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03/01/2022

Hypnosophie de l'Europe, première partie:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Hypnosophie de l’Europe 1

 

L’Ombre : Depuis Venise, nous nous étions perdus de vue. Mais que valent une ombre seule ou un homme sans ombre. Le temps a passé et je cherche en vain des mots pour dire ce passage…

Le Voyageur : L’homme sans ombre n’est-il pas celui qui a perdu les mots, un maudit ? Il ne retrouve son ombre, le monde et les mots qu’en regardant devant lui, en portant son regard vers l’Extrême Occident, guidé par le soleil qui derrière lui, témoigne du temps passé, et, peut-être, d’une certaine mélancolie. J’emprunterais deux mots au grand poète arménien Grégoire de Narek, qui naquit il y a un peu plus de mille ans, pour dire le secret du passage du temps. Ces mots sont « suavité » et « transfiguration ». La suavité est cette beauté du monde à l’instant où elle se détache d’elle-même pour on ne sait quel voyage. Non pas le moment où nous nous détachons du monde, ni le moment où le monde se détache de nous, mais ce moment de « crue murmurante », ce moment de « surabondance divine », où le bonheur d’être s’envole, où la beauté, en sa « sainte magnificence » quitte le monde pour nous faire signe… Derrière nous, le soleil est d’or, avec douceur, c’est l’automne. Nous percevons délicieusement, dans ces brusques coulées de fraîcheur qui viennent entre le fleuve et les arbres (car nous voici à Toulouse, au bord de la Garonne) ce moment. L’air est léger, nous respirons la rumeur des feuilles et notre mélancolie devient soudain l’écrin d’une joie presque lancinante, celle d’être là, et non ailleurs, dans ce monde voué à la disparition, et non point dans quelque utopie vengeresse ; dans la splendeur des contingences et non point dans un monde virtuel ; dans la tragédie et dans la joie et non point dans la fiction d’une vie génétiquement améliorée, abusivement prolongée. Seule, nous importe, à l’instant, l’immortalité de l’instant, dont rien ne peut nous déposséder… Derrière moi, le soleil s’apaise et toi, mon ombre, allongée, comme les personnages hautains du Gréco, tu me devances...

L’Ombre : Je devine que votre songerie, toute encline qu’elle semble à la mélancolie de ce beau jour d’automne, ne renonce point, pour autant, à ce que les cuistres nomment le « polémos ». En êtes-vous encore à croiser le fer avec l’esprit du temps, avec ces « Modernes » qui ne comprennent rien à vos propos ? Que ne parlez-vous à vos frères ! Et laissez aux ignorants leur ignorance !

Le Voyageur : Mais c’est avec ma propre ignorance que je m’entretiens, et non seulement avec mon ombre. Je ne pourfends que les opinions que j’eusse partagé, des idées qui rodent, comme des oiseaux de mauvais augure, autour de moi. Quelle terrible tentation que de bannir la tragédie et la joie. Toute fatigue en nous nous incline à ce bannissement. Quel monde rassurant, confortablement refermé sur lui-même, qu’un monde sans tragédie et sans joie, mais où l’on peut s’abandonner à la féerie publicitaire, et se défendre de tout par la dérision, le ricanement et la bonne conscience moralisatrice, moderne, de ceux qui ont « dépassé » les chimères anciennes ! Il n’est pas un château tournoyant, pas une citadelle, fussent-elles protégées par des milliers d’enchantements, qui ne soient aussi inexpugnables que la forteresse de l’individu moderne, armé de sa sacro-sainte dérision, multipliée par sa certitude d’être l’incarnation du Bien ! Il faut sans doute une sorte de témérité pour refuser de jouer ce jeu là. Voire une sorte d’absence de ruse, qui s’apparente, aux yeux de presque tous, à de la bêtise. Pourquoi pas n’importe quoi à la place de ce qui est (ce qui est, bien sûr, incluant tout ce qui fut) ? Pourquoi pas l’oubli pur et simple de tout ce que nous étions ? Que nous font Homère, la Bible, Shakespeare et Corneille ? Ne nous a t-on pas assez dit qu’ils appartenaient à un monde cruel, heureusement révolu ? Que nous importent l’Europe et la France, ces frontières funestes et hostiles au monde du merveilleux n’importe quoi ? Le Progrès ne s’arrête jamais, il est cette pandémie, cette grippe aviaire à laquelle nous devrions consentir, nonobstant notre ressemblance de plus en plus grande avec les oies et les poulets de batterie !

L’Ombre : Vous êtes incorrigible. Vous passez, en volte, de la mélancolie au sarcasme. Je vous crois plus moderne que vous ne le dites.

Le Voyageur : Sans doute ne puis-je m’empêcher de garder cette tournure de mon Maître, Villiers de L’Isle-Adam, qui dédia son Eve Future « Aux railleurs, aux rêveurs ». Mais nous sommes là au cœur de notre sujet et de notre temps commun : la création d’une humanité, non point artificielle, mais machinique. L’artifice est le propre de l’humain, et il n’y a que de farouches puritains pour faire la différence entre le naturel et l’artificiel. Je tiens même que c’est par nos artifices, nos arts, nos parfums, nos poèmes, nos vêtements, que nous nous rapprochons le plus de la nature, du faste et de la beauté de la nature. C’est par leurs kimonos que les femmes japonaises ressemblent à des fleurs, c’est par nos poèmes, comme le savait Victor Hugo, que nous nous apparentons aux pierres, aux arbres, aux océans. Tout ce qui est strictement inutile à notre survie biologique nous accorde à la générosité de la nature. Et la nature, qu’est-ce donc, sinon une manifestation de la Providence divine ? Mais c’est une toute autre chose que de fabriquer un hybride de machine et d’homme, que de sertir dans la chair, qui est l’incarnation de l’Esprit, des connections cybernétiques, comme l’envisagent aujourd’hui les nanotechnologies. Une toute autre chose aussi que de nous d’implanter des puces électroniques pour établir notre « traçabilité » ! La façon le plus expédiente, la plus sûre, d’échapper à la tragédie et à la joie, le Moderne l’a trouvé : se transformer en machine. Les machines peuvent tout, y compris reproduire nos programmes et nos réflexes biologiques, et elles pourront peut-être quelque jour écrire des dialogues d’un voyageur avec son ombre, dialogue du disque dur avec la clef USB, mais ce qu’elles ne peuvent, c’est ressentir la suavité, et vivre la transfiguration, marcher, comme nous faisons, au bord du fleuve, avec le cœur battant, avec le vertige des ressouvenirs.

L’Ombre : Je suis vous et je ne suis pas vous et je discerne la grande différence entre n’être qu’une ombre sur le mur de la caverne et en être réduit à l’objet de série, cette grande utopie moderne.

Le Voyageur : Vous comprenez exactement que la tragédie, c’est d’être unique, irremplaçable. La tragédie est que tout soit unique et irremplaçable. Pour effacer la tragédie, il faut effacer l’unique, accepter démocratiquement de se transformer en objet de série. La modernité n’est rien d’autre que cela : la fabrication en série… Fabrication en série de cadavres, fabrication en série de vivants, pour ne rien dire des objets. Le totalitarisme moderne n’est autre qu’un refus radical de la tragédie, la volonté de créer un monde où il n’y a rien à déplorer, un monde parfait. L’homme nouveau est un homme duplicable, - telle est l’horizon de l’égalité parfaite. Nous avons tort de ne pas prendre au sérieux les mots des modernes. Lorsqu’il nous parle d’égalité, le Moderne ne plaisante pas, il sait, par surcroît qu’il n’est pas d’égalité plus parfaite que dans la mort. D’où son acharnement aux massacres. L’anti-moderne n’est pas celui qui retourne à des « valeurs » plus ou moins anciennes, il est celui qui éprouve encore la suavité de l’heure, et l’espérance de la transfiguration, celui qui sait encore reconnaître autour de lui et en lui la tragédie et la joie.

Observez ce grand mouvement de contrition, cette haine de soi, ce reniement qui caractérisent l’Europe, comme si l’histoire humaine n’était constituée que de deux forces : l’Europe méchante et le reste du monde, un ensemble de victimes ! Quelle arrogance dans flagellation de soi-même ! Mais ce qui est nié à travers cette histoire européenne, qu’est-ce donc sinon le sens de la Tragédie. L’européen moderne veut rompre avec tout ce qui pourrait le relier encore à Eschyle, à Euripide, car en cette parenté gît le secret de sa fragilité. Mieux vaut, pour le Moderne, être un homme sans visage, un homme dupliqué, un homme égal, auquel tout est égal, qu’un visage offert, qu’une aventure intérieure pleine de périls et de déconvenues. Lorsque je vois cette progressive substitution du monde virtuel au monde réel, il me vient, tout platonicien que je puisse être, le désir de louer l’immanence, mais une immanence enchantée; l’immanence des fleurs et des brindilles les plus fragiles. C’est ainsi désormais que je vois la culture européenne, accusée de tous les crimes, comme le ressouvenir d’un printemps sacré, et, pour moi, d’un printemps français, d’une saison de l’âme dont je ne me résigne pas à ce qu’elle ne soit pas notre avenir, comme le printemps demeure, toujours, et par-delà l’hiver, l’avenir de l’automne.

L’Ombre : Moi qui sais quelques secrets de l’existence spectrale, j’entends l’Europe comme une voix bien lointaine, une Etrurie, voire une Atlantide, qui sera livrée, bientôt, aux aimables divagations des érudits. Savez vous que l’Atlantide, dont certains doutent même de l’existence, suscita, de toutes les civilisations, le plus grand nombre d’ouvrages ! Imaginons la postérité de l’Europe comme une borgésienne, une piranésienne bibliothèque de suppositions ! Certains supposeront même qu’il y eut, dans cette contrée étrange, un pays nommé « pays des hommes libres ».

Le Voyageur : Je gage que ces érudits susciteront l’indignation ou la moquerie. Ils devront à tout le moins être assez philosophes pour comprendre que toute vertu contient la vertu contraire et que les hommes les plus libres sont aussi les mieux livrés à la tyrannie. Tout se joue dans ce déplacement de la liberté. De particulière, c’est à dire de la liberté des hommes libres, devenue générale et majuscule, la Liberté devient l’auxiliaire fatale de la tyrannie. Le Tyran est toujours celui qui nous libère collectivement de notre liberté particulière pour nous assujettir à une Liberté générale, abstraite. Cela s’est vu, précisément au pays des hommes libres. Au nom de la Liberté, nous perdîmes la liberté de garder notre tête, - liberté qui en vaut bien d’autre, convenons-en. Il me semble que nous n’avons peut-être pas assez pensé la corrélation étroite, constante, entre les idéologies dites « anti-autoritaires » et ce qu’il est convenu de nommer le totalitarisme. Corrélation d’une évidence criante : toute autorité étant une négation de la totalité, à tout le moins une ébréchure. La tyrannie absolue ne peut être que celle du peuple, par le peuple et pour le peuple. C’est à dire la tyrannie d’une autofiction collective sur elle-même. La Terreur fut, en France, cette invention de la Liberté abstraite, au détriment certes des libertés, mais surtout au détriment des hommes libres. Fractionner la Liberté abstraite en libertés concrètes, ce songe des politiques ennemis des politiciens, ne suffit plus ; sans doute est-il bien trop tard. Mais nous reste la liberté humaine, qui s’affirme d’autorité, la solitude qui se récite à soi-même les gloires passée, la solitude guidée par le soleil vers l’Extrême Occident. Impuissante à nous défendre, la Patrie se réfugie en nous.

L’Ombre : Cette Patrie réfugiée en nos cœurs, m’évoque les soleils brumeux des poèmes d’Hölderlin.

Le Voyageur : On ne saurait placer sous une plus juste égide une méditation sur l’Europe… J’ai hasardé naguère le mot d’hypnosophie. Nous sommes en sommeil, et ce sommeil, force est de reconnaître qu’il est souvent peuplé de mauvais rêves. Mais de même qu’il existe différentes façon d’être éveillé, il y a maintes façons de dormir. Entre le sommeil profond et l’éveil le plus lucide, c’est une gradation infinie, qu’il nous appartient de dire. Les cauchemars qui peuplent le sommeil de l’Europe sont la manifestation d’une mauvaise conscience, et ce cauchemar européen, il semblerait quelquefois qu’il dût être sans fin, comme un châtiment dont on ne sait quelle faute. Le pire est que nous croyons être éveillé alors que nous dormons encore, qu’un secret de l’éveil, qu’une étincelle d’or nous manque désespérément, mais à notre insu. Le monde moderne est une sorte d’ensommeillement dans le vertige de la technique. Voyez ces cités modernes, ce vacarme, ce bruit et cette fureur, ces monstres engendrés non plus par le sommeil de la raison, mais par l’hypostase de la raison, par la raison devenue folle, par la raison esseulée, par cette folie qui est celle de l’homme qui a tout perdu sauf la raison. Notre sommeil est celui d’une raison sans corps (donc sans âme). Lorsque nous dormons, nous oublions notre corps, et tout ce par quoi notre corps est relié au monde. Détaché des messages du beau cosmos miroitant, des effluves, des rumeurs, du bruissement de la lumière, nous tournons en rond dans notre subjectivité, dans cette folie autonome. Nous ne percevons plus rien de ce qui est, nous existons comme si rien n’existait en-dehors de nous, nous sommes pris, comme dans une glue, dans cet idéalisme subjectif qui fonde l’individualisme de masse, nous récusons toute autorité du monde sur nous, pour inventer un totalitarisme pieux, une superstition du collectif, qui se substitue à la totalité réelle, à laquelle on ne saurait donner d’autre nom que celui d’infini. Dans cette subjectivité, le monde nous quitte, nous perdons la compassion, et la tragédie, et la joie. A chaque époque, ses héros et ses mythes, la nôtre n’est plus celle d’Orphée ou d’Hermès, moins encore celle du Christ, mais celle du tueur en série, autrement dit du pervers narcissique, dont l’entendement s’est à tel point rabougri à l’intérieur de sa propre subjectivité qu’il méconnaît à la fois toute ressemblance et toute différence avec les autres hommes. La littérature populaire décline à l’infini ce cauchemar, auquel répond la mise en œuvre d’un cauchemar collectif : la société de contrôle, qui donne à la paranoïa toutes les apparences de la vérité.

La fabrication en série, c’est à dire le déni de l’unique, cette éminente hybris moderne, qui supprime radicalement toute compassion, n’est possible que par le refus du tradere, de la tradition, qui sans cesse réinvente le Même sous des atours différents. A l’inverse, le Moderne fabrique de l’Autre, sous des apparences toujours identiques. D’où ces fortes affirmations « identitaires », qui ne sont pas sans alimenter encore les cauchemars de nos mauvaises consciences. Les identités modernes sont des identités anti-traditionnelles, antihistoriques, figées comme dans la gelée d’un dessert anglais. Identités gélifiées, lyophilisées, où le logo publicitaire se substitue au Logos, au Verbe. Identités collectives certes, mais dont la collectivité n’est que l’extension de la subjectivité, une subjectivité pour ainsi dire élargie, un Moi devenu Nous, mais un Nous qui n’est rien d’autre qu’un Moi qui, en face de lui, ne voit que des Autres parfaitement identiques, des Autres sans âmes et sans visages.

Mais ce mauvais songe, ce songe agité, pénombreux, nous dissimule d’autres songes, des songes lumineux, des songes en à pic sur des paysages ouverts, immémoriaux, des songes vastes, des songes à la ressemblance des paysages de Caspar David Friedrich ou des poèmes d’Hölderlin. C’est qu’avant l’éveil, et pour bien se réveiller, il faut connaître les arcanes du beau sommeil, du sommeil bienfaisant. Avant d’agir, il faut savoir s’abandonner, et même consentir à se perdre un peu ; il faut s’endormir pour laisser s’éveiller en nous « les voix chères qui se sont tues », il faut laisser s’élever des abîmes, ces « jours de fête », ces promenades au bord de la Garonne qu’évoque Hölderlin, il faut se recueillir dans la patrie légère et fleurie qui demeure derrière nos volontés et nos outrecuidances, il faut se faire l’oreille assez fine pour entendre la musique intérieure des êtres et des choses. Cette communion heureuse exige l’abandon de l’âpreté. La recouvrance vient aux mains ouvertes et non aux poings fermés. Elle vient aux sourires et non aux rictus, mais pourrais-je un jour me faire pardonner cette ingénuité ? Au bord de la Garonne, dans la lumière d’or du quai de Tunis, où nous cheminons, vous et moi, en cette fin d’après-midi d’automne, j’aimerais offrir nos considérations improvisées, les seules qui vaillent, à la Diotima d’Hypérion, sœur de la Diotime platonicienne, et que cette Garonne bien-aimée nous soit comme la trans-réverbération de l’Illissos, de cette Grèce à peine moins perdue que ne le sont, pour nous, aujourd’hui, l’Europe et la France.

L’Ombre : Quel est donc ce tour étrange de votre pensée qui ne vous fait aimer que les causes, ou les choses, perdues ?

Le Voyageur : Peut-être n’est-ce qu’une crainte amoureuse ? Celui qui aime vit dans la terreur de voir disparaître ce qu’il aime. Mais de la France, qui n’est pas seulement l’ensemble des Français (et moins encore l’ensemble des Français qui nous sont contemporains !), de la France qui est toute la France, il faut bien savoir se dire à soi-même qu’elle est perdue, pour autant que les Français se moquent bien de cette « hauteur » et de ce « lointain » dont elle provient au dire du Général de Gaulle. Pour nos contemporains, je crains fort que la France ne soit qu’une « société », au sens le plus restrictif du terme, ou une population, pas même un Peuple. Le génie de l’Ancienne France, celle des Rois, fut de concevoir la France, non seulement comme un ensemble humain mais comme une géographie sacrée ! Ce qui est de la terre est un miroir de ce qui est au Ciel. Nous sommes redevables à une totalité plus vaste que les totalités sociales ou humaines. Et plus encore : la parole entre les hommes ne peut plus circuler si l’espace sacré d’une intercession surnaturelle nous est ôté. Voyez, de nos jours, comme se heurtent les subjectivités, les opinions. Jamais les êtres humains ne furent moins exercés à s’écouter les uns les autres. Où sommes-nous ? Dans un nulle part vociférant.

On ne se promène, on en se rencontre, on ne se parle que dans une géographie sacrée, c’est à dire dans un espace qui est aussi une temporalité, une historialité, un ressouvenir. Point d’échanges de bon aloi sans quelques souvenirs communs, et ces souvenirs lorsqu’ils appartiennent à la légende et à la poésie, sont d’autant plus faciles à convoquer, presque rien ne s’y oppose de nature, sinon une volonté farouche de nous arracher à notre bien commun. Nos élites informées se moquent régulièrement des livres d’Histoire de notre enfance qui nous faisaient réciter « Nos ancêtres les Gaulois… », sous prétexte que les « nouveaux arrivants » ont d’autres ancêtres, comme s’ils étaient les seuls à en avoir d’autres ! C’était déjà ne pas comprendre que les Gaulois sont les ancêtres de la France, et non point bien sûr, après Rome, après les diverses invasions, nos ancêtres au sens strictement biologique ! Quelle méconnaissance de la précellence du lieu, de l’espace géo-poétique où nous vivons ! Là où nous vivons, nous sommes toujours les héritiers de ceux qui nous y précédèrent ; à quoi bon, sinon, parler du « droit du sol » ? Celui qui, autrefois, entrait en France, entrait dans un Royaume, et c’est le Royaume, de droit divin, qui faisait de lui un Français. Alors bien sûr, moi qui ait du sang barbare, du sang germain, du sang ibérique, je puis réciter sans crainte, « mes ancêtres les Gaulois », quand bien même par mille radicelles, je suis attaché à la Grèce, et à Rome, et à l’Occitanie, et plus lointainement encore, par les Fidèles d’Amour, à cet Orient que sut faire vivre la tradition des troubadours, - mais en France, là, au bord du fleuve, je ne consens pas à la disparition de mon Pays en tant que réalité sacrée, je ne consens pas à l’effacement de tout ce qu’il fut, depuis les bardes, jusqu’au Roi Très-Chrétien, je ne refuse pas ce qu’il me lègue, impérialement et royalement. Et cette acceptation de l’héritage, cette responsabilité qui, d’emblée, m’est échue, d’en témoigner, je me refuse bien de croire de croire qu’elle soit une cause perdue. Ou, si elle est perdue, que ce sentiment de perte soit l’élan vers la recouvrance !

L’Ombre : Mais ceux que nous croisons dans notre promenade, ne sont-ils pas plus ombre que moi-même ? Que pensez-vous de ces Français, en chair et en os ? De ce qu’ils font de votre patrie bien-aimée. Quelle sont vos commentaires à leurs menées politiques, économiques, ludiques ?

Le Voyageur : Ne chercheriez-vous pas à m’accabler, à m’attrister ? Je ne vois que trop ces visages fermés, ces regards morts, ces existences réduites par la cupidité et la niaiserie, ce grégarisme affligeant. Quelques voyages me laissent à penser qu’il y a bien des peuples plus alertes, plus joyeux, où les conversations, les amitiés, tournent plus aimablement, où la méfiance, le dédain cèdent plus volontiers la place à l’hospitalité, à l’estime. Le milieu intellectuel français demeure soviétisé et comme toujours rongé par le remord d’une « révolution culturelle » inaccomplie. Face à une œuvre, l’intellectuel moyen ne se dispose pas à la goûter, il s’interroge d’abord si elle doit être ou non mise au ban. L’idéologie s’est substituée au goût : nous voici donc chez d’obtus moralisateurs, de fieffés ou de fielleux coquins qui exercent leur magistère à seule fin de faire taire quiconque veut dire deux ou trois choses qui lui sont venues d’elles-mêmes et non pas d’une officine bien-pensante. L’écrivain n’est plus un homme dont on goûte l’ouvrage, fût-ce pour le trouver mauvais, mais un Accusé, souvent sans avocat, et dont le Procureur veut se confondre avec l’opinion publique. Ce n’est plus l’art ou l’intelligence qui sont jugés, mais la convenance morale, la vertu édifiante. Nous retournons, à brides abattues, aux pires étrécissements du dix-neuvième siècle. Les journalistes, à quelques exceptions près, sont des punaises de sacristie : ils dressent des listes de bannis à l’intention des hommes de pouvoir. Il semblerait qu’ils se fussent emparé du catholicisme, en lui ôtant le faste, les rites, le dogme, l’intellectualité, la charité, le pardon, la compassion et la poésie pour n’en garder que l’Inquisition, une Inquisition, en l’occurrence, parfaitement sourde aux arguments des accusés, une Inquisition fonctionnant non pas sur une raison dévoyée, fallacieuse, sophistique, mais sur le lynchage public, en toute ignorance même de ce que l’on condamne. On imagine avec terreur, ce qu’il en fût advenu si ces censeurs eussent été en mesure de plier les Lois de la République exactement à leurs convenance !

L’Ombre : Et cependant, vous aimez ce Pays, vous ne le quittez point. Vous poussez même l’oblation jusqu’à y publier vos écrits ; vous me promenez dans ses villes, ses campagnes, ses rivages, vous parlez, et parfois beaucoup, avec vos semblables, et pas seulement avec des ombres. Il me semble que vous espérez on ne sait quoi.

Le Voyageur : Espérer « on ne sait quoi », c’est la parfaite définition de l’Espérance, sinon nous en serions à la planification, au calcul. Les Modernes espèrent peu, ils revendiquent, planifient, ils n’attendent rien, et ce n’est plus même l’impatience qui les caractérise, mais une volonté de se persuader eux-mêmes que tout doit être immédiatement à leur ressemblance. D’autrui ils n’attendent rien, sinon qu’il soit identique à eux. Le mot d’ordre est « tous pareils ». Et c’est plus qu’un mot d’ordre, c’est une profession de foi. Mais de ce semblable parfaitement identique, il n’y a précisément rien à attendre, rien à apprendre. A l’horizon de cet « humanisme » moderne, aucune surprise, nul émerveillement. Toutes les aspirations sont supposées être identiques : salaire, voiture, maison, week-end. Tout au plus gardons-nous la satisfaction d’en avoir un peu plus que le voisin. Mais si le voisin veut autre chose ? S’il croit à ce qui ne peut se planifier, se comptabiliser, c’est alors un archaïque, un réactionnaire, un fou, et sans doute, un fort méchant homme. On en vient progressivement dans nos sociétés à ne presque plus rien pouvoir dire. Tout vexe, heurte, scandalise, toute pointe d’idée suscite la réprobation. Celui qui pense dans l’accord avec ses prédécesseurs, celui qui songe avec Corneille ou Pascal, outrage presque en respirant. De la grande et belle liberté française, il ne reste presque rien ; Si l’on dîne dans la classe moyenne, désormais, il faut se brider comme chez les Talibans et mesurer ses propos comme chez les soviets. Tout ce que nous disons est volontairement mal compris. L’intelligence ne vole plus, c’est à peine si elle rase les murs. Ce monde soi-disant festif et « éclaté » est emmailloté de mille convenances absurdes, selon les milieux, dont on ne peut déroger sous peine d’excommunication. C’est une des raisons de notre entretien, chère ombre : la disparition, en France, de l’art de la conversation. C’est qu’en effet, la conversation ne sert à rien, elle ne participe point de la planification, elle divague, libre, ne servant rien ni personne, se dissipe dans l’air, où elle demeure mystérieusement. Sans verser dans un mysticisme bizarre, il me semble en effet, que certains échanges, lorsqu’ils se sont détachés du bruit ambiant, je veux dire certains échanges assez aigus, assez gracieux, demeurent dans une sorte de mémoire de l’air, une sorte de mémoire seconde, dans « l’air de l’air » comme disent les alchimistes, dans un éther d’où, parfois, elles nous reviennent. Il est des lieux, comme des personnes, qui nous inspirent, qui nous murmurent à l’oreille, qui favorisent la Geste de nos pensées comme il en est d’autre qui nous abrutissent. Je gage que certains beaux esprits en passant ici ou là ont laissé, par-delà des décennies, ou des siècles, ou des millénaires, des traces, des signes d’intelligence dans l’éther. De cette expérience, je tire deux enseignements, qui rejoignent ce que nous disions au début de notre promenade.

Le premier est d’un ordre diététique. Il faut choisir ses fréquentations comme sa nourriture ou comme ses drogues. Certaines sont indigestes et funestes. Un homme libre est d’abord celui qui peut choisir qui il fréquente. Les implications morales de cette liberté sont vastes. Elles nous situent d’emblée au-delà des « valeurs » domestiques. Elles nous prédisposent à comprendre les Principes. Le second enseignement est de l’ordre de la géographie sacrée. C’est ici, et non ailleurs, qu’une sorte de bonheur d’être vient à nous. C’est ici précisément que telle intuition fondamentale se fait jour. C’est ici que les Muses nous parlent, que nous entendons les voix sidérales des Dieux ! Pourquoi ici, et non ailleurs, fût-ce juste à côté ? C’est là une de ces questions à laquelle l’expérience me fait sans cesse revenir. Ce coin du monde, qu’il soit dans la nature ou dans la ville, ce coin précis, pourquoi en suis-je mystérieusement l’élu ? Je l’observe, je tente des définir ses caractéristiques, mais rien ne semble le distinguer fondamentalement d’un autre. Ce qui le distingue n’est ni le calme, ni même la beauté, qui possède ses critères plus ou moins objectifs. Non, cet espace où l’existence s’éploie, cet espace où transparaît une vérité du monde, cet espace où les atomes de l’air frémissent d’une vie plus intense, cet espace, qui est la réverbération d’une splendeur cachée, rien ne le distingue objectivement sinon cette vertu, cette puissance intérieure que je ne parviens pas à nommer ou à définir. Or, c’est ici précisément que l’œuvre de René Guénon vient à ma rescousse, par la notion de géographie sacrée. Certains lieux seraient ainsi des épicentres, souvent manifestés par des sources sacrées, des apparitions, d’une différenciation de l’espace-temps. Certains de ces lieux, où l’espace-temps se creuse en résonances, furent certes honorés par l’architecture sacrée. Mais d’autres sont laissés à l’abandon, mais ils sont, mine de rien, une colonne métaphysique entre le sensible et le suprasensible. Je connais telle buvette, avec des chaises en plastique, à côté d’un commissariat et de quelques rues commerçantes, où, chaque fois que j’y viens, le même phénomène de trans-réverbération se reproduit. Rien ne signale ce lieu, mais je découvrirais, peut-être, qu’il y eût là, il y a quelques millénaires, un temple druidique.

L’Ombre : Un esprit rationaliste, et les ombres sont parfois enclines, plus que les êtres de chair, à ces complaisances excessives envers la Raison, vous répondrait qu’il ne voit là qu’une preuve de votre sensibilité exaspérée, sinon exaltée.

Le Voyageur : L’esprit rationaliste fera bien, et je m’accorde volontiers avec lui pour dire que cette perception des « espaces sacrés » est corrélative d’une sensibilité physique exacerbée. Mais plus nous percevons les qualités de la lumière, de l’air, des couleurs, plus nous avons une chance de percevoir des nuances, sur un spectre plus large, qui touche parfois à des réalités qui, pour être subtiles, n’en sont pas moins reliées à l’espace-temps où nous nous trouvons. La Surnature prolonge la nature, disions-nous, et le sacré irise l’immanence. J’y vois la preuve que nous avons bien tort de nous en tenir à cette vision schématique du réel qui ne voit que des plans et des coupes, et délaisse un peu trop promptement ce vague, ce halo, cette incertitude enchanteresse où gisent les secrets d’or de la suavité et de la transfiguration. Plus qu’un déni de la raison, j’y vois une réactivation de l’esprit de finesse dont parlait Pascal. Il ne s’agit pas seulement de mesurer les choses, il faut encore les entendre, recevoir leurs qualités. Ajoutons à l’esprit de géométrie, la finesse de la géographie sacrée, et nous comprendrons alors ce que veut dire le mot Royaume. Le rationaliste pratique une rétention, une avarice. Il veut garder ses pensées sous le joug qui veut les faire servir. Il ne veut point que ses pensées s’aventurent, qu’elles se perdent, qu’elles lui deviennent étrangères, indiscernables, lointaines. Il veut ses pensées bien rangées, à ses ordres. Mais cette volonté est vaine, cette volonté n’est qu’une « volonté de volonté », c’est-à-dire un nihilisme. Cette volonté méconnaît le resplendissement de l’indiscernable. Voyez les montagnes embrumées de la peinture chinoise. Les œuvres d’art quelquefois sont un enseignement du réel.

L’Ombre : La réalité serait-t-elle toujours contraire à la Raison ? Mais que deviennent alors ces belles conquêtes prométhéennes de l’Occident ? Seriez-vous, vous aussi, un ennemi de l’Occident ? Partageriez-vous la tentation d’une négation de l’Histoire ?

Le Voyageur : Je parlais du réel, plus que de la réalité, et le réel ne saurait être contraire à la raison, puisque la raison naît du réel. Et que faisons-nous, pas à pas, sinon raisonner, depuis une heure, en nous interrogeant sur la raison de la raison ? Quant aux belles conquêtes prométhéennes de l’Occident, elles me laissent quelque peu dubitatif. D’abord parce que la notion même d’Occident me semble plus cosmique que culturelle. Je vois l’Occident, je vois l’Orient, mais ces mots m’évoquent le crépuscule et l’aurore ici et partout et beaucoup moins une « vue du monde » en laquelle je puis reconnaître ce qui me tient à cœur. Par surcroît, l’Occident opposé à l’Orient nous précipite dans une sorte d’hérésie manichéenne. Quant à Prométhée, permettez-moi de lui préférer Hermès Trismégiste. L’Europe à laquelle nous songeons n’est pas seulement une partie de l’Occident, elle contient son propre Orient et son propre Occident, et pour soumise qu’elle soit, pour lasse qu’elle soit laissée par des générations de désenchanteurs, elle n’en recèle pas moins, dans ses œuvres les plus significatives, une alternative hermétique à la démesure prométhéenne. S’il vous en souvient, nous avions, dans nos promenades vénitiennes, parlé de Novalis, dont l’œuvre proposait une alternative au prométhéisme, avant même qu’il fut triomphant. Cette division du monde en Orient et en Occident, pour guénonienne ou spenglerienne qu’elle soit, a l’inconvénient majeur de laisser comme aux marges de l’Histoire le génie européen, qui est, un génie inaccompli et demeure une possibilité non encore réalisée, et comme en attente. Pour nos contemporains, l’Europe, ce n’est rien d’autre qu’une économie. L’Histoire, dans sa dimension tragique, se joue entre l’Orient et l’Occident, autrement dit, dans cette vue parcellaire qui est celle de l’actualité, entre les Etats-Unis et l’Islam. Et nos intellectuels se précipitent sur les chapeaux de roue dans ce débat. Chacun y va de sa préférence. Les uns tiennent pour l’Amérique, terre des libertés individuelles, les autres pour l’Islam, supposée religion des « opprimés »… Comme si le destin de l’Europe était scellé, comme si l’Europe, je veux dire la culture européenne, n’avait plus rien à dire au monde, ni à elle-même. Je ne me résigne nullement à ce consentement à l’inexistence ; et ne pas se résigner, c’est opposer une autre hiérarchie des importances à celle qu’on nous propose, ou qu’on nous impose.

Partons de cette prémisse : un poème de Scève, de Shelley ou d’Hölderlin, est plus important qu’un empire industriel, plus important qu’une boisson gazeuse, plus important que n’importe quelle innovation technologique en matière de communication (d’autant que plus on communique, moins il a quelque chose à communiquer à quelqu’un !). Un poème de Scève, de Shelley ou d’Hölderlin nous importe davantage car ce qui s’y joue est unique, car l’esprit humain s’y empare de ses propres pouvoir en donnant des preuves de ses conquêtes, car ce sont des œuvres, que ne frappe aucune obsolescence, - au contraire des technologies dont l’une est chassée par une autre, encore plus superfétatoire et vaine. Je dis « superfétatoire » car la technique moderne m’apparaît comme une gigantesque rhétorique folle, qui n’est mue par aucune pensée… Or je vois dans la culture européenne une chance de résister à l’occidentalisation générale du monde, une ressource de liberté éprouvée susceptible de ne point nous laisser à la seule alternative du fondamentalisme démocratique et de la démocratie fondamentaliste. La disparition pure et simple des Lettres classiques de notre enseignement, et même des Lettres tout court, n’est pas seulement la conséquence d’une érosion fatale ; elle obéit à la volonté de faire disparaître un certain usage de la liberté (l’usage qu’en firent par exemple, Marc Aurèle ou Montaigne). La Liberté abstraite, générale, rhétorique, vient par en dessous, nous faire oublier que nos véritables libertés sont dissoutes.

L’Ombre : Le Moderne croit ainsi pouvoir penser « par lui-même », sans recourir à Marc Aurèle ou à Montaigne. Mais vous citez Montaigne, je m’attendais plutôt de votre part à une allusion à Joseph de Maistre.

Le Voyageur : Ah ! L’immense, la vertigineuse niaiserie, à faire comme disait Léon Bloy « hurler les constellations ». Penser par soi-même ! Il y a là quelque chose qui relève de l’onanisme et de l’auto-anthropophagie ! « Penser par-soi-même », autrement dit être emprisonné en soi-même. Cette belle formule sert toutes les paresses et toutes les incuriosités. Je l’entends comme la formule obscurantiste par excellence, la grande et infatigable propagatrice de l’ignorance et du conformisme. Car penser par soi-même, en pratique, cela veut dire penser comme tout le monde, penser comme la télévision, le journal du matin, la café du commerce, penser sous le séchoir du salon de coiffure. Ils y vont sans coup férir, nos héritiers de soixante huit, à cette pensée par soi-même. Le moindre babil d’un analphabète, surtout lorsqu’il provient des « classes défavorisées » semble, au « pédagogiste » moderne plus admirable que toutes les tragédies de Corneille. L’orthographe massacrée lui semble merveilleusement inventive, le rap charme ses oreilles mieux que Ravel, il raffole des ordures et de la cacophonie. Tout cela le jette dans des transes, des béatitudes car il y voit les fruits exquis de cette calamiteuse injonction «  penser par soi-même ». Ce qui, dans la langue française doit être appris lui est odieux. Pourquoi opprimer ces jeunes créatures, leur ôter leurs idiomes approximatifs pour leur imposer la langue des maîtres, des oppresseurs ? Qu’ils en restent aux crachats, aux vociférations et aux coups ! Le monde doit trembler sur ses bases ! Mais, en vérité, plus rien ne tremble, tout s’effiloche, se dilue. Le néant de l’anti-logos, le néant de la barbarie rejoint le néant de la consécration publicitaire, le néant de l’art moderne, le néant du jargon universitaire. Tout se rejoint, rien ne se différencie, comme dans la toute-puissance de la mort.

Seul hiatus salvateur : ne pas croire en la toute-puissance de la mort, discerner dans les profondeurs du Temps, la silhouette du Christ Glorieux, éclairé par le ressouvenir de la lumière antérieure qu’on refuse de voir ! Or, cette Europe recouverte de cendre, cette Europe asphyxiée, cette Europe en léthargie, j’y repensais justement en relisant les considérations de Joseph de Maistre sur la Providence divine. A certains égards, l’œuvre de Maistre renouvelle l’injonction orphique : ne nous retournons pas en arrière : opérons non à une contre-révolution mais au contraire d’une révolution. Autrement dit, reformulons le temps autrement. Non pas en termes de « restauration » du passé, mais en termes de retour de l’éternité. Nous laisserons donc les « valeurs » bourgeoises à leurs défaites, le néo-pétainisme s’enliser dans ses ignominies, nous laisserons à leurs pesanteurs les nostalgies muséologiques pour nous en tenir à l’essentiel, à ce qui demeure d’éternel dans la tradition, c’est-à-dire le mouvement, l’émotion du tradere. Le grand dessein, désormais, sera, selon la formule de Joë Bousquet, de traduire du silence. Et traduire du silence, ce sera exactement le contraire que de « penser par soi-même » car ce silence est fait du « concert des voix » dont parlait Péguy, de tous nos morts, qui par leurs œuvres sont bien plus vivants que les vivants-morts qui nous entourent, qui prétendent à régir nos âmes, nos morales.

L’Ombre : « Reformuler le Temps autrement, dites-vous ? Mais je peine à faire la part, dans vos propos, de l’Histoire et de l’Eternité. Votre allégeance à l’Eternité n’est-elle pas une négation de l’Histoire ?

Le Voyageur : Trouver au Temps une autre formule, mais au sens rimbaldien du « lieu et de la formule », n’est-ce pas l’injonction tacite qui précède toutes les œuvres poétiques, littéraires, philosophiques ou scientifiques ? Loin de s’exclure l’Histoire et l’Eternité sont, il me semble, en miroir, - ce qui suffit à définir toute spéculation : une mise en miroir du Temps et de l’Eternité. L’Histoire, au sens étymologique, n’est autre que l’enquête. Cette enquête suppose une réalité qui lui soit antérieure. L’enquête elle-même n’a d’autre réalité que spéculative… Diviniser l’Histoire, autrement dit en faire une cause, est une forme d’idolâtrie, ou, plus exactement, de superstition. C’est bien cette superstition de l’Histoire, pauvre caricature de la divine Providence, qui est à l’œuvre dans les idéologies progressistes comme dans les idéologies réactionnaires (qui sont du progressisme à l’envers). Que le progressisme soit, en réalité une régression, il suffit, pour s’en convaincre de voir à quoi se trouvent réduites notre culture et notre civilité. Je n’en veux pour preuve que l’infantilisation généralisée, qui rejoint, souvent la bestialité. Le processus d’hominisation semble, sous le règne du Progrès, faire singulièrement marche arrière. On voudrait nous persuader que ces avancées sont fatales ; et certes, elles le sont massivement, - mais des zones inaltérées subsistent pour le singulier. Avez-vous noté que la « morale citoyenne » que nous proposent les médias, assortissent presque toutes les notions du mot « pluriel » ? Tout désormais est au pluriel : les cultures, les musiques, rien n’est plus au singulier. Les citoyennetés sont plurielles. Tout est donné à se désagréger, à se décomposer, à se « déconstruire ». Le singulier est maudit pour autant que demeurait en lui un reflet de l’Un, c’est-à-dire un témoignage de l’être. Le propre de ce qui est, nous dit Parménide, est d’être un, et même d’être unique. Or, reconquérir l’unicité suppose, en effet, une autre formule du temps, un temps qui fleurit, pour chacun d’entre nous, en corolle d’éternité. Et ce temps existe bel et bien pour chacun : c’est, par exemple, le temps de la lecture.

La radicale différence entre un spectacle médiatique et un livre réside dans la temporalité en laquelle s’inscrit notre attention. Le spectacle impose son temps, nous subjugue à son rythme, il a ceci de totalitaire qu’il faut soit l’accepter entièrement dans son déroulement, soit le refuser. Le temps du spectacle est linéaire, il nous conduit, à tant d’images par seconde, à la fin. Le temps du livre est, par nature digressif, non seulement par rapport au temps collectif, mais encore par rapport à notre propre temps individuel. Un beau livre est celui où nous, littéralement, perdons notre temps. Ce temps perdu est retrouvaille d’un autre Temps, d’un temps sacré. L’entendement va s’assoupir dans telle phrase, pour se réveiller dans une autre, après un rêve séculaire. Entre deux mots, chez un écrivain digne de ce nom, parfois des siècles dévalent la pente de la rêverie. «  Le mur des siècles m’apparut » écrit Victor Hugo. Toute lecture qui n’est pas strictement utilitaire est une merveilleuse perte de temps. C’est en ce sens que la démarche universitaire, qui rend certaines lectures utiles à la carrière, est perverse. Elle ramène au linéaire, au profane, ce qui appartient à la spirale et au sacré. Toute bonne lecture est digressive, elle déjà digression à l’intérieur de la vie quotidienne. Et cette digression invite par surcroît à l’autre digression infinie dans le temps même de la lecture. Notre entendement s’immobilise dans un mot, tantôt il galope à travers des volumes. Aujourd’hui les éditeurs voudraient nous fabriquer des livres qui se lisent comme on regarde un spectacle, grossière erreur ! Le livre ne vaut que par cette mise à disposition d’une temporalité secrète, offerte au bon vouloir du lecteur. J’observe enfin qu’il n’est rien de plus courtois qu’un livre : silencieux, il attend qu’on veuille bien l’ouvrir, il ne sollicite pas l’attention, il se s’impose pas, en goujat, aux oreilles des pauvres humains. Telle est sa force et sa faiblesse. Il est faux de croire que la télévision nuit à la lecture : celui qui veut s’abrutir comment serait-il digne du livre qui sollicite son intelligence et son imagination. Mais si les livres et surtout ceux qui nous estiment assez pour nous dire des choses improvisées, digressives, sont délaissés ce n’est point tant qu’ils sont « difficiles », c’est qu’ils exigent de nous une liberté de mouvement, - un mouvement qui ne soit pas connecté au grégaire, une sorte d’indépendance active : celle du promeneur qui préfère les forêts aux allées du centre commercial. Si l’Europe et la France sont endormies, si elles sont belles au bois dormant, et non point cadavres, c’est que leur âme sommeille dans certains livres, y compris de quelques livres qui ne sont pas encore écrits, comme en d’autres qui n’ont jamais été lu.

L’Ombre : Je reconnais là votre référence à Heidegger qui écrivait que les poèmes d’Hölderlin demeurent « en réserve » dans la langue natale des Allemands.

Le Voyageur : Rien ne me dissuade de penser que presque rien, jusqu’à présent, n’a été vraiment lu, en dépit de quelques mégatonnes de thèses, qui, au demeurant, tournent toujours autour des mêmes œuvres et des mêmes thèmes. C’est tout simplement que pour lire, le temps nous manque, je veux dire, le temps perdu. Ou peut-être est-ce nous qui manquons au temps. Nous manquons au temps : c’est notre impolitesse. Nous ne le reconnaissons point dans sa beauté, dans son resplendissement d’éternité. Nous lui manquons de respect. Par nos activités lucratives ou ludiques, nous l’insultons. Nous passons à côté de sa vérité et de sa bonté. Et passant à côté du temps, nous passons à côté des œuvres, nous passons à côté des hommes qui sont les auteurs de ces œuvres. Souvent ce qui nous écarte de l’essentiel n’est autre que notre vanité. Nous répugnons à accorder de l’intérêt à ce qui pourrait bien en avoir plus que nos cogitations et nos activités quotidiennes. L’ignare n’est pas un déshérité, c’est un vaniteux. Il y tient tant à ces pensées qu’il eut « par lui-même » qu’il ne voudrait à aucun prix qu’elles fussent confrontées, et peut-être à leur défaveur, à d’autres. Rien n’est plus despotique que la banalité. C’est ainsi qu’à chaque génération les foules passent à côté de ceux qui eussent éclairé leurs heures sinistres, les foules, mais aussi, et surtout, les proches. Nul n’est plus hostile qu’un « proche » à une pensée qui vient de loin, c’est une haine familiale. De même, nul aujourd’hui, n’est plus hostile à la littérature française qu’un Français. Lorsqu’il fréquente les pages du Monde, tout l’intéresse, la littérature papoue ou malgache, tout ce qui ne s’écrit pas en français. Sa propre langue ne lui est supportable que traduite de l’étranger. Il lui faut ce détour, ce cordon sanitaire, sans quoi quelque chose lui, s’en révulse. Des livres presque illisibles, furieusement controuvés, auxquels s’ajoutent les approximations d’un traducteur harassé, l’esbaudissent. Sa propre langue lui brûle les yeux et les doigts. Il ne peut l’entendre. L’horreur qu’il en éprouve est à la mesure de ses reniements. Langue d’homme libre, la langue française l’offusque et tout son effort consistera à l’expulser du territoire national.

Ce travail, hélas, est bien avancé, et ce ne sont pas les « puristes » qui veillent, avec cuistrerie, sur le bon usage, qui seront en mesure de combattre cette haine avec un si grand amour qu’une ingénuité nous serait rendue ! Le génie de la langue française est sa plasticité et de pouvoir s’écrire comme elle se parle, avec les accélérations, les alentissements, les diverses vitesses de croisière de la conversation. Laissons les règles dans les tréfonds de notre mémoire seconde, quitte à en oublier quelques unes, allons à l’oreille, au plus vif, sans trop nous soucier, et même avec une certaine désinvolture, voire un « négligé » de bon aloi. Ce qui nuit à la langue française, ce n’est pas la « dérégulation » mais la manie de la laideur, - qui est une faille du caractère bien plus que de la grammaire : cette crainte de la censure qui embarrasse la parole, la courbe aux jargons, en fait une langue torse, bifide, mensongère, une langue sous surveillance policière ! Je crois que tel est le fond de l’affaire, nos compatriotes n’osent plus parler. Le génie de la langue française qui la porte naturellement vers les pensées les plus déliées leur semble périlleux. Quelle singularité risque de se faire jour, à quelle vindicte ne risquons-nous pas d’être livré si nous laissons chanter les mots, si le colloque des oiseaux se livre à son joyeux tapage ?

L’Ombre : Je vous devine : vous nous dites qu’il est impossible de « penser par soi-même » dès lors que l’on s’accorde au génie de sa langue.

Le Voyageur : Nous touchons là à un beau paradoxe. Nous ne pouvons être singuliers que par tradition. Quiconque consent au génie de sa langue pense avec l’ensemble de ceux qui écrivirent et parlèrent avant lui dans cette même langue. Mais ce « quiconque » devient aussitôt un « chacun » par l’usage unique qu’il fait de ce magnifique entrelacs. Ne pouvant tout dire de toutes les façons, il choisit d’en dire un peu, de telle façon. Cela suffit à son irréductible singularité. De même qu’il est absurde, et ridiculement vain, de s’affirmer écrivain ou artiste « contemporain », - ce que nous sommes tous fatalement jusqu’à notre mort, il est ridicule et vain de se vouloir singulier en « pensant par soi-même ». Pour que j’écrive, il fallut que le monde soit, et que le Verbe en décidât. Que viendrais-je alors m’embastiller dans la volonté d’être autre chose qu’un scintillement sur le fleuve ?

L’après-midi s’achève. Le soleil bas allume la Garonne. L’ombre laisse silencieuses les feuilles jaunes et rousses que le Voyageur fait craquer en marchant vers une terrasse qui, à contre-jour, semble enveloppée d’un halo de silence.

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, Oeuvres, mythologies, cités emblématique, éditions de l'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

 

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02/01/2022

Notes sur l'oeuvre de Friedrich Nietzsche:

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Luc-Olivier d’Algange

Notes sur l’œuvre de Friedrich Nietzsche

 

Nietzsche fut d'abord un homme de goût. Ce qu'il saisit d'emblée dans les idées, les paysages, les oeuvres, c'est une saveur. Son traité Le Gai Savoir ne dit rien d'autre que la précellence de ce qui peut se goûter, se savourer et faire ainsi l'objet, non d'une évaluation morale ou « scientifique », mais d'un jugement esthétique, un jugement d'homme de goût en accord avec la beauté, la profondeur et « les aspects problématiques de la vie ». Ce caractère constant de l'œuvre de Nietzsche est ce qui l'éloigne le plus du Moderne qui érige l'utilitarisme et la goujaterie en principes universels. Ce caractère fait de Nietzsche l'égal et pour ainsi dire le « contemporain spirituel » de nos Moralistes du Grand siècle qui furent pour lui des modèles et qu'il jugea même, quelquefois, supérieurs aux Grecs. Nietzsche fut indubitablement le plus français des écrivains allemands.

Sa notion du « bon Européen » se précise dans le compagnonnage des oeuvres de Spinoza, de Montaigne, de Pascal. Il y a différentes façons d'être « Européen ». L'Europe allemande n'eut guère la faveur de Nietzsche qui cultivait à l'égard de ses compatriotes cette saine méfiance qui fut également celle de Goethe, d'Hölderlin et de Schopenhauer. L'Europe que Nietzsche pressent, qu'il désire, dont il entrevoit les signes distinctifs à travers les nuées assez sombres qui annoncent les catastrophes du début du vingtième siècle, est bien une Europe française, ou plus exactement une Europe romane, où la grâce des gestes et l'audace et la profondeur des pensées s'accordent en une même puissance. Ces préférences, ces puissances, la philosophie de Nietzsche consiste précisément à ne pas les justifier et encore moins à chercher à se les faire pardonner. Entrer dans l'œuvre de Nietzsche, c'est entrer dans une sapience où la légèreté et la gravité s'accordent dans une beauté dont on ne sait exactement, tout d'abord, si elle désigne un commencement ou une fin.

Telle est la première question qui se pose au lecteur attentif: la légèreté et la gravité unies en ces phrases à la fois désinvoltes, aristocratiques et obscurément pressantes, tragiques et confidentielles sont-elles l'hymne ultime d'un savoir-vivre et d'un savoir-être irrémédiablement perdus, d'une profondeur légère destinée à disparaître avec ce « Progrès » que l'on n'arrête pas davantage que la peste ? Ou bien cette conjugaison de vertus contradictoires est-elle l'ébauche d'un chant nouveau, d'un monde nouveau ? Sont-elles crépusculaires ou aurorales ? Sans doute l'un et l'autre, et ce serait une clef à l'énigme que demeure pour beaucoup d'exégètes, l'Eternel Retour. Heidegger dans ses approches si lumineuses des Présocratiques nous montre en quoi c'est au Couchant que se divulguent les secrets du Levant. Il fallait attendre l'assombrissement du monde avant la nuit pour que fussent entendues, enfin, et comprises, les paroles aurorales et l'ontologie des premiers d'entre les philosophes européens.

La première vertu de l'œuvre de Nietzsche est d'éveiller notre entendement, d'en accroître la sensibilité, d'en fourbir les armes, voire de lui inventer de nouveaux instruments de perception. De même que Goethe inventa, à partir de ses observations, une « Théorie des couleurs » qui est loin d'être devenue obsolète, Nietzsche invente une nouvelle façon de percevoir les « valeurs » qui fondent les cultures et les civilisations. Cette perception, on pourrait la dire à la fois musicale et diététique. Les valeurs morales de son temps, Nietzsche les écoute, il en perçoit les dissonances, voire la vulgarité, en musicien. Confondre l'utilité sociale et le Bien moral, comme le font les valeurs bourgeoises de son temps, et du nôtre, c'est là un discord qui heurte toute sensibilité musicale un peu raffinée, c'est une incontestable faute de goût, et donc une offense au Vrai et au Beau. Ce que produit cette morale, c'est pire que de la mauvaise musique, c'est une abominable cacophonie qui rend la vie à tel point insupportable qu'elle en favorise le nihilisme.

« Sans la musique, la vie serait une erreur » écrit Nietzsche. Or, cette a-musicalité, ou cette anti-musicalité des « valeurs » dominantes a précisément pour conséquence, sinon comme but, de léser la vie, de la rendre impossible, d'en favoriser la négation systématique, autrement dit d'instaurer la tyrannie du nihilisme, comme « horizon indépassable ». Face au Progrès, aux philosophies politiques utilitaristes, aux morales puritaines, à l'idolâtrie de la science, Nietzsche s'oppose comme critique musical. Restituer au monde sa musique, réapprendre à jouer, revenir dans le courant scintillant du devenir, dans l'innocence de la variation, que connurent toutes les civilisations traditionnelles; se délivrer du schéma, de l'abstraction, tel sera le remède préconisé par la diététique nietzschéenne.

La morbidité générale de l'époque, l'affadissement des mœurs, la morosité et la mauvaise humeur, tous ces symptômes déplorables qui rendent ordinairement si pénible la fréquentation de nos semblables et nous inclineraient à devenir anachorètes, Nietzsche diététicien y voit à la fois les causes et les conséquences de mauvaises interprétations philosophiques et de mauvais traitements. Par méconnaissance de son corps et de son âme, par manque d'hygiène morale, par de fallacieuses analyses, l'homme moderne se rend inapte à user de son entendement; il se prive de la puissance magnifique d'exercer sa vie et de la hausser à la beauté et à la dignité d'une oeuvre d'art. Le propre de l'homme moderne est de se mortifier par bêtise et par mesquinerie, ou, pire encore, par paresse, par négligence. L'admirable « intempestive » sur Schopenhauer, qui contient en germe toute l'œuvre future, commence par cette observation: « Les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le secret de la mauvaise conscience de chacun, en affirmant que tout homme est un mystère unique ».

Sans doute Nietzsche n'était-il point l'absolu pessimiste que voient en lui les spécialistes informés de sa loyauté persistante, quoique critique, à l'égard de l'œuvre de Schopenhauer: le Solitaire d'Engadine croyait être compris en l'an 2000. A lire les âneries et les disertes approximations qui s'accumulent à une vitesse grandissante, tout au plus peut-on croire, qu'à défaut de la compréhension de l'œuvre elle-même, est offerte à nos contemporains la possibilité d'être confrontés à la croissante pertinence de ses analyses: « Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent indifférents, indignes qu'on les fréquente et qu'on les éduque ». Cette humanité indifférente, en tant que « marchandise fabriquée », cet individualisme de masse, véritablement industriel, alors que l'art de l'éducation traditionnel équivalait à un artisanat, cette humanité des « derniers hommes », il faudrait désormais être bien naïf pour ne pas voir son triomphe. Or, ce triomphe est une offense faite au génie, à l'éclat unique, au frémissement de la vie; ce triomphe est un reniement, un abandon, un en-deçà: « Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne, plus répugnante, que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut même plus attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf, et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné... » Emprisonné dans un monde de représentations industrielles, réduit à un état de plus en plus spectral, virtuel, l'homme moderne, devenu objet de série n'en parade pas moins, au milieu de ses jouets technologiques comme un « fantôme galonné. » Il tient à son rang dans l'inexistence avec un fanatisme étrange, lui qui a renoncé à toute aventure et toute chance d'atteindre à la vie magnifique. L'intellectuel moderne n'échappe guère à l'emprise de ce monde spectral, à ce consentement à la médiocrité, soit par manque d'imagination, soit par mauvaise conscience. Se dénigrant lui-même, échappant à son propre génie, louchant à droite et à gauche, vers les pouvoirs du Démos ou de l'Argent, l'intellectuel qui renie la souveraineté de l'Intellect, et se met par exemple à idolâtrer l'Economie ou la Race, devient cette créature honteuse, morne et répugnante qui n'use de son talent d'écrivain que pour insulter le Logos, de sa mémoire que pour offenser la tradition. Il sera un nihiliste complaisant, trouvant dans son rien son confort et sa dignité de « fantôme galonné ».

Surmonter le nihilisme, vaincre la mauvaise conscience, c'est d'abord retrouver la beauté du geste, et le sens de sa profondeur. Pour un écrivain, ce sera retrouver la saveur des mots, et le gai savoir d'un art d'écrire, non plus honteux, mais simple et loyal. Victorieux du nihilisme passif, le philosophe-artiste, autrement dit l'homme de goût, retrouve la sérénité, mais cette sérénité n'est point la sérénité de l'homme qui renonce ou qui abdique, mais la sérénité qu'apporte une décisive victoire sur soi-même: « Car il existe, précise Nietzsche, deux façons très-différentes de sérénité. Le penseur véritable rassérène et réconforte toujours quoiqu'il exprime, sa gravité ou sa plaisanterie, son entendement humain ou son indulgence divine; il le fait sans gestes moroses, sans mains tremblantes ni yeux mouillés, mais avec assurance et simplicité, avec force et courage, peut-être d'une façon chevaleresque et dure, en tous cas comme quelqu'un qui est victorieux. »

Nietzsche est indubitablement de ces penseurs qui donnent du courage. L'étymologie ne ment pas: son oeuvre est un cordial. Ceux qui ne peuvent entendre son nom sans imaginer un prophète allemand furibond apologiste effréné de la brutalité de l'Histoire ne percevront point ce qu'il y a de simple, de loyal, de bienveillant et de débonnaire dans la prose de Nietzsche. Nietzsche est avant tout un écrivain amical, il s'adresse à des amis connus ou inconnus avec cette honnêteté qui, interdisant les illusions optimistes, autorise de peindre une réalité sous des traits un peu sombres. La critique de Nietzsche n'est jamais malveillante. Son « pessimisme » est une incitation à la joie. Au demeurant ceux d'entre nous qui ont quelque expérience de leurs semblables le savent: les pessimistes, qui s'attendent toujours au pire ne cessent de renouveler leur joie d'avoir cette fois encore échappé aux désastres prévus; les optimistes et les progressistes, eux, passent de désillusions en désillusions et leur tendance générale est à l'acariâtre.

Un mot a pu surprendre, dont nous qualifions l'auteur de Par-delà le Bien et le Mal, c'est celui de débonnaire. Mais, là encore, il faut entendre, sous le sens acquis, et parfois peu profitable car mal acquis, le sens originel. Le débonnaire, celui qui a bon air, n'est autre que l'aristocrate. L'une des constantes de l'œuvre de Nietzsche est précisément la recherche et la défense d'un idéal aristocratique, d'un type humain délivré du ressentiment. Rien n'a été aussi mal compris dans l'œuvre de Nietzsche que ce songe stendhalien des « rares heureux », cette méditation proche des « Pléiades » de Gobineau, ce goût réaffirmé pour les fils de rois. Les interprètes les moins bien avisés n'ont cru voir dans cette préférence qu'une apologie de la loi du plus fort, alors qu'il s'agit exactement du contraire. Pour Nietzsche l'aristocratie trouve précisément sa raison d'être comme sauvegarde du plus fragile, du plus menacé. L'aristocratie, qui est au principe de toutes les hautes cultures, est un combat contre l'état de fait. : « Les hommes les plus semblables entre eux, les plus ordinaires, avaient l'avantage et l'ont encore; les hommes d'une qualité plus choisie, plus fine, plus rare, moins facile à comprendre ont grande chance de rester isolés... Il faut faire appel à de prodigieuses forces adverses pour contrecarrer ce processus in simile naturel, trop naturel, ce progrès qui rend les hommes de plus en plus semblables en médiocrité, de plus en plus moyens, moutonniers, vulgaires. »

L'aristocratie n'est donc point, dans l'acception particulière que Nietzsche donne à ce mot, un produit naturel de l'état de fait, de l'évolution, mais au contraire l'effet, toujours menacé, fragile, rare, et d'autant plus précieux, des « forces adverses » : « L'âme inférieure est mieux armée que l'âme aristocratique. » Cette simple observation suffit à légitimer l'aristocratie, en tant que notion décisive de la philosophie politique, en tant que nécessité d'une gradation et d'une hiérarchisation des droits et des devoirs, en tant que sens supérieur de l'équité. Si l'âme aristocratique est réduite à n'être que l'égale de l'âme inférieure, cette dernière triomphera et ne laissera pas la moindre place à la première. Toute la difficulté de l'interprétation des notions nietzschéennes tient à ce qu'elles demeurent ouvertes. L'aristocrate, pour Nietzsche, n'est pas le hobereau qui va à la Messe et élève des marmailles par cohortes dans de grandes maisons mal chauffées. L'aristocratie, pour Nietzsche est un style, fait de désinvolture, de loyauté et de bienveillance mais elle est aussi, et surtout une possibilité. Nietzsche songe à une possibilité humaine qui, tout en demeurant fidèle aux oeuvres et aux exemples du passé, n'est pas encore advenue.

La critique sans la moindre concession que Nietzsche fait du monde moderne, du monde des « derniers des hommes », n'est pas le moins du monde réactionnaire. Le réactionnaire, pour Nietzsche, c'est l'homme qui trahit son propre génie, l'utilitaire, l'homme du ressentiment, emprisonné dans la pensée calculante et qui ignore ou dédaigne, avec une inconcevable prétention, l'Art et l'ivresse, Apollon et Dionysos. L'aristocratie, non en tant que classe, mais en tant que possibilité supérieure d'exercer son humanitas, sera d'abord le pouvoir de l'excellence, de la force généreuse, principe de grandeur et de véracité. Seule une vertu donatrice fonde le grand et le vrai. Telle est la puissance, cette autre notion si radicalement incomprise. La puissance est le secret du Don et de la possibilité offerte, et que la paresse ordinaire de l'homme dédaigne, de la vie magnifique.

Toute l'œuvre de Nietzsche apparaît comme mise en mouvement par l'étonnement et la révolte que suscite en lui le spectacle d'une vie amoindrie, d'un consentement à une vie inférieure, mesquine. Des possibilités immenses s'offrent à l'entendement humain, des chances prodigieuses, des mondes de rêve et d'ivresse, de volonté et de joie, et personne ne semble s'en apercevoir. L'impatience, le sens du tragique et du rire, le sarcasme, le lyrisme, et même la folie sont les réponses de Nietzsche à cet incroyable aveuglement. Le tempérament éminemment chevaleresque de Nietzsche lui interdit de se résigner à ce que la beauté fût à tel point méconnue. Il se fait humoriste, danseur, érudit, poète pour trouver le moyen d'atteindre à la conscience obscurcie de ses contemporains, mais en vain. La facilité du malheur triomphe sans peine de la joie ingénue, de la fontaine jaillissante, dont il veut nous abreuver.

Ce monde est bas, médiocre, vulgaire, il est une insulte faite à nos sens et au sens lui-même, ce monde est sans goût, insipide ou saumâtre, c'est un monde dominé par les brutes, les fanatiques et les goujats, mais c'est aussi, et c'est là le prodigieux espoir qui anime envers et contre tout la volonté de puissance nietzschéenne, un monde fondé sur de fausses représentations, sur des ombres, un monde virtuel, fantomatique. L'idéal de la « bête de troupeau »peut dominer le monde, « avec cet amour du prochain qui n'est que le mauvais amour de vous-mêmes », le « plus froid des montres froids » peut bien devenir planétaire et partager son pouvoir entre le fondamentalisme et la marchandise, tout cela peut bien se réaliser au-delà de nos craintes, il demeure une irréductible souveraineté: « La première question n'est nullement de savoir si nous sommes satisfaits de nous-mêmes, mais s'il y a quelque chose de quoi nous soyons satisfaits. En admettant que nous disions oui à un seul moment, nous avons par là dit oui non seulement à nous-mêmes mais à l'existence toute entière. Car rien n'est isolé, ni en nous-mêmes ni dans les choses: et si notre âme a frémi de bonheur et résonné comme les cordes d'une lyre, ne fût-ce qu'une seule fois, toutes les éternités étaient nécessaires pour provoquer ce seul évènement, et dans ce seul moment de notre affirmation, toute éternité était approuvée, délivrée, justifiée et affirmée. »

Cette affirmation de l'être, de la bonté de l'être et de la gratitude humaine sera à l'origine de ce que Nietzsche nomme le « grand style ». Comprendre l'être à partir du style n'est point un détour: c'est le chemin le plus court, sinon celui du moindre risque. Il ne s'agit point seulement d'encourir le ressentiment du médiocre ou d'être mal compris: le danger, le danger apollinien, est d'être frappé par la foudre. La menace de la foudre d'Apollon à laquelle Nietzsche s'expose, que le vulgaire nommera « folie », rien ne peut en être dit qui ne soit mensonger si l'on oublie que le goût de Nietzsche, sa science, sont dévoués et unis dans un même combat contre la démesure, contre l'hybris. La promesse de Nietzsche, son vœu le plus généreux, son exemple le plus courageux, résident dans une pensée ayant retrouvé ses limites, d'une pensée délivrée du pathos romantique ou, plus exactement moderne (le mot « romantisme » si on l'associe à Novalis désignant une tout autre exigence harmonie romane). Le choix de Bizet contre Wagner est avant tout une métaphore pour dire la préférence nietzschéenne pour le fini, la limite claire et la défiance à l'égard de l'infini et de l'indéfini. L'ontologie nietzschéenne célèbre la forme, car la forme est la révélatrice de l'être, son don le moins récusable. Que Nietzsche ait entraîné dans son sillage tant d'esprits fumeux et outrecuidants nous donne la mesure de la non-lecture en ce siècle de « communication ».

Un grand auteur, de nos jours, est un auteur que l'on se dispense grandement de lire. Entre l'ignorance pure et simple et l'écrasement sous l'exégèse savante qui interdit tout recours intime et personnel à l'œuvre, il existe une heure fugace, matinale, périlleuse et belle où la possibilité immense d'une oeuvre offerte jaillit dans l'âme de quelques lecteurs assez magnanimes pour aller à l'essentiel et ne pas se laisser heurter par des divergences d'opinions. Or, ce qui permet d'accéder à l'essentiel, ce ne sont point les thèmes, les références, les méthodes, mais le style, ce que Nietzsche nomme « le grand style ». C'est par le style que s'opère le partage. C'est par le style que le lecteur devient l'hôte de l'auteur, de même que l'auteur devient l'hôte du lecteur. Cela seul suffirait à montrer que le style, en termes platoniciens, ne relève point de la superficielle « doxa » mais de la « gnosis ». Le style est à la fois l'instrument de la connaissance et la connaissance elle-même dans son mouvement de retour sur elle-même.

Comprendre ce que Nietzsche nomme le « grand style », c'est déjà être passé de l'autre côté de l'alternative sommaire du fond et de la forme. Le style n'est point seulement le bien écrire, le bon usage, le respect de certaines règles, le goût inné de la correction, c'est aussi, et au-delà, le respect d'une Norme, dont la sauvegarde revêt un aspect un peu mystérieux. Haute et abyssale, cette Norme définit le style comme une victoire, mais une victoire en dehors des convenances, sur la confusion, l'aléatoire, le hasard, l'éphémère et quelques autres idoles modernes: « Le grand style consiste dans le mépris de la mesquine et courte beauté, en vertu d'un sens pour ce qui est durable avec peu de moyens. »

L'art d'écrire rejoint l'éthique. Loin de la mauvaise conscience des folliculaires qui ne rêvèrent que de se délester du poids de leur nullité sur une classe « rédemptrice », Nietzsche honore l'art du scribe en lui conférant une dignité morale. Ce peu de moyens avec lesquels il nous faut servir ce qui demeure, ce sont nos phrases; et qu'une seule entre toutes fût belle suffit à justifier tous nos efforts. Le grand style nous dit Nietzsche est « une maîtrise exercée sur l'abondance du vivant, où la mesure règne, fondée sur le calme de la grande âme laquelle est lente à s'émouvoir et garde une aversion pour l'excessivement vivant... » Une pensée en acte est une victoire sur la démesure, autrement dit sur la titanesque modernité. « Qu'importe, écrit Nietzsche, tout le développement des moyens d'expression, si cela même qui exprime, si l'art a perdu la loi propre ? »

Retrouver la loi propre de l'art, retrouver le principe du grand style, c'est s'établir avec honneur, être à nouveau fondateur, c'est-à-dire libre du ressentiment qui dénigre, profane et bafoue. Retrouver la loi propre de l'art, c'est comprendre que l'art peut être un moyen de connaissance, et non pas seulement une beauté mesquine, accidentelle, passagère. Ainsi le Goût, la science des saveurs, le Gai Savoir loin d'être les prétextes à la manifestation d'une subjectivité « sans entraves », sont au contraire l'approche, non dépourvue d'humilité d'une Norme qui pour être ignorée de toute une époque mais n'en demeure pas moins pertinente pour quelques uns. « C'est à nous autres penseurs qu'appartient le droit de fixer le bon goût en toutes choses ». L'irréductible souveraineté du philosophe-artiste, tient en cette contradiction vécue entre l'art et la vérité, contradiction vécue et surmontée. «  Le Goût, c'est à la fois, le poids, la balance et le peseur » est-il écrit dans le Zarathoustra. Nous sommes fort loin de l'interprétation banale qui ne voit dans la souveraineté du Goût rien d'autre que le pouvoir subjectif de décider de ce qui nous plaît ou nous déplaît et d'en faire une sorte de morale autonome. C'est oublier la balance et le poids. Or, cette interdépendance du peseur, du poids et de la balance, cette recherche de la juste pesée, comment ne pas lui reconnaître une valeur autre que subjective, et même autre qu'individuelle ?

N'oublions pas que la pensée est étymologiquement la juste pesée, que dans sa définition du Goût, Nietzsche revient à la définition la plus originelle de la pensée, la plus normative, et s'affirme de la sorte en rupture radicale avec la doxa du Moderne, qui pose ses opinions, en niant à la fois le peseur, la poids et la balance. « Le sens du Goût est le vrai sens médiateur ». Cette coalescence sans cesse recherchée entre l'art et la vérité, c'est le Goût en tant que science qui en réalise les oeuvres, à travers le grand style et cette liberté essentielle qui n'est pas la liberté du « n'importe quoi » ou de l'insolite, mais la liberté sauvegardée par la Mesure et par la grandeur du fini. Nietzsche, certes, est « un philosophe de la liberté », mais la liberté pour laquelle il lutte, comme pour ses goûts et ses couleurs, n'est pas une liberté abstraite, ou une liberté informe, c'est une liberté qui s'accorde à la forme et à la beauté, ou, plus exactement c'est une liberté préservée par la forme et par la beauté. « Tel qui perd sa dernière servitude perd aussi sa dernière raison d'être », ce propos va au-delà de l'éthique des "fils de rois" que nous évoquions plus haut. Si la forme et la beauté sont l'ultime raison d'être de la liberté, si nous perdons cette raison, nous perdons tout et notre seule « liberté » serait alors d'être universellement soumis à la laideur et à l'informe.

Ce qu'il y a de plus difficile à comprendre pour le Moderne, et que l'œuvre de Nietzsche, avec une patience et une bienveillance constantes, propose à notre attention, est cette énigmatique alliance entre la Mesure et la liberté, entre la beauté sauvegardée et réaffirmée et l'accomplissement de la personne. Le Moderne qui veut s'accomplir, être lui-même, n'être redevable à rien ni à personne, s'en trouve possédé, esclave, et uniformisé comme il ne fut jamais dans les siècles antérieurs, même sous les despotismes les moins aimables. Affirmant sans cesse ce dont il se dépossède lui-même, créant les conditions de sa servitude par l'affirmation démesurée de sa liberté, l'homme moderne ne peut lire Nietzsche, et s'il le lit, il n'y peut rien comprendre, car à chaque détour de sa pensée, Nietzsche nous rappelle qu'il n'est de liberté que créatrice. « Libre, pour quoi faire ? » Ce n'est point là le propos d'un ami des tyrans mais celui d'un poète. La liberté doit être traduite en actes, et ces actes seront des actes de poètes s'ils entrent en concordance avec ces hautes raisons d'être que sont la beauté et l'être lui-même dont la beauté resplendit.

 

Dernier livre paru: L'Ame secrète de l'Europe Oeuvres, mythologies, cités emblématiques, éditions de l'Harmattan. 370 pages. 38 euros. 

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