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25/01/2023

Luc-Olivier d'Algange, Entretien avec Anne-Marie des Vallées:

 

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Entretien réalisé naguère, à propos de deux livres destinés à être réédités prochainement dans la collection Théôria, aux éditions de L'Harmattan.

 

Anne-Marie des Vallées : Vous venez de publier, aux éditions Arma Artis, deux livres, dissemblables et complémentaires, Lux umbra dei et Propos réfractaires. Le premier, Lux umbra dei, est un vaste ouvrage, qui apparaît comme une suite d'éloges, et d'hommages aux écrivains que vous aimez, ou encore à ces moments de civilisation qui vous semblent favorables aux plus beaux accomplissements humains. Le second, Propos réfractaires, est composé de formes brèves, dans le style des Moralistes français, et se laisse comprendre comme une attaque contre le monde moderne dont vous semblez penser qu'il colonise nos âmes autant que le monde extérieur.

Luc-Olivier d'Algange: Ces ouvrages, en effet, sont complémentaires. Aimer la beauté, c'est être réfractaire à la laideur. Pour atteindre au feu central des œuvres et s'en laisser consumer ou éclairer, il faut tout d'abord se déprendre. Notre situation est telle, dans le règne de l'Opinion commune, aggravée par le technocosme, que la langue elle-même, la nôtre, celle de notre pays, de nos pères, non pas seulement la langue académique, mais la langue française dans toutes ses ressources, nous devient peu à peu étrangère, incompréhensible et mystérieuse. Cette voie « logique », - comme Rimbaud parlait des « révoltes logiques », au sens du Logos, est frappée d'un interdit à la fois politique et technique. Une Machine s'est mise en place, étayée par une nouvelle « trahison des clercs », qui, par toutes sortes de ruses, de la « pédagogiste » jusqu'au pur et simple assommoir médiatique, vise à nous arracher à la mémoire de la haute culture française et européenne. Et cela pour des raisons simples à comprendre. Un lecteur de Marc Aurèle, de Rabelais, de Corneille, de Joseph de Maistre, de Baudelaire, qui en recevrait quelques raisons d'être, est mal prédisposé, pour le moins, à être le docile agent de la nouvelle société globalisée, celle des fourmis normopathes, des "normalarmaises" dont parlait Stefan George.

Anne-Marie des Vallées : Je suis frappée, à vous lire de ce mélange de douceur, d'éloges fervents, et de violence, ce composé de subtilité et de radicalité,- et l'on ne sait exactement laquelle est à l'origine de l'autre, ou bien si elles coexistent tout simplement.

Luc-Olivier d’Algange : Quand bien même toute œuvre d'essayiste digne d'être lue, relève, comme le savait Nietzsche, d'une forme d'autobiographie, voire d'auto-portrait, la violence et la radicalité que vous soulignez, me semblent principalement dictées par les circonstances. Comme disait Dominique de Roux : « Nous en sommes là ». Le combat est la condition de l'œuvre. Le monde fabriqué par les adeptes du « pareil au même », ce monde uniformisé, qui se fonde sur la négation de la langue et du Logos, il appartient à l'œuvre de le nier. La négation de la négation est nécessaire, - sauf à se bercer dans quelque mystique "new-âge", et à se laisser dissoudre dans l'indifférencié.

Anne-Marie des Vallées : D'où, dans Lux umbra dei, ce rappel aux œuvres exigeantes, Joseph de Maistre, Pierre Boutang, Ernst Jünger, Henry Montaigu, mais aussi, moins prévisibles sous votre plume, Witkacy, René Char, Malcolm de Chazal, Henry Bosco, Maurice Magre, Stanislas Rodanski et bien d'autres.

Luc-Olivier d’Algange : Le temps n'est plus aux appartenances jalouses, qui se représentent elles-mêmes. Ou disons, plus exactement, ce temps-là n'est plus pour les poètes. Qu'elles soient païennes ou chrétiennes, ou épicuriennes, ou mystiques, voire, dans certains cas, matérialistes, ou croyant l'être, les œuvres qui portent en elles le cheminement de la pensée vers le Logos, à travers l'usage de leur langue natale, sont en elles-mêmes des recours, de rares et précieux recours contre l'uniformisation.

Anne-Marie des Vallées : Votre approche des œuvres, au demeurant, est des plus singulières. Ce ne sont ni des études, ni des explications de textes...

Luc-Olivier d’Algange : On pourrait dire que ce sont des conversations… N'ayant aucun goût pour la médecine légale, j'approche le corps vivant et vibrant de l'œuvre, j'en reçois des signes, des sollicitations, des instigations. Je parle de ces œuvres car elles me regardent. Ce dont il est question en elles questionne en moi. Ce dont elles parlent, parle en moi… Je ne prétends nullement me soustraire à cet aspect autobiographique, sinon que ce dont elles parlent, c'est toujours autre chose que du "Moi". Elles parlent en moi, en nous, d'autre chose que ce que nous croyons être dans nos identités subjectives ou collectives. Tout est là: entendre en soi ce qui vient de plus haut et de plus loin. Mais il faut commencer par en être l'hôte.

Anne-Marie des Vallées : Revenons au titre de votre livre, Lux umbra dei, qui provient de la formule théologique " Lux umbra dei est", la lumière est l'ombre de Dieu…

Luc-Olivier d’Algange : Les mots écrits, sont de l'ombre, qui est de la lumière. Tous les auteurs dont je parle ont ce point commun, que pour eux, écrire ce n'est pas seulement communiquer, ou fabriquer des formes artistiques avec des mots, mais participer d'un plus vaste dessein, dont l'écriture n'est qu'un moment, où viennent se poser comme des oiseaux marins sur la table des eaux, des signes et des symboles d'une réalité autre, d'un « supra-sensible concret » comme disait Henry Corbin….Ecrire pour eux est un acte de haute-magie, une théurgie, un rituel, une prière, voire, dans certains cas, une guerre sainte... Tout ceci bien sûr n'impliquant nul « pathos » particulier et relevant, dans les meilleurs cas, d'une véritable « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola.

Anne-Marie des Vallées : Au demeurant vous ne parlez pas seulement d'œuvres, qu'elles soient d'écrivains, de penseurs, ou de mystiques. On trouve aussi, dans ce livre, de libres digressions sur divers sujets, voire des récits de songes.

Luc-Olivier d’Algange : Le mot « digression » est sans doute le plus juste qui se puisse trouver, chère Anne-Marie, pour décrire ce que je tente, ou à quoi, je me laisse aller. Ni progressiste, ni régressif, - mais digressif ! Rien davantage n'importe que ce recours possible aux sentes forestières, aux pas de côté. Il en ressort une éthique et même une politique. Je vous citerai Gomez Davila, dont j'ai parlé dans un précédent ouvrage: « Un homme qui se respecte ne peut vivre que dans les interstices de la société ». Il en va ainsi de la pensée: digressive elle échappe au plan, à l'interrogatoire, elle va à sa guise, mais cette guise, cette improvisation est le plus sûr chemin vers l'essentiel. Notre langue est plus intelligente que nous.

Anne-Marie des Vallées : C’est ainsi que nous retrouvons ce double aspect que je me permettais de souligner au début de notre entretien. L’élogieux rejoint le réfractaire dans le mystère de la langue. Il faut résister à l’abâtardissement de la langue pour sauvegarder en elle sa puissance poétique. N’est-ce pas au fond, une métaphore du glaive et du bouclier ?

Luc-Olivier d’Algange : J’en serais d’accord avec vous si nous définissons les Propos réfractaires comme appartenant à l’ordre du Bouclier. Ces aphorismes me semblent, à tout le moins dans leur intention, moins d’attaque que de défense. Et ce qu’ils défendent est cette grande douceur que nous retrouvons aussitôt que nous échappons aux Erynnies, à l’esprit de vengeance et de ressentiment, qui jette une ombre sur toute joie… Qu’est-ce que le paradis, ou plutôt (car tant que nous sommes dans ce monde, nous sommes encore déterminés par le temps) quel est le moment du paradis ? Sinon cet instant, cette heure, où le ressentiment se dissipe comme une nuée, où nous sortons, selon l’admirable formule de Ruzbéhan de Shîraz, des « ennuagements du cœur » ? C’est ainsi que, de façon à peine paradoxale, j’ordonnerai au Glaive, l’éloge et l’hommage. Le Glaive d’une conquête non contre d’autres êtres humains, mais contre soi-même. Tout se joue, de façon décisive, chez les poètes-visionnaires persans auxquels je me réfère souvent, dans ce passage de la chevalerie héroïque à la chevalerie spirituelle. Le Bouclier devient ainsi le bouclier de Vulcain, où, selon Virgile, se réverbère l’Ame du monde, et le Glaive devient celui d’un combat pour la reconquête des états multiples de l’être et de la conscience, pour les latitudes et longitudes, ces gradations infinies, ces paysages infinis et précis, ces réminiscences du plus lointain dont les utilitaristes voudraient nous priver pour assigner à demeure nos intelligences et nos sens à des fonctions subalternes dans un univers étroitement contrôlé.

Entretien réalisé le 2.12.2012, pour la revue Les flèches d’Or.

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