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31/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, " Nous qui avons franchi le Léthé", notes sur Ezra Pound:

 

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« Nous qui avons franchi le Léthé »

Notes sur Ezra Pound

 

Les contempteurs d'Ezra Pound, qui tentent, avec une mauvaise foi plus ou moins notoire, de réduire son oeuvre à l'idéologie, non moins que certains épigones qui la réduisent à un « travail d'intertextualité », exclusivement justiciable d'une sorte de critique littéraire para-universitaire, passent, mais c'est leur rôle, à côté de la réalité magnifique des Cantos en tant qu'aruspices. Ces mots sur la page, disposés en vol d'oiseaux, exigent un envol de la pensée, un envol, c'est à dire une conversion herméneutique qui, par-delà les écueils de l'analyse, nous portera jusqu'aux espaces ardents du déchiffrement.

Les Cantos sont, dans l'histoire de la poésie mondiale, un événement unique. Rien n'y ressemble de près ou de loin. Tout au plus pouvons-nous laisser se réverbérer en nous, à son propos, les ors fluants de la prosodie virgilienne, un art odysséen de la navigation, et le dessein récapitulatif et prophétique de La Divine Comédie. L'œuvre ne choisit pas entre l'amplitude et l'intensité, entre l'horizontalité et la verticalité. La vastitude des Cantos loge des formes brèves, des aphorismes qui s'ouvrent allusivement sur d'autres vastitudes. Pound est, avec Saint-John Perse, l'un des très-rares poètes modernes à ne point dédaigner ni le réel, ni le mythe. Les hommes dans le poème de Pound tracent les figures de leurs destinées entre les choses et les dieux. De surprenantes collisions s'opèrent, les temporalités se rencontrent et se traversent selon leurs propriétés et selon leurs signes.

Cette apparente confusion est le véritable « ordre » de la pensée. Il importe, en effet, de laisser au devenir, à l'histoire, leurs puissances et leur plasticité, et aux figures éternelles, leur éternité. Entre le mercure historial et le souffre de la flambée prophétique, le poète cristallise le sel de la sapide science. Le savoir est saveur. Le Gai Savoir d’Ezra Pound, relié aux arts poétiques romans, allège le monde. Ce monde si lourd, ce savoir si pesant, ce plomb des choses mortes et insues, la prosodie d’Ezra Pound les relance, les laisse voltiger dans les hauteurs et il nous livre, nous lecteurs, à ces prodigieux mouvements météorologiques ! Les Cantos frappent d'inconsistance une grande part de la poésie moderne, subjective, minimaliste ou sentimentale qui s'efforça d'abaisser le langage humain dans ses ressources, de rompre le pacte métaphysique unissant l'Aède à la Mesure et la pensée humaine à la diversité du monde.

Une erreur banale consiste à prendre les Cantos comme un chaos de formes, de citations, d'interférences, une machinerie sauvage d'hyperliens, pour user du jargon informatique, une rébellion polysémique contre l'ordre, la mémoire et le sens. C'est oublier qu'Ezra Pound, en bon confucéen, se voulut d'abord défenseur de la tradition, c'est à dire de la transmission du sens, de la déférence et des préséances, servant et créateur d'une Mesure sensible et métaphysique aux antipodes de l'outrecuidance de la pensée « anarchiste ».

Rien, dans cette oeuvre souverainement libre, ne se réduit à ce qui est devenu, hélas, un dérisoire mot d'ordre bourgeois: « Ni Dieu, ni Maître ». Le paradoxe n'en brille que d'un plus vif éclat. Les Cantos sont le récit de l'histoire du monde, disposés dans le ciel de la mémoire humaine, en ressouvenir du ciel de l'immémoire surhumaine, et offerts à notre déchiffrement. Nulle obscurité mais d'impérieuses lucidités. Nous ne sommes plus dans le stupide dix-neuvième siècle des téléologies évolutionnistes, ni dans l'abominable modernité fondamentaliste du vingtième siècle, mais dans une autre logique, traditionnelle et prospective, qui sera peut-être l'inventrice de l'Europe du prochain millénaire, si toutefois elle survit au ravage.

L'énigmatique « Il faut être résolument moderne » de Rimbaud trouve dans l’œuvre d’Ezra Pound à la fois son explication et son application. Etre moderne, pour Rimbaud c'est trouver la juste Mesure avant même que l'accord ne résonnât dans le monde. En ce sens, être moderne, c'est être, à l'évidence contre ce composé de toutes les paresses « progressistes » qui est le propre du « monde moderne ». Etre moderne au sens rimbaldien, c'est précisément inventer, comme le fait Ezra Pound, la prosodie de l'avenir, c'est être aruspice, c'est déchiffrer dans l'intemporel les lignes annonciatrices du plus grand avenir par fidélité à la mémoire et à la tradition. « Tout ce qui n'est pas Tradition est plagiat » écrivait Eugenio d'Ors, en échos avec Nietzsche: « L'homme de l'avenir est celui aura la mémoire la plus longue ». La remémoration des configurations décisives de notre passé n'est point nostalgique, elle est le dispositif nécessaire de toute reconquête.

Pound exige beaucoup de son lecteur, c'est sa façon de l'honorer, de le considérer comme son égal. Il est impossible de lire les Cantos sans parcourir les espaces, les savoirs, les songes qu'Ezra Pound lui-même parcourut pour les écrire. Les Cantos sont, à cet égard, une prodigieuse mise en demeure. Ils nous somment de vaincre notre paresse et notre ignorance. Ces chants sont des passerelles entre des mondes qu'il nous faut élever hors de l'oubli par l'attention et la remémoration. Le confucianisme de Pound est ainsi une méditation sur la Mesure qui unit le Ciel et la Terre, les configurations célestes, que traversent les formations ailées des vocables et les événements de l'histoire du monde.

Cette oeuvre d'un cosmopolitisme supérieur (et il faudrait un jour définir en quoi le cosmopolitisme impérial des « grands européens », pour reprendre la formule de Nietzsche, diffère fondamentalement du mondialisme uniformisateur) n'est point sans évoquer les langues de feu de ces véritables apôtres que sont les poètes qui consentent aux périls et aux gloires de l'aventure poétique. Alors que la démocratie universaliste enferme, de fait, les hommes dans des communautarismes a-historiques, le cosmopolitisme d’Ezra Pound, dans sa perspective impériale et confucéenne, œuvre à la recouvrance des possibilités abandonnées de l'aventure poétique, virgilienne et orphique, qui discerne, au-delà des langues, la vérité épiphanique de la vox cordis et de cette expérience métaphysique fondamentale qui préside à la fois au chant des poètes et à la naissance des civilisations. Des civilisations naissent et meurent, et le poète s'y intéresse en premier lieu car ces civilisations naissent et meurent dans le chant des poètes. Les poètes n'accompagnent pas la naissance des civilisations, ils la précèdent. Il faut, disait Rimbaud, « tenir le pas gagné ».

« La poésie ne rythmera plus l'action, elle sera en avant ». A dire vrai, en avant, elle le fut de tous temps. Le « toujours » du poème devance l'histoire dans laquelle elle s'inscrit et qu'elle déchiffre, comme son reflet éblouissant. Le poète cherche sa Mesure; la civilisation est une Mesure trouvée. Toutes les questions de philosophie politique ou de métaphysique trouvent leur répons dans une prosodie. Il importe seulement de ne pas confondre cette Mesure avec une demi-mesure, ou avec un compromis, autrement dit une commune-mesure. La Mesure métaphysique ne prend son sens et son efficience que par le point surplombant qui la définit.

Le songe dont naissent les civilisations, et qui chante antérieurement dans toutes les langues dans l'entendement est d'une simplicité surhumaine. Par la récapitulation enchantée de l'histoire humaine (on ne saurait méconnaître que nous sommes désormais, pour le pire et le meilleur, héritiers de l'histoire du monde) les Cantos d'Ezra Pound nous convient à rien moins qu'au dépassement de nous-mêmes et à la conquête d'une surhumanité rayonnante dans la parousie de tous les chants destinés à traverser la mort, comme des âmes infiniment fragiles et glorieuses sur la barque léthéenne. C'est au moment où tout s'efface que la poésie castalienne nous fait le signe qui nous dit que tout recommence. Le poème est écrit en diverses langues, non par goût de la confusion des genres, ou du métissage, mais pour l'excellente raison que, dans l'ordre de la poésie, tout ce qui est dit est traduit d'un silence antérieur:

 

« Luit

Dans l'esprit du ciel

Dieu qui l'a crée

plus que

soleil en notre oeil. »

 

 

 

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29/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, "Ode au Cinquième Empire", en hommage à Fernando Pessoa, Dominique de Roux et André Coyné:

EN HOMMAGE A DOMINIQUE DE ROUX

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Ode au Cinquième Empire

 

« Le Mythe est le rien qui est le tout »

Fernando PESSOA

 

 

Ombres claires, jardins d'or, de quel désert bleu, tendu

Entre ces êtres et ces apparences ma mémoire en ces temps frissonnait !

C'était un battement des ailes de la victoire, un chant d'astres immobiles

Dans la profonde ténèbre de l'azur: comment ne point croire

A ces bras d'Océanides, ces pointes d'écume et de rocs

Et leurs traits de fierté sur les chemins des fantômes !

Tout reviendra, je le sais, dans ce Lointain, dans cette blancheur.

Armures du deuil, prunelles étoilées, sagesses perdues aux confins

De la mer dont les cieux tordent les couleurs comme des vaisseaux.

Nous sentions sur notre joue l'éther grandiose, son libre essor

Vers les oliviers pâles du rivage, son reflet de ciel, ses larmes étouffées

Et son sourire d'où renaissent les consolations au bord des cils

Comme une brume d'exil. J'en porte le témoignage pour ceux-là mêmes

Qui ne veulent rien entendre, pour cet ouragan immobile du matin, du plus

Haut bonheur, si tant est que l'on puisse encore dire en ce monde.

J'en porte témoignage sous le manteau de la nuit si claire à qui sait voir,

Sous le manteau de l'oubli de la Mer, sous le manteau du souffle éperdu

Où marche le souvenir de douceur et de feu des rois dont l'âme verdoie !

Est-ce fuir que de céder à ces beautés pensives ? Est-ce trahir que d'entendre

Les abeilles d'Orphée tournoyer dans l'admiration de l'ébauche du monde ?

Tel était notre bonheur que chaque seconde nous fut une cosmogonie.

Point de sommeil mais une secrète fureur de joie

Composant des siècles de pourpre avec les agrafes d'or de l'instant...

Tes lèvres douces revivaient une fable vermeille, un songe immobile

Sur l'abîme, sur la coupe visible de l'aurore

Encore endormie dans l'aile magnanime du dieu !

 

Que l'âpre beauté nous soulève, qu'elle nous dise

Nous serons ces cœurs brûlants jusqu'aux huées, nous serons

Les traces de son langage disparu et, s'il le faut, son haïssable mélancolie !

Forces célestes, fournaises bleues, triomphe pour la gloire

D'une innocence infaillible lorsque de toutes parts se hâtent

Les souffles étésiens, que scintillent dans les verres les vins

Parfumés de résine dans la grande trêve apollinienne de l'Empire !

Nous n'étions point étrangers à ces frontons, à cette emprise

De la Connaissance pure où s'éternisent à la fois

Les Hauteurs sans visage et les racines des oliviers !

 

Nous vaincrons le courroux de ces escaliers sablonneux

Et d'une pensée pure nous fleurirons d'une blancheur immobile

Comme l'instant de cette tempête adorée... Libations aux confins du monde,

Ivresses légères qui éveillent la douceur des pêches mures

Et la splendeur septentrionale des ombres du Soir,

De l'autre côté de la naissance des mondes...

De l'autre côté du temps, de l'autre côté du vent, quelque Songe

Elargit nos pupilles au ressouvenir de ces Lois excellentes...

Sites de la lumière chantante: des noms divins naissent des bronzes de la voix.

Les hymnes enseignent à la musique son propre secret

Qu'elle ne divulgue point, sinon dans la procession des regards

Qui passent, équanimes, sur les rives, entre les pins et les genévriers

Qui passent en s'attardant à peine vers l'éternité et les Mystères !

Que le dieu lumineux tende les voiles, qu'il avive le chatoiement

Des vêtements sacrés et ne nous détourne point de la face invisible de la Mer !

 

Nous serons fidèles entre les fidèles, dans le secret et dans l'évidence du Temps.

Fidèles en quelque lieu et en quelque temps que nous nous trouvions,

Fidèles dans la vérité de la brise qui porte le Chant et fidèles

Au sillage qui porte le Don de la mort vaincue, fidèles à Ce moment-là,

Fidèles dans le silence et dans le vacarme des dieux, fidèles

Aux pailles qu'allège la Terre et que Ciel embrase d'une image immense,

Fidèles aux ruisseaux pierreux, aux ruches cuivrées et aux expériences

Du silence et du jour éternel. Fidèles à la voix limpide qui scintille

De batailles subtiles. Voici les réverbérations messagères ! Voici le chemin précis

Dans l'immensité, voici les traces, voici les empreintes du dieu

Dont le sceau rivalise avec la douce coupole du Printemps

Pour nous faire comprendre la limite et l'illimité

Et la sagesse de l'Empire que l'on devine devant une fenêtre claire

Dans le pressentiment des cieux profonds et des mers chaudes

Que voilent à notre souvenir les siècles de vanités et de mensonges !

Quel regard de Pallas, à la pointe de l'instant où l'éternité se divise !

Que de brûlures et de fraîcheurs, dans nos veines et sur notre peau !

Les vignes et le miel, l'eau et le vent polissent notre aveugle matière.

La lumière innombrable couronne le murmure des sources, les buissons

Embaument le Grand-Oeuvre du Cosmos. Le passé, le présent et l'avenir

Se détaillent sur les feuilles et dans le vol des aigles.

Comment croire encore en la Séparation

Devant cette volupté puissante dont l'image nouvelle

Vient d'éclore dans l'air où tremble encore un parfum d'eau de pluie !

Voici la voix humaine et voici le silence, voici la bonté de la terre

Et voici les vases d'argile, comme une volonté surhumaine précédant,

Les plaines qui vont chuchotantes vers le soir. Voici l'Orbe du Temps !

 

Et qu'est-ce que le Temps, qu'il nous accable ou resplendisse,

Peu importe ce n'est pas lui qui passe, mais nous seuls, déjà flammes

Dans le bannissement de l'imminence, dans le secret de l'étoile au front

Dans les Formes de l'univers, les Symboles augustes que les quadriges de nos sens

Ouvrent à la connaissance des antiques tablettes d'Erato perdues

Sous le rugissement des flots ! Perdues et retrouvées comme un amour humain

Dans ses recueillements de rires, de beautés, d'acanthes prophétiques...

Qu'est-ce que le Temps, qu'il nous accable ou resplendisse

Que nous ne puissions étreindre contre notre cœur

Comme le parfum du Soir, comme une prière délaissée,

Comme une épaule nue dans une roseraie, un front empourpré ?

Qu'est-ce que le Temps s'il ne se courbe sous notre regard

Comme un horizon prosterné ? Il existe des secrets. Le Temps,

Ce promontoire, cette lance dans l'air vibrant ou comment le dire,

Peut-être ce sable chaud où nous nous endormons côte à côte,

Le Temps n'est rien, qu'il nous accable ou resplendisse, le Temps

N'est qu'un silence universel ! Notre grandeur sera d'avoir courbé aux Lois

De la douceur d'être tout ce néant tumultueux ! Notre grandeur, notre sagesse !

 

Grandes voiles tendues jusqu'au gémissement céleste ! Métaphores vivantes

Des peuples et des heures, nous reviendrons aussi vers la grandeur

Avec nos carènes solides, nous reviendrons jusqu'aux temples en ruines

Porter la crinière de l'air marin et des ressouvenances de labeur et d'adoration !

Nous reviendrons lavés et forts, chaque aspect de notre entendement

D'une clarté presque aveuglante annonçant que la victoire humaine est illusoire.

Nous reviendrons avec nos dieux enroulés autour des mâts, nos dieux peuplant

La grande voile, nos dieux forts comme des cordages.

Quel beau règne pour cette Terre que le règne de notre retour !

Tout recommence car le Temps n'est rien et que la brûlure de la fidélité

Plus profonde que le cri orne de son signe sacré, de son passage ailé

Le ciel fécond d'enseignements à qui sait lire... Tout recommence, Chœur

Infini, premier voile de l'Apparue disant "je te trouve enfin".

Et nous avions tant attendu Ce moment-là, avec une telle ferveur

Et une telle patience qu'une brume de chaleur montait vers nous,

Que les eaux tremblaient à nouveau,

Après tant de batailles, de fatigues, cette salutation enfin

Changeait un cœur, et l'étincelante obscurité se renversait

Comme une corbeille de fleurs sur l'orgueil aérien de la conquête.

Tout recommence, Chœur infini, car le Temps, qu'il accable ou resplendisse

Ne passe point. La Terre élève ses senteurs pour notre triomphe venu de la mer.

 

L'Ode enclot un prodige d'ordre étincelant. Point d'outrage à cet horizon

Que la proue de mon Chant et point d'oraison d'une plus haute innocence .

Une soif ardente fond dans le sommeil comme un oiseau de proie !

Dans quelle apparence cette lumière descendante me charme !

Ne rien dire à la voile de ce péril et vivre ! Tout entière à cet autel

Où meurt et renaît l'accord innombrable du Temps, ta bouche parfumée

Enonce le prodige. La voie, les degrés, le marbre, ô fille des astres,

Seront ces stations d'immortalité, où le dieu allège de toute sa force

Nos pas l'un après l'autre sculptés, nos pas l'un après l'autre perdus

Dans le marbre que travaille l'abîme ! Légère cette force vers le haut !

Légère et toute figurée d'être et de puissance. L'Empire compose d'immortalités

Ces générations innombrables de pas sur les marches du Temple.

Quelle abondance d'oubli comme une pulpe enracine notre savoir

Dans la profonde saveur d'une pureté qui allonge les ombres

Et que nous suivons pas à pas ! S'approche ainsi le Toit de l'intercesseur.

 

Le Soleil, l'Air, Dieu s'accordent à l'ombre que j'endure

A l'ouvrage des vigne et des puits, aux mille figures

De notre consolation nouvelle, à la volupté inconnue.

Ce ressouvenir fut l'onde parnassienne suspendue sur l'augure

Dont la beauté semblable à sa Ressemblance oubliée

Disparaît dans la couronne du Soleil, de l'Air et de Dieu.

Haute la nef, soulevée, dans la clameur, dans le péril !

Haute dans le prodige des vagues anciennes et mélodieuses,

Et plus haute encore dans la mémoire virgilienne de l'Esprit !

Rien n'égale cette beauté qui ressuscite, qui s'élève

Dans la louange d'un écho éternel et dans la justice du destin !

Rien n'égale la joute suprême d'une grandeur où tremblent nos mains,

Dans la ferveur de la victoire qui dilate la poitrine et hante

La vertu des songes et des dieux, le sel des cités disparues

Dans la solennité d'un Soir où nous retrouvons nos visages

Sous les casques brillants de la bienveillance du Soleil, de l'Air et de Dieu !

Lucide est l'âme accourue vers la lumière de l'être, oeuvre immense.

Lucide est la louange de la voile latine, la louange ingénue

Dont nous retrouverons l'augure dans la bruissement de la cigale

Dans ce travail secret du Jour, dans la fraternité des nuages

Et des racines, dans la concordance haute du Soleil, de l'Air et de Dieu.

 

Sous ce ciel de signes ardents, les collines, sœurs de l'aube et de l'oubli

Déroulent leurs rumeurs et leurs parfums. La douceur obscurcie

Penche le front sous les feuillages comme un repos divin.

La royauté se retrouve dans ce « Toujours ! » que disent les jeunes arbres.

Le jardin se referme dans sa lumière inexorable. Beauté semblable

Et qui protège ! Beauté que portent pour la fête d'Artémis

Les jeunes filles qui disent l'or flottant, vive beauté !

Sous le ciel des signes ardents et des vents fougueux,

Nous serons délivrés et comme une onde notre orgueil

Se perdra dans la royale voile radieuse qu'elle élève

Comme signe plus haut dans le ciel ardent,

Comme le signe du Soleil, de l'Air et de Dieu.

Qu'elles soient, les très-belles, les gardiennes du labyrinthe de nos pensées

Et de la profondeur des grèves, et du Soleil du Soleil, Logos intérieur

Embrasant l'Air de l'Air jusqu'aux profondes mémoires de l'éther,

Jusqu'à ce silence de Dieu qui chante dans le Cœur de Dieu...

Qu'elles soient, ces jeunes filles d'Artémis, les flammes

Du redoublement des Formes, dans l'intarissable secret

Dont la beauté subjugue le spectacle immense de l'aube

Où nous retrouvions enfin les ombres claires et le jardin d'or.

 

Que d'ombres pour les hommes dans ce devenir de soleil

Que d'attentes, pour les cieux où chante la divine confusion des astres !

La Forme demeurait comme une promesse dans l'aube immense

Et toute chose naissait de cette flamme comme un théâtre murmurant !

Beauté et sagesse, légèreté et désinvolture précédaient notre entendement

De leur sillage clair sur les eaux. Les songes étaient des acclamations.

Le ciel se tendait dans la solennité du bleu. A la proue, l'ombre se divisait

Comme une voix orphique. Car le Chant est ici et ailleurs. Il s'élève

Dans le mystère et plonge dans l'éblouissement de la profondeur.

Nous frappons notre parole sur des murailles de silence et l'écho

Invente des contrées étincelantes dans nos âmes !

 

S'élèvent dans l'air les songes maritimes ! Le cœur bat dans l'or du sang

Et nos prunelles brûlent d'adoration et de conquête. La mélodie veinée

De bleu de l'univers enchante l'arbre d'or de nos poumons. Le vent

Violente les voiles immenses et fragiles. La vigueur nous entraîne et la joie !

A l'aube de l'Idée sont les naissances du destin ! Que j'entende les voix

De la toile et du bois, que je goûte les saveurs de sel de l'air qui brûle,

Et voici que la mémoire du monde s'éveille de sa léthargie !

La mémoire du monde entre en miroir avec l'Empire désiré !

 

Car je garde la mémoire d'Ulysse dans l'estuaire du Tage,

Arborescence d'âmes vives sauvées des eaux et revenues

Alors que le Temps, par d'innombrables détours nous ment,

La Vérité scintille sur la proue et dans nos prunelles: l'être

Débute dans ce recueillement de la mémoire: Ulysse reviendra

Comme un ressouvenir dans la voix de notre allégresse,

Comme un chant de triomphe et de péril s'adressant

Au ciel avec ses clameurs et son grand silence d'été

Qui précède l'entrée du navire dans sa destinée surhumaine !

Apparition dans l'estuaire, mystérieuse beauté ! Le silence

Joue de cette image du Soleil que nous gardons dans la mémoire

Telle une prévision inclinée dans la brume sourde où tremblent

Les générations tressées des roses divines sur la voile du Soleil !

 

Ainsi, l'immense nouveauté du destin lance l'onde sur l'envers

Du monde où revivent les mythologies du monde comme une voile gonflée,

Entraînant les nerfs de chanvre, de bois et de métal du navire qui est un songe,

Avec la douceur infaillible du messager - sa volonté

Scrutant l'espace avec la sûre ténacité des Anciens,

Et son âme d'ouragan et d'incendie, son âme subtile comme la syllabe

Douce enclose dans la strophe méditée et dans son espérance

Persistante ! Tout cela fut inscrit comme un feuillage sur le bouclier.

 

De quelles sources lointaines s'abreuve notre Mer ? De quels confins ?

De quelles hauteurs ? De quelle glace translucide ? La limite

Est dans la réponse refusée à l'énigme et dans l'assentiment au silence.

Nous apercevrons, au-delà de la réponse refusée, quelque flamme

Céleste éclairant les contrées de notre orgueil et les plaines

Où Zeus, père du Jour, ordonne une bataille silencieuse

Entre notre hardiesse et la juste méditation de l'univers !

J'honore cette aube, ces colonnes, ce faîte où repose le chant

Dont le sens se perd dans l'éternité et dont s'abreuve notre nostalgie.

Rien n'est perdu. Tout se tient dans l'apaisement immense.

 

Comme la goutte de rosée à la pointe du brin d'herbe,

Les mondes invisibles rassemblent leur limpidité à la pointe

De notre entendement. Le dieu se diffuse dans le soir versicolore.

Tout se tient: la sagesse et le nom, la lumière et la chevelure

De l'Aimée comme le sourire et le geste qui l'invente

Sur le visage. Tout se tient. Le soleil se tient dans la prunelle.

La Grandeur est dans le regard. L'Empire est dans l'instant.

Et le ciel à notre front s'accorde. Les écumantes constellations

Frémissent dans le battement de nos cils, et toutes les saisons

Vivent et meurent sous nos paupières. La douce chaleur de l'automne

S'évanouit entre nos lèvres fécondes comme des vergers. L'hiver

S'immobilise comme un chœur de pierre dans notre cœur

Et le printemps fait éclater cette rosace minérale avant l'été

Qui fait glisser comme dans un songe léger le navire d'Ulysse...

Tout se tient dans cet estuaire du Tage: le souvenir de la déréliction

Et, dans la tremblante douceur, celui de la lumière étonnée.

 

Apaisement du souffle dans l'Immense, j'acquiers le puissant espace

Alors même que la déclive destinée humaine ne pourvoit point à ma patrie.

Elle fut cette frondaison de fleurs sur l'horizon inconnu...Apaisement

Du front, apaisement du Temps. L'Olympe résonne de cet appel,

Homme qu'un entendement adamantin fourvoie dans la bataille lumineuse !

L'Apaisement triomphe ! Dans ces hautes trames de l'espace-temps,

L'Apaisement triomphe et nous en sommes les témoins.

Tisseuse de profondes Imminences est la parole de l'Apaisement.

Car les éléments rugissent dans L'Apaisement dont je parle et qui n'est point l'abandon des forces

Mais leur apogée dans la gloire d'une discordance vaincue.

Sur les tablettes de la nuit une voix écrit des signes vaporeux.

Invisible est le signe mais présent dans l'agitation de l'esprit.

Tel est l'Apaisement qui s'en élève, tel est le vaste accord

De l'Apaisement... La brindille qui ploie sous le souffle en témoigne.

Le bruit sourd de l'eau sur la pierre. Lentement nos paumes se tournent vers le ciel

Est-ce pour le sommeil ou pour une prière ? Notre âme

Est la conque bruissante de l'abîme. Notre âme est la louange.

Tel est l'Apaisement, une mélodieuse gratitude. L'âme connaît l'été.

Elle triomphe dans l'oscillation des feuilles, dans l'allégresse

De l'été dont nous atteignîmes la cime par la sérénité !

Sourdre ainsi du cœur de silence d'une saison ! L'Apaisement

Est cette verte limite ! L'Apaisement dis-je, point l'inertie. L'Apaisement

Est cette alacrité des forces dominantes et charnelles qui fleurissent

En Idées, comme surent les célébrer Virgile et Porphyre !

L'Apaisement gît dans le secret de la roche dorée platonicienne.

L'Apaisement est le Don des dieux. L'Apaisement est une claire fanfare

Qui se répercute dans le Silence comme le soleil vermeil

Derrière les paupières. Nous feignons de dormir, mais voici

Que sur la table de l'esprit brûlent les aromates et montent

Vers les ondes impétueuses du ciel qui reviennent et m'envahissent !

L'Apaisement est de s'épandre dans quelque lumière

Tombée de Haut. L'Apaisement est d'entendre la bouillonnante

Harmonie résonner dans les formes parfaites du rêve

Qui pose sa tête sur notre épaule lorsque nous feignons de dormir,

Lorsque derrière nos paupières nous devinons l'efflorescence vermeille du monde.

 

Dans toutes nos oeuvres, l'Apaisement nous attendait.

Dans la violence, dans la tristesse, dans l'étonnement, l'Apaisement

Veillait. Attendant son heure. Levant l'ancre

Avant même que nous ne fussions éveillés. L'Apaisement amplifiait

La nuit et le jour, de sorte que nous ne pouvions en percevoir les limites.

L'Apaisement gardait l'orgueil de sa frontière infaillible. De cercles

En cercles, et de plus loin, l'Apaisement veillait sur nous

Pour nous conduire vers l'émerveillement et les richesses inconnues

Du matin d'or. Mes amis, gardez mémoire du bas-relief égyptien

Qui montre la déesse Hathor accueillant le Roi Séthi premier

Car dans le geste de sa main s'éveille l'Apaisement.

 

Comment dire la paix de l'âme. Est-elle cette lumière d'Or

Où nous voulons nous ensevelir au terme de l'exigence

D'une pure pensée, ou vive, dans l'occulte allégresse d'un vin

L'ardente soif que seule comble une soif nouvelle ? Comment dire

Cette moisson des puissances devant le portique des tourbillons ?

La terre pareillement fut-elle cette nombreuse beauté vers l'Occident désert

Comme le cours du temps dont un mensonge nous sauva ?

La paix de l'âme est-elle dans la vérité ? Mais quelle ?

Elle divise la fontaine de notre orgueil. Elle songe, vagabonde,

Elle brille dans la tourmente auguste, recueillie, perdue,

Retrouvée dans la perdition de toute évidence du cœur,

Mais visible, ô Merveille, dans l'intelligence nuancée ! Quelle Vérité ?

Celle qui ne cesse point d'être dans l'attente d'elle-même,

Celle qui prodigue les promesses, les méandres, trame frémissante

De l'aube, et chacune de nos pensées vient à son appel

S'instruire à sa mémoire mystérieuse, s'égarer délicieusement

Et se retrouver... Quelle vérité ? Mais la Seule qui dise

La patience et l'autorité, la seule qui chante la divine temporalité

De la rencontre des regards ! La Seule dont la voix est couleur de houle.

 

Il y eut de ces prodiges, des roues étincelantes dans le ciel !

 

Luc-Olivier d'Algange

Extrait du Chant de l'Ame du monde, éditions Arma Artis. 

 

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25/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Entretien avec Anne-Marie des Vallées:

 

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Entretien réalisé naguère, à propos de deux livres destinés à être réédités prochainement dans la collection Théôria, aux éditions de L'Harmattan.

 

Anne-Marie des Vallées : Vous venez de publier, aux éditions Arma Artis, deux livres, dissemblables et complémentaires, Lux umbra dei et Propos réfractaires. Le premier, Lux umbra dei, est un vaste ouvrage, qui apparaît comme une suite d'éloges, et d'hommages aux écrivains que vous aimez, ou encore à ces moments de civilisation qui vous semblent favorables aux plus beaux accomplissements humains. Le second, Propos réfractaires, est composé de formes brèves, dans le style des Moralistes français, et se laisse comprendre comme une attaque contre le monde moderne dont vous semblez penser qu'il colonise nos âmes autant que le monde extérieur.

Luc-Olivier d'Algange: Ces ouvrages, en effet, sont complémentaires. Aimer la beauté, c'est être réfractaire à la laideur. Pour atteindre au feu central des œuvres et s'en laisser consumer ou éclairer, il faut tout d'abord se déprendre. Notre situation est telle, dans le règne de l'Opinion commune, aggravée par le technocosme, que la langue elle-même, la nôtre, celle de notre pays, de nos pères, non pas seulement la langue académique, mais la langue française dans toutes ses ressources, nous devient peu à peu étrangère, incompréhensible et mystérieuse. Cette voie « logique », - comme Rimbaud parlait des « révoltes logiques », au sens du Logos, est frappée d'un interdit à la fois politique et technique. Une Machine s'est mise en place, étayée par une nouvelle « trahison des clercs », qui, par toutes sortes de ruses, de la « pédagogiste » jusqu'au pur et simple assommoir médiatique, vise à nous arracher à la mémoire de la haute culture française et européenne. Et cela pour des raisons simples à comprendre. Un lecteur de Marc Aurèle, de Rabelais, de Corneille, de Joseph de Maistre, de Baudelaire, qui en recevrait quelques raisons d'être, est mal prédisposé, pour le moins, à être le docile agent de la nouvelle société globalisée, celle des fourmis normopathes, des "normalarmaises" dont parlait Stefan George.

Anne-Marie des Vallées : Je suis frappée, à vous lire de ce mélange de douceur, d'éloges fervents, et de violence, ce composé de subtilité et de radicalité,- et l'on ne sait exactement laquelle est à l'origine de l'autre, ou bien si elles coexistent tout simplement.

Luc-Olivier d’Algange : Quand bien même toute œuvre d'essayiste digne d'être lue, relève, comme le savait Nietzsche, d'une forme d'autobiographie, voire d'auto-portrait, la violence et la radicalité que vous soulignez, me semblent principalement dictées par les circonstances. Comme disait Dominique de Roux : « Nous en sommes là ». Le combat est la condition de l'œuvre. Le monde fabriqué par les adeptes du « pareil au même », ce monde uniformisé, qui se fonde sur la négation de la langue et du Logos, il appartient à l'œuvre de le nier. La négation de la négation est nécessaire, - sauf à se bercer dans quelque mystique "new-âge", et à se laisser dissoudre dans l'indifférencié.

Anne-Marie des Vallées : D'où, dans Lux umbra dei, ce rappel aux œuvres exigeantes, Joseph de Maistre, Pierre Boutang, Ernst Jünger, Henry Montaigu, mais aussi, moins prévisibles sous votre plume, Witkacy, René Char, Malcolm de Chazal, Henry Bosco, Maurice Magre, Stanislas Rodanski et bien d'autres.

Luc-Olivier d’Algange : Le temps n'est plus aux appartenances jalouses, qui se représentent elles-mêmes. Ou disons, plus exactement, ce temps-là n'est plus pour les poètes. Qu'elles soient païennes ou chrétiennes, ou épicuriennes, ou mystiques, voire, dans certains cas, matérialistes, ou croyant l'être, les œuvres qui portent en elles le cheminement de la pensée vers le Logos, à travers l'usage de leur langue natale, sont en elles-mêmes des recours, de rares et précieux recours contre l'uniformisation.

Anne-Marie des Vallées : Votre approche des œuvres, au demeurant, est des plus singulières. Ce ne sont ni des études, ni des explications de textes...

Luc-Olivier d’Algange : On pourrait dire que ce sont des conversations… N'ayant aucun goût pour la médecine légale, j'approche le corps vivant et vibrant de l'œuvre, j'en reçois des signes, des sollicitations, des instigations. Je parle de ces œuvres car elles me regardent. Ce dont il est question en elles questionne en moi. Ce dont elles parlent, parle en moi… Je ne prétends nullement me soustraire à cet aspect autobiographique, sinon que ce dont elles parlent, c'est toujours autre chose que du "Moi". Elles parlent en moi, en nous, d'autre chose que ce que nous croyons être dans nos identités subjectives ou collectives. Tout est là: entendre en soi ce qui vient de plus haut et de plus loin. Mais il faut commencer par en être l'hôte.

Anne-Marie des Vallées : Revenons au titre de votre livre, Lux umbra dei, qui provient de la formule théologique " Lux umbra dei est", la lumière est l'ombre de Dieu…

Luc-Olivier d’Algange : Les mots écrits, sont de l'ombre, qui est de la lumière. Tous les auteurs dont je parle ont ce point commun, que pour eux, écrire ce n'est pas seulement communiquer, ou fabriquer des formes artistiques avec des mots, mais participer d'un plus vaste dessein, dont l'écriture n'est qu'un moment, où viennent se poser comme des oiseaux marins sur la table des eaux, des signes et des symboles d'une réalité autre, d'un « supra-sensible concret » comme disait Henry Corbin….Ecrire pour eux est un acte de haute-magie, une théurgie, un rituel, une prière, voire, dans certains cas, une guerre sainte... Tout ceci bien sûr n'impliquant nul « pathos » particulier et relevant, dans les meilleurs cas, d'une véritable « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola.

Anne-Marie des Vallées : Au demeurant vous ne parlez pas seulement d'œuvres, qu'elles soient d'écrivains, de penseurs, ou de mystiques. On trouve aussi, dans ce livre, de libres digressions sur divers sujets, voire des récits de songes.

Luc-Olivier d’Algange : Le mot « digression » est sans doute le plus juste qui se puisse trouver, chère Anne-Marie, pour décrire ce que je tente, ou à quoi, je me laisse aller. Ni progressiste, ni régressif, - mais digressif ! Rien davantage n'importe que ce recours possible aux sentes forestières, aux pas de côté. Il en ressort une éthique et même une politique. Je vous citerai Gomez Davila, dont j'ai parlé dans un précédent ouvrage: « Un homme qui se respecte ne peut vivre que dans les interstices de la société ». Il en va ainsi de la pensée: digressive elle échappe au plan, à l'interrogatoire, elle va à sa guise, mais cette guise, cette improvisation est le plus sûr chemin vers l'essentiel. Notre langue est plus intelligente que nous.

Anne-Marie des Vallées : C’est ainsi que nous retrouvons ce double aspect que je me permettais de souligner au début de notre entretien. L’élogieux rejoint le réfractaire dans le mystère de la langue. Il faut résister à l’abâtardissement de la langue pour sauvegarder en elle sa puissance poétique. N’est-ce pas au fond, une métaphore du glaive et du bouclier ?

Luc-Olivier d’Algange : J’en serais d’accord avec vous si nous définissons les Propos réfractaires comme appartenant à l’ordre du Bouclier. Ces aphorismes me semblent, à tout le moins dans leur intention, moins d’attaque que de défense. Et ce qu’ils défendent est cette grande douceur que nous retrouvons aussitôt que nous échappons aux Erynnies, à l’esprit de vengeance et de ressentiment, qui jette une ombre sur toute joie… Qu’est-ce que le paradis, ou plutôt (car tant que nous sommes dans ce monde, nous sommes encore déterminés par le temps) quel est le moment du paradis ? Sinon cet instant, cette heure, où le ressentiment se dissipe comme une nuée, où nous sortons, selon l’admirable formule de Ruzbéhan de Shîraz, des « ennuagements du cœur » ? C’est ainsi que, de façon à peine paradoxale, j’ordonnerai au Glaive, l’éloge et l’hommage. Le Glaive d’une conquête non contre d’autres êtres humains, mais contre soi-même. Tout se joue, de façon décisive, chez les poètes-visionnaires persans auxquels je me réfère souvent, dans ce passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle. Le Bouclier devient ainsi le bouclier de Vulcain, où, selon Virgile, se réverbère l’Ame du monde, et le Glaive devient celui d’un combat pour la reconquête des états multiples de l’être et de la conscience, pour les latitudes et longitudes, ces gradations infinies, ces paysages infinis et précis, ces réminiscences du plus lointain dont les utilitaristes voudraient nous priver pour assigner à demeure nos intelligences et nos sens à des fonctions subalternes dans un univers étroitement contrôlé.

Entretien réalisé le 2.12.2012, pour la revue Les flèches d’Or.

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20/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, "Cicindèles". Avant-propos à "La gnose poétique d'Ernst Jünger":

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Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du Travailleur. Le Traité du Rebelle, Eumeswil, et sa figure de l'Anarque, allaient prendre, ensuite, la mesure de la distance nécessaire, par une morale dévouée bien davantage aux principes qu'aux valeurs, au sens bourgeois du terme. Ce qui distingue une morale bourgeoise d'une morale aristocratique n'est autre que le sens du sacré ; la morale bourgeoise est gestionnaire, soucieuse de règles à imposer aux autres, lors que la morale aristocratique est dispendieuse, plus soucieuse de l'accord avec le vrai et le beau que d’une conformité sociale.

L'essentiel, à cet égard, est dit aux premiers chapitres des enchanteresses Pléiades de Gobineau. Le Fils de Roi, c'est à lui-même qu'il impose des règles comme autant de politesses adressées aux êtres et aux choses qui peuplent le monde. Tel est le sens du sacré qui émane de l'œuvre de Jünger, bien loin de la morale des moralisateurs que l'on a bien raison, lorsque l'occasion s'en présente, de renvoyer à leurs affaires. L'approche du Sacré est approche de l'être. Dans la douce éclaircie du Don, l'être se donne à nous, et le sacré est l'éclat de notre gratitude.

Reprenant, là où elle nous fut laissée, la grande lumière de l'interrogation hölderlinienne, Jünger devance presque toutes les analyses politiques et morales. Alors que tant d'autres passent leur vie à se désencombrer de systèmes qu'ils ont adoptés et reniés successivement pour s'adapter aux déroutes de l'Histoire, Jünger, lui, s'en tient à la « méditation des oracles ».

L'Oracle d’Hölderlin approfondit l'Oracle de Delphes. Tout s’éprouve dans le Mystère dont le délié s'accorde à la musique des âmes et des sphères. Il faut entendre que le Mystère n'est pas confusion, ni aléas. Le Mystère est un Ordre. Seule nous échappe la possession de la clef de voûte. Or, le Mystère de l'Oracle poétique est le Mystère de la non-possession. La connaissance ultime nous délivre de toute chronologie. Elle caducise l'effort antérieur pour ne plus laisser subsister que la plénitude du Don sans mesure de l'être à lui-même. Ce que l'œuvre de Jünger, dans la lignée des Grands Hymnes de Hölderlin, nous dit des dieux et des titans éclaire magistralement notre temps. Nous vivons un temps d'intérim, un interrègne, et ce ne serait que pure pénurie si nous n'étions capables d'envisager avec une sorte de lucidité prophétique, d'où nous venons et où nous allons.

« Le naufrage du Titanic, écrit Jünger, qui échoua sur un iceberg, est un signe prophétique comme il n'en est donné que dans les mythes. Il faut en conclure, entre autres choses, que pour le progrès il s'agit en fait d'un intérim,- d'un phénomène avec un début et une fin. Que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, à vrai dire on l'avait toujours su. Désormais se pose la question de savoir à quoi va ressembler la terre, ou bien ce qu'elle voudra, c'est selon. Des visions apocalyptiques semblent se répéter à la fin de chaque millénaire,- elles s'accordent aujourd'hui avec le contexte mondial, qui est essentiellement de nature technique. En revanche, les astrologues prédisent une extraordinaire spiritualisation. Cela s'harmonise avec l'attente chrétienne d'une ère du Saint-Esprit, la troisième après celle du Père et du Fils. »

Ernst Jünger demande encore à être lu. Cette vision paraclétique indique l’approche. Le principe titanique triomphe mais il périt dans son triomphe. Quelle lenteur à l'échelle humaine que ce désastre auquel tout le monde assiste mais auquel presque personne ne comprend rien : « Le prochain siècle, appartient aux titans; les dieux vont perdre encore de leur crédit. Attendu qu'ils reviendront, comme ils l'ont toujours fait, le vingt-et-unième siècle, vu sous l'angle religieux, sera donc un entre deux, donc un intérim. Dieu se retire. Que l'Islam semble faire exception ne doit pas nous tromper; cela ne tient pas au fait qu'il est supérieur au temps mais au contraire, d'un point de vue titanique, qu'il lui est accordé. »

Là encore le regard de Jünger est d'une acuité et d'une actualité extrême. Les différents ordres moraux, totalitaires et vains, qui s'installent ici et là, en Orient et en Occident, loin de témoigner d'un « retour du religieux », marquent au contraire leur accord profond avec la modernité titanique. Le fondamentalisme est essentiellement moderne car la modernité est essentiellement fondamentaliste. L'idéologie du ressentiment, de l'uniformisation, qu'elle fût de prétention religieuse ou matérialiste, considère toujours comme ennemies la connaissance, la sapience, la philocalie, les fastes de l'âme miroitante et enfin, la vie elle-même, qui est toujours « plus que la vie ».

L'homme moderne dévoué au principe titanique est puritain car la technique est puritaine, toute entière conditionnée par l'utilité. Le règne des titans est le règne du déterminisme. Le principe divin s'oppose au principe titanique, non selon un principe dialectique, mais bien davantage comme deux styles. Le monde des dieux qu'évoque Jünger est ce monde dispendieux où l'immanence se fait offrande. Le monde des titans est notre monde, « Règne de la Quantité », et du contrôle.

On ne saurait esquisser un hommage à Jünger, comme se veut être ce bref ouvrage, sans évoquer l'idéogramme clair et léger de la cicindèle. La cicindèle, dont on ne sait tout d'abord si elle est un éclat de lumière ou un insecte est sans doute le signe le plus immédiatement perceptible de l'éveil du Logos, - la nature, pour ce disciple de Novalis, se laissant déchiffrer comme un livre. Le monde étant l’enluminure d’une écriture divine. Les chasses subtiles, qu'elles relèvent de l'attention entomologique portée au monde extérieur ou bien de l'audace des « psychonautes » à la conquête du monde intérieur, que Jünger évoque dans La Visite à Godenholm, sont une herméneutique à l’exemple de celle dont Porphyre honora le poème d’Homère dans son Antre des Nymphes .

Alors que tant d'autres s'en tiennent à une théorie du signe arbitraire et de l'évolution des espèces, Jünger bouleverse ces certitudes scientistes par la considération de l'infime et du subtil. La cicindèle est aussi un symbole. Mais entendons-nous, elle est un symbole dans le monde, un symbole issu de la trame du monde, un signe, délivré par la terre, d'un message dont la complétude n'est jamais que devinée, induite par reflets, par miroitements, par éclats. La splendeur du monde n'emprisonne pas le sens du monde mais le délivre dans la multiplicité des signes, des hiéroglyphes dont est composée la nature. Le tout est davantage que la somme des parties. L'immanence n'est point close sur elle même. La solaire cicindèle scinde de son aile l'emprise de la nature sur elle-même qui est l'illusion foncière des matérialistes.

Pour Jünger, comme pour Novalis, la matière n'existe pas. Le monde est blasonné, et les créatures qui le peuplent, les configurations de lumière et de nuit qui rendent discernables nos approches, participent d'une grammaire que l'on ne peut comprendre que par la contemplation, par-delà les logiques chronologiques ou linéaires. Le monde est constitué comme un langage. Tous les arbres, toutes les pierres, tous les papillons, tous les paysages et toutes les circonstances de notre vie sont hiéroglyphiques : « Les hiéroglyphes, écrit Jünger, font plus qu'égratigner la surface des choses, les époques et les conjonctions d'astres, ils ne décrivent pas seulement la vêture mais ce qui, en elle, se métamorphose avec elle. » La cicindèle est la pointe virevoltante dans la tapisserie du monde qui montre, au-delà de l'entrecroisement des fils, l'espace libre.

Nous qui sommes des amis des livres, des contemplations et des songes, nous éprouvons à l'égard de Jünger de la gratitude pour tant d'invitations faites à la rencontre et au passage entre les mondes. Le chasseur subtil, nous dit Jünger, est « un hôte du pays des merveilles ». Le merveilleux surgit à l'improviste. Apparition-disparition où la conscience atteint soudain à l'incandescence métaphysique : « …la rencontre ne dura qu'un instant, mais l'étincelle avait mis le feu. Cette vision disparut de façon aussi surprenante qu'elle était apparue; dans ces deux mouvements la légèreté s'unissait à la force... » Force et légèreté, vitesse qui révèle le secret de l'intemporel, explosion de couleurs qui délivrent le secret alchimique du noyau de toutes les teintes, l'œuvre de Jünger fut toute entière en cette quête ardente. L'attention portée aux créatures infimes et scintillantes qui s'échappent de la fixité de la nature, est bien une attention métaphysique, car ces créatures, visibles et mesurables, écrit Jünger « nous pouvons aussi les prendre pour exemple de forces qui croisent nos voies, qui même nous traversent sans que nous ayons conscience d'elles, un peu à la manière des ondes qui, de très loin, projettent une image sur un écran. » Dans ces « ondes », qui sont l'écriture du monde depuis la Genèse, Ernst Jünger nous initie à la vie magnifique.

Luc-Olivier d'Algange

 

Couverture Le déchiffrement du monde

FIGAROVOX/LECTURE - Luc-Olivier d'Algange a publié, Le Déchiffrement du monde : La gnose poétique d'Ernst Jünger, aux éditions de l'Harmattan. Rémi Soulié nous invite à découvrir cette méditation sur le Temps, les dieux, les songes et symboles.

Rémi Soulié, écrivain, essayiste, critique littéraire, collaborateur du Figaro Magazine, est, entre autres, l'auteur de Nietzsche ou la sagesse dionysiaquePour saluer Pierre BoutangDe la promenade: traitéLe Vieux Rouergue.


Les poètes sont de singuliers alchimistes qui tendent moins à transformer en or les métaux vils qu'à montrer la beauté de l'être derrière le fatras plus ou moins informe des temps. Telle est la vocation de Luc-Olivier d'Algange, qu'il illustre dans ses poèmes, ses essais — qui sont aussi des poèmes — et dans sa vie — qui en est un aussi tant nous la savons contemplative, accordée aux œuvres, aux heures et aux saisons.

Ernst Jünger, dont on célébrera en 2018 le vingtième anniversaire de la disparition, compte de longue date au nombre de ses intercesseurs, de ses compagnons de songes et d'exactitudes, lesquels ne sont séparés que par des esprits obtus, ennemis de la nuance et des nuages - le mot est le même -, bref, des esprits modernes oscillant entre fanatisme et relativisme, avers et revers de la pendeloque nihiliste, la pendeloque désignant aussi l'excroissance de peau que les chèvres portent sur l'avant du cou. 

Comme il n'est de voyage qu'initiatique et de pèlerinage que chérubinique, Le Déchiffrement du monde - dont l'alphabet, par définition, est l'invention de Novalis, entre Saïs et Bohême -, publié dans la superbe collection Théôria, dirigée par Pierre-Marie Sigaud aux Éditions L'Harmattan, est une carte où lire la géographie d'un esprit, d'un cœur et d'une âme, non sur le mode universitaire, scientifique et technique, mais sur celui, musical, qui convient aux muses orphiques, celles-là mêmes que Philosophie, hélas, congédie au début de la Consolation de la philosophie de Boèce mais que Métaphysique, dans l'œuvre de d'Algange, réintroduit prestement. Il ne faut pas non plus s'attendre à une lecture politique ou, a fortiori, idéologique de l'œuvre de Jünger: place à une lecture de haute intensité, à un discours de la méthode, à une herméneutique infinie comme le monde fini !

Le «vaisseau cosmique» dans lequel nous sommes embarqués, et dont nous sommes, convoie en effet aussi bien les galaxies que les cicindèles, les unes et les autres correspondant analogiquement entre elles en vertu de la loi des gradations elles-mêmes infinies et d'une gnose héraldique où le visible est l'empreinte de l'invisible. Nous sommes parvenus à un point tel de l'involution que très peu, c'est à craindre, reconnaîtront là leur pays.

Ce livre, comme tous ceux de Luc-Olivier d'Algange, est donc écrit pour les «rares heureux» stendhaliens ou ceux qui forment les pléiades des «fils de roi» chers à Gobineau — fort heureusement, leurs privilèges se transmettent à quiconque (déserteurs gioniens, rebelles et anarques jüngeriens…) échappe au règne titanique et despotique de la quantité. Dans sa Visite à Godenholm, citée par d'Algange, Jünger évoque d'ailleurs ces «petits groupes» qui, dans les déserts, les couvents et les ermitages, rassemblent des irréguliers, stoïciens et gnostiques, autour de philosophes, de prophètes et d'initiés gardant «une conscience, une sapience supérieure à la contrainte et à l'histoire.»

En dix chapitres — «Ernst Jünger déchiffreur et mémorialiste», «Le nuage, la flamme, la vague», «L'art herméneutique», «Le regard stéréoscopique», «L'œil du cyclone: Jünger et Evola», «Le songe d'Hypérion: Jünger et Hölderlin», «De la philosophie à la gnose», «La science des orées et des seuils», «L'Ermitage aux buissons blancs», «Par-delà la ligne» — d'Algange pulvérise la fallacieuse distinction qui oppose un premier Jünger nationaliste, belliqueux et esthète à un second, contemplateur solitaire et méditatif. Il montre - là encore, au sens de la monstration, contre les démonstrations pesantes et disgracieuses - que Jünger vécut une seule et unique expérience spirituelle dans laquelle la contemplation est action, et inversement, ce qui échappe aux modernes empêtrés dans les diableries des scissions entre le sujet et l'objet, l'un et le multiple, l'immanence et la transcendance, le temps et l'éternité, l'être et le devenir, Dieu et les dieux, etc. Voilà d'ailleurs pourquoi d'Algange n'a jamais écrit qu'un seul livre — mais c'est un chef d'oeuvre: l'art poétique et métaphysique des symboles. «L'éternel devenir de la vérité de l'être, écrit-il, surgit sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.»

Le Cœur aventureux, à rebours des assurances bourgeoises, des morales puritaines et utilitaristes, du pathos humanitaire et psychologique, s'est glissé dans les contrées du monde sensible et intelligible armé de la «raison panoramique» qui, à la différence des logiques binaires ou dialectiques, embrasse ainsi la totalité et fait briller la coincidentia oppositorum que nulle analyse ne décompose. La synthèse intuitivement perçue du Tout y resplendit avec ses anges, ses papillons, ses champs de bataille, ses rêves, ses mythes, ses légendes, ses collines et ses rivages, ses formes, ces types et ses figures dont celles du Soldat, du Travailleur, du Rebelle et de l'Anarque. Tout y est subtil comme une chasse, comme une pensée qui est une pesée, «l'étymologie étant, avec les sciences naturelles, l'art héraldique par excellence.» De ce point de vue, Jünger hérite du romantisme allemand et prolonge bien sûr cette «Allemagne secrète» dont Stefan George fut le héraut inspiré.

Dans cette miniature lumineuse qu'est Le Déchiffrement du monde, la perspective souligne les dimensions de hauteur et de profondeur où se meut naturellement et surnaturellement Jünger. L'approche y est qualitative et courtoise, comme dans un ermitage creusé dans des falaises de marbre où il serait encore possible de lire et d'herboriser — ce qui revient au même — loin des hordes forestières. C'est ainsi qu'Ernst Jünger et Luc-Olivier d'Algange nous initient à «la vie magnifique». Magnifique, oui, le mot s'impose.

Rémi Soulié

 

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19/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, " En Allemagne, bien loin... ":

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« En Allemagne, bien loin… »

 

L’ouvrage de Philippe Barthelet et Eric Heitz, Voyage d'Allemagne, paru dans l’excellente collection « Le sentiment géographique » dirigée, aux éditions Gallimard, par Christian Guidicelli, s’ouvre sur une citation de Christine de Pisan : «  En Allemagne, bien loin… » Nous voici fort loin du tourisme, fût-ce du tourisme culturel, mais bien loin aussi de cette imprécision, de ce vague à l’âme, de ce romantisme faible, que semble induire fatalement, chez les amateurs de dépaysement, le fait de se déplacer, de quitter un lieu pour un autre. Ce « bien loin » est ici un surcroît de limpidité et d’exactitude. Rien de noyé ou de dispersé : les voyageurs sont français. L’air y semble plus clair comme après la pluie ; les détails, sculptés par la fraîche clarté qui succède à l’orage.

Il est des livres qui sont inventés pour nous endormir, d’autres pour nous éveiller de cette torpeur ordinaire qui semble être la vitesse de croisière des entendements modernes. Le lointain de ce Voyage d’Allemagne est paradoxal : il nous initie à être présent, avec le secret conseil d’Ernst Jünger dont la vie et l’œuvre sont ici enfin dégagés des préjugés absurdes et les piètres ressentiments qui souvent les entourent.

L’Allemagne à laquelle nous invitent Philippe Barthelet et Eric Heitz est lointaine, non certes par la géographie visible et profane, ni même par les antagonismes de l’Histoire, et à peine par ces « raisons » dont Charles Maurras surestimait l’importance en évoquant contre le monde germanique, le monde roman. Novalis, ou Jean-Paul Richter, pour ne citer qu’eux, furent romans par excellence et leur « romantisme » ne fut rien d’autre qu’un recours à cette poétique romane dont Simone Veil évoquera la grâce contre la pesanteur, la catholicité contre les sectaires, l’éternité christique contre la perpétuité de l’espèce humaine dans son ensemble globalisé ou ses sous-ensembles plus ou moins vétilleux ou vindicatifs. Romantisme tourné vers la Marina, l’Ermitage aux buissons blancs, la profusion légère de la sapience et du bonheur.

Lointaine, donc, cette Allemagne, dont Philippe Barthelet et Eric Heitz ôtent les écorces mortes pour en apercevoir quelques vérités sensibles, - lointaine comme elle peut l’être à elle-même, comme nous le sommes à nous-mêmes, et comme le lointain « en soi » qui se tient dans le Dit poétique, Dichtung, - ce poïen qui est à la fois songe et action et dont témoignent les œuvres et les destins d’Hölderlin, de Claus von Stauffenberg, et d’Ernst Jünger.

Ce Voyage d’Allemagne est aussi une "visite à Wilfligen", comme Ernst Jünger écrivit La Visite à Godenholm, rappelant au passage, en nos temps de mégapoles titanesques, que les hommes disposent du pouvoir de créer les paysages et les cités emblématiques qu’ils habitent. «  L’homme habite en poète » écrivait Hölderlin. C’est à répondre ou non à cet appel, à cette vocation, que les lieux que nous visitons se laissent entendre et se laissent voir, et consentent à nous parler et à nous regarder dans le regard que nous portons sur eux. Ainsi, de la transparence de ce voyage ; la liberté et la dignité sont laissées aux êtres et aux choses, aux lieux et à leurs hôtes humains, sans oublier les faunes et les flores, pour advenir dans le cours des phrases.

Après tant de livres hystériques et confus, tant de livres déprimés sans être tragiques, nous voici, dans Le Voyage d’Allemagne, au repos, mais dans un repos qui est la vivacité retrouvée à sa source, heureuse récréation, école buissonnière par jardins et routes, où les Calenders viennent à notre rencontre.

Luc-Olivier d’Algange

Philippe Barthelet, Eric Heitz, Le Voyage d’Allemagne (Gallimard)

 

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Luc-Olivier d'Algange, Car les temps sont venus de rendre grâce, poème

 

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(Illustration L'Etoile du matin de Mucha)

 

 

Car les temps venus de rendre grâce.

Toute chose nous fut donnée pour le partage de l'ombre

Dont les yeux vers le sommeil composent la neuve ivresse

Et le murmure des preuves que nous n'entendons pas !

 

Là-bas un autre monde prend naissance

Dans le Songe que redit la pénombre des formes,

Un autre monde frissonne dans le visible

Telle une vérité oisive encore

Dans la sûre conscience de son lointain...

Qu'être dans ce Moi dont le rêve est la désespérance de la pensée ?

Peut-être ce consentement profond à l'incertitude

Dans l'unisson de toutes les essences et de toutes les apparences,

J'en devinais le ressouvenir à l'orée de l'éveil:

Universelle beauté des vagues, écumes rieuses, nostalgies...

 

Ce que nous sommes, croyant l'être,

Est notre manteau royal. Les labyrinthes

Sont nos communes demeures en vérité.

Car la justesse éminente tombe comme une poussière

Sur le déchiffrement du Beau et Vrai... Nos paroles

Sont telles des silhouettes égyptiennes pour celui

Dont la mémoire est l'auguste sentiment de son art.

 

Et c'est ainsi que l'obscurité drape en majesté

Le toucher subtil de l'être à sa naissance;

Et l'obscurité défaille dans sa vaste célébration

Ne sachant si l'objet est cette pensée du soleil

Ou la pure présence de l'impression.

 

Ainsi nous formulions le désir de la légende la plus ancienne...

Doucement ordonnée aux racines, aux rythmes

Qui nous frôlent de leur bonheur, comme, jusqu'à la fin,

L'ivresse d'une louange vibrante !

Car les temps sont venus de rendre grâce.

Notre persévérance est le bonheur de notre exil,

Ce flambeau dans la main tremblante...

 

Passer d'un trait sur le paysage... J'interroge

Le matin de la légèreté. L'humain est cet Adieu

Que la forme enchante pour les dieux qui débutent

Sous nos pas et dans la sainte solitude.

Les secondes sont les stèles des millénaires.

J'avoue que l'être s'évanouit dans le pressentiment de la beauté.

Les temps sont venus, les temps sont venus

De nous déshabituer de cet âge terrestre, -

Et nous en rendons grâce à la Bien Aimée.

 

Luc-Olivier d'Algange

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18/01/2023

Luc-Oliver d'Algange, Ne nous laissons pas assoter, chronique:

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(Photographie de Stéphane Barsacq)

 

Luc-Olivier d'Algange

Ne nous laissons pas assoter

 

J'apprends que l'Académie française, souvent mieux inspirée, chasse de son dictionnaire le mot « assoter ». Ce mot avait l'avantage de dire, mieux que la formule « rendre sot », cet assaut de sottise, cette sottise offensive et offensante, cette sottise qui assaille et dont la télévision, les débats publics, la publicité et la religion même, lorsqu'elle tombe aux mains d'effroyables barbares vaniteux, usent à notre détriment.

Se laisser assoter n'est rien d'autre que se laisser vaincre. On nous assote par la veulerie et la frayeur, la distraction et le travail, par l'ignorance et par le bourrage de l'information, par les généralités idéologiques et par les potins, par la musique d'ambiance et par le vacarme des rues, par la désolation des centres commerciaux et la puanteur de l'air, et même par les bons sentiments. Epargnons-nous d'étendre la liste, chacun sait, ou devrait savoir, ce qu'il en est.

Un homme assoté est un homme qui, littéralement, ne sait plus où il en est, c'est dire qu'il ne sait d'où il vient ni où il va. La réminiscence et le projet lui sont également interdit, - sinon un projet commercial, ou de carrière, dont l'horizon est un plan de retraite, - et plus interdite encore la présence d'esprit et la présence réelle.

Le voici énervé, au sens étymologique, exactement privé du nerf qui lui permettrait de se ressaisir, - de se ressaisir dans un monde sans lequel il n'est rien: cette belle civilisation blessée, européenne, avec ses langues et ses œuvres, qui se délite de moins en moins lentement dans la stupeur et dans l'oubli.

Un homme assoté est sans défense; on peut lui faire dire et lui dire de faire n'importe quoi. Depuis qu'elle est devenue l'ennemie de sa propre civilisation, notre société est devenue une assourdissante machine à assoter. Voici donc les écrans, qui instillent la torpeur et la terreur; voici la publicité qui nous incline à cesser de désirer sinon ce qu'elle veut vendre; voici l'Economie, qui dissout toute chose concrète en abstraction; et voici la morale, une certaine morale, qui sert aux vils et aux ineptes de prétexte à l'abaissement de toute vertu, au sens antique, et de tout génie.

L'assoté tire fierté de son assotement, il s'en vante, s'en revendique contre ce qui subsiste encore vaguement, ici et là, d'une exigence aristocratique, d'un pouvoir de l'excellence, d'une générosité perdue. Les Grands Assotés nous gouvernent et se font élire au titre de Grands Assoteurs. La table rase est leur horizon, leur promesse. Rien ne doit demeurer de ce qui nous laissait le loisir de n'être pas assotés. Ni le silence, ni la vastitude, ni la solitude conquise, ni même l'orthographe ou la grammaire, ni rien de ce qui permettait de discerner, de reconnaître ou de comprendre. Le propre de l'assoté est de n'exister que dans le flou, le confus, l'indiscernable et l'interchangeable, et la fonction de l'Assoteur est de l'y maintenir. Sur ce point, on ne saurait dire qu'il lésine. Tout lui est bon, et il ne manque jamais de se féliciter des concours et des complicités les plus infâmes dans ce travail qui est un combat contre les moindres scintillements de l'esprit et les plus douces rumeurs de l'âme des peuples ou des individus.

Des qualités qui n'ont, à première vue, pas de rapport direct avec l'exercice de l'intelligence, tombent également sous sa vindicte car les Grands Assoteurs savent bien que leur règne est déjà menacé par le bon sens et le bon coeur, par la beauté simple des êtres et des choses et par le pressentiment de la merveille qui se laisse deviner, entre la forêt la clairière, par chaque matin qui recommence le temps dans l'ordre des jours.

Aussi bien les Grands Assoteurs nous voudront-t-il non seulement ineptes, sans grammaire ni logique, mais aussi, et surtout, tristes et sans recours, moroses et sans élans, assignés à notre sottise comme l'âne attaché au piquet et qui tourne à s'y étrangler.

L'Assoteur étant lui-même passablement assoté, ses ruses sont elles-mêmes assez sottes et n'opèrent, par bonheur, que sur des esprits déjà enclins à la sottise. L'une d'elle consiste à dire et redire sans cesse, jusqu'à atteindre une sorte d'état hypnotique, que les rares heureux qui entendent résister à l'assotement ne le sont que par méchanceté, - le « méchant », en jargon d'assoteur (qui n'a cure d'exactitude historique) étant nommé « réactionnaire » ou « fasciste ». Il est vrai que certains, et certaines, sont bien méchants de ne pas se laisser assoter, de faillir au « comme il faut », tels ces enfants que l'on place communément aux Etats-Unis sous neuroleptiques pour avoir été « méchants », autrement dit, indociles.

La docilité ne s'invente pas, elle se prédispose. La remontrance ni la punition ne suffisent à rendre docile un indocile. Pour réduire vraiment les hommes à la servitude, il faut que l'Assoteur la leur serve volontaire, sous l'appellation de « démocratie ». Pour qu'elle puisse affirmer son âpre et mesquine force, il faut réduire l'espace où respirent l'âme et le corps qui portent l'esprit; il faut désanimer et désincarner.

A cet égard, la technique est une arme de choix, mais non la seule. Ce que veut la technique n'est jamais qu'un accomplissement de la volonté qui nous chasse de nos terres, de nos ciels et rend ainsi incompréhensibles les Symboles qui, naguère encore, opéraient à ces fulgurantes jonctions entre le visible et l'invisible dont resplendit le monde lorsqu'il est non plus utilisé mais contemplé.

Pour chasser les hommes de ce qu'ils sont, là où ils sont, il faut vider leur mémoire de tous les signes et intersignes, œuvres et chants qui leur rappellent leur provenance et leur donnent la chance d'une destination.

L'Ennemi frappe au plus vif, pour le nécroser, et ce plus vif, au commencement, est notre langue natale par laquelle toute sapience nous vient et coule de source. Pour l'Assoteur, dans sa version pédagogiste par exemple, il ne suffit pas que la langue s'appauvrisse, s'altère, il faut l'atteindre, à travers ses usages, dans ses règles mêmes afin d'accroître, autant que se peut, la confusion des esprits et rendre étrangères au premier regard les œuvres antérieures à ses calamiteuses réformes orthographiques et grammaticales.

Ne lui disputons point cette compétence, l'Assoteur connaît son travail: éloigner ce qui vivifie; rendre incompréhensible ce qui avive l'âme; précipiter les esclaves par destination dans la distraction et la tristesse; couper court, au nom de la morale, non celle des Moralistes mais celle, sinistre et envieuse, des moralisateurs, à tout instinct de révolte. Lors, le compte est bon. Il n'est plus de bonheur que celui qu'on achète, d'autre joie qu'imposée, et la pensée calculante trouve son règne sans partage.

Il n'est pas nécessaire de verser dans quelque nietzschéisme caricatural pour se rendre à l'évidence : un combat est mené contre notre puissance qui serait, si elle parvenait à s’épanouir, bonté et beauté. Ce combat est celui du pouvoir contre la puissance. Les hommes de pouvoir sont mus par l’envie. Les hommes de puissance le sont par la générosité et le don. La fonction du pouvoir est d’exercer contre la puissance une procédure vengeresse. Le pouvoir, pour s’étendre, doit répandre la tristesse et l’ennui, la confusion morose et l’hébétude, et, certes, il ne peut le faire sans l’immense armée supplétive constituée par les arriérés, barbares, énervés et déprimés de toutes sortes qui sont là pour diffuser partout où ils se trouvent la crainte d’autrui et le dégoût de soi. Ce sont eux qui, sitôt sortons-nous le nez de la boue, s’efforcent de nous convaincre que nos efforts sont vains, que notre cause est perdue et que nous sommes déjà vaincus.

N’en croyons rien ! Si la défaite et la mort sont au bout du combat, elles ne le sont qu’au bout, à la fin, dans les hiéroglyphes des fins dernières, comme toute vie connait sa fin, étant naturellement cernée par la mort. Ce qu’ils veulent de nous, ces apôtres du néant, c’est notre mort, non à la fin, mais dans les heures mêmes de la vie ; ce qu’ils convoitent, c’est notre défaite suscitée par leur seul récri indigné, notre soumission d’emblée, sans conditions.

Dès lors que nous comprenons que toute grande politique s’ordonne et s’est toujours ordonnée à la poésie, dès lors que notre stratégie se fonde sur Homère, la Bhagavad-Gîta et la Geste arthurienne plutôt que sur un stage « force de vente », la souveraineté nous demeure, sinon dans le temps de l’usure, mais, irréfragable, dans le temps du chant.

La seule défaillance fatale serait que le temps du chant, le temps des Muses, le temps du frémissement ardent, en lui, de l’éternité dont il est l’image mobile, cédât au temps de l’usure, - cette abstraction linéaire qui ne correspond à rien, ni dans la réalité de l’âme, ni dans celle du cosmos.

Dans le temps du chant s’éveillent et dansent toutes nos fidélités. Celles-ci ne sont pas des douairières acariâtres mais de jeunes silhouettes surgies des sylves et de l’écume. Elles ne nous relient pas à un passé embaumé, naturalisé ou « muséal » mais à l’éternité toute vive, rimbaldienne, de « la mer allée avec le soleil ». Fidélités ondoyantes, et non pas règlementaires, elles portent vers nous un parfum de prairies et de soleil, un sacré qui s’éprouve avant que nous fussions contraints d’y croire, un arc tendu, écharpe d’Iris, entre le visible et l’invisible.

En résistant à la guerre totale que la société, désormais, conduit contre la civilisation qu’elle devrait protéger et chérir, en refusant de nous laisser assoter, nous ne sauverons pas seulement une esthétique, une morale et une mémoire, mais ce secret même de l’être qui se nomme le possible.

On nous ressasse que « tout a été dit », que la conscience européenne de l’être est achevée, figée, que l’art est mort et qu’il ne nous reste plus qu’à nous soumettre aux plus tristes fatalités. « Tout a déjà été dit », on nous le disait déjà avant Proust, Céline, Ezra Pound ; on nous le disait même avant Chateaubriand et Hugo. Sans doute le disait-on déjà avant Dante et même Virgile. Ce « tout a été dit » trahit surtout le manque d’imagination créatrice de celui qui le formule. Cette formule décourageante veut nous dire qu’ici, en Europe, tout est dit, et qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner à la plus ostensible barbarie, à vouloir s’en rédimer en disparaissant. Un idéologue ou un journaliste s’en laisseront aisément convaincre. Il sera plus difficile d’en persuader un poète ou un homme d’action, - qui savent que de bien-pensants journalistes peuvent parler de tout sans rien dire du tout. Ce qui est véritablement dit vient de loin, de si loin que ceux qui parlent de tout n’en ont plus la moindre idée, et, littéralement, ne l’entendent pas.

Non seulement tout n’a pas été dit, et tout n’est pas dit, mais ce qui fut dit n’a pas même encore été entendu ni éprouvé dans sa plénitude, ce qui est dit n’est pas encore advenu au dire. Les milliers de travaux universitaires qui ont pratiqué sur les œuvres leurs médecines légales « textuelles » ne changent rien, bien au contraire, au fait troublant que les grands œuvres, ces événements de l’âme attendent encore leur avènement dans nos âmes. Virgile, Dante, Hölderlin, Nerval attendent dans la pénombre pour nous dire ce qui doit encore être dit, pour susciter en nous le ressouvenir, « par-delà les portes de cornes et d’ivoire ».

Les œuvres de la conscience européenne de l’être sont en attente, en puissance, et c’est contre elles qu’un Dédire universel, - que la démonologie expliquerait bien mieux que la sociologie,- travaille sans relâche ; et c’est par elles, ces œuvres, qui sont attentes ardentes, que la puissance et le possible nous reviendront dans le plus beau des printemps.

Ainsi que dans le véritable amour, nous reprendrons tout au début, avant les défaillances et les trahisons, là où pointe la vérité de l’être, en sa fragilité émouvante de la jeune corolle. Nous passerons outre aux fastidieuses dérisions des lassés et des blasés. Parménide, Héraclite et Empédocle nous diront le secret de l’être et du feu, comme à des amis, au plus près de ce que nous éprouvons immédiatement, dans la senteur des aromates jetés au feu par notre belle nuit ourlée de la rumeur des flots. 

Luc-Olivier d'Algange

Extrait d'un ouvrage à paraître. 

 

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Luc-Olivier d'Algange, "Fou Forêt" de Philippe Barthelet, éditions Pierre-Guillaume de Roux.

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Fou forêt de Philippe Barthelet 

 

 

Ce qui est ennuyeux dans le monde de la culture tel qu'il se présente actuellement à nos yeux, et à nos oreilles, - pour ne pas dire à notre intelligence, - faculté oubliée ou reléguée de longtemps par les ratiocineurs et les moralisateurs de toute espèce qui ont usurpé le beau nom d'intellectuels que leur attribuaient des adversaires mal avisés, - c'est qu'on y cherche en vain quoique ce soit d'amusant ou de vraiment profond.

Ni la virtuosité joueuse, ni l'aperçu métaphysique ne trouvent grâce chez ces puritains austères. La beauté à fleur de peau comme les beautés intelligibles semblent exclues de ces activités moroses (dites "culturelles") et souvent vindicatives où le moindre semi-cultivé est requis à endosser contre des confrères plus doués et plus libres, l'habit du procureur. L'ensemble répugne et ne manque d'incliner l'homme de goût à n'importe quelles autres fréquentations.

Si bien qu'il est bel et bon de savoir, de temps à autres, et de recevoir cette bonne nouvelle comme un hôte tout autant désiré qu'attendu, que cette zone médiocre où l'on s'ennuie et où l'on travaille, où l'on croit se "cultiver", où l'on traite des "problèmes de l'époque", où l'on est, enfin, si effroyablement sérieux, certains auteurs s'en passent aisément: la nuit et le soleil sont dans leurs phrases, et de folles forêts en surgissent à l'euphonique faveur d'un feu follet.

Fou Forêt de Philippe Barthelet est un de ces livres rares inventés par la désinvolture supérieure qui consiste à parler de l'essentiel.

"Parler du langage, écrit Philippe Barthelet, c'est parler du monde". Voici donc un livre avec lequel le lecteur qui a décidé de ne pas s'ennuyer peut entrer en conversation, comme il entrerait en conversation avec le monde, le cosmos et ses étymologies secrètes que sont les fées et les Muses.

Si pour d'autres, qui sont désormais légion, le monde est un écran, pour Philippe Barthelet, le monde demeure le monde, avec ses rivières, ses arbres, ses oiseaux, et les oeuvres des hommes qui savent les blasonner avec bonheur. La langue française garde cette mémoire seconde, et vivace. Au lieu d'enseigner, ou pire encore, de "communiquer" par elle, l'auteur la prend comme maîtresse, qui enseigne et qui ravit.

La romance de la langue française est un chant continu, comme d'une rivière, que l'on entend mieux loin du bavardage des machines et des hommes. Les Muses sont devenues discrètes, dissimulées, farouches devant les fracassantes convictions des "musophobes", pour reprendre le mot de Milan Kundera, qui arpentent notre terre pour en chasser les merveilles.

Les chapitres dont se composent cet ouvrage nous adviennent comme des rituels légers pour mériter à nouveau, de ces belles Impondérables, une confiance jamais lassée depuis la nuit des temps, et leur intimité profonde, qui nous oblige.

Si nos temps sont infidèles et absurdes, ce n'est point tant par de mauvais penchants gouvernés par des forces drues que par faiblesse grammaticale et pauvreté des mots. La pureté n'est point puriste, encore moins puritaine, elle est, comme le diamant, ce qui laisse voir, dans sa taille, le secret des couleurs de la lumière.

Les Modernes ne semblent tenir à rien, sinon à quelques généralités tyranniques, - mais, à la vérité, c'est que rien ne tient à eux, pas même l'instant où ils se tiennent. Leurs divagations sont tristes et leurs conflits sans honneur. Il s'acharnent avec une âpreté démentielle à fausser les instruments dont ils héritent, pour, égotistes achevés, être sûr de ne rien laisser qui ne soit défaillant ou funeste. Leur temps n'est plus le Temps mais une durée tout amenuisée à quelque finalité précaire, laborieuse ou distractive. Pour combattre ces "musophobes", il ne suffit pas d'emprunter telles convictions, qui leur sont habituellement les plus étrangères ou les plus contraires, à quoi s'emploient, avec une persistance digne d'éloge, les écrivains "réactionnaires". Une physique et une métaphysique sont requises, - à l'oeuvre précisément dans l'ouvrage dont nous parlons.

La plus commune erreur du sérieux est de croire que la fin justifie les moyens; il ne cesse ainsi, par des moyens divers, de nous distraire de ce qui pourrait être une fin adorable si elle n'était éloignée, rendue hors d'atteinte par les moyens qui prétendent y conduire. Ce qui distingue le livre de Philippe Barthelet de ces ouvrages édifiants, qu'ils soient progressistes ou réactionnaires, se tient en la simple raison qu'il est ce qu'il dit.

Ontologique, le moyen, la langue, y est sa fin, dévoilant peu à peu les arcane de l'être et du monde. Nous sommes déjà ce vers quoi nous volons comme les Oiseaux de Farid-Ud-Dîn Attar. La langue française est le Simorgh vers lequel volent ces chroniques françaises.

La sapience n'est pas un but lointain, dont on planifie l'atteinte, mais ce qui est déjà là et que, dans nos agitations, nous troublons ou méconnaissons. L'exercice s'apparente à une oraison de l'attention. Que disons-nous et quelle connaissance nous est donnée par le dire de la chose dite dans ce cheminement amoureux qui va du sens acquis et profane au sens intérieur, étymologique et secret, - là où gisent les images immémoriales et les ressources les plus limpides.

Philippe Barthelet traque, en chasseur subtil ceux qui défigurent la langue française, qui restreignent son usage ou l'ahurissent en réduisant le monde nommé, le seul qui existe pour nous, à des stéréotypes ou des schémas. Confucius plaçait au plus haut, ce qu'il nomme "la science des justes dénominations". Nous apprenons, avec Philippe Barthelet que les dénominations sont justes par ce qu'elles sont fertiles. Elles se refusent à nous laisser dans la représentation que nous avons d'elles. Muses, elles nous ravissent vers des contrées lointaines qui soudain se révèlent être, distantes seulement par l'oubli que nous avions d'elle, notre humble et sainte Patrie.

Luc-Olivier d'Algange

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13/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, La Saison secrète d'Eric Rohmer

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La Saison secrète d’Éric Rohmer

 

L'œuvre d’Éric Rohmer est sans outrances; elle va, de nuance en nuance, vers une résolution où frémit, dans un feuillage de mots français, la nostalgie du Paradis.

Le cinéma, et parfois même dans ses chefs d'œuvres, est un art de l'outrance et de la fascination accordé aux temps qui le firent naître. Son modèle est le guignol; il faut outrer le trait, les situations, le drame, la violence afin que les cervelles les plus engourdies par le vacarme physique et moral du monde industriel en perçoivent quelque chose. Cette surenchère parfois touche au génie, puis s'éteint. Rohmer d'emblée se situe hors de ce processus grandiloquent; il choisit de laisser advenir. L'image en mouvement recueille les phrases que les personnages échangent et qui se laissent lire, en ce qu’elles ne disent pas, sur leurs visages dans leurs gestes.

A considérer que le sujet de la plupart des films de Rohmer n'est autre que la conversation, on pourrait croire qu'il est bien peu cinématographique: ce serait une erreur; une conversation ne vaut pas seulement par les propos qui s'entrecroisent mais par les voix et les corps qui les tiennent et les délivrent, par les paysages alentours, les saisons, sans lesquels ils eussent été différents, et, plus vaste et moins directement discernable, la civilisation même qui les rend possibles.

Le sujet des films de Rohmer est la conversation, et le propos de la conversation est l'amour ; et nous apprenons doucement, c'est dire exactement, sans morale moralisatrice, de film en film, de saison en saison, d'allusion en allusion, qu'il est mille façons de s'aimer, en toutes sortes de gradations, à la fine pointe d'un désir héraclitéen « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ».

Entre l'Eros, l'Agapé et la Philia, l'air circule, car ils ne sont point donnés pour former un tout compact et despotique, mais pour, libérés les uns des autres, délivrer leurs essences et leurs puissances, et faire miroiter, sur l'orée, leurs affabulations légères, leurs tendres approches, leurs incertitudes enchantées.

Dans l'œuvre de Rohmer, toutes les saisons sont arcadiennes; elles sont, selon la formule de Stefan George, « saisons de l'âme » ; et toutes semblent cependant en attente d'une cinquième saison, mystérieuse, qui vit dans l'air secret de chacune d'elles, comme les mots demeurent dans l'air autant que dans la mémoire de ceux qui les entendent.

Cette saison d'un temps hors du temps vient de loin, d'une France à la fois historique et légendaire. Une grande liberté la surplombe comme un soleil, - qui nous est donnée si nous voulons bien la recevoir. Un paysage s'en éclaire, avec une rivière scintillante, issue de la Séquence de Sainte Eulalie, et venue jusqu'à nous qui veillons sur ses rives.

L'art du cinéma, me disait un soir Raul Ruiz, après un colloque de cinéphiles un peu vain où il fut question de servir l’actualité par le cinéma, n'est autre que l'exercice du double regard platonicien. L'œuvre, comme toute vie digne d'être vécue, toute vie odysséenne, va vers son origine, que nous ne connaissons pas. Ainsi, toute l'œuvre de Rohmer semble orientée vers ce temps du conte, vers cette Astrée qui, mieux que l'histoire profane, nous parle de ce qui nous regarde.

La langue d'Honoré d'Urfé est celle qu’Éric Rohmer écrivait pour ses films depuis toujours, et les amours, au bord du Lignon, où nous veillons, sont celles de toutes les autres saisons. Le pays de L'Astrée, cette Gaule mythologique, se déploie sous la cinquième saison, celle du Songe où toute réalité ingénue se précipite, comme en Alchimie, pour la faire resplendir.

La langue dite « baroque », qui est celle d'Honoré d'Urfé, n'est pas grandiloquente, mais sinueuse, comme un cours d'eau, complexe et harmonieuse comme un feuillage, arborescente et variable comme l'attente amoureuse, et de cet immense récit de plusieurs milliers de pages, Rohmer saisit l'essentiel ingénument, en suivant le cours de son art, sans s'embarrasser ni nous ennuyer.

Il faut d'infinis détours, d'exigeantes nuances, il faut être fleuve soi-même pour dire ce qui est au plus simple et au plus proche: le pays réel antérieur, les amours humaines, la terre, le ciel et les dieux. Il n'y a là rien de « précieux », au sens péjoratif du terme, mais une politesse à l'égard des êtres et des choses, qu'il convient de ne pas nommer trop brutalement, - car alors on nomme à côté, - et qu'il faut honorer d'attentions nombreuses, prismatiques, chantantes et dansantes, pour n'être pas, tristement, en deçà de leur simple réalité.

Or cette simplicité sur laquelle repose le cours de la rhétorique profonde d'Honoré d'Urfé, seul Éric Rohmer, sans toute, pouvait nous la montrer telle qu'elle est, en achevant son œuvre par ce salut à ce dont elle vient : ce moment ondoyant de la littérature française, qui garde une vigueur et une innocence médiévale tout en annonçant toutes les audaces modernes, - être « résolument moderne » en littérature et en art demeurant la meilleure façon d'être véritablement antimoderne.

La singularité extrême de l'œuvre d’Éric Rohmer vaut toutes les insolences. Etre de son temps à l'extrême sans y être du tout, dire à son temps précisément ce qu'il ne veut entendre; au « double regard » s'ajoute ainsi le double entendement. Si les personnages d’Éric Rohmer ne parlent pas comme dans un film, et surtout comme dans un de ces films français récents à vocation réaliste ou sociale, ils parlent comme nous parlons dans la réalité, lorsque nous avons quelque chose à dire à quelqu'un, - et nous parlons ainsi depuis Honoré d'Urfé et bien avant. Dans le Grand Légendaire de L'Astrée nous retrouverons ce qui nous lit, ce qui nous déchiffre, ce qui nous regarde, comme d'impondérables signes amoureux ambigus et chatoyants, ce qui nous permet soudain de nous reconnaître nous-même, avant qu'il ne soit trop tard.

Vaines, et peu honorables, sont la plupart des craintes humaines. La seul qui vaille, car elle n'accroit pas le danger mais le déjoue, est la crainte de faillir au Paradis donné.

Luc-Olivier d'Algange

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11/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Le flambeau de l'Analogie:

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Le flambeau de l'Analogie

 

Il existe dans la tradition française un fort courant songeur, surnaturaliste, mystique et prophétique qui, loin de soustraire à notre entendement quelque clarté que ce soit en éprouve les véritables puissances d'embrasement et de transfiguration. Comment ne pas entendre l'œuvre de Racine comme l'épanouissement d'un Songe mélodieux et terrible ? Comment ne pas reconnaître dans les pensées de Pascal la persistante présence des abysses ? S'il est une constante dans la littérature française, elle est bien dans la coïncidence de la métaphysique et de la poésie, dans l'accord de la Doctrine et du Chant et dans l'audace à requérir contre la banalité des apparences le jugement d'une « expérience-limite » où la claire raison, en s'éprouvant à ce qui la fonde et la menace, ouvre à la pensée l'empire des illuminations et des correspondances.

Gérard de Nerval fut, comme Baudelaire et Balzac, un fervent lecteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Il y trouva l'idée, traditionnelle par excellence, d'une antériorité lumineuse et inspiratrice, qui réduit à l'état de vantardise pure la prétention civilisatrice des modernes: « C'est une idée très-frappante, écrit Gérard de Nerval, que celle de Joseph de Maistre qui suppose que les sauvages ne sont nullement des hommes primitifs, mais, au contraire, les derniers représentants d'une civilisation dégradée et abolie ». En amont du temps, en quelques contrées hors d'atteinte mais présentes dans l'âme des poètes, il y eut donc une sapience plus haute. Certes, cette sapience semble éteinte, sa doctrine est généralement oubliée, et toutes les « valeurs » modernes se fondent sur cet oubli, mais elle n'est pas, pour autant, annulée. De tout ce qui fut, il demeure quelque chose. La sagesse s'est éloignée, mais ses traces demeurent en nous, non dans notre entendement diurne mais dans nos rêves, une fois franchies « les portes de cornes et d'ivoire qui nous séparent du monde invisible » - et gardent l'empreinte des Symboles oubliés ou bafoués.

La vie et l'œuvre de Gérard de Nerval consisteront à retrouver, par des voies périlleuses, dans les profondeurs du rêve, l'empreinte du sceau invisible des Symboles. Dans Le carnet de Dolbreuse, Nerval écrit: « Les songes avertissent l'homme parce qu'alors la conscience prend une vision indépendante ». L'œuvre du poète consiste à se rendre attentif à ces avertissements. Ce qui demeure en nous des Symboles d'un Age d'Or oublié nous avertit des désastres et des reconquêtes futures en nous révélant que l'espace-temps qui nous emprisonne n'est qu'une illusion. « Pour en revenir à la nuit et aux songes, écrit Joseph de Maistre, nous voyons que les plus grands génies de l'antiquité, sans distinction, ne doutaient nullement de l'importance des songes, et qu'ils venaient même s'endormir dans les temps pour y recevoir des oracles. Job n'a-t-il pas dit que Dieu se sert des songes pour avertir l'homme ? »

Tel est donc le paradoxe admirable: les songes nous avertissent, ils nous éveillent. La plongée dans le monde invisible éveille les images, et ces images sont vraies. Pour Gérard de Nerval, le rêve éveille à cette vérité que le somnambulisme ordinaire recouvre de ses écorces de cendre. A la veille machinale des travaux utiles et des distractions planifiées, dont le caractère hypnotique n'échappe qu'à ceux qui le subissent, Nerval oppose l'insurrection des songes où vivent les assemblées des déesses et des dieux. Son audace ultime sera de porter la Veille du Songe avertisseur au cœur même de la vie éveillée au risque d'être frappé par foudre d'Apollon. Lorsque le monde ressemble à un faux-sommeil machinal, lorsque la raison partagée ignore la vérité, comment encore oser donner une voix aux augustes et vertigineuses vérités de la Doctrine et du Chant ?

Sans doute l'intelligence moderne n'est-elle si désastreuse que par son impuissance à accorder l'image et la vérité. Pour le moderne, l'imagination est bien « maîtresse de fausseté ». Aux Symboles se sont substituées les fantasmagories. Les songes mentent car ils sont édictés, non par le monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible dont nous parle Henry Corbin, le mundus imaginalis, mais par rumeur confuse des subjectivités agrégées. Cependant le souvenir lancine, et la nostalgie ardente, d'une imagination vraie, telle qu'elle se déploya, par exemple, dans L'Odyssée ou La Divine comédie.

Ce souvenir, qui présume l'antériorité d'une sapience lumineuse, d'une anamnésis possible, rassemble en lui les forces conjointes de l'Intellect et de l'impression. Les signes avertisseurs des rêves et les signes que nous adresse le monde sensible sous les atours du « hasard objectif », ou, pour mieux dire, des « synchronicités », lorsqu'ils opèrent ensemble, peuvent aussi bien éclairer que foudroyer. « Le monde est un ensemble de choses invisibles manifestées visiblement ». Si le songe est bien l'avertissement de l'invisible dans le visible, alors l'oniromancie, saisie par le génie du poète, peut d'avérer être une rigoureuse méthode d'induction. Les Soirées de Saint-Pétersbourg ne disent rien d'autre: « Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes. Mais quand voudra-t-on comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel et qu'elles doivent toutes être recherchées dans un autre cercle ? Il n'y a que les hommes religieux qui puissent et veulent en sortir; les autres ne croient qu'en la matière et se courroucent même lorsqu'on leur parle d'un autre ordre de chose. »

Or cet « autre cercle », plus vaste que les mondes, est aussi, par la prodigieuse magnanimité de la providence divine, contenue dans nos âmes. Le mystère des hauteurs se tient dans les profondeurs, le point de focalisation extrême détient l'ampleur hors d'atteinte, toute la splendeur du monde est dite dans le iota de la lumière incréée. La sagesse humaine, lorsqu'elle s'affranchit des fausses sciences, nous dit Jacob Böhme, « outrepasse la sagesse des Anges ».

Le péril contre lequel nous mettent en garde Joseph de Maistre et Gérard de Nerval est de confondre cette possibilité magnifique avec le prométhéisme des modernes. Rien ne s'accomplit avec bonheur sans le diapason d'une humilité, que l'on peut dire pythagoricienne ou chrétienne. « La musique creuse le ciel » disait Baudelaire qui savait entendre comme naguère l'on savait prier. L'œuvre de Joseph de Maistre déplait fort aux modernes car elle ne laisse presque aucune carrière à l'outrecuidance. Le moderne veut bien prétendre aux gnoses souveraines, mais il ne veut rien abandonner aux prérogatives de son « moi », il veut bien s'approcher des « ésotérismes », des « réalités cachées », surtout lorsqu'elles sont exotiques, - mais la simple et humble prière lui est étrangère, hostile, incompréhensible. « Si la crainte de mal prier, écrit Joseph de Maistre, peut empêcher de prier, que penser de ceux qui ne savent pas prier, qui se souviennent à peine d'avoir prié et ne croient pas même à l'efficacité de la prière ? »

Qu'est-ce qu'une prière ? Les heures où lentement s'écoulent les entretiens du Comte, du Sénateur et du Chevalier sont des prières de l'intelligence. Si l'âme et le cœur entrent en prière sous l'afflux des sentiments généreux et des pressentiments magnanimes, est-ce à dire que l'intelligence ne saurait prier ? Il existe une prière de l'Intellect, qui est pure théorie, c'est-à-dire contemplation. Mais cette prière, en nos temps de fausses raisons outrecuidantes, est aussi la plus rare et la plus difficile. Une prière de l'Intellect serait ainsi une prière de délivrance. La raison doit s'affranchir des raisons et des déraisons et devenir pure oraison; elle doit se délivrer non seulement de la rationalité linéaire mais de la temporalité même où s'inscrit cette linéarité. Il faut infiniment prier pour cette libre gloire de la pensée.

« L'homme est assujetti au temps et néanmoins, il est, par nature, étranger au temps ». La considération maistrienne ouvre des perspectives infinies. Elle fonde la légitimité du prophétisme, non moins que la pertinence de la négation du hasard. Ainsi, la providence divine, loin d'être une énigme impénétrable, serait inscrite, au titre de sapience originelle, dans la nature même de l'homme, « étranger au temps ».

Cette perspective métaphysique modifie, et rectifie, les notions fondamentales de l'humanisme moderne, si éloigné de l'humanitas des Anciens. Si la nature de l'homme est d'être « étranger au temps », toute explication de l'humain par des théories évolutionnistes est infirmée. La prière de l'Intellect témoigne de la possibilité d'une vision surplombante. « L'esprit prophétique, écrit Joseph de Maistre, est naturel à l'homme et ne cessera de s'agiter dans le monde. L'homme en essayant à toutes les époques et dans tous les lieux de pénétrer dans l'avenir, déclare qu'il n'est pas fait pour le temps, car le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu'à finir... »

« Le temps est quelque chose de forcé ». On peut ajouter qu'il en est de même de l'espace. La juste et humble prière de l'Intellect touche sans efforts aux réalités, si troublantes pour des raisons profanes, que sont la prédiction et l'ubiquité. En témoignent les Prédictions et les Bilocations de Sœur Yvonne-Aimée de Malestroit. L'espace et le temps sont « forcés », ils sont illusoires. En franchir les limites artificieuses, ce n'est point transgresser l'ordre de notre nature mais retrouver par la simple légèreté de la prière un état d'être non forcé, ni soumis. Outrepasser les conditions de l'espace et du temps, ce n'est point conquérir quelque pouvoir d'exception mais répondre à l'attente même de l'univers. « L'univers, écrit Joseph de Maistre, est en attente. Comment mépriserions-nous cette grande persuasion, et de quel droit condamnerions-nous les hommes qui, avertis par des signes divins, se livrent à de saintes recherches ? » La prière répond à l'attente de l'univers, et cette réponse résonne en notre cœur, dont l'humilité essentielle est de se confondre avec le cœur de l'univers.

« Toute la science changera de face; l'Esprit longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place. Il sera démontré que les traditions antiques sont toutes vraies, que le paganisme entier n'est qu'un système de vérités corrompues et déplacées. » Déplacées, en l'occurrence, par le temps lui-même, - d'où l'importance d'une clef de voûte, d'un Hors-du-Temps, fine pointe de la spéculation divinatrice. « Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grand pas ». Mais ces pas n'y conduiront que s'ils sont autant d'étapes d'un déchiffrement des signes et des intersignes.

L'armorial initiatique des Chimères de Gérard de Nerval marque, lui aussi, le pas de la recouvrance du limpide secret des songes et des raisons, du Chant et de la Doctrine. Ces sonnets sont des creusets versicolores où le récit autobiographique s'inscrit. Cette inscription fait office, en même temps, de mystère et de précepte. La nuit reconquise, la nuit aimée, la nuit éperdue tient en elle le principe d'un ordre ensoleillé, d'une souveraine raison d'être.

Il est temps d'en finir avec ce dualisme de pacotille qui ne se lasse point d'opposer une raison diurne à une irrationalité nocturne, un « classicisme » prétendument raisonnable et un « romantisme » qui serait tout embarbouillé d'obscurantisme. La forte prégnance mystique de Racine et des œuvres dites du Grand Siècle tient en son exactitude rhétorique une perspective à perte de vue, de même que le romantisme roman, celui de Novalis, dans ses plus libres effusions, rétablit la légitimité d'une norme métaphysique qui s'avère être, désormais, l'ultime sauvegarde de l'homme différencié. La vertu augurale et inaugurale de l'œuvre de Joseph de Maistre tient à cette double appartenance. Ce que l'on nomme le classicisme s'exaltera dans les Soirées de Saint-Pétersbourg jusqu'à donner à Baudelaire et à Nerval les ressources et les puissances nécessaires à s'affranchir des épigones du classicisme.

Œuvre par excellence frontalière, non seulement par sa chronologie mais par sa vocation (l'appel auquel elle répond non moins que celui qu'elle lance !), l'œuvre de Joseph de Maistre illustre la permanente possibilité de penser hors des entraves édictées. Toute pensée exigeante, pour peu qu'elle envisage de ne point servir les idéologies mais les Idées, doit ainsi faire son deuil des facilités conjointes de l'alternative et du compromis. La divine providence que les Soirées déchiffrent, par le dialogue et non par l'exposé systématique, s'exerce sur nous par la quête où elle nous précipite. Elle avive nos curiosités, nous entraînant à une approche encyclopédique, et peut-être faudra-t-il quelque jour admettre que les points de convergences de l'Encyclopédie de Diderot et de l'Encyclopédie de Novalis sont autant à considérer que leurs divergences, de même que l'allure, voltairienne quelquefois, de Joseph de Maistre devrait peut-être interdire de réduire Voltaire au seul usage qu'en font des « voltairiens » qui ne l'ont guère lu.

La providence, et c'est le propre de sa nature divine, s'inscrit à la fois dans la raison et dans un mystère plus haut que le raison. Rien de tout cela n’est compréhensible sans la notion de hiérarchie. Qu’il y eût un mystère plus haut que la raison, cela, certes, n’ôte rien à la raison ; et que ce mystère fût déchiffrable par la raison, et que cette raison s’éployât en oraison, cela ne diminue en rien la souveraineté du mystère.

La grande détresse des modernes sera d’avoir perdu à la fois la raison et le mystère par l’exacerbation simultanée d’un rationalisme outrecuidant et des superstitions du « démos ». Sans l’appel du mystère, la raison s’effondre. Nous autres modernes vivons dans cette raison ruinée, dans les décombres de cet en-deçà de la raison que hantent les superstitions et les barbaries. Contrairement à ce que feignirent de croire certains intellectuels, la destruction des normes grammaticales et métaphysiques, loin de donner lieu à l’épanouissement de la sirène Diversité fut au contraire extrêmement uniformisatrice. Les gravats sont toujours plus uniformes que les édifices et la confusion, pour séduisante qu’elle apparaisse aux yeux de certains, présage immanquablement la planification. Comme l’écrivait Dominique de Roux, «  nous en sommes là ».

Les différenciations individuelles elles-mêmes s’estompent dans la subjectivité de masse : la preuve en est qu’il suffit d’une phrase pour distinguer les uns des autres, pour reconnaître en leur singularité irréductible, les écrivains de belle race et de grande tradition, alors que nos adeptes du subjectivisme se ressemblent tous. Tel est l’apparent paradoxe : la norme grammaticale et métaphysique est l’éminente gardienne de la diversité humaine, alors que la confusion, la subversion, sont les non moins évidentes propagatrices de l’uniformité. La divine providence nous laisse toutes les chances de comprendre ou de ne pas comprendre, et sa mise-en-demeure, loin de nous planifier, nous hausse vers l’extrême singularité. Cette aventure-là, certes, n’est pas du goût de tout le monde car ce elle exige de nous, - outre l’épreuve de la solitude, - s’apparente à quelque dédaigneux dédain pour le « moi », cette idole bourgeoise, laquelle, comme l’automobile, si chère à nos classes moyennes, n’est jamais qu’un objet de série. Le « moi », la subjectivité du moderne, où il se figure être délivré des normes, n’est jamais que le véhicule de sa banalité.

«  Tout se tient, tout s’accroche, tout se marie, écrit Joseph de Maistre, lors même que l’ensemble échappe à nos faibles yeux c’est une consolation de savoir que cet ensemble existe et de lui rendre hommage dans l’auguste brouillard où il se cache. »

Que serait une raison qui se refuserait à s’affronter au brouillard, une raison qui se déclarerait au-suffisante, sinon la pire des folies ? A l’inverse, il est des divagations fécondes en hypothèses surgissantes dont le cheminement, pour déroutant qu’il paraisse, réconcilie entre eux, et quand bien leurs auteurs en furent parfois égarés, les pouvoirs de l’Esprit. Fut-t-elle si irrémédiablement folle, la folie de Nerval, en son siècle bourgeois où se précisaient déjà les méthodiques folies qui allaient conduire aux totalitarismes modernes, si autistiquement déductifs ? Pour retrouver nos raisons d’être, il fallut qu’un homme doué des grâces du pur parler du Valois s’aventure en des contrées crépusculaires. Nous lui en sommes infiniment redevables, comme nous le sommes à Joseph de Maistre, d’avoir restauré, pour nous, le « flambeau de l’Analogie ».

L’Analogie et la hiérarchie, celle-là étant le mode opératoire de celle-ci, sont au cœur de la pensée maistrienne, bien proche à cet égard de la métaphysique des gradations du Colloque entre Monos et Una d’Edgar Poe. Cette métaphysique graduée, ou graduelle, au vrai sens initiatique, témoignera des correspondances et de ce monde qu’il faut bien voir comme un « temple de symboles », sous peine ne rien percevoir du grain et de la ductilité du monde sensible.

L’idée à la fois architecturale et musicale d’une Analogie fondatrice, - l’architecture, de par le mouvement de celui qui la découvre, se faisant musique, et la musique reconstruisant dans l’entendement une architecture, - nous sauvera peut-être des déterminismes inférieurs où prétendent nous enfermer ces « rationalistes » dont l’engagement n’a d’autre fin que la destruction pure et simple de la raison. Quiconque croit, par exemple en la légitimité exclusive du « démos » à gouverner toute chose, y compris ce qui échappe, de fait, à ses prérogatives, doit faire son deuil de la raison qui, par nature, est hostile «  au sommeil de la brute et à la convulsion du fauve ». A Joseph de Maistre écrivant : «  Il n’y a rien de pire que la foule », Gérard de Nerval renchérit : «  Fatale époque d’aveuglement, de doutes et de haines mortelles, où la Providence n’intervient plus par les éclairs du génie, mais par les forces déchaînées des éléments et des passions ». Et ceci encore : « C’est un triste appel celui qui se fait, au nombre d’une part, et de l’autre à la force : au courage sans raisonnement, à la foule sans moralité ». Point d’envol qui d’emblée on s’englue dans l’Opinion. Aux esprits ouraniens, en revanche, à ceux qui manifestent leur préférence pour l’esprit de l’air, et contre le démon calibanesque, la chance est offerte de gravir l’échelle du vent, - qui nomme cette hiérarchie que nous évoquions, qui n’a, en soi, rien d’administratif, ni même de militaire.

Que les esprits vétilleux cherchent encore à démêler le tien du mien, à répartir ce qui appartient au christianisme et ce qui appartient au paganisme, il n’importe. Nous savons par l’Aurélia de Gérard de Nerval que les dieux antiques dorment à peine derrière les plus fines apparences du Songe et du Réel, et par Joseph de Maistre, prédécesseur capital de René Guénon, qu’il est une tradition antérieure à tous les dogmes. Une identique menace pèse désormais sur toutes les formes de l’esprit, et cette menace s’accroît de tout ce qu’elle divise en prévision de son règne sans nuance. « La génération présente, écrit Joseph de Maistre, est témoin de l’un des plus grands spectacles qui jamais ait occupé l’œil humain : c’est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l’univers regarde. » Le « philosophisme », en l’occurrence, c’est l’ « isme » qui ne se soucie plus ni de l’amour ni de la sagesse, - tout entier livré au despotisme de ses bonnes intentions meurtrières.

Gérard de Nerval lui répondra, dans Quintus Aucler, par cette question : «  S’il était vrai, selon l’expression d’un philosophe moderne que la religion chrétienne n’eût guère plus d’un siècle à vivre encore, - ne faudrait-il pas s’attacher avec larmes et prières au pieds de ce Christ détaché de l’arbre mystique, à la robe immaculée de cette Vierge mère, expression suprême de l’alliance antique du ciel et de la terre, - dernier baiser de l’esprit divin qui pleure et qui s’envole ? »

Luc-Olivier d'Algange

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10/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Antonin Artaud, toujours ardoyant:

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Antonin Artaud, toujours ardoyant

 

Les plus profonds enseignements nous viennent sans doute des œuvres qui, adressant à notre entendement une mise-en-demeure radicale, se refusent à être édifiantes. Une défaillance, un refus, voire un effondrement, ou la conscience d'un effondrement collectif, sont alors la mesure, en précipices, de la plus haute exigence qui s'irise, comme en neiges éternelles, des hauteurs de l'âme, et interdit la réduction de l'écrit au rôle subalterne d'objet artistique.

« Nous ne sommes pas encore au monde », nous dit Antonin. Nous ne pensons pas encore dans une âme et un corps. Pire encore, nous pensons moins que nous ne pensions; une force, une lucidité ont été perdues et toutes les évaluations, sciences, religions réduites à leurs écorces mortes, à leurs superstitions, travaillent encore à rendre impossible l'advenue du ressac de cette pensée entrevue par la brèche qu'Antonin Artaud décrit dans L'Ombilic des limbes et dans ses premières lettres à Jacques Rivière.

Ce que sa pensée ne peut faire, - c'est-à-dire réduire son langage à l'édification d'une forme littéraire convenue - sera le principe de la puissance, d'une magie concrète qui débute par la conscience de l'œuvre-au-noir et dont le « théâtre alchimique » sera l'instrument de connaissance, non en termes scientifiques, mais rituels, selon l'ordre abyssal d'un sacré originel qui transparaît en feux noirs et feux de roue, selon la formule alchimique , à chaque ligne écrite.

Le livre que Françoise Bonardel vient de publier aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Antonin Artaud ou la fidélité à l'infini, se tient à la hauteur de cette mise-en-demeure. Plus encore que de parler de la vie et de l'œuvre d'Antonin Artaud, ce qu'elle fait admirablement, Françoise Bonardel nous parle de ce dont il est question dans cette vie et cette œuvre, « l'honneur vital » qui s'y trouve engagé, fidélité à l'infini.

Au-delà d'une analyse strictement universitaire qui prétendrait à une explication à partir d'analyses, l'auteur s'engage, et c'est ce qui rend ce livre passionnant, dans une interprétation, une herméneutique orientée vers une implication dans l'œuvre et dans la pensée agissante de l'œuvre, échappant ainsi au double écueil du mimétisme et de la distanciation.

Le diagnostic que fait Antonin Artaud est clair, sa critique du monde moderne, radicale. L'Occident moderne s'est effondré: « Nous vivons des temps tragiques et plus personne n'est à la hauteur de la tragédie ». Nous avons cessé de penser et d'être. Un envoutement pénombreux nous tient dans une abstraction restreinte, fallacieuse et mortifère, nous avons perdu « la culture cuivrée du soleil ». Seul, nous dit Antonin Artaud, « un homme en marche depuis toujours » peut dire la sapience perdue. A tant dénier la mort, et la dimension tragique qu'elle impose à chaque être et à chaque moment, l'Occident moderne a renié la Vie: « Réaliser la suprématie de la mort, n'équivaut pas à ne pas exercer la vie présente. C'est mettre la vie présente à sa place, la faire chevaucher divers plans à la fois, éprouver la stabilité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre. »

L'Occident moderne est apostasie, reniement de ses ressources européennes, triste régression vers un état larvaire de docilité, « règne de l'On » comme disait Heidegger, ou du « dernier des hommes » dont parlait Nietzsche. De Nietzsche à Artaud, au demeurant, se tissent des affinités. « Quand le corps est blessé, écrit Artaud, c'est là qu'on trouve l'âme, l'Aigle et le Serpent ; totems protecteurs dont nous recevrons, ou non, la force de tout perdre ou de tout gagner, - ce qui est peut-être la même chose.

Antonin Artaud dépossédé de tout, - à commencer par l'usage utilitaire ou décoratif du langage, - s'empare du « tout », tellurique et ouranien, car ce « rien » qui lui reste n'est autre que la langue redevenue Soleil-Logos, puissance héliaque, fulgurance d'Apollon. On comprend mieux l'intérêt d'Artaud pour Apollonios de Thyane, Héliogabale ou le néoplatonisme solaire de l'Empereur Julien par lesquels il songera, je cite, à « retrouver et ressusciter les vestiges de l'antique culture solaire ».

Bien au-delà de la simple polémique antimoderne, la guerre d'Artaud est ontologique: « Ne jamais discuter, frapper avec ma richesse, ça se taira ». Le dénuement total est la richesse absolue. Tout est dans l'acte d'être qu'il faut révéler par une suite d'épreuves, au sens vrai initiatiques. La conscience aiguë de l'Hors d'atteinte de la pensée et de la défaillance du langage, la vision abrupte, fatale, de cet effondrement central, seront ainsi le principe de la reconquête, mot par mot, geste par geste, d'une intégrité et d'une pureté perdue par une civilisation d'individus que plus rien ne relie à un ordre supérieur. Civilisation envoûtée de l'intérieur par la représentation qu'elle se fait d'elle-même et qui la condamne à être tenue à distance, déportée, exilée à l'intérieur de l'exil lui-même, - là où la servitude volontaire nous installe, dans ce « partout-nulle-part », déraciné, où plus rien ne symbolise avec rien.

Françoise Bonardel, dans ce livre magistral, nous rappelle à cette évidence: si Antonin Artaud n'est pas « homme de Lettres », si sa vie est, en soi, une insurrection et un cri, son œuvre ne saurait se réduire à un « cri » et s'avère être celle d'un très-grand écrivain français. Etre « toujours ardoyant » dans le creuset philosphal où s'animent l'Aigle et le Serpent, tel fut le dessein gnostique d'Antonin Artaud, qui renouvelle à certains égard celui de Maurice Scève, en ses blasons et cosmogonies.

L'ouvrage de Françoise Bonardel approfondit magistralement ce dessein que l'on peut dire gnostique et alchimique, ce « voyage vers Tula », qui est aussi la mythique Thulée hyperboréenne, - autrement dit, le voyage vers ce qu'Antonin Artaud, nomme la Vie, avec une majuscule, Mercurius alchimique. La Vie, pour Artaud, est magnétisation, émanation, irisation des dieux « qui jouent aux quatre coins sonnant du ciel, aux quatre nœuds magnétiques du ciel. »

Contre l'abstraction conceptuelle, Antonin Artaud ravive le spirituel concret dans la tradition de Paracelse, Böhme, Novalis, Hamann et Franz von Baader. La guerre est ouverte contre la pensée calculante, restrictive, pensée d'usure et de pénurie, capitalisante et profanatrice qui nous réduit à l'état de spectre dans les « cavernes de l'être ». Pour Antonin Artaud, rien n'est plus concret que le suprasensible: « J'ai de l'esprit une idée matérielle bien que j'aie une philosophie anti-matérialiste de la vie ». La magie est concrète et d'une exactitude « cruelle ».

Se déprendre de ce qui désincarne nos présences en représentations, de ce qui dégrade nos « actes d'être » en concepts abstraits, de ce qui avilit la tradition (qui est transmission ardente, transfusion) en coutumes bourgeoises, c'est enfin, pour Antonin Artaud, retrouver, en même temps, l'intensité et l'exaltation, les longitudes et les latitudes de l'âme et du monde, sans lesquelles les corps sont sans esprit et les esprits sans corps. La Thulée de l'âme est cette contrée murmurante, ce « voyage à travers son propre sang », comme l'écrit Françoise Bonardel, ce « Styx rutilant de tous les feux nocturnes » qui « nous invite à entreprendre dès ce monde-ci, l'ultime navigation vers et dans l'au-delà. »

L'œuvre sera cette « lame d'obsidienne », éclat solaire porté à la jonction des mondes qui donnera à Antonin Artaud le droit d'écrire: « Mais moi, je suis un être vrai, sans rien de phénoménal, et je me manifeste à tout instant, mort et vivant »

Luc-Olivier d'Algange

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08/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Eloge de l'Enchantement:

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Eloge de l'enchantement

Notes sur les Romantiques allemands

 

Le romantisme allemand fut à la fois une quête et une humeur. La quête romantique, au moins dans ses préférences, semble mieux connue que son humeur. Par des ouvrages didactiques, parfois hostiles, plus souvent hélas que par les œuvres, nous nous sommes formés, en France, une idée du Romantisme allemand comme d'une quête de l'irrationnel, d'un culte de la Nature et des forces obscures, d'un environnement de brumes et de forêts sur fond d'orchestrations wagnériennes. Nous savons de ces romantiques qu’ils écrivirent des romans d'initiation, qui s'aventurent du côté de l'orient et des arcanes du monde invisible. Les mieux informés, enfin, savent que les romantiques allemands furent aussi des philologues, des naturalistes, des mythologues qui eurent le souci de recueillir des contes et des légendes et d'esquisser une méditation sur la communauté de destin des Allemands.

La quête romantique, toutefois, ne se laisse pas distinguer de son humeur, qui ne se trouve que dans les œuvres, et relève d'une réalité plus subtile, plus impondérable que les « notions » dont la collecte peut satisfaire l'universitaire mais laisse ne suspens celui qui voudrait, lui aussi, « romantiser » avec les Romantiques, faire siennes leurs aspirations et leurs découvertes; ce qui est sans doute la seule manière de lire qui vaille mieux que l'ignorance.

Avant d'être une théorie, un système, s'il le fut jamais, le Romantisme allemand fut une façon d'être. Pour savants qu'ils eussent été, férus de toute les sciences de leur temps non moins que d'excellents humanistes, connaissant souvent non seulement le grec, le latin, les langues romanes, mais encore le sanscrit et l’hébreu, pour encyclopédiques que fussent leurs curiosités ( ne méconnaissons pas tout ce par quoi l’œuvre de Novalis, par exemple, relève encore du dix-huitième siècle), les Romantiques n’en tinrent pas moins leur modi essendi, leurs façons d’être, leur présence au monde, comme supérieures aux modi intellegendi, aux « modes de connaissance », à l’intelligence didactique ou critique.

A ces poètes-métaphysiciens, qui revendiquèrent la phrase de Goethe : «  Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense », toute science était vaine qui ne fût ordonnée à l’être, autrement dit à une connaissance supérieure, à une sapience à la fois sensible et intelligible qui se laisse traduire non par des systèmes et des doctrines, mais par une qualité d’élégance et d’enchantement, de noblesse et de légèreté à laquelle les esprits pompeux et lourds ne peuvent rien comprendre et qu’ils tiendront toujours, à juste titre, pour ennemie.

Novalis, qui fut bien le contraire d’un esprit chagrin, Novalis qui fut tant aimé des dieux qu’il mourut à l’âge de trente ans, reprochait précisément à la seconde partie du Wilhelm Meister de Goethe ce retour au sérieux, à la vie domestique, au savoir planifié, cette trahison de l’intensité et de la joie, qui éclate, au profit du bonheur qui dure et qui s’étale. Rien n’est plus difficile à définir qu’une humeur, elle est ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » dont parlait Fénelon, qui nous emporte. On peut, sans trop prendre le risque de se tromper, la dire juvénile, quand bien même Jean-Paul Richter en perpétua toutes les vertus jusqu’au grand âge). On peut aussi, en hommage à Antoine Blondin, la dire vagabonde. La Lucinde de Schlegel, les Mémoires d’un propre à rien de Joseph von Eichendorf, annoncèrent la couleur : elle sera d’un bleu léger, d’une révolte sans pathos, souvent encline au libertinage, où le sens de la rencontre, du rêve et de l’ivresse avive le monde, délie les langues, dénoue les peurs, et nous précipite, avec impatience, vers le mystère des êtres et des choses.

Ces vertus, chères aux premiers Romantiques allemands, sont d’un genre viril. Elles se nomment liberté et courage, amitié chevaleresque et fidélité, et correspondent assez peu à l’image du Romantique se tordant les mains au clair de lune. L’humeur romantique se laisse aussi approcher par ce que Gobineau dit des « Calenders » dans son roman Les Pléiades, qui fut sans doute largement influencé par les romans de Jean-Paul Richter, et en particulier par Titan, - cet immense entrelacs de songes, d’aventures et de bonheurs. Si la peine et la mélancolie des temps qui nous abandonnent, la nostalgie et la déréliction, la folie même de ceux que frappe la foudre d’Apollon, la tragédie et la mort ne sont pas absente des œuvres romantiques, leur humeur, à qui fréquente leurs œuvres, fut d’emblée à la fantaisie, à l’audace, au rire et à l’ironie.

L’ombre et la lumière, au demeurant, n’existent que l’une par l’autre. Pour les Romantiques allemands, précurseurs, nous y reviendrons, de la logique du tiers-inclus, le Bien et le Mal ne sont pas des entités massive, irréductibles l’une à l’autre qu’affectionnent les esprits schématiques ; les crépuscules contiennent les aurores, et la Nuit dont Novalis écrivit les Hymnes, laisse se réfugier en elle, comme un éclat de lumière dans la prunelle de l’Aimée, tous les secrets du jour.

Il y aurait un livre entier à écrire sur l’ironie romantique. Cette ironie n’est point le ricanement de la certitude ou de la supériorité, l’antiphrase didactique et condescendante de Voltaire, mais une reconnaissance de la nature double, visible-invisible, du réel. Tout sens apparent divulgue, à celui qui s’y rend attentif, un sens caché. Toute apparence est transparence. Le monde n’est pas cette prison de convenances ou cette autre prison que serait une liberté dépourvue de sens. Le monde nous parle. Pour les Romantiques allemand, le langage que le monde nous adresse à travers les cristaux de neige, les murmures des feuillages ou les rumeurs de la mer n’est pas radicalement différents de celui dont nous autres humains usons et mésusons à loisir. Cette similitude, cette parenté est, pour les Romantiques allemands, une leçon d’humilité et de prodiges. Elle témoigne d’un accord possible entre le monde et l’homme, elle annonce des solitudes immensément peuplées d’âmes.

« La nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe » écrivait Héraclite. Le Grand-Œuvre des Romantiques allemands sera le déchiffrement de ces signes, - déchiffrement dont l’humour, comme en témoignent le Contes de Hoffmann, n’est pas exclu. Tant qu’il est possible de rire, à travers l’herméneutique elle-même, rien n’est perdu. Les Romantiques allemands sont d’autant moins obscurantistes que l’interprétation qu’ils proposent des apparences et des signes, des textes sacrés (dont font partie les œuvres des poètes) est infinie. La sapience romantique est aussi peu administrative que possible. Le jeu de symboles et des correspondances, ne s’y trouve ni réglementé, ni instrumentalisé.

On pourrait dire, dans un apparent paradoxe, que ce qui sauve les Romantiques allemands de l’obscurantisme, c’est précisément cette défiance pour le rationalisme. Le culte de la « déesse Raison », dont on connaît les ravages, leur fut largement étranger. Le fou n’est pas celui auquel la raison fait défaut, mais bien celui qui a tout perdu sauf la raison. Toutefois, se défier de la raison n'interdit point d'être logicien ni de faire de la logique un instrument de spéculation et de prospection. L'accusation d'obscurantisme habituellement portée contre eux tient d'autant moins que ceux qui la formulent furent bien souvent les héritiers ou les instigateurs du totalitarisme moderne. Que le réel soit dialogique, pour reprendre le mot de Gilbert Durand, voire, polyphonique et gradué, - et avec une grande part d'imprévisible, - qu'il y eût une interdépendance entre la connaissance, celui qui connaît et la chose connue, que les ombres soient colorées et nos âmes chatoyantes et « tigrées » pour reprendre l'admirable formule de Victor Hugo, que les frontières entre la réalité et le songe soient indécises, que les métaphores soient à l'œuvre, qui changent les feuillages en serpents d'or, les amoureuses en sirènes, les arbres en patriarches, que les dieux puissent surgir et transparaître, que la parole soit donnée aux hiboux ou aux chats, que la différence entre les fées et les libellules puisse n'être, en certains cas, que de pure convenance, tout cela qui appartient au patrimoine imaginaire, ne reste point sans ouvrir des perspectives d'avenir, de nouvelles logiques et de neufs enchantements.

Peu encline à la linéarité, on ne saurait dire si la pensée romantique fut davantage tournée vers le passé ou vers l'avenir. Bien plus que rectiligne, la pensée romantique est encline à l'arborescence, à la sporade, à la spirale. « Grains de pollen », les pensées se dispersent, mais chacune d'elle tient en elle, mystérieusement, le ressouvenir de son origine. Ainsi, les Romantiques allemands ne furent ni progressistes, ni passéistes, ni excessivement confiant dans le « sens de l'histoire », ni adeptes d'une pure théorie de la décadence. Issus d'une tradition de l'intériorité, d'une spiritualité « paraclétique » illustrée par Angélus Silesius, Franz von Baader ou Jacob Böhme, ils répugnaient à se croire enchainés à quelque déterminisme historique: l'Histoire, avec des bonheurs divers, était en eux.

Certains critiques, non sans pertinence, ont distingué, chez les Romantiques allemands, deux courants, l'un « révolutionnaire » et quelque peu napoléonien, et l'autre, « réactionnaire», tourné vers l'anamnesis, l'ésotérisme, la recherche des fondements de « l'Allemagne secrète », ainsi que le nommera Stefan George. Ces deux courants, toutefois, s'opposent moins qu'il n'y paraît. Ce qui paraît juste, c'est de discerner un glissement, qui est moins d’ordre politique que mythologique. Peu à peu s'éloignant du dix-huitième siècle, de l'euphorie d'une Révolution vue de loin, Prométhée cède la place à Hermès. A la logique du voleur de feu (qui, par Hegel, est aux soubassements du marxisme qui voit en Prométhée la figure tutélaire des révolutions) succède le « feu de roue » des Alchimistes, les feux tournants de l'athanor, qui sont à la fois l'âme et le monde, l’intériorité et l'extériorité.

A la marche forcée du sens de l'Histoire, Novalis, Chamisso, Jean-Paul, préfèreront la promenade où, quelquefois, et comme par inadvertance, le vagabondage se change en pèlerinage, où la simple inclination au voyage devient une quête du Graal. On pourrait dire que le courant « hermésien » de l'Encyclopédie de Novalis s'oppose au courant prométhéen de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, comme, en retour, la volonté planifiante, étatique, hostile à la bigarrure du monde, s'oppose à la contemplation, au recueillement. Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simple, et il y eut bien un « hégélianisme de droite » qui, de Villiers de l'Isle-Adam à Jean-Louis Vieillard-Baron, tenta de donner à la procession hégélienne de l'Esprit une dimension verticale, et, pour tout dire, gnostique. Force est cependant de reconnaître qu'en sa postérité, comme le sut montrer Michel Le Bris, l'œuvre de Hegel engendra les philosophies et les idéologies les plus closes, poussant la raison triomphante à la folie et les hommes à la servitude.

Paradoxalement, ce passage de Prométhée à Hermès, du rationalisme à une sorte de sapience holistique, ajoute à la pensée romantique une finesse questionnante, un scepticisme, un « je ne sais quoi » de pyrrhonien qui fera toujours défaut à la lignée rivale, demeurée fidèle à l'hybris du voleur de feu.

Il y a davantage de question que de réponses dans les «grains de pollen » de Novalis, et si peu d'acrimonie et de ressentiment, que son œuvre nous apparaît aujourd'hui venir d'un autre monde. Voici belle lurette que les hommes n'écrivent plus sans haïr, au point que bien souvent la haine, le dépit, la rancœur semblent les seuls moteurs de leur écriture. Le fiel est ce qui demeure lorsque les enchantements ont disparu.

Au-delà la de leurs diversités qui sont grandes et qui rendent bien difficiles d'en parler en quelques pages, les Romantiques allemands, des plus sombres aux plus clairs, des plus rieurs aux plus tourmentés, des plus optimistes aux plus pessimistes, sont tous des hommes, et des femmes, de l'enchantement. Ces enchantements peuvent, eux aussi, être lumineux ou ténébreux, tels de douces brises sur la joue ou de noirs ensorcellements, des rencontres éblouies avec des paysages italiens, de suaves ensommeillements dans les bras des amantes ou des combats furieux contre des dragons; ces enchantements peuvent être austères ou dionysiaques, nous pencher de longues nuits sur des grimoires ou nous lancer dans de folles fêtes de fleurs ou de flamme; ces enchantements peuvent nous perdre ou nous sauver, peu importe, nous porter au-devant du monde sensible, dans les fracas, ou nous rassembler dans le silence d'une méditation mathématique, ils n'en demeurent pas moins la ressource commune à la tous les Romantiques allemands, leur irréfutable singularité, leur étrangeté dans un monde aussi désenchanté que le nôtre.

Nous sommes désormais si loin de tout enchantement que certains de nos intellectuels ont fait de l'enchantement l'ennemi par excellence: il facile de se faire un ennemi de qui ne règne plus ! Véritable arrière-garde, ces « intellectuels » (par antiphrase) persistent à batailler contre ce qui ne demeure plus qu'aux marges extrême de la vie. Dans ce monde planifié, rationalisé, médiatisé, dans ce technocosme surveillé, informatisé, où jamais la part du secret ne fut si rabougrie, ils voudraient encore nous persuader que l'enchantement est ce Mal à l'origine de tous les maux, ce germe du totalitarisme qu'il faut écraser avant qu'il ne s'éploie. Le désenchantement, la démystification, la déconstruction sont leurs grandes affaires, tout ce qui est numineux ou sacré est leur adversaire, comme si la grande « ruée vers le bas » et vers l'horreur n'était pas le démocratique produit du nihilisme et de l'hybris de la volonté, de la raison idolâtrée, planificatrice. Comme si de ne s'émerveiller de rien et de dénigrer toute chose, les hommes s'en trouvaient être meilleurs !

C'est méconnaître que l'enchantement est d'abord ce qui nous dénoue, ce qui nous surprend, ce qui sollicite notre hospitalité. C'est ne pas voir que l'enchantement est une « approche », ou, plus exactement, cette émotion qui survient au moment de l'approche, - à cette seconde magique où nous nous délivrons de nous-mêmes, de notre narcissisme individuel ou collectif, pour recevoir du monde un signe de bienvenue.

Voir dans l'enchantement un Mal est un étrange désespoir et ce désespoir mélangé d'optimisme historique ne laisse pas d'être inquiétant. Les Romantiques allemands pressentirent ce monde déserté des Anges et des Dieux, ce monde sans messagers, où plus rien n'advient de l'autre côté des apparences. Mais si plus rien ne doit advenir, alors les apparences ne sont plus des apparences, mais des murs de néant. D'où l’élan romantique vers les prodiges, qui sont en nous tout autant que dans le monde: « Il est étrange, écrit Novalis que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ? »

L'entendement humain apparaît aux Romantiques allemands comme un instrument prodigieux et méconnu, un stradivarius dont on se servirait comme d'un tambourin avant de le laisser brisé et à l'abandon. Refuser l'enchantement, c'est ainsi refuser non seulement le poème, le chant des sirènes, mais la spéculation elle-même, l'Intellect dans ses plus hautes œuvres. Il y a, certes, un danger dans le chant, comme dans la pensée, on peut s'y perdre mais ce danger est le propre de l'humain et sans doute n'est-il point si grand que le danger que recèle, pour la beauté de la vie, le culte bourgeois de la sécurité à tout prix.

Par ailleurs, l'enchantement romantique est fort loin de sa caricature. Il n'est point cet abandon aux forces de la vie et de la nature, ce panthéisme primaire, cette passivité végétale ou infrahumaine, ce culte de la Magna Mater ou ce fondamentalisme écologique que ses adversaires dépeignent avec complaisance : « Bien des gens, écrit Novalis, s'attachent à la nature, parce que, comme des enfants gâtés, ils craignent leur père et cherchent un refuge auprès de leur mère ». S'il importe d'apprendre à manier la baguette magique de l'analogie, ce n'est pas au détriment de la déduction, mais en contraste avec elle, sachant que « les contrastes sont des analogies inversées ». Ainsi, « la vie des dieux est mathématique » mais « c'est en l'humain que se manifeste l'empire des cieux ».

Pour le Romantique, la science chante comme les nombres et rien n'est véritablement abstrait. « Chaque descente du regard en soi-même est, en même temps, une ascension, une assomption, un regard vers l'extérieur véritable ». L'enchantement est ce point, cette frontière incertaine où le monde intérieur et le monde extérieur se rencontrent. Nous pouvons choisir de lutter contre le monde, de le prendre à bras le corps, de le défier, mais, en dernière instance, cette joute est nuptiale. Entre l'élan prométhéen et la sagesse d'Hermès, il est un accord possible, que Novalis, avec génie, résume en une seule phrase: « Nous ne nous comprendrons jamais entièrement; mais nous ferons et nous pouvons bien plus que nous comprendre ».

Luc-Olivier d'Algange

 

Vidéo de la conférence à propos du Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de l'Harmattan;


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07/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Milosz la Visitation du Verbe:

Milosz

 

Milosz, La Visitation du Verbe

 

Il vient une heure, tôt ou tard, dans toute vie humaine digne d'être vécue, toute vie accordée aux profondeurs et aux hauteurs, ouverte sur des latitudes et des longitudes insoupçonnées, plus vastes que la prison des signes où le monde de la communication prétend nous enfermer, une heure où « l'autre espace » nous fait signe, où s'ouvre « la porte d'or de la mémoire », où nous trouvons enfin, après l'avoir tant devinée et cherchée, « l'issue du labyrinthe ».

Quelques mots, un peu vagues et de convenance, susceptibles d'acceptions diverses et contradictoires, désignent ce cheminement, mais ne suffisent à le dire: gnose, ésotérisme, initiation. Pour les comprendre, il faut revenir à la source qui n'est pas scripturaire mais intérieure, qui se dit en ne se disant pas, et s'abandonne humblement à cette divine inscience, simple et pure comme l'ultime Etoile du Matin.

Le monde est une prison, et ceux qui le dominent en sont les gardes-chiourme, mais non moins ceux qui s'en trouvent dominés. Tout conjure à nous persuader que cette prison est la totalité du monde, et par surcroît que nous y sommes libres. Cependant une mémoire persiste en attente, qui nous fait signe, comme un appel au cœur même de l'effroi et du désastre: « Quand tout à coup, écrit Milosz, au paroxysme de l'universelle terreur, je sentis que je gagnais de vitesse mon souvenir. Au même instant, j'abjurais à jamais, devant le rien primordial, tout souci de réalité ».

Ce que l'on nomme la réalité, et que nous distinguerons ici du réel, est ce mensonge carcéral. Le réel que nous ne pouvons entrevoir que par l'extase est tout ce qui excède la réalité, la déborde et s'en échappe, pour, paradoxalement, nous ramener au centre, au cœur du « feu caché », « ce point mathématique igné dont la distance fictive de n'importe quelle étoile nous rappelle la primitive image ». Ce point, nous dit Milosz, « d'espace-matière igné est déjà virtuellement tout l'univers. »

L'ésotérisme, voie vers l'intérieur, sera, pour Milosz, ce cheminement qui conduit de la périphérie vers le centre, de la lettre morte vers l'esprit qui vivifie. La devise initiatique vient aussitôt à l'esprit: orare et laborare. Il faut être fort dans sa prière pour trouver le courage d'ôter l'écorce morte des signes, des mots et des symboles, afin qu'ils ne meurent en eux-mêmes, et recouvrent, en s'éveillant, la puissance du symballein qui relie le visible à l'invisible. Ce qui est n'existe que par sa relation avec ce qui est sur le point d'être, en attente, en veille ardente, de l'autre côté.

Tel est le secret de la grande herméneutique amoureuse et créatrice de Milosz, issue du poème, qui est la source de la sapience. L'interprétation du poème et du texte sacré, - interprétation infinie et non point explication totale, implication dans ce qui n'est pas encore dit dans le Dire lui-même, requiert, et Milosz à cet égard sera notre maître, une amitié avec le silence et avec la « langue des oiseaux » qui en peuple « l'autre espace ».

Herméneute de son propre poème, comme le fut jadis Ibn'Arabî dans son Traité de l'Ardent Désir, Milosz voile et révèle le Dit poétique en soi, l'herméneutique du poème n'étant pas un étalage de ses secrets mais, au contraire, un voile qui en recouvre la forme invisible pour la faire apparaître et la protéger. La révélation « revoile » non pour obscurcir mais pour favoriser, à nos entendements humains, l'advenue de la lumière sensible. Entre le poème et l'herméneutique du poème s'instaure une relation qui ravive la relation essentielle entre le regard et la chose vue, entre celui qui contemple et ce qui est contemplé.

Ce poème traduit du plus resplendissant et abyssal silence antérieur est au commencement mais ne pourra nous reconduire au recommencement que par l'interprétation qui aura le souci d'en sauvegarder l'immédiate présence, - qui est l'acte d'être même de l'Arcane.

Ce que nous apprenons du poème interprété de Milosz sera ainsi non seulement ce que l'auteur veut nous en dire, mais ce qu'il en est, en amont de toute volonté, du Verbe lui-même, et de l'Esprit, qui souffle où il veut. L'herméneutique dévoile la lettre, la fait éclore, la déploie et la protège dans son « noyau igné »; elle ne semble s'éloigner du sens littéral que pour y revenir et le faire resplendir dans la lumière même qui le suscita, - lumière incréée, suprasensible vers laquelle l'herméneute-poète conduit, comme à sa source, la lumière sensible.

De même que le monde de la fausse réalité nous maintient dans les apparences, les surfaces, le littéralisme, l'exotérisme dominateur, il nous emprisonne dans une temporalité linéaire, d'usure et de planification. Or, dans pensée de Milosz, à l'autre espace correspond une autre temporalité et même une autre conception de l'éternité.

Dans quel temps vivons-nous ? A quelle illusion de causalité et de linéarité s'ordonnent nos pensées et nos actions ? Dans la temporalité planifiée, quantitative, moderne, l'instant est détruit aussitôt que perçu, tué dans son éclosion même et au service d'une finalité qui, n'ayant plus rien de transcendant, est elle-même détruite dans son accomplissement. Cette course en avant n'est pas seulement sociale, économique ou politique, elle conforme les modalités de notre pensée et de notre rapport au monde. Le propre de l'art poétique et herméneutique de Milosz est, d'emblée, par une décision résolue, métaphysique, de suspendre cet enchaînement qui celui de la servitude de notre pensée à l'utilitarisme. Dans cette suspension du temps adviennent les messages, les salutations angéliques sises dans le secret des mots, dans le souffle qui les porte jusqu'à nous, comme des embruns, comme une pluie lustrale sur nos visages.

Le texte sacré immémorial s'accorde alors à l'audace éveillée du poète. La parole n'a plus un but, un sens communicable où elle s'abolirait comme l'instant profane dans le cours du temps quantitatif, mais éclosion elle-même, arborescence en elle-même, voix qui éveille de la torpeur; elle porte jusqu'à nous le chant de l'âme du monde dont les accords, les timbres, le rythme, la mélodie sont les Arcanes du monde.

Si la plupart des discords et des disputes, surtout idéologiques, sont assez vains et insignifiants, une opposition demeure, irréductible, entre ceux pour qui le monde, planifiable, est un monde sans mystère destiné à être utilisé et ceux qui en devinent les Arcanes et veillent sur la sauvegarde de ce qui, dans les êtres et les choses, demeure hors d'atteinte, dans le resplendissement de l'unique souveraineté de l'esprit. Les uns sont des exploiteurs et des touristes, les autres, selon la formule initiatique, des Nobles Voyageurs. « Ainsi, écrivait Goethe, je travaille à la trame des temps; et je tisse la robe vivante de dieux. »

Au langage de la communication, retreint à ses fins utiles, Milosz opposera la Verbe, cet hors du temps qui féconde le temps, ce « quelque chose de doux, de profond, de tendre, le Verbe, quelque chose d'énorme et d'infinitésimal, d'inoui et d'éternel, rompant la monotonie patiente de mon être ». Rien de moins dogmatique que, dans l'œuvre de Milosz, cette reconnaissance du Verbe, cette mission de reconnaissance, inquiète, mouvementée, offrant à l'imprévisible sa part royale, printanière: « Le Printemps est revenu de ses lointains voyages ».

N'est-ce point comprendre déjà que, hors du champ de notre attention, la sapience, ce beau printemps de l'âme, est voyageuse et que, de ses voyages, elle nous rapporte sa provende de beauté, son tradere, autrement dit la Tradition, au sens ésotérique du terme, fort éloigné des coutumes et convenances, et plus éloignée encore de la répétition et du ressassement des formes qui sont propre du monde moderne. De la Tradition, Joseph de Maistre écrivit: « Elle naquit le jour où naquirent les jours ». Admirable définition qui laisse à leurs rancœurs ces exotérismes dominateurs, des littéralismes obtus qui accompagnent la marche du supposé progrès aussi sûrement que les poissons-pilotes les prédateurs des océans.

Le Voyage vers les Arcanes est un voyage dans le printemps de l'âme attentive. L'espace et le temps s'y transfigurent en laissant apparaître dans leurs trames les figures hiéroglyphiques de la beauté et de la vérité du moment présent. A propos des Nobles Voyageurs, « cette chevalerie célestielle amoureuse dont le but est la conquête du Graal », la précision de Milosz n'est pas inutile en ce qu'elle relie directement son œuvre à celle des Orphiques et de Dante car elle est bien « le nom secret des initiés de l'Antiquité, transmis par la tradition orale à ceux du Moyen-Age et des temps modernes. »

Le poète s'inscrit dans une catena aurea, une chaîne d'or d'initiés et de voyageurs. Ce qui vient à lui et dont il se fait l'intercesseur, vient de loin, - de cette nuit des temps où se déploie l'aurore boréale de la mémoire. Le secret initiatique, transmis par la catena aurea, n'est pas un secret de convention, pour reprendre la distinction de René Guénon, mais un secret de nature. Des premiers poèmes de Milosz jusqu'aux Arcanes, ce secret chemine en trame cachée dans la prose et la prosodie. Ce secret n'est pas quelque chose qui pourrait être révélé et offert en pâture aux regards profanes mais un secret qui révèle. On songe, bien sûr, à la formule d'Héraclite à propos de la nature « qui montre et ne montre pas, mais fait signe ». Les Arcanes seront ainsi des signes à déchiffrer mais ce déchiffrement, - et toute l'œuvre de Milosz en atteste, - ne peut l'être qu'à partir d'une expérience intérieure qui est le véritable noyau, le pôle, de l'œuvre.

De même qu'il existe une conscience profane, qui évalue, classe et quantifie, il existe une conscience secrète qui entre en contact avec le halo, le vibrato, la musique intérieure des êtres, des choses et des mots. L'œuvre de déchiffrement rétablit la circulation rompue entre l'intérieur et l'extérieur, le visible et l'invisible. Si le profane dénombre, avec l'illusion que les unités qu'il dénombre sont identiques, voire interchangeables, le Noble Voyageur, lui, déchiffre. Les mots, comme les êtres et les choses, lui font signe, sont vivants, ils évoquent et ils invoquent, et scellent, de leur chiffre, de leur figure héraldique, une profondeur nocturne et diurne, un abîme de jour et de nuit.

« Un peu alchimiste par hérédité, et par goût personnel, j'arrive, écrit Milosz, à réaliser le rêve de ma vie, la création d'un langage poétique qui dépasse la musique elle-même et reflète directement, au moyen de l'âme des mots, les modes d'existence inexprimables. » Telle est bien la grande Idée orphique et néoplatonicienne que les poètes, mieux que les spécialistes, furent aptes à saisir au vif de l'instant: ce qui est hors d'atteinte dans la toute-possibilité de l'unique souveraineté de l'esprit, dans l'En-Sof, comme disent les Kabbalistes, ce qui est inexprimable et cependant se reflète dans le Dit poétique, de même que la beauté est le resplendissement de la vérité. « Milosz, écrivit Carlos Larronde, découvre par l'intuition exaltée que l'on nomme inspiration et qui ne se sépare jamais du lyrisme. Et ce qu'il découvre et plus haut et plus grand que la banale réalité. Cette inspiration est une sorte d'état second qui permet de percevoir des concordances et de de les rendre sensibles par des images ».

Dans l'état de conscience secrète, la mémoire seconde transparaît, des images adviennent qui disent le mystère de la concordance, mystère auquel le langage profane se refuse mais, qu'en des circonstances rares, il accueille. L'œuvre, née des heures favorables, en sauve la possibilité, en elle-même et hors d'elle, dans l'esprit des lecteurs qui sont en quête de ce Graal, de cet or du temps, de cette pierre philosophale qui sauve le réel lui-même en ses puissances. La prière du cœur accompagne la floraison, le mouvement des saisons, le chant de la terre et le resplendissement du ciel sur la mer. Sans l'œuvre du poète, qui est l'ambassadeur du Verbe, le monde ne serait que morne confusion, - celle à laquelle voudraient nous réduire les uniformisateurs. L'ordre du monde est un perpétuel recommencement du chant sur lequel il faut veiller et qu'il faut accomplir.

L'idéal chevaleresque des Veilleurs, des Nobles Voyageurs, qui est au cœur du dessein poétique et initiatique de Milosz, hausse à la plus grande incandescence cette conscience d'un Bien et d'un Beau qui sont à la fois menacés dans le temps et inaltérables dans l'éternité. L'Ordre dont le poète est le récipiendaire est protecteur de ce qu'il y a, au monde, de plus fragile, et la plus grande force, voire la témérité spirituelle, sont alors nécessaires. Le plus fragile est, en ce monde, le plus innocent, hommes et les femmes de bon cœur et de bonne foi, et plus fragiles encore, en eux, ces visitations du Verbe qui transparaissent aux heures heureuses, dans le silence amoureux de la contemplation, dans la proximité ardente. Car tout dans ce monde profané conjure à nous rendre hors d'atteinte ces éclaircies, par l'information, le vacarme, l'idéologie, ces formes diverses de l'âpre jalousie, de la vile vengeance contre la chatoyance du réel.

Qu'est-ce qu'un Moderne ? Précisément un homme pour lequel il n'y a plus d'arcanes, et pour lequel le monde se réduit à des fonctionnements utilisables et des apparences photographiables ou duplicables. Les conséquences en sont connues: l'aplatissement de toute hiérarchie par un pouvoir totalitaire, l'enlaidissement du monde, la bétaillisation des hommes. L'Ordre auquel songeait Milosz, fondé sur les Arcanes, c'est-à-dire sur ce qui nous échappe et que nous pouvons qu’entrevoir, sera ainsi une protestation de l'humilité contre l'immense arrogance planificatrice, mais non point une humble ou modeste protestation. Le monde, pour Milosz, tient à notre regard, à nos mots, à nos intuitions. Il sera tel que le poète le fait, retrouvant ainsi l'étymologie du mot grec poien.

Pour Milosz, ce n'est point nous qui discernons les Arcanes mais les Arcanes qui, antérieurs, porteurs de la nuit des temps, nous donnent à voir. Les Arcanes sont une dioptrique, un prisme, une structure transparente qui révèle en même temps la profondeur et la surface, - nous apprenant ainsi que le monde n'est pas seulement cette représentation qu'on nous propose mais un accord que suscite le rapprochement soudain de la Lettre et de l'Esprit, du monde sensible et du monde intelligible, autrement, comme disait Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », l'Eternité même qui n'est pas ce monde séparé du temps mais son cœur même.

Milosz, poète immense et méconnu, dont la prosodie s'accorde aux plus secrètes mélancolies comme aux plus soudaines extases, à l'Eros cosmogonique non moins qu'à la méditation sur l'impossible condition humaine, revient à nous dans un murmure au bord du temps, dans le frémissement de lumière de l'Autre Rive, entrevue, qui nous fait signe, silencieusement, dans nos vacarmes vains et nos tumultes de convenance. La rupture avec le monde s'y fait non dans les indignations et les cris mais dans un retrait qui laisse le corps et l'âme parmi nous dans la fragile beauté et la désespérance de tout, alors que l'esprit est déjà bien loin. De ce lointain témoignent les Arcanes pour faire éclore la présence pure du sens de la plus grande absence, rose mystique toute scintillante du néant qui l'environne, et qu'elle nie, dans une plus haute affirmation.

A cette « terre sainte intérieure à chaque homme », à « ce lieu seul situé » se réfère l'Ordre chevaleresque et initiatique que Milosz entend ressusciter; c'est à ce temple intérieur qu'œuvrent la prière et le chant, - où les plus fragiles impressions venues des abysses à travers l'immanente beauté du monde seront protégées et sauvegardées de la cacophonie dictatoriale et de cet activisme planificateur qui voudrait rendre les êtres humains interchangeables et répandre partout la même servitude. Milosz, herméneute et chevalier, Noble Voyageur, vient à nous, en faisant resplendir les Arcanes du texte sacré et du monde, - au secours de la sainte fragilité de nos âmes en attente de la Parole Perdue.

Luc-Olivier d'Algange

 

Luc-Olivier d'Algange et Philippe Barthelet, Terre Lucide, entretiens sur les météores et les signes des temps, éditions de l'Harmattan, collection Théôria, 2022. 

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05/01/2023

Dominique de Roux, entre la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste:

 

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Luc-Olivier d’Algange

 

Dominique de Roux, entre la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste

 

«  L’existence, c’est quand l’être envoie en exil une expérience particulière de lui-même, qui devient alors souvenir, mémoire, volonté ou désir de retour, sinon revenir. Exister, c’est donc être en exil par rapport à l’être, s’en souvenir et tout sacrifier au retour, ressusciter les choses mortes. Reconquête de tout un art, d’un esprit de renaissance. »

Dominique de Roux

 

La portée poétique et métaphysique d’une œuvre tend à demeurer méconnue de ceux qui n’en retiennent que la figure humaine qu’elle dessine et le génie du style, en oubliant ce dont il est question, l’action que le Songe précipite comme une matière ardente dans ces conditions nécessaires que sont un destin d’homme et un art d’écrire. Il existerait ainsi, dans une zone antérieure à l’œuvre, comme le sceau d’une empreinte invisible. Qu’en est-il du sceau de l’œuvre de Dominique de Roux ? Quelle est sa mise-en-demeure ? De quelle nature, ouranienne, héliaque, impériale, est l’invisible dans ce que nous voyons d’elle, de ces images qu’elle fait apparaître ? Qu’en est-il des mythes et des Symboles ? Quelle attente ardente brûle dans ces phrases ? Et pour qui ? Une œuvre, et surtout une œuvre laissée en suspens, n’est-elle pas une courbe qui débute avant la page écrite et s’achève après elle ? Faute de se poser ces questions, la littérature des littérateurs, ou des idéologues, ce qui revient au même, nous rattrape, et nous en sommes réduits à juger et à jauger l’œuvre selon des normes sommaires, stéréotypées, grégaires.

L’œuvre de Dominique de Roux témoigne d’une stratégie de rupture, mais rupture pour retrouver la plénitude de l’être, à laquelle, selon la théologie apophatique, « tout ce qui s’ajoute retranche ». Il faut donc rompre là, s’arracher avec une ruse animale non moins qu’avec l’art de la guerre (et l’on sait l’intérêt tout particulier que Dominique de Roux porta à Sun Tsu et à Clausewitz) pour échapper à ce qui caractérise abusivement, à ce qui détermine, et semble ajouter à ce que nous sommes, alors que la plénitude est déjà là, dans « l’être-là », dans l’existant pur, lorsque celui-ci, par une succession d’épreuves initiatiques, de ressouvenirs orphiques, de victoires sur les hypnoses léthéennes, devient le témoin de l’être et l’hôte du Sacré.

La radicalité de Dominique de Roux, ses provocations de Moderne anti-moderne, ne s’expliquent pas autrement : il faut aller au cœur de l’être, résolument, encourir le blâme pour s’établir souverainement dans ce qui nous appartient de toute éternité, s’y établir pour en devenir l’hôte et ne point laisser prise à ce qui, par l’usage quotidien, nous dépossède de sa claire vérité. N’hésitons point alors à encourir le reproche que certains firent à Dominique de Roux : de parler de lui-même en parlant des autres, - reproche mal fondé au demeurant car à parler de ce qu’une œuvre met en mouvement, de ce qu’elle suscite, à s’éloigner du texte et de la biographie, de la linguistique et de la psychologie, ou encore de l’idéologie, qui furent longtemps les seules grilles d’interprétation des critiques ( mais que voir et que vivre derrière des grilles ?), à s’évader de la fausse objectivité où s’exacerbe jusqu’à l’hybris la vanité du savoir, c’est bien une humilité que nous retrouvons, celle de laisser l’œuvre agir sur nous, d’en recevoir, pour nous-mêmes, ce qu’elle veut nous donner, de la lire comme si elle n’avait été écrite que pour nous, de suivre les pistes qu’elle nous indique au lieu, du haut de notre science, de la vouloir démonter, déconstruire, expliquer, comme si nous savions mieux que l’auteur ce dont il s’agit !

Longtemps Dominique de Roux fut notre aîné ; et voici, depuis quelques années, qu'il est notre cadet, qu'il nous devance déjà et encore de sa juvénilité, nous rappelle aux audaces essentielles, nous invite à découvrir et à défendre d'autres oeuvres que la nôtre et nous délivre, par cela même, de la mécanique odieuse de la subjectivité, de cet enfermement dans le « moi », autrement dit, de la « psychologie des larves » dont parlait Novalis, pour solliciter en nous ce songe de grandeur, cette nostalgie impériale qui veut le monde plus grand que ce que nous en pouvons penser. Nous gardons le souvenir des découvertes, des « missions de reconnaissance », où il nous précéda, de l’aventure prodigieuse des Cahiers de l’Herne, de son ultime revue Exil, où nous retrouvions tout ce qui, ces dernières années, nous avait requis, d'une requête tout autant métaphysique que littéraire, Pessoa, Julius Evola, Valery Larbaud, Knut Hamsun, Céline, Raymond Abellio, Gombrowicz, et parmi les contemporains, Jean Parvulesco, André Coyné, Matthieu Messagier, Patrice Covo… Les poètes et leurs intercesseurs, les aventuriers du Logos, les « calenders », selon le mot de Gobineau, les Exilés, car depuis que le monde se montre tel que nous le connaissons, les Fils de Roi  sont toujours en exil. Qu’en est-il de l'exil, non point dans l'ailleurs mais dans l'ici-même ? Qu'en est-il de l'exil ontologique, et non point circonstanciel ou historique ?

L'exil, dans un monde déserté de l'être, dans un monde de vide et de vent, où toute présence réelle est démise par sa représentation dans une sorte de platonisme inversé, est notre plus profond enracinement. Et ce plus profond enracinement est ce qui nous projette, nous emporte au voisinage des prophéties. «  Etre aristocrate, que voulez-vous, c’est ne jamais avoir coupé les ponts avec ailleurs, avec autre chose ». Cette fidélité aristocratique, qui scelle le secret de l’exil ontologique, autrement dit, de l’exil de l’être en lui-même, dans le cœur et dans l’âme de quelques uns, est au plus loin de la seule révérence au passé, aux coutumes d’une identité vouée aux processions funéraires : «  Je ne me dédouble pas je cherche à multiplier l’existence, toujours dans le flot des fluctuations, vérités et mensonges qui existent, qui n’existent pas, au bord du langage. »

L’héritage, alors, n’est plus un poids, un carcan de convenances mais un recours, une puissance à celui qui sait de par ses choix « être toujours et partout en territoire ennemi ». Etre en exil, c’est-à-dire au plus proche de l’être, au bord du langage, c’est être offert, comme en sacrifice, à la possibilité d’inventer une écriture dont le tracé, de crêtes en crêtes, d’énigmes en clartés, ravive le pouvoir de « protéger le ciel le plus haut, autrement dit, sa tradition ». Rien de moins conservateur, toutefois, que cette sauvegarde de sa tradition ; nul repli, fût-il stratégique, sur des positions obsolètes. Aux guerres frontales, qui, de notre côté, ne peuvent qu’être perdues, Dominique de Roux préfère les guérillas nuancées de logique taoïste, d’un « ethos » à la Sun Tsu qui feront de cet « anti-moderne » une figure décisive de l’ultra modernité, -autrement dit de la modernité au sens rimbaldien : celle de « l’étincelle d’or », de la fulgurance imprévisible. D’où l’importance de se garder d’être « inébranlable dans ses concepts, catégorique dans ses déclarations, clair dans ses idéologies, féru dans ses goûts, responsable dans ses dires et dans ses actes, précis et cristallisé dans ses manières d’être.»

Seuls pourront, en territoire ennemi, prolonger ce qui doit l’être, « le plus haut ciel », ceux qui refusent d’endosser un rôle, de se revêtir de la livrée ou de l’uniforme, de simplifier ou de schématiser leurs pensées ou leurs croyances à toutes fins utiles. Ce qui importe n’est point la doxa mais la gnosis, non point la représentation mais la présence réelle, non point l’eau croupie de la citerne mais l’eau vive, non point les mots mais la parole : «  Le présent, donc, le passé ainsi que l’avenir d’une littérature qui est celle dont nous assumons les destinées sont chacun pris à part et tous ensemble, le temps d’un seul et même combat. Le combat de la parole contre les mots, du pouvoir d’intégration contre les puissances de la désintégration, et c’est là le mystère ultime de la parole d’Orphée déchiré par les chiens d’Hécate que sont les mots laissés à eux-mêmes ».

Loin d’être soumission aux prestiges fallacieux de la lettre, à la fascination des « signifiants » et à leurs structures immanentes, l’écriture de Dominique de Roux, au sens où lui-même parlait de l’écriture du Général de Gaulle, ressaisit dans un même combat le passé, le présent et le futur, la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste, ressaisit, ou plus exactement refonde, la fondation étant aussi fusion dans le creuset alchimique de l’existence voulue comme expression de l’être, le Sens lui-même, le fluidifiant, lui restituant ses impondérables, ses fugacités tremblantes, ses chromatismes insaisissables qui sont le propre de la parole, c’est-à-dire du Logos lorsque de celui-ci ne se sont pas encore emparés les idolâtres et les abstracteurs.

Ecrire sera ainsi pour Dominique de Roux cette action subversive, « ultra-moderne » qui consiste à retourner à l’intérieur des mots la parole contre les mots, à subvertir, donc, l’exotérique par l’ésotérique et à ne plus s’en laisser conter par ceux-là qui oublient que la parole humaine voyage entre les lèvres et les oreilles, comme sur les lignes ou entre les lignes, qu’elle voyage entre celui qui la formule et celui qui la reçoit, comme entre la vie et la mort, le visible et l’invisible : ce profond mystère qui se laisse sinon éclaircir, du moins comprendre, par la Théologie.

L’ardente polémique contre les diverses cuistreries plus ou moins universitaires qui prévalaient alors, loin de relever seulement d’une joyeuse humeur mousquetaire, se fondait, on ne le vit pas assez, sur une autre vision du langage et du monde, autrement dit de l’écriture comme « praxis » du haut et du profond, du lointain et de l’immédiat, destinée à lutter contre l’obscurcissement de l’être, contre cette banalité et cet ennui, toujours aux aguets, qui nous envahissent à la moindre inadvertance.

Dominique de Roux fut ainsi bien davantage que « le plus grand éditeur de l’après-guerre » selon la formule perfide de Jean-Edern Hallier qui dut avoir quelque difficulté à comprendre que l’on pouvait être un écrivain de grande race sans être exclusivement tourné vers soi-même. « Editeur », au demeurant, fût-ce « le plus grand » suffit mal à définir l’action de Dominique de Roux dans ce domaine pour autant que sa méthode, si méthode il y eut, fut d’abord de prolonger, de prouver par des actes, ses admirations. Editeur, Dominique de Roux le fut non par défaut mais par surcroît.

Par surcroît aussi, la politique, sujet litigieux. Disons simplement, avant d’en revenir à l’écriture, qu’il n’y a plus à discutailler de son prétendu « fascisme » dès lors que l’on sait que tout ce qui s’est opposé, s’oppose ou s’opposera au monde comme il va globalement a été, est, ou sera traité de « fasciste » par les adeptes de la loi du plus fort et qu’il n’y a pas de rébellion, de « contre-monde », fussent-ils purement contemplatifs, qu’il n’y a pas de métaphysique ou d’esthétique rétives au règne de l’argent et de la technique qui ne seront traités de « fascistes » par les défenseurs, pathétiquement dépourvus d’imagination, de l’ordre établi, comme naguère on réputait hérésiarques Maître Eckhart ou Giordano Bruno. Comme si le fascisme réel, le nazisme opérationnel ne furent pas aussi et d’abord de lourdes collusions entre l’esprit grégaire et les puissances de l’argent et de la technique !

Des temps où il fut notre aîné, Dominique de Roux nous incita à donner forme à notre dessein. Devenu notre cadet, lorsque nous eûmes dépassé la frontière des quarante-deux ans, son œuvre nous fut cette mise-en-demeure à ne point céder, à garder au cœur la juvénile curiosité, à déchiffrer, dans son écriture aux crêtes téméraires, le sens d’une jeunesse qui, suspendue trop tôt dans l’absence, ne peut finir. Il y a une écriture de Dominique de Roux, un style, un usage de la langue française en révolte contre cette facilité à glisser, avec élégance, mais sans conséquence, sur la surface du monde. On s’exténue à condamner ou à défendre sa plume de « polémiste d’extrême-droite », alors que ce qui advient dans ces bouillonnements, ces ébréchures, ces anfractuosités n’est autre que la pure poésie.

Sauver la poésie de ce qu’en font les poètes de laboratoire ou les poètes minimalistes ou illettrés, redonner la poésie à la prose et la prose à la poésie ( et je ne vois nul texte dit de « poésie » plus digne du beau nom de poème que La Maison jaune, texte inclassable, lapidaire et mystérieux) ; retrouver de la poésie un à un les pouvoirs, tel fut, semble-t-il le dessein de Dominique de Roux, - d’où l’absurdité de vouloir juger de ses œuvres selon les normes du genre romanesque ou de la prose française néoclassique.

La poésie est aussi présente à chaque page des romans et des essais que du journal et de la correspondance ( dont l’excellente biographie de Jean-Luc Barré nous livre maints extraits inédits) qu’elle est absente de la plupart des recueils de poèmes des « poètes » patentés par les satrapes du texte à lignes irrégulières qui officièrent alors dans la régulation des petits bouts de proses vantardes qui n’emportent rien sinon la pose de celui qui consent à ne rien dire, à ne rien évoquer, à s’en tenir rigoureusement en deçà du péril lyrique et liturgique du langage en cultivant de molles ambiguïtés par l’utilisation de métaphores discrètes, bien policées, insoupçonnables de moindres « accointances » avec le Sacré, avec le mythe ou avec le tragique, - autrement dit, avec la vérité orphique que l’enfer du décor où nous vivons nous dissimule alors qu’elle est, cette vérité, la seule à pouvoir dire en même temps notre destin et notre anti-destin, notre monde ( c’est-à-dire notre exil) et ce contre-monde qu’il nous faut ourdir en faveur de l’être et contre le néant.

C’est donc bien vers l’écriture de Dominique de Roux qu’il nous faudra nous tourner comme lui-même se tourna par un livre ardent vers l’écriture du Général de Gaulle : écriture des épicentres, non point cette écriture diurne, cette écriture de l’après-midi, coulée d’évidences en évidences au rythme du canotage mais bien une écriture nocturne, s’enroulant autour d’une métaphore solaire, mais d’un soleil en voie de création. D’abord l’Image, et ensuite les mots : «  Ne servir que sa vision ». La rencontre éblouie avec d’autres œuvres, venues là comme des « confirmations », selon le mot de Philippe Barthelet, lui permettra précisément d’échapper au déjà formulé, au banal, au stéréotype et d’aller chercher l’impondérable entre l’œuvre et celui qui la reçoit : ce passage où le Verbe devient silence. L’espace de la passation des pouvoirs, la zone philosophale et « diplomatique » n’est pas le moi fictif, la subjectivité dont le triomphe nous réduit à l’état de mécanique, mais l’expérience métaphysique du Verbe. Ainsi la confrontation explicite avec d’autres œuvres, avec l’encre de sang d’autres « horribles travailleurs » devient fondatrice d’une vérité et d’une liberté essentielle.

Rien n’importe que « la saison mystérieuse de l’âme». Toutes nos luttes, nos impatiences, et notre solitude conquise et notre exil, nos œuvres, qui ne sont ni des victoires ni des défaites, tout cela, non seulement au bout du compte, mais dès le départ ne vaut que pour ces retrouvailles légères : « Je viendrai en janvier. Je viendrai longtemps. Vous me parlerez encore des jardins et des hommes… dans cette petite salle blanche du monastère qui sent la pomme et le grain, sur cette colline de silence et de beauté, parmi les pluies qui tressent tout autour une saison mystérieuse. Je vous écouterai. Vous calmerez ma foi clignotante comme une étoile. J’enserrerai votre trésor comme un écureuil entre mes mains. »

Dominique de Roux ne fut ni « fasciste » ni « réactionnaire » comme le disent les imbéciles mais antimoderne (ce qui est tout autre chose et peut-être le contraire) ; et antimoderne, il faut bien reconnaître qu’il y a de bonnes rasions de l’être pour peu que l’on soit sensible à l’âme des êtres et des choses, à leurs « saisons mystérieuses ». Substituant le confort à la beauté, la prédation à l’héroïsme, le pouvoir de l’argent (qui rend également esclaves les dominants et les dominés) aux jeux divers de la puissance et de la gloire, le monde moderne est cette lèpre, cet enlaidissement général de tout par tous les moyens, y compris ceux de la morale déchue en « moraline », pour reprendre le mot de Nietzsche.

Antimoderne en morale, c’est-à-dire ultra-moderne pour ce qui est de l’inventivité littéraire, penseur paradoxal, c’est-à-dire littéralement en marge de la doxa, de la croyance commune de son temps, aimant le heurt des contradictions, Dominique de Roux fut, à sa façon, le parfait représentant de sa lignée alors que d’autres, qui ne sont point idiots, le voient en rebelle à toute convenance héritée. Or, s’il fut l’un et l’autre, fidèle et rebelle, ce ne fut pas même alternativement mais en même temps, c’est-à-dire dans l’éternité qui, pour éternelle qu’elle soit, ne nous est donnée que par brusques échappées, semblables à ces rafales qui, dans leurs embruns, nous étourdissent.

Dominique de Roux fut cet aristocrate antimoderne, ce fidèle, ce chevalier, dans le geste même qui affirme la liberté absolue : «  Un nouvel équilibre est à conquérir dans la fièvre » ou encore : «  Il faut rester des hommes libres… Jamais je ne me laisserai prendre dans ma vie à quelque parti que ce soit, droite gauche centre vert bleu hormis celui de l’amitié, de la violence de l’amitié, ses traits bien fermes, ses grandes passes d’ombre, ses vivacités nerveuses, ses inconnues, ses droits. »

A l’exigence morale qui consiste à ne pas être là où les autres vous attendent correspondra une écriture aux incidentes imprévisibles où les mots inattendus, dans leurs explosions fixes, captent les éclats du pur instant : «  Par rapport à l’écriture, ni loi, ni science, pas même une destinée ». L’héritage comme force motrice, élan donné, s’oppose à la destinée, forme consentie de la soumission. Du peu de liberté qui nous reste, l’anti-moderne ultra-moderne veut étendre le champ d’action et les prestiges secrets pour aller vers la réalité, tracé de lumière entre deux ténèbres : «  Retrouver la réalité, aller vers le réel, l’élémentaire, vers la mort prévue de l’homme et vers l’homme secret qui vit encore, vers sa réapparition dans la forme nouvelle, dans l’éternelle jeunesse de l’antiforme éternelle ».

S’il faut « jeter par-dessus bord les totems et les tabous de la tribu », c’est-à-dire devenir, selon la formule d’Al-Hallâj « un Unique pour un Unique », s’il faut, en même temps, accompagner « la longue marche de l’Occident à son propre être, au-delà du déclin », ce ne saurait être sans le dévoilement de l’écriture par elle-même, où plus exactement, sans le voilement de l’écriture par l’Ecriture qui accomplit à travers elle cette « intelligence prophétique de l’Histoire » cette « expérience du salut, secrète, existentielle » que Dominique de Roux évoquait à propos du Général de Gaulle.

Ecrire, alors, ce n’est plus s’évertuer, dans le néant du sens, à composer un « texte », lui-même destiné aux thanatopracteurs virtuels, universitaires ou journalistes, mais laisser œuvrer en soi la « vague d’assaut », l’action théurgique, d’un « certain retour à la vie ». Ces vagues, toutefois, ne sont pas un vain tumulte mais orbes venues d’une immobilité centrale, d’un cœur de calme infini, là où règnent « les Forts, les Sereins, les Légers » de L’Etoile de l’Alliance, évoquée par Stefan George. « Maintenant, les cercles sont plus lents et plus hauts, c’est le temps de l’exil, de l’écriture ». Le sens de la tradition, de la fidélité à l’appartenance se révèlent dans la distance et dans la solitude. L’écrivain doit être séparé du monde « pour qu’il lui faille l’imaginer à nouveau et l’aimer autrement, l’unifier et en éclairer toutes les causes, le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. »

Pour témoigner du monde, il faut le porter en soi, et pour le porter en soi, il faut s’en détacher. La politique et l’écriture dévoilante sont à équidistance de ce détachement qui permet de « transcender abruptement l’actualité immédiate, de nouer avec le passé le fil rompu, d’appliquer un De Monarchia. » Point de retour à Ithaque sans l’arrachement, le déracinement, sans l’exil dans le vent et la mer qui nous revêt de « la livrée majeure de l’Esprit ».

« L’exil n’est pas une autre demeure. Il est séparation d’avec notre demeure. L’exil s’accompagne de la volonté de retour. C’est le visage dans les mains de l’homme séparé de lui-même (…) Et si la grande poésie arrache au monde, le développement de l’exil ne concerne pas seulement l’expérience de celui qui le vit, il abandonne les organisations têtes baissées vers la flamme et commence une vie nouvelle, cherchant la passe. »

Cette « passe », impériale et portugaise, passe vers l’écriture à travers la politique et non subordination de l’une à l’autre, comme il en advient aux écrivains dits « engagés ». Loin d’être ce retour contrit à l’Histoire et au collectif des clercs hantés par la conscience malheureuse ou mauvaise, l’engagement de Dominique de Roux se trouve être exactement contemporain de son plus radical désengagement, de sa perception d’un au-delà de l’Histoire, véritable et seul objet de l’enquête : « Le Portugal, parce qu’il croit aux réalités finales a compris, quand le reste de l’Afrique est livré au désordre, que dans le continent noir il ne fallait pas seulement avancer en espace mais aussi en esprit (…). Quand l’histoire européenne est pleine de peuples morts ou moralement détruits par le temps, le Portugal, refusant d’échapper au temps humain, qui est aussi une manière d’échapper aux exigences de la réalité, fait coexister dans son espace planétaire, une réalité humaine universellement pensée et prétendant agir sur l’Histoire ».

Ne pas échapper au temps mais le transmuter de l’intérieur, tel sera le propre du Cinquième Empire que Dominique de Roux entrevoit. C’est aussi toute la différence entre la Révolution et la contre-révolution qui veulent échapper au temps en le niant, en refusant le palimpseste du réel et ce « contraire de la révolution » qu’évoquait Joseph de Maistre qui vainc le temps en opérant à sa transmutation alchimique, providentielle. L’écriture de Dominique de Roux accompagne et souvent précède ces étapes successives, ou ces stations de la conscience où la conscience individuelle devient le miroir ardent de la conscience du monde. A la globalisation uniformisatrice, Dominique de Roux n’oppose pas ces vieilleries du modernisme que sont le nationalisme, le racisme, le pétainisme mais une autre universalité qui est celle du palimpseste, de la mémoire libérée de ses propres représentations, de la mémoire rendue à sa matière fusible, chatoyante et dispersée.

Le révolutionnaire comme le contre-révolutionnaire sont des nihilistes : ils nient la mémoire réelle, ils veulent, dans l’hybris de leur volonté, conformer le monde à leurs plans : hybris de ménagère et non de conquérant. Il faut défendre sa vision du monde ; mais telle est la limite du colonialisme, il convient que les mondes conquis, et même le monde natal, nous demeurent quelque peu étrangers. Cette étrangeté discrète et persistante est la condition universelle de l’homme que les planificateurs modernes ont en horreur et dont ils veulent à tout prix départir les êtres et les choses au nom d’un « universalisme » qui n’est rien d’autre que la plus odieuse des hégémonies, la soumission des temporalités subtiles de l’âme au temps utilitaire, au faux destin de l’Histoire idolâtrée, à l’optimisme stupide, au nihilisme béat.

Le « code secret du fado », la saudade qui « projette les êtres et les choses hors du temps », sera pour Dominique de Roux le signe du retour, l’aperception directe, en mode visionnaire, d’un horizon paraclétique où s’opèrent les noces de l’eau mercurielle et du feu apollinien, de la nostalgie et du pressentiment : «  Le Cinquième Empire ? L’Empire de la Fin d’après la fin, quand toutes les choses humaines auront été consommées (consumées) et ce qui apparaîtra de l’homme alors, ce sera ce que l’homme aura passé l’histoire entière à gommer, et qui lui reviendra : sa ressemblance. »

Que l’homme soit enfin, et au-delà de toute fin, à sa propre ressemblance comme à la ressemblance de son empire infime et infini sur les êtres et les choses, que notre solitude soit enfin signe et condition de cette amitié divine qu’évoquent Maître Eckhart et Rûmî, qu’une ombre jetée, qui est pure transparence, « antiforme éternelle », entre le monde et nous advienne pour nous réconcilier, l’écriture de Dominique de Roux nous en persuade d’autant mieux qu’elle devance, par un Songe (creuset de la réalité) toute démonstration et toutes arguties : ainsi à la pointe du Songe comme à la pointe du Calame, l’écriture de l’Empire « universel, missionné pour l’éternité » sera désormais  « comme fondu dans l’immensité océanique de son rêve, non point âge de conquérants ou de bâtisseurs, mais de découvreurs, de messagers, de navigateurs sans fin tenant leur raison d’être et leur force de cette absence de fin. »

Le Cinquième Empire appartient au passé autant qu’à l’avenir et quand bien même son attente semble déçue, il appartient encore au présent, à cette « lumière qui persiste identique à elle-même derrière le film » pour reprendre la formule de Nisargadata Maharaj. L’une des énigmes du Cinquième Empire se trouve paradoxalement chez Gombrowicz dont le parti pris anti-idéologique, le mépris de toute forme collective, l’aristocratisme libertaire sont précisément les plus profondes raisons d’être. C’ est que l’Empire, pour Dominique de Roux, loin d’être un super-état (c’est-à-dire, pour paraphraser Nietzsche, le plus grand des plus froids des monstres froids) serait au contraire, s’il advenait, un espace géopolitique et spirituel d’une « rejuvénation » du monde, d’un retour à cette enfance, à cette adolescence, d’avant les systèmes, à cet Eros premier, cette humeur turquoise, qui précède les adultérations, le sérieux utilitaire, l’esprit « homaisien », le puritanisme, auquel les intellectuels échappent si rarement quand bien même ils se veulent parangons de la « transgression » et de la « dérision » .

Que ce monde soit triste, torve, rancuneux et qu’il nous apparaisse tel sans que nous en eussions connu un autre suffit à convaincre qu’il n’est qu’un leurre, un mauvais rêve, un brouillard qui laisse deviner, derrière lui, une vérité éclatante mais encore plus ou moins informulée. Dominique de Roux fut exactement le contraire d’un nihiliste ; loin de nous ressasser que tout a déjà été dit, il nous donne à penser que presque tout reste à dire et même à créer : ainsi le Cinquième Empire dont la venue a pour condition le retour du Roi, un soir de brume sur le Tage ou le Nouveau Règne paraclétique de Stefan George ou encore l’Imam caché du prophétisme ismaélien.

L’attente paraclétique n’est pas le contraire de l’action, quand bien même elle subordonne l’action à la contemplation, l’action n’ayant pour raison d’être que de favoriser les conditions de la contemplation. Cette attente est une « écriture du monde », et cette écriture est un renouvellement, une « rejuvénation poétique », celle là même que Dominique de Roux chercha chez les poètes de la Beat Génération ou chez les Electriques. De même que pour Sohravardî la prophétie n’était point scellée, que d’autres prophètes pouvaient survenir, croyance qui lui coûta la vie, Dominique de Roux crut en une poésie future, une poésie autre, non encore advenue, celle des « langues de feu » de la Pentecôte, du Paraclet annonçant l’Imperium Amoris, ou celle encore de la « foudre d’Apollon » qui frappa Hölderlin. D’où l’incertitude où nous sommes de savoir si sa vue-du-monde est païenne ou prophétique, inspirée par quelque gnose orphique ou empédocléenne ou inscrite dans l’œcuménisme des racines, des branches, des fleurs et des parfums de la tradition abrahamique.

Si le Paraclet est avenir, s’il est l’eschaton de notre destin, la foudre d’Apollon, elle, est déjà tombée, mais elle est aussi mystérieusement en chemin vers nous, comme voilée, encore insue. De son ultime chantre, ou victime, Hölderlin, qui incarne pour Dominique de Roux « la poésie absolue », il nous reste encore à déchiffrer les traces, ces « jours de fêtes » dans l’éclaircie de l’être, ces silhouettes à la fois augurales et nostalgiques sur les bords précis de la Garonne, dans la lumière d’or de Bordeaux, cet exil en forme de talvera de la patrie perdue et infiniment retrouvée.

«  Tout recommence » écrit Dominique de Roux et ce recommencement contient en lui l’admirable paradoxe de la coexistence du révolu et du prophétique, dépassant ainsi dans une torrentueuse assomption, l’opposition, somme toute subalterne, de l’anti-modernité et de l’ultra-modernité que nous évoquions plus haut. Le propre du Songe impérial est non seulement d’arracher le politique au despotisme de la société individualiste ou communautariste, de retrouver la dimension historiale et légendaire du destin commun des peuples, des races, des nations, mais aussi, et par cela même, de sauver, en même temps, la fidélité hölderlinienne aux dieux antérieurs et le frémissement annonciateur du Nouveau Règne. La société, dès lors qu’elle est livrée à la goujaterie, à la crétinisation de masse ne saurait en aucune façon trouver en elle-même les ressources du recommencement. Condamnée à l’infantilisme cacochyme, elle laisse jouer, en une apparence de liberté, une alternative emprisonnée dans la conjoncture profane, apoétique, soumise aux aléas des coutumes dévastées. Ces « communautés » que l’on veut opposer à l’individualisme, prises dans le plan général (et donc dépourvue de volume) sont à l’intérieur de la société, comme une âme qui serait emprisonnée dans un corps, comme dans un cachot dont, sauf un gardien muet, tout le monde a oublié l’existence. L’Empire que rêve Dominique de Roux suppose un radical renversement herméneutique : comprendre soudain que ce n’est point l’âme qui gît dans le corps mais le corps qui est dans l’âme, qui est environné d’âme, qui voyage dans l’âme.

A ce point de recouvrance, l’intériorité et l’extériorité ne se distinguent plus et le temps n’est plus de distinguer l’individu du collectif, le subjectif de l’objectif, une autre logique apparaît où nous nous apercevons soudain que la clef de notre destin est un « mantra » en accord avec la poésie du monde. Le Cinquième Empire, comme le nouveau règne de Stefan George, comme l’état confucéen rêvé par Ezra Pound, comme la « république » impériale de Valery Larbaud apparurent à Dominique de Roux comme autant de chances offertes à un contre-impérialisme – étant entendu que seule une idée d’Empire, idée au sens platonicien de « forme formatrice » suscitée par l’anamnésis (le ressouvenir d’Hésiode à Hölderlin, en vagues d’or…) disposera de la puissance en songe et en acte de frapper d’inconsistance l’impérialisme brutal, fiduciaire et puritain.

Luc-Olivier d'Algange

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