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Luc-Olivier d'Algange, Mythe et Logos:

 

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Mythe et Logos
 
 
Nous savons depuis Hölderlin et Nietzsche que la pensée grecque ne fut pas seulement dévouée à la mesure et à la clarté telles que nous les concevons aujourd'hui. La mesure, loin d'être seulement cette parcimonie de l'intelligence, voire cette étroitesse de caractère propre aux morales utilitaires, sans doute en faudrait-il chercher le sens ailleurs que dans les "nobles glaçons" de nos habitudes ratiocinantes, dont parlait Jean Cocteau, et, par exemple, dans les spéculations pythagoriciennes ou dans le néoplatonisme ardent de l'Empereur Julien: mesure d'infini alors, ou mesure confrontée à l'infini, s'en faisant l'épreuve, comme une balance (dont l'axe serait l'Axis mundi) qui laisse se reposer, de part et d'autre, un visible et un invisible, d'égale importance. Car si la pensée olympienne est claire, d'une clarté jamais entrevue avant elle, ni depuis lors, cette clarté est chargée d'une puissance tout à la fois intellectuelle et ouranienne sans commune mesure avec la clarté rationnelle qui suffit à planifier les activités ordinaires du travail ou de la didactique. La mesure et la clarté grecque ne peuvent se comprendre sans les dieux qui la manifestent, ces dieux qui appartiennent à un invisible qui est la condition même du visible.
 
Nous autres modernes admirons les oeuvres de l'art et de la pensée grecque tout en méconnaissant ce qui en est le principe et qui demeure en elles comme un profonde raison d'être. Sur le passé antique, comme sur le passé médiéval, nous projetons nos propres façons de voir, notre inquiétude et nos indigences et nous admirons les conséquences au détriment des causes. Or pour ressaisir la pensée grecque dans sa plasticité, dans ses gradations infinies, dans son mouvement, dans son émotion, il nous faudrait remonter en amont de la séparation que nous opérons, comme si elle allait de soi, entre le Mythe et le Logos. Platon, certes, distingue le Mythe et le Logos tout en ne cessant d'établir entre l'un et l'autre une circulation qui nous enchante autant qu'elle nous déroute. Les néoplatoniciens, de Plotin à l'Empereur Julien, quant-à eux, refondèrent le Logos dans le Mythe en faisant du Logos lui-même un mythe fondateur, en reconnaissant dans le Logos, une puissance héliaque et divine.
 
L'étonnement, l'enchantement, l'ivresse, le merveilleux, l'extase que nous dissocions des travaux de la raison (à laquelle nous réduisons désormais le Logos, celui-ci n'étant plus que le logos de la logique) loin d'appartenir à un autre monde que celui du réel, animaient comme autant de grâces, de périls et de faveurs toutes les apparences, des plus augustes et lointaines aux plus proches et familières. La logique elle-même, dont les Grecs sont dans une certaine mesure les inventeurs, à tout le moins pour nous, leurs héritiers, leur apparaissait mystérieusement en accord avec les forces qui régissent le monde et comme un aperçu éblouissant de ses arcanes. Loin d'être cette routine de la pensée qui accompagne les tractations économiques et les planifications technologiques, la logique ailée, devineresse, leur apparut sans doute comme une pénétration dans la profondeur de l'être et comme une entente possible, une entente sacrée, de l'entendement humain avec la musique des sphères.
 
Rien n'est plus difficile à saisir, pour nous qui vivons dans un monde disjoint, que cette entente entre la raison et le merveilleux, entre la clarté des lignes et l'intensité du numineux, - encore qu'elle subsiste, sous quelques aspects dans le "merveilleux raisonnable" de Perrault, qu'évoquait Pierre Boutang, et dans les mythologies chasseresses et apolliniennes de la France classique, et plus tardivement, dans l'oeuvre poétique et cinématographique de Jean Cocteau. Mais sinon cette ligne de crête, force est de reconnaître que nous sommes généralement emprisonnés dans une fausse alternative et qu'abandonnant les ressources de la plénitude jadis aimée, jadis couronnée, nous en sommes réduits à devoir choisir entre le merveilleux et la raison, à prendre le parti soit du Mythe, redevenu alors mensonge, récit fallacieux, soit le parti du Logos, ramené à une rationalité aux conséquences souvent déraisonnables. A vivre seulement dans une moitié de monde, c'est le monde entier que nous perdons, le Logos s'étiolant de sa rupture avec le Mythe et le Mythe laissé à lui-même devenant monstrueux ou cauchemardesque.
 
Si le Logos nous ouvre les portes de la sapience, le Mythe nous ouvre celles de l'amour. Or que nous dit le choeur de la Médée d'Euripide ? Nommant Aphrodite, c'est-à-dire lui offrant l'oblation de sa présence heureuse, le choeur nous dit qu'Aphrodite "envoie à la Sapience, pour l'assister, les dieux de l'Amour, les compagnons de toute excellence". La Sapience, la sophia, est elle-même appel amoureux, appel aux dieux de l'amour, appel à la profondeur frémissante de la déesse, qui vient de la nuit et de la mer "comme la douce respiration du vent qu'elle fait naître du Céphise".
 
La sapience exige l'amour qui fera de l'amour de la sagesse, de la philosophie au sens antique et étymologique, une sapience amoureuse, accordée à la beauté en tant que "vérité de l'être". Aphrodite, "déesse de l'heureuse navigation", vient en témoignage de la profondeur de l'être, au secours de la sapience. Venue des ténèbres maritimes, surgie de l'écume des flots, du plus vaste indiscernable, l'infini de la nuit s'ajoutant à la vastitude de la mer, elle engendre alors, elle-même secourue par la parole du poète, par le Logos dont le poète est l'intercesseur, "le miroir de la mer, le lointain lumineux du ciel" qu'évoque Lucrèce. Le poète fût-il "matérialiste", comme on le dit parfois de Lucrèce, reconnaît ce recours, cette hospitalité réciproque, cette entente sacrée entre le Logos et le Mythe, entre les rumeurs de la nuit maritime et les claires prairies qu'évoque l'Hymne homérique à Aphrodite "où seule l'abeille passe rêveuse au printemps".
 
Séparés, exilés l'un de l'autre, sans mesure ni oeuvre commune, comme saisis d'une rétractation, d'un rebroussement ou d'un retrait, le Mythe et le Logos nous laissent à ce désert d'abstractions, cette effarante restriction des sentiments du vrai et beau, du sensible et de l'intelligible, corrélative d'un appauvrissement du langage tel que toute poésie et toute métaphysique en deviennent peu à peu incompréhensibles. Toutefois si le Logos se restreint et se dessèche, les Mythes, eux ne meurent point. "Ce qui fut jadis, écrit Goethe, dans tout l'éclat de l'apparaître, cela se meut là-bas, cela veut être éternel". L'être des dieux, écrit Walter Otto est "l'être de l'avoir été". Or l'avoir été demeure, ne fût-ce que dans le chant du poète qui témoigne du chant des Muses. "Cela n'est jamais advenu et pourtant c'est toujours" écrit l'Empereur Julien. Et ce "là-bas", cet "éternel", ce "toujours" où sont-t-il sinon dans la recouvrance du moment présent ?
 
Homère, dans l'Iliade nomme les dieux "ceux qui vivent légers". Cette légèreté, cette apesanteur, nous seraient-elles ôtées à jamais ? La recouvrance nous est-elle à jamais interdite, et, avec elle, tous les enchantements nuptiaux de la rencontre du Mythe et du Logos ? Comment le croire, si nous devinons encore la profondeur du monde et de l'être, et si, dans cette profondeur, nous pressentons les dieux dans leur retrait ? Comment le croire, sinon dans un saisissement mortel qui nous laisserait comme interdits face au monde, statues de sel, âmes vitrifiées, imperméables ? "Si l'oeil, écrit Goethe, n'était pas soleillant, comment verrions-nous la lumière ? Si la vigueur du dieu n'était vivante en nous comment l'appel divin pourrait-il nous ravir ? "
 
L'épreuve du nocturne révèle par contraste le "soleillant". L'absence creuse l'abîme limpide de la toute-présence; l'exil du dieu signe sa proximité ardente. La mesure et la clarté, comme l'écume dont naît la déesse de l'amour, viennent à nous sur des houles de nuit.
 
Luc-Olivier d'Algange
 

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08/04/2023 | Lien permanent

Luc-Olivier d'Algange, les inédits de Gustave Thibon:

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Propos d'avant-hier pour après-demain,

les inédits de Gustave Thibon

 

 

Le livre d'inédits de Gustave Thibon, qui vient de paraître aux éditions Mame, est un événement. L'ouvrage rassemble des notes, des conférences, « feuilles volantes et pages hors champs », lesquelles, pour les lecteurs non encore familiers constitueront une introduction du meilleur aloi, et pour les autres, une vision panoramique des plus instructives. Presque tous les thèmes connus de l'oeuvre sont abordés, et d'autres encore, où l'on découvre un philosophe dont la vertu première est l'attention. Il y est question de la France, des « liens libérateurs », formule qui n'est paradoxale qu'en apparence, des « corps intermédiaires », de Nietzsche et de Simone Weil, du mystère du vin, de l'âme du Midi, du Portugal, de la vie et de la mort. Ces « pensées pour soi-même », nous donnent la chance de remonter vers l'amont, vers la source d'une pensée qui ne se contente pas d'être édifiante et sauvegarde l'inquiétude, ce corollaire de la Foi, qui est au principe de toute aventure intellectuelle digne d'être vécue.

Encore qu'il eût, depuis plus d'un demi-siècle, des lecteurs fidèles, et, mieux encore, de ceux qui surent entrer en conversation avec lui et prolonger sa pensée et son œuvre, - tel Philippe Barthelet auteur d'un livre d'entretiens avec Gustave Thibon, et d'un magistral Dossier H consacré à l'auteur de L’Ignorance étoilée, aux éditions de L'Age d'Homme - il est à craindre que Gustave Thibon ne soit pas encore reconnu à sa juste valeur, et surtout, à sa juste audace. Une image s'interpose : celle du « philosophe-paysan » qui se contenterait de dispenser une sagesse traditionnelle appuyée sur le catholicisme et l'amour de la terre.

Forts de cette vision réductrice, sinon fausse, on se dispense de le lire, de confronter son œuvre à celles des philosophes, plus universitaires, de son temps, et l'on méconnaît ce qu'il y a de singulièrement affûté, et sans concession d'aucune sorte, dans sa pensée érudite, mais de ligne claire et précise, sans jargon. Gustave Thibon, dans ces pages « hors champs », adresse au lecteur, une mise-en-demeure radicale, non certes au sens actuel de radicalisme, mais, à l'inverse, par un recours aux profondeurs du temps, aux palimpsestes de la pensée, à cette archéologie, voire à cette géologie de l'âme, à cette géographie sacrée, celle de la France, qui est, par nature, la diversité même, qui se décline de la Bretagne à l'Occitanie, et n'en nécessite point d'autre, abstraite, importée ou forcée.

Certes, la terre est présente, et Gustave Thibon rejoint Simone Weil dans ses réflexions sur l'enracinement ; certes, il est catholique, sans avoir à passer son temps à le proclamer, - mais ces deux évidences sont, avant tout, l'expérience d'une transcendance véritable, qui ne cède jamais à la facilité revendicatrice, à ces représentations secondes qui nous poussent, sur une pente fatale parfois, à parler « en tant que ». Gardons-nous, dit Gustave Thibon, de nous reposer dans l'image que nous nous faisons de nous-mêmes ou dans le sentiment, d'être, par nos opinions et nos convictions, une incarnation du « Bien ».

Il existe bien un narcissisme religieux, une satisfaction indue, une façon de s'y croire, au lieu de croire vraiment, une pseudo-morale de dévots, une « charité profanée » (selon l'expression de Jean Borella) que Gustave Thibon, dans ces inédits, n'épargne pas de ses flèches. On se souviendra, en ces temps hâtifs et planificateurs que nous vivons, de sa formule qui ne cesse de gagner en pertinence : «  Il ne faut pas faire l'Un trop vite ». Contre la fiction d'un universalisme abstrait, Gustave Thibon propose un retour au réel , celui du monde, avec ses limites et ses frontières heureuses ; celui de l'homme qui défaille et parfois se dépasse. Il suivra Nietzsche, pas à pas, dans son « humain, trop humain », dénonçant les leurres, la morale comme masque du ressentiment et de la faiblesse, non pour « déconstruire », et se livrer au désastre dans « un vacarme silencieux comme la mort » ainsi que l'écrivait Nietzsche, - noble naufragé qui en fit la tragique expérience, - mais pour comprendre que le vide qui se dissimule derrière nos vanités est appel à une plénitude infiniment proche et lointaine.

La faiblesse exagère tout. Son mode est l'outrance. Elle conspue, elle maudit, elle excommunie avec la rage de ceux dont la Foi est incertaine. Ces Propos d'avant-hier pour après-demain, le sont aussi pour notre pauvre aujourd'hui. Nous avons nos Robespierre, nos Précieuses ridicules, nos propagandistes du chaos, sous l'habit policé des technocrates, perfusés d'argent public, et tous ont pour dessein de faire table rase de notre héritage pour y établir leurs fatras, leurs encombrements de laideurs, de fictions lamentables, autant d'écrans entre nous et le monde ; écrans entre nous et un « au-delà de nous-mêmes », vaste mais autrefois familier, comme le furent les Rameaux, Pâques, Noël. - ces temporalités qualifiées où les hommes se retrouvaient entre eux et en eux-mêmes à la recherche de « la juste balance de l'âme » : «  Existence simultané des incompatibles, balance qui penche des deux côtés à la fois : c'est la sainteté » écrivait Simone Weil, citée, dans ces pages, par Gustave Thibon.

Philosophe-paysan, Gustave Thibon le serait alors au sens où il nous intime de nous désembourgeoiser, de cesser, par exemple, de considérer l'argent comme le socle des valeurs et de retrouver le « dépôt  à transmettre » : le fief, la terre, la religion. «  Le socle dévore la statue (…), avarice bourgeoise, aucune magnificence, pas de générosité ; abaissement des valeurs : pour le marchand tout se chiffre – et mépris des valeurs artistiques ; mentalité étriquée (…) ; règne du Quantitatif. Les « gros » ont replacé les « grands ».

Où demeurer alors ? Gustave Thibon nous le dit, en forme de devise héraldique : «  Contre l'espoir dans l'espoir ».

 

Luc-Olivier d'Algange

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16/12/2023 | Lien permanent

André Suarès, une vision paraclétique:

Luc-Olivier d’Algange

 

André Suarès, une vision paraclétique

 

« Lucere et ardere, perfectum est. »

 

Saint-Bernard

 

« Ils m'ont tant méconnu, qu'enfin je me connais.

Ils m'ont tant dépeuplé que j'ai créé dans le désir un monde.

Ils m'ont fait si solitaire que j'ai passé tous les déserts sans encombre: j'ai été d'oasis en oasis jusqu'à la source délicieuse, de flamme fraîche et d'ombre blonde »

 

André Suarès

 

 

Nul ne fut plus artiste qu'André Suarès; nul mieux que lui n'osa concevoir le sens de l'Art comme une question de vie ou de mort. Pour André Suarès, voir le monde en artiste, ou en poète, ce n'est pas seulement opposer la vie à la mort, vouloir le triomphe de la vie sur la mort, c'est aussi discerner ce qu'il y de mort chez les vivants, et les en vouloir délivrer; et pressentir dans la mort, dès lors que nous cessons de la craindre, pour l'avoir défiée, la possibilité inépuisable d'une renaissance immortalisante. On a parlé, à propos d'André Suarès d'une « mystique de l'Art », qui précéderait celle de Malraux. Toutefois l’Art, selon André Suarès, ou la poésie, ne se substituent pas exactement à la Religion mais s'en trouvent être la manifestation précellence et l'expression essentielle. Il serait ainsi plus exact d'évoquer une métaphysique de l'Art.

Si la nature symbolise avec l'Art, l'Art lui-même symbolise avec une réalité qui lui est supérieure sans en être distincte ni lui être antérieure. L'Art témoigne mais ce dont il témoigne se tient tout entier dans le témoignage. Lorsque l'homme, conquis par sa plus haute exigence, laisse derrière lui le monde tel que le conçoivent les utilitaires et les « « sots moralisateurs », il s'empare des mots, des sons, des lignes, des couleurs, autrement dit des formes et des idées (au sens grec, l'idéa n'est autre que la forme) et s'achemine, à travers les œuvres qu'il suscite, vers une gloire qui n'est plus de ce monde. Il témoigne alors d'une autre réalité qui n'est point antérieure ni séparée mais qui se trouve être au cœur, son propre cœur bruissant, flamboyant: ce buisson ardent de l'herméneutique spirituelle en attente du Paraclet, qui laisse aux visages, aux paysages et aux Cités une chance d'être en concordance avec ce qui les dépasse et dont ils procèdent. Cette chance cependant n'est point donnée mais conquise, ou, plus exactement, donnée, elle doit encore être reconquise contre tout ce qui, en ce monde, conspire à nous faire méconnaître ce don, à nous l'obscurcir, à nous en tenir éloignés. Mieux que d'autres en son temps, André Suarès nous avertit que l'Art est un combat contre son temps, contre cet insensé rabougrissement de l'imagination et de l'entendement que les « progressistes » nous proposent comme une « libération » ou un accomplissement final de l'humanitas.

 

« Tout est voile en plein ciel. Rien n'est allégorie et tout est Symbole ». Là se précise la métaphysique d'André Suarès dont l'œuvre toute entière semble destinée à nous délivrer de la fadaise allégorique et à laisser resplendir en nous la beauté et la vérité du Symbole. Alors que l'allégorie s'abolit dans ce qu'elle allégorise, qu'elle n'est qu'une formulation provisoire, vouée à périr dans l'abstraction qu'elle désigne, le Symbole sauvegarde le visible dans l'invisible et l'invisible dans le visible. La part visible du Symbole est inséparable de sa part invisible; elle demeure dans le mystère ingénu de sa forme, de sa vocation; et de ne point s'étioler dans l'invisible auquel elle se rapporte, lorsque nous l'atteignons, elle acquiert, ici-bas, comme pour la première fois, la splendeur de la beauté dont elle est le nom et l'épiphanie.

Loin de se laisser traduire d'un langage à l'autre, comme l'allégorie, de se laisser convertir du concret à l'abstrait, le Symbole demeure dans sa vérité de part et d'autre de l'orée qui distingue et unit le sensible et l'intelligible. Cette « voile en plein ciel » est notre songe et notre ivresse. Elle est aussi le voile qui révèle en revoilant. Ce monde où tout est Symbole nous lance dans les Hauteurs car tout Symbole symbolise lui-même avec un autre Symbole: telle est la clef de la grandeur, de la vastitude. Toute chose symbolise, et sans doute n'y a-t-il que l'espace qui ne symbolise avec rien d'autre qu'avec lui-même.

Le métaphysicien le plus aigu, l'herméneute spirituel le plus audacieux, se trouvent ainsi, dans leur méditation du Symbole, plus proches de la simple croyance, de la naïve et lumineuse ferveur, que de la Théologie rationnelle qui change les Symboles en allégories et finit par ne voir en celles-ci que des ombres inutiles de quelque « morale citoyenne ». Si la procession liturgique, l'Ange et toute la splendeur architecturale et musicale de la Religion sont, en effet, des Symboles d'une réalité plus haute, leur réalité ici-bas n'en est que plus réelle, leur « acte d'être », offert à nos sens, n'en est que plus intense et plus adorable.

Prenons, mais nullement au hasard, pour exemple, les récits de la légende arthurienne et de la Quête du Graal. Le cheminement, les combats, le Graal lui-même symbolisent avec une réalité supérieure, mais est-ce à dire qu'ils s'abolissent pour autant en celle-ci, qu'ils disparaissent dans la réalité qui les suscite ? Si le Graal est la vérité ultime, la « rejuvénation » du monde et de l'âme, celles-ci n'en demeurent pas moins le Graal. L'herméneutique spirituelle des Symboles se fonde ainsi sur la reconnaissance d'un surnaturel concret, d'une vérité qui est réelle et d'une réalité qui est vraie et non point sur une simple résorption du sensible dans l'intelligible. Si Dieu est bien « ce trésor caché qui aspire à être connu », les formes qui le manifestent sont aussi indispensables à cette aspiration que l'Intellect qui, par l'intuition lumineuse, le rejoint. Telle serait la mission paraclétique de l'œuvre d'Art.

 

Les ultimes pages écrites par André Suarès, réunies sous le titre Le Paraclet (et que nous devons lire exactement, selon la formule consacrée, comme son « testament spirituel ») ressaisissent en un seul geste les préoccupations esthétiques, métaphysiques, religieuses et morales de l'auteur. Elles sont à la fois son Ecce homo et un viatique pour ses successeurs. Elles récapitulent non moins qu'elles annoncent. Le dernier mot est toujours un avant-dire.

Le ressouvenir de ces grands intercesseurs, que furent pour André Suarès les écrivains et les artistes qu'il aima, s'accomplit, en ces pages frontalières (voiles dans le ciel !) dans le pressentiment de l'accomplissement prophétique. Ces formes de la beauté qui frémissent et brûlent, ces  « ombres blondes », ces « sources de flamme fraîche » », cette terre paradisiaque qui ondoie dans le piano de Ravel ou les orchestrations de Debussy, sont annonciatrices. Elles ne se résolvent point dans leurs mécanismes; elles ne renvoient point seulement à elles-mêmes; elles ne s'éteignent point dans les objets qu'elles inventent: elles préfigurent l'advenue d'un Règne, et ce Règne est celui du Saint-Esprit, du Paraclet, qu'annonce l'Evangile de Jean.

Avant d'être cet « esthète », cet amoureux exclusif du Beau à quoi l'on s'obstine à le réduire, André Suarès fut le héraut d'une métaphysique radicale de l'Art. Qu'est-ce que la Beauté, si elle ne symbolise, sinon une catégorie, par surcroît relative, du sentiment, à la merci des époques, des modes, ou d'autres capricieuses variations d'humeur ? Vaudrait-elle ce combat, ces héros et ces martyrs dont André Suarès récita la geste ? Ne serait-elle point alors un banal épiphénomène de l'entendement; et destinée, alors, à rendre ses armes, toutes ses armes étincelantes de jeunesse, de courage, de légèreté et de rêve, à ces hommes sérieux, ces Messieurs Homais qui planifient le monde et entendent objectivement le « gérer », selon ce mot ignoble qui souille désormais toutes les bouches.

Le parti-pris de laideur, d'insignifiance, de vulgarité (qui se veut « dérision ») d'une certaine production « artistique » moderne abonde en cette hypothèse qui procède elle-même d'une volonté idéologique d'éradiquer, dans l'Art comme dans la vie, toute survivance métaphysique ainsi que toute attente eschatologique. Je ne vois, pour ma part, rien de plus pompier que ces « installations » qui ravissent les « gogos du vieil art moderne », et rien de plus fastidieusement allégorique que les commentaires spécialisés qui les accompagnent, ces modes d'emploi pour demeurés, qui conjuguent un jargon digne des bulletins officiels de l'Education nationale avec la fumisterie éventée. Quelle tristesse ! Ce nihilisme de pacotille ne cesse d'apporter la démonstration massive que l'informe est au principe des pires conformismes. Observons, en passant, comment ces cléricatures se défendent contre ceux qui osent les contester: ces gens-là, qui s'affichent « contestataires » manient l'excommunication et le lynchage avec la même diligence dont ils usent, en général, à mettre la main sur les subventions de l'Etat. Il existe bien un « art officiel » de ces dernières décennies et il se trouve être aussi bourgeois et pompier, mais avec le savoir-faire artisanal en moins, que « l'art officiel » du dix-neuvième siècle. Cet « art » qui se vante de n'avoir pas de sens, qui s'édifie, et de la façon la plus bonhomesquement édifiante, sur la négation du Sens, ne s'en oriente pas moins vers les poubelles de l'Histoire. Il n'en restera pas davantage que des scènes mythologiques léchées ou les portraits empesés des notaires de province que les critiques préféraient naguère à Monet ou à Cézanne.

Ne nous leurrons pas davantage: l'Art sera paraclétique ou ne sera pas. Tout Art est sacré par définition, c'est-à-dire par provenance et par destination. L'Art profane fut une utopie fallacieuse qui finit comme nous la voyons: en calembredaines publicitaires. Le grand Art moderne fut une reconquête du sacré contre les bondieuseries et les saintsulpiceries « réalistes ». Le retour aux ibères et aux étrusques de Picasso, le catholicisme mystique de Cézanne (dont il conviendrait de relire les écrits), les subtiles épiphanies de Vuillard qui irisent et approfondissent le réel, qui dévoilent ce réel qui est vrai et cette vérité qui est réelle, offrent au regard ce qu'il faut bien considérer comme les étapes d'un cheminement, les moments d'un combat qui ne sauraient se résoudre en une théologie rationnelle. « Paraclet, Paraclet, Saint-Esprit, sois l'hôte: reçois et sois reçu ».

 

Le traité du Paraclet d'André Suarès se distribue en trois livres: Livre I, La Voie, livre II, Le Seuil, livre III, Le Règne. Ces trois moments procèdent de cet appel premier, de cette métaphysique de l'être à l'impératif qui est aussi une éthique de l'hospitalité. « Le monde, écrit Hugues de Saint-Victor, est la grammaire de Dieu ». Tout le mystère de l'Esprit se joue, en effet, dans ce dépassement du substantif et de l'infinitif et dans la brusque surrection de l'impératif. « Par Saint-Esprit, j'entends l'intuition pure, le miracle intérieur, la lumière sans méthode, sans étude et sans règle, éclairant tout d'un coup la pensée, pliant les mœurs et la conduite. Intuition: vue du fond par le dedans: quel que puisse être le sens rationnel par où l'on doive conclure ». Le Dieu dont le Paraclet est l'intercesseur ne saurait donc être un « étant suprême », un potentat auquel on pourrait se contenter d'obéir, une « entité » plus puissante, mais semblable à d'autres qui peuplent le monde: c'est assez dire qu'il n'est pas un substantif. Il n'est pas davantage l'être, à l'infinitif, dont nous parle l'ontologie, de Parménide à Heidegger, qui repose dans son « éclaircie ». Il est l'être à l'impératif,

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28/10/2021 | Lien permanent

Alchimie, l'Etincelle d'or:

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Luc-Olivier d'Algange

Alchimie

 

« (…) un livre hermétique. On appelle de ce nom un texte entièrement clair, dont le sens se laisse continuellement pénétrer, mais qui dissimule dans cette transparence des vérités d’un ordre particulier que seule une certaine préparation morale peut faire surgir. »

Joë Bousquet

 

1. L'Herméneutique, vitrail du sens

On s'accorde parfois  à dire que l'art de l'herméneutique tel que nous le connaissons en Occident, apparaît à Alexandrie, sous le règne de Ptolémée Soter, et sous le signe d'Hermès-Thoth, messager des dieux. Loin de se réduire à une simple analyse ou exégèse des textes, l'herméneutique est d'abord un art de l'interprétation infinie qui, au moyen de signes, porte témoignage de ce que Philon d'Alexandrie, nomme le « Logos intérieur » dont l'abîme de transparence s'ouvre sur la connaissance divine. « La réalité que l'artiste doit enregistrer est à la fois matérielle et intellectuelle. La matière n'est réelle que parce qu'elle est une expression de l'esprit. » Ce propos de Marcel Proust pourrait servir d'exergue à toute méditation et toute pratique herméneutique. Pour l'herméneute, les signes et les mots n'ont de réalité qu'en tant que traces de l'esprit, chiffres d'un Sens qui est la réalité même, centrale et polaire, d'où toutes les réalités contingentes tiennent leur existence et leur importance particulière.

A cet égard, l'herméneutique relève moins d'une explication de texte que d'une implication de l'homme dans une ascèse du Sens dont il pressent la clarté et dont il désire s'illuminer. Rien, dès lors, ne saurait être moins austère et plus aventureux que l'herméneutique car, à chaque instant, ce que nous pressentons peut nous échapper, nous éblouir ou nous mentir. Le Sens d'une oeuvre n'est jamais le résultat de cette agilité intellectuelle qui suffit à résoudre les rébus ou les mots croisés. Le Sens n'est pas un objet, mais, dirions-nous, en nous souvenant de Rainer Maria Rilke, un Ange,- et « tout Ange est terrible... » Si tout d'abord le Sens ne s'offre à nous qu'à travers des voiles et des nuées, ce n'est pas sans raison. Le Sens est le Graal dont la vision transfigure et glorifie mais peut aussi nous réduire en cendres. Ainsi les herméneutes devront-ils être non point d'arrogants spécialistes, mais, selon la belle formule de Nietzsche «  des hommes profonds et joyeux, avec des âmes mélancoliques et folles ». Parmi les diverses ruses du vieux nihilisme professoral, l'une des moins honorables est sans doute d'avoir voulu faire de Nietzsche un précurseur du matérialisme moderne. Celui qui ne croit en rien comment serait-il le tragique jouet des dieux ? Comment chanterait-il l'éternité et l'anneau du retour ? Pourquoi, si le Rien domine, s'évertuer à sauver un idéal de qualité humaine, de courtoisie et de bon goût, et placer tout cela, de surcroît, sous l'égide du Mage Zoroastre ? Ainsi que le fait remarquer Georges Gusdorf, auteur d'un excellent ouvrage sur les origines de l'herméneutique: « Le nihilisme à la mode de notre temps, menue monnaie du scientisme du siècle dernier et résurgence abâtardie de l'esprit des Lumières, n'a rien à voir avec l'esprit romantique. Au surplus, le thème de la mort de Dieu chez Nietzsche ne revêt pas la signification qu'il a chez nos contemporains. Le Dieu mort des religions établies, dénoncé par Nietzsche évoque bien plutôt les formules de Schleiermacher dans le Discours sur l'écriture sainte devenue le mausolée de la religion, un monument attestant qu'un grand esprit était là qui n'y est plus. Nietzsche aussi s'est grandement intéressé à l'herméneutique, à la genèse et à la valeur du Sens dans le devenir de la pensée. »

La part essentielle de l'art herméneutique tremble sur le miroir du désir et du pressentiment. L'herméneutique sait d'avance que tout ne peut pas être dit ou exposé dans l'évidence d'une formulation qui satisferait aux exigences didactiques. La glorification qui advient au terme de son ascèse purificatrice emporte l'herméneute dans la transparence du secret qu'il sut favoriser par sa fidélité et sa confiance. Tout lui est alors sacramentum, signe d'une chose cachée, à commencer par sa propre vie. Procession liturgique de l'âme à travers les signes de plus en plus subtils d'une réalité intérieure, l'herméneutique nous montre que toute chose en ce monde dérive d'une source unique, et que toute chose, tout instant peut en recevoir la scintillante fraîcheur et la profonde mémoire. L'éclaircie de l'être n'est pas une explication de l'être mais, avons-nous dit, une implication de « l'essence de l'homme dans la vérité de l'être », pour user d'une expression familière, mais non pour autant mieux comprise, des lecteurs de Martin Heidegger. L'éclaircie de l'être en nous-mêmes fait de notre oeuvre l'autobiographie du monde. Le sens ésotérique de la Genèse est celui de notre éveil à l'esprit, l'instant polaire, éternisé, de notre pure reconnaissance, par laquelle nous célébrons la splendeur de la création, sa vertu miroitante. Or, c'est en cette vertu, susciteuse infinie des reflets qui nous élèvent, que l'herméneutique trouve sa justification ascétique et sa divine légitimité.

Reconnaissance et résurrection du Sens, l'herméneutique est ainsi l'art qui saintement guerroie contre l'oubli de l'être. Elle est ce qui vivifie l'esprit sous les cendres de la lettre morte des religions réduites à leurs aspects purement extérieurs. Vouée à la réprobation des progressistes, comme des littéralistes, qui refusent l'idée d'un Sens qui transcende l'histoire, l'herméneutique poursuit envers et contre tout son oeuvre, de façon, il est vrai, quelque peu clandestine mais porteuse des prestiges immémoriaux que surent y reconnaître ces proches aînés: les Romantiques Allemands. Car tel est bien le miracle qu'à travers les fanatismes dévots ou agnostiques, l'herméneutique se soit frayée un chemin, jusqu'à nous, chemin qui traverse les teintes, au sens alchimique, des époques hellénistiques, romanes, et romantiques, et par lequel nous témoignons de notre fidélité à la Tradition, et à sa primordialité, dont le sens est au-delà de toute temporalité, « lumière vers la lumière » en laquelle se précise l'idée même de civilisation .

Le discours universitaire et savant ayant renoncé, en sa vocation même, à l'expérience de la transcendance et de la pensée de l'être, à quelques rares exceptions près que nous ne manquerons pas de saluer; le discours théologique quant-à-lui, se réduisant trop souvent à de superficielles apologies, celui qui désire aller à la rencontre de ce qui survit encore du grand art de l'herméneutique devra sans doute se tourner de plus en plus vers la création littéraire et poétique, là où le plus ancien demeure présent, et présence, sous les atours de l'éternelle juvénilité du chant. Ainsi O.V de L. Milosz se considère-t-il, dans l'essence invariable de sa pensée poétique, comme le contemporain de l'Apocalypse de Saint-Jean dont il va écrire un commentaire éblouissant d'audace. De même Saint-Pol-Roux le Magnifique s'affirme « Symboliste comme Dante » et laisse refluer en la substance vive de sa poésie les images homériques et les nuances patristiques. On peut dire, en ce sens, qu'il n'existe pas de grand poète « moderne ». Tout oeuvre poétique digne de ce nom est d'abord l'espace sacré où reviennent à nous, de la nuit des temps, les symboles et les idées les plus anciens dont nous puissions garder souvenir. Antonin Artaud va s'initier aux rites primordiaux des Tarahumaras, de même que Leconte de Lisle va confondre sa voix avec celle de l'hymne védique et chanter Suryâ en des temps non moins que les nôtres dominés par les normes utilitaires et profanes. D'où cet échange entre le sens de l'être, dont témoignent les poètes, et l'être du sens qu'établissent les doctrines en leur unité intérieure. Plus que jamais, l'esprit souffle où il veut.

Alors que la critique matérialiste et la création artistique ou poétique se situent en des espaces radicalement différents, la poésie et l'herméneutique sont l'approfondissement l'une de l'autre, de même que dans la philosophie néoplatonicienne, la spéculation et l'expérience visionnaire. La poésie est l'herméneutique du monde, et l'art de l'interprétation infinie des saisons, des astres, des visages, des paysages et des désirs, de même que l'herméneutique ressuscite dans les signes et les mots le Sens de la vision qui les suscita: fulgurance du regard échangé. Car tel est le premier enseignement de la poésie, en accord avec l'enseignement de toutes les aurores mystiques et religieuses du monde: nous ne pouvons réellement voir la fleur, la pierre ou la nuit que pour autant qu'elles nous regardent. Ce que l'herméneutique nous donne à comprendre est l’image même qui nous rend transparent. Le Symbole que nous comprenons nous transfigure et nous sommes alors compris par lui, comme par toute chose offerte à notre attention fervente.

 

2. Abeilles d'Or

 

« Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons

éperdument le miel du Visible pour l'accumuler dans

la grande ruche d'or de l'Invisible. »

Rainer Maria RILKE

 

« Bien respirer un beau poème, c'est boire l'or astral des Alchimistes, c'est retrouver la respiration cosmique de la vie et de l'âme, inspiration et expiration »

Gaston BACHELARD

 

La « flamme qui fleurit »

Le langage des Alchimistes déroute et fascine. Au traité d'Alchimie semble convenir, au premier regard, le vers de Mallarmé : « Calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur ». Cependant dans ces ténèbres, les mots brillent d'éclats singuliers. Il y est question de Céruse, d'Orpiment, de Réalgar, d'Azurite, de Chélidoine. Les phrases qui décrivent les opérations, et dont on ne sait tout d'abord si elles sont matérielles ou mystiques, ou l'un et l'autre, convoquent un bestiaire en proie à des métamorphoses, une géographie sacrée où les mers, les ciels, les forêts changent de couleurs selon les changements survenus dans l'âme de l'Adepte. Tout semble se jouer dans une science de l'interdépendance où l'âme humaine et l'Ame du monde se découvrent de mystérieuses concordances. L'Alchimiste vit dans un monde qui n'est pas tout à fait notre monde mais auquel notre monde cependant donne accès. L'Alchimie n'est pas une évasion, elle révèle, par son langage si particulier, les arcanes de ce monde où nous nous trouvons et dont tant d'aspects essentiels nous demeurent méconnus. La terre sur laquelle nous allons, où nous nous livrons à nos affaires humaines, est déjà pour l'Alchimiste un grand mystère digne d'une attentive révérence.

Nous ne comprendrons rien aux traités, aux poèmes et à l'iconographie alchimique si nous ne consentons pas tout d'abord à changer notre regard et à retrouver quelque innocence dans notre façon de voir. Le sens du Merveilleux ne s'apprend pas, car il n'est pas quelque chose qui s'ajoute à notre entendement. Le sens du Merveilleux se retrouve. C'est à ces retrouvailles que nous invitons le lecteur en quête de Connaissance alchimique. La conversion du regard par laquelle nous quittons le monde utilitaire et profane change en lumière les ténèbres d'un langage dont la signification nous échapp

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05/12/2021 | Lien permanent

Roger Nimier, en temps et en heure.

Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Roger Nimier

 

Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.

Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.

Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.

On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse. Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.

L'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés. Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.

Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.

Les épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.

Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »

Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »

Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.

Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.

Qu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.

Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».

Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »

Loin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».

On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».

Luc-Olivier d'Algange

 

 

 

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31/10/2021 | Lien permanent

Avant-propos au ”Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger”:

 

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Luc-Olivier d'Algange

Cicindèles

 

Il était à prévoir que, dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire. Les folliculaires ineptes qui répercutèrent l'ignoble dépêche de presse qui présentait, à l'heure de sa mort, l'auteur des Falaises de Marbre comme un belliciste impénitent, un esthète insoucieux du Vrai et du Bien, voire, puisque toutes les contre-vérités sont désormais admises, comme un « auteur-phare du nazisme », participent de cette compulsion calomnieuse qui entoure les œuvres dont la force et la beauté échappent à ce que Guy Debord nommait « la société du spectacle ».

Ernst Jünger fut précisément de ce petit nombre d'Allemands à n'avoir été gagné en aucune façon par « l'hitlérie », pour reprendre le mot de Pierre Boutang. Ses premiers livres de guerre, relèvent de l'éthique des Kschatriyas, lucide et distante, que l'on pourrait dire stendhalienne, tant elle s'écarte de l'aveuglement idéologique, de la communication de masse, et tant elle s'inscrit dans l'esthétique des « happy few », ces rares heureux dédicataires de La Chartreuse de Parme.

Jünger est « nietzschéen », certes, comme on se plaît à le redire, mais le Nietzsche de Jünger est aussi différent de celui du vulgaire que Descartes l'est des « cartésiens » qui oublient que le dessein du Discours de la Méthode est de démontrer l'existence de Dieu. Par sa sérénité aristocratique et libertaire, son goût de la nuance et des transitions, sa défiance à l'égard des idéologies et des partis, Ernst Jünger témoigne d'une préférence certaine pour cette forme de liberté, pragmatique et lucide, plutôt que lyrique et désordonnée, propre aux Moralistes français du dix-septième siècle, dont l’amicale insolence se retrouvera chez Rivarol, auquel Ernst Jünger consacra un essai.

Mais en ces temps de médiocrité despotique, les cœurs aventureux sont suspects. Ernst Jünger, à l'évidence, appartient à l'Autre Allemagne, « l’Allemagne secrète », selon la formule de Stefan George, qui n'est point celle des mouvements de masse, mais celle de Goethe et de Jean Sébastien Bach, de Novalis et d'Hölderlin ; et peut-être aussi celle de Brecht, qui, après la seconde guerre mondiale, sut prendre la défense de Jünger ; Brecht qui savait que le « ventre de la bête immonde est toujours fécond ». Les nouveaux inquisiteurs du « politiquement correct » ne pardonneront pas davantage à Jünger qu'à Brecht d'avoir tentés de nous mettre en garde, sabre au clair, contre ces nouvelles servitudes volontaires et soumissions qui semblent s’exercer à l’insu du plus grand nombre. A cet égard le Traité du Rebelle d’Ernst Jünger est d’une actualité parfaite.

L'œuvre de Jünger est loin d'être seulement, comme certains s'acharnent à le dire, une chronique des deux dernières guerres. Il faudrait apprendre à lire l'œuvre dans son ensemble comme un traité de métaphysique expérimentale ou une gnose poétique. Si Jünger avait été un idéologue fanatique, fourvoyé dans l'ignominie et le désastre, nos modernes lui eussent témoigné d'une plus grande indulgence. Rien de tel. L'incorrection politique de Jünger est d'échapper. Le cœur aventureux est initiation à l'échappée belle, riche d'émerveillements et de périls, qui vient à nous dans les dionysies, les ivresses, les visions et les contemplations.

L'œuvre d’Ernst Jünger, méditative et savante, procède d'une résistance active au règne de la Quantité. Ce qui est dit,- dans Le Contemplateur solitaire, dans Approches, drogues et ivresses, dans Visite à Godenholm, dans Les Nombres et les dieux, dans Les Ciseaux, et tant d'autres ouvrages subtils, surprenants, défiant la loi des genres, contredit au dédire universel d'un monde qui abandonne les puissances du Mythe et du Logos pour s'assujettir au pouvoir de la Technique.

Visionnaire, Jünger sut prédire, dès longtemps, le triomphe des titans auquel nous assistons aujourd'hui. Les dieux sommeillent, infiniment lointains, mais à fleur de peau, métaphores hors d'atteinte, dans la proximité extrême du silence. Ce qu’Ernst Jünger écrit sur les « chasses subtiles », les variations d'état de conscience, la nature héraclitéenne de la réalité, est devenu presque inaudible dans un monde que l'on peut définir comme la négation de la nuance. Au regard d'une Allemagne telle que la conçoivent et la vénèrent les modernes, Jünger est bien peu allemand. Rien d'administratif, de systématique ou de lourd chez cet ami de la forme brève, de la digression et de l'essai, au sens de Montaigne. Jünger par tous les aspects de son œuvre échappe au pathos sentimental de la modernité, comme il échappe au pathos philosophique. Nulle dramatisation du concept, nul acharnement à imposer son système ou sa règle. La voie de Jünger est une voie d’ardente sérénité, une sagesse qui se refuse à être édifiante ou dévote.

La littérature est pour lui un instrument de connaissance, et la voie de la connaissance est l'émerveillement. Jünger ne s'empare pas des concepts avec cette avidité propre aux modernes, il pratique l'approche des idées qui sont autant de ponts lancés vers l'invisible et l'intemporel. Approches, ce mot dit la « méthode non-méthode » de Jünger, qui s’apparente à « l'agir sans agir » des taoïstes. Dans l'approche, le pathétique de l'existence (qu'exacerbent les systèmes, aussi rationalistes qu'ils se veuillent) disparaît en faveur d'un art de la prescience: « La connaissance du visible, l'expérience, devrait être précédée par la prescience d'un Invisible qui n'apparaît que rarement et seulement à des élus ». Rien n'est moins idéologique que cette approche, et c'est pourquoi elle ne peut contenter ceux qui, d'une façon ou d'une autre, cèdent à l'exigence grégaire, quand bien même leur troupeau serait un troupeau d'individualistes.

Les livres de Jünger gardent ce pouvoir de nous parler immédiatement de ce qui nous regarde. Il n'est pas d'auteur plus contemporain que Jünger. Nos tartuffes, « intellectuels » par antiphrase, embrigadés dans des combats d'arrière-garde, luttant confortablement contre des ennemis disparus, ne peuvent que pâlir de jalousie devant une œuvre aussi magnifiquement dégagée. Entre Parménide et Héraclite, il semble que Jünger refuserait de choisir. L'immobilité de l'être ne lui semble point contredite par le fleuve toujours autre du devenir héraclitéen. La logique du refus de l'alternative s'accompagne d'un refus du compromis.

Pas davantage qu’il n'est question de pourfendre les contemplateurs de l'être au nom de l'infini devenir, il ne sera question d'inventer une sorte d'hybride entre les théories de l'être et les théories du devenir, qui relèverait du compromis. Ni l'exclusive, donc, car l'exclusive nous prive de la moitié du monde et nous réduit au rôle fastidieux, et somme toute ridicule, du fanatique, ni le compromis car le compromis nous prive de la totalité du monde et nous réduit à n'être rien.. L'éternel devenir de la vérité de l'être surgit, sous les atours de l'intemporel, à la pointe de l'instant, sur la diaprure de l'aile du moucheron, dans l'irisation de la goutte de rosée que le premier soleil abolit, nuance dans la nuance.

L'intelligence nuancée est la plus rare, la plus aristocratique, la plus éloignée des habitudes communes de notre temps épris d'inquisition et de contrôle. La nuance est consentement à l'ordre magnifique du monde, approbation sereine de la beauté de l'être ; la nuance est le Saint-Esprit, la nuance est l'échelle du vent lancée par-delà le visible dans la splendeur de l'invisible. Comment choisir entre le devenir et l'être, sinon en cédant à une ruse du Diable, dont le propre est de diviser ? La perversion de l'esprit d'analyse tient toute entière dans le dissentiment entretenu entre ce qui demeure et ce qui passe. Comme si le passage n'était pas la révélation progressive de l'immobile, comme si le temps n'était pas, selon l'irrécusable formule de Platon, « l'image mobile de l'éternité. ».

L'œuvre de Jünger nous montre, et telle est la leçon des Falaises de Marbre et de Visite à Godenholm, que les Idées, les Mythes, les Figures, sont tout autre chose que des abstractions. L'art littéraire est un moyen de connaissance, une gnose ; les Figures qui blasonnent la réalité se détachent dans le récit avec des couleurs de vitrail. Le Soleil-Logos se diffracte dans les phrases. A ceux qui lisent l'œuvre de Jünger comme une permanente invitation à l'oubli du « moi », c'est-à-dire à la conquête de la vie magnifique, nous adresserons, en signe d'intelligence, cet hommage, ces notes, sur une partition plus vaste qui nous échappe, comme une promesse aventureuse. En des temps où l'on voudrait que tout soit dit et rangé en catégories, il nous paraît, au contraire, que tout reste à dire, à commencer par les pérégrinations de l'âme et les mystères de l'oraison. La Jérusalem Céleste est encore loin. Entre la Mort et le Diable, le pas du Cavalier de Dürer, pour assuré qu'il soit, évoque l'immense distance qui nous reste à parcourir.

Le monde moderne est, selon la formule de Léon Bloy, dont Ernst Jünger fut grand lecteur, « une ruée vers le bas. » L'air léger des hauteurs qui se verse sur nous par les routes où nous rencontrons les « Nobles Voyageurs », les « Amis de Dieu », évoque l'exactitude impondérable de l'Intellect dans l'éclat de sa gloire matutinale. « Dieu est l'Intellect », la formule de Maître Eckhart rejoint celle d'Anaxagore. En décrivant les règnes du visible et de l'invisible, de la nature et des rêves, de l'action et de la contemplation, de l'immobilité et du mouvement, Ernst Jünger fit de son œuvre un vaste traité, une théodicée à laquelle, si nous en saisissons l’augure, nous devrons, nous autres européens modernes, notre première victoire décisive sur le nihilisme.

Traverser le nihilisme, comme une Œuvre-au-noir, s'en rendre victorieux, tel fut l'objet d’Orages d'acier et du

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15/12/2021 | Lien permanent

Relisons Donoso Cortès, version francaise et version traduite en espagnol:

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Luc-Olivier d’Algange

Relisons Donoso Cortès

 

« Ce qu’ont d’extraordinaire et de monstrueux toutes les erreurs sociales, dérive de ce qu’ont d’extraordinaire les erreurs religieuses qui les expliquent et desquelles elles procèdent. »

 

Donoso Cortès

 

« Le renversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou même parfois, dans les cas les plus extrêmes ; la négation pure et simple de tout principe transcendant ; c’est dans tous les cas la substitution de la  physique à la métaphysique, en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement étymologique, ou, en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le naturalisme… »

 

René Guénon

 

Pour Donoso Cortès, il n’est point d’erreur politique qui ne soit d’abord une erreur religieuse et métaphysique. Ce qui nous livre à l’errance, ce qui nous éloigne de nous-mêmes, ce qui nous invite au reniement, au désastre, à la calomnie, au mensonge, à la déroute et à la bêtise, est toujours ce qui nous éloigne de Dieu, c’est à dire du silence.

Ce silence est quelque peu mystérieux. Il est ce dont procède la parole, cette fine pointe où la parole se délivre du bavardage ; espace infini où la parole retourne à l’oubli. Il est aussi vain de s’insurger contre le langage humain que de croire en son omnipotence. «  La première façon de sortir du mensonge, écrit Philippe Barthelet, et la plus offensive – car il s’agit bien d’une guerre intérieure, d’une guerre sainte qu’il nous faut livrer -, est de faire silence. L’ordre grammatical est ici le reflet inversé de l’ordre ontologique, car c’est véritablement le silence qui nous fait ; et c’est le silence qui nous fait parler, véritablement, selon la vérité, et toute parole vraie est à la lettre superflue, elle coule du dehors, déborde, elle n’est là que pour confirmer ».

La Lettre au Cardinal Fornari réfute cette première et fatale erreur moderne qui consiste à penser que la Religion, la politique et la philosophie sont des domaines séparés, autonomes, qui vagueraient en d’impondérables mondes à leurs occupations respectives aussi étanches les unes aux autres que des spécialités universitaires, avec leurs jargons, leurs fins particulières et insolites. Pour Donoso Cortès, non seulement la Religion n’est pas absente de la politique ou de la philosophie mais celles-ci sont toujours religieuses, l’ordre grammatical s’ordonnant à l’ordre ontologique, même et surtout lorsqu’elles s’évertuent à nier ou à défaire la Religion.

Les aperçus de Donoso Cortès sont de ceux, fort rares, qui gagnent en pertinence à mesure que le temps nous éloigne de leur formulation. Mieux qu’en 1848, par exemple, date de son Discours sur la dictature, nous pouvons vérifier et approfondir sa pensée et prendre la mesure de la titanesque erreur religieuse qu’est le matérialisme, cette adoration de la physis, dont sont issus la démocratie, en tant que dictature du nombre, et les diverses formes de totalitarisme, en tant qu’accomplissements de la « promesse » démocratique dans l’utopie d’une socialisation extrême, fusionnelle, des rapports humains, où la raison ni les principes ne tiennent plus aucune place. «  On pourrait constater, d’une façon très générale, écrivait René Guénon, que l’apparition de doctrines naturalistes ou antimétaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle »

« Désormais, plus aucun Allemand ne sera seul », cette phrase prononcée par Hitler à sa prise de pouvoir par les urnes semblait à Henry de Montherlant la plus effrayante qui soit sous l’apparence d’un bon-sentiment anodin. Phrase terrible, en effet, laissant transparaître la volonté d’établir un monde d’où la solitude, la contemplation, la distance, et le silence, et les profondes raisons d’être du silence, seraient bannis au nom de la « volonté commune », d’une adoration panthéiste de la nature. Or, que nous dit Donoso Cortès dans sa Lettre au Cardinal Fornari ? «  La raison est aristocratique alors que la volonté est démocratique ». Le totalitarisme est l’accomplissement, la réalisation de cette erreur religieuse que constitue la démocratie, en tant que socialisation extrême, outrancière, des rapports humains. Le culte de la matière et la haine de la forme, l’adoration de la fusion immanente et la détestation de la distinction, le sacre de la volonté et la l’excommunication de la raison, en tant qu’instrument de connaissance métaphysique : telles sont les conséquences de cette erreur religieuse qui voudrait se faire passer pour une vérité anticléricale, - mais à cet aval désastreux et inhumain correspond un amont dont il n’est pas inutile de tenter l’analyse en usant de la méthode même de Donoso Cortès.

En effet, la « matière » telle que la conçoivent les matérialistes, n’existe pas. Elle est cette abstraction « ourouborique », totale, dont le communisme fera sa mystique. Pour le matérialiste, qu’il soit controuvé ou naïf, « tout est matière ». C’est dire que pour lui la matière est l’autre nom du « tout ». Il n’est rien en dehors d’elle et tout ce qui procède d’elle, le langage, la forme, est encore englobé par elle, ou dévoré, comme la filiation de Chronos. Ce « partout » qui n’est nulle part n’est donc pas une invention nouvelle : c’est le panthéisme : «  Pour ce qui est du communisme, écrit Donoso Cortès, il me semble évident qu’il procède des hérésies panthéistes et de l’ensemble de celles qui leur sont apparentées. Quand tout est Dieu et que Dieu est tout, Dieu est, d’abord, démocratie et multitude ; les individus, atomes divins et rien de plus, sortent du tout, qui perpétuellement les engendre, pour retourner au tout, qui perpétuellement les absorbe. Dans ce système, ce qui n’est pas le tout n’est pas Dieu, même s’il participe de la divinité ; et ce qui n’est pas Dieu n’est rien, car il n’y a rien en dehors de Dieu, qui est tout. »

L’analyse de Donoso Cortès, loin de valoir seulement pour les sociétés étatiques, d’inspiration marxiste, vaut également pour toutes les sociétés à dominante matérialiste, aussi libérales ou « libertariennes » qu’elles se veuillent. Le mot « matérialisme » lui-même, car les mots, sinon l’usage que l’on en fait, sont innocents et ne mentent pas, divulgue sa nature religieuse ; c’est bien le culte de la « Magna Mater », l’immanence déifiée et devenue abstraction. Car la « matière » du matérialiste, et c’est là où se précise, en amont, l’erreur religieuse, n’est jamais présente. De ce moment où j’écris ces lignes, la « matière », telle que la conçoit le matérialiste, est absente. Certes, je vois la table sur laquelle est posée la feuille de papier, j’aperçois par la fenêtre l’arbre dépouillé de ses feuillages dans la paysage hivernal, je vois et je perçois un nombre infini de choses que je nomme et que je reconnais par leur forme et leur usage, mais la « matière » je ne la vois ni ne la perçois pour la simple raison que la matière est abstraite dans ce « partout » qui n’est « nulle part », alors que la forme est concrète.

La matière du matérialiste est ce « tout » devant quoi les hommes doivent se taire et obéir, en croyant se glorifier, alors que les formes sont ce qui nous parle par les noms que nous lui donnons, par l’usage que nous en faisons, par cet entretien infini entre ce qui est en nous et en dehors de nous dont elles sont le principe. La « matière » qui veut être « tout », la « matière » qui n’est point une voix dans un concert de voix de l’âme et de l’Esprit, n’est rien ; et ce « rien » est d’autant plus despotique qu’il n’a pour raison d’être que la négation de la raison et de l’être. Rien de bien surprenant alors, et les craintes de Donoso Cortès se trouvent justifiées par-delà tous les cauchemars, à ce que le matérialisme eût agrandi, jusqu’au vertige, les minimes failles des erreurs religieuses antérieures, au point de laisser les hommes seuls face au néant d’une idolâtrie jalouse.

On se souvient des premières phrases de l’admirable essai de Mighel de Unamuno, Le Sentiment tragique de la vie : «  Homo sum ; nihil humanum a me alienum puto, dit le comique latin. Et moi je dirai mieux : nullum hominem a me alienum puto. Car l’adjectif humanus m’est aussi suspect que le substantif abstrait humanitas, l’humanité. Ni l’humain, ni l’humanité ; ni l’adjectif simple ni le substantif abstrait, mais le substantif concret : l’homme. L’homme en chair et en os, celui qui naît, souffre et meurt – surtout meurt - celui qui mange, boit, joue, dort, pense, aime ; l’homme qu’on voit et qu’on entend, le frère, le vrai frère » . De même, le propre de la « matière » du matérialiste, ce « rien » arrogant qui prétend à être « tout », cette abstraction vengeresse, comme toutes les abstractions, sera de nous ôter à la nature éternelle des formes, de nous précipiter dans un monde sans hiérarchie, sans distinctions, sans ferveur et sans pardon, un monde irréel, porté seulement par le frêle esquif de la « morale autonome », sur une houle chaotique et désespérante, antérieure au Verbe.

Définir le matérialisme comme un  « progrès » par rapport à la Théologie médiévale, donne au mot « progrès » un sens particulier, dont Jean Cocteau eut l’intuition lorsqu’il écrivit que «  le progrès n’est peut-être que le progrès d’une erreur ». Les Modernes répètent volontiers la formule « l’erreur est humaine » en oubliant son pendant «  mais la persévérance dans l’erreur est diabolique ». Or, si le « progrès » est bien le progrès d’une erreur, on ne saurait nier sa persévérance. Le progrès serait ainsi une persévérante erreur. Il peut être difficile d’en remonter le cours, mais point impossible, en s’en tenant à l’enseignement de quelques bons maîtres (tels Joseph de Maistre, Donoso Cortès ou René Guénon) ; enseignement qui débute par l’exercice aristocratique et métaphysique de la raison et la résistance à la volonté. :« Avec le catholicisme, écrit Donoso Cortès dans une lettre au directeur de l’Heraldo, datée du 15 Avril 1852, il n’est pas de phénomène qui n’entre dans l’ordre hiérarchique des phénomènes, ni de chose. La raison cesse d’être le rationalisme, soit un fanal qui bien que n’étant pas incréé éclaire sans que personne l’ait allumé, pour être la raison, c’est-à-dire un merveilleux luminaire concentrant en lui et projetant au-dehors la lumière éclatante du dogme, pur reflet de Dieu, qui est lumière éternelle et incréée. »

C’est en ravivant la raison contre le rationalisme, c’est-à-dire en oeuvrant à la recouvrance de la logique contre l’opinion, qu’une chance nous sera offerte de vivre notre destin non plus comme « le chien mort au fil de l’eau » dont parle Léon Bloy mais comme des hommes libres qui suscitent des formes précises dont l’ordonnance définit l’espace de la pensée,- et de cette forme supérieure de pensée qu’est la contemplation.

Donoso Cortès nous donne ainsi à

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03/02/2022 | Lien permanent

Luc-Olivier d'Algange, Hommage à Roger Nimier:

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Luc-Olivier d’Algange

Hommage à Roger Nimier

 

Roger Nimier fut sans doute le dernier des écrivains, et des honnêtes gens, à être d'une civilisation sans être encore le parfait paria de la société; mais devinant cette fin, qui n'est pas une finalité mais une terminaison.

Après les futilités, les pomposités, les crises anaphylactiques collectives, les idéologies, viendraient les temps de la disparition pure et simple, et en même temps, des individus et des personnes. L'aisance, la désinvolture de Roger Nimier furent la marque d'un désabusement qui n'ôtait rien encore à l'enchantement des apparences. Celles-ci scintillent un peu partout dans ses livres, en sentiments exigeants, en admirations, en aperçus distants, en curiosités inattendues.

Ses livres, certes, nous désabusent, ou nous déniaisent, comme de jolies personnes, du Progrès, des grandes abstractions, des généralités épaisses, mais ce n'est point par une sorte de vocation éducative mais pour mieux attirer notre attention sur les détails exquis de la vie qui persiste, ingénue, en dépit de nos incuries. Roger Nimier en trouvera la trace aussi bien chez Madame de Récamier que chez Malraux. Le spectre de ses affections est large. Il peut, et avec de profondes raisons, trouver son bien, son beau et son vrai, aussi bien chez Paul Morand que chez Bernanos. Léautaud ne lui interdit pas d'aimer Péguy. C'est assez dire que l'esprit de système est sans prise sur lui, et que son âme est vaste.

On pourrait en hasarder une explication psychologique, ou morale. De cette œuvre brève, au galop, le ressentiment qui tant gouverne les intellectuels modernes est étrangement absent. Nimier n'a pas le temps de s'attarder dans les relents. Il va à sa guise, voici la sagesse qu'il nous laisse. Ses quelques mots pointus, que l'on répète à l'envie, et que ses fastidieux épigones s'efforcent de reproduire, sont d'un piquant plus affectueux que détestateur. Pour être méchant, il faut être bien assis quelque part, avec sa garde rapprochée. Or le goût de Roger Nimier est à la promenade, à l'incertitude, à l'attention. Fût-ce par les méthodes de l'ironie, il ne donne pas la leçon, mais invite à parcourir, à se souvenir, à songer, - exercices dont on oublie souvent qu'ils exigent une intelligence toujours en éveil. Son goût n'est pas une sévérité vétilleuse dissimulée sous des opinions moralisatrices, mais une liberté exercée, une souveraineté naturelle. Il ne tient pas davantage à penser comme les autres qu'il ne veut que les autres pensent comme lui, puisque, romancier, il sait déjà que les autres sont déjà un peu en lui et lui dans les autres. Les monologues intérieurs larbaudiens du Hussard bleu en témoignent. Nimier se défie des représentations et de l'extériorité. Sa distance est une forme d'intimité, au rebours des familiarités oppressantes.

L'amour exige de ces distances, qui ne sont pas seulement de la pudeur ou de la politesse mais correspondent à une vérité plus profonde et plus simple: il faut aux sentiments de l'espace et du temps. Peut-être écrivons nous, tous, tant bien que mal, car nous trouvons que ce monde profané manque d'espace et de temps, et qu'il faut trouver quelque ruse de Sioux pour en rejoindre, ici et là, les ressources profondes: le récit nous autorise de ses amitiés. Nul mieux que Roger Nimier ne sut que l'amitié est un art, et qu'il faut du vocabulaire pour donner aux qualités des êtres une juste et magnanime préférence sur leurs défauts. Ceux que nous admirons deviendront admirables et la vie ressemblera, aux romans que nous écrivons, et nos gestes, aux pensées dites « en avant ». Le généreux ne jalouse pas.

Il n'est rien de plus triste, de plus ennuyeux, de plus mesquin que le « monde culturel », avec sa moraline, son art moderne, ses sciences humaines et ses spectacles. Si Nimier nous parle de Madame Récamier, au moment où l'on disputait de Mao ou de Freud, n'est-ce pas pour nous indiquer qu'il est possible de prendre la tangente et d'éviter de s'embourber dans ces littératures de compensation au pouvoir absent, fantasmagories de puissance, où des clercs étriqués jouent à dominer les peuples et les consciences ? Le sérieux est la pire façon d'être superficiel; la meilleure étant d'être profond, à fleur de peau, - « peau d'âme ». Parmi toutes les mauvaises raisons que l'on nous invente de supporter le commerce des fâcheux, il n'en est pas une qui tienne devant l'évidence tragique du temps détruit. La tristesse est un péché.

Les épigones de Nimier garderont donc le désabusement et s'efforceront de faire figure, pâle et spectrale figure, dans une société qui n'existe plus que pour faire disparaître la civilisation. La civilisation, elle, est une eau fraîche merveilleuse tout au fond d'un puits; ou comme des souvenirs de dieux dans des cités ruinées. L'allure dégagée de Roger Nimier est plus qu'une « esthétique », une question de vie ou de mort: vite ne pas se laisser reprendre par les faux-semblants, garder aux oreilles le bruit de l'air, être la flèche du mot juste, qui vole longtemps, sinon toujours, avant son but.

Les ruines, par bonheur, n'empêchent pas les herbes folles. Ce sont elles qui nous protègent. Dans son portrait de Paul Morand qui vaut bien un traité « existentialiste » comme il s'en écrivait à son époque (la nôtre s'étant rendue incapable même de ces efforts édifiants), Roger Nimier, après avoir écarté la mythologie malveillante de Paul Morand « en arriviste », souligne: « Paul Morand aura été mieux que cela: protégé. Et conduit tout droit vers les grands titres de la vie, Surintendant des bords de mer, Confident des jeunes femmes de ce monde, Porteur d'espadrilles, Compagnons des vraies libérations que sont Marcel Proust et Ch. Lafite. »

Etre protégé, chacun le voudrait, mais encore faut-il bien choisir ses Protecteurs. Autrefois, les tribus chamaniques se plaçaient sous la protection des faunes et des flores resplendissantes et énigmatiques. Elles avaient le bonheur insigne d'être protégées par l'esprit des Ours, des Lions, des Loups ou des Oiseaux. Pures merveilles mais devant lesquelles ne cèdent pas les protections des Saints ou des Héros. Nos temps moins spacieux nous interdisent à prétendre si haut. Humblement nous devons nous tourner vers nos semblables, ou vers la nature, ce qui n'est point si mal lorsque notre guide, Roger Nimier, nous rapproche soudain de Maurice Scève dont les poèmes sont les blasons de la langue française: « Où prendre Scève, en quel ciel il se loge ? Le Microcosme le place en compagnie de Théétète, démontant les ressorts de l'univers, faisant visiter les merveilles de la nature (...). Les Blasons le montrent couché sur le corps féminin, dont il recueille la larme, le soupir et l'haleine. La Saulsaye nous entraîne au creux de la création dans ces paradis secrets qui sont tombés, comme miettes, du Jardin royal dont Adam fut chassé. »

Hussard, certes, si l'on veut, - mais pour quelles défenses, quelles attaques ? La littérature « engagée » de son temps, à laquelle Nimier résista, nous pouvons la comprendre, à présent, pour ce qu'elle est: un désengagement de l'essentiel pour le subalterne, un triste "politique d'abord" (de Maurras à Sartre) qui abandonne ce qui jadis nous engageait (et de façon engageante) aux vertus mystérieuses et généreuses qui sont d'abord celles des poètes, encore nombreux du temps de Maurice Scève: « Ils étaient pourtant innombrables, l'amitié unissait leurs cœurs, ils inspiraient les fêtes et décrivaient les guerres, ils faisaient régner la bonté sur la terre. » De même que les Bardes et les Brahmanes étaient, en des temps moins chafouins, tenus pour supérieurs, en leur puissance protectrice, aux législateurs et aux marchands, tenons à leur exemple, et avec Roger Nimier, Scève au plus haut, parmi les siens.

Roger Nimier n'étant pas « sérieux », la mémoire profonde lui revient, et il peut être d'une tradition sans avoir à le clamer, ou en faire la réclame, et il peut y recevoir, comme des amis perdus de vue mais nullement oubliés, ces auteurs lointains que l'éloignement irise d'une brume légère et dont la présence se trouve être moins despotique, contemporains diffus dont les amabilités intellectuelles nous environnent.

Qu'en est-il de ce qui s'enfuit et de ce qui demeure ? Chaque page de Roger Nimier semble en « répons » à cette question qui, on peut le craindre, ne sera jamais bien posée par l'âge mûr, par la moyenne, - dans laquelle les hommes entrent de plus en plus vite et sortent de plus en plus tard, - mais par la juvénilité platonicienne qui emprunta pendant quelques années la forme du jeune homme éternel que fut et demeure Roger Nimier, aimé des dieux, animé de cette jeunesse « sans enfance antérieure et sans vieillesse possible » qu'évoquait André Fraigneau à propos de l'Empereur Julien.

Qu'en est-il de l'humanité lorsque ces fous qui ont tout perdu sauf la raison régentent le monde ? Qu'en est-il des civilités exquises, et dont le ressouvenir lorsqu’elles ont disparu est exquis, précisément comme une douleur ? Qu'en est-il des hommes et des femmes, parqués en des camps rivaux, sans pardon ? Sous quelle protection inventerons-nous le « nouveau corps amoureux » dont parlait Rimbaud ? Nimier écrit vite, pose toutes les questions en même temps, coupe court aux démonstrations, car il sait que tout se tient. Nous perdons ou nous gagnons tout. Nous jouons notre peau et notre âme en même temps. Ce que les Grecs nommaient l'humanitas, et dont Roger Nimier se souvient en parlant de l'élève d'Aristote ou de Plutarque, est, par nature, une chose tant livrée à l'incertitude qu'elle peut tout aussi bien disparaître: « Et si l'on en finissait avec l'humanité ? Et si les os détruits, l'âme envolée, il ne restait que des mots ? Nous aurions le joli recueil de Chamfort, élégante nécropole où des amours de porphyre s'attristent de cette universelle négligence: la mort ».

Par les mots, vestiges ultimes ou premières promesses, Roger Nimier est requis tout aussi bien par les descriptifs que par les voyants, même si « les descriptifs se recrutent généralement chez les aveugles ». Les descriptifs laisseront des nécropoles, les voyants inventeront, comme l'écrivait Rimbaud « dans une âme et un corps ». Cocteau lui apparaît comme un intercesseur entre les talents du descriptif et des dons du voyant, dont il salue le génie: «Il ne fait aucun usage inconsidéré du cœur et pourtant ses vers ont un caractère assez particulier: ils semblent s'adresser à des humains. Ils ne font pas appel à des passions épaisses, qui s'essoufflent vite, mais aux patientes raisons subtiles. Le battement du sang, et c'est déjà la mort, une guerre, et c'est la terre qui mange ses habitants ».Loin de nous seriner avec le style, qui, s'il ne va pas de soi, n'est plus qu'un morose « travail du texte », Roger Nimier va vers l'expérience, ou, mieux encore, vers l'intime, le secret des êtres et des choses: « Jean Cocteau est entré dans un jardin. Il y a trouvé des symboles. Il les a apprivoisé. »

Loin du cynisme vulgaire, du ricanement, du nihilisme orné de certains de ses épigones qui donnent en exemple leur vide, qui ne sera jamais celui des montagnes de Wu Wei, Roger Nimier se soucie de la vérité et du cœur, et de ne pas passer à côté de ce qui importe. Quel alexipharmaque à notre temps puritain, machine à détruire les nuances et qui ne connaît que des passions courtes ! Nimier ne passe pas à côté de Joseph Joubert et sait reconnaître en Stephen Hecquet l'humanité essentielle (« quel maître et quel esclave luttant pour la même cause: échapper au néant et courir vers le soleil ») d'un homme qui a « Caton pour Maître et Pétrone pour ami. » Sa nostalgie n'est pas amère; elle se laisse réciter, lorsqu'il parle de Versailles, en vers de La Fontaine: « Jasmin dont un air doux s'exhale/ Fleurs que les vents n'ont su ternir/ Aminte en blancheur vous égale/ Et vous m'en faites souvenir ».

On oublie parfois que Roger Nimier est sensible à la sagesse que la vie et les œuvres dispensent « comme un peu d'eau pris à la source ». La quête d'une sagesse discrète, immanente à celui qui la dit, sera son génie tutélaire, son daemon, gardien des subtiles raisons par l'intercession de Scève: « En attendant qu'à dormir me convie/ Le son de l'eau murmurant comme pluie ».

Luc-Olivier d'Algange

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05/04/2023 | Lien permanent

Intempestiva sapientia, première partie:

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Luc-Olivier d'Algange

Intempestiva sapientia 1

- pour se déprendre du nihilisme -

 

 

Dans le monde tel qu’il va, à ce moment particulier de la rotation des castes, nos plus belles vertus se retournent contre nous. Celui qui a confiance sera trahi ; le généreux sera dépouillé ; l’homme poli sera insulté ; le magnanime sera la proie des cupides et des mesquins ; l’équanime sera attaqué par des nuées d’hystériques ; le courageux servira de chair à canon ; le fort sera agenouillé par la coalition des faibles. Les beaux mouvements de l’âme n’en perdent pas pour autant leur raison d’être qui sera la raison d’être de ceux qu’ils animent, leur vérité ontologique, leur vrai, leur beau et leur bien.

 

Edicter le « droit au bonheur », c’est en ôter à tous, la chance magnifique, la beauté inespérée.

 

Fausseté, ou obsolescence des théories bourdieusiennes : la haute culture européenne est désormais l’apanage des castes dominées, expropriées, insultées. Le plus subtil, le plus fervent, le plus lumineux lecteur d’ Homère est un gueux.

 

« Travailler plus ». Mais si le travail n’est plus qu’une inactivité forcée et machinale ? Faut-il encore aller plus loin dans ce déni de l’otium, dans ce renoncement à la contemplation et à l’action ? Jusqu’à quelle limite de tristesse et de néant ? N’étant pas salarié, vaquant à ma guise, soumis aux seules disciplines que j’invente, offert au grand air, aux rencontres, aux lectures, je me heurte aux vengeurs, aux moralisateurs qui, hypnotisés toute la journée devant leurs écrans peuplés de statistiques, me disent que je ne sais rien de la « vraie vie ». Inutile d’aggraver mon cas en cherchant à les en dissuader !

 

Le perfectionnisme du Moderne. Son incapacité physiologique à supporter le contretemps, l’usure du temps, son goût du lisse, du neuf, du planifié, de l’inodore et de l’incolore. Il voudrait que la vie soit aussi peu surprenante que la mort (telle qu’il l’imagine dans son agnosticisme confortable). Par absence de sens des nuances, le Moderne vit dans l’alternative de l’ordre policier et du désordre établi. Il ne comprend pas que certaines choses doivent être laissées au désordre, qui est leur ordre naturel, et que d’autres s’ordonnent naturellement par le haut, c’est à dire par la surnature, en décantations et gradations successives.

 

Le bonheur n’est pas un état. A chaque instant nous avons le choix de saisir ou non tel aspect du resplendissement universel.

 

« Avoir de la culture », - formule qui tombe de la bouche de ceux qui, généralement, n’en ont pas. Le mot « culture » est devenu presque inutilisable, sauf à raviver son étymologie végétale. Laissons à leurs illusions sociologiques ceux qui lisent « pour se cultiver ». Seules importent les œuvres, ces rencontres manquées ou décisives. J’aime un livre, j’entre en conversation avec un esprit. Celui-ci m’enchante, m’irrite ou m’éclaire ; il me fait entrer dans un monde, il change ma perception du temps. Quelle insulte faite à ce présent magnifique si je ne le lisais que pour « l’avoir lu », pour « avoir de la culture » !

 

Si peu de gens savent lire parce que si peu de gens savent céder la parole. Devise du Moderne : «  Pourquoi s’intéresser à telle œuvre d’il y a un ou vingt siècles : l’auteur ne pensera jamais rien de nous, nous lui sommes, tard venus, à jamais indifférents »

 

Il faut, en général, quelques décennies pour apprendre à lire, c’est-à-dire à ne pas seulement compulser, piller ou utiliser un écrit à des fins dérisoires, journalistiques, universitaires ou idéologiques. Quelques décennies pour retrouver le juste plaisir que nous avions, enfant, à lire les aventures d’Arsène Lupin ou Les Voyages Extraordinaires.

 

Un bon lecteur doit savoir se taire, attendre, être attentif, disposer d’une certaine faculté de disparaître dans ce qu’il lit, pour se retrouver ailleurs, comme après avoir été porté par un courant invisible. L’attention doit n’être pas seulement analytique et déductive, mais aussi analogique, en figure rayonnante, rosace.

 

Preuve de la perte du sens harmonique, de la « musique intérieure » dans notre langue natale : les nouvelles traductions (entre autres de Joseph Conrad) comparées aux plus anciennes. Les phrases veulent dire à peu près la même chose, mais les unes disaient ce que les autres bafouillent dans un amas d’imprécisions, de lourdeurs, de confusions et d’impropriétés. Enfin, nous ne voyons plus ce que l’auteur voulait nous faire voir. Ces nouvelles traductions pèchent autant par méconnaissance de la langue de destination que par incapacité à entrer dans le vif du sujet, dans la pensée et dans la vision de l’auteur. La superstition du mot à mot oublie que chaque langue dispose de sa mosaïque propre et que l’interprétation est, en traduction, aussi nécessaire que dans le déchiffrement d’une partition musicale.

 

Deux bonnes raisons d’écrire. L’une majeure : la gratitude pour la beauté du monde, la louange. L’autre mineure : résister aux forces adverses qui s’évertuent à nous faire taire et à maintenir notre entendement en deçà des possibilités du Logos.

 

C’est par mon enracinement dans la culture française que je peux comprendre la culture européenne, et par celle-ci, l’Orient proche ou lointain.

 

Ne pas avoir besoin de penser à Dieu, laisser le divin se penser librement en nous. La Théologie capitule dès lors qu’elle tente d’apporter la preuve de l’existence de Dieu. Les athées qui veulent apporter le preuve de l’inexistence de Dieu sont les ultimes héritiers de cette capitulation scolastique.

 

On peut passer sa vie à n’entendre en soi qu’un ressassement domestique et user toute son énergie et son ingéniosité à « gérer » et à planifier sa vie quotidienne. Châtiment terrible qu’amène l’illusion de la sécurité. Nous oublions que nous allons mourir et que ces brèves durées qui nous sont offertes, il faut les vivre !

 

Entre ne servir que ses intérêts et se faire kamikaze, il y a tout de même un presque infini de gradations. L’époque nuance peu. Entre ces deux obscurantismes, l’utilitaire profane et le sacrificiel aveugle, dont l’un appelle et justifie l’autre, ce qui demeure de la civilité européenne est pris en tenaille.

 

Hypnotisme, vacarme, distraction, machinisme, vitesse, communication, - autant d’expropriations de l’intellect. Nous perdons l’esprit, l’âme s’extravase dans le néant, le corps devient un objet.

 

Emotions courtes, surgies du manque de maîtrise de soi et aussitôt dissipées dans la vanité de l’air du temps. L’argument imbécile et mégalomaniaque contre un livre ou un film : «  Je n’ai pas été ému ». Comme si votre émotion, Madame ou Monsieur, devait être le critère d’excellence des œuvres de l’esprit ! Nul cuistre, si cuirassé de certitudes soit-il, ne pourra jamais atteindre à une si faramineuse prétention.

 

Promiscuité moderne, distance moderne. Entassés devant les rames du métro, séparés par l’infini du « virtuel » devant leurs écrans. « Solidarité » à tous les étages de la « communication » et crevaison esseulée dans la rue ou dans les taudis. Se demander aussi pourquoi les Modernes se réunissent de préférence en des endroits où, sous la déferlante de musiques assourdissantes, ils ne peuvent plus s’entendre parler.

 

L’égocentrique irresponsable apprivoise fort bien l’autocritique, voire l’auto-accusation. Ses actes nuisibles ou vains, il en attribue la cause à ses « défauts » qui, étant parties constituantes de son « moi » le délivrent de l’effort de faire mieux. Sans compter que la vanité se satisfait tout autant à la considération complaisante de ses défauts et de ses vices que de ses qualités et de ses vertus. A l’inverse, quelques hommes de grand talent reconnaissent ingénument la qualité de leurs œuvres, sans être le moins du monde égocentriques ou imbus d’eux-mêmes.

 

Nous sommes des créatures météorologiques autant que sociales, et peut-être davantage. Le cosmos nous entoure plus continûment et plus étroitement que nos semblables.

 

Les disputes théologiques sont infinies car l’acception du mot Dieu varie infiniment selon les individus et selon les castes. Ce point le plus haut, le plus noble, ce principe suprême à partir duquel nous trouvons notre raison d’être sera pour les uns, le meurtre et la vengeance, pour d’autres, l’amour et le pardon, pour d’autres encore l’équanimité et la paix de l’âme. Les hommes sentimentaux y trouveront l’essence de leur sentiment dominant, les hommes d’esprit et d’espérance, l’Intellect qui sauve de la confusion morose. Certains y trouveront un recours à leur ressentiment, d’autres une louange universelle. Les athées, quant à eux, manquent à définir à quel dieu ils se refusent de croire. De ce fait, leurs théories sont des nuées lancées contre des nuées.

 

Le succès de Hitler auprès d’un certain public féminin, non certes par ses mâles qualités, mais par identification : hystérie des valeurs domestiques, chantage affectif, ressentiment. Le nazisme fut une idéologie de harpies, de mégères acariâtres et de tricoteuses. Rien de viril. Nous y sommes, allumez votre télévision : anti-intellectualisme et dévergondage de l’émotion. Brecht : «  Le ventre de la bête immonde est toujours fécond »

 

Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. « Transparence » et « communication » veut dire contrôle omniscient. L’époque n’est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d’Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le signe du docteur Mabuse.

 

Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de « l’échec » de Proust ou de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase de la Recherche ou de L’Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu’elle n’est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

 

Ecrivains mozartiens : Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. « Trop de mots » disent les imbéciles ; la phrase en voltes et virevoltes, l’ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse. Les esprits lourds, qui ne savent sur quel pied danser, ne s’y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l’esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé d’innombrables bienfaits d’humour et de sagesse.

 

Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fonds.

 

Nous mesurons à quel point l’esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l’abrutissement et de la folie. Cette considération n’a rien de partial. J’ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, rendus à ce qu’il y a de meilleurs en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas et quelques bonnes conversations.

 

Distinguons l’esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction, en résonance avec le paysage, la légende et l’histoire ; il concerne les hommes « de chair et de sang » dont parle Mighel de Unamuno. Le second est replis sur « l’identité », autrement dit une soumission à l’abstrait. Les traditions existent ; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages

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07/01/2022 | Lien permanent

Gustave Thibon:

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Luc-Olivier d'Algange

A propos de Gustave Thibon



Sous le titre Ils sculptent en nous le silence, et précédé d'une préface de Philippe Barthelet, a paru naguère un de ces livres rares qui témoignent d'une pensée fondée sur l'expérience intérieure. Ces essais, qui n'étaient pas destinés tout d'abord à être réunis, se répondent à la perfection. Leur cohérence n'est point artificieuse mais essentielle: elle témoigne d'une aventure de l'esprit où l'admiration et la générosité eurent la plus grande part. « Une admiration, écrit Philippe Barthelet, est toujours un aveu, et ces essais critiques esquissent entre les lignes un involontaire autoportrait. »

Il n'est point de meilleure façon de parler de soi que de parler d'autrui. Les Modernes ergotent à l'envie sur la « philosophie de l'Autre », l'exotisme fait leurs délices et il ne tarissent pas d'éloge sur la « différence », sous condition qu'elle soit lointaine, abstraite, ou, au mieux, incarnée par des « minorités » avec lesquelles leur commerce est nul et dont ils contemplent les ébats et les émois, les désemparements et les colères du haut de l'éditorial de leur journal bien-pensant préféré. Mais si l'Autre se présente à eux sous l'espèce d'un auteur qui pense autrement ou mieux qu'eux-mêmes, leur unanimisme promptement défaille et il retrouvent, avec une rapidité reptilienne, ce goût de l'exclusion qu'ils feignent de condamner. « Les hommes, écrit Gustave Thibon, ont l'habitude immémoriale de nous faire payer très-cher la difficulté où nous les mettons de nous comprendre »

A cette immémoriale bêtise, il n'y a guère que l'admiration qui puisse faire contrepoids. Là se joue le mystère même de l'équité divine. L'équité n'est point à proprement parler un « attribut » de Dieu: elle est ce contrepoids que certains hommes font, par leur admiration, qui est le nom pudique de l'amour, au décri incessant que les foules opposent à la beauté et à la sagesse. Ce Grand-Oeuvre théologique, dont le dessein fut de nous arracher à l'animalité, les Modernes le saccagent avec jubilation. « L'homme des foules (...) n'évolue plus parmi des signes qui l'invitent à la réflexion, il répond à des signaux par des réflexes. ». L'animalité même semble de la sorte dépassée par le bas et la machine prendre le pas sur le mammifère. « La voie la mieux frayée, disait Sénèque, est aussi la plus trompeuse. ». Or l'admiration, qui est au commencement de tout amour et de toute sagesse, est cette alchimie secrète qui change, dans la solitude de la méditation, la lourdeur opaque et plombée du « moi » qui s'agrège aux autres en s'uniformisant, en l'or irradiant d'un Soi qui se distingue et se détache. « Le nom de Dieu, écrit Gustave Thibon, ne sera sanctifié que lorsque Dieu seul habitera en nous, c'est-à-dire lorsque nous serons dépouillés de tout ». C'est ainsi qu'il faut entendre le titre même du recueil: la parole sculpte en nous ce silence qui est antérieur à toute parole, et la sauve ainsi de l'insignifiance, du bavardage et de l'oubli.

Ce que Gustave Thibon, par exemple, dit de Kierkegaard, vaut pour l'auteur lui-même. Il appartient bien « à cette lignée de penseurs qui, comme Pascal et Nietzsche, se défient de toute vérité qui se présente seulement à l'état d'évidence abstraite. » L'abstraction est, avec l'optimisme, la plus funeste tentation du Moderne dont le matérialisme lui-même n'est, dans son platonisme parodique, qu'une soumission à l'idée de la Matière. Quant à l'optimisme, qui nous précipite aux désastres, Gustave Thibon, retenant la leçon de Maurras et la dépassant, lui opposera l'espérance, qui ne s'aveugle, ni ne dévie, et n'espère pas seulement pour soi-même ou pour les siens: « Je dis l'espérance et non l'optimisme, cette philosophie de l'autruche satisfaite ou ce refuge de l'autruche traquée. » N'ayant jamais été le moins du monde « maurrassien », Gustave Thibon sait ainsi parler de l'auteur de L'Avenir de l'intelligence avec cette distance bienveillante, et judicieuse à l'égard d'une œuvre qui excelle dans la diction du passé et de l'avenir autant qu'elle se fourvoie, parfois, dans l'analyse du présent. Le présent de Maurras étant notre passé, et son avenir notre présent, son œuvre s'avère cependant être de celles dont la pertinence ne cesse de croître. Ce qu'elle annonce nous est arrivé: « C'en sera fait dès lors de la souveraine délicatesse de l'esprit, des recherches du sentiment, des graves soins de la logique et de l'érudition, un sot moralisme jugera de tout ».

Autruches traquées ou autruches satisfaites, les Modernes se sont lourdement acharnés, ces derniers temps, à proposer des définitions du « totalitarisme », qui est leur propre, sans pour autant renoncer à être « progressistes », sans voir que le progressisme et le totalitarisme sont une seule et même chose, à savoir un « sot moralisme ». La « morale citoyenne », sur fond de parades festives et de « communication de masse » et l'embrigadement des totalitarismes de naguère possèdent d'évidentes affinités qui ne sont pas seulement de forme, à supposer que les ressemblances de forme ne soient pas toujours des ressemblances fondamentales. Pour les hommes de cette espèce (les progressistes) « l'avenir n'est pas une promesse dont il faut mériter l'accomplissement par un effort clairvoyant et rigoureux, c'est un talisman qui les dispense de cet effort; ils se cramponnent à l'idée d'un progrès inévitable comme un coupable à un alibi frauduleux ». A ces simplificateurs, ces planificateurs, Gustave Thibon n'oppose pas une simplification contraire qui céderait, elle aussi, « à la tentation de faire l'Un trop vite », mais un retour à l'inquiétude, à la complexité, à la nuance, c'est-à-dire aux commencements de la pensée, en accord avec cette admirable phrase patristique: « On va à Dieu par des commencements sans fin ».

Ces « commencements sans fin » témoignent à la fois de nos limites et de nos plus hautes possibilités. « L'époque actuelle a profondément perdu le sens des possibilités et des limites de l'homme. On ne sait plus très-bien ce que l'homme peut et ce que l'homme ne peut pas: d'où un mélange paradoxal d'activisme orgueilleux et de lâche passivité. » Là même où il devrait consentir aux limites, c'est-à-dire dans l'ordre de la puissance matérielle, -qui s'avère être toujours, au bout du compte à rebours, une puissance de destruction -, le Moderne pratique l'hybris la plus folle, mais quant à croire aux puissances du vrai, du beau et du bien, c'est trop lui demander: il préfère le plus veule relativisme. Si tout vaut n'importe quoi, tout peut être subi; il suffit de nommer « liberté » la plus odieuse servitude ou « égalité » la guerre de tous contre tous, ou encore « fraternité » l'abandon au grégarisme le plus vil ou l'obligation aux promiscuités les plus humiliantes. « Ce que les tyrans d'autrefois nous imposaient par la contrainte s'obtient aujourd'hui sans violence par un maniement approprié de la marionnette humaine. » Que les marionnettistes soient eux-mêmes des marionnettes est une piètre consolation. Les mystificateurs sont toujours les premiers mystifiés et ceux qui jouent aux démiurges technologiques les premières victimes de leurs tours. Cela ne change rien, hélas, à l'assombrissement qu'ils promeuvent, à l'extinction de l'imagination et de la raison à laquelle ils travaillent, au nihilisme rigolard qui se propose, par la bouche des chansonniers, comme le fin du fin de la sagesse humaine.

D'autres autruches satisfaites reprochèrent à Gustave Thibon, comme à Heidegger, sa méfiance à l'égard de la technique et sa préférence, qui transparaît çà et là, pour un monde aux couleurs des saisons, des constellations, des vendanges. Est-ce un crime de préférer les bruissements des feuillages, le roulement des océans et des mers aux fracas des machines et le bourdonnement des abeilles à celui des ordinateurs ? « Chacun ses goûts » proclame pourtant le relativisme invétéré du Moderne, mais certaines préférences lui semblent tout de même plus suspectes que d'autres. Nous vivons ces temps étranges où l'on traite d'obscurantiste et de passéiste celui qui s'interroge, qui doute et affronte son doute aux ténèbres lumineuses de sa foi non moins qu' à ce monde lisse et dur qui se veut « moderne ».

D'autres encore se sont évertués à nous présenter l'œuvre de Gustave Thibon comme celle d'un « intégriste catholique ». Quoiqu'ils veuillent entendre sous cette appellation controversée, et vague, je présume qu'elle n'a, dans leur bouche, rien d'aimable. Il y a bien quelque chose, en notre temps, et je ne sais si on le peut nommer « intégrisme » qui privilégie l'écorce morte, le simple savoir historique des rites et des commandements au détriment de la flamme. S'il est vrai que « ce qui marque sur l'éternité, ce n'est pas de brûler un jour, mais de rester fidèle aux cendres de l'ivresse éteinte », cette fidélité signifie-t-elle l'abandon de l'Esprit, le dédain de toute herméneutique des signes et les intersignes d'une sophia perennis ?

Cette sophia, cette « tradition éternelle »* loin d'être le plus petit dénominateur commun entre les religions est exactement le cœur de chacune ou son âme, c'est-à-dire ce qui, en elle, est le plus profond et le plus léger. Loin d'abonder dans le sens d'un œcuménisme incertain, d'une confusion ou d'un syncrétisme des formes, cette tradition suppose la tension entre l'archéon et l'eschaton, l'Origine et le Retour, et « l'ardente amitié » de l'herméneutique spirituelle. Le texte intitulé Saint-Jean de la Croix et le monde moderne éclaire admirablement le sujet: « il n'est pas de pire culte du Moi, d'égoïsme plus subtil et plus profond que le narcissisme religieux. »

Nos époques déroutées favorisent à l'extrême ce narcissisme qui permet aux individus de tirer vanité d'une appartenance religieuse qui devrait d'abord leur enseigner l'humilité et le sens de l'héritage spirituel : « C'est un fait d'expérience journalière qu'il n'est pas de vies plus desséchées ni plus rétrécies, plus fermées à la vraie vie, plus captives d'un rêve intérieur, que celles de certaines âmes qui se croient vouées à Dieu. Il est si facile de recouvrir n'importe quoi du nom de Dieu, le grand invisible et le grand muet.» Le drame qui se joue est celui de la parole perdue. Sitôt le narcissisme religieux nous emprisonne dans la pure répétition, Dieu est « ravalé au rôle de masque ou d'alibi » et ce ne sont plus alors que des hommes qui parlent pour lui en leur propre faveur : « Le dévot, en effet, s'il ne cherche pas Dieu de tout son cœur et ne vit pas au-delà de lui-même, n'aboutit qu'à des raffinements d'égoïsme. »

« Chercher de tout son cœur », cette quête essentielle, qui est celle de toute herméneutique s

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