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Le songe impérial de Dominique de Roux:

Luc-Olivier d’Algange

 

Le Songe impérial de Dominique de Roux

 

«  L’existence, c’est quand l’être envoie en exil une expérience particulière de lui-même, qui devient alors souvenir, mémoire, volonté ou désir de retour, sinon revenir. Exister, c’est donc être en exil par rapport à l’être, s’en souvenir et tout sacrifier au retour, ressusciter les choses mortes. Reconquête de tout un art, d’un esprit de renaissance. »

Dominique de Roux

 

La portée poétique et métaphysique d’une œuvre tend à demeurer méconnue de ceux qui n’en retiennent que la figure humaine qu’elle dessine et le génie du style, en oubliant ce dont il est question, l’action que le Songe précipite comme une matière ardente dans ces conditions nécessaires que sont un destin d’homme et un art d’écrire. Il existerait ainsi, dans une zone antérieure à l’œuvre, comme le sceau d’une empreinte invisible. Qu’en est-il du sceau de l’œuvre de Dominique de Roux ? Quelle est sa mise-en-demeure ? De quelle nature, ouranienne, héliaque, impériale, est l’invisible dans ce que nous voyons d’elle, de ces images qu’elle fait apparaître ? Qu’en est-il des mythes et des Symboles ? Quelle attente ardente brûle dans ces phrases ? Et pour qui ? Une œuvre, et surtout une œuvre laissée en suspens, n’est-elle pas une courbe qui débute avant la page écrite et s’achève après elle ? Faute de se poser ces questions, la littérature des littérateurs, ou des idéologues, ce qui revient au même, nous rattrape, et nous en sommes réduits à juger et à jauger l’œuvre selon des normes sommaires, stéréotypées, grégaires.

L’œuvre de Dominique de Roux témoigne d’une stratégie de rupture, mais rupture pour retrouver la plénitude de l’être, à laquelle, selon la théologie apophatique, « tout ce qui s’ajoute retranche ». Il faut donc rompre là, s’arracher avec une ruse animale non moins qu’avec l’art de la guerre (et l’on sait l’intérêt tout particulier que Dominique de Roux porta à Sun Tsu et à Clausewitz) pour échapper à ce qui caractérise abusivement, à ce qui détermine, et semble ajouter à ce que nous sommes, alors que la plénitude est déjà là, dans « l’être-là », dans l’existant pur, lorsque celui-ci, par une succession d’épreuves initiatiques, de ressouvenirs orphiques, de victoires sur les hypnoses léthéennes, devient le témoin de l’être et l’hôte du Sacré.

La radicalité de Dominique de Roux, ses provocations de Moderne anti-moderne, ne s’expliquent pas autrement : il faut aller au cœur de l’être, résolument, encourir le blâme pour s’établir souverainement dans ce qui nous appartient de toute éternité, s’y établir pour en devenir l’hôte et ne point laisser prise à ce qui, par l’usage quotidien, nous dépossède de sa claire vérité. N’hésitons point alors à encourir le reproche que certains firent à Dominique de Roux : de parler de lui-même en parlant des autres, - reproche mal fondé au demeurant car à parler de ce qu’une œuvre met en mouvement, de ce qu’elle suscite, à s’éloigner du texte et de la biographie, de la linguistique et de la psychologie, ou encore de l’idéologie, qui furent longtemps les seules grilles d’interprétation des critiques ( mais que voir et que vivre derrière des grilles ?), à s’évader de la fausse objectivité où s’exacerbe jusqu’à l’hybris la vanité du savoir, c’est bien une humilité que nous retrouvons, celle de laisser l’œuvre agir sur nous, d’en recevoir, pour nous-mêmes, ce qu’elle veut nous donner, de la lire comme si elle n’avait été écrite que pour nous, de suivre les pistes qu’elle nous indique au lieu, du haut de notre science, de la vouloir démonter, déconstruire, expliquer, comme si nous savions mieux que l’auteur ce dont il s’agit !

Longtemps Dominique de Roux fut notre aîné ; et voici, depuis quelques années, qu'il est notre cadet, qu'il nous devance déjà et encore de sa juvénilité, nous rappelle aux audaces essentielles, nous invite à découvrir et à défendre d'autres oeuvres que la nôtre et nous délivre, par cela même, de la mécanique odieuse de la subjectivité, de cet enfermement dans le « moi », autrement dit, de la « psychologie des larves » dont parlait Novalis, pour solliciter en nous ce songe de grandeur, cette nostalgie impériale qui veut le monde plus grand que ce que nous en pouvons penser. Nous gardons le souvenir des découvertes, des « missions de reconnaissance », où il nous précéda, de l’aventure prodigieuse des Cahiers de l’Herne, de son ultime revue Exil, où nous retrouvions tout ce qui, ces dernières années, nous avait requis, d'une requête tout autant métaphysique que littéraire, Pessoa, Julius Evola, Valery Larbaud, Knut Hamsun, Céline, Raymond Abellio, Gombrowicz, et parmi les contemporains, Jean Parvulesco, André Coyné, Matthieu Messagier, Patrice Covo… Les poètes et leurs intercesseurs, les aventuriers du Logos, les « calenders », selon le mot de Gobineau, les Exilés, car depuis que le monde se montre tel que nous le connaissons, les Fils de Roi  sont toujours en exil. Qu’en est-il de l'exil, non point dans l'ailleurs mais dans l'ici-même ? Qu'en est-il de l'exil ontologique, et non point circonstanciel ou historique ?

L'exil, dans un monde déserté de l'être, dans un monde de vide et de vent, où toute présence réelle est démise par sa représentation dans une sorte de platonisme inversé, est notre plus profond enracinement. Et ce plus profond enracinement est ce qui nous projette, nous emporte au voisinage des prophéties. «  Etre aristocrate, que voulez-vous, c’est ne jamais avoir coupé les ponts avec ailleurs, avec autre chose ». Cette fidélité aristocratique, qui scelle le secret de l’exil ontologique, autrement dit, de l’exil de l’être en lui-même, dans le cœur et dans l’âme de quelques uns, est au plus loin de la seule révérence au passé, aux coutumes d’une identité vouée aux processions funéraires : «  Je ne me dédouble pas je cherche à multiplier l’existence, toujours dans le flot des fluctuations, vérités et mensonges qui existent, qui n’existent pas, au bord du langage. »

L’héritage, alors, n’est plus un poids, un carcan de convenances mais un recours, une puissance à celui qui sait de par ses choix « être toujours et partout en territoire ennemi ». Etre en exil, c’est-à-dire au plus proche de l’être, au bord du langage, c’est être offert, comme en sacrifice, à la possibilité d’inventer une écriture dont le tracé, de crêtes en crêtes, d’énigmes en clartés, ravive le pouvoir de « protéger le ciel le plus haut, autrement dit, sa tradition ». Rien de moins conservateur, toutefois, que cette sauvegarde de sa tradition ; nul repli, fût-il stratégique, sur des positions obsolètes. Aux guerres frontales, qui, de notre côté, ne peuvent qu’être perdues, Dominique de Roux préfère les guérillas nuancées de logique taoïste, d’un « ethos » à la Sun Tsu qui feront de cet « anti-moderne » une figure décisive de l’ultra modernité, -autrement dit de la modernité au sens rimbaldien : celle de « l’étincelle d’or », de la fulgurance imprévisible. D’où l’importance de se garder d’être « inébranlable dans ses concepts, catégorique dans ses déclarations, clair dans ses idéologies, féru dans ses goûts, responsable dans ses dires et dans ses actes, précis et cristallisé dans ses manières d’être.»

Seuls pourront, en territoire ennemi, prolonger ce qui doit l’être, « le plus haut ciel », ceux qui refusent d’endosser un rôle, de se revêtir de la livrée ou de l’uniforme, de simplifier ou de schématiser leurs pensées ou leurs croyances à toutes fins utiles. Ce qui importe n’est point la doxa mais la gnosis, non point la représentation mais la présence réelle, non point l’eau croupie de la citerne mais l’eau vive, non point les mots mais la parole : «  Le présent, donc, le passé ainsi que l’avenir d’une littérature qui est celle dont nous assumons les destinées sont chacun pris à part et tous ensemble, le temps d’un seul et même combat. Le combat de la parole contre les mots, du pouvoir d’intégration contre les puissances de la désintégration, et c’est là le mystère ultime de la parole d’Orphée déchiré par les chiens d’Hécate que sont les mots laissés à eux-mêmes ».

Loin d’être soumission aux prestiges fallacieux de la lettre, à la fascination des « signifiants » et à leurs structures immanentes, l’écriture de Dominique de Roux, au sens où lui-même parlait de l’écriture du Général de Gaulle, ressaisit dans un même combat le passé, le présent et le futur, la nostalgie orphique et le pressentiment sébastianiste, ressaisit, ou plus exactement refonde, la fondation étant aussi fusion dans le creuset alchimique de l’existence voulue comme expression de l’être, le Sens lui-même, le fluidifiant, lui restituant ses impondérables, ses fugacités tremblantes, ses chromatismes insaisissables qui sont le propre de la parole, c’est-à-dire du Logos lorsque de celui-ci ne se sont pas encore emparés les idolâtres et les abstracteurs.

Ecrire sera ainsi pour Dominique de Roux cette action subversive, « ultra-moderne » qui consiste à retourner à l’intérieur des mots la parole contre les mots, à subvertir, donc, l’exotérique par l’ésotérique et à ne plus s’en laisser conter par ceux-là qui oublient que la parole humaine voyage entre les lèvres et les oreilles, comme sur les lignes ou entre les lignes, qu’elle voyage entre celui qui la formule et celui qui la reçoit, comme entre la vie et la mort, le visible et l’invisible : ce profond mystère qui se laisse sinon éclaircir, du moins comprendre, par la Théologie.

L’ardente polémique contre les diverses cuistreries plus ou moins universitaires qui prévalaient alors, loin de relever seulement d’une joyeuse humeur mousquetaire, se fondait, on ne le vit pas assez, sur une autre vision du langage et du monde, autrement dit de l’écriture comme « praxis » du haut et du profond, du lointain et de l’immédiat, destinée à lutter contre l’obscurcissement de l’être, contre cette banalité et cet ennui, toujours aux aguets, qui nous envahissent à la moindre inadvertance.

Dominique de Roux fut ainsi bien davantage que « le plus grand éditeur de l’après-guerre » selon la formule perfide de Jean-Edern Hallier qui dut avoir quelque difficulté à comprendre que l’on pouvait être un écrivain de grande race sans être exclusivement tourné vers soi-même. « Editeur », au demeurant, fût-ce « le plus grand » suffit mal à définir l’action de Dominique de Roux dans ce domaine pour autant que sa méthode, si méthode il y eut, fut d’abord de prolonger, de prouver par des actes, ses admirations. Editeur, Dominique de Roux le fut non par défaut mais par surcroît.

Par surcroît aussi, la politique, sujet litigieux. Disons simplement, avant d’en revenir à l’écriture, qu’il n’y a plus à discutailler de son prétendu « fascisme » dès lors que l’on sait que tout ce qui s’est opposé, s’oppose ou s’opposera au monde comme il va globalement a été, est, ou sera traité de « fasciste » par les adeptes de la loi du plus fort et qu’il n’y a pas de rébellion, de « contre-monde », fussent-ils purement contemplatifs, qu’il n’y a pas de métaphysique ou d’esthétique rétives au règne de l’argent et de la technique qui ne seront traités de « fascistes » par les défenseurs, pathétiquement dépourvus d’imagination, de l’ordre établi, comme naguère on réputait hérésiarques Maître Eckhart ou Giordano Bruno. Comme si le fascisme réel, le nazisme opérationnel ne furent pas aussi et d’abord de lourdes collusions entre l’esprit grégaire et les puissances de l’argent et de la technique !

Des temps où il fut notre aîné, Dominique de Roux nous incita à donner forme à notre dessein. Devenu notre cadet, lorsque nous eûmes dépassé la frontière des quarante-deux ans, son œuvre nous fut cette mise-en-demeure à ne point céder, à garder au cœur la juvénile curiosité, à déchiffrer, dans son écriture aux crêtes téméraires, le sens d’une jeunesse qui, suspendue trop tôt dans l’absence, ne peut finir. Il y a une écriture de Dominique de Roux, un style, un usage de la langue française en révolte contre cette facilité à glisser, avec élégance, mais sans conséquence, sur la surface du monde. On s’exténue à condamner ou à défendre sa plume de « polémiste d’extrême-droite », alors que ce qui advient dans ces bouillonnements

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09/11/2021 | Lien permanent

Les Alchimistes:

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Luc-Olivier d'Algange

Les Alchimistes de Jean Biès

 

Jean Biès est de ces écrivains français qui, le cas n'est pas si fréquent, sont les auteurs d'une œuvre. Poète, romancier, essayiste, Jean Biès est aussi l'auteur d'un ouvrage décisif intitulé Les Alchimistes. D'emblée son livre se distingue par l'exactitude des références, la rigueur doctrinale et la beauté du style. Si le monde est bien, comme nous l'enseignent les Théologiens du Moyen-Age, la « rhétorique de Dieu », on ne saurait trop se réjouir de voir la beauté, par l'exactitude grammaticale, répondre à la vérité de la doctrine. A ce titre l'œuvre de Jean Biès est éminemment platonicienne: elle démontre, par son existence, que le Beau est la splendeur du Vrai.

L'ouvrage est un des rares à prendre en compte tous les aspects de l'Alchimie, tant dans sa réalité historique que constitutive ou structurale. L'Alchimie est un art, un jeu, une science, une poétique et une gnose. Elle est également une médecine, magistralement illustrée, entre autre, par Paracelse, une cosmologie, fondée sur la correspondance du microcosme et du macrocosme (dont témoigne la fameuse Table d'Emeraude) et une science héraldique des « signatures ».

A travers la métamorphose des éléments, dont la splendeur se multiplie en images d'une grande richesse poétique et iconographique, l'alchimiste déchiffre les apparences où il retrouve l'empreinte visible d'un sceau invisible. La méditation alchimique n'oppose pas l'intelligible et le sensible, l'invisible et le visible, l'esprit et la matière, l'être et le devenir. Elle ne perçoit point dans ces contraires des ennemis irréductibles. Le monde, qui se déploie dans la diversité des apparences, lui apparaît comme un don du Verbe. Dans les détails les plus infimes et les plus grandioses du monde sensible, son art lui enseigne à reconnaître les signes et les intersignes. Dans les métamorphoses du devenir, l'alchimiste perçoit la permanence des cycles ; dans l'immobilité désirée et attendue de l'Inconditionné, qui n'est autre que la Pierre philosophale, elle devine la possibilité universelle et les variations infinies dont est faite la trame du monde.

L'Alchimie mérite bien cette appellation de Philosophie, que certains universitaires imbus de « modernité » lui refusent, ne serait-ce que par les transitions qu'elle favorise entre les pensées habituellement considérées comme rivales, ou antagonistes, de Pythagore, d'Empédocle, d’Héraclite, de Parménide et de Platon. Dans la perspective alchimique, en effet, le sens héraclitéen du devenir loin d'infirmer la théorie parménidienne de l'être, la corrobore. De même que la vision poétique et dramatique d'Empédocle, loin d'exclure la mathématique de Pythagore s'accorde en elle comme s'accorde, dans la flambée de l'athanor, le Mercure et le Souffre, par l'ambassade du Sel. Pour qui retient la leçon des alchimistes, ces « philosophes par le feu », pour celui qui n'oppose point péremptoirement au Mystère ses certitudes et ses convictions, toutes les joutes philosophiques sont nuptiales et la dissociation des éléments n'est que le prélude à leur harmonie.

Alchimiste lui-même dans son enquête sur l'Alchimie, Jean Biès se tient exactement sur l'orée qui distingue et unit la nature et la Surnature. Le symbolisme alchimique, en récusant la notion moderne d'une séparation radicale du monde matériel et du monde spirituel, révèle les vertus paradoxales du monde. « Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu », cette formule de la liturgie orthodoxe convient parfaitement à l'alchimiste dont l'audace est le principe même d'une humilité essentielle. Bien davantage qu'à Prométhée, qui tant fascina les philosophes de la modernité, c'est à Hermès et au Christ que vont les fidélités philosophales. Prométhée, comme Icare, se rend coupable de démesure. Or l'hybris est le premier péril et la première tentation dont l'alchimiste doit se défendre. Son œuvre n'est point subversive, ni titanesque, mais harmonieuse et miséricordieuse.

Cette harmonie et cette miséricorde se manifesteront dans la beauté versicolore du voyage. Les couleurs et les symboles sont à la fois intérieurs et extérieurs. Entre le monde et l'entendement humain, l'art hermétique présume une synchronicité possible.

Science des qualités et des nuances, des variations et de l'interprétation, l'Alchimie, loin d'être l'ancêtre balbutiante de la chimie telle qu'elle se précisa au dix-neuvième siècle, fut une connaissance (pour une part perdue, et pour une autre, non encore advenue) de l'interdépendance de l'expérimentateur, de la chose expérimentée et de l'expérience elle-même. Le couronnement de l'œuvre est la transfiguration de l'Adepte. L'instrument de la connaissance a pour dessein de modifier, en même temps, et de façon essentielle, la matière et l'entendement humain qui œuvre sur elle. A ce titre, les alchimistes devancent l'exigence de la phénoménologie et de l'épistémologie et l'on s'étonne, en effet, que leurs œuvres soient exclues du « corpus » des actuelles pensées prospectives. Il est vrai que l'Alchimie inquiète, que ses œuvres paraissent insaisissables et qu'elle exige de ses chercheurs comme de ses adeptes, et même de ses simples historiographes, certaines des vertus éminentes du navigateur.

Pour consentir à s'aventurer dans ce monde de métaphores scintillantes et houleuses, il faut avoir l'âme odysséenne. « L'erreur enseigne ce qu'il ne faut pas faire, écrit Jean Biès, l'errance apprend ce qui est à faire: il est bon d'aller s'informer auprès des Maîtres. L'alchimiste apparaît alors dans son manteau de voyage, coiffé d'un grand chapeau souvent orné de la coquille de monseigneur saint Jacques de Galice, muni d'un bâton de marche, accompagné d'un chien. Dans le décor sauvage qui l'entoure on le devine étranger à toute société. » La pérégrination alchimique est, là aussi, à la fois en-dedans et au-dehors de l'entendement humain. Les alchimistes furent de grands voyageurs. Ils eurent l'audace, en des temps où les distances étaient plus éprouvantes et plus réelles, le monde n'ayant pas encore été rabougri par les techniques de déplacement, d'affronter les incertitudes de toute véritable tribulation, - mais ils furent aussi, et surtout, des voyageurs intérieurs, à la ressemblance du Heinrich von Ofterdigen de Novalis.

Quête initiatique, découverte du monde imaginal, approche de l'Ame du monde, telle est l'Alchimie à laquelle nous invite l'ouvrage de Jean Biès. L'Ame du monde se révèle dans les métamorphoses de la matière ordonnée aux Symboles visibles-invisibles qui s'y déploient comme la roue solaire du Paon. Rien n'importe que ce moment, où l'entendement humain enfin délivré du Règne de la Quantité, de la pensée calculante et des normes profanes de l'indéfiniment reproductible, reconquiert la plénitude intérieure. Or, - et c'est bien là le sens de l'humilité que tous les traités d'alchimie prescrivent aux adeptes, - cette plénitude n'est point notre propriété humaine. Elle nous est, quoiqu'infiniment proche et offerte, étrangère. Elle n'est point dans l'outrecuidance de la subjectivité livrée à la démesure, mais dans la subtilité de ce qui advient, de ce qui transparaît précisément pour nous enseigner le secret de la transparence. Elle est, cette présence cachée, dans l'extinction du moi.

La rouge aurore du rubis philosophal flamboie à l'instant précis de cette extinction. L'Œuvre est réalisée lorsque tout ce qui fait notre moi est frappé d'inconsistance, littéralement brûlé comme par le Miroir de Nigromontanus qu'évoque Ernst Jünger dans Les Falaises de Marbre.

« Ce démembrement du moi, cette mort du moi, écrit Jean Biès, c'est ce que signifie déjà le travail devant l'athanor, exigeant une vigilance épuisante ». L'âme emprisonnée exige d'être désincarcérée, comme un « iota » de la lumière incréée, dissimulé sous la compacité des apparences ou dans l'illusion des fausses lumières. L'ouvrage de Jean Biès, qui est à la fois histoire (au sens d'enquête), légende, au sens de ce qui doit être lu, et herméneutique créatrice, au sens de ce qui doit être interprété et non seulement expliqué, s'inscrit, on l'aura compris, dans une tradition pour laquelle, selon de mot de Villiers de L'Isle-Adam, la lumière des siècles est plus profonde que le prétendu « siècle des Lumières ».

Se développant selon les lois de l'arborescence, le discours alchimique exige l'attention à la plus infime radicelle, en même temps que la vue d'ensemble. le propre du moderne est d'avoir perdu cette vertu d'attention. Sa fascination pour la quantité, le calculable, a pour origine et pour complice cette inattention qui, dans son ignorance du monde des qualités, sépare l'âme humaine de l'Ame du monde, si bien que l'une s'étiole et se durcit et que l'autre devient lointaine et indiscernable. Ce livre de Jean Biès vient, à la suite de ses précédents ouvrages, raviver notre attention, et, si nous en sommes dignes, nous ouvrir la voie à la connaissance de l'esprit de l'Alchimie qui viendra couronner nos retrouvailles tant attendues avec l'Ame du monde, sophia pérenne et divine présence: « Se faufilant à pas feutrés, écrit Jean Biès, entre désastres et dérisions, effondrements et massacres, traversées du déserts et marées équinoxiales de la barbarie, l'esprit de l'alchimie, sous les traits joyeux d'Hermès, est bien de retour parmi nous, même si peu d'entre nous le savent. Descendant à travers les airs qui avaient oublié de lui l'empreinte de ses ailes, le dieu rieur parvient sur une terre exténuée, s'aventure au clair-obscur des recompositions incertaines d'aurores s'essayant à naître, et danse par avance dans le secret des cœurs l'ivresse rutilante de l'Or ».

 

Les Alchimistes, Jean Biès, éditions Philippe Lebaud

 

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26/02/2022 | Lien permanent

Revue Liber:

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Sommaire:
NUMÉRO 7
Automne 2021
FORMAT 16 X 22 – 152 pages
Au sommaire de ce numéro:
Avant propos
Baptiste Rappin, Les déconstructeurs à l’assaut des analogies de l’être
Luc-Olivier d’Algange, André Suarès, une vision paraclétique
Laurence Fritsch,  Le retable du Buissons ardent de Nicolas Froment "Dardant désir" d'Amour 
Aurélie Vertu, Les marques typographiques d’imprimeurs et de libraires XVème – XIXème siècle
Jean Artero, Fulcanelli avant Fulcanelli
Michel Thoronet, Limite et réalisation
Eric Unger, Aspects symboliques de l’androgyne
 
Expédition France métropolitaine 22€

Editions Alcor, 1, rue Ramatuelle - 13OO7 Marseille 

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17/02/2022 | Lien permanent

L'Icône et la vertu du paradoxe:

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Luc-Olivier d’Algange

L'Icône et la vertu du paradoxe

 

Qu'est-ce que la Beauté ? Si l'on croit en une relativité générale des goûts et des valeurs, la question est dépourvue de sens. L'historicisme abonde extrêmement dans cette opinion qui veut à tout prix ôter de nos intelligences le pressentiment d'une clef de voûte. Tout, nous dit-on, est aléatoire, fugitif, le Vrai et le Beau n'ont ni essence, ni substance, livrés qu'ils sont au hasard des circonstances et des subjectivités. Telle est la doxa moderne: « Le message, c'est le médium », - la surface ne renvoie à rien d'autre qu'à elle-même, la forme est purement matérielle. Face à cette doxa dont la nature même est de devenir totalitaire, sans doute le moment est-il venu d'affirmer la vertu du paradoxe.

Nous sommes quelques-uns uns à penser que la réalité est elle-même de nature paradoxale, que la nature du monde est une double nature. Au-delà de l'opinion, de la croyance, de la conviction, débute la seule véritable aventure spirituelle. Le Mystère religieux est le paradoxe suprême. Comment être à la fois homme et Dieu ? Se tenir au cœur de ce questionnement, c'est laisser s'approcher de soi le seuil de la beauté. Toute méditation sur la beauté naît d'un éloge du paradoxe. Dans la splendeur du Beau s'unissent les clartés intelligibles du Vrai et les flammes du pur amour. Alors que la doxa nous tient dans la dualitude de la croyance et de la non croyance, l'expérience paradoxale de la déification nous fait tomber dans l'abîme de la clef de voûte du Très-Haut, - que les métaphysiques orientales nomment la non-dualité. La déification, la théosis, nous rappelle Jean Biès dans son beau livre Athos, la montagne transfigurée, est la fin dernière de l'être humain: « Les Pères en font la base, la raison d'être du christianisme, proclamant Dieu s'est fait homme pour que l'homme se fasse Dieu, avec d'innombrables variations sur le thème. Par sa philanthropie, Dieu devient homme afin que, par la grâce, l'homme devienne Dieu en réunissant dans son hypostase le divin et l'humain. Par sa naissance même, l'homme est un être qui tend à se dépasser, qui aspire vers tout autre que soi. Car il est consubstantiel à l'humanité du Christ, comme celui-ci l'est à la divinité du Père. Adage patristique: Dieu ne parle qu'aux dieux ».

Dans cette procession déïfiante, les étapes sont des étapes de Beauté. Dans la perspective traditionnelle, qui est métaphysique et universelle, la Beauté n'est pas relative, hasardeuse, encore moins « matérielle ». La Beauté est l'empreinte, le sceau héraldique de l'invisible, qui n'est pas l'inconnu mais l'Intelligible. Dans la perspective métaphysique qui lui est propre, la Beauté advient dans l'irradiation d'une rencontre entre les mondes que séparent habituellement le Mal, la profanation, la veulerie ou l'habitude. La Beauté n'est pas aléatoire mais révélatrice, et tel est son divin paradoxe de montrer ce qu'elle voile et de dévoiler ce qu'elle révèle dans un seul geste. La méditation de la Beauté s'écarte ainsi du domaine un peu vague de la philosophie ou de l'esthétique pour entrer dans l'exactitude de la Gnose.

La Gnose débute là où cessent les idées générales, les convictions, fussent-elles religieuses. Le sens de la Beauté révèle la beauté du Sens. Au sortir des ténèbres de l'insignifiance et de la laideur, qui sont, avec la brutalité, les caractères dominant du monde moderne, nous apercevons, écrit Jean Biès « ce que l'orthodoxie nomme l'éclat trisolaire et sans crépuscule de l'esprit, et l'Alchimie, la Rubedo ». La rubescence aurorale est le signe immanent du recommencement, - signe qui suppose, en ce monde, l'inscription transcendante du Symbole.

Alors que l'image moderne s'assujettit à l'objet, dans ce comble de l'idolâtrie et de l'aliénation qu'est le message publicitaire, l'image, dans la perspective métaphysique, est une pure émanation de la Présence. La différence entre le sacré et le profane est aussi simple et difficile à comprendre que la différence qui existe entre la Présence et la représentation. Quitter le monde profane, c'est quitter le monde des représentations pour entrer dans le monde de la présence. Ce que les kabbalistes nomment la descente sur nous de la Schekhina, correspond à l'effusion lumineuse du Paraclet. Ce qui est à jamais, ce qui est de tous temps, ce qui est par-delà tous les temps, dans l'exacte certitude du vif de l'Instant, c'est la Présence et la révélation de la Présence est la « clairière de l'être », pour reprendre la formule de Martin Heidegger. Etre dans la Présence, c'est quitter la fuite en avant des représentations qui s'abolissent les unes, les autres dans l'accélération de leur éloignement du Principe. L'être est l'éclaircie et le sens de la Présence est la lumière qui en émane.

Tout, dans l'image, se joue dans la lumière. L'image est un mode de révélation ou d'obstruction de la lumière, selon qu'elle invite à la Présence de l'être, qui est le site véritable de Prière, ou qu'elle nous emprisonne dans les représentations. L'icône est sans doute l'une des formes les plus accomplies de la révélation de la lumière à travers le visage, symbole de la sainteté de l'Autre dans sa rencontre avec le Même. Sainteté du visage, grandeur du regard, équanimité souveraine sur le seuil du plus grand péril, l'icône nous invite dans le silence bruissant du face à face, à reconnaître la douce clarté de la Présence. Enfin, nous sommes là, dans la clairière que le temps sacré dessine pour nous, non plus dans le ressassement du passé, avec ses ressentiments et ses griefs, non plus dans l'anticipation vaine et impie, mais au coeur.

Qu'est-ce que le Péché contre l'Esprit, le seul irrémissible, si ce n'est être délibérément sans cœur ? Les terribles méfaits du monde moderne, ses aberrations meurtrières, ne proviennent-ils pas, pour l'essentiel, de l'exotérisme dominateur et des utopies sans charité qui sont autant de façon de déserter le cœur de la Présence, de choisir l'écorce et le futur ? L'Age Noir est bien l'âge des représentations meurtrières, soit qu'elles annihilent en nous le sens de la Beauté présente, soit qu'elles exigent que l'on tue pour elles. Entre la lumière et l'entendement, la représentation profane est un écran, alors que l'icône révèle en nous, lorsque nous nous abîmons dans sa contemplation, la lumière dont nous émanons: « Il n'était pas la lumière mais le témoin de la lumière. La lumière véritable qui illumine tout homme venait dans le monde. Elle était dans le monde et le monde existait par elle, et le monde ne l'a pas connue. » (Jean,I, 8-10)

Quelle est la provenance de la Lumière ? Au sens métaphysique, la lumière est elle-même primordiale, de même que toute primordialité est lumineuse. La Tradition primordiale se révèle par épiphanies, qui sont autant de signes de l'Intelligible dans le monde sensible. Dans le chapitre sur la lumière et la pluie, des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, René Guénon souligne la connivence alchimique de l'eau et de la lumière. Des pluies lumineuses, invoquées par les Chamanes jusqu'à la rimbaldienne « mer allée avec le soleil », l'intelligence poétique sut toujours reconnaître, dans l'alliance de l'eau et de la lumière le Symbole par excellence. N'est-ce point par la médiation de l'eau que la lumière révèle les couleurs qui la composent ? La splendeur n'est-elle point l'œuvre de la surface des eaux lorsque l'éclat solaire s'y répercute ? Dans la tradition taoïste, l'épiphanie prend la forme de la rencontre nuptiale de la lumière et de l'eau. Ainsi que l'écrit Houai-nan Tseu: « Le Carré (la terre) préside au manifeste. Le manifeste est exhalaison de souffle, c'est pourquoi le feu est lumière extériorisée. Le caché est le souffle contenu; c'est pourquoi l'eau est lumière intériorisée. »

Or, tel est précisément le secret de l'icône: la rencontre par l'image, en elle, et au-delà d'elle, du feu de la lumière extériorisée, par les lignes et les ors, et de l'eau de la lumière intériorisée du regard. L'icône est une liturgie du regard. L'homme, face à l'icône est ravi par la dialogie subtile des prunelles. L'eau intériorisée du regard est l'infinie interprétation du feu de la lumière extériorisée de celui qui voit. Voir et être vu se confondent nuptialement en une seule opération de l'entendement. Cette opération outrepasse clairement le domaine de la mystique pour entrer dans celui de la Gnose, ou, plus exactement, de la métaphysique, au sens que René Guénon sut redonner à ce mot. L'image, conçue dans la perspective métaphysique donne lieu à une expérience intérieure où ce que les modernes, imbus de leurs caractères accidentels, nomment leur « subjectivité », n'a plus aucune part.

Pour prendre la mesure des possibilités d'éclaircissement intérieur de l'image, de ses vertus d'enseignement au sens prophétique, sans doute devrons-nous nous placer au cœur même de la question théologique, telle que surent la poser les mystiques rhénans, ainsi Maître Eckhart écrivant: « L’œil par lequel je vois Dieu et l'œil par lequel Dieu me voit sont un seul et même œil ». Le mystère de l'icône tient sa source dans le mystère de l'Incarnation. « Les sens affinés, écrit Paul Evdomikov, perçoivent sensiblement l'Insensible, ou mieux, le Transsensible. Le beau apparaît comme un éclat de la profondeur mystérieuse de l'être, de cette intériorité qui témoigne de la relation intime entre le corps et l'esprit. » L'icône nous est un enseignement sur la nature du monde et le secret du regard que le monde porte sur nous dans le silence de ses manifestations et que nous lui rendons dans la contemplation et dans l'oraison. « Dieu crée par la pensée, et la pensée devient œuvre » dit Jean Damascène. De même, écrit Paul Evdokimov, « pour Saint-Maxime, la nature sensible n'est pas matérialiste dans sa profondeur, elle est chargée des énergies et représente même une certaine condensation du monde spirituel et intelligible. On peut dire dans ce sens que la matière est l'épiphénomène de l'esprit. »

L'Art sacré nous invite à une vision iconologique du réel. L'icône est plus proche de la nature profonde du réel que ne l'est la réalité elle-même, emprisonnée dans ses représentations utilitaires. L'art « réaliste » est avant tout un art de l'illusion dont les mérites se limitent au savoir-faire de l'artiste. L'Art sacré, lui, donne accès, par l'amoureuse liturgie du regard, à la connaissance de la réalité, et, plus profondément encore, à la pensée qui donne naissance à la réalité. L'Art sacré nous porte à ce seuil de l'entendement divin où la pensée devient œuvre. C'est en ce sens que l'on peut dire que l'icône est plus proche de la pensée de Dieu que ne l'est la nature elle-même, pur épiphénomène de l'esprit. L'Art sacré, par l'oraison dialogique qu'il instaure au

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07/12/2021 | Lien permanent

Journal désinvolte de Luc-Olivier d'Algange, 03/O2/2013

 

Ne pas oublier que toute démocratie tend naturellement au totalitarisme. "Transparence" et "communication" veulent dire "contrôle omniscient". L'époque n'est plus sous le signe de Prométhée, et pas encore sous le signe d'Hermès. Nous vivons un assez sinistre intermède sous le règne du Docteur Mabuse.

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Le comique involontaire de certains universitaires qui dissertent de "l'échec" de Proust et de Musil, alors que chaque paragraphe, voire chaque phrase, de La Recherche ou de L'Homme sans qualités est une irrécusable victoire sur la bêtise, la confusion, la lourdeur et la vulgarité. (Victoire dont on conçoit bien qu'elle n'est pas une bonne nouvelle pour ceux qui, par démagogie, luttent du côté des forces adverses !)

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Ecrivains mozartiens: Jean-Paul Richter, E.T.A. Hoffmann. "Trop de mots" disent les imbéciles. La phrase en voltes et virevolte, l'ivresse intelligente, le fabuleux ironique, la danse... Les esprits lourds, qui ne savent plus sur quel pied danser, ne s'y retrouvent pas. La profondeur légère, le farfelu initiatique. La déroute de l'esprit de sérieux, mais, la nature haïssant le vide, celui-ci est aussitôt comblé par d'innombrables bienfaits d'humour et de sagesse.

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Les grands efforts naissent des grands repos, houles de fond.

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Nous mesurons à quel point l'esprit français, héritier de la logique grecque et des nuances chrétiennes, nous a sauvé, et pourrait encore nous sauver quelque peu, de l'abrutissement et de la folie. Cette considération n'a rien de partial. J'ai maintes fois constaté que, livrés à des familles ou des communautés obscures ou ineptes, qui les eussent réduits à la servitude ou au désespoir, des esprits furent sauvés, et rendus à ce qu'il y de meilleur en eux-mêmes, par la compagnie de Rabelais, de Montaigne, de Corneille ou de Dumas, et quelques bonnes conversations.

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Distinguons l'esprit régional de la mentalité communautariste. Le premier est une distinction en résonance avec le paysage, la légende et l'histoire; il concerne les hommes "de chair et de sang" dont parlait Mighel de Unamuno. Le second est repli sur l'identité, autrement dit une soumission à l'abstrait. Les traditions existent; les identités sont des fictions administratives. Les régions ont un esprit, qui souffle dans les feuillages, éveille les coeurs et les saveurs. Sapide sapience.  "Nous habitons en poète" disait Hölderlin. Faunes et flores, sources sacrées, pierres sanctifiées, promenades, formes et forces de l'air, de l'eau, du feu et de la terre. Toute habitation, au sens hölderlinien, ouvre, par son enracinement même, sur l'universel.

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Le fameux "langage du corps", de nos jours tant vanté, est beaucoup plus mensonger et artificieux que celui des mots. Les hommes peuvent mentir avec  leur vocabulaire, et encore, mais leur syntaxe révèle immédiatement l'ordre ou la confusion qui règne en eux, et même leur humeur du moment.

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Il y a mille façon de bien écrire, qui se résument à une seule: suivre exactement le mouvement de sa pensée. Syntaxe simple ou complexe, vocabulaire élémentaire ou prodigue, sècheresse ou ébullition, lignes droites ou arborescentes, phrases calmes ou effervescentes, c'est selon ce que nous avons à dire et qui invente la langue appropriée à son dessein. Les Modernes qui s'efforcent de "bien écrire" donnent souvent l'impression de traîner aux chevilles les chaînes et les boulets du condamné. Aucune aisance, aucune audace; ils s'appliquent; on les devine inquiets de chaque mot qu'ils écrivent, non pour mieux servir leur vision mais par souci du qu'en dira-t-on. Le politiquement correct ajoute à leur terreur; les voici compassés, notaires de province, bagnards de la convenance.

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03/02/2013 | Lien permanent

Eloge de L'Enchantement, notes sur les romantiques allemands:

 

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Luc-Olivier d’Algange

Eloge de l'enchantement

Notes sur les Romantiques allemands

 

Le romantisme allemand fut à la fois une quête et une humeur. La quête romantique, au moins dans ses préférences, semble mieux connue que son humeur. Par des ouvrages didactiques, parfois hostiles, plus souvent hélas que par les œuvres, nous nous sommes formés, en France, une idée du Romantisme allemand comme d'une quête de l'irrationnel, d'un culte de la Nature et des forces obscures, d'un environnement de brumes et de forêts sur fond d'orchestrations wagnériennes. Nous savons de ces romantiques qu’ils écrivirent des romans d'initiation, qui s'aventurent du côté de l'orient et des arcanes du monde invisible. Les mieux informés, enfin, savent que les romantiques allemands furent aussi des philologues, des naturalistes, des mythologues qui eurent le souci de recueillir des contes et des légendes et d'esquisser une méditation sur la communauté de destin des Allemands.

La quête romantique, toutefois, ne se laisse pas distinguer de son humeur, qui ne se trouve que dans les œuvres, et relève d'une réalité plus subtile, plus impondérable que les « notions » dont la collecte peut satisfaire l'universitaire mais laisse ne suspens celui qui voudrait, lui aussi, « romantiser » avec les Romantiques, faire siennes leurs aspirations et leurs découvertes; ce qui est sans doute la seule manière de lire qui vaille mieux que l'ignorance.

Avant d'être une théorie, un système, s'il le fut jamais, le Romantisme allemand fut une façon d'être. Pour savants qu'ils eussent été, férus de toute les sciences de leur temps non moins que d'excellents humanistes, connaissant souvent non seulement le grec, le latin, les langues romanes, mais encore le sanscrit et l’hébreu, pour encyclopédiques que fussent leurs curiosités ( ne méconnaissons pas tout ce par quoi l’œuvre de Novalis, par exemple, relève encore du dix-huitième siècle), les Romantiques n’en tinrent pas moins leur modi essendi, leurs façons d’être, leur présence au monde, comme supérieures aux modi intellegendi, aux « modes de connaissance », à l’intelligence didactique ou critique.

A ces poètes-métaphysiciens, qui revendiquèrent la phrase de Goethe : «  Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense », toute science était vaine qui ne fût ordonnée à l’être, autrement dit à une connaissance supérieure, à une sapience à la fois sensible et intelligible qui se laisse traduire non par des systèmes et des doctrines, mais par une qualité d’élégance et d’enchantement, de noblesse et de légèreté à laquelle les esprits pompeux et lourds ne peuvent rien comprendre et qu’ils tiendront toujours, à juste titre, pour ennemie.

Novalis, qui fut bien le contraire d’un esprit chagrin, Novalis qui fut tant aimé des dieux qu’il mourut à l’âge de trente ans, reprochait précisément à la seconde partie du Wilhelm Meister de Goethe ce retour au sérieux, à la vie domestique, au savoir planifié, cette trahison de l’intensité et de la joie, qui éclate, au profit du bonheur qui dure et qui s’étale. Rien n’est plus difficile à définir qu’une humeur, elle est ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » dont parlait Fénelon, qui nous emporte. On peut, sans trop prendre le risque de se tromper, la dire juvénile, quand bien même Jean-Paul Richter en perpétua toutes les vertus jusqu’au grand âge). On peut aussi, en hommage à Antoine Blondin, la dire vagabonde. La Lucinde de Schlegel, les Mémoires d’un propre à rien de Joseph von Eichendorf, annoncèrent la couleur : elle sera d’un bleu léger, d’une révolte sans pathos, souvent encline au libertinage, où le sens de la rencontre, du rêve et de l’ivresse avive le monde, délie les langues, dénoue les peurs, et nous précipite, avec impatience, vers le mystère des êtres et des choses.

Ces vertus, chères aux premiers Romantiques allemands, sont d’un genre viril. Elles se nomment liberté et courage, amitié chevaleresque et fidélité, et correspondent assez peu à l’image du Romantique se tordant les mains au clair de lune. L’humeur romantique se laisse aussi approcher par ce que Gobineau dit des « Calenders » dans son roman Les Pléiades, qui fut sans doute largement influencé par les romans de Jean-Paul Richter, et en particulier par Titan, - cet immense entrelacs de songes, d’aventures et de bonheurs. Si la peine et la mélancolie des temps qui nous abandonnent, la nostalgie et la déréliction, la folie même de ceux que frappe la foudre d’Apollon, la tragédie et la mort ne sont pas absente des œuvres romantiques, leur humeur, à qui fréquente leurs œuvres, fut d’emblée à la fantaisie, à l’audace, au rire et à l’ironie.

L’ombre et la lumière, au demeurant, n’existent que l’une par l’autre. Pour les Romantiques allemands, précurseurs, nous y reviendrons, de la logique du tiers-inclus, le Bien et le Mal ne sont pas des entités massive, irréductibles l’une à l’autre qu’affectionnent les esprits schématiques ; les crépuscules contiennent les aurores, et la Nuit dont Novalis écrivit les Hymnes, laisse se réfugier en elle, comme un éclat de lumière dans la prunelle de l’Aimée, tous les secrets du jour.

Il y aurait un livre entier à écrire sur l’ironie romantique. Cette ironie n’est point le ricanement de la certitude ou de la supériorité, l’antiphrase didactique et condescendante de Voltaire, mais une reconnaissance de la nature double, visible-invisible, du réel. Tout sens apparent divulgue, à celui qui s’y rend attentif, un sens caché. Toute apparence est transparence. Le monde n’est pas cette prison de convenances ou cette autre prison que serait une liberté dépourvue de sens. Le monde nous parle. Pour les Romantiques allemand, le langage que le monde nous adresse à travers les cristaux de neige, les murmures des feuillages ou les rumeurs de la mer n’est pas radicalement différents de celui dont nous autres humains usons et mésusons à loisir. Cette similitude, cette parenté est, pour les Romantiques allemands, une leçon d’humilité et de prodiges. Elle témoigne d’un accord possible entre le monde et l’homme, elle annonce des solitudes immensément peuplées d’âmes.

« La nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe » écrivait Héraclite. Le Grand-Œuvre des Romantiques allemands sera le déchiffrement de ces signes, - déchiffrement dont l’humour, comme en témoignent le Contes de Hoffmann, n’est pas exclu. Tant qu’il est possible de rire, à travers l’herméneutique elle-même, rien n’est perdu. Les Romantiques allemands sont d’autant moins obscurantistes que l’interprétation qu’ils proposent des apparences et des signes, des textes sacrés (dont font partie les œuvres des poètes) est infinie. La sapience romantique est aussi peu administrative que possible. Le jeu de symboles et des correspondances, ne s’y trouve ni réglementé, ni instrumentalisé.

On pourrait dire, dans un apparent paradoxe, que ce qui sauve les Romantiques allemands de l’obscurantisme, c’est précisément cette défiance pour le rationalisme. Le culte de la « déesse Raison », dont on connaît les ravages, leur fut largement étranger. Le fou n’est pas celui auquel la raison fait défaut, mais bien celui qui a tout perdu sauf la raison. Toutefois, se défier de la raison n'interdit point d'être logicien ni de faire de la logique un instrument de spéculation et de prospection. L'accusation d'obscurantisme habituellement portée contre eux tient d'autant moins que ceux qui la formulent furent bien souvent les héritiers ou les instigateurs du totalitarisme moderne. Que le réel soit dialogique, pour reprendre le mot de Gilbert Durand, voire, polyphonique et gradué, - et avec une grande part d'imprévisible, - qu'il y eût une interdépendance entre la connaissance, celui qui connaît et la chose connue, que les ombres soient colorées et nos âmes chatoyantes et « tigrées » pour reprendre l'admirable formule de Victor Hugo, que les frontières entre la réalité et le songe soient indécises, que les métaphores soient à l'œuvre, qui changent les feuillages en serpents d'or, les amoureuses en sirènes, les arbres en patriarches, que les dieux puissent surgir et transparaître, que la parole soit donnée aux hiboux ou aux chats, que la différence entre les fées et les libellules puisse n'être, en certains cas, que de pure convenance, tout cela qui appartient au patrimoine imaginaire, ne reste point sans ouvrir des perspectives d'avenir, de nouvelles logiques et de neufs enchantements.

Peu encline à la linéarité, on ne saurait dire si la pensée romantique fut davantage tournée vers le passé ou vers l'avenir. Bien plus que rectiligne, la pensée romantique est encline à l'arborescence, à la sporade, à la spirale. « Grains de pollen », les pensées se dispersent, mais chacune d'elle tient en elle, mystérieusement, le ressouvenir de son origine. Ainsi, les Romantiques allemands ne furent ni progressistes, ni passéistes, ni excessivement confiant dans le « sens de l'histoire », ni adeptes d'une pure théorie de la décadence. Issus d'une tradition de l'intériorité, d'une spiritualité « paraclétique » illustrée par Angélus Silesius, Franz von Baader ou Jacob Böhme, ils répugnaient à se croire enchainés à quelque déterminisme historique: l'Histoire, avec des bonheurs divers, était en eux.

Certains critiques, non sans pertinence, ont distingué, chez les Romantiques allemands, deux courants, l'un « révolutionnaire » et quelque peu napoléonien, et l'autre, « réactionnaire», tourné vers l'anamnesis, l'ésotérisme, la recherche des fondements de « l'Allemagne secrète », ainsi que le nommera Stefan George. Ces deux courants, toutefois, s'opposent moins qu'il n'y paraît. Ce qui paraît juste, c'est de discerner un glissement, qui est moins d’ordre politique que mythologique. Peu à peu s'éloignant du dix-huitième siècle, de l'euphorie d'une Révolution vue de loin, Prométhée cède la place à Hermès. A la logique du voleur de feu (qui, par Hegel, est aux soubassements du marxisme qui voit en Prométhée la figure tutélaire des révolutions) succède le « feu de roue » des Alchimistes, les feux tournants de l'athanor, qui sont à la fois l'âme et le monde, l’intériorité et l'extériorité.

A la marche forcée du sens de l'Histoire, Novalis, Chamisso, Jean-Paul, préfèreront la promenade où, quelquefois, et comme par inadvertance, le vagabondage se change en pèlerinage, où la simple inclination au voyage devient une quête du Graal. On pourrait dire que le courant « hermésien » de l'Encyclopédie de Novalis s'oppose au courant prométhéen de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, comme, en retour, la volonté planifiante, étatique, hostile à la bigarrure du monde, s'oppose à la contemplation, au recueillement. Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simple, et il y eut bien un « hégélianisme de droite » qui, de Villiers de l'Isle-Adam à Jean-Louis Vieillard-Baron, tenta de donner à la procession hégélienne de l'Esprit une dimension verticale, et, pour tout dire, gnostique. Force est cependant de reconnaître qu'en sa postérité, comme le sut montrer Michel Le Bris, l'œuvre de Hegel engendra les philosophies et les idéologies les plus closes, poussant la raison triomphante à la folie et les hommes à la servitude.

Paradoxalement, ce passage de Prométhée à Hermès, du rationalisme à une sorte de sapience holistique, ajoute à la pensée romantique une finesse questionnante, un scepticisme, un « je ne sais quoi » de pyrrhonien qui fera toujours défaut à la lignée rivale, demeurée fidèle à l'hybris du voleur de feu.

Il y a davantage de question que de réponses dans les «grains de pollen » de Novalis, et si peu d'acrimonie et de ressentiment, que son œuvre nous apparaît aujourd'hui venir d'un autre monde. Voici belle lurette que les hommes n'écrivent plus sans haïr, au point que bien souvent la haine, le dépit, la rancœur semblent les seuls moteurs de leur écriture. Le fiel est ce qui demeure lorsque les enchantements ont disparu.

Au-delà la de leurs diversités qui sont grandes et qui rendent bien difficiles d'en parler en quelques pages, les Romantiques allemands, des plus sombres aux plus clairs, des plus rieurs aux plus tourmentés, des plus optimistes aux plus pessimistes, sont tous des hommes, et des femmes, de l'enchantement. Ces enchantements peuvent, eux aussi, être lumineux ou ténébreux, tels de douces brises sur la joue ou de noirs ensorcellements, des rencontres éblouies avec des paysages italiens, de suaves ensommeillements dans les bras des amantes ou des combats furieux contre des dragons; ces enchantements peuvent être austères ou dionysiaques, nous pencher de longues nuits sur des grimoires ou nous lancer dans de folles fêtes de fleurs ou de flamme; ces enchantements peuvent nous perdre ou nous sauver, peu importe, nous porter au-devant du monde sensible, dans les fracas, ou nous rassembler dans le silence d'une méditation mathématique, ils n'en demeurent pas moins la ressource commune à la tous les Romantiques allemands, leur irréfutable singularité, leur étrangeté dans un monde aussi désenchanté que le nôtre.

Nous sommes désormais si loin de tout enchantement que certains de nos intellectuels ont fait de l'enchantement l'ennemi par excellence: il facile de se faire un ennemi de qui ne règne plus ! Véritable arrière-garde, ces « intellectuels » (par antiphrase) persistent à batailler contre ce qui ne demeure plus qu'aux marges extrême de la vie. Dans ce monde planifié, rationalisé, médiatisé, dans ce technocosme surveillé, informatisé, où jamais la part du secret ne fut si rabougrie, ils voudraient encore nous persuader que l'enchantement est ce Mal à l'origine de tous les maux, ce germe du totalitarisme qu'il faut écraser avant qu'il ne s'éploie. Le désenchantement, la démystification, la déconstruction sont leurs grandes affaires, tout ce qui est numineux ou sacré est leur adversaire, comme si la grande « ruée vers le bas » et vers l'horreur n'était pas le démocratique produit du nihilisme et de l'hybris de la volonté, de la raison idolâtrée, planificatrice. Comme si de ne s'émerveiller de rien et de dénigrer toute chose, les hommes s'en trouvaient être meilleurs !

C'est méconnaître que l'enchantement est d'abord ce qui nous dénoue, ce qui nous surprend, ce qui sollicite notre hospitalité. C'est ne pas voir que l'enchantement est une « approche », ou, plus exactement, cette émotion qui survient au moment de l'approche, - à cette seconde magique où nous nous délivrons de nous-mêmes, de notre narcissisme individuel ou collectif, pour recevoir du monde un signe de bienvenue.

Voir dans l'enchantement un Mal est un étrange désespoir et ce désespoir mélangé d'optimisme historique ne laisse pas d'être inquiétant. Les Romantiques allemands pressentirent ce monde déserté des Anges et des Dieux, ce monde sans messagers, où plus rien n'advient de l'autre côté des apparences. Mais si plus rien ne doit advenir, alors les apparences ne sont plus des apparences, mais des murs de néant. D'où l’élan romantique vers les prodiges, qui sont en nous tout autant que dans le monde: « Il est étrange, écrit Novalis que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ? »

L'entendement humain apparaît aux Romantiques allemands comme un instrument prodigieux et méconnu, un stradivarius dont on se servirait comme d'un tambourin avant de le laisser brisé et à l'abandon. Refuser l'enchantement, c'est ainsi refuser non seulement le poème, le chant des sirènes, mais la spéculation elle-même, l'Intellect dans ses plus hautes œuvres. Il y a, certes, un danger dans le chant, comme dans la pensée, on peut s'y perdre mais ce danger est le propre de l'humain et sans doute n'est-il point si grand que le danger que recèle, pour la beauté de la vie, le culte bourgeois de la sécurité à tout prix.

Par ailleurs, l'enchantement romantique est fort loin de sa caricature. Il n'est point cet abandon aux forces de la vie et de la nature, ce panthéisme primaire, cette passivité végétale ou infrahumain

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30/10/2021 | Lien permanent

Luc-Olivier d'Algange, Eloge de l'Enchantement:

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Eloge de l'enchantement

Notes sur les Romantiques allemands

 

Le romantisme allemand fut à la fois une quête et une humeur. La quête romantique, au moins dans ses préférences, semble mieux connue que son humeur. Par des ouvrages didactiques, parfois hostiles, plus souvent hélas que par les œuvres, nous nous sommes formés, en France, une idée du Romantisme allemand comme d'une quête de l'irrationnel, d'un culte de la Nature et des forces obscures, d'un environnement de brumes et de forêts sur fond d'orchestrations wagnériennes. Nous savons de ces romantiques qu’ils écrivirent des romans d'initiation, qui s'aventurent du côté de l'orient et des arcanes du monde invisible. Les mieux informés, enfin, savent que les romantiques allemands furent aussi des philologues, des naturalistes, des mythologues qui eurent le souci de recueillir des contes et des légendes et d'esquisser une méditation sur la communauté de destin des Allemands.

La quête romantique, toutefois, ne se laisse pas distinguer de son humeur, qui ne se trouve que dans les œuvres, et relève d'une réalité plus subtile, plus impondérable que les « notions » dont la collecte peut satisfaire l'universitaire mais laisse ne suspens celui qui voudrait, lui aussi, « romantiser » avec les Romantiques, faire siennes leurs aspirations et leurs découvertes; ce qui est sans doute la seule manière de lire qui vaille mieux que l'ignorance.

Avant d'être une théorie, un système, s'il le fut jamais, le Romantisme allemand fut une façon d'être. Pour savants qu'ils eussent été, férus de toute les sciences de leur temps non moins que d'excellents humanistes, connaissant souvent non seulement le grec, le latin, les langues romanes, mais encore le sanscrit et l’hébreu, pour encyclopédiques que fussent leurs curiosités ( ne méconnaissons pas tout ce par quoi l’œuvre de Novalis, par exemple, relève encore du dix-huitième siècle), les Romantiques n’en tinrent pas moins leur modi essendi, leurs façons d’être, leur présence au monde, comme supérieures aux modi intellegendi, aux « modes de connaissance », à l’intelligence didactique ou critique.

A ces poètes-métaphysiciens, qui revendiquèrent la phrase de Goethe : «  Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense », toute science était vaine qui ne fût ordonnée à l’être, autrement dit à une connaissance supérieure, à une sapience à la fois sensible et intelligible qui se laisse traduire non par des systèmes et des doctrines, mais par une qualité d’élégance et d’enchantement, de noblesse et de légèreté à laquelle les esprits pompeux et lourds ne peuvent rien comprendre et qu’ils tiendront toujours, à juste titre, pour ennemie.

Novalis, qui fut bien le contraire d’un esprit chagrin, Novalis qui fut tant aimé des dieux qu’il mourut à l’âge de trente ans, reprochait précisément à la seconde partie du Wilhelm Meister de Goethe ce retour au sérieux, à la vie domestique, au savoir planifié, cette trahison de l’intensité et de la joie, qui éclate, au profit du bonheur qui dure et qui s’étale. Rien n’est plus difficile à définir qu’une humeur, elle est ce « je ne sais quoi », ce « presque rien » dont parlait Fénelon, qui nous emporte. On peut, sans trop prendre le risque de se tromper, la dire juvénile, quand bien même Jean-Paul Richter en perpétua toutes les vertus jusqu’au grand âge). On peut aussi, en hommage à Antoine Blondin, la dire vagabonde. La Lucinde de Schlegel, les Mémoires d’un propre à rien de Joseph von Eichendorf, annoncèrent la couleur : elle sera d’un bleu léger, d’une révolte sans pathos, souvent encline au libertinage, où le sens de la rencontre, du rêve et de l’ivresse avive le monde, délie les langues, dénoue les peurs, et nous précipite, avec impatience, vers le mystère des êtres et des choses.

Ces vertus, chères aux premiers Romantiques allemands, sont d’un genre viril. Elles se nomment liberté et courage, amitié chevaleresque et fidélité, et correspondent assez peu à l’image du Romantique se tordant les mains au clair de lune. L’humeur romantique se laisse aussi approcher par ce que Gobineau dit des « Calenders » dans son roman Les Pléiades, qui fut sans doute largement influencé par les romans de Jean-Paul Richter, et en particulier par Titan, - cet immense entrelacs de songes, d’aventures et de bonheurs. Si la peine et la mélancolie des temps qui nous abandonnent, la nostalgie et la déréliction, la folie même de ceux que frappe la foudre d’Apollon, la tragédie et la mort ne sont pas absente des œuvres romantiques, leur humeur, à qui fréquente leurs œuvres, fut d’emblée à la fantaisie, à l’audace, au rire et à l’ironie.

L’ombre et la lumière, au demeurant, n’existent que l’une par l’autre. Pour les Romantiques allemands, précurseurs, nous y reviendrons, de la logique du tiers-inclus, le Bien et le Mal ne sont pas des entités massive, irréductibles l’une à l’autre qu’affectionnent les esprits schématiques ; les crépuscules contiennent les aurores, et la Nuit dont Novalis écrivit les Hymnes, laisse se réfugier en elle, comme un éclat de lumière dans la prunelle de l’Aimée, tous les secrets du jour.

Il y aurait un livre entier à écrire sur l’ironie romantique. Cette ironie n’est point le ricanement de la certitude ou de la supériorité, l’antiphrase didactique et condescendante de Voltaire, mais une reconnaissance de la nature double, visible-invisible, du réel. Tout sens apparent divulgue, à celui qui s’y rend attentif, un sens caché. Toute apparence est transparence. Le monde n’est pas cette prison de convenances ou cette autre prison que serait une liberté dépourvue de sens. Le monde nous parle. Pour les Romantiques allemand, le langage que le monde nous adresse à travers les cristaux de neige, les murmures des feuillages ou les rumeurs de la mer n’est pas radicalement différents de celui dont nous autres humains usons et mésusons à loisir. Cette similitude, cette parenté est, pour les Romantiques allemands, une leçon d’humilité et de prodiges. Elle témoigne d’un accord possible entre le monde et l’homme, elle annonce des solitudes immensément peuplées d’âmes.

« La nature ne montre pas, ne dissimule pas, mais fait signe » écrivait Héraclite. Le Grand-Œuvre des Romantiques allemands sera le déchiffrement de ces signes, - déchiffrement dont l’humour, comme en témoignent le Contes de Hoffmann, n’est pas exclu. Tant qu’il est possible de rire, à travers l’herméneutique elle-même, rien n’est perdu. Les Romantiques allemands sont d’autant moins obscurantistes que l’interprétation qu’ils proposent des apparences et des signes, des textes sacrés (dont font partie les œuvres des poètes) est infinie. La sapience romantique est aussi peu administrative que possible. Le jeu de symboles et des correspondances, ne s’y trouve ni réglementé, ni instrumentalisé.

On pourrait dire, dans un apparent paradoxe, que ce qui sauve les Romantiques allemands de l’obscurantisme, c’est précisément cette défiance pour le rationalisme. Le culte de la « déesse Raison », dont on connaît les ravages, leur fut largement étranger. Le fou n’est pas celui auquel la raison fait défaut, mais bien celui qui a tout perdu sauf la raison. Toutefois, se défier de la raison n'interdit point d'être logicien ni de faire de la logique un instrument de spéculation et de prospection. L'accusation d'obscurantisme habituellement portée contre eux tient d'autant moins que ceux qui la formulent furent bien souvent les héritiers ou les instigateurs du totalitarisme moderne. Que le réel soit dialogique, pour reprendre le mot de Gilbert Durand, voire, polyphonique et gradué, - et avec une grande part d'imprévisible, - qu'il y eût une interdépendance entre la connaissance, celui qui connaît et la chose connue, que les ombres soient colorées et nos âmes chatoyantes et « tigrées » pour reprendre l'admirable formule de Victor Hugo, que les frontières entre la réalité et le songe soient indécises, que les métaphores soient à l'œuvre, qui changent les feuillages en serpents d'or, les amoureuses en sirènes, les arbres en patriarches, que les dieux puissent surgir et transparaître, que la parole soit donnée aux hiboux ou aux chats, que la différence entre les fées et les libellules puisse n'être, en certains cas, que de pure convenance, tout cela qui appartient au patrimoine imaginaire, ne reste point sans ouvrir des perspectives d'avenir, de nouvelles logiques et de neufs enchantements.

Peu encline à la linéarité, on ne saurait dire si la pensée romantique fut davantage tournée vers le passé ou vers l'avenir. Bien plus que rectiligne, la pensée romantique est encline à l'arborescence, à la sporade, à la spirale. « Grains de pollen », les pensées se dispersent, mais chacune d'elle tient en elle, mystérieusement, le ressouvenir de son origine. Ainsi, les Romantiques allemands ne furent ni progressistes, ni passéistes, ni excessivement confiant dans le « sens de l'histoire », ni adeptes d'une pure théorie de la décadence. Issus d'une tradition de l'intériorité, d'une spiritualité « paraclétique » illustrée par Angélus Silesius, Franz von Baader ou Jacob Böhme, ils répugnaient à se croire enchainés à quelque déterminisme historique: l'Histoire, avec des bonheurs divers, était en eux.

Certains critiques, non sans pertinence, ont distingué, chez les Romantiques allemands, deux courants, l'un « révolutionnaire » et quelque peu napoléonien, et l'autre, « réactionnaire», tourné vers l'anamnesis, l'ésotérisme, la recherche des fondements de « l'Allemagne secrète », ainsi que le nommera Stefan George. Ces deux courants, toutefois, s'opposent moins qu'il n'y paraît. Ce qui paraît juste, c'est de discerner un glissement, qui est moins d’ordre politique que mythologique. Peu à peu s'éloignant du dix-huitième siècle, de l'euphorie d'une Révolution vue de loin, Prométhée cède la place à Hermès. A la logique du voleur de feu (qui, par Hegel, est aux soubassements du marxisme qui voit en Prométhée la figure tutélaire des révolutions) succède le « feu de roue » des Alchimistes, les feux tournants de l'athanor, qui sont à la fois l'âme et le monde, l’intériorité et l'extériorité.

A la marche forcée du sens de l'Histoire, Novalis, Chamisso, Jean-Paul, préfèreront la promenade où, quelquefois, et comme par inadvertance, le vagabondage se change en pèlerinage, où la simple inclination au voyage devient une quête du Graal. On pourrait dire que le courant « hermésien » de l'Encyclopédie de Novalis s'oppose au courant prométhéen de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, comme, en retour, la volonté planifiante, étatique, hostile à la bigarrure du monde, s'oppose à la contemplation, au recueillement. Les choses, bien sûr, ne sont pas aussi simple, et il y eut bien un « hégélianisme de droite » qui, de Villiers de l'Isle-Adam à Jean-Louis Vieillard-Baron, tenta de donner à la procession hégélienne de l'Esprit une dimension verticale, et, pour tout dire, gnostique. Force est cependant de reconnaître qu'en sa postérité, comme le sut montrer Michel Le Bris, l'œuvre de Hegel engendra les philosophies et les idéologies les plus closes, poussant la raison triomphante à la folie et les hommes à la servitude.

Paradoxalement, ce passage de Prométhée à Hermès, du rationalisme à une sorte de sapience holistique, ajoute à la pensée romantique une finesse questionnante, un scepticisme, un « je ne sais quoi » de pyrrhonien qui fera toujours défaut à la lignée rivale, demeurée fidèle à l'hybris du voleur de feu.

Il y a davantage de question que de réponses dans les «grains de pollen » de Novalis, et si peu d'acrimonie et de ressentiment, que son œuvre nous apparaît aujourd'hui venir d'un autre monde. Voici belle lurette que les hommes n'écrivent plus sans haïr, au point que bien souvent la haine, le dépit, la rancœur semblent les seuls moteurs de leur écriture. Le fiel est ce qui demeure lorsque les enchantements ont disparu.

Au-delà la de leurs diversités qui sont grandes et qui rendent bien difficiles d'en parler en quelques pages, les Romantiques allemands, des plus sombres aux plus clairs, des plus rieurs aux plus tourmentés, des plus optimistes aux plus pessimistes, sont tous des hommes, et des femmes, de l'enchantement. Ces enchantements peuvent, eux aussi, être lumineux ou ténébreux, tels de douces brises sur la joue ou de noirs ensorcellements, des rencontres éblouies avec des paysages italiens, de suaves ensommeillements dans les bras des amantes ou des combats furieux contre des dragons; ces enchantements peuvent être austères ou dionysiaques, nous pencher de longues nuits sur des grimoires ou nous lancer dans de folles fêtes de fleurs ou de flamme; ces enchantements peuvent nous perdre ou nous sauver, peu importe, nous porter au-devant du monde sensible, dans les fracas, ou nous rassembler dans le silence d'une méditation mathématique, ils n'en demeurent pas moins la ressource commune à la tous les Romantiques allemands, leur irréfutable singularité, leur étrangeté dans un monde aussi désenchanté que le nôtre.

Nous sommes désormais si loin de tout enchantement que certains de nos intellectuels ont fait de l'enchantement l'ennemi par excellence: il facile de se faire un ennemi de qui ne règne plus ! Véritable arrière-garde, ces « intellectuels » (par antiphrase) persistent à batailler contre ce qui ne demeure plus qu'aux marges extrême de la vie. Dans ce monde planifié, rationalisé, médiatisé, dans ce technocosme surveillé, informatisé, où jamais la part du secret ne fut si rabougrie, ils voudraient encore nous persuader que l'enchantement est ce Mal à l'origine de tous les maux, ce germe du totalitarisme qu'il faut écraser avant qu'il ne s'éploie. Le désenchantement, la démystification, la déconstruction sont leurs grandes affaires, tout ce qui est numineux ou sacré est leur adversaire, comme si la grande « ruée vers le bas » et vers l'horreur n'était pas le démocratique produit du nihilisme et de l'hybris de la volonté, de la raison idolâtrée, planificatrice. Comme si de ne s'émerveiller de rien et de dénigrer toute chose, les hommes s'en trouvaient être meilleurs !

C'est méconnaître que l'enchantement est d'abord ce qui nous dénoue, ce qui nous surprend, ce qui sollicite notre hospitalité. C'est ne pas voir que l'enchantement est une « approche », ou, plus exactement, cette émotion qui survient au moment de l'approche, - à cette seconde magique où nous nous délivrons de nous-mêmes, de notre narcissisme individuel ou collectif, pour recevoir du monde un signe de bienvenue.

Voir dans l'enchantement un Mal est un étrange désespoir et ce désespoir mélangé d'optimisme historique ne laisse pas d'être inquiétant. Les Romantiques allemands pressentirent ce monde déserté des Anges et des Dieux, ce monde sans messagers, où plus rien n'advient de l'autre côté des apparences. Mais si plus rien ne doit advenir, alors les apparences ne sont plus des apparences, mais des murs de néant. D'où l’élan romantique vers les prodiges, qui sont en nous tout autant que dans le monde: « Il est étrange, écrit Novalis que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable et qu'on en ait traité que si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux... Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes ? »

L'entendement humain apparaît aux Romantiques allemands comme un instrument prodigieux et méconnu, un stradivarius dont on se servirait comme d'un tambourin avant de le laisser brisé et à l'abandon. Refuser l'enchantement, c'est ainsi refuser non seulement le poème, le chant des sirènes, mais la spéculation elle-même, l'Intellect dans ses plus hautes œuvres. Il y a, certes, un danger dans le chant, comme dans la pensée, on peut s'y perdre mais ce danger est le propre de l'humain et sans doute n'est-il point si grand que le danger que recèle, pour la beauté de la vie, le culte bourgeois de la sécurité à tout prix.

Par ailleurs, l'enchantement romantique est fort loin de sa caricature. Il n'est point cet abandon aux forces d

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08/01/2023 | Lien permanent

Luc-Olivier d'Algange, ” En Allemagne, bien loin... ”:

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« En Allemagne, bien loin… »

 

L’ouvrage de Philippe Barthelet et Eric Heitz, Voyage d'Allemagne, paru dans l’excellente collection « Le sentiment géographique » dirigée, aux éditions Gallimard, par Christian Guidicelli, s’ouvre sur une citation de Christine de Pisan : «  En Allemagne, bien loin… » Nous voici fort loin du tourisme, fût-ce du tourisme culturel, mais bien loin aussi de cette imprécision, de ce vague à l’âme, de ce romantisme faible, que semble induire fatalement, chez les amateurs de dépaysement, le fait de se déplacer, de quitter un lieu pour un autre. Ce « bien loin » est ici un surcroît de limpidité et d’exactitude. Rien de noyé ou de dispersé : les voyageurs sont français. L’air y semble plus clair comme après la pluie ; les détails, sculptés par la fraîche clarté qui succède à l’orage.

Il est des livres qui sont inventés pour nous endormir, d’autres pour nous éveiller de cette torpeur ordinaire qui semble être la vitesse de croisière des entendements modernes. Le lointain de ce Voyage d’Allemagne est paradoxal : il nous initie à être présent, avec le secret conseil d’Ernst Jünger dont la vie et l’œuvre sont ici enfin dégagés des préjugés absurdes et les piètres ressentiments qui souvent les entourent.

L’Allemagne à laquelle nous invitent Philippe Barthelet et Eric Heitz est lointaine, non certes par la géographie visible et profane, ni même par les antagonismes de l’Histoire, et à peine par ces « raisons » dont Charles Maurras surestimait l’importance en évoquant contre le monde germanique, le monde roman. Novalis, ou Jean-Paul Richter, pour ne citer qu’eux, furent romans par excellence et leur « romantisme » ne fut rien d’autre qu’un recours à cette poétique romane dont Simone Veil évoquera la grâce contre la pesanteur, la catholicité contre les sectaires, l’éternité christique contre la perpétuité de l’espèce humaine dans son ensemble globalisé ou ses sous-ensembles plus ou moins vétilleux ou vindicatifs. Romantisme tourné vers la Marina, l’Ermitage aux buissons blancs, la profusion légère de la sapience et du bonheur.

Lointaine, donc, cette Allemagne, dont Philippe Barthelet et Eric Heitz ôtent les écorces mortes pour en apercevoir quelques vérités sensibles, - lointaine comme elle peut l’être à elle-même, comme nous le sommes à nous-mêmes, et comme le lointain « en soi » qui se tient dans le Dit poétique, Dichtung, - ce poïen qui est à la fois songe et action et dont témoignent les œuvres et les destins d’Hölderlin, de Claus von Stauffenberg, et d’Ernst Jünger.

Ce Voyage d’Allemagne est aussi une "visite à Wilfligen", comme Ernst Jünger écrivit La Visite à Godenholm, rappelant au passage, en nos temps de mégapoles titanesques, que les hommes disposent du pouvoir de créer les paysages et les cités emblématiques qu’ils habitent. «  L’homme habite en poète » écrivait Hölderlin. C’est à répondre ou non à cet appel, à cette vocation, que les lieux que nous visitons se laissent entendre et se laissent voir, et consentent à nous parler et à nous regarder dans le regard que nous portons sur eux. Ainsi, de la transparence de ce voyage ; la liberté et la dignité sont laissées aux êtres et aux choses, aux lieux et à leurs hôtes humains, sans oublier les faunes et les flores, pour advenir dans le cours des phrases.

Après tant de livres hystériques et confus, tant de livres déprimés sans être tragiques, nous voici, dans Le Voyage d’Allemagne, au repos, mais dans un repos qui est la vivacité retrouvée à sa source, heureuse récréation, école buissonnière par jardins et routes, où les Calenders viennent à notre rencontre.

Luc-Olivier d’Algange

Philippe Barthelet, Eric Heitz, Le Voyage d’Allemagne (Gallimard)

 

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19/01/2023 | Lien permanent

Mythe et Logos

Mythe et Logos

Nous savons depuis Hölderlin et Nietzsche que la pensée grecque ne fut pas seulement dévouée à la mesure et à la clarté telles que nous les concevons aujourd'hui. La mesure, loin d'être seulement cette parcimonie de l'intelligence, voire cette étroitesse de caractère propre aux morales utilitaires, sans doute en faudrait-il chercher le sens ailleurs que dans les "nobles glaçons" de nos habitudes ratiocinantes, dont parlait Jean Cocteau, et, par exemple, dans les spéculations pythagoriciennes ou dans le néoplatonisme ardent de l'Empereur Julien: mesure d'infini alors, ou mesure confrontée à l'infini, s'en faisant l'épreuve, comme une balance (dont l'axe serait l'Axis mundi) qui laisse se reposer, de part et d'autre, un visible et un invisible, d'égale importance. Car si la pensée olympienne est claire, d'une clarté jamais entrevue avant elle, ni depuis lors, cette clarté est chargée d'une puissance tout à la fois intellectuelle et ouranienne sans commune mesure avec la clarté rationnelle qui suffit à planifier les activités ordinaires du travail ou de la didactique. La mesure et la clarté grecque ne peuvent se comprendre sans les dieux qui la manifestent, ces dieux qui appartiennent à un invisible qui est la condition même du visible.

Nous autres modernes admirons les oeuvres de l'art et de la pensée grecque tout en méconnaissant ce qui en est le principe et qui demeure en elles comme un profonde raison d'être. Sur le passé antique, comme sur le passé médiéval, nous projetons nos propres façons de voir, notre inquiétude et nos indigences et nous admirons les conséquences au détriment des causes. Or pour ressaisir la pensée grecque dans sa plasticité, dans ses gradations infinies, dans son mouvement, dans son émotion, il nous faudrait remonter en amont de la séparation que nous opérons, comme si elle allait de soi, entre le Mythe et le Logos. Platon, certes, distingue le Mythe et le Logos tout en ne cessant d'établir entre l'un et l'autre une circulation qui nous enchante autant qu'elle nous déroute. Les néoplatoniciens, de Plotin à l'Empereur Julien, quant-à eux, refondèrent le Logos dans le Mythe en faisant du Logos lui-même un mythe fondateur, en reconnaissant dans le Logos, une puissance héliaque et divine.

L'étonnement, l'enchantement, l'ivresse, le merveilleux, l'extase que nous dissocions des travaux de la raison (à laquelle nous réduisons désormais le Logos, celui-ci n'étant plus que le logos de la logique) loin d'appartenir à un autre monde que celui du réel, animaient comme autant de grâces, de périls et de faveurs toutes les apparences, des plus augustes et lointaines aux plus proches et familières. La logique elle-même, dont les Grecs sont dans une certaine mesure les inventeurs, à tout le moins pour nous, leurs héritiers, leur apparaissait mystérieusement en accord avec les forces qui régissent le monde et comme un aperçu éblouissant de ses arcanes. Loin d'être cette routine de la pensée qui accompagne les tractations économiques et les planifications technologiques, la logique ailée, devineresse, leur apparut sans doute comme une pénétration dans la profondeur de l'être et comme une entente possible, une entente sacrée, de l'entendement humain avec la musique des sphères.

Rien n'est plus difficile à saisir, pour nous qui vivons dans un monde disjoint, que cette entente entre la raison et le merveilleux, entre la clarté des lignes et l'intensité du numineux, - encore qu'elle subsiste, sous quelques aspects dans le "merveilleux raisonnable" de Perrault, qu'évoquait Pierre Boutang, et dans les mythologies chasseresses et apolliniennes de la France classique, et plus tardivement, dans l'oeuvre poétique et cinématographique de Jean Cocteau. Mais sinon cette ligne de crête, force est de reconnaître que nous sommes généralement emprisonnés dans une fausse alternative et qu'abandonnant les ressources de la plénitude jadis aimée, jadis couronnée, nous en sommes réduits à devoir choisir entre le merveilleux et la raison, à prendre le parti soit du Mythe, redevenu alors mensonge, récit fallacieux, soit le parti du Logos, ramené à une rationalité aux conséquences souvent déraisonnables. A vivre seulement dans une moitié de monde, c'est le monde entier que nous perdons, le Logos s'étiolant de sa rupture avec le Mythe et le Mythe laissé à lui-même devenant monstrueux ou cauchemardesque.

Si le Logos nous ouvre les portes de la sapience, le Mythe nous ouvre celles de l'amour. Or que nous dit le Choeur de la Médée d'Euripide ? Nommant Aphrodite, c'est-à-dire lui offrant l'oblation de sa présence heureuse, le Choeur nous dit qu'Aphrodite "envoie à la Sapience, pour l'assister, les dieux de l'Amour, les compagnons de toute excellence". La Sapience, la sophia, est elle-même appel amoureux, appel aux dieux de l'amour, appel à la profondeur frémissante de la déesse, qui vient de la nuit et de la mer "comme la douce respiration du vent qu'elle fait naître du Céphise".

La sapience exige l'amour qui fera de l'amour de la sagesse, de la philosophie au sens antique et étymologique, une sapience amoureuse, accordée à la beauté en tant que "vérité de l'être". Aphrodite, "déesse de l'heureuse navigation", vient en témoignage de la profondeur de l'être, au secours de la sapience. Venue des ténèbres maritimes, surgie de l'écume des flots, du plus vaste indiscernable, l'infini de la nuit s'ajoutant à la vastitude de la mer, elle engendre alors, elle-même secourue par la parole du poète, par le Logos dont le poète est l'intercesseur, "le miroir de la mer, le lointain lumineux du ciel" qu'évoque Lucrèce. Le poète fût-il "matérialiste", comme on le dit parfois de Lucrèce, reconnaît ce recours, cette hospitalité réciproque, cette entente sacrée entre le Logos et le Mythe, entre les rumeurs de la nuit maritime et les claires prairies qu'évoque l'Hymne homérique à Aphrodite "où seule l'abeille passe rêveuse au printemps".

Séparés, exilés l'un de l'autre, sans mesure ni oeuvre commune, comme saisis d'une retractation, d'un rebroussement ou d'un retrait, le Mythe et le Logos nous laissent à ce désert d'abstractions, cette effarante restriction des sentiments du vrai et beau, du sensible et de l'intelligible, corrélative d'un appauvrissement du langage tel que toute poésie et toute métaphysique en deviennent peu à peu incompréhensibles. Toutefois si le Logos se restreint et se dessèche, les Mythes, eux ne meurent point. "Ce qui fut jadis, écrit Goethe, dans tout l'éclat de l'apparaître, cela se meut là-bas, cela veut être éternel". L'être des dieux, écrit Walter Otto est "l'être de l'avoir été". Or l'avoir été demeure, ne fût-ce que dans le chant du poète qui témoigne du chant des Muses. "Cela n'est jamais advenu et pourtant c'est toujours" écrit l'Empereur Julien. Et ce "là-bas", cet "éternel", ce "toujours" où sont-il sinon dans la recouvrance du moment présent ?

Homère, dans l'Iliade nomme les dieux "ceux qui vivent légers". Cette légèreté, cette apesanteur, nous seraient-elles ôtées à jamais ? La recouvrance nous est-elle à jamais interdite, et, avec elle, tous les enchantements nuptiaux de la rencontre du Mythe et du Logos ? Comment le croire, si nous devinons encore la profondeur du monde et de l'être, et si, dans cette profondeur, nous pressentons les dieux dans leur retrait ? Comment le croire, sinon dans un saisissement mortel qui nous laisserait comme interdits face au monde, statues de sel, âmes vitrifiées, imperméables ? "Si l'oeil, écrit Goethe, n'était pas soleillant, comment verrions-nous la lumière ? Si la vigueur du dieu n'était vivante en nous comment l'appel divin pourrait-il nous ravir ? "

L'épreuve du nocturne révèle par contraste le "soleillant". L'absence creuse l'abîme limpide de la toute-présence; l'exil du dieu signe sa proximité ardente. La mesure et la clarté, comme l'écume dont naît la déesse de l'amour, viennent à nous sur des houles de nuit.

Luc-Olivier d'Algange 

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08/04/2013 | Lien permanent

Mythe et Logos

 

 

Luc-Olivier d'Algange

Mythe et Logos 

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Nous savons depuis Hölderlin et Nietzsche que la pensée grecque ne fut pas seulement dévouée à la mesure et à la clarté telles que nous les concevons aujourd'hui. La mesure, loin d'être seulement cette parcimonie de l'intelligence, voire cette étroitesse de caractère propre aux morales utilitaires, sans doute en faudrait-il chercher le sens ailleurs que dans les "nobles glaçons" de nos habitudes ratiocinantes, dont parlait Jean Cocteau, et, par exemple, dans les spéculations pythagoriciennes ou dans le néoplatonisme ardent de l'Empereur Julien: mesure d'infini alors, ou mesure confrontée à l'infini, s'en faisant l'épreuve, comme une balance (dont l'axe serait l'Axis mundi) qui laisse se reposer, de part et d'autre, un visible et un invisible, d'égale importance. Car si la pensée olympienne est claire, d'une clarté jamais entrevue avant elle, ni depuis lors, cette clarté est chargée d'une puissance tout à la fois intellectuelle et ouranienne sans commune mesure avec la clarté rationnelle qui suffit à planifier les activités ordinaires du travail ou de la didactique. La mesure et la clarté grecque ne peuvent se comprendre sans les dieux qui la manifestent, ces dieux qui appartiennent à un invisible qui est la condition même du visible.

Nous autres modernes admirons les oeuvres de l'art et de la pensée grecque tout en méconnaissant ce qui en est le principe et qui demeure en elles comme un profonde raison d'être. Sur le passé antique, comme sur le passé médiéval, nous projetons nos propres façons de voir, notre inquiétude et nos indigences et nous admirons les conséquences au détriment des causes. Or pour ressaisir la pensée grecque dans sa plasticité, dans ses gradations infinies, dans son mouvement, dans son émotion, il nous faudrait remonter en amont de la séparation que nous opérons, comme si elle allait de soi, entre le Mythe et le Logos. Platon, certes, distingue le Mythe et le Logos tout en ne cessant d'établir entre l'un et l'autre une circulation qui nous enchante autant qu'elle nous déroute. Les néoplatoniciens, de Plotin à l'Empereur Julien, quant-à eux, refondèrent le Logos dans le Mythe en faisant du Logos lui-même un mythe fondateur, en reconnaissant dans le Logos, une puissance héliaque et divine.

L'étonnement, l'enchantement, l'ivresse, le merveilleux, l'extase que nous dissocions des travaux de la raison (à laquelle nous réduisons désormais le Logos, celui-ci n'étant plus que le logos de la logique) loin d'appartenir à un autre monde que celui du réel, animaient comme autant de grâces, de périls et de faveurs toutes les apparences, des plus augustes et lointaines aux plus proches et familières. La logique elle-même, dont les Grecs sont dans une certaine mesure les inventeurs, à tout le moins pour nous, leurs héritiers, leur apparaissait mystérieusement en accord avec les forces qui régissent le monde et comme un aperçu éblouissant de ses arcanes. Loin d'être cette routine de la pensée qui accompagne les tractations économiques et les planifications technologiques, la logique ailée, devineresse, leur apparut sans doute comme une pénétration dans la profondeur de l'être et comme une entente possible, une entente sacrée, de l'entendement humain avec la musique des sphères.

Rien n'est plus difficile à saisir, pour nous qui vivons dans un monde disjoint, que cette entente entre la raison et le merveilleux, entre la clarté des lignes et l'intensité du numineux, - encore qu'elle subsiste, sous quelques aspects dans le "merveilleux raisonnable" de Perrault, qu'évoquait Pierre Boutang, et dans les mythologies chasseresses et apolliniennes de la France classique, et plus tardivement, dans l'oeuvre poétique et cinématographique de Jean Cocteau. Mais sinon cette ligne de crête, force est de reconnaître que nous sommes généralement emprisonnés dans une fausse alternative et qu'abandonnant les ressources de la plénitude jadis aimée, jadis couronnée, nous en sommes réduits à devoir choisir entre le merveilleux et la raison, à prendre le parti soit du Mythe, redevenu alors mensonge, récit fallacieux, soit le parti du Logos, ramené à une rationalité aux conséquences souvent déraisonnables. A vivre seulement dans une moitié de monde, c'est le monde entier que nous perdons, le Logos s'étiolant de sa rupture avec le Mythe et le Mythe laissé à lui-même devenant monstrueux ou cauchemardesque.

Si le Logos nous ouvre les portes de la sapience, le Mythe nous ouvre celles de l'amour. Or que nous dit le Choeur de la Médée d'Euripide ? Nommant Aphrodite, c'est-à-dire lui offrant l'oblation de sa présence heureuse, le Choeur nous dit qu'Aphrodite "envoie à la Sapience, pour l'assister, les dieux de l'Amour, les compagnons de toute excellence". La Sapience, la sophia, est elle-même appel amoureux, appel aux dieux de l'amour, appel à la profondeur frémissante de la déesse, qui vient de la nuit et de la mer "comme la douce respiration du vent qu'elle fait naître du Céphise".

La sapience exige l'amour qui fera de l'amour de la sagesse, de la philosophie au sens antique et étymologique, une sapience amoureuse, accordée à la beauté en tant que "vérité de l'être". Aphrodite, "déesse de l'heureuse navigation", vient en témoignage de la profondeur de l'être, au secours de la sapience. Venue des ténèbres maritimes, surgie de l'écume des flots, du plus vaste indiscernable, l'infini de la nuit s'ajoutant à la vastitude de la mer, elle engendre alors, elle-même secourue par la parole du poète, par le Logos dont le poète est l'intercesseur, "le miroir de la mer, le lointain lumineux du ciel" qu'évoque Lucrèce. Le poète fût-il "matérialiste", comme on le dit parfois de Lucrèce, reconnaît ce recours, cette hospitalité réciproque, cette entente sacrée entre le Logos et le Mythe, entre les rumeurs de la nuit maritime et les claires prairies qu'évoque l'Hymne homérique à Aphrodite "où seule l'abeille passe rêveuse au printemps".

Séparés, exilés l'un de l'autre, sans mesure ni oeuvre commune, comme saisis d'une retractation, d'un rebroussement ou d'un retrait, le Mythe et le Logos nous laissent à ce désert d'abstractions, cette effarante restriction des sentiments du vrai et beau, du sensible et de l'intelligible, corrélative d'un appauvrissement du langage tel que toute poésie et toute métaphysique en deviennent peu à peu incompréhensibles. Toutefois si le Logos se restreint et se dessèche, les Mythes, eux ne meurent point. "Ce qui fut jadis, écrit Goethe, dans tout l'éclat de l'apparaître, cela se meut là-bas, cela veut être éternel". L'être des dieux, écrit Walter Otto est "l'être de l'avoir été". Or l'avoir été demeure, ne fût-ce que dans le chant du poète qui témoigne du chant des Muses. "Cela n'est jamais advenu et pourtant c'est toujours" écrit l'Empereur Julien. Et ce "là-bas", cet "éternel", ce "toujours" où sont-il sinon dans la recouvrance du moment présent ?

Homère, dans l'Iliade nomme les dieux "ceux qui vivent légers". Cette légèreté, cette apesanteur, nous seraient-elles ôtées à jamais ? La recouvrance nous est-elle à jamais interdite, et, avec elle, tous les enchantements nuptiaux de la rencontre du Mythe et du Logos ? Comment le croire, si nous devinons encore la profondeur du monde et de l'être, et si, dans cette profondeur, nous pressentons les dieux dans leur retrait ? Comment le croire, sinon dans un saisissement mortel qui nous laisserait comme interdits face au monde, statues de sel, âmes vitrifiées, imperméables ? "Si l'oeil, écrit Goethe, n'était pas soleillant, comment verrions-nous la lumière ? Si la vigueur du dieu n'était vivante en nous comment l'appel divin pourrait-il nous ravir ? "

L'épreuve du nocturne révèle par contraste le "soleillant". L'absence creuse l'abîme limpide de la toute-présence; l'exil du dieu signe sa proximité ardente. La mesure et la clarté, comme l'écume dont naît la déesse de l'amour, viennent à nous sur des houles de nuit.

Luc-Olivier d'Algange 

 

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08/04/2013 | Lien permanent

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