde déserté de toute activité humaine, figé dans une arrière-saison éternisée, cet abandon, loin d'éteindre la beauté du monde en révèle les puissances jusqu'alors dédaignées. Ce qui meurt dans les romans de Julien Gracq, ce qui s'éteint, ce qui s'étiole n'est jamais que l'industrie humaine. Les personnages se trouvent jetés dans l'immensité d'une oisiveté, d'une attente qui seuls, en dignité, sont destinés à survivre à la vanité des commerces humains. La chapelle des abîmes d'Au Château d'Argol, les « journées glissantes, fuyantes de l'arrière-saison » d’Un Beau Ténébreux, définissent d'emblée le domaine que l'œuvre ne cessera de parcourir, un domaine où le Temps hiératique règne sans disputes sur les temporalités subalternes, où la société ne survit plus que par d'anciens apparats, où toute appartenance ne vaut et ne brille que de son obsolescence dans un monde d'après la fin.

Du Surréalisme, Julien Gracq ne retiendra ni l'automatisme, ni l'idéologie révolutionnaire, mais peut-être une subversion plus radicale: le refus catégorique et fondateur d'une humanité réduite aux seules raisons du travail et de la consommation. Si loin qu'il soit des enseignements de l'humanisme classique ou des Lumières, ce refus n'en fonde pas moins une façon d'être humain, un humanisme par-delà l'humanisme, relié aux puissances ouraniennes et telluriques, aux éclatantes preuves de l'être. La « liberté grande » sera d'abord, pour Julien Gracq la liberté d'être, le rayonnement de l'être dans la contemplation. Aussi délaissées que soient les grèves, elles s'ouvrent sur un « Grand Oui » et demeurent étrangères au nihilisme et à la « littérature du non », autrement dit à la littérature du travail, du soupçon et du ressentiment. La subversion, pour Julien Gracq, est affirmative; elle est une approbation à la beauté des choses laissées à elles-mêmes, comme engourdies, abandonnées, mais qui s'offrent, dans ce délaissement, à une vérité plus profonde: « J'ai vécu de peu de choses comme de ces quelques ruelles vides et béantes en plein midi qui s'ensauvageaient sans bruit dans un parfum de sève et de bête libre, leurs maison évacuées comme un raz de marée sous l'écume des feuilles. »

Le refus de Julien Gracq, où scintillent les dernières armes jamais rendues avant la mort, est bien le contraire du « non »: « Ce qui me plaît chez Breton, écrit Julien Gracq, ce qui me plaît dans un autre ordre chez René Char, c'est ce ton resté majeur d'une poésie qui se dispense d'abord de toute excuse, qui n'a pas à se justifier d'être, étant précisément et tout d'abord ce par quoi toutes choses sont justifiées. » Seules méritent que l'on s'y attarde les œuvres qui ne s'excusent pas d'être, qui consentent à la précellence du mouvement dont elles naissent, qui témoignent de cette « participation » de l'homme au monde par l'intermédiaire du Logos, soleil secret de toutes choses manifestées, « sentiment perdu d'une sève humaine accordée en profondeur aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité, et par laquelle, davantage peut-être que par la pointe de la lucidité la plus éveillée, nous communiquons entre nous. »

Restituer à la littérature sa respiration, cette alternance de contemplation et d'action, n'est-ce pas retrouver le sens même, par étymologie réactivée, du mot grec désignant l'écrivain: syngrapheus, qui signifie littéralement, « écrire avec » ? Ecrire non point seul face au monde, ou seul dans le « travail du texte » mais écrire en laissant le monde s'écrire à travers nos mots et nos phrases qui, au demeurant, font aussi partie du monde, comme une pincée de cendres, un givre, un pollen.

Suivre selon le mot de Victor Hugo, « la pente de la rêverie », c'est écrire avec l'être: « Dans la rêverie, il y a le sentiment d'y être tout à fait, et même beaucoup plus que d'habitude. Pour ma part je la définirais certainement - plutôt qu'un laisser-aller - un état de tension accrue, le sentiment d'une circulation brusquement stimulée des formes et des idées, qui jouent mieux, qui s'accrochent plus heureusement les unes aux autres, facilitent le jeu des correspondances ». Syngrapheus est l'écrivain qui accorde à ce qui survient, à l'imprévisible, sa part royale; il est aussi celui qui s'y accorde, qui ne dédaigne point la « leçon de choses » que le réel, et plus particulièrement dans les zones frontalières entre la veille et le sommeil, prodigue avec une inépuisable générosité.

Julien Gracq se rapproche ainsi de nous en s'éloignant. Ce goût du lointain, qui caractérise son œuvre, s'est éloigné de notre temps qui affectionne les rapprochements, la maitrise de l'espace, le village planétaire, les communications instantanées. Mais ce lointain, ce lointain vertigineux, ce lointain d'abysses ou de hautes frondaisons, ce lointain de landes, de lointain de précipices, ce lointain disponible jusqu'à l'effroi, ce lointain voilé, ce lointain antique et alcyonien qui suscite ces « sensations purement spaciales logées au cœur de la poitrine », par « sa foncière allergie au réalisme », sa profusion de forêt mythologique, que semblent avoir fréquenté également Shakespeare et Perrault, ce lointain, par un sentiment d'imminence propre à la guerre, présente et voilée dans presque tous ses récits, nous détache des soucis économiques et domestiques pour nous précipiter dans la pure présence des choses menacées de nous quitter à chaque instant. Ce lointain redevient une nostalgie, un appel, une présence ardente.

Ces « grèves désolées », ces rivages hantés, ces ruines dont les crêtes semblent percer l'atmosphère pour atteindre à un éther immémorial nous apparaissent comme une vocation: elles rendent présentes à notre conscience (qui cesse alors d'être seulement conscience des choses représentées) un monde, que, nous autres modernes, ne percevions plus, une géographie mystérieuse, une géo-poétique, si l'on ose le néologisme, qui, pour s'être tue durant des générations, nous revient comme un chant de la terre, un langage profus, un entretien lourd de beauté à la fois concrètes et spectrales.

Dans sa hâte, dans son volontarisme obtus, le moderne ne voit rien. Il passe à côté des êtres et des choses, glisse sur les surfaces. Cependant l'oeil garde mémoire, - une sorte de mémoire héraldique, ancestrale, et les récits de Julien Gracq semblent témoigner de cette mémoire seconde, de cette réalité d'autant plus dense qu'ordinairement dédaignée. « Reste cependant, écrit Bernard Noël, à l'intérieur même de l'œil, un rond de ténèbres, oui, ce moyeu de nuit autour duquel il voit. Pupille, le puit noir, tour d'ombre renversée vers quelque ciel de tête. » Ces grandes houles de ténèbres concrètes, cette vaste nuit renversée déferlent à travers le monde, filtrent une lumière hors du temps, une lumière d'en haut, une lumière de vitrail... Cette requête du cosmos nous précipite dans un outre-monde dont seul nous sépare, selon le mot de Henry Miller, un « cauchemar climatisé ». Ce heurt des ténèbres er de la lumière rougeoie. Ce heurt est de feu et de sang. La nature servie par une prose qui consent à la lenteur révèle sa vérité; elle est le Graal, la coupe du ciel renversée sur nos têtes ! L'écriture accordée à ce drame de ciel, de mer, de forêts et de vent devient alors elle-même la rencontre d'Amfortas et de Parsifal: « Et, passant outre à une sacrilège équivalence, comme dans le délire d'une infâme inspiration, il était clair que l'artiste, que sa main inégalable n'avait pu trahir, avait tiré du sang même d'Amfortas, qui tachait les dalles de ses flaques lourdes, la matière rutilante qui ruisselait dans la Graal, et que c'était de sa blessure même que jaillissaient de toutes parts les rayons d'un feu impossible à tarir... ».

« Le monde de Julien Gracq, écrit Maurice Blanchot, est un monde de qualités, c'est-à-dire magique. Lui-même par la bouche de son héros: le Beau Ténébreux (deux adjectifs) reconnait dans la terre une réalité fermée dont il espère mettre en mouvement, par une espèce d'acuponcture tellurique, les centre nerveux, des points d'attaches à la vie ». Les réserves dont Maurice Blanchot, par ailleurs, témoignera à l'égard de Gracq (auxquelles répondront les réticences de Gracq à l'égard de Blanchot), tiennent tout autant à une question de style qu'au dessein même de l'œuvre. Sans voir directement, entre Gracq et Blanchot, l'affrontement de deux vues du monde irréconciliables, force est de reconnaître que Blanchot (héritier de Maurras pour le style et de Kafka pour la pensée) se trouve du côté d'une décantation classique, d'une clarté des lignes, - dussent-elles ouvrir les croisées à des vertiges métaphysique ! - alors que Julien Gracq, plutôt celte que roman ( avec de certaines inclinations romantiques et wagnériennes) s'acharne à forer et à forger la langue française dans le sens d'un continuum que l'incandescence de la vision soude en un métal baroque non dépourvu de volutes et d'efflorescences, mais dures, parfois, et tranchantes. Autant Blanchot répugne aux adjectifs, qu'il n'est loin de tenir de superflus, autant Gracq construit sa phrase pour les accueillir. Les adjectifs ne viennent pas, dans l'œuvre de Gracq, à la rescousse de la structure ou de l'idée, mais, outrepassant en importance les noms et les verbes, apparaissent comme l'essentiel de la chose à dire.

« La langue française, écrit Blanchot, où les adjectifs ne sont pas à leur aise, signifierait non seulement la volonté de bannir l'accident et de s'en tenir à ce qui compte, mais aussi la possibilité d'atteindre la vérité des choses en dehors des circonstances qui nous la révèle. » L'observation pertinente frôle ici, comme chez Maurras, un jugement de valeur plus général, et peut-être abusivement général. Le génie de la langue française n'est-il pas assez grand pour s'exercer avec un égal bonheur dans la maxime sèche de Vauvenargues, dans la profusion coruscante de Rabelais, les énigmes aigües de Mallarmé, les cabrioles félines de Colette ou les suavités violentes de Barrès, - où les adjectifs ne semblent point si déplacés ? Mais peut-être la question est-elle bien plus philosophique qu'esthétique ? Blanchot n'eût sans doute pas contredit à ce philosophe de l'altérité pure qui écrivait: « Médire de la technique au nom de la poésie de la nature est une barbarie ». Dans cette perspective, une défiance morale, sinon moralisatrice, est sans doute possible à l'égard de l'œuvre de Julien Gracq, défiance pour les sortilèges pour les enchantements jugés coupables de dissoudre la conscience humaine... Sinon que depuis Au Château d'ArgolUn Beau TénébreuxLe Rivage des Syrtes, les temps ont changés et que les sortilèges obscurs, les noirs ensorcellements qui menacent l'intégrité de la conscience humaine, les fascinations funestes où la raison périclite, où la barbarie redevient possible, se trouvent bien davantage dans les modernes techniques de communication, de contrôle et de destruction que dans la contemplation des forêts bretonnes, des « nuits talismaniques » ou des écumes sur les grèves.

Le monde vivant, le monde tellurique et météorologique ayant été déserté, ce n'est plus devant son règne jadis peuplé de dieux que cède la conscience humaine, si jamais elle céda, mais bien dans ce vide crée par son absence. « Là où il n'y a plus de dieux, disait Novalis, règnent les spectres. » Autrement dit l'abstraction, la planification et les « réalités virtuelles ». Si bien que le mot d'ordre classique (« Déteste les adjectif et chéri la raison »), ne vaut plus dans un monde où les pires déroutes de la raison sont la conséquence de la raison, où le « technocosme » est devenu un sortilège, une féérie dérisoire, certes, mais dont on ne peut d'évader, où le vide des qualités, corrélatif d'un appauvrissement du langage, est lui-même devenu une immense métaphore obstinée.

La « dissolution brumeuse et géante » évoquée par Julien Gracq est tout autant une expérience qu'une mise-en-demeure. Par ce monde arraché, in extremis, aux planificateurs, par ce monde effondré qui nous laisse face au retentissement de l'effondrement, nous nous trouvons désillusionnés d'une raison qui ne s'interroge plus sur sa raison d'être, d'une civilisation lisse et fuyante, qui nous maintient sans cesse en-deçà de nos plus hautes possibilités. Dans l'œuvre de Julien Gracq, nous voyons ce monde se défaire, mais cette défaite qui nous emporte comme un ressac nous révèle l'envers de la vague, l'envers du langage, la vérité étymologique, la réverbération antérieure aux mots et aux choses. La puissance de cette réverbération est une menace, mais une menace salvatrice.

Deux ouvrages de Luc-Olivier d'Algange, parus dans la collection Théôria, aux éditions de L'Harmattan abordent  aussi certains thèmes évoqués dans l'article ci-dessus: Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, L'Ame secrète de l'Europe. 

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08/11/2024

Vient de paraître, Luc-Olivier d'Algange, Les Droits de l'Ame, éditions de L'Harmattan

 

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Quatrième de couverture: 

Ce livre s’inscrit dans une Catena Aurea – cette chaîne d’or qui va du plus fugace aujourd’hui à la nuit des temps. Il y sera parlé d’auteurs divers qui suivirent un même dessein, celui de ne pas nous laisser tels que nous sommes, livrés aux tristes tartufferies de ces morales publiques qui dissimulent, sous les atours du « Bien » proclamé, des instincts de vengeance.
Des exemples seront donnés pour se déprendre de cette glue : le prince de Ligne, Joseph Joubert, Léon Bloy, Pierre Boutang, Henri Bosco, Maurice Magre, André Suarès, Dominique de Roux, Julien Gracq, Nicolás Gómez Dávila, René Char et bien d’autres… C’est à eux que nous devons un monde moins triste et moins uniformisé. Ces résistants à la morosité ne sont point si rares ; extravagants ou discrets, ascétiques ou orgiaques, artistes ou purs contemplatifs, sauvages ou ultra-civilisés, ou l’un et l’autre, ils parcourent le temps en laissant le sillage scintillant de leurs œuvres, de leurs regards, de leur amitié.
Notre voyage ici-bas est court. Autant le faire à l’instar de Joseph de Maistre – dont il sera largement question dans cet ouvrage – en excellente compagnie, au fil de la Néva, afin que d’un simple déplacement dans le temps et l’espace, il devienne un voyage intérieur.
 
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04/10/2024

"Le Feu" de Gabriele D'Annunzio, aux éditions Ardavena, extrait de la préface de Luc-Olivier d'Algange:

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Faire de sa vie une œuvre d'art, certes, c'est porter un masque – larvatus prodeo – mais un masque qui dit plus que la vérité, et non autre chose. Mishima débuta son œuvre par les Confessions d'un masque, non pour s'en dissimuler mais pour s'en révéler, s'en revoiler, - donc se montrer comme il serait impossible de le faire par un simple état-civil ou un récit aux prétentions objectives ou réalistes. D'Annunzio, d'emblée, posa sur son visage le masque de l'Aède, - pour que sa vie soit, plus vaste que lui-même, à la mesure du Tragique et et de la Joie, toujours indissociables, mais aussi par conscience aiguë que cette fonction choisie participe d'une impersonnalité active, d'une portée qui, sous le masque, dépasse infiniment ce « moi » psychologique et social auquel les biographes, parfois, sont tentés de réduire leur objet. Un auteur est auteur par vertu d'auctoritas, - qui, par étymologie, ainsi que le rappelle Philippe Barthelet, désigne « la vertu qui accroît ». Lorsque tout conjure à nous diminuer, il faut s'accroître, - et s'accroître non pour prendre et avoir, selon la commune ambition des cupides, mais s'accroître pour faire resplendir et jouir, s'accroître pour donner. L'épitaphe de D'Annunzio le dit parfaitement : « J'ai ce que j'ai donné ».

A D'Annuzio lui-même il fut beaucoup donné, mais recevoir est un art que peu conçoivent. Naître en Italie, recevoir ses dons de la terre des Abruzzes, et les recevoir avant, - de peu hélas, - la globalisation uniformisatrice, recevoir à la fois la Goia et la Morbidezza, les recevoir aussi, par « la blonde voile carguée de la salle d'étude » selon la formule de Montherlant, par une attention aux Lettres classiques qui lui livre le secret des syllabes d'or de Virgile, le nautonier, et de tous les autres, poètes, historiens, philosophes, - le privilège de D'Annuzio fut de faire de cette chance prodigieuse une fidélité, un devoir, une annonciation ainsi que le préfigure l'Ange de son nom. Ceux qui en resteront au D'Annunzio esthète décadent, sorte de Des Esseintes ornant sa tortue de pierreries, passeront à côté de l'ingénuité d'annunzienne, force qui va.

Je ne puis me défendre d'une certaine nostalgie pour le monde qui rendit possible D'Annunzio, - comme telle terre et tel climat rendent possible un vin profond, - et le glorifia. Ce monde prouvait ainsi qu'il ne se détestait pas encore, que les morose reniements ne l'atteignait pas, et enfin, que l'envie, la sinistre envie, - le plus stupide des péchés car il est à lui-même son propre châtiment, sans avoir été précédé d'aucun plaisir,- n'avait point encore étouffé l'admiration qui dilate les cœurs. Ni son génie, ni son savoir, ni ses innombrables conquêtes féminines, ni son faste d'endetté perpétuel digne d'un prince de la Renaissance ne le livrait pas alors à de notables vindictes, haines suries. Ceux qui le connurent notent que lui-même ne disait du mal de personne. Sans doute n'avait-il nul besoin de ce piètre subterfuge de la vanité planquée. On connaît le mot d'Oscar Wilde : «  Dire du mal des autres est une façon malhonnête de se vanter soi-même. » D'Annunzio, lui, se vantait ingénument, dans cet « esprit d'enfance retrouvé à volonté » selon la définition baudelairienne du génie.

Comment eût-il dilapidé son temps à médire d'autrui alors qu'il se songeait, en ses contrées, avec Virgile et Dante, l'une des trois stations décisives de l'esprit immémorial du poème absolu, dont tous les autres poètes n'étaient que les intermédiaires et les passeurs. Orgueil ingénu dont dont on peut sourire, mais d'autres ne furent pas en reste. Ne citons que Byron, Chateaubriand ou Hugo, - auquel par ses « tables » spirites tous les esprits de et tous les temps s'adressèrent, y compris l'Esprit de l'Abîme et la Mort elle-même. Pour aller loin, il faut venir de loin. La formule vaut doublement ; il faut venir de loin dans sa propre civilisation pour en porter aux contemporains la plus exquise et violente provende ; il faut venir de loin dans le temps lui-même, qui n'est pas seulement un temps historique, mais un temps cosmique, se souvenir de la profondeur du temps, de cet « azur qui est du noir » selon la formule de Rimbaud, - profondeur physique autant que métaphysique, organique et harmonique, pulsation fondamentale dont naît toute prosodie.

Sans doute est-ce là un des secrets du « carpe diem » que D'Annunzio pratiqua à sa manière. Bien cueillir, saisir sa chance, cela n'est donné qu'à ceux qui savent que le temps n'est pas ce qu'il paraît être à ceux qui ne le perçoivent que linéaire, courant vers une fin utile. Otium contre negocium, affirmation contre négation, - la condition nécessaire suppose un dégagement farouche, un recours à des libertés perdues et des vastitudes oubliées. Son vœu, son aveu, faire de sa vie une œuvre d'art, suppose que jamais la fin ne justifie les moyens. C'est ainsi, précisément, que l'oeuvre d'art est une courbe qui va d'une nuit antérieure à une nuit ultérieure en passant par tous les fastes chromatiques du drame solaire pour revenir sur elle-même, en cet Ourouboros qui figurera sur le blason de Fiume. Venir de loin, aller loin, venir de la pierre, du végétal, de la lumière sur l'eau près de l'horizon, et aller plus loin que l'humain, non selon quelque absurde théorie darwinienne, mais simplement par le courage d'être soi - à nul autre pareil, non comme sujet mais comme instrument de connaissance - d'être soi, dans ce double regard platonicien, à la fois ici et maintenant et dans l'allée des cyprès, comme il est dit sur les feuilles d'or orphiques, - où il nous faudra choisir « entre la source de Léthé et celle de Mnémosyne ».

Ce que nous pouvons saisir de façon synchronique, par un regard rétrospectif sur la vie et l'oeuvre de D'Annunzio, ce roman, Le Feu, en offre une vision diachronique. Nous y voyons le démiurge éclore de l'écorce morte de l'homme asservi. La temporalité du roman dispose aux autres temporalités, celles du poème, de la confession, du théâtre, elle en décrit la genèse et nous donne à comprendre quel esprit fut épris, et pour quelle exigence, du « don olympien » au point d'y régler son existence dans une coïncidentia oppositorum de l'hédonisme le plus luxueux et de l'ascétisme le plus martial. Tout sacrifier pour ne rien sacrifier, « brûler sans jamais se consumer », sachant qu'il est des sacrifices qui crapotent et d'autres qui s'élèvent en flammes hautes, « feu mêlé d'aromates » comme le disait Héraclite, flammes de joie que Venise protège en ses « créatures idéales » car elles vivent, par la vertu du double-regard, dans tout le passé et dans tout l'avenir : « En elles, nous découvrons toujours de nouvelles concordances avec l'édifice de l'univers, des rapprochements imprévus avec l'idée née de la veille, des annonces claires de ce qui n'est chez nous qu'un pressentiment, d'ouvertes réponses à ce que nous n'osons demander encore ». 

Le roman sera ce nécessaire espace intermédiaire entre la nostalgie et le pressentiment, entre la géologie de la conscience et sa fleur ultime, la plus légère ; entre le cosmos et l'absolue solitude humaine : «  Et il dénombra les aspects de ces créatures toujours diverses ; il les compara aux mers, aux fleuves, aux prairies, aux bois, aux rochers, il en exalta les auteurs (…), ces hommes profonds qui ne savent pas l'immensité des choses qu'ils expriment ». Le roman sera le récit de ce « ne pas savoir encore ». Le sensible est préfiguration de l'intelligible, la physis, le préambule de la métaphysique, - laquelle, comme son nom l'indique, vient après, - de cette zone encore inconnue du futur où le temps sera pour nous, et non seulement en lui-même, «  l'image mobile de l'éternité » selon la formule de Platon, - l'esprit alors transformé «  in una similitudine di menta divina ».

Pour nous et non seulement en lui-même, - toute l'annonce se révèle dans cette similitude désirée , sempiternelle « aspiration des hommes à franchir le cercle de leur supplice quotidien ». La grande amitié de D'Annunzio, sa générosité, fut de vouloir accompagner cette aspiration, ne point la garder pour soi, la favoriser, y compris, ensuite, dans l'action, dans la belle utopie libertaire et sociale de Fiume, - laquelle, au contraire d'autres utopies, hélas réalisées, voulut garder mémoire, ne pas être « table rase », mais « palpitation des Hamadryades et souffle de Pan », ressac du beau passé « génie victorieux, fidélité d'amour, l'amitié immuable, suprêmes apparitions de sa nature héroïque », dressés, vivaces, contre « l'oppression de l'inertie  et l'ennui amer ». Le Feu est le récit de cette attente, de cette attention, de cette victoire ingénue : «  Et toute l'innocence des choses qui naissaient pénétrait en nous ; et notre âme revivait je ne sais quel rêve de notre lointaine enfance... INFANTIA, la parole de Carpaccio ».

Comment ne pas être alors en butte aux adultes, autrement dit aux adultérés de « l'ennui amer ». Dénigrer la grandeur fut, de tous temps, le triste divertissement du Médiocre ; tenu à quelque en-deçà de la vie, il s'indigne de ceux qui n'y consentent pas. N'ayant rien à faire valoir, aucun talent, aucun style, qui l'eût à son tour rangé dans la catégorie des conspués, - il ne lui reste enfin que la morale moralisatrice et de nous redire, avec une délectation morose, que les hommes de talent ou de génie, furent de méchants hommes. Un film récent sur la dernière période de la vie de D'Annunzio dans sa luxueuse résidence surveillée, s'intitule justement Il cativo poeta, le méchant poète, on oserait dire le méchamment poète. Cativo se dit aussi de l'enfant turbulent, indiscipliné, débordant d'énergie. Comme Fernando Pessoa, D'Annunzio fut un « indisciplineur » au seuil des temps qui allaient connaître la société de contrôle, annoncée, entre autres, par Foucault et Huxley.

Comme Dante lance Virgile dans la bataille, D'Annunzio précipite le Paradis de Dante en un contre-monde à celui où nous serions contraint de vivre sans le recours offert, mais hélas si rarement accepté. Le paradis est musique, certes, harmonie des sphères, nombres qui dansent, ailleurs, très-loin, mais il est aussi ce qui se choisit et se compose ici-bas. Les grands soufis, tel Rumî, ne disent pas autre chose : le paradis de l'au-delà n'est offert qu'à ceux qui l'inventent ici-bas, amoureusement, en proximités ardentes. Le « sensualisme » que certains reprocheront à D'Annunzio est une forme de l'esprit « qui souffle où il veut » Or, l'esprit, le souffle, se perçoit sur la peau qui est un organe de perception, comme le sont la vue et l'ouïe, et comme nous le sommes tout entiers, sitôt nous cessons de nous représenter nous-mêmes, de nous éloigner dans un représentation psychologique ou sociale. Il faut enfin pour faire un paradis, tout connaître, et nous nous garderons de séparer arbitrairement le biblique et le païen, et particulièrement en Italie, où les Saints et les dieux-lares sont complices de nos craintes et de nos bonheurs.  

Sans volonté édifiante, l'oeuvre de D'Annunzio n'est pas sans enseignements théoriques ou pratiques. Comment ne pas passer à côté des êtres et des choses ? Comment être au monde sans être entièrement du monde ? Comment rendre aux paysages, au visages, aux corps leurs dignités insaisissables ? Comment voir extrêmement dans une attention de diamant, d'un regard, toutes les facettes d'un instant ? La réponse est dans les mots, qui ne nous appartiennent pas, et que nous servons, comme la navette du tisserand. La langue riche, opulente, ondoyante de D'Annunzio, - à laquelle désormais les critiques, sinon les lecteurs, préfèrent l'idiome rabougri de « l'économie des moyen », - s'accorde précisément aux nuances de la perception. Pourquoi se dérober, sinon pour complaire à l'incuriosité, aux mots précis et à l'ampleur de la phrase ? D'Annunzio eut ce courage - paradoxe de l'orgueil qui s'abolit dans son extase - de n'être pas exclusivement préoccupé de lui-même, mais du vaste et de l'infime, de l'immensité maritime et du détail exquis ; de la nature étrange et grandiose et du luxe qui se repose entre ses mains, vases, sculptures, bijoux baudelairiens, tissus pour voiler et dévoiler des gorges palpitantes. Le mot rare alors n'est pas une afféterie mais une politesse due à la chose nommée, un rituel déférent, preuve que l'auteur distingue la chose, en fait une cause, et l'honore par son nom exact.

Chez D'Annunzio, les mots rares, loin de faire penser au labeur du philologue évoquent, dans les touffus feuillages de la prose, le ramage tourbillonnant des oiseaux au matin ; les silhouettes inconnues apparues au soir tombant dans les ruelles vénitiennes, - mots emblématiques, refermés sur une énigme qui se divulguera au lecteur, s'il y consent. Voici Le Feu, « volatil et versicolore » dont, selon la devise citée, nous brûlerons sans en être consumés ; voici les phrases les mieux emportées dans la belle traduction d'Herelle ; voici la troublante et troublée Foscarina ; voici toute la civilisation italienne dans ses œuvres, jusqu'au vergues des navires, et les « demeures aux cents portes habitées par des présages ambigus », voici Wagner, voici la vie et la mort, voici la mélancolie et la puissance ; voici «  le courroux de la mer sur la lagune ;, voici la destruction et la création, voici la « lande stygienne » ; et voici, surtout, la lumière qui embrasse tout le livre, - celle du Songe de Sainte-Ursule de Carpaccio. Voici en phrasés, en ondées, en soleils, à l'ombre d'ambre des pierres multiséculaires, et en musiques nobles et tarentelles de transes et d'ivresses, le roman de l'épiphanie de la clarté et du feu.

Luc-Olivier d'Algange

Gabriele D'Annunzio, Le Feu, éditions Ardavena, 24, 50 euros

 

 

 

 

 

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26/09/2024

Luc-Olivier d'Algange, A propos de "Dominique suivi de Epectases de Sollers" de Stéphane Barsacq, Editions Le Clos Jouve, 2024

 

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Ce livre, composé de feuilles d'un journal, de lettres, d'aperçus, de brefs récits, d'entretiens et de pensées, échappe avec bonheur aux devoirs parfois forcés des genres littéraires, pour donner, par éclats, ce dont nous nous souviendrons avec gratitude. Nous y sommes invités, non comme des thésards, mais comme des amis, à fréquenter Dominique Rolin et Philippe Sollers, qui, pour le moins, ne sont pas des gens ennuyeux. Entre Dominique Rolin, trop peu connue sans doute, mais si vive et illustre dans la mémoire de ses lecteurs, et Philippe Sollers, très connu, mais sans doute méconnu et souvent mal compris, les affinités apparaissent comme autant de preuves. Cocteau parlait de la « preuve par neuf des neuf Muses ». A chacune revient une forme d'amour, distincte de la suivante.

A nos temps autistiques et abstraits, Stéphane Barsacq oppose le génie de la rencontre. Dominique Rolin d'emblée nous advient, aérienne, ailée, attentive, heureuse : « Je chante en moi-même et c'est le bonheur », et ceci « Il faut écrire tous les jours . On a tous un noyau d'horreur dont il faut se défaire ». « Le bonheur, écrit Stéphane Barsacq, fut l'héroïsme de sa vie ». Cocteau encore à propos de son livre Les Marais : « Ce livre est une grande merveille, une joie profonde. Car les racines qu'il enfonce dans la nuit du corps humain, la nuit du sommeil et toutes les nuits inconnues, n'empêchent pas l'intelligence parfaite d'éclater dans le moindre mécanisme de sa fleur. » Toute une civilisation nous revient ainsi dans son enfance « retrouvée à volonté » selon le mot de Baudelaire, avec ses vivants et ceux dont on se souvient, souvent plus grands vivants que les vivants-morts qui nous gouvernent. Une civilisation non d'un bloc, mais en essaims, une « guerre du goût », - en faveur des abeilles d'Aristée.

Sans doute est-ce lorsque nous la voyons en danger, ou sur le point de disparaître, que la civilisation, la nôtre, nous apparaît dans sa nudité glorieuse, anadyomène, comme surgie des flots à ses premières heures, et désirable. Stéphane Barsacq laisse tomber les écorces mortes, les stratégies, les opportunismes subalternes, pour ne garder de Philippe Sollers que l'effort vers Mozart, les Illuminations rimbaldiennes, la conversion du regard dans et par la poésie : « Ce qui m'importe ? Le rythme la vibration, la vérité dans la beauté. » Nul n'en pouvait mieux dire que l'auteur de Mystica, de Météores et de Solstices, - qui vont, par grands chemins, vers la musique et vers Dieu.

S'il cite à Dominique Rolin, lors d'une de leurs rencontres, la phrase de Heidegger « Le poète ne vient pas du passé, mais de l'avenir », il nous donne à comprendre que le tradere est chose vive. Ecrire, alors, c'est demeurer fidèle à des dieux ou des Muses oubliés qui attendent dans l'étymologie, le blason secret, ensommeillé, nocturne, des mots eux-mêmes. Lorsque « cela chante en nous », le temps entre en réverbération, et le mirage, sur la route asphaltée de l'été torride, ou dans le désert, devient une préfiguration de ce qui nous devance ou nous attend. Stéphane Barsacq, s'adressant à Dominique Rolin : « Vous même, Dominique, toute votre vie, cette vie que nous avez mise dans vos livres, elle va revenir, et, avec elle, votre jeunesse. Chaque année supplémentaire aura été vécue, en fait, comme une année de jeunesse à venir. »

Ecrire, déjà, encore, à jamais, ce sera toujours subvertir le temps, n'être ni régressif, ni progressif, mais digressif, - trouver la transversale ou temps, ou sa ronde, la danse, sans laquelle, savait Nietzsche, les philosophes ne sont que de fastidieux balourds. La question que ne cesse de poser Dominique Rolin « Etes-vous heureux » trouve sa réponse claire chaque fois que, par héroïsme ou désinvolture, nous avons vaincu l'esprit de pesanteur, le ressentiment, les théologies parodiques, les idéologies grégaires et vindicatives, pour être, avec Angélus Silésius « Un éclair dans l'Eclair », avec Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », - faisant corps, dans notre profonde nuit, avec la soudaine épiphanie.

Qu'est-ce qu'écrire ? A cette question, à laquelle, par exemple, les œuvres de Maurice Blanchot tentent de répondre par la solitude radicale, Stéphane Barscq ajoute une autre question : que sont les écrivains ? Quels soient leurs masques, leurs jeux, voire la représentation publicitaire que, parfois, ils se donnent d'eux-mêmes, sans doute sont-ils moins dissimulés que quiconque, puisque tout s'est déjà donné dans le phrasé, dans la grammaire et la mélodie des mots écrits que ne recouvrent plus les mensonges de circonstance du « langage du corps » si trompeur, ni les apprêts de la voix.

 

Demeurent, cependant, d'une rencontre, les propos sur le vif, que Stéphane Barsacq ne laisse pas échapper. « Il y a, lui disait Dominique Rolin, tant de jours en une minute ». Dire cela, le noter, sera un acte d'être. Nous ne connaissons pas nos semblables par leurs plus évidentes particularités, celles que tout le monde remarque, ni par leurs généralités, où s'avachit la pensée des « sociologues », mais par leurs intuitions, leur métaphysique expérimentale, qui ne relève plus de la psychologie, mais d'une connaissance, en soi de la « montagne vide » des taoïstes.

Que recevons-nous ? Que donnons-nous ? « L’art du roman, disait Dominique Rolin, est l'art de l'entre-deux. » Parfaite définition, si l'on voit qu'il est entre la nuit et le jour, entre la bouche qui dit et l'oreille qui entend, ni ici, ni là, toujours ailleurs, - pas n'importe où, mais juste là, entre la chose dite, ou vue, et celle entendue ou imaginée. Ce n'est pas le nulle part, mais bien l'exactitude même, une science exacte au possible, un exercice de fine pointe.

Ainsi nous comprenons, touches par touches, sur les noires et les blanches, le dessein de ce livre, de cette fugue, et celui de ceux qu'il nous invite amicalement à connaître, autrement dit « le lieu et la formule ». Dominique Rolin, « sculpte avec le vent », elle est d'une lignée de femmes, Christine de Pisan, Madame du Deffand, Anna de Noailles, entre autres, lesquelles, écrit Stéphane Barsacq, « font mieux que de se mettre à nu comme les nymphes de Diane qu'on voit fleurir, d'ailleurs à raison pour soutenir le combat contre l'obscurantisme. Mieux ? Elles mettent à nu le monde ».  

Luc-Olivier d'Algange

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24/09/2024

Luc-Olivier d'Algange, entretien avec Marc Alpozzo:

 

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Parmi les quelques noms de grands écrivains de notre époque, de Moralistes pour notre temps, qui n’occupent pas tout l’espace médiatique mais qui écrivent dans le silence de la littérature, pour les générations futures, pour les temps prochains (qui se moqueront allègrement des temps présents), je citerai bien volontiers Luc-Olivier d’Algange, qui écrit dans la grande tradition des Moralistes du dix-septième siècle, et construit patiemment, depuis 1981, une œuvre poétique et philosophique de tout premier plan. Aphorismes, formes courtes, ces textes qui forment à eux seuls une petite sagesse pour notre temps, nous donneront certainement la force d’affronter la confusion et l’indistinction qui sont les nouvelles valeurs d’une époque en détresse. Cet entretien est paru dans le n°44 de Livr'arbitres. Le voici désormais en accès libre dans l'Ouvroir.

 

Marc Alpozzo :

Votre recueil Propos réfractaires (L’Harmattan, 2023, coll. Théôria) est un ensemble d’aphorismes pas seulement réfractaires par goût, mais intempestifs par nature, insolents pour cette époque vulgaire et imbécile, agitée, tourmentée, redoutable et indécrottable dans ses idées fixes. Qu’est-ce qu’être réfractaire au vingt-et-unième siècle ?

Luc-Olivier d’Algange : Il me semble, oui, que l'on peut être réfractaire sans rage ni dédain, par des préférences, des goûts et des dégoûts qui nous viennent de loin, qui témoignent d'une disposition intime, d'un faisceau d'influences auxquelles nous avons consenti, d'un certain rapport avec les êtres et les choses, d'où les nuances ne pas exclues, d'une inclination vers la contemplation, et plus profondément d'une gratitude à l'égard de ce qui nous fut légué. Nous avons reçu bien plus que nous ne pourrions jamais donner : certains semblent oublier, ou refuser, cette évidence... Être réfractaire, ce serait alors, le plus simplement du monde, refuser le saccage, la table rase, le ressentiment morbide qui semblent être les maîtres de notre temps. Ces paysages, dont on voudrait nous exproprier, en les enlaidissant, ces œuvres, qui nous parlent depuis l'enfance, et que l'on conspue, nous y demeurons, avec piété, et presque malgré nous. Nous sommes pris en tenaille entre deux fondamentalismes qui ne s'opposent qu'en apparence, l'un, que l'on croit « archaïque » et l'autre délibérément moderne, mais l'un et l'autre s'évertuent également à ravager notre héritage français et européen. Être réfractaire, ce serait donc y demeurer présent, se souvenir, être mieux homme de réminiscence que de planification, récuser en pensée et en acte, ce monde « managérial », utilitariste, par l'usage d'une liberté conquise, l'exercice des amitiés vivantes, des admirations ingénues, par le recours, enfin, à ces « ermitages aux buissons blancs », qu'évoquait Ernst Jünger. Chercher et trouver « le lieu et la formule » où ce que nous aimons persiste et verdoie. Aller à sa guise. Disperser, tels des grains de pollen, des noms, des idées, des formes génésiques, sans lesquelles le monde serait plus triste et plus lourd. Lancer des passerelles vers d'autres temps qui exigent, pour se faire entendre, une vivante intercession. Se souvenir que les grandes œuvres demeurent « en réserve » selon la formule de Heidegger, sous un sol gelé, et attendre, selon le mot Nietzsche « le vent du dégel ».

 

M. A. : Vous parlez avec beaucoup d’intelligence des moralistes. Peut-on dire que vous en êtes un, modestement, mais sûrement, au milieu de la pacotille des moralisateurs de notre époque ? Quelle différence faites-vous entre les deux ?

 

L.-O. d’A. : Quiconque se refuse à être moralisateur, se retrouve d'emblée du côté des Moralistes. Le moralisateur est, par origine et destination, un censeur. Nos actuel wokistes, ces héritiers hystériques du Juge Pinard, s'adonnent à ce narcissisme pathétique qui consiste à se voir en défenseurs de la vertu et du « Bien ». Les Moralistes déjouent les prétentions de cette sorte et en révèlent les vanités. Les Moralistes sont l'antidote des moralisateurs. Les belles œuvres, celles qui nous parlent amicalement, celles qui nous regardent, ne sont jamais édifiantes et moralisatrices, elles ne cherchent point à nous enrôler. Elles ne nous font point la leçon. Nietzsche encore, ce disciple par excellence de nos Moralistes : « Il me répugne de suivre autant que de guider ». Que nous reste-t-l alors, hors de la sociologie, des drames domestiques, des griefs, de la psychologie plaintive, – toutes ces ficelles de la « moraline » contemporaine ? Eh bien tout le reste : l'impondérable, les variations de la conscience et de l'être, l'Eros et le Logos frémissant d'accords, les mots eux-mêmes, laissés en liberté, comme des scintillements épiphaniques de la lumière sur l'eau.

 

M. A. : Vous avez choisi d’écrire et de ne pas agir. Vous êtes à votre manière « retiré du monde » mais non pas « hors du monde » ce qui vous permet d’écrire contre les idéologues et les « dévergondés de l’abstraction », le mot est de vous, mais aussi contre les moulins à vent de la bien-pensance et de la société de la production. Vous écrivez, vous procrastinez, vous êtes antimoderne par conviction, est-ce ce pour vous à la fois l’aristocratie de l‘intelligence face à tant de bêtise, et la réponse que vous pouvez donner à l’effondrement de notre civilisation, qui se déroule sous nos yeux impuissants ?

 

L.-O. d’A. : J'avoue que la frontière me semble incertaine entre écrire et agir. Les hommes politiques, que l'on répute « homme d'action », que font-ils sinon de parler, mais sur un invariable filigrane de banalité, – leur pouvoir désormais confisqué par des instances financières ou technologiques ? Le retour au réel, aux évidences du réel, exige la sauvegarde de notre langue, de ses usages immémoriaux, de la possibilité de dire ce qu'il en est du monde, sans quoi toute action se voue à accroître la confusion. Certes, notre marge de manœuvre est des plus étroites. Nous sommes relégués, parias, clandestins, et tout ce que l'on voudra.  Mais qui saurait donner l'assurance absolue que ce qui semble être un « hors du monde » n'est pas véritablement le cœur du monde ? L'acharnement avec lequel les censeurs exercent leur triste fonction montre assez qu'ils discernent un danger ; leurs incessants appels à la délation ne témoignent pas seulement de leur bassesse mais d'une crainte de voir ressurgir des libertés perdues... Qu'ont-ils à nous proposer sinon leurs rancœurs chafouines ? La force d'inertie, – celle de la majorité de nos contemporains qui ne se soucient guère de ces débats médiatiques, – est aussi de notre côté. Contre ceux qui veulent nous faire passer, nous demeurons. Tout est là : notre ciel et notre terre, et nos irréfragables fidélités. À échanger avec les uns et les autres, au hasard des promenades, des terrasses, des marchés, il n'y a guère que les « intellectuels » (par antiphrase), qui soient en désaccord profond avec nous. Nous ne sommes point si seuls à suivre un cours qui vient de loin, à nous reposer au bord de notre Lignon, à entretenir une libre conversation avec les êtres et les choses. Voyez le ridicule de nos adversaires, avec leurs écritures inclusives, leurs théories du « genre ». Rien de tout cela ne peut tenir. Ces précieuses ridicules mâtinées de « gardes rouges » sont vouées à l'oubli. Le propre de tous les totalitarismes est de périr dans leur triomphe. Il reste, bien sûr, que ces temps sont d'une sévère aridité, et que nous sommes provisoirement condamnés à vivre en de sinistres dissonances. Que nous reviennent les Muses ! Accordons-nous avec ce qui est plus vaste que nous !

 

M. A. : Selon vous, quels sont les grands dangers de notre époque ? Vous écrivez pour vous dépendre du nihilisme. Est-ce la dernière expression d’une désinvolture nécessaire et dont le but est lointain, afin de survivre dans un monde qui effectivement ne croit plus en rien ? Je veux dire, par-là, relire les moralistes et les grands textes, comme une sorte d’antimoderne en liberté, et qui ne se préoccupe pas de l’état du monde sinon pour en faire une œuvre d’art, est-ce désormais la seule réponse à donner à la fragmentation et la désagrégation du monde moderne ?

 

L.-O. d’A. : « Il y a beaucoup d'action dans l'homme de rêve et beaucoup de rêve dans l'homme d'action », je cite Drieu La Rochelle de mémoire. Lire et relire, et songer grandement par l'intercession des œuvres, c'est reprendre contact avec ce qui nous fonde. L'Europe économique, ce pouvoir usurpateur, est la négation de l'Europe culturelle, laquelle, contre les sinistres, les Lugubres et les rabat-joie, nous enseigna une certaine forme de désinvolture. Du Prince de Ligne à Paul Morand, une humeur se perpétue qui n'est point ennemie de la profondeur. Voici Nimier, Valery Larbaud, Cendrars... Voici, encore la coruscante Mittel-Europa, avec Witkacy dans sa révolte dans le « nivellisme », avec Döblin dans l'humour ravageur de son « Voyage babylonien », et tant d'autres... Witkacy le dit avant nous : le principal danger est le « nivellisme », l'uniformisation, l'éclairage scialytique, le contrôle de tout par tous, l'asservissement à la tristesse. La société, qui est un nihilisme en action, est devenue une machine de guerre contre la civilisation. Cependant une catena aurea, une chaîne d'or, court, nervure solaire, depuis Pythagore, Plotin, Jamblique jusqu'à Rimbaud, Shelley, Stefan George. Contre le clerc moderne, ce traître, nous nous souviendrons de l'Aède antique, de la salutation angélique que Béatrice adresse à Dante sur un pont florentin, et de D'annunzio : « Memento Audere Semper ».

 

M. A. : Vous avez de très belles pages sur l’Âme. C’est assez désuet de croire en l’âme aujourd’hui. Les modernes croient en la conscience et dans le néant. Les penseurs et les littérateurs à la mode croient dans la mort de l’homme, alors que vous semblez édifier l’existence de l’âme et l’unité du sens. Pouvez-vous nous décrire cette âme, sans laquelle le monde ne serait pas ?

 

L.-O. d’A. : Sans âme, nous serions morts, – ou nous le seront, machines perpétuelles, étayées de technologies, selon la morose utopie « transhumaniste ». Dans la mythologie cinématographique, les zombies sont venus à la rescousse des vampires, ce sont les créatures sans âme. L'âme est tout bonnement ce qui anime, notre mouvement, notre inquiétude, notre espérance. Ce n'est que de façon toute récente, par des sophistiques « matérialistes » que l'on en est venu à nier l'existence de l'âme, laquelle, naguère et jadis, était une évidence au suprême. La définir de façon scolastique serait peut-être fastidieux et un peu vain. L'âme ne se prouve pas, ni ne se décrit, et comme s'en souvenait aussi Huguenin, ce n'est pas l'âme qui est dans le corps, mais le corps qui est dans l'âme, environné d'âme... Chacun sait d'intuition, ce qu'est une chose sans âme, sans vibrato, une chose inerte. Ce sont les matières plastiques, les architectures de masse et tout ce qui n'est que purement quantifiable. Sans âme, les banques, sans âme, l'Administration. Relisons Gogol et Kafka. Le seul combat qui vaille est le combat pour notre âme. Les Anciens la figuraient l'Âme du monde sur le bouclier d'Achille ou de Vulcain. Un monde sans âme est un monde mort avant d'être mort : ce monde voulu par les nihilistes, non plus les nihilistes hirsutes à l'ancienne, ces contempteurs de « valeurs » bourgeoises déjà déconfites, mais les nihilistes policés, notables, « voulus modernes », adversaires de toute souveraineté individuelle ou collective, de toute aventure intérieure, les nihilistes du « c'est notre projet » clamé d'une voix de fausset, mais infiniment plus redoutables et déplaisants, mais passagers.  Une sapience a été perdue, mais dans la nuit, dans son voilement, elle fait signe vers son retour, et voile, et vogue vers nous, nef odysséenne. 

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22/09/2024

Luc-Olivier d'Algange, De la souveraineté:

 

 

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Luc-Olivier d'Algange

De la souveraineté

 

Les idéologues férus de « sciences humaines » cèdent parfois à d'excessives simplifications. De longtemps on vit ainsi s'opposer, en guerres plus ou moins argumentées, les partisans de l'individu et ceux du collectif, quand bien même les premiers finissaient, en troupeaux, dans un « individualisme de masse », particulièrement collectivisé, et que les seconds créaient des sociétés de l'anonymat où les hommes n'étaient pas moins esseulés et surveillés, - les uns et les autres passant à côté, ou plus exactement au-dessous, de la notion de souveraineté qui eût peut-être réconcilié, les meilleurs d'entre eux, par le haut.

En politique la souveraineté est aisée à définir: elle est de la nation en ses frontières propres ; en l'occurrence, pour nous, la nation française. La souveraineté politique vient, comme la France, de « haut et de loin », comme en témoigne d'édit royal établissant que « la terre de France affranchit celui qui la touche ».

La corrélation entre la liberté concrète des individus et du peuple auquel ils appartiennent, - la « franchise » et la nation unies par la souveraineté, - cette corrélation devient plus évidente à mesure qu’elle tend à disparaître, avec la France elle-même, tant dans son rapport avec sa culture, son tradere, ses mœurs, que dans son rapport avec le monde, de plus en plus soumis à des puissances étrangères, qui n'ont rien d'amical.

La globalisation uniformisatrice comme la subdivision en « identités » plaintives et vindicatives sont, l'une et l'autre, étrangères à la souveraineté. Les hommes de notre temps, semble-t-il, ne comprennent guère que leurs souverainetés particulières dépendent, plus qu'ils n'y songent, de la souveraineté de la nation à laquelle ils appartiennent. De leur si chère « individualité » que restera-t-il une fois qu'auront été dissipées ou abolies toutes les influences qui la forment, la langue, avec sa profondeur étymologique, la métaphysique de sa grammaire, les symboles, la relation immémoriale des hommes avec les paysages, les œuvres et les styles architecturaux, le « chœur des vivants et des morts » qu’évoquait Charles Péguy ?

Nul n'est souverain sur rien ou à partir de rien, et nul n'est libre que des lois qu'il se donne, des limites qui le définissent et en font, précisément, une personne et non cette simple unité interchangeable, telle que ce temps fiduciaire et technique le voudrait. De même qu'en sera-t-il des « identités », dès lors qu'aucune clef de voûte ne protège plus l'espace commun de l'effondrement, sinon quelque triste folklore d'usage touristique, ou pire encore, sous le signe du « multiculturalisme », la guerre civile, ostensible ou larvée, où ce sont encore les plus uniformisateurs et les plus fondamentalistes qui menacent le triompher, par le chantage moral ou la terreur ?

Ce qui rend au Moderne la notion de souveraineté si difficile à comprendre, c'est qu'il ne distingue plus la puissance du pouvoir, et que, ne les distinguant plus, il ne sait plus les unir à juste escient. Moins nous saurons honorer la puissance sise au cœur de la souveraineté et plus nous serons soumis au pouvoir, et plus encore la société deviendra l'ennemie de la civilisation, et plus encore les héritiers de la civilisation seront étrangers à leur propre pays défiguré, presque des parias. Or, ce monde qui disparaît avec eux disparaît pour tous, et ce qui disparaît, ce ne sont pas seulement des coutumes et des appartenances, mais des possibilités de l'entendement humain, un art de vivre, une sapience, un espace intérieur, un délié, une désinvolture et un bonheur sensible et intelligible, dont témoignent exactement les œuvres françaises.

Par quoi, si cette civilisation, avec ses limites et ses frontières, nous est ôtée, avec la nostalgie même de la souveraineté, sera-t-elle remplacée ? Nous ne le savons que trop: la monocorde monomanie de la pensée puritaine et calculante, celle qui fait table rase, afin de soumettre sans limites, - pensée non de la gratitude et de la mesure mais de la vengeance et de la démesure. Il suffit hélas de se connecter à quelque média que ce soit pour la voir au travail. Ses champions sont les comédiens de l'outrance, indignés de service, réclamant de nouvelles interdictions à mesure qu'ils abandonnent toute contrainte sur eux-mêmes.

La souveraineté est chose conquise par les prédécesseurs et donnée aux successeurs qui la perpétueront par gratitude, ou l'abandonneront au profit des plus illégitimes. Naguère encore, quoique voilée, plus ou moins indistincte, rendue fragile, blessée par deux conflits mondiaux, nous recevions la souveraineté française en partage. Ce donné, qui ne nous était ni étranger ni hostile, suscitait la gratitude, - ce plus beau d'entre tous les sentiments à envahir le cœur humain.

Toute souveraineté se fonde sur une Geste héroïque. Là où il n'y avait que chaos et servitude, elle instaure une mesure et une civilité. L'élan de remercier venait alors toute naturellement aux hommes. Les jardins et les cités, les heures dévouées à la nature apaisée et rendue féconde par l’ingéniosité humaine, tout cela nous était donné. La souveraineté était le nom de notre liberté, et il n'est rien de plus fragile qu'une liberté. C'est ainsi que le plus dangereux adversaire de notre liberté est notre ingratitude. Dans sa faille se précipitent les ennemis. Si l'on considère la plupart des idéologies modernes, qui toutes visent à un utilitarisme et un collectivisme inhumain, et si l'analyse de René Guénon les définissant comme une soumission au Règne de la Quantité demeure pertinente, une autre caractéristique leur semble commune: le refus du donné. Ce refus se tient au cœur de la soumission moderne. Qu'il y eut des peuples, des traditions, des fidélités, des hommes et des femmes, l'idéologue moderne s'en offusque. Pour le monde publicitaire, technocratique et ploutocratique, le principal inconvénient du donné, ce pourquoi il faut de déprécier, le haïr et si possible l'abolir, c'est qu'il ne s'achète pas. Cette faille, ce manque, cette frustration, ce mauvais romantisme qui consiste à toujours vouloir être autre ou ailleurs que nous ne sommes, sont, pour le vendeur, une nécessité vitale. La souveraine gratitude est son ennemie, elle qui déploie l'heure heureuse, la royale plénitude de l'être détachée des rets de l'insatisfaction, de la consommation et de la servitude.

On sous-estime généralement à quel point la réalité politique et la réalité intime se confondent. La souveraineté perdue et retrouvée est tout autant extérieure qu'intérieure. L'une est la cause de l'autre. Perdue, nous sommes livrés au temps de l'usure, à la division et à d'ineptes querelles. Un « chacun pour soi » éloigne à perte de vue l'horizon de beauté et de vérité qui nous unissait, et chacun, comme le Monsieur Hyde du récit de Stevenson, se trouve changé en sa propre figure monstrueuse. La bonhomie est changée en hargne, la confiance en ressentiment jusqu'à ce que les facultés mêmes de l'entendement soient atteintes, comme en témoigne le délitement profond de la grammaire et de la logique, et plus profondément encore, cette profondeur en soi qui laisse chanter et retentir la dignité des êtres et des choses.

Les hommes de la souveraineté perdue ou refusée désormais divaguent dans le malheur du temps auquel ils ajoutent par leur morosité et leurs griefs. A la légende des rois et des saints, au récit national, au culte des grands hommes, tels qu'ils figurent encore sur les frontons, que plus personne ne regarde, se sont substitué les narrations, à focalisations diverses, du malheur, de la honte et de la défaite. Le malheur sans fin se raconte en rond, et tourne comme l'âne attaché à son piquet, jusqu'à s'étrangler.

La souveraineté retrouvée n'en demeure pas moins, au cœur de quelques-uns, une espérance, et des précieux enseignements que nous recevions de notre enfance, par l’intercession de notre religion, demeure celui-ci : « Ne jamais pécher contre l'Espérance ». Nous ne sommes pas reliés à notre pays par quelque identité administrative mais par notre enfance et nos amours, et plus encore, par nos rimes et nos raisons. De la force qu’ils nous confèrent, tel « l'invincible été » qui persiste au cœur de l'hiver dont parlait Albert Camus, nous reconquerrons les droits de l'âme et la souveraineté de l'Esprit, là où, pour la première fois ils se manifestèrent pour nous, en France, par précellence, avec une solennité légère.

La plus grande ennemie de la souveraineté ou d'un homme, dont nous venons de voir qu’elles sont en relation intime, n'est pas le désordre, qui est toujours un ordre en devenir, mais l'ordre abstrait, l'ordre des « Robots » que, nous disait Bernanos, la mission providentielle de la France était de contrer. La souveraineté donne le la d'un ordre harmonique, hiérarchique, certes, mais aussi « ondoyant et divers », - vivant, comme peut l'être ce qui a une âme, c'est-à-dire une puissance supérieure aux pouvoirs, qui calculent, gèrent et planifient.

Si peu abstraite, c'est dans les circonstances les plus familières de l'existence que la présence ou l'absence de la souveraineté se manifestent, dans un espace et un temps concret, et par un homme, non pas universellement abstrait, ou réduit à une « identité », elle-même abstraite, telle que ce monde publicitaire n'en cesse d'inventer, mais incarné. Etre incarné signifie que nous ne parlons pas de nulle part, et cette chair et ce corps, - auxquels certes on ne saurait nous réduire, mais qui sont, le temps d'ici-bas qui nous est imparti, notre seul moyen de perception -, n'existent que parce qu'ils sont en relation avec ce paysage où nous sommes, et les saisons, et la lumière qui les révèle et les voile tour à tour, dans une évidence et un mystère qui échappent à toute statistique, souverains. L'enracinement, à cet égard, est le fait humain le plus universel et le plus singulier, et suppose une disposition intérieure, qui est de l'ordre de la poésie. « Habiter en poète » disait Hölderlin. Il n'est point d'autres façon; et ceux qui sont conduits à s'y refuser, et peu importe leurs origines, vivront dans la caverne dont parlait Platon, dont Philippe Barthelet, remarquait dans ses Tulipes d'Orage, qu'elle s'est démultipliée, et délocalisée, et se nomme désormais « Cyber-café », - lequel est désormais partout, chaque tête penchée, pour n’être plus , que ce soit en ville ou à la campagne, sur son écran portable, en toute circonstance, comme en prévision d’une décapitation.

Où et quand sommes nous ? La précipitation dans le négoce, dans le monde et la morale virtuelle, parfaitement adaptée à l'homo economicus, nous le font oublier. L'enracinement n'est pas l'art de faire les hommes et les femmes semblables à des « souches », comme on l'en accuse parfois, mais l'art de se situer dans l'espace et le temps, dans un hic et nunc qui n'est pas interchangeable, et qu'une souveraineté surplombe et sauvegarde.

« Ici » et « maintenant » ne se perdent pas, alors, dans un temps aussitôt détruit que perçu ou dans un espace indifférencié, purement quantitatif, tel que le veulent les urbanistes de la « globalité », mais, très-exactement, des résonances ou des consonances: correspondances, au sens baudelairien. De longtemps, - depuis les Temples de Delphes et d'Epidaure jusqu'aux plus humbles chapelles romanes, l'art humain fut de consacrer l'espace en une architecture accordée aux lois de la musique afin que les hommes, s’en approchant, soient conduits au beau mystère de la profondeur du temps et à l'accord de leurs pensées avec les symboles qui les ordonnent, parfois à leur insu.

Ces bienfaits ont été arrachés aux Modernes, ou, plus exactement, ils s'en sont, par outrecuidance, par démesure, eux-mêmes privé. Les voici, il suffit de se rendre dans la périphérie de n'importe quelle ville française hélas, pour voir que toutes leurs constructions allient la laideur et la désorientation, livrées aux périls d'un insolite, d'une arythmie qui creuseront dans l'âme un néant tyrannique. Une horrible préférence s'en suivra pour ce qui n'est pas au détriment de ce qui est, et contre laquelle il sera bien difficile de lutter, tant qu'en nous-même une sûre souveraineté ne sera pas restaurée. Tant de choses furent désapprises, qu'il nous faut humblement réapprendre: l'attention à l'esprit des lieux, les « jours filés de soie » qu'évoquait Jean de la Fontaine ; le « pur idiome du Valois » dans lequel songeait Gérard de Nerval ; le « tous pour un » des Mousquetaires, Place Royale ; les scintillement de la rivière, ce Lignon de la langue française, qui traverse l’Astrée, et féconde les paysages; les couleurs diverses de la terre de France, ses peupliers d'argents ; l'allant heureux par-delà les déconvenues.

Cependant, la souveraineté n'est pas une forme passée, mais une forme formatrice, - un principe qui ne se réduit pas aux apparences qu'elle revêtit ou aux formes dans lesquelles elle se manifesta. La souveraineté perdue, qui brille par son absence, est déjà la souveraineté retrouvée.

Luc-Olivier d'Algange

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19/09/2024

Luc-Olivier d'Algange, à propos d'Ernst Jünger, entretien avec Laurent Gayard:

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Luc-Olivier d'Algange

Entretien avec Laurent Gayard

 

Ernst Jünger est né le 29 Mars 1895 à Heidelberg et mort le 17 Février 1998 à Riedlingen. Son œuvre s'étend sur un siècle et pourtant on semble, en France du moins, s'acharner à réduire ce contemporain capital à Orages d'aciers et à ses écrits guerriers...

Luc-Olivier d'Algange: Rares sont les lecteurs dont l'attention s'ouvre à l'envergure d'une telle œuvre, qui est, pour l'essentiel une œuvre du poète, de moraliste, et de métaphysicien, méditant sur les aspects et la nature du temps, les symboles, les mythes et les dieux, les rêves et les ivresses, les gradations entre le sensible et l'intelligible. La guerre fut imposée à Ernst Jünger par l'Histoire; elle fut sa première épreuve, sa première expérience; l'étymologie le dit exactement, expérience, ex-perii, traversée d'un danger. Or, ce que cette traversée enseigne, sa résonance, ce qu'elle change en soi est tout aussi important que l'expérience elle-même décrite dans sa durée et sa réalité dans Orages d'acier ou La guerre comme expérience intérieure. Qu'en est-il de l'autre rive, de cette évidence magnifique d'avoir survécu à l'épreuve ? Quel regard portons-nous sur le monde ? A quelles nouvelles méditations accédons-nous ? A quelle éthique, décantée de toute facilité moralisatrice ? Quels seront, dans la belle éclaircie, le calme retrouvé, les objets dignes de notre attention ? Ernst Jünger répond à ces questions par des œuvres, souvent allusives et fragmentaires, parfois visionnaires, et semblables à ces voyages dans le monde imaginal que l'on retrouve aussi bien chez les mystiques persans, dont nous entretient Henry Corbin, que chez les Romantiques allemands. Seuls, disait Nietzsche, importent « les livres qui d'emblée ne veulent pas être des livres », qui ne sont pas composés à cet escient subalterne, mais naissent d'une nécessité plus profonde,- celle (dans Graffitis, Frontalières, ou Les Ciseaux, titres à cet égard significatifs) de l'aperçu impromptu qui est le matin de la pensée, ou celle de la vision, parfois presque hallucinée, dans Héliopolis, qui en est, peut-être, le magnifique et chatoyant crépuscule. Les livres d'Ernst Jünger sauvegardent ainsi la part du feu. Point de thèse ni d'antithèses clairement définies, point de plan, qui laisserait l'ouvrage aux rigueurs de l'ennui, mais d'incessantes ramifications et réminiscences, des arborescences d'images et d'idées, - Jünger se souvenant que l'Idée est aussi, par étymologie, la chose vue. Point de théories, l'étymologie encore nous le confirme, qui ne soient aussi des contemplations.

Il n'existe, au fonds, que deux races d'homme, les Rabat-joie et les Enchanteurs. Les uns jalousent et se plaignent, haïssent la musique, et les cheveux au vent, la désinvolture et la beauté, ce sont les puritains, de sortes diverses, qui nous prennent en otage, et même en tenaille; les autres, les Enchanteurs, à l'exemple du Mage Schwarzenberg de Visite à Godenholm, - et de Jünger lui-même, - persistent dans la fidélité aux plus anciennes sapiences. De grandes épreuves tôt survenues prédisposent à échapper, certes, au rôle sinistre du Rabat-joie, - ce comédien idéologue, fanatique, plaintif et vengeur, ce moralisateur compulsif qui travaille sans relâche à restreindre le champ de l'aventure humaine. Qu'ils soient barbares exotiques ou globalisés bien de chez nous, adeptes de la société de contrôle, les Rabat-joie haïssent les cœurs aventureux... Pour lire une œuvre, comme l'écrivait Ezra Pound, il faut partager au moins une part des expériences dont elle témoigne. Ce dont parle l'œuvre d'Ernst Jünger, ce grand tradere européen qui nous vient, en ressac, jusqu'en nos songes, depuis Hésiode et la Bible, son commerce avec les Milles et une nuits et avec Léon Bloy, mais aussi avec Rivarol et les Moralistes français, n'intéressent plus guère, - ou, ne péchons pas contre l'espérance, pas encore... L'œuvre d'Ernst Jünger, comme Heidegger le disait de celle d'Hölderlin, - et comme nous pouvons désormais le dire de presque toutes les œuvres de notre civilisation abîmée, - demeure « en réserve ». Mais qu'est-ce que la poésie, sinon une attente ardente ? La « vie magnifique », selon la belle formule d'Ernst Jünger, n'est pas une chose hors d'atteinte; la beauté ne s'est pas absentée du monde, elle est présente, de toute sa présence émouvante et puissante, seulement voilée de laideur, telle une Aphrodite couverte, provisoirement, de hardes ignobles.



Du Travailleur, en 1932 aux Falaises de marbre, et 1939, on voit Jünger passer d'un vitalisme teinté de nationalisme et d'une célébration de la technique à une critique onirique de la modernité à l'œuvre dans le totalitarisme et la guerre. Après la guerre, ce sera le Traité du rebelle (1951) puis Eumeswil (1977) qui feront progressivement émerger la figure anarchisante et aristocratique de l'Anarque. Jünger n'est pas toujours facile à suivre...

Luc-Olivier d'Algange: Ernst Jünger semble obéir à cette injonction nietzschéenne qui veut traverser, telle une œuvre-au-noir, tout le champ du nihilisme moderne afin de le laisser « derrière soi, en dessous de soi, surmonté ». Le nationaliste Ernst Jünger cesse d'être nationaliste avec la venue au pouvoir des nationaux-socialistes, au point que le mot « allemand » disparaît de ses œuvres. En certaines circonstances, certains mots ne peuvent plus être partagés. Face à l'Allemagne tonitruante et publiciste demeure cependant une Allemagne secrète, pour reprendre la formule de Stefan George, à laquelle Jünger demeurera fidèle. Le Wanderer, le Chevalier de Dürer, et même les personnages enivrés et divagants d'Eichendorff ou de Hoffmann, jusqu'aux attentions extrêmes qu'exigent les Holzwege, les chemins qui ne mènent nulle part, qu'évoquait Heidegger, sont autant de préfigurations, typiquement allemandes, du refus de la pensée utilitaire et planificatrice et de la société de contrôle Point n'est nécessaire pour Jünger, de parler « en tant qu'Allemand ». La tradition coule de source, sans redondance. Au demeurant, parler « en tant que », c'est déjà, comme le savait Guy Debord, s'éloigner dans une représentation, au détriment de la présence réelle, et lâcher la proie pour l'ombre, être semblable aux « hallucinés de l'arrière-monde »,- la formule de Nietzsche n'étant pas, soit dit en passant, sans évoquer les prisonniers de la Caverne du mythe platonicien... Sortir de la caverne platonicienne, pour Jünger, ce sera sortir de la société qui est devenue, non seulement l'écorce morte, mais, et nous le voyons aujourd'hui mieux que jamais, l'ennemie de la civilisation. Tel sera le dessein du Rebelle, puis de l'Anarque: échapper au contrôle et se délivrer en soi-même de tout ce qui porte encore le joug.



Le Rebelle justement... Dans le Traité du Rebelle, Jünger écrit qu'il « est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l'entraine dans le temps à une révolte contre l'automatisme et à un refus d'en admettre la conséquence éthique, le fatalisme ». Comment la figure de l'Anarque s'oppose-t-elle à ce qu'Ortega y Gasset nommait « l'individu de masse » ?

Luc-Olivier d'Algange: L'individualisme de masse est le pire collectivisme, destiné à absorber tous les autres collectivismes, d'où la naïveté qui consiste à opposer le collectivisme à l'individualisme, - naïveté de sociologues, sans grande perspective historique pourrait-on dire. Roger Nimier s'en moquait déjà. La pratique de l'Histoire et de la littérature ne sont pas sans déniaiser. Dans l'individualisme de masse, qui perfectionne à cet égard les totalitarismes collectivistes, les individus sont « du pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, interchangeables, rouages ou agents, tous également irresponsables, c'est dire sans répons ni correspondance, ni entre eux, ni avec le monde... Esclaves sans maîtres se surveillant les uns les autres dans une sorte de mutualité de la servitude. Par-delà l’alternative de l’individu et du collectif, Jünger distingue « das Einzelne », le singulier caractérisé, « l’homme différencié » dirait Julius Evola, de l'individu interchangeable, en ce que ce « singulier » n'est pas insolite, mais relié à un faisceau d'influences, différent pour chacun, où entrent en jeu sa langue natale, son pays, son époque, ses prédécesseurs, ses songes et ses rencontres - son existence révélant ainsi, comme l'athanor de l'alchimiste, une expérience unique, située et non-reproductible. L'Anarque, nous dit Jünger, est à l'anarchiste ce que le Roi est au monarchiste: non plus une déclaration d'intention, un projet, un vœu, une abstraction universaliste mais un exercice pratique qui va de nuances et nuances.



Dans votre ouvrage, Ernst Jünger ou le Déchiffrement du monde vous écrivez que « la gnose poétique de Jünger est avant tout une philocalie ». Pouvez-vous éclairer sur ce point nos lecteurs ?

Luc-Olivier d'Algange: Si la vérité est dans l'attention et dans la nuance, et si le beau est, comme le dit Platon, « la splendeur du vrai », vouloir les connaître, c'est-à-dire naître et renaître en eux, est bien une philocalie, un amour de la beauté. La beauté, qui exige, pour nous advenir, cette « gnose », cette voie de connaissance, n'est pas seulement une forme, susceptible d'être livrée à quelque muséologie. La beauté est révélatrice; elle est au sens étymologique, une apocalypse. Telle l'Icône, en sa « perspective inversée », dont nous parle le Père Florensky, elle nous regarde autant que nous la regardons, abolissant le hiatus entre le contemplateur et la chose contemplée. La gnose poétique (qui précisément n'est pas un gnosticisme dualiste) est ce chemin vers l'intérieur où l'extérieur nous revient. Nous sommes ici-bas, nous dit Jünger, si nous savons regarder, à bord d'un « vaisseau cosmique ». Dans Héliopolis comme dans Visite à Godenholm, Ernst Jünger nous fait assister à la levée de ces grandes images suprasensibles, intemporelles, ces immensités prodigieuses dont l'infime et le presque indiscernable détiennent le secret.

L'Anarque est aussi celui qui refuse de collaborer à l'enlaidissement du monde. Il n'y résiste pas seulement, il contre-attaque. Le contraire de la consommation, cette ultime raison d'être de l'individu massifié, existe, c'est la création. Chaque instant de beauté créé ou sauvé, l'est à jamais. Une transmutation du temps s'opère alors. L'instant redevient ce qu'il est, stat, ce qui se tient, - Thulé immobile dans le tumulte des flots. Une grande sérénité, une sérénité ardente nous vient de cette certitude. Ce fut aussi l'intuition de Nietzsche dans sa vision de l'éternel retour, en sa réalité physique. Ce qui fut demeure dans sa propre dimension spatio-temporelle. Une morale en découle: ne pas gâcher ce qui en soi, ou dans monde, est une possibilité de susciter ou d’aimer la beauté.



Dans Eumeswil, Jünger écrit, pour expliquer la différence entre le Rebelle et l'Anarque que « la distinction réside en ce que le Rebelle a été banni de la société tandis que l'Anarque a banni la société de lui-même. » Au lieu de ce que l'on pourrait à tort croire comme un appel à fuir le monde, le « recours aux forêts » est-il donc une volonté de replanter en soi-même les germes d'une spiritualité salvatrice, comme un antidote au nihilisme ?

Luc-Olivier d'Algange: « Bannir la société de soi-même », ce n'est pas s'exclure, se marginaliser, mais aller vers la civilisation, ou mieux encore, le cœur, l'essence de la civilisation, l’amicale civilité, l'esprit dont ses œuvres naquirent, le feu sous les écorces de cendre. Cet exercice est celui de l'honnête homme. Le grand refus se traduit non par des poses spectaculaires, des outrances, - ces grimaces propres aux « rebellocrates » dont parlait Philippe Muray, - mais par de nouvelles prévenances et délicatesses, une politesse réinventée à l'égard des êtres et des choses, une certaine discrétion de bon aloi. Jünger est aux antipodes de ces intellectuels qui prennent langue sur tout, s'indignent à foison et s'exhibent sur les lieux des conflits médiatisés, pour en recevoir un lustre d'actualité et quelque facile notoriété. Préférant méditer sur les dieux et les titans, les irisations de l’aile de la libellule, la part d'intemporel sise dans les choses fugitives et légères ; préférant la lecture d'Hérodote, de Tacite ou de Thucydide à celle du journal du matin, Ernst Jünger ne prend jamais son lecteur en otage, ni pour un imbécile ; il ne lui assène point ses convictions, ses affres, sa sentimentalité; il ne dit que ce dont il juge qu'un compagnon de route, honnête homme, pourrait faire son bien: l'aperçu, l'approche, qui augmentent l'intensité et la beauté de la vie, - s’ordonnant ainsi, sans jamais être doctrinaire, à la Théologie, qu'il nomme « la science de l'abondance ».

Le nihilisme moderne, au contraire, est technique de la pénurie; il faut que chacun s'y sente assez pauvre pour s'asservir et joindre l'utile au désagréable. La science de l'abondance, elle, débute par l'attention à ce qui est, par la gratitude. Nous sommes sur la terre qui fleurit et sous le ciel qui change. Il nous appartient d’honorer cette bonne fortune, qui tant ne dure.



En donnant dans toute son œuvre un déchiffrement du monde qui s'oppose au règne de la quantité, Jünger peut-il être considéré comme le théoricien ou l'esthète d'un véritable anarchisme spirituel ?

Luc-Olivier d'Algange: Oui, si l'on considère qu'un anarchisme spirituel a pour dessein de raviver les principes par-delà leurs parodies et leurs faux-semblants et de retrouver, par-delà les représentations abstraites ou administratives, au vif du temps, le secret de l'Archè, là où il se trouve : dans le nuage, la vague et la flamme, - auxquels notre pensée et notre vie devraient s’accorder plus souvent .



Ernst Jünger s'est converti au catholicisme à la fin de sa vie. Quel rapport entretenait-il avec cette religion ?

Luc-Olivier d'Algange: Selon leurs propres préférences les exégètes accordent plus ou moins d'importance à cette conversion. Les uns la jugent de circonstance ou de convenance, les autres y voient le point d'orgue de l'œuvre et son sens ultime. Il est peut-être outrecuidant, ou absurdement prosélyte, d'en vouloir dire, à ce propos, plus que Jünger lui-même. Il n'en demeure pas moins que ce beau mouvement, venu de loin, et qui fut aussi celui de plusieurs Romantiques allemands, vers, justement, une spiritualité romane, laisse entrevoir sa vérité dans la « Marina » qu'évoque Ernst Jünger dans Les Falaises de Marbre, cette contrée de vignes et de livres, avec son « Ermitage aux buissons blancs », où nous pouvons, par ces temps désastreux, en songe nous recueillir.

Luc-Olivier d'Algange, Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.

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11/09/2024

Luc-Olivier d'Algange, le Chant de la voile latine, poème:

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Luc-Olivier d’Algange

 

Le Chant de la voile latine

 

 

L'automne flambe, sa légende douce nous éblouit.

De quel songe ce silence d'être?

Nous sommes dans l'attente comme sur une mer. Nos compagnons

nomment ces lueurs, ces désastres avec la patience des tragiques.

L'aube

se devine dans notre sillage rapide... La gloire s'embrase dans la défaite !

Rien n'est dit. La mémoire est plus grande. Ce destin futur est vertigineux

et cependant nous gagne la paix de l'âme. Tout s'apaise dans cette flambée d'automne,

dans ces arcanes où s'indiquent une omniscience, un oubli identiques.

Toute chose s'accroît dans notre sérénité comme s'inclinent les feuilles sur des fleuves orientaux,

comme les Mystères d'Eleusis fondent à la dernière ardeur

cette mélancolie de l'âme qui se renie et trouve sur l'envers de la feuille

la lueur de l'Orient et la forme précise de l'être !

 

Rien n'importe que cette puissance qui chante l'être à sa naissance !

Rien n'importe que ces traits de bonheur et d'ivresse… L'air frissonne

de ces étoiles et rochers muets. Les lointains scintillent.

La nuit redit

avec le murmure de l'eau la douce flambée de l'automne et l'exemption.

Ce qui nous sauve nous porte au-delà (et l'heure ancienne brille sur la courbe

de l'aile du souvenir de l'hirondelle que l'automne engloutit mais garde

dans la mémoire, flambe et bruit dans sa mémoire, comme un âtre d'éternité.)

J'en témoigne: ce furent des jours de beauté.

 

La gratitude me domine. C'est à peine si elle me laisse dire le combat

dont resplendissent les arts, les épreuves que la terre oppose aux esprits de l'air.

La strophe parfaite me domine. Des Anges se nomment

dans les feuillages de mes mots. Les étymologies bruissent comme d'inviolables forêts.

Ce monde est grand. Ce monde est la rhétorique de Dieu.

Dans le mot qui achève une pensée, c'est tout l'azur attique

qui se verse dans mon âme en récompense ! Je souris à l'immense frondaison.

Je devine ce qui revient, ce qui chante sous le joug de l'immanence,

ce qui me délivre dans une douceur lointaine !

Je devine ce qui s'écrit avec reconnaissance. Un dialogue s'ébauche.

Les Anges et les dieux répondent.

Le répons flambe jusqu'au royaume des cieux !

L'automne flambe dans les feuilles, s'adonne aux teintes de feu, à l'infaillible

et vermeille teinte de la puissance que l'ombre d'un Aède conjugue

d'enseignements sacrés, de forces généreuses, héroïques, lorsque le monde défaille

et qu'il nous faut retrouver par un pacte fraternel ce ciel, cette mer et ces dieux,

enfin accordés à notre gratitude,

à notre reconnaissance qui presse sur nos lèvres l'aurore !

 

Que nous importe que règnent alentour un vacarme d'insignifiance.

Notre silence rayonne, il annonce, c'est à lui que l'offrande revient.

Le silence est au cœur de l'automne comme une flamme, le silence

fonde l'éminente confession des flammes où s'éveille l'étendue, les trônes

de blancheur d'un Temps que l'âme reconnaît.

Honneur à cette reconnaissance !

Car l'aurore est un fruit que le silence de l'attente mûrit pour nos lèvres.

Sa saveur flambe en nous, science auguste, vérité bruissante. Elle tient

sa sagesse de l'or oriental qu'un fleuve élève entre la lumière et la nuit.

 

La pierre supporte le poids le plus léger. Son âme est crucifiée sous la pluie.

Elle chante l'horizon de ses branches de cendre.

La pierre est une aérienne rosée.

Toi seule, avec l'innocence des sources qui labourent la nuit

reviendras comme l'ordre le plus vaste dans l'âme de la pierre.

Toi seule, d'aurore en aurore portant le secret fleuri de la pierre

tourneras dans le jour comme l'horizon. Nous sommes dans la mémoire

et le ciel sur nous pèse comme un rêve... La pierre ne s'offense point

de la légèreté infinie de l'air, ni des mille édifices immenses

qui, du haut de la profondeur des cieux, accablent nos cœurs. La pierre

nous laisse à nos méditations, nos tragédies; nos ombres sur la neige

la dissimulent.

Telle fut aussi notre nuit, notre œuvre de feu. Les forces

De l'Idée conquièrent des empires, et notre bonheur taciturne demeure

à cette ressemblance. Nous qui sommes légers

supportons le poids le plus lourd, nous qui sommes libres sommes

blessés par le joug le plus dur. Légère est la nostalgie inépuisable.

Léger est le doute lorsqu'il se dépossède de son ombre. Légères

ces journées hautes et bleues que la forme de la coupe nomme

dans l'illusion des heures, des prières: miroir de nature. Légère

est cette parole saisie sur les lèvres par le silence plus grand, son effleurement...

 

La pierre supporte le poids le plus léger, non par contraste mais par essence,

alors que le ciel si haut nous courbe vers la terre avec le temps. Nos

lampes s'allument dans l'encolure du Soleil. Paisible est le moment.

Il brûle une ode perpétuelle où apparaît l'immense. Et l'immobilité

nous donne à croire et à songer que cette ample ordonnance,

qui nous environne, est peut-être une pierre transparente ! Qui sait ?

Se peut-il que nos batailles soient immobiles et toutes tracées les voies

de nos aventures ?

Et nos sillages sur les mers seraient telles les volutes de l'agathe

prises dans cette éternité qui supporte le poids le plus léger ?

Etranges rivages de la pensée !

Dans quel métal attentif le tonnerre est-il emprisonné ?

Au cœur de quelle perle infaillible nos voix énoncent-elles une vérité ?

Tout concorde à cette limite... Nos philosophies polissent les roches.

Nos entendements sont les âges légers où se reposent les courants profonds.

Rien n'égale cette vie ruineuse, ce chœur infini, ce passage de la terre.

La pierre supporte le poids le plus léger et nous attendons l'assentiment divin.

 

Que soit aussi légère notre gratitude. L'amphithéâtre rougeoyant de l'automne

Sera l'âtre de la pierre mélodieuse.

Plus lointaine que nos regards, notre vision !

Du cœur du monde tout se déploie, nos pensées ardent à la pointe angélique:

ce foyer du monde est sans pourquoi, notre science prime le soleil

qui tourne dans nos pensées comme des jours périlleux. Quels autres mondes

seront dits dont je ne sais rien ? Qui revient dans cette inquiétude du matin

avec cet aujourd'hui en miroir de nous-mêmes dont nous aurons tout oublié ?

 

Fraîcheur sur notre front est notre légère gratitude ! Le jour est enclos

dans cette pierre. Son signe de feu est crucifié sur le ciel. L'éther flambe

dans sa rosée tel un hommage silencieux de la grandeur. J'en témoigne.

Dans la beauté, dans la résonance d'aurore en aurore de cette flambée douce

à s'évanouir dans les bras de la puissance du monde comme une suprême

volonté d'harmonie ! Ces temples, ces cathédrales, ces palais, ces jardins

devancent l'orgueil humain d'une gratitude légère... La vision est plus lointaine.

Les regards s'attardent sur la pierre, s'abandonnent aux feuillages, aux nervures

si vertes sur la feuille déjà rougissante, mais la vision est au-delà.

Ce que je vois précède et laisse à mon regard les fastes du chemin parcouru.

Son sillage est le monde. Ce monde que mes regards édifient dans la limpidité

de ce jour d'automne est un sillage qui bouge, scintille et retombe

dans l'éloignement de l'invisible vaisseau de ma vision.

 

Légère sur le front, en vérité, car toute vérité est réminiscence !

Ai-je aimé ce mouvement, cette matière ! Ces souffles qui peuplent mon sang

d'une force nouvelle ! Ai-je bien dit la merveille des mers, des pâturages

et l'apparition diurne de la voile des astres, des volontés surhumaines ?

Je n'aime que les passions qui resplendissent, les sérénités violentes, les ferveurs

sèches et claires ! Ai-je nommé la ductilité, l'embrun, le sel, et l'or du fruit

qui s'épanouit sur la langue ? Ai-je dit l'hédonisme et la tempête ? Tout

cela n'est rien sans l'être immobile, sans l'éclat vertical du Principe foudroyant.

La nécessité et le hasard, pauvres mensonges de l'inscience… Ai-je dit

ce qui emporte pour ne point aimer ce qui demeure ? Quelle vanité ce serait !

Ce jour d'automne est un promontoire. Les jours anciens protègent

leurs régions d'équinoxe, les ciels s'approfondissent et se transfigurent

de grondements et d'éclairs, les accalmies elles-mêmes sont frissonnantes !

Comment l'âme ne s'allégerait-elle pas ! Ce qui ondoie me révèle

la mathématique des voiles: mes regards. Ai-je nommé ce qui précise

pour bêtement haïr ce qui vague ? La voile est latine et le chant

pythagoricien à la plus haute seconde du tumulte.

Sa pointe est le cœur de l'Ode qui tournoie.

 

Illicites nos phrases dans l'impétuosité !

Que nous haïssent les adeptes du rabougrissement !

La grandeur est notre amie, jusque dans l'infime nervure !

L'arc-en-ciel qu'emprisonne la goutte de rosée suffit à notre ciel

comme un pont entre les mondes ! La nature et la Surnature

ruissellent l'une dans l'autre ... Illicites nos visions ! Elles devancent

le cours d'un fleuve invisible qui recueille dans sa mémoire (car il n'est rien

de moins oublieux qu'un fleuve) l'image exacte de tous les feuillages

Qui se penchèrent ! Illicites nos joies et nos songes ! Accordés aux saisons divines.

Nous puisons le sens de l'obéissance aux profondeurs et aux hauteurs.

Qu'elles sourdent, les profondeurs ! Et les Hauteurs, qu'elles brillent

d'un Septentrion rayonnant de structures ! J'accompagne le sens

de cette sagesse furibonde avec la rapidité

des hirondelles

qui tranchent l'espace en gemmes prophétiques !

Quel dieu nomme cette justice ?

Quel dieu se nomme à travers cette disposition exacte ?

Quel dieu, en nous, se résout comme une ultime démonstration ?

La tempête s'ordonne à la mathématique d'un songe sans rivage !

Nous parviendrons à l'infini, non comme au sentiment de ce qui nous outrepasse

mais par l'exactitude mathématique d'un entendement tourné vers le Haut !

 

Qu'elles brillent, hautes dans les nues superposées, qu'elles chantent

jusqu'à l'inaudible accomplissement de l'art ! Elles témoigneront du Profond

comme d'un triomphe en nous de l'inlassable. Ces roches furent nos autels

et nos paupières fermées l'ampleur du crépuscule de l'aurore ! Tout se tient

dans une louange secrète ! Ce monde je le déploie dans mon refus

comme un silence grandissant, ce monde, je le hausse dans la gloire

de mon refus avec la persistance d'un repentir sans objet.

Ces prairies en fleurs

dans le soir qui tombe, qu'elles soient en-deçà ou au-delà de mes paupières,

je les aime. D'un égal amour du voyage et de l'immobilité, d'un égal

amour de la hauteur et de la profondeur, je consacre cette seconde où

je ferme les yeux pour attendre le monde.

 

 

Extrait de Le Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis.

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Luc-Olivier d'Algange, Le Voyage intérieur:

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Luc-Olivier d'Algange

Notes sur le Voyage intérieur

 

 

« L’esprit, nous dit Nûruddîn Abdurrahmân Isfarâyinî, a deux faces, l’une tournée vers l’incréé, l’autre vers le créé. ».

Avant même d’atteindre à la perspective métaphysique dont elle procède, avant même que nous en comprenions le sens profond, gnostique, cette phrase s’adresse déjà à notre entendement, à notre raison. Sans même comprendre la sainteté de l’Esprit, et ses œuvres lumineuses et providentielles, hors même de toute théologie et de toute gnose, l’esprit humain reconnaît en effet, pour peu qu’il s’attarde en lui-même, cette double nature, ce double visage, cette figure de Janus tournée en même temps vers l’advenu et le non-advenu, le possible et le réel, ce que nous pressentons, devinons et imaginons et ce qui s’offre à nous dans l’infinie diversité du monde créé.

Aussi éloignés croyons-nous être de toute métaphysique, aussi attachés au monde sensible que nous nous voulions, nous n’échappons pas à l’exercice quotidien de cette « double nature » de l’Esprit. Chacune de nos actions est précédée de son projet, de même que chaque rêve et chaque désir naissent d’une observation du monde qui nous entoure. Le temps, qui, en un voyage impondérable, nous précipite vers l’incréé et laisse le créé devant nous, non point aboli mais hors d’atteinte, définit à lui seul ce double visage de notre esprit. Aussi attachés soyons-nous au monde qui nous entoure, si réglées que soient nos existences et quel que soit notre consentement à la servitude du temps planifié, nous voyageons dans le temps, et le moindre éclair de lucidité nous révèle la fragilité de notre embarcation, l’incertitude de notre traversée.

Entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, la seule réalité est l’Esprit. Il est cet au-delà du temps, cette crête, qui nous laisse voir à la fois les houles parcourues et les houles pressenties. Toute existence est vagabondage ou pérégrination. Et toute pérégrination est déchiffrement. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’herméneutique homérique, qui nous entraîne aux métaphores maritimes, précède l’herméneutique biblique. Presque entièrement détruite dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, il ne nous reste de l’herméneutique homérique, que des titres et des fragments (tel cet Antre des Nymphes de Porphyre qui suggère une lecture de l’Odyssée comme traversée du mundus imaginalis) et nous portons encore le deuil de cette destruction. Ce qui subsiste, toutefois, nous laisse entrevoir, sinon comprendre, que le périple d’Ulysse, ce voyage dont l’horizon est le Retour, se laisse lire comme une métaphore de l’art herméneutique. Déchiffrer un texte, c’est-à-dire consentir à la transparence de son chiffre, de son secret, ce n’est point lui ajouter mais révéler sa jeunesse éclatante, venir à lui, dans un commentaire qui s’efface, semblable, pour reprendre le mot de Maurice Blanchot, à « de la neige tombant sur la neige » et se confondant avec elle, ou encore au scintillement de l’écume retombant dans le bleu profond de la mer dont elle provient. «  Le sens de cette rejuvénation, écrit Henry Corbin est non pas de tourner le dos à l’origine mais de nous ramener à l’origine, à l’apokatastasis, à la réinstauration de toute chose en leur fraîcheur, en leur beauté originelle. »

La lettre, le phénomène, sont ainsi « sauvés » de l’insignifiance par l’interprétation qui est tout autre chose qu’une explication. Notre cheminement à partir des textes sacrés (et les œuvres des poètes en font partie) ne nous éloigne de la lettre que pour la garder, pour veiller sur elle, pour en rétablir le rayonnement et la souveraineté. L’opposition entre le « littéralisme » et l’herméneutique ne serait ainsi qu’une illusion. Loin de trahir la lettre, l’herméneutique la rétablit dans sa légitimité : littéralement, elle la sauve de la futilité d’une explication figée ou réductrice, telle que la défendent, de façon souvent vindicative, les fondamentalistes.

Les herméneutes qui, tel Ulysse, s’éloignent pour revenir, les « déchiffreurs » pour qui l’Origine est le Retour, seraient ainsi les véritables fidèles de la lettre, mais d’une lettre non plus administrée ou instrumentalisée à des fins trop humaines mais d’une lettre restituée à l’Esprit, d’une lettre véritablement sacrée, non-humaine, et, par cela même, fondatrice de l’humanitas ; d’une lettre délivrée, dénouée, éclose et légère, d’une lettre qui serait une « invitation au voyage », sauvée de la morale subalterne et des illusions de l’identité et rendue, saine et sauve, à l’Autorité qui lui revient et qui est inconnaissable. «  Plus nous progressons, écrit Henry Corbin, plus nous nous rapprochons de ce dont nous étions partis. Je crois que la meilleure comparaison que nous puissions proposer c’est ce qu’en musique on a appelé le miracle de l’octave. A partir du sens fondamental, quel que soit le sens dans lequel nous progressions, c’est toujours vers ce même son fondamental, à l’octave, que nous progressons. »

Le voyage herméneutique nous conduit, par étapes successives mais sur une même octave, de l’apparence à l’apparaître, de l’illusion des ombres mouvantes sur les murs de la caverne à la lumière et à la présence réelle. Les étapes sont autant d’épreuves ou d’énigmes dont il importe de déchiffrer le sens, autrement dit l’orientation. Entre l’infini du ciel et celui de la mer, la couleur de la mer se livre à l’herméneutique de la couleur du ciel, la réfléchissant mais en accentuant ses nuances et sa profondeur : le gris léger du ciel, le gris de cendre, par exemple, se fait gris de plomb à la surface des eaux, de même que la mer violette, « lie de vin », annonce l’orage avant qu’il n’apparaisse dans le ciel. 

Cette vertu anticipatrice, sinon prophétique, de l’herméneutique, certes, ne révèle que ce qui existe déjà, mais dans l’indiscernable. L’herméneutique serait ainsi ce qu’est la splendeur à la lumière luminante ; mais la surface réfléchie est elle-même profonde, d’où les dangers du voyage, d’où l’importance de l’orientation. De même que le sens d’un mot tient à la fois de la lumière immédiate de l’intelligence qui le frappe et de sa profondeur étymologique, de son palimpseste généalogique, de même l’herméneute qui s’aventure de mots en mots doit se tenir entre l’archéon et l’eschaton, entre le créé et l’incréé, comme le navigateur crucifié entre le ciel et la terre, entre ce côté-ci de l’horizon, et cet autre, qui toujours s’éloigne et le requiert.

Toute traversée comme le suggère Virginia Wolf est « traversée des apparences » » : l’apparaître sans cesse traverse l’apparu, qui est une nouvelle énigme. Que la traversée soit périlleuse, nul n’en doute, mais elle est aussi mystérieusement protégée. Il n’est rien de moins naturel à l’être humain en tant qu’animal social (cellule du « gros animal » dont parlent Platon et Simone Weil) que de s’arracher à la « pensée calculante », qui n’est autre que la transposition rationnelle de l’instinct, pour oser l’aventure de la « pensée méditante ». Le « gros animal » veille à ce que l’humanitas ne soit pas tentée par son propre dépassement. L’individualisme de masse, ce grégarisme des sociétés modernes, définit notre destinée comme exclusivement soumises à une collectivité, quand bien même celle-ci ne serait constituée que d’égoïsmes interchangeables. La solitude est crainte. Qu’il navigue, ou médite, voyageur de l’extériorité ou de l’intériorité, aventurier ou stylite, ou encore adepte face à l’athanor dont les couleurs, en octave, s’ordonnent à ses propres paysages intérieurs, le voyageur est seul, mais d’une solitude nomade immensément peuplée de toutes les rencontres possibles.

De même que l’herméneute quitte le sens littéral pour retrouver l’orient de la lettre, le voyageur quitte l’esseulement grégaire pour s’offrir à la solitude hospitalière ; son adieu contient, en son orient, en son « sens secret », un signe de bienvenue. Le voyage intérieur est si peu dissociable du voyage extérieur qu’il se trouve bien rare que l’un ne fût pas la condition de l’autre. La chevalerie soufie, andalouse ou persane, celle des Fidèles d’Amour, occitanienne ou provençale, les Romantiques allemands, puis Gérard de Nerval, se laissent définir par un ethos voyageur que révèle, chez eux, la précellence de l’orientation intérieure sur les contextes religieux, historiques ou culturels dont il importe de ne pas méconnaître l’importance mais qui ne sont que des écrins. Qu’ils fussent Juifs, Chrétiens ou Musulmans, d’Orient ou d’Occident, fidèles aux dieux antérieurs, zoroastriens ou soucieux, comme les ismaéliens duodécimains et septimaniens, d’une recouvrance, d’une « rejuvénation » du monde par « l’étincelle d’or de la lumière nature », les Nobles voyageurs trouvent sur leur chemin des intersignes et des Symboles qui ne doivent plus rien au déterminisme historique ni au jeu des influences.

La parenté des récits visionnaires de Nerval avec ceux de Rûzbehân de Shîraz témoigne de l’existence entre le sensible et l’intelligible, du « supra-sensible concret » que l’on ne saurait confondre avec la subjectivité ou une quelconque fantaisie individuelle ou collective. Les paysages du monde imaginal, les événements qui y surviennent, les rencontres qui s’y opèrent n’appartiennent pas davantage que la mer et le ciel, à un monde « culturel » dont on pourrait définir les aires d’influence ou expliquer les figures en tant qu’épiphénomènes d’une psychologie individuelle ou collective. L’Archange empourpré dont une aile est blanche et l’autre noire, - cette « intelligence rougeoyante » que Sohravardî voit surgir à l’aube ou au crépuscule, qui allège soudain le monde par l’étendue de ses ailes au moment ou la nuit et le jour, le crée et l’incréé, se livrent à leur joute nuptiale, - cet Ange n’est pas davantage une « invention » de l’esprit qu’une allégorie : il est exactement un Symbole, c’est-à-dire une double réalité, visible-invisible, sur laquelle se fonde la possibilité même de déchiffrer et de comprendre. « Il m’arriva, écrit Rûzbehân de Shîraz, quelque chose de semblable aux lueurs du ressouvenir et aux brusques aperçus qui s’ouvrent à la méditation. ».

Le monde imaginal, échappe aux catégories de l’objectivité, en tant que représentation comme à celle de la subjectivité en tant que « projection ». Le ressouvenir et les « brusques aperçus » donnent sur le même monde qui récuse les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, du littéral et de l’ésotérique. Ce monde offert à l’expérience visionnaire non moins qu’à la spéculation n’est autre que le monde vrai, le monde dévoilé par les affinités de l’aléthéia et de l’anamnésis. Victor Hugo eut l’intuition de cette imagination créatrice : «  L’inspiration sait son métier (…). Tel esprit visionnaire est en même temps précis, comme Dante qui écrit une grammaire et une rhétorique. Tel esprit exact est en même temps visionnaire, comme Newton qui commente l’Apocalypse. » Tout se joue sur le clavier des correspondances. A cet égard, le voyage intérieur n’est pas déplacement mais transmutation. «  Le voyage intérieur, écrit Rûmî, n’est pas l’ascension de l’homme jusqu’à la lune, mais l’ascension de la canne à sucre jusqu’au sucre ».

Si le monde est bien créé par le Verbe, si la « sapience » est bien cet Ange qui s’éploie entre la lumière et les ténèbres, l’Appel et la mise en demeure sont adressés non à n’importe qui mais à chacun. La témérité sohravardienne, qui annonce la témérité rimbaldienne, le conduisit précisément à proclamer qu’en la permanence du créé et de l’incréé, dans le flamboiement de la sainteté reconquise de l’Esprit, la prophétie législatrice n’était point close, ni scellée, que d’autres prophètes pouvaient advenir. «  Tout se passe alors, écrit Henry Corbin, comme si une voix se faisait entendre à la façon dont se ferait entendre au grand orgue le thème d’une fugue, et qu’une autre voix lui donnât la réponse par inversion du thème. A celui qui peut percevoir les résonances, la première voix fera entendre un contrepoint qu’appelle la seconde et d’épisode en épisode, l’exposé de la fugue sera complet. Mais cet achèvement, c’est précisément cela le mystère de la Pentecôte, et seul le Paraclet a mission de le dévoiler ». Le but du voyage est le voyageur, mais non pas le voyageur tel qu’il fut et chercha à se fuir mais le voyageur dévoué, selon la formule de Plotin « à  ce qui est en lui plus que lui-même ». Le voyage répond à ces questions plotiniennes : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Où allons-nous ? D’où nous vient la libération ? » Pour Plotin, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Hadot, « l’âme est d’origine céleste et elle est descendue ici-bas pour un voyage stellaire au cours duquel elle a revêtu des enveloppes de plus en plus grossières, dont la dernière est le corps terrestre », si bien que dans notre voyage la fin devient le commencement et le retour est l’origine même.

Entre le ciel et la mer, entre le sensible et l’intelligible, entre le créé et l’incréé, entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui fut et ce qui doit être, ce ne sont plus des discords, des « problématiques » qui surgissent mais de beaux mystères qui se déploient, se hiérarchisent et se nuancent. Nous devons à Gabriel Marcel cette parfaite distinction du mystérieux et du problématique : « Le problème est quelque chose que l’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est, par conséquent, de n’être pas tout entier devant moi. C’est comme si dans ce registre, la distinction de l’en-moi et du devant moi perdait sa signification ».

De la nécessité du dépassement du problème par le mystère et du mode opératoire de ce dépassement, nul sans doute ne fut mieux informé que Novalis : « Si vous pouvez faire d’une idée une âme qui se suffise à elle-même, se sépare de vous, et vous soit maintenant étrangère, c’est-à-dire se présente extérieurement, faites l’opération inverse avec les choses extérieures et transformez les en idées. » Si le problème, n’est jamais, selon la formule de Gustav Thibon qu’un mystère « dégradé », le passage de la sédentarité profane au nomadisme sacré nous ouvre à la vérité du « Logos intérieur » qui nous traverse et nous invite aux traversées. Ce passage toutefois peut-être aussi discret qu’éclatant. «  Ce sont, écrit Jünger, les grandes transitions que l’on remarque le moins. ».

Le passage de la chevalerie héroïque, inscrite dans l’Histoire, à la chevalerie spirituelle qui ne connaît plus que des événements sacrés, des événements de l’âme, ce passage de la prophétie législatrice à l’amitié divine, peut aussi bien s’opérer comme une rupture radicale, ainsi que ce fut le cas dans la « Grande Résurrection d’Alamût » des Ismaéliens qui proclamèrent l’abolition de la Loi exotérique, que par des transitions presque imperceptibles. Si Ibn’Arabî, au contraire de Sohravardî, considère la prophétie législatrice comme scellée, et qu’il veut demeurer, au contraire des Ismaéliens, fidèle à la lettre de la Loi, il n’en annonce pas moins par son attente ardente, par son oraison devant le buisson ardent du sens, par son herméneutique amoureuse, une nouvelle manifestation de l’Esprit et l’advenue d’une clarté paraclétique.

Pour le voyageur « orienté », pour l’herméneute du Livre et du monde, quand bien même la totalité du sens est donnée dans l’ultime prophétie, récapitulatrice de toutes les autres, ce sens demeure encore caché et exige de nous que nous le délivrions de ses écorces mortes, que nous en accomplissions la gloire, par notre audace, notre attention et notre ferveur. «  Le salut par la contemplation, écrit Christian Jambet, est un salut opéré par Dieu dans l’intelligence du contemplatif ». Toute la tradition soufie, héritière de l’herméneutique du chi’isme duodécimain et septimanien s’accorde sur cette annonce, cette attente : à la prophétie législatrice doit succéder le Paraclet, le décèlement du sens secret, la transparition dans la conscience humain ordinaire d’une conscience subtile, d’une « ascension nocturne » vers la lumière à travers les états multiples de la conscience qui sont autant de signes, à déchiffrer, de la multiplicité des états de l’être. Qu’il soit à l’origine d’une rupture, d’une « témérité spirituelle » ou de ces imperceptibles transitions chromatiques ou musicales que favorise la contemplation, le voyage suppose que nous quittions ce monde où nous n’étions que la représentation du jugement d’autrui. Ainsi que l’écrit Mollâ Sadrâ : «  Je me libérai de leurs contestations autant que de leur assentiment, tenant pour équivalentes leur estime ou leurs injures et je tournais ma face vers le Causateur des Causes, je me fis humble, implorant celui qui rend aisée les choses difficiles. Comme je demeurais en cet état de retraite, d’incognito et de solitude, pendant un bien long temps, mon âme s’enflamma grâce à mes combats intérieurs prolongés, d’une flamme lumineuse, et mon cœur s’embrasa par la vertu des multiples exercices spirituels, d’un feu vif, et les lumières du Malakût effusèrent sur lui. Mon cœur reçut les secrets du Jabarût. » Ainsi, au voyage horizontal, qui va d’un horizon à l’autre horizon au voyage extérieur, qui nous éloigne du jugement d’autrui, doit succéder le voyage vertical, intérieur, qui nous donnera la clef véritable de l’extériorité, ou, plus exactement qui abolira toute distinction entre l’intérieur et l’extérieur et nous donnera accès au monde imaginal, au Jabarût.

Cette quête est si peu marginale que l’on serait presque tenté d’y voir l’un des enjeux majeurs de l’histoire humaine. Est-il ou non un voyage possible ? Quelle immobilité voyageuse pouvons-nous opposer à la sédentarité des représentations ? Quelle pérégrination peut surseoir à ce vagabondage ou pire encore, à ce tourisme qui transforme la chatoyante diversité du monde en un seul village médisant ? Au « tout est dit » s’oppose alors le pressentiment que tout reste à dire précisément parce que tout est dit, et que le Dire est voyage entre le créé et l’incréé.

Toute méditation sur l’origine suppose, lorsqu’elle ne se réduit pas une banale archéolâtrie, une eschatologie ; tout ressouvenir vole au vent du pressentiment. Croire que le Dire doit demeurer enclos dans l’administration vétilleuse de sa représentation, c’est idolâtrer l’archéon, vice au demeurant typiquement moderne, et nier l’eschaton qui est le véritable archéon de la métaphysique, de même que l’herméneutique est la véritable glorification et « salvation » de la lettre. Ne pas discerner l’orient de l’eschaton dans l’archéon lui-même, c’est refuser l’un et l’autre et finalement se soumettre à la doxa moderne, autrement dit à cette terrible idéologie du Progrès, qui, ainsi que le soulignait Péguy, révèle sa véritable nature fanatique, ou plus exactement fondamentaliste, en proclamant que « l’avenir reconnaîtra les siens ». L’anti-platonisme rejoint ainsi le fondamentalisme moderne, l’un et l’autre également acharnés à tuer, en même temps, la lettre et l’Esprit et à rendre impossible le langage, le tradere, qui conduit de l’une à l’autre .Ce qui s’oppose alors au fondamentalisme, ce n’est pas la modernité, qui est un autre fondamentalisme, mais bien la Tradition, ce voyage intérieur du tradere qui conduit le sens à travers la lettre et la lettre à travers le sens.

Refuser de traduire, refuser l’interprétation du sens qui est la condition de toute traduction, c’est refuser de transmettre. Etre fidèle à la Tradition, œuvrer la recouvrance de la lettre, c’est voyager, et même s’aventurer, non sans risques et périls, dans l’entrelacs du Logos. La signification schématique, la signification que l’on utilise, à des fins politiques ou instinctives, dans l’égoïsme individuel ou collectif, dans le culte du Moi ou du Nous, est pure idolâtrie. Au contraire, croire en la possibilité du tradere, c’est affirmer la réalité métaphysique et universelle du sens, qui n’est pas un problème mais un mystère. La seule possibilité de la traduction prouve la réalité du sens, de l’orientation de la pensée, de ce voyage vers les « lumière orientales ». Là où le jour se lève, dans le pressentiment d’une gnose aurorale, dans l’irisation de l’être à sa naissance, est cette fin du voyage où tout recommence. Qu’il soit subjugué par l’exotérisme dominateur, nié dans sa réalité, le sens qui oriente, le sens qui est invitation au voyage, exige bien de ceux qui lui veulent demeurer fidèles, un acte de rébellion.

Le rebelle est étymologiquement, celui qui retourne à la guerre, mais non pas, en l’occurrence, à une guerre à l’intérieur de l’Histoire, mais hors d’elle, non plus à une guerre qui est vacarme et destruction mais à une guerre silencieuse et germinative qui est celle de cette chevalerie spirituelle qui, dans un pressentiment paraclétique, doit succéder à la chevalerie héroïque. La grande guerre sainte de l’herméneutique reconduit à une solitude orphique, et ne dispose d’autres armes que son silence et son chant. Elle s’achemine vers le dénouement du sens, vers le pur secret du Logos. Le rebelle, dont Jünger sut admirablement définir l’éthique, n’est pas cet agité du bocal, ce publiciste hargneux et pathétique dont la modernité nous offre tant d’exemples, mais cet homme du retrait qui ose le pas en arrière au moment des marches forcées de l’Histoire, qui s’ingénie, envers et contre tous, à reprendre le fil de sa pensée lorsque tout conjure à la « distraction », au sens pascalien. Dans son retrait, le rebelle retrace le chemin parcouru et précise son orientation, tout comme le marin consulte le sextant, observe les signes du ciel et participe, dans l’intelligence sensible, du gonflement ou du claquement des voiles.

Les voyages dans le monde extérieur que décrit Hermann Melville sont ainsi l’exact équivalent des voyages dans le monde intérieur que décrivent Rûzbehân de Shîraz ou Farridodîn ‘Attar: «  Nous servons de fourreau à nos âmes, écrit Hermann Melville. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme, elle est plus resplendissante que le cimeterre d’Aladin. Hélas, combien laissent dormir l’acier jusqu’à ce qu’il ait rongé le fourreau lui-même et que l’un et l’autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d’un bric-à-brac guerrier, d’arsenaux vénitiens en ruine et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les tâches de rouille comme des ennemies ; par maints coups de taille et d’estoc il en maintient l’acier coupant et clair comme les lances de l’aurore boréale à l’assaut du Groenland. » Quitter les gras pâturages, la domestication de la nature pour s’aventurer sur la paradoxale aridité des mers, sous l’implacable souveraineté du ciel, n’est-ce point exactement la même chose que de quitter, dans la méditation d’un texte sacré, le sens acquis, subalterne, domestique, pour entrer dans une voie d’intersignes, de correspondances et d’analogies qui nous conduira vers « l’Ile Verte sur la mer blanche », dont parlent les mystiques persans, vers ce Groenland métaphysique où tout recommence ?

Les adversaires de l’herméneutique, qu’ils nomment du terme imprécis d’ésotérisme, ont beau jeu de faire valoir la folie ou le délire auxquels nous expose l’aventure, mais leurs arguties ne valent pas davantage que le « bon sens » des bourgeois qui eussent voulu dissuader Melville, Conrad ou Jack London de leurs voyages sous prétexte de « sécurité ». Au demeurant, ce que dénotent les « dangers » et la « folie » est moins l’éloignement de la mesure et de la vérité que leur extrême proximité. Le paradoxe du voyage et le paradoxe de l’herméneutique sont un seul et même paradoxe : une  gnosis, selon la distinction platonicienne bien connue, au-delà ou en marge de la doxa, de la croyance commune. L’herméneutique, ainsi que l’écrit Heidegger « marque le pas sur le même » ; il en est de même du voyage qui débute à chaque instant. A chaque instant, le voyageur est présent à lui-même et au monde pour mieux aller vers la présence des êtres et des choses. Un voyage, c’est une immobilité qui se quitte et se retrouve à chaque instant.

Alors que dans la sédentarité profane nous sommes requis et liés par des significations extérieures, que ce que nous sommes à nous-mêmes est conditionné par les représentations que les autres se font de nous, représentations au demeurant fallacieuses auxquelles nous peinons à correspondre autant qu’à nous arracher, le voyage nous restitue à cette immobilité du Soi qui subsiste, glorieuse, lorsque se détachent de nous les écorces mortes du « moi ». Semblablement, l’herméneutique quitte la doxa, où les Symboles subordonnées à des représentations ne sont plus que des objets narcissiques, des figures de propagande et d’autocongratulation religieuse, pour s’acheminer vers la gnosis qui est elle-même pur cheminement, interprétation infinie. L’herméneutique et le voyage sont une préférence pour ce qui est, autrement dit pour ce qui vogue à travers le temps. Le texte, pour l’herméneute, le monde, pour le voyageur, sont préférés au mutisme et au néant. Dignes d’attention, leurs entrelacs sont un principe de connaissance et de ferveur. La louange et la science s’accordent dans le déplacement, cette rupture qui est retrouvailles. De même que la gnosis rompt avec le sens commun, le voyageur quitte son paysage familier. Entre le texte poétique ou sacré (tout texte sacré est, dans son archéon, un texte poétique) et le monde dans sa diversité et sa splendeur, l’analogie est loin d’être purement formelle. Si le monde procède de l’entrelacs essentiel du Logos ou du Verbe, parcourir le monde, c’est le lire et tel semble bien être le dessein, et même l’obligation, de tout voyageur qui n’est pas seulement un touriste.

Toute herméneutique, celle des pas perdus comme celle des étymologies héraldiques, a pour horizon une herméneutique générale du monde où le Logos et le réel se révèlent obéir aux même lois, ou, plus exactement, à la même musique. Le voyageur joue des apparences qu’il traverse, des rencontres qu’il fait, comme l’interprète de sa partition ; et ses clefs de sol ou de fa indiquent la gradation entre le ciel et la terre. Le Logos incréé et le monde créé sont de même nature. Notre langage et le langage du monde loin d’être disparates s’accordent en une même écriture musicale infiniment graduée.

Le discord entre le langage du monde et le langage humain nous précipite dans l’insolite et le désenchantement, dans l’établissement conjoint des normes profanes et du relativisme (ou, plus exactement d’un dogme relativiste), dans la désespérance de l’intraduisible non moins que dans l’affirmation péremptoire de l’opinion. Ce discord est cette ultime défaite de la pensée qui nous prédispose au nihilisme car, séparant le créé de l’incréé, il creuse la béance du néant, mais sans même en faire l’expérience : tel est le nihilisme qui adore un néant qu’il n’éprouve point mais dont il fait une sorte de règle méthodologique aboutissant à un « ni Dieu, ni Maître » qui n’est plus libertaire mais « bourgeois » au sens flaubertien, Monsieur Homais se substituant à Proudhon ou à Stirner. Or préférer ce qui est à ce qui n’est pas, ce qui est dans l’unité des règnes à ce qui se divise, se désagrège et se disloque ; préférer ce qui est, dans son unité ontologique parménidienne (prouvée par le paradoxe de Zénon) ou dans son unité métaphysique telle que surent la dire et la célébrer les ismaéliens, c’est non seulement comprendre, mais œuvrer à l’unité du créé et de l’incréé. Si le monde est l’herméneutique de l’Un selon la théologie du Verbe, si l’unité est le caractère de ce qui est, selon Parménide, ce à quoi nous oeuvrons, dans l’interprétation des textes et du monde, œuvre à travers nous.

Pas davantage que le monde n’est un spectacle le texte n’est, à proprement parler, un objet d’étude. L’implication qui doit être incluse comme un épicentre, dans toute explication est une implication créatrice, une « participation » platonicienne. Nous créons le monde que nous nommons et qui se nomme à travers nous. Toute herméneutique est créatrice, oeuvrante, située sur la lisière du créé et de l’incréé. Ce monde que nous traversons, nous le créons, mais à l’intérieur d’une plus vaste création. Le discord entre notre langage et le langage du monde, cette disjonction ou cette déchirure du Logos dont toute pensée occidentale porte la trace depuis la fin de la « Renaissance » (et par cette suite de réactions en chaîne que furent la Réforme, la Contre-réforme, la Révolution et la Contre-révolution) demeure remédiable par la compréhension de la louange, par l’herméneutique du chant.

Le poème de Shelley, Epispsychidion qui célèbre « l’âme de l’âme », l’élévation de l’âme à une toujours plus haute, plus intense, plus ardente subtilité, exigera, par exemple, pour que la puissions saisir dans son « intention », une nouvelle phénoménologie. Les œuvres des poètes se sont éloignées mais ainsi que l’écrit Heidegger à propos d’Hölderlin, elles demeurent « en réserve ». Cette procession ascendante de l’âme, nous pouvons, en certaines circonstances heureuses, l’éprouver, mais nous devons aussi la comprendre, si tant est que nos modi essendi, nos façons d’être, qui nous accordent ou nous heurtent au monde créé, ne se laissent point séparer, sans désastres, des modi intellegendi, des modalités de notre intelligence, - cette intelligence que nous voudrions tournée vers scintillement matutinal de l’incréé, semblable à l’alouette chantée par Shelley :

 

 Je te salue, esprit allègre !

- Oiseau tu n’as jamais été -

Qui du ciel, ou d’auprès de lui,

Verse le trop plein de ton cœur

En accent jaillissants d’un art improvisé.

Plus haut encore, toujours plus haut,

De notre terre tu t’élances

Comme une vapeur enflammée ;

Ton aile bat l’abîme bleu

 

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07/09/2024

Luc-Olivier d'Algange, De l'Ame:

 

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Luc-Olivier d'Algange

De l’Ame

 

Il n'est rien de moins abstrait que l'âme. Lorsque presque tout en ce monde, selon le mot de Guy Debord, tend à « s'éloigner dans une représentation », à s'abstraire de sa propre immédiateté; lorsque notre entendement, dans son usage commun, se borne à n'être qu'une machine à abstraire (ce qu'il est peut-être par nature, sauf à se subvertir lui-même dans une conversion gnostique); lorsque notre corps, tel que nous nous le représentons dans le regard d'autrui est tout autant abstrait de lui-même, - l'âme seule, qui est intérieure à toutes les choses, s'y déploie, pour qu'elles soient là, qu'elle existent, et dans leur mouvement même. Qu'importe de savoir si nous croyons ou non en l'existence de l'âme, comme en une chose ou une notion, puisque ce qui existe, en s'éprouvant, est le mouvement de l'âme elle-même.

Pas davantage qu'une abstraction, l'âme n'est une « subjectivité »; elle n'est point la somme ou la synthèse de nos représentations et il serait presque trop de dire qu'elle est en nous, - cet « en nous » invitant à l'erreur de croire que notre âme serait emprisonnée dans notre corps, comme un moteur l'est dans une machine. Or la nature de l'âme est d'être impondérable et de franchir, légère, les limites et les frontières. Elle n'est pas seulement un bien intériorisé mais la circulation entre l'intérieur et l'extérieur, la fluidité même.

Notre peau n'est pas notre limite, ainsi que l’écrivais René Daumal, mais l'un des plus subtils organes de perception. Ce qui perçoit avant nous en fissions une représentation, c'est l'âme. « Peau d'âme » disait Catherine Pozzi. La formule est admirable de justesse. L'âme ne s'oppose pas au sensible comme le voudraient les morales puritaines; elle est ce qui le rend possible. Là où l'âme agit, le monde intérieur et le monde extérieur échangent leurs puissances et s'entrepénètrent amoureusement.

Que serait un monde sans âme ? Celui où nous avons la disgrâce ou la chance terrible de vivre. La disgrâce; parce que le monde moderne, le monde des hommes uniformisés et des objets de série, est cette machine à fabriquer de l'interchangeable et que la Grâce, comme le savait Al-Hallaj, ne vient qu'aux uniques. Mais chance terrible aussi, car la mise-en-péril de l'essentiel en révèle la splendeur cachée, l'inaltérable beauté sise au cœur des êtres et des choses.

L'âme humaine et l'Ame du monde sont une seule âme. L'âme des paysages est âme car elle est notre âme. Celui qui perçoit l'âme d'un paysage a la sensation de s'y perdre, à cet instant où, l'air, le ciel, les arbres et le vent affluant en lui, il vacille au bord de l'extase. Il fait plus, et mieux, que le voir. Ce qu'il voit n'est que le signe de l'âme qui regarde en lui.

Telle prairie dans son apothéose fleurie éveille en nous le printemps de l'âme. Tel océan nous rappelle à l'exigence de nos abîmes. Tel vol d'hirondelles est notre pensée même et ne se distingue en rien de ce qui la perçoit en nous. L'âme est la vive, l'avivante intersection entre ce qui perçoit et ce qui est perçu. Le sentiment qui en surgit est celui du Pays perdu, la sehnsucht des Romantiques Allemands, - l'orée tremblante de l'âme.

A certaines heures, particulièrement à l'aube et au crépuscule, le visible semble s'éloigner en lui-même, dans la profondeur du regard, jusqu'à l'orée d'où reviennent, en ressacs, les ressouvenirs du Pays perdu. Ce pays n'est perdu, en vérité, que parce qu'il est trouvé. Son absence est l'espace de son advenue.

Quiconque oublie le sens de l'exil vit dans l'exil de l'exil, - dans cette absence carcérale qu'est la représentation. La présence réelle, au contraire, est l'hôte de l'absence, son invitation, et selon la formule fameuse de Dante, sa « salutation angélique ». A l'orée du visible, l'absence du visible, l'invisible nous fait signe afin que nous cheminions vers lui. Toute vie qui n'est pas une quête du Graal est un avilissement sans fin.

Dans le fondamentalisme, tout se réduit à l'idolâtrie du signe extérieur, d'une apparence qui ne laisse rien apparaître. Apparence sans apparition, mur aveugle, sur lequel, tout au plus, on peut apposer des affiches de propagande haineuse. Le fondamentaliste veut bannir le doute, mais bannissant le doute, il détruit la Foi. A sa façon, c'est un « réaliste », il veut « du concret », c'est-à-dire de la servitude et de la mort concrètement réalisés. Il est aux antipodes, non du matérialiste ou du « mécréant », comme il se plait à le dire, et peut-être à le croire, mais du mystique et de l'herméneute, et de tout homme en qui s'élève un chant de louange en l'honneur de la Création.

Vindicatif, mesquin, obtus, il vient comme une menace, mais dans un monde qui lui ressemble. On le dit « archaïque » ou « barbare » mais il n'est ni l'un ni l'autre, - plutôt idéologue et publiciste, inscrit, et parmi les premiers rôles, au cœur de la société du spectacle. Il n'est pas ce qui s'oppose au monde moderne mais sa vérité de moins en moins dissimulée. Comment lui opposerait-on la société dite moderne dominée par la finance et la technique alors que ce sont les moteurs de sa guerre, que bien abusivement, il qualifie de « sainte » ?

La guerre de ces deux forces, antagonistes seulement par les apparences, car elles sont l'une et l'autre idolâtres des apparences, ne contient aucun espoir. Elle est la force même du péché contre l'espérance. Ce qu'il y eut de beau, de noble et libre dans la culture européenne est pris en tenaille entre ces frères ennemis qui obéissent au même Maître, - celui de la restriction de l'expérience sensible et spirituelle, celui du contrôle total.

En ces circonstances où le monde s'uniformise et s'attriste, l'âme est atteinte, blessée. Les poètes en seront les guérisseurs, au sens chamanique, et les héros, au sens d'une sauvegarde de certaines possibilités d'être. La question est cruciale et vitale car enfin, sans âme, tout simplement, on ne vit point, ou bien seulement d'une vie réduite à un processus biologique, - auquel s'intéresse précisément le « trans-humanisme », qui est sans doute la phase ultime de cet « interventionnisme » moderne qui veut ôter aux hommes la joie et le tragique, et la beauté même de l'instant éternel, pour en faire des mécaniques perpétuelles.

Le Moderne hait le donné. Rien n'est assez bon pour lui; et c'est ainsi qu'il détruit le monde et s'appareille. Les causes et les conséquences de ce processus, qui est avant tout une vengeance contre tout ce que l'on ne sait pas aimer, ont, au demeurant, été admirablement analysés par Heidegger et René Guénon. Le Moderne est un homme mécontent du monde et de lui-même et ce mécontentement, au contraire de l'inquiétude spirituelle, n'est pas une invitation au voyage, un consentement à l'impondérable, mais un grief qui se traduit par un activisme planificateur. Tout est bétonné, aseptisé, stérilisé, climatisé, - et finalement empoisonné. Plus rien n'est laissé au temps pour y éclore. Les incessantes exactions commises contre la nature, les paysages donnés par la création ou par le labeur intelligent de nos ancêtres, ne sont que la conséquence des atteintes continûment portées à l'âme des individus et des peuples qui pouvaient encore les comprendre, les honorer et les aimer.

L'âme est ce qui relie. Toute atteinte à l'âme nous sépare du monde, de nos semblables et de nos dissemblables, pour nous jeter dans l'abstraction, dans cette subjectivité morbide qui s'exacerbe devant les écrans. Les écrans, par définition font écran; ils sont des instances séparatrices et l'on reste, pour le moins, dubitatif devant ces injonctions gouvernementales qui prescrivent de les imposer dans tous les collèges et toutes les écoles, pour le plus grand bénéfice de ceux qui en font l'industrie.

L'homme irrelié, séparé des influx de toutes les forces sensibles et intelligibles, est le parfait esclave-consommateur. Irrelié, il ne peut plus recevoir, ni donner, - et symétriquement, une étrange outrecuidance s'accroît en lui, et il croit d'un clic pouvoir dominer le monde entier en le faisant apparaître et disparaître. Ses sens et la présence de l'Esprit s'altèrent en lui par cet usage. Vide d'Esprit, son cerveau s'encombre de fatras et de décombres, sa syntaxe et sa grammaire s'effondrent, ses affects s'hystérisent et sa peau devient imperméable à l'air et à la lumière, à ces forces immenses, sensibles et suprasensibles, qui embrassent, apaisent et sauvegardent.

Le propre de cette machine de guerre uniformisatrice est qu'elle s'exerce désormais non par une collectivité contre une autre, mais contre chacun, contre chaque âme éprise de l'Ame du monde. Dans ce combat, chacune de nos défaites a une conséquence immédiate pour chacun d'entre nous et par chacun d'entre nous.

A l'ensoleillement de l'âme qui naît dans la nuit dont elle révèle et fait resplendit le mystère, le Moderne a substitué l'éclairage scialytique, le néon commercial, la blafarde clarté de l'écran d'ordinateur. Il a remplacé la pensée méditante, qui délivre, par la pensée calculante qui emprisonne et infléchit les caractères vers la cupidité, l'envie et l'ennui. La fréquentation des humains en devient difficile. Les conversations, dans la plupart des cas, se ramènent à un « zapping » fastidieux; toute promenade devient une prédation touristique; toute relation humaine, une tractation pesante, voire menaçante.

Lorsque le monde disparaît, lorsque les femmes et les hommes n'ont plus conscience de faire partie de cette Quaternité, avec le ciel, la terre et les dieux, que Heidegger évoque en suivant Hölderlin, une affreuse incarcération commence, une peine illimitée dans ce « sous-sol » dont parle Dostoïevski, et d'où ne s'élèvent que des plaintes haineuses.

L'Enfer et le Paradis sont l'un et l'autre à notre portée ; cette belle énigme théologique, nommée le « libre-arbitre » trouve ici son mode d'application. Tel est l’alpha et l’oméga de la sapience : il est en nous, et donc ici-bas, un enfer et un paradis pris dans les rets du temps qui sont les reflets de l’Enfer et du Paradis éternel, et, non point en général, mais à chaque instant précis, il nous appartient de choisir l’un ou l’autre, de prendre le parti de l’un ou de l’autre. Même lorsque nous ne faisons rien en apparence, ou que nous ne faisons que songer et penser, il nous appartient que ces songes et ces pensées soient de la source vive ou de la citerne croupissante ; il nous appartient qu’elles chantent et se remémorent les heures heureuses, ou qu’elles s’aigrissent. Il nous appartient de boire à la source de Mnémosyne ou à celle du Léthé. Quiconque demeure encore quelque peu attaché à la spiritualité européenne peut se redire, dans le fond du cœur, en toute circonstance, ce qui est écrit sur la Feuille d’Or orphique trouvée à Pharsale :

«  A l’entrée de la demeure des morts

Tu trouveras sur la droite une source.

Près d’elle se dresse un cyprès blanc

Cette source ne t’en approche pas.

Plus loin tu trouveras l’eau fraîche

Qui jaillit du lac de Mémoire, veillée par des gardiens.

Ils te demanderont pourquoi tu viens vers eux.

Dis-leur : je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé.

Mon vrai nom est l’Astré. La soif me consume.

O laissez-moi boire à la source ».

Les Symboles ne sont pas seulement des allégories, des représentations, ils sont des actes d’être. Ce qu’ils donnent à voir est l’invisible dont ils sont l’empreinte visible. Le sensible et l’intelligible ne sont pas seulement des catégories de l’entendement, mais des pôles entre lesquels se déploie une gradation infinie, que nos sens et notre entendement seuls ne peuvent parcourir. Entre le corps et l’esprit, l’âme est cet instrument de perception du « monde imaginal » qu’on ne saurait réduire à la fantaisie ou à ce que l’on nomme ordinairement l’imaginaire, lequel appartient à la pure subjectivité. Les œuvres de Sohravardî, de Ruzbéhân de Shîraz, ou d’Ibn’Arabi, admirablement commentées par Henry Corbin, donnent à comprendre en quoi le mundus imaginalis est bien ce « suprasensible concret », cette Ile Verte ou ce Château Tournoyant qui s’offrent à tous les hommes, par l’expérience visionnaire, aussi objectivement qu’un paysage réel.

L’Archange Empourpré qu’évoque Sohravardî, qui apparaît au crépuscule, est le messager ce qui dans la pensée fut et n’est pas encore, l’aube en attente dont le crépuscule révèle la splendeur et le sens caché. Ainsi, oui, l’âme est l’Ange, elle est ce qui en dispose en nous la présence entre les mondes, le miroitement, l’orée, l’attente, l’attention.

Il y eut dans les grandes œuvres persanes du Moyen-Age une attention extrême et précise à ces gradations, à ces variations chromatiques de l’âme allant à la rencontre de son ange, à cette multiplicité des états d’être et de conscience, sans laquelle nous demeurons emprisonnés dans des représentations sommaires et réduits à un exercice de la vie purement utilitaire et avilissant, mais cette attention se retrouve tout aussi bien chez Hildegarde de Bingen ou Maître Eckhart, et plus en amont, dans les Ennéades de Plotin.

Une catena aurea néoplatonicienne, quelque peu secrète, traverse la culture européenne fort différente du « platonisme » selon sa commune définition scolaire de « séparation entre le monde sensible et le monde idéal ». L’Idée n’est pas séparée de la forme sensible, elle est la forme formatrice de cette forme. Le monde sensible n’est pas « séparé », et encore moins « opposé », au monde des Idées, mais empreinte héraldique des Idées. Ce n’est que dans l’oubli de l’âme que s’opposent le corps et l’esprit, qui deviennent ainsi l’un à l’autre leur propre enfer. Or voici Marsile Ficin, qui parle du « rire de la lumière », voici Shelley, qui nous invite au voyage de « l’âme de l’Ame », Epispsychidion, voici Saint-Pol-Roux et ses ensoleillements, « symboliste comme Dante », voici Oscar Wenceslas de Lubicz-Milosz, dont l’Ars Magna et les Arcanes décrivent le surgissement, par le Verbe, d’un « autre espace-temps » non point irréel mais à partir duquel toute réalité s’ordonne, s’éclaire ou s’obscurcît, selon l’attention déférente que nous savons, ou non, lui porter.

Tout ce qui importe se joue dans notre perception du temps. Est-il un autre temps que le temps de l’usure et de la destruction ? Sous quelles conditions s’offre-t-il à notre attention, dans quelles incandescences ? La plus haute intensité, celle qui délivre, ne vient pas dans la hâte, l’agitation et le tumulte, mais dans le calme et le silence : « regard de diamant » comme disent les taoïstes.

L’âme est ce qui éveille, derrière les yeux de chair, les « yeux de feu ». «  C’est au yeux de feu seuls qu’apparaît ce qui unit Proclus à Botticelli et l’Empereur Julien à Franz Liszt » disait Jean-Louis Vieillard-Baron, dans l’une de ses belles conférences de l’Université Saint-Jean de Jérusalem. Par l’exercice herméneutique, un arrière-plan apparaît, une conscience dans la conscience, antérieure à toute analyse et à toute explication historique, qui, si elle ne peut se prouver, selon les lois de la science reproductive, s’éprouve et se dit. En amont, dans une immensité antérieure, dans un ressac de réminiscences se tient une Sapience, qui est le bonheur même, une région paradisiaque, cet « invincible été » que l’on porte en soi au cœur de l’hiver, comme disait Camus, une gnose soleilleuse, si merveilleusement figurée dans le fameux traité d’Alchimie, intitulé précisément Splendor Solis, et qui nous revient, non de façon planifiable mais à la venvole, et pour laquelle il convient donc de se tenir prêts à chaque instant.

Tel est exactement le sens de la chevalerie spirituelle, de ce cheminement vers le Graal ou la Jérusalem Céleste, entre la Mort et le Diable, comme sur la gravure de Dürer. Le combat pour l’Ame du monde oppose un sacrifice à un gâchis. Le moderne ne voulant rien sacrifier gâche tout. A tant vouloir opposer le corps et l’esprit, il perd le bon usage de l’un et de l’autre. Nous conquerrons, ou nous perdrons, en même temps et du même geste, la beauté de l’instant et la splendeur de l’éternité, le frémissement sensible et les lumières secrètes de l’Intellect, la présence immédiate, l’éclosion de l’acte d’être et la fidélité à la Tradition qui nous en donne les clefs. A la fine pointe de la seconde advenante, à l’aube de la fragile et fraîche éclosion, le beau récitatif nous vient en vagues depuis la nuit des temps par l’intercession d’Orphée et de Virgile.

Contre les armes dont le monde moderne use contre nous afin de nous épuiser et de nous distraire, reprenons sans ambages le Bouclier de Vulcain tel qu’il apparaît, en figuration de l’Ame du monde, dans l’Enéide : feu primordial et cœur du monde. « Par lui, écrit Yves Dauge, s’enracinent dans l’histoire les Idées pensées par Jupiter, formée par Apollon, transmise par Mercure et vivifiées par Vénus ». Telle est exactement l’âme avivée, l’âme sauvegardée : une voie vers la pensée intérieure des êtres et des choses, au point où elles se forment en se délivrant de l’informe, et voyagent vers nous par des ambassades ailées, celle des poètes et des herméneutes, pour finalement être touchées et vivifiées par l’amour. 

Luc-Olivier d'Algange

Extrait de Propos réfractaires, éditions de L'Harmattan, 2023. 

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06/09/2024

Un cartulaire héraldique, notes sur l'oeuvres de Fernando Pessoa:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Un cartulaire héraldique, notes sur l'oeuvre de Fernando Pessoa 

 

A André Coyné

 

L'idée d'Empire domine l'œuvre diverse de Fernando Pessoa. Le désir d'embrasser la multiplicité, de ressaisir les innombrables aspects de l'âme, d'être, enfin soi-même, le masque de toute vie et de toute chose, de s'en approprier l'essence par les communions et les ruses du personnage,- tout cela témoigne d'un dessein littéraire qui commence avant la page écrite et s'achève après elle, en des oeuvres vives, ardentes, que l'on peut dire philosophales. De l'Alchimie et, d'une manière plus générale, de la tradition hermétique et néoplatonicienne occultée par le triomphe des théories matérialistes, les poètes demeurent, en Europe, les ultimes ambassadeurs. L'œuvre de Pessoa ne fait pas exception à cette règle méconnue qui associe la grandeur poétique, l'audace visionnaire et la fidélité à la plus lointaine tradition.

Alors que la science profane travaille par déductions sur le mécanisme et les quantités du monde sensible, la science hermétique œuvre, par l'analogie, au sacrement des qualités et des essences. L'une s'interroge sur le comment, l'autre donne réponse au pourquoi. La différence est capitale, et ce n'est pas le hasard si tant de poètes modernes, enclins à la spéculation, retrouvèrent, dans la tradition hermétique, les grandes lignes de leur dessein poétique.

« Avec l'aide et l'assistance de Dieu, écrivit Pic de la Mirandole, l'Alchimie met en lumière toutes les énergies cachées de par le vaste monde. Comme le vigneron greffe le cep sur l'orme et sur l'espalier, le mage, l'Alchimiste sait unir et pour ainsi dire marier terre et ciel, énergies inférieures et énergies supérieures ». Cette coïncidence des contraires, qui dépasse également l'opposition philosophique du réalisme et du nominalisme, il est facile de comprendre en quoi elle séduisit Fernando Pessoa. La hiérogamie cosmique, le dépassement du dualisme en des noces miroitantes, impériales, apparente ici la nostalgie de la conquête et le pressentiment des retrouvailles, la poésie et l'Empire. Par le Grand-Oeuvre solaire, le regret de l'Age d'Or devient l'annonce du Retour, l'adepte se substituant au temps, et disposant du pouvoir de transfigurer la nature :« L'eau céleste et indestructible, écrit Bernard Gorceix, le feu intangible de l'empyrée, se trouvent finalement unis, par le ciel cristallin, par la sphère des astres, par la flore, la faune, par les pierres et les mines, à l'eau corporelle, lentement distillée et volatilisée, pour l'édification de ces cieux nouveaux et de cette terre nouvelle dont rêve l'Alchimiste. » Il ne s'agit donc pas seulement de repérer dans les poèmes de Pessoa des images alchimiques mais bien de montrer que le principe de l'œuvre, en ses ramifications hétéronymiques, s'identifie à la genèse et à l'accomplissement d'un secret d'or impérial, « identique à l'or de la nature, non seulement comme effet mais aussi comme cause ».

« De même, écrit Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même, l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance ésotérique. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué, dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps. » Le Grand-Œuvre consiste alors à trouver, dans le temps, par la science analogique des astres et de la lumière, l'angle prophétique s'ouvrant sur l'au-delà du temps, qui est le cœur du temps, tel l'instant, île de cristal se tenant immobile dans la déroute universelle.

Ainsi, par fidélité au dieu dorique de la lumière, l'alchimiste défie le règne de Kronos, afin de vaincre la durée profane et l'histoire elle-même, par le sens semblable à une lance de feu qui l'interrompt et la transcende pour la très grande gloire de l'Esprit dont il est dit dans L'Apocalypse d'Hermès (traité anonyme du dix-septième siècle) : « Il vole vers le ciel par le monde intermédiaire. Nuage qui monte vers l'aurore, il introduit dans l'eau son feu qui brûle, dans le ciel il a sa terre clarifiée. »

Sans doute sommes nous fondés à voir dans l'intelligence analogique qui, précise Pessoa, « n'a aucun nom particulier » une exigence de la poésie en tant que moyen de connaissance et imagination créatrice, pour reprendre l'expression rendue célèbre par les magistrales études de Henry Corbin sur Ibn'Arabi, Sohravardî ou Ruzbehân de Shîraz. L'imagination créatrice, on le sait, est cet espace médiateur entre le sensible et l'intelligible, entre la multiple splendeur du monde sensible et l'unificente clarté des Idées, où s'inscrivent les signes, les Symboles, les silhouettes ou les icônes de la sagesse divine. Car l'Idée est avant tout une chose vue dans le matin profond et les promesses de l'intelligence « qui n'a encore aucun nom particulier »; elle advient comme un scintillement sur la surface des eaux, comme une vision que l'on reconnaît, l'expérience visionnaire n'étant rien d'autre que le moment de la plus haute intensité, dans l'épopée de la réminiscence.

A l'exemple des poètes-philosophes néoplatoniciens, tels que Jamblique ou l'Empereur Julien, Fernando Pessoa ne juge pas exclusives l'une de l'autre la réflexion philosophique et l'expérience visionnaire. Tout au contraire, il entreprend d'éclairer l'une par l'autre afin de retrouver, en amont, l'expérience originelle de la pensée, l'ingénuité primitive de l'accord parfait, d'une sagesse qui, dans sa plénitude, renonce à s'affirmer pour telle : « Lorsque viendra le Printemps, écrit Alberto Caiero, si je suis déjà mort, les fleurs fleuriront de la même façon, et les arbres ne seront pas moins verts qu'au Printemps passé. »

De l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, Alberto Caiero serait en quelque sorte le tronc. De lui se réclament l'érudit et subtil Ricardo Reis et le sauvage et futuriste Alvaro de Campos. D'Alberto Caeiro à Alvaro de Campos, la distance est la même que celle qui sépare Héraclite et Proclus, le présocratique et le néoplatonicien,- le « découvreur de la nature » et le chantre de la violence « ultimiste », gnostique païen aspirant sans doute à la même « innocence des sens », pour reprendre l'expression de Nietzsche, mais devant, pour l'atteindre, passer par toutes les outrances de la révolte, de l'imprécation et de l'apostasie. En ce sens Alvaro de Campos est plus proche de nous. Son inquiétude et son tumulte sont davantage à notre ressemblance que la sérénité de Caiero, infiniment désirée mais perdue comme sont perdus pour nous, « affreusement perdus », l'Age d'Or dont parlait Hésiode et la silencieuse enfance, et l'Empire.

L'Idée d'Empire, en ouvrant une troisième voie entre l'isolement égotiste et le nivellement collectif, ressuscite aussi une certaine forme d'espoir métapolitique ». Diversité ordonnée, hiérarchie au sens étymologique du terme, fondant le principe de l'Autorité sur le sacré et non plus sur le pouvoir temporel, l'Empire dont rêve Pessoa est à la ressemblance du beau cosmos miroitant, de cette « terre clarifiée ». Obscurcie par ses parodies successives, l'Idée d'Empire est devenue aujourd'hui presque incompréhensible. « Tout Empire qui n'est pas fondé sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une mort sur un trône » écrit Fernando Pessoa. Il importe ici de retrouver le sens du discernement et ne plus confondre totalité et totalitarisme, unité et uniformité, autorité et pouvoir, gloire et réussite, métaphysique et idéologie, intransigeance et fanatisme, principes et valeurs.

Alors que les valeurs et les idéologies concernent, selon la formule de Raymond Abellio « l'espèce humaine en tant qu'espèce, dans son ensemble ou ses sous-ensembles », les principes concernent l'être humain dans sa solitude et dans sa communion. Les valeurs relèvent d'une appartenance grégaire et utilitaire. Les principes obéissent à l'unique souveraineté de l'Esprit et témoignent d'une vocation héroïque, ascétique, ludique ou contemplative : « En créant notre propre civilisation spirituelle, écrit Pessoa, nous subjuguerons tous les peuples; car il n'y a pas de résistance possible contre les forces de l'Esprit et des arts, surtout lorsqu'ils sont organisés, fortifiés par des âmes de généraux de l'Esprit. »

Comment définir exactement cet impérialisme ? Pessoa propose la formule: « Un impérialisme de poètes ». En effet, écrit-il, « l'impérialisme des poètes dure et domine; celui des politiciens passe et s'oublie s'il n'est rappelé par le chant des poètes. » L'avenir du Portugal, et, par voie de conséquence, de l'Europe, sortie enfin de la pénombre de son activisme somnambulique, est déjà écrit pour qui sait lire dans les strophes de Bandarra. Cet avenir, explique Pessoa, c'est d'être tout: « Ne tolérons pas qu'un seul dieu reste à l'extérieur de nous-mêmes. Absorbons tous les dieux ! Nous avons déjà conquis la Mer; il ne nous reste qu'à conquérir le Ciel en laissant la Terre aux autres... Etre tout, de toutes les manières, parce que la vérité ne peut exister dans la carence. Créons ainsi le Paganisme Supérieur, le Polythéïsme Suprême ! »

La rimbaldienne « alchimie du Verbe » la quête de « l'étincelle d'or de la lumière nature » s'anime ainsi d'une impérieuse exigence d'étendre le domaine du sens. Vasco de Gamma des mers et des cieux intérieur, Pessoa ne cherche point à se perdre dans les abysses de l'indéterminé ou de l'absurde, mais de conquérir. En son dessein cosmogonique et impérial, il suit l'orientation du Soleil-Logos. De même que Sohravardî voulut réactualiser la sagesse zoroastrienne de l'ancienne Perse tout en demeurant fidèle à la plus subtile herméneutique abrahamique, Pessoa nous promet le retour de Dom Sébastien, un matin de brouillard, précédant le triomphe du Cinquième Empire : « Par matin, précise Pessoa, il faut entendre le commencement de quelque chose de nouveau,- époque, phase ou quelque chose de similaire. Par brouillard, il faut entendre que le Désiré reviendra caché et que personne ne s'apercevra de son arrivée et de sa présence. »

Le retour au « paganisme » que suggérait Alvaro de Campos pour en finir avec le matérialisme « qui exprime une sensibilité étroite, une conception esthétique réduite, puisqu'il ne vit pas la vie des choses sur le plan supérieur » n'est en rien un refus de la transcendance mais un appel aux vastes polyphonies de l'Ame du monde, écharpe d'Iris et messagère des dieux : « Inventons, écrit Pessoa, un Impérialisme Androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. Réalisons Apollon spirituellement. Non pas une fusion du christianisme et du paganisme, mais une évasion du christianisme, une simple et stricte transcendantalisation du paganisme, une reconstruction transcendantale de l'esprit païen."

« Une reconstruction transcendantale de l'esprit païen ». La formule qui n'est paradoxale qu'en apparence mérite d'être méditée. Elle nous reporte directement à cette période faste du néoplatonisme païen qui, de Plotin à Damascius, œuvre comme l'écrit Antoine Faivre « à poser une procession intégrale, une transcendance intransigeante, alliée à une immanence mystique ». Et cela tout en opérant la convergence des Arts sacrés et des religions du Mystère héritières de l'Egypte pharaonique. Il ne s'agit donc nullement ici d'une régression vers une religiosité naturaliste, ou panthéïste, mais, tout au contraire, de l'édification, selon les hiérarchies platoniciennes d'une véritable métaphysique établissant clairement la distinction entre la nature et la Surnature. Mais là encore distinction ne signifie point séparation. La dualitude est nuptiale; et si le soleil que l'on célèbre n'est point le soleil physique mais, à travers lui le soleil métaphysique du Sens, du Logos, alors l'ascendance matutinale de l'astre est l'image de l'exhaussement de la conscience humaine hors de sa gangue naturelle, son élévation glorieuse, impériale. Le projet de reconstruction de Fernando Pessoa s'éclaire ainsi des subtiles couleurs du monde antérieur.

Messages, cartulaire héraldique du drapeau portugais, égrène, pour reprendre l'expression de Armand Guibert « un rosaire où s'enchaînent les grains du Merveilleux: le roi Jean Premier, fondateur de la dynastie des Aviz y est adoubé Maîtredu Temple; Dona Filipa de Lancastre, son épouse, saluée Princesse du Saint-Graal; apostrophant le Saint-Connétable Nun'Alvarès, le poète évoque Excalibur, épée à l'onction sainte, que le roi Arthur te donna. » L'anamnésis, le ressouvenir de la Parole Délaissée est la seule promesse.

Luc-Olivier d’Algange

 

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01/09/2024

Hommage à Stefan George, extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan.

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Stefan George

 

 

La poésie est un combat. Aussi sereine, désinvolte ou légère qu’on la veuille, si éprise de songes vagues ou du halo des mots qui surgissent, comme l’écume, de l’immensité houleuse de ce qui n’est pas encore dit, la poésie n’existe en ce monde que par le dévouement, le courage, l’oblation martiale de ses Serviteurs. A ce titre, toute poésie est militante, non en ce qu’elle se voudrait au service d’une idéologie mais par la mise en demeure qu’elle fait à ceux qui la servent de ne servir qu’elle. Nul plus que Stefan George ne fut conscient de cette exigence à la fois héroïque et sacerdotale qui pose la destinée humaine dans sa relation avec la totalité de l’être, entre le tout et le rien, entre le noble et l’ignoble, entre l’aurore et le crépuscule, entre la dureté du métal et « l’onde du printemps » :

 

« Toi, toujours début et fin et milieu pour nous

Nos louanges de ta trajectoire ici-bas

S’élèvent Seigneur du Tournant vers ton étoile… »(1)

 

Le cours ordinaire des jours tend à nous faire oublier que nous vivons brièvement entre deux vastitudes incertaines qui n’appartiennent point à ce que l’homme peut concevoir en terme de vie personnelle, et qu’à chaque instant une chance nous est offerte d’atteindre à la beauté et à la grandeur en même temps que nous sommes exposés au risque d’être subjugués par la laideur et la petitesse. Depuis que nous ne prions plus guère et que nos combats ne sont plus que des luttes intestines pour le confort ou la vanité sociale, ce qu’il y a de terrible ou d’enchanteur dans notre condition nous fait défaut. Nous voici au règne des « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Pour Stefan George, la poésie est un combat car le monde, tel qu’il se configure, n’en veut pas. La poésie n’est pas seulement le combat de l’artiste avec la matière première de son art, elle est aussi un combat contre le monde, un « contre-monde » selon la formule de Ludwig Lehnen, qui est, pour des raisons précises, le contraire d’une utopie. Pour Stefan George, ce n’est pas la poésie qui est l’utopie, le nulle part, mais ce monde tel qu’il va, ce monde du dernier des hommes auquel la poésie résiste :

 

« Ainsi le cri dolent vers le noyau vivant

Retentit dans notre conjuration fervente » (2)

 

On peut, certes, et ce sera la première tentation du Moderne, considérer cette majestueuse, hiératique et solennelle construction georgéenne comme une illusion et, de la sorte, croire la récuser. Il n’en demeure pas moins que cette illusion est belle, que cette illusion, si illusion il y a, entraîne en elle, pour exercer les pouvoirs du langage humain, le sens de la grandeur et du sacrifice, l’exaltation réciproque du sensible et de l’intelligible. Force est de reconnaître que cette « illusion » si l’on tient à ainsi la nommer, est à la fois la cause et la conséquence d’une façon d’être et de penser plus intense et plus riche que celles que nous proposent ces autres illusions, ces illusions subalternes dispensées par les sociétés techniciennes ou mercantiles, voire par les idéologies dont les griseries sont monotones et fugaces :

 

« Et renferme bien en ta mémoire que sur cette terre

Aucun duc aucun sauveur ne le devient sans avoir respiré

Avec son premier souffle l’air rempli de la musique des prophètes

Sans qu’autour de son berceau n’eût tremblé un chant héroïque. » (3)

 

L’éthique s’ordonne à des Symboles et à une discipline qui resserre l’exigence autour du poïen. Ascèse de la centralité, du retour à l’essentiel, de l’épure, cette éthique rétablit la précellence d’une vérité qui se laisse prouver par la beauté en toute connaissance de cause. Pour Stefan George, rien n’est moins fortuit que la poésie. Loin d’être le règne des significations aléatoires ou de vagues divagations de l’inconscient, la poésie est l’expression de la conscience ardente, de la lucidité extrême. L’Intellect n’est point l’ennemi de la vision, bien au contraire. L’Image n’advient à la conscience humaine que par le miroir de la spéculation. Toute poésie est métaphysique et toute métaphysique, poésie. On peut considérer cette poésie métaphysique comme une illusion, Stefan George se refusant à en faire un dogme, mais cette illusion demeure une illusion supérieure dont la supériorité se prouve par la ferveur et la discipline qu’elle suscite :

 

« Seul peut d’aider ce qu’avec toi tu as fait naître –

Fais retour dans l’image retour dans le son ! » (4)

 

Notons, par ailleurs, que ceux-là mêmes qui « déconstruisent » et « démystifient » avec le plus d’entrain les métaphysiques sont aussi ceux qui s’interrogent le moins sur les constructions et les illusions banales comme si, du seul fait d’être majoritaires à tel moment de l’Histoire, elles échappaient à toute critique, voire à toute analyse. La pensée de Stefan George se refuse à cette complaisance. Peu lui importe le jugement ou les habitudes de la majorité. Plus humaniste, au vrai sens du terme que des détracteurs, Stefan George prend sa propre conscience comme point de référence à la conscience humaine. Il éprouve la conscience, la valeur, la volonté, la possibilité et la création à partir de son propre exemple et de sa propre expérience : méthode singulière où l’on peut voir aussi bien un immense orgueil qu’une humilité pragmatique qui consisterait à ne juger qu’à partir de ce que l’on peut connaître directement, soi-même, et non par ouïe dire, précisément à partir d’un « soi-même » dont l’exemplarité vaut bien toutes les représentations et tous les stéréotypes du temps :

 

« Seuls ceux qui ont fui vers le domaine

Sacré sur des trirèmes d’or qui jouent

Mes harpes et font les sacrifices au temple..

Et qui cherchent encore le chemin tendant

Des bras fervent dans le soir – d’eux seuls

Je suis encore le pas avec bienveillance

Et tout le reste est nuit et néant. » (5)

 

Pour Stefan George, croire que sa propre conscience ne puisse nullement être exemplaire de la conscience humaine, ce serait consentir à une démission fondamentale, saper le fondement même du « connais-toi toi-même » c’est-à-dire le fondement de la pensée grecque du Logos qui tient en elle le secret de la liberté humaine. Si un seul homme ne peut, en toute légitimité, donner tort à ses contemporains, fussent-ils en majorité absolue, toute pensée s’effondre dans un établissement automatique et général de la barbarie, voire dans une régression zoologique : le triomphe de l’homme-insecte. Toutefois, à la différence de Stirner, George ne s’appuie pas exclusivement sur l’unique. Sa propre expérience de la valeur, il consent à la confronter à l’Histoire, ou, plus exactement à la tradition. Son « contre-monde » se fonde à la fois sur l’expérimentation du « connais-toi toi-même » et sur la tradition qui nous juge autant que nous la jugeons. L’humanitas, en effet, ne se réduit pas aux derniers venus quand bien même ils s’en prétendent être l’accomplissement ultime et merveilleux. Ce que le dépassement de sa propre conscience exige de lui, ce qu’exige son sens de la beauté et de la grandeur, son refus des valeurs des « derniers des hommes », Stefan George le confronte à ce que furent, dans leurs œuvres, les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, les Prophètes, les Aèdes, les moines guerriers ou contemplatifs, non pour être strictement à leur ressemblance mais pour consentir à leur regard, pour mesurer à l’aune de leurs œuvres et de leurs styles, ce que sa solitude en son temps lui inspire, ce que sa liberté exige, ce que son pressentiment lui laisse entrevoir :

 

« Nommez-le foudre qui frappa signe et guida :

Ce qui à mon heure venait en moi…

Nommez-le étincelle jaillie du néant

Nommez-le retour de la pensée circulaire :

Les sentences ne le saisissent : force et flamme

Remplissez-en images et mondes et dieux !

Je ne viens annoncer un nouvel Une-fois :

De l’ère de la volonté droite comme une flèche

J’emmène vers la ronde j’entraîne vers l’anneau » (6)

 

Si la joie de Stefan George n’était que nostalgie, elle ne serait point ce salubre péril pour notre temps. La nostalgie n’est que le frémissement du pressentiment, semblable à ces ridules marines qui, sous le souffle prophétique, précèdent la haute vague. Il ne s’agit pas, pour George, de plaindre son temps ou de s’en plaindre mais de le réveiller ou de s’en réveiller, par une décision résolue, comme d’un mauvais rêve. La décision georgéenne n’est nullement une outrecuidance ; elle a pour contraire non point une indécision, qui pourrait se targuer de laisser les hommes et le monde à eux-mêmes, mais une décision inverse, également résolue :

 

« Possédant tout sachant tout ils gémissent :

‘’Vie avare ! Détresse et faim partout !

La plénitude manque !’’

Je sais des greniers en haut de chaque maison

Remplis de blé qui vole et de nouveau s’amoncelle –

Personne ne prend… » (7)

 

De même que l’on ne peut nuire à la sottise que par l’intelligence, on ne peut nuire à la laideur que par la beauté. Les promoteurs du laid sous toutes ses formes sont si intimement persuadés que la beauté leur nuit qu’ils n’ont de cesse d’en médire. La beauté, selon eux, serait archaïque ou élitiste et, quoiqu’il en soit, une odieuse offense faite à la morale démocratique et aux vertus grégaires. Le plus expédient est de dire qu’elle n’existe pas : fiction aristocratique et platonicienne dépassée par le relativisme moderne. Sans entrer dans la dispute fameuse concernant l’existence ou l’inexistence de la beauté en soi (et devrait-elle même exister pour être la cause de ce qui existe ?) les démonstrations en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse tiennent sans doute plus à ce que l’on éprouve qu’à ce que l’on raisonne. La beauté telle que la célèbrent Platon ou Plotin est moins une catégorie abstraite qu’une ascension, une montée, une ivresse. Cette beauté particulière, sensible, lorsqu’elle nous émeut, lorsque nous en éprouvons le retentissement à la fois dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit, nous la voulons éternelle. La pensée platonicienne, surtout lorsque s’en emparent les poètes, autrement dit le platonisme qui n’est laissé pas exclusivement à l’usage didactique, est une ivresse, une extase dionysienne qui, par gradations infinies, entraîne l’âme du sensible vers l’intelligible qui est un sensible plus intense et plus subtil. Entre le Sens et les sens, Stefan George refuse le divorce. Sa théorie de la beauté, et le mot « théorie » renvoie ici à son étymologie de contemplation, dépend de ce qu’elle donne ou non à éprouver à travers ses diverses manifestations. Eprouvée jusqu’à la pointe exquise de l’ivresse, la beauté devient éternelle. On peut certes discuter de la relativité des critères esthétiques, selon les temps et les lieux, il n’en demeure pas moins que par l’expérience que nous en faisons, la beauté nous arrache à la temporalité linéaire pour nous précipiter dans un autre temps, un temps rayonnant, sphérique, harmonique, qui n’est plus le temps de l’usure, ni celui de la finalité. Confrontée à cette expérience, la pensée platonicienne édifie la théorie de la beauté comme splendeur du vrai qui n’exclut nullement l’exclamation rimbaldienne : «  O mon bien, ô mon beau ! » car cette beauté en soi n’est « en soi » que parce qu’elle se manifeste en nous. Elle nous doit autant que nous lui devons et réalise ce que les métaphysiciens nomment une « unité supérieure à la somme des parties » :

 

« … Instant intemporel

Où le paysage devient spirituel et le rêve présence.

Un frisson nous enveloppa… Instant du plus grand heur

Qui couronnait toute une vie terrestre en la résumant

Et ne laissait plus de place à l’envie de la splendeur

De la mer parsemée d’îles de la mer divine. »(8)

 

La beauté n’appartient ni à l’Esprit, ni à la chair mais à leur fusion ardente. Sauver la cohésion du monde, son unité supérieure pour garder en soi la multiplicité, la richesse des contradictions, la polyphonie des passions, ce vœu exactement contraire à celui des Modernes, Stefan George en appellera pour le réaliser « aux Forts, aux Sereins aux Légers », qu’il veut armer contre les faibles, les excités et les lourds, autrement dit les hommes grégaires, acharnés à peupler le monde de leurs abominations sonores non sans, par surcroît, être de pompeux moralisateurs et les infatigables publicistes de leur excellence, au point de considérer tous les génies antérieurs comme leurs précurseurs. Tout Moderne imbu de sa modernité est un dictateur en puissance éperdu d’auto-adulation mais en même temps extraordinairement soumis, soucieux de conformité sociale, « bien-pensant », zélé, esclave heureux jamais lassé de s’orner des signes distinctifs de son esclavage. Le Moderne « croit en l’homme », c’est-à-dire en lui-même, mais ce « lui-même », il consent à ce qu’il soit bien peu, sinon rien ! Rien ne lui importe que d’être, à ses propres yeux, supérieur à ses ancêtres. La belle affaire ! Ceux-ci étant morts, il s’en persuade plus aisément.

 

« Ne me parlez d’un Bien suprême : avant d’expier

Vous le ravalez à vos existences basses…

Dieu est une ombre si vous-mêmes pourrissez !

(…) Ne parlez pas du peuple : aucun de vous ne soupçonne

Le joint de la glèbe avec l’aire pavée de pierres

La juste co-extension montée et descente –

Le filet renoué des fils d’or fissurés. »(9)

 

L’œuvre est ainsi un rituel de résistance à l’indifférenciation, c’est-à-dire à la mort : rituel magique, exorcisme au sens artaldien où la sorcellerie évocatoire et l’intelligence aiguë s’associent en un même combat contre Caliban. Pour Stefan George, rien n’est dû et tout est à conquérir, ce qui relève tout autant d’une haute morale que d’une juste pragmatique. Chaque espace de véritable liberté contemplative ou créatrice est conquis de haute lutte contre les autres et contre soi-même. Il n’est d’autre guerre sainte, pour Stefan George, que celle qui sauve, qui sanctifie la beauté de l’instant.

A l’heure où l’Europe fourvoyée se désagrège, on peut voir en Stefan George l’œuvre ultime de la culture européenne. Cet Allemand nostalgique de la France, disciple de Shakespeare et de Dante, ce poète demeuré fidèle dans ses plus radicales audaces formelles aux exigences et aux libertés de la pensée grecque nous donne à penser que l’Europe existe en poésie. Une idée, une forme européenne serait ainsi possible mais qui ne saurait se réaliser en dehors ou contre les nations. Pour Stefan George, l’Idée européenne jaillit des profondeurs de l’Allemagne secrète, autrement dit de ces puissances cachées, étymologique, ésotériques qui gisent dans le palimpseste de la langue nationale. Evitons un malentendu. Certes, la poésie, comme nous en informe Mallarmé, est composée non avec des sentiments ou des significations mais avec des mots, mais ces mots participent d’une poétique qui engage la totalité de l’homme et du monde. La poésie qui n’est point confrontation avec la totalité de l’être n’est que babil, « inanité sonore ». Toute chose possède son double hideux ; celui de la poésie est la publicité.

La poésie de Stefan George est militante, mais en faveur d’elle-même, où, plus exactement, en faveur de la souveraineté du Symbole dont elle témoigne, du dessein dont elle est l’accomplissement. La poésie est au service de son propre dessein qui, loin de se réduire aux mots, s’abandonne aux resplendissements de l’Esprit dont les mots procèdent et qu’ils tentent de rejoindre sur ces frêles embarcations que sont les destinées humaines. Stefan George dissipe ainsi le malentendu post-mallarméen. Son œuvre restitue aux vocables leur souveraineté. On distingue d’ordinaire dans l’œuvre de Stefan George deux époques, l’une serait vouée à « l’art pour l’art », dans l’influence de Villiers de l’Isle-Adam et de Mallarmé, l’autre, qui lui succède, serait militante, au service de l’Idée et de l’Allemagne secrète. L’une n’en est pas moins la condition de l’autre. Mallarmé et Villiers sont pour Stefan George, « les soldats sanglants de l’Idée ». Villiers est un écrivain engagé contre le « progrès » et contre l’embourgeoisement du monde. Mallarmé poursuit une « explication orphique de la terre ». C’est en accomplissant l’exigence de la poésie, en amont, que la poésie et la politique se rejoignent. Toute politique procède de la poésie. Rétablir la souveraineté de la poésie, c’est aussi rétablir celle de la politique contre le monde des insectes, contre le triomphe du subalterne sur l’essentiel.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

  1. L’Etoile de l’Alliance, éditions de la Différence, page 9

  2. Ibid., page 19

  3. Ibid., page 29

  4. Ibid., page 37

  5. Ibid., page 49

  6. Ibid., page 43

  7. Ibid., page 51

  8. Ibid., page 139

  9. Ibid., page 59

 

Stefan George, L’Etoile de l’Alliance, Traduit de l’allemand et postfacé par Ludwig Lehnen (éditions de la Différence)

Article extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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27/08/2024

Chant de l'étoile polaire, poème

 

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Luc-Olivier d’Algange

 

Chant de l’Etoile polaire

 

 

Maudites, les apparences ?

Il fallait un jour en finir avec ce mensonge dont les conciles d'azur et d'or

assistaient au péril de nos royaumes...

Jadis, il m'en souvient, toute chose était dite en cet honneur.

La Gloire, et les certitudes philologiques,

l'empire et la tristesse des conquérants salutaires...

Toute chose, oui, s'il m'en souvient, était ainsi dévouée à cette rive sablonneuse,

toute chose en vain

tout en bas de l'escalier de la nuit et des millénaires,

toute chose évanouie dans l'illusion de l'heure

dans cette flamme inextinguible

sous le regard le plus clair, le coursier le plus blanc,

telle cette Ode Olympique dont l'aube

encore peuplée d'astres mystérieusement

nous ôtait le sommeil.

Et nous demeurions ainsi les yeux ouverts,

nous demeurions

immobiles,

comme la descendante de l'ultime prodige

sur les degrés du temple taurique

- doucement elle feignit de s'endormir...

Or, tout cela revint

à ma mémoire comme une libation de la vive nature.

Tout cela m'enjoignait à comprendre la joie et la douleur

l'épreuve des enfers et la pieuse tristesse

d'un jour pluvieux,

l'automne...

Car il était dit

que nous devions douter de notre victoire,

douter du Chœur

et de cette saveur subtile de l'âme,

alors même que la beauté

en sa chantante terrestreïté,

devisait avec la Mer et nos tempes !

Et nous rêvions alors

d'un envol prodigieux, d'une race du libre ciel et de l'essor, car l'Ether,

l'Ether toujours

nous fut,

entre toutes,

l'éblouissante promesse...

Quelle légèreté alors nous saisissait dans le miroir

argenté des feuilles d'olivier,

et de quel promontoire auguste

nous entendions la voile frémir

et se défaire l'emprise des tristes générations !

Ainsi, la belle philosophie des hauteurs

s'offrit à nous comme une jeune fille.

Comme une nuit

portée dans le sein du jour le plus vaste,

notre âme

s'éveillait à l'entendement divin,- car longtemps silencieuse

elle fut,

comme des forêts, des steppes

dans le déclin crépusculaire d'invisibles civilisations...

Longtemps elle ne fut qu'une ombre dans l'Hadès, une

incertaine traversée

de l'Ombre dans une Ombre... Longtemps elle ne fut

qu'un murmure indistinct sur l'ardoise où agonise l'été.

Mais voici

qu'à travers l'immanence de la joie

l'immanence du Signe qui fulgure comme un diamant

sur l'eau ensoleillée

comme un feu clair dans le Jour

le plus vaste,

voici qu'advient la puissance nouvelle

issue d'une avant-région encore sans nom,

issue d'un nous-même dont nous ignorions

l'existence et le sens,

voici

comme une brûlure, une folie, une parfaite constellation,

la synthèse parfaite.

Toute chose ne débute-t-elle point, strophe céleste,

dans le prodige d'un voyage

dans les Jardins de la Mer

dont les roses tardives

sont les plus douces légendes

de l'Hellade rêvée ?

Que l'illusion soit

dans cette profondeur détruite !

Et qu'elle soit le recommencement.

Tant d'errances dans les villes et les siècles en seront rédimées,

tant d'espérances exaucées,

et le thème de l'ultime citation,

en majesté concise

dédiée à la patience du malheur

dont le sens désormais nous sera vain !

Notre grâce était si légère dans notre combat contre Chronos

que le ciel soudain

fut envahi

d'un turquoise d'une musique si belle

que des larmes coulaient sur tes joues

et les temps passés refleurissaient et se mariaient

à ces ombres si délicates que le ciel nous dispensait

comme si

dans le décret de cette heure fière

tout devait nous être donné

et au-delà,

car telle était la récompense de notre fuite amoureuse...

Plaignons un instant ceux qui sont resté en arrière et oublions,

sous l'arc immense du dernier jour du monde

tous les déchirements seront des retrouvailles

et songes, fumées, seront toutes les misères humaines.

C'est pourquoi, en cet instant qui nous emporte

en ce vaisseau

qui nous éloigne

de ce que nous étions

en cette seconde salvatrice,

cet élan vers l'Ether où nulle ombre défunte ne sourit,

j'ai osé refuser ,- et volent les fragments célestes dans l'urgence du Chant !

Et gloire à Eros qui donna le diapason à ces mélodies !

 

Mon histoire est l'histoire du monde,

ma mémoire est au-delà de moi.

J'ai souvenance

de plus vastes empires dans l'aube inconnue

et le destin des couleurs s'unissait à mon chagrin

de voir disparaître

la patiente et lente science

des nuages empourprés dont les métamorphoses

en dehors de moi-même

semblaient en vérité n'être plus

que l'inexplicable adoration de l'émoi le plus secret,

de l'émoi

le plus intime

et dont jamais, jamais je n'eusse deviné, ni espéré qu'un jour

il fût

ainsi offert à la théâtralité et l'évidence infinie du Ciel,

véritable patrie...

Oui, je bénissais cette heure, ce firmament, ce chant

et la plus profonde pensée

qui jamais ne s'achève et chante en moi sans cesse

le regain de la puissance

de l'invisible et sainte puissance des mots

dont j'ignorais alors

qu'ils viendraient une aube au devant de la plénitude...

Car en ces temps-là

j'ignorais l'unisson et la différence,

j'ignorais l'histoire et même les voiles blanches des rituels,- ceux là mêmes

que nous allions inventer

en notre occidentale conjuration de l'Etoile Polaire,

notre société secrète des pensées et des transparences...

En ces temps-là, oui, j'ignorais tout, car les dieux

ne m'avaient pas encore gratifié de splendeur.

Tout n'était que pressentiment...

Que personne

jugeant cette douleur de l'être où je subsistais

n'en vienne à dire le naufrage et la mélancolie

car elles sont encore des récompenses destinées

aux grandes audaces consacrées du lointain.

Que nul

ne vienne s'approprier cette déréliction

qui fut la mienne

et ce combat absurde où périssent les plus beaux dialogues !

Le Ciel s'abreuve à l'incertitude qui me hante.

Le Ciel connaît le sens de ces batailles et de ces bannières

dont je parlais jadis en d'autres poèmes orageux.

Ce que j'aime est d'une plus imprévisible douceur.

Tout ce que j'aime est dans cette fidélité à l'Instant

source créée et incréée

des millénaires qui dorment dans mes phrases

et que ton souffle éveille dans la consolante aube sororale,

Ides perdues et retrouvées.

 

Ma mémoire est un ciel d'été.

Elle est dans le bleu et la chair ensoleillée de l'amante

cette éternité conquise

à jamais,

dans la délicatesse des ombres et des baisers

dans la clarté de vitrail

de la seconde magicienne.

... Et les feuilles furent légères dans l'obscur abri

du crépuscule. C'était un labyrinthe

où je découvrais

le Sel et la Somme du Dieu sans nom. Quelle pure pensée

alors nous éblouissait

dont nous entendions la voix sur les rochers,

Quelle silencieuse et limpide fureur nous saisissait

et nous arrachait au pouvoir de la douleur

comme une sentence marine.

Fils du Ciel et du soleil,

l'audace était notre devise. Elle devançait nos rires

sur l'abîme et l'océan ardent

et cette joie d'être à soi-même la proie

du plus secret désir des apparences,

du plus secret désir des transparences...

Cette ivresse était sans égale.

Devant les portes consacrées et les forêts de l'aube pâle,

devinant le sens des cendres et des empreintes,

nous devancions le cri et l'enfer,

et de larges voiles se faisaient accueillantes à notre ferveur.

De larges voiles comme des Anges,

de larges voiles

sous un ciel plus sombre que la Mer...

 

Que la limpidité soit le Mystère, et l'allusion,

cette transparence offerte aux sens,

à la sagesse cardinale du désir qui sait

que toute chose donnée par amour

est inépuisable dans le Sens

et dans la profondeur des cieux et de la nuit...

Se peut-il que l'ignorance domine

au point de laisser déroutées et hostiles des âmes humaines

à l'approche du chant mystérieux ?

Que le souvenir du saphir des mers les plus lointaines

vienne à notre secours

- et la fraîcheur et les embruns,-

pour dire

que jamais le Sens n'est obscur car la ténèbre toujours

est dans le cœur délaissé des hommes...

Que le souvenir du scintillement du Sel alchimique

vole à notre secours

pour dire que jamais le Sens

n'est interdit

sinon par timidité ou paresse humaine.

Le Chant du poète

est la Gloire retrouvée, sa patience infinie,

retrouvée,

son image divine,

retrouvée,

son audace,

retrouvée,

et cette immense puissance bienheureuse,

ce soleil somptueux, retrouvé dans le cœur et l'être

que nous sommes

de toute éternité,

dans la présence.

 

Toute chose dérive d'une source unique,

et mes pensées et mes rêves...

Comment ne pas voir

que nos rencontres étaient écrites

dans les registres de la lumière ?

L'amour de notre belle trinité amoureuse

nous sauvait de l'insignifiance, de l'insensibilité et de l'Insensé

dont l'otage

était le monde.

Notre rencontre fut l'eau castalienne

pour notre soif que seule

comble une soif nouvelle...

Elle fut le rêve silencieux,

le rêve dont la profonde et douce et calme lumière lavande

abreuve

l'âme et l'esprit

tandis que le corps exulte entre tes bras.

Elle fut

ces larmes de bonheur dans tes yeux.

L'Etre cependant

fulgure dans la mathématique des transparences.

l'Etre,

dont l'exactitude s'émeut des plus lointaines litanies

dont l'adoration

dore le front d'un Christ Vainqueur...

L'Etre, qui n'est point

le Tout,

exige le divin qui le fonde,- de même que la raison

oublieuse du Verbe n'est plus qu'une pitoyable superstition.

Ainsi, il m'en souvient, d'amples considérations

déployaient leurs arcs au-dessus de nos têtes...

Telle fut pour nous l'interprétation infinie du monde

cette impétuosité

du Sens ailé

cette conflagration céleste et silencieuse en nous

dont l'œuvre

s'attardait en notre souvenir,

avec la solennité acquise

de l'assouvissement et de la pensée, qui transparaît,

de la pensée

advenue dans la trace comme une promesse

d'accomplissement...

Telle fut pour nous la Saison divine

la Saison de l'heure adonnée au rivage

d'une plus haute légitimité,

la Saison amoureusement éperdue

sous le triomphe multicolore des Anges.

Telle fut pour nous l'Anadyomène

éternellement surgie des eaux pour nous ceindre

de sa clarté et de sa fougueuse juvénilité...

Ainsi débutait

l'épopée

heureuse de la Sagesse, l'aventure hauturière

sous le Signe de la Conjuration de l'Etoile Polaire.

C'était un éloge de la vie et des plus hauts reflets de la vie,

un éloge des temporalités secrètes en nous

dont l'aube et le crépuscule divulguaient les splendeurs...

Bénies étaient les apparences dans le ciel d'été de ma mémoire.

La métaphysique du Jour

stylisait nos gestes en perfection.

Sous le ciel ordonné

notre destin était un empire,

et la beauté devineresse...

Pourquoi vivre dans la banale confusion

alors que la métaphysique du Jour

précisait le site de nos envols

écartant de nous

les malentendus et les équivoques,-

et nous offrant la désinvolture de surcroît .

Celui

qui parle

au vif de l'instant

sauve ce qui est dit et ce qui n'est point dit,

en un seul geste

dans la subtile justice de la métaphysique du Jour.

 

Qu'elles osent l'azur attique

de la pure pensée...

Qu'elles y reviennent, avec leurs danses

comme dans un temple d'enfantement:

ce furent

les germinations de la Saison divine. Il fallait bien

que nous fussions vengés de connaître ce premier don

cette première cadence véhémente

dont la limite était un front de lumière.

Il fallait bien que nous eussions secoué le poids

des attentes vaines,

oublieuses,

pour que sans armes visibles

l'on nous jugeât dignes d'accéder aux présages,-

ce serait, disaient les devineresses,

ce serait sur une autre terre

et sous un autre ciel...

Ecumes, Muses, printemps, vertus, vols dans l'aube éternelle.

Ecoutez cette rumeur de mes jours,

comme des ondes...

Telle fut pour nous la Saison divine,

en ce septentrion léger d'une traversée,

d'une saveur,

soudain, prés des fontaines de Thèbes

là où la pureté ressemble

à tes chevilles fines...

Telle fut pour nous

le belle espérance romaine,

la folie solaire

dans le cercle de plus en plus vaste

dont elle honore la beauté

sonore.

Offertes nous furent

tant de richesses inconnues, tant de vigueurs.

Les Cités

étaient lentes sous nos regards

et nous connaissions

le signe de la justice infinie

et le trident marin.

Qu'elle fût touchée, par la mystérieuse parabole des reflets

qu'elle fût nommée,

je devinais

cette éblouissante théurgie...

Son nom

s'éveillait à l'angle des apparences,

dans la ligne brisée

de la transparence,

entre l'ordre du monde et son abîme,

entre le rêve et le sommeil...

Là, je pressentais une feuille frémissante

et le royal accord

de nos contrées et de nos âmes.

 

Au bord de cette Mer, le sable

est la blonde pensée des dieux...

Infinie si l'on songe

et salvatrice

et mortelle si l'on

compte.

En ces temps-là, nous nous laissions griser

par les scintillements de l'eau et de la lumière.

Le crépuscule était

une immense promesse.

Notre allégresse précédait les événements du récit.

Notre âme

était forte de sa vision

et notre compréhension de la bataille.

Quel souvenir de ciel

austral étendait alors

ses ailes sur nos refuges,

nos ancêtres ?

Et de quel autre souvenir cette âme humaine fut détruite ?

Etait-ce d'un seul refus la croyance cruelle ou bien

dans l'exactitude d'un compas géant

la rosace d'un univers

dont les architectes seraient

la nécessité et le hasard ?

Pieux mensonge !

Toute chose dément cette triste habitude

et même notre honte à nous y résigner

et notre nostalgie d'une certitude plus haute

et la branche de laurier dans l'azur profond

et l'immobilité vibrante

de la pierre: toute chose dément...

Toute chose devine

et j'en détiens la connaissance mélodieuse.

 

Mais nous connûmes aussi de sombres clameurs,

les déchirements,

le soliloque de l'effroi...

Instants irrespirables,

haines, mélancolies,

à l'intérieur de ces ténèbres en tentation

où toute chose

ressemble à une confuse prostitution,

à une misère machinale,

sous les affreuses évaluations du Règne de la Quantité...

Les temps modernes avaient cette allure qui ne pardonne

et quand bien même

nous n'eussions rien connus d'autre

l'imperfection

était visible

spectre visible

outrance banale

où toute chose n'est qu'un autel de la vengeance,

une idole du ressentiment.

Fuir ! C'était la seule éclatante destinée !

Aller vers les cieux verts et les feuilles brillantes

et les chevaleries

irréelles d'une gloire oubliée...

Fuir cet inavouable rétablissement de Chronos

et cette triste et banale barbarie...

Ainsi notre sillage inventait

une subtile civilisation de lueurs et de caresses

entre nos regards et nos corps

ainsi l'instant méditait

en nous la victoire de cette exquise énigme 

qui portait

en nous

ce nom de la Conjuration de l'Etoile polaire.

L'Instant

dont jadis nous écrivîmes le Sacre

portait en nous ce nom

qui nous unissait,

ce nom qui nous destinait

aux plus vertigineuses et calmes ivresses,

Isis voilée et dévoilée...

 

Et que de monstres frappés d'inconsistance !

Que de belles victoires sur le front du resplendissement,

la large absence farouche de quelle vie antérieure !

Etait-ce

un zénith moins pur,

un bec d'azur

dans la présence majeure ?

Notre audace devenait pensive

et Sphinx dans le péril...

Et dans le grand théâtre des châtaigniers

dans l'ample dramaturgie de ces phrases,

nous inventions le tourment délicieux d'une liberté

injustifiable...

Le Soir évanouissait en nous un trône transfiguré

par les nombres somptueux de la Mer.

Et pourtant

de ces folies

il ne resta

que la haute abstraction du Ciel, et la louange angélique.

Car nous savions que la souffrance,

était une fausse nudité de l'être,

et Virgile riait avec ses épreuves claires

dans ce jour pluvieux que nous traversions sans y croire

dans cet effondrement du monde

que nous subissions sans y croire,

sombres clameurs,

déchirements,

soliloques de l'effroi... Pieux mensonges !

Il était dit que nous ne nous laisserions point encombrer

de ces écorces mortes...

La messagère était trop belle

en sa présence perpétuelle,

la séduction de sa bouche et de sa hanche,

car l'éternité est dans cette heure qui ressemble

à la grande distance du bonheur

et du malheur

telle qu'elle nous touche dans le silence de notre enfance

dans ce silence d'aigue-marine

qui prédit à notre première espérance

le ciel nocturne et pur

où chante l'écume prodigieuse des astres...

 

Vous qui étiez de la jeunesse perdue l'éloge et le conseil,

cette mémoire

dont l'accueil

eût tari mes paroles

vous seules, vêtues de l'Aube

profonde comme la contemplation,

n'ai-je aimé que votre réalité passive ?

Quel esseulement

et quelle fierté navrée se courbait

sous la funèbre incertitude...

Vous étiez, il m'en souvient, douce de lassitude apprise

avant que ne surgisse

l'autre merveille !

Un char brillant hors de la brume

vous regardait

et vous n'osiez dire,

vous n'osiez acclamer

cette étincelante finitude...

Jadis l'Inanimé effarouchait

l'Esprit,- mais notre course fut

plus rapide !

Plutôt que l'ombre, c'était la vie,

la cathédrale sonore de notre amour !

 

Vous qui étiez le soleil d'hiver, l'humeur tragique,

la précipitation

des illustres blancheurs, des ancêtres et des alliances,

de ce flot assombri que d'autres que moi choisirent !

Tout cela  fut-t-il autre chose

qu'une capricieuse beauté

à moins que l'encre et le sang n'eussent le même emblème ?

Et quelle excellence nous bénissait

quelles allégories ? Où donc

débutait ce monde qui nous abandonnait ainsi sans remord ?

Où donc débutait l'enfance de cette jeunesse sans nom, où donc

le vain repos ?

Où donc le fanatisme des mers ingouvernables, les gestes d'Ossian ?

Tout doit-il encore une fois retourner dans la nuit ?

Devons nous, une fois encore, nous perdre dans ce face-à-face ?

 

O vous qui étiez l'éternité immanente, le message

et le témoignage

du sommeil et des yeux ouverts dans le sommeil ?

Vous qui étiez la réprimande et la tragédie,-

aujourd'hui notre conjuration

nous éloigne de vous

car nous sommes l'instant, le miroir,

où brille l'éclat du dieu dorique de la lumière...

 

Et de ce Songe que fut le monde en son bonheur,

et de ce Songe singulier comme un vœu

exaucé

avant toute formulation, nous étions les devins

de même que nous fûmes princes pour nos amantes...

Alors les constructions florales de l'été

rayonnaient

dans l'intemporel...

Le Songe gardait en lui ces légendes

comme des semences

et nos mains

dansaient dans les mosaïques de l'air

comme des voyelles, des oiseaux

dont l'extrême courtoisie céleste s'emparait

de nos erreurs passées...

Car tout cela était déjà loin de nous

dans cette extrême proximité

où toute chose brûle

dans la distance infinie de l'immédiat.

Ainsi,

nous exercions notre raison à comprendre

l'euphorie,

l'eau tranquille, et cet éros cosmogonique

dont les apparences dévoilaient la corolle... C'étaient

des images sauvées,

un orient où l'illusion s'abandonnait

au ravissement du Jour

et la maxime de l'Instant nous éblouissait...

Et de ce Songe que fut le monde en son bonheur,

l'équilibre fut l'atteinte du Jeu,

sa figure de splendeur

surgie dans l'audace souveraine d'une ronce,

ultime logique d'une histoire sainte encore inconnue...

Ce Songe, en vérité,

hantait

le signe du dauphin,

scintillante perfection volant

dans le bleu du ciel et de la mer

 

Les dieux seuls connaissent les rougeoyantes

feuilles

du Songe

cette immense Atlantide

abandonnée à l'emphase

de la destruction. Mais qui donc disait:

«  La destruction est un rêve »-

quel écho de nos propres paroles

dans la lente connaissance de soi-même

où tout commence et recommence.

Et nul ne saurait en contester la classique pudeur !

Les dieux seuls

connaissent l'automne du Songe.

Les dieux seuls peuvent parler de destruction et de fin,

d'achèvement

et de disparition.

Aux hommes qui ne vivent qu'un instant,

qu'un battement de paupière

il est prescrit

de connaître l'éternité vivante,

la présence auguste d'Atlantis,

sa beauté,

dans la seconde qui nous ravit.

Toute notre existence est

dans cette certitude parcourue de pluies et de clartés,

dans cette certitude

dont le cours, l'embouchure et la source témoignent

de l'illimitée

prière du désir

et ses métamorphoses

dont l'ultime ivresse me rédime.

O sainte simplicité du message,- ce que je veux dire s'éveille dans la légèreté:

les dieux seuls connaissent la mort parfois.

Le pur espace est le deuil où le semblable

va à la rencontre du semblable...

Mais autour de nous et du monde

ce sont d'éternelles tragédies et les paroles du bonheur

et le sens dont l'ardeur nous unit

dans l'interprétation infinie de la naissance de l'être...

Que peuvent les dieux contre notre ignorance altérée,

contre la recherche infinie qui nous porte

au-devant

des empires de la terre et du ciel

de la mer

et du feu.

Les dieux seuls connaissent le crépuscule.

A nous

l'aube fleurie

où la frémissante attente s'accorde

à l'accomplissement des gestes,

à l'éclairement du monde sous les savantes caresses et les baisers

qui s'attardent

en ces belles impudeurs de chevelures et de lèvres,-

et l'aube du visage humain

reconnaît l'éternité qui le songe

dans un tumulte ondoyant. 

 

Extrait de Le Chant de l’Ame du monde, éditions Arma Artis.

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26/08/2024

L'Ange de la Face, poème, en hommage à Ezra Pound:

 

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Luc-Olivier d'Algange

L'Ange de la Face

 

Et comme jamais, la syzygie de la lumière;

elle chantera de nouveau

regardant la mer inoubliable de la cinquième dynastie

et dans le souvenir de la forme dorienne d'Hélios

ou encore au coeur du nocturne végétal....

Alors ils arrivèrent à Oxalhunca,

mais ce furent eux qui donnèrent les noms aux districts, aux puits, aux villes...

Dépouillés des insignes, nous errions

sous les aspects ténébreux, les surplis de la flamme noire

car les temps sont venus de tout dire !

" Anna Livia ! je veux tout savoir d'Anna Livia !"

Et de la liturgie astrale des Sabéens,

et d'Amon-Ré

et des prêtres de Hiéropolis...

Issus du labyrinthe des clartés et des fraîcheurs

du deuxième crépuscule avant la fin,

nous souvenant

des hommes-lumière de la Sveta-dvipa, l'Ile blanche

dont l'éclat ressemble à la

splendeur manifestée du soleil lorsqu'approche le moment

de la dissolution de l'univers.

Et plus loin de nous encore, de quelque obscure superstition,

la fragile cosmogonie de notre amour.



Alors les Anges sont venus

posant sur nos fronts l'aube de leurs ailes...

en d'autres temps.

Dans l'île de Chio, il y avait autrefois un visage

de Diane qui paraissait triste à ceux qui

entraient et joyeux à ceux qui sortaient...

Il y avait un laurier planté sur le tombeau de Bribia roi du Pont.

Les morts sont plus nombreux et nos souvenirs sont plus anciens.

Ils passent au-dessus des ruines de notre mémoire.

Et voici, dit Corneille-Agrippa,

les 72 Anges porteurs du nom de Dieu,

Schemhamphoras

et leur Table.



" Tout ce que j'avais vu jusqu'ici n'était rien en comparaison de ce que l'on

promettait de me faire voir".



Et de plus loin encore, les Anges sont venus sur l'horizon doré

au-dessus des villes de Toulouse et de Bordeaux

ce 12 Janvier 1986, en prophétie

des chevaleries de l'Aurore

et dans la profonde mélancolie échue de la couleur verte

à notre destin,

couleur de la juste doctrine...

Venus de l'orée miroitant, ils nous entourèrent

tandis que, vers la place Gemme de Dioscure,

je marchais dans la rue paramnésique

reconnaissant, je le jure, chaque visage.

Et, lentement, dans nos habits de fête, avec le pressentiment

d'une Loi incompréhensible, nous devenions inoubliables

sauvés par l'aurore boréale de la Mémoire !



Car n'est-il point venu, clair, d'une déconcertante clarté

le temps des derniers empires

dont les chants nous accompagnent avec le déclin

du derniers dieu souffrant ?

Où donc, l'interstice des mondes ?

A Göttingen, où je suis né, dans l'heure blanche qui précède

Aurora Consurgens, je relisais la Götzen Dämmerung

et les Dionysos dithyramben

dans l'Alfred Krönx Verlag,

en me souvenant des liturgies zoroastriennes de Sohravardî

"suspendu au tabernacle de l'Exaltation et de la Gloire",

et j'entendais bruire

au dessus de moi

dans l'heure bleue sombre

les Ailes de Gabriel

n'y pouvant rien.



Mais l'été à son tour disparaît à une puissance nouvelle

et les eaux claires sont le pardon.

Tout est vrai, rien n'est permis.

Nous arrivions en des Pays qui portaient déjà

les noms de notre pressentiment...

Les horloges de dissolvèrent en une écume noire

sous les phases lunaires et les rêves

inquiétants. Mais pour conjurer

le Sort,

j'offris à Vénus, la verveine, à Mercure, le quintefeuille

et à Saturne, l'asphodèle.



Nous vivions dans l'inquiétude, la lucidité et l'espoir.

Etait-ce le "commencement perpétuel"

dont parle Jacob Böhme (Mystérium Pansophicum)

ou bien la toute dernière chance des épithalames ?

Qui saurait le dire ?

" L'esprit de profondeur ne meurt point".

Nous eussions aimé que les idées devinssent des icônes;

non plus des fins

mais des aurores

comme la Maison-Dieu ou l'Impératrice des Tarots.

Hommage à vous, cathédrales, obscurités, symboles -

en ce non-pays aux terrasses d'or,

belles comme l'affabulation spectrale d'un paon nocturne,

sur la soleilleuse tragédie de l'horizon...

Et la resplendissante chorégraphie des nuages...



Tu me regardes encore à l'angle du dyptique de la nature

et de la Surnature, belle comme l'Eurydice platonicienne

dont parle Ange Politien.

La Magie Naturelle précise qu'entre les pierres

dépendent de Vénus,

le béril, la chrisolithe, l'émeraude, le saphir,

le jaspe vert, la cornaline,

"et toutes celles

qui ont une couleur belle, changeante, blanche ou verte".

Ainsi, Fluvia d'Eliasem me reçut dans sa mémoire,

vaste palais ardent disjoignant le songe du sommeil...



Venus de l'autre côté de l'horizon avec les tendres feuillages de l'enfance, nos yeux se

heurtèrent aux fenêtres inhabitées...

Les Pâques du silence vivaient dans la pierre de nos mains.

O Agathe au démon, une ombre bleue sur ton front

présageait la terreur

de la grande nuit de l'été.



Au dessous de Tiphéreth, l'Eclair étincelant allumait

les piliers de la Miséricorde et de la Rigueur,

entre Netsach l'Eternité, et

Hod, la Réverbération.

Tout cela se passait à Toulouse pour une heure

il punto a cui tutti li tempi son presenti.

Un cercle de feu tournait autour de nous,

Ariel me souriait, et dans la ténébreuse

béance de ses pupilles, mon image pour la première fois

délivrée de ses miroirs parjures

montrait

un visage d'éternité.

Et l'ombre bleue sur mon front présageait les temps venus de tout dire

et la grande nuit polaire

et la fragile cosmogonie de notre amour.



O lîlâ, jeu des nesciences dont nous fûmes délivrés -

et le souvenir d'Amon-Râ, au-delà des appartenances

de l'espace et du temps

dove s'appunta ogni ubi ed ogni quando

car Il dit: "ne vous souciez pas du lendemain" -

par les labyrinthes d'air d'un feuillage.

Il dit: "laissez les morts enterrer les morts" - et l'aube diadémée exile

au front noir des roses de sel l'ultime apparence des plus nombreux....

tandis que les rares marchent à légers pas de fantômes

vers l'Etoile Flamboyante.



Nous nous souvenions de la Loi des Ages dont parlait Hésiode.

" Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la

cinquième race... Alors,

quittant pour l'Olympe la terre aux larges routes,

cachant leurs beaux corps sous des

voiles blancs,

Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les

Eternels".



Le bondissements cadencé

des lignes télégraphiques

me rapprochait des bleuïssantes seigneuries de la mer.

En ces temps lointains - l'Age d'Or dont parlait Hésiode...

Car je suis né avant la victoire des Titans

in Héliopolis Magna

Et comme Hermès-Thoth-Mercure, sous le signe Gemme de Dioscure,

je fus le scribe de l'Ennéade divine,

créateur de langues,

Grand Magicien des Sphères au côté de Ptah

et Maître des cycles du Temps, il me souvient...

" Dans les espaces éternels

Se voient de toutes parts les traces

de l'écroulement des mondes".

Ainsi vivions-nous dans le siècle de l'arc-en-ciel,

gardant mémoire d'elles de pluies claires maudites...

De hautes ombres précédaient notre déroute. Au coeur de la nuit

s'ouvrait l'Aigle des transparences.



Et la blancheur d'or dans la cartographie des songes...

fenêtres boréales ouvertes sur le front du ciel -

Le sommeil nous fut un jardin prophétique,

une arborescence de lumière....

car il était dit, enfin,

que nous allions tomber hors du Temps.



" Dans l'étendue infinie des planes de Saturne...",

soudain je me souviens du poème d'Hermann Broch,

les longues phrases du Feu ( la Descente) et de la beauté,

une fois atteinte la limite du Temps...

Et Virgile soudain

éclaire la mémoire, après l'Alighieri,

dans ce train, entre deux villes natales

entre deux mondes - où vers les bleuïssantes seigneuries d'Annabel Lee.

" l'épaule penchée contre son genou, et il avait lu l'Egloge de la Magicienne..."

Au-dehors, des champs de tournesol se glorifiaient dans le bleu crépusculaire

et ma compagne souriait dans son sommeil.

O Geilissa, des noms de dieux appris dans l'enfance

venaient à ma rencontre

peuplant le grand espace désert de notre espoir...

Atrée, Camira, Astypalaea...

Nous cheminions avec douceur, et sans crainte vers l'ancienne cité.

 

1986.

 

 

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Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange, le premier des onze entretiens de "Terre Lucide", éditions de l'Harmattan

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Philippe Barthelet, Luc-Olivier d'Algange

Entretiens sur les météores et les signes des temps 

 

 

 

PREMIER ENTRETIEN :

 

C’était à Paris, non loin de la Bourse, dans une brasserie pleine de lustres et de cristaux, où les tabliers blancs des garçons, leurs serviettes amidonnées, les têtes dorées des bouteilles de champagne empilées dans la glace d’une vasque d’argent sur le comptoir, faisaient chercher malgré soi, sur les banquettes voisines et dans les miroirs alentour, la silhouette frileuse de Marcel Proust, seul et curieux devant son œuf à la coque et ses mouillettes ou  bien le rire bedonnant de Léon Daudet, attablé la serviette au col devant des escargots, la bouteille d’anjou-villages dûment fleurdelysée à portée de la main dans le seau couvert de buée.

            L’un des commensaux, sans doute parce qu’il était en retard, n’en finissait pas de s’émerveiller de la relativité du temps :

- Imaginer un temps où toutes les choses sont à la même date est une illusion de professeur, c’est-à-dire une imbécillité d’étudiant monté en graine… Qui déciderait si nous sommes ici au début du XXIe siècle ou plutôt à celui du XXe ? Si le « temps est gentilhomme », comme disent les Italiens, il peut bien ménager à qui les perçoit ces coïncidences intemporelles…

- Cher ami, repartit son compagnon, encore un effort, comme dirait le divin marquis… Que si il tempo è galentuomo, sa galanterie ne s’arrêtera pas en si bon chemin, et peut encore nous remonter d’un siècle… Imaginez-vous dans la première année du règne de « Napoléon, empereur de la République », pendant cet été où l’on rêvait encore à l’invasion de l’Angleterre… Toutes les pensées allaient au camp de Boulogne ; ici, la Bourse, dont nous apercevons les colonnes en nous penchant, n’existait pas encore : on l’avait installée dans le ci-devant basilique Notre-Dame des Victoires. Tout le monde n’avait pas encore eu le temps de lire le Génie du christianisme

- Ces propos sur la comète, repartit le retardataire, d’autres que nous les ont tenus à ce moment-là : ils sont un exemple bien intimidant. Je veux parler des trois interlocuteurs des Soirées de Saint-Pétersbourg, le Comte, le Sénateur et le Chevalier. Si parva licet prenons-les comme modèles, le temps d’une conversation. Nous laisserons le troisième siège, que l’on n’espère pas trop périlleux, à l’ami de passage qui voudra bien tenir sa partie dans notre conversation, s’il vient ; à défaut de la Néva, la Seine n’est pas trop loin et surtout, nous avons mieux que le Pierre Ier de Falconet : le cavalier royal de la place des Victoires.

- Prenons garde que le cheval de Louis XIV, au contraire de celui du Czar, n’a pas besoin d’un serpent pour se cabrer : on oublie toujours le serpent d’airain au pied du cheval, le comte de Maistre lui-même semble ne pas l’avoir vu. Alexander Blok prophétisait quant à lui la victoire du serpent…

- Convenons donc de tout cela, et que notre brasserie parisienne fait une acceptable terrasse pétersbourgeoise. Et partons donc de Joseph de Maistre, et de ce qui est sans doute le schibboleth de toute son œuvre - comme sans doute de tout effort véridique de déchiffrement des temps nouveaux nés de 1789 - : que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution : devons-nous dire de la même façon, en transposant à peine, que ce qu’il faut écrire c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature ?

 

Philippe Barthelet :     

  -  Les inventeurs de la « littérature », du mot et de la chose, les soi-disant « philosophes » du XVIIIe siècle, il faudrait les appeler une secte, ce qu’ils étaient. L’étymologie du mot est bifide, et cumule les disgrâces : « sector » (de sequor ), suivre et « seco », couper. On erre en troupeau. La littérature, par la volonté de ses inventeurs, est une coupure, une rupture (une roture, c’est le même mot) d’avec ce qui nourrit et vivifie – d’avec l’origine. D’où ce gigantesque oubli de l’âme du monde pour finir par ne plus connaître que les moindres replis de la conscience individuelle. On passe ainsi d’Homère à Henry James, lequel est sans aucun doute un horloger d’une prodigieuse minutie, mais enfin il faut bien convenir que c’est une minutie stérile… (les biographes d’Henry James supposent d’ailleurs qu’il n’avait aucune expérience de la chair, ce qui, eu égard à son œuvre et, comment dire, à l’intention de celle-ci, n’est peut-être pas sans écho ni importance). Vous me direz que nous sommes désormais très loin de ces joyaux inféconds, et que nous avons chu depuis belle – ou laide – lurette dans les limbes de l’infra-psychologie. Julien Gracq, pour l’opposer au sentiment cosmique des romantiques allemands, déplorait le côté « fleur coupée » du roman psychologique à la française : la fleur coupée peut faire illusion quelque temps, dans un vase ; mais elle devient vite fleur fanée, puis encore plus vite fleur pourrie. Nous en sommes là : au fumier, lequel, malgré toutes ses prétentions exagératrices, et d’un ennui accablant…

 

Luc-Olivier d’Algange :      

 -   L’oubli de l’âme du monde, de la source vive, nous condamne à vivre dans le délétère des citernes croupissantes. La secte immense, - et je rejoins ici ce que vous nous disiez à propos de l’identité foncière du sectaire et du démagogue, - la secte globalisée, « universelle », se paye de mots, élève les mots en abstractions vengeresses pour obstruer le ciel. Jadis Dieu était le Verbe ; désormais les mots sont divinisés, on sacrifie et se sacrifie pour eux, on cède à leur force d’expropriation. C’est avec des mots que l’on nous chasse et que l’on nous tue. Nous étions là, entre la courbe du ciel et celle de la terre, entre l’angélus et les rumeurs du vent, entre le fleurissement de la terre et celui des Idées, dans la haute et profonde légitimité du silence, dans un vaste assentiment aux êtres et aux choses, dans la louange et la gratitude, et voici que nous sommes dans le nulle part, expropriés, et contraints à guerroyer avec des armes qui ne sont point les nôtres : il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés – à la façon dont Paracelse recommande l’usage du venin.

 Vous nous disiez aussi tout le mal que vous pensiez de la « reconstruction » programmée des Tuileries, hyperbole de l’adoration moderne pour l’antiquaille, pour la manie rénovatrice, pour ce folklore inepte de salle des ventes qui ont, pour aboutissement logique les « parcs d’attraction » (mieux vaudrait dire de répulsion !). Ces choses dépourvues de sens, coupées, gagneraient peut-être à être ruinées par le temps, qui honore autant qu’il détruit, à disparaître enfin, à redevenir idées, au lieu d’être ravalées, et ravalées au rang de décors pour touristes, au point que l’on en vient presque à comprendre, mais sans vraiment les croire, ces futuristes italiens qui, gorgés de cocaïne, en arpentant les riches tapis de leurs hôtels de luxe, rêvaient de nous débarrasser de ce fatras ! La reconstruction est le pendant de la « déconstruction » chère à la critique universitaire qui ne fut jamais rien d’autre qu’une ruse consistant à traiter les œuvres de telle sorte à n’en rien recevoir ; autrement dit à changer l’or en plomb, dans une alchimie à rebours, l’œuvre en « texte » dont on dépouille administrativement les procédés et les rhétoriques. D’où l’importance d’opposer l’œuvre au travail, l’otium à toute activité utile, c’est-à-dire asservie.

 Si l’œuvre est une relation avec tout ce qui est, le texte est une expérience à l’intérieur de ce qui n’est pas, du néant. À cet égard, le mérite d’Henry James est d’avoir fait, en matière de psychologie, le tour de la question, si bien qu’il rend par avance obsolètes les romans « psychologiques » qui lui succèderont et feront ainsi figure de trottinettes après l’invention de la Bentley ! Raison de plus pour se désintéresser de la psychologie. Les hommes sont universellement mus par l’amour, le ressentiment, le désir de reconnaissance : la belle affaire ! Mais seul est intéressant ce qui les différencie, ce qu’ils explorent. L’instrument importe moins que la musique. Il faudra bien un jour cesser de détailler ce qui est semblable pour s’intéresser au dissemblable, où gît le véritable secret de la ressemblance avec nous-mêmes ; autrement dit, avec le « Soi » dont parle Ramana Maharshi. Ce qui différencie les hommes, ce qui les rend aimables n’a rien d’individuel : ce sont les langues, les religions, les civilisations. L’œcuménisme est à la mode mais c’est aux disputes théologiques que l’humanité (mais j’ose à peine employer le mot !) doit d’avoir été moins bête qu’elle ne l’eût été ou qu’elle ne l’est actuellement. L’universalité métaphysique, ésotérique, ne dissout ni ne dissipe les différences exotériques mais leur donne une signification heureuse, non sans circonscrire cette signification à un espace précis, infranchissable, sinon au péril d’outrecuider. C’est en ce sens que l’on peut dire que le contraire de la littérature, qui est l’ésotérique, le chemin intérieur de la littérature, contient la littérature, que le cœur, dans son possible, est plus vaste que la périphérie, que toute intériorité est comme le disait Novalis « extériorité véritable ».

 

Philippe Barthelet :          

- Novalis nous a rappelé que le chemin véritable conduit vers l’intérieur. C’est une évidence à la fois topologique et physiologique ; une autre de ces évidences enfantines (au sens où Novalis définissait les enfants comme « des êtres antiques », où l’antiquité est tout ce qu’il y a d’intemporel nourricier dans le temps) a été proférée quelques années plus tard par Victor Hugo, dans la préface de ses Odes et Ballades : « La poésie est tout ce qu’il y a d’intime dans tout ». Ayant dit cela il avait tout dit, il ne lui restait plus qu’à épiloguer pendant soixante ans. Je hasarderais, pour user d’une opposition facile mais tout de même significative, que la  « littérature » est au rebours tout ce qu’il y a d’extime en tout (si l’on me passe ce latinisme en l’occurrence bien utile). La « littérature » caresse cette utopie délirante, tentatrice à beaucoup d’égards, d’une vérité de l’homme objective (pour reprendre un adjectif qui fit fureur au temps de la tyrannie intellectuelle du marxisme) ; autrement dit, elle postule cette idée folle (et certes reposante, follement reposante) que la vérité de l’homme est extérieure à l’homme… Que si « le royaume des cieux est au-dedans de vous », le royaume de la terre est au-dehors de l’homme… c’est-à-dire nulle part, comme la Pologne du Père Ubu. À dire vrai il n’y a pas de psychologie, ou plutôt la psychologie devient un mensonge dès lors qu’elle s’érige en science séparée… Prenez par exemple les romans de Johan Bojer, que l’on a présenté comme le « Zola norvégien » : absurdité de l’étiquette, puisqu’il est précisément tout le contraire de Zola : s’il décrit minutieusement, comme lui, la vie quotidienne des petites gens, il échappe absolument à tout « naturalisme » : il ne farde rien des étroitesses, des petitesses, des noirceurs de ceux qu’il dépeint, mais il les présente de  telle façon qu’il leur confère une grandeur cosmique : il ne connaît d’autre psychologie que celle de l’âme du monde, et tous ces pauvres hères qui ne sont chez Zola que des pantins répugnants, jouets des phantasmes et des obsessions de l’écrivain – du « littérateur » - acquièrent chez lui une dignité, une noblesse  - c’est-à-dire une réalité non seulement « littéraire », on s’en moque bien, mais une réalité humaine - une réalité tout court. On sent que Bojer ne ment pas, et que Platon n’aurait pas à le mettre à la porte de sa République… Au rebours des paysans de Zola, qui sont des monstres – et les doubles ténébreux de l’écrivain – ses « Gens de la côte » sont naturellement nobles, instinctivement accordés au temps qu’il fait ; ils sont nobles par ce qu’ils sont, tout simplement, et que leur être est indiscutable, comme le soleil, l’arbre, la nuit. Sans remonter en Norvège – mais c’est la France qui découvrit Bojer – on pourrait dire cela aussi de Ramuz. Comme par hasard, les héros de l’un comme de l’autre sont pour la plupart des taciturnes ; or la psychologie moderne parle, et fait parler ; elle prétend que la vérité de l’homme est dans ce qu’il dit – toujours ce mouvement vers l’extérieur…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  - Il est parfaitement dans l’ordre des choses que le « naturalisme », en tant que mouvement littéraire, soit le plus éloigné de la nature, le plus  « extérieur », comme le réalisme est éloigné de la réalité, comme la création  l’est des « créatifs ». Éloigné, extérieur – et l’on pourrait dire hostile, comme l’individualisme de masse est hostile à cet « unique intime en chacun » que cherchaient Novalis et ses amis. Être libre extrêmement et sans illusions, sans idées générales, sur la liberté, telle fut sans doute la belle gageure des premiers romantiques allemands qui donnèrent de la nature une tout autre image que celle qui devait prévaloir avec les naturalistes : image enfantine et antique, mythologique et pythagoricienne, ingénue et savante.

 C’est, je crois Jean Renoir qui disait qu’il ne fallait pas filmer la vie mais faire des films vivants ; la vie n’étant jamais en face, mais toujours à l’intérieur.

 Pour odieux que soit le culte moderne de la nature, qui aboutit à une conception zoologique de l’espèce humaine, qui se voue à une conception non plus naturante, ni même naturée, mais représentée, telle un ombre parmi les ombres mouvantes au fond de notre caverne technologique ; et pour aimable que soit, par contraste, l’artifice des jardins à la française et de la bonne éducation, il n’en demeure pas moins que l’écrivain qui ne s’illusionne pas sur la réalité de l’extime, si épris qu’il soit du baroque ou du trompe-l’œil (et aussi « wildien » ou « nabokovien » qu’il se veuille), demeure, par la qualité et l’orientation de son attention non moins que par ce qui l’anime, en étroite relation avec la nature, avec les mystères et les fastes légendaires de la nature.

 Je repense à ce que vous nous disiez, à propos de Cocteau et de ce fond de chasse sauvage qui frémit dans la France classique, cette proximité avec ce qui brille et ce qui brûle. Là encore la beauté et la plénitude sont données de surcroît, la nature étant offerte à l’art et l’art à la nature, comme dans l’entrelacs des figures scythes ou persanes. De même, le Bernin, ce comble d’artifice, rejoint, par ses excès mêmes, les efflorescences surabondantes de la nature. La métaphore, qui stylise ce que les critiques nomment, souvent péjorativement, l’écriture artiste, est au principe même des phénomènes naturels, où les plantes se déguisent en animaux et inversement, où les tournesols empruntent au soleil vers lequel ils se tournent sa forme rayonnante.

Au naturalisme de Zola s’oppose le naturalisme de Fabre et de Linné qui enchanta Jünger que l’on persiste à nous présenter comme un « esthète ». La nature métaphorise et se métamorphose par nature. Et elle écrit. Novalis parle de l’écriture des pierres, des branches, des feuilles, des cristaux de neige. Sitôt que l’on cesse de se laisser abuser par l’illusion de l’extériorité, écrire devient comme un prolongement du geste silencieux de la création. Nous lisons, nous déchiffrons le nuage et la pierre. En écrivant, nous continuons la lecture du monde à partir de son âme. Nous inventons des dieux qui sont les métaphores d’une réalité qui est en même intérieure et extérieure, nous suivons le bon vouloir du dieu tisserand qui entrecroise le fil de trame et le fil rapporté.  De tous les objets qui sortent des mains humaines, les livres sont les plus proches de la nature, avec leurs feuilles et leurs signes, leur mémoire inscrite, feuilletée, leur temporalité devenue concrète. Nous écrivons dans le temps qui passe, et parfois pour passer le temps ; et ce temps demeure, comme dans la nature, en traces visibles et plus ou moins déchiffrables. L’art de l’écrivain entre alors en concordance avec la botanique, la géologie. Les arbres tombent en poussière ou se pétrifient, sont dévorés par les termites ou deviennent des livres. En écrivant nous perpétuons la nature, mais encore faut-il être assez naturellement métaphysiciens, c’est-à-dire orientés (comme la chenille l’est par son devenir-papillon, pour reprendre une métaphore de Rozanov) vers cet autre-monde qui n’est pas séparé de ce monde-ci mais distinct, mais relié par des gradations infinies. Le supra-sensible n’est jamais que la plus haute branche du sensible. Dès lors que l’âme du monde les unit, comme le sel des alchimistes unit le soufre et le mercure, le sensible et l’intelligible cessent d’être ces mondes séparés, hostiles. Le surnaturel est naturellement le cœur de la nature, la métaphysique couronne la physique. Ce qui apparaît d’évidence dans la littérature antique ou médiévale.

 La psychologie moderne feint d’oublier tout ce qui nous apparente au monde. Elle feint de croire (ou croit, ce qui est pire) que nous pouvons être un objet d’étude. Moralement, cela ne vaut pas mieux que la vivisection ou les expériences des médecins fous dans les camps de concentration. Quiconque vous aborde en psychologue est un ennemi, et l’on peut être aussi, à soi-même, son pire ennemi. La psychologie, en littérature, c’est une façon de se voir déjà mort, mais sans renaissance immortalisante. Le dard du scorpion se retourne contre lui-même. L’écriture, disait Cocteau est du dessin dénoué et renoué. Ainsi l’écriture peut délier ; elle peut être aussi le collet qui nous étrangle. Si elle nous délie, elle délie notre âme de la croyance absurde de n’être pas un éclat (aussi insaisissable que la lumière qui bouge entre les feuillages) de l’âme du monde.

           

Philippe Barthelet :

  - Vos remarques me rappellent la sinistre définition de Bichat, sur quoi repose toute la médecine moderne : “La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort”. Aveu terrible : c’est la mort qui définit la vie, qui est première - et dernière ; et la vie n’est que ce qui lui oppose une résistance par nature provisoire. Le provisoirement vivant est du mort par destination, du mort anticipé - et d’ailleurs l’examen médical par excellence n’est-il pas l’autopsie ? Quand Léon Daudet, qui savait de quoi il retournait pour avoir étudié lui-même la médecine, appelait les médecins des “morticoles”, la vérité qu’il énonce en un mot va bien au-delà de la simple satire. La mort (de l’homme) est sans doute le vrai nom de l’objectivité dont la science moderne s’est fait un palladium (et, après elle, les idéologies qui se donnaient pour des sciences, comme le marxisme). Les fameuses questions que pose Kant (“Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ?”), c’est par un coup de force à la fois métaphysique et grammatical qu’il en fait les annonciatrices de sa question fondamentale : “Qu’est-ce que l’homme ?” où tout à coup il passe de la première à la troisième personne du singulier, comme si cette substitution de personne était légitime, comme si elle était même possible... Cette simple petite question qui semble si pédagogique, pour tout dire si ennuyeusement anodine, en vérité ouvre la boîte de Pandore des temps modernes : elle résonne comme un écho inversé, sur le mode interrogatif, ironique (mais d’une ironie archangélique, plus luciférienne que kantienne...) de la réponse, de la seule définition qui tienne et qui a été donnée une fois pour toutes et pour tous les temps par le dernier prophète du Christ, le procurateur Pilate : Ecce Homo, “Voici l’Homme”. L’Homme, la seule fois d’ailleurs où la majuscule est admissible, est devenu depuis le jour de sa Passion l’un des noms du Christ. C’est Dieu Lui-même et Lui seul qui se charge de la définition de l’homme. Chercher l’homme en dehors de Lui, c’est-à-dire en Lui tournant le dos par présupposé de méthode, c’est ouvrir la porte au néant. Le fameux “humanisme” des Lumières aboutit à toutes les atrocités possibles dont les deux derniers siècles ont été saturés : Maurice Clavel avait très bien vu que le prétendu “pouvoir de l’homme” que l’on exalte se révèle très vite et fatalement pouvoir de l’homme sur l’homme... L’homme définissable, l’homme objectif c’est l’homme mort, le cadavre posé sur le marbre devant le docteur Tulp, qui le lacère pour les besoins de sa leçon d’anatomie... Encore une fois, curieuse perspective méthodologique : l’anatomie du vivant s’apprend par la dissection des cadavres... Je songe encore à cet adage de l’ancien droit, qui pour la science moderne doit s’entendre à la lettre : le mort saisit le vif...

L’automne où nous entrons est singulièrement triste et gris ; on a justement l’impression que c’est l’âme du monde qui est souffrante, décolorée, atteinte de mille façons invisibles et que tous, sans le comprendre le plus souvent, nous en souffrons… « Saison mentale », ô Apollinaire, pour le pire, comme si le ciel des météores devenait fou à proportion de la folie intime que l’on veut à toutes forces nous imposer…

Permettez-moi de revenir à cette remarque capitale que vous venez de faire : sur le supra-sensible qui est la plus haute branche du sensible. Il me souvient des diatribes de Zarathoustra contre les prédicateurs d’arrière-mondes, diatribes, au reste, plus antiprotestantes que véritablement antichrétiennes ; et à mon étonnement d’adolescent encore tout imbibé de nietzschéisme, découvrant dans la Somme contre les Gentils l’affirmation de cette tranquille évidence : Præter hunc mundum non est aliud, au-delà de ce monde il n’y en a pas d’autre. Voilà, par la plume du Docteur Angélique, la simple et véritable doctrine de l’Église…

 Le grand secret de toute poésie, qui peut enivrer les poètes jusqu’à l’enthousiasme – la possession par un dieu - , lequel ne va pas sans un péril immense, et toute la poésie des temps modernes en est le martyrologe – le grand secret de toute poésie, retrouvé aussi bien par Novalis que par Hölderlin, comme s’il appartenait à l’Allemagne de nous sauver de la « littérature », avant d’ailleurs de nous perdre avec la « philosophie »… - ce grand secret, qui a l’enfantine simplicité de l’évidence, c’est que « l’autre monde » et ce monde-ci ne sont qu’un, reliés par les gradations infinies qu’évoque Edgar Poe dans son Colloque de Monos et Una ; c’est l’échelle de Jacob, ou encore l’arc-en-ciel, « arche d’alliance » ou écharpe d’Iris, la messagère des dieux…

 C’est l’intuition cardinale de Baudelaire : les correspondances, clef de la réalité, qui fondent aussi bien la lecture (avec ses différents degrés d’intellection, telle qu’on la pratiquait au moyen-âge) que la science héraldique : chaque chose est au-delà de soi, le signe et la figure de quelque chose d’un autre ordre, et c’est cette annonciation d’un autre ordre – d’un plus hault sens – qui donne à chaque chose l’essentiel de sa réalité ; sans quoi les choses, comme dirait Rostand, « ne seraient que ce qu’elles sont » : ne seraient plus que leur écorce ; leur abstraction, leur prose : ce qui est précisément le cas des choses modernes, lesquelles, comme par hasard, ne peuvent trouver place dans le blason. L’annonciation d’un autre ordre, c’est tout bonnement la définition du symbole, et pour bien comprendre l’enjeu, comme diraient nos contemporains, de cette question, il faut redire cette définition en quelque sorte physiologique de Léon Bloy que « c’est dans l’exacte mesure où un être est symbolique qu’il est vivant ».

Sur la plus haute branche, un rossignol chantait…

 

Luc-Olivier d’Algange :

  -   Si nous perdons l’âme du monde, ou, plus exactement, si l’âme du monde est perdue pour nous (« Aurélia était perdue pour moi » écrit Gérard de Nerval), nous perdons en même temps notre âme, et le monde. Un monde sans âme, définition la plus laconique et peut-être la plus juste du monde moderne, est un monde qui n’est pas. Si l’âme du monde est perdue pour nous, nous perdons tout : le sensible et l’intelligible, le royaume de la nature et le royaume plus vaste de Dieu, ce qui nous distingue et ce qui nous unit, l’immobilité  et le mouvement.

Évoquant l’Âme du monde, Platon parle d’une « sorte de substance intermédiaire comprenant la nature du Même et celle de l’Autre » et dépasse ainsi ce que nous percevons ordinairement des Éléates et des « héraclitéens ». En perdant l’Âme du monde, nous perdons à la fois l’être et le devenir. Ceux qui veulent, nietzschéens improvisés tels M. Onfray, « renverser le platonisme », non sans prétendre se mesurer avec saint Thomas d’Aquin, ne renversent que leurs propres constructions et semblent avoir oublié de lire Platon : « S’il n’y a qu’immobilité, écrit Platon, il n’y a d’intellect nulle part, en aucun sujet, pour aucun sujet (…) Par contre, si nous acceptons de mettre en tout, la translation et le mouvement, ce sera encore pour supprimer ce même intellect au rang des êtres. » L’âme, ce qui anime, est ce mouvement qui sans cesse renouvelle la parenté du Même et de l’Autre, de l’être et du devenir. La « déconstruction » de l’Âme du monde coïncide avec le triomphe de l’explication mécaniste, elle–même principe de « l’homme-machine », désacralisé et « démystifié », dont tous les actes se trouvent alors explicables par la sociologie, la biochimie ou la génétique. Le sens commun le plus élémentaire, « l’enfantine simplicité de l’évidence », nous instruit déjà de la différence entre l’animé et l’inanimé ; différence qui n’a peut-être jamais été aussi perceptible qu’aujourd’hui ; car si, pour Hugo, « tout a une âme », si, pour Nerval « un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres », en revanche, entre l’homme et le robot demeure cette distinction décisive, métaphysique, que le monde moderne tend à abolir, et qu’il nous révèle précisément en voulant l’abolir. Ces hybridations cauchemardesques que les Tribulat Bonhomet modernes expérimentent, par les nanotechnologies, entre la cybernétique et la vie confirment aussi cet autre trait de génie de Platon qui affirme, contre Parménide, qu’il y a bien un « être du non-être ». Or, nous y voici : l’homme-machine dans un monde-machine ; ce qui prouve assez que tout ce que l’homme conçoit, il le réalise, fût-ce à l’intérieur de « l’être du non-être ». M. de La Mettrie voyait l’homme comme une machine, prédisposant ainsi la machine à se substituer à l’homme. Il ne restait plus à Mary Shelley, douée d’une belle intuition, qu’à décrire le Prométhée moderne sous les aspects du docteur Frankenstein, qui est le véritable mythe de notre temps, son « idéal », son aspiration fondamentale à fabriquer de la vie avec de la mort, c’est-à-dire à inventer une vie morte, atroce caricature de la renaissance immortalisante.

 À tant vouloir se « libérer » de Platon et de la Théologie médiévale, les modernes ne semblent plus disposer des instruments intellectuels qui leur permettraient de comprendre ce qu’il en est du « non-être » où ils s’agitent et s’évertuent, si bien que les uns demeurent « parménidiens » ( mais de caricature, il va sans dire), enfermés qu’ils sont dans leurs « identités » et que d’autres, les « festifs » dont se moque Philippe Muray, se veulent « héraclitéens », dans un individualisme de masse, un relativisme dogmatique (« rien n’est vrai, tout est relatif ») qui tendent au pire grégarisme. Les « réactionnaires » et les « post-modernes » s’opposent dans un théâtre où le divin brille par son absence. Mais qu’en est-il de ce qui brille dans l’absence ?

On en vient à croire que ceux qui nous annoncent la fin du monde sont d’incurables optimistes. La fin du monde, et non seulement la fin d’un monde, est derrière nous. Nous n’existons plus que dans la rémanence de ce qui fut ; et celle-ci commence à s’évaporer. Derrière ces décors, ces silhouettes, ces fantômes scintille le beau néant, l’éblouissement de la fin qui annule tout commencement. Le monde s’est entièrement dédit ; et ce dédire est « défaire », défaite et défection. Nous sommes vaincus, les fils ne tiennent plus à la trame mais virevoltent au hasard. Cette fin du monde, au demeurant, n’est pas un mal. La conséquence du mal échappe au Mal. Ce monde, emprisonné à l’intérieur de « l’être du non-être » n’est qu’un immense « faire-semblant » inconscient, pas même une supercherie ou une usurpation : un théâtre d’ombres. Cette fin du monde, on pourrait presque la dater, si donner une date à l’intérieur d’un temps aboli pouvait avoir un sens. Il y eut bien ce moment où le monde existait encore dans une haute dimension tragique et ce moment où il n’existe plus. Notre cas de figure est des plus étranges, car presque tous nos contemporains sont nés dans ce monde qui n’existait plus, autrement dit dans le néant, qui est, pour citer une de vos expressions, « la parodie du vide, lequel est un autre nom de Dieu ».

           

Philippe Barthelet :

 - L’optimisme que vous nous offrez, le seul recevable qui est ontologique (Deo optimo maximo, et comment l’essence du Bien pourrait-elle être autre chose que le meilleur ?) tient tout dans votre remarque  capitale : « la conséquence du mal échappe au Mal ». Autrement dit, le Prince de ce monde, qui comme tout prince appelle un surnom, pourrait être surnommé l’Inconséquent…  (Définition là encore purement ontologique, Dieu nous garde de conjecturer sur la psychologie satanique…) Il est fatalement inconséquent, par définition même, et cette impuissance finale l’enrage… D’où tant de proverbes (« le diable porte pierre ») et de contes où le diable se révèle, bien contre son gré, l’ouvrier et l’auxiliaire de Dieu…

 Tribulat Bonhomet, disciple rationaliste (et français) du Dr Frankenstein, siège aujourd’hui en tant que « sage » dans les divers « comités d’éthique » qui ont remplacé, sur le mode collectif, nos anciens directeurs de conscience. C’est un lointain neveu du Dr Faust, dont, faut-il le dire, les exaltations et rêveries préscientifiques l’impatientent un peu. Son postulat, qu’il a fait passé pour une évidence, laquelle est aujourd’hui la mieux reçue, aussi bien dans les académies que dans les magazines, est que le vivant n’est que l’étape préparatoire au technologique, qu’il n’existe qu’en fonction des prothèses dont on le perfectionnera pour donner enfin naissance au véritable homme-machine, selon une assomption mécanique de l’humain dont n’aurait osé rêver M. de La Mettrie. L’homme biologique n’est que le brouillon de cette merveille déjà dans les cornues. Il s’agit bien de « fabriquer de la vie avec de la mort », comme vous le dites ; ce qui nous ramène curieusement à la définition de Bichat – la vie comme mort anticipée, la vie étalonnée à la mort. Philippe Muray nous rappellerait peut-être que Bichat et Frankenstein étaient condisciples à la faculté…

Des générations d’apprentis bacheliers ont ânonné comme une évidence – encore une - , comme un requisit de la démarche scientifique, c’est-à-dire comme une condition du Progrès, l’allégation de Max Weber sur la science moderne qui doit « désenchanter le monde ». On n’a pas pris garde que ce parti-pris de désenchantement n’était rien d’autre que la négation – en pensée et en acte – de l’âme du monde ; autrement dit un suicide, ce que les plus lucides parmi les écologistes commencent à entrapercevoir. Le 4 juillet dernier, jour comme on sait de leur fête nationale, les Américains ont percuté une comète avec un de leurs engins. On en a énormément parlé, pour s’en réjouir presque toujours. Voilà un bon indice pour mesurer le degré d’irréalité où nous sommes parvenus : combien d’hommes ont ressenti cette prétendue « prouesse technologique » pour ce qu’elle était : un attentat misérable, non tant contre le cosmos que contre l’intelligence du cosmos, un enfantillage odieux et la preuve la plus atterrante de notre aveuglement et de notre débilité ? Et combien, parmi ceux qui l’auront ressenti, auront eu le courage de le dire – sauf à passer pour d’aimables excentriques ?

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  « Enfantillage odieux », - l’expression recouvre parfaitement tout ce que le monde moderne tient pour important et pour sérieux, tout ce qui exalte son lyrisme et son ingéniosité. Parmi ces enfantillages, l’un des plus récents a été de fabriquer un robot sur le modèle du cafard ! L’article de Science et Vie qui relate cette glorieuse incongruité précise que ce cafard-robot  possède, je cite, « la faculté d’interagir avec les cafards vivants et même de devenir leur leader ». Nous ne nous offusquerons pas, pour cette fois, de l’anglicisme…

Le génie de Villiers de L’Isle-Adam est d’avoir pressenti, par d’infimes détails, non seulement la logique moderne mais encore son style, sa bouffonnerie sinistre, son mélange de comique accablant et d’horreur latérale. Ce robot-cafard est, en soi, une métaphore admirable de notre temps ; il me fait penser à cette autre invention bonhomesque : le poulet génétiquement modifié pour être sans plumes et nous épargner par conséquent l’effort d’avoir à le plumer. On songe bien sûr au « bipède sans plumes » des philosophes et à l’avenir possible d’un humanisme au service d’une humanité déjà plumée. Ce que René Guénon, en métaphysicien, nomma le Règne de la Quantité, nous pourrons, en poètes, le nommer le Règne du cafard-robot et du poulet sans plumes. Notre avenir est bien tracé dans le néant, à moins de partager l’optimisme des punks qui vociféraient des « no future » sur leurs comptines électrifiées. Tout y conjure : nous serons dirigés par un cafard géant, maître d’une armée de cafards contrôlant et surveillant tout, le propre du cafard étant de cafarder.

Le plus terrible, comme vous le remarquez, n’est pas la chose en soi mais l’inconsciente inconséquence avec laquelle elle est accueillie. Tout se passe comme si de rien n’était, par inadvertance comme dans un mauvais rêve.  L’ouvrier de l’homme-machine est le trafiquant d’organes, on ne fabrique de la vie avec de la mort que parce que l’on sait fabriquer de la mort avec de la vie de façon industrielle. La modernité activiste débute avec les tanneries de peaux de Vendéens sous la Révolution française et ne laissa point, de décennies en décennies, d’être plus abominablement inventive. Et il reste des Modernes pour tenter de nous effrayer avec le Moyen-Âge… Vous avez remarqué l’insistance des ordinateurs à nous souhaiter la bienvenue. Il y a quelque chose d’effrayant dans la politesse des machines, surtout en des temps où les humains rivalisent entre eux en goujaterie. Bienvenue donc, dans ce monde qui « bouge », qui évolue, qui se modifie sans entraves…

Donc le contraire de la littérature, comme un appel à un « contre-monde » à ce monde. Un contre-monde non comme une batterie d’artillerie face à une autre mais comme « l’ombre bleue des amandiers » dont parlait André Suarès, cette ombre bleue qui nous éveille du mauvais rêve, en tombant, par les interstices de la terre, dans la crypte du Temple détruit.

Le « contre » cesserait ainsi de sembler en appeler à je ne sais quelle vaine dialectique mais indiquerait un « retrait », un recours au « Logos intérieur », une architecture souterraine, alors qu’en surface, il n’y a plus rien. Comment dédire ce qui déjà s’est dédit ? Comment défaire la défaite ? L’ontologie de ce contraire de la littérature expérimenterait ainsi par son « retrait » ce que Heidegger nommait « l’ expulsion-répulsante du néant ». Elle redonnerait à ce qui n’est pas l’éclat aveuglant de ce qui n’est pas et à ce qui est la ténèbre douce où pointe l’étincelle incréée, le « iota » de lumière qui demeure en nous alors que nous n’existons plus.

 

Philippe Barthelet :

 - Ce cafard-robot mérite d’être notre totem. Je songeais d’ailleurs, en feuilletant les « grands écrivains » qu’on propose maintenant à notre admiration, que nous étions passés de la « littérature pour mulots » - celle que Dominique de Roux trouvait chez Maurice Genevoix ­ à la littérature pour cafards ; ne manquait, pour être très exact, que la touche technocybernétique que vous ajoutez. Cafard-robot, donc, prouesse et enseigne des fameuses « nanotechnologies », dont on n’attend rien de moins que le salut solitaire du nouvel homme ; « nanotechnologies » qu’il faut sans doute entendre, avec l’aphérèse de  l’o initial, comme un perfectionnement de l’onanisme. Sous le totem de l’insecte, le cafard est à la fois celui qui rapporte, qui dénonce - qui cafarde ; celui qui prend les apparences de la religion pour mieux duper ses victimes et enfin, le climat psychologique d’affaissement, de lâcheté, de veulerie qui est la forme ordinaire de la « déprime » dont nos contemporains ne sortent pas - et peut-être dont ils ne veulent pas sortir. Selon les grimoires, le mot vient de l’arabe « kafir », traître à la vraie foi, lui-même emprunté à l’hébreu « cafar », renier. Les cafards, ou cafres, sont les infidèles. Comme les mots disent tout, si l’on prend la peine de les écouter, on notera que dans l’ancienne langue « cafarder » se disait pour parler beaucoup, et à tort et à travers. Assez bonne définition de la littérature parvenue à son stade terminal.

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -  L’enfant qui pleure dans les ruines est l’âme qui nous sauve : elle qui nous appelle à la sauver est notre salut, notre âme. Cette âme est séparée de nous par des éons, par des siècles de siècles, par la nuit des temps, par des déluges infinis… Et cependant cet « hors d’atteinte » scintille dans la proximité extrême, sur le duvet d’une feuille ou dans l’onde lumineuse d’une pupille : cette ténèbre voyante ! La crypte du temple détruit est partout où la prière se recueille pour se déployer, - et à chaque instant. Telle est la sapience, qui affleure, la sagesse à fleur de peau, non l’abstraction mais la sainteté qui possède le don d’ubiquité, à la fois absente et présente, cachée et révélée, qui, selon la formule d’Héraclite, « nous fait signe ».

Je repense souvent à ce qu’écrivait Léon Bloy, lui aussi en révolte contre les « binaires » : «  Le temps n’existant pas pour Dieu, l’inexplicable victoire de la Marne a pu être décidée par la prière très-humble d’une petite fille qui ne naîtra pas avant deux siècles ». On peut ainsi espérer qu’une prière viendra pour nous aussi, dans deux siècles ou dans deux millénaires ; on peut croire que cette prière déjà nous sauve, que sans elle nous serions réduits au silence. Maistre nous apprend que l’injustice n’est jamais que provisoire et ne se perpétue que par notre ignorance. Il n’est point question ici de bons sentiments, mais seulement de bonne foi et de réalité. L’injustice est impossible : le repons surgit là où notre intelligence seule ne peut l’attendre. En témoigne l’œuvre et le destin impondérable de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit, si haute dans la douceur de son sacrifice que l’espace et le temps furent pour elle, et par elle, et pour de nobles causes, frappés d’inconsistance. C’est ne rien comprendre au sens des mots que de ne pas voir que la nature n’est qu’une dimension de la surnature, de même que l’espace et le temps ne sont que des éléments de la grammaire de Dieu, que Dieu  peut joindre et disjoindre à sa guise.

 Il est à craindre que ces dernières décennies ne furent pas sans contribuer grandement à nous faire oublier que le christianisme n’est pas seulement une morale vaguement « conviviale » ou « humaniste » mais aussi, mais surtout, une métaphysique et une poétique. Les gnosimaques modernes ne haïssent tant ce qu’ils nomment la « gnose » (où ils confondent tout et son contraire, Marcion, le New-Age, René Guénon et Henry Montaigu) que parce qu’ils ont abandonné la sapience chrétienne au milieu des ruines, et leur haine n’est autre que le masque de leur mauvaise conscience à l’égard de cette sapience, de cette âme enfantine perdue et délaissée.

 Si, pour Umberto Eco, la « gnose » est, je cite, « le fascisme éternel », si, pour les nostalgiques du maréchal Pétain, elle est une variation du « complot judéo-maçonnique », pourquoi ne pas tenter de la comprendre, à rebours de ces « binaires », tout simplement comme la Parole Perdue ?  Non certes la parole de Marcion, qui tente vainement d’arracher le Christ à la royauté davidique, ou celle des puritains de toutes obédiences, qui méprisent l’héritage grec, mais bien la parole perdue (car elle est perdue hélas !) de saint Augustin, de Jean Scot Érigène, de saint Bernard de Clairvaux, d’Hugues de Saint-Victor, de Jean de Salisbury, d’Angèle de Foligno ou de Maître Eckhart…La véritable gnose n’est pas outrecuidance, mais humilité. Ce n’est pas le savoir péremptoire du chrétien qui parle « en tant que » chrétien, du chrétien soucieux de sa « spécificité » chrétienne, mais l’humble sapience du Bien et du Vrai qui, je cite Scot Érigène, « surpasse la perception de tout esprit et de toute raison ».

Les moralisateurs modernes, eux, rivalisent à parler de « l’Autre ». C’est à qui sera le plus fort dans « le respect de l’Autre ». Concours d’« altérophiles » ! Mais qu’en est-il de leur propre cœur ? Qu’est-ce que le respect de l’Autre sans la connaissance qui nous rend identiques à lui, sans l’amour qui de cet Autre fait un Même ? Ce « respect » est une grimaçante caricature d’amour à quoi il faut opposer non une contre-caricature, comme le font certains intégristes, perdus en des combats subalternes, mais le contraire d’une caricature. Ce contraire-là donne tout son poids, toute sa vérité, à la voix seule, et même esseulée. Les Évangiles sont le récit d’une révolte contre l’esprit grégaire.  Quel est le sens de la Passion du Christ si une seule voix ne peut contredire toutes les voix et tous les silences ?

 

 Philippe Barthelet :

 -  Le point commun de la droite et de la gauche intellectuelle, c’est cette complicité objective et à beaucoup d’égards, spéculative, au sens étymologique : c’est un double miroir, et l’une renvoie à l’autre sans fin, puisque chacune ne se justifie que par son opposition à son opposée. Cette complicité de fait est beaucoup plus importante que leurs très contingentes divergences d’opinion. Elles s’entendent sur le fond pour exclure, et pis : décréter d’inexistence tout ce qui ne se passe pas entre elles : le théâtre de leur mascarade est le théâtre du monde, c’est même le monde tout court, rien n’existe en dehors du champ clos de leur parade d’affrontement. Il suffit de voir avec quelle unanimité instinctive la droite et la gauche se retrouvent pour condamner, par exemple, « la gnose » : il me souvient à ce propos d’un livre d’entretiens avec divers auteurs catholiques, venant de tous les points de l’éventail, de la gauche la plus conciliaire à la droite la plus intégriste. Tout en apparence les opposait, sauf un point, sur lequel ils se retrouvaient tacitement comme un seul homme : la dénonciation de l’entreprise « gnostique » de René Guénon. Guénon est à cet égard une pierre de touche merveilleuse qui, en abolissant les fausses querelles et les débats en trompe-l’œil, nous fait gagner beaucoup de temps…

Si je puis ajouter mon expérience toute chaude : un journal catholique m’a censuré au motif que je voulais parler des Saints de l’Islam d’Émile Dermenghem : j’aurais dû savoir qu’il n’y a pas de saints en dehors de l’Église – et que l’Islam est la cité du diable… On pense avec soulagement au vers de Péguy : « Moi qui ne suis pas un saint, dit Dieu »…

 Quant au « respect de l’Autre », qui pour nos grandes consciences est le dernier mot de la morale sociale, il n’éveille en moi qu’un souvenir, plutôt fâcheux : l’Autre, pour les auteurs ascétiques de jadis, c’était le nom de l’Adversaire, celui qu’on ne voulait pas nommer. Nos grandes consciences ne croient donc pas si bien dire. Le langage est toujours étymologique : il dit toujours la vérité, même à notre insu – surtout, peut-être, à notre insu. Nos moindres paroles sont des aveux ; des paroles manquées, l’équivalent des « actes manqués », c’est-à-dire comme on sait parfaitement réussis, du Dr Freud…

 

Luc-Olivier d’Algange :

 -   Le comique (de répétition) est à l’œuvre dans les débats entre la Droite et la Gauche. On songe aux « petiboutistes » et aux « groboutistes » des voyages de Gulliver, qui disputaient de la façon d’attaquer l’œuf à la coque. Faut-il diminuer le chômage pour augmenter la consommation ou augmenter la consommation pour diminuer le chômage ? Le dilemme est peu cornélien et possède la tristesse qui caractérise le fond du comique.

 Il faut croire que la « folie » d’Artaud se confond avec la plus brûlante lucidité lorsqu’il nous parle d’envoûtements. Comment expliquer sinon que cette merveilleuse disposition de la rencontre du monde avec l’entendement humain, avec ses preuves innombrables et étincelantes d’amour humain et divin, soit réduite à ces tristes mascarades ? Qu’en est-il de ce monde de forêts, de sources, de cathédrales, ce monde où la beauté s’enchevêtre à la beauté sur la terre et dans le ciel ? Notre monde, divisé en une Droite et une Gauche, qui n’ont plus rien à voir avec les colonnes de Rigueur et de Clémence de l’arbre séphirotique, apparaît de plus en plus comme un traquenard. Et la Droite et la Gauche sont également adroites (en usant de leurs extrêmes réciproques comme repoussoirs) à s’associer en une tenaille propre à broyer toute pensée. Toute pensée débute là où les opinions se déprennent. Mais elles s’accrochent, comme des pièges à loups.

 Cioran, dans cette préface fameuse où il passe à côté de Joseph de Maistre, veut nous donner un « plaidoyer pour l’hérésie ». Mais c’est faute d’avoir compris la nuance maistrienne dont procède notre entretien. Or, j’y reviens, cette nuance, jugée spécieuse par certains, est avant tout logique. «  Non une révolution contraire, mais le contraire d’une révolution ». Si donc, dans cette proposition on substitue le mot « négation », ou le mot « caricature » au mot « révolution », la logique de la phrase de Maistre éclaire la notion même d’hérésie. À la négation s’oppose non une négation contraire mais le contraire d’une négation, autrement dit une affirmation. De même nous faut-il opposer à la caricature du religieux non une caricature contraire (comme le fait par exemple Michel Onfray) mais le contraire d’une caricature. L’hérésie est moins une « déviance » qu’une caricature.

Les « gnosimaques », littéralement les « ennemis des connaissances », sont hérétiques en ce qu’ils caricaturent, dans un ordre inférieur, la nature inconnaissable de la Vérité. Ils ne consentent pas à la docte ignorance ; ils déclarent d’emblée ne pas vouloir savoir. On pourrait ainsi dire, non sans pertinence étymologique, que les gnosimaques sont des agnostiques péremptoires. L’hérésie gnosimaque, « l’exotérisme dominateur », pour reprendre la formule de Jean Tourniac, suppose un asservissement de la métaphysique, une instrumentalisation de la Théologie, une subjugation de l’autorité par le pouvoir qui veut interdire l’accès à la perspective intérieure, ésotérique, « bâtinienne ».

Le combat n’est pas d’aujourd’hui. Les hérétiques dominants imposent leur hérésie en se prévalant du nombre, de la quantité, de la force brute. De même, les spiritualistes « new-age » veulent faire servir leur « spiritualité » au mieux-être de la société ou de l’individu, comme si l’Esprit devait être à notre service, et non le contraire ! Lorsque la métaphysique n’est plus que la valeur ajoutée, la plus-value de l’économie générale du monde, elle n’est plus rien. Les Modernes sont perpétuellement à la recherche de recettes pour mieux « fonctionner », comme ils disent. Mais c’est la navigation qui est nécessaire, et non la vie, comme semble répondre le proverbe latin. Nous ne naviguons pas pour mieux vivre, mais nous vivons pour naviguer. La sainteté est universelle ou elle n’est pas. Ne la concevoir que reliée à une appartenance spécifiante, c’est précisément nier sa catholicité, au sens premier d’universalité. Les Saints de l’Islam, qui furent grandement persécutés par leurs gnosimaniaques, témoignèrent, en toute connaissance de cause, de la sainteté universelle qui sait distinguer l’eau de l’aiguière, pour reprendre la métaphore de Rumî. Ne confondons pas la transparence de l’eau avec la couleur du flacon ! On se souviendra aussi d’Héraclite parlant du « feu mêlé d’aromates ». C’est toujours le même feu, qui seul importe !

 

Philippe Barthelet :

- Qu’est-ce qu’un auteur ? Je songe à ce que disait un de nos amis perdus : un auteur est celui qui fait des volumes. On me passera ce jeu de mots fondé non seulement en raison, mais, j’oserais le dire, en grâce (après tout, ou plutôt avant tout, Dieu Lui-même nous a montré l’exemple de ces calembours qui ne sont en réalité que le déguisement de vérités profondes - que l’on songe au suprême : « Tu es Pierre… »). L’auteur est voué par nature aux trois dimensions créées, et surtout à la plus mystérieuse, telle que saint Paul la spécifie : la profondeur. C’est précisément la profondeur qui distingue le volume du plan. Dans sa Vie de Proudhon, Daniel Halévy rapporte une conversation qu’il avait eue à la fin du XIXe siècle avec un ébéniste du faubourg Saint-Antoine. Il lui demandait pourquoi eux, les ébénistes, étaient anarchistes quand les tailleurs du faubourg Saint-Marcel étaient communistes. L’ébéniste lui a répondu : « À cause du volume ; les tailleurs travaillent dans le plan, qui n’a que deux dimensions, alors que nous autres travaillons dans les trois dimensions, ce qui change tout ». Ce qui change tout, en effet.

On notera en passant que le plan, surface plane, appelle le plan, programme économique ou politique : c’est la même logique géométrique, les planificateurs sont des tailleurs… On retrouve ici « l’exotérisme dominateur » dont vous rappeliez les ravages en tous domaines. Les tailleurs ont pour patron Procuste… L’exotérisme est en définitive une illusion d’optique.

 … Et quand on y songe, la « littérature » aussi… Car enfin, une grande œuvre est un accès immédiat à…, je ne sais comment dire, à une certaine dimension originelle qui s’impose comme une évidence (c’est d’ailleurs le seul sens précis de « génie », dont la littérature abuse tant : le génie est le sens de l’origine, l’évidence de son immédiateté : la caractéristique du génie est d’annuler a priori les scoliastes. À quelqu’un qui lui demandait un jour je ne sais quelle annotation qui « renouvellerait » l’œuvre de Simone Weil, Gustave Thibon avait répondu : « Depuis quand faut-il rafraîchir les sources ? »). Donc une grande œuvre (Sophocle, Dante, Shakespeare…) est une porte. On ne voit pas pourquoi il faudrait afficher dessus : « Ceci est une porte »… Comme disait Péguy qui à un examen avait dû expliquer Molière, et qui était resté sec, « c’est l’explication qu’il faudrait expliquer »… La porte, donc : me hante je ne sais pourquoi ce vers de Simone Weil, puisque nous parlions d’elle : « Ouvrez-nous donc la porte et nous verrons les vergers ». Toute grande œuvre est une porte, je ne sais pas, Don Quichotte, Moby Dick, elle nous ouvre les vergers. Arrivent un jour les spécialistes des portes : ils ne s’intéressent pas aux vergers (au début, par politesse ; puis très vite ils mettent en doute leur accessibilité, puis leur existence) ; en revanche ils n’en finissent pas de mesurer les portes sous toutes les coutures, de les comparer entre elles, etc. Ils pensent ou feignent de penser (pensent-ils encore ?) que les portes servent à cela… et ils appellent « littérature » la connaissance précise, documentée, de toutes les portes qu’ils recensent. Vous me pardonnerez cet apologue un peu grossier, mais il n’est tout de même pas très loin de la définition quasi canonique que donne de la littérature l’excellent Marmontel : « la littérature est la connaissance des belles lettres ; (…), lorsque, aidé de ses lumières, (l’homme qui cultive les lettres) a acquis la connaissance des grands modèles en poésie, en éloquence, en histoire, en philosophie morale et politique, soit des siècles passés, soit des temps plus modernes, il est profond littérateur ». Sans doute Marmontel prend-il soin de distinguer le littérateur de l’érudit : « Il ne sait pas ce que les scoliastes ont dit d’Homère, mais il sait ce qu’a dit Homère ». Sur le fond et à plus de deux siècles de distance (cette définition originelle date des Éléments de littérature de 1787, où Marmontel reprend l’essentiel de ses articles pour l’Encyclopédie), sur le fond, disais-je, il n’est pas sûr qu’il y ait aujourd’hui grand-chose à distinguer : il ne s’agit pas de préférer la connaissance des grandes œuvres à celle de leurs scoliastes, il s’agit de constater que l’on ramène tout à la même aune esthétique (dans le meilleur des cas), avec plus ou moins de science. Une grande œuvre est un véhicule, au sens à la fois religieux et… mécanique ; un véhicule est ce qui permet un transport, c’est sa raison d’être ; pour la « littérature », le véhicule est un objet, dont la fonction est simplement d’être là – d’être un objet d’étude… Imaginez une automobile ou un carrosse sans roue, un bateau sans rame et sans voile ou mieux, un oiseau empaillé…

La littérature, j’en reviens à ma première image, ou l’étude des portes qui ne s’ouvrent pas : puisque s’ouvrir est la dernière des choses que l’on demande à une porte, on peut même se suffire de fausses portes, de portes en trompe-l’œil – et l’on pourra même soutenir qu’elles ont plus de qualités – de qualités littéraires – que les portes véritables, qui n’ont d’autre raison d’être que de se faire oublier au bénéfice de ce dont elles gardent l’accès. Le souvenir des vergers – et que les portes ne sont que des portes, que diable ! (si je puis dire…) - et ici, le mot de souvenir redevient le parfait synonyme le réminiscence – le souvenir des vergers, donc, quand il vient poindre et ardre les cœurs vivants, et bien cela donne le meilleur de la « littérature » qui précisément, n’a rien de la littérature au sens marmontélien dégradé : cela donne Rozanov, ses « Feuilles tombées » contre toutes les feuilles mortes « littéraires », ou Dominique de Roux, ou qui vous voulez de lisible qui soit pour son lecteur un accès, un passage – et non une porte close, ou pis,  une porte peinte sur un mur. La « littérature » ne mérite une heure de peine – et il en a toujours été ainsi – qu’à cause de ce qu’elle contenait de véridique ; qu’à cause, si vous voulez, de ce « contraire de la littérature » dont elle est l’écorce, ou l’excipient… C’est exactement ce que veut dire Villiers de l’Isle-Adam, quand il s’écrie : « Je me fous de la littérature, je ne crois qu’à la vie éternelle ». Eh bien précisément, la littérature, si elle n’est pas un moyen de vie éternelle - ce qu’elle n’est presque plus depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même comme connaissance médiate, sous ce nom dangereux – devient, et je pèse mes mots, un moyen de perdition. Il ne s’agit pas, bien entendu, de recomposer les listes de l’abbé Bethléem le si mal nommé : là encore, contresens évident : ce n’est pas par son contenu que la « littérature » est pernicieuse, mais par cette perspective spirituelle qu’elle nous dérobe ; elle est « intrinsèquement perverse », et dans cet ordre, Chateaubriand est peut-être bien pire que Sade…

C’est quand la littérature retrouve la vie éternelle, ou plutôt le service de la vie éternelle, quand elle n’usurpe plus l’attention, c’est alors qu’elle mérite qu’on s’y attarde. Mais alors les critères qui seront les nôtres ne seront pas forcément ceux que manipulent les spécialistes des portes : c’est au nom de ce « contraire de la littérature » qu’Henry Montaigu soutenait que « Zévaco est plus important que Proust »…

Ce qui brouille évidemment un peu les pistes et les habitudes des auteurs de manuels… À mesure que les choses devenaient plus littéraires, c’est-à-dire plus desséchées, plus extérieures – les klippoth ou écorces mortes de la Kabbale, qui nous étouffent – cette voie du contraire de la littérature s’offrait plus escarpée, plus âpre, plus polémique (au sens littéral de la lutte pour la vie). Et les spécialistes des portes de stigmatiser benoîtement ces affreux « polémistes », qui se disqualifiaient eux-mêmes en haussant le ton : là encore, la définition du genre (où l’on enferme celui qu’on a ainsi défini) permet de ne pas se prononcer sur le fond : démarche éminemment littéraire. Encore un mot, et j’en aurai fini, je suis terrifié par cette inondation de paroles dont je vous prie de m’excuser : un mot de Drieu La Rochelle. Il dit un jour que sa génération était la dernière génération littéraire (et quelle ! songeons à tous les écrivains français nés entre 1885 et le début du siècle, entre Mauriac et Malraux) : « Après nous, il n’y aura plus le choix qu’entre la métaphysique et le bavardage ». Nous y sommes…

 

 Luc-Olivier d’Algange :

- La métaphysique et les jeux de mots sont des instruments de connaissance. Toute métaphysique tient ses pouvoirs et ses vertus éclairantes des mots et des choses qu’elle fait parler. Ce que vous dites de la porte en trompe-l’œil, qui pourrait servir de définition à la littérature bien-pensante, « citoyenne » (plus fallacieuse, sinon plus opaque, que la porte simplement close du « travail du texte », de ce formalisme pur qui fut à la mode vers le milieu du siècle passé) nous donne à comprendre la nature de notre « post-modernité » qui n’est sans doute rien d’autre qu’un peinturlurage du nihilisme. Certains eurent ainsi l’idée de repeindre, en banlieue, les immeubles couleur de sorbet, sans pour autant en rendre l’architecture plus rafraîchissante. Nous sommes au comble de l’opacité lorsque les apparences précisément ne sont plus des apparences, lorsqu’elles ne laissent plus rien apparaître ni transparaître. Sans doute l’ésotérisme n’est-il rien d’autre que la restitution de l’apparence à son essence, à sa liberté d’apparaître, ce mouvement d’apparition (« tout fut jadis apparition d’esprits », dit Novalis), que la véritable théologie honore par l’herméneutique et dont le sens est tout entier dans le mot révélation.

Ce qui me fait penser à cette trouvaille de Marcel Duchamp qui dissimule peut-être une intuition : la porte angulaire qui s’ouvre lorsqu’elle se ferme, et inversement. Cette intuition serait alors alchimique, en référence au traité d’Eyrénée Philalèthe, L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi. Il n’est pas exclu, au demeurant, que Duchamp s’en soit inspiré. Celui qui vise le contraire de la littérature serait ainsi celui qui franchit le pas, mais il peut aussi, et c’est la principale et peut-être la seule vertu de la polémique, claquer la porte derrière lui. Alors, il disparaît. Il me semble que les auteurs que nous aimons écrivent en quelque sorte pour disparaître dans ces paysages qui apparaissent quand ils écrivent, dans ces vergers soleilleux, ou, s’ils inclinent au taoïsme, dans ces « montagnes vides »…

La porte qui ne donne sur rien sinon sur elle-même est à l’image de notre temps de fausses promesses : la liberté, par exemple, n’est plus qu’un argument publicitaire pour la servilité rigoureusement planifiée. Les scoliastes des portes cultivent une ingéniosité frivole à quoi il faut opposer, selon l’étymologie que vous rappelez du mot génie, l’ingénuité profonde des vergers.

L’exotérisme dominateur, le littéralisme morose, au demeurant, ne sont nullement « fanatiques » ou « médiévaux » comme feignent de le croire nos journalistes : ils sont frivoles, principalement occupés de modes vestimentaires, de foulards, et d’activités sexuelles. « Morale de midinette » disait Montherlant, les midinettes réduisant pareillement leurs curiosités. Et le littérateur est au diapason lorsqu’il devient sa propre commère ou celle des autres, non sans prétendre conférer à ses potins narcissiques ou fureteurs une « portée » psychologique ou sociologique. Mais à quoi se réduit cette portée ? À la désillusion érigée en fin mot de tout. La flèche tombe à ses pieds et voici le littérateur de s’enorgueillir de sa perspicacité : tout se peut réduire à une sacro-sainte banalité, le supérieur toujours s’explique par l’inférieur, le hasard et la nécessité régentent nos destinées et la Providence est un leurre. Ce qui manque à ces Messieurs, ce n’est plus la dialectique, c’est l’archée, autrement dit le sens de la profondeur qui naît de la vitesse de la flèche.

Il nous reste à nous désillusionner des spécialistes de la désillusion, à démystifier les démystificateurs qui sont les grands marabouts de notre temps. Que cache leur jubilation dépréciatrice, ce cri de victoire : « Ce n’est que cela ! » Quelle ruse du pouvoir s’exerce dans ce ricanement qui veut être le dernier mot ? Que nous veulent ces ingénieux de la dérision ? D’où procède, et vers quelles fins, cette méthode procustéenne ? Rien ne semble autant réjouir le Moderne que de savoir que nous ne serons bientôt qu’une carcasse vermineuse selon le hasard et la nécessité. Toute générosité est donc bien inutile et vaines la grandeur d’âme, la beauté sise dans l’instant. Le moindre signe de ferveur est considéré par nos « sceptiques » comme un ridicule ou un danger, mais c’est la vie même, pour ces censeurs, qui est ridicule et dangereuse. Si la littérature contraire n’est rien d’autre que le protocole de la désillusion, il revient au contraire de la littérature, qui n’est autre que la littérature hauturière, de retrouver les ingénuités magnifiques de la poésie et de la métaphysique, en précisant que la métaphysique inclut la physique, de même que l’âme inclut le corps. Il nous faudra donc pousser le pessimisme jusqu’au bout, traverser, comme le préconisait Nietzsche, tous les champs du nihilisme pour retrouver ce qui jamais ne cessa d’être là, le Royaume. 

Or le Royaume, à la différence de la nation, invention littéraire qui ne concerne que les hommes, s’ouvre sur les volumes de la terre, du ciel, et de Dieu. Ce qui insatisfait dans la nation, qu’il faut pourtant parfois défendre bec et ongles, c’est bien cette absence de volume, cette subjectivité abstraite que l’on nomme « identité » mais où le « culte du nous », de la nation, n’est jamais que la transposition du « culte du moi ». Celui qui appartient au Royaume n’a pas besoin d’identité : il appartient au Royaume, la question ne se pose plus. Et le Royaume lui-même n’a pas besoin d’identité, étant l’empreinte d’un sceau invisible, d’un plus haut Royaume dont l’autorité nous désillusionne du hasard et de la nécessité.

 

Philippe Barthelet :

- Oui, il faut en finir avec le nationalisme, où s’est fourvoyée la pensée royaliste au XXe siècle. Nous a-t-on assez répété que « nation » voulait dire naissance ! Eh bien précisément ce n’est pas naître qui nous intéresse, mais renaître ; non pas le corps de chair passible et mortel mais le corps glorieux, ne soyons pas si modestes… Que la pensée royaliste s’achève dans la cuisine de M. Renan m’a toujours révulsé… « Qu’est-qu’une nation ? » Je vous répondrai comme aurait peut-être répondu un homme du XIIe siècle : je n’en sais rien – et moi qui suis du XXIe j’ajouterai que je n’en veux plus rien savoir. Bien sûr je n’oublie pas, comme vous le rappelez, que la nation est une réalité première, immédiate qu’il faut parfois défendre bec et ongles, comme il l’a fallu au début du dernier siècle, quand Maurras et quelques autres ont fondé « l’Action française ». Mais au fait s’agit-il tellement de « nation », en l’occurrence ? Un autre supposé « nationaliste » (voire « maurrassien », selon la vulgate médiatique), le général de Gaulle, n’emploie presque jamais ce mot : ce fut une surprise pour quelques politologues qui avaient passé ses discours à la moulinette informatique. Le mot « nation » n’apparaît presque jamais ; de Gaulle parle de « France », naturellement, et de  « patrie ». Rappelez-vous l’appel du 18 juin : « Notre patrie est en péril de mort : luttons tous pour la sauver ! » Au lieu que la « nation » est une invention révolutionnaire, la réduction biologique et pour tout dire la perte du Royaume. Allez donc voir dans une vitrine du métropolitain, sur le quai de la station Odéon et à côté du buste de Danton l’un de ses signataires, le décret n° 222 (pourquoi pas 666 ?) en date du 21 septembre 1792, « an quatrième de la liberté » : « La convention nationale décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France ». Le décret a pour en-tête un blason aux trois fleurs de lys entre lesquelles court en capitales le nom du nouveau souverain, « LA NATION FRANçAISE » et en dessous le millésime, « 1789 ». Pierre Boutang, qui a fait de ce nom le titre de son journal, n’a pas dû prendre souvent le métro à Odéon…

Vous me permettrez ici de vous citer en rappelant l’opposition capitale que vous faite (capitale, j’insiste, et s’il y a un jeu de mots, eh bien c’est qu’il a peut-être un sens) entre les deux titulatures à quoi les historiens et les politologues prennent d’ordinaire si peu garde : entre “roi de France” et “roi des Français”. C’est Louis XVI le premier, rappelons-le, qui a accepté de n’être plus que le “roi des Français”, c’est-à-dire le roi de ses contemporains, des hommes actuels vivant au même moment que lui, à l’exclusion des morts et des hommes à naître, à l’exclusion des bêtes, des fées, des anges et des démons, à l’exclusion des arbres, des pierres, des rivières, de la terre et du ciel, en un mot de tout ce qui fait que la France excède infiniment sa réduction nationale… La “nation” est ici la réduction du “royaume” aux deux dimensions du plan… Louis XVI avait parjuré, je sais qu’il n’est pas bien vu de critiquer le roi-martyr, mais enfin, être “roi des Français”, ce n’est pas ce qu’il avait promis à son sacre… Il fallait bien qu’il meure pour expier, rétablir un équilibre mystérieux qu’il avait perturbé – et le vrai roi-martyr est le petit Louis XVII, véritable dernier roi de France, mort Dieu sait quand…La disparition de la royauté en France est le secret de Dieu – et j’entends “disparition” comme mouvement inverse à l’apparition, au sens où l’emploie Novalis.

Après, il y eut les rois restaurés, “de France” (et même “… et de Navarre”) pour rire, car enfin, la royauté ne se restaure pas plus que les têtes ne se recollent (on prétend que les saints de la cathédrale de Reims, décapités par les révolutionnaires et que l’on avait replâtrés en hâte pour le sacre de Charles X, ont reperdu leur tête au moment de la canonnade…) Enfin Louis-Philippe a cru pouvoir assumer la révolution en reprenant la titulature de 1791 : “roi des Français”, où le baiser de La Fayette remplaçait l’onction de Reims. Sans doute son petit-fils, au moment de devenir, à la mort du comte de Chambord, le chef de la maison de France, a-t-il voulu prendre en charge tout l’héritage capétien – c’est pourquoi il a tenu à s’appeler Philippe VII et non Louis-Philippe II. Il n’en reste pas moins que la cause royale a été dévoyée, au XXe siècle, par le nationalisme… C’est si vrai que Maurras a fini par se brouiller avec son prince et lui préférer un quelconque Franco ou Pétain – un régent qui préparerait les voies à la restauration, mais qui les préparerait à n’en plus finir (on réédite Mac-Mahon). La moindre ganache étoilée fait l’affaire mieux qu’un prince : on croit dire “vive le Roi !” quand on a dit “à bas la république !”. Les monarchistes (si peu royalistes, au fond) de 1870 à 1950 auront tout perdu à cause de leur nature profondément timorée – à cause de leur nationalisme. Quand Pierre Boutang (pourtant l’un des plus fols – l’un des moins à l’abri de la sagesse calculatrice de M. Renan qui compte ses hommes, ses rois (“les quarante rois qui ont fait la France” !) ses sous et ses abattis – quand Pierre Boutang, donc, appelle son journal, par quoi il veut refaire l’Action française, la Nation française, il dit tout : il manifeste aussi que tout est dit, que le cycle du nationalisme français (et de la confusion nationalisme-royalisme) se referme. Il a cru que le général de Gaulle serait un Monk possible – encore un, et cette fois-ci le bon ; et puisqu’il y avait un prince, qui s’apprêtait nous disait-on à “remonter à cheval”… On sait comment tout cela a fini, de catastrophe en catastrophe jusqu’à la faillite personnelle… Aujourd’hui, Dieu merci sans doute, la confusion politique n’est plus permise : la cause royale n’a même plus d’apparence…

Je ne veux pas m’acharner contre Maurras, mais enfin est-ce qu’il est absolument nécessaire que les royalistes partagent le goût des nationalistes pour les uniformes ? Ce n’est certes pas Joseph de Maistre qui aurait soutenu Mac-Mahon, ou Boulanger, ou Pétain, lui qui disait que le pire des gouvernements est le gouvernement militaire… Le fond du problème est que ces monarchistes des deux derniers siècles n’étaient que très peu royalistes…Aujourd’hui, le malheur des temps est comme toujours simplificateur : nous ne pouvons plus nous leurrer avec je ne sais quel “pays réel”, qui attendrait que l’on remette en place le trône renversé, une fois liquidé le malentendu de la République. La république n’est pas un malentendu : c’est l’écorce morte de la royauté, la chair méhaignée du Royaume, qui attend la question de Perceval…

 

Luc-Olivier d’Algange :

- La liberté, mot infiniment galvaudé, ne vaut que lorsqu’elle est, non une abstraction, une généralité, mais un envol qualifié. Sinon elle est ce “partout”, exact équivalent de “nulle part”, autrement dit un “sur-place” désespérant. Il nous faut des libertés qui soient autant de qualités. Or, la seule expérience est un leurre publicitaire. La liberté ne s’expérimente pas en laboratoire, elle se vit, elle s’établit comme on établit une relation. Ainsi on ne tarde pas à s’apercevoir que les expériences de la liberté qu’on nous propose sont autant de chausses-trapes, de faux-semblants qui s’apparentent plus ou moins au tourisme organisé, cette utopie réalisée du moi qui perdure “tel quel” mais ailleurs…

Ce qui importe, c’est de passer de l’autre côté du miroir, avec les gants, comme dans le film de Jean Cocteau, de l’autre côté de cette onde sombre et frémissante… Dans ce franchissement du miroir, je vois la définition même du mot “relation”. La relation haussée au mystère devient translation orphique. Et l’on voit bien, alors, à quel point le monde où nous sommes ne veut rien savoir de la liberté, à aucun prix ! Ce monde modernisé est un monde où chaque individu est l’ennemi personnel de l’homme libre. D’où ce terrifiant grégarisme, cette socialisation extrême (toujours au seuil du lynchage ou de la lapidation) qui est le propre de la démocratie fondamentaliste dont la devise demeure : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”.

Mais revenons à Cocteau, et à ce que l’on pourrait nommer son hypnosophie et distinguons d’emblée cette hypnosophie, en tant que science orphique, de cette sorte de culte de l’inconscient où se complurent parfois les Surréalistes. J’y reviens précisément en écho à ce que vous disiez de l’Incarnation. Ce qui s’incarne, ce qui prend chair, est semblable à ce sommeil qui nous prend. L’incarnation est un ensommeillement de l’âme, mais il faut distinguer le sommeil léthéen, le sommeil des vagues noires de la surface du sommeil lumineux des tréfonds où retentit la clarté de l’incréé (de l’En-Sof, pour user du langage des kabbalistes). Il y aurait donc deux sommeils, l’un n’étant que la houle ténébreuse de notre état de veille ordinaire, - qui n’est lui-même qu’un état somnambulique ; l’autre étant le sommeil bruissant de clartés, le sommeil d’enfance, le sommeil enchanté qui s’ouvre sur l’éveil véritable, sur ce matin philosophal dont la rosée rafraîchit les mains et les joues. La chair alors n’est plus ce qui sépare de l’âme, mais le sommeil et l’éveil de l’âme. Le somnambule moderne livré à son activisme technomorphe ou lucratif ne peut ni dormir ni s’éveiller, ni s’incarner. Il est cette abstraction, cette virtualité errante, insomniaque et jamais éveillée, cette réalité spectrale manipulée par les logiciels, ce déni absolu de la réalité douce ou tragique, de cette “tache bleue du Pacifique” que vous évoquiez, et qu’il appartient aux hypnosophes, autrement dit aux poètes, de nous restituer.

Toute chose ne cesse de s’endormir et de s’éveiller ; nous avons oublié cette inspiration et cette expiration. On mesure les vertus de l’hypnosophie, dont Nerval et Jünger furent les intercesseurs, dès lors que l’on considère la littérature née de son absence. Nous évoquions, dans une conversation à la fin du précédent millénaire, s’il m’en souvient, cette héraldique du songe à propos de Jünger… Toute œuvre digne de ce nom est un armorial, - dont elle possède aussi les lignes fermes et les couleurs éclatantes et profondes. Toute œuvre est un éloge de la lumière qu’elle capte et qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur.

Les œuvres héraldiques sont les œuvres où l’on se perd, et parfois une seule phrase y suffit, mais l’on s’y perd comme on se perd dans le Grand Ordre, dans une cathédrale, dans une forêt. On s’y perd pour s’y retrouver dans la clairière, comme l’éveil au sommeil succède. Le progressisme, qui favorise la pire régression, n’est autre que la méconnaissance des contrées du sommeil, de cet “au-delà des portes de corne et d’ivoire” qu’évoque Nerval aux premières lignes d’Aurélia (qui est sans doute le texte fondateur de ce que nous nommons ici le “contraire de la littérature”.) Ne jamais se recueillir, ne jamais s’abandonner, être dans le faux-jour perpétuel de la technique, abolir toutes les distances dans une omniprésence somnambulique… - rien d’étonnant alors à ce que les Modernes veuillent éperdument le “changement”, et même la mort : leur monde est invivable. Observons qu’à l’inverse les hommes des sociétés dites traditionnelles craignaient et même détestaient le changement : signe, peut-être, qu’ils se trouvaient dans un monde heureux ?

Nietzsche ne dit rien d’autre dans son chant des Douze Coups de Minuit : “D’un rêve profond je me suis éveillé / Le monde est profond / Et plus profond que ne le pensait le jour / Profonde est sa douleur / La joie plus profonde que l’affliction / La douleur dit: Passe et finit / Mais toute joie veut l’éternité / Veut la profonde éternité.”

 

Philippe Barthelet :

- Mutantur non in melius, sed in aliud… Sénèque le remarquait déjà à propos ses contemporains, « modernes » avant la lettre, qu’ils voulaient changer non pas en mieux, mais en autre chose… Les modernes sont mal assis, « mal perchés », comme disait Baudelaire de son éditeur, et ce prurit de changement sans fin ni cesse et à tout prix est, en effet, à la fin des fins et même s’il se méconnaît comme tel, une aspiration à la mort… (D’ailleurs il serait facile – et lugubre – d’énumérer tout ce que notre monde a de thanatocratique… L’enfer du décor, pour reprendre une autre de vos expressions qui a la concision – et la complétude – d’une devise héraldique…)

L’héraldique me fait songer à un autre vieux mot, du vocabulaire d’avant le déluge, et qui connaît aujourd’hui une vogue singulière, celui de « médiatisation ». C’est l’office des “médiateurs” : on désigne sous ce nom tous ceux, journalistes, intellectuels, oracles divers, qui parlent ou écrivent dans « les médias » pour nous, c’est-à-dire à la fois pour notre gouverne et à notre place. Le mot est révélateur. On ne pourrait donc avoir accès à la réalité que par la médiation des medias… On parlait autrefois, en droit germanique, des princes « médiatisés » : c’était ceux qui, relevant directement de l’Empereur, voyaient leurs États incorporés dans un autre État vassal. Nous voilà tous, désormais, médiatisés – privés d’une relation directe avec l’empire de nous-mêmes et soumis à la tutelle pédagogique de tous ceux qui pensent et qui parlent pour nous…

« Vous avez mis les peuples au collège », ô Bernanos, qui aviez flairé l’imposture d’instituteur de la démocratie… La pédagogie universelle, panacée à tous les maux de l’homme et de la société, thérapeutique efficace du péché originel… On devrait s’interroger un peu sur le cousinage de « pédagogie » et de « démagogie »… On devrait rappeler aussi, en passant, qui est l’inventeur de l’expression « éducation nationale », cette formule de la démocratie comme pédagogie perpétuelle : le marquis de Sade, dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, un intermède théorique de la Philosophie dans le boudoir… Eh oui, le texte fondateur de la République française est un chef-d’œuvre de la pornographie. On peut d’ailleurs tout reprocher à Sade, sauf de manquer de conséquence ; « l’éducation nationale » est pour lui le combat contre la religion des « imposteurs chrétiens » et la propagation de l’athéisme : « Français, vous frapperez les premiers coups ; votre éducation nationale fera le reste ». Il réclame donc d’enlever au plus tôt les enfants à leurs parents : « N’imaginez pas de faire de bons républicains tant que vous isolerez dans leurs familles les enfants qui ne doivent appartenir qu’à la république ». D’ailleurs, pour lui, la communauté des enfants répond de la communauté des femmes. « L’amour » doit être une passion commune, et c’est faire injure à ses semblables que d’aimer quelqu’un en particulier, puisque c’est leur retirer un objet de jouissance possible… Les enfants naîtront sans père, tous fils de la « patrie » : on reconnaît là la théorie des Lebensborn hitlériens. Hitler, en bon Allemand, a pris au sérieux la « grande Révolution française », dont il avait annoncé dès son arrivée au pouvoir que « la révolution nationale-socialiste » serait l’accomplissement (mais on s’est bien gardé de le répéter, surtout en France…)

Autre point sur lequel le divin marquis est un précurseur du nazisme : l’élimination des « enfants difformes » : il explique que la dépense des hôpitaux, asiles et maisons de charité, « richement dotés pour conserver cette vile écume de la nature humaine (sic) » doit être « réformée par la nation » ; en effet, « tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république n’a nul droit à conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où il la reçoit ». Voilà qui est clair, et surtout qui est logique ; encore une fois, au contraire des « républicains » à qui il s’adresse, Sade à l’éminent mérite de la cohérence. Il ne recule devant aucune conséquence des principes qu’il défend. Son culte de la nature – la « loi de la nature » qui est pour lui la loi suprême n’est rien d’autre que la loi du plus fort, au sens de Hobbes – le pousse à conclure en souhaitant la mort de l’homme : en effet, la nature est sainte, rien n’est crime à ses yeux et la seule fausse note du concert universel est apporté par l’homme et toutes les chimères, « impostures » et « superstitions » qu’il enfante sans cesse. Que si la nature nous enseigne la Raison, elle nous désigne fatalement le seul obstacle au règne incontesté de celle-ci – et cet obstacle, c’est l’homme lui-même. Quand Sade dit que le triomphe de la nature serait la mort de l’homme, il ne fait que pousser le sophisme « humaniste » jusqu’à ses dernières conséquences. Je ne vous cache pas que j’ai pour le marquis de Sade une inavouable tendresse ; et que je donnerais pour son œuvre – y compris tout ce fatras ergastulaire qui est à peine fait pour être lu – tout Voltaire, tout Diderot et même tout Jean-Jacques, sans compter tous les petits maîtres… il n’a manqué à tous ceux-là que de vivre quinze ou vingt ans de plus, pour connaître – et croyez que ça n’aurait pas manqué ! – le sort de ce pauvre Condorcet : celui-là, la conséquence qu’il n’avait pas dans l’esprit, les événements se seront chargés de la lui enseigner… Ce que j’aime par dessus tout chez M. de Sade, c’est ce « plaisir aristocratique de déplaire » qu’il manifeste quasi à son insu. Ce n’est pas un fils de notaire ou de marchand de couteaux, il n’a rien de ce pharisaïsme chafouin, de cette prudence petite bourgeoise des « philosophes » : lui s’expose, « se mouille », joint le geste à la parole et soutient les conséquences de ce qu’il dit, même si ce qu’il dit est délirant – même, ou surtout, peut-être. Pierre Klossowski observait que deux hommes seulement auront compris la Révolution pour ce qu’elle était : une « communauté caïnite », et il les place de part et d’autre de son allégorie, comme deux soutiens héraldiques : le marquis de Sade et le comte de Maistre.

 

Le soleil de l’après-midi faisait briller les vitrines ; les deux causeurs étaient les derniers convives, et les serveurs échangeaient entre eux des regards appuyés. Ils ouvrirent soudain de grands yeux quand le dernier qui avait parlé, un cigare à la main qu’il humait, les interpella : “Garçon ! la guillotine !”.

 

L'ouvrage entier, naguère publié par les éditions Arma Artis, est réédité aux éditions de L'Harmattan, dans la collection Théôria

«  Ce qui manque le plus à notre temps, c'est une aristocratie de l'esprit » déclarait le grand Bernanos comme le rappelle Philippe Barthelet au cours de l'un de ces onze entretiens avec Luc-Olivier d'Algange placés sous le signe des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre dont ils reprennent le protocole, ce qui est audacieux, mais non pas présomptueux tant le résultat se révèle édifiant et comble à merveille ce vide désigné par le prophète de La France contre les robots.

Réédition d'un livre publié en 2010, Terre Lucide n'a rien perdu de son urgente actualité puisque les deux écrivains s'y attaquent à l'époque en tant qu'ère métaphysique, autant dire que les années qui passent ne cessent d'en révéler davantage la nature profonde ; une ère qui fait du vivant avec du mort, dont la perspective est mécanique, déliée, absurde, et l'humeur dépressive et grimaçante. Se référant aux grands mystiques, à la théologie médiévale, à Novalis, Hölderlin et Jünger, Maistre ou Bloy, nos contemplatifs armés lui opposent un symbolisme supérieur où la vie, l'art et le surnaturel retrouvent leurs connexions, leurs vibrations et leur puissance. Une cure d'altitude, le temps d'une promenade au bord de la Seine ou de quelques verres devant le Louvre, tandis que tout s'effondre. Salutaire, voire salvifique.

Romaric SANGARS, L'INCORRECT, décembre 2022.

Deux hommes en quête de l'âme du monde

Les dialogues de Philippe Barthelet avec Luc-Olivier d'Algange, réunis dans Terre lucide, ne sont pas des colloques d'intellectuels, Ils nous offrent cette chose presque unique aujourd'hui, un art de vivre, et quelques indices et pistes pour retrouver des chemins trop longtemps abandonnés ou simplement oubliés.

Notre époque est assourdissante. La musique du monde et ses rythmes sont recouverts par la mitraille incessante des fausses paroles et des slogans. Les voix essentielles ne trouvent aujourd'hui qu'un très faible écho, brouillé par le bavardage des sectes intellectuelles, les novlangues idéologiques et le vacarme des industries culturelles. Et nous avons parfois le sentiment accablant que tout est  tout est vain, que tout est joué, et que c'est à la fin la "panmuflerie sans limites" ( Charles Péguy) qui l'emportera dans le tintamarre et le brouhaha. 

C'est dire que j'ai lu avec bonheur et soulagement Terre lucide, une conversation en onze entretiens entre Luc-Olivier d'Algange et Philippe Barthelet que publie aux éditions de L'Harmattan et dans son excellente collection Théôria notre ami Pierre-Marie Sigaud. Je me suis en effet promené dans ce livre comme dans un vaste jardin isolé en bord de mer. Une brise rafraîchissante y souffle, qui nous tient en éveil, et l'on y cueille des fleurs des fruits rares ou trop négligés. D'Algange et Barthelet sont aimables, courtois et érudits, d'une amabilité et d'une courtoisie qui m'ont semblé presque médiévales, et d'une érudition qui vient toujours à point nommé, dont ils n'usent jamais pour flatter ou épater leurs lecteurs. Les deux auteurs de ces denses et libres propos sur la littérature, la politique, la poésie, l'histoire, les rois, les peuples, les dieux, Dieu et le monde, feront fuir les "ennuyés, les grincheux, les puritains, les commères, les censeurs, les faiseurs de système et les accusateurs" et toutes les légions d'assommeurs et d'abrutisseurs. Les autres, en arpentant cette Terre lucide et en écoutant attentivement les deux amis, trouveront de quoi se ragaillardir et se remettre en selle. 

Philippe Barthelet et Luc-Olivier d'Algange sont-ils des antimodernes, m'a demandé un amateur de définitions qui a lu le manuel d'Antoine Compagnon. Ils sont assurément les sujets de cette France souterraine dont parle Nicolas Berdiaev dans son autobiographie spirituelle, de ce pays secret qui compte parmi ses paladins Joseph de Maistre, Charles Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam et Léon Bloy. Et ce n'est pas pour eux une posture littéraire. Barthelet et d'Algange mènent le combat pour ce royaume contre les idoles et les impostures de l'immonde moderne, contre ses cliques, ses nations et ses sociétés anonymes. On trouve dans les pages de ces entretiens sur les météores et les signes des temps des charges et des assauts. Les misères et les ridicules du temps y sont bien nommés, et les agents du néant et du désastres, et les plus tristes et les plus dangereux, y sont justement fustigés. Luc-Olivier d'Algange écrit par exemple ces phrases: " Les hommes de ce temps sont abaissés, humiliés, ratiboisés selon une méthode procustéenne si efficace qu'elle donne à leurs revendications hédonistes, profiteuses ou festives, un ridicule frôlant sans cesse le pathétique. La société est-elle en proie aux individus ? Mais quelle société ? Quels individus ? Je vois, plutôt qu'un éclatement, une concentration de laideur, un monde concentrationnaire, comme une parodie théocratique de laquelle on ne peu s'échapper que par une sorte de ruse animale" Voilà qui touche au coeur, n'est-ce pas ? 

Mais les beautés de Terre lucide ne sont pas seulement des beautés d'offensive et de contestation. J'ai dit plus haut qu'on pouvait y cueillir des fruits rares ou trop négligés. Parmi ceux-là, et c'est au fond l'essentiel, la seule chose nécessaire, j'y ai découvert une invitation à renouer avec les oeuvres, les paysages et les Muses. Ces oeuvres, ces paysages et ces Muses sont aujourd'hui aussi bien ensevelis sous des tonnes de béton que sous des montagnes de gloses et de commentaires. Ils attendent leur libération. Il suffirait sans doute que nous nous prêtions à nouveau à leurs jeux et à leurs entretiens.

Olivier François, article paru dans la revue Eléments

Un trop bref texte que j'avais écrit après la lecture de «Terre lucide» de mon ami Luc-Olivier d'Algange, alors que je voyageais dans les montagnes du Caucase en octobre :
 
Le secret du bonheur
 
Parution d’un livre de dialogue important entre Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet. Il est question, dans ce compendium, des météores, ces signes dans le ciel, à quoi s'arrêtent les Pharisiens et Saducéens, qui ne savent pas lire les signes des temps, comme il le leur est reproché dans l’Evangile : - «Il y aura de l'orage aujourd'hui, car le ciel est d'un rouge sombre. Vous savez discerner l'aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps.» (Mt, XVI, 4). Les deux auteurs de ces entretiens s'attachent à relever ces signes des temps, dont René Guénon a fait le titre d'un livre célèbre, publié en 1945. Et si la vérité débutait après nos dernières illusions ?
 
Il était, dit-on en Géorgie où je me trouve, un roi qui décida un jour de quitter son palais pour parcourir le monde. Il voulait connaître le secret du bonheur. Il alla de terres en terres, puis de provinces en provinces, mais partout, il retrouvait ce qu’il avait quitté : une nostalgie, une tristesse, un désir inassouvi. Partout, jusqu’au jour où, au plus profond d’une vallée, protégés par une rivière, il découvrit, retirés de tous, des êtres heureux, comme il n’en pouvait plus imaginer. Ils banquetaient, le vin coulait à flot, les discours poétiques s’enchaînaient, et il décida de s’asseoir avec eux pour partager leur bonheur. C’est alors que …
 
Sur ce point, la suspension s’impose. Cette découverte du roi, c’est celle que Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet dans leur ouvrage, «Terre lucide», arrivent à susciter, au gré d’un dialogue passionné, dans l’esprit de leur lecteur. Lire ce livre en Géorgie, alors que les Russes fuyant la conscription sont nombreux à errer dans la capitale et sur les routes du pays, lire ce livre, dis-je, dans de telles conditions et dans un tel endroit, c’est ressentir un double plaisir : échapper à l’histoire en ce qu’elle a de pire, et être à son rendez-vous en ce qu’elle entretient une promesse qui, d’âge en âge, ne cesse de nous tenir debout.
 
Luc-Olivier d’Algange est un éminent connaisseur des penseurs de la poésie, de Novalis à Jünger, quand Philippe Barthelet est un poète de la connaissance, comme le fut son maître, Gustave Thibon, l’ami de Simone Weil. Tous deux ont en commun dans ce livre de se déposséder de la prétention à avoir raison l’un sur l’autre, ou à prouver que l’un seul aurait raison. Non qu’ils soient d’accord sur tout dans détail, sans être en désaccord sur l’essentiel. À la parole conçue comme un tournoi, ils opposent un dialogue apparenté au chant selon une exigence autrement plus redoutable : où la première voix fait entendre ses harmonies, la seconde reprend et se doit de développer le motif, comme à l’infini. Autant le dire : rien de plus plaisant, car on sent qu’on est soi-même convoqué à chercher la vérité avec les amis, plutôt que d’assister à une joute où chacun est condamné à son quant-à-soi. Vieille tradition, au demeurant, qui remonte aux Entretiens de Goethe avec Eckermann, en passant par le dialogue de Mercier et Camier chez Beckett, ou sur un versant intellectuel, à celui de Pierre Boutang et George Steiner qui avait tant ébloui ceux qui l’avaient vu à la télévision. C’est que ce livre montre ce qu’est un dialogue : non pas un monologue interrompu par une question, mais l’appréhension à deux d’une vérité qui ne s’offre que dans l’échange, selon une loi dégagée voilà des millénaires par les disciples de Socrate et Platon. Mais après tout, n’était-ce pas Nietzsche qui affirmait lui aussi que «la vérité commence à deux» ?
 
La vérité, certes, mais laquelle ? Celle qui veut qu’on ne se montre digne de sa vocation à être humain que si on cherche «l’âme du monde», qui n’est rien de commun avec une énigme. «L’âme du monde» est au mystère ce que la devinette est à l’énigme : ce qu’on désire chercher sans fin, plutôt qu’une interrogation subtile dont la réponse disqualifierait la profondeur. Pour avancer dans leur quête, Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet convoquent le meilleur de la tradition : Joubert, Joseph de Maistre, les Romantiques allemands, des penseurs aussi originaux que René Guénon ou Philippe Muray. Pour autant, ils ne se privent pas de cravacher certaines vaches sacrées. Alors revient, lancinante, la question à l’oracle comme à Delphes : que faire, non pour fabriquer je ne sais quoi, mais pour être ? À l’heure où la science rend les avancées du post-humanisme concrètes, cette question prend toute sa force, qui n’est pas tant passéiste qu’appelée à être prophétique. Qui suis-je dès que je ne souhaite pas me réduire à un numéro de sécurité sociale, à un code-barre, à un agent consommateur et bientôt consommé ? Qui suis-je pour pouvoir rêver, aimer, créer ? Qui suis-je, si le Verbe peut seul me conduire au salut, pour parler comme il le conviendrait ? Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet ne manquent de décrire notre époque pour y apporter non seulement une critique, mais les éléments pour résister à cette critique et aller plus avant, emporté par le vent d’un galop, où nos plus lointains ancêtres reconnaîtraient leur frappe. Certes, comment ne pas être saisi ? «Nous nous trouvons comme à ce moment de L'Ile mystérieuse de Jules Verne où le frêle esquif des héros se trouve pris dans une immobilité exquise, encalminée entre deux magnifiques mouvements en sens inverse l'un de l'autre : celui, en bas, des bancs de poissons, et, en haut, des nuées d'oiseaux.»
 
C’est l’impression du conte géorgien. Le secret du bonheur peut soudain advenir. Mais que dit la fin du conte ? Après avoir bu et mangé avec un ravissement inconnu, et après avoir écouté les discours de celui qui tenait la table, le roi alla voir le chef du village et lui déclara : «j’ai tout quitté pour trouver le bonheur. Et je l’ai enfin trouvé chez vous.» À quoi le chef du village répondit : «Mais que dis-tu ? Nous sommes les êtres les plus malheureux du monde ! C’est pour cette raison que nous faisons la fête et que nous chantons.»
 
Stéphane Barsacq
 
Luc-Olivier D'Algange, Philippe Barthelet, Terre lucide, Entretiens sur les météores et les signes des temps, Collection Théôria, L'Harmattan, 30 €

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25/08/2024

Chant du serment, poème de Luc-Olivier d'Algange:

 

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Luc-Olivier d'Algange

 

Chant du Serment

 

Jamais, non jamais, nous ne renoncerons à dire

ce qui nous enchante, à nommer

les Anges et les dieux

et cette jeunesse perpétuelle

qui se dit en nous- même avec la jeunesse du monde...

Les censeurs,

les puritains, je leur laisse leurs abstractions mesquines

leurs médisances, leurs travaux

pour aimer les paroles belles dites

pour le Songe et l'Extase et le Désir... Les paroles

belles et grandes,

les paroles anadyomènes

car elles viennent du Grand-Large

sur ce rivage,
élite fervente et rêveuse,

elles viennent,

de cette césure de l'horizon, entre le paradis et l'enfer,

elles viennent de cette source du temps...

 

Nulles jamais ne furent plus désirables

dans ce cercle du ciel qui écarte la multitude

Nulles jamais

ne furent plus emportées

que ces paroles dites dans le Songe, il m'en souvient;

j'errais dans ces richesses inconnues,

orchestres, arômes, torrents... J'errais

dans cette fastueuse incertitude, ces conjonctions imprévues,

cette mémoire à la tombée de la nuit;

et ces belles paroles s'attardaient dans l'admiration de leurs ombres

dans le ruisselant miroir de leurs chevelures dénouées, paroles

vivantes, belles

et légères

dont il m'appartient aujourd'hui de porter témoignage...

 

Il était dit que nous traverserions cette terre en Aède !

Ce fut la seule morale à notre goût !

La source du temps était ce silence

au-delà du bien et du mal,

et nous rêvions d'en divulguer le secret par nos chants, gloire promise...

Nous rêvions d'atteindre le secret de la source du temps, silence d'or

source de tous les chants,

aube des paroles grandes et belles dites dans le Songe

du Soleil, sous le feuillage étonné

et le battement du cœur qui ne renonce pas !

 

Soir qui ne s'achève pas,

autel où se pose l'oiseau du serment,

j'aimais cette couronne,

cet éternel destin de la lumière. La nuit

s'inclinait sur le frémissement d'ailes de mon anxiété,

enseignement d'une solitude donnée,

d'un égarement des maximes

et autres saintes prophéties,

elles s'obscurcissaient à mes yeux, s'éloignaient, funèbres dans l'exil,

les vents adverses, les plaintes...

Et l'amertume desséchait ces feuilles ardentes,

ces feuilles dolentes...

Que la belle parole des dieux

me fut alors cette impétueuse transparence

cette compagne aux confins des cieux,

cette ardente fidélité,

cette blancheur embrasée

dans la lumière du sens de toute chose, cette caresse...

Que la haute parole me fut cette aube inconnue,

cette promesse, que rien jamais

ne viendra dédire/

Est-il âme assez basse pour ne point oser nommer ces dieux qui nous sauvèrent ?

Est-il âme assez basse

pour dédire la hauteur du Soleil et de l'Azur... Ame assez basse

pour ne point célébrer avec les noms anciens

les dieux et les anges

qui vivent dans les secrets du désir et de la miséricorde ?

O noms anciens, météores

dans notre ciel,

météores

dans ce sommeil de la présence oublieuse de la brûlure immémoriale,

dieux

que nomme en moi

la splendeur naissante,

l'eau rieuse de la lumière qui l'éveille,

dieux que je nomme

avec une très-subversive ingénuité, avec une connaissance

des rythmes intérieurs de la vie des arbres, des pierres

avec une science ondoyante, dieux que je nomme par éclair,

messagers de ma vertu aurorale,-

ce fut mon grand dessein que de garder cette distance,

mon grand dessein

d'aimer ce vent de sel et d'allégresse

contre toutes les apparences et pour toute la vie,

dieux nommés

par moi éveillés,

race furibonde et sereine.

 

 

Divers est de monde que nous aimons,

excellentes ses lois,

treilles, femmes très-douces,

feu clair, sang qui chante sous les paupières...

Solitude sacrée d'un été sur la mer,

certitude adamantine...

Les dieux furent en moi

cette grandeur de la gratitude, cette ampleur de l'âme,

cette volonté pure comme un regard sur la mer,

cette vie universelle,

ce face-à-face !

J'aimais ce resplendissement dont ils fécondent la diversité du monde

j'aimais, éperdument cette immense roue des saisons,

des éléments,- et comment la dire

sans nommer les dieux ?

Au-delà de l'extrême des hauts

glaciers énigmatiques, ces clartés transversales,

l'air du pôle

l'Ether limpide et sauvage du premier jour

de notre sainte conjuration

furent nommés dans le secret de notre cœur

avec les nombres occultes des dieux,

leurs noms invisibles

neige et flamme,

leurs noms,

rythmes fondamentaux

battant dans notre veine jugulaire

s'épanouissant dans notre poitrine,

leurs noms

que nomment dans le secret du secret

les Sept Silences majestueux du Dire

dont la transparence est un torrent dans nos âmes...

Au-delà de ce froid, de cette blancheur

de ce silence,

nous entendîmes,

au-delà: cette strophe incendiée de soleil, cette scintillante mémoire à l'infini,

le chœur des mondes, l'immensité qui s'immobilise

dans la bataille sonore,

l'immensité saisie sous l'ouragan,

coursier d'une ivresse

plus rapide que la mort,

ainsi furent dans notre poème

les dieux,

ainsi furent

comme une espérance plus ancienne

les dieux

dont la ténacité nous sauve de n'être pas

dont la transparence merveilleusement nous éloigne

du monde qui n'est pas,-

les dieux aimés, chantés, loués, oubliés, présents,-

ainsi furent brûlants dans l'invisible citadelle de notre amour,

ainsi furent frisson, ainsi furent sommeil,

ainsi furent cadence

car nous savions entendre dans nos cœurs

les concordances mathématiques et musicales de leurs noms

nous savions ces infaillibles architectures,

hauteur et profondeur de l'Instant,

véritable demeure des dieux,

nous savions et nous acceptions l'empire que ces noms

- nombres et chants, couleurs et clartés,-

sur le destin exercent, et sur les jours, ces beaux jours

qui tournoient comme un ciel

sous le maillet de l'Etre et de la Puissance...

Nous consentions à cette grandeur

où nous nous perdions en nous- mêmes

car notre âme était ample de ces noms qui la nommaient,

notre âme était vive

de ces appels,

ces invocations

ces batailles, notre âme était ardente de ces attentes,

compagne fleurie de l'immensité des ciels,

compagne légère, notre âme s'enchantait à se dire

dans le sable sans fin des dieux,

écume, sel de l'enfance

âme fluente

âme qui regarde les dieux.

 

 

En ses Yeux s'ouvrait le mystère d'une aube profonde

un jardin profond, comme l'orgueil d'être

et de n'être pas, une promesse,

j'en rêvais comme d'une fortune sans espoir,

une hymne belle comme la voile carrée,

détachée

sur l'abîme bleu,

détachée, sur la victoire du bleu profond,

sur le triomphe des yeux de l'âme...

Et d'être ainsi contemplée

comme un mystère véridique et sans fin, les dieux

s'envolaient,

les dieux hantaient le ciel, et toute chose

en ce monde

palpitait de joie,

toute chose était saisie à la nuque, et nos mains suscitaient d'invisibles trésors.

Les heures devenaient spacieuses et royales,

les heures s'accordaient à cette neuve mythologie

des regards,

- car l'âme regardait les dieux !-

et notre joie sise dans l'Instant fut l'essor

notre joie d'être ou de n'être pas dans l'âme,

ce Silence; la joie

déployait ses ailes dans la spacieuse et royale présence de notre âme,

notre âme qui regardait les dieux...

A grandes gorgées

nous buvions la saveur secrète du ciel,

nous saisissions

les lyres de la pluie et du soleil,

et l'ombre lavande d'un dieu rare sur notre front

bénissait notre audace, bénissait notre peur

et notre audace,

comme une pure pensée, une corolle fraîche sur notre front

encore brûlant de la guerre sainte qui nous sauva...

Sainte paix, sérénité d'azur et de feuilles, vous êtes notre mérite.

- Car ici il n'est point de hasard et les couronnes sont conquises

sur l'orée tremblante du Jour

- l'ai-je assez dit ?-

Point de hasard mais en toute chose aimée le retour

de l'unité de l'Etre

car tout se tient,

le haut

et le bas.

Tout se tient dans le rêve premier,

dans la belle philosophie lyrique d'Hermès-Thoth,

tout

se tient et tout s'éveille selon nos intentions les mieux accordées à la joie

au plaisir qui donne

aux portes éblouissantes de l'été nocturne

tout se tient,

la ténèbre et la clarté,

dans cette aube divine de l'âme où les regards se perdent et se retrouvent

en l'impétueuse douceur de l'empire du monde !

 

 

La promptitude fut notre triomphe, notre puissance.

Des cendres d'une vie profanée

notre âme ressuscita

cette fleur, cette flamme

création d'une aube d'orgueil brûlant

d'une aube sonore et profonde et lointaine

dans le Songe du Chœur !

Rougeoyante dans la poitrine de l'espace que disperse la beauté de temps,

bleuïssante dans le temple de l'Ode

que dissémine

la mélancolie de l'heure

toute chose en vérité divine,

toute chose me fut prière.

Ma prière fut cette alliance entre le monde et moi,

cet échange tournoyant, et je répondais à l'appel du monde en le nommant,

dans le visible et dans l'invisible,

nommant

le Sens qu'à mesure j'y devinais

en devenant transparent à moi-même

Ainsi m'éveillais je

au cœur du sommeil

et rêvais je dans la plus haute lucidité conquise.

J'étais paisible dans ma violence

et ardent, vif, joyeux dans l'ensommeillement délicieux

dans les bras de l'amante prédestinée

dont les yeux s'ouvraient sur le clair abîme...

Sagesse du jour, temple de saphir,

le monde se transfigurait en moi dans le silence des mots,

le monde, j'en devinais le Sens,

dans la lumière que rien ne saisit

mais que toute chose

voile et révèle,

j'en devinais le Sens

dans ce clair abîme de tes Yeux

les prunelles divulguaient le secret de la nuit la plus noire en moi,

ténèbres désespérantes...

Toutes ces choses éparses, objets, idées, actes, décrets, peuples,

renaissaient dans une plus pure essence,

s'enchantaient soudain

d'être en proie d'une telle légèreté

et d'une telle densité

que nous pouvions soudain rire de cette divine transfiguration...

Esprit qui sauve, rire d'or, rire des dieux,

science olympienne formée dans le cristal des cieux,-

et c'est un rire cristallin que je cueillais sur tes lèvres, mon amante...

Ainsi les dieux résonnaient infiniment en moi dans l'immémoriale perfection de ma prière.

Ainsi les dieux, dans l'abîme, dans la prunelle,

dans l'aube, dans le saphir, dans l'amante,

les dieux naissaient de ma prière

et ce paysage du monde devient un paysage de notre âme.

 

 

 

 

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22/08/2024

Luc-Olivier d'Algange, A propos des "Scolies pour un texte implicite" de Nicolás Gómez Dávila, suivi d'une traduction en espagnol:

 

Nicolás Gómez Dávila: An Authentic Reactionary’s Critique of Modernity ...

Luc-Olivier d'Algange

 

 A PROPOS DES "SCOLIES POUR UN TEXTE IMPLICITE"

« Les deux ailes de l’intelligence sont l’érudition et l’amour. »

Nicolás Gómez Dávila

 

Nicolás Gómez Dávila est de ces rares auteurs qui tiennent leur lecteur en assez haute estime pour ne lui offrir que le meilleur d’eux-mêmes. Le véritable titre de ces formes brèves, qui ne sont ni des aphorismes, ni des sentences, rassemblées sous le titre Les Horreurs de la Démocratie (choix d’éditeur non dépourvu de roborative provocation) est « Escolios a un texto implícito », Scolies pour un texte implicite. Ces « scolies » ont pour règle de ne laisser apercevoir de la pensée que la fine pointe et pour vertu, la générosité de supposer au lecteur l’intelligence et l’art de déployer, à partir de ces fines pointes, un texte qui est à la fois absent et présent, implicite, c’est à dire donné, sans être pour autant révélé.

Toute œuvre digne que l’on s’y attarde ressemble à la part émergée de l’Iceberg : ce qu’elle dit n’est que le signe de ce qu’elle ne dit point. L’implicite est, plus généralement, le propre de la haute littérature ; ce qui la distingue de l’information, des sciences humaines et du bavardage où ce qui n’est pas dit vaut encore moins que ce qui est dit. Lorsque l’écrit s’élève au rang de parole, lorsque les pages sont comme la réverbération du Logos-Roi, le moindre scintillement témoigne du gouffre lumineux du Ciel. Ce qui est dit est comme soulevé par la puissance de ce qui n’est pas dit, comme le roulement de la vague accordée au magnétisme des marées. Or, cette puissance-là, l’éminente générosité de Nicolás Gómez Dávila est de l’accorder d’emblée à son lecteur, sans se soucier d’aucune autre qualification extérieure. Ce réputé « antidémocrate » pose en a priori théorique à son œuvre, à sa « méthode » (au sens où Valéry parle de la « méthode » de Léonard de Vinci) la possibilité pour tout homme soucieux d’une vie intérieure de le comprendre. « Les hommes sont moins égaux qu’ils ne le disent mais plus qu’ils ne le croient. » La logique est ici exactement inverse à celle du « démocrate » fondamentaliste qui affirme théoriquement l’égalité de tous non sans s’accorder le magistère de la définition de l’égalité et, par voie de conséquence, une supériorité absolue qui ne saurait se traduire, en Politique, que par la généralisation des méthodes policières. « L’État moderne réalisera son essence lorsque la police, comme Dieu, sera témoin de tous les actes de l’homme. »

Les Scolies de Gómez Dávila sont une œuvre de combat. Ce qui est en jeu n’est rien moins que la dignité et la liberté humaines, mais à la différence de tant d’autres qui mâchonnent les mots de « dignité » et de « liberté », Gómez Dávila ne pactise point avec les forces qui les galvaudent et les ruinent. Ne nous attardons pas sur les roquets-folliculaires qui furent lancés aux basques de ce livre magnifique : ils n’existent que pour en illustrer la pertinence : « Le démocrate ne considère pas que les gens qui le critiquent se trompent, mais qu’ils blasphèment. » Cette figure du Moderne, que Gómez Dávila nomme le « démocrate » (non, précise-t-il, en tant que partisan d’un système politique mais comme défenseur d’une « perversion métaphysique ») peut, en effet, être définie ici comme fondamentaliste dans la mesure où elle ne louange le « débat », la « discussion », le « polémos » que sous l’impérative condition que ceux avec qui il est permis de débattre, discuter et polémiquer fussent déjà, de longtemps et notoirement, du même avis qu’elle ; et qu’ils le soient, par surcroît, avec le même vocabulaire, les mêmes rhétoriques, et si possible, avec les mêmes intonations, le même style ou, plus probablement, la même absence de style. Le démocrate fondamentaliste ne « raisonne » ainsi que dans les limites de sa folie procustéenne ; son amour de l’humanité « en général » ne s’accomplit qu’au mépris du particulier ; la liberté d’expression ne lui vaut que strictement réservée à ceux qui n’ont rien à dire ; la « dignité » humaine ne mérite à ses yeux d’être défendue qu’en faveur de ceux qui s’en moquent et s’avilissent à plaisir.

« Aux yeux d’un démocrate, qui ne s’avilit pas est suspect ». Il n’est point d’écrivain un peu libre qui ne fasse chaque jour l’expérience de cette suspicion. Quand bien même se tiendrait-t-il à l’écart des idées qui fâchent, une simple tournure, un mot pris dans une acception un peu ancienne, une vague nostalgie, ou le refus de considérer le monde contemporain comme le parangon de toutes les vertus et la source de tous les bienfaits suffisent à le désigner comme suspect. La critique littéraire qui devrait se situer entre la métaphysique et l’hédonisme, entre la sagesse et le plaisir, le vrai et le beau, se réduit tristement à des rodomontades moralisatrices ou de fastidieuses rhétoriques de procureur ou d’avocat, comme si l’on ne pouvait plus lire un roman ou un essai sans en instruire le procès, comme si tout sentiment de gratitude s’était évanoui des cœurs humains pour ne plus laisser place qu’à des maniaqueries de Fouquier-Tinville sans envergure ni courage. « Les individus, dans la société moderne, sont chaque jour plus semblables les uns aux autres et chaque jour plus étrangers les uns aux autres. Des monades identiques qui s’affrontent dans un individualisme féroce. »

Le critique moderne est un homme qui, pour exercer son office, ne doit connaître ni remord, ni merci, mais s’enticher éperdument de la scie procédurière à quoi se réduit désormais toute forme d’Eris. Transposée dans la mesquinerie, l’agressivité moderne prend le visage patelin de la bien-pensance, c’est-à-dire de la « pensance » collective, grégaire, aussi revêche, obtuse et obscurantiste dans le « village planétaire » qu’elle le fut dans les « villages » imaginés par des bourgeois libéraux, peuplés, comme de bien entendu, d’une paysannerie torve et cruelle et d’affreux chouans ennemis de la liberté. Le Moderne lorsqu’il décrie son ennemi se décrit lui-même. Cet « archaïque », ce « superstitieux », cet « adversaire de la raison », c’est lui-même. Plus il se nomme « démocrate », et plus il méprise ce « peuple » auquel il n’accorde d’autre pouvoir que celui de l’état de fait, qu’il nomme « volonté générale », par pure tartufferie. « La volonté générale, c’est la fiction qui permet au démocrate de prétendre que pour s’incliner devant une majorité, il y a d’autres raisons que la pure et simple couardise. »

 

La composition pointilliste des Scolies, qui mêlent les aperçus éthiques, esthétiques et politiques, interdit que l’on traitât de chaque domaine comme d’une région séparée. Le bien, le beau et le vrai sont indissociables. L’esthète est toujours moraliste et politique. « Le monde moderne est un soulèvement contre Platon. » Il appartient donc au « réactionnaire » tel que le définit Gómez Dávila (dont la vocation est d’être « l’asile de toutes les idées frappées d’ostracisme par l’ignominie moderne ») d’œuvrer à la recouvrance du platonisme, non en tant que système philosophique (à supposer qu’il existât un « système » platonicien hors des aide-mémoires de quelques pédagogues trop pressés d’enseigner ce qu’ils ne savent pas pour lire les Dialogues) mais en tant qu’expérience métaphysique fondamentale de la lecture (lecture du monde non moins que lecture des livres). « Derrière chaque vocable se lève le même vocable avec une majuscule : derrière l’amour, l’Amour, derrière la rencontre la Rencontre. L’univers s’évade de sa prison lorsque dans l’instance individuelle, nous percevons l’essence. »

Le Politique, pour Gómez Dávila, n’est pas la fin de la pensée, ni même son commencement. Elle se tient dans une zone médiane, plus où moins fréquentable selon les époques, entre le métaphysique et le perceptible, entre la théorie et le goût. « Tout est banal si l’homme n’est pas engagé dans une aventure métaphysique. » Cette banalité toutefois n’est point banale, au sens où elle serait négligeable : elle est horrible. Elle nous livre à la servitude et à la laideur, pire à une servitude et une laideur toujours identiques à elles-mêmes, comme dans une catastrophe ou un cauchemar, sous couvert de « changement » et de « nouveauté ». « Le monde moderne est arrivé à institutionnaliser avec une telle astuce le changement, la révolution, l’anticonformisme que toute entreprise de libération est une routine inscrite dans le règlement de la prison. »

Ce « changement », c’est-à-dire cette haine de la Tradition, qui est le propre du Moderne, ce culte de l’amnésie, cet oubli de l’oubli est tel qu’il en oublie sa propre identité avec lui-même. L’oubli de l’oubli est ce pur néant immobile qui se rêve comme un changement perpétuel, autrement dit comme un présent sans présence. Ainsi, « les démocrates décrivent un passé qui n’a jamais existé et prédisent un avenir qui ne se réalise jamais. »

La politique se détruisant elle-même dans la lâcheté, le Logos se profanant en propagande et publicité, l’alchimie à rebours transformant l’or du pur amour en plomb de « convivialité » obligatoire, nous tombons sous le joug de cette caste qui prétend n’en point être une et dont l’amour de l’humanité en général est le prétexte pour n’avoir personne à aimer en particulier, dont la « tolérance » abstraite est la ruse pour n’avoir jamais à pardonner une offense, et « l’ouverture aux autres » la condition première à se dispenser de toute magnanimité. L’idéologie « citoyenne » fait office d’indulgences, sans que les Pauvres n’en profitent le moins du monde.

Si pour Gómez Dávila la politique est impossible, c’est une raison supplémentaire pour s’y intéresser, mais seul. « La lutte contre le monde moderne doit être conduite dans la solitude. Lorsqu’on est deux, il y a déjà trahison. » On songe ici à la phrase de Montherlant : « Dès que les hommes se rassemblent, ils travaillent pour quelque erreur. » Il n’en demeure pas moins qu’il y eut des temps où l’ordre politique semblait destiné à nous éviter le pire, autant que possible. Le pire, c’est à-dire, le nihilisme, le totalitarisme, la terreur. « La démocratie a la terreur pour moyen et le totalitarisme pour fin. » Toutefois, le « totalitarisme » et la « terreur » ne disent point l’entièreté du pire. Le démocrate ne cesse d’en parler, de s’en prétendre le rempart lorsqu’il s’en trouve être la condition, la prémisse. Le pire est ce que l’homme devient, ce que tous les hommes deviennent, lorsque la contemplation disparaît du monde, lorsque le commerce entre les hommes ne s’ordonne plus qu’à l’économie. « L’absence de vie contemplative fait de la vie active d’une société un grouillement de rats pestilentiels. » Ce par quoi le langage témoigne de la contemplation, et de cette joie profonde, ambrée et lumineuse du Logos-Roi, c’est peu dire que le Moderne ne veut plus en entendre parler. Son monde, il le veut sans faille, compact et massif, c’est-à-dire réduit à lui-même, à sa pure immanence, autrement dit à l’opinion que les plus sots et les plus irréfléchis se font de lui. « Le moderne se refuse à entendre le réactionnaire, non que ses objections lui paraissent irrecevables, mais parce qu’elles ne lui sont pas intelligibles. »

A mesure que s’étend cet espace de l’inintelligible, s’étend le malheur. La sagesse et la joie, la ferveur et la subtilité, les nuances et les gradations, reléguées aux marges de plus en plus lointaines, ou dans un secret de plus en plus profond, ne font plus signe qu’aux rares heureux dévoués à une règle d’art ou de religion. « Celui qui se respecte ne peut vivre aujourd’hui que dans les interstices de la société. » Mieux qu’une pensée « réactionnaire » au sens restreint du terme (dont on doit cependant oser, de temps à autre, se faire un étendard, mais le bon), les Scolies de Gómez Dávila rétablissent les droits immémoriaux d’une grande pensée libertaire et aristocratique, alliant, dans l’exigence de son style « la dureté de la pierre et le frémissement de la feuille. » Que dit cette dureté, qui n’est point dureté du cœur ? Elle nous dit que pour être, il nous faut résister à l’informe, aimer l’éclat, la justesse lapidaire, et peut-être encore la pierre qui triomphe de ce Goliath qu’est le monde moderne.

Gómez Dávila, cependant, n’envisage point une victoire temporelle. « Le réactionnaire n’argumente pas contre le monde moderne dans l’espoir de le vaincre, mais pour que les droits de l’âme ne se prescrivent jamais. » Comme le texte, la victoire est implicite, secrète. Car si les droits de l’âme demeurent imprescriptibles, le Moderne est bel et bien vaincu et ses triomphes ne sont que nuées. À l’imprescriptibilité des droits de l’âme, le Moderne voulut opposer les « droits de l’homme », autre marché de dupe, car le droit de quelque chose de général et d’abstrait fait piètre figure face à la force, ce que savait déjà Démosthène. Or, le droit de l’âme est, en chaque instant, ce qui s’éprouve. A commencer dans le ressouvenir plus vaste que nous-mêmes : « L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts. » Au contraire des « droits de l’homme », les droits de l’âme, de cette âme qui emporte et allège, n’apportent aucune solution. « Les problèmes métaphysiques ne tourmentent pas l’homme afin qu’il les résolve, mais qu’il les vive. »

Sans doute y a t-il dans cette manie moderne à vouloir trouver des « solutions », à laisser les « problèmes » derrière soi, dans des époques révolues, à se croire plus avisé de ne s’intéresser à rien, une immense lassitude à vivre. Ce Moderne qui ne cesse de louanger la « vie » et le « corps » les réduit à bien peu de chose. Que lui est-elle cette « vie » s’il ne la voit comme le miroitement d’une gradation vers l’éternité, qu’est-ce que ce « corps » dont il a une si forte conscience, sinon un corps malade, et malade d’avoir oublié que ce n’est point l’âme qui est dans le corps mais bien le corps qui est dans l’âme ? Sous prétexte que certains crurent médiocrement en Dieu, nommant « Dieu » leur propre médiocrité, le Moderne ne veut plus croire qu’en « l’homme », mais « si le seul but de l’homme est l’homme, de ce principe dérive une vaine réciprocité, comme le double reflètement de deux miroirs vides. » C’est bien en vain que les Modernes et les antimodernes cherchent en amont, dans l’histoire de la philosophie, de dignes précurseurs au monde moderne. Laissons Spinoza, Hegel, et même Voltaire où ils sont. Le véritable précurseur du monde moderne est, bien sûr, Monsieur de La Palice. Le Moderne n’est point panthéiste, dialecticien ou ironiste, il est « lapaliciste. » Sa philosophie est des plus claires : l’homme n’est que l’homme, la vie n’est que la vie, le corps n’est que le corps. Voilà bien cette pensée moderne dans toute sa splendeur qui exige de nous que nous brûlions, comme obsolètes et néfastes, toutes les philosophies, toutes les religions, tous les arts qui durant quelques millénaires, de par le monde, firent à l’humanité l’affront abominable de lui enseigner la complexité, les nuances, les relations, les rapports et les proportions, toutes choses vaines, en effet, pour qui ne veut que détruire.

Ces Scolies à un texte implicite, se donnent à lire ainsi, non seulement comme une suite d’aperçus lucides en forme d’exercices de désabusement, dans la lignée des meilleurs d’entre nos Moralistes, tels que Vauvenargues ou Rivarol, mais aussi, comme un Art de la guerre, un traité de combat contre les « lapalicistes. » « Est démocrate, celui qui attend du monde extérieur la définition de ses objectifs. » Contre la passivité des tautologies et contre le règne de la quantité qu’elle instaure, c’est à la seule vie intérieure, à la seule âme imprescriptible du lecteur qu’il appartient, dans cette solitude essentielle qui est la véritable communion, de nuancer d’un imprévisible ensoleillement, autrement dit, d’une espérance implicite mais prête à bondir dans le monde, ces Scolies qu’un inattentif regard ordonnerait au seul pessimisme.

D’autant plus inquiétantes, roboratives et salubres, ces Scolies, que ce qu’elles ne disent pas chemine en nous à l’insu des censeurs ! « Seuls conspirent efficacement contre le monde actuel ceux qui propagent en secret l’admiration de la beauté. »

Ce qu’il en sera de cette beauté et de cette admiration, nous le savons déjà. « Il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important. » Gómez Dávila opère ainsi à une sorte de renversement du pessimisme, celui-ci n’étant plus seulement la fine pointe de la lucidité, mais celle d’une audace reconquise sur le ressassement sans fin de la vanité de toute chose. Certes, nous sommes bien tard dans la nuit du monde, dans la trappe moderne (« tombés dans l’histoire moderne comme dans une trappe »), mais s’il n’est jamais trop tard pour rien de vraiment important, n’est-ce point à dire que toute l’espérance du monde peut se concentrer en un point ? « Un geste, un seul geste suffit parfois à justifier l’existence du monde. » Cette pensée guerroyante et savante, polémique et érudite, est avant tout une pensée amoureuse. Le combat contre l’uniformité, l’étude savante qui distingue et honore la diversité prodigieuse sont autant de sauvegardes de l’amour. « L’amour est l’organe avec lequel nous percevons l’irremplaçable individualité des êtres. » Or cette « irremplaçable individualité » n’est autre que la beauté. « La beauté de l’objet est sa véritable substance. » Celle-ci n’appartient pas à la durée, de même que la tradition n’appartient pas à la perpétuité, mais à l’instant. « L’éternité de la vérité, comme l’éternité de l’œuvre d’art sont toutes deux filles de l’instant. » L’instant ne s’offre qu’à celui qui le saisit au vol, chasseur subtil, qui discerne dans le monde des rumeurs qui se font musique, en-deçà ou par-delà le vacarme obligatoire (le monde moderne étant bruyant comme le sont les prisons). « Les choses ne sont pas muettes, seulement elles sélectionnent leurs auditeurs. » L’utopie du « tout pour tous » renversée en réalité du « rien pour personne » en vient alors à médire des choses elles-mêmes, muettes ou parlantes. La véritable bonté n’est jamais générale de même que « Dieu n’est pas dans le monde comme un rocher dans un paysage tangible mais comme la nostalgie dans le paysage d’un tableau. » La véritable bonté advient dans l’imprévisible : « Pour éveiller un sourire sur un visage douloureux, je me sens capable de toutes les bassesses. »

De même que les Scolies sont les cimes du discours, leur « par-delà » salvateur, la véritable magnanimité est l’au-delà de la morale générale, le surgissement de la connaissance de l’Un dans l’instant lui-même, la fulgurance pure où la liberté absolue rejoint la soumission au Règne de Dieu. « Celui qui parle des régions extrêmes de l’âme doit vite avoir recours à un vocabulaire théologique. » Théologique, la pensée de Gómez Dávila n’en garde pas moins ses distances avec ce que Gustave Thibon nommait le « narcissisme religieux », cette inclination fatale à voir l’Église d’abord comme une communauté humaine, avec ses administrations, sa sociologie, et son opportunisme. « L’obéissance du catholique s’est muée en une docilité infinie à tous les vents du monde. » Peu importe au demeurant :  « Un seul concile n’est rien de plus qu’une seule voix dans le véritable concile œcuménique de l’Église, lequel est son histoire totale. » Or, pour Gómez Dávila cette histoire totale inclut les dieux antérieurs. L’Iliade et Pythagore lui sont plus proches que cette Église « qui serre dans ses bras la démocratie non parce qu’elle lui pardonne mais pour que la démocratie lui pardonne. »

 

Le sacré doit « jaillir comme une source dans la forêt et non pas comme une fontaine publique sur une place. » Face au monde moderne « cette effrayante accoutumance au mal et à laideur », le discord entre paganisme et christianisme apparaît secondaire et artificieux. « Le christianisme est une insolence que nous ne devons pas déguiser en amabilité. » Cette insolence, il ne sera pas interdit de la retourner contre les « représentants » du christianisme lui-même : « N’ayant pas obtenu que les hommes pratiquent ce qu’elle enseigne, l’Église actuelle a décidé d’enseigner ce qu’ils pratiquent. » Le monde grec apparaît alors comme « l’autre ancien Testament » auquel il n’est pas malvenu de recourir car « entre le monde divin et le monde profane, il y a le monde sacré. » Tout, alors, est bien une question de timbre et d’intonation. La justesse du scintillement d’écume est dans le mouvement antérieur de la vague. « La culture de l’écrivain ne doit pas se répandre dans sa prose mais ennoblir le timbre de sa phrase. » Ainsi faut-il également entendre le monde, comme l’œuvre d’un écrivain « qui nous invite à comprendre son langage, et non à le traduire dans le langage de nos équivalences. » Cette leçon d’humilité et d’orgueil, humilité face au monde et orgueil apparent face à l’arrogance moderne, nous invite à la seule aventure essentielle qui est d’être au monde, comme l’écriture même du monde, nous mêmes Scolies du texte implicite du monde qu’il nous appartient de déchiffrer.

Le monde, disent les Théologiens médiévaux, est « la grammaire de Dieu. » C’est ainsi que nous perdons ou gagnons en même temps Dieu et le monde, de même que nous perdons en même temps (ou gagnons) la compréhension d’Homère et des Évangiles. « Lorsque le bon goût et l’intelligence vont de pair, la prose ne semble pas écrite par l’auteur, mais par elle-même. » Que nous dit le texte implicite sinon notre propre secret qui est le secret du monde ? Tout se joue alors dans la voix, la voix unique, irremplaçable, celle de l’amour divin (« Nous ne sommes irremplaçables que pour Dieu ») ; la plus irrécusable preuve de l’Un étant que toute chose, tant que demeurent les droits imprescriptibles de l’âme, est unique. Point de feuille dont les nervures fussent exactement semblables à sa voisine. Le grand mythe moderne, au sens de mensonge, tient dans cette lâcheté, cette paresse face à l’interprétation qui sans fin hiérarchise les êtres et les choses du plus épais jusqu’au plus subtil. Le Moderne veut croire à tout prix que le monde est inintelligible pour pouvoir le saccager à sa guise. Le bonheur et le malheur est qu’il en est rien. Tout est écrit, et nous ne faisons qu’ajouter la ponctuation. « Mes phrases concises sont les touches d’une composition pointilliste. » L’implicite ne serait alors que le non-encore ponctué. « Si l’univers est d’une lecture malaisée, ce n’est pas qu’il soit un texte hermétique, mais parce que c’est un texte sans ponctuation. Sans l’intonation adéquate, montante ou descendante, sa syntaxe ontologique est inintelligible. »

Il n’est point de question de sens qui ne soit une question de style, d’intonation. Or, les questions de sens sont sans solution, alors que les questions de style se prouvent à chaque instant. « Cohérence et évidence s’excluent. » Toute justesse ne saurait apparaître que sous les atours du paradoxe ou du scandale. Lorsque la pensée est justement ponctuée, elle heurte de front cette inclination unanimiste du démocrate pour qui seuls l’informe et l’indistinct sont aimables. « Maint philosophe croit penser parce qu’il ne sait pas écrire. » La quête de la juste ponctuation, de l’intonation adéquate dépasse non seulement l’opinion commune, et même l’opinion minoritaire, elle dépasse du même élan les idées, les théories, les systèmes. « Le malheur de celui qui n’est pas intelligent, c’est qu’il n’y a pas d’idées intelligentes. Des idées qu’il suffirait d’adopter pour se mettre à la hauteur de l’homme intelligent. » Le dessein de Gómez Dávila n’est pas de faire partager ses idées, de les mettre en circulation, comme une monnaie frappée à son effigie, mais de rendre possible une méditation sur la « cohérence » qui échappe à l’évidence, sur « implicite » que ses Scolies désignent et dissimulent. « Si l’on veut que l’idée la plus subtile devienne stupide, il n’est pas nécessaire qu’un imbécile l’expose, il suffit qu’il l’écoute. » Le silence autour du livre de Gómez Dávila serait donc d’excellent aloi s’il ne préjugeait toutefois à l’excès de l’écoute des imbéciles et de la surdité des intelligents.

« Je ne suis pas un intellectuel moderne contestataire mais un paysan médiéval indigné. » Si le mot rebelle voulait encore dire quelque chose, l’exégète des Scolies pourrait en faire usage ; tel n’est pas le cas. Demeure à travers ce qui est dit la possibilité offerte de n’être pas soumis au temps, d’imaginer ou de se souvenir d’une cohérence du monde, mystérieuse et sensible à « l’intonation montante ou descendante. » L’implicite des Scolies est une mise-en-demeure à la recouvrance de l’histoire sacrée, c’est-à-dire d’une histoire qui ne se réduit pas à « l’incertitude de l’anecdote » ni à la « futilité des chiffres. » En ce sens, « les ennemis du mythe ne sont pas les amis de la réalité mais de la banalité », le mythe n’étant pas alors le mensonge, mais bien la réverbération du vrai, la beauté suspendue entre l’immanence ingénue de notre race et la transcendance universelle. Tout écrivain digne de ce nom récite une mythologie d’autant plus réelle, au sens platonicien, c’est-à-dire d’autant plus vraie, qu’elle lui est plus personnelle, se proposant à lui presque par inadvertance, comme une fatalité heureuse. « Les penseurs contemporains sont aussi différents les uns des autres que les hôtels internationaux dont la structure uniforme se pare superficiellement de motifs indigènes. Alors qu’en vérité seul est intéressant le particularisme qui s’exprime dans un langage cosmopolite. »

La meilleure façon de favoriser la haine fanatique des hommes entre eux est de favoriser leur ressemblance, de les confronter en autrui à l’image détestée d’eux-mêmes. L’universalisme, ce péché qui, selon le mot de Gustave Thibon, consiste « à vouloir faire l’Un trop vite » devient alors, faute d’adversaire loyal, le principe d’une catastrophe immense, de même que « la libération totale est le processus qui construit la prison parfaite. »

Entre le principe universel du christianisme et l’héritage culturel, où bruissent encore les feuillages orphiques, les armes de l’Iliade et les écumes de l’Odyssée, les pensives sagesses pythagoriciennes ou la souveraineté intérieure de Marc-Aurèle, la liberté de Gómez Dávila sera de ne pas choisir. « La structure des relations entre christianisme et culture doit être paradoxale. Tension dynamique des contraires. Non pas fusion où ils se dissolvent mutuellement, ni capitulation d’aucun des deux. » On aura compris que ce « réactionnaire », dont les « saints patrons » sont Montaigne et Burckhardt, cet adversaire déclaré de la démocratie, en tant que « perversion métaphysique » est, par cela même, le contraire d’un fanatique. « Ne flattent le Peuple que ceux qui mijotent de lui vendre ou de lui voler quelque chose. » Face à la démagogie (« Démagogie est le mot qu’emploie les démocrates quand la démocratie leur fait peur »), il n’y a guère que l’aristocratie, celle-ci toutefois, étant définie, non en termes sociologiques, mais rigoureusement métaphysiques comme une possibilité universelle : « Le véritable aristocrate est celui qui a une vie intérieure. Quels que soient son origine, son rang ou sa fortune. L’aristocrate par excellence n’est pas le seigneur féodal dans son château, c’est le moine contemplatif dans se cellule. » Et ceci encore : « Au milieu de l’oppressante et ténébreuse bâtisse du monde, le cloître est le seul espace ouvert à l’air et au soleil. » Les Scolies apparaîtrons ainsi, à qui voudra bien en répondre, comme les signes de la présence de ces cloîtres détruits, de ces temples saccagés, mais dont les cryptes demeurent, textes implicites, de nos vies intérieures imprescriptibles.

 

Nicolás Gómez DávilaLes Horreurs de la démocratie.

Éditions du Rocher, collection Anatolia.

 

 

 

 

INTRODUCCIÓN A LOS ESCOLIOS DE NICOLÁS GÓMEZ DÁVILA

 

«Las dos alas de la inteligencia son la erudición y el amor».

 

Nicolás Gómez Dávila es uno de esos raros autores que tienen a sus lectores en tan alta estima que sólo le ofrecen lo mejor de sí mismos. El verdadero título de estas formas breves, que no son ni aforismos ni sentencias, reunidas bajo el título de Los horrores de la democracia (elección de editor no exenta de un toque de sana provocación) es Escolios a un texto implícito. Esos «escolios» tienen por regla no dejar adivinar del pensamiento sino la afinada punta, y, por virtud, la generosidad de suponer en el lector la inteligencia y el arte de desplegar, a partir de esas afinadas puntas, un texto que está al mismo tiempo ausente y presente, implícito, es decir, que se brinda, sin por esto revelarse.

 

Toda obra digna de nuestra atención se asemeja a la parte emergente del iceberg: lo que dice es sólo una señal de lo que no dice. Lo implícito es, por lo general, el sello de la alta literatura, lo que la distingue de la información, las humanidades y la palabrería, donde lo que no se dice vale aún menos que lo que se dice. Cuando la palabra escrita se eleva al rango de la palabra hablada, cuando las páginas son como la reverberación del Logos-Rey, el más pequeño destello da testimonio del abismo luminoso del Cielo. Lo que se dice está, en cierto modo, exaltado por el poder de lo que no se dice, tal como el balanceo de la ola está en armonía con el magnetismo de las mareas. Ahora bien, en lo que atañe a ese poder, la eminente generosidad de Nicolás Gómez Dávila lo pone desde el principio en armonía con su lector, sin preocuparse por ninguna otra cualificación externa. Este supuesto «antidemócrata» plantea como un a priori teórico a su obra, a su «método» (en el sentido en que Valéry habla del «método» de Leonardo da Vinci), la posibilidad de que cualquier hombre preocupado por tener vida interior lo comprenda. «Los hombres son menos iguales de lo que dicen y más de lo que piensan». Aquí la lógica es exactamente la opuesta a la del «demócrata» fundamentalista que afirma teóricamente la igualdad de todos, no sin arrogarse el magisterio de la definición de la igualdad y, en consecuencia, una superioridad absoluta que, en política, sólo podría traducirse por la generalización de los métodos policiales. «El Estado moderno realizará su esencia cuando la policía, como Dios, presencie todos los actos del hombre».

 

Los Escolios de Gómez Dávila son una obra de combate. Lo que está en juego es nada menos que la dignidad y la libertad humanas, pero, a diferencia de tantos otros que machacan con las palabras «dignidad» y «libertad», Gómez Dávila no pacta con las fuerzas que las desnaturalizan y las arruinan. No perdamos el tiempo con los cuzcos del periodismo mediocre que se les echó a los faldones de ese libro magnífico: sólo existen para ilustrar su pertinencia: «El demócrata no considera que sus críticos desaciertan, sino que blasfeman». Esta figura del Moderno, a quien Gómez Dávila llama el «demócrata» (no como partidario, aclara, de un sistema político sino como defensor de una «perversión metafísica») puede, en efecto, definirse aquí como fundamentalista en la medida en que solamente alaba el «debate», la «discusión», el «pólemos» con la condición imperativa de que aquellos con los que está permitito debatir, discutir y polemizar sean ya, desde mucho tiempo atrás y de manera notoria, de la misma opinión que él; y que lo sean, además, con el mismo vocabulario, las mismas retóricas y, si es posible, las mismas entonaciones, el mismo estilo o, más probablemente aún, la misma falta de estilo. El demócrata fundamentalista sólo «razona», así, dentro de los límites de su locura procusteana; su amor por la humanidad «en general» sólo se realiza mediante el desprecio por el individuo; sólo estima la libertad de expresión cuando está estrictamente reservada a los que no tienen nada que decir; para él, la «dignidad» humana sólo merece que se la defienda cuando se lo hace en favor de quienes se burlan de ella y se envilecen por puro capricho.

 

«A los ojos del demócrata, el que no se envilece resulta sospechoso*». No hay ningún escritor un poco libre que no experimente a diario esa sospecha. Incluso si se mantuviera alejado de las ideas ofensivas, el simple giro de una frase, una palabra en un sentido un poco anticuado, una vaga nostalgia o el rechazo a considerar el mundo contemporáneo como el parangón de todas las virtudes y la fuente de todos los bienes bastan para designarlo como sospechoso. La crítica literaria, que debería situarse entre la metafísica y el hedonismo, entre la sabiduría y el placer, entre la verdad y la belleza, se reduce tristemente a meras fanfarronerías moralizantes o a una fastidiosa retórica de fiscal o abogado, como si ya no se pudiera leer una novela o un ensayo sin ponerlos en el banquillo de los acusados, como si todo sentimiento de gratitud se hubiera desvanecido de los corazones humanos para dar lugar únicamente a las manías de un Fouquier-Tinville sin relevancia ni coraje. «Los individuos, en la sociedad moderna, son cada día más parecidos los unos a los otros y cada día más ajenos entre sí. Mónadas idénticas que se enfrentan con individualismo feroz».

 

El crítico moderno es un hombre que, para ejercer su función, no debe conocer ni el remordimiento ni la misericordia, sino enamorarse locamente de la cantinela leguleya a la que se reducen ahora todas las formas de Eris. Traspuesta en mezquindad, la agresividad moderna toma el rostro zalamero  del pensamiento políticamente correcto, es decir, del «pensamiento» colectivo, gregario, tan hosco, obtuso y oscurantista en la «aldea global» como lo fue en los «pueblos» imaginados por burgueses liberales, poblados, naturalmente, por un campesinado torvo y cruel, y por horribles chuanes enemigos de la libertad. El Moderno, cuando describe a su enemigo, se describe a sí mismo. Ese «arcaico», ese «supersticioso», ese «adversario de la razón» es él mismo. Cuanto más se llama a sí mismo «demócrata», más desprecia a ese «pueblo», al que no concede más poder que el de la situación de hecho, que él llama «voluntad general», por pura hipocresía. «Voluntad general es la ficción que le permite al demócrata pretender que para inclinarse ante una mayoría hay otra razón que el simple miedo».

 

La composición puntillista de los Escolios, que mezcla ideas éticas, estéticas y políticas, impidió tratar cada área como una región separada. Lo bueno, lo bello y lo verdadero son indisociables. El esteta es siempre moralista y político. «El mundo moderno es un levantamiento contra Platón». Por lo tanto, le corresponde al «reaccionario», tal como lo define Gómez Dávila (cuya vocación es ser «el asilo de todas las ideas desterradas por la ignominia moderna»), trabajar para la recuperación del platonismo, no como sistema filosófico (suponiendo que existiera un «sistema» platónico fuera de los apuntes de algunos pedagogos, demasiado ansiosos por enseñar lo que no saben, para leer los Diálogos) sino como una experiencia metafísica fundamental de la lectura (lectura del mundo tanto como lectura de libros). «Detrás de todo apelativo se levanta el mismo apelativo con mayúscula: detrás del amor el Amor, detrás del encuentro el Encuentro. El universo se evade de su cautiverio, cuando en la instancia individual percibimos la esencia».

 

Lo político, para Gómez Dávila, no es el fin del pensamiento, ni siquiera su comienzo. El pensamiento se sitúa en una zona intermedia, más o menos frecuentable según las épocas, entre lo metafísico y lo perceptible, entre la teoría y el gusto. «Todo es trivial si el universo no está comprometido en una aventura metafísica». Esa trivialidad, sin embargo, no es en absoluto trivial, en el sentido de que sería insignificante: es horrible. Nos libra a la esclavitud y a la fealdad, peor aún: a una esclavitud y a una fealdad siempre idénticas a sí mismas, como en una catástrofe o una pesadilla, con el pretexto del «cambio» y la «novedad». «El mundo moderno ha llegado a institucionalizar el cambio, la revolución, el anticonformismo con una astucia tal que cualquier intento de liberación es una rutina inscrita en el reglamento de la prisión*».

 

Ese «cambio», es decir, ese odio a la Tradición, que es lo propio del Moderno, ese culto a la amnesia, ese olvido del olvido, es tal que olvida su propia identidad consigo mismo. El olvido del olvido es esa pura nada inmóvil que se imagina como un cambio perpetuo, en otras palabras, como un presente sin presencia. Así es como «las democracias describen un pasado que nunca existió y predicen un futuro que nunca se realiza

 

Cuando la política se destruye a sí misma mediante la cobardía, cuando el Logos se profana mediante la propaganda y la publicidad, cuando la alquimia inversa transforma el oro del amor puro en el plomo de la «convivialidad» obligatoria, caemos bajo el yugo de esa casta que pretende no ser tal y cuyo amor por la humanidad en general es el pretexto para no tener que amar a nadie en particular, cuya «tolerancia» abstracta es la astucia para no tener que perdonar nunca una ofensa y la «apertura a los demás» es la primera condición para eximirse de cualquier magnanimidad. La ideología «ciudadana» hace las veces de indulgencia, sin que los Pobres se beneficien en lo más mínimo.

 

Si bien para Gómez Dávila la política es imposible, esto es una razón suplementaria para interesarse en ella, pero en forma individual. «La lucha contra el mundo moderno tiene que ser solitaria. Donde haya dos hay traición». Aquí pensamos en la frase de Montherlant: «En cuanto los hombres se juntan, trabajan para fomentar algún error». Sea como sea, hubo momentos en los que el orden político parecía destinado a evitarnos lo peor, en la medida de lo posible. Lo peor, es decir, el nihilismo, el totalitarismo, el terror. «La democracia tiene el terror por medio y el totalitarismo por fin». Sin embargo, el «totalitarismo» y el «terror» no lo dicen todo sobre lo que constituye lo peor. El demócrata nunca deja de hablar de lo peor, de afirmar que él es un baluarte contra este último, cuando resulta ser su condición, su premisa. Lo peor es aquello en lo que el hombre se convierte, en lo que todos los hombres se convierten, cuando la contemplación desaparece del mundo, cuando el trato entre los hombres no tiene otro objeto que la economía. «La ausencia de vida contemplativa convierte la vida activa de una sociedad en tumulto de ratas pestilentes». De aquello mediante lo cual el lenguaje brinda testimonio de la contemplación, y de esa alegría profunda, ambarina y luminosa del Logos-Rey, poco es decir que el Moderno ya no quiere ni oír hablar. Desea que su mundo carezca de fallas, que sea compacto y masivo, es decir, lo desea reducido a sí mismo, a su pura inmanencia, en otras palabras, reducido a la opinión que los más tontos e irreflexivos tienen de él. «El Moderno se niega a escuchar al reaccionario, no porque sus objeciones le parezcan inadmisibles, sino porque no le resultan inteligibles*».

 

A medida que ese espacio de lo ininteligible se expande, se expande la desdicha. La sabiduría y la alegría, el fervor y la sutileza, los matices y las gradaciones, relegados a márgenes cada vez más distantes, o sumidos en un secreto cada vez más profundo, sólo les hacen señas a los pocos afortunados que se consagran a una regla de arte o religión. «Quien se respeta a sí mismo sólo puede vivir hoy en los intersticios de la sociedad*». Más que un pensamiento «reaccionario», en el sentido restringido del término (el que sin embargo hay que atreverse, de vez en cuando, a alzar como estandarte, pero el correcto), los Escolios de Gómez Dávila restablecen los derechos inmemoriales de un gran pensamiento libertario y aristocrático, que combina, en la exigencia de su estilo, «la dureza de la piedra y el temblor de la rama». ¿Qué dice esa dureza, que no es dureza de corazón? Nos dice que, para ser, debemos resistir a lo informe, amar el brillo, la precisión lapidaria, y quizás incluso la piedra que vence a ese Goliat que es el mundo moderno.

 

Gómez Dávila, sin embargo, no prevé una victoria temporal. «El reaccionario no argumenta contra el mundo moderno esperando vencerlo, sino para que los derechos del alma no prescriban». Al igual que el texto, la victoria es implícita, secreta. Porque si los derechos del alma siguen siendo imprescriptibles, el Moderno resulta efectivamente derrotado y sus triunfos no son más que nubes. A la imprescriptibilidad de los derechos del alma, el  Moderno quiso oponer los «derechos humanos», otra engañifa, porque el derecho a algo general y abstracto resulta irrisorio ante la fuerza, cosa que Demóstenes ya sabía. Ahora bien, el derecho del alma es, a cada momento, lo que experimentamos. Para empezar, en la remembranza, que es más amplia que nosotros: «Alma culta es aquella donde el estruendo de los vivos no ahoga la música de los muertos». Contrariamente a los «derechos humanos», los derechos del alma, de esa alma que exalta y aligera, no ofrecen ninguna solución. «Los problemas metafísicos no acosan al hombre para que los resuelva, sino para que los viva».

 

Quizás en esta manía moderna de querer encontrar «soluciones», de dejar atrás los «problemas», en tiempos pasados, de creerse más listo por no interesarse en nada, hay un inmenso cansancio de vivir. Ese Moderno, que nunca deja de alabar la «vida» y el «cuerpo», los reduce a muy poca cosa. ¿Qué significa para él esa «vida» si no la ve como el resplandor de una gradación hacia la eternidad, qué significa ese «cuerpo» del que tiene una conciencia tan fuerte, si no es un cuerpo enfermo, y enfermo de haber olvidado que no es el alma la que está en el cuerpo sino el cuerpo el que está en el alma? Con el pretexto de que algunos creyeron mediocremente en Dios, llamando «Dios» a su propia mediocridad, el Moderno no quiere creer más que en el «hombre», pero «si el hombre es el único fin del hombre, una reciprocidad inane nace de ese principio como el mutuo reflejarse de dos espejos vacíos». Es del todo vano que Modernos y antimodernos busquen río arriba, en la historia de la filosofía, precursores dignos del mundo moderno. Dejemos a Spinoza, Hegel, e incluso a Voltaire donde están. El verdadero precursor del mundo moderno es, por supuesto, el señor Perogrullo. El Moderno no es en absoluto panteísta, dialéctico o ironista, es «perogrullista». Su filosofía es de las más  claras: el hombre no es más que el hombre, la vida no es más que la vida, el cuerpo no es más que el cuerpo. Éste es, realmente, el pensamiento moderno en todo su esplendor, que nos exige que quememos, como obsoletas y nefastas, todas las filosofías, todas las religiones, todas las artes que durante algunos milenios, en todo el mundo, le hicieron a la humanidad la abominable afrenta de enseñarle la complejidad, los matices, las relaciones y las proporciones, cosas todas ellas vanas, en efecto, para los que sólo quieren destruir.

 

Estos Escolios a un texto implícito deben ser leídos así, no sólo como una serie de lúcidas ideas en forma de ejercicios de desengaño, en la línea de nuestros mejores moralistas, como Vauvenargues o Rivarol, sino también como un Arte de la Guerra, un tratado de combate contra los «perogrullistas». «Es demócrata el que espera que lo exterior le fije metas.» Contra la pasividad de las tautologías y contra el reinado de la cantidad que ella instaura, es tan sólo a la vida interior, al alma imprescriptible del lector, a quien corresponde, en esa soledad esencial que es la verdadera comunión, matizar con un imprevisible rayo de sol, es decir, con una esperanza implícita pero dispuesta a entrar de un salto en el mundo, estos Escolios que una mirada distraída adjudicaría únicamente al pesimismo.

 

Tanto más perturbadores, fortificantes y saludables son estos Escolios, cuanto que lo que no dicen se abre camino en nosotros sin que lo sepan los censores. «Sólo conspiran eficazmente contra el mundo actual quienes propagan en secreto la admiración por la belleza*».

 

Ya sabemos qué será de esa belleza y de esa admiración. «Nunca es demasiado tarde para nada verdaderamente importante.» De este modo, Gómez Dávila opera una especie de inversión del pesimismo, que ya no es sólo la aguda punta de la lucidez, sino la de una audacia reconquistada contra la insistencia interminable en la vanidad de todas las cosas. Por cierto nos hemos adentrado mucho en la noche del mundo, en la trampa moderna («La humanidad cayó en la historia moderna como un animal en una trampa»), pero si nunca es demasiado tarde para algo realmente importante, ¿no quiere decir esto que toda la esperanza del mundo puede concentrarse en un punto? «Un gesto, un gesto solo, basta a veces para justificar la existencia del mundo.» Este pensamiento batallador y culto, polémico y erudito, es, sobre todo, un pensamiento amoroso. El combate contra la uniformidad, el estudio erudito que distingue y honra la prodigiosa diversidad son todas salvaguardas del amor. «El amor es el órgano con que percibimos la inconfundible individualidad de los seres». Ahora bien, esa «individualidad irremplazable» no es sino la belleza. «La belleza del objeto es su verdadera sustancia.» Ésta no pertenece a la duración, así como la tradición no pertenece a la perpetuidad, sino al instante. «La eternidad de la verdad, como la eternidad de la obra de arte, son ambas hijas del instante.» El instante se ofrece solamente a quien lo atrapa al vuelo, cazador sutil que discierne en el mundo ruidos que se transforman en música, por debajo o más allá del estrépito obligatorio (el mundo moderno es ruidoso como lo son las prisiones). «Las cosas no son mudas. Meramente seleccionan a sus oyentes.» La utopía del «todo para todos», invertida en la realidad del «nada para nadie», llega entonces al punto de calumniar a las cosas mismas, tanto las mudas como las que hablan. La verdadera bondad nunca es general, así como «Dios no está en el mundo como una roca en un paisaje tangible, sino como la nostalgia en un paisaje pintado.» La verdadera bondad ocurre en lo impredictible: «Para despertar una sonrisa en una faz adolorida me siento capaz de cualquier bajeza.»

 

Así como los Escolios son las cimas del discurso, su «allende» salvador, la verdadera magnanimidad es el más allá de la moralidad general, el surgimiento del conocimiento del Uno en el instante mismo, la pura fulgor donde la libertad absoluta se encuentra con la sumisión al Reino de Dios. «El que habla de las regiones extremas del alma necesita pronto un vocabulario teológico.» El pensamiento de Gómez Dávila, de naturaleza teológica, no deja de guardar la distancia con lo que Gustave Thibon llamaba «narcisismo religioso», esa inclinación fatal a ver en la Iglesia ante todo una comunidad humana, con sus administraciones, su sociología y su oportunismo. «La obediencia del católico se ha trocado en una infinita docilidad a todos los vientos del mundo.» Poco importa, por otra parte: «Un solo concilio no es más que una sola voz en el verdadero concilio ecuménico de la Iglesia, que es su historia total.» Ahora bien, para Gómez Dávila esa historia total incluye a los dioses anteriores. La Ilíada y Pitágoras están más cerca de él que esa Iglesia que «no estrecha a la democracia en sus brazos porque la perdona, sino para que la democracia la perdone.»

 

 

 

Lo sagrado tiene que «brotar como un manantial en el bosque y no como una fuente pública en una plaza*». Frente al mundo moderno, «ese espantoso acostumbramiento al mal y a la fealdad*», la discordia entre paganismo y cristianismo aparece como secundaria y artificial. «El cristianismo es una insolencia que no debemos disfrazar de amabilidad.» No estará prohibido volver esa insolencia contra los «representantes» del propio cristianismo: «No habiendo logrado que los hombres practiquen lo que enseña, la Iglesia actual ha resuelto enseñar lo que practican.» El mundo griego se presenta entonces como «el otro Antiguo Testamento», al que no es inoportuno recurrir porque «entre el mundo profano y el mundo divino, hay un mundo sagrado.» Todo, entonces, no es más que cuestión de matiz y entonación. La precisión del brillo de la espuma está en el movimiento previo de la ola. «La cultura del escritor no debe volcarse en su prosa, sino ennoblecer el timbre de su frase*». De igual modo, por tanto, hay que entender el mundo, como la obra de un escritor que «nos invita a entender su idioma, no a traducirlo en el idioma de nuestras equivalencias.» Esta lección de humildad y de orgullo, humildad ante el mundo y orgullo visible ante la arrogancia moderna, nos invita a la única aventura esencial, que es la de ser en el mundo, como la escritura misma del mundo, Escolios, nosotros mismos, del texto implícito del mundo que nos corresponde descifrar.

 

El mundo, dicen los teólogos medievales, es «la gramática de Dios». Así es como perdemos o ganamos, al mismo tiempo, a Dios y al mundo, tal como perdemos (o ganamos), al mismo tiempo, la comprensión de Homero y los Evangelios. «Cuando el buen gusto y la inteligencia conciertan, la prosa no parece escrita por un autor, sino por ella misma». ¿Qué nos dice el texto implícito sino nuestro propio secreto, que es el secreto del mundo? Todo se juega entonces en la voz, la voz única, irremplazable, la del amor divino («Tan sólo para Dios somos irreemplazables»); siendo la más irrefutable prueba del Uno que todo, mientras se mantengan los derechos imprescriptibles del alma, es único. No existe una hoja cuyas nervaduras puedan ser exactamente iguales a las de la hoja que tiene lado. El gran mito moderno, en el sentido de mentira, reside en esa cobardía, esa pereza frente a la interpretación, que jerarquiza sin cesar los seres y las cosas, de lo más basto a lo más sutil. El Moderno quiere creer a toda costa que el mundo es ininteligible para poder saquearlo a su antojo. La suerte y la desgracia consisten en que no es así de ningún modo. Todo está escrito, y nosotros sólo añadimos la puntuación. «Mis frases concisas son las pinceladas de una composición puntillista*». Lo implícito sólo sería entonces lo aún no puntuado. «El universo no resulta de lectura difícil porque sea texto hermético, sino porque es texto sin puntuación. Sin la entonación adecuada, ascendente o descendente, su sintaxis ontológica es ininteligible.»

 

No hay problema de sentido que no sea un problema de estilo, de entonación. Pero los problemas de sentido no tienen solución, mientras que los problemas de estilo se prueban a cada momento. «La coherencia y la evidencia se excluyen mutuamente*». Toda precisión sólo puede aparecer engalanada con la paradoja o el escándalo. Cuando el pensamiento está puntuado con precisión, choca de frente con la inclinación unanimista del demócrata, para el que sólo lo amorfo y lo indistinto resultan deseables. «Mucho “filósofo” cree pensar porque no sabe escribir». La búsqueda de la puntuación precisa, de la entonación adecuada, va más allá de la opinión común e incluso de la opinión minoritaria; va más allá, con el mismo ímpetu, de las ideas, las teorías y los sistemas. «La desventura del que no es inteligente es que no haya ideas inteligentes. Ideas que bastara adoptar para emparejar con el inteligente». El objetivo de Gómez Dávila no es compartir sus ideas, ponerlas en circulación, como una moneda acuñada con su efigie, sino hacer posible una meditación sobre la «coherencia» que escapa a lo evidencia, sobre lo «implícito» que sus Escolios indican y disimulan. «Para que la idea más sutil se vuelva tonta, no es necesario que un tonto la exponga, basta que la escuche». El silencio en torno al libro de Gómez Dávila sería por lo tanto algo excelente, si no previera, sin embargo, en exceso la escucha de los imbéciles y la sordera de los inteligentes.

 

«No soy un intelectual moderno inconforme, sino un campesino medieval indignado». Si la palabra rebelde aún significase algo, el exégeta de los Escolios podría usarla; pero no es así. Detrás de lo que se dice subsiste la posibilidad brindada de no estar sometido al tiempo, de imaginar o de recordar una coherencia del mundo, misteriosa y sensible a «la entonación ascendente o descendente». Lo implícito de los Escolios es una intimación a recuperar la historia sagrada, es decir, una historia que no se reduce a la «incertidumbre de la anécdota» ni a la «futilidad de los números». En ese sentido, «los enemigos del mito no son amigos de la realidad sino de la trivialidad», ya que el mito, entonces, no es la mentira, sino la reverberación de lo verdadero, la belleza suspendida entre la inmanencia ingenua de nuestra raza y la trascendencia universal. Todo escritor digno de ese nombre recita una mitología tanto más real, en el sentido platónico, es decir, tanto más verdadera, cuanto que le resulta más personal, que se le brinda, casi sin darse cuenta, como una afortunadda fatalidad. «Los pensadores contemporáneos difieren entre sí como los hoteles internacionales, cuya estructura uniforme se adorna superficialmente con motivos indígenas. Cuando, en verdad, sólo es interesante el localismo mental que se expresa en léxico cosmopolita».

 

La mejor manera de fomentar el odio fanático de los hombres entre ellos es fomentar su semejanza, confrontarlos en el otro con la imagen detestada de sí mismos. El universalismo, ese pecado que, en palabras de Gustave Thibon, consiste en «querer realizar el Uno demasiado rápido», se convierte entonces, a falta de un adversario leal, en el principio de una inmensa catástrofe, así como «la liberación total es el proceso que construye la prisión perfecta*».

 

Entre el principio universal del cristianismo y la herencia cultural, donde murmuran aún el follaje órfico, las armas de la Ilíada y la espuma de mar de la Odisea, las pensativas sabidurías pitagóricas o la soberanía interior de Marco Aurelio, la libertad de Gómez Dávila consistirá en no elegir. «La estructura de la relación entre el cristianismo y la cultura debe ser paradójica. Una tensión dinámica de los opuestos. Ni fusión donde se disuelven el uno al otro, ni capitulación de ninguno*». Ya se habrá comprendido que este «reaccionario», cuyos «santos patrones» son Montaigne y Burckhardt, este declarado adversario de la democracia como «perversión metafísica», es, por eso mismo, lo contrario de un fanático. «Al pueblo no lo elogia sino el que se propone venderle algo o robarle algo». Frente a la demagogia («Demagogia es el vocablo que emplean los demócratas cuando la democracia los asusta»), casi no hay más que la aristocracia, definida ésta, sin embargo, no en términos sociológicos, sino rigurosamente metafísicos, como una posibilidad universal: «Verdadero aristócrata es el que tiene vida interior. Cualquiera que sea su origen, su rango, o su fortuna»«El supremo aristócrata no es el señor feudal en su castillo, sino el monje contemplativo en su celda». Y, además, esto: «En el lóbrego y sofocante edificio del mundo, el claustro es el espacio abierto al sol y al aire». Los Escolios se presentarán así, a quien quiera dar fe de ellos, como los signos de la presencia de esos claustros destruidos, de esos templos saqueados, pero cuyas criptas subsisten; textos implícitos de nuestras imprescriptibles vidas interiores. 

 

LUC-OLIVIER D’ALGANGE

Traducción, autorizada por el autor, de Carlos Cámara y Miguel Ángel Frontán

 

NOTA de los traductores:

Hemos señalado con un asterisco las citas de Gómez Dávila que nos hemos resignado a traducir del francés, puesto que no hemos podido hallar el original en español.
 

 

 

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19/08/2024

Luc-Olivier d'Algange, Heures et syrtes de de feu, poème:

 

Tout sur l'héraldique : dessin de blasons et d'armoiries: Pierre ...

Heures de syrtes et de feu, heures aimées…
En hommage à Maurice Scève

 

Heures de syrtes et de feu, heures aimées…
Des univers y battent leurs feuilles sous la pluie si claire,
Laudes écrites contre la brume et dans le marbre de l’air.
Quelle enfance en poussière dans le sommeil léger ? Les regards
Mystérieusement se rencontrèrent dans l’intimité du monde,
Et cet être du vent sur le dos des tempêtes nous emporte
Vers l’exquise incertitude qui nous laisse dans l’abandon
Comme une barque tardive, vaguement oscillante
Sous la blancheur du ciel, nous laisse être
Avec le seul souvenir des temps où nous n’étions rien,
Sinon cette ombre du chant qui nous précède, cette ombre
D’un temps où fleurissent les patries des terres dorées
Dites, de degré en degré, jusqu’aux fortins paradisiaque !

La nostalgie change les proportions du monde.
Depuis des temps immémoriaux, la nuit est mauve.
Les nuages se sont habitués aux cadrans des Jardins.
Notre tourment s’achève avec les grands vaisseaux du siècle
Qui pavoisent… La sagesse n’est point jalouse, mais éblouie.
Elle est l’hôte de l’heure déployée, de l’heure ardente,
De l’heure frémissante sous le joug des anciennes nuées…
Nous serons en elle, à jamais, et pour elle, et contre le monde !
Six feuilles entrelacées en épine dans l’incohérence des mots
Suffisent à notre bonheur, à notre gloire ! Six feuilles nervurées
D’un sang qui déchiffre les clartés de l’ombre
Lorsque nous marchons sur le profil de l’aube …
Ce furent ces aventures dites, où le double du firmament
S’abolit dans la nuit de l’azur, dans la ténèbre qui sauve la raison,
La seule qui nous dise la courbe claire de la musique, des navires…
Ainsi j’éveille doucement ce sommeil, je l’éveille de lui-même
Comme une lueur, comme un combat de pierres noires sur les rives nues.
Cela demeure, et ne nous quitte jamais. Cela demeure
Dans le passage du soleil comme l’apocalypse joyeuse
Des chants d’oiseaux au matin, dans l’entrelacs des six feuilles
Brodées d’absolutions et de chimères, mais seules vraies
Dans le bien qui nous est offert, dans la beauté de l’œuvre
Qui tient en elle la beauté du monde, tenue comme six feuilles
Du sommeil polaire entre les doigts, six feuilles insondables
Qui tressaillent des battements de la terre, où nous étions
De passage.

L’âme endure ces roseraies de tonnerre ! L’âme ne se lasse
D’être au seuil de l’effroi et de l’extase. Il n’y a que la bassesse qui se lasse,
L’infidèle à toute beauté, l’incessante traitresse aux oracles obscurs :
Les seuls qui vaillent. L’âme endure le sel de Typhon et la transparence
Qui brûle. Elle endure les abysses du bonheur, et les lentes processions
Vers la Somme incompréhensible des hauteurs. Elle endure,
Infaillible, et se forge, se gemme, sous le feu sifflant de la Sapience.
L’âme endure les désastres, mais devant l’âme, les désastres se courbent
Comme l’orgueil du vent sur la mer. De tant de siècles stellaires
Nous gardons mémoire, de tant de siècles de ravages : ils se courberont
Sur notre sein comme un jour se love dans le regard, comme une treille
Promise à d’autres ivresses inconnues s’établit dans le règne
D’un palais rouge crétois, comme encore ce qui passe dans ce qui demeure,
A l’infime : là où ce jour qui est nuit traverse le temps comme une vague ;
Nous y serons, à jamais, dans cette présence-là, sable fin et grandes aurores…
L’âme endure et l’espace des formes, et le soleil tournant
Qui démantèle le monde et le déploie comme une corolle
Eclose sous la caresse. Tant de violences l’âme endure,
Et tant de douceurs : comment y survivre, sinon dans l’Eclat ?

Luisent six feuilles entrelacées dans la pénombre qu’elles animent
Pointent six feuilles : le monde s’y tient.
Six feuilles sibyllines. De quel idiome, leurs nervures ? Il y eut
Ce mot comme une croix dans le ciel, cette marche vers la puissance
Que nomment les Parques, ce monologue sans fin dans la nuit
Qu’interroge le regard. Il y eut ces mots que ne disent ni la ruse
Ni le chancellement de l’existence dans la seconde aimée, rougeoyante
Comme d’elle-même devenue ce chiffre ordonné à la victoire !

Et cette bienheureuse doctrine des fougères, cette beauté infligée
Au théâtre sombre des heures, ce moment noir aux atours scintillants
De l’espace et du temps que nos prunelles, lumières gisantes ajournent
Pour de chant qu’il nous reste à dire… Six feuilles disparues, mais unies ;
Six feuilles dessinées sur l’arrière-pays où conduisent les routes colorées…
Six feuilles de vallées et d’étoiles. La terre vibrante comme un rubis
S’effondrait dans le vent du coucher comme un incendie, une ombre
Neuve à l’abordage du Soir où le sommeil dessine ses nervures, où l’attente
Dresse ses chapiteaux d’orage, où viennent se heurter les jardins et les guerres.

Cette folie était royale. Elle inondait nos larmes de lumière jaune. Elle élevait
Jusqu’au centre du monde ces routes, ces armées, ces noces prodigieuses.
Six feuilles d’or, six feuilles gravées par le feu dans l’air immobile,
Six feuilles, et voici que le jeu céleste obéit à nos cils, rumeurs donnée
Aux gorges vertes des aruspices. Les derniers empires vivent de cette clarté,
De cette sagesse claire. Les derniers empires appareillent au levant
Que détruisent les souvenir d’avoir aimé. Les derniers empires, les premiers,
Tombés sous la coupe transversale des règnes, en proie à leurs incertitudes,
Telles des strophes, des prairies renoncées au dieu inconnu…

Ces empires, sous l’aile double qui porte le mystère des vignes
Et des peuples affligés au nom des choses dernières ; ces empires
Qu’aucune trace sur les vagues à travers le temps, qu’aucune grandeur
Dans la genèse muette ne saurait dire, comme dans la gorge
Emprisonnée de ténèbres, le pôle de la voix s’exténue… Ces empires
Qui tiennent dans l’irisation de la goutte de rosée,
Mais que le monde, machine perpétuelle, ne contient ;
Ces empires de métamorphose et d’automne sans lune ; ces empires
Tropicaux et hyperboréens ; ces empires de baies rougissantes
Sur les mains ; ces empires qui passent doucement comme des songes,
Qui attendent avec des signes incertains ce point du jour suspendu
Au-dessus des forêts ; ces empires où l’obscur repos se mêle aux crinières
Foisonnantes des dionysies ; ces empires construits et détruits ; ces empires
Harassés, où des lumières siciliennes consentent à leurs dernières chances,
Il n’est pas un seul de leurs signes, un seul de leurs cris
Qui ne tiennent sur le Finistère de l’une des six feuilles que je dis.

L’intensité allège l’esprit. Point de fardeau qu’elle n’élève
Jusqu’à la plus haute branche du frêne du monde, où six feuilles frémissent.
Le vol prophétique clôt le crépuscule, et les ailes frôlent les feuilles ;
Les dieux irréversibles sont loin. Flèches ou flammes ? Qui devine ?
Encore d’autres violences, d’autres terreurs. Ne cesse le monde
Dans cette eau trouée par la bataille du jour : une colonne de gloire
Vers la profondeur ! Les dieux sont loin, mais je les nomme.
Quelque liturgie sabéenne cours dans la rumeur de mon sang.
Astarté fige le noir de ses roses d’ombre dans le détail de son tombeau.
Vive et tardive ! Des formes dansent sur les flots : elles se nomment Idées.
Le deuil ne trahit point la légende. L’intensité ne se dédit point :
Elle succombe à son propre bonheur et nous n’avons nul mal à en dire !
La première feuille fait signe dans l’orage. Proche, si proche, de son propre feu.
Le dieu de ses nervures hante la tristesse et le silence du serment :
Chaque fidélité dite témoigne de l’infidélité du monde.
La seconde feuille n’est point l’inconsolable : le Chœur est avec elle,
Et les voyages sur la mer calmée. Cette lueur de l’envers qui rédime
La douceur de l’avers, et la protège comme le bouclier de Vulcain,
Garde son blé en herbe. Mais la troisième feuille est comblée.
Sur elle la pluie ruisselle. La quatrième n’est point apostrophée par l’abîme.
La cinquième se tient entre une fille nue et l’étourdissante mémoire du monde.
La sixième, enfin, serait un mirage si le mirage n’était le monde.
Six feuilles mes Amis, pour ce long voyage… Six feuilles incorruptibles,
Six feuilles entrelacées sur les genoux, nouées
Dans la nuit turbulente, six feuilles vides comme le chagrin,
Et coupantes, six feuilles comme six flammes. L’une tient en elle
La mer qui va, l’autre le ciel qui tourne, l’autre encore la pensée qui domine,
L’autre une voix d’enfant, et l’autre encore ne tient que la brûlure de l’Ether…
De longtemps j’imaginais que la vie magnifique était écrite sur la sixième.
Funeste erreur : tout reste à dire. Soldat mérovingien, je tombe
Aux genoux d’Isis, s’il me plaît de nommer, comme en songe,
Cette présence immense. A la plus légère, mon destin ! Qu’il vague !
Elle se reconnaîtra, la rebelle au règne de Caliban, la jamais lasse
Pour bien et le vrai ; et que la beauté couronne
Comme un hiver d’Orient, le pâle azur !
Pour elle, ces feuilles de mon poème, ces ailes sixtes sises
Entre la perfection de l’aube et le sommeil de la terre.

Luc-Olivier d'Algange
 

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17/08/2024

Luc-Olivier d'Algange, Antonin Artaud, toujours ardoyant:

 

5 Legendary Artists and Writers Into Mysticism and the Occult

 

Antonin Artaud, toujours ardoyant

 

Les plus profonds enseignements nous viennent sans doute des œuvres qui, adressant à notre entendement une mise-en-demeure radicale, se refusent à être édifiantes. Une défaillance, un refus, voire un effondrement, ou la conscience d'un effondrement collectif, sont alors la mesure, en précipices, de la plus haute exigence qui s'irise, comme en neiges éternelles, des hauteurs de l'âme, et interdit la réduction de l'écrit au rôle subalterne d'objet artistique.

« Nous ne sommes pas encore au monde », nous dit Antonin. Nous ne pensons pas encore dans une âme et un corps. Pire encore, nous pensons moins que nous ne pensions ; une force, une lucidité ont été perdues et toutes les évaluations, sciences, religions réduites à leurs écorces mortes, à leurs superstitions, travaillent encore à rendre impossible l'advenue du ressac de cette pensée entrevue par la brèche qu’Antonin Artaud décrit dans L'Ombilic des limbes et dans ses premières lettres à Jacques Rivière.

Ce que sa pensée ne peut faire — c'est-à-dire réduire son langage à l'édification d'une forme littéraire convenue — sera le principe de la puissance, d'une magie concrète qui débute par la conscience de l'œuvre-au-noir et dont le « théâtre alchimique » sera l'instrument de connaissance, non en termes scientifiques, mais rituels, selon l'ordre abyssal d'un sacré originel qui transparaît en feux noirs et feux de roue, selon la formule alchimique , à chaque ligne écrite.

Le livre que Françoise Bonardel vient de publier aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, se tient à la hauteur de cette mise-en-demeure. Plus encore que de parler de la vie et de l'œuvre d'Antonin Artaud, ce qu'elle fait admirablement, F. Bonardel nous parle de ce dont il est question dans cette vie et cette œuvre, « l'honneur vital » qui s'y trouve engagé, fidélité à l'infini.

Au-delà d'une analyse strictement universitaire qui prétendrait à une explication à partir d'analyses, l'auteur s'engage, et c'est ce qui rend ce livre passionnant, dans une interprétation, une herméneutique orientée vers une implication dans l'œuvre et dans la pensée agissante de l'œuvre, échappant ainsi au double écueil du mimétisme et de la distanciation.

Le diagnostic que fait Antonin Artaud est clair, sa critique du monde moderne, radicale. L'Occident moderne s'est effondré : « Nous vivons des temps tragiques et plus personne n'est à la hauteur de la tragédie ». Nous avons cessé de penser et d'être. Un envoutement pénombreux nous tient dans une abstraction restreinte, fallacieuse et mortifère, nous avons perdu « la culture cuivrée du soleil ». Seul, nous dit Antonin Artaud, « un homme en marche depuis toujours » peut dire la sapience perdue. À tant dénier la mort, et la dimension tragique qu'elle impose à chaque être et à chaque moment, l'Occident moderne a renié la Vie : « Réaliser la suprématie de la mort, n'équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C'est mettre la vie présente à sa place, la faire chevaucher divers plans à la fois, éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre ».

L'Occident moderne est apostasie, reniement de ses ressources européennes, triste régression vers un état larvaire de docilité, « règne de l'On » comme disait Heidegger, ou du « dernier des hommes » dont parlait Nietzsche. De Nietzsche à Artaud, au demeurant, se tissent des affinités. « Quand le corps est blessé, écrit Artaud, c'est là qu'on trouve l'âme, l'Aigle et le Serpent ; totems protecteurs dont nous recevrons, ou non, la force de tout perdre ou de tout gagner — ce qui est peut-être la même chose.

Antonin Artaud dépossédé de tout — à commencer par l'usage utilitaire ou décoratif du langage — s'empare du “tout”, tellurique et ouranien, car ce “rien” qui lui reste n'est autre que la langue redevenue Soleil-Logos, puissance héliaque, fulgurance d'Apollon. On comprend mieux l'intérêt d'Artaud pour Apollonios de Thyane, Héliogabale ou le néoplatonisme solaire de l'Empereur Julien par lesquels il songera, je cite, à « retrouver et ressusciter les vestiges de l'antique culture solaire ».

Bien au-delà de la simple polémique antimoderne, la guerre d'Artaud est ontologique : « Ne jamais discuter, frapper avec ma richesse, ça se taira ». Le dénuement total est la richesse absolue. Tout est dans l'acte d'être qu'il faut révéler par une suite d'épreuves, au sens vrai initiatiques. La conscience aiguë de l'Hors d'atteinte de la pensée et de la défaillance du langage, la vision abrupte, fatale, de cet effondrement central, seront ainsi le principe de la reconquête, mot par mot, geste par geste, d'une intégrité et d'une pureté perdue par une civilisation d'individus que plus rien ne relie à un ordre supérieur. Civilisation envoûtée de l'intérieur par la représentation qu'elle se fait d'elle-même et qui la condamne à être tenue à distance, déportée, exilée à l'intérieur de l'exil lui-même, — là où la servitude volontaire nous installe, dans ce « partout-nulle-part », déraciné, où plus rien ne symbolise avec rien.

F. Bonardel, dans ce livre magistral, nous rappelle à cette évidence : si Antonin Artaud n'est pas “homme de Lettres”, si sa vie est, en soi, une insurrection et un cri, son œuvre ne saurait se réduire à un “cri” et s'avère être celle d'un très-grand écrivain français. Être « toujours ardoyant » dans le creuset philosophal où s'animent l'Aigle et le Serpent, tel fut le dessein gnostique d'Antonin Artaud, qui renouvelle à certains égard celui de Maurice Scève, en ses blasons et cosmogonies.

L'ouvrage de F. Bonardel approfondit magistralement ce dessein que l'on peut dire gnostique et alchimique, ce « voyage vers Tula », qui est aussi la mythique Thulée hyperboréenne, — autrement dit, le voyage vers ce qu'Antonin Artaud nomme la Vie, avec une majuscule, Mercurius alchimique. La Vie, pour Artaud, est magnétisation, émanation, irisation des dieux « qui jouent aux quatre coins sonnant du ciel, aux quatre nœuds magnétiques du ciel ».

Contre l'abstraction conceptuelle, Antonin Artaud ravive le spirituel concret dans la tradition de Paracelse, Böhme, Novalis, Hamann et Franz von Baader. La guerre est ouverte contre la pensée calculante, restrictive, pensée d'usure et de pénurie, capitalisante et profanatrice qui nous réduit à l'état de spectre dans les « cavernes de l'être ». Pour Antonin Artaud, rien n'est plus concret que le suprasensible : « J'ai de l'esprit une idée matérielle bien que j'aie une philosophie anti-matérialiste de la vie ». La magie est concrète et d'une exactitude « cruelle ».

Se déprendre de ce qui désincarne nos présences en représentations, de ce qui dégrade nos “actes d'être” en concepts abstraits, de ce qui avilit la tradition (qui est transmission ardente, transfusion) en coutumes bourgeoises, c'est enfin, pour Antonin Artaud, retrouver, en même temps, l'intensité et l'exaltation, les longitudes et les latitudes de l'âme et du monde, sans lesquelles les corps sont sans esprit et les esprits sans corps. La Thulée de l'âme est cette contrée murmurante, ce « voyage à travers son propre sang », comme l'écrit F. Bonardel, ce « Styx rutilant de tous les feux nocturnes » qui « nous invite à entreprendre dès ce monde-ci, l'ultime navigation vers et dans l'au-delà ».

L'œuvre sera cette « lame d'obsidienne », éclat solaire porté à la jonction des mondes qui donnera à Antonin Artaud le droit d'écrire : « Mais moi, je suis un être vrai, sans rien de phénoménal, et je me manifeste à tout instant, mort et vivant ».

Luc-Olivier d'Algange

 

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05/08/2024

Dominique, suivi de Epectases de Sollers, éditions Le Clos Jouve, 2024:

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Dominique suivi de Epectases de Sollers de Stéphane Barsacq, Editions Le Clos Jouve. 2024.
 
 
Ce livre, composé de feuilles d'un journal, de lettres, d'aperçus, de brefs récits, d'entretiens et de pensées, échappe avec bonheur aux devoirs parfois forcés des genres littéraires, pour donner, par éclats, ce dont nous nous souviendrons avec gratitude. Nous y sommes invités, non comme des thésards, mais comme des amis, à fréquenter Dominique Rolin et Philippe Sollers, qui, pour le moins, ne sont pas des gens ennuyeux. Entre Dominique Rolin, trop peu connue sans doute, mais si vive et illustre dans la mémoire de ses lecteurs, et Philippe Sollers, très connu, mais sans doute méconnu et souvent mal compris, les affinités apparaissent comme autant de preuves. Cocteau parlait de la « preuve par neuf des neuf Muses ». A chacune revient une forme d'amour, distincte de la suivante.
 
A nos temps autistiques et abstraits, Stéphane Barsacq oppose le génie de la rencontre. Dominique Rolin d'emblée nous advient, aérienne, ailée, attentive, heureuse : « Je chante en moi-même et c'est le bonheur », et ceci « Il faut écrire tous les jours . On a tous un noyau d'horreur dont il faut se défaire ». « Le bonheur, écrit Stéphane Barsacq, fut l'héroïsme de sa vie ». Cocteau encore à propos de son livre Les Marais : « Ce livre est une grande merveille, une joie profonde. Car les racines qu'il enfonce dans la nuit du corps humain, la nuit du sommeil et toutes les nuits inconnues, n'empêchent pas l'intelligence parfaite d'éclater dans le moindre mécanisme de sa fleur.» Toute une civilisation nous revient ainsi dans son enfance « retrouvée à volonté » selon le mot de Baudelaire, avec ses vivants et ceux dont on se souvient, souvent plus grands vivants que les vivants-morts qui nous gouvernent. Une civilisation non d'un bloc, mais en essaims , une « guerre du goût », - en faveur des abeilles d'Aristée.
 
Sans doute est-ce lorsque nous la voyons en danger, ou sur le point de disparaître, que la civilisation, la nôtre, nous apparaît dans sa nudité glorieuse, anadyomène, comme surgie des flots à ses premières heures, et désirable. Stéphane Barsacq laisse tomber les écorces mortes, les stratégies, les opportunismes subalternes, pour ne garder de Philippe Sollers que l'effort vers Mozart, les Illuminations rimbaldiennes, la conversion du regard dans et par la poésie : « Ce qui m'importe ? Le rythme la vibration, la vérité dans la beauté. » Nul n'en pouvait mieux dire que l'auteur de Mystica, de Météores et de Solstices, - qui vont, par grands chemins, vers la musique et vers Dieu.
 
S'il cite à Dominique Rolin, lors d'une de leurs rencontres, la phrase de Heidegger « Le poète ne vient pas du passé, mais de l'avenir », il nous donne à comprendre que le tradere est chose vive. Ecrire, alors, c'est demeurer fidèle à des dieux ou des Muses oubliés qui attendent dans l'étymologie, le blason secret, ensommeillé, nocturne, des mots eux-mêmes. Lorsque « cela chante en nous », le temps entre en réverbération, et le mirage, sur la route asphaltée de l'été torride, ou dans le désert, devient une préfiguration de ce qui nous devance ou nous attend . Stéphane Barsacq, s'adressant à Dominique Rolin : « Vous même, Dominique, toute votre vie, cette vie que nous avez mise dans vos livres, elle va revenir, et, avec elle, votre jeunesse. Chaque année supplémentaire aura été vécue, en fait, comme une année de jeunesse à venir. »
 
Ecrire, déjà, encore, à jamais, ce sera toujours subvertir le temps, n'être ni régressif, ni progressif, mais digressif, - trouver la transversale ou temps, ou sa ronde, la danse, sans laquelle, savait Nietzsche, les philosophes ne sont que de fastidieux balourds. La question que ne cesse de poser Dominique Rolin « Etes-vous heureux » trouve sa réponse claire chaque fois que, par héroïsme ou désinvolture, nous avons vaincu l'esprit de pesanteur, le ressentiment, les théologies parodiques, les idéologies grégaires et vindicatives, pour être, avec Angélus Silésius « Un éclair dans l'Eclair », avec Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », - faisant corps, dans notre profonde nuit, avec la soudaine épiphanie.
 
Qu'est-ce qu'écrire ? A cette question, à laquelle, par exemple, les œuvres de Maurice Blanchot tentent de répondre par la solitude radicale, Stéphane Barscq ajoute une autre question : que sont les écrivains ? Quels soient leurs masques, leurs jeux, voire la représentation publicitaire que, parfois, ils se donnent d'eux-mêmes, sans doute sont-ils moins dissimulés que quiconque, puisque tout s'est déjà donné dans le phrasé, dans la grammaire et la mélodie des mots écrits que ne recouvrent plus les mensonges de circonstance du « langage du corps » si trompeur, ni les apprêts de la voix.
 
Demeurent, cependant, d'une rencontre, les propos sur le vif, que Stéphane Barsacq ne laisse pas échapper. « Il y a, lui disait Dominique Rolin, tant de jours en une minute ». Dire cela, le noter, sera un acte d'être. Nous ne connaissons pas nos semblables par leurs plus évidentes particularités, celles que tout le monde remarque, ni par leurs généralités, où s'avachit la pensée des « sociologues », mais par leurs intuitions, leur métaphysique expérimentale, qui ne relève plus de la psychologie, mais d'une connaissance, en soi de la « montagne vide » des taoïstes.
Que recevons-nous ? Que donnons-nous ? «L'art du roman, disait Dominique Rolin, est l'art de l'entre-deux ». Parfaite définition, si l'on voit qu'il est entre la nuit et le jour, entre la bouche qui dit et l'oreille qui entend, ni ici, ni là, toujours ailleurs, - pas n'importe où, mais juste là, entre la chose dite, ou vue, et celle entendue ou imaginée. Ce n'est pas le nulle part, mais bien l'exactitude même, une science exacte au possible, un exercice de fine pointe.
 
Ainsi nous comprenons, touches par touches, sur les noires et les blanches, le dessein de ce livre, de cette fugue, et celui de ceux qu'il nous invite amicalement à connaître, autrement dit « le lieu et la formule ». Dominique Rolin, « sculpte avec le vent », elle est d'une lignée de femmes, Christine de Pisan, Madame du Deffand, Anna de Noailles, entre autres, lesquelles, écrit Stéphane Barsacq, « font mieux que de se mettre à nu comme les nymphes de Diane qu'on voit fleurir, d'ailleurs à raison pour soutenir le combat contre l'obscurantisme. Mieux ? Elles mettent à nu le monde »
 
Luc-Olivier d'Algange

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30/07/2024

Luc-Olivier d'Algange, Trois hommages à André Suarès

 

QUOTES BY ANDRE SUARES | A-Z Quotes

 

 

 André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre.

 

« Sous les amandiers, l'ombre de la terre est du bleu le plus fin »

André Suarès

 

On se souvient de l'article de Montherlant: « Barrès s'éloigne ». De même que les auteurs grandement célébrés de leur vivant basculent parfois à leur mort dans un purgatoire durable, il arrive que certains méconnus, sitôt passés de l'autre côté des apparences, enflamment une génération à peine trop jeune pour leur avoir été contemporaine. Les œuvres de ces jeunes morts sont ainsi cueillies par de jeunes gens. La littérature fut longtemps le propre de la juvénilité. Dans le meilleur des cas, cette juvénilité de prolonge dans la nuit des temps du grand âge qui devient alors semblable à la harpe des vents d’une origine oubliée. Ce qui demeure souffle et prophétise, éveillant un chant sur les cordes du temps.

Quant à ceux qui naissent cacochymes, ils le demeurent et les grandeurs mythiques ou légendaires, le sens épique, le goût de la grandeur et de la fidélité leur sont à jamais étrangers. Les Modernes sont « jeunistes » car ils naissent vieux. Ce qu'il y a de jeune dans le monde, Homère, Dante ou Shakespeare, ne leur parle plus. Comptables avaricieux de leur vie domestique, ne s'intéressant qu'à ce qu'ils peuvent acheter ou vendre, ils seront, par définition, les ennemis jurés d'André Suarès.

André Suarès demeura méconnu après sa mort comme durant sa vie, qui fut un combat. Il ne fut d'aucun purgatoire mais vécu dans un enfer paradisiaque; c'est dire qu'il ne fut d'aucune chapelle. Physiologiquement inapte à toute flagornerie, il ne fut point « homme de Lettres », à la manière du dix-neuvième siècle, ni certes « intellectuel » à la façon, antiphrastique, des inlassables ratiocineurs du vingtième, pour ne rien dire de ceux du vingt et unième, qui sont incapables de dire du bien d'un contemporain, tant ils sont dévorés de jalousie, mais ne cessent de flatter les « minorités » les mieux aptes à se rendre utiles à leur carrière.

Or, il n'est point de grand style pour le flagorneur tout embourbé qu'il se trouve de prudences mesquines et d'atermoiements. Pour écrire juste, selon la beauté, il faut écrire libre, selon la vérité. Le caractère est pour beaucoup dans l'allure des grands prosateurs; libre de laisser leur plume suivre le mouvement de leur pensée réelle, ils gagnent en désinvolture, en clarté et en feu. Joseph de Maistre, Baudelaire, Nietzsche ne seraient point des maîtres si la crainte de déplaire les subjuguait. L'écriture minimaliste de nos actuels sous-écrivains tient autant à leur ignorance narcissique qu'à leur navrant manque de caractère.

Le style d'André Suarès, prophétique et chevaleresque, l'apparente à des formes d'humanité plus anciennes où l'on reconnaît tout à tour les figures de l'Aède, du Condottière et de l'Ascète. Rien ne lui répugne davantage que cet office dérisoire, dont se contentent certains « hommes de Lettres », qui est de distraire, ou de flatter la vanité du public. Le succès d'une œuvre lui semble le signe de sa bassesse, plus encore que d'un malentendu. Sa solitude ardente dans son temps, Suarès la désire, non tant par orgueil ombrageux, comme on le redit, mais par cette déférence plus profonde à l'égard des hommes d'autres temps dont le jugement lui paraît plus sûr et plus digne.

Suarès, ce vivant prodigieux, mobile, s'intéressant à tout, entretient avec les ombres, avec les morts (qui lui semblent plus vivants que les vivants-morts qui l'entourent) ce commerce passionné, presque chamanique, qui est à l'origine de toute culture. Nous sommes au monde, nous sommes humains, et point seulement en tant qu'espèce, lorsque la parole de ceux qui ne sont plus demeure en nous, lorsque nous consentons à recevoir d'eux le plus profond de nos lumières et de nos ténèbres.

Avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Léon Bloy, Suarès est l'auteur qui s'est le plus directement affronté à l'horreur de la vulgarité bourgeoise, au réalisme des lâches. Le sens de la grandeur le hante à mesure que s'installe la petitesse: mieux que quiconque il chante les grandeurs épiques, religieuses, la force et la gloire, et les songes plus vastes que les Songeurs eux-mêmes. A ce titre, l'œuvre d'André Suarès est belliqueuse. Suarès est un Cyrano qui défie cent ennemis à la fois sans désemparer. Les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément ses amis. Proche de Maurras par ses préférences latines, son dédain du « barbare », il n'en sera pas moins dreyfusard, à la manière de Péguy, et n'épargnera pas les « ligues » dont le « nationalisme » lui semble n'être que l'extension de l'égolâtrie impuissante de ceux qui les composent.

Ses amis seront des Egaux, des élus, des « fils de Roi ». Il n'est donc point solitaire: ses frères d'armes sont morts, mais, comme dans la chanson, ils cheminent à ses côtés. Il se bat en leur nom, pour leur honneur, qui est le sien. L'honneur d'autrui est pour André Suarès son propre honneur.

Poète quirite, comme il le dit de D'Annunzio, réalisant la coïncidence de l'éloignement ascétique et du sens de l'appartenance à la Cité inspiratrice, Suarès dépasse, comme en se jouant, l'opposition, que certains vivent de façon tragique, de l'individualisme et de la tradition. Si André Suarès fait sienne l'idée de Maurras, selon laquelle nous recevons toujours davantage de notre Pays que nous ne pouvons lui offrir, il n'oublie pas que l'hôte de la Cité, celui qui reçoit, pour être redevable, est aussi, lorsqu'il est poète, celui qui renouvelle la légitimité du bien, du beau et du vrai. Point de populisme chez André Suarès, ni de flagornerie, ni d'optimisme: ainsi les trois conditions nécessaires à l'exercice de la liberté sont honorées.  « Les flagorneurs du peuple pullulent, mortels à toute beauté, mortels au peuple même. Après tout le peuple n'est pas bon, non plus que le reste des hommes. La bonté est fille de la force. La faiblesse n'est qu'une servante à gage sujette à se vendre et à varier. Il y a trop de lâcheté, décidément, dans la bonté des faibles. On le connaît à ceux qui la flagornent » écrit André Suarès dans Voici l'homme.

Ce livre singulièrement nietzschéen précède la parution d'Ecce homo. Par une de ces coïncidences magistrales qu'ourdissent à leur insu les grands esprits, l'un des premiers ouvrages d'André Suarès, à peine sorti de l'adolescence, porte le même titre que l'ultime ouvrage de Nietzsche. « Flatter les faibles qui font nombre, et l'opinion rampante: voilà encore un emploi des optimistes. » Cet aphorisme, comme tant d'autre, chez André Suarès, semble une feuille détachée du grand arbre flamboyant et automnal du Zarathoustra. Comme celle de Nietzsche, l'œuvre de Suarès ne cèle point le dessein qu'elle se propose et qui claque comme un défi. Il s'agit de donner aux grandes âmes, à la bonté des forts et aux esprits supérieurs une chance de survivre dans un monde gouverné par la bassesse et la laideur.

Le projet demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Fortifiée par le pessimiste, exaltée par la générosité, l'œuvre de Suarès retrouve le trait antique sans méconnaître le génie du catholicisme: génie tout d'abord artistique, l'art se faisant religion et la religion se faisant art dans une révolte ardente contre l'état de nature et une certaine forme de rousseauisme dont il faut bien reconnaître que Rousseau est à peine plus coupable que Descartes l'est du cartésianisme, devenu l’inepte idéologie de ceux qui ne doutent de rien: « L'âme forte est catholique de préférence. Je suis catholique comme je suis païen: deux effets de la même force. Et tout ce que j'ai de vivant comme païen, c'est ma force catholique qui l'anime. »

Comme Valéry, Suarès savait que les civilisations sont mortelles, mais cette croyance ne s'accordait nullement en lui à quelque fatalisme oriental. L'Europe, dont il n'ignorait pas ce qu'elle devait à l'Orient, lui était chère: il y voyait l'expression du goût qui est « l'esprit des sens ». Quant à ceux qu'il appelait les Yankees, le moins que l'on puisse dire est que son jugement s'éloigne de celui de Monsieur Revel: « Entre les deux mondes, ils sont la borne brute, la pyramide de vanité, la lumière qui n'illumine ni ne chauffe, le miroir sans réflexion (...) Ils sont l'inhumaine puissance de la matière sans âme, et si automate que l'âme y étant matière, poids et mesure, la matière compacte s'y donne pour l'esprit. »

Nul mieux que Suarès n'eut à cœur de défendre les grandes âmes que menace l'oubli. Le monde dans lequel nous vivons lui eût fait horreur plus encore que le sien; ces grandes âmes revivent dans la polyphonie de son art où les grands événements de la culture européenne se répondent et se relient. Musicologue averti, il reconnaît, comme Glenn Gould, ce que Wagner doit à Bach et ce qui dans Bach annonce Wagner, cette spirale ascendante conquise dans son élan par le point le plus haut.

Ce wagnérien rétif au romantisme, comme au néoclassicisme, ce classique inclassable, le plus européen des écrivains français, ne se voile point ce qui doit advenir, et nous advient aujourd'hui en pleine face: la disparition programmée de la culture européenne et l'extinction progressive de la langue française. La fiction fiduciaire s'étant substituée à la réalité symbolique et au Logos lui-même, le mot « Europe » semble destiné aujourd'hui à n'être plus qu'une coquille vide susceptible d'être remplie par n'importe quoi. Suarès, hélas, n'est plus là pour nous dire, par exemple, ce qu'il eût pensé de la Turquie en Europe. Beau sujet pour qui admirait Byron et osa célébrer l'aventure de Fiume de son cher D'Annunzio ! « L'Italie lui doit beaucoup de son honneur présent et peut-être même ses frontières. Il l'a rendue à l'Europe, d'où elle était absente: il l'a ravie à cette secte de politiques usuriers et de vieillards rabougris qui la gouvernait comme un municipe de province. Nul n'a fait plus pour son peuple que ce Gabriel aux brûlants messages: il a trempé l'amère Adriatique dans le miel de la possession; et si Fiume est italienne c'est à cause de lui et de lui seulement. »

Contrairement à un préjugé tenace, Suarès n'est point cet esthète livré aux seules injonctions de sa subjectivité, ce libertaire acariâtre qui vitupère le monde dans son esseulement. Cet esprit, qui ne transige point sur la grande liberté qu'il s'accorde souverainement, est le contraire d'un anarchiste; cet esprit chevaleresque qui s'engage sans parcimonie ni calcul contre les despotes est aussi aux antipodes de l'humanitariste et de la veulerie sentimentale. L'ordre est son beau souci et ses parodies l'insupportent: sa sévérité à l'égard de « l'ordre moral », mesquin et envieux, n'est que l'envers de son horreur de l'esprit bourgeois qui s'y trouva des repères, des sécurités, et non point une haine de l'ordre et de la grandeur qui serait plus bourgeoise encore. « Les héros de l'art, écrit Suarès, sont les hérauts de l'ordre. Dans le rythme, le poète crée un ordre. Les plus artistes, parce qu'ils aiment l'ordre comme l'hermine aime la pureté, passent toujours pour préférer l'ordre à la vérité et à la justice. Rien de si faux: qu'est-ce que la vérité et qu'est-ce que la justice sinon des formes éminentes de l'ordre ? Les poètes ont bien le droit de se faire mal juger: Hommes d'un autre temps, dit-on, sans dire lequel. En fait ils sont hommes de tous les temps, dictateurs avec César et régicides avec Brutus. Ils sont les seuls hommes libres: car ils sont les seuls qui obéissent par amour au rythme suprême, qui est de l'ordre de la beauté; les seuls dont la révolte est infinie contre toute laideur et contre toute bassesse. Tel est aussi le sens de la joie qui se cache au fond de leur humeur pessimiste: le triomphe de la vie sur la vie. »

Ce triomphe de la vie sur la vie, n'est autre que le triomphe de l'ordre sur le désordre, de l'harmonie sur le chaos, de la Mesure sur la démesure, de la forme de l'informe (qui est la cause des pires conformismes): « Immonde anarchie des éléments déchaînés: la marmite des sorcières bout: mais quelqu'un sera roi. Le voleur se donne pour un percepteur d'impôts, l'assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l'anarchie ne peut durer: le roi, c'est celui qui vient: l'ordre. »

Rien n'inclina jamais ce catholique païen au péché contre l'espérance. L'ignominie triomphante précise ses forces, exalte son talent, ensoleille ses phrases. Les écrits de ce bretteur impossible à décourager sont une permanente leçon de courage. Les imbéciles parlent de l'échec d'André Suarès, comme ils parlent aussi au demeurant de l'échec de Joyce, de Musil ou de Proust ! De quel échec parlent-ils lorsque chaque page est un communiqué de victoire, lorsque chaque phrase vibre du triomphe sourd de la vie sur la vie, de l'idée éternelle sur la réalité transitoire, du Logos-Roi sur le babil informe des barbares !

Au fond des livres de Suarès bruisse une joie terrible; ses écrits les plus âpres nous annoncent d'écumantes vagues de bonheur, qui inquiètent car elles emportent. Lorsque vous sentez vos forces défaillir, qu'un doute pernicieux en vous s'installe, il suffit de lire quelques pages de Suarès pour en être délivré. Comme seuls savent le faire les grands pessimistes, les esprits sarcastiques et lyriques, les « railleurs et les rêveurs », auxquels Villiers de L'Isle-Adam dédia son Eve Future, André Suarès nous donne les clefs d'un héroïque et tumultueux art du bonheur que les optimistes et les progressistes, ces perpétuels déçus, ne pourront qu'ignorer.

Suarès ne se laisse pas décevoir par le monde; ses admirations sont des pactes et des serments; il revient sur ses inimitiés et ses incompréhensions plus souvent que sur ses ferveurs. Il ne devient pas de plus en plus amer ou sceptique à mesure que les années passent. Chaque nouveau livre qu'il écrit lui ôte un poids, et plus il s'avance vers l'ultime frontière humaine et plus sa grande âme devient réceptive et sensible. A chaque phrase écrite par Suarès, Ariel triomphe de Caliban. Il ne s'enrage pas contre le monde mais s'encolère contre les obstacles qui s'opposent entre l'homme libre et la splendeur du monde. La vie étroite, calculatrice et d'intensité réduite que les grégaires s'imposent entre eux lui paraît une intolérable offense faite à la Création. Les ratiocinations qui prétendent à justifier cette offense, en expliquant le plus par le moins, ce qui est en haut par ce qui est en bas et qui veulent ainsi réduire les nobles desseins à de mesquines raisons ne résiste pas à la fougue pascalienne de Suarès.

Le Colloque avec Pascal est un des grands moments de l'anthologie présentée par Robert Parienté. De même que Nietzsche entretint toute sa vie une conversation intérieure, souvent tumultueuse avec Socrate, Spinoza, Schopenhauer et Wagner, André Suarès s'entretient magistralement avec Pascal et Nietzsche dont il perçoit les affinités. Si l'intelligence est l'art de choisir, elle peut être aussi quelquefois l'art de ne pas choisir, c'est-à-dire de ne point croire aux fausses alternatives qu'on nous propose. Cet écrivain pour qui le monde existe, qui laisse tournoyer autour de lui les inépuisables richesses des sens, cet amoureux des formes, cet artiste-philosophe (plus encore que philosophe-artiste) qui jette un œil soupçonneux sur les austères et les puritains ne s'interdit pas, pour autant, de se reconnaître dans les exigences métaphysiques de Port-Royal.

L'amour du monde sensible ne l'engage pas à un désamour du monde métaphysique, bien au contraire: « Je ris d'un homme qui se rit de la métaphysique. L'homme sans Dieu ni métaphysique n'est qu'un animal. » Avec Pascal, Suarès dialogue en païen, avec Nietzsche, en catholique: chaque raison invoquée est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. On reproche souvent à Suarès de faire son propre portrait en portraitisant les autres: il n'en est rien. Son parti pris est celui du ravissement. S'il y a beaucoup de lui-même dans ce qu'il dit des autres, c'est qu'il consent à être sculpté par les œuvres, comme par les paysages et les cités, dont il nous parle.

Les engagements de Suarès sont d'ailleurs moins contradictoires qu'on ne se plaît en général à le souligner: il change, certes, la disposition de ses escadres, mais en fonction des mouvements de l'adversaire. Son ennemi est toujours le même, sous des costumes point si divers: le Médiocre. La médiocrité du dévot qui selon la formule de Maître Eckhart, « trafique avec Notre-Seigneur » pour « être encore payé de ses vertus » (Nietzsche), ne lui paraît ni plus ni moins odieuse que celle de l'athée qui se défend de la grandeur et du mystère. Un excessif relativisme des valeurs pourrait arguer que l'on est toujours le Médiocre de quelqu'un d'autre, comme on en est le barbare, à cette réserve près que si nul ne se définit, sinon par provocation, comme barbare, le Médiocre, et c'est là son propre, se définit comme tel, et tire précisément sa force de l'approbation du grand nombre de ses semblables qui ne prétendent à rien de particulier, sinon à être la norme du monde, le "pareil au même" triomphant sur tous les fronts de la diversité des peuples et des personnes, et clouant au pilori toute distinction.

Toute politique grande ou petite se définit par son rapport avec la Médiocrité. Au pire, elle confond la médiocrité et la Norme, au mieux, elle jugule le pouvoir du Médiocre par l'Autorité légitime; entre les deux s'offrent toutes sortes de possibilités, aristocratiques, oligarchiques, féodales, corporatistes, qui valent ce que valent les hommes qui en usent. Toute politique digne de ce nom tient de la métaphysique par la recherche d'une Norme, qui n'est point détenue, partisane, mais surplombante. Si la Médiocrité s'impose comme Norme nous sommes alors sous le règne des esclaves sans Maîtres, si la Norme s'impose à la médiocrité et parvient à la délivrer d'elle-même, en lui donnant une forme et un style, alors nous disposons un monde de Maîtres sans esclaves. Pour lors, reconnaissons que nous en sommes loin.

A la fois prophétique et rétrospective, l'œuvre de Suarès récapitule ce qui fit notre grandeur, nos raisons d'être. Son sentiment de gratitude, sa magnanimité, nous l'avons vu, l'apparentent à Nietzsche, contre lequel il exerça sa verve de pamphlétaire avant de lui présenter les plus belles excuses qui soient : « Etre européen: Nietzsche l'a toujours voulu et peut-être n'est-il pas un dessein où il soit demeuré plus fidèle: c'est sa plus grande vertu. Autant que faire se peut, elle le mène de la culture à la civilisation: elle lui montre la voie où l'on passe de l'éthique à l'œuvre d'art. Car il faut bien entendre que l'art est une morale suprême. » S'il évoque Dostoïevski, Baudelaire, Wagner, Debussy, c'est en généalogiste d'un passé et en héraut d'un futur qui tiennent ensemble dans le poing serré sur la garde de l'épée. Il n'est pas question de tergiverser sur le « travail du texte », de couper en quatre la beauté avec les ciseaux de coiffeur du narratologue, ni de gominer les chevelures rebelles avec la pommade du politiquement correct: il importe seulement de ne pas lâcher la prise sur l'essentiel qui est l'expérience paraclétique de l'Art.

Le temps d'André Suarès est venu, comme celui du règne de l'Esprit après le règne de Père et le règne du Fils, non sans doute car il fut, comme on le dit banalement, « en avance sur son temps » mais, au contraire, par exacerbation de ce qui, en lui, s'y oppose et s'y refuse. S'il y eut des époques où la littérature s'accorda avec l'esprit du temps (celle de Racine et de Molière, par exemple, ou, plus en amont celle de Virgile), l'époque moderne voit naître la littérature d'opposition ou de résistance. La survie d'une œuvre, la ferveur qui l'entoure dépendent alors de la force avec laquelle elle se refuse à la réalité du temps pour mieux servir, et mieux honorer, ce qui lui échappe, ce qui demeure hors de son emprise et qui est à la fois de l'ordre de l'être et de l'Idée.

Non, l'œuvre d'André Suarès ne connut point de purgatoire: elle se réfugia directement au Paradis. Et ce Paradis n'est point si loin de nous que notre désabusement nous le présente: il se trouve en Italie, par exemple, que Suarès parcourt en Condottière désargenté dont la pauvreté révèle la richesse du monde et lui confère sur elle l'imprescriptible droit de la justesse du regard, nous donnant le plus beau récit de voyage qui soit. Paradisiaque est la lumière de Sienne, et les belles épaules des jeunes filles anadyomènes ! Suarès ne voyage pas par goût de l'exotisme, il ne cultive point le leurre de se quitter en parcourant des contrées étrangères: il voyage pour accroître sa présence à ce qui est, à ce qui devrait être en nous mais dont il sait que nous le fuyons; par touches successives, comme le peintre magistral qu'il est, et ce n’est pas peu dire, plus rapide que Gautier, plus précis que Chateaubriand, plus fervent que Stendhal, plus métaphysique que Morand, mais non sans analogies avec chacun d'entre eux, Suarès nous rapproche d'une « essence » de la culture européenne magnifiquement distribuée en formes précises; il nous invite à des retrouvailles avec des temps mieux accordés à la grandeur et à la joie. L'œuvre de Suarès est de celle qui s'en vont, mais avec leurs lecteurs. En partance, mais vers un ici plus éclatant. La Juste Mesure, l'art d'habiter en poète sa civilisation et son temps paraîtront aux imbéciles, qui sont légion, le pire extrémisme.

Nous perdons en même temps le sens de la Mesure et celui de la grandeur. Les Modernes adorent les « Titans agenouillés qui raidissent le buste », selon la formule de Drieu, mais ne parviennent pas même à hauteur d'homme. La véritable grandeur est magnanimité: elle consent à la diversité du monde sans faillir à la préférence et à la nuance. Le poète quirite, celui qui médite la « civité » ne saurait méconnaître l'interdépendance de la politique et de la poésie qui se rejoignent dans le style. La question sur laquelle Suarès dispute Nietzsche: « L'ennoblissement est-il possible » (Ist Verherung möglich) cède désormais la place au constat de l'esclavage universel, à l'évidence de l’avilissement de tout être et de toute chose. Une humanité étrange paraît où les seuls types humains visibles et représentatifs relèvent de la banalité extrême ou de la monstruosité. Entre l'Occidental moyen débilité dans ses soucis domestiques et le « serial killer » cinématographique, il semblerait qu'il n'y eût plus aucune latitude pour des formes d'humanitas plus profondes et plus complexes, plus hédonistes, plus métaphysiques ou plus savantes. Nous en sommes à ce moment qui précède exactement l'avènement du « dernier des hommes » prophétisé par Nietzsche et qui sera, lui, monstrueusement banal.

Autant dire que le moment est bien choisi pour se promener, une dernière fois peut-être, avant que leur langage ne nous devienne incompréhensible, dans les temples lumineux que sont les livres d'André Suarès, de songer entre ses phrases, belles comme des colonnes qui soutiennent le ciel et ordonnent la terre: « Tout est fini nous dit André Suarès dans ses belles pages sur Agrigente. Les Puniques, les Romains, les Sarrazins, les Barbares, tous les peuples de la mer antique ont conquis tour à tour Agrigente et la Sicile; ils sont passés par là. Vous seules êtes encore vivantes pour rendre à l'homme abusé la présence des dieux, colonnes roses et dorées, rouges et fauves, toutes chaudes de soleil, frémissantes dans la lumière, et qui vous dressez sur les dalles violettes, formes de chair où fleurit le sang de la terre. »

Demeurons, vaille que vaille, et dans l'attente du Roi, dans nos Agrigentes intérieures !

 

 
 
La conversation d'André Suarès
 
 
Qu’est-ce qu’une civilisation? Alors que la notion en devient incertaine, menacée par l’indifférence, ou des «déconstructions» pédantes et repentantes, un livre nous advient qui donne à cette question une réponse magnifique, tant par le style (dont on sait, par Buffon et Saint Pol-Roux, qu’il est l’homme, et l’âme, et sans doute la vie elle-même) que par une multiplicité d’exemples précis, de Suétone à Cézanne, en passant par Spinoza, Cervantès, Goethe, Chateaubriand, Dostoïevski, Tolstoï, Wagner, Stevenson, Péguy, Debussy, d’Annunzio, et bien d’autres.
 
Ce livre, intitulé Miroir du temps , rassemble les principaux inédits d’André Suarès. Il est le résultat de deux décennies de recherches, de voyages et de rencontres. Nous le devons à Stéphane Barsacq, auteur par ailleurs, entre autres, d’un beau recueil de pensées intitulé Mystica. Ce livre nous vient, comme une victoire du Kaïros, au juste moment. Plutôt que de nous perdre dans les remugles des romans du ressentiment, du grief et de la vindicte, dans ces récits d’hommes et de femmes incarcérés en eux-mêmes, qui haïssent leur passé et celui de l’Europe depuis la nuit des temps, voici que la chance nous est donnée de nous abreuver à la source de Mnémosyne grâce à une œuvre altière dont l’immédiate vertu est de nous rendre à ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes. Les plus grands d’entre ses contemporains et de ses successeurs, au demeurant, ne s’y trompèrent pas. De Claudel à Cendrars, de Malraux à Jankélévitch, tous reconnurent en André Suarès un des plus grands écrivains de la langue française.
 
Toute œuvre digne de ce nom est au service d’un grand dessein. Celui d’André Suarès est de délivrer l’âme de ses écorces mortes et de relever la vie, en lui donnant une hauteur oubliée et l’intensité d’une épice, «sel de Typhon», selon la formule virgilienne. Voici son adresse au lecteur, qui donne le ton de l’ouvrage, son orgueil, qui est pudeur, et son insolence, qui est amitié: «Tu as toujours de l’or pour boire, pour manger, pour te mettre au lit ou pour aller voir danser des oies pendant que des singes font de la musique en frappant sur des casseroles: soucie-toi un peu de ton âme, mon Lecteur, il est temps. Tu n’y penses pas, telle est ta négligence et nous le savons bien: c’est pourquoi nous y avons songé pour toi
 
De splendides journées de lecture seront données à celui qui, ouvrant ce livre, laissera André Suarès songer à son âme. L’incuriosité est souvent le fait de ceux qui, trop pleins d’eux-mêmes, ne laissent, dans leur ressassement égotiste, aucune place aux songes qui viennent de haut et de loin. Lire André Suarès, à cet égard, est un exercice spirituel; l’espace intérieur s’accroît, en longitudes et en latitudes, le temps s’approfondit comme une grotte marine, Pétrone et Suétone posent leur main sur notre épaule, et à lire ce qu’en dit André Suarès, voici qu’ils sont, depuis toujours, nos voisins de campagne, de chers amis. Un beau ressac gronde et chante, dont les crêtes sont des œuvres, non plus embrigadées, ou empoussiérées, non plus objets de la triste médecine légale des universitaires, mais toutes vives, ruisselantes d’écumes, aimables enfin, ou redoutables, comme l’Aphrodite Anadyomène. Chez André Suarès, l’Intellect, qui est particulièrement aiguisé, est toujours au service de l’Eros ou de la Philia. L’œuvre qu’il évoque, entre en vibration; il en parle, souvent en bien et parfois en mal, comme d’une amante; son esprit souffle à travers les ramures des phrases comme Eole par les cordes. «Mon œuvre, écrivait André Suarès à Stefan Zweig, est un vaste poème de la connaissance. Comme à un vieux Grec de l’Occident, tout est poésie à mes yeux, mais poésie de Psyché, qui cherche l’Amour dans le palais de la Métaphysique.»
 
André Suarès ne céda jamais aux facilités ni aux opportunités des idéologies, qui permirent à tant d’autres écrivains, avec l’usage d’une certaine mauvaise foi, de passer la rampe, comme on dit, et de toucher le gros public. À la doxa, Suarès préfère le paradoxe, - non, s’il faut préciser, le jeu d’un esprit enclin au sophisme mais la fervente délivrance de cette chape de plomb que font peser sur nous ces dévots, fussent-ils «matérialistes», auxquels précisément manque l’immémoriale piété, - paradoxe alors comme une brèche ouverte sur le Grand Large, là où tournoient les nuées, où règnent, en leurs impondérables puissances, les dieux. «De plus en plus, écrit André Suarès, je me suis rendu compte de mon être véritable: un homme du VIè siècle avant Jésus-Christ, qui voit partout des dieux et qui ne peut voir qu’eux

Libre d’allure, André Suarès est un classique incandescent. Aucun romantique ne le surpasse en fougue. S’il est classique, ce n’est point par atermoiements raisonnables, goût du passé, mais par une défiance à l’égard du mauvais infini, celui qui finit justement par tout uniformiser. L’indistinction n’est pas son fort; en toute œuvre il discerne, et retient, pour l’honorer, le trait sans ressemblance, la limite heureuse, l’accord de la pensée avec l’acte d’être, la sollicitude pour la nuance. La Grèce et l’Italie de ce classique dionysien ne sont pas celles, en blouse ou en habit, ou en mots d’ordre, des scolaires, des académiques ou des politiques. Son esprit veille mieux au bord du volcan d’Empédocle. Une transcendance le requiert, mais insoumise au Dogme, une conscience morale le hante, comme son ami Péguy, mais contre ces moralisateurs vaniteux toujours empressés à rabattre ce qui leur est supérieur à doses, de plus en plus létales, de moraline.

Sitôt croit-on saisir André Suarès qu’il est ailleurs. Le croit-on païen plus que Leconte de Lisle qu’il donne cette précision: «Comme je suis à l’aise entre Eleusis et Delphes; et d’Olympie à l’Hymette! Toutefois, Jésus, la Vierge et les autres dieux du cœur palpitant sont aussi dans mon Olympe.» Les autres dieux du cœur palpitant... peut-être ceux qui viendront, les dieux attendus, qui veillent sur l’orée, entre la parole et le silence, ceux qui annonceront le second souffle de l’Europe, le Paraclet. Par devers la société, qui n’est que «le masque de la convenance sur l’os nu de l’intérêt», Suarès évoque la Vierge du Paraclet «celle sans le savoir, qui est née pour le Paraclet, qui va d’un pas si léger, si doux et si tranquille sur la route sacrée». Quoiqu’il nous dise, tout, chez André Suarès, est toujours écrit à fleur de peau, mais cette peau est d’âme, comme le savait Karin Pozzi ; elle est ce qu’il y a de plus profond en nous. Toute surface lui est ainsi révélatrice. En platonicien d’instinct, en platonicien homérique, ce qui n’est point tant un oxymore, le beau lui fait resplendir le vrai, non comme une finalité, mais comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, «la mer allée avec le soleil», l’éternité rimbaldienne. Cependant le mot de Nietzsche lui conviendrait assez bien: «Je cherche non la vie éternelle mais l’éternelle vivacité».

Rien n’est plus vivace qu’une phrase d’André Suarès, et c’est à sa phrase qu’il faut juger un écrivain, non à sa thèse. Ses essais ne sont pas du «paratexte», mais un dialogue. Nous le voyons ainsi engager une conversation, parfois âpre, souvent rêveuse et admirative, avec des écrivains, des peintres, des musiciens dont les œuvres nous viennent, non comme des objets d’étude mais comme des voix vivantes, des sapiences nocturnes ou soleilleuses. André Suarès n’écrit pas sur Debussy, par exemple, il écrit à Debussy: «Rien d’ascétique en vous, ni d’un homme qui fuit le monde; mais beaucoup de celui qui n’y est pas sans y être étranger» ou ceci encore: «Votre imagination tournait en beauté musicale tout ce qui touchait vos sens et vos pensées». Nul mieux qu’André Suarès ne sait discerner ce qui dans une œuvre est profondément français, et qui, s’éloignant de nous, devient peu un mystère. Suarès, ce «grand européen», mais au sens de Nietzsche, a l’oreille et le cœur, pour reconnaître, dans la prose, dans la peinture, dans la musique, celles des Muses grecques qui veillent, avec une diligence particulière, aux œuvres françaises. Il y faut une alliance particulière, reconnaissable, mais difficile à analyser, entre la désinvolture et la vigueur, la liberté conquise et le goût des formes, une façon parfois de fluer au-dessus des apparences que la langue française favorise, et que le génie de Stendhal ou de Valéry illustra diversement. «La musique française, écrit André Suarès, à propos de Debussy, a trouvé dans Claude Achille son Watteau et son Racine, le maître qu’elle attendait depuis Rameau, celui qui enrôle la puissance dans la grâce et la profondeur dans la suprême élégance. Le Valois est une contrée de l’Attique: on l’a bien vu, cette fois. Un grand Français est toujours, quoiqu’il semble, ou presque toujours, un grand aristocrate. Le vrai peuple de France, jusqu’ici, a toujours été bien né, comme celui d’Athènes». Jusqu’ici, oui, mais qu’en est-il depuis? Où sont les hommes, bien nés, les Athéniens d’esprit, sinon relégués dans quelques marges extrêmes; mais nous savons qui ils sont, ces insoumis: lecteurs d’André Suarès, déjà, que nous espérons aussi nombreux que possible.

André Suarès parle de ce qu’il aime, certes; ses goûts sont, selon la formule de Philippe Sollers, «une guerre», qu’il lui convient de mener, non sans le beau fanatisme de celui qui est entré, un jour, dans le temple de la beauté, et s’en souvient; il parle aussi de ce qui nous regarde, si nous daignons ne point passer à côté sans le voir. André Suarès n’est pas esthète monomane, un Des Esseintes abîmé dans la contemplation de sa tortue coruscante; il s’adresse à nous, sa phrase est toujours orientée, flèche, hirondelle, vers nous, fut-ce au-dessus de nous, ses lecteurs, ou vers les dieux qu’il nous rend présents. Rien n’est moins morose que le monde d’André Suarès, tout y est vif, tragique et joyeux, la joie étant le bel envers du consentement au tragique. Tout ce que nous eussions été si nous n’étions pas passés à côté, dans nos sinistres affairements, se trouve, dans un air d’aurore, dans l’œuvre d’André Suarès: l’attente exquise, l’ombre bleue des amandiers, et dans toute chose discernable, une couleur, un accord, un mot, l’immense gradation qui va du sensible à l’intelligible. 

André Suarès fut de ceux qui ne vécurent que pour la beauté, existence héroïque s’il en est, par laquelle le monde est moins laid qu’il ne l’eût été sans lui. André Suarès ne déroge pas au bel orgueil de le savoir, et même de le rappeler aux gendelettres qui, à ses yeux, galvaudent et souillent le Logos-Roi; mais lorsque la grandeur apparaît, hors de son œuvre, et dans la vie, dans l’Histoire, il est aussi le premier à lui rendre hommage. Excepté Albert Londres, peu nombreux furent en France, ceux qui reconnurent la grandeur de Gabriele d’Annunzio à Fiume, dont la reconquête, pour Suarès, dépasse la rébellion nationale, le refus d’un traité félon, voire l’utopie sociale, pour réinventer l’accord fondamental entre la poésie et la politique. «Faute de poésie, la politique n’est jamais qu’au jour le jour. Elle manque de but même lorsqu’elle y touche.» Ce qui nous est au plus proche vient de l’horizon inconnu, la force qui arrache au prosaïque comme l’aile arrache à la pesanteur. «Du balcon illustre, écrit André Suarès, trente siècles de culture et de pensée ont volé de sa bouche; sa parole a manié la foule, sans l’aduler; il a su la convaincre sans l’avilir jusqu’à la suivre; Il n’a jamais eu plus de raison dans l’ardeur, ni plus de sage magnanimité. Il les a ennoblis de sa propre noblesse.»

 

 

André Suarès, une vision paraclétique

 

« Lucere et ardere, perfectum est. »

 

Saint-Bernard

 

« Ils m'ont tant méconnu, qu'enfin je me connais.

Ils m'ont tant dépeuplé que j'ai créé dans le désir un monde.

Ils m'ont fait si solitaire que j'ai passé tous les déserts sans encombre: j'ai été d'oasis en oasis jusqu'à la source délicieuse, de flamme fraîche et d'ombre blonde »

 

André Suarès

 

 

Nul ne fut plus artiste qu'André Suarès; nul mieux que lui n'osa concevoir le sens de l'Art comme une question de vie ou de mort. Pour André Suarès, voir le monde en artiste, ou en poète, ce n'est pas seulement opposer la vie à la mort, vouloir le triomphe de la vie sur la mort, c'est aussi discerner ce qu'il y de mort chez les vivants, et les en vouloir délivrer; et pressentir dans la mort, dès lors que nous cessons de la craindre, pour l'avoir défiée, la possibilité inépuisable d'une renaissance immortalisante. On a parlé, à propos d'André Suarès d'une « mystique de l'Art », qui précéderait celle de Malraux. Toutefois l’Art, selon André Suarès, ou la poésie, ne se substituent pas exactement à la Religion mais s'en trouvent être la manifestation précellence et l'expression essentielle. Il serait ainsi plus exact d'évoquer une métaphysique de l'Art.

Si la nature symbolise avec l'Art, l'Art lui-même symbolise avec une réalité qui lui est supérieure sans en être distincte ni lui être antérieure. L'Art témoigne mais ce dont il témoigne se tient tout entier dans le témoignage. Lorsque l'homme, conquis par sa plus haute exigence, laisse derrière lui le monde tel que le conçoivent les utilitaires et les « « sots moralisateurs », il s'empare des mots, des sons, des lignes, des couleurs, autrement dit des formes et des idées (au sens grec, l'idéa n'est autre que la forme) et s'achemine, à travers les œuvres qu'il suscite, vers une gloire qui n'est plus de ce monde. Il témoigne alors d'une autre réalité qui n'est point antérieure ni séparée mais qui se trouve être au cœur, son propre cœur bruissant, flamboyant: ce buisson ardent de l'herméneutique spirituelle en attente du Paraclet, qui laisse aux visages, aux paysages et aux Cités une chance d'être en concordance avec ce qui les dépasse et dont ils procèdent. Cette chance cependant n'est point donnée mais conquise, ou, plus exactement, donnée, elle doit encore être reconquise contre tout ce qui, en ce monde, conspire à nous faire méconnaître ce don, à nous l'obscurcir, à nous en tenir éloignés. Mieux que d'autres en son temps, André Suarès nous avertit que l'Art est un combat contre son temps, contre cet insensé rabougrissement de l'imagination et de l'entendement que les « progressistes » nous proposent comme une « libération » ou un accomplissement final de l'humanitas.

 

« Tout est voile en plein ciel. Rien n'est allégorie et tout est Symbole ». Là se précise la métaphysique d'André Suarès dont l'œuvre toute entière semble destinée à nous délivrer de la fadaise allégorique et à laisser resplendir en nous la beauté et la vérité du Symbole. Alors que l'allégorie s'abolit dans ce qu'elle allégorise, qu'elle n'est qu'une formulation provisoire, vouée à périr dans l'abstraction qu'elle désigne, le Symbole sauvegarde le visible dans l'invisible et l'invisible dans le visible. La part visible du Symbole est inséparable de sa part invisible; elle demeure dans le mystère ingénu de sa forme, de sa vocation; et de ne point s'étioler dans l'invisible auquel elle se rapporte, lorsque nous l'atteignons, elle acquiert, ici-bas, comme pour la première fois, la splendeur de la beauté dont elle est le nom et l'épiphanie.

Loin de se laisser traduire d'un langage à l'autre, comme l'allégorie, de se laisser convertir du concret à l'abstrait, le Symbole demeure dans sa vérité de part et d'autre de l'orée qui distingue et unit le sensible et l'intelligible. Cette « voile en plein ciel » est notre songe et notre ivresse. Elle est aussi le voile qui révèle en revoilant. Ce monde où tout est Symbole nous lance dans les Hauteurs car tout Symbole symbolise lui-même avec un autre Symbole: telle est la clef de la grandeur, de la vastitude. Toute chose symbolise, et sans doute n'y a-t-il que l'espace qui ne symbolise avec rien d'autre qu'avec lui-même.

Le métaphysicien le plus aigu, l'herméneute spirituel le plus audacieux, se trouvent ainsi, dans leur méditation du Symbole, plus proches de la simple croyance, de la naïve et lumineuse ferveur, que de la Théologie rationnelle qui change les Symboles en allégories et finit par ne voir en celles-ci que des ombres inutiles de quelque « morale citoyenne ». Si la procession liturgique, l'Ange et toute la splendeur architecturale et musicale de la Religion sont, en effet, des Symboles d'une réalité plus haute, leur réalité ici-bas n'en est que plus réelle, leur « acte d'être », offert à nos sens, n'en est que plus intense et plus adorable.

Prenons, mais nullement au hasard, pour exemple, les récits de la légende arthurienne et de la Quête du Graal. Le cheminement, les combats, le Graal lui-même symbolisent avec une réalité supérieure, mais est-ce à dire qu'ils s'abolissent pour autant en celle-ci, qu'ils disparaissent dans la réalité qui les suscite ? Si le Graal est la vérité ultime, la « rejuvénation » du monde et de l'âme, celles-ci n'en demeurent pas moins le Graal. L'herméneutique spirituelle des Symboles se fonde ainsi sur la reconnaissance d'un surnaturel concret, d'une vérité qui est réelle et d'une réalité qui est vraie et non point sur une simple résorption du sensible dans l'intelligible. Si Dieu est bien « ce trésor caché qui aspire à être connu », les formes qui le manifestent sont aussi indispensables à cette aspiration que l'Intellect qui, par l'intuition lumineuse, le rejoint. Telle serait la mission paraclétique de l'œuvre d'Art.

 

Les ultimes pages écrites par André Suarès, réunies sous le titre Le Paraclet (et que nous devons lire exactement, selon la formule consacrée, comme son « testament spirituel ») ressaisissent en un seul geste les préoccupations esthétiques, métaphysiques, religieuses et morales de l'auteur. Elles sont à la fois son Ecce homo et un viatique pour ses successeurs. Elles récapitulent non moins qu'elles annoncent. Le dernier mot est toujours un avant-dire.

Le ressouvenir de ces grands intercesseurs, que furent pour André Suarès les écrivains et les artistes qu'il aima, s'accomplit, en ces pages frontalières (voiles dans le ciel !) dans le pressentiment de l'accomplissement prophétique. Ces formes de la beauté qui frémissent et brûlent, ces  « ombres blondes », ces « sources de flamme fraîche » », cette terre paradisiaque qui ondoie dans le piano de Ravel ou les orchestrations de Debussy, sont annonciatrices. Elles ne se résolvent point dans leurs mécanismes; elles ne renvoient point seulement à elles-mêmes; elles ne s'éteignent point dans les objets qu'elles inventent: elles préfigurent l'advenue d'un Règne, et ce Règne est celui du Saint-Esprit, du Paraclet, qu'annonce l'Evangile de Jean.

Avant d'être cet « esthète », cet amoureux exclusif du Beau à quoi l'on s'obstine à le réduire, André Suarès fut le héraut d'une métaphysique radicale de l'Art. Qu'est-ce que la Beauté, si elle ne symbolise, sinon une catégorie, par surcroît relative, du sentiment, à la merci des époques, des modes, ou d'autres capricieuses variations d'humeur ? Vaudrait-elle ce combat, ces héros et ces martyrs dont André Suarès récita la geste ? Ne serait-elle point alors un banal épiphénomène de l'entendement; et destinée, alors, à rendre ses armes, toutes ses armes étincelantes de jeunesse, de courage, de légèreté et de rêve, à ces hommes sérieux, ces Messieurs Homais qui planifient le monde et entendent objectivement le « gérer », selon ce mot ignoble qui souille désormais toutes les bouches.

Le parti-pris de laideur, d'insignifiance, de vulgarité (qui se veut « dérision ») d'une certaine production « artistique » moderne abonde en cette hypothèse qui procède elle-même d'une volonté idéologique d'éradiquer, dans l'Art comme dans la vie, toute survivance métaphysique ainsi que toute attente eschatologique. Je ne vois, pour ma part, rien de plus pompier que ces « installations » qui ravissent les « gogos du vieil art moderne », et rien de plus fastidieusement allégorique que les commentaires spécialisés qui les accompagnent, ces modes d'emploi pour demeurés, qui conjuguent un jargon digne des bulletins officiels de l'Education nationale avec la fumisterie éventée. Quelle tristesse ! Ce nihilisme de pacotille ne cesse d'apporter la démonstration massive que l'informe est au principe des pires conformismes. Observons, en passant, comment ces cléricatures se défendent contre ceux qui osent les contester: ces gens-là, qui s'affichent « contestataires » manient l'excommunication et le lynchage avec la même diligence dont ils usent, en général, à mettre la main sur les subventions de l'Etat. Il existe bien un « art officiel » de ces dernières décennies et il se trouve être aussi bourgeois et pompier, mais avec le savoir-faire artisanal en moins, que « l'art officiel » du dix-neuvième siècle. Cet « art » qui se vante de n'avoir pas de sens, qui s'édifie, et de la façon la plus bonhomesquement édifiante, sur la négation du Sens, ne s'en oriente pas moins vers les poubelles de l'Histoire. Il n'en restera pas davantage que des scènes mythologiques léchées ou les portraits empesés des notaires de province que les critiques préféraient naguère à Monet ou à Cézanne.

Ne nous leurrons pas davantage: l'Art sera paraclétique ou ne sera pas. Tout Art est sacré par définition, c'est-à-dire par provenance et par destination. L'Art profane fut une utopie fallacieuse qui finit comme nous la voyons: en calembredaines publicitaires. Le grand Art moderne fut une reconquête du sacré contre les bondieuseries et les saintsulpiceries « réalistes ». Le retour aux ibères et aux étrusques de Picasso, le catholicisme mystique de Cézanne (dont il conviendrait de relire les écrits), les subtiles épiphanies de Vuillard qui irisent et approfondissent le réel, qui dévoilent ce réel qui est vrai et cette vérité qui est réelle, offrent au regard ce qu'il faut bien considérer comme les étapes d'un cheminement, les moments d'un combat qui ne sauraient se résoudre en une théologie rationnelle. « Paraclet, Paraclet, Saint-Esprit, sois l'hôte: reçois et sois reçu ».

 

Le traité du Paraclet d'André Suarès se distribue en trois livres: Livre I, La Voie, livre II, Le Seuil, livre III, Le Règne. Ces trois moments procèdent de cet appel premier, de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui est aussi une éthique de l'hospitalité. « Le monde, écrit Hugues de Saint-Victor, est la grammaire de Dieu ». Tout le mystère de l'Esprit se joue, en effet, dans ce dépassement du substantif et de l'infinitif et dans la brusque surrection de l'impératif. « Par Saint-Esprit, j'entends l'intuition pure, le miracle intérieur, la lumière sans méthode, sans étude et sans règle, éclairant tout d'un coup la pensée, pliant les mœurs et la conduite. Intuition: vue du fond par le dedans: quel que puisse être le sens rationnel par où l'on doive conclure ». Le Dieu dont le Paraclet est l'intercesseur ne saurait donc être un « étant suprême », un potentat auquel on pourrait se contenter d'obéir, une « entité » plus puissante, mais semblable à d'autres qui peuplent le monde: c'est assez dire qu'il n'est pas un substantif. Il n'est pas davantage l'être, à l'infinitif, dont nous parle l'ontologie, de Parménide à Heidegger, qui repose dans son « éclaircie ». Il est l'être à l'impératif, esto !, l'Un dans le chacun, c'est-à-dire l'hôte, au double sens du mot: celui qui reçoit et celui est reçu.

Cette métaphysique de l'être à l'impératif éclaire la morale d'André Suarès toute entière dévouée à s'arracher à la nature, à l'infantilisme et à la bestialité. L'Art est ainsi non plus « l'Art pour l'Art » (encore que l'Art pour l'Art soit aux yeux d'André Suarès infiniment préférable à l'Art au service d'un grégarisme) mais l'Art pour l'au-delà de la vie et de la mort: « Humble superbe, quasi divine superbe divinité qui s'humilie. On s'élève dans l'ordre de l'esprit, le seul qui compte. On se fait soi-même un être neuf et grand au long parcours. On se crée enfin, car tel quel l'homme n'est pas créé: il est encore à naître. Qu'est-ce qu'une vie qui ne s'est pas dépassée ? »

L'Art, comme métaphysique de l'être à l'impératif, tient ainsi ensembles dans son geste, la morale, l'esthétique et le sacré. La morale qui correspond à cette métaphysique ne saurait être qu'une morale héroïque, au sens exact, chevaleresque, c'est-à-dire une morale, non de bourgeois, mais de Noble Voyageur. Dans cette hiérarchie des « actes d'être » qui vont du plus épais au plus subtil, du plus lourd au plus léger, du moins intense au plus intense, l'Art apparaît à André Suarès comme une trans-ascendance guerroyant: « On entre alors dans une lutte sans merci. La lutte est la somme de l'être et de l'homme. La lutte est ouverte contre tous les anges et tous les démons: ils sont postés sur toutes les routes pour perdre l'homme: ils font le guet pour le noyer comme un chat dans son destin. La nature n'aime pas l'homme: ils sont ennemis. La ruine propre de l'homme engage la ruine de la pensée et du monde ».

C'est assez pour comprendre que le Paraclet est à la fois au principe d'une Quête chevaleresque et d'une attente eschatologique. Toutefois cette attente ne sera point passive: elle ne sera pas ce consentement au destin que les matérialistes nomment déterminisme et que certains dévots veulent faire passer, en la profanant odieusement, pour un assentiment à la divine Providence. Pour André Suarès, le Règne n'advient que pour autant que nous le fassions advenir. L'attente n'est point soumise, elle est ardente: elle est cette attention ardente qui est le sens et la vertu même de la poésie, de l'acte d'être à l'impératif de celui qui crée dans le péril, dans l'attente extrême où tout se joue dans l'instant et à jamais: « A chaque pas, le coup de dé: le risque de tout perdre se joue contre une chance éternelle. Il ne s'agit pas de repos: la paix est dans la victoire, et l'on ne vainc que dans la lutte. Cette palme pousse sur l'arbre sacré de la connaissance. Le jardin de l'esprit est l'Eden, dont nul ne peut être chassé, s'il entre. Ouvre-le, Paraclet: c'est ton paradis. En proie à ton désir insatiable, l'homme en quête de son éternité, Paraclet, t'invoque: il t'appelle, entends sa voix et réponds-lui ».

Révolte contre le destin, la nature, les religiosités soumises, les cléricatures de toutes sortes, le Paraclet est, au vrai, une Convocation et cette Convocation, cet Appel est, en même temps « seule réalité ». « Paraklétos est le terme sacré, le cri qui répond à la condition humaine: il veut dire le Prié, l'Invoqué, l'Appelé au secours ». Il s'agit bien, dans l'ardeur de l'attente, de répondre à l'Appel de toutes ses forces car le secours vient de part et d'autre et il n'est rien moins allégorique. Le Paraclet exige de nous autant que nous attendons de lui; et sa première exigence est de nous délivrer du narcissisme religieux qui nous fige derrière la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes, à travers nos Eglises, nos Dogmes, nos « raisons » plus ou moins bonnes ou mauvaises. « Voici le seuil de la maison divine: le Paraclet. Qu'il a fallu de siècles, et d'efforts, de douleurs et d'Apocalypses pour y atteindre. Parsifal est le pèlerin du Paraclet. Il croit chercher le Saint Graal; mais cette coupe où brûle à jamais le sang d'un dieu, est le Paraclet: il l'ignore. La quête du Paraclet est le destin et l'espoir de l'homme racheté ».

Le Paraclet est à la fine pointe de ce que nous disent l'Evangile de Jean, l'Apocalypse, et les récits de la Quête du Graal. Il y aurait ainsi une Ecclésia spiritualis, distincte, et même opposée aux cléricatures, et annonciatrice d'un autre Règne, celui de l'Esprit succédant aux Règnes du Père et au Règne du Fils. Que dit, en effet l'Apocalypse de Jean ? « Puis je vis le Ciel ouvert, et voici: parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes; il avait un Nom écrit que personne ne connaît si ce n'est lui-même; et il était revêtu d'un vêtement teinté de sang. Son nom est la parole de Dieu. Les armées qui sont dans le Ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de lin fin, blanc et pur... Il avait sur son vêtement et sur la cuisse un nom écrit: Roi des rois et Seigneur des seigneurs. » Comment comprendre cette vision, sans la réduire à l'allégorie ? La distinction qu'établit André Suarès entre l'allégorie et le Symbole s'avère ici particulièrement opérative. Le Tiers Règne qu'annoncent ses écrits paraclétiques, celui-là même dont parle Joachim de Flore, suppose la reconnaissance de toute chose, non plus comme allégorie, mais comme Symbole. Dans un commentaire d'un extraordinaire récit initiatique ismaélien, Henry Corbin, revient sur cette aperception apocalyptique, ce retour de la chose vue à son « apparaître même » qui « réalise », au sens alchimique, le sens de l'herméneutique spirituelle: « Il ne s'agit point, écrit Henry Corbin, de faire de la vision une allégorie, ni d'en abolir ou détruire les configurations concrètes, puisque c'est précisément la réalité intérieure cachée qui provoque le phénomène visionnaire et soutient la réalité de la vision. Il s'agit de percevoir ce qu'annonce chacune de ses apparentiae reale. » Ainsi, le « ciel ouvert » est le sens intérieur du Verbe. Le « cheval blanc » est l'intelligence spirituelle et le cavalier est le Verbe de Dieu. Après le Règne du Père, c'est -à-dire de la prophétie législatrice, après de Règne du Fils, c'est-à-dire celui de l'amour sacrifié viendra le Règne de l'Esprit, de la révélation du sens caché des textes sacrés. Alors, comme il est dit dans l'Evangile de Jean, nous ne serons plus serviteurs mais amis.

Nulle âme ne fut moins servile que celle d'André Suarès, nulle n'aspira avec une telle ferveur, faite d'humilité et de colère, à l'amitié divine. D'où sa méfiance constante pour les religiosités légalitaires, les théologies rationnelles, et les dévotions grégaires. « Après le Père, le Fils; après le Fils, le Saint-Esprit: les grandeurs ne se distinguent pas, elles s'accomplissent. Le Troisième Règne n'est pas la confusion ni l'opposition des deux autres, mais leur révélation dans la conscience de l'homme. Et l'homme alors possédé par l'Esprit, doit entrer en possession. Les plus amants de Dieu, les plus spirituels et les plus mystiques sont les plus suspects d'hérésie. »

Cette hérésie, au demeurant, est moins une hérésie à l'égard du Dogme qu'une hérésie à l'égard de la société, de ce qu'en langage platonicien, Simone Weil, nomme « le gros animal » en quoi s'accomplissent, dans l'hybris, la vulgarité, la cupidité et la laideur, toutes les bestialités à visage humain : « J'ai su, dès longtemps, que nous étions à la fin d'une ère. On pouvait déjà voir les forces en guerre, celles que l'on croit en déclin, parce qu'elles ne savent plus se défendre, et celles qui se vantent de l'ascension. Toute la crasse de la conscience est sous nos yeux: la haine de la brute pour l'esprit, la rage de Caliban le Romain contre Archimède; la fureur de l'antisémite, qui masque le dessein d'anéantir l'Evangile; l'assaut du nombre et des masses; la rébellion de la matière, le monde aveugle du ventre et de l'automate contre le génie libre; la technique, cette servante maîtresse, dressée contre l'esprit qui, après l'avoir su créer, ne sait plus la tenir à la chaîne: enfin, tout ce qui doit obéir et qui n'est plus contenu, tout ce qu'il faut contenir et qui met la main sur le règne. »

Le Mal, pour André Suarès n'est autre que la Matière où s'abolissent toutes les formes, où s'éteignent les « actes d'être » de la forme. D'où précisément la mission paraclétique de l'Art. L'esthétique et la métaphysique, loin de s'exclure ou de parcourir des voies parallèles, n'existent que l'une par l'autre. La beauté est une victoire métaphysique de la forme sur la Matière: elle est aussi une victoire de la vérité et du bien. Cette victoire métaphysique est l'accomplissement de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui s'écarte du dogme lorsque le dogme nous présente le destin indifférent comme une manifestation de la divine Providence. Pour André Suarès, il n'est pas question de se soumettre à la laideur, au mal, à la mort, sous prétexte qu'ils seraient eux aussi l'expression de la volonté divine. La Mal est privation du vrai, du beau et bien; il est ce paradoxal « être du non-être » qu'il faut affronter et surmonter par la remémoration et l'invention des formes. Le Mal est l'informe qui nous lie, nous englue, et tend à nous dissoudre dans cet égoïsme grégaire, dans cet individualisme de masse qui n'est autre que le triomphe de la Matière. « Le sort de la métaphysique est lié à celui du Paraclet. On ne vivra plus pour la misérable vie d'ici-bas, si bornée, si vaine, et qui est toute inscrite dans le cercle de l'intérêt égoïste: on cessera d'être en viager, pour toucher la rente d'une âme basse et sordide. Toute vie devra tendre à la sphère immortelle, où chacun n'aura et ne peut avoir que la place qu'il s'y est faite. »

 

Il ne saurait y avoir de véritable métaphysique de l'Art sans un double refus essentiel. Ni la pure soumission au destin (qu'abusivement des clercs fallacieux nommeront Providence), ni le refus du monde ne sauraient satisfaire à l'exigence chevaleresque d'André Suarès. Au renoncement, comme au consentement au destin comme il va, Suarès le Condottiere oppose un vigoureux: non possum ! Le Mal n'appartient pas à Dieu; il n'en est que l'absence ou l'oubli, comme la Matière n'est que l'absence de la Forme. Quand bien même il voit le monde comme l'espace tourmenté d'un combat contre le Mal, Suarès n'en demeure pas moins plus plotinien que manichéen ou cathare. Ce monde odieux, qui inclinerait presque au taedium vitae, au dégoût de la vie, n'est que la privation d'un autre monde, celui du Paraclet, qui flamboie dans l'attente ardente, sur l'horizon eschatologique. « L'ennui des grandes âmes ne vient pas d'elles-mêmes, mais des autres. On ne s'ennuie qu'avec les hommes, avec tous les neutres. On ne s'ennuie pas avec Dieu. »

Ce monde est « en creux » du Paraclet. Il est le « non-être », l'ennui, l'informe, le malheur que l'on combat et ce combat est de chaque seconde car, en chaque seconde, se tient la promesse du Paraclet, du Tiers Règne, que nous faisons advenir. « Ce qui nous sépare de l'Esprit est le seul malheur qui compte: hélas, il surgit de toute part; tout lui est occasion de nous faire obstacle. Ce mal nous guette, il est partout. » L'attente paraclétique est ainsi, non point passivité, mais activité créatrice où les formes nouvelles renaissent des formes vaincues, où l'instrument même de l'Art en vient à modifier celui qui en use, dans une connaissance plus profonde du monde et de lui-même. « Connaître Dieu, c'est être et faire. Etre dans le faire, et faire dans être. Tel est le miracle: une connaissance si adéquate de l'objet qu'elle est l'objet même ». L'être est « acte d'être », le « faire », autrement dit la poésie, est l'être même. Il n'est point antérieur à l'être; il est sa puissance instauratrice, éternellement contemporaine de ce qu'elle instaure. L'Art métaphysique est ce site incandescent où l'être et le faire sont une seule et même réalité.

L'Art paraclétique, tel que le conçoit André Suarès, en ressaisissant dans un même geste la métaphysique et la poésie, le vrai et le réel, serait ainsi le principe moral et politique par excellence : « Quel homme, s'il pense et se connaît digne de penser n'a pas senti qu'il tombe s'il ne s'élève ? » Azizoddin Nasafî, le grand philosophe persan de lignée ismaélienne et d'inspiration paraclétique, Jacob Böhme, Joachim de Flore, Marsile Ficin et les autres néoplatoniciens de la Renaissance tel que Pic de la Mirandole ou le Cardinal Egide de Viterbe, ne disent pas autre chose: l'homme dispose du pouvoir d'être, selon son cœur, supérieur aux Anges ou inférieur aux bêtes. L'humanitas n'est point une espèce parmi d'autre, comme le songent creusement les écologistes et les darwiniens, mais, en chaque individu, la possibilité magnifique, la liberté indicible d'être l'au-delà ou l'en-deçà de lui-même : « Fi de ce monde épais, compact et brutal. La masse est compacte. Le nombre est brutal. Tout ce qui est du nombre et de la masse est de la bête: la brute sent alors sa force et se connaît des droits contre l'esprit. Saint-Michel contre le dragon, Persée qui délivre Andromède, toujours l'esprit qui tombe vertical sur la brute. Tous les insectes tendent à l'unité dans le bonheur de la matière: plus de termites un à un, mais une seule termitière, et bientôt toutes les termitières en une seule. Le train mécanique du monde favorise ce mouvement: un seul tissu, le plus grossier de tous, et un organe unique. »

Cette termitière mondialiste, nous y sommes. Le Tribulat Bonhomet de Villiers de l'Isle-Adam y règne en maître, grosse termite forant ses galeries technologiques et financières dans les poutres du vieux monde. Nul compromis possible avec cette épaisseur, cette compacité, cette brutalité ! La rupture est totale, la guerre de tous les instants. Les âmes les plus conciliantes, les plus naturellement éprises de paix, les plus assoiffées de réconciliation, les plus douces, si elles sont grandes, sont conduites ainsi à un combat sans merci, à un cheminement, entre la Mort et le Diable, vers le scintillement nocturne de la Jérusalem Céleste. Là, enfin, si nous résistons (et la partie n'est point gagnée, loin s'en faut), notre esprit tombera vertical sur la brute, le Paraclet effusera en nous et la divine seigneurialité sera notre statut !

« Rien n'est moins près du Paraclet, que le dogme et le docteur, le temple et la théologie. La religion vit d'hérésie et meurt de scholastique. » Ces phrases dures, ces phrases qui heurtent ne sont pourtant pas le fait d'un homme qui méconnaît les splendeurs et les vérités de la Théologie. Mais que reste-t-il, à dire vrai, de la Théologie, quel office est celui des docteurs ? Ne s'accordent-ils point trop au monde comme il va ? L'hérésie telle que la nomme André Suarès ne serait-elle point ce retour à la « flamme blonde » et « l'ombre fraîche » de la véritable et immémoriale Sapience ? Si le Paraclet doit advenir, si le Tiers Règne transparaît déjà dans les œuvres des poètes et des métaphysiciens, dans le courage et le silence d'or de la sainteté, dans la ferveur des Amis de Dieu, n'est-ce point à dire que les théologies anciennes, les prophéties législatrices, les dogmes sont aussi destinés à s'ouvrir, à révéler enfin, comme la pierre brute les gemmes qu'elle dissimule, d'autres éclats, d'autres couleurs que les « docteurs de la loi » méconnurent ? Le Paraclet sera la Parole Retrouvée après la Parole Perdue, mais ces retrouvailles nous appartiennent; elles ne se délèguent point, elles ne se laissent point endiguer: elles emportent torrentueusement l'âme du pèlerin dans des épreuves qui n'appartiennent qu'à lui, de même que les œuvres d'un artiste, pour impersonnelles ou supra-personnelles qu'elles soient, n'en appartiennent pas moins à celui-ci, « par la triple précellence de la priorité, de la recherche et de la lutte »

Nous empruntons cette citation, non plus à André Suarès, mais à ce roman initiatique ismaélien, commenté par Henry Corbin, auquel nous faisions allusion plus haut: «  Savoir, c'est recevoir une information d'un autre. Comprendre, c'est voir soi-même de ses propres yeux. » Le Paraclet n'appartient point au dogme, il ne se récite point, il n'administre aucune conformité, il advient, il est le regard même, lorsque les yeux de chair se changent en yeux de feu. L'espace et le temps profanes sont alors frappés d'inconsistance, car le temps est devenu espace. Et ce qui se disait dans le secret des gnoses iraniennes entre en concordance avec l'attente de Caërdal et du Condottiere, ces deux figures suarésiennes. Il est ainsi permis de voir en André Suarès à la fois l'héritier et l'intercesseur, le continuateur et le recréateur de cet éternel combat entre le dogme oublieux de son propre sens, et le sens reconquis, la Parole Retrouvée par ses propres forces, par l'entremise d'un homme. « La vue du Paraclet est à moi. Tout ce qu'elle a de merveilleux est mien (...), je ne veux pas me laisser dépouiller d'une vaste espérance. Je ne laisse pas mon droit d'aînesse pour un plat de lentilles véreuses, bouillies dans un journal ». La révolte d'André Suarès est légitime, sa vision lui appartient, même si elle apparût à d'autres, et par-delà dix siècles le philosophe inconnu iranien lui donne raison: « C'est qu'en effet celui qui cherche le vrai sans connaître les portes de la recherche, celui-là sera d'autant plus prompt à accuser les autres d'erreur, et cela parce que les éclats du faux se manifestent par l'hypocrisie et l'accord des opinions, le conformisme ou de dogmatisme du groupe, tandis que les éclats du Vrai se manifestent par l'épreuve que l'on affronte et les passions que l'on déchaîne contre soi. »

Les « éclats du vrai » pour être les éclats d’une vérité universelle, verticale, n'en appartiennent pas moins, comme son espérance, à celui qui affronte l'épreuve et déchaîne les passions contre soi. Suarès, au contraire de tant d'écrivains de son siècle, prompts à se reposer dans quelque idéologie, poursuit son périple, jusqu'à la fin, sans égards pour tout ce qui peut affaiblir son élan, assourdir ses appels, l'incliner enfin vers l'un ou l'autre bords qui feignent de s'affronter mais qui ne vivent que l'un de l'autre, complices histrionesques et meurtriers, où le dévot n'existe que par l'anticlérical et inversement, où les opinions, de plus en plus rudimentaires tiennent lieu de pensée, reléguant toute véritable pensée dans la marge. « Dans la marge où s'allument les étoiles et la lumière, au flanc de la révélation et de la réalité religieuse, il y a une métaphysique de Saint-Paul et de Saint-Jean: elle est héroïque, à mon sens comme elle est sainte: une pensée nouvelle est là, un monde neuf de l'esprit. La plupart des théologiens sont les esclaves de l'expression. »

Ne pas être esclave de l'expression, tout est là. Retourner en amont dans la chose dite vers le Dire lui-même, le Logos ou le Verbe. « La connaissance, nous dit le récit ismaélien, est vastitude ». Nous n'eussions pas été surpris de trouver la même phrase sous la plume de Suarès. Rien d'étonnant à cela puisque le « Javanmard » persan, le chevalier spirituel, et le poète français cherchent la même chose, sont en attente du même bien, avec la même violence du cœur, avec la même grandeur d'âme.

Il est difficile de contenter une grande âme. Les idéologies, ces hochets babouinesques, n'y parviennent. Les « grandes idées » elles-mêmes, lorsqu'elles sont générales, y défaillent. Le Paraclet quoiqu'on en veuille, n'appartient pas aux médiocres mais aux indomptables, il n'annonce pas une conformité nouvelle, une autre Loi, d'autres doctorales certitudes, mais une vastitude jusqu'alors impressentie. Les charmes du beau langage, les puissances rhétoriques ne suffisent point à combler, elles ne sauraient tenir lieu de révélation. Entre Bossuet et Pascal, Suarès choisit Pascal, qui résiste: « L'indomptable génie qui s'élève au plus haut dans l'ordre de la charité, rien n'est si grand. Au prix de cette grandeur, les politiques et les conquérants sont des bousiers ». Il y a chez les clercs, enclins à la trahison, cette honte, cette mauvaise conscience poisseuse dont ils croient s'affranchir en s'adonnant à une puissance du temps, un déterminisme majeur qui peut être le prolétariat ou la race, l'Etat ou l'économie, peu importe. Si craintifs dans leur solitude studieuse, dont ils déméritent, dont ils ne savent pas voir ni soutenir la grandeur, ils s'agrègent à tout ce qui leur semble devoir être le « sens de l'histoire », le « progrès », l'avancée du monde comme il va. De la sorte, ils se rendent superflus en croyant se rendre nécessaires, voire en s'affirmant à  « l'avant-garde » de cette nécessité. De ce lamentable mensonge, de cette odieuse traîtrise, André Suarès fut bien l'un des rares à être entièrement exempt. Ces chantres de la termitière ne troublèrent jamais son jugement, et ce qu'il dit de Pascal vaut pour lui-même: « seul contre tous » ! Cette solitude toutefois n'est pas une pure autarcie; elle est une solitude de communion, de prière. Elle n'est pas même, comme on l'a dit assez bassement, « ombrageuse ». Pour le caractère, une devise suffit: ne pas aboyer avec les chiens, ne pas être de la meute. Cette exigence morale suffit-elle à nous faire « ombrageux » aux yeux du monde: c'est alors que le monde est bien pénombreux !

« On ne doit rien rendre à César que ce qui ne vaut pas la peine qu'on le garde. La prise de César sur le Paraclet fait horreur, comme celle du corps sur l'Esprit, et de la pourriture sur l'âme. La chair est vouée à la corruption, quoiqu'il arrive. Le désastre de l'âme est qu'elle soit corrompue: car elle peut être incorruptible. » C'est assez dire que le Paraclet n'est pas un mouvement de la dialectique de l'Histoire, qu'il ne succède point, dans le temps, à d'autres puissances dont l'abrogation ne serait qu'un changement de masque. Le Paraclet ne vaut que pour l'Esseulé, et c'est alors qu'il vaut pour tous, pour tous les hommes et tous les anges, tous les arbres, tous les oiseaux, toutes les pierres, et même pour les insectes ou les reptiles blafards qui vivent sous les pierres. « On fait soi-même sa vie éternelle. On n'est jugé que par soi. »

Que n'avons-nous tressé des louanges à la France, que n'avons-nous chanté l'Europe clairvoyante et musicienne ! Que de liens subtils nous unissent à notre histoire, et pour commencer ce fil d'Ariane du langage écrit qui trace ses boucles infiniment au fil de notre pensée. Nous sommes les premiers à nous reconnaître héritiers et presque inépuisablement redevables aux hommes qui nous précédèrent; mais cette gratitude, il nous appartient encore de la dire; cette lieutenance nous incombe dans la solitude. Et dans les temps obscurs, il advient qu'un « seul contre tous » soit, dans son esseulement même, la sauvegarde de tous les autres, qu'il soit la mémoire préservée et la révolte sainte contre le destin. Cet "Unique pour un Unique", ou, comme l'eût dit Angélus Silésius, cet « éclair dans un éclair » est la pure éclaircie où le Moi s'abolit dans sa lieutenance divine.

L'impératif divin, le « soit ! » illuminateur se prouve en faisant de chacun un « unique ». Qu'en ce monde toute chose fût dissemblable, qu'il n'y eût point un flocon de neige à l'exacte ressemblance de son voisin dans la nuit de Décembre, cela vaut bien toutes les démonstrations de l'existence de Dieu. Au demeurant, Dieu n'existe pas. C'est à trop croire en l'existence de Dieu que se gonflent les grenouilles de bénitier, que s'hypertrophie le Moi des fanatiques, ces bœufs attelés. Là où il faudrait se dépouiller, se dénuder, s'abolir, le fanatique se vêt, s'adorne, s'affirme. Il ne mesure nullement ce qu'il convient de restituer à César car il veut être César à la place de César. Le pouvoir l'enivre plus encore que la puissance, l'existence lui paraît plus adorable que l'être, surtout lorsque ce qui existe, il croit le posséder. Le fanatique est ainsi l'avers du progressiste. Là encore Suarès voit juste, avant tout le monde. Ce ne sont point des contraires qui se combattent, mais des semblables, autrement dit deux formes de grégarisme au sein de la même termitière, et l'on hésite franchement à trancher pour savoir laquelle est la pire. Le pire ne se mesure point. « Au fond de tous les fanatiques, grouille l'hydre: le plus hideux amour-propre. Ils font semblant de servir un Dieu; plus d'un le croit peut-être, tant les fanatiques ont de complaisance à eux-mêmes, tant ils sont étroits et obscurcis par leurs propres ténèbres. Mais ils ne respirent que l'orgueil d'être soi. Ils sont prêts à tous les attentats, à tous les crimes pour continuer de prévaloir. Et ils font parler Dieu, l'Etat, la gloire, ou quelque autre abjecte incarnation de l'Empire. Ils sont stupide à la racine; et d'autant plus forte est la racine en eux qu'ils sont plus stupides. Le propre du fanatisme, en attendant que Dieu parle, est de faire parler Dieu. Et, bien entendu, la plupart ils n'y croient pas: il leur suffit de confondre Dieu avec soi. Les plus scélérats y réunissent mieux que les autres. »

 

Le Paraclet, le Troisième Règne, est ainsi une tierce voie, à égale distance de l'adorateur de la Matière et du narcissique religieux qui se renvoient l'un à l'autre cette ombre du Mal qu'ils refusent de voir en eux-mêmes. « La venue du Paraclet est une révélation, l'Avent de l'Esprit. Ce que les mystiques de l'Age Chrétien ont entendu par le Saint-Esprit n'est qu'une prophétie, comme celles d'Isaïe annoncent le Nouveau Testament dans la langue, la trame et les mœurs de l'Ancien. Mais ceux-là ne sont qu'à la surface de la pensée, qui n'ont pas le pressentiment de l'objet réel que la prophétie décèle dans le brouillard même où elle s'enveloppe. Comme le sait si bien le plus vaste des voyants, Shakespeare, il est un monde entre le ciel et la terre: inconnu, il est à connaître, tout de même que l'homme est à être, car il n'est pas. Ou, du moins, pas encore: il ne tient à l'esprit, à la charité et à l'amour que par des radicelles: le grand chêne n'est pas sorti de terre, dans toute sa hauteur et toutes son étendue. »

La prose d'André Suarès est une rafale de flèches qui, presque toutes, touchent au centre des cibles. S'il est une esthétique du style, chez Suarès, elle est de saisir l'idée au vif de l'instant, de s'emparer d'elle immédiatement. Telle idée laissée à l'abandon, lorsque nous la retrouvons, est moisie. Telle autre, laissée à d'indignes propagandistes devient adipeuse. Le Paraclet, cet « Avent de l'Esprit » choisit ses élus parmi les sveltes et les rapides. La métaphysique de Suarès gagne à son allure stendhalienne. La hâte, l'impatience loin d'être des défauts sont les conditions nécessaires à la justesse, surtout lorsqu'il est question du Paraclet. Car le Paraclet nous tarde; nous n'en pouvons plus d'en être éloigné. Le poète-métaphysicien du Paraclet est, par définition, un impatient. Il ne consent plus aux atermoiements. C'est ainsi que, pour Suarès, le Paraclet ne saurait être une nouvelle prophétie mais bien l'accomplissement présent, dans la lumière et le feu, des prophéties anciennes. Il ne s'agit point de se reporter à quelque futur hypothétique, mais de faire advenir le Paraclet, ou, plus exactement, de prendre conscience qu'il est déjà advenu. « Le Paraclet met fin à toute Eglise. Dieu n'est pas avec les Eglises; car les Eglises mettent la main sur Dieu. Toutes, leur vœu est de tenir l'Esprit en esclavage. Par elles, il tombe sous la tutelle de César, d'Assur et de la force. Le règne du Paraclet n'est rien s'il n'est celui qui met fin au règne de la force. »

Au règne de la Théologie doit succéder le Règne de la Théognosis, de même qu'au savoir doit succéder la connaissance et à l'obéissance l'amour. « Voilà enfin la raison qui prend conscience de la raison. » Cette raison qui s'est interrogée sur sa propre raison d'être, qui ne s'est point idolâtrée elle-même comme « déesse raison », est la fine pointe du doute et du réel qui s'offre à la prière. « La France pense toujours dans le concret métaphysique, chaque fois qu'elle s'élève à philosopher. » Cette métaphysique concrète n'est autre que le réel que nous masquent les convictions, les abstractions, les idéologies, les fanatismes de toutes sortes, dont le moindre n'est pas le fanatisme de la raison et de la Matière.

Métaphysique concrète, la prière est le « faire advenir », l'acte poétique accomplissant le pressentiment prophétique. « Non plus serviteur mais ami », comme le dit l'Evangile de Jean, l'homme de prière, selon la formule de Maître Eckhart, « ne trafique point avec Notre Seigneur » ni ne renonce aux ressources de la raison. Les œuvres sont des prières destinées à sauver ceux qui ne pas savent prier et ceux-là encore qui savent prier mais n'entendent point d'échos dans les nuées amassées au-dessus de leurs têtes. Ils se courbent alors et veulent convaincre autrui à vivre, comme eux, penchés: ce qu'ils nomment leur « prosélytisme ». L'inclination est forte, chez les dévots, à vouloir faire croire d'autres qu'eux-mêmes à ce dont ils croient si peu. Le fanatisme, dont on glose beaucoup ces derniers temps, n'est pas une intensification de la croyance, mais son épuisement. Les fanatiques ne vivent que dans une seule crainte: n'être pas assez nombreux, n'être pas assez agrégés dans leurs incertitudes. D'où leur girouettisme notoire. Mais ce n'est point le souffle de l'Esprit qui les oriente mais le typhon de l'Histoire humaine « pleine de bruits et de fureurs ». Ils veulent rassembler, marcher du même pas, chanter ou vociférer en chœur au bord des routes, ou, mieux encore, sur les écrans de télévision. Ils ignorent tout de la solitude du cœur, de l'esseulement de la pensée, de l'Un dont ils se targuent et qu'ils réduisent aux dimensions de leur Moi, voire de leurs petites affaires financières.

L'Un instaurateur, le Dieu transcendant exige beaucoup moins et infiniment plus, il nous dit Esto ! Ce « soit ! » à l'impératif, est le principe de la prière qui est vastitude reconquise, délivrance de la bestialité collective. L'homme qui s'offre à la prière, peu lui importe que ces mots s'accordent ou non aux convenances du temps : « Il lui faut un espace sans mesure à la prison où il est confiné. Ne sachant ni le pays ni la route, aveugle même, il vole en esprit: il bondit vers il ne sait qui d'infiniment supérieur à lui-même, et à toute la nature, d'infiniment meilleur, d'infiniment plus beau, plus vrai, plus doux et plus puissant: une réalité qui les contient et les accomplit toutes. En sorte que se connaître pleinement soi-même, c'est déjà être forcé de prier. Et ceux qui ne prient pas ou s'en moquent, si fameux philosophes qu'ils se croient, si libres ou si hardis, sont des oiseaux sans ailes: ils sont bornés à la basse-cour: ces volatiles s'élèvent jusqu'au perchoir logique, ainsi les paons, ces dindons rois de Golconde. Mais ils n'ont pas l'envergure. La prière est de l'amour qui prend son vol vers l'Esprit. »

 

Luc-Olivier d'Algange

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