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30/11/2021

La conversation d'André Suarès:

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Luc-Olivier d'Algange
 
La conversation d'André Suarès
 
Qu’est-ce qu’une civilisation? Alors que la notion en devient incertaine, menacée par l’indifférence, ou des «déconstructions» pédantes et repentantes, un livre nous advient qui donne à cette question une réponse magnifique, tant par le style (dont on sait, par Buffon et Saint Pol-Roux, qu’il est l’homme, et l’âme, et sans doute la vie elle-même) que par une multiplicité d’exemples précis, de Suétone à Cézanne, en passant par Spinoza, Cervantès, Goethe, Chateaubriand, Dostoïevski, Tolstoï, Wagner, Stevenson, Péguy, Debussy, d’Annunzio, et bien d’autres.
 
Ce livre, intitulé Miroir du temps , rassemble les principaux inédits d’André Suarès. Il est le résultat de deux décennies de recherches, de voyages et de rencontres. Nous le devons à Stéphane Barsacq, auteur par ailleurs, entre autres, d’un beau recueil de pensées intitulé Mystica. Ce livre nous vient, comme une victoire du Kaïros, au juste moment. Plutôt que de nous perdre dans les remugles des romans du ressentiment, du grief et de la vindicte, dans ces récits d’hommes et de femmes incarcérés en eux-mêmes, qui haïssent leur passé et celui de l’Europe depuis la nuit des temps, voici que la chance nous est donnée de nous abreuver à la source de Mnémosyne grâce à une œuvre altière dont l’immédiate vertu est de nous rendre à ce qu’il y a de meilleur en nous-mêmes. Les plus grands d’entre ses contemporains et de ses successeurs, au demeurant, ne s’y trompèrent pas. De Claudel à Cendrars, de Malraux à Jankélévitch, tous reconnurent en André Suarès un des plus grands écrivains de la langue française.
 
Toute œuvre digne de ce nom est au service d’un grand dessein. Celui d’André Suarès est de délivrer l’âme de ses écorces mortes et de relever la vie, en lui donnant une hauteur oubliée et l’intensité d’une épice, «sel de Typhon», selon la formule virgilienne. Voici son adresse au lecteur, qui donne le ton de l’ouvrage, son orgueil, qui est pudeur, et son insolence, qui est amitié: «Tu as toujours de l’or pour boire, pour manger, pour te mettre au lit ou pour aller voir danser des oies pendant que des singes font de la musique en frappant sur des casseroles: soucie-toi un peu de ton âme, mon Lecteur, il est temps. Tu n’y penses pas, telle est ta négligence et nous le savons bien: c’est pourquoi nous y avons songé pour toi
 
De splendides journées de lecture seront données à celui qui, ouvrant ce livre, laissera André Suarès songer à son âme. L’incuriosité est souvent le fait de ceux qui, trop pleins d’eux-mêmes, ne laissent, dans leur ressassement égotiste, aucune place aux songes qui viennent de haut et de loin. Lire André Suarès, à cet égard, est un exercice spirituel; l’espace intérieur s’accroît, en longitudes et en latitudes, le temps s’approfondit comme une grotte marine, Pétrone et Suétone posent leur main sur notre épaule, et à lire ce qu’en dit André Suarès, voici qu’ils sont, depuis toujours, nos voisins de campagne, de chers amis. Un beau ressac gronde et chante, dont les crêtes sont des œuvres, non plus embrigadées, ou empoussiérées, non plus objets de la triste médecine légale des universitaires, mais toutes vives, ruisselantes d’écumes, aimables enfin, ou redoutables, comme l’Aphrodite Anadyomène. Chez André Suarès, l’Intellect, qui est particulièrement aiguisé, est toujours au service de l’Eros ou de la Philia. L’œuvre qu’il évoque, entre en vibration; il en parle, souvent en bien et parfois en mal, comme d’une amante; son esprit souffle à travers les ramures des phrases comme Eole par les cordes. «Mon œuvre, écrivait André Suarès à Stefan Zweig, est un vaste poème de la connaissance. Comme à un vieux Grec de l’Occident, tout est poésie à mes yeux, mais poésie de Psyché, qui cherche l’Amour dans le palais de la Métaphysique.»
 
André Suarès ne céda jamais aux facilités ni aux opportunités des idéologies, qui permirent à tant d’autres écrivains, avec l’usage d’une certaine mauvaise foi, de passer la rampe, comme on dit, et de toucher le gros public. À la doxa, Suarès préfère le paradoxe, - non, s’il faut préciser, le jeu d’un esprit enclin au sophisme mais la fervente délivrance de cette chape de plomb que font peser sur nous ces dévots, fussent-ils «matérialistes», auxquels précisément manque l’immémoriale piété, - paradoxe alors comme une brèche ouverte sur le Grand Large, là où tournoient les nuées, où règnent, en leurs impondérables puissances, les dieux. «De plus en plus, écrit André Suarès, je me suis rendu compte de mon être véritable: un homme du VIè siècle avant Jésus-Christ, qui voit partout des dieux et qui ne peut voir qu’eux

Libre d’allure, André Suarès est un classique incandescent. Aucun romantique ne le surpasse en fougue. S’il est classique, ce n’est point par atermoiements raisonnables, goût du passé, mais par une défiance à l’égard du mauvais infini, celui qui finit justement par tout uniformiser. L’indistinction n’est pas son fort; en toute œuvre il discerne, et retient, pour l’honorer, le trait sans ressemblance, la limite heureuse, l’accord de la pensée avec l’acte d’être, la sollicitude pour la nuance. La Grèce et l’Italie de ce classique dionysien ne sont pas celles, en blouse ou en habit, ou en mots d’ordre, des scolaires, des académiques ou des politiques. Son esprit veille mieux au bord du volcan d’Empédocle. Une transcendance le requiert, mais insoumise au Dogme, une conscience morale le hante, comme son ami Péguy, mais contre ces moralisateurs vaniteux toujours empressés à rabattre ce qui leur est supérieur à doses, de plus en plus létales, de moraline.

Sitôt croit-on saisir André Suarès qu’il est ailleurs. Le croit-on païen plus que Leconte de Lisle qu’il donne cette précision: «Comme je suis à l’aise entre Eleusis et Delphes; et d’Olympie à l’Hymette! Toutefois, Jésus, la Vierge et les autres dieux du cœur palpitant sont aussi dans mon Olympe.» Les autres dieux du cœur palpitant... peut-être ceux qui viendront, les dieux attendus, qui veillent sur l’orée, entre la parole et le silence, ceux qui annonceront le second souffle de l’Europe, le Paraclet. Par devers la société, qui n’est que «le masque de la convenance sur l’os nu de l’intérêt», Suarès évoque la Vierge du Paraclet «celle sans le savoir, qui est née pour le Paraclet, qui va d’un pas si léger, si doux et si tranquille sur la route sacrée». Quoiqu’il nous dise, tout, chez André Suarès, est toujours écrit à fleur de peau, mais cette peau est d’âme, comme le savait Karin Pozzi ; elle est ce qu’il y a de plus profond en nous. Toute surface lui est ainsi révélatrice. En platonicien d’instinct, en platonicien homérique, ce qui n’est point tant un oxymore, le beau lui fait resplendir le vrai, non comme une finalité, mais comme l’épiphanie de la lumière sur l’eau, «la mer allée avec le soleil», l’éternité rimbaldienne. Cependant le mot de Nietzsche lui conviendrait assez bien: «Je cherche non la vie éternelle mais l’éternelle vivacité».

Rien n’est plus vivace qu’une phrase d’André Suarès, et c’est à sa phrase qu’il faut juger un écrivain, non à sa thèse. Ses essais ne sont pas du «paratexte», mais un dialogue. Nous le voyons ainsi engager une conversation, parfois âpre, souvent rêveuse et admirative, avec des écrivains, des peintres, des musiciens dont les œuvres nous viennent, non comme des objets d’étude mais comme des voix vivantes, des sapiences nocturnes ou soleilleuses. André Suarès n’écrit pas sur Debussy, par exemple, il écrit à Debussy: «Rien d’ascétique en vous, ni d’un homme qui fuit le monde; mais beaucoup de celui qui n’y est pas sans y être étranger» ou ceci encore: «Votre imagination tournait en beauté musicale tout ce qui touchait vos sens et vos pensées». Nul mieux qu’André Suarès ne sait discerner ce qui dans une œuvre est profondément français, et qui, s’éloignant de nous, devient peu un mystère. Suarès, ce «grand européen», mais au sens de Nietzsche, a l’oreille et le cœur, pour reconnaître, dans la prose, dans la peinture, dans la musique, celles des Muses grecques qui veillent, avec une diligence particulière, aux œuvres françaises. Il y faut une alliance particulière, reconnaissable, mais difficile à analyser, entre la désinvolture et la vigueur, la liberté conquise et le goût des formes, une façon parfois de fluer au-dessus des apparences que la langue française favorise, et que le génie de Stendhal ou de Valéry illustra diversement. «La musique française, écrit André Suarès, à propos de Debussy, a trouvé dans Claude Achille son Watteau et son Racine, le maître qu’elle attendait depuis Rameau, celui qui enrôle la puissance dans la grâce et la profondeur dans la suprême élégance. Le Valois est une contrée de l’Attique: on l’a bien vu, cette fois. Un grand Français est toujours, quoiqu’il semble, ou presque toujours, un grand aristocrate. Le vrai peuple de France, jusqu’ici, a toujours été bien né, comme celui d’Athènes». Jusqu’ici, oui, mais qu’en est-il depuis? Où sont les hommes, bien nés, les Athéniens d’esprit, sinon relégués dans quelques marges extrêmes; mais nous savons qui ils sont, ces insoumis: lecteurs d’André Suarès, déjà, que nous espérons aussi nombreux que possible.

André Suarès parle de ce qu’il aime, certes; ses goûts sont, selon la formule de Philippe Sollers, «une guerre», qu’il lui convient de mener, non sans le beau fanatisme de celui qui est entré, un jour, dans le temple de la beauté, et s’en souvient; il parle aussi de ce qui nous regarde, si nous daignons ne point passer à côté sans le voir. André Suarès n’est pas esthète monomane, un Des Esseintes abîmé dans la contemplation de sa tortue coruscante; il s’adresse à nous, sa phrase est toujours orientée, flèche, hirondelle, vers nous, fut-ce au-dessus de nous, ses lecteurs, ou vers les dieux qu’il nous rend présents. Rien n’est moins morose que le monde d’André Suarès, tout y est vif, tragique et joyeux, la joie étant le bel envers du consentement au tragique. Tout ce que nous eussions été si nous n’étions pas passés à côté, dans nos sinistres affairements, se trouve, dans un air d’aurore, dans l’œuvre d’André Suarès: l’attente exquise, l’ombre bleue des amandiers, et dans toute chose discernable, une couleur, un accord, un mot, l’immense gradation qui va du sensible à l’intelligible. 

André Suarès fut de ceux qui ne vécurent que pour la beauté, existence héroïque s’il en est, par laquelle le monde est moins laid qu’il ne l’eût été sans lui. André Suarès ne déroge pas au bel orgueil de le savoir, et même de le rappeler aux gendelettres qui, à ses yeux, galvaudent et souillent le Logos-Roi; mais lorsque la grandeur apparaît, hors de son œuvre, et dans la vie, dans l’Histoire, il est aussi le premier à lui rendre hommage. Excepté Albert Londres, peu nombreux furent en France, ceux qui reconnurent la grandeur de Gabriele d’Annunzio à Fiume, dont la reconquête, pour Suarès, dépasse la rébellion nationale, le refus d’un traité félon, voire l’utopie sociale, pour réinventer l’accord fondamental entre la poésie et la politique. «Faute de poésie, la politique n’est jamais qu’au jour le jour. Elle manque de but même lorsqu’elle y touche.» Ce qui nous est au plus proche vient de l’horizon inconnu, la force qui arrache au prosaïque comme l’aile arrache à la pesanteur. «Du balcon illustre, écrit André Suarès, trente siècles de culture et de pensée ont volé de sa bouche; sa parole a manié la foule, sans l’aduler; il a su la convaincre sans l’avilir jusqu’à la suivre; Il n’a jamais eu plus de raison dans l’ardeur, ni plus de sage magnanimité. Il les a ennoblis de sa propre noblesse.»

 

Extrait de L'Ame secrète de l'Europe, éditions de L'Harmattan

 
 
 

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Pessoa et les états multiples de l'être:

Luc-Olivier d’Algange

Hétéronymes et « états multiples de l’être »

Notes sur l’œuvre de Fernando Pessoa

 

Le dessein initiatique de Fernando Pessoa est de donner accès à ce paysage qui, bien qu'il soit à jamais, à l'exemple du poète, « tel qu'en lui-même l'éternité le change », offre des visages multiples. De même que change l'apparence de la mer et des feuillages selon la position du soleil, de même, dans l'œuvre de Fernando Pessoa, change, par l'usage des hétéronymes et en vertu des états multiples de l'être, le sens et l'orientation du poème.

Tout va se jouer dans cette autre conception de l'être et du temps dont la perspective non-utilitaire suffit déjà à nous délivrer des identités fixées par des déterminismes étrangers à la poésie et à la métaphysique. Il suffit que le désir de transmettre un message spirituel prime sur l'utilité de la « communication » pour que nous entrions dans cet espace limpide et incandescent où les « valeurs » du monde moderne ne sont plus que d'imperceptibles écorces de cendre. Le sens d'un poème, alors, s'avère identique, par essence, au sens d'une cathédrale, d'un cairn, d'une rune gravée sur la pierre qui contient l’audace de transcender le temps, la volonté d'abattre Kronos du trait de cette lance de feu que l'on nomme l'Instant. A cette exigence correspondent également une éthique et une esthétique.

L'initiation n'est pas une formalité. Elle n'est pas le résultat invariable de quelques lectures ou rituels choisis, mais avant tout, pour reprendre le mot de Malraux, le destin d'un « anti-destin », une rébellion, éternisée par l'Instant, contre les déterminismes et les normes profanes qui nous condamnent habituellement à la médiocrité, à la banalité hargneuse ou satisfaite, morne ou fanfaronne. Le monde moderne étant, par définition, un monde subverti (et particulièrement dans ses mœurs les plus bourgeoises), il ne saurait être question d'y prôner ces valeurs d'obéissance, de fidélité, d'enracinement, ou de civisme, qui seraient légitimes dans un ordre traditionnel. L'homme de la Tradition ne saurait obéir au chaos, être fidèle à l'ignorance, s'enraciner dans la parodie ni certes exercer les vertus civiques à l'endroit d'une société qui, à chaque instant, bafoue le Vrai, le Beau et le Bien.

Disciple sur une terre traditionnelle, l'homme de la Tradition se voudra, ainsi que l’écrit Fernando Pessoa, « indisciplineur » dans le monde moderne et bourgeois: «  Le Portugal a besoin d'un indisciplineur... Travaillons au moins, nous les jeunes, à perturber les âmes, à désorienter les esprits... » Que ceci nous aide à dissiper une fois pour toute l'équivoque issue de l'usage ésotérique ou initiatique du mot Tradition. L'homme de la Tradition sera toujours, à l'égard des morales bourgeoises, travaillistes ou grégaires infiniment plus « libertaire » que ceux-là mêmes qui se revendiquent comme tels. L'initiation commence par une révolte contre l'identité profane, c'est-à-dire, comme l'indique le sens même du mot révolte, par un retour sur soi. L'aventure débute ainsi: il faut rompre les amarres, être fidèle, non aux convenances, mais à l'appel du Grand Large que décrit admirablement l'hétéronyme Alvaro de Campos, dans son Ode maritime:

« Mais mon âme est avec ce que je vois le moins

Avec le paquebot qui entre

Parce qu'il est avec la Distance, avec le Matin

Avec la signification maritime de cette Heure... »

Pessoa évoque ainsi, dans une splendide inspiration néoplatonicienne:

« Le Grand Quai Antérieur, éternel et divin,-

De quel port? En quelles eaux? Et pourquoi ainsi ai-je rêvé

Grand Quai, comme les autres quai, mais l'Unique

Plein comme eux de silences bruissants dès l'aurore... »

L’Idée est très-exactement une chose vue, ainsi que nous l'enseignent Jamblique, Proclus ou Porphyre. Le matin profond de la vision commence le temps sacré, le Grand Départ vers les jardins de la mer, et le vent est soudain annonciateur de la présence invisible, mais indubitable, de l'Ile Verte, refuge des dieux et des héros, qui n'est autre que le Soi:

« Plus je sentirai, plus je sentirai en personnes diverses,

Plus j'aurai de personnalités

Plus je les aurai avec intensité, avec stridence

Plus je sentirai simultanément avec elles toutes

Plus divers dans l'unité, attentif dans la dispersion

Je sentirai, je vivrai, je serai dans l'Instant et dans mon essence,

Plus je possèderai l'existence totale de l'univers

Plus je serai complet dans l'espace entier

Plus je serai analogue à Dieu, quel qu'il soit

Parce que, quel qu'Il soit, Lui à coup sûr, est Tout

Et hors de Lui il n'est que Lui, et tout pour Lui n'est guère.

Chaque âme est une échelle qui mène à Dieu

Chaque âme est un corridor-univers qui débouche sur Dieu... »

Nul mieux qu'Alvaro de Campos, dans son Ode Maritime, n'éclaire le sens même du dessein « hétéronymique » de Fernando Pessoa, qui, en aucune façon ne saurait se réduire à quelque jeu littéraire (du genre oulipiste) issu de quelque scepticisme philosophique, de même que l'on ne saurait réduire l'ésotérisme à un vague syncrétisme de croyances religieuses. « La religion, écrit René Guénon, considère l'être uniquement dans l'état individuel humain et ne vise aucunement à l'en faire sortir mais au contraire à lui assurer les conditions les plus favorables à cet état même, tandis que l'initiation a essentiellement pour but de dépasser les possibilités de cet état et de rendre effectivement possible le passage aux états supérieurs, et même, finalement, de conduire l'être au-delà de tout état conditionné quel qu'il soit. » La fonction de l'acteur, du personnage et du masque s'en trouvent singulièrement éclairée. « L'acteur, écrit encore René Guénon, est un symbole du Soi ou de la personnalité se manifestant par une série indéfinie d'états et de rôles différents, et il faut noter l'importance qu'avait l'usage du masque pour la parfaite exactitude de ce symbolisme. » Le propre de l'œuvre de Fernando Pessoa étant justement de se manifester « par une multiplicité de noms représentant autant de modalités de l'être », le théâtre spirituel dissimule et divulgue à la fois l'unité du dessein et du message.

Indissolublement liés, l'œuvre et la destinée de Fernando Pessoa semblent ainsi illustrer cet autre propos de René Guénon concernant les noms profanes et les noms initiatiques: « La désignation par un nom profane, même si elle est exacte matériellement, sera toujours entachée de fausseté, à peu près comme le serait la confusion entre un acteur et un personnage dont il joue le rôle et dont on s'obstinerait à lui appliquer le nom dans toutes les circonstances de son existence... On peut aller plus loin: à tous degrés d'initiation effective correspond encore une autre modalité de l'être; celui-ci devra donc recevoir un nom pour chacun de ces degrés. »

Un nombre considérable d'études se contentent de constater des similitudes symbologiques ou thématiques entre certains textes littéraires et le corpus des écrits dits « ésotériques » sans toutefois s'attacher à préciser la nature de la ressemblance, laquelle peut être d'ordre purement formel, et donc, sans aucune conséquence autre qu'ornementale, ou, au contraire, témoigner d'une expérience de la pensée qui réactualise véritablement l'esprit des Mystères. Il se peut aussi qu'un dessein ou un processus initiatique soient présents en des œuvres qui, par ailleurs, ne portent aucune référence explicite à la Tradition. On pourrait dire que, par définition même, les formes et les références sont toujours d’importance secondaire. Ainsi que l'écrit Joao Gaspar Simoes (in Vida e obra de Fernando Pessoa, qui publié en 1949, fut le premier livre consacré à Pessoa): « La grandeur de sa poésie ne réside pas tant dans ses extrêmes beautés de forme ou dans ses prodigieuses richesses de contenus, ou dans la complexité de l'âme même du poète qui l'a produite que dans le fait qu'elle se trouve toute entière réellement structurée sur une pensée métaphysique, métaphysique magique, métaphysique occultiste, si l'on veut mais non moins révélatrice, pour autant, d'une conscience qui vécut en communion avec l'insondable mystère. »

De même que la rigueur, qui tranche de façon systématique et puritaine, s'oppose à l'exactitude, qui discerne et respecte les nuances, de même les convenances, les conformismes et les fondamentalismes sont les ennemis de la Tradition. L'uniformité est la parodie et l'ennemie de l'unité. La théorie du corps des couleurs d'Oswald (que cite à juste escient l'auteur anonyme des Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot) éclaire cette idée. Ce corps de couleur est constitué de deux cônes et donc de deux pôles et d'un équateur. Le pôle « nord » est le pôle blanc, synthèse de toutes les couleurs. La lumière blanche se différencie de plus en plus à mesure qu'elle descend vers l'équateur. Les mêmes couleurs, en continuant leur descente de l'équateur vers le pôle sud perdent progressivement leurs distinctions, s'obscurcissent et deviennent toutes également noires. Le pôle blanc est la synthèse, le pôle noir la confusion de toutes les couleurs. Or, ce point lumineux de synthèse transcendante (qui correspond à l'En-Sof de l'Arbre séphirotique) se retrouve dans tous les ordres de la pensée et du monde. Il est, en quelque sorte, la clef de voûte de toute herméneutique du Livre et du monde. Ainsi, l'idée de Tradition primordiale correspond de toute évidence au pôle blanc alors que l'universalisme moderne, qui réduit tous les hommes au plus petit dénominateur commun, correspond au pôle noir. En tout ce qui concerne l'initiation et les sciences traditionnelles, voire les questions métapolitiques, il importe de garder présente à l'esprit cette distinction, sous peine de lâcher la proie pour l'ombre et se laisser abuser par des contre-façons, les totalitarismes uniformisateurs s'opposant ici à l'unificence impériale. Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas de trouver l'idée d'Empire au cœur même de la pensée de Fernando Pessoa dont l'œuvre, il faut le redire, ne vise point à charmer les loisirs mais se propose comme un instrument de transmutation de l'entendement.

« Tout Empire, écrit Fernando Pessoa, qui n'est pas fondé, sur un impérialisme spirituel est un cadavre régnant, une Mort sur un trône. Seule une petite nation peut véritablement réaliser un Empire Spirituel car en elle la croissance d'un idéal national ne saurait susciter nulle tentative d'annexion territoriale qui finirait par adultérer son impérialisme psychique initial et le détourner de son destin spirituel. » L'idée d'Empire pose ainsi la question de l'au-delà et de l'en-deçà de l'individualisme. « L'individu, c'est la masse » écrivait Ernst Jünger, s'en prenant à cet individualisme bourgeois où chaque individu se trouve uniformisé par un même idéal de réussite sociale et de confort matériel. Ce pourquoi, les prétendues élites du monde moderne, technocratiques ou financières, pas davantage que les masses ne sauraient prétendre à donner une orientation à nos destinées. Or, tel est le magnanime pressentiment de Fernando Pessoa: de la destruction nuptiale des identités naîtront de nouveaux règnes.

Au pôle transcendantal de l'unique souveraineté de l'Esprit s'oppose donc la sinistre parodie des « identités » soumises à un « ordre moral » que les classes dominantes, aussi bien que les subalternes, s'accorderaient à faire régner au détriment des poètes, des esthètes, des mystiques et des hommes de connaissance. On devine ainsi de quelles nostalgies et de quels pressentiments s'éclaire le dessein initiatique de Fernando Pessoa, ce dessein qui débute avant la page écrite et s'achève après elle en des oeuvres vives, ardentes, impressenties, que l'on peut dire philosophales. En refusant, par le jeu des hétéronymes, le romantisme inférieur de l'individualisme psychologique, l'œuvre polyphonique de Pessoa entre d'emblée dans cette « impersonnalité active » condition impérieuse de l’expérimentation des états multiples de l'être. Comparable à l'Arbre séphirotique de la Kabbale, l'arbre généalogique des hétéronymes de Fernando Pessoa, avec ses colonnes de Clémence et de Rigueur, et ses stations opératoires que surplombe l’En-Sof (l'infini souverain d'où procèdent toutes les couleurs et toutes les valeurs sensibles ou intellectuelles), nous laisse entrevoir une anthropologie radicalement différente de celle de l'humanisme moderne. Encore faut-il, pour ne pas rester dans le vague, se familiariser quelque peu avec la pensée par analogie dont on peut dire qu'elle œuvre sur les qualités alors que la pensée par déduction travaille sur les quantités. « De même, écrit Fernando Pessoa, que l'intelligence dialectique, que l'on nomme raison, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance scientifique, de même l'intelligence analogique, qui n'a aucun nom particulier, régente et ordonne tous les éléments de la connaissance occulte. La perfection de l'œuvre matérielle est un tout parfaitement constitué dans lequel chaque partie a sa place et concourt selon son mode et son grade à la formation de ce tout; la perfection de l'œuvre spirituelle est l'exacte correspondance entre l'intérieur et l'extérieur, entre l'âme et le corps, de telle sorte que la connaissance de l'un englobe la connaissance de l'autre. Dans le Grand Oeuvre, le métal préparé selon la raison pour devenir l'or, perfection de la matière, doit, dans le même acte, être préparé selon l'Analogie pour devenir l'Or Spirituel symbolisé. Dans ces quelques mots réside ce qui fait l'intime distinction entre la production artificielle de l'or par l'alchimie et cette même production par la science. Dans les deux cas l'or matériel sera identique en tant que matière, mais l'or produit par la science ne sera rien de plus que de l'or, puisque dans la fabrication de celui-ci elle ne visait qu'à produire de l'or, tandis que l'Or produit par l'alchimie sera beaucoup plus que de l'or, puisque dans la fabrication de celui-ci elle cherchait non seulement à produire de l'or mais aussi le secret de l'or. »

Ce secret d'Or est le dessein de l'œuvre, sa vie intime, ardente, inextinguible. Le refus de l'ésotérisme n'est souvent que la haine du secret. Cette haine, comme le soulignait René Guénon dans ses Aperçus sur l'Initiation est un trait caractéristique de l'homme moderne. A cette haine du secret s'ajoute la haine de l'élite, présumée défendre jalousement ces secrets. La vérité est tout autre. Le secret initiatique n'est pas un secret bancaire. Secret par nature et non par convention, il relève du secret de l'Art, voire du secret de la jouissance du l'Art. A l'homme dépourvu de toute sensibilité musicale, l'Art de la fugue de Bach demeurera secrète; l'accès de cette beauté lui sera à jamais défendue, non par une volonté délibérée mais par la nature même de l'œuvre. Sans doute la haine du secret n'est-elle rien d'autre que la haine du Sens et du Sacré. Le Sens s'oppose à l'insignifiance comme l'ordre s'oppose au chaos. Séparé de l'insignifiance, pourvu de limites précises et claires, le Sens est retranché, secret. Il ne s'en révèle pas moins à notre conscience par un geste où la divulgation extérieure se confond à la réminiscence intérieure. La naissance du Sens est dévoilement, anamnèse. Elle nous donne accès à la « conscience de la conscience », où le Soleil du soleil s'exhausse des ténèbres antérieures, conscience aurorale et aurifère.

Ainsi, à la haine du secret Pessoa oppose un amour du secret qui serait d'abord un amour de la nuance, de la variation, de la transition infime, presque imperceptible, subtile. L'attente contemplative, l'ardente veillée précède les Retrouvailles du visible et de l'Invisible. « L'acte même de la foi, écrit Frithjof Schuon, est le souvenir de Dieu. Or se souvenir en latin est recordare, c'est-à-dire re-cordare, ce qui évoque un retour au cœur, cor. L'acte d'oraison, en tant qu'acte de foi actualise en effet la certitude immanente et quasi-paraclétique; le cœur est la foi immanente et incréée, il coïncide avec cette grâce naturellement surnaturelle qu'est l'Intellection. Le mystère de la certitude, c'est notre consubstantialité avec tout le connaissable, avec tout ce qui est. » Art hiératique, fidèle au dessein initiatique, la poésie, à la fois royale et sacerdotale, dépassera ainsi les dualités connues. L'archaïsme ingénu d'Alberto Caiero et le futurisme savant d'Alvaro de Campos, témoignent que, pour Pessoa, l'antérieur est la fleur ultime de l'ultérieur. « Inventons, écrivait Pessoa, un Impérialisme androgyne réunissant qualités masculines et féminines; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. » Soit un Empire à l'image exacte du rebis alchimique, irisé d'une fulgurance apollinienne.

Le grand songe du Cinquième Empire fut, pour Fernando Pessoa, à n'en pas douter, la seule vision possible de l'avenir: « L'avenir du Portugal que je n'imagine pas mais que je sais est déjà écrit, pour qui sait lire, dans les strophes de Bandara et dans les quatrains de Nostradamus. Cet avenir c'est d'être tout. Qui donc, s'il est portugais, peut vivre dans l'étroitesse d'une seule personnalité, d'une seule nation, d'une seule foi ? » Qu'advienne enfin cet impérialisme des poètes ! « Absorbons tous les dieux, nous avons déjà conquis la Mer, il ne reste qu'à conquérir le Ciel, en laissant aux autres, la terre. »

 

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