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11/12/2022

Philippe Barthelet, Le Seigneur des Formes:

Un article de Philippe Barthelet:
 

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Le Seigneur des Formes
 
Il est particulièrement difficile de rendre compte de ce livre, sinon à la manière que recommandait Cingria: citer, citer et citer encore; éliminer autant qu’on peut, si possible tout à fait, le tissu interstitiel du commentaire et de la paraphrase. Il n’y a là rien à expliquer, la pensée est aussi ferme que son expression est limpide. L’herméneutique, si chère à notre auteur, soit le service de Thot-Hermès, impose pour premier principe de ne pas méconnaître ce qui est. Luc-Olivier d’Algange n’a que faire de l’obscurité savante ni du flou artistique: il est vertigineusement clair. Sa lecture est une épreuve de loyauté.
 
« Nous sommes de ceux qui croyons qu’un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout ». Terrible déraison : la déesse de parodie qu’invoquaient les soi-disant « philosophes » des prétendues « Lumières », les premiers champions de l’antiphrase moderne, la Raison à majuscule dont leurs rejetons guillotineurs et proclamateurs feront la grande faucheuse, n’aura guère tardé à se muer en son contraire, dès lors qu’on voulait la retourner contre son principe. La « lumière naturelle », alibi de tous les négateurs, procède de la surnaturelle dont n’elle est que la réfraction, « la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn, 1, 9) ». Simone Weil observait dans La Connaissance surnaturelle que « la lumière surnaturelle descendant dans le domaine de la nature devient lumière naturelle. Cela est bon si la procession est reconnue. Sans la source surnaturelle de la lumière, il n’y a bientôt que ténèbres au niveau même de la nature ». Nous y sommes presque…
 
Si la procession est reconnue : condition expresse que nie expressément la « modernité » constituée comme telle. Le nihilisme qui la caractérise n’a d’autre postulat que le refus de la reconnaissance, autrement dit le refus de la tradition, de ce qui précède et nourrit. Il se fait gloire de la rupture, s’imagine original parce qu’il se détourne de l’origine. Le langage étant un profond métaphysicien, on se bornera à noter que rupture et roture sont des doublets : tout est dit, la modernité est essentiellement roturière, elle entend rompre avec l’aristeia, cette conception héroïque de la vie qui fonde l’humanité des hommes – et la divinité de dieux, l’une près de l’autre, chez Homère aussi bien que chez Platon. Et l’on remerciera Luc-Olivier d’Algange de nous rendre, au-delà de toutes les images scolaires, pieuses ou impies, un Platon homérique – dont Achille ou Ulysse eussent pu être les lecteurs. « Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n’étions plus à même d’en éveiller en nous d’intimes résonances ».
 
C’est ainsi qu’il faut faire de la métaphysique, sous les murailles de Troie ou les grèves d’Ithaque ; les lèvres salées par les embruns au large de Charybde et Scylla, ou les yeux rougis par la fumée des vaisseaux achéens qui brûlent. Le « Songe de Pallas » prélude à cet éveil de l’entendement qui nous découvre des harmonies là où l’on nous montre des oppositions : « Ce dégagement de l’intelligence se traduit naturellement par des métaphores ascensionnelles. Méditer sur l’Être suppose que l’on prenne la hauteur nécessaire pour embrasser toutes les apparences en un même regard métaphysique. Or, prendre de la hauteur, c’est aussi gagner en légèreté ».
 
C’est ainsi que les alternatives se résolvent en alternances ; que l’Eros et le Logos s’appellent au lieu de s’ignorer ou de s’entre-maudire, que l’exercice de la poésie suppose celui du discernement et que la poésie, toujours elle, est le premier mot de toute véritable philosophie politique. Pallas est la vierge armée, la déesse qui préside aux pensées des hommes et des dieux, à leurs œuvres belles à leurs justes combats. La France, héritière de la Grèce de façon plus profonde et plus mystérieuse que ne l’imaginent les lieux communs de manuels, en fournit de nos jours la preuve négative : « Tant que le génie français demeura fidèle à lui-même, la puissance et le rayonnement politique du Pays vinrent de surcroît comme une extension naturelle de la limpidité conquérante et cependant mystérieuse de la langue française ». Luc-Olivier d’Algange distingue essentiellement entre le clerc et l’aède, lequel répond des songes protecteurs : « La poésie seule est le recours. La poésie est la seule chance pour échapper aux parodies, mi-cléricales, mi-technocratiques, qui se substituent désormais aux défuntes autorités ».
 
L’auteur nous prodigue, c’est-à-dire, more platonico, nous rappelle, une admirable leçon de métaphysique : « la métaphysique, qui suppose l’objectivité poétique des mythes et des Symboles, nous délivre de ce singulier narcissisme théorique où nous enferment les « sciences humaines » - « sciences trop humaines », précise-t-il. La métaphysique est recouvrance de notre plus profonde liberté : cette souveraineté dont le monde où nous vivons implique le déni. De la Souveraineté est la méditation en quatorze points qui, très logiquement, suit le Songe de Pallas dont elle procède : « Célébrer en soi-même et en autrui l’exercice généreux de la souveraineté est le simple fait de la bonne foi. Or, qu’est-ce que la bonne foi, sinon, le plus simplement du monde, l’absence de ressentiment ? » Quand Tolstoï parlait de « l’intelligence bête » des technocrates en bouton de son temps, il ne faisait que prophétiser le diapason de notre monde, dont Luc-Olivier d’Algange a le courage de contempler le désastre : « Lorsque l’intelligence cesse d’être amoureuse, elle se détruit elle-même, La sympathie poétique que les hommes des civilisations plus anciennes éprouvaient pour la pierre, l’arbre, la vague, le ciel, cette sympathie active qui se traduisait en mythologies et en rites, loin d’être une forme « primitive » de l’intelligence, garantissait au contraire à l’intelligence son plein essor, ses plus hautes possibilités ». « La souveraineté est la conquête des hautes libertés, l’égoïsme est ce par quoi il est facile de faire de nous des esclaves » . C’est la quête de souveraineté, par quoi le Noble Voyageur se sépare du troupeau, qui donne à l’œuvre d’art la chance de son éclosion, et fait de son auteur le Seigneur des Formes. Lesquelles sont offertes à tous, prodigalité magnifique qui fait du service de la Beauté une imitation de l’intarissable grâce de Dieu. Cingria rappelait que pour les Romains, gens pratiques, les « formes », formæ, étaient les canaux des fontaines.
 
Philippe Barthelet
 
Luc-Olivier d’Algange : Le Songe de Pallas, suivi de De la Souveraineté et de Digression néoplatonicienne", Alexipharmaque, 150 pp., 18 euros. Epuisé.
(Ouvrage réédité, avec d'autres, dans L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de L'Harmattan, collection Théôria, 370 pages. 38 euros.)

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