11/09/2024
Luc-Olivier d'Algange, Le Voyage intérieur:
Luc-Olivier d'Algange
Notes sur le Voyage intérieur
« L’esprit, nous dit Nûruddîn Abdurrahmân Isfarâyinî, a deux faces, l’une tournée vers l’incréé, l’autre vers le créé. ».
Avant même d’atteindre à la perspective métaphysique dont elle procède, avant même que nous en comprenions le sens profond, gnostique, cette phrase s’adresse déjà à notre entendement, à notre raison. Sans même comprendre la sainteté de l’Esprit, et ses œuvres lumineuses et providentielles, hors même de toute théologie et de toute gnose, l’esprit humain reconnaît en effet, pour peu qu’il s’attarde en lui-même, cette double nature, ce double visage, cette figure de Janus tournée en même temps vers l’advenu et le non-advenu, le possible et le réel, ce que nous pressentons, devinons et imaginons et ce qui s’offre à nous dans l’infinie diversité du monde créé.
Aussi éloignés croyons-nous être de toute métaphysique, aussi attachés au monde sensible que nous nous voulions, nous n’échappons pas à l’exercice quotidien de cette « double nature » de l’Esprit. Chacune de nos actions est précédée de son projet, de même que chaque rêve et chaque désir naissent d’une observation du monde qui nous entoure. Le temps, qui, en un voyage impondérable, nous précipite vers l’incréé et laisse le créé devant nous, non point aboli mais hors d’atteinte, définit à lui seul ce double visage de notre esprit. Aussi attachés soyons-nous au monde qui nous entoure, si réglées que soient nos existences et quel que soit notre consentement à la servitude du temps planifié, nous voyageons dans le temps, et le moindre éclair de lucidité nous révèle la fragilité de notre embarcation, l’incertitude de notre traversée.
Entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, la seule réalité est l’Esprit. Il est cet au-delà du temps, cette crête, qui nous laisse voir à la fois les houles parcourues et les houles pressenties. Toute existence est vagabondage ou pérégrination. Et toute pérégrination est déchiffrement. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, l’herméneutique homérique, qui nous entraîne aux métaphores maritimes, précède l’herméneutique biblique. Presque entièrement détruite dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, il ne nous reste de l’herméneutique homérique, que des titres et des fragments (tel cet Antre des Nymphes de Porphyre qui suggère une lecture de l’Odyssée comme traversée du mundus imaginalis) et nous portons encore le deuil de cette destruction. Ce qui subsiste, toutefois, nous laisse entrevoir, sinon comprendre, que le périple d’Ulysse, ce voyage dont l’horizon est le Retour, se laisse lire comme une métaphore de l’art herméneutique. Déchiffrer un texte, c’est-à-dire consentir à la transparence de son chiffre, de son secret, ce n’est point lui ajouter mais révéler sa jeunesse éclatante, venir à lui, dans un commentaire qui s’efface, semblable, pour reprendre le mot de Maurice Blanchot, à « de la neige tombant sur la neige » et se confondant avec elle, ou encore au scintillement de l’écume retombant dans le bleu profond de la mer dont elle provient. « Le sens de cette rejuvénation, écrit Henry Corbin est non pas de tourner le dos à l’origine mais de nous ramener à l’origine, à l’apokatastasis, à la réinstauration de toute chose en leur fraîcheur, en leur beauté originelle. »
La lettre, le phénomène, sont ainsi « sauvés » de l’insignifiance par l’interprétation qui est tout autre chose qu’une explication. Notre cheminement à partir des textes sacrés (et les œuvres des poètes en font partie) ne nous éloigne de la lettre que pour la garder, pour veiller sur elle, pour en rétablir le rayonnement et la souveraineté. L’opposition entre le « littéralisme » et l’herméneutique ne serait ainsi qu’une illusion. Loin de trahir la lettre, l’herméneutique la rétablit dans sa légitimité : littéralement, elle la sauve de la futilité d’une explication figée ou réductrice, telle que la défendent, de façon souvent vindicative, les fondamentalistes.
Les herméneutes qui, tel Ulysse, s’éloignent pour revenir, les « déchiffreurs » pour qui l’Origine est le Retour, seraient ainsi les véritables fidèles de la lettre, mais d’une lettre non plus administrée ou instrumentalisée à des fins trop humaines mais d’une lettre restituée à l’Esprit, d’une lettre véritablement sacrée, non-humaine, et, par cela même, fondatrice de l’humanitas ; d’une lettre délivrée, dénouée, éclose et légère, d’une lettre qui serait une « invitation au voyage », sauvée de la morale subalterne et des illusions de l’identité et rendue, saine et sauve, à l’Autorité qui lui revient et qui est inconnaissable. « Plus nous progressons, écrit Henry Corbin, plus nous nous rapprochons de ce dont nous étions partis. Je crois que la meilleure comparaison que nous puissions proposer c’est ce qu’en musique on a appelé le miracle de l’octave. A partir du sens fondamental, quel que soit le sens dans lequel nous progressions, c’est toujours vers ce même son fondamental, à l’octave, que nous progressons. »
Le voyage herméneutique nous conduit, par étapes successives mais sur une même octave, de l’apparence à l’apparaître, de l’illusion des ombres mouvantes sur les murs de la caverne à la lumière et à la présence réelle. Les étapes sont autant d’épreuves ou d’énigmes dont il importe de déchiffrer le sens, autrement dit l’orientation. Entre l’infini du ciel et celui de la mer, la couleur de la mer se livre à l’herméneutique de la couleur du ciel, la réfléchissant mais en accentuant ses nuances et sa profondeur : le gris léger du ciel, le gris de cendre, par exemple, se fait gris de plomb à la surface des eaux, de même que la mer violette, « lie de vin », annonce l’orage avant qu’il n’apparaisse dans le ciel.
Cette vertu anticipatrice, sinon prophétique, de l’herméneutique, certes, ne révèle que ce qui existe déjà, mais dans l’indiscernable. L’herméneutique serait ainsi ce qu’est la splendeur à la lumière luminante ; mais la surface réfléchie est elle-même profonde, d’où les dangers du voyage, d’où l’importance de l’orientation. De même que le sens d’un mot tient à la fois de la lumière immédiate de l’intelligence qui le frappe et de sa profondeur étymologique, de son palimpseste généalogique, de même l’herméneute qui s’aventure de mots en mots doit se tenir entre l’archéon et l’eschaton, entre le créé et l’incréé, comme le navigateur crucifié entre le ciel et la terre, entre ce côté-ci de l’horizon, et cet autre, qui toujours s’éloigne et le requiert.
Toute traversée comme le suggère Virginia Wolf est « traversée des apparences » » : l’apparaître sans cesse traverse l’apparu, qui est une nouvelle énigme. Que la traversée soit périlleuse, nul n’en doute, mais elle est aussi mystérieusement protégée. Il n’est rien de moins naturel à l’être humain en tant qu’animal social (cellule du « gros animal » dont parlent Platon et Simone Weil) que de s’arracher à la « pensée calculante », qui n’est autre que la transposition rationnelle de l’instinct, pour oser l’aventure de la « pensée méditante ». Le « gros animal » veille à ce que l’humanitas ne soit pas tentée par son propre dépassement. L’individualisme de masse, ce grégarisme des sociétés modernes, définit notre destinée comme exclusivement soumises à une collectivité, quand bien même celle-ci ne serait constituée que d’égoïsmes interchangeables. La solitude est crainte. Qu’il navigue, ou médite, voyageur de l’extériorité ou de l’intériorité, aventurier ou stylite, ou encore adepte face à l’athanor dont les couleurs, en octave, s’ordonnent à ses propres paysages intérieurs, le voyageur est seul, mais d’une solitude nomade immensément peuplée de toutes les rencontres possibles.
De même que l’herméneute quitte le sens littéral pour retrouver l’orient de la lettre, le voyageur quitte l’esseulement grégaire pour s’offrir à la solitude hospitalière ; son adieu contient, en son orient, en son « sens secret », un signe de bienvenue. Le voyage intérieur est si peu dissociable du voyage extérieur qu’il se trouve bien rare que l’un ne fût pas la condition de l’autre. La chevalerie soufie, andalouse ou persane, celle des Fidèles d’Amour, occitanienne ou provençale, les Romantiques allemands, puis Gérard de Nerval, se laissent définir par un ethos voyageur que révèle, chez eux, la précellence de l’orientation intérieure sur les contextes religieux, historiques ou culturels dont il importe de ne pas méconnaître l’importance mais qui ne sont que des écrins. Qu’ils fussent Juifs, Chrétiens ou Musulmans, d’Orient ou d’Occident, fidèles aux dieux antérieurs, zoroastriens ou soucieux, comme les ismaéliens duodécimains et septimaniens, d’une recouvrance, d’une « rejuvénation » du monde par « l’étincelle d’or de la lumière nature », les Nobles voyageurs trouvent sur leur chemin des intersignes et des Symboles qui ne doivent plus rien au déterminisme historique ni au jeu des influences.
La parenté des récits visionnaires de Nerval avec ceux de Rûzbehân de Shîraz témoigne de l’existence entre le sensible et l’intelligible, du « supra-sensible concret » que l’on ne saurait confondre avec la subjectivité ou une quelconque fantaisie individuelle ou collective. Les paysages du monde imaginal, les événements qui y surviennent, les rencontres qui s’y opèrent n’appartiennent pas davantage que la mer et le ciel, à un monde « culturel » dont on pourrait définir les aires d’influence ou expliquer les figures en tant qu’épiphénomènes d’une psychologie individuelle ou collective. L’Archange empourpré dont une aile est blanche et l’autre noire, - cette « intelligence rougeoyante » que Sohravardî voit surgir à l’aube ou au crépuscule, qui allège soudain le monde par l’étendue de ses ailes au moment ou la nuit et le jour, le crée et l’incréé, se livrent à leur joute nuptiale, - cet Ange n’est pas davantage une « invention » de l’esprit qu’une allégorie : il est exactement un Symbole, c’est-à-dire une double réalité, visible-invisible, sur laquelle se fonde la possibilité même de déchiffrer et de comprendre. « Il m’arriva, écrit Rûzbehân de Shîraz, quelque chose de semblable aux lueurs du ressouvenir et aux brusques aperçus qui s’ouvrent à la méditation. ».
Le monde imaginal, échappe aux catégories de l’objectivité, en tant que représentation comme à celle de la subjectivité en tant que « projection ». Le ressouvenir et les « brusques aperçus » donnent sur le même monde qui récuse les frontières de l’intérieur et de l’extérieur, du littéral et de l’ésotérique. Ce monde offert à l’expérience visionnaire non moins qu’à la spéculation n’est autre que le monde vrai, le monde dévoilé par les affinités de l’aléthéia et de l’anamnésis. Victor Hugo eut l’intuition de cette imagination créatrice : « L’inspiration sait son métier (…). Tel esprit visionnaire est en même temps précis, comme Dante qui écrit une grammaire et une rhétorique. Tel esprit exact est en même temps visionnaire, comme Newton qui commente l’Apocalypse. » Tout se joue sur le clavier des correspondances. A cet égard, le voyage intérieur n’est pas déplacement mais transmutation. « Le voyage intérieur, écrit Rûmî, n’est pas l’ascension de l’homme jusqu’à la lune, mais l’ascension de la canne à sucre jusqu’au sucre ».
Si le monde est bien créé par le Verbe, si la « sapience » est bien cet Ange qui s’éploie entre la lumière et les ténèbres, l’Appel et la mise en demeure sont adressés non à n’importe qui mais à chacun. La témérité sohravardienne, qui annonce la témérité rimbaldienne, le conduisit précisément à proclamer qu’en la permanence du créé et de l’incréé, dans le flamboiement de la sainteté reconquise de l’Esprit, la prophétie législatrice n’était point close, ni scellée, que d’autres prophètes pouvaient advenir. « Tout se passe alors, écrit Henry Corbin, comme si une voix se faisait entendre à la façon dont se ferait entendre au grand orgue le thème d’une fugue, et qu’une autre voix lui donnât la réponse par inversion du thème. A celui qui peut percevoir les résonances, la première voix fera entendre un contrepoint qu’appelle la seconde et d’épisode en épisode, l’exposé de la fugue sera complet. Mais cet achèvement, c’est précisément cela le mystère de la Pentecôte, et seul le Paraclet a mission de le dévoiler ». Le but du voyage est le voyageur, mais non pas le voyageur tel qu’il fut et chercha à se fuir mais le voyageur dévoué, selon la formule de Plotin « à ce qui est en lui plus que lui-même ». Le voyage répond à ces questions plotiniennes : « Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Où allons-nous ? D’où nous vient la libération ? » Pour Plotin, ainsi que l’écrit Jean-Pierre Hadot, « l’âme est d’origine céleste et elle est descendue ici-bas pour un voyage stellaire au cours duquel elle a revêtu des enveloppes de plus en plus grossières, dont la dernière est le corps terrestre », si bien que dans notre voyage la fin devient le commencement et le retour est l’origine même.
Entre le ciel et la mer, entre le sensible et l’intelligible, entre le créé et l’incréé, entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui fut et ce qui doit être, ce ne sont plus des discords, des « problématiques » qui surgissent mais de beaux mystères qui se déploient, se hiérarchisent et se nuancent. Nous devons à Gabriel Marcel cette parfaite distinction du mystérieux et du problématique : « Le problème est quelque chose que l’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est, par conséquent, de n’être pas tout entier devant moi. C’est comme si dans ce registre, la distinction de l’en-moi et du devant moi perdait sa signification ».
De la nécessité du dépassement du problème par le mystère et du mode opératoire de ce dépassement, nul sans doute ne fut mieux informé que Novalis : « Si vous pouvez faire d’une idée une âme qui se suffise à elle-même, se sépare de vous, et vous soit maintenant étrangère, c’est-à-dire se présente extérieurement, faites l’opération inverse avec les choses extérieures et transformez les en idées. » Si le problème, n’est jamais, selon la formule de Gustav Thibon qu’un mystère « dégradé », le passage de la sédentarité profane au nomadisme sacré nous ouvre à la vérité du « Logos intérieur » qui nous traverse et nous invite aux traversées. Ce passage toutefois peut-être aussi discret qu’éclatant. « Ce sont, écrit Jünger, les grandes transitions que l’on remarque le moins. ».
Le passage de la chevalerie héroïque, inscrite dans l’Histoire, à la chevalerie spirituelle qui ne connaît plus que des événements sacrés, des événements de l’âme, ce passage de la prophétie législatrice à l’amitié divine, peut aussi bien s’opérer comme une rupture radicale, ainsi que ce fut le cas dans la « Grande Résurrection d’Alamût » des Ismaéliens qui proclamèrent l’abolition de la Loi exotérique, que par des transitions presque imperceptibles. Si Ibn’Arabî, au contraire de Sohravardî, considère la prophétie législatrice comme scellée, et qu’il veut demeurer, au contraire des Ismaéliens, fidèle à la lettre de la Loi, il n’en annonce pas moins par son attente ardente, par son oraison devant le buisson ardent du sens, par son herméneutique amoureuse, une nouvelle manifestation de l’Esprit et l’advenue d’une clarté paraclétique.
Pour le voyageur « orienté », pour l’herméneute du Livre et du monde, quand bien même la totalité du sens est donnée dans l’ultime prophétie, récapitulatrice de toutes les autres, ce sens demeure encore caché et exige de nous que nous le délivrions de ses écorces mortes, que nous en accomplissions la gloire, par notre audace, notre attention et notre ferveur. « Le salut par la contemplation, écrit Christian Jambet, est un salut opéré par Dieu dans l’intelligence du contemplatif ». Toute la tradition soufie, héritière de l’herméneutique du chi’isme duodécimain et septimanien s’accorde sur cette annonce, cette attente : à la prophétie législatrice doit succéder le Paraclet, le décèlement du sens secret, la transparition dans la conscience humain ordinaire d’une conscience subtile, d’une « ascension nocturne » vers la lumière à travers les états multiples de la conscience qui sont autant de signes, à déchiffrer, de la multiplicité des états de l’être. Qu’il soit à l’origine d’une rupture, d’une « témérité spirituelle » ou de ces imperceptibles transitions chromatiques ou musicales que favorise la contemplation, le voyage suppose que nous quittions ce monde où nous n’étions que la représentation du jugement d’autrui. Ainsi que l’écrit Mollâ Sadrâ : « Je me libérai de leurs contestations autant que de leur assentiment, tenant pour équivalentes leur estime ou leurs injures et je tournais ma face vers le Causateur des Causes, je me fis humble, implorant celui qui rend aisée les choses difficiles. Comme je demeurais en cet état de retraite, d’incognito et de solitude, pendant un bien long temps, mon âme s’enflamma grâce à mes combats intérieurs prolongés, d’une flamme lumineuse, et mon cœur s’embrasa par la vertu des multiples exercices spirituels, d’un feu vif, et les lumières du Malakût effusèrent sur lui. Mon cœur reçut les secrets du Jabarût. » Ainsi, au voyage horizontal, qui va d’un horizon à l’autre horizon au voyage extérieur, qui nous éloigne du jugement d’autrui, doit succéder le voyage vertical, intérieur, qui nous donnera la clef véritable de l’extériorité, ou, plus exactement qui abolira toute distinction entre l’intérieur et l’extérieur et nous donnera accès au monde imaginal, au Jabarût.
Cette quête est si peu marginale que l’on serait presque tenté d’y voir l’un des enjeux majeurs de l’histoire humaine. Est-il ou non un voyage possible ? Quelle immobilité voyageuse pouvons-nous opposer à la sédentarité des représentations ? Quelle pérégrination peut surseoir à ce vagabondage ou pire encore, à ce tourisme qui transforme la chatoyante diversité du monde en un seul village médisant ? Au « tout est dit » s’oppose alors le pressentiment que tout reste à dire précisément parce que tout est dit, et que le Dire est voyage entre le créé et l’incréé.
Toute méditation sur l’origine suppose, lorsqu’elle ne se réduit pas une banale archéolâtrie, une eschatologie ; tout ressouvenir vole au vent du pressentiment. Croire que le Dire doit demeurer enclos dans l’administration vétilleuse de sa représentation, c’est idolâtrer l’archéon, vice au demeurant typiquement moderne, et nier l’eschaton qui est le véritable archéon de la métaphysique, de même que l’herméneutique est la véritable glorification et « salvation » de la lettre. Ne pas discerner l’orient de l’eschaton dans l’archéon lui-même, c’est refuser l’un et l’autre et finalement se soumettre à la doxa moderne, autrement dit à cette terrible idéologie du Progrès, qui, ainsi que le soulignait Péguy, révèle sa véritable nature fanatique, ou plus exactement fondamentaliste, en proclamant que « l’avenir reconnaîtra les siens ». L’anti-platonisme rejoint ainsi le fondamentalisme moderne, l’un et l’autre également acharnés à tuer, en même temps, la lettre et l’Esprit et à rendre impossible le langage, le tradere, qui conduit de l’une à l’autre .Ce qui s’oppose alors au fondamentalisme, ce n’est pas la modernité, qui est un autre fondamentalisme, mais bien la Tradition, ce voyage intérieur du tradere qui conduit le sens à travers la lettre et la lettre à travers le sens.
Refuser de traduire, refuser l’interprétation du sens qui est la condition de toute traduction, c’est refuser de transmettre. Etre fidèle à la Tradition, œuvrer la recouvrance de la lettre, c’est voyager, et même s’aventurer, non sans risques et périls, dans l’entrelacs du Logos. La signification schématique, la signification que l’on utilise, à des fins politiques ou instinctives, dans l’égoïsme individuel ou collectif, dans le culte du Moi ou du Nous, est pure idolâtrie. Au contraire, croire en la possibilité du tradere, c’est affirmer la réalité métaphysique et universelle du sens, qui n’est pas un problème mais un mystère. La seule possibilité de la traduction prouve la réalité du sens, de l’orientation de la pensée, de ce voyage vers les « lumière orientales ». Là où le jour se lève, dans le pressentiment d’une gnose aurorale, dans l’irisation de l’être à sa naissance, est cette fin du voyage où tout recommence. Qu’il soit subjugué par l’exotérisme dominateur, nié dans sa réalité, le sens qui oriente, le sens qui est invitation au voyage, exige bien de ceux qui lui veulent demeurer fidèles, un acte de rébellion.
Le rebelle est étymologiquement, celui qui retourne à la guerre, mais non pas, en l’occurrence, à une guerre à l’intérieur de l’Histoire, mais hors d’elle, non plus à une guerre qui est vacarme et destruction mais à une guerre silencieuse et germinative qui est celle de cette chevalerie spirituelle qui, dans un pressentiment paraclétique, doit succéder à la chevalerie héroïque. La grande guerre sainte de l’herméneutique reconduit à une solitude orphique, et ne dispose d’autres armes que son silence et son chant. Elle s’achemine vers le dénouement du sens, vers le pur secret du Logos. Le rebelle, dont Jünger sut admirablement définir l’éthique, n’est pas cet agité du bocal, ce publiciste hargneux et pathétique dont la modernité nous offre tant d’exemples, mais cet homme du retrait qui ose le pas en arrière au moment des marches forcées de l’Histoire, qui s’ingénie, envers et contre tous, à reprendre le fil de sa pensée lorsque tout conjure à la « distraction », au sens pascalien. Dans son retrait, le rebelle retrace le chemin parcouru et précise son orientation, tout comme le marin consulte le sextant, observe les signes du ciel et participe, dans l’intelligence sensible, du gonflement ou du claquement des voiles.
Les voyages dans le monde extérieur que décrit Hermann Melville sont ainsi l’exact équivalent des voyages dans le monde intérieur que décrivent Rûzbehân de Shîraz ou Farridodîn ‘Attar: « Nous servons de fourreau à nos âmes, écrit Hermann Melville. Quand un homme de génie tire du fourreau son âme, elle est plus resplendissante que le cimeterre d’Aladin. Hélas, combien laissent dormir l’acier jusqu’à ce qu’il ait rongé le fourreau lui-même et que l’un et l’autre tombent en poussière de rouille ! Avez-vous jamais vu les morceaux des vieilles ancres espagnoles, les ancres des antiques galions au fond de la baie de Callao ? Le monde est plein d’un bric-à-brac guerrier, d’arsenaux vénitiens en ruine et de vieilles rapières rouillées. Mais le véritable guerrier polit sa bonne lame aux brillants rayons du matin, en ceint ses reins intrépides et guette les tâches de rouille comme des ennemies ; par maints coups de taille et d’estoc il en maintient l’acier coupant et clair comme les lances de l’aurore boréale à l’assaut du Groenland. » Quitter les gras pâturages, la domestication de la nature pour s’aventurer sur la paradoxale aridité des mers, sous l’implacable souveraineté du ciel, n’est-ce point exactement la même chose que de quitter, dans la méditation d’un texte sacré, le sens acquis, subalterne, domestique, pour entrer dans une voie d’intersignes, de correspondances et d’analogies qui nous conduira vers « l’Ile Verte sur la mer blanche », dont parlent les mystiques persans, vers ce Groenland métaphysique où tout recommence ?
Les adversaires de l’herméneutique, qu’ils nomment du terme imprécis d’ésotérisme, ont beau jeu de faire valoir la folie ou le délire auxquels nous expose l’aventure, mais leurs arguties ne valent pas davantage que le « bon sens » des bourgeois qui eussent voulu dissuader Melville, Conrad ou Jack London de leurs voyages sous prétexte de « sécurité ». Au demeurant, ce que dénotent les « dangers » et la « folie » est moins l’éloignement de la mesure et de la vérité que leur extrême proximité. Le paradoxe du voyage et le paradoxe de l’herméneutique sont un seul et même paradoxe : une gnosis, selon la distinction platonicienne bien connue, au-delà ou en marge de la doxa, de la croyance commune. L’herméneutique, ainsi que l’écrit Heidegger « marque le pas sur le même » ; il en est de même du voyage qui débute à chaque instant. A chaque instant, le voyageur est présent à lui-même et au monde pour mieux aller vers la présence des êtres et des choses. Un voyage, c’est une immobilité qui se quitte et se retrouve à chaque instant.
Alors que dans la sédentarité profane nous sommes requis et liés par des significations extérieures, que ce que nous sommes à nous-mêmes est conditionné par les représentations que les autres se font de nous, représentations au demeurant fallacieuses auxquelles nous peinons à correspondre autant qu’à nous arracher, le voyage nous restitue à cette immobilité du Soi qui subsiste, glorieuse, lorsque se détachent de nous les écorces mortes du « moi ». Semblablement, l’herméneutique quitte la doxa, où les Symboles subordonnées à des représentations ne sont plus que des objets narcissiques, des figures de propagande et d’autocongratulation religieuse, pour s’acheminer vers la gnosis qui est elle-même pur cheminement, interprétation infinie. L’herméneutique et le voyage sont une préférence pour ce qui est, autrement dit pour ce qui vogue à travers le temps. Le texte, pour l’herméneute, le monde, pour le voyageur, sont préférés au mutisme et au néant. Dignes d’attention, leurs entrelacs sont un principe de connaissance et de ferveur. La louange et la science s’accordent dans le déplacement, cette rupture qui est retrouvailles. De même que la gnosis rompt avec le sens commun, le voyageur quitte son paysage familier. Entre le texte poétique ou sacré (tout texte sacré est, dans son archéon, un texte poétique) et le monde dans sa diversité et sa splendeur, l’analogie est loin d’être purement formelle. Si le monde procède de l’entrelacs essentiel du Logos ou du Verbe, parcourir le monde, c’est le lire et tel semble bien être le dessein, et même l’obligation, de tout voyageur qui n’est pas seulement un touriste.
Toute herméneutique, celle des pas perdus comme celle des étymologies héraldiques, a pour horizon une herméneutique générale du monde où le Logos et le réel se révèlent obéir aux même lois, ou, plus exactement, à la même musique. Le voyageur joue des apparences qu’il traverse, des rencontres qu’il fait, comme l’interprète de sa partition ; et ses clefs de sol ou de fa indiquent la gradation entre le ciel et la terre. Le Logos incréé et le monde créé sont de même nature. Notre langage et le langage du monde loin d’être disparates s’accordent en une même écriture musicale infiniment graduée.
Le discord entre le langage du monde et le langage humain nous précipite dans l’insolite et le désenchantement, dans l’établissement conjoint des normes profanes et du relativisme (ou, plus exactement d’un dogme relativiste), dans la désespérance de l’intraduisible non moins que dans l’affirmation péremptoire de l’opinion. Ce discord est cette ultime défaite de la pensée qui nous prédispose au nihilisme car, séparant le créé de l’incréé, il creuse la béance du néant, mais sans même en faire l’expérience : tel est le nihilisme qui adore un néant qu’il n’éprouve point mais dont il fait une sorte de règle méthodologique aboutissant à un « ni Dieu, ni Maître » qui n’est plus libertaire mais « bourgeois » au sens flaubertien, Monsieur Homais se substituant à Proudhon ou à Stirner. Or préférer ce qui est à ce qui n’est pas, ce qui est dans l’unité des règnes à ce qui se divise, se désagrège et se disloque ; préférer ce qui est, dans son unité ontologique parménidienne (prouvée par le paradoxe de Zénon) ou dans son unité métaphysique telle que surent la dire et la célébrer les ismaéliens, c’est non seulement comprendre, mais œuvrer à l’unité du créé et de l’incréé. Si le monde est l’herméneutique de l’Un selon la théologie du Verbe, si l’unité est le caractère de ce qui est, selon Parménide, ce à quoi nous oeuvrons, dans l’interprétation des textes et du monde, œuvre à travers nous.
Pas davantage que le monde n’est un spectacle le texte n’est, à proprement parler, un objet d’étude. L’implication qui doit être incluse comme un épicentre, dans toute explication est une implication créatrice, une « participation » platonicienne. Nous créons le monde que nous nommons et qui se nomme à travers nous. Toute herméneutique est créatrice, oeuvrante, située sur la lisière du créé et de l’incréé. Ce monde que nous traversons, nous le créons, mais à l’intérieur d’une plus vaste création. Le discord entre notre langage et le langage du monde, cette disjonction ou cette déchirure du Logos dont toute pensée occidentale porte la trace depuis la fin de la « Renaissance » (et par cette suite de réactions en chaîne que furent la Réforme, la Contre-réforme, la Révolution et la Contre-révolution) demeure remédiable par la compréhension de la louange, par l’herméneutique du chant.
Le poème de Shelley, Epispsychidion qui célèbre « l’âme de l’âme », l’élévation de l’âme à une toujours plus haute, plus intense, plus ardente subtilité, exigera, par exemple, pour que la puissions saisir dans son « intention », une nouvelle phénoménologie. Les œuvres des poètes se sont éloignées mais ainsi que l’écrit Heidegger à propos d’Hölderlin, elles demeurent « en réserve ». Cette procession ascendante de l’âme, nous pouvons, en certaines circonstances heureuses, l’éprouver, mais nous devons aussi la comprendre, si tant est que nos modi essendi, nos façons d’être, qui nous accordent ou nous heurtent au monde créé, ne se laissent point séparer, sans désastres, des modi intellegendi, des modalités de notre intelligence, - cette intelligence que nous voudrions tournée vers scintillement matutinal de l’incréé, semblable à l’alouette chantée par Shelley :
Je te salue, esprit allègre !
- Oiseau tu n’as jamais été -
Qui du ciel, ou d’auprès de lui,
Verse le trop plein de ton cœur
En accent jaillissants d’un art improvisé.
Plus haut encore, toujours plus haut,
De notre terre tu t’élances
Comme une vapeur enflammée ;
Ton aile bat l’abîme bleu
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