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08/04/2023

Luc-Olivier d'Algange, Mythe et Logos:

 

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Mythe et Logos
 
 
Nous savons depuis Hölderlin et Nietzsche que la pensée grecque ne fut pas seulement dévouée à la mesure et à la clarté telles que nous les concevons aujourd'hui. La mesure, loin d'être seulement cette parcimonie de l'intelligence, voire cette étroitesse de caractère propre aux morales utilitaires, sans doute en faudrait-il chercher le sens ailleurs que dans les "nobles glaçons" de nos habitudes ratiocinantes, dont parlait Jean Cocteau, et, par exemple, dans les spéculations pythagoriciennes ou dans le néoplatonisme ardent de l'Empereur Julien: mesure d'infini alors, ou mesure confrontée à l'infini, s'en faisant l'épreuve, comme une balance (dont l'axe serait l'Axis mundi) qui laisse se reposer, de part et d'autre, un visible et un invisible, d'égale importance. Car si la pensée olympienne est claire, d'une clarté jamais entrevue avant elle, ni depuis lors, cette clarté est chargée d'une puissance tout à la fois intellectuelle et ouranienne sans commune mesure avec la clarté rationnelle qui suffit à planifier les activités ordinaires du travail ou de la didactique. La mesure et la clarté grecque ne peuvent se comprendre sans les dieux qui la manifestent, ces dieux qui appartiennent à un invisible qui est la condition même du visible.
 
Nous autres modernes admirons les oeuvres de l'art et de la pensée grecque tout en méconnaissant ce qui en est le principe et qui demeure en elles comme un profonde raison d'être. Sur le passé antique, comme sur le passé médiéval, nous projetons nos propres façons de voir, notre inquiétude et nos indigences et nous admirons les conséquences au détriment des causes. Or pour ressaisir la pensée grecque dans sa plasticité, dans ses gradations infinies, dans son mouvement, dans son émotion, il nous faudrait remonter en amont de la séparation que nous opérons, comme si elle allait de soi, entre le Mythe et le Logos. Platon, certes, distingue le Mythe et le Logos tout en ne cessant d'établir entre l'un et l'autre une circulation qui nous enchante autant qu'elle nous déroute. Les néoplatoniciens, de Plotin à l'Empereur Julien, quant-à eux, refondèrent le Logos dans le Mythe en faisant du Logos lui-même un mythe fondateur, en reconnaissant dans le Logos, une puissance héliaque et divine.
 
L'étonnement, l'enchantement, l'ivresse, le merveilleux, l'extase que nous dissocions des travaux de la raison (à laquelle nous réduisons désormais le Logos, celui-ci n'étant plus que le logos de la logique) loin d'appartenir à un autre monde que celui du réel, animaient comme autant de grâces, de périls et de faveurs toutes les apparences, des plus augustes et lointaines aux plus proches et familières. La logique elle-même, dont les Grecs sont dans une certaine mesure les inventeurs, à tout le moins pour nous, leurs héritiers, leur apparaissait mystérieusement en accord avec les forces qui régissent le monde et comme un aperçu éblouissant de ses arcanes. Loin d'être cette routine de la pensée qui accompagne les tractations économiques et les planifications technologiques, la logique ailée, devineresse, leur apparut sans doute comme une pénétration dans la profondeur de l'être et comme une entente possible, une entente sacrée, de l'entendement humain avec la musique des sphères.
 
Rien n'est plus difficile à saisir, pour nous qui vivons dans un monde disjoint, que cette entente entre la raison et le merveilleux, entre la clarté des lignes et l'intensité du numineux, - encore qu'elle subsiste, sous quelques aspects dans le "merveilleux raisonnable" de Perrault, qu'évoquait Pierre Boutang, et dans les mythologies chasseresses et apolliniennes de la France classique, et plus tardivement, dans l'oeuvre poétique et cinématographique de Jean Cocteau. Mais sinon cette ligne de crête, force est de reconnaître que nous sommes généralement emprisonnés dans une fausse alternative et qu'abandonnant les ressources de la plénitude jadis aimée, jadis couronnée, nous en sommes réduits à devoir choisir entre le merveilleux et la raison, à prendre le parti soit du Mythe, redevenu alors mensonge, récit fallacieux, soit le parti du Logos, ramené à une rationalité aux conséquences souvent déraisonnables. A vivre seulement dans une moitié de monde, c'est le monde entier que nous perdons, le Logos s'étiolant de sa rupture avec le Mythe et le Mythe laissé à lui-même devenant monstrueux ou cauchemardesque.
 
Si le Logos nous ouvre les portes de la sapience, le Mythe nous ouvre celles de l'amour. Or que nous dit le choeur de la Médée d'Euripide ? Nommant Aphrodite, c'est-à-dire lui offrant l'oblation de sa présence heureuse, le choeur nous dit qu'Aphrodite "envoie à la Sapience, pour l'assister, les dieux de l'Amour, les compagnons de toute excellence". La Sapience, la sophia, est elle-même appel amoureux, appel aux dieux de l'amour, appel à la profondeur frémissante de la déesse, qui vient de la nuit et de la mer "comme la douce respiration du vent qu'elle fait naître du Céphise".
 
La sapience exige l'amour qui fera de l'amour de la sagesse, de la philosophie au sens antique et étymologique, une sapience amoureuse, accordée à la beauté en tant que "vérité de l'être". Aphrodite, "déesse de l'heureuse navigation", vient en témoignage de la profondeur de l'être, au secours de la sapience. Venue des ténèbres maritimes, surgie de l'écume des flots, du plus vaste indiscernable, l'infini de la nuit s'ajoutant à la vastitude de la mer, elle engendre alors, elle-même secourue par la parole du poète, par le Logos dont le poète est l'intercesseur, "le miroir de la mer, le lointain lumineux du ciel" qu'évoque Lucrèce. Le poète fût-il "matérialiste", comme on le dit parfois de Lucrèce, reconnaît ce recours, cette hospitalité réciproque, cette entente sacrée entre le Logos et le Mythe, entre les rumeurs de la nuit maritime et les claires prairies qu'évoque l'Hymne homérique à Aphrodite "où seule l'abeille passe rêveuse au printemps".
 
Séparés, exilés l'un de l'autre, sans mesure ni oeuvre commune, comme saisis d'une rétractation, d'un rebroussement ou d'un retrait, le Mythe et le Logos nous laissent à ce désert d'abstractions, cette effarante restriction des sentiments du vrai et beau, du sensible et de l'intelligible, corrélative d'un appauvrissement du langage tel que toute poésie et toute métaphysique en deviennent peu à peu incompréhensibles. Toutefois si le Logos se restreint et se dessèche, les Mythes, eux ne meurent point. "Ce qui fut jadis, écrit Goethe, dans tout l'éclat de l'apparaître, cela se meut là-bas, cela veut être éternel". L'être des dieux, écrit Walter Otto est "l'être de l'avoir été". Or l'avoir été demeure, ne fût-ce que dans le chant du poète qui témoigne du chant des Muses. "Cela n'est jamais advenu et pourtant c'est toujours" écrit l'Empereur Julien. Et ce "là-bas", cet "éternel", ce "toujours" où sont-t-il sinon dans la recouvrance du moment présent ?
 
Homère, dans l'Iliade nomme les dieux "ceux qui vivent légers". Cette légèreté, cette apesanteur, nous seraient-elles ôtées à jamais ? La recouvrance nous est-elle à jamais interdite, et, avec elle, tous les enchantements nuptiaux de la rencontre du Mythe et du Logos ? Comment le croire, si nous devinons encore la profondeur du monde et de l'être, et si, dans cette profondeur, nous pressentons les dieux dans leur retrait ? Comment le croire, sinon dans un saisissement mortel qui nous laisserait comme interdits face au monde, statues de sel, âmes vitrifiées, imperméables ? "Si l'oeil, écrit Goethe, n'était pas soleillant, comment verrions-nous la lumière ? Si la vigueur du dieu n'était vivante en nous comment l'appel divin pourrait-il nous ravir ? "
 
L'épreuve du nocturne révèle par contraste le "soleillant". L'absence creuse l'abîme limpide de la toute-présence; l'exil du dieu signe sa proximité ardente. La mesure et la clarté, comme l'écume dont naît la déesse de l'amour, viennent à nous sur des houles de nuit.
 
Luc-Olivier d'Algange
 

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05/04/2023

Luc-Olivier d'Algange, Hommage à Roger Nimier:

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Roger Nimier

 

Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.

Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.

Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.

On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse. Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.

L'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés. Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.

Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.

Les épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.

Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »

Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »

Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.

Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.

Qu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.

Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».

Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »

Loin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».

On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».

Luc-Olivier d'Algange

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03/04/2023

Luc-Olivier d'Algange, notes sur Fernando Pessoa:

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Luc-Olivier d’Algange

Hétéronymes et « états multiples de l’être »

Notes sur l’œuvre de Fernando Pessoa

 

Le dessein initiatique de Fernando Pessoa est de donner accès à ce paysage qui, bien qu'il soit à jamais, à l'exemple du poète, « tel qu'en lui-même l'éternité le change », offre des visages multiples. De même que change l'apparence de la mer et des feuillages selon la position du soleil, de même, dans l'œuvre de Fernando Pessoa, change, par l'usage des hétéronymes et en vertu des états multiples de l'être, le sens et l'orientation du poème.

Tout va se jouer dans cette autre conception de l'être et du temps dont la perspective non-utilitaire suffit déjà à nous délivrer des identités fixées par des déterminismes étrangers à la poésie et à la métaphysique. Il suffit que le désir de transmettre un message spirituel prime sur l'utilité de la « communication » pour que nous entrions dans cet espace limpide et incandescent où les « valeurs » du monde moderne ne sont plus que d'imperceptibles écorces de cendre. Le sens d'un poème, alors, s'avère identique, par essence, au sens d'une cathédrale, d'un cairn, d'une rune gravée sur la pierre qui contient l’audace de transcender le temps, la volonté d'abattre Kronos du trait de cette lance de feu que l'on nomme l'Instant. A cette exigence correspondent également une éthique et une esthétique.

L'initiation n'est pas une formalité. Elle n'est pas le résultat invariable de quelques lectures ou rituels choisis, mais avant tout, pour reprendre le mot de Malraux, le destin d'un « anti-destin », une rébellion, éternisée par l'Instant, contre les déterminismes et les normes profanes qui nous condamnent habituellement à la médiocrité, à la banalité hargneuse ou satisfaite, morne ou fanfaronne. Le monde moderne étant, par définition, un monde subverti (et particulièrement dans ses mœurs les plus bourgeoises), il ne saurait être question d'y prôner ces valeurs d'obéissance, de fidélité, d'enracinement, ou de civisme, qui seraient légitimes dans un ordre traditionnel. L'homme de la Tradition ne saurait obéir au chaos, être fidèle à l'ignorance, s'enraciner dans la parodie ni certes exercer les vertus civiques à l'endroit d'une société qui, à chaque instant, bafoue le Vrai, le Beau et le Bien.

Disciple sur une terre traditionnelle, l'homme de la Tradition se voudra, ainsi que l’écrit Fernando Pessoa, « indisciplineur » dans le monde moderne et bourgeois: «  Le Portugal a besoin d'un indisciplineur... Travaillons au moins, nous les jeunes, à perturber les âmes, à désorienter les esprits... » Que ceci nous aide à dissiper une fois pour toute l'équivoque issue de l'usage ésotérique ou initiatique du mot Tradition. L'homme de la Tradition sera toujours, à l'égard des morales bourgeoises, travaillistes ou grégaires infiniment plus « libertaire » que ceux-là mêmes qui se revendiquent comme tels. L'initiation commence par une révolte contre l'identité profane, c'est-à-dire, comme l'indique le sens même du mot révolte, par un retour sur soi. L'aventure débute ainsi: il faut rompre les amarres, être fidèle, non aux convenances, mais à l'appel du Grand Large que décrit admirablement l'hétéronyme Alvaro de Campos, dans son Ode maritime:

 

« Mais mon âme est avec ce que je vois le moins

Avec le paquebot qui entre

Parce qu'il est avec la Distance, avec le Matin

Avec la signification maritime de cette Heure... »

Pessoa évoque ainsi, dans une splendide inspiration néoplatonicienne:

« Le Grand Quai Antérieur, éternel et divin,-

De quel port? En quelles eaux? Et pourquoi ainsi ai-je rêvé

Grand Quai, comme les autres quai, mais l'Unique

Plein comme eux de silences bruissant dès l'aurore... »

L’Idée est très-exactement une chose vue, ainsi que nous l'enseignent Jamblique, Proclus ou Porphyre. Le matin profond de la vision commence le temps sacré, le Grand Départ vers les jardins de la mer, et le vent est soudain annonciateur de la présence invisible, mais indubitable, de l'Ile Verte, refuge des dieux et des héros, qui n'est autre que le Soi:

« Plus je sentirai, plus je sentirai en personnes diverses,

Plus j'aurai de personnalités

Plus je les aurai avec intensité, avec stridence

Plus je sentirai simultanément avec elles toutes

Plus divers dans l'unité, attentif dans la dispersion

Je sentirai, je vivrai, je serai dans l'Instant et dans mon essence,

Plus je possèderai l'existence totale de l'univers

Plus je serai complet dans l'espace entier

Plus je serai analogue à Dieu, quel qu'il soit

Parce que, quel qu'Il soit, Lui à coup sûr, est Tout

Et hors de Lui il n'est que Lui, et tout pour Lui n'est guère.

Chaque âme est une échelle qui mène à Dieu

Chaque âme est un corridor-univers qui débouche sur Dieu... »

Nul mieux qu'Alvaro de Campos, dans son Ode Maritime, n'éclaire le sens même du dessein « hétéronymique » de Fernando Pessoa, qui, en aucune façon ne saurait se réduire à quelque jeu littéraire (du genre oulipiste) issu de quelque scepticisme philosophique, de même que l'on ne saurait réduire l'ésotérisme à un vague syncrétisme de croyances religieuses. « La religion, écrit René Guénon, considère l'être uniquement dans l'état individuel humain et ne vise aucunement à l'en faire sortir mais au contraire à lui assurer les conditions les plus favorables à cet état même, tandis que l'initiation a essentiellement pour but de dépasser les possibilités de cet état et de rendre effectivement possible le passage aux états supérieurs, et même, finalement, de conduire l'être au-delà de tout état conditionné quel qu'il soit. » La fonction de l'acteur, du personnage et du masque s'en trouvent singulièrement éclairée. « L'acteur, écrit encore René Guénon, est un symbole du Soi ou de la personnalité se manifestant par une série indéfinie d'états et de rôles différents, et il faut noter l'importance qu'avait l'usage du masque pour la parfaite exactitude de ce symbolisme. » Le propre de l'œuvre de Fernando Pessoa étant justement de se manifester « par une multiplicité de noms représentant autant de modalités de l'être », le théâtre spirituel dissimule et divulgue à la fois l'unité du dessein et du message.

Indissolublement liés, l'œuvre et la destinée de Fernando Pessoa semblent ainsi illustrer cet autre propos de René Guénon concernant les noms profanes et les noms initiatiques: « La désignation par un nom profane, même si elle est exacte matériellement, sera toujours entachée de fausseté, à peu près comme le serait la confusion entre un acteur et un personnage dont il joue le rôle et dont on s'obstinerait à lui appliquer le nom dans toutes les circonstances de son existence... On peut aller plus loin: à tous degrés d'initiation effective correspond encore une autre modalité de l'être; celui-ci devra donc recevoir un nom pour chacun de ces degrés. »

Un nombre considérable d'études se contentent de constater des similitudes symbologiques ou thématiques entre certains textes littéraires et le corpus des écrits dits « ésotériques » sans toutefois s'attacher à préciser la nature de la ressemblance, laquelle peut être d'ordre purement formel, et donc, sans aucune conséquence autre qu'ornementale, ou, au contraire, témoigner d'une expérience de la pensée qui réactualise véritablement l'esprit des Mystères. Il se peut aussi qu'un dessein ou un processus initiatique soient présents en des œuvres qui, par ailleurs, ne portent aucune référence explicite à la Tradition. On pourrait dire que, par définition même, les formes et les références sont toujours d’importance secondaire. Ainsi que l'écrit Joao Gaspar Simoes (in Vida e obra de Fernando Pessoa, qui publié en 1949, fut le premier livre consacré à Pessoa): « La grandeur de sa poésie ne réside pas tant dans ses extrêmes beautés de forme ou dans ses prodigieuses richesses de contenus, ou dans la complexité de l'âme même du poète qui l'a produite que dans le fait qu'elle se trouve toute entière réellement structurée sur une pensée métaphysique, métaphysique magique, métaphysique occultiste, si l'on veut mais non moins révélatrice, pour autant, d'une conscience qui vécut en communion avec l'insondable mystère. »

De même que la rigueur, qui tranche de façon systématique et puritaine, s'oppose à l'exactitude, qui discerne et respecte les nuances, de même les convenances, les conformismes et les fondamentalismes sont les ennemis de la Tradition. L'uniformité est la parodie et l'ennemie de l'unité. La théorie du corps des couleurs d'Oswald (que cite à juste escient l'auteur anonyme des Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot) éclaire cette idée. Ce corps de couleur est constitué de deux cônes et donc de deux pôles et d'un équateur. Le pôle « nord » est le pôle blanc, synthèse de toutes les couleurs. La lumière blanche se différencie de plus en plus à mesure qu'elle descend vers l'équateur. Les mêmes couleurs, en continuant leur descente de l'équateur vers le pôle sud perdent progressivement leurs distinctions, s'obscurcissent et deviennent toutes également noires. Le pôle blanc est la synthèse, le pôle noir la confusion de toutes les couleurs. Or, ce point lumineux de synthèse transcendante (qui correspond à l'En-Sof de l'Arbre séphirotique) se retrouve dans tous les ordres de la pensée et du monde. Il est, en quelque sorte, la clef de voûte de toute herméneutique du Livre et du monde. Ainsi, l'idée de Tradition primordiale correspond de toute évidence au pôle blanc alors que l'universalisme moderne, qui réduit tous les hommes au plus petit dénominateur commun, correspond au pôle noir. En tout ce qui concerne l'initiation et les sciences traditionnelles, voire les questions métapolitiques, il importe de garder présente à l'esprit cette distinction, sous peine de lâcher la proie pour l'ombre et se laisser abuser par des contrefaçons, les totalitarismes uniformisateurs s'opposant ici à l'unificence impériale. Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas de trouver l'idée d'Empire au cœur même de la pensée de Fernando Pessoa dont l'œuvre, il faut le redire, ne vise point à charmer les loisirs mais se propose comme un instrument de transmutation de l'entendement.

« Tout Empire, écrit Fernando Pessoa, qui n'est pas fondé, sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une Mort sur un trône. Seule une petite nation peut véritablement réaliser un Empire Spirituel car en elle la croissance d'un idéal national ne saurait susciter nulle tentative d'annexion territoriale qui finirait par adultérer son impérialisme psychique initial et le détourner de son destin spirituel. » L'idée d'Empire pose ainsi la question de l'au-delà et de l'en-deçà de l'individualisme. « L'individu, c'est la masse » écrivait Ernst Jünger, s'en prenant à cet individualisme bourgeois où chaque individu se trouve uniformisé par un même idéal de réussite sociale et de confort matériel. Ce pourquoi, les prétendues élites du monde moderne, technocratiques ou financières, pas davantage que les masses ne sauraient prétendre à donner une orientation à nos destinées. Or, tel est le magnanime pressentiment de Fernando Pessoa: de la destruction nuptiale des identités naîtront de nouveaux règnes.

Au pôle transcendantal de l'unique souveraineté de l'Esprit s'oppose donc la sinistre parodie des « identités » soumises à un « ordre moral » que les classes dominantes, aussi bien que les subalternes, s'accorderaient à faire régner au détriment des poètes, des esthètes, des mystiques et des hommes de connaissance. On devine ainsi de quelles nostalgies et de quels pressentiments s'éclaire le dessein initiatique de Fernando Pessoa, ce dessein qui débute avant la page écrite et s'achève après elle en des oeuvres vives, ardentes, que l'on peut dire philosophales. En refusant, par le jeu des hétéronymes, le romantisme inférieur de l'individualisme psychologique, l'œuvre polyphonique de Pessoa entre d'emblée dans cette « impersonnalité active » condition impérieuse de l’expérimentation des états multiples de l'être. Comparable à l'Arbre séphirotique de la Kabbale, l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, avec ses colonnes de Clémence et de Rigueur, et ses stations opératoires que surplombe l’En-Sof (l'infini souverain d'où procèdent toutes les couleurs et toutes les valeurs sensibles ou intellectuelles), nous laisse entrevoir une anthropologie radicalement différente de celle de l'humanisme moderne. Encore faut-il, pour ne pas rester dans le vague, se familiariser quelque peu avec la pensée par analogie dont on peut dire qu'elle œuvre sur les qualités alors que la pensée par déduction travaille sur les quantités. « De même, écrit Fernando Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance occulte. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps, de telle sorte que la connaissance de l'un englobe la connaissance de l'autre. Dans le Grand Oeuvre, le métal préparé selon la raison pour devenir l'or, perfection de la matière, doit, dans le même acte, être préparé selon l'Analogie pour devenir l'Or Spirituel symbolisé. Dans ces quelques mots réside ce qui fait l'intime distinction entre la production artificielle de l'or par l'alchimie et cette même production par la science. Dans les deux cas l'or matériel sera identique en tant que matière, mais l'or produit par la science ne sera rien de plus que de l'or, puisque dans la fabrication de celui-ci elle ne visait qu'à produire de l'or, tandis que l'Or produit par l'alchimie sera beaucoup plus que de l'or, puisque dans la fabrication de celui-ci elle cherchait non seulement à produire de l'or mais aussi le secret de l'or. »

Ce secret d'Or est le dessein de l'œuvre, sa vie intime, ardente, inextinguible. Le refus de l'ésotérisme n'est souvent que la haine du secret. Cette haine, comme le soulignait René Guénon dans ses Aperçus sur l'Initiation est un trait caractéristique de l'homme moderne. A cette haine du secret s'ajoute la haine de l'élite, présumée défendre jalousement ces secrets. La vérité est tout autre. Le secret initiatique n'est pas un secret bancaire. Secret par nature et non par convention, il relève du secret de l'Art, voire du secret de la jouissance du l'Art. A l'homme dépourvu de toute sensibilité musicale, l'Art de la fugue de Bach demeurera secrète; l'accès de cette beauté lui sera à jamais défendue, non par une volonté délibérée mais par la nature même de l'œuvre. Sans doute la haine du secret n'est-elle rien d'autre que la haine du Sens et du Sacré. Le Sens s'oppose à l'insignifiance comme l'ordre s'oppose au chaos. Séparé de l'insignifiance, pourvu de limites précises et claires, le Sens est retranché, secret. Il ne s'en révèle pas moins à notre conscience par un geste où la divulgation extérieure se confond à la réminiscence intérieure. La naissance du Sens est dévoilement, anamnèse. Elle nous donne accès à la « conscience de la conscience », où le Soleil du soleil s'exhausse des ténèbres antérieures, conscience aurorale et aurifère.

Ainsi, à la haine du secret Pessoa oppose un amour du secret qui serait d'abord un amour de la nuance, de la variation, de la transition infime, presque imperceptible, subtile. L'attente contemplative, l'ardente veillée précède les Retrouvailles du visible et de l'Invisible. « L'acte même de la foi, écrit Frithjof Schuon, est le souvenir de Dieu. Or se souvenir en latin est recordare, c'est-à-dire re-cordare, ce qui évoque un retour au cœur, cor. L'acte d'oraison, en tant qu'acte de foi actualise en effet la certitude immanente et quasi-paraclétique; le cœur est la foi immanente et incréée, il coïncide avec cette grâce naturellement surnaturelle qu'est l'Intellection. Le mystère de la certitude, c'est notre consubstantialité avec tout le connaissable, avec tout ce qui est. » Art hiératique, fidèle au dessein initiatique, la poésie, à la fois royale et sacerdotale, dépassera ainsi les dualités connues. L'archaïsme ingénu d'Alberto Caiero et le futurisme savant d'Alvaro de Campos, témoignent que, pour Pessoa, l'antérieur est la fleur ultime de l'ultérieur. « Inventons, écrivait Pessoa, un Impérialisme androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. » Soit un Empire à l'image exacte du rebis alchimique, irisé d'une fulgurance apollinienne.

Le grand songe du Cinquième Empire fut, pour Fernando Pessoa, à n'en pas douter, la seule vision possible de l'avenir: « L'avenir du Portugal que je n'imagine pas mais que je sais est déjà écrit, pour qui sait lire, dans les strophes de Bandara et dans les quatrains de Nostradamus. Cet avenir c'est d'être tout. Qui donc, s'il est portugais, peut vivre dans l'étroitesse d'une seule personnalité, d'une seule nation, d'une seule foi ? » Qu'advienne enfin cet impérialisme des poètes ! « Absorbons tous les dieux, nous avons déjà conquis la Mer, il ne reste qu'à conquérir le Ciel, en laissant aux autres, la terre. »

Luc-Olivier d'Algange

Extrait de L'Ame secrète de L'Europe, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 

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