19/09/2024
Luc-Olivier d'Algange, à propos d'Ernst Jünger, entretien avec Laurent Gayard:
Luc-Olivier d'Algange
Entretien avec Laurent Gayard
Ernst Jünger est né le 29 Mars 1895 à Heidelberg et mort le 17 Février 1998 à Riedlingen. Son œuvre s'étend sur un siècle et pourtant on semble, en France du moins, s'acharner à réduire ce contemporain capital à Orages d'aciers et à ses écrits guerriers...
Luc-Olivier d'Algange: Rares sont les lecteurs dont l'attention s'ouvre à l'envergure d'une telle œuvre, qui est, pour l'essentiel une œuvre du poète, de moraliste, et de métaphysicien, méditant sur les aspects et la nature du temps, les symboles, les mythes et les dieux, les rêves et les ivresses, les gradations entre le sensible et l'intelligible. La guerre fut imposée à Ernst Jünger par l'Histoire; elle fut sa première épreuve, sa première expérience; l'étymologie le dit exactement, expérience, ex-perii, traversée d'un danger. Or, ce que cette traversée enseigne, sa résonance, ce qu'elle change en soi est tout aussi important que l'expérience elle-même décrite dans sa durée et sa réalité dans Orages d'acier ou La guerre comme expérience intérieure. Qu'en est-il de l'autre rive, de cette évidence magnifique d'avoir survécu à l'épreuve ? Quel regard portons-nous sur le monde ? A quelles nouvelles méditations accédons-nous ? A quelle éthique, décantée de toute facilité moralisatrice ? Quels seront, dans la belle éclaircie, le calme retrouvé, les objets dignes de notre attention ? Ernst Jünger répond à ces questions par des œuvres, souvent allusives et fragmentaires, parfois visionnaires, et semblables à ces voyages dans le monde imaginal que l'on retrouve aussi bien chez les mystiques persans, dont nous entretient Henry Corbin, que chez les Romantiques allemands. Seuls, disait Nietzsche, importent « les livres qui d'emblée ne veulent pas être des livres », qui ne sont pas composés à cet escient subalterne, mais naissent d'une nécessité plus profonde,- celle (dans Graffitis, Frontalières, ou Les Ciseaux, titres à cet égard significatifs) de l'aperçu impromptu qui est le matin de la pensée, ou celle de la vision, parfois presque hallucinée, dans Héliopolis, qui en est, peut-être, le magnifique et chatoyant crépuscule. Les livres d'Ernst Jünger sauvegardent ainsi la part du feu. Point de thèse ni d'antithèses clairement définies, point de plan, qui laisserait l'ouvrage aux rigueurs de l'ennui, mais d'incessantes ramifications et réminiscences, des arborescences d'images et d'idées, - Jünger se souvenant que l'Idée est aussi, par étymologie, la chose vue. Point de théories, l'étymologie encore nous le confirme, qui ne soient aussi des contemplations.
Il n'existe, au fonds, que deux races d'homme, les Rabat-joie et les Enchanteurs. Les uns jalousent et se plaignent, haïssent la musique, et les cheveux au vent, la désinvolture et la beauté, ce sont les puritains, de sortes diverses, qui nous prennent en otage, et même en tenaille; les autres, les Enchanteurs, à l'exemple du Mage Schwarzenberg de Visite à Godenholm, - et de Jünger lui-même, - persistent dans la fidélité aux plus anciennes sapiences. De grandes épreuves tôt survenues prédisposent à échapper, certes, au rôle sinistre du Rabat-joie, - ce comédien idéologue, fanatique, plaintif et vengeur, ce moralisateur compulsif qui travaille sans relâche à restreindre le champ de l'aventure humaine. Qu'ils soient barbares exotiques ou globalisés bien de chez nous, adeptes de la société de contrôle, les Rabat-joie haïssent les cœurs aventureux... Pour lire une œuvre, comme l'écrivait Ezra Pound, il faut partager au moins une part des expériences dont elle témoigne. Ce dont parle l'œuvre d'Ernst Jünger, ce grand tradere européen qui nous vient, en ressac, jusqu'en nos songes, depuis Hésiode et la Bible, son commerce avec les Milles et une nuits et avec Léon Bloy, mais aussi avec Rivarol et les Moralistes français, n'intéressent plus guère, - ou, ne péchons pas contre l'espérance, pas encore... L'œuvre d'Ernst Jünger, comme Heidegger le disait de celle d'Hölderlin, - et comme nous pouvons désormais le dire de presque toutes les œuvres de notre civilisation abîmée, - demeure « en réserve ». Mais qu'est-ce que la poésie, sinon une attente ardente ? La « vie magnifique », selon la belle formule d'Ernst Jünger, n'est pas une chose hors d'atteinte; la beauté ne s'est pas absentée du monde, elle est présente, de toute sa présence émouvante et puissante, seulement voilée de laideur, telle une Aphrodite couverte, provisoirement, de hardes ignobles.
Du Travailleur, en 1932 aux Falaises de marbre, et 1939, on voit Jünger passer d'un vitalisme teinté de nationalisme et d'une célébration de la technique à une critique onirique de la modernité à l'œuvre dans le totalitarisme et la guerre. Après la guerre, ce sera le Traité du rebelle (1951) puis Eumeswil (1977) qui feront progressivement émerger la figure anarchisante et aristocratique de l'Anarque. Jünger n'est pas toujours facile à suivre...
Luc-Olivier d'Algange: Ernst Jünger semble obéir à cette injonction nietzschéenne qui veut traverser, telle une œuvre-au-noir, tout le champ du nihilisme moderne afin de le laisser « derrière soi, en dessous de soi, surmonté ». Le nationaliste Ernst Jünger cesse d'être nationaliste avec la venue au pouvoir des nationaux-socialistes, au point que le mot « allemand » disparaît de ses œuvres. En certaines circonstances, certains mots ne peuvent plus être partagés. Face à l'Allemagne tonitruante et publiciste demeure cependant une Allemagne secrète, pour reprendre la formule de Stefan George, à laquelle Jünger demeurera fidèle. Le Wanderer, le Chevalier de Dürer, et même les personnages enivrés et divagants d'Eichendorff ou de Hoffmann, jusqu'aux attentions extrêmes qu'exigent les Holzwege, les chemins qui ne mènent nulle part, qu'évoquait Heidegger, sont autant de préfigurations, typiquement allemandes, du refus de la pensée utilitaire et planificatrice et de la société de contrôle Point n'est nécessaire pour Jünger, de parler « en tant qu'Allemand ». La tradition coule de source, sans redondance. Au demeurant, parler « en tant que », c'est déjà, comme le savait Guy Debord, s'éloigner dans une représentation, au détriment de la présence réelle, et lâcher la proie pour l'ombre, être semblable aux « hallucinés de l'arrière-monde »,- la formule de Nietzsche n'étant pas, soit dit en passant, sans évoquer les prisonniers de la Caverne du mythe platonicien... Sortir de la caverne platonicienne, pour Jünger, ce sera sortir de la société qui est devenue, non seulement l'écorce morte, mais, et nous le voyons aujourd'hui mieux que jamais, l'ennemie de la civilisation. Tel sera le dessein du Rebelle, puis de l'Anarque: échapper au contrôle et se délivrer en soi-même de tout ce qui porte encore le joug.
Le Rebelle justement... Dans le Traité du Rebelle, Jünger écrit qu'il « est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l'entraine dans le temps à une révolte contre l'automatisme et à un refus d'en admettre la conséquence éthique, le fatalisme ». Comment la figure de l'Anarque s'oppose-t-elle à ce qu'Ortega y Gasset nommait « l'individu de masse » ?
Luc-Olivier d'Algange: L'individualisme de masse est le pire collectivisme, destiné à absorber tous les autres collectivismes, d'où la naïveté qui consiste à opposer le collectivisme à l'individualisme, - naïveté de sociologues, sans grande perspective historique pourrait-on dire. Roger Nimier s'en moquait déjà. La pratique de l'Histoire et de la littérature ne sont pas sans déniaiser. Dans l'individualisme de masse, qui perfectionne à cet égard les totalitarismes collectivistes, les individus sont « du pareil au même », selon la formule de Renaud Camus, interchangeables, rouages ou agents, tous également irresponsables, c'est dire sans répons ni correspondance, ni entre eux, ni avec le monde... Esclaves sans maîtres se surveillant les uns les autres dans une sorte de mutualité de la servitude. Par-delà l’alternative de l’individu et du collectif, Jünger distingue « das Einzelne », le singulier caractérisé, « l’homme différencié » dirait Julius Evola, de l'individu interchangeable, en ce que ce « singulier » n'est pas insolite, mais relié à un faisceau d'influences, différent pour chacun, où entrent en jeu sa langue natale, son pays, son époque, ses prédécesseurs, ses songes et ses rencontres - son existence révélant ainsi, comme l'athanor de l'alchimiste, une expérience unique, située et non-reproductible. L'Anarque, nous dit Jünger, est à l'anarchiste ce que le Roi est au monarchiste: non plus une déclaration d'intention, un projet, un vœu, une abstraction universaliste mais un exercice pratique qui va de nuances et nuances.
Dans votre ouvrage, Ernst Jünger ou le Déchiffrement du monde vous écrivez que « la gnose poétique de Jünger est avant tout une philocalie ». Pouvez-vous éclairer sur ce point nos lecteurs ?
Luc-Olivier d'Algange: Si la vérité est dans l'attention et dans la nuance, et si le beau est, comme le dit Platon, « la splendeur du vrai », vouloir les connaître, c'est-à-dire naître et renaître en eux, est bien une philocalie, un amour de la beauté. La beauté, qui exige, pour nous advenir, cette « gnose », cette voie de connaissance, n'est pas seulement une forme, susceptible d'être livrée à quelque muséologie. La beauté est révélatrice; elle est au sens étymologique, une apocalypse. Telle l'Icône, en sa « perspective inversée », dont nous parle le Père Florensky, elle nous regarde autant que nous la regardons, abolissant le hiatus entre le contemplateur et la chose contemplée. La gnose poétique (qui précisément n'est pas un gnosticisme dualiste) est ce chemin vers l'intérieur où l'extérieur nous revient. Nous sommes ici-bas, nous dit Jünger, si nous savons regarder, à bord d'un « vaisseau cosmique ». Dans Héliopolis comme dans Visite à Godenholm, Ernst Jünger nous fait assister à la levée de ces grandes images suprasensibles, intemporelles, ces immensités prodigieuses dont l'infime et le presque indiscernable détiennent le secret.
L'Anarque est aussi celui qui refuse de collaborer à l'enlaidissement du monde. Il n'y résiste pas seulement, il contre-attaque. Le contraire de la consommation, cette ultime raison d'être de l'individu massifié, existe, c'est la création. Chaque instant de beauté créé ou sauvé, l'est à jamais. Une transmutation du temps s'opère alors. L'instant redevient ce qu'il est, stat, ce qui se tient, - Thulé immobile dans le tumulte des flots. Une grande sérénité, une sérénité ardente nous vient de cette certitude. Ce fut aussi l'intuition de Nietzsche dans sa vision de l'éternel retour, en sa réalité physique. Ce qui fut demeure dans sa propre dimension spatio-temporelle. Une morale en découle: ne pas gâcher ce qui en soi, ou dans monde, est une possibilité de susciter ou d’aimer la beauté.
Dans Eumeswil, Jünger écrit, pour expliquer la différence entre le Rebelle et l'Anarque que « la distinction réside en ce que le Rebelle a été banni de la société tandis que l'Anarque a banni la société de lui-même. » Au lieu de ce que l'on pourrait à tort croire comme un appel à fuir le monde, le « recours aux forêts » est-il donc une volonté de replanter en soi-même les germes d'une spiritualité salvatrice, comme un antidote au nihilisme ?
Luc-Olivier d'Algange: « Bannir la société de soi-même », ce n'est pas s'exclure, se marginaliser, mais aller vers la civilisation, ou mieux encore, le cœur, l'essence de la civilisation, l’amicale civilité, l'esprit dont ses œuvres naquirent, le feu sous les écorces de cendre. Cet exercice est celui de l'honnête homme. Le grand refus se traduit non par des poses spectaculaires, des outrances, - ces grimaces propres aux « rebellocrates » dont parlait Philippe Muray, - mais par de nouvelles prévenances et délicatesses, une politesse réinventée à l'égard des êtres et des choses, une certaine discrétion de bon aloi. Jünger est aux antipodes de ces intellectuels qui prennent langue sur tout, s'indignent à foison et s'exhibent sur les lieux des conflits médiatisés, pour en recevoir un lustre d'actualité et quelque facile notoriété. Préférant méditer sur les dieux et les titans, les irisations de l’aile de la libellule, la part d'intemporel sise dans les choses fugitives et légères ; préférant la lecture d'Hérodote, de Tacite ou de Thucydide à celle du journal du matin, Ernst Jünger ne prend jamais son lecteur en otage, ni pour un imbécile ; il ne lui assène point ses convictions, ses affres, sa sentimentalité; il ne dit que ce dont il juge qu'un compagnon de route, honnête homme, pourrait faire son bien: l'aperçu, l'approche, qui augmentent l'intensité et la beauté de la vie, - s’ordonnant ainsi, sans jamais être doctrinaire, à la Théologie, qu'il nomme « la science de l'abondance ».
Le nihilisme moderne, au contraire, est technique de la pénurie; il faut que chacun s'y sente assez pauvre pour s'asservir et joindre l'utile au désagréable. La science de l'abondance, elle, débute par l'attention à ce qui est, par la gratitude. Nous sommes sur la terre qui fleurit et sous le ciel qui change. Il nous appartient d’honorer cette bonne fortune, qui tant ne dure.
En donnant dans toute son œuvre un déchiffrement du monde qui s'oppose au règne de la quantité, Jünger peut-il être considéré comme le théoricien ou l'esthète d'un véritable anarchisme spirituel ?
Luc-Olivier d'Algange: Oui, si l'on considère qu'un anarchisme spirituel a pour dessein de raviver les principes par-delà leurs parodies et leurs faux-semblants et de retrouver, par-delà les représentations abstraites ou administratives, au vif du temps, le secret de l'Archè, là où il se trouve : dans le nuage, la vague et la flamme, - auxquels notre pensée et notre vie devraient s’accorder plus souvent .
Ernst Jünger s'est converti au catholicisme à la fin de sa vie. Quel rapport entretenait-il avec cette religion ?
Luc-Olivier d'Algange: Selon leurs propres préférences les exégètes accordent plus ou moins d'importance à cette conversion. Les uns la jugent de circonstance ou de convenance, les autres y voient le point d'orgue de l'œuvre et son sens ultime. Il est peut-être outrecuidant, ou absurdement prosélyte, d'en vouloir dire, à ce propos, plus que Jünger lui-même. Il n'en demeure pas moins que ce beau mouvement, venu de loin, et qui fut aussi celui de plusieurs Romantiques allemands, vers, justement, une spiritualité romane, laisse entrevoir sa vérité dans la « Marina » qu'évoque Ernst Jünger dans Les Falaises de Marbre, cette contrée de vignes et de livres, avec son « Ermitage aux buissons blancs », où nous pouvons, par ces temps désastreux, en songe nous recueillir.
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Luc-Olivier d'Algange, Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria.
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