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12/12/2022

Le secret du bonheur, un texte de Stéphane Barsacq à propos de "Terre Lucide, entretiens sur les météores":

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Un trop bref texte que j'avais écrit après la lecture de «Terre lucide» de mon ami Luc-Olivier d'Algange, alors que je voyageais dans les montagnes du Caucase en octobre :
 
 
Le secret du bonheur
 
Parution d’un livre de dialogue important entre Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet. Il est question, dans ce compendium, des météores, ces signes dans le ciel, à quoi s'arrêtent les Pharisiens et Saducéens, qui ne savent pas lire les signes des temps, comme il le leur est reproché dans l’Evangile : - «Il y aura de l'orage aujourd'hui, car le ciel est d'un rouge sombre. Vous savez discerner l'aspect du ciel, et vous ne pouvez discerner les signes des temps.» (Mt, XVI, 4). Les deux auteurs de ces entretiens s'attachent à relever ces signes des temps, dont René Guénon a fait le titre d'un livre célèbre, publié en 1945. Et si la vérité débutait après nos dernières illusions ?
 
Il était, dit-on en Géorgie où je me trouve, un roi qui décida un jour de quitter son palais pour parcourir le monde. Il voulait connaître le secret du bonheur. Il alla de terres en terres, puis de provinces en provinces, mais partout, il retrouvait ce qu’il avait quitté : une nostalgie, une tristesse, un désir inassouvi. Partout, jusqu’au jour où, au plus profond d’une vallée, protégés par une rivière, il découvrit, retirés de tous, des êtres heureux, comme il n’en pouvait plus imaginer. Ils banquetaient, le vin coulait à flot, les discours poétiques s’enchaînaient, et il décida de s’asseoir avec eux pour partager leur bonheur. C’est alors que …
 
Sur ce point, la suspension s’impose. Cette découverte du roi, c’est celle que Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet dans leur ouvrage, «Terre lucide», arrivent à susciter, au gré d’un dialogue passionné, dans l’esprit de leur lecteur. Lire ce livre en Géorgie, alors que les Russes fuyant la conscription sont nombreux à errer dans la capitale et sur les routes du pays, lire ce livre, dis-je, dans de telles conditions et dans un tel endroit, c’est ressentir un double plaisir : échapper à l’histoire en ce qu’elle a de pire, et être à son rendez-vous en ce qu’elle entretient une promesse qui, d’âge en âge, ne cesse de nous tenir debout.
 
Luc-Olivier d’Algange est un éminent connaisseur des penseurs de la poésie, de Novalis à Jünger, quand Philippe Barthelet est un poète de la connaissance, comme le fut son maître, Gustave Thibon, l’ami de Simone Weil. Tous deux ont en commun dans ce livre de se déposséder de la prétention à avoir raison l’un sur l’autre, ou à prouver que l’un seul aurait raison. Non qu’ils soient d’accord sur tout dans détail, sans être en désaccord sur l’essentiel. À la parole conçue comme un tournoi, ils opposent un dialogue apparenté au chant selon une exigence autrement plus redoutable : où la première voix fait entendre ses harmonies, la seconde reprend et se doit de développer le motif, comme à l’infini. Autant le dire : rien de plus plaisant, car on sent qu’on est soi-même convoqué à chercher la vérité avec les amis, plutôt que d’assister à une joute où chacun est condamné à son quant-à-soi. Vieille tradition, au demeurant, qui remonte aux Entretiens de Goethe avec Eckermann, en passant par le dialogue de Mercier et Camier chez Beckett, ou sur un versant intellectuel, à celui de Pierre Boutang et George Steiner qui avait tant ébloui ceux qui l’avaient vu à la télévision. C’est que ce livre montre ce qu’est un dialogue : non pas un monologue interrompu par une question, mais l’appréhension à deux d’une vérité qui ne s’offre que dans l’échange, selon une loi dégagée voilà des millénaires par les disciples de Socrate et Platon. Mais après tout, n’était-ce pas Nietzsche qui affirmait lui aussi que «la vérité commence à deux» ?
 
La vérité, certes, mais laquelle ? Celle qui veut qu’on ne se montre digne de sa vocation à être humain que si on cherche «l’âme du monde», qui n’est rien de commun avec une énigme. «L’âme du monde» est au mystère ce que la devinette est à l’énigme : ce qu’on désire chercher sans fin, plutôt qu’une interrogation subtile dont la réponse disqualifierait la profondeur. Pour avancer dans leur quête, Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet convoquent le meilleur de la tradition : Joubert, Joseph de Maistre, les Romantiques allemands, des penseurs aussi originaux que René Guénon ou Philippe Muray. Pour autant, ils ne se privent pas de cravacher certaines vaches sacrées. Alors revient, lancinante, la question à l’oracle comme à Delphes : que faire, non pour fabriquer je ne sais quoi, mais pour être ? À l’heure où la science rend les avancées du post-humanisme concrètes, cette question prend toute sa force, qui n’est pas tant passéiste qu’appelée à être prophétique. Qui suis-je dès que je ne souhaite pas me réduire à un numéro de sécurité sociale, à un code-barre, à un agent consommateur et bientôt consommé ? Qui suis-je pour pouvoir rêver, aimer, créer ? Qui suis-je, si le Verbe peut seul me conduire au salut, pour parler comme il le conviendrait ? Luc-Olivier d’Algange et Philippe Barthelet ne manquent de décrire notre époque pour y apporter non seulement une critique, mais les éléments pour résister à cette critique et aller plus avant, emporté par le vent d’un galop, où nos plus lointains ancêtres reconnaîtraient leur frappe. Certes, comment ne pas être saisi ? «Nous nous trouvons comme à ce moment de L'Ile mystérieuse de Jules Verne où le frêle esquif des héros se trouve pris dans une immobilité exquise, encalminée entre deux magnifiques mouvements en sens inverse l'un de l'autre : celui, en bas, des bancs de poissons, et, en haut, des nuées d'oiseaux.»
 
C’est l’impression du conte géorgien. Le secret du bonheur peut soudain advenir. Mais que dit la fin du conte ? Après avoir bu et mangé avec un ravissement inconnu, et après avoir écouté les discours de celui qui tenait la table, le roi alla voir le chef du village et lui déclara : «j’ai tout quitté pour trouver le bonheur. Et je l’ai enfin trouvé chez vous.» À quoi le chef du village répondit : «Mais que dis-tu ? Nous sommes les êtres les plus malheureux du monde ! C’est pour cette raison que nous faisons la fête et que nous chantons.»
 
Stéphane Barsacq
 
Luc-Olivier D'Algange, Philippe Barthelet, Terre lucide, Entretiens sur les météores et les signes des temps, Collection Théôria, L'Harmattan, 30 €

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