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26/04/2024

Entretien pour la revue Livr'Arbitre:

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Entretien avec Luc-Olivier d’Algange

 

Marc Alpozzo : Votre recueil Propos réfractaires (L’Harmattan, 2023, coll. Théôria) est un ensemble d’aphorismes pas seulement réfractaires par goût, mais intempestifs par nature, insolents pour cette époque vulgaire et imbécile, agitée, tourmentée, redoutable et indécrottable dans ses idées fixes. Qu’est-ce qu’être réfractaire au XXIème siècle ?

Luc-Olivier d’Algange : Il me semble que l'on peut être réfractaire sans rage ni dédain, par des préférences, des goûts et des dégoûts qui nous viennent de loin, qui témoignent d'une disposition intime, d'un faisceau d'influences auxquelles nous avons consenti, d'un certain rapport avec les êtres et les choses, d'où les nuances ne pas exclues, d'une inclination vers la contemplation, et plus profondément d'une gratitude à l'égard de ce qui nous fut légué. Nous avons reçu bien plus que nous ne pourrions jamais donner. Etre réfractaire, ce serait alors, le plus simplement du monde, refuser le saccage, la table rase, le ressentiment morbide qui semblent être les maîtres de notre temps. Ces paysages, dont on voudrait nous exproprier, en les enlaidissant, ces œuvres, qui nous parlent depuis l'enfance, et que l'on conspue, nous y demeurons, avec piété, et presque malgré nous. Nous sommes pris, à dire vrai, en tenaille entre deux fondamentalismes qui ne s'opposent qu'en apparence, l'un, que l'on croit « archaïque » et l'autre délibérément moderne, mais l'un et l'autre s'évertuent également à ravager notre héritage français et européen. Etre réfractaire, ce serait y demeurer donc présent, se souvenir, être mieux homme de réminiscence que de planification, récuser en pensée et en acte, ce monde « managérial », utilitariste, par l'usage d'une liberté conquise, l'exercice des amitiés vivantes, des admirations ingénues, le recours, enfin, à ces « ermitages aux buissons blancs », qu'évoquait Ernst Jünger. Chercher et trouver « le lieu et la formule » où ce que nous aimons persiste et verdoie.

M. A. : Vous parlez avec beaucoup d’intelligence des moralistes. Peut-on dire que vous en êtes un, modestement, mais sûrement, au milieu de la pacotille des moralisateurs de notre époque. Quelle différence faites vous entre les deux ?

L.-O. d’A. : Quiconque se refuse à être moralisateur, se retrouve d'emblée du côté des Moralistes. Le moralisateur est, par origine et destination, un censeur. Nos actuel "wokistes", ces héritiers hystériques du Juge Pinard, s'adonnent à ce narcissisme pathétique qui consiste à se voir en défenseurs de la vertu et du « Bien ». Les Moralistes déjouent les prétentions de cette sorte et en révèlent les vanités. Les Moralistes sont l'antidote des moralisateurs.

M. A. : Vous avez choisi d’écrire et de ne pas agir. Vous êtes à votre manière « retiré du monde » mais non pas « hors du monde » ce qui vous permet d’écrire contre les idéologues et les « dévergondés de l’abstraction », le mot est de vous, mais aussi contre les moulins à vents de la bien-pensance et de la société de la production. Vous écrivez, vous procrastinez, vous êtes antimoderne par conviction, est-ce ce pour vous à la fois l’aristocratie de l‘intelligence face à tant de bêtise, et la réponse que vous pouvez donner à l’effondrement de notre civilisation, qui se déroule sous nos yeux impuissants ?

L.-O. d’A. : J'avoue que la frontière me semble incertaine entre écrire et agir. Les hommes politiques, que l'on répute « homme d'action », que font-ils sinon de parler, leur pouvoir désormais confisqués par des instances financières ou technologiques ? Le retour au réel, aux évidences du réel, exige la sauvegarde de notre langue, de ses usages immémoriaux, de la possibilité de dire ce qu'il est est du monde, sans quoi toute action se voue à accroître la confusion. Certes, notre marge de manœuvre est des plus étroite. Nous sommes relégués, parias, clandestins, et tout ce que l'on voudra. Mais qui saurait donner l'assurance absolue que ce qui qui semble être un « hors du monde » n'est pas véritablement le cœur du monde ? L'acharnement avec lequel les censeurs et les wokistes exercent leur triste fonction montre assez qu'ils discernent un danger, leurs incessants appels à la délation ne témoigne pas seulement de leur vilenie mais d'une crainte de voir ressurgir une liberté d'être, de penser et d'agir. Qu'ont-ils à nous proposer sinon leurs rancoeurs chafouines ? La force d'inertie, - celle de la majorité de nos contemporains qui ne se soucient guère de ces débats médiatiques, - est aussi de notre côté. Contre ceux qui veulent nous faire passer, nous demeurons. Tout est là : notre ciel et notre terre, nos fidélités et nos piétés. A échanger avec les uns et les autres, au hasard des promenades, des terrasses, des marchés, il n'y a guère que les « intellectuels » (par antiphrase), qui soient en désaccord avec nous. Nous ne sommes point si seuls à suivre un cours qui vient de loin, à nous reposer au bord de notre Lignon, à entretenir une libre conversation avec les êtres et les choses. Voyez le ridicule de nos adversaires, avec leurs écritures inclusives, leurs théories du « genre ». Rien de tout cela ne peut tenir. Ces précieuses ridicules mâtinées de « gardes rouge » sont vouées à l'oubli. Le propre de tous les totalitarismes est de périr dans leurs triomphes. Il reste, bien sûr, que ces temps sont d'une sévère aridité, et que nous sommes provisoirement condamnés à vivre en de sinistres dissonances. Que nous reviennent les Muses ! Accordons nous avec ce qui est plus vaste que nous !

M. A. : Selon vous, quels sont les grands dangers de notre époque ? Vous écrivez pour vous dépendre du nihilisme. Est-ce la dernière expression d’une désinvolture nécessaire et dont le but est lointain, afin de survivre dans un monde qui effectivement ne croit plus en rien ? Je veux dire par-là, relire les moralistes et les grands textes, comme une sorte d’antimoderne en liberté, et qui ne se préoccupe pas de l’état du monde sinon pour en faire une œuvre d’art, est-ce désormais la seule réponse à donner à la fragmentation et la désagrégation du monde moderne ?

L.-O. d’A. : «  Il y a beaucoup d'action dans l'homme de rêve et beaucoup de rêve dans l'homme d'action », je cite Drieu La Rochelle de mémoire. Lire et relire, et songer grandement par l'intercession des œuvres, c'est, en effet, reprendre contact avec ce qui nous fonde. L'Europe économique, ce pouvoir usurpateur, est la négation de l'Europe culturelle, laquelle, en effet, alexipharmaque contre les sinistres, les Lugubres et les rabat-joie, nous enseigna une certaine forme de désinvolture. Du Prince de Ligne à Paul Morand, une humeur se perpétue qui n'est point ennemie de la profondeur. Voici Nimier, Valery Larbaud, Cendrars.. . Voici, encore la coruscante Mittel-Europa, avec Witkacy dans sa révolte dans le « nivellisme », avec Döblin dans l'humour ravageur de son « Voyage babylonien », et tant d'aûtres... Witkacy le dit avant nous : le principal danger est le l'uniformisation, l'éclairage scialytique, le contrôle de tout par tous, l'asservissement à la banalité et à la tristesse. La société, qui est un nihilisme en action, est devenue une machine de guerre contre la civilisation.

M. A. : Vous avez de très belles pages sur l’Âme. C’est assez désuet de croire en l’âme aujourd’hui. Les Modernes croient en la conscience et dans le néant. Les penseurs et les littérateurs à la mode croient dans la mort de l’homme, alors que vous semblez édifier l’existence de l’âme et l’unité du sens. Pouvez-vous nous décrire cette âme, sans laquelle le monde ne serait pas ?

L.-O. d’A. : Sans âme, nous serrions morts, ou nous le seront, machines perpétuelles, étayées de technologies, selon la morose utopie « trans-humaniste ». Dans la mythologie cinématographique, les zombies sont venus à la rescousse des vampires: ce sont les créatures sans âme. L'âme est tout bonnement ce qui anime, notre mouvement, notre inquiétude, notre espérance. Ce n'est que de façon toute récente, par des sophistiques « matérialistes » que l'on en est venu à nier l'existence de l'âme, laquelle, naguère et jadis, était une évidence au suprême. La définir de façon scolastique serait peut-être fastidieux et un peu vain. L'âme ne se prouve pas, ni ne se décrit, et comme s'en souvenait aussi Huguenin, ce n'est pas l'âme qui est dans le corps, mais corps qui est dans l'âme, environné d'âme. Chacun sait d'intuition ce qu'est une chose sans âme, sans vibrato, une chose inerte. Ce sont les matières plastique, les architectures de masse et tout ce qui n'est que purement quantifiable. Sans âme, les banques, sans âme, l'Administration. Relisons Gogol et Kafka. Le seul combat qui vaille est le combat pour notre âme. Les Anciens la figuraient l'Ame du monde sur le bouclier d'Achille ou de Vulcain. Un monde sans âme est un monde mort avant d'être mort : ce monde voulu par les nihilistes, non plus les nihilistes hirsutes à l'ancienne, ces contempteurs de « valeurs » bourgeoises déjà déconfites, mais les nihilistes « voulus modernes », adversaires de toute souveraineté individuelle ou collective, de toute aventure intérieure, les nihilistes du «  c'est notre projet » clamé d'une voix de fausset , mais infiniment plus redoutables et déplaisants.

 

Propos recueillis par Marc Alpozzo

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