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30/10/2021

L'Ame secrète de l'Europe, entretien avec Anna Calosso:

 

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Entretien avec Anna Calosso



Anna Calosso: On discerne dans presque toutes les pages que vous écrivez une sorte de filigrane sacré, tantôt chrétien, dans Lux Umbra Dei, et tantôt païen, dans Le Songe de Pallas, ou dans vos poèmes du Chant de l'Ame du monde, et parfois l'un et l'autre, comme dans L'Ombre de Venise, qui vient d'être republié, avec de nombreux inédits, dans L'Ame secrète de l'Europe (éditions de L'Harmattan, collection Theôria).

Luc-Olivier d'Algange: Allons en amont... Nous vivons dans un Purgatoire mais le Paradis s'entrevoit par éclats. Dans ces éclats le temps se rassemble puis vole au-dessus de lui-même, dans l'éther où vivent les dieux. Dans la tradition européenne le paganisme et le christianisme s'enchevêtrent, moins en théorie qu'en pratique, dans les rites, les légendes et les œuvres qu'elles soient poétiques, picturales ou architecturales. Est-il même possible, depuis le Moyen-Age, pour ne rien dire de la Renaissance, d'être chrétien sans être quelque peu païen, et à l'inverse ? Souvenons-nous simplement que le Versailles du « Roi Très-Chrétien » fut un temple apollinien.

Les « monothéistes » purs et durs le savent qui considèrent le catholicisme comme « associationniste », autrement dit comme un paganisme, voire comme une mécréance. Allons plus loin... Il me semble qu'il est même possible d'être catholique, ou païen, sans croire, en laissant simplement s'éprouver en nous le sens du surnaturel, du Temps au-delà du temps. Ce qui s'éprouve n'est-il pas plus profond que ce que l'on croit ?

Au demeurant, la croyance, comme l'opinion, sont affaires subjectives, souvent superficielles et étroites. On se demande pourquoi les hommes sont si attachés à leurs croyances: ils aiment l'étroitesse, ils s'y croient à l'abri, - grave illusion. Ils croient pour n'avoir pas à éprouver. La citerne croupissante leur semble préférable à la source vive... Et moins ils éprouvent et plus ils veulent faire croire, imposer leurs croyances qui ne reposent alors que sur leur incommensurable vanité.

La « gnôsis », qui dépasse la « doxa », ne se réduit pas au « gnosticisme », qui serait une autre croyance, mais une nouvelle profondeur, la profondeur de l'immédiat, la profondeur du sensible: telle couleur qui nous vient en transparence, tel silence entre les notes de Debussy ou de Ravel. La pensée ne vaut qu'anagogique, en vol d'oiseau. Certes la pensée s'exerce, mais elle se saisit au vol. Elle est un commerce avec l'impondérable qui nous vient de loin... Ce beau, ce vaste lointain est la profondeur de la présence.

A force de s'identifier à une croyance, la croyance elle-même se perd, devient écorce morte, revendication hargneuse. Cela se voit, hélas, tous les jours. Le ressentiment s'ensuit contre tout ce que nous aimons, la liberté d'allure et de propos, Villon, Rabelais, Musset, la musique, les cheveux au vent... Un grand défi se pose à l'honnête homme: ne pas être gagné lui-même par le ressentiment contre le ressentiment. Pour cela, cependant, il faut bien connaître ses ennemis, et plus encore, ses amis. Honorer ce qui nous est amical. L'air du matin qui nous délivre des songes moroses, les amants heureux de Valery Larbaud, les grains de pollen de Novalis, la bienveillance pleine de courage de Nietzsche, les rameaux, les rameaux d'or...

Toujours garder en mémoire : se garder du pathos et de l'outrance, et de ceux qui les propagent, et être, à cet égard, d'une intransigeance parfaite et limpide... Ne pas céder, tant qu'il est possible, sur nos vertus, nos légendes héritées, d'autant qu'européennes, elles sont arborescente, pleines de rumeurs et légères. Réciter en soi, de temps à autres, quelques noms, Homère, Pindare, Villon, Dante, Rabelais, Montaigne, Hölderlin, Shelley, Nerval…

Ce qui nous en vient n'est pas un dogme, un système, un goût peut-être, un savoir qui est saveur, une possibilité de traverser la vie, moins chagrine, moins vengeresse, moins stupide. Ces noms, comprenons bien, désignent des œuvres, et ces œuvres sont des évènements d'une bien plus grande importance, Horace le savait déjà, que les événements dits historiques ou politiques. Chacun de ces événements de l'âme est un avènement, l'entrée dans un Temps secret qui a tout à nous dire, à chaque instant. Si nous devions formuler un vœu, ou une prière, ce serait: Que chaque instant soit l'éclat de son Paradis !

Anna Calosso: Vos ouvrages récemment parus sont de préoccupations et de tons forts divers. Notes sur l'Eclaircie de l'être est consacré à Heidegger, Intempestiva Sapientia sont des propos, des formes brèves, proches de Joseph Joubert, Apocalypse de la beauté est une méditation sur la philocalie et la lumière émanée des icônes. Quel unité fonde ces diverses approches, s'il en est une ?

Luc-Olivier d'Algange: La réponse la plus simple, ce serait l'auteur. Mais sans doute ne suffit-elle pas pour un auteur auquel il semble assez souvent avoir pratiqué, comme une diététique, voire comme un exercice spirituel, une certaine « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola, elle-même issue de la philosophie stoïcienne. Au demeurant, je serais enclin à penser que, d'une certaine façon, toute activité créatrice nous impersonnalise dès lors que l'art n'est plus seulement, pour nous, l'expression de notre « moi » mais un véhicule, un vaisseau, un instrument de connaissance.

Enfin, les thèmes que vous indiquez ne sont pas si éloignés qu'il semblerait aux spécialistes de l'un ou de l'autre. C'est bien dans une éclaircie de l'être que surgissent et scintillent les formes brèves de Joseph Joubert. Les épiphanies qu'évoque la Philocalie orthodoxe, sont, elles aussi, surgissement. La beauté, enfin, est notre Haut Désir.

Anna Calosso: Si l'on vous en croit, la beauté mène un combat contre la laideur, la laideur de ce monde, la laideur moderne....

Luc-Olivier d'Algange: Ou peut-être, serait, dans l'autre sens, la laideur qui mène un combat contre la beauté... Il me semble parfois assister au spectacle d'une volonté planificatrice de la laideur, avec ses stratégies, ses machines de guerre, la télévision, l'architecture de masse etc... Il y a dans la beauté comme une ingénue, une inconsciente présence de l'être. La beauté est-elle combative ? Elle est une victoire à chaque fois qu'elle advient. Elle se suffit à elle-même, d'où le sentiment de plénitude qu'elle nous apporte, elle est, comme la rose d'Angélus Silésius, « sans pourquoi ». La laideur, elle, est un mouvement de destruction concerté, elle est le « quoi » du pourquoi, un ressentiment, une représentation; c'est la grimace de la jalousie à laquelle cependant toujours échappe ce qui est.

Le vaste enlaidissement de tout ne doit pas nous dissimuler que la beauté demeure, et l'enlaidissement même, dans sa planification, dans sa volonté, témoigne de la souveraineté de la beauté qui sera humiliée, recouverte, insultée mais jamais défaite. Le brin d'herbe perce le goudron.

On accuse souvent les amants de la beauté d'être des esthètes, et « l'esthète », il va sans dire, dans la bouche de ces moralisateurs, est un méchant homme. Mais est-il un plus généreux acte de bonté que de vouloir répandre la beauté, l'honorer et tenter de faire vivre nos semblables en sa compagnie ? Que serait une bonté qui serait laide ? Nous le savons par les meurtrières utopies, ces maîtresses du kitch. On voudrait alors pouvoir respirer, repousser les fanatiques, les « arriérés de toutes sortes », selon la formule de Rimbaud, les obtus, les puritains, pour élargir l'espace et le temps, laisser venir à nous des confins d'or et d'azur. C'est ainsi que l'idée d'une défense de la beauté redevient pertinente. Elle se fera par touches exquises, par intransigeances transparentes, par nuances, « sur des pattes de colombe », autant dire de la façon la plus aristocratique possible, - ce qui ne veut pas dire que chacun n’y soit pas convié. La beauté est ce qui ne passe pas. Au contraire des mœurs, elle demeure elle-même dans ses manifestations. Le temple de Delphes, les fresques de Piero de la Francesca sont aussi beaux pour nous qu'ils le furent pour leurs contemporains. Voici bien l'approche du Temps au-delà du temps, l'effleurement de son aile...

Anna Calosso: Tel pourrait bien être le cœur de vos écrits, dire le Temps au-delà du temps, dire le cœur du temps, l'éternité de l'Instant, et je songe, en particulier à ce poème, Le Sacre de l'Instant.

Luc-Olivier d'Algange: L'activisme planificateur nous assigne à une temporalité, laquelle nous pousse en avant à toutes fins utiles, mais n'oublions pas qu'en avant, c'est la mort, et non la mort toute nue, vouée aux vautours ou au feu, mais la mort profitable. Cette mort profitable, c'est la vie, toute la vie assignée au temps du travail et de l'usure... Je ne vois guère d'autre objet à la pensée, et précisément à une pensée qui résiste et se rebelle, que d'œuvrer à la révélation, à la réactivation d'autres temporalités secrètes, transversales ou latérales. J'en dis quelques mots dans un essai récent, Les dieux, ceux qui adviennent... Au discours du temps utilitariste, profane et profanateur, du discours qui nous sépare de nous-mêmes et du monde, opposons la fidélité à un autre cours, une rivière enchantée, un Lignon, dont Honoré d'Urfé savait qu'il traverse une géographie sacrée.

Toute géographie, au demeurant, est sacrée, mais nous l'avons oublié. Qui n'a observé que selon les lieux où nous nous trouvons, nos pensées changent de cours ? Une qualité particulière à tel lieu nous imprègne. ce que nous sommes est dans cet accord, dans cet échange magnétique, à la fois intime et impersonnel, par notre façon de nous y mouvoir, de même que la musique, à chaque note, désigne le silence pur où elle se pose, le révélant par ses interstices.

Anna Calosso: Il semblerait que dans votre éloge de l'accord entre l'homme et son paysage, il y eût une implicite critique du « cosmopolitisme », tel, du moins qu'il se revendique parfois aujourd'hui.

Luc-Olivier d'Algange: Votre précision est importante : tel qu'il se revendique aujourd'hui. La critique, implicite ou explicite, en l'occurrence, porte bien davantage sur la globalisation, et la mondialisation, qui ont pour conséquences les communautarismes les plus obtus, les plus incarcérés, que sur le « cosmopolitisme », mot grec qui désigne une pratique spécifiquement européenne. On doute fort que ces grands cosmopolites à leur façon, que furent Fernando Pessoa, Valery Larbaud, Paul Morand, Mircea Eliade, et, plus en amont, Goethe ou Frédéric II de Hohenstaufen, eussent éprouvés la moindre sympathie pour l'actuelle globalisation. Le cosmopolite, l’habitant du cosmos, de l’ordre, est enraciné et peut s'enraciner, et il peut aussi éprouver le sens de l'exil, qu'évoquaient Hölderlin ou, plus proche de nous dans le temps, Dominique de Roux... Le cosmopolite goûte le charme de la découverte, de la mission de reconnaissance. Le globalisé, lui, est partout chez lui dans le nulle part. Le cosmopolitisme appartient, dans son ambiguïté même, à la tradition européenne. Le globalisé n'appartient à rien, sinon aux outrances de sa subjectivité. Dans ce monde déchu, qui est celui de la séparation, du diaballein, la pire séparation est celle qui règne dans le monde globalisé; chacun y étant le geôlier de soi-même. Autant le cosmopolitisme était le luxe de ceux qui s'inscrivent dans un tradere, autant la globalisation est la misère, fut-elle cossue et bancaire, des renégats.

Anna Calosso: L'adversaire, si je vous suis, est donc l'uniformisation...

Luc-Olivier d'Algange: oui, elle, et la schématisation, la simplification, la généralité et l'abstraction, choses plus ou moins équivalentes en la circonstance. La liberté n'est possible que dans un monde complexe et même profus, mais d'une profusion, non point numérique mais concrète. Si tout est plat, on nous tire à vue. Il faut, pour être libre, des espaces secrets, des labyrinthes, des passages vers d'autres mondes et d'autres temps. Tanizaki écrivit un Eloge de l'ombre, dont je conseille la lecture. Ceux auxquels on colle volontiers l'étiquette « anarchistes de droite » aiment le secret, les abbayes de Thélème, les Ermitages aux buissons blanc, les « mondes flottants », comme on dit au Japon. Le monde ante-moderne excellait à ces désordres féconds qui obéissaient à un ordre supérieur, invisible. Voyez une cité médiévale, ses recoins, ses surprises, son harmonie qui semble improvisée, voyez encore Venise et comparez les aux productions des architectes et urbanistes modernes conçues rigoureusement pour travailler, vendre et surveiller. Quelques architectes modernes eurent même l'idée de supprimer les rues, où l'on se promène, et de créer un dispositif où les hommes, parqués selon leurs catégories professionnelles, iraient directement de leur appartement à leur lieu de travail, avec pour seules stations intermédiaires le garage collectif et le supermarché. Nous sommes là aux antipodes de ce que Pasolini nommait la société des arcades où les castes se mêlaient dans la recherche des conversations, des saveurs et des plaisirs, dans le goût de l'otium. L'étymologie dit bien que c'est le negotium qui est la négation de l'otium. On voit aussitôt de quel côté est le nihilisme.

Anna Calosso: Le nihilisme est quelque chose qui doit être surmonté nous dit Nietzsche...

Luc-Olivier d'Algange: Surmonté est le mot juste. Tout homme de ce temps est contraint à la traversée du nihilisme. Que voit-il dans ce parcours ? Les murs qui l'enserrent de plus en plus ou la lueur au loin, celle des « aurores » védiques ? La critique de la modernité est souvent perçue comme le fait de « réactionnaires », - mais nombre de ceux que l'on nomme ainsi ne le sont guère. Ce ne sont pas les formes anciennes qu'ils veulent restaurer mais perpétuer les forces, l'imagination créatrice qui les firent naître. Ce qui est tout autre chose.

Anna Calosso: J'hésite enfin à vous poser cette question, un peu trop courue: êtes-vous optimiste ou pessimiste ?

Luc-Olivier d'Algange: La grande espérance, la plus lumineuse, nous vient lorsque tout est à désespérer. Peut-être même y a-t-il quelque chose de providentiel dans le détachement auquel nous sommes obligés, et dont nous serons peut-être les obligés. Une réduction à l'essentiel s'opère, un feu de roue alchimique. Les œuvres qui ne sont plus enseignées publiquement deviennent un secret, dont naît une discipline de l'arcane. La beauté perdue au milieu de la laideur devient éperdue. La destruction des formes visibles nous livre au « séjour auprès de l'invisible invulnérable » pour reprendre la formule de Heidegger. L'hostilité du monde renforce l'amour entre quelques-uns. Les temps prochains seront aux Calenders.







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