André Suarès, héros de l'art, héraut de l'ordre.
« Sous les amandiers, l'ombre de la terre est du bleu le plus fin »
André Suarès
On se souvient de l'article de Montherlant: « Barrès s'éloigne ». De même que les auteurs grandement célébrés de leur vivant basculent parfois à leur mort dans un purgatoire durable, il arrive que certains méconnus, sitôt passés de l'autre côté des apparences, enflamment une génération à peine trop jeune pour leur avoir été contemporaine. Les œuvres de ces jeunes morts sont ainsi cueillies par de jeunes gens. La littérature fut longtemps le propre de la juvénilité. Dans le meilleur des cas, cette juvénilité de prolonge dans la nuit des temps du grand âge qui devient alors semblable à la harpe des vents d’une origine oubliée. Ce qui demeure souffle et prophétise, éveillant un chant sur les cordes du temps.
Quant à ceux qui naissent cacochymes, ils le demeurent et les grandeurs mythiques ou légendaires, le sens épique, le goût de la grandeur et de la fidélité leur sont à jamais étrangers. Les Modernes sont « jeunistes » car ils naissent vieux. Ce qu'il y a de jeune dans le monde, Homère, Dante ou Shakespeare, ne leur parle plus. Comptables avaricieux de leur vie domestique, ne s'intéressant qu'à ce qu'ils peuvent acheter ou vendre, ils seront, par définition, les ennemis jurés d'André Suarès.
André Suarès demeura méconnu après sa mort comme durant sa vie, qui fut un combat. Il ne fut d'aucun purgatoire mais vécu dans un enfer paradisiaque; c'est dire qu'il ne fut d'aucune chapelle. Physiologiquement inapte à toute flagornerie, il ne fut point « homme de Lettres », à la manière du dix-neuvième siècle, ni certes « intellectuel » à la façon, antiphrastique, des inlassables ratiocineurs du vingtième, pour ne rien dire de ceux du vingt et unième, qui sont incapables de dire du bien d'un contemporain, tant ils sont dévorés de jalousie, mais ne cessent de flatter les « minorités » les mieux aptes à se rendre utiles à leur carrière.
Or, il n'est point de grand style pour le flagorneur tout embourbé qu'il se trouve de prudences mesquines et d'atermoiements. Pour écrire juste, selon la beauté, il faut écrire libre, selon la vérité. Le caractère est pour beaucoup dans l'allure des grands prosateurs; libre de laisser leur plume suivre le mouvement de leur pensée réelle, ils gagnent en désinvolture, en clarté et en feu. Joseph de Maistre, Baudelaire, Nietzsche ne seraient point des maîtres si la crainte de déplaire les subjuguait. L'écriture minimaliste de nos actuels sous-écrivains tient autant à leur ignorance narcissique qu'à leur navrant manque de caractère.
Le style d'André Suarès, prophétique et chevaleresque, l'apparente à des formes d'humanité plus anciennes où l'on reconnaît tout à tour les figures de l'Aède, du Condottière et de l'Ascète. Rien ne lui répugne davantage que cet office dérisoire, dont se contentent certains « hommes de Lettres », qui est de distraire, ou de flatter la vanité du public. Le succès d'une œuvre lui semble le signe de sa bassesse, plus encore que d'un malentendu. Sa solitude ardente dans son temps, Suarès la désire, non tant par orgueil ombrageux, comme on le redit, mais par cette déférence plus profonde à l'égard des hommes d'autres temps dont le jugement lui paraît plus sûr et plus digne.
Suarès, ce vivant prodigieux, mobile, s'intéressant à tout, entretient avec les ombres, avec les morts (qui lui semblent plus vivants que les vivants-morts qui l'entourent) ce commerce passionné, presque chamanique, qui est à l'origine de toute culture. Nous sommes au monde, nous sommes humains, et point seulement en tant qu'espèce, lorsque la parole de ceux qui ne sont plus demeure en nous, lorsque nous consentons à recevoir d'eux le plus profond de nos lumières et de nos ténèbres.
Avec Villiers de L'Isle-Adam, avec Léon Bloy, Suarès est l'auteur qui s'est le plus directement affronté à l'horreur de la vulgarité bourgeoise, au réalisme des lâches. Le sens de la grandeur le hante à mesure que s'installe la petitesse: mieux que quiconque il chante les grandeurs épiques, religieuses, la force et la gloire, et les songes plus vastes que les Songeurs eux-mêmes. A ce titre, l'œuvre d'André Suarès est belliqueuse. Suarès est un Cyrano qui défie cent ennemis à la fois sans désemparer. Les ennemis de ses ennemis ne sont pas forcément ses amis. Proche de Maurras par ses préférences latines, son dédain du « barbare », il n'en sera pas moins dreyfusard, à la manière de Péguy, et n'épargnera pas les « ligues » dont le « nationalisme » lui semble n'être que l'extension de l'égolâtrie impuissante de ceux qui les composent.
Ses amis seront des Egaux, des élus, des « fils de Roi ». Il n'est donc point solitaire: ses frères d'armes sont morts, mais, comme dans la chanson, ils cheminent à ses côtés. Il se bat en leur nom, pour leur honneur, qui est le sien. L'honneur d'autrui est pour André Suarès son propre honneur.
Poète quirite, comme il le dit de D'Annunzio, réalisant la coïncidence de l'éloignement ascétique et du sens de l'appartenance à la Cité inspiratrice, Suarès dépasse, comme en se jouant, l'opposition, que certains vivent de façon tragique, de l'individualisme et de la tradition. Si André Suarès fait sienne l'idée de Maurras, selon laquelle nous recevons toujours davantage de notre Pays que nous ne pouvons lui offrir, il n'oublie pas que l'hôte de la Cité, celui qui reçoit, pour être redevable, est aussi, lorsqu'il est poète, celui qui renouvelle la légitimité du bien, du beau et du vrai. Point de populisme chez André Suarès, ni de flagornerie, ni d'optimisme: ainsi les trois conditions nécessaires à l'exercice de la liberté sont honorées. « Les flagorneurs du peuple pullulent, mortels à toute beauté, mortels au peuple même. Après tout le peuple n'est pas bon, non plus que le reste des hommes. La bonté est fille de la force. La faiblesse n'est qu'une servante à gage sujette à se vendre et à varier. Il y a trop de lâcheté, décidément, dans la bonté des faibles. On le connaît à ceux qui la flagornent » écrit André Suarès dans Voici l'homme.
Ce livre singulièrement nietzschéen précède la parution d'Ecce homo. Par une de ces coïncidences magistrales qu'ourdissent à leur insu les grands esprits, l'un des premiers ouvrages d'André Suarès, à peine sorti de l'adolescence, porte le même titre que l'ultime ouvrage de Nietzsche. « Flatter les faibles qui font nombre, et l'opinion rampante: voilà encore un emploi des optimistes. » Cet aphorisme, comme tant d'autre, chez André Suarès, semble une feuille détachée du grand arbre flamboyant et automnal du Zarathoustra. Comme celle de Nietzsche, l'œuvre de Suarès ne cèle point le dessein qu'elle se propose et qui claque comme un défi. Il s'agit de donner aux grandes âmes, à la bonté des forts et aux esprits supérieurs une chance de survivre dans un monde gouverné par la bassesse et la laideur.
Le projet demeure plus que jamais à l'ordre du jour. Fortifiée par le pessimiste, exaltée par la générosité, l'œuvre de Suarès retrouve le trait antique sans méconnaître le génie du catholicisme: génie tout d'abord artistique, l'art se faisant religion et la religion se faisant art dans une révolte ardente contre l'état de nature et une certaine forme de rousseauisme dont il faut bien reconnaître que Rousseau est à peine plus coupable que Descartes l'est du cartésianisme, devenu l’inepte idéologie de ceux qui ne doutent de rien: « L'âme forte est catholique de préférence. Je suis catholique comme je suis païen: deux effets de la même force. Et tout ce que j'ai de vivant comme païen, c'est ma force catholique qui l'anime. »
Comme Valéry, Suarès savait que les civilisations sont mortelles, mais cette croyance ne s'accordait nullement en lui à quelque fatalisme oriental. L'Europe, dont il n'ignorait pas ce qu'elle devait à l'Orient, lui était chère: il y voyait l'expression du goût qui est « l'esprit des sens ». Quant à ceux qu'il appelait les Yankees, le moins que l'on puisse dire est que son jugement s'éloigne de celui de Monsieur Revel: « Entre les deux mondes, ils sont la borne brute, la pyramide de vanité, la lumière qui n'illumine ni ne chauffe, le miroir sans réflexion (...) Ils sont l'inhumaine puissance de la matière sans âme, et si automate que l'âme y étant matière, poids et mesure, la matière compacte s'y donne pour l'esprit. »
Nul mieux que Suarès n'eut à cœur de défendre les grandes âmes que menace l'oubli. Le monde dans lequel nous vivons lui eût fait horreur plus encore que le sien; ces grandes âmes revivent dans la polyphonie de son art où les grands événements de la culture européenne se répondent et se relient. Musicologue averti, il reconnaît, comme Glenn Gould, ce que Wagner doit à Bach et ce qui dans Bach annonce Wagner, cette spirale ascendante conquise dans son élan par le point le plus haut.
Ce wagnérien rétif au romantisme, comme au néoclassicisme, ce classique inclassable, le plus européen des écrivains français, ne se voile point ce qui doit advenir, et nous advient aujourd'hui en pleine face: la disparition programmée de la culture européenne et l'extinction progressive de la langue française. La fiction fiduciaire s'étant substituée à la réalité symbolique et au Logos lui-même, le mot « Europe » semble destiné aujourd'hui à n'être plus qu'une coquille vide susceptible d'être remplie par n'importe quoi. Suarès, hélas, n'est plus là pour nous dire, par exemple, ce qu'il eût pensé de la Turquie en Europe. Beau sujet pour qui admirait Byron et osa célébrer l'aventure de Fiume de son cher D'Annunzio ! « L'Italie lui doit beaucoup de son honneur présent et peut-être même ses frontières. Il l'a rendue à l'Europe, d'où elle était absente: il l'a ravie à cette secte de politiques usuriers et de vieillards rabougris qui la gouvernait comme un municipe de province. Nul n'a fait plus pour son peuple que ce Gabriel aux brûlants messages: il a trempé l'amère Adriatique dans le miel de la possession; et si Fiume est italienne c'est à cause de lui et de lui seulement. »
Contrairement à un préjugé tenace, Suarès n'est point cet esthète livré aux seules injonctions de sa subjectivité, ce libertaire acariâtre qui vitupère le monde dans son esseulement. Cet esprit, qui ne transige point sur la grande liberté qu'il s'accorde souverainement, est le contraire d'un anarchiste; cet esprit chevaleresque qui s'engage sans parcimonie ni calcul contre les despotes est aussi aux antipodes de l'humanitariste et de la veulerie sentimentale. L'ordre est son beau souci et ses parodies l'insupportent: sa sévérité à l'égard de « l'ordre moral », mesquin et envieux, n'est que l'envers de son horreur de l'esprit bourgeois qui s'y trouva des repères, des sécurités, et non point une haine de l'ordre et de la grandeur qui serait plus bourgeoise encore. « Les héros de l'art, écrit Suarès, sont les hérauts de l'ordre. Dans le rythme, le poète crée un ordre. Les plus artistes, parce qu'ils aiment l'ordre comme l'hermine aime la pureté, passent toujours pour préférer l'ordre à la vérité et à la justice. Rien de si faux: qu'est-ce que la vérité et qu'est-ce que la justice sinon des formes éminentes de l'ordre ? Les poètes ont bien le droit de se faire mal juger: Hommes d'un autre temps, dit-on, sans dire lequel. En fait ils sont hommes de tous les temps, dictateurs avec César et régicides avec Brutus. Ils sont les seuls hommes libres: car ils sont les seuls qui obéissent par amour au rythme suprême, qui est de l'ordre de la beauté; les seuls dont la révolte est infinie contre toute laideur et contre toute bassesse. Tel est aussi le sens de la joie qui se cache au fond de leur humeur pessimiste: le triomphe de la vie sur la vie. »
Ce triomphe de la vie sur la vie, n'est autre que le triomphe de l'ordre sur le désordre, de l'harmonie sur le chaos, de la Mesure sur la démesure, de la forme de l'informe (qui est la cause des pires conformismes): « Immonde anarchie des éléments déchaînés: la marmite des sorcières bout: mais quelqu'un sera roi. Le voleur se donne pour un percepteur d'impôts, l'assassin pour un maître, le lâche pour un pacifique. Mais l'anarchie ne peut durer: le roi, c'est celui qui vient: l'ordre. »
Rien n'inclina jamais ce catholique païen au péché contre l'espérance. L'ignominie triomphante précise ses forces, exalte son talent, ensoleille ses phrases. Les écrits de ce bretteur impossible à décourager sont une permanente leçon de courage. Les imbéciles parlent de l'échec d'André Suarès, comme ils parlent aussi au demeurant de l'échec de Joyce, de Musil ou de Proust ! De quel échec parlent-ils lorsque chaque page est un communiqué de victoire, lorsque chaque phrase vibre du triomphe sourd de la vie sur la vie, de l'idée éternelle sur la réalité transitoire, du Logos-Roi sur le babil informe des barbares !
Au fond des livres de Suarès bruisse une joie terrible; ses écrits les plus âpres nous annoncent d'écumantes vagues de bonheur, qui inquiètent car elles emportent. Lorsque vous sentez vos forces défaillir, qu'un doute pernicieux en vous s'installe, il suffit de lire quelques pages de Suarès pour en être délivré. Comme seuls savent le faire les grands pessimistes, les esprits sarcastiques et lyriques, les « railleurs et les rêveurs », auxquels Villiers de L'Isle-Adam dédia son Eve Future, André Suarès nous donne les clefs d'un héroïque et tumultueux art du bonheur que les optimistes et les progressistes, ces perpétuels déçus, ne pourront qu'ignorer.
Suarès ne se laisse pas décevoir par le monde; ses admirations sont des pactes et des serments; il revient sur ses inimitiés et ses incompréhensions plus souvent que sur ses ferveurs. Il ne devient pas de plus en plus amer ou sceptique à mesure que les années passent. Chaque nouveau livre qu'il écrit lui ôte un poids, et plus il s'avance vers l'ultime frontière humaine et plus sa grande âme devient réceptive et sensible. A chaque phrase écrite par Suarès, Ariel triomphe de Caliban. Il ne s'enrage pas contre le monde mais s'encolère contre les obstacles qui s'opposent entre l'homme libre et la splendeur du monde. La vie étroite, calculatrice et d'intensité réduite que les grégaires s'imposent entre eux lui paraît une intolérable offense faite à la Création. Les ratiocinations qui prétendent à justifier cette offense, en expliquant le plus par le moins, ce qui est en haut par ce qui est en bas et qui veulent ainsi réduire les nobles desseins à de mesquines raisons ne résiste pas à la fougue pascalienne de Suarès.
Le Colloque avec Pascal est un des grands moments de l'anthologie présentée par Robert Parienté. De même que Nietzsche entretint toute sa vie une conversation intérieure, souvent tumultueuse avec Socrate, Spinoza, Schopenhauer et Wagner, André Suarès s'entretient magistralement avec Pascal et Nietzsche dont il perçoit les affinités. Si l'intelligence est l'art de choisir, elle peut être aussi quelquefois l'art de ne pas choisir, c'est-à-dire de ne point croire aux fausses alternatives qu'on nous propose. Cet écrivain pour qui le monde existe, qui laisse tournoyer autour de lui les inépuisables richesses des sens, cet amoureux des formes, cet artiste-philosophe (plus encore que philosophe-artiste) qui jette un œil soupçonneux sur les austères et les puritains ne s'interdit pas, pour autant, de se reconnaître dans les exigences métaphysiques de Port-Royal.
L'amour du monde sensible ne l'engage pas à un désamour du monde métaphysique, bien au contraire: « Je ris d'un homme qui se rit de la métaphysique. L'homme sans Dieu ni métaphysique n'est qu'un animal. » Avec Pascal, Suarès dialogue en païen, avec Nietzsche, en catholique: chaque raison invoquée est ainsi poussée dans ses ultimes retranchements. On reproche souvent à Suarès de faire son propre portrait en portraitisant les autres: il n'en est rien. Son parti pris est celui du ravissement. S'il y a beaucoup de lui-même dans ce qu'il dit des autres, c'est qu'il consent à être sculpté par les œuvres, comme par les paysages et les cités, dont il nous parle.
Les engagements de Suarès sont d'ailleurs moins contradictoires qu'on ne se plaît en général à le souligner: il change, certes, la disposition de ses escadres, mais en fonction des mouvements de l'adversaire. Son ennemi est toujours le même, sous des costumes point si divers: le Médiocre. La médiocrité du dévot qui selon la formule de Maître Eckhart, « trafique avec Notre-Seigneur » pour « être encore payé de ses vertus » (Nietzsche), ne lui paraît ni plus ni moins odieuse que celle de l'athée qui se défend de la grandeur et du mystère. Un excessif relativisme des valeurs pourrait arguer que l'on est toujours le Médiocre de quelqu'un d'autre, comme on en est le barbare, à cette réserve près que si nul ne se définit, sinon par provocation, comme barbare, le Médiocre, et c'est là son propre, se définit comme tel, et tire précisément sa force de l'approbation du grand nombre de ses semblables qui ne prétendent à rien de particulier, sinon à être la norme du monde, le "pareil au même" triomphant sur tous les fronts de la diversité des peuples et des personnes, et clouant au pilori toute distinction.
Toute politique grande ou petite se définit par son rapport avec la Médiocrité. Au pire, elle confond la médiocrité et la Norme, au mieux, elle jugule le pouvoir du Médiocre par l'Autorité légitime; entre les deux s'offrent toutes sortes de possibilités, aristocratiques, oligarchiques, féodales, corporatistes, qui valent ce que valent les hommes qui en usent. Toute politique digne de ce nom tient de la métaphysique par la recherche d'une Norme, qui n'est point détenue, partisane, mais surplombante. Si la Médiocrité s'impose comme Norme nous sommes alors sous le règne des esclaves sans Maîtres, si la Norme s'impose à la médiocrité et parvient à la délivrer d'elle-même, en lui donnant une forme et un style, alors nous disposons un monde de Maîtres sans esclaves. Pour lors, reconnaissons que nous en sommes loin.
A la fois prophétique et rétrospective, l'œuvre de Suarès récapitule ce qui fit notre grandeur, nos raisons d'être. Son sentiment de gratitude, sa magnanimité, nous l'avons vu, l'apparentent à Nietzsche, contre lequel il exerça sa verve de pamphlétaire avant de lui présenter les plus belles excuses qui soient : « Etre européen: Nietzsche l'a toujours voulu et peut-être n'est-il pas un dessein où il soit demeuré plus fidèle: c'est sa plus grande vertu. Autant que faire se peut, elle le mène de la culture à la civilisation: elle lui montre la voie où l'on passe de l'éthique à l'œuvre d'art. Car il faut bien entendre que l'art est une morale suprême. » S'il évoque Dostoïevski, Baudelaire, Wagner, Debussy, c'est en généalogiste d'un passé et en héraut d'un futur qui tiennent ensemble dans le poing serré sur la garde de l'épée. Il n'est pas question de tergiverser sur le « travail du texte », de couper en quatre la beauté avec les ciseaux de coiffeur du narratologue, ni de gominer les chevelures rebelles avec la pommade du politiquement correct: il importe seulement de ne pas lâcher la prise sur l'essentiel qui est l'expérience paraclétique de l'Art.
Le temps d'André Suarès est venu, comme celui du règne de l'Esprit après le règne de Père et le règne du Fils, non sans doute car il fut, comme on le dit banalement, « en avance sur son temps » mais, au contraire, par exacerbation de ce qui, en lui, s'y oppose et s'y refuse. S'il y eut des époques où la littérature s'accorda avec l'esprit du temps (celle de Racine et de Molière, par exemple, ou, plus en amont celle de Virgile), l'époque moderne voit naître la littérature d'opposition ou de résistance. La survie d'une œuvre, la ferveur qui l'entoure dépendent alors de la force avec laquelle elle se refuse à la réalité du temps pour mieux servir, et mieux honorer, ce qui lui échappe, ce qui demeure hors de son emprise et qui est à la fois de l'ordre de l'être et de l'Idée.
Non, l'œuvre d'André Suarès ne connut point de purgatoire: elle se réfugia directement au Paradis. Et ce Paradis n'est point si loin de nous que notre désabusement nous le présente: il se trouve en Italie, par exemple, que Suarès parcourt en Condottière désargenté dont la pauvreté révèle la richesse du monde et lui confère sur elle l'imprescriptible droit de la justesse du regard, nous donnant le plus beau récit de voyage qui soit. Paradisiaque est la lumière de Sienne, et les belles épaules des jeunes filles anadyomènes ! Suarès ne voyage pas par goût de l'exotisme, il ne cultive point le leurre de se quitter en parcourant des contrées étrangères: il voyage pour accroître sa présence à ce qui est, à ce qui devrait être en nous mais dont il sait que nous le fuyons; par touches successives, comme le peintre magistral qu'il est, et ce n’est pas peu dire, plus rapide que Gautier, plus précis que Chateaubriand, plus fervent que Stendhal, plus métaphysique que Morand, mais non sans analogies avec chacun d'entre eux, Suarès nous rapproche d'une « essence » de la culture européenne magnifiquement distribuée en formes précises; il nous invite à des retrouvailles avec des temps mieux accordés à la grandeur et à la joie. L'œuvre de Suarès est de celle qui s'en vont, mais avec leurs lecteurs. En partance, mais vers un ici plus éclatant. La Juste Mesure, l'art d'habiter en poète sa civilisation et son temps paraîtront aux imbéciles, qui sont légion, le pire extrémisme.
Nous perdons en même temps le sens de la Mesure et celui de la grandeur. Les Modernes adorent les « Titans agenouillés qui raidissent le buste », selon la formule de Drieu, mais ne parviennent pas même à hauteur d'homme. La véritable grandeur est magnanimité: elle consent à la diversité du monde sans faillir à la préférence et à la nuance. Le poète quirite, celui qui médite la « civité » ne saurait méconnaître l'interdépendance de la politique et de la poésie qui se rejoignent dans le style. La question sur laquelle Suarès dispute Nietzsche: « L'ennoblissement est-il possible » (Ist Verherung möglich) cède désormais la place au constat de l'esclavage universel, à l'évidence de l’avilissement de tout être et de toute chose. Une humanité étrange paraît où les seuls types humains visibles et représentatifs relèvent de la banalité extrême ou de la monstruosité. Entre l'Occidental moyen débilité dans ses soucis domestiques et le « serial killer » cinématographique, il semblerait qu'il n'y eût plus aucune latitude pour des formes d'humanitas plus profondes et plus complexes, plus hédonistes, plus métaphysiques ou plus savantes. Nous en sommes à ce moment qui précède exactement l'avènement du « dernier des hommes » prophétisé par Nietzsche et qui sera, lui, monstrueusement banal.
Autant dire que le moment est bien choisi pour se promener, une dernière fois peut-être, avant que leur langage ne nous devienne incompréhensible, dans les temples lumineux que sont les livres d'André Suarès, de songer entre ses phrases, belles comme des colonnes qui soutiennent le ciel et ordonnent la terre: « Tout est fini nous dit André Suarès dans ses belles pages sur Agrigente. Les Puniques, les Romains, les Sarrazins, les Barbares, tous les peuples de la mer antique ont conquis tour à tour Agrigente et la Sicile; ils sont passés par là. Vous seules êtes encore vivantes pour rendre à l'homme abusé la présence des dieux, colonnes roses et dorées, rouges et fauves, toutes chaudes de soleil, frémissantes dans la lumière, et qui vous dressez sur les dalles violettes, formes de chair où fleurit le sang de la terre. »
Demeurons, vaille que vaille, et dans l'attente du Roi, dans nos Agrigentes intérieures !
圓
La conversation d'André Suarès
Qu’est-ce qu’une civilisation? Alors que la notion en devient incertaine, menacée par l’indifférence, ou des «déconstructions» pédantes et repentantes, un livre nous advient qui donne à cette question une réponse magnifique, tant par le style (dont on sait, par Buffon et Saint Pol-Roux, qu’il est l’homme, et l’âme, et sans doute la vie elle-même) que par une multiplicité d’exemples précis, de Suétone à Cézanne, en passant par Spinoza, Cervantès, Goethe, Chateaubriand, Dostoïevski, Tolstoï, Wagner, Stevenson, Péguy, Debussy, d’Annunzio, et bien d’autres.
Ce livre, intitulé Miroir du temps , rassemble les principaux inédits d’André Suarès. Il est le résultat de deux décennies de recherches, de voyages et de rencontres. Nous le devons à Stéphane Barsacq, auteur par ailleurs, entre autres, d’un beau recueil de pensées intitulé Mystica. Ce livre nous vient, comme une victoire du Kaïros, au juste moment. Plutôt que de nous perdre dans les remugles des romans du ressentiment, du grief et de la vindicte, dans ces récits d’hommes et de femmes incarcérés en eux-mêmes, qui haïssent leur passé et celui de l’Europe depuis la nuit des temps, voici que la chance nous est donnée de nous abreuver à la source de Mnémosyne grâce à une œuvre altière dont l’immédiate vertu est de nous rendre à ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes. Les plus grands d’entre ses contemporains et de ses successeurs, au demeurant, ne s’y trompèrent pas. De Claudel à Cendrars, de Malraux à Jankélévitch, tous reconnurent en André Suarès un des plus grands écrivains de la langue française.
Toute œuvre digne de ce nom est au service d’un grand dessein. Celui d’André Suarès est de délivrer l’âme de ses écorces mortes et de relever la vie, en lui donnant une hauteur oubliée et l’intensité d’une épice, «sel de Typhon», selon la formule virgilienne. Voici son adresse au lecteur, qui donne le ton de l’ouvrage, son orgueil, qui est pudeur, et son insolence, qui est amitié: «Tu as toujours de l’or pour boire, pour manger, pour te mettre au lit ou pour aller voir danser des oies pendant que des singes font de la musique en frappant sur des casseroles: soucie-toi un peu de ton âme, mon Lecteur, il est temps. Tu n’y penses pas, telle est ta négligence et nous le savons bien: c’est pourquoi nous y avons songé pour toi.»
De splendides journées de lecture seront données à celui qui, ouvrant ce livre, laissera André Suarès songer à son âme. L’incuriosité est souvent le fait de ceux qui, trop pleins d’eux-mêmes, ne laissent, dans leur ressassement égotiste, aucune place aux songes qui viennent de haut et de loin. Lire André Suarès, à cet égard, est un exercice spirituel; l’espace intérieur s’accroît, en longitudes et en latitudes, le temps s’approfondit comme une grotte marine, Pétrone et Suétone posent leur main sur notre épaule, et à lire ce qu’en dit André Suarès, voici qu’ils sont, depuis toujours, nos voisins de campagne, de chers amis. Un beau ressac gronde et chante, dont les crêtes sont des œuvres, non plus embrigadées, ou empoussiérées, non plus objets de la triste médecine légale des universitaires, mais toutes vives, ruisselantes d’écumes, aimables enfin, ou redoutables, comme l’Aphrodite Anadyomène. Chez André Suarès, l’Intellect, qui est particulièrement aiguisé, est toujours au service de l’Eros ou de la Philia. L’œuvre qu’il évoque, entre en vibration; il en parle, souvent en bien et parfois en mal, comme d’une amante; son esprit souffle à travers les ramures des phrases comme Eole par les cordes. «Mon œuvre, écrivait André Suarès à Stefan Zweig, est un vaste poème de la connaissance. Comme à un vieux Grec de l’Occident, tout est poésie à mes yeux, mais poésie de Psyché, qui cherche l’Amour dans le palais de la Métaphysique.»
André Suarès ne céda jamais aux facilités ni aux opportunités des idéologies, qui permirent à tant d’autres écrivains, avec l’usage d’une certaine mauvaise foi, de passer la rampe, comme on dit, et de toucher le gros public. À la doxa, Suarès préfère le paradoxe, - non, s’il faut préciser, le jeu d’un esprit enclin au sophisme mais la fervente délivrance de cette chape de plomb que font peser sur nous ces dévots, fussent-ils «matérialistes», auxquels précisément manque l’immémoriale piété, - paradoxe alors comme une brèche ouverte sur le Grand Large, là où tournoient les nuées, où règnent, en leurs impondérables puissances, les dieux. «De plus en plus, écrit André Suarès, je me suis rendu compte de mon être véritable: un homme du VIè siècle avant Jésus-Christ, qui voit partout des dieux et qui ne peut voir qu’eux.»
Libre d’allure, André Suarès est un classique incandescent. Aucun romantique ne le surpasse en fougue. S’il est classique, ce n’est point par atermoiements raisonnables, goût du passé, mais par une défiance à l’égard du mauvais infini, celui qui finit justement par tout uniformiser. L’indistinction n’est pas son fort; en toute œuvre il discerne, et retient, pour l’honorer, le trait sans ressemblance, la limite heureuse, l’accord de la pensée avec l’acte d’être, la sollicitude pour la nuance. La Grèce et l’Italie de ce classique dionysien ne sont pas celles, en blouse ou en habit, ou en mots d’ordre, des scolaires, des académiques ou des politiques. Son esprit veille mieux au bord du volcan d’Empédocle. Une transcendance le requiert, mais insoumise au Dogme, une conscience morale le hante, comme son ami Péguy, mais contre ces moralisateurs vaniteux toujours empressés à rabattre ce qui leur est supérieur à doses, de plus en plus létales, de moraline.
Sitôt croit-on saisir André Suarès qu’il est ailleurs. Le croit-on païen plus que Leconte de Lisle qu’il donne cette précision: «Comme je suis à l’aise entre Eleusis et Delphes; et d’Olympie à l’Hymette! Toutefois, Jésus, la Vierge et les autres dieux du cœur palpitant sont aussi dans mon Olympe.» Les autres dieux du cœur palpitant... peut-être ceux qui viendront, les dieux attendus, qui veillent sur l’orée, entre la parole et le silence, ceux qui annonceront le second souffle de l’Europe, le Paraclet. Par devers la société, qui n’est que «le masque de la convenance sur l’os nu de l’intérêt», Suarès évoque la Vierge du Paraclet «celle sans le savoir, qui est née pour le Paraclet, qui va d’un pas si léger, si doux et si tranquille sur la route sacrée». Quoiqu’il nous dise, tout, chez André Suarès, est toujours écrit à fleur de peau, mais cette peau est d’âme, comme le savait Karin Pozzi ; elle est ce qu’il y a de plus profond en nous. Toute surface lui est ainsi révélatrice. En platonicien d’instinct, en platonicien homérique, ce qui n’est point tant un oxymore, le beau lui fait resplendir le vrai, non comme une finalité, mais comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, «la mer allée avec le soleil», l’éternité rimbaldienne. Cependant le mot de Nietzsche lui conviendrait assez bien: «Je cherche non la vie éternelle mais l’éternelle vivacité».
Rien n’est plus vivace qu’une phrase d’André Suarès, et c’est à sa phrase qu’il faut juger un écrivain, non à sa thèse. Ses essais ne sont pas du «paratexte», mais un dialogue. Nous le voyons ainsi engager une conversation, parfois âpre, souvent rêveuse et admirative, avec des écrivains, des peintres, des musiciens dont les œuvres nous viennent, non comme des objets d’étude mais comme des voix vivantes, des sapiences nocturnes ou soleilleuses. André Suarès n’écrit pas sur Debussy, par exemple, il écrit à Debussy: «Rien d’ascétique en vous, ni d’un homme qui fuit le monde; mais beaucoup de celui qui n’y est pas sans y être étranger» ou ceci encore: «Votre imagination tournait en beauté musicale tout ce qui touchait vos sens et vos pensées». Nul mieux qu’André Suarès ne sait discerner ce qui dans une œuvre est profondément français, et qui, s’éloignant de nous, devient peu un mystère. Suarès, ce «grand européen», mais au sens de Nietzsche, a l’oreille et le cœur, pour reconnaître, dans la prose, dans la peinture, dans la musique, celles des Muses grecques qui veillent, avec une diligence particulière, aux œuvres françaises. Il y faut une alliance particulière, reconnaissable, mais difficile à analyser, entre la désinvolture et la vigueur, la liberté conquise et le goût des formes, une façon parfois de fluer au-dessus des apparences que la langue française favorise, et que le génie de Stendhal ou de Valéry illustra diversement. «La musique française, écrit André Suarès, à propos de Debussy, a trouvé dans Claude Achille son Watteau et son Racine, le maître qu’elle attendait depuis Rameau, celui qui enrôle la puissance dans la grâce et la profondeur dans la suprême élégance. Le Valois est une contrée de l’Attique: on l’a bien vu, cette fois. Un grand Français est toujours, quoiqu’il semble, ou presque toujours, un grand aristocrate. Le vrai peuple de France, jusqu’ici, a toujours été bien né, comme celui d’Athènes». Jusqu’ici, oui, mais qu’en est-il depuis? Où sont les hommes, bien nés, les Athéniens d’esprit, sinon relégués dans quelques marges extrêmes; mais nous savons qui ils sont, ces insoumis: lecteurs d’André Suarès, déjà, que nous espérons aussi nombreux que possible.
André Suarès parle de ce qu’il aime, certes; ses goûts sont, selon la formule de Philippe Sollers, «une guerre», qu’il lui convient de mener, non sans le beau fanatisme de celui qui est entré, un jour, dans le temple de la beauté, et s’en souvient; il parle aussi de ce qui nous regarde, si nous daignons ne point passer à côté sans le voir. André Suarès n’est pas esthète monomane, un Des Esseintes abîmé dans la contemplation de sa tortue coruscante; il s’adresse à nous, sa phrase est toujours orientée, flèche, hirondelle, vers nous, fut-ce au-dessus de nous, ses lecteurs, ou vers les dieux qu’il nous rend présents. Rien n’est moins morose que le monde d’André Suarès, tout y est vif, tragique et joyeux, la joie étant le bel envers du consentement au tragique. Tout ce que nous eussions été si nous n’étions pas passés à côté, dans nos sinistres affairements, se trouve, dans un air d’aurore, dans l’œuvre d’André Suarès: l’attente exquise, l’ombre bleue des amandiers, et dans toute chose discernable, une couleur, un accord, un mot, l’immense gradation qui va du sensible à l’intelligible.
André Suarès fut de ceux qui ne vécurent que pour la beauté, existence héroïque s’il en est, par laquelle le monde est moins laid qu’il ne l’eût été sans lui. André Suarès ne déroge pas au bel orgueil de le savoir, et même de le rappeler aux gendelettres qui, à ses yeux, galvaudent et souillent le Logos-Roi; mais lorsque la grandeur apparaît, hors de son œuvre, et dans la vie, dans l’Histoire, il est aussi le premier à lui rendre hommage. Excepté Albert Londres, peu nombreux furent en France, ceux qui reconnurent la grandeur de Gabriele d’Annunzio à Fiume, dont la reconquête, pour Suarès, dépasse la rébellion nationale, le refus d’un traité félon, voire l’utopie sociale, pour réinventer l’accord fondamental entre la poésie et la politique. «Faute de poésie, la politique n’est jamais qu’au jour le jour. Elle manque de but même lorsqu’elle y touche.» Ce qui nous est au plus proche vient de l’horizon inconnu, la force qui arrache au prosaïque comme l’aile arrache à la pesanteur. «Du balcon illustre, écrit André Suarès, trente siècles de culture et de pensée ont volé de sa bouche; sa parole a manié la foule, sans l’aduler; il a su la convaincre sans l’avilir jusqu’à la suivre; Il n’a jamais eu plus de raison dans l’ardeur, ni plus de sage magnanimité. Il les a ennoblis de sa propre noblesse.»
圓
André Suarès, une vision paraclétique
« Lucere et ardere, perfectum est. »
Saint-Bernard
« Ils m'ont tant méconnu, qu'enfin je me connais.
Ils m'ont tant dépeuplé que j'ai créé dans le désir un monde.
Ils m'ont fait si solitaire que j'ai passé tous les déserts sans encombre: j'ai été d'oasis en oasis jusqu'à la source délicieuse, de flamme fraîche et d'ombre blonde »
André Suarès
Nul ne fut plus artiste qu'André Suarès; nul mieux que lui n'osa concevoir le sens de l'Art comme une question de vie ou de mort. Pour André Suarès, voir le monde en artiste, ou en poète, ce n'est pas seulement opposer la vie à la mort, vouloir le triomphe de la vie sur la mort, c'est aussi discerner ce qu'il y de mort chez les vivants, et les en vouloir délivrer; et pressentir dans la mort, dès lors que nous cessons de la craindre, pour l'avoir défiée, la possibilité inépuisable d'une renaissance immortalisante. On a parlé, à propos d'André Suarès d'une « mystique de l'Art », qui précéderait celle de Malraux. Toutefois l’Art, selon André Suarès, ou la poésie, ne se substituent pas exactement à la Religion mais s'en trouvent être la manifestation précellence et l'expression essentielle. Il serait ainsi plus exact d'évoquer une métaphysique de l'Art.
Si la nature symbolise avec l'Art, l'Art lui-même symbolise avec une réalité qui lui est supérieure sans en être distincte ni lui être antérieure. L'Art témoigne mais ce dont il témoigne se tient tout entier dans le témoignage. Lorsque l'homme, conquis par sa plus haute exigence, laisse derrière lui le monde tel que le conçoivent les utilitaires et les « « sots moralisateurs », il s'empare des mots, des sons, des lignes, des couleurs, autrement dit des formes et des idées (au sens grec, l'idéa n'est autre que la forme) et s'achemine, à travers les œuvres qu'il suscite, vers une gloire qui n'est plus de ce monde. Il témoigne alors d'une autre réalité qui n'est point antérieure ni séparée mais qui se trouve être au cœur, son propre cœur bruissant, flamboyant: ce buisson ardent de l'herméneutique spirituelle en attente du Paraclet, qui laisse aux visages, aux paysages et aux Cités une chance d'être en concordance avec ce qui les dépasse et dont ils procèdent. Cette chance cependant n'est point donnée mais conquise, ou, plus exactement, donnée, elle doit encore être reconquise contre tout ce qui, en ce monde, conspire à nous faire méconnaître ce don, à nous l'obscurcir, à nous en tenir éloignés. Mieux que d'autres en son temps, André Suarès nous avertit que l'Art est un combat contre son temps, contre cet insensé rabougrissement de l'imagination et de l'entendement que les « progressistes » nous proposent comme une « libération » ou un accomplissement final de l'humanitas.
« Tout est voile en plein ciel. Rien n'est allégorie et tout est Symbole ». Là se précise la métaphysique d'André Suarès dont l'œuvre toute entière semble destinée à nous délivrer de la fadaise allégorique et à laisser resplendir en nous la beauté et la vérité du Symbole. Alors que l'allégorie s'abolit dans ce qu'elle allégorise, qu'elle n'est qu'une formulation provisoire, vouée à périr dans l'abstraction qu'elle désigne, le Symbole sauvegarde le visible dans l'invisible et l'invisible dans le visible. La part visible du Symbole est inséparable de sa part invisible; elle demeure dans le mystère ingénu de sa forme, de sa vocation; et de ne point s'étioler dans l'invisible auquel elle se rapporte, lorsque nous l'atteignons, elle acquiert, ici-bas, comme pour la première fois, la splendeur de la beauté dont elle est le nom et l'épiphanie.
Loin de se laisser traduire d'un langage à l'autre, comme l'allégorie, de se laisser convertir du concret à l'abstrait, le Symbole demeure dans sa vérité de part et d'autre de l'orée qui distingue et unit le sensible et l'intelligible. Cette « voile en plein ciel » est notre songe et notre ivresse. Elle est aussi le voile qui révèle en revoilant. Ce monde où tout est Symbole nous lance dans les Hauteurs car tout Symbole symbolise lui-même avec un autre Symbole: telle est la clef de la grandeur, de la vastitude. Toute chose symbolise, et sans doute n'y a-t-il que l'espace qui ne symbolise avec rien d'autre qu'avec lui-même.
Le métaphysicien le plus aigu, l'herméneute spirituel le plus audacieux, se trouvent ainsi, dans leur méditation du Symbole, plus proches de la simple croyance, de la naïve et lumineuse ferveur, que de la Théologie rationnelle qui change les Symboles en allégories et finit par ne voir en celles-ci que des ombres inutiles de quelque « morale citoyenne ». Si la procession liturgique, l'Ange et toute la splendeur architecturale et musicale de la Religion sont, en effet, des Symboles d'une réalité plus haute, leur réalité ici-bas n'en est que plus réelle, leur « acte d'être », offert à nos sens, n'en est que plus intense et plus adorable.
Prenons, mais nullement au hasard, pour exemple, les récits de la légende arthurienne et de la Quête du Graal. Le cheminement, les combats, le Graal lui-même symbolisent avec une réalité supérieure, mais est-ce à dire qu'ils s'abolissent pour autant en celle-ci, qu'ils disparaissent dans la réalité qui les suscite ? Si le Graal est la vérité ultime, la « rejuvénation » du monde et de l'âme, celles-ci n'en demeurent pas moins le Graal. L'herméneutique spirituelle des Symboles se fonde ainsi sur la reconnaissance d'un surnaturel concret, d'une vérité qui est réelle et d'une réalité qui est vraie et non point sur une simple résorption du sensible dans l'intelligible. Si Dieu est bien « ce trésor caché qui aspire à être connu », les formes qui le manifestent sont aussi indispensables à cette aspiration que l'Intellect qui, par l'intuition lumineuse, le rejoint. Telle serait la mission paraclétique de l'œuvre d'Art.
Les ultimes pages écrites par André Suarès, réunies sous le titre Le Paraclet (et que nous devons lire exactement, selon la formule consacrée, comme son « testament spirituel ») ressaisissent en un seul geste les préoccupations esthétiques, métaphysiques, religieuses et morales de l'auteur. Elles sont à la fois son Ecce homo et un viatique pour ses successeurs. Elles récapitulent non moins qu'elles annoncent. Le dernier mot est toujours un avant-dire.
Le ressouvenir de ces grands intercesseurs, que furent pour André Suarès les écrivains et les artistes qu'il aima, s'accomplit, en ces pages frontalières (voiles dans le ciel !) dans le pressentiment de l'accomplissement prophétique. Ces formes de la beauté qui frémissent et brûlent, ces « ombres blondes », ces « sources de flamme fraîche » », cette terre paradisiaque qui ondoie dans le piano de Ravel ou les orchestrations de Debussy, sont annonciatrices. Elles ne se résolvent point dans leurs mécanismes; elles ne renvoient point seulement à elles-mêmes; elles ne s'éteignent point dans les objets qu'elles inventent: elles préfigurent l'advenue d'un Règne, et ce Règne est celui du Saint-Esprit, du Paraclet, qu'annonce l'Evangile de Jean.
Avant d'être cet « esthète », cet amoureux exclusif du Beau à quoi l'on s'obstine à le réduire, André Suarès fut le héraut d'une métaphysique radicale de l'Art. Qu'est-ce que la Beauté, si elle ne symbolise, sinon une catégorie, par surcroît relative, du sentiment, à la merci des époques, des modes, ou d'autres capricieuses variations d'humeur ? Vaudrait-elle ce combat, ces héros et ces martyrs dont André Suarès récita la geste ? Ne serait-elle point alors un banal épiphénomène de l'entendement; et destinée, alors, à rendre ses armes, toutes ses armes étincelantes de jeunesse, de courage, de légèreté et de rêve, à ces hommes sérieux, ces Messieurs Homais qui planifient le monde et entendent objectivement le « gérer », selon ce mot ignoble qui souille désormais toutes les bouches.
Le parti-pris de laideur, d'insignifiance, de vulgarité (qui se veut « dérision ») d'une certaine production « artistique » moderne abonde en cette hypothèse qui procède elle-même d'une volonté idéologique d'éradiquer, dans l'Art comme dans la vie, toute survivance métaphysique ainsi que toute attente eschatologique. Je ne vois, pour ma part, rien de plus pompier que ces « installations » qui ravissent les « gogos du vieil art moderne », et rien de plus fastidieusement allégorique que les commentaires spécialisés qui les accompagnent, ces modes d'emploi pour demeurés, qui conjuguent un jargon digne des bulletins officiels de l'Education nationale avec la fumisterie éventée. Quelle tristesse ! Ce nihilisme de pacotille ne cesse d'apporter la démonstration massive que l'informe est au principe des pires conformismes. Observons, en passant, comment ces cléricatures se défendent contre ceux qui osent les contester: ces gens-là, qui s'affichent « contestataires » manient l'excommunication et le lynchage avec la même diligence dont ils usent, en général, à mettre la main sur les subventions de l'Etat. Il existe bien un « art officiel » de ces dernières décennies et il se trouve être aussi bourgeois et pompier, mais avec le savoir-faire artisanal en moins, que « l'art officiel » du dix-neuvième siècle. Cet « art » qui se vante de n'avoir pas de sens, qui s'édifie, et de la façon la plus bonhomesquement édifiante, sur la négation du Sens, ne s'en oriente pas moins vers les poubelles de l'Histoire. Il n'en restera pas davantage que des scènes mythologiques léchées ou les portraits empesés des notaires de province que les critiques préféraient naguère à Monet ou à Cézanne.
Ne nous leurrons pas davantage: l'Art sera paraclétique ou ne sera pas. Tout Art est sacré par définition, c'est-à-dire par provenance et par destination. L'Art profane fut une utopie fallacieuse qui finit comme nous la voyons: en calembredaines publicitaires. Le grand Art moderne fut une reconquête du sacré contre les bondieuseries et les saintsulpiceries « réalistes ». Le retour aux ibères et aux étrusques de Picasso, le catholicisme mystique de Cézanne (dont il conviendrait de relire les écrits), les subtiles épiphanies de Vuillard qui irisent et approfondissent le réel, qui dévoilent ce réel qui est vrai et cette vérité qui est réelle, offrent au regard ce qu'il faut bien considérer comme les étapes d'un cheminement, les moments d'un combat qui ne sauraient se résoudre en une théologie rationnelle. « Paraclet, Paraclet, Saint-Esprit, sois l'hôte: reçois et sois reçu ».
Le traité du Paraclet d'André Suarès se distribue en trois livres: Livre I, La Voie, livre II, Le Seuil, livre III, Le Règne. Ces trois moments procèdent de cet appel premier, de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui est aussi une éthique de l'hospitalité. « Le monde, écrit Hugues de Saint-Victor, est la grammaire de Dieu ». Tout le mystère de l'Esprit se joue, en effet, dans ce dépassement du substantif et de l'infinitif et dans la brusque surrection de l'impératif. « Par Saint-Esprit, j'entends l'intuition pure, le miracle intérieur, la lumière sans méthode, sans étude et sans règle, éclairant tout d'un coup la pensée, pliant les mœurs et la conduite. Intuition: vue du fond par le dedans: quel que puisse être le sens rationnel par où l'on doive conclure ». Le Dieu dont le Paraclet est l'intercesseur ne saurait donc être un « étant suprême », un potentat auquel on pourrait se contenter d'obéir, une « entité » plus puissante, mais semblable à d'autres qui peuplent le monde: c'est assez dire qu'il n'est pas un substantif. Il n'est pas davantage l'être, à l'infinitif, dont nous parle l'ontologie, de Parménide à Heidegger, qui repose dans son « éclaircie ». Il est l'être à l'impératif, esto !, l'Un dans le chacun, c'est-à-dire l'hôte, au double sens du mot: celui qui reçoit et celui est reçu.
Cette métaphysique de l'être à l'impératif éclaire la morale d'André Suarès toute entière dévouée à s'arracher à la nature, à l'infantilisme et à la bestialité. L'Art est ainsi non plus « l'Art pour l'Art » (encore que l'Art pour l'Art soit aux yeux d'André Suarès infiniment préférable à l'Art au service d'un grégarisme) mais l'Art pour l'au-delà de la vie et de la mort: « Humble superbe, quasi divine superbe divinité qui s'humilie. On s'élève dans l'ordre de l'esprit, le seul qui compte. On se fait soi-même un être neuf et grand au long parcours. On se crée enfin, car tel quel l'homme n'est pas créé: il est encore à naître. Qu'est-ce qu'une vie qui ne s'est pas dépassée ? »
L'Art, comme métaphysique de l'être à l'impératif, tient ainsi ensembles dans son geste, la morale, l'esthétique et le sacré. La morale qui correspond à cette métaphysique ne saurait être qu'une morale héroïque, au sens exact, chevaleresque, c'est-à-dire une morale, non de bourgeois, mais de Noble Voyageur. Dans cette hiérarchie des « actes d'être » qui vont du plus épais au plus subtil, du plus lourd au plus léger, du moins intense au plus intense, l'Art apparaît à André Suarès comme une trans-ascendance guerroyant: « On entre alors dans une lutte sans merci. La lutte est la somme de l'être et de l'homme. La lutte est ouverte contre tous les anges et tous les démons: ils sont postés sur toutes les routes pour perdre l'homme: ils font le guet pour le noyer comme un chat dans son destin. La nature n'aime pas l'homme: ils sont ennemis. La ruine propre de l'homme engage la ruine de la pensée et du monde ».
C'est assez pour comprendre que le Paraclet est à la fois au principe d'une Quête chevaleresque et d'une attente eschatologique. Toutefois cette attente ne sera point passive: elle ne sera pas ce consentement au destin que les matérialistes nomment déterminisme et que certains dévots veulent faire passer, en la profanant odieusement, pour un assentiment à la divine Providence. Pour André Suarès, le Règne n'advient que pour autant que nous le fassions advenir. L'attente n'est point soumise, elle est ardente: elle est cette attention ardente qui est le sens et la vertu même de la poésie, de l'acte d'être à l'impératif de celui qui crée dans le péril, dans l'attente extrême où tout se joue dans l'instant et à jamais: « A chaque pas, le coup de dé: le risque de tout perdre se joue contre une chance éternelle. Il ne s'agit pas de repos: la paix est dans la victoire, et l'on ne vainc que dans la lutte. Cette palme pousse sur l'arbre sacré de la connaissance. Le jardin de l'esprit est l'Eden, dont nul ne peut être chassé, s'il entre. Ouvre-le, Paraclet: c'est ton paradis. En proie à ton désir insatiable, l'homme en quête de son éternité, Paraclet, t'invoque: il t'appelle, entends sa voix et réponds-lui ».
Révolte contre le destin, la nature, les religiosités soumises, les cléricatures de toutes sortes, le Paraclet est, au vrai, une Convocation et cette Convocation, cet Appel est, en même temps « seule réalité ». « Paraklétos est le terme sacré, le cri qui répond à la condition humaine: il veut dire le Prié, l'Invoqué, l'Appelé au secours ». Il s'agit bien, dans l'ardeur de l'attente, de répondre à l'Appel de toutes ses forces car le secours vient de part et d'autre et il n'est rien moins allégorique. Le Paraclet exige de nous autant que nous attendons de lui; et sa première exigence est de nous délivrer du narcissisme religieux qui nous fige derrière la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes, à travers nos Eglises, nos Dogmes, nos « raisons » plus ou moins bonnes ou mauvaises. « Voici le seuil de la maison divine: le Paraclet. Qu'il a fallu de siècles, et d'efforts, de douleurs et d'Apocalypses pour y atteindre. Parsifal est le pèlerin du Paraclet. Il croit chercher le Saint Graal; mais cette coupe où brûle à jamais le sang d'un dieu, est le Paraclet: il l'ignore. La quête du Paraclet est le destin et l'espoir de l'homme racheté ».
Le Paraclet est à la fine pointe de ce que nous disent l'Evangile de Jean, l'Apocalypse, et les récits de la Quête du Graal. Il y aurait ainsi une Ecclésia spiritualis, distincte, et même opposée aux cléricatures, et annonciatrice d'un autre Règne, celui de l'Esprit succédant aux Règnes du Père et au Règne du Fils. Que dit, en effet l'Apocalypse de Jean ? « Puis je vis le Ciel ouvert, et voici: parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes; il avait un Nom écrit que personne ne connaît si ce n'est lui-même; et il était revêtu d'un vêtement teinté de sang. Son nom est la parole de Dieu. Les armées qui sont dans le Ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de lin fin, blanc et pur... Il avait sur son vêtement et sur la cuisse un nom écrit: Roi des rois et Seigneur des seigneurs. » Comment comprendre cette vision, sans la réduire à l'allégorie ? La distinction qu'établit André Suarès entre l'allégorie et le Symbole s'avère ici particulièrement opérative. Le Tiers Règne qu'annoncent ses écrits paraclétiques, celui-là même dont parle Joachim de Flore, suppose la reconnaissance de toute chose, non plus comme allégorie, mais comme Symbole. Dans un commentaire d'un extraordinaire récit initiatique ismaélien, Henry Corbin, revient sur cette aperception apocalyptique, ce retour de la chose vue à son « apparaître même » qui « réalise », au sens alchimique, le sens de l'herméneutique spirituelle: « Il ne s'agit point, écrit Henry Corbin, de faire de la vision une allégorie, ni d'en abolir ou détruire les configurations concrètes, puisque c'est précisément la réalité intérieure cachée qui provoque le phénomène visionnaire et soutient la réalité de la vision. Il s'agit de percevoir ce qu'annonce chacune de ses apparentiae reale. » Ainsi, le « ciel ouvert » est le sens intérieur du Verbe. Le « cheval blanc » est l'intelligence spirituelle et le cavalier est le Verbe de Dieu. Après le Règne du Père, c'est -à-dire de la prophétie législatrice, après de Règne du Fils, c'est-à-dire celui de l'amour sacrifié viendra le Règne de l'Esprit, de la révélation du sens caché des textes sacrés. Alors, comme il est dit dans l'Evangile de Jean, nous ne serons plus serviteurs mais amis.
Nulle âme ne fut moins servile que celle d'André Suarès, nulle n'aspira avec une telle ferveur, faite d'humilité et de colère, à l'amitié divine. D'où sa méfiance constante pour les religiosités légalitaires, les théologies rationnelles, et les dévotions grégaires. « Après le Père, le Fils; après le Fils, le Saint-Esprit: les grandeurs ne se distinguent pas, elles s'accomplissent. Le Troisième Règne n'est pas la confusion ni l'opposition des deux autres, mais leur révélation dans la conscience de l'homme. Et l'homme alors possédé par l'Esprit, doit entrer en possession. Les plus amants de Dieu, les plus spirituels et les plus mystiques sont les plus suspects d'hérésie. »
Cette hérésie, au demeurant, est moins une hérésie à l'égard du Dogme qu'une hérésie à l'égard de la société, de ce qu'en langage platonicien, Simone Weil, nomme « le gros animal » en quoi s'accomplissent, dans l'hybris, la vulgarité, la cupidité et la laideur, toutes les bestialités à visage humain : « J'ai su, dès longtemps, que nous étions à la fin d'une ère. On pouvait déjà voir les forces en guerre, celles que l'on croit en déclin, parce qu'elles ne savent plus se défendre, et celles qui se vantent de l'ascension. Toute la crasse de la conscience est sous nos yeux: la haine de la brute pour l'esprit, la rage de Caliban le Romain contre Archimède; la fureur de l'antisémite, qui masque le dessein d'anéantir l'Evangile; l'assaut du nombre et des masses; la rébellion de la matière, le monde aveugle du ventre et de l'automate contre le génie libre; la technique, cette servante maîtresse, dressée contre l'esprit qui, après l'avoir su créer, ne sait plus la tenir à la chaîne: enfin, tout ce qui doit obéir et qui n'est plus contenu, tout ce qu'il faut contenir et qui met la main sur le règne. »
Le Mal, pour André Suarès n'est autre que la Matière où s'abolissent toutes les formes, où s'éteignent les « actes d'être » de la forme. D'où précisément la mission paraclétique de l'Art. L'esthétique et la métaphysique, loin de s'exclure ou de parcourir des voies parallèles, n'existent que l'une par l'autre. La beauté est une victoire métaphysique de la forme sur la Matière: elle est aussi une victoire de la vérité et du bien. Cette victoire métaphysique est l'accomplissement de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui s'écarte du dogme lorsque le dogme nous présente le destin indifférent comme une manifestation de la divine Providence. Pour André Suarès, il n'est pas question de se soumettre à la laideur, au mal, à la mort, sous prétexte qu'ils seraient eux aussi l'expression de la volonté divine. La Mal est privation du vrai, du beau et bien; il est ce paradoxal « être du non-être » qu'il faut affronter et surmonter par la remémoration et l'invention des formes. Le Mal est l'informe qui nous lie, nous englue, et tend à nous dissoudre dans cet égoïsme grégaire, dans cet individualisme de masse qui n'est autre que le triomphe de la Matière. « Le sort de la métaphysique est lié à celui du Paraclet. On ne vivra plus pour la misérable vie d'ici-bas, si bornée, si vaine, et qui est toute inscrite dans le cercle de l'intérêt égoïste: on cessera d'être en viager, pour toucher la rente d'une âme basse et sordide. Toute vie devra tendre à la sphère immortelle, où chacun n'aura et ne peut avoir que la place qu'il s'y est faite. »
Il ne saurait y avoir de véritable métaphysique de l'Art sans un double refus essentiel. Ni la pure soumission au destin (qu'abusivement des clercs fallacieux nommeront Providence), ni le refus du monde ne sauraient satisfaire à l'exigence chevaleresque d'André Suarès. Au renoncement, comme au consentement au destin comme il va, Suarès le Condottiere oppose un vigoureux: non possum ! Le Mal n'appartient pas à Dieu; il n'en est que l'absence ou l'oubli, comme la Matière n'est que l'absence de la Forme. Quand bien même il voit le monde comme l'espace tourmenté d'un combat contre le Mal, Suarès n'en demeure pas moins plus plotinien que manichéen ou cathare. Ce monde odieux, qui inclinerait presque au taedium vitae, au dégoût de la vie, n'est que la privation d'un autre monde, celui du Paraclet, qui flamboie dans l'attente ardente, sur l'horizon eschatologique. « L'ennui des grandes âmes ne vient pas d'elles-mêmes, mais des autres. On ne s'ennuie qu'avec les hommes, avec tous les neutres. On ne s'ennuie pas avec Dieu. »
Ce monde est « en creux » du Paraclet. Il est le « non-être », l'ennui, l'informe, le malheur que l'on combat et ce combat est de chaque seconde car, en chaque seconde, se tient la promesse du Paraclet, du Tiers Règne, que nous faisons advenir. « Ce qui nous sépare de l'Esprit est le seul malheur qui compte: hélas, il surgit de toute part; tout lui est occasion de nous faire obstacle. Ce mal nous guette, il est partout. » L'attente paraclétique est ainsi, non point passivité, mais activité créatrice où les formes nouvelles renaissent des formes vaincues, où l'instrument même de l'Art en vient à modifier celui qui en use, dans une connaissance plus profonde du monde et de lui-même. « Connaître Dieu, c'est être et faire. Etre dans le faire, et faire dans être. Tel est le miracle: une connaissance si adéquate de l'objet qu'elle est l'objet même ». L'être est « acte d'être », le « faire », autrement dit la poésie, est l'être même. Il n'est point antérieur à l'être; il est sa puissance instauratrice, éternellement contemporaine de ce qu'elle instaure. L'Art métaphysique est ce site incandescent où l'être et le faire sont une seule et même réalité.
L'Art paraclétique, tel que le conçoit André Suarès, en ressaisissant dans un même geste la métaphysique et la poésie, le vrai et le réel, serait ainsi le principe moral et politique par excellence : « Quel homme, s'il pense et se connaît digne de penser n'a pas senti qu'il tombe s'il ne s'élève ? » Azizoddin Nasafî, le grand philosophe persan de lignée ismaélienne et d'inspiration paraclétique, Jacob Böhme, Joachim de Flore, Marsile Ficin et les autres néoplatoniciens de la Renaissance tel que Pic de la Mirandole ou le Cardinal Egide de Viterbe, ne disent pas autre chose: l'homme dispose du pouvoir d'être, selon son cœur, supérieur aux Anges ou inférieur aux bêtes. L'humanitas n'est point une espèce parmi d'autre, comme le songent creusement les écologistes et les darwiniens, mais, en chaque individu, la possibilité magnifique, la liberté indicible d'être l'au-delà ou l'en-deçà de lui-même : « Fi de ce monde épais, compact et brutal. La masse est compacte. Le nombre est brutal. Tout ce qui est du nombre et de la masse est de la bête: la brute sent alors sa force et se connaît des droits contre l'esprit. Saint-Michel contre le dragon, Persée qui délivre Andromède, toujours l'esprit qui tombe vertical sur la brute. Tous les insectes tendent à l'unité dans le bonheur de la matière: plus de termites un à un, mais une seule termitière, et bientôt toutes les termitières en une seule. Le train mécanique du monde favorise ce mouvement: un seul tissu, le plus grossier de tous, et un organe unique. »
Cette termitière mondialiste, nous y sommes. Le Tribulat Bonhomet de Villiers de l'Isle-Adam y règne en maître, grosse termite forant ses galeries technologiques et financières dans les poutres du vieux monde. Nul compromis possible avec cette épaisseur, cette compacité, cette brutalité ! La rupture est totale, la guerre de tous les instants. Les âmes les plus conciliantes, les plus naturellement éprises de paix, les plus assoiffées de réconciliation, les plus douces, si elles sont grandes, sont conduites ainsi à un combat sans merci, à un cheminement, entre la Mort et le Diable, vers le scintillement nocturne de la Jérusalem Céleste. Là, enfin, si nous résistons (et la partie n'est point gagnée, loin s'en faut), notre esprit tombera vertical sur la brute, le Paraclet effusera en nous et la divine seigneurialité sera notre statut !
« Rien n'est moins près du Paraclet, que le dogme et le docteur, le temple et la théologie. La religion vit d'hérésie et meurt de scholastique. » Ces phrases dures, ces phrases qui heurtent ne sont pourtant pas le fait d'un homme qui méconnaît les splendeurs et les vérités de la Théologie. Mais que reste-t-il, à dire vrai, de la Théologie, quel office est celui des docteurs ? Ne s'accordent-ils point trop au monde comme il va ? L'hérésie telle que la nomme André Suarès ne serait-elle point ce retour à la « flamme blonde » et « l'ombre fraîche » de la véritable et immémoriale Sapience ? Si le Paraclet doit advenir, si le Tiers Règne transparaît déjà dans les œuvres des poètes et des métaphysiciens, dans le courage et le silence d'or de la sainteté, dans la ferveur des Amis de Dieu, n'est-ce point à dire que les théologies anciennes, les prophéties législatrices, les dogmes sont aussi destinés à s'ouvrir, à révéler enfin, comme la pierre brute les gemmes qu'elle dissimule, d'autres éclats, d'autres couleurs que les « docteurs de la loi » méconnurent ? Le Paraclet sera la Parole Retrouvée après la Parole Perdue, mais ces retrouvailles nous appartiennent; elles ne se délèguent point, elles ne se laissent point endiguer: elles emportent torrentueusement l'âme du pèlerin dans des épreuves qui n'appartiennent qu'à lui, de même que les œuvres d'un artiste, pour impersonnelles ou supra-personnelles qu'elles soient, n'en appartiennent pas moins à celui-ci, « par la triple précellence de la priorité, de la recherche et de la lutte »
Nous empruntons cette citation, non plus à André Suarès, mais à ce roman initiatique ismaélien, commenté par Henry Corbin, auquel nous faisions allusion plus haut: « Savoir, c'est recevoir une information d'un autre. Comprendre, c'est voir soi-même de ses propres yeux. » Le Paraclet n'appartient point au dogme, il ne se récite point, il n'administre aucune conformité, il advient, il est le regard même, lorsque les yeux de chair se changent en yeux de feu. L'espace et le temps profanes sont alors frappés d'inconsistance, car le temps est devenu espace. Et ce qui se disait dans le secret des gnoses iraniennes entre en concordance avec l'attente de Caërdal et du Condottiere, ces deux figures suarésiennes. Il est ainsi permis de voir en André Suarès à la fois l'héritier et l'intercesseur, le continuateur et le recréateur de cet éternel combat entre le dogme oublieux de son propre sens, et le sens reconquis, la Parole Retrouvée par ses propres forces, par l'entremise d'un homme. « La vue du Paraclet est à moi. Tout ce qu'elle a de merveilleux est mien (...), je ne veux pas me laisser dépouiller d'une vaste espérance. Je ne laisse pas mon droit d'aînesse pour un plat de lentilles véreuses, bouillies dans un journal ». La révolte d'André Suarès est légitime, sa vision lui appartient, même si elle apparût à d'autres, et par-delà dix siècles le philosophe inconnu iranien lui donne raison: « C'est qu'en effet celui qui cherche le vrai sans connaître les portes de la recherche, celui-là sera d'autant plus prompt à accuser les autres d'erreur, et cela parce que les éclats du faux se manifestent par l'hypocrisie et l'accord des opinions, le conformisme ou de dogmatisme du groupe, tandis que les éclats du Vrai se manifestent par l'épreuve que l'on affronte et les passions que l'on déchaîne contre soi. »
Les « éclats du vrai » pour être les éclats d’une vérité universelle, verticale, n'en appartiennent pas moins, comme son espérance, à celui qui affronte l'épreuve et déchaîne les passions contre soi. Suarès, au contraire de tant d'écrivains de son siècle, prompts à se reposer dans quelque idéologie, poursuit son périple, jusqu'à la fin, sans égards pour tout ce qui peut affaiblir son élan, assourdir ses appels, l'incliner enfin vers l'un ou l'autre bords qui feignent de s'affronter mais qui ne vivent que l'un de l'autre, complices histrionesques et meurtriers, où le dévot n'existe que par l'anticlérical et inversement, où les opinions, de plus en plus rudimentaires tiennent lieu de pensée, reléguant toute véritable pensée dans la marge. « Dans la marge où s'allument les étoiles et la lumière, au flanc de la révélation et de la réalité religieuse, il y a une métaphysique de Saint-Paul et de Saint-Jean: elle est héroïque, à mon sens comme elle est sainte: une pensée nouvelle est là, un monde neuf de l'esprit. La plupart des théologiens sont les esclaves de l'expression. »
Ne pas être esclave de l'expression, tout est là. Retourner en amont dans la chose dite vers le Dire lui-même, le Logos ou le Verbe. « La connaissance, nous dit le récit ismaélien, est vastitude ». Nous n'eussions pas été surpris de trouver la même phrase sous la plume de Suarès. Rien d'étonnant à cela puisque le « Javanmard » persan, le chevalier spirituel, et le poète français cherchent la même chose, sont en attente du même bien, avec la même violence du cœur, avec la même grandeur d'âme.
Il est difficile de contenter une grande âme. Les idéologies, ces hochets babouinesques, n'y parviennent. Les « grandes idées » elles-mêmes, lorsqu'elles sont générales, y défaillent. Le Paraclet quoiqu'on en veuille, n'appartient pas aux médiocres mais aux indomptables, il n'annonce pas une conformité nouvelle, une autre Loi, d'autres doctorales certitudes, mais une vastitude jusqu'alors impressentie. Les charmes du beau langage, les puissances rhétoriques ne suffisent point à combler, elles ne sauraient tenir lieu de révélation. Entre Bossuet et Pascal, Suarès choisit Pascal, qui résiste: « L'indomptable génie qui s'élève au plus haut dans l'ordre de la charité, rien n'est si grand. Au prix de cette grandeur, les politiques et les conquérants sont des bousiers ». Il y a chez les clercs, enclins à la trahison, cette honte, cette mauvaise conscience poisseuse dont ils croient s'affranchir en s'adonnant à une puissance du temps, un déterminisme majeur qui peut être le prolétariat ou la race, l'Etat ou l'économie, peu importe. Si craintifs dans leur solitude studieuse, dont ils déméritent, dont ils ne savent pas voir ni soutenir la grandeur, ils s'agrègent à tout ce qui leur semble devoir être le « sens de l'histoire », le « progrès », l'avancée du monde comme il va. De la sorte, ils se rendent superflus en croyant se rendre nécessaires, voire en s'affirmant à « l'avant-garde » de cette nécessité. De ce lamentable mensonge, de cette odieuse traîtrise, André Suarès fut bien l'un des rares à être entièrement exempt. Ces chantres de la termitière ne troublèrent jamais son jugement, et ce qu'il dit de Pascal vaut pour lui-même: « seul contre tous » ! Cette solitude toutefois n'est pas une pure autarcie; elle est une solitude de communion, de prière. Elle n'est pas même, comme on l'a dit assez bassement, « ombrageuse ». Pour le caractère, une devise suffit: ne pas aboyer avec les chiens, ne pas être de la meute. Cette exigence morale suffit-elle à nous faire « ombrageux » aux yeux du monde: c'est alors que le monde est bien pénombreux !
« On ne doit rien rendre à César que ce qui ne vaut pas la peine qu'on le garde. La prise de César sur le Paraclet fait horreur, comme celle du corps sur l'Esprit, et de la pourriture sur l'âme. La chair est vouée à la corruption, quoiqu'il arrive. Le désastre de l'âme est qu'elle soit corrompue: car elle peut être incorruptible. » C'est assez dire que le Paraclet n'est pas un mouvement de la dialectique de l'Histoire, qu'il ne succède point, dans le temps, à d'autres puissances dont l'abrogation ne serait qu'un changement de masque. Le Paraclet ne vaut que pour l'Esseulé, et c'est alors qu'il vaut pour tous, pour tous les hommes et tous les anges, tous les arbres, tous les oiseaux, toutes les pierres, et même pour les insectes ou les reptiles blafards qui vivent sous les pierres. « On fait soi-même sa vie éternelle. On n'est jugé que par soi. »
Que n'avons-nous tressé des louanges à la France, que n'avons-nous chanté l'Europe clairvoyante et musicienne ! Que de liens subtils nous unissent à notre histoire, et pour commencer ce fil d'Ariane du langage écrit qui trace ses boucles infiniment au fil de notre pensée. Nous sommes les premiers à nous reconnaître héritiers et presque inépuisablement redevables aux hommes qui nous précédèrent; mais cette gratitude, il nous appartient encore de la dire; cette lieutenance nous incombe dans la solitude. Et dans les temps obscurs, il advient qu'un « seul contre tous » soit, dans son esseulement même, la sauvegarde de tous les autres, qu'il soit la mémoire préservée et la révolte sainte contre le destin. Cet "Unique pour un Unique", ou, comme l'eût dit Angélus Silésius, cet « éclair dans un éclair » est la pure éclaircie où le Moi s'abolit dans sa lieutenance divine.
L'impératif divin, le « soit ! » illuminateur se prouve en faisant de chacun un « unique ». Qu'en ce monde toute chose fût dissemblable, qu'il n'y eût point un flocon de neige à l'exacte ressemblance de son voisin dans la nuit de Décembre, cela vaut bien toutes les démonstrations de l'existence de Dieu. Au demeurant, Dieu n'existe pas. C'est à trop croire en l'existence de Dieu que se gonflent les grenouilles de bénitier, que s'hypertrophie le Moi des fanatiques, ces bœufs attelés. Là où il faudrait se dépouiller, se dénuder, s'abolir, le fanatique se vêt, s'adorne, s'affirme. Il ne mesure nullement ce qu'il convient de restituer à César car il veut être César à la place de César. Le pouvoir l'enivre plus encore que la puissance, l'existence lui paraît plus adorable que l'être, surtout lorsque ce qui existe, il croit le posséder. Le fanatique est ainsi l'avers du progressiste. Là encore Suarès voit juste, avant tout le monde. Ce ne sont point des contraires qui se combattent, mais des semblables, autrement dit deux formes de grégarisme au sein de la même termitière, et l'on hésite franchement à trancher pour savoir laquelle est la pire. Le pire ne se mesure point. « Au fond de tous les fanatiques, grouille l'hydre: le plus hideux amour-propre. Ils font semblant de servir un Dieu; plus d'un le croit peut-être, tant les fanatiques ont de complaisance à eux-mêmes, tant ils sont étroits et obscurcis par leurs propres ténèbres. Mais ils ne respirent que l'orgueil d'être soi. Ils sont prêts à tous les attentats, à tous les crimes pour continuer de prévaloir. Et ils font parler Dieu, l'Etat, la gloire, ou quelque autre abjecte incarnation de l'Empire. Ils sont stupide à la racine; et d'autant plus forte est la racine en eux qu'ils sont plus stupides. Le propre du fanatisme, en attendant que Dieu parle, est de faire parler Dieu. Et, bien entendu, la plupart ils n'y croient pas: il leur suffit de confondre Dieu avec soi. Les plus scélérats y réunissent mieux que les autres. »
Le Paraclet, le Troisième Règne, est ainsi une tierce voie, à égale distance de l'adorateur de la Matière et du narcissique religieux qui se renvoient l'un à l'autre cette ombre du Mal qu'ils refusent de voir en eux-mêmes. « La venue du Paraclet est une révélation, l'Avent de l'Esprit. Ce que les mystiques de l'Age Chrétien ont entendu par le Saint-Esprit n'est qu'une prophétie, comme celles d'Isaïe annoncent le Nouveau Testament dans la langue, la trame et les mœurs de l'Ancien. Mais ceux-là ne sont qu'à la surface de la pensée, qui n'ont pas le pressentiment de l'objet réel que la prophétie décèle dans le brouillard même où elle s'enveloppe. Comme le sait si bien le plus vaste des voyants, Shakespeare, il est un monde entre le ciel et la terre: inconnu, il est à connaître, tout de même que l'homme est à être, car il n'est pas. Ou, du moins, pas encore: il ne tient à l'esprit, à la charité et à l'amour que par des radicelles: le grand chêne n'est pas sorti de terre, dans toute sa hauteur et toutes son étendue. »
La prose d'André Suarès est une rafale de flèches qui, presque toutes, touchent au centre des cibles. S'il est une esthétique du style, chez Suarès, elle est de saisir l'idée au vif de l'instant, de s'emparer d'elle immédiatement. Telle idée laissée à l'abandon, lorsque nous la retrouvons, est moisie. Telle autre, laissée à d'indignes propagandistes devient adipeuse. Le Paraclet, cet « Avent de l'Esprit » choisit ses élus parmi les sveltes et les rapides. La métaphysique de Suarès gagne à son allure stendhalienne. La hâte, l'impatience loin d'être des défauts sont les conditions nécessaires à la justesse, surtout lorsqu'il est question du Paraclet. Car le Paraclet nous tarde; nous n'en pouvons plus d'en être éloigné. Le poète-métaphysicien du Paraclet est, par définition, un impatient. Il ne consent plus aux atermoiements. C'est ainsi que, pour Suarès, le Paraclet ne saurait être une nouvelle prophétie mais bien l'accomplissement présent, dans la lumière et le feu, des prophéties anciennes. Il ne s'agit point de se reporter à quelque futur hypothétique, mais de faire advenir le Paraclet, ou, plus exactement, de prendre conscience qu'il est déjà advenu. « Le Paraclet met fin à toute Eglise. Dieu n'est pas avec les Eglises; car les Eglises mettent la main sur Dieu. Toutes, leur vœu est de tenir l'Esprit en esclavage. Par elles, il tombe sous la tutelle de César, d'Assur et de la force. Le règne du Paraclet n'est rien s'il n'est celui qui met fin au règne de la force. »
Au règne de la Théologie doit succéder le Règne de la Théognosis, de même qu'au savoir doit succéder la connaissance et à l'obéissance l'amour. « Voilà enfin la raison qui prend conscience de la raison. » Cette raison qui s'est interrogée sur sa propre raison d'être, qui ne s'est point idolâtrée elle-même comme « déesse raison », est la fine pointe du doute et du réel qui s'offre à la prière. « La France pense toujours dans le concret métaphysique, chaque fois qu'elle s'élève à philosopher. » Cette métaphysique concrète n'est autre que le réel que nous masquent les convictions, les abstractions, les idéologies, les fanatismes de toutes sortes, dont le moindre n'est pas le fanatisme de la raison et de la Matière.
Métaphysique concrète, la prière est le « faire advenir », l'acte poétique accomplissant le pressentiment prophétique. « Non plus serviteur mais ami », comme le dit l'Evangile de Jean, l'homme de prière, selon la formule de Maître Eckhart, « ne trafique point avec Notre Seigneur » ni ne renonce aux ressources de la raison. Les œuvres sont des prières destinées à sauver ceux qui ne pas savent prier et ceux-là encore qui savent prier mais n'entendent point d'échos dans les nuées amassées au-dessus de leurs têtes. Ils se courbent alors et veulent convaincre autrui à vivre, comme eux, penchés: ce qu'ils nomment leur « prosélytisme ». L'inclination est forte, chez les dévots, à vouloir faire croire d'autres qu'eux-mêmes à ce dont ils croient si peu. Le fanatisme, dont on glose beaucoup ces derniers temps, n'est pas une intensification de la croyance, mais son épuisement. Les fanatiques ne vivent que dans une seule crainte: n'être pas assez nombreux, n'être pas assez agrégés dans leurs incertitudes. D'où leur girouettisme notoire. Mais ce n'est point le souffle de l'Esprit qui les oriente mais le typhon de l'Histoire humaine « pleine de bruits et de fureurs ». Ils veulent rassembler, marcher du même pas, chanter ou vociférer en chœur au bord des routes, ou, mieux encore, sur les écrans de télévision. Ils ignorent tout de la solitude du cœur, de l'esseulement de la pensée, de l'Un dont ils se targuent et qu'ils réduisent aux dimensions de leur Moi, voire de leurs petites affaires financières.
L'Un instaurateur, le Dieu transcendant exige beaucoup moins et infiniment plus, il nous dit Esto ! Ce « soit ! » à l'impératif, est le principe de la prière qui est vastitude reconquise, délivrance de la bestialité collective. L'homme qui s'offre à la prière, peu lui importe que ces mots s'accordent ou non aux convenances du temps : « Il lui faut un espace sans mesure à la prison où il est confiné. Ne sachant ni le pays ni la route, aveugle même, il vole en esprit: il bondit vers il ne sait qui d'infiniment supérieur à lui-même, et à toute la nature, d'infiniment meilleur, d'infiniment plus beau, plus vrai, plus doux et plus puissant: une réalité qui les contient et les accomplit toutes. En sorte que se connaître pleinement soi-même, c'est déjà être forcé de prier. Et ceux qui ne prient pas ou s'en moquent, si fameux philosophes qu'ils se croient, si libres ou si hardis, sont des oiseaux sans ailes: ils sont bornés à la basse-cour: ces volatiles s'élèvent jusqu'au perchoir logique, ainsi les paons, ces dindons rois de Golconde. Mais ils n'ont pas l'envergure. La prière est de l'amour qui prend son vol vers l'Esprit. »
Luc-Olivier d'Algange
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