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03/12/2021

Luc-Olivier d'Algange, Entretien avec la revue "Livr'Arbitre" à propos d'Ernst Jünger:

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Entretien avec la revue Livr’Arbitre

1. « Il était à prévoir que dans un monde où Ernst Jünger ne serait plus, la bassesse, la vulgarité, l'ignorance accroîtraient encore leur empire » écrivez-vous au début de votre ouvrage. De là également l'urgence de proposer aux lecteurs « un traité de résistance au nihilisme ». A quel appel répondiez-vous en débutant cet essai ?

Luc-Olivier d'Algange: Peut-être à l'appel du monde où les enchantements, les approches, selon le mot d'Ernst Jünger, brillent par leur absence, où le nihilisme, sous des formes diverses, surtout passives, est l'idéologie dominante, où l'exil est devenu, dans la planification générale « exil de l'exil » et l'oubli, dans l'encombrement des informations et des communications vaines, « oubli de l'oubli ». Peut-être aussi pour répondre à la mise-en-demeure formulée par cet alexandrin du poète roman qui ne sera pas commémoré (mais nommons-le, il s'agit de Charles Maurras): « La simple dignité des êtres et des choses »; celle qu'il importe de retrouver. Quel que soit l'aspect du monde visible ou invisible dont la phrase de Jünger se saisit, cette dignité, précisément, est toujours sauvegardée. Des grands paysages orageux jusqu’à l'infime cicindèle, le monde, dans son œuvre, nous revient pour que nous y discernions la beauté qui sauve par le mystère dont elle témoigne. La fin de ce bref et admirable récit, Visite à Godenholm, dit, autant qu'il se peut, cet ensoleillement de l'être, cette victoire à jamais sur la déréliction et sur l'oubli.

2. Comment se fit votre rencontre avec les textes du sage de Wilflingen ?

Un texte de Julien Gracq fut l'intercesseur, et je débutais ainsi avec Les Falaise de marbre, récit allégorique, symbolique, héraldique et politique, qui demeure, comme Péguy le disait d'Homère, d'une actualité perpétuelle. Plus que jamais, hélas, notre « Marina » de vignes et de livres, notre simplicité romane, nos « ermitages aux buissons blancs » sont menacés par ceux que Jünger nomma les « Lémures », - ceux-ci ayant pris, certes, depuis, des atours plus exotiques et technologiques, mais relevant toujours de noirs ensorcellements auxquels la raison seule, la raison sans raison d'être, - c'est dire sans la prosodie profonde qui enchante l'âme et le monde - est impuissante à résister. Les Falaises de marbre donnent, selon le mot de Rimbaud, le lieu et la formule. A nous d'en faire une sagesse qui semblera folie aux yeux du monde.

3. Le Traité du rebelle, quoique épuisé aujourd'hui, ne cesse de réveiller, dans chaque génération, des cohortes secrètes de lecteurs enflammés, des phratries, dirait Christopher Gérard, est-il pour vous le titre majeur de l'œuvre ?

Le Traité du rebelle tient un peu dans l'œuvre d'Ernst Jünger la place qu'occupe Chevaucher le Tigre dans l'œuvre de Julius Evola. Ce livre répond, de façon pragmatique, à diverses question cruciales qui viennent à se poser à ceux qui, ne voulant point appartenir au monde tel qu'il va mesurent cependant à quel point la pure inimitié dont ils pourraient témoigner à son égard, le renforce. Quel est le jeu entre une force et une force contraire ? Comment échapper au contrôle ? Comment faire ce « pas de côté » qui ne renonce à rien, mais change la perspective, et nous offre ainsi d'autres possibilités, d'autres puissances que celles que nous usons à lutter contre des forces adverses (lesquelles ont pour fonction, par l'exercice de la fascination, de nous détourner précisément des actions contre lesquelles elles ne peuvent rien). Comment échapper, autrement dit, au simple rapport de force, dont nous ne pouvons sortir que vaincu ? Changer de perspective, ajouter d'autres « plans », d'autres temporalités ; comprendre que le vrai combat n'est pas toujours là où il semble faire rage, mais, peut-être, dans d'autres espace-temps, plus discrets ou plus silencieux. D'où le beau conseil d'Ernst Jünger de cheminer « jusqu'aux ultimes nervures du monde ». C'est ainsi que nous reprendrons le monde dont nous avons été expropriés, - par des temporalités latérales, des paysages héraldiques, de longues mémoires et des « matins profonds ».

4. Les Journaux d'Ernst Jünger constituent un continent à part entière, des journaux des deux grandes guerres à ceux de l'âge mûr publiés en France sous le titre Soixante-dix s'efface. Quelle nourriture apportent-ils au lecteur ?

La meilleure qui soit, celle qui initie au savoir et aux saveurs, - et à la connaissance de leur parenté non seulement étymologique, mais ontologique. Le savoir, dans l'œuvre de Jünger est d'abord affaire de goût. Ce qui est sans saveur est sans intérêt. Jünger fait sienne la phrase de Goethe « Je hais tout savoir qui ne contribue pas à rendre ma vie plus intense. » Mais ce savoir, alors, n'est plus exactement savoir, au sens premier, mais information. Ce qui distingue les Journaux d'Ernst Jünger, de beaucoup d'autres, est qu'une vague y semble avoir passé emportant les scories de l'actualité et ne laissant que l'essentiel, c'est-à-dire ce qui donne à comprendre et à goûter. Pas davantage ces Journaux ne sont des journaux intimes, où l'auteur s'épancherait sur ses états d'âme et ses sentiments. Le regard de Jünger semble résolument tourné vers l'extérieur, mais de cet « extérieur » qui est, comme le savait Novalis, « la clef de toute vérité intérieure ». De jour en jour, de saison en saison, par temps de guerre ou d'accalmie, Jünger ne déroge jamais à cette belle vertu désormais un peu oubliée: la discrétion. Ainsi, oui, j'y reviens, la grande mémoire n'est pas ressassement mais la profondeur du matin. Le temps est ce recommencement que la discrétion de l'auteur laisse advenir, et qu'il nous offre à contempler, en platonicien, « image mobile de l'éternité ».

5. Comme leur auteur, ces volumineux journaux réalisent le tour de force de traverser un siècle entier, qui plus est à l'ère des Titans - dans une inaltérable sérénité, sur quoi se fonde-t-elle ?

La sérénité n'est pas un état, mais une conquête et reconquête permanente, - contre le ressentiment, le grief, la plainte, la vindicte, et autres formes de distractions dont nos temps sont prodigues. Elle se fonde sur l'éthos du guerrier. Tout conjure à nous abêtir et nous avilir, et à nous laisser énervés, c'est à dire en proie à l'agitation morose de qui est privé de nerf. La sérénité requiert la plus haute discipline. Ainsi, par l'attention, la chance nous est donnée, chaque jour, de ne pas passer à côté de la « première oraison » qu'évoque Paul Valéry. La sérénité, pour Ernst Jünger, est d'ordre martial et sacerdotal. Elle est ardente.

6. Vous accordez une grande importance à la notion de vision stéréoscopique, chère à Jünger, comment bien la comprendre ?

Notre entendement, surtout dans le monde des Titans, est porté à se restreindre, - tant en longitude qu'en latitude. La technique, le calcul, l'écran limitent ce qu'il perçoit à des données « utiles » qui ne sont plus ordonnées à rien, sinon à des « valeurs », dont la côte varie selon les modes. Or l'entendement, pour ne pas s'effondrer sur lui-même, pour ne pas se réduire à un rationalisme déraisonnable (qui augure de sinistres démences) doit s'ordonner à quelque chose qui le dépasse, et qui en serait, en quelque sorte, la clef de voûte. La vision stéréoscopique, qui est un élement fondamental de la métaphysique expérimentale d'Ernst Junger, est une façon d'échapper à la logique purement linéaire de cause et d'effet qui ne se saisit que d'une infime partie du réel. Elle s'apparente d'une certaine façon au « double regard » platonicien qui réunit dans un même instant la présence réelle et la fin dernière. Elle s'exerce aussi par les synesthésies, les correspondances, les analogies, dans une « sapience » qui fut illustrée au Moyen-Age, et que l'on retrouve, au demeurant, dans chaque cathédrale, où la mathématique architecturale s'accorde à celle de la musique qui devait s'y déployer, à l'ordonnance des vitraux, des couleurs, - témoins du silence et de la lumière.

7. Jünger ne se départit jamais d'une grande tenue, - qui conduisit le critique à l'habiller en junker prussien, ce qu'il n'était pas, sans jamais sombrer dans la posture. A quoi répondait cette extraordinaire exigence vis-à-vis de lui-même ?

La tenue, comme le goût, sont de l'ordre de la civilité, - qui est la racine de la civilisation. Celle-ci peut être gravement atteinte, délitée, submergée, il demeure, dans le cœur de quelques-uns une « cité inspiratrice ». La tenue, est alors ce qui tient, - vis-à-vis de soi-même et des autres. Toute l'œuvre de Jünger nous enseigne, avec amitié et sans se crisper, à tenir bon.

8. Bien qu'activement engagé dans les assauts de la Révolution Conservatrice contre la molle démocratie de son temps, Jünger se détacha bien vite des luttes politiques pour leur préférer une réflexion « du haut des cimes » puis un retrait assumé, celui de l'Anarque et du « recours au forêts ». Certains lui reprochent a postériori ce détachement, est-ce un malentendu ?

Sans doute est-ce moins Jünger qui change, que le monde autour de lui. Si Jünger fut combattant et militant, en un sens, là encore, plus proche de l'étymologie, il ne fut jamais idéologue, ni même théoricien. Le retrait est précisément une façon de demeurer fidèle aux premiers recours, aux vertus, voire à l'Idée, au sens de forme, et même de « forme formatrice ». Il faut agir là une notre puissance n'est pas d'emblée entravée ou faussée. Les idéologues parlent d'une voix de fausset. Les politiques, on le voit, disent n'importe quoi, et son contraire, surtout en ce moment. Les engagements politiques se présentent souvent comme des pièges où l'on finit par détruire ce que l'on croyait défendre. Le recours aux forêts cependant est le fait du rebelle, c'est dire de celui qui retourne à la guerre, non de celui qui renonce. Le détachement n'est pas renoncement. Il peut être attente, celle du cours, en vigueur revenue, après des temps de sècheresse, de quelque source sacrée.

9. La voie que nous ouvre Jünger n'est-elle pas plutôt poétique que politique ? Vous citez ainsi un de ses avertissement: « Prenons garde au plus grand danger: celui de laisser la vie nous devenir quotidienne ».

La poésie est puissance alors que la politique est pouvoir. Toutefois toute grande politique, est d'abord accomplissement d'un dessein poétique. L'Iliade et l'Odyssée sont à la fois la source de notre poésie et de toute philosophie politique. Sitôt que la vie cesse de s'assombrir dans un quotidien sans ombres et sans lumières, tout redevient possible. A chaque instant deux chances nous sont offertes, celle, sinistre, des alchimistes à rebours du monde moderne, de changer l'or en plomb et celle, issue du tradere, de la tradition, de transmuter le métal vil en ensoleillement de l'être. Celui qui prend garde au plus grand danger sauvegarde aussi pour autrui, et pour la cité, les droits de l'âme.

 

Le Déchiffrement du monde, la gnose poétique d'Ernst Jünger, éditions de L'Harmattan, collection Théôria. 170 pages. 18 euros. 

 

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