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12/12/2022

Le secret du bonheur, un texte de Stéphane Barsacq à propos de "Terre Lucide, entretiens sur les météores":

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Un trop bref texte que j'avais écrit après la lecture de «Terre lucide» de mon ami Luc-Olivier d'Algange, alors que je voyageais dans les montagnes du Caucase en octobre :
 
 
Le secret du bonheur
 
Parution d’un livre de dialogue important entre Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet. Il est question, dans ce compendium, des météores, ces signes dans le ciel, à quoi s'arrêtent les Pharisiens et Saducéens, qui ne savent pas lire les signes des temps, comme il le leur est reproché dans l’Evangile : - «Il y aura de l'orage aujourd'hui, car le ciel est d'un rouge sombre. Vous savez discerner l'aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps.» (Mt, XVI, 4). Les deux auteurs de ces entretiens s'attachent à relever ces signes des temps, dont René Guénon a fait le titre d'un livre célèbre, publié en 1945. Et si la vérité débutait après nos dernières illusions ?
 
Il était, dit-on en Géorgie où je me trouve, un roi qui décida un jour de quitter son palais pour parcourir le monde. Il voulait connaître le secret du bonheur. Il alla de terres en terres, puis de provinces en provinces, mais partout, il retrouvait ce qu’il avait quitté : une nostalgie, une tristesse, un désir inassouvi. Partout, jusqu’au jour où, au plus profond d’une vallée, protégés par une rivière, il découvrit, retirés de tous, des êtres heureux, comme il n’en pouvait plus imaginer. Ils banquetaient, le vin coulait à flot, les discours poétiques s’enchaînaient, et il décida de s’asseoir avec eux pour partager leur bonheur. C’est alors que …
 
Sur ce point, la suspension s’impose. Cette découverte du roi, c’est celle que Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet dans leur ouvrage, «Terre lucide», arrivent à susciter, au gré d’un dialogue passionné, dans l’esprit de leur lecteur. Lire ce livre en Géorgie, alors que les Russes fuyant la conscription sont nombreux à errer dans la capitale et sur les routes du pays, lire ce livre, dis-je, dans de telles conditions et dans un tel endroit, c’est ressentir un double plaisir : échapper à l’histoire en ce qu’elle a de pire, et être à son rendez-vous en ce qu’elle entretient une promesse qui, d’âge en âge, ne cesse de nous tenir debout.
 
Luc-Olivier d’Algange est un éminent connaisseur des penseurs de la poésie, de Novalis à Jünger, quand Philippe Barthelet est un poète de la connaissance, comme le fut son maître, Gustave Thibon, l’ami de Simone Weil. Tous deux ont en commun dans ce livre de se déposséder de la prétention à avoir raison l’un sur l’autre, ou à prouver que l’un seul aurait raison. Non qu’ils soient d’accord sur tout dans détail, sans être en désaccord sur l’essentiel. À la parole conçue comme un tournoi, ils opposent un dialogue apparenté au chant selon une exigence autrement plus redoutable : où la première voix fait entendre ses harmonies, la seconde reprend et se doit de développer le motif, comme à l’infini. Autant le dire : rien de plus plaisant, car on sent qu’on est soi-même convoqué à chercher la vérité avec les amis, plutôt que d’assister à une joute où chacun est condamné à son quant-à-soi. Vieille tradition, au demeurant, qui remonte aux Entretiens de Goethe avec Eckermann, en passant par le dialogue de Mercier et Camier chez Beckett, ou sur un versant intellectuel, à celui de Pierre Boutang et George Steiner qui avait tant ébloui ceux qui l’avaient vu à la télévision. C’est que ce livre montre ce qu’est un dialogue : non pas un monologue interrompu par une question, mais l’appréhension à deux d’une vérité qui ne s’offre que dans l’échange, selon une loi dégagée voilà des millénaires par les disciples de Socrate et Platon. Mais après tout, n’était-ce pas Nietzsche qui affirmait lui aussi que «la vérité commence à deux» ?
 
La vérité, certes, mais laquelle ? Celle qui veut qu’on ne se montre digne de sa vocation à être humain que si on cherche «l’âme du monde», qui n’est rien de commun avec une énigme. «L’âme du monde» est au mystère ce que la devinette est à l’énigme : ce qu’on désire chercher sans fin, plutôt qu’une interrogation subtile dont la réponse disqualifierait la profondeur. Pour avancer dans leur quête, Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet convoquent le meilleur de la tradition : Joubert, Joseph de Maistre, les Romantiques allemands, des penseurs aussi originaux que René Guénon ou Philippe Muray. Pour autant, ils ne se privent pas de cravacher certaines vaches sacrées. Alors revient, lancinante, la question à l’oracle comme à Delphes : que faire, non pour fabriquer je ne sais quoi, mais pour être ? À l’heure où la science rend les avancées du post-humanisme concrètes, cette question prend toute sa force, qui n’est pas tant passéiste qu’appelée à être prophétique. Qui suis-je dès que je ne souhaite pas me réduire à un numéro de sécurité sociale, à un code-barre, à un agent consommateur et bientôt consommé ? Qui suis-je pour pouvoir rêver, aimer, créer ? Qui suis-je, si le Verbe peut seul me conduire au salut, pour parler comme il le conviendrait ? Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet ne manquent de décrire notre époque pour y apporter non seulement une critique, mais les éléments pour résister à cette critique et aller plus avant, emporté par le vent d’un galop, où nos plus lointains ancêtres reconnaîtraient leur frappe. Certes, comment ne pas être saisi ? «Nous nous trouvons comme à ce moment de L'Ile mystérieuse de Jules Verne où le frêle esquif des héros se trouve pris dans une immobilité exquise, encalminée entre deux magnifiques mouvements en sens inverse l'un de l'autre : celui, en bas, des bancs de poissons, et, en haut, des nuées d'oiseaux.»
 
C’est l’impression du conte géorgien. Le secret du bonheur peut soudain advenir. Mais que dit la fin du conte ? Après avoir bu et mangé avec un ravissement inconnu, et après avoir écouté les discours de celui qui tenait la table, le roi alla voir le chef du village et lui déclara : «j’ai tout quitté pour trouver le bonheur. Et je l’ai enfin trouvé chez vous.» À quoi le chef du village répondit : «Mais que dis-tu ? Nous sommes les êtres les plus malheureux du monde ! C’est pour cette raison que nous faisons la fête et que nous chantons.»
 
Stéphane Barsacq
 
Luc-Olivier D'Algange, Philippe Barthelet, Terre lucide, Entretiens sur les météores et les signes des temps, Collection Théôria, L'Harmattan, 30 €

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11/12/2022

Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:

Un article de Philippe Barthelet:
 

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Le Seigneur des Formes
 
Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.
 
« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…
 
Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs. « Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ».
 
C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ».
 
C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entre-maudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».
 
L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.
 
Philippe Barthelet
 
Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne", Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.
(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)

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04/12/2022

Hommage à Stefan George:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Stefan George

 

 

 

La poésie est un combat. Aussi sereine, désinvolte ou légère qu’on la veuille, si éprise de songes vagues ou du halo des mots qui surgissent, comme l’écume, de l’immensité houleuse de ce qui n’est pas encore dit, la poésie n’existe en ce monde que par le dévouement, le courage, l’oblation martiale de ses Serviteurs. A ce titre, toute poésie est militante, non en ce qu’elle se voudrait au service d’une idéologie mais par la mise en demeure qu’elle fait à ceux qui la servent de ne servir qu’elle. Nul plus que Stefan George ne fut conscient de cette exigence à la fois héroïque et sacerdotale qui pose la destinée humaine dans sa relation avec la totalité de l’être, entre le tout et le rien, entre le noble et l’ignoble, entre l’aurore et le crépuscule, entre la dureté du métal et « l’onde du printemps » :

 

« Toi, toujours début et fin et milieu pour nous

Nos louanges de ta trajectoire ici-bas

S’élèvent Seigneur du Tournant vers ton étoile… »(1)

 

Le cours ordinaire des jours tend à nous faire oublier que nous vivons brièvement entre deux vastitudes incertaines qui n’appartiennent point à ce que l’homme peut concevoir en terme de vie personnelle, et qu’à chaque instant une chance nous est offerte d’atteindre à la beauté et à la grandeur en même temps que nous sommes exposés au risque d’être subjugués par la laideur et la petitesse. Depuis que nous ne prions plus guère et que nos combats ne sont plus que des luttes intestines pour le confort ou la vanité sociale, ce qu’il y a de terrible ou d’enchanteur dans notre condition nous fait défaut. Nous voici au règne des « derniers des hommes » dont parlait Nietzsche. Pour Stefan George, la poésie est un combat car le monde, tel qu’il se configure, n’en veut pas. La poésie n’est pas seulement le combat de l’artiste avec la matière première de son art, elle est aussi un combat contre le monde, un « contre-monde » selon la formule de Ludwig Lehnen, qui est, pour des raisons précises, le contraire d’une utopie. Pour Stefan George, ce n’est pas la poésie qui est l’utopie, le nulle part, mais ce monde tel qu’il va, ce monde du dernier des hommes auquel la poésie résiste :

 

« Ainsi le cri dolent vers le noyau vivant

Retentit dans notre conjuration fervente » (2)

 

On peut, certes, et ce sera la première tentation du Moderne, considérer cette majestueuse, hiératique et solennelle construction georgéenne comme une illusion et, de la sorte, croire la récuser. Il n’en demeure pas moins que cette illusion est belle, que cette illusion, si illusion il y a, entraîne en elle, pour exercer les pouvoirs du langage humain, le sens de la grandeur et du sacrifice, l’exaltation réciproque du sensible et de l’intelligible. Force est de reconnaître que cette « illusion » si l’on tient à ainsi la nommer, est à la fois la cause et la conséquence d’une façon d’être et de penser plus intense et plus riche que celles que nous proposent ces autres illusions, ces illusions subalternes dispensées par les sociétés techniciennes ou mercantiles, voire par les idéologies dont les griseries sont monotones et fugaces :

 

« Et renferme bien en ta mémoire que sur cette terre

Aucun duc aucun sauveur ne le devient sans avoir respiré

Avec son premier souffle l’air rempli de la musique des prophètes

Sans qu’autour de son berceau n’eût tremblé un chant héroïque. » (3)

 

L’éthique s’ordonne à des Symboles et à une discipline qui resserre l’exigence autour du poïen. Ascèse de la centralité, du retour à l’essentiel, de l’épure, cette éthique rétablit la précellence d’une vérité qui se laisse prouver par la beauté en toute connaissance de cause. Pour Stefan George, rien n’est moins fortuit que la poésie. Loin d’être le règne des significations aléatoires ou de vagues divagations de l’inconscient, la poésie est l’expression de la conscience ardente, de la lucidité extrême. L’Intellect n’est point l’ennemi de la vision, bien au contraire. L’Image n’advient à la conscience humaine que par le miroir de la spéculation. Toute poésie est métaphysique et toute métaphysique, poésie. On peut considérer cette poésie métaphysique comme une illusion, Stefan George se refusant à en faire un dogme, mais cette illusion demeure une illusion supérieure dont la supériorité se prouve par la ferveur et la discipline qu’elle suscite :

 

« Seul peut d’aider ce qu’avec toi tu as fait naître –

Ne gronde pas ton mal tu es ton mal lui-même

Fais retour dans l’image retour dans le son ! » (4)

 

Notons, par ailleurs, que ceux-là mêmes qui « déconstruisent » et « démystifient » avec le plus d’entrain les métaphysiques sont aussi ceux qui s’interrogent le moins sur les constructions et les illusions banales comme si, du seul fait d’être majoritaires à tel moment de l’Histoire, elles échappaient à toute critique, voire à toute analyse. La pensée de Stefan George se refuse à cette complaisance. Peu lui importe le jugement ou les habitudes de la majorité. Plus humaniste, au vrai sens du terme que des détracteurs, Stefan George prend sa propre conscience comme point de référence à la conscience humaine. Il éprouve la conscience, la valeur, la volonté, la possibilité et la création à partir de son propre exemple et de sa propre expérience : méthode singulière où l’on peut voir aussi bien un immense orgueil qu’une humilité pragmatique qui consisterait à ne juger qu’à partir de ce que l’on peut connaître directement, soi-même, et non par ouïe dire, précisément à partir d’un « soi-même » dont l’exemplarité vaut bien toutes les représentations et tous les stéréotypes du temps :

 

« Seuls ceux qui ont fui vers le domaine

Sacré sur des trirèmes d’or qui jouent

Mes harpes et font les sacrifices au temple..

Et qui cherchent encore le chemin tendant

Des bras fervent dans le soir – d’eux seuls

Je suis encore le pas avec bienveillance

Et tout le reste est nuit et néant. » (5)

 

Pour Stefan George, croire que sa propre conscience ne puisse nullement être exemplaire de la conscience humaine, ce serait consentir à une démission fondamentale, saper le fondement même du « connais-toi toi-même » c’est-à-dire le fondement de la pensée grecque du Logos qui tient en elle le secret de la liberté humaine. Si un seul homme ne peut, en toute légitimité, donner tort à ses contemporains, fussent-ils en majorité absolue, toute pensée s’effondre dans un établissement automatique et général de la barbarie, voire dans une régression zoologique : le triomphe de l’homme-insecte. Toutefois, à la différence de Stirner, George ne s’appuie pas exclusivement sur l’unique. Sa propre expérience de la valeur, il consent à la confronter à l’Histoire, ou, plus exactement à la tradition. Son « contre-monde » se fonde à la fois sur l’expérimentation du « connais-toi toi-même » et sur la tradition qui nous juge autant que nous la jugeons. L’humanitas, en effet, ne se réduit pas aux derniers venus quand bien même ils s’en prétendent être l’accomplissement ultime et merveilleux. Ce que le dépassement de sa propre conscience exige de lui, ce qu’exige son sens de la beauté et de la grandeur, son refus des valeurs des « derniers des hommes », Stefan George le confronte à ce que furent, dans leurs œuvres, les hommes de l’Antiquité et du Moyen-Age, les Prophètes, les Aèdes, les moines guerriers ou contemplatifs, non pour être strictement à leur ressemblance mais pour consentir à leur regard, pour mesurer à l’aune de leurs œuvres et de leurs styles, ce que sa solitude en son temps lui inspire, ce que sa liberté exige, ce que son pressentiment lui laisse entrevoir :

 

« Nommez-le foudre qui frappa signe et guida :

Ce qui à mon heure venait en moi…

Nommez-le étincelle jaillie du néant

Nommez-le retour de la pensée circulaire :

Les sentences ne le saisissent : force et flamme

Remplissez-en images et mondes et dieux !

Je ne viens annoncer un nouvel Une-fois :

De l’ère de la volonté droite comme une flèche

J’emmène vers la ronde j’entraîne vers l’anneau » (6)

 

Si la joie de Stefan George n’était que nostalgie, elle ne serait point ce salubre péril pour notre temps. La nostalgie n’est que le frémissement du pressentiment, semblable à ces ridules marines qui, sous le souffle prophétique, précèdent la haute vague. Il ne s’agit pas, pour George, de plaindre son temps ou de s’en plaindre mais de le réveiller ou de s’en réveiller, par une décision résolue, comme d’un mauvais rêve. La décision georgéenne n’est nullement une outrecuidance ; elle a pour contraire non point une indécision, qui pourrait se targuer de laisser les hommes et le monde à eux-mêmes, mais une décision inverse, également résolue :

 

« Possédant tout sachant tout ils gémissent :

‘’Vie avare ! Détresse et faim partout !

La plénitude manque !’’

Je sais des greniers en haut de chaque maison

Remplis de blé qui vole et de nouveau s’amoncelle –

Personne ne prend… » (7)

 

De même que l’on ne peut nuire à la sottise que par l’intelligence, on ne peut nuire à la laideur que par la beauté. Les promoteurs du laid sous toutes ses formes sont si intimement persuadés que la beauté leur nuit qu’ils n’ont de cesse d’en médire. La beauté, selon eux, serait archaïque ou élitiste et, quoiqu’il en soit, une odieuse offense faite à la morale démocratique et aux vertus grégaires. Le plus expédient est de dire qu’elle n’existe pas : fiction aristocratique et platonicienne dépassée par le relativisme moderne. Sans entrer dans la dispute fameuse concernant l’existence ou l’inexistence de la beauté en soi (et devrait-elle même exister pour être la cause de ce qui existe ?) les démonstrations en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse tiennent sans doute plus à ce que l’on éprouve qu’à ce que l’on raisonne. La beauté telle que la célèbrent Platon ou Plotin est moins une catégorie abstraite qu’une ascension, une montée, une ivresse. Cette beauté particulière, sensible, lorsqu’elle nous émeut, lorsque nous en éprouvons le retentissement à la fois dans notre corps, dans notre âme et dans notre esprit, nous la voulons éternelle. La pensée platonicienne, surtout lorsque s’en emparent les poètes, autrement dit le platonisme qui n’est laissé pas exclusivement à l’usage didactique, est une ivresse, une extase dionysienne qui, par gradations infinies, entraîne l’âme du sensible vers l’intelligible qui est un sensible plus intense et plus subtil. Entre le Sens et les sens, Stefan George refuse le divorce. Sa théorie de la beauté, et le mot « théorie » renvoie ici à son étymologie de contemplation, dépend de ce qu’elle donne ou non à éprouver à travers ses diverses manifestations. Eprouvée jusqu’à la pointe exquise de l’ivresse, la beauté devient éternelle. On peut certes discuter de la relativité des critères esthétiques, selon les temps et les lieux, il n’en demeure pas moins que par l’expérience que nous en faisons, la beauté nous arrache à la temporalité linéaire pour nous précipiter dans un autre temps, un temps rayonnant, sphérique, harmonique, qui n’est plus le temps de l’usure, ni celui de la finalité. Confrontée à cette expérience, la pensée platonicienne édifie la théorie de la beauté comme splendeur du vrai qui n’exclut nullement l’exclamation rimbaldienne : «  O mon bien, ô mon beau ! » car cette beauté en soi n’est « en soi » que parce qu’elle se manifeste en nous. Elle nous doit autant que nous lui devons et réalise ce que les métaphysiciens nomment une « unité supérieure à la somme des parties » :

 

« … Instant intemporel

Où le paysage devient spirituel et le rêve présence.

Un frisson nous enveloppa… Instant du plus grand heur

Qui couronnait toute une vie terrestre en la résumant

Et ne laissait plus de place à l’envie de la splendeur

De la mer parsemée d’îles de la mer divine. »(8)

 

La beauté n’appartient ni à l’Esprit, ni à la chair mais à leur fusion ardente. Sauver la cohésion du monde, son unité supérieure pour garder en soi la multiplicité, la richesse des contradictions, la polyphonie des passions, ce vœu exactement contraire à celui des Modernes, Stefan George en appellera pour le réaliser « aux Forts, aux Sereins aux Légers », qu’il veut armer contre les faibles, les excités et les lourds, autrement dit les hommes grégaires, acharnés à peupler le monde de leurs abominations sonores non sans, par surcroît, être de pompeux moralisateurs et les infatigables publicistes de leur excellence, au point de considérer tous les génies antérieurs comme leurs précurseurs. Tout Moderne imbu de sa modernité est un dictateur en puissance éperdu d’auto-adulation mais en même temps extraordinairement soumis, soucieux de conformité sociale, « bien-pensant », zélé, esclave heureux jamais lassé de s’orner des signes distinctifs de son esclavage. Le Moderne « croit en l’homme », c’est-à-dire en lui-même, mais ce « lui-même », il consent à ce qu’il soit bien peu, sinon rien ! Rien ne lui importe que d’être, à ses propres yeux, supérieur à ses ancêtres. La belle affaire ! Ceux-ci étant morts, il s’en persuade plus aisément.

 

« Ne me parlez d’un Bien suprême : avant d’expier

Vous le ravalez à vos existences basses…

Dieu est une ombre si vous-mêmes pourrissez !

(…) Ne parlez pas du peuple : aucun de vous ne soupçonne

Le joint de la glèbe avec l’aire pavée de pierres

La juste co-extension montée et descente –

Le filet renoué des fils d’or fissurés. »(9)

 

L’œuvre est ainsi un rituel de résistance à l’indifférenciation, c’est-à-dire à la mort : rituel magique, exorcisme au sens artaldien où la sorcellerie évocatoire et l’intelligence aiguë s’associent en un même combat contre Caliban. Pour Stefan George, rien n’est dû et tout est à conquérir, ce qui relève tout autant d’une haute morale que d’une juste pragmatique. Chaque espace de véritable liberté contemplative ou créatrice est conquis de haute lutte contre les autres et contre soi-même. Il n’est d’autre guerre sainte, pour Stefan George, que celle qui sauve, qui sanctifie la beauté de l’instant.

A l’heure où l’Europe fourvoyée se désagrège, on peut voir en Stefan George l’œuvre ultime de la culture européenne. Cet Allemand nostalgique de la France, disciple de Shakespeare et de Dante, ce poète demeuré fidèle dans ses plus radicales audaces formelles aux exigences et aux libertés de la pensée grecque nous donne à penser que l’Europe existe en poésie. Une idée, une forme européenne serait ainsi possible mais qui ne saurait se réaliser en dehors ou contre les nations. Pour Stefan George, l’Idée européenne jaillit des profondeurs de l’Allemagne secrète, autrement dit de ces puissances cachées, étymologique, ésotériques qui gisent dans le palimpseste de la langue nationale. Evitons un malentendu. Certes, la poésie, comme nous en informe Mallarmé, est composée non avec des sentiments ou des significations mais avec des mots, mais ces mots participent d’une poétique qui engage la totalité de l’homme et du monde. La poésie qui n’est point confrontation avec la totalité de l’être n’est que babil, « inanité sonore ». Toute chose possède son double hideux ; celui de la poésie est la publicité.

La poésie de Stefan George est militante, mais en faveur d’elle-même, où, plus exactement, en faveur de la souveraineté du Symbole dont elle témoigne, du dessein dont elle est l’accomplissement. La poésie est au service de son propre dessein qui, loin de se réduire aux mots, s’abandonne aux resplendissements de l’Esprit dont les mots procèdent et qu’ils tentent de rejoindre sur ces frêles embarcations que sont les destinées humaines. Stefan George dissipe ainsi le malentendu post-mallarméen. Son œuvre restitue aux vocables leur souveraineté. On distingue d’ordinaire dans l’œuvre de Stefan George deux époques, l’une serait vouée à « l’art pour l’art », dans l’influence de Villiers de l’Isle-Adam et de Mallarmé, l’autre, qui lui succède, serait militante, au service de l’Idée et de l’Allemagne secrète. L’une n’en est pas moins la condition de l’autre. Mallarmé et Villiers sont pour Stefan George, « les soldats sanglants de l’Idée ». Villiers est un écrivain engagé contre le « progrès » et contre l’embourgeoisement du monde. Mallarmé poursuit une « explication orphique de la terre ». C’est en accomplissant l’exigence de la poésie, en amont, que la poésie et la politique se rejoignent. Toute politique procède de la poésie. Rétablir la souveraineté de la poésie, c’est aussi rétablir celle de la politique contre le monde des insectes, contre le triomphe du subalterne sur l’essentiel.

 

Luc-Olivier d’Algange

 

  1. L’Etoile de l’Alliance, éditions de la Différence, page 9

  2. Ibid., page 19

  3. Ibid., page 29

  4. Ibid., page 37

  5. Ibid., page 49

  6. Ibid., page 43

  7. Ibid., page 51

  8. Ibid., page 139

  9. Ibid., page 59

 

Stefan George, L’Etoile de l’Alliance, Traduit de l’allemand et postfacé par Ludwig Lehnen (éditions de la Différence)

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Un article de Romaric Sangars sur "Terre Lucide" , L'INCORRECT, décembre 2022:

 

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DUEL AU SOMMET

 

TERRE LUCIDE, LUC-OLIVIER D'ALGANGE et PHILIPPE BARTHELET , L'Harmattan, collection Théôria.

 

«  Ce qui manque le plus à notre temps, c'est une aristocratie de l'esprit » déclarait le grand Bernanos comme le rappelle Philippe Barthelet au cours de l'un de ces onze entretiens avec Luc-Olivier d'Algange placés sous le signe des Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre dont ils reprennent le protocole, ce qui est audacieux, mais non pas présomptueux tant le résultat se révèle édifiant et comble à merveille ce vide désigné par le prophète de La France contre les robots.

 

Réédition d'un livre publié en 2010, Terre Lucide n'a rien perdu de son urgente actualité puisque les deux écrivains s'y attaquent à l'époque en tant qu'ère métaphysique, autant dire que les années qui passent ne cessent d'en révéler davantage la nature profonde ; une ère qui fait du vivant avec du mort, dont la perspective est mécanique, déliée, absurde, et l'humeur dépressive et grimaçante. Se référant aux grands mystiques, à la théologie médiévale, à Novalis, Hölderlin et Jünger, Maistre ou Bloy, nos contemplatifs armés lui opposent un symbolisme supérieur où la vie, l'art et le surnaturel retrouvent leurs connexions, leurs vibrations et leur puissance. Une cure d'altitude, le temps d'une promenade au bord de la Seine ou de quelques verres devant le Louvre, tandis que tout s'effondre. Salutaire, voire salvifique.

 

Romaric SANGARS, L'INCORRECT, décembre 2022.

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03/12/2022

Paul Ducay, La conversation comme révolte littéraire, Revue Philitt. novembre 2022:

 

Paul Ducay 

La conversation comme révolte littéraire

Dans Terre Lucide. Entretiens sur les météores et les signes des temps, réédité chez L’Harmattan (coll. Théôria), les écrivains Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet s’abandonnent au fleuve créateur de la conversation autour d’une question fondamentale : quelle forme peut prendre une écriture rebelle qui ne soit pas une littérature contraire, mettant en péril le geste créateur de l’écrivain, mais le contraire de la littérature, où la création, libérée de la vanité prolifique de l’industrie littéraire et communicante, serait restituée aux sources authentiques de l’inspiration ?

Le fleuve de cette série de onze entretiens littéraires sourd de la fameuse sentence de Joseph de Maistre : « que ce qu’il faut faire c’est non pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution ». S'il est vrai que Luc-Olivier d'Algange n'est pas insensible à la mystique royale de Henry Montaigu, nos deux écrivains ne se donnent pas pour ambition de dialoguer sur l’idéal monarchique du Comte. Ils prennent pour base cette formule pour la regarder, plutôt, comme l’équation de toute entreprise d’opposition véritable, positive et féconde : on ne supprime pas une négation en affirmant quelque chose contre elle, mais en niant sa négativité. Negatio negationis : la négation d’une négation produit une affirmation. Si, par ses offenses répétées au goût et à la puissance édifiante des mots, la littérature est devenue négatrice, comme la Révolution le fut, selon l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, non par ce qu’elle accomplissait de providentiel dans la marche du monde, mais par son ferment de désordre et de mort, alors « ce qu’il faut écrire, c’est non pas de la littérature contraire mais le contraire de la littérature. » Au-delà même du devoir, Luc-Olivier d’Algange nous fait pressentir la nécessité de cette entreprise : « il n’y a plus que des mots pour lutter contre les mots idolâtrés ». La littérature, poison et remède de la littérature : l’écriture est ce pharmakon indispensable à la réouverture des mots à l’être, dont l’accès est obstrué par leur vaine prolifération. Dénoncer l’absence cacophonique de sens et en transmettre un nouveau ne peut se tenter que par une confiance retrouvée dans la signification des mots, ne fût-ce que pour nous inviter au silence.

Écouter en silence le récit du monde

L’écrivain Julien Gracq (1910-2007)

« Ce monde mondialisé est exactement un monde décomposé ; plus rien ne s’y distingue, et, par voie de conséquence, plus rien ne tient ensemble ». L’harmonie du monde nous est dérobée par la saturation des signifiants dont la prolifération en altère jusqu’à la perception même des signifiés : témoin, comme doit l’être à sa manière tout bon écrivain, Julien Gracq, qui « faisait remarquer à quel point le monde d’un lycéen d’avant-guerre était silencieux, à côté de celui d’un lycéen de maintenant ». Nous vivons en effet à l’heure du « vacarme organisé comme norme acoustique », véritable industrie de « dépravation psychique » où le Dernier Homme vient remplir de bruit le tonneau percé de son existence désorientée. Ainsi fuient ce silence où l’on se confronte à notre humaine condition, ces cadres et ces entrepreneurs qui festoient « dans une boîte de nuit – où une oreille normalement constituée ne peut tenir plus de trois minutes ». Pareillement vont ces artistes, étudiants ou citadins abîmer leur précieuse légèreté dans « les rave parties encadrées par la force publique, [ces] messes noires de masse proposées comme divertissements à la jeunesse, sous le contrôle de l’État ». Ainsi vont enfin les consommateurs de tout horizon, ravager leur attention dans « le zapping perpétuel et la distraction en chaîne ». Dans un tel monde où tout conspire contre les révélations du silence, le livre semble représenter le seul sanctuaire où l’âme peut fixer son attention hors des bruits addictifs. 

Le péché propre de la littérature est pourtant l’introduction du bruit dans le silence des pages. Le miracle du livre n’est-il pas de nous parler un langage qui n’interrompt pas le silence mais se marie avec lui, s’y unit comme le divin s’unissant à l’humain, comme une duplication discrète du mystère hypostatique ? « Un livre, note Luc-Olivier d’Algange, qui n’est pas n’importe quel livre, un livre choisi, qui échappe à la rumeur médiatique ou à l’obligation universitaire, ou “citoyenne”, reste ce beau bloc de silence, cette temporalité repliée, enroulée, qui ne parle que si on l’ouvre. Et souvent même, par ce qu’il requiert d’attention, par ce qu’il brûle d’écorces mortes, il rétablit le silence autour de nous. Cet objet silencieux, qui se feuillette comme le temps lui-même, comme les oignons, comme la plupart des phénomènes naturels, possède cette politesse exquise de ne pas s’imposer. » Pourtant, la critique littéraire abolit ce miracle lorsque, inversant l’ordre du sujet et de l’attribut, devenant littérature critique, idolâtre les mots et tombe dans « la superstition du texte » : « il y aurait, commente à ce propos Philippe Barthelet, une science amusante à fonder, qu’on pourrait appeler “paratextologie”, qui rassemblerait leurs plus belles perles pour la désopilation des jeunes esprits : ainsi de Gazier, l’éditeur de La Fontaine (…), qui se croit obligé de mettre une note au Chêne et le roseau : “Cependant que mon front, au Caucase pareil…” : “Exagération manifeste”, souligne ce professeur à la Sorbonne et éminent philologue : “Le mont Elbrouz, au Caucase, a 6341 mètres”… »

De silencieux qu’il est censé être pour être sensé, le livre devient assourdissant quand une « débauche d’érudition », moins excessive que mal-à-propos, vient autopsier le livre pour voir un texte à la place d’une œuvre : « les œuvres, remarque Luc-Olivier d’Algange, comme toute chose qui existe, sont uniques et parfaites, toujours ; elles sont un rayonnement, un frémir, comme l’eût dit Aragon avec sa façon de donner à tous les mots du poème la force du verbe et aux verbes la réalité tangible des noms ». Or, que vaut une critique qui, objectivant ce qui est le lieu même de la parole d’un sujet inspiré, le lieu même d’une lyrophanie, d’une manifestation poétique, empêche au contraire son destinataire de frémir à sa lecture ? « Les œuvres (n’en déplaisent aux critiques dont les gloses ne sont que les phases préparatoires à leur mise au rebut) demeurent des appels. Elles sont des vocations. Et comme le dit le Coran, elles s’adressent “aux frémissants”. » En nous introduisant à ce qui, dans l’existence, échappe à la perception obtuse de notre vie ordinaire, l’œuvre doit nous faire frémir dedans l’être, comme frémit le feu dedans l’âtre.

Nominalismes

Le critique littéraire Roland Barthes (1915-1980)

La littérature dont nos écrivains recherchent le contraire n’est donc pas l’héritage des œuvres qui interpellent le lecteur au détour inattendu d’une librairie ou dans le gracieux égarement d’un regard sur le rayon d’une bibliothèque. La littérature à combattre, c’est la somme des textes : la parole déchue en abstraction, le symbole déchu en métaphore ou, en résumé, toute tentative de faire divorcer le verbe et l’être. « Il y a chez les critiques une extrême compulsion à ramener la chose vue à celui qui voit alors que pour celui qui voit seule importe la chose vue », note Luc-Olivier d’Algange. Ainsi Roland Barthes accomplit-il dans la littérature le projet nominaliste déjà parvenu avant lui, dans la modernité, à vaincre la réalité désignée par les mots. Dans « l’article “Léon Bloy” du Tableau de la littérature française, tome troisième, apparu aux éditions Gallimard en 1974 », le célèbre critique littéraire excuse son admiration très bourgeoise pour le plus anti-bourgeois des écrivains, Léon Bloy, en désamorçant le contenu polémique des saillies de l’auteur catholique. Pour ce faire, il décrète comme étant des « “illusions” ses “contenus” (“choix, croyances, etc.” – et tant pis si lui-même semblait y tenir un peu) pour ne retenir comme “réalité” que ses “mots” », ce qui, nous en conviendrons avec Philippe Barthelet, fait déchoir l’appréciation de la parole auctoriale dans un « vague onanisme cérébral » qui n’est finalement qu’un « aveu d’impuissance assez pathétique ». Et Luc-Olivier d’Algange d’ironiser : « Imaginons l’Appel du 18 juin traité par les adeptes du “travail du texte”, ils se fussent attardés, sans doute, sur la syntaxe, pour dénoncer l’irréalisme du propos ! »

Le nominalisme, qui théorise la séparation des mots d’avec les choses, représente ainsi une décadence littéraire autant qu'une décadence philosophique en organisant le vain théâtre des discours creux, des belles figures séparées des formes vraies, le divorce de l’esthétique et de l’eidétique. Seulement, la contre-littérature ne peut pas être le redoublement de la querelle philosophique du nominalisme et du réalisme, car la littérature, ce n’est pas la diction (vraie) du monde, mais la création des mondes : « la querelle [en question] n’a rigoureusement pas de sens pour un créateur […] : j’oserais dire que pour lui, le mot et la chose, c’est la même chose… C’est parce qu’il est exclusivement réaliste, qu’il n’a en vue que la seule réalité, que l’écrivain sera évidemment nominaliste, puisque cette réalité, il ne l’atteint que par les mots. » Une littérature contraire serait une littérature jouant le réalisme contre le nominalisme, tandis que la contre-littérature ne peut être qu’une œuvre ou une parole susceptible de dépasser les clivages explicatifs du sens des choses en atteignant leur cime créative

Dans la création, l’alternative entre le faux et le vrai est abolie dans une réalité nouvelle. Il n’y a pas de sens à dire d’un récit qu’il est vrai ou qu’il est faux : il est. Que nous importe que Gulliver ait rencontré ou non des Struldbruggs à Luggnagg ? L’important n’est-il pas ailleurs, dans cette révélation merveilleuse que la tragédie de l’existence, ce n’est pas la mort, mais l’impossibilité de passer, dont la mort – la bonne mort –, heureusement, nous garde ? Luc-Olivier d’Algange raconte ainsi : « Une dame à l’esprit implacablement acéré […] m’avait dit que mon attitude à l’égard des œuvres littéraires lui faisait songer à celle d’un petit garçon qui, après avoir entendu raconter le Petit Chaperon rouge, décrocherait son fusil en demandant quand on partirait à la chasse au loup… Je vous avoue que je ne saurais mieux dire : toute œuvre qui ne donne pas envie de partir à la chasse au loup ne mérite pas d’avoir été écrite. » 

Converser dans la lumière 

Philippe Barthelet conversant avec Gustave Thibon

Si contre-littérature il doit y avoir, elle ne peut pas être un discours, théorie ou mouvement, qui viendrait de nouveau s’interposer entre notre conscience et le monde : « le “contraire de la littérature” n’est nullement un discours théorique […] mais “théorie” peut-être au sens étymologique de contemplation (théôria en grec), c’est-à-dire le contraire d’une “théorie” ». « Il n’y a pas d’un côté la littérature et de l’autre, le “contraire de la littérature”, il me semble, de même qu’il n’y a pas d’un côté l’ordre et de l’autre l’insurrection », car la rébellion dont il s’agit est une recouvrance, « et la recouvrance se fait, non à partir de ruines et de vestiges », celles-ci étant mortes et passées (et il faut, avons-nous dit, consentir à passer), « mais à partir de rien », condition sine qua non d’une création, qui n’ajoute pas une forme sur un espace qui en est déjà saturé, qui ne moissonne pas ce qui fut déjà moissonné, mais qui sème une floraison nouvelle.

Ce « rien qui n’est pas le néant » mais qui est tout, ce « rien du tout », comment le rencontrer ? Par la conversation, cet art très français qui est le propos de tout le « Troisième entretien » du livre qui en donne le tempo. « L’entretien suggère un sujet », remarque Luc-Olivier d’Algange, entretien qui ne va pas sans rappeler « la banalité dialectique-journalistique [qui] nous a blasé des mots ». Au contraire, « la conversation naît d’un mouvement, d’une émotion ; son charme est d’ignorer où elle va, elle divague, sans sujet, ni objet précis ; c’est une sorte de transhumance sans sujet et sans objet, une “randonnée céleste” pour reprendre l’image taoïste où nous oublions d’être seulement nous-mêmes, tournés vers ce qui advient, avec exactitude ». La conversation, en faisant éclore par son propre cheminement imprévisible ses sujets d’élection, que les interlocuteurs rencontrent comme l’on rencontrerait un ange ou un sourire, représente ainsi le modèle de la contre-littérature. Un modèle sans thème, qui restitue au verbe, aux mots, à la parole, selon Philippe Barthelet, leur liberté féconde : « la grande leçon de la conversation, c’est qu’on ne sait jamais à qui l’on parle […] ; au lieu que faire la classe, c’est s’adresser à un public captif, [à] des interlocuteurs d’élevage. […] Nous aurons peut-être compris que notre baleine blanche, cette “littérature” qui serait le contraire de la littérature, n’est sans doute rien autre chose que la tentative d’être fidèle, par écrit, à l’esprit de la conversation ». La contre-littérature est par conséquent le projet d’une écriture de l’indétermination qui, à l’instar de la conversation, n’impose pas vainement à la page blanche un sujet pour servir une entreprise d’écrivain lucratif, mais laisse place à l’inspiration. La contre-littérature ne prête pas le flanc au kitsch, cet « esthétisme qui ne s’inquiète plus » ni du goût ni du bon, selon Philippe Barthelet. Attentive ésotériquement aux secrets murmures de l’existence, derrière les illusions de la vie ordinaire, la contre-littérature est le désir de rétablir le silence au cœur de l’écriture pour rendre possible le silence de la lecture. Ne cherchant pas à « faire sens » dans un monde qui en serait privé, elle acquiesce au contraire à son ordre, à son agencement divin, à son sens religieux et théophanique, aux messages des météores et aux signes des temps, pour capter « la lumière qui vient de plus loin qu’elle-même pour aller ailleurs, à travers la prunelle du lecteur. » La contre-littérature n’est autre que l’espérance du poète contre l’illisibilité d’un monde sans Dieu et sans présages, rendu virtuel à force de transparence et d’uniformité.

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